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French Pages [146]
Kate Millett
Sita ROMAN TRADUIT DE L’AMÉRICAIN PAR ÉLISABETH GILLE
Stock
Titre original : SITA (Farrar, Straus & Giroux, New York, 1977.)
Tous droits réservés pour tous pays. © Kate Millett 1976, 1977. © Éditions Stock et Kate Millett, 1978.
Je retombe sur le lit. Ces changements : un cauchemar. « Tu n’as pas revu la maison depuis que les gipsies l’ont envahie », avait-elle dit à Sausalito. Oui, tout ça, bien sûr. Ça m’a frappée dès les premières minutes : les morceaux de tissu sur les murs à la place des toiles de Sherman, la courtepointe qui fait tente sur ce qui était autrefois le coin du petit déjeuner et qui est maintenant la chambre de la petite Emily, les tapis chiffonnés, les bureaux et les tables en tas sur les paliers. Une gifle, chacune de ces choses, une gifle à la figure de ce qui avait été notre maison, la maison que nous avions, toutes les deux, choisie ensemble, meublée, aimée. « Mais tu t’es loué un appartement à New York ; tu as été des mois absente. Tu te rappelles que nous avions proposé à Paul et à Valérie de s’installer ici pour l’été quand nous sommes parties pour l’Europe ? Eh bien, après t’avoir laissée à New York, en rentrant, je leur ai permis de rester. » Mon couvre-lit dans la chambre de son fils Paul, la pièce donnant sur la rue qu’il partage avec son amie Valérie, mes serviettes à la disposition de tout le monde dans la salle de bains. « Et ensuite c’est Pia qui est venue habiter ici. J’avais une sale bronchite, elle s’est occupée de moi. Ils s’étaient lancés dans cette cure de désintoxication à la méthadone, elle et Dan, et ils avaient besoin d’être ici. » Évidemment, c’est bien pour elle, bien qu’elle vive avec ses enfants, qu’elle ait cette communauté dont elle rêvait autrefois. Quand elle m’a appelée pour m’annoncer que Pia venait d’emménager et que je n’aurais pas à m’occuper du loyer pendant quelques mois, j’ai pensé que c’était une bonne solution. Elle n’a fait aucune allusion à Dan ni à Emily. Tout ça était provisoire, en attendant que les gosses retombent sur leurs pieds. J’adore les deux grands enfants de Sita, mais je n’ai pas envie de vivre avec eux. « Écoute, Kate, je ne les jetterai jamais dehors », me criait-elle pendant son séjour à New York, au moment de Noël. Et elle avait bien failli ne pas venir. Des faux-fuyants au téléphone pendant des jours et des jours, des mensonges au bureau et chez elle, Pia qui me racontait qu’elle était sortie, qui accumulait les pires bobards chaque fois que j’appelais. Et puis elle est quand même venue. Sita dans la grande lumière blanche de l’atelier, Sita pour Noël. Quatre jours à faire l’amour, à boire du vin, à se disputer à propos de la maison. Mais c’était bon, on retrouvait la force d’avant. Si notre histoire avait commencé à battre de l’aile, ces quatre jours la remettaient d’aplomb. Oui, j’allais revenir, c’était sûr, je resterais tout l’hiver comme nous l’avions prévu, je donnerais une série de cours à l’université. Je passerais six mois de l’année ici et six mois là. Comme l’atelier ne coûtait pas cher, je pourrais avoir à la fois l’excitation de New York et la stabilité de ma vie avec elle. Les deux. Tout. Absolument tout. Et même me cramponner à New York, ma vieille ville, ma vieille vie. Exactement comme nous l’avions projeté. Mais il y avait tant de choses dont je ne me doutais pas, tant de changements. Elle s’était fait une nouvelle existence sans moi, une existence dont j’étais éliminée. J’aurais pu agir de même à New York, moi aussi. Mais je m’en tenais au vieux programme, aux vieux projets. Et j’y retournais à l’instant. J’étais revenue à Berkeley et à notre maison dans les collines. Pour m’apercevoir qu’elle avait disparu. Pour la trouver transmuée, dévorée par une communauté, une foule. Eh bien, il fallait m’adapter, être souple. Évidemment, c’était bien qu’elle les ait avec elle, on en avait discuté cent fois. À Noël, pendant son séjour à New York, l’idée m’avait effleurée qu’elle avait fait don de notre maison à ses enfants, que j’étais déshéritée. Mais je ne l’avais pas encore vu de mes propres yeux. Souvenirs de la vie d’avant, les quelques objets qui restent, les couvre-lits, l’un dans la chambre de Paul et aussi celui qui est dans cette pièce, les trois nus que j’avais faits d’elle accrochés au-dessus de ma tête. Ces soirées dans une chambre d’hôtel à Mexico, son corps brun et ravissant, la volupté tranquille de la dessiner en sirotant un verre de tequila, pendant que la circulation se calmait peu à peu sur le Zocalo sous nos fenêtres. Mexico, la veille de notre départ. J’étais tout juste assez rétablie pour pouvoir rentrer à la maison. Je savais exactement quelle crevette m’avait empoisonnée, je l’avais senti en la portant à ma bouche, je voyais bien qu’elle était mal nettoyée, c’était une soirée merveilleuse, nous dînions sur le toit de l’hôtel, avec vue sur la cathédrale et la place, et pendant ce temps le trait noir du poison s’immisçait dans ma gorge. Et après ça l’enfer, j’en ai même chié sur le tapis, impossible d’aller jusqu’aux toilettes, je chiais et je vomissais en même temps. Les intraveineuses, ce médecin si diplomate, qui parlait anglais, et ma guérison miraculeuse. Mais ce soir-là c’est elle qui a été frappée et je me suis retrouvée seule à courir comme une folle pour payer la note d’hôtel, essayer d’obtenir du veilleur de nuit, par les pourboires et les menaces, qu’il nous apporte des médicaments à quatre heures du matin, inventer la langue espagnole. Cajoler le secrétariat du docteur par téléphone, me battre avec l’infirmière qui n’arrive pas à trouver sa veine, la haranguer en petit nègre et en anglais pendant que Sita, qui est notre dictionnaire espagnol, gît, la peau grise, les yeux fermés, les veines ramollies. Et cette brute qui la taillade sans pitié. Jusqu’à ce que je crie assez fort pour faire venir une autre infirmière, aux mains plus sagaces. Et je me demande en attendant comment je vais arriver à me procurer mille dollars pour payer l’hôpital, une sirène hurle dans ma tête à
l’idée d’un enterrement. Et je contrains la seconde infirmière par la seule force de ma volonté à trouver cette veine, à commencer les intraveineuses, à la sauver. Ma Sita à moi si près de disparaître, tout ce voyage qui avait commencé dans un tel luxe et qui s’achève en cauchemar. Même les délices de ce premier après-midi, l’amour dans une chambre à bon marché qui nous rappelait à toutes deux les émerveillements existentiels que nous avions connus dans des hôtels de troisième ordre à l’époque où nous étions étudiantes. Puis notre déménagement dans cet établissement grandiose sur le Zocalo – acte d’une suprême arrogance – nos dîners sur le toit, notre chambre somptueuse, le plaisir de pouvoir passer par pur caprice d’un grand lit à un autre, les longs après-midi inclinant vers la nuit pendant que je la caressais nue dans le calme du soir. Que je caressais ce même corps sur le point de mourir sur le lit si je n’arrive pas à obtenir de cette femme qu’elle trouve une veine. Sita couleur de cendre qui ne peut même plus pousser un cri quand ils la poignardent. Mais je suis arrivée à lui sauver la vie. Et le printemps dernier, notre vie à deux après notre installation dans cette maison. Comme ça fait mal d’évoquer cette époque, comme ça fait monter les larmes aux yeux. La maison maintenant envahie par les autres, pleine de leurs objets, de leur bric-à-brac. La grande toile jaune de Sherman devrait être sur le mur devant moi ; elle n’y est plus. À la place, une affiche de Mucha, une publicité pour Monte-Carlo, qui doit appartenir à Pia. Elle la regarde fixement, comme moi. « Tu ne me croiras peut-être pas » – sa voix hésite, puis se raffermit « mais je préfère ça. Oui, je préfère ça de beaucoup. Je dois être un peu bohémienne, moi aussi. » Elle a pris parti, elle a choisi son camp. Je m’allonge sur le lit et je ferme les yeux. À présent, mes objets à moi sont étrangers ici, importuns. Mes peintures, mes dessins, mes photos ont disparu des murs. Cette chambre, qui était autrefois notre chambre, simple, austère, merveilleuse, la toile jaune, le couvre-lit grec, les murs blancs, est encombrée de meubles dépareillés, d’affiches et de lampes. Un goût de chiotte, cette gosse. Et c’est son choix, à elle aussi. C’est ça qui lui a toujours plu. Enfin, ça doit quand même pouvoir se supporter. Il ne faut pas se cramponner à l’esthétique, aux objets, aux biens personnels. Pourquoi ne pas partager, vivre en communauté ? À New York, l’idée avait une consonance vaguement romantique, ça me changerait agréablement de ces tentatives d’écriture solitaire, de ce terrible isolement que je m’étais mise à détester et à craindre après son passage là-bas à Noël. Quant à tous ces changements, eh bien, il fallait s’y attendre avec le nombre de gens qui vivent ici. Mais ce qui me tue c’est le spectacle d’une autre pièce encore, aperçue en montant l’escalier. Une pièce encombrée et méconnaissable. Envahie par les autres, envahie. « La chambre de Pia », c’est comme ça qu’on l’appelle à présent. L’endroit où je travaillais autrefois. « Mon bureau », disait-elle. La pièce où j’écrivais, ma grande table, si belle, devant les deux fenêtres et la baie. Tout San Francisco et le Golden Gate à mes pieds. Les collines de Berkeley d’un seul coup d’œil et puis l’eau, la ville, et plus loin vers l’ouest le grand pont orange. Je regarde encore le lit de Pia, la table, les bureaux, le fauteuil de Dan. « C’est une maison pleine d’amour », répète-t-elle. Je vais me rallonger et je referme les yeux. « Je ne peux plus travailler nulle part, je n’ai plus une pièce à moi où installer une table. » « Tu pourrais peut-être louer un petit studio quelque part. Pia a un ami qui vient juste de quitter le sien. » Elle m’avait dit à New York : « Tu n’auras qu’à installer ta table dans un coin de la chambre. » Comme si ça se réduisait à un problème futile d’ameublement. J’avais protesté, en caressant du regard le magnifique espace de l’atelier : « Je ne peux pas dormir et travailler enfermée dans la même petite pièce jour et nuit. » Pourquoi abandonner ça pour la Californie ? Pourquoi, en effet. Et ce n’était pas elle qui m’en pressait. Elle insistait beaucoup là-dessus, elle ne cesse de me répéter qu’elle ne m’a jamais poussée à venir. Et pourtant je suis venue. Parce que j’étais incapable de l’oublier ou de rester éloignée d’elle après ces quatre jours enivrants à Noël, parce que l’atmosphère de l’atelier s’était brusquement aigrie après son départ, parce qu’il était devenu solitaire. La vie à New York, cette indépendance toute neuve, le retour à la solitude après l’échec d’un mariage de dix ans, l’homme en question parti, et jusqu’au studio où nous habitions que la ville avait fait détruire. Puis un nouveau départ, mon atelier à moi, mais toute cette effervescence était en quelque sorte retombée après son passage. New York, mon New York ; toutes ces années de bohème dorée refroidies comme une assiette vide. Après Noël, après la joie qu’elle m’avait donnée, tout était solitude. Noël, c’était le lit, le champagne et les bagarres. Ce premier après-midi passé à la tenir dans mes bras, en écoutant La Bohème, l’album dont je lui avais fait cadeau et auquel je prêtais à peine l’oreille… je ne me doutais pas de l’effet que ça me ferait. Nous l’avions déjà entendu ensemble à la ferme, mais ce jour-là je ne pensais qu’à Zoé et à nos débuts au Bowery. Sita avait essayé de me le traduire et de me le chanter, mais j’étais en colère, d’une humeur impossible, et je lui en voulais de ne pas être une artiste, de ne pas être Zoé. C’est en regrettant ce moment que j’ai écouté, nous sommes revenues toutes les deux par la pensée à cette petite répétition complètement dingue à laquelle nous avions assisté sur la place de San Gimignano, et qui nous avait fait connaître cette musique. Et pendant que je la tiens dans mes bras, ce premier après-midi à New York, sur le divan, par cette sombre soirée d’hiver, son contact poignant, la musique, nous deux assises, côte à côte, tout à coup, voilà, ça y est, le grand opéra déchirant nous parle aussi directement que la connaissance de la mort, la chair de son bras
sous ma main, tant de mois, tant d’années que je l’aime. Et je l’ai rejointe en janvier, sachant que je n’y pouvais rien… que je n’arriverais pas à en rester séparée. Je retournais à la Californie en suivant mon rêve. Mais déjà ça prenait mauvaise tournure. Avant même d’arriver à la maison. Le week-end. En descendant la rampe, je l’ai vue qui était venue attendre l’avion. Sita debout, patiente, derrière la barrière. Le choc, car c’est toujours un choc de me rendre compte que je suis amoureuse d’une femme de cinquante ans. Visage sans grâce, plutôt intimidant, glacial derrière ses lunettes dures qui ressemblent à des coquilles. Son armure. C’est seulement quand elle les enlève qu’on voit sa beauté. Seulement quand on la connaît. Et aussi sa façon d’être, de se tenir, de garder à distance le monde anglo-saxon, l’Amérique, son attitude, lointaine, un peu arrogante, vulnérable au même titre que sa légère claudication. L’étrangère hautaine, sur la défensive. Il faut toujours un moment. Puis je retombe sous le charme. Sa beauté. Son esprit, sa tendresse. Le parfum de son exotisme. Nous allions passer le week-end à Sausalito avant de rentrer à Berkeley. Ce serait une petite transition avant la nouvelle réalité. Mais ces deux jours ont été décevants. Disparates. Fragmentés. Quand nous avons fait l’amour, ce n’était plus comme à New York, ce grand besoin frémissant d’être l’une contre l’autre, les larmes que je versais dans ses bras comme après une terrible absence. La houle n’y était pas ni le volume. Nous avions même peur de commencer. Toutes les deux. Nous nous sommes précipitées dehors pour acheter du champagne, afin de retarder le moment. Sa passion pour le champagne. Comme s’il pouvait donner le signal du départ, rendre les choses possibles, ce talisman. Sans doute voyait-elle tout aussi bien que moi que notre besoin n’était pas assez grand pour transcender la timidité, la gaucherie, l’incertitude. Nous en étions conscientes toutes les deux : nous sentions bien que nous pouvions attendre, nous passer l’une de l’autre. Je me répétais que nous avions le temps, maintenant, que la pression était moindre ; cette fois nous aurions plus de quatre jours. Mais c’était pour moi comme une fêlure dans un vase. Nous qui avions été de telles amantes, si enflammées, immodérées. Et quand ça s’est passé, finalement, c’était sans grande conviction. J’avais souhaité faire l’amour pendant tout l’après-midi. Mon fantasme : un après-midi très long et très lent consacré à explorer, à savourer, chaque variation, chaque possibilité, à s’attarder sur chaque sensation. Mais la pièce semblait indéfendable : des bruits sur le palier et à côté. Et la chambre elle-même était si petite, pas même une salle de bains, nous ne l’avions jamais eue celle-là, au cours de nos nombreuses visites dans ce vieil hôtel où nous nous étions donné tant de fois rendez-vous. Sausalito, les grandes nuits de nos amours d’autrefois, le feu brûlant dans la vaste pièce, nos corps allongés devant sur un tapis, les nuits, ou les après-midi, ou bien les longues matinées tardives où nous étions toutes les expériences dans le grand lit d’acajou. Le lit sculpté à la main du général Grant en personne dans la plus somptueuse de toutes les chambres. Une chambre dont je me souviens, dont je peux me servir pour conjurer le sort. Où chaque instant passé est précieux, irrécupérable, et la souffrance de le savoir perdu aussi certaine qu’un enterrement. Et même cette nuit unique où elle pleurait et frissonnait devant le feu, ravissante dans la nudité de sa peau brune, où elle pleurait parce qu’elle avait le lendemain une interview à Los Angeles et que le job lui faisait peur, qu’elle avait peur de l’obtenir, peur de ne pas l’obtenir. Elle préférait Berkeley, mais l’autre payait mieux. Est-ce qu’elle était trop vieille ? Est-ce qu’ils regarderaient ses références avec mépris ? Est-ce qu’elle était capable de continuer à se tenir sur ses pieds, après toute une vie de mariages successifs, et est-ce que ça en valait la peine, ces jobs qu’on se tuait pour décrocher et qu’on détestait ensuite ? Est-ce qu’ils se rendraient compte de tout ça pendant l’interview et l’humilieraient ? Son corps tremblait dans mes bras. L’une de mes Sita parmi un millier d’autres. Je ne l’avais jamais vue apeurée, je ne connaissais d’elle que la sereine compétence de la politicienne exerçant son pouvoir absolu sur le campus, de l’administratrice, de la combattante pour les droits civiques, de la féministe, de celle qui, subtile et magnifique, créait le changement, mon Machiavel. Sa féminité, son intelligence, son courage. Sa diplomatie latine, sa finesse, son exquise façon d’être, le charme de son âge et de son éducation qui lui permettaient de dire les mêmes choses que les radicaux les plus coriaces, mais de les dire uniment, raisonnablement, avec concision ; et, mieux encore, de faire en sorte qu’elles se réalisent. Pendant toute une heure, cette femme perdue et terrifiée qui se balançait nue devant le feu. Je l’ai consolée, écoutée, rassurée. Je la vois, je la sens encore cette nuit-là, dans cette pièce qui est à l’autre bout du couloir et en même temps à un million d’années de distance. Je me rappelle les baies vitrées, sa mallette de voyage en osier, son parfum sur un foulard pendant qu’elle se tenait debout devant la fenêtre le matin. L’écho de cette scène dans l’esprit est comme le contact de la soie. Comme la douce chair de son nom, Sita. Officiellement Innocenza, un nom solennel, presque pompeux… l’humour et l’ironie de ce nom : Innocenza di che ? En Italie et au Brésil, où elle a été élevée, les autres enfants l’avaient adouci par jeu, remodelé pour en faire d’abord Sensita, puis, par commodité, Sita, le plus intime de tous les noms, le plus cher et le plus secret. Le prononcer est comme un baiser, le bruit que fait la bouche est celui de lèvres qui se posent sur une chair douce. Mais cette petite pièce décevante. La hâte, l’atmosphère confinée. Le romantisme était affreusement absent de ce week-end. Comme quand on a, quelquefois, peur de faire l’amour,
qu’on le désire, mais qu’on craint de ne pas y arriver, de ne pas s’ouvrir, de ne pas atteindre à l’orgasme. Allongée sur le lit je la regarde se préparer à s’habiller ce dimanche matin, consciente du fait qu’elle a déjà envie d’enfiler ses vêtements, de s’en aller. Alors que j’attendais, moi, qu’elle finisse son café, qu’elle retourne au lit pour entreprendre quelque délicieuse, quelque paresseuse exploration pendant les deux belles heures qui restent entre midi et le moment de quitter l’hôtel. Elle se brosse les cheveux devant la glace. L’argent du miroir, sa drôle de lumière vide. Le gris mercure de ses cheveux. Ce qui se dégage d’elle, c’est une impression d’impatience, d’irritation. Et pourtant comme elle est belle, prise en instantané devant l’espace liquide de la glace… la peau brune de son visage, ses beaux cheveux, la brosse. Un charme qui jure avec le ton exaspéré sur lequel elle dit : « Pourquoi as-tu attendu jusqu’à maintenant pour le proposer ? Voilà un bon moment que ça ne m’intéresse plus. Je suis prête à partir. » La regarder faire sa valise, les petits gestes efficaces et précis, un creux dans l’estomac. C’est fini. Tout à coup c’est fini. Presque comme si on était déjà lundi. Le week-end s’écroule sur les trottoirs et le béton prosaïques d’un jour de semaine. D’un jour de travail. Ça n’allait déjà pas quand nous sommes allées voir Sherman. Une visite sans vie, presque cérémonieuse. Après tant et tant d’autres visites, hilares, tragiques ou alcoolisées. Et celle-ci froide, presque silencieuse. Sherman, mon amie de vingt ans, le vieux peintre, l’ermite, étrange sainte gousse de l’art, fauchée, à l’étroit dans un nouvel atelier, ses toiles étalées dans des pièces exiguës, rapetissées. Pourtant le vieux flair était toujours présent et aussi le don qu’elle a de transformer une pièce ordinaire en œuvre d’art, en lieu de repos. Mais le contact n’était pas mis, quelque chose ne tournait pas rond. Bien que Sherman soit mon amie à moi, c’est Sita qui parlait. Moi je ne disais rien. Je n’avais rien à dire, je m’étonnais de constater que je n’avais rien à dire, je me sentais exclue, déphasée, loin de moi-même et d’elles deux. Le visage de Sherman est tourné vers Sita. J’observe leur amitié, elle m’émeut, m’inspire de l’affection. Mais le déphasage persiste : impression de ne pas être là, de m’être évaporée, évanouie. Sita raconte les dernières nouvelles : « Dany s’en va. Il quitte la maison. Un vrai soulagement. Maintenant Pia va peut-être pouvoir se reprendre et trouver son indépendance, elle sera libérée de son influence. C’est Dan qui la retient. » Sherman opine. Derrière tout ça il y a la toxicomanie de Pia, à l’héroïne, redécouverte alors qu’on l’en croyait débarrassée, cinq ans après sa première cure de désintoxication, entreprise seule avec Sita dans la vieille maison de Sacramento. Et puis l’année précédente on s’était aperçu que, pendant tout ce temps, elle n’avait jamais cessé d’en prendre. On ne s’en était rendu compte que lorsqu’elle s’était lancée dans cette cure de méthadone avec Dan. Ils allaient guérir ensemble. Peut-être pourraient-ils ensuite faire quelque chose en musique, dans la vie. Maintenant ils ont fini et ils s’en sont sortis entiers, triomphants. Mais Dan se borne à conduire son camion. Il ne retournera jamais à sa batterie. Des années et des années dans une cave, me racontait-il, à ne vivre que la nuit. Ce n’était pas une existence. Alors il conduit un camion de marchandises, « Maintenant je veux me consacrer entièrement à ma famille », dit-il avec solennité. Je cherche quelque chose à dire, quelque chose, n’importe quoi, à signaler d’une façon quelconque que je vis, que je sens, que j’existe. Rien ne vient. J’avais attendu ce moment avec impatience et je n’éprouve que vide, malaise. Elles continuent à parler. Qu’est-ce que je fais ici ? Tout ça est un remake du passé, la Californie de la fois d’avant, du temps d’avant. Mais toute sensation absente. Les week-ends à Sausalito avec la petite escale dans l’atelier de Sherman sur le chemin du retour… quelle magie, quelle euphorie dans ces premiers week-ends, quelles étincelles dans chaque instant passé avec Sita, et quoi que nous fassions : rouler en voiture, faire du shopping ou déjeuner. Les longs verres à pied, les fruits et les lumières de la baie pendant les tendres dîners au Trident. Où nous avons pris notre repas hier soir sans que la conversation suffise à meubler une heure entière. Notre silence me gênait, faisait de nous un point de mire. Et maintenant chez Sherman je les regarde bavarder. Sita a beaucoup à dire et moi j’observe, je savoure sa vitalité. Mais ce n’est pas pour moi. Avec moi elle se tait. Le visage marqué de Sherman et son blue-jean, quel contraste avec les doigts couverts de bagues de Sita, ses bottes de cuir souples et élégantes, ses gants et son sac. Sita parle toujours de son job, raconte que le principal de son collège est un âne, un imbécile pompeux, qu’il la paie un seul salaire pour deux boulots différents, que chacune de ses initiatives est bloquée, qu’on la surmène, qu’elle n’a pas un seul week-end libre jusqu’en avril. Je les regarde toutes les deux, les choses se referment sur elles-mêmes, se banalisent. Est-ce que nous serions vieilles ? Enfin Sherman me pose avec indifférence quelques questions à propos de New York. De Fumio. Comment va-t-il ? Les muscles de mon estomac se durcissent, puis se transforment en eau. Combien de temps encore les gens vont-ils me torturer avec ce genre de questions ? Combien de temps vais-je devoir leur servir mes petites réponses toutes prêtes : qu’il travaille beaucoup à sa prochaine exposition, que nous nous voyons souvent, que nous sommes de grands amis, qu’il transmet ses amitiés. « Et ton appartement ? » Je reprends mon courage à deux mains. La maison dans laquelle j’ai vécu pendant quinze ans, où j’ai grandi, la chère vieille maison du Bowery où j’ai passé avec Fumio dix de ces années-là, cette merveilleuse folie hollandaise de 1806 toute en zigzags et en toits percés, est condamnée par la ville qui l’a fait abattre. Tout se
termine en même temps. Fumio, la maison. Notre expulsion a été le signal de sa fuite. « Alors qu’est-ce tu vas faire ? » « J’ai trouvé un autre atelier. Mon amie Ruth a fait le siège de l’administration jusqu’à ce qu’on me reloge. » « Tu as de la veine. » « Mmm, mmm. » « Tu es ici pour combien de temps ? » Gêne. « Peut-être deux semaines, peut-être le semestre entier. Il n’est pas impossible que je donne un cours de création littéraire dans le cadre du programme de Sita. » « Tu n’en es pas encore sûre ? » Une pause, Sita rit pour détourner l’attention et regarde ailleurs. « Oh, on va voir un peu comment ça tourne. » Je n’en sais toujours rien. Deux semaines ou quatre mois : ça n’est pas la même chose. Et je n’en avais pas la moindre idée au moment où je suis partie, Ruth a promis de faire suivre le courrier, d’arroser les plantes. Ça dépendrait de la tournure que prendraient les choses, ça dépendrait en fait de la communauté. Et de Sita. Tout dépend de tout. Elles continuent à parler ensemble. Moi, à rester à l’écart. Qu’est-ce que je fabrique ici ? Je dois avoir l’air d’une idiote, à ne pas même savoir quels sont mes propres projets. Un atelier magnifique à New York et moi la bouche ouverte, ici, où je dispose en tout et pour tout d’une table dans un coin de chambre au milieu d’une ménagerie de hippies et d’enfants. Je redoute de revoir la maison, je redoute la fin de ce week-end, aussi lamentable qu’il ait été. Je redoute que s’achève cette visite chez Sherman, je suis terrifiée par mon propre silence, par ma vacuité. Impossible qu’elles ne le remarquent pas. Sita, qui décide de tout, décide que nous devons partir. Retour sans gaieté à Berkeley, le spectacle de San Francisco, du grand pont, de la baie… tout cela reste curieusement sans effet. La Reine des Villes, c’est toujours ainsi que je l’appelais en esprit, j’adorais la voir apparaître pendant la traversée de la baie ; et la voilà lointaine, sans beauté, sans intérêt. Même les points de repère les plus chers à mon cœur comme l’affiche publicitaire pour le Hills Brothers Coffee, vieil ami que je regarde maintenant avec indifférence. Une erreur, tout ça est une erreur. Je n’aurais pas dû venir. Je retombe sur le lit. Dieu merci ils ne sont pas tous là, ma consternation ne sera pas un spectacle pour toute la bande. Ça restera entre nous deux. Ou même une affaire entre moi et moi. Je savais à quoi je devais m’attendre, ou j’aurais dû le deviner. Tous ces gens dans la maison, bien sûrs que les changements sont inévitables. Elle bouge à côté de moi. « Veux-tu que je te reconduise à l’aéroport ? » J’ai un regard vers elle, un long regard terrifié, parce que je sais que si je disais oui, elle le ferait tout simplement. Avec aisance et calme. Elle ne cédera pas un iota. Encore moins maintenant qu’à Noël, quand elle me criait qu’elle ne les jetterait pas dehors. J’avais répondu : « Qui parle de les jeter dehors ? Ils savent sûrement que je vais revenir, ils ne sont là qu’à titre provisoire, tu dis que de toute manière Paul va aller bientôt habiter Marin. Estce que ça ne serait pas le moment pour eux de trouver un appartement indépendant ? » À l’époque ça paraissait raisonnable. Ils prenaient ma place dans la maison, ils se substituaient à moi, mais maintenant j’étais là. Ils profitaient de mon absence, mais maintenant j’allais revenir. La moitié du loyer m’incombait et je l’avais payée tout l’été ainsi qu’une partie de l’automne jusqu’à ce que Sita me dise, fait accompli, que Pia avait emménagé. Paul et Valérie ne paient pas de loyer, ils ne l’ont jamais fait. Mais Pia et Dan prendraient ma part en charge pendant quelques mois et ça résoudrait le problème pour l’automne. Puis j’étais revenue, pour découvrir que la maison n’était plus du tout à moi, mais à eux, à elle, et d’une façon mystérieuse, à sa progéniture. Sita se confondant avec eux comme elle le faisait, leur groupe uni formant bloc contre moi, l’outsider, l’étrangère. Ils sont sa famille, je ne suis que son amante. Une famille, et moi l’intruse. Il m’a fallu si longtemps pour comprendre. Quand Hatsie est rentrée de Californie en novembre, elle m’a prévenue, mais je n’étais pas d’humeur à écouter. « Sita prend vraiment à cœur cette histoire de maternité. Elle dit qu’elle n’a pas eu tous ses enfants avec elle depuis des années. » « Mais ce sont des adultes, même plus des enfants. » Pia a vingt-six ans, Paul a terminé ses études secondaires et n’habite plus chez sa mère depuis bien longtemps. « Ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question. Elle dit, elle, qu’être avec toute sa famille à Noël, ce sera la chose la plus merveilleuse du monde. » « Non, c’est ici qu’elle vient pour Noël, à New York. » « Ah, vraiment ? » Et puis bien sûr elle a failli ne pas venir. Une crise dans son boulot, disait-elle. Elle a annulé et s’est ensuite laissée persuader par moi de faire le voyage pour quatre jours seulement. Les quatre jours qui m’ont ramenée ici. Car lorsqu’elle a annulé son voyage à Noël j’étais prête à abandonner. Il y avait eu les mois de séparation, les bobards au téléphone, l’horrible souvenir de l’été en Italie, la grande catastrophe à cinq mille dollars que je lui avais offerte. « Deux mois formidables en Italie et en Irlande », mais nous ne sommes jamais arrivées jusqu’en Irlande, nous avons passé l’été dans la villa de son frère Paolo sous la garde de la famille et dans des lits séparés, un été pendant lequel elle n’était pas du tout avec moi, m’adressait à peine la parole, me méprisait ouvertement. Puis le départ en septembre, elle pour la Californie, moi pour aménager l’atelier de New York. Mais les quatre jours à Noël quand tout s’est refait, s’est reconstitué, tous les mois et toutes les années, les deux ans, presque trois que durait cette liaison exaspérante et merveilleuse à un point impossible, et la vieille passion qui se réaffirmait, et la flamme d’autrefois. Et me voilà de retour ici, ici dans la maison où nous nous sommes installées ensemble au printemps dernier,
après l’écroulement de mon mariage, ma dépression nerveuse et les mois suicidaires qui ont suivi. Fini, le passé était fini. New York était derrière moi – ou presque – et je suis venue vivre dans cette maison où a commencé au printemps dernier notre pseudo-mariage, à nous deux. Jusqu’à ce que je trouve un autre atelier à New York. Et ensuite ça devait être moitié moitié, six mois de l’année là-bas et six mois ici. Dans cette maison qui n’existe plus telle que je la connaissais. Où la vie que nous avons menée est totalement effacée. Jeter l’éponge et renoncer complètement ? Regagner New York, l’atelier vide et nu ? Tenir le coup ? Je la désire, même ici sur le lit, même du fond de cette colère et de ce désespoir, je la désire. Le bruit de la porte d’entrée. Un bruit bizarre. Jamais encore quand nous vivions ici une clef n’a tourné dans cette serrure pendant que nous écoutions. Mais il y en a tant maintenant, tant de clefs, tant de pas dans l’escalier. Et la voix de Pia. « Salut, mecs. » Pia dans l’escalier. Avec Dan. Je suis aussi étonnée de le voir que Sita. Mais c’est Dan qui me serre dans ses bras pour me dire bonjour dans l’entrée. Le solitaire, l’intrus, l’étranger, comme moi. Pia est pareille à elle-même, toute désinvolture et gaieté. Pas pour longtemps. Sita, mécontente de voir que Dan est encore avec elle, encore dans la maison, se montre froide à son égard. Tout à coup Pia se met en colère et s’écrie : « Maman, où es-tu, je te regarde et je ne te vois pas, où t’es-tu cachée, qu’est-ce qui t’arrive ? » Nous les suivons dans la cuisine où Pia a commencé à faire cuire le poulet. Nous avions projeté de sortir pour le dîner ; encore un peu de solitude, un peu de temps pour nous deux. Visiblement Pia fait aussi la cuisine pour nous, elle exige que nous restions. Je n’ai aucun engagement vis-à-vis de ce poulet et je n’ai pas envie d’en avoir, mais nous n’avons pas le temps d’en discuter. Pia folle de rage, devant la cuisinière. « Dan est mon mec et s’il veut rester il restera. C’est mon homme et il peut vivre ici si ça lui chante. C’est une personne que j’aime, mon ami, mon amant. J’ai le droit de le garder ici. » Je m’adosse au placard. Gênée. Jalouse. Comme j’aimerais que Sita parle de moi en ces termes, prenne mon parti. Car moi aussi je suis attaquée. « Tu as dit que c’était notre maison, maman. Ce n’est pas vrai, tu ne nous l’as pas promis ? Tu ne nous as pas juré que cette maison était à nous ? » Et je n’appartiens pas à ce « nous ». Étrange que si Pia a le droit de faire vivre son mari dans ma maison, ma situation personnelle y soit par contre si précaire. Ou plutôt, en choisissant la nouvelle interprétation, si Pia a le droit de faire vivre son mari chez sa mère (puisque tout le monde considère à présent cette maison comme étant celle de Sita), pourquoi moi, en tant qu’amante de sa mère, ai-je tellement de mal, là, adossée à ce placard, à justifier mon existence ? Non agressivement. Car, terrifiée par les hurlements de Pia, je réponds à ses attaques par le silence. Dans dix minutes tout sera fini. Les enfants m’auront chassée. Paul et Valérie sont arrivés à leur tour. Paul ne m’a même pas serré la main. Ces enfants, comme je les adorais autrefois : leurs bavardages et leur herbe, leurs fêtes et leur musique et leurs joyeux moments, mais surtout leur musique. Les voilà devenus des étrangers. Paul avec son mètre quatre-vingt-dix tout en jambes, qui me serrait autrefois sur sa poitrine nue, dans les élans d’affection des dernières années de l’adolescence. Et maintenant plus rien. Sa Valérie est belle et lointaine. Mais il est vrai que je la connais à peine, je ne l’ai rencontrée qu’une fois. Ils s’en vont tous les deux dans leur chambre, avec cet air de désinvolture et d’aliénation qui semble caractériser l’existence ici. Dan a disparu lui aussi. Je reste dans la cuisine avec Pia. Avec Sita, qui se tait également. Qui laisse passer les hurlements. Le poulet continue à rôtir d’un bout à l’autre des récriminations de Pia. « Cette maison était à nous. » J’écoute, en luttant contre mes larmes et mon humiliation. « Et, bon Dieu, elle le restera. » Si seulement j’avais son agressivité, si j’étais capable de me battre pour conserver ma place. Est-ce une société de sauvages où règne la loi du plus fort ? Si au moins Sita voulait bien prendre ma défense, régler le problème, dire quelque chose. La voix de Pia est terrible. C’est une jungle, cette communauté, c’est l’enfer. Et pourtant ça aurait pu être marrant. Je n’avais aucune intention de me disputer avec ces gens. Je m’entendais bien avec eux jusqu’au moment où il a fallu que nous vivions ensemble. Pia tourne brusquement le dos à son poulet et s’adresse à moi. « Où est ton problème ? » « Je ne peux m’installer nulle part pour travailler. » « Quelle histoire. » « Sais-tu ce que ça signifie pour moi ? En as-tu la moindre idée ? » « C’est horrible. Écoute, maman, tu as promis, merde, tu as promis. Et nous allons rester. C’est notre maison. » « Personne ne le conteste, Pia. » « Notre place est ici, compris ? » « Mais oui. » « Et Dan peut rester tant que ça l’arrange. Oui, il va s’en aller. On se sépare. Mais il lui faut du temps pour rassembler ses affaires, pour se retrouver lui-même et je lui en laisserai autant qu’il en voudra. Compris ? » Sita ne répond pas, mais son silence même est une approbation humiliante. Le poulet crachote gaiement, son arôme invite ironiquement au dîner, à la fête, à la cordialité. Pia torche à la hâte une salade, avec l’assistance de Valérie. Elles refusent mon aide. Les mouvements de Valérie sont raides et coléreux. Je les regarde, ces deux jeunes femmes très belles. La fragilité de Pia, Valérie la virago blonde. Je suis surclassée. Elles sont plus jeunes, plus jolies, plus solides. J’entends Sita conférer avec les deux hommes. Puis le bruit de ma table que l’on apporte du garage et que l’on installe dans notre chambre. Le poulet grésille toujours : impossible d’y échapper, au dîner de famille sans joie. Mes rêves de délices communautaires se racornissent devant la table bondée. Atmosphère compassée d’un repas préparé pour quelqu’un
qu’on n’a pas envie de nourrir. Seule la petite Emily est contente de me revoir. À huit ans elle peut se permettre d’ignorer l’opinion des autres. Ma vieille amie des parties de déguisement, ma consœur solennelle qui me montre chacun de ses nouveaux dessins. L’Emily de Pia, cette drôle de petite fille déjà adulte qui a survécu à l’odyssée de sa mère dans l’univers de la drogue, des hippies, de la musique, dans les extases blanches de l’héroïne. Un trésor pour Sita, cette enfant, la seule personne qui lui rappelle l’Italie. Pia et Paul, tous les deux blonds, sont le portrait de leurs pères américains. Mais Emily a de la noirceur dans les yeux. « Qu’est-ce qui vous arrive, les mecs ? » Le visage d’Emily nous examine un par un. Personne ne nous répond. Le dîner se prolonge. Je ne regarde même plus Sita ; tout recours est inutile. Ici tu es seule. Les autres sont des couples, mais nous n’en sommes pas un. Sita est la mère, cette maison est la sienne, elle est le centre, l’autorité, le pouvoir. Pia et Dan, Valérie et Paul vont par paires, chacun veille sur l’autre, le soutient dans cette guerre féroce pour l’espace et les prérogatives. Emily et moi venons en supplément, mais elle a, elle, le privilège de l’enfance, elle appartient à Pia dont elle est un appendice. Je ne peux prétendre à aucun de ces liens de parenté ni de sang. Tandis que ce repas bizarre progresse comme une farce mécanique, un film parodique – la comédie communautaire, ennuyeuse, vide, hostile, surréelle – un étonnement me prend, j’essaie de me rappeler qu’autrefois c’est ici que je vivais. On dirait un mensonge. Elle s’est déjà endormie, et moi, à côté d’elle, je fume une dernière cigarette : la première journée est finie. J’y ai survécu. Continuer à survivre ? Ce n’est pas une existence. C’est du masochisme. Me tirer d’ici. Les valises pas encore défaites, ombres dans l’obscurité de la pièce. Partir ? La quitter ? Lever les bras, renoncer à tout ça ? Derrière moi dans le noir ces dessins et plus loin la pièce où je travaillais avant, et la chambre de Paul, qui était notre bibliothèque, tant nous avions de place ; en bas la salle à manger, où nous dégustions nos steaks et nos artichauts à la lumière des bougies, la cour où nous lisions ou dormions au soleil, le jardin et le jardinier, tout ça qui se résume maintenant à une histoire de factures à payer. La vie que c’était. Et qui n’est plus. Par ta faute, parce que tu as voulu aussi New York, que tu as eu besoin de cet atelier de sculpteur, de ton indépendance payée d’un prix extravagant, que tu te sentais à l’étroit dans ce « mariage » du printemps dernier. Du printemps dernier, quand tu as utilisé cette maison comme hôpital après avoir perdu le studio de New York, perdu Fumio, et presque perdu la tête pour la dernière et ultime fois, cette histoire de suicide. Et puis, bon, dès que c’est allé un peu mieux tu es partie te chercher un autre appartement à New York, tu t’y es installée pour faire une centaine de dessins et essayer d’écrire… Mais rien ne vient et le manuscrit que tu traînes partout avec toi ne sera jamais achevé. Des bribes dans des carnets, des pages ici et là, arrachées au chaos d’une vie dévastée : ta folie, ta séparation, tes tentatives de suicide. Comment arriver à reconstituer tout ça ? Terminaisons nerveuses, sang, morceaux de chair. Demain il faudra rassembler les pages, les trier, les mettre en ordre, commencer à taper. Entreprise condamnée à l’avance. La pièce tourne sur elle-même. Écrire ? Ici ? Tu es folle ? La table dans le coin, énorme, qui obstrue tout ? Écrire dans une nom de Dieu de chambre à coucher ? Parce que c’est tout ce qu’ils t’ont laissé… alors que tu disposes de cet immense atelier à New York ? Ou bien faire tes valises ? Renoncer encore une fois, à une personne, un amour, un espoir, une chance de plus… fuir encore une fois ? Partir d’ici et il ne reste rien. Rien que l’atelier. Vide, inachevé. Solitude. Solitude distillée. Années solitaires. Être une vieille femme qui mange seule. Personne à appeler. Amis trop occupés. Il faut prendre rendez-vous une semaine à l’avance, impossible de décrocher son téléphone et de dire : si on dînait ensemble. Sans les repas ça irait. Dormir seule, c’est presque facile. Mais les nuits après son départ. Ce désir d’elle toutes les nuits. Ces efforts pour ne pas céder, à ça que l’on méprise : à la masturbation, solution de remplacement, qui fait honte, honte encore pour une raison quelconque, honte que ce soit un tel substitut, prononcer son nom, le pleurer presque, prononcer son nom, lui parler, lui dire les douces obscénités, touche-moi baise-moi prends-moi par-derrière oui ma chérie oui et les cris et les larmes et au moment de jouir le souvenir du goût de son con dans ma bouche, illusion plus amère ensuite que la réalité. Amère, je le suis aussi maintenant, couchée à côté d’elle. Est amère jusqu’à la sensation de sa main sur cette partie de moi-même qui l’attend dans cette chaleur et ce besoin. Car j’ai toujours envie d’elle. Et elle n’a pas toujours envie de moi. Ça, simplement ça, cette inégalité : ce levier, instrument du pouvoir, de la perte et de la défaite avant même que la bataille ne soit livrée ; instrument de conquête, applicable dans tous les domaines de la vie, de l’argent aux idées. Dépendance, humiliation de la nécessité et du désir. Car il lui est venu à l’esprit – peut-être par compensation, compassion ou pitié, qui peut savoir ce qui passe par la tête du maître – il est lui est venu à l’esprit de me prendre. Ici dans ce lit au milieu des autres, ici où tout bruit est interdit. J’avais craint que nous ne puissions jamais faire l’amour, puisque la présence de ses enfants avait toujours rendu la chose impossible auparavant : après être allée les voir à San Rafael, elle était toujours frigide quand nous nous retrouvions seules dans notre hôtel ou à la maison. Mais c’est elle qui me fait l’amour. Elle ne veut pas de moi, je n’ai pas le droit de la toucher. Même ça, je le prends, même ça je l’accepte, je prends tout ce que je peux prendre, comme une
mendiante, sans amour-propre, je prends la chaleur de sa main sur moi, en moi, je prends la mince affection que cet acte révèle, la sensation de pouvoir, à tout le moins. Et le souvenir. Le souvenir constant de ses doigts à l’intérieur de mon corps, de leur force absolue. Je n’avais jamais été baisée. Je m’en suis rendu compte la première fois avec elle. Je n’avais jamais été baisée par une femme, durement, à fond, tout entière comme par un homme. Jamais par une femme, jamais avant elle. Et je l’ai découvert la première fois, j’ai eu cette révélation comme on pénètre dans une salle mystérieuse, quand elle m’a entraînée là où j’imaginais ne plus pouvoir supporter la douleur et puis plus loin encore là où il n’y avait pas de douleur du tout. Mais toujours la force extraordinaire de ses assauts, mon souffle coupé, les spasmes dans ma gorge comme un ascenseur qui tombe, la découverte presque terrorisante de ce lieu nouveau, de cette force nouvelle. Et comprendre ensuite dans sa douceur que c’était de la passion, que si elle pouvait baiser si durement, être à ce point féroce, c’était grâce à sa tendresse. Sacramento… là dans sa chambre avec le grand arbre peint au plafond et le long des fenêtres du matin. J’étais venue dans cette ville pour y enseigner ; elle était le « comité d’accueil ». Être tombées amoureuses d’une façon aussi banale, réalisant ainsi les prévisions cyniques de nos amies et nous surprenant nous-mêmes, ne cessera jamais de nous amuser. En l’apercevant à l’aéroport j’ai vu une femme sans beauté, en imperméable et lunettes, un être pas très intéressant, un peu intimidant, très « tiers monde », quelqu’un de plus grand, de plus dur politiquement que moi. Et quant à cette histoire de « tiers monde »… plutôt comme une Portoricaine qui a réussi, pensais-je avec un petit sourire intérieur : représentant l’establishment, l’administration plutôt que le corps enseignant, une fonctionnaire, une bureaucrate par opposition à moi, la bohémienne et l’artiste. Et puis sa petite maison à la dernière mode, pleine de couvre-lits en madras tendus au travers des fenêtres comme une piaule hippie. En mangeant un bon steak, j’ai découvert son sens de l’humour et je me suis mise à l’appeler Chiquita Banana pour la taquiner sur cet appartement zinzin qu’elle venait d’adopter après avoir fui sa coûteuse banlieue. Elle m’a raconté en dînant ses tribulations au pays des Anglos : ses emplois humiliants, et que le comité d’accueil avait distribué du savon aux immigrants pendant la cérémonie de naturalisation, ainsi qu’un papier exigeant d’eux qu’ils renoncent à leurs titres étrangers. Je l’ai regardée par-dessus mon verre de vin. J’étais bien, elle commençait à me plaire, son histoire me donnait envie de rire, c’était une blague énorme. « Et vous leur avez dit que vous étiez le pape ? » « En Italie je suis comtesse. Avec ça et quinze cents on peut se payer une tasse de café. » Chiquita Banana, tu parles, ai-je pensé, surprise, un peu honteuse ; j’aurais voulu brusquement lui demander pardon pour l’Amérique, pour le snobisme de tous ces esprits inférieurs (les dames du Comité auraient cessé de distribuer leur savon et se seraient mises à lui faire la révérence), pour sa pauvreté et les humiliations qu’elle avait subies en élevant seule deux enfants dans un pays au cœur de pierre. Car je commençais à être fascinée par cette femme, son courage et ses souffrances, son esprit et maintenant sa beauté. Qui venait à la vie comme une fleur en papier s’ouvre dans l’eau. Sa beauté, elle ne la porte pas dans la rue. Là ce sont les lunettes en acier opaques et le trench-coat. Cette première nuit je l’ai désirée. Et je n’arrivais pas à comprendre pourquoi. En plus ça me faisait peur. Une envie d’aventure ? Pense à son âge, elle est plus vieille que toi. Est-il honnête de la séduire (à supposer que tu le puisses, elle a deux enfants et n’aime probablement que les hommes, bien qu’elle ait fait allusion à une histoire avec une autre femme), mais enfin bref, est-il honnête de la séduire pour aller rejoindre ensuite ton poste d’enseignante et ton nouvel appartement et tout ce qui t’attend là-bas en la laissant tomber ? Non. Je fume une cigarette après l’autre. En souhaitant qu’elle allume la lumière du salon, qu’elle vienne m’offrir un autre joint, n’importe quelle excuse pour entrer en contact, ou au moins pour la voir. Mais je la vois, de ma chambre au bout du couloir, je la vois aller et venir de chez elle à la salle de bains. Toute nue. Elle avait l’habitude de se promener nue dans la maison, disait-elle. Habitude troublante. Le lendemain j’ai rencontré les autres qui n’ont fait aucune impression sur moi. Je ne désirais qu’elle. Je le savais à présent, j’avais testé mon envie, attendu, décidé. Je la désirais avec sérieux et pas seulement pour la bagatelle. Je l’aimais, je me laissais glisser de plus en plus profond dans mon amour pour elle : choix improbable, son âge, son apparence – nouvelle pour moi et qui au début ne m’avait pas plu – sa vie, son histoire si différente de la mienne, plusieurs mariages, un veuvage, la fortune, puis la ruine, mais rien de comparable avec mon existence à moi, avec celle de mes amies, avec mon milieu d’artistes. Puis, après le départ des autres, nous nous sommes assises sur le divan, nous avons fumé un joint en parlant du mouvement et nous nous comprenions à demi-mot sur tout, sur telle personnalité ou tel problème. J’ai mentionné le viol et elle m’a raconté qu’elle s’était fait violer, un soir qu’elle était tombée en panne d’essence dans le désert. Une voiture qui s’arrête et six hommes qui en sortent. « Tout ce qui m’est venu à l’esprit, c’est que j’étais bien heureuse de les voir. » Le secours qui se transforme en cauchemar et en mutilation. Il a fallu la recoudre, elle avait le clitoris à moitié déchiré et il n’a pas été très bien remis en place. Cette histoire m’est revenue pendant toute la journée du lendemain aux moments les plus incongrus, surimposée dans un style surréaliste au pur délice que j’éprouvais en sentant
le bout de mes seins, qu’elle avait touché, changé comme des fleurs toutes neuves, changé complètement pour le reste de ma vie. Et puis c’était une bouffée de colère, une rage inconnue et féroce à l’idée qu’on ait pu lui faire du mal, un désir livide de tuer ces hommes. Moi, la pacifiste, j’avais envie de tuer. Pour la venger de ça. Je n’avais encore jamais rien entendu qui m’ait fait haïr les hommes. Cette furie renaissait comme un choc électrique aux feux rouges, et puis venait le souvenir, le souvenir tout aussi improbable de ses mains sur mon corps. Je l’avais aimée pour ses souffrances. Je l’aimais à présent pour sa passion. Une journée entière intoxiquée par ces bribes de souvenirs, perdue aux feux rouges, la sensation de ses doigts à l’intérieur de moi qui me baisaient, me baisaient jusqu’à m’apporter une appréhension toute neuve de la baise… pendant que j’explorais Sacramento, pouffant de rire à la vue d’un écriteau dans un quartier misérable de cette petite ville qui proclamait CINQUIÈME AVENUE, m’égarant, trouvant enfin le chemin de mon nouvel appartement, du campus, achetant des meubles, évoquant ce nouveau miracle. J’avais pensé au début ne pas pouvoir le supporter, je n’étais absolument pas habituée à cette force, je prenais ça pour de la douleur qui me laisserait pantelante et déchirée. Je ne comprenais pas qu’une femme puisse être si forte. Si sauvage, si passionnée. Et pourtant elle l’était. Et ses longues mains sveltes, si belles. Après ça j’étais dans le sac. Après ça plus de billet de retour. Il n’y en a toujours pas. Je m’en souviens maintenant tandis qu’elle me pénètre, je me souviens de tout, des deux années de notre liaison, d’un millier d’incidents. Je me souviens, sous sa main hâtive et peut-être même indifférente, d’autres moments, des moments qui étaient comme des hallucinations, des moments où le temps s’arrêtait pendant qu’elle me tenait, de ses doigts au cœur et au centre de la conscience, il y avait des lieux à l’intérieur de moi que je ne connaissais pas, tournants, rides, plateaux, montagnes et collines, et levers de soleil, cavernes et grottes secrètes, le temps se figeait au-dessus de nous et je lui demandais de rester parfaitement immobile en moi, de ne pas bouger du tout tant que durerait ce silence comme une espèce de méditation. Immobile pour que, lorsqu’elle bougerait, fût-ce le plus léger frisson, je le ressente d’autant plus, que ce frisson soit un séisme. Et puis le maelström de son geste brusque et violent, de ses doigts qui me baisaient durement. Entraînée dans le vertige, au seuil de l’insupportable, prise, contrainte de crier, de perdre le souffle, de me demander si j’allais m’évanouir ou mourir de plaisir. Merveilleuse épouvante. Comme elle me connaît, me gouverne, me commande, joue de moi et de mon plaisir. Comme je suis toujours là pour elle : prête, ouverte, tordue de désir. Le sachant et dressée contre son indifférence de fraîche date, je hais tout cela, je hais sa puissance, instrument de contrôle, les abus de pouvoir auxquels je suis soumise. Tout amour devient vulnérabilité, porte de la cruauté, escalier du mépris. Notre passion et notre adoration sont notre défaite, les moyens de notre mal, moi qui me méprise de l’aimer, elle qui méprise la femme qu’elle a aimée. L’amour se retourne sur lui-même, devient son contraire. Tout ce qui avait fait de nous des amantes est en train de nous défaire. Nous sommes la fin du cycle, la lie. Le processus touche à sa conclusion tandis que sa main me trouve dans le noir désespérant. Éteindre le feu, éteindre le désir qui monte. Rester ou partir ? Les ombres des valises dans le coin de la chambre comme des chiens couchés. Et sa main qui me découvre, qui effleure une cuisse, comme la chaleur de la musique ou la mort sur les poils emmêlés du pubis, et la chair douce plus loin qui l’appelle. Liquide comme les étincelles ou la neige, le contact du bout de ses doigts sur la chair lisse et humide. Humide pour le recevoir. Et puis un coup, une tempête, une convulsion, elle me pénètre. Durement tout de suite, sauvagerie et puissance d’une créature qu’on dirait supérieure à la pauvre humaine qui tremble pour la recevoir. Énergie et indifférence de la divinité. Tournée et retournée par la force de ses coups j’échoue épuisée sur le rivage du bonheur, en me disant dans le dernier lieu de l’esprit : je reste, je reste, je reste. Je supporterai tout, je survivrai à tout ce qui nous sépare, et non seulement je resterai, mais je ne te quitterai jamais. Et dans ce moment de solitude qui précède le sommeil, je me chuchote en secret, sans la moindre certitude à présent : non seulement je vais rester, mais je vais me battre et vaincre. Je la regarde s’habiller. Elle est à l’aise dans son corps. Un corps parfait et ravissant. Fantastique qu’une femme de près de cinquante ans possède un tel corps. La courbe voluptueuse de ses seins, les grandes aréoles brunes amérindiennes : là, elle n’est ni italienne ni aristocrate, mais native du Brésil. Rien en elle n’est si poignant, si émouvant, si « elle-même » que ces bouts de sein. Merveilleuses aréoles brunes, je les reconnaîtrais au-delà de la mort. La ligne de ses flancs quand elle bouge, et que je suis avec mes yeux du matin. L’ondoiement de sa colonne vertébrale quand elle se penche pour enfiler ses bas. La chair souple, délectable ; je la désire, en la regardant. « Madame », c’est ainsi que nous nous appelons l’une l’autre, moitié en manière de plaisanterie, moitié sérieusement, ce mot démodé étant dans toute sa saveur une espèce d’exorcisme contre « dame de magasin », « vieille dame », « faire dame ». Nous savourons l’anachronisme de ce terme, qui est dans son formalisme même une espèce d’aphrodisiaque, contrastant avec le plaisir que nous prenons à employer un vocabulaire obscène, vulgaire,
argotique que nous cultivons tout aussi ardemment. Madame, parce que la mondanité lointaine de ce mot – c’est son idée après tout – a un charme nécessaire, est peut-être le dernier souvenir de ses tout débuts. Elle serre sa ceinture et passe un chandail. Gestes précis, complets. Mère d’un fils et d’une fille, grand-mère d’une petite-fille. C’est ce que j’aimais par-dessus tout. Comment résister à une grand-mère ? J’en riais toute seule, en tombant amoureuse contrairement à toutes les prévisions. Qu’on me laisse la célébrer, cette perfection dans l’âge qui vient, cette maturité, cet épanouissement. Ses seins comme des figues, la couleur café doré de ses longues jambes et de ses fesses gracieuses, la minceur souple de sa taille. Et même sa très légère claudication, trace d’une chute datant de plusieurs années, qui donne quelquefois à ses mouvements une vulnérabilité enfantine et qui, comme son accent, en appelle tout particulièrement à ma tendresse, ainsi qu’à la bonté et à l’indulgence du monde, même cette claudication légère paraît absente en ce moment. Il est sept heures du matin, elle s’habille pour aller travailler, avec des gestes silencieux, unis, en s’efforçant de ne pas me réveiller. Sachant ce qu’elle fait, qui elle est, comment elle va passer sa journée, je pense à mon manuscrit et je le regrette aussitôt. Il m’attend avec un grand bâillement comme la bouche d’un suicidé. Aujourd’hui j’étais censé le mettre en ordre, commencer. Elle tire la fermeture éclair de ses superbes bottes en cuir. Nette et tirée à quatre épingles et parfaite. Combien je lui envie tout. À l’aise dans son corps, sa force souple, l’élasticité de sa démarche. Autrefois j’étais la jeunesse et je pensais qu’elle se nourrissait de moi comme je me nourrissais d’elle, l’amour me rajeunissant encore, me faisant jeune à jamais. Il en est tout autrement à présent. Moi qui la regarde, je suis vieille. Et pourtant je suis sa cadette. Sita a presque dix ans de plus que moi. Mais ces dix ans de moins ne sont rien, que mon propre vide. C’est, elle, un être fait pour vivre. Moi, non. Elle sort pour gouverner, administrer, mettre en ordre. Je reste pour combattre la confusion et perdre. C’est plus facile, d’être elle. Non seulement plus facile qu’être artiste, c’est être l’art, ce qui vaut mieux. En outre, elle vit dans le monde réel, elle a des soucis d’adulte, des responsabilités de femme mûre ; toutes choses que je méprise et révère pour moitié. Là-bas, elle est chez elle, capable, majestueuse. Même dans son emploi qu’elle déteste fréquemment, où elle est sous-payée, surmenée et constamment menacée de licenciement. Un emploi qui commence à une heure impossible, huit heures du matin. Et pourtant la voilà prête, en forme. Cette forme, je la ressens. Je lui en veux pour ça. Je la lui envie. Je regrette de ne pas en être la source, car elle montre si peu d’enthousiasme à mon égard maintenant. Moi qui étais autrefois un tel parangon à ses yeux. Elle ne se lassait jamais de me dire que j’étais jolie au début de nos relations, mes longs cheveux bruns doux sous ses caresses, mes longs cheveux bruns sans cesse lavés de frais pour son plaisir. Un jour, quand elle est venue me voir à la ferme pendant ma dépression nerveuse, j’étais tellement occupée à être folle que j’avais négligé de me laver la tête : elle est tombée làdessus comme sur la preuve la plus visible de ma folie. Elle a écrit une méchante lettre à toutes mes amies et à ma famille pour les mettre au courant de mon attitude déplorable sur ce point. J’étais déjà un produit avarié. Mais pas au début. Au début j’étais un chopin. Une femme sculpteur, l’auteur d’un livre qui avait fait de moi une mini-héroïne pendant quelques mois, un génie provisoire. Et j’étais jolie, pensait-elle, tandis que je ronronnais doucement comme un chat sous ses caresses. Petite et brune et pour ainsi dire modestement réservée, voilà ce que j’étais à l’époque, tant m’enchantaient les flatteries de cette femme plus grande et plus âgée que moi. « Jolie », comme il est rare qu’elle me le dise à présent. Et quel énorme complexe d’infériorité physique j’ai en la regardant. À l’aise dans son corps, à la fois plante et machine, outil de chair qui lui sert à exercer sa volonté. Satisfaite à l’intérieur de ce corps, sous le brun doré de sa peau, crémeuse, lisse, gracieuse, extension corporelle de son intelligence. Qui est-elle, en fin de compte, cette femme efficace et vive, mince, élégante, qui s’en va administrer ses programmes universitaires dans la lumière grise d’un matin de janvier ? Cette femme sensuelle aussi, sensuelle toujours, même à cette heure de la matinée ? Il y a constamment autour d’elle un parfum de sensualité, dans sa peau brune, dans la luminosité de son visage et de ses cheveux, dans les mouvements sinueux de ses longues jambes, dans ses seins délicats et ravissants, dans ses mains pendant qu’elle noue un foulard. Et son histoire, comme elle me fascine, comme j’aime à me la reraconter. Née à Milan, fille d’un homme de lettres italien et d’une cantatrice brésilienne, élevée dans des couvents, sœur aînée d’un petit frère adoré, l’héritier. Une enfance coupée en deux lorsque la prédilection de sa mère pour les artistes, pour les Juifs qu’elle faisait passer en fraude au Brésil, vint à être connue. Le père de Sita fut arrêté par les fascistes, sa mère réexpédiée avec les deux enfants au Brésil. Où elle cessa d’appartenir à la noblesse devint la parente pauvre d’une tribu riche et indifférente. Il fut décidé pour améliorer leur sort qu’on marierait Sita, qu’on la vendrait à un Américain fortuné. Elle sortait à peine de l’école, il avait cinquante-cinq ans. Après la naissance d’un enfant, elle s’enfuit, divorça. Se lança, seule avec Pia, dans ce nouveau pays. Jusqu’au jour où elle tomba tête baissée dans un autre mariage encore pire que le premier. Paul naquit. Second divorce, troisième mariage ; mieux, mais toujours pas satisfaisant. Et, enfin, la liberté. Maintenant qu’elle avance vers la fin de sa vie, sa maturité épanouie lui appartient entièrement, elle est indépendante.
Elle m’a montré un soir un coffret de vieilles photographies qui la représentaient elle, à l’époque de sa jeunesse : Sita avec ses enfants, Sita avec ses maris, avec Ben qui adorait prendre des photos, Sita la matrone de son bungalow et sa madone, flanquée d’une Pia délicate, d’un Paul grassouillet, et sur le visage un sourire figé, si tendu qu’il démentait sa belle apparence. Raide jusque dans la coiffure, style 40 ou 50, artificielle, vouée à plaire et à se plier aux règles, à satisfaire d’autres exigences. Et cette grimace nostalgique que l’on retrouve photo après photo, l’air de quelqu’un qui est complètement mal à l’aise vis-à-vis de l’existence, en captivité à l’intérieur de son propre corps. Mais il y avait une photo, grande et belle et superbe, en contradiction avec toutes les autres. Tirée par un professionnel, sur du beau papier mat, par opposition aux petits clichés brillants de fabrication artisanale. Sita par une journée d’été avant son deuxième mariage. John Ford était venu dans sa petite ville du Sud et avait cherché des figurants. Sa camarade de chambre et ellemême avaient posé leur candidature et décroché les rôles. Elles passeraient sur l’écran, elles gagneraient cent dollars par jour pendant une ensorcelante semaine et porteraient de longues robes à l’ancienne mode et de grands chapeaux pour marcher sur la pelouse de l’illusion. Un photographe l’avait surprise ainsi. Et elle était merveilleuse. Superbe. Grande et majestueuse, aristocratique, la tête fine sous l’immense chapeau, le long cou, un port de reine. Débordante de vie, excitante tandis qu’elle se dirige vers nous. La bouche entièrement sensuelle dans son sourire, peut-être même un peu cruelle. Mais sûre d’elle, royale, confiante. La seule photo où elle vivait, où elle était elle-même. Le seul moment où elle pouvait être ce qu’elle pouvait être. Illusion plus vraie que ce qu’avait été sa vraie vie. J’ai dix ans de moins qu’elle, mais je ne suis pas moi. Ne le serai peut-être jamais. Suis encore perdue deux ans après une dépression nerveuse et une séparation, perdue dans mon travail, dans mon œuvre et mon moi. Je n’ai nullement son assurance, ne peux que la lui envier. Et la détester… dans la mesure où elle me repousse. En venant ici, je me suis totalement perdue, j’ai abandonné le petit monde que je m’étais construit au prix de tant d’efforts à New York. Le nouveau départ, amorcé à partir des ruines de mes dix ans de mariage. Fumio. La torture de cette séparation est aussi vivante que celle d’un membre récemment amputé. Le retour à New York, seule, la dernière fois, et ces quelques mois passés loin d’elle, à m’arranger un nouvel atelier. Mais pendant ce temps elle avait entamé sa vie à elle. Moi, je m’en tenais à notre plan, je restais tendue vers elle, je vivais toujours à trois mille miles de là dans une partie de mon esprit. Et voilà qu’en lui revenant je perds mon travail, mon atelier et mon moi : ego et identité. Nulle part où peindre ou sculpter, nulle part même pour écrire. Je ne suis donc revenue que pour l’amour. Et l’amour n’est plus. Les artistes qui mettent leur travail en danger par amour commettent un terrible péché. Elle ne met rien en danger pour moi, elle s’y refuse. Elle n’a même jamais pensé à venir vivre à New York. Son job est ici, sa vie est ici. New York est détestable, dit-elle, on ne peut pas vivre ailleurs qu’en Californie. Elle ne court aucun risque, n’y songerait même pas. C’est à peine si elle accepte l’idée de subir à cause de moi quelques dérangements. Les enfants, par exemple, sont ici à demeure, il ne faut pas les gêner, leur bien-être et leur bonheur passent avant le mien. Si j’objecte que j’ai fait beaucoup de chemin pour la rejoindre, sacrifié pour elle du temps ou de l’argent, risqué mes projets ou mon travail, mes ambitions ou mes intentions… elle répond que j’en ai ainsi décidé moi-même, qu’elle ne peut pas en prendre la responsabilité. Et il n’est pas question que je lui rafraîchisse la mémoire ; elle ne se laissera pas imposer une quelconque « culpabilité ». « Si tu viens en Californie, c’est pour toi-même que tu dois le faire, pas pour moi. » Puisque rien au monde ne pourrait m’attirer en Californie hormis elle, je n’ai rien à répondre. Ainsi la preuve de mon affection devient un argument de plus contre moi. Je passe mon temps à m’efforcer de lui expliquer qu’ici je suis déracinée, loin de mes amis, de mon travail, qu’il me manque tout mon système familier, tout ce qui me soutient d’habitude. À essayer de lui faire comprendre. Et elle s’y refuse. Et au fil même de mes explications, je me découvre en faute. Pourquoi n’ai-je pas d’amis à Berkeley et à San Francisco ? Pourquoi suis-je toujours accrochée à ses jupes, pourquoi n’ai-je pas de projets personnels, d’agenda, de programme assez rempli pour occuper les jours et les nuits qu’elle jugera nécessaire de passer loin de moi sous prétexte de travail, d’« obligations » ou autres. Car, des obligations, elle en a. Son semestre va être extrêmement rempli. Elle est prise même le week-end, tous les week-ends jusqu’au mois d’avril, a-t-elle déclaré chez Sherman. Phrase pleine de mauvais présages. Pourquoi suis-je venue ? Je vais occuper une place marginale dans ses horaires et dans sa vie, une place semblable à celle qu’on me réserve dans cette maison, où je suis un corps en surplus garé dans une chambre avec sa machine à écrire, une suppléante qui n’a même pas une pièce à elle. Dans une maison où j’étais autrefois maîtresse du début à la fin de la journée. Il faut que je lui parle. Que je communique avec elle. Que je rétablisse le contact rompu. Mes yeux la trouvent, affamés. Et se détournent. Il n’y a pas moyen de parler au petit déjeuner, tant la présence des autres assassine toute intimité, étouffe, rend impossible toute relation personnelle. Elle fait réviser sa voiture aujourd’hui. Je peux la conduire au garage, puis à son travail. Je survis aux œufs à la coque, sinistres, aux gestes impatients de Valérie. « Valérie est de ces gens qui ne
parlent jamais le matin, de peur d’exploser », m’avertit Sita. J’essaie de lui servir son café en même temps que le nôtre. Je prends une tasse et une soucoupe. Sans parler, Valérie retient ma main, me montre un bol, prend la cafetière et se sert elle-même. Le café que j’avais déjà versé pour elle refroidit comme une insulte. Je ne peux apparemment rien faire qui soit susceptible de plaire. Eh bien, merde. Mais je le regrette, le rêve communautaire me tiraille encore le cœur, et aussi mon admiration pour la beauté remarquable de Valérie, pour la terrible vitalité de sa jeunesse. Nous restons silencieuses, Sita et moi, pendant tout le petit déjeuner. Dans la voiture, silence toujours. Je cherche frénétiquement une amorce, une façon de commencer. Et puis, finalement, quelque chose à dire, n’importe quoi. Défilent Berkeley, la route qui descend des collines et Indian Rock, le Marin Circle, Shattuck. Accompagnés d’un sentiment grandissant de perte. L’année dernière. Lorsque tout cela nous appartenait et qu’il n’y avait rien d’autre que nous deux. Comme elle me protégeait alors, quelles directives précises elle me donnait pour que je ne me perde pas en ville, comme elle se montrait bonne et attentive, et économe de mon temps, comme elle veillait sur moi, me chérissait. Autrefois. Et je ne suis plus à présent qu’un objet commode, ou plutôt un objet incommode qui peut encore servir quelquefois. Bien entendu, elle ne m’a pas suppliée ce matin ; Pia pourrait la conduire si je n’en avais pas envie. Mais je me suis jetée dessus… sur cette chance d’être seule avec elle. Misère de cette situation, ironie à bon marché : devoir me tirer du lit à sept heures du matin pour avoir dix minutes de solitude avec elle. Avec une femme dont j’ai été la compagne, dont j’ai partagé la maison et la vie. Et l’ayant, cette chance – la dernière avant au moins douze heures, avant que nous nous retrouvions dans notre chambre après dîner – l’ayant donc, cette chance, cette précieuse intimité, ne rien trouver à dire, éprouver trop de chagrin et de confusion pour parler. Être trop vide et trop désolée pour m’embarquer dans un sujet quelconque, et même pour prononcer un mot. Je tombe sur un morceau de papier où sont gravés son nom et son adresse de femme mariée, Mme Martin Richter : l’une de ses anciennes incarnations. Quand elle vivait avec Martin, son époux, en banlieue, dans la grande maison d’homme d’affaires à succès qu’il avait construite pour elle. Une photo en était autrefois accrochée dans le hall ainsi que d’autres, étranges et magiques, de la maison où elle avait grandi en Italie. Palais plutôt que maison : des murs peints comme des Fragonard, des fauteuils raides et dorés, des commodes monumentales et des divans en dentelles. Sur ces photos personne. Sauf, sur l’une d’elles, émouvante, Sita, assise, bien droite, sur une chaise tapissée de soie. Fixant sur le monde de grands yeux malheureux, prisonnière de ces lieux qu’elle décrit toujours comme un pénitencier d’inconfort. Et pourtant elle garde ces photos. Je les ai vues accrochées dans l’entrée partout où nous avons vécu. Avec les maisons de son passé, les derniers talismans qui témoignent de ce qu’elle était à sa naissance. La vieille demeure de Milan a été détruite pendant la guerre, je n’en ai vu que l’ombre au bout d’une ruelle vide l’été dernier. Elle n’existe plus que sur ces photographies, que dans les yeux malheureux de son enfant. Et ce bout de papier, devant moi, qui ne peut plus servir qu’aux listes d’épicerie. Écho d’une autre vie encore. Toutes ces existences passées, tous ces moi différents. C’est à cause de ça, peut-être, que je suis tombée amoureuse d’elle ; j’ai été captivée par ses multiples incarnations, par ses transformations sinueuses d’une femme à une autre. À Sacramento, un jour, elle est venue me rejoindre au restaurant avec une perruque. Un énorme truc ridicule tout en boucles oxygénées. Je ne l’ai pas reconnue. Après m’être excusée, confuse, je suis allée aux toilettes et je me suis adossée au mur, atterrée de me rendre compte que j’étais déjà liée avec, et, merde, amoureuse de quelqu’un qui pouvait avoir une allure si grotesque, si éloignée de mon univers et de ses valeurs, de son esthétique, du snobisme universitaire et artiste. Je suis sortie, jouant mon va-tout, pour me retrouver face à une femme en costume pantalon à revers immenses, coiffée de cette perruque épouvantable, atroce, une femme d’une allure et d’un genre tels que je n’avais probablement encore jamais adressé la parole à l’une de ses semblables de ma vie entière. Et je l’ai trouvée ensorcelante. C’était un « test », me dit-elle. Un test pour voir quelle proportion de ce qu’elle était ou avait été je pouvais absorber. Et tout ce qu’elle a été me sidère encore, à bout de trois ans. Il y avait une certaine photographie sur le mur près du téléphone, dans mon appartement de Sacramento, qui me servait à me remettre en mémoire ce que c’est que l’efficacité : Sita, arborant sur son visage l’expression déterminée du Duce, coiffée à la Louis XIV, d’un énorme casque platiné audessus d’une robe à fleurs, recevant une récompense pour avoir été la femme la plus dynamique de son groupe immobilier. « La femme de l’année. » Sita en femme de l’année, dans son moi banlieusard. Avant son indépendance, avant son divorce à l’amiable avec Martin, avant son éminence politique et administrative actuelle. En trois mariages on est beaucoup de femmes. Elle aura d’abord été l’épouse d’un riche officier, puis la victime d’un ivrogne, avant de trouver refuge auprès d’un homme stable et bon, Martin, qui a pu payer la polio de Pia et les opérations sur son dos, arracher Sita à toute une succession de petits emplois de bureau, au combat épuisant qu’elle livrait pour élever ses deux
enfants, dont l’un était dangereusement malade. Martin les a sauvés et puis il est devenu trop petit, son monde s’est révélé trop contraignant. Alors Hank a fait signe, Hank, un peintre hippie, membre de la communauté où Pia était allée vivre. À peine quelques années de plus que sa propre fille, une montagne d’homme, velu, rustre et primitif comme les premiers colons, mais il a dû être pour elle comme un soleil, avec sa jeunesse, sa virilité échevelée. Hank était le moyen de s’en sortir. Pourtant, au bout d’un an ou deux, elle a repris la route, elle a tout recommencé seule à quarante ans. Brave, toute neuve, à la fois courageuse et craintive. C’est cela que j’ai aimé, cette résolution et cette valse-hésitation. Parce que je savais qu’elle s’en tirerait toujours, parce que je sentais que ce type de femme était quelque chose de nouveau dans le monde. Toutes mes Sita : comtesse, courtisane, matrone, allumeuse, mère, épouse, amante, commère jouant avec des blouses ou des bijoux, administratrice, coquette. Des années d’elle, de ses humeurs et de ses soucis, de sa gaieté et de son ardeur. Et ne reste plus à présent que cette sensation de mort, cet écran d’hostilité autour d’elle et entre nous qui m’empêche même de lui parler. Car mon silence vient d’elle autant que de mon propre trouble. Son visage. Je regarde son visage et je sens renaître en moi le besoin désespéré de la reprendre, le désir fou de la rattraper, la conscience que je l’ai perdue, qu’elle est en train de m’abandonner, de me mettre au rencart comme elle ôterait un chandail ou un gant. Le visage que j’aime depuis si longtemps. Le beau profil aristocratique. Je la regarde souvent de profil, je la préfère même ainsi, parce que de face son visage est moins parfait, trop arrondi peut-être – et je me surprends moi-même de préférer la distance d’un profil, son objectivité, son indifférence presque – et j’admire la ligne merveilleusement pure qui va du front au menton à la gorge, une ligne que je convoite, que j’aimerais tant dessiner, immortaliser, posséder. Et le creux de la gorge, ce creux qui m’est si cher, comme la peau y est douce, délicieuse à embrasser, c’est sa vie même que je tiens sous mes lèvres. Le gris de ses cheveux, dont le brun commence à pâlir. Mais ça ne lui suffit pas… Seigneur, quel esprit de contrariété il faut avoir pour se teindre les cheveux en gris, pour affronter son âge et même anticiper sur lui, je trouve ça typique d’elle. Elle y tient absolument en dépit de mes remontrances. J’étais atterrée la première fois qu’elle l’a fait : il faut être pervers pour se vieillir ainsi, mais elle a ri et refusé d’écouter. Les lignes grises de ses cheveux autour de son visage. Comme la pointe d’argent dans une vieille gravure. Le gris de ses cheveux sur le beau brun clair de sa peau, tendre et inéluctablement sensuel, chaud de cette chaleur très concrète qu’elle a toujours, qu’elle diffuse sans cesse et qui est sa générosité. Quel éclat ce visage quand elle me regardait autrefois, quel amour et quelle adoration elle me portait comme si j’étais un miracle vivant. Maintenant encore, devant son indifférence ou son hostilité, je revois ce visage lumineux et il bloque ma perception, il retarde le moment où j’enregistre le changement, qui devient d’autant plus cruel lorsque j’en prends enfin conscience. Il m’avait paru être un état permanent, son amour. Absolu et entier, une grande passion à laquelle elle s’accrochait avec la patiente ténacité de la féminité latine. Sa façon de me pardonner quand j’avais raté l’avion de Sacramento, au début de notre histoire. J’organisais une grève dans une prison de femmes de l’Iowa, je vivais dans une excitation continuelle et je n’étais peut-être pas sans courir certains dangers… quand, alors même que nous allions gagner, je me suis rappelé cet avion qui atterrissait à San Francisco. Je l’avais raté, sans erreur possible. J’ai téléphoné, pour la supplier avec désespoir de m’excuser, le dérangement épouvantable que je lui avais causé, elle ne pourrait jamais me le pardonner. Mais elle n’a fait qu’en rire. « Tu ne connais rien aux femmes latines », m’a-t-elle dit. Et elle m’a pardonnée. Comme elle a pardonné la folie et la dépression nerveuse. Quoique là le pardon ait été moins complet. Et elle ne m’a jamais pardonné d’avoir pris un atelier à New York après notre installation ici dans cette maison et les débuts de ce petit mariage bizarre qu’elle récuse si amèrement. Maintenant qu’elle est redevenue elle-même, matrone d’une communauté, administratrice dans une université, femme célibataire accessible aux hommes. Et des hommes, il y en a quelques-uns qui traînent autour d’elle, des étrangers sur les marges de sa vie. Elle en a mentionné un, à Noël. Avec des fous rires et des confidences, cette intonation un peu méprisante qu’on prend pour bavarder entre femmes. Entre amantes aussi, buvant du vin blotties sur des coussins. Il était jeune, disait-elle, elle avait fait sa connaissance au cours d’un congrès à Virginia City. Tout le monde était parti à une réunion. Sauf eux. Ils avaient pris quelques verres au bar. Elle lui avait dit que les femmes faisaient mieux l’amour que les hommes. Il s’était senti défié. Elle avait relevé le défi. Une aventure. Après quoi elle m’en a raconté une autre ; son comportement déplorable pour l’anniversaire d’Emily. Complètement beurrée, elle avait ramassé un type assez beau et même une autre femme. « Lui, je ne l’ai jamais rappelé, mais la dame était un peu plus intéressante. » « Tu es épouvantable. » J’ai ri. « On a fait pire encore. Imagine-toi la garden-party avec tous ces gamins de huit ans et nous qui tirions notre coup dans la chambre du haut. Même Pia et Paul ne savaient plus quoi faire. » « Toi, une grand-mère. » Nous croulons de rire tandis qu’elle invente et brode : ils ont « accroché leurs lunes » à la fenêtre du haut. « Tu me racontes des histoires. Tu es allée chercher ça chez Chaucer. » « Ou chez Boccace. Mais que faire quand on est au deuxième étage et qu’on se trouve à court de vin ou de marijuana ou bien encore qu’on
doit crier à quelqu’un, en bas dans la cour, qu’on le demande au téléphone ? » « Impudique, va. Encore une chance que tu ne te sois pas fait arrêter. » « C’était à la fenêtre de derrière. » Je l’embrasse, en riant. Sans savoir que penser. Sans même y croire vraiment. C’est comme lorsqu’elle m’a raconté qu’elle avait fêté son divorce d’avec Martin en se faisant baiser par un inconnu à la fin d’une soirée, à quatre pattes sous la table de la salle à manger, et la brûlure du tapis sur ses tibias est restée un sujet de plaisanterie entre nous pendant des années. Qu’elle ait en elle une part de folie – qu’elle soit aussi ce personnage d’aventurière, de femme qui couche avec n’importe qui – est seulement une probabilité, jamais une certitude. Une hypothèse d’ailleurs piquante, et qui excite mon désir. Mais qui a également un côté terrifiant, qui cache une menace terrible. Aussi amusée que je sois, ou même admirative, lorsque j’écoute ces histoires, je me sens, tout au fond de mon estomac et près de l’épine dorsale, paniquée, en équilibre sur une trappe qui risque de s’ouvrir. Mais le danger à présent est dans la qualité très fermée, dans l’air buté, résolu qu’a son visage depuis quelque temps. Expression que je ne lui avais jamais connue. Ou que je lui avais exclusivement vue comme une chose qu’elle réservait aux autres, à tous ceux qu’elle excluait de sa beauté et d’elle-même. Alors que pour moi elle était toujours ouverte – mon mystère, ma bonne fortune et mon trésor à moi – pour le monde entier elle se refermait comme on tire sur une vitrine un rideau de fer. Raison pour laquelle les autres, souvent, n’avaient pas la moindre idée de sa beauté, ne la soupçonnaient pas. Le visage qui s’ouvrait et brillait pour moi comme le soleil, chaleureux, rassurant, protecteur. Aimant, d’une façon permanente et définitive. Quelle prétention d’y croire, de m’imaginer cela. Rien en amour n’est permanent, jamais. Et pourtant, j’y croyais : elle était si passionnée, si ardente, si entière dans ses promesses, si indienne dans sa patience, si latine dans ses attentions, d’une prévenance si exquise. Le paquet de cigarettes qu’elle a toujours dans son sac. Au cas où j’en manquerais. Elle qui ne fume pas, mais ne se promène jamais sans provision de Marlboro. Je me rappelle l’avoir entendue dire au moment de mon arrivée qu’elle avait des allumettes au cas où j’en aurais besoin. J’ai enregistré la différence, avec un petit sourire intérieur. Je suis une espionne dans la maison de l’amour. Une silhouette sur un escalier, confinée dans le rôle de celle qui écoute aux portes. Alors qu’autrefois j’étais ici chez moi. Et que maintenant les habitants se comptent par centaines. Emily est enfin partie pour l’école. Valérie a franchi le seuil avec fracas pour monter dans le vieux camion noir qui est leur propriété, à Paul et à elle, mais qui n’est pas encore payé. Comme d’habitude il refuse de démarrer. Il faut pour ça lui faire dévaler une pente raide et croiser les doigts. Paul se lève pour l’aider. Le camion transporte un balai attaché à l’arrière, raide comme un soldat de plomb ; ça ferait bien dans une comédie musicale ou dans un film nostalgique sur les années 50. Il y a là le charme loufoque de la jeunesse, qui est aussi le leur, cette incompétence enfantine, ces inventions de dernière minute, ce sens de l’aventure, cette idée que leur vie est austère et difficile. Je me sens foulée aux pieds, anéantie par leur beauté, leur jeunesse, leur indifférence et leur désinvolture. Pia se lève, prend son petit déjeuner et s’installe avec un livre. Elle est censée chercher du travail, mais elle renonce à cette comédie pour aujourd’hui. Elle erre en chemise de nuit, grande, mince, d’une beauté délicate et remarquable. Devant la perfection fragile et enfantine de son visage, son innocence absolue, on ne devinerait jamais qu’elle a été droguée. Qu’elle a passé des années dans la crasse, crasse imposée aussi à Emily par négligence et cruauté, au point que les cheveux de la gamine étaient indémêlables, m’a raconté Sita, quand ils ont débarqué à Sacramento pour se désintoxiquer. Des années avec Janis et sa bande au Trident à Sausalito, des années à chanter sans arriver nulle part, sans travailler très dur d’ailleurs, à flemmarder au lit avec la drogue et le vin et la chanson blanche dans les veines. « Le pied le plus extraordinaire du monde », disait-elle toujours à Sita. Maintenant c’est fini. Mais les réserves de méthadone s’épuisent. Pia et Dan dormaient presque toute la journée pendant les deux premiers mois de la cure. À présent que c’est terminé, Dan s’est remis à conduire son camion. Pia est libre de faire ce qu’elle veut : prendre un job, chanter, étudier la musique, aller à l’université, quitter Dan, s’installer ailleurs, rejoindre un orchestre, contacter les musiciens que son ami Michael lui trouve, attendre le bon moment ou que l’envie lui en vienne. Recommencer entièrement sa vie. Nous buvons notre café en faisant la conversation. En la fabriquant plutôt, car nous ne sommes pas bien ensemble et n’avons rien à nous dire. Je suis mal à l’aise avec elle. J’aimerais beaucoup l’aider, l’encourager, l’influencer en bien. Sita dit toujours que j’ai de l’influence sur Pia, qu’elle me respecte et m’estime. L’enseignante prend le dessus et s’émeut comme devant une élève, une artiste plus jeune. Si je pouvais l’entraîner, la soutenir. Et si Pia s’attarde à cette table, c’est qu’une partie d’elle-même désire justement cela. Mais l’autre partie est distante, lointaine. Fermée à mon égard comme l’est sa mère, de qui elle a appris son rôle. Elle ne veut pas de moi ici. Et n’a pas envie de ce que j’ai à lui offrir. Ou n’en a que très peu envie. Je la sens tituber à la limite de l’ancienne vie et de la nouvelle. Je dois prendre bien garde à ne pas la bousculer, et c’est avec diplomatie que je lui pose des questions sur les orchestres, sur tel ou tel contact à San Francisco, sur les nouveaux groupes de femmes. Elle a quelques tuyaux, mais très vagues, et on
n’arrive jamais à toucher du doigt ce qu’elle veut dire. Apparemment, il faut encore qu’elle rencontre un certain nombre de gens. Il y a en ville une bonne femme vraiment à la coule qui pourrait la brancher sur des trucs. Elle va s’arranger pour faire bientôt sa connaissance. Rien ne presse. Est-ce qu’elle travaille, est-ce qu’elle répète ? Oui, un petit peu, avec Paul. Mais il faut avoir un orchestre en réalité, savoir ce qui se fait, connaître ce qui est bien et ce qui est moche, et puis, elle, le rock’n’roll, elle n’arrive pas à s’y mettre. Tout est remis à plus tard, les idées, les événements, les activités sont repoussés à distance, chassés de la salle à manger en direction du salon. Je vois la réalité expulsée d’un geste de sa main vers le divan de la pièce voisine. Je dois faire très attention à ne pas la heurter. Paul rentre et disparaît dans sa chambre. Pour dormir. C’est affreux qu’il n’y ait plus aucun contact entre nous. Alors que nous avions autrefois tant de tendresse l’un pour l’autre. Les parties et les visites à San Rafael lorsque les enfants y habitaient et que nous allions les voir, Sita et moi, pour le week-end. Mais c’était toujours des fêtes, des séjours, des occasions spéciales, des anniversaires. Avec pour intermédiaire entre nos timidités Sita qui diffusait sa grande affection pour moi, et même qui faisait étalage de ma personne. Car je les impressionnais au début. La dépression nerveuse y a mis fin. Après ça, je n’étais plus guère impressionnante. J’étais devenue une gêne, un instrument cassé, une incertitude. J’avais fait souffrir leur mère et c’était impardonnable. Leur fidélité à son égard, leur attachement, combien je l’appréciais et l’admirais, même à l’époque. Je les voyais prêts à se dresser contre quiconque lui ferait du mal. Comme Pia me racontant, par loyauté, des mensonges au téléphone l’automne dernier, et furieuse sans doute de devoir le faire, plus encore à cause de son amitié pour moi, mais le faisant quand même, pour sa mère. Elles sont du même sang. Je ne le suis toujours pas. Ma cote monte ou descend selon le quotient d’intérêt ou de désintérêt que Sita émet. Ils n’ont pas vraiment de relation personnelle avec moi. Valérie me dépasse dans l’escalier : brusque, presque brutale par sa taille et sa précipitation. Emily est la seule à tenir le coup. Et encore. Ce matin, pendant que je la préparais pour l’école, elle a fait des colères et des caprices, elle mourait d’envie de s’en aller, de partir avec un quart d’heure d’avance, elle a pris un ton supérieur pour m’indiquer le manteau qu’elle avait choisi, dédaigneux pour accueillir ma proposition d’un collant rouge qui mettrait en valeur sa robe bleu marine, et soupçonneux quant à mes facultés de connaître l’heure juste. Je suis en train de devenir paranoïaque. Il est difficile de vivre dans une maisonnée qui compte sept personnes. Je devrais acheter un petit cadeau à Emily. Rétablir le contact. Nous offrir à tous un festin, une pleine voiture d’épicerie. Tout le monde ici parle sans cesse de pauvreté. Paul, comme plongeur, gagne à peine de quoi entretenir son camion. Valérie donne quelques leçons, mais elles ne servent qu’à payer ses études. Paul ne veut pas entendre parler de l’université, manifeste vaguement l’intention de réparer des guitares et fait des petits travaux d’incrustation dans la cave, des morceaux d’ivoire qu’il colle sur le couvercle d’une boîte à bijoux, le manche d’une guitare ou d’un couteau. Sa mère est fière de lui : son fils est un artiste. Comme si Paul restait à ce point enfant que ses hobbies pouvaient passer pour une profession. Lui, l’ex-star du rock’n’roll. Et, en effet, à dix-sept ans, il semblait avoir quelque chance de creuser son trou dans la musique ; il avait son petit orchestre, ses cachets dans les pizzerias. Mais depuis Valérie il a perdu de sa consistance et reste à l’ombre de son énergie rayonnante, dans un état de nonexistence béate qui risque de le satisfaire pendant longtemps. Valérie sait ce qu’elle veut ; elle s’en tirera très bien. Elle se prépare pour l’instant à devenir institutrice. Plus tard le monde lui appartiendra. Mais je me fais du souci pour Paul. Paul n’aura pas de problème, dit Sita, Valérie y veillera. De par sa qualité de mâle, il est déjà complet à ses yeux, elle l’a baptisé du nom de son frère, Paolo, elle lui a même donné la bague de son père, sa chevalière, dont Paolo lui avait courtoisement fait don. Cette nouvelle m’ayant été passagèrement désagréable, je me suis rendu compte que j’aurais voulu la voir portée par Sita. Ou par Emily. Ou par Pia. Mais on ne peut pas nourrir des espérances pour Pia ; Sita l’a complètement laissée de côté. Pourtant, chose bizarre, malgré l’approbation qu’elle manifeste à Paul, l’affection calme et assurée qu’elle lui porte, son favoritisme évident et désinvolte, c’est avec la femme-enfant Pia qu’elle a la relation la plus forte, la plus passionnée ; dans la déception même, dans la désapprobation qu’elle lui témoigne depuis longtemps et lui témoignera sans doute toujours, oui, même au milieu de tout cela, leur relation est plus accomplie, plus sauvage et plus merveilleuse. C’est visible lorsqu’on les regarde ensemble, qu’on ressent toutes les ondes d’énergie et d’émotion, soit qu’elles jouent à la dame, comparent leurs bijoux ou échangent des confidences à propos des hommes, soit qu’elles se préparent à la bataille, aux refus glacés et aux étreintes noyées de larmes… elles traitent toujours d’égale à égale. Paul est un jeune page encore mal dégrossi, assis sur un tapis aux pieds de madame sa mère ; Pia, elle, est reine et rivale : elles trônent côte à côte. Une personne déplacée, voilà ce que je suis : déplacée dans la vie, incompétente, incapable de prendre les choses en main, comme, depuis quelque temps, de parler, de faire la conversation, de bavarder, de blaguer, d’émettre un son quelconque. Bouche cousue, en passe de devenir une imbécile, une crétine, une idiote. Le retrait de l’amour a-t-il pour effet de produire ces symptômes de dégénérescence ? D’effacer toute trace de confiance, de capacité, d’intelligence ?
En haut, chaque objet est une menace. Un résidu. J’ai ici tant de vêtements, puisque j’avais l’intention de revenir, de rester, de débarquer chaque année dans cette maison, d’y faire ma vie. Tant de livres, dont la coûteuse abondance me fait honte, toute une bibliothèque politique puisque je pensais écrire et travailler ici. Tous fourrés, à présent, dans le placard de l’entrée. Ils s’alignaient autrefois sur le parquet de ce qui est devenu la chambre de Paul et je devais fabriquer des étagères quand j’en aurais le temps. Maintenant ils me dégringolent dessus lorsque j’ouvre la porte du placard. Ils ont été déplacés, comme toutes mes autres possessions sur lesquelles je tombe dans un coin, une armoire, au fond du garage. Comment pourrais-je rapporter tout cela chez moi – à supposer que New York soit chez moi – tout ce qui reste ? Boîtes, vêtements, dossiers, vaisselle, tapis, sans oublier les toiles de Sherman. Et même une voiture. Qui pose le problème majeur. Il y a trop de trucs pour empiler le tout dedans et entamer la traversée du pays. C’est une vieille voiture, elle n’arriverait peut-être pas au bout. Et le voyage serait bien long, bien solitaire. Je serre les dents en y pensant. Renoncer. Admettre que ça n’a pas marché, que c’est fini, que Sita fait partie du passé comme les autres amours. Laisser une voiture ici a toujours été une garantie. La retirer marque la fin. Évidemment c’est absurde. Les objets matériels, comme ils structurent la vie. Mais avoir une voiture quelque part, même une Dodge décapotable usagée qui perd son huile, c’est le signe et l’assurance qu’on y vit. Être revenue pour trouver à mon retour tout cela disparu, la maison envahie, transformée, Sita devenue une personne parmi une horde d’autres, elle-même changée, tout occupée d’eux, absente de moi, glaciale quand je me rappelle à son souvenir, le visage figé, les épaules raidies, hostile sous une politesse de surface, prête finalement à rompre, à tout casser, à me dire de m’en aller. Impossible donc de me plaindre ou de l’affronter : ça n’aurait pour effet que de provoquer le désastre. Je ne peux pas me permettre une confrontation. Les bruits de la communauté ne me laissent aucun répit : Emily rentre de l’école et va s’asseoir devant son idole, la télévision ; la chienne de Paul monte et descend l’escalier. La journée est presque terminée, concentre-toi. Essaie au moins d’écrire quelques lettres. Rappelletoi les problèmes de New York, le courrier, les factures, les plantes. Celles-là, c’est Ruth qui les arrose. Ses coûteuses faveurs. Je voulais demander à Linda, qui habite au rez-de-chaussée, de s’en occuper, mais Ruth s’est proposée, a affirmé que ça lui ferait plaisir. Belle erreur d’avoir refait l’amour avec Ruth. Le jour où ils ont abattu la vieille maison, ou plutôt la veille de ce jour – quinze ans de ma vie et un mariage, et la merveilleuse la si merveilleuse existence que nous nous y étions faite, je l’aimais comme je l’aimais lui, non je ne l’aimais pas, je l’adorais – tout ça disparu sous un bulldozer. La veille de ce jour, donc, tard, très tard, l’avais-je deviné que ce serait cette aube-là, que le vieux studio ne serait plus qu’un trou dans la rue quand je me réveillerais ? Quinze ans. Quelques gravats. Quelques pierres. Des amis que je n’ai pas cessé de rencontrer par hasard pendant des mois m’ont confié après les condoléances habituelles, alors que je grimaçais ou gardais visage de bois, qu’ils avaient ramassé en passant devant l’emplacement une pierre et l’avaient conservée. Comme relique. Des bons moments qu’eux-mêmes y avaient vécus, des conversations fantastiques qu’ils y avaient eues un verre à la main, de mes sculptures, des mobiles de Fumio flottant au plafond. Avais-je l’intuition de tout cela quand j’ai appelé Ruth… Viens me rejoindre. Il est quatre heures du matin. Et moi qui lui demande de venir me baiser. Je crois même avoir prononcé ce mot-là. Complètement beurrée. Pour une raison que je n’arrive pas à comprendre, je m’étais complètement saoulé la gueule en dînant avec Hatsie. J’avais fait du bruit, du scandale, je m’étais rendue ridicule dans un club où chantait Esther Phillips, au point qu’on avait failli nous flanquer dehors. Et en rentrant, ivre morte, j’ai appelé Ruth. Est-ce que je savais ce qui allait arriver, que cette aube sinistre verrait sauter la maison ? Des mois d’échafaudages et de poutres contre les vieux murs et les ouvriers qui ne voulaient même pas me laisser entrer pour lui dire au revoir. Pour ramener à moi les toutes dernières bribes, les persiennes des fenêtres sur la rue, celles de mon atelier, celles où j’avais moi-même posé des vitres en papier. De grandes brutes de bonshommes qui ne voulaient pas céder. Pas même le contremaître. Ça va sûrement s’effondrer, regardez cette fissure dans le mur, vous n’êtes pas folle, ma petite dame ? Et folle et ivre et seule sur un matelas de mousse posé à même le sol dans le nouvel appartement, car même le lit n’était pas encore arrivé, j’ai appelé Ruth, en la suppliant de venir me baiser. Et elle est venue. Indiciblement bonne, patiente, généreuse. De la mauvaise foi, c’était de la mauvaise foi. Je n’aurais pas dû commencer. C’est de la mauvaise foi quand l’autre est amoureuse et qu’on ne l’est pas. L’amitié sexuelle, c’est une baliverne, ça ne marche pas, pas devant son adoration obsessionnelle. Elle disait que si, bien sûr, ça marcherait, que le sexe n’avait pas une telle importance pour elle, que c’était simplement une autre dimension de l’amitié. Notre véritable lien étant la sculpture. Et cetera. Et elle est venue. Elle a été bonne. Elle a réparé quelque chose de cassé cette nuit-là. Hatsie, son rapport sur sa visite en Californie. Apparemment les enfants de Sita se moquaient de moi derrière mon dos, critiquaient ma façon de faire le ménage, disaient que j’étais égoïste, que j’aurais dû avoir une bonne, et ainsi de suite. Sita, elle, était froide. Ça, je l’ai très bien saisi. Que peut-être elle ne
prendrait pas la peine de venir pour Noël. Qu’il y aurait « un tas de changements », que si je retournais là-bas, « ça ne serait certainement pas comme la dernière fois ». Avec des mystères et des hésitations. Un écran de fumée, des allusions et des mauvais présages. Je redoutais même d’entendre son rapport, il m’avait, paru rendre un son si menaçant quand elle m’avait téléphoné à son retour. N’était-il pas déloyal de ma part de l’écouter ? Je l’ai fait traîner pendant deux jours. Et puis il a fallu que je sache. J’ai passé le dîner entier à me beurrer, en clamant combien j’aimais Sita, son charme sa fascination sa beauté sa passion. Et pendant ce temps Hatsie, sa gentillesse, ses potins, ses intrigues, Hatsie qui me tirait les vers du nez : « Je ne devrais pas te demander ça, mais je suis tellement curieuse, comment Sita a-t-elle pu se payer ce voyage en Europe avec toi cet été, est-ce que c’est toi qui a déboursé ? » Prise au dépourvu j’ai répondu que oui, et je me suis détestée de l’avoir fait. Je m’étais laissée surprendre la garde baissée, en plein envol romantique. Hatsie y avait consacré toute la soirée, à me guider avec de petits gestes, une démarche de crabe, vers la vérité. Vers l’idée que j’allais avoir des problèmes, que je ne pouvais plus faire confiance ni à Sita ni aux enfants, qu’ils avaient changé. Qu’il ne fallait plus compter sur quoi que ce soit là-bas. Et que si j’avais péché en m’appuyant trop sur Sita dans le passé, tout ça était bien fini à présent, c’était du sable mouvant ces gens-là. Qui dérivait dans l’autre direction. Non. Impossible, absolument impossible. Tout ça venait de Hatsie. Hatsie qui se mêlait tout le temps des affaires des autres, elle était connue pour ça. Et elle avait atterri chez eux, sans y être invitée, évidemment tout le monde s’était détesté. Oublie ça. Continue à croire. Non, plus possible d’oublier, le virus du malaise, le germe du doute est planté. Et va grandir. En m’écroulant sur le matelas, j’ai appelé Ruth. Un cri d’orpheline, de malade. Et elle est venue. New York. Ruth. Fumio et Ruth. Et Dobie. Dobie le copain. Fumio la force rigide qui m’exclut. Ruth. Je ne veux pas retourner à Ruth. Je veux que ce soit fini. Je le lui ai dit et répété, j’ai combattu cet amour qu’elle a pour moi, je le lui ai dit je ne sais combien de fois que c’était injuste, que je ne pouvais pas le lui rendre, que nous serions seulement amies. Ça vaudrait beaucoup mieux. À mon retour là-bas je romprai, plus de relations sexuelles entre nous… et je me rappelle une femme qui me disait ça un jour, ça m’avait paru punitif de sa part ; pervers. Séparer ainsi le sexe de l’amour de la vie du reste de l’amitié. Mais avec Ruth je ne peux plus faire semblant, feindre le romantisme. Mimer une amitié sexuelle, comme nous disions. L’énorme sensualité de Ruth. Le grand corps voluptueux que j’ai conduit au plaisir des milliers de fois. Ça oui. Mais pas la présence obscène de son adoration, cette dépendance presque religieuse vis-àvis de l’objet magique. Car c’est ce que je suis. Depuis cette première conférence à Columbia probablement. Et tous mes efforts pour l’aiguillonner, pour lui faire croire en elle-même en tant que sculpteur ne suffisent pas à remplir la panse de sa fixation. C’est une chose dont elle est coutumière depuis toujours. À huit ans elle s’était amourachée de Greta Garbo. Tous les jours après l’école elle allait rôder dans l’Upper West Side pour la rencontrer. Et un jour c’est arrivé. Ce formidable radar-enfant, c’est encore elle. Elle me fait sans cesse le coup, elle est capable de me localiser n’importe où dans le Lower East Side en trente minutes. Je ne peux pas en assumer la responsabilité. J’en suis d’autant plus sûre quand je me trouve avec Sita. Et je ne peux pas non plus répondre. Le corps forme ses propres décisions. La sensualité la plus épanouie du monde, toutes ces langoureuses séances de dessin quand Ruth pose pour moi, et nos après-midi coquins où les coups de pinceau s’achèvent au lit, tout cela n’est rien à côté de la tendresse terrible qui m’a saisie quand Sita était là pour Noël, qui m’a prise à la gorge, qui m’a contrainte aux larmes. C’est stupide de choisir. La sensualité aussi est quelque chose de merveilleux. Mais le choix bute sur un autre point. Sur le fait que Ruth est amoureuse et moi pas. Et que je ne le serai jamais. Satisfaire un désir, ce n’est pas pareil. Mais Sita n’est pas amoureuse et moi je le suis. Elle l’a été autrefois. Jadis, dans le passé. Impossible de le faire renaître. Même en restant là, à espérer. Même en traînant ici mes guêtres. Abandonne et rentre chez toi. Même si chez toi il n’y a rien. Je suis assise à côté d’elle sur les rochers. Elle est fatiguée. Quand elle est rentrée, je lui ai massé les épaules. Quand elle est rentrée, le bruit de la porte que je guettais depuis des heures. Et puis elle est apparue en haut sur le seuil de notre chambre. « Sa chambre », dans la communauté. Bien qu’elle ait l’air d’être de nouveau la nôtre pendant ces premiers instants. Sita se laisse tomber sur le lit, épuisée. Madame, je vais vous ôter vos bottes. J’arrive au bout de la première, long gant de cuir bleu, forme élégante, sinueuse fermeture Éclair. Pia monte l’escalier. Nous allons être vues. Je vais être surprise dans cette bizarre posture érotique : en train de retirer une botte. Sita le sent elle aussi, se rassied d’un bond et ôte la seconde botte elle-même. Puis se rallonge sur le lit. Je me couche à côté d’elle. Encore des bruits sur le palier. Je ferme la porte, faisant ainsi le geste, celui qui exclut le monde et la communauté. Mais le moment est passé. Et le soleil se couche. Héroïque de l’autre côté de la baie, la ville au-delà. Il m’attire comme toujours, cet unique instant spectaculaire dont le jour entier n’est qu’un prélude, le drame
commençant à se construire dès quatre heures du matin, lorsque la lumière dorée s’infiltre dans la conscience. Et dès cette seconde-là, on pense que le reste va venir, on s’y prépare, on se demande si l’on se trouvera au bon endroit quand le moment viendra, si l’on aura fini son travail, si l’on sera en vue de la mer. Car il approche, le moment, elle approche l’apogée annoncé par un rayon de lumière puis un autre et un autre encore qui les englobe tous. Souvenir, le souvenir de ces couchers de soleil l’année dernière. Comme nous sommes bien placés pour les voir ; mon vieux bureau a une vue superbe, cette chambre aussi. Mais il y a mieux encore : c’est dehors sur les rochers, au sommet de la colline. « Si on allait voir ça du haut des rochers ? » Ma question est neutre, ce n’est pas une invitation à la Marina ou à prendre un verre chez Grundy, l’endroit le mieux situé de tous, je sais à l’avance qu’elle serait trop fatiguée pour ces mondanités, ces efforts, ces dépenses. Et elle se montre amicale sur les rochers. Nous nous perchons l’une à côté de l’autre, je lui masse les épaules en essayant de faire disparaître la fatigue, les frustrations de la journée. « J’ai fait envoyer des lettres par ma secrétaire aujourd’hui, pour annuler ton cours. » Les bras m’en tombent. La veille au soir, en dînant avec moi chez Grundy, elle m’avait demandé ce que je voulais faire au sujet de ce cours. Je ne le savais pas très bien, mais je n’étais pas certaine qu’on puisse encore commander les livres à temps. Et voilà qu’elle l’a tout simplement annulé. « Je pensais que c’était ce que tu désirais, que tu avais envie d’écrire pendant ton séjour ici. » Je ne sais que répondre, gênée que je suis par mes propres tergiversations, par mon incapacité à décider si je dois ou non accepter ce cours, tant je crains de prendre la responsabilité d’un projet qui me ligoterait et m’obligerait à rester ici pendant dix semaines. Alors qu’une partie de moimême a désespérément envie de s’enfuir. Le cours m’obligerait par contrat à rester. Mais si elle l’a annulé, cela sous-entend peut-être que je devrais m’en aller. Je reste là, à côté d’elle, troublée, humiliée. « Si je ne fais pas le cours, je peux quand même rester ? » « Bien sûr, il faut faire ce que tu veux. Je désirais seulement t’éviter de subir une pression quelconque. » Ne me soumettre à aucune pression, ne pas m’obliger à donner ce cours pour lui rendre service, ne me pousser en rien à la rejoindre en Californie… tel est son leitmotiv depuis Noël. Je suis toujours aussi peu fixée sur mon sort. L’avenir, quoiqu’impossible, a ses obligations : le cours m’obligerait à prendre une décision ; et voilà qu’elle a tranché pour moi. Je suis à la fois soulagée et déçue. Ce cours me faisait peur, mais aussi envie ; pendant cette période improductive ce serait un travail, quelque chose à faire, un semblant d’activité, peut-être même une activité réelle, une activité qui aurait un sens. Et maintenant cette éventualité n’existe plus. Je regarde le ciel, en pensant à mon cours, en pensant à elle, en pensant au passé. Toutes ces choses qui n’existent plus. Je ne parle pas, faute d’audace. Il y aurait tant à lui dire, mais elle se retirerait dans sa coquille, se mettrait en colère, prendrait son air lointain. Et je perdrais le peu que j’ai, cette apparence d’intimité : deux personnes qui regardent, assises côte à côte sur un rocher, le soleil se coucher sur une baie. L’air se rafraîchit, l’extinction de la lumière et de la couleur est une préfiguration de la mort. Dans un moment il va falloir rejoindre les autres. Ensuite quelques heures et puis les instants qui précèdent le sommeil. Tout ce que j’ai d’elle en une journée. Hier soir chez Grundy nous évoquions la première fois que nous avions fait l’amour pendant cette longue nuit blanche à Sacramento, les cigarettes que j’allumais à la chaîne et ses innombrables incursions dans la salle de bains, effrayées que nous étions toutes deux par notre propre désir. Ce n’était pas une façon de se conduire pour une hôtesse, ce n’était pas correct, et nous en riions, mais d’un rire un peu automatique peut-être, un peu trop poli, sans signification. Je me sentais plus proche des larmes que du rire, le souvenir de nos bons moments n’a d’autre effet que de rendre le présent plus haïssable, et la regarder jouer les amantes est plus humiliant qu’un rejet pur et simple. Mais je suis lâche, je préfère ça, je me contente même de ça, je recherche avec avidité n’importe quel moment, n’importe quel sourire distrait. La simple présence de son corps à côté du mien ici sur cette pierre face à la mer, les petites lumières des maisons de Berkeley qui s’allument dans le soir, l’arc immense des toits sombres de San Francisco qui se profilent sur le ciel, l’ombre mélancolique des ponts alors que l’air devient bleu et glacé. Autrefois je pensais que je vieillirais avec cette femme, que notre amour durerait des années. Je suis ici depuis trois jours. Combien m’en reste-t-il ? Je lis le journal. Le San Francisco Chronicle, qui nous est livré chaque matin. Ma consolation, mon sédatif, ma honte. Oisiveté et terreur de l’oisiveté. Je n’ai rien à faire ici, pour quoi rester ? Le cours est annulé. Elle s’en est chargée elle-même. Et mon travail personnel n’est qu’un vide : sec, stérile, sans espoir. Elle, bien sûr, a son job. Est partie à huit heures ce matin. Moi, je lis le journal, ma peur de la mort est ravivée par chaque assassinat, par chaque crise cardiaque de VIP, mon angoisse s’angoisse des licenciements, de la crise. La moindre information trouve mon point vulnérable, un point mou et gris, localise mes craintes. Je souffre avec tous ceux qui se font battre dans des lieux obscurs, je rentre sous terre avec les fonctionnaires corrompus que l’on démasque et condamne, je ressens un immense désespoir amorphe à l’évocation d’un avion de touristes japonais empoisonnés par des œufs brouillés. Deux jours plus tard, inéluctablement, le fonctionnaire responsable se suicide. Ça aussi je l’ai essayé, mais ça n’a pas marché.
Le matin, dès son départ, je suis prise d’anxiété, de panique, le cœur me bat, ma gorge se serre, je me mets à faire les cent pas. Pourquoi ? C’est la question que je me pose. Parce que ma vie n’a plus de sens, est terminée pour l’essentiel, est inutile, inactive, sans emploi. Parce que je vieillis et que je deviens laide et que j’approche de la fin d’un amour. Parce que je l’aime et qu’elle ne m’aime pas, que j’aime et ne suis plus aimée. Mais si je l’étais, est-ce que je resterais ici ? New York me manque, j’y pense sans cesse, aux petites percées que j’y ai faites, à mon atelier, à mon cercle si peu fourni de vieux amis. Qui ne m’ont jamais suffi. Je sais bien que là aussi je m’ennuyais. Et qu’est-ce que l’ennui ? Peut-être l’incapacité à trouver un sens, à parvenir jusqu’au bout de la perception, à comprendre ce quelque chose que l’on saisit presque, mais qui reste finalement hors de portée. Ce n’est pas un manque d’intérêt, c’est un intérêt frustré, amputé, insuffisamment soutenu. Ainsi parle le Chronicle d’aujourd’hui. Mais pour moi c’est la peur du vide. En voyant sa vie, je me rends compte que la mienne est sans épaisseur, improvisée, dépourvue de ce qui fait sa richesse à elle – famille, enfants, petits-enfants – jeunesse et même respectabilité : position dans la société, emploi, collègues, communauté. L’aurais-je jamais remarqué si je n’étais pas venue ici ou considérerais-je toujours ma bohème marginale comme une existence sans comparaison ? Je me demande à présent : est-ce que je l’envie ? Oui. Est-ce que je désire tout ça pour moi-même ? Non. Alors pourquoi l’agitation, le terrible chagrin que cette maison m’inspire ? C’est le passé qui me hante, c’est le printemps dernier lorsque nous n’étions ici que deux et que la maison était une espèce de musique. Et pourtant je n’ai pas voulu rester, me limiter complètement, et je suis partie m’aménager un atelier en ville. Avec, bien sûr, l’intention de vivre deux vies, une ici, une là-bas, six mois ici, six mois là. On ne peut pas vivre dans deux endroits différents, c’est impossible évidemment. Comment être assez vaniteux, assez plein de hubris, d’illusions pour imaginer une chose pareille ? Ça ne se fait pas. Ce n’est pas ainsi que marche le monde. On vit ici ou ailleurs ; dans un monde ou dans l’autre, mais pas dans les deux. Il faut ou bien s’en tenir à la ville, corne d’abondance où il se passe des choses, où sont les artistes et les marchands et les éditeurs et la machine qui régente la terre… ou bien suivre un feu follet et opter pour la Californie ensoleillée, choisir la chaise longue et la nature et un beau paysage et un mode de vie plus facile. On ne peut pas dire à une Californienne confirmée, inébranlable : écoute, pour des raisons personnelles et professionnelles j’ai besoin de New York ; c’est mon domicile depuis quinze ans, j’y ai mes amis et tout mon univers connu. Elle n’est pas une artiste, les milieux artistiques n’ont aucun sens pour elle : elle ne comprend pas que l’on puisse avoir besoin de leur oxygène douteux. Et sans elle j’ai commencé à étouffer là-bas. Me voilà donc ici. Je lis le journal. En gardant l’humour pour plus tard. Je redoute le moment où j’approcherai de la fin, où j’en arriverai à Herb Caen, aux deux éditorialistes frivoles de la seconde section, à Caen face aux notices nécrologiques et aux demandes d’emploi, tous trois « faisant de l’esprit » dans le style des étudiants de première année, car même cette étincelle est trop pour ma lassitude. Cette fainéantise morbide ne peut être que de l’apitoiement sur moi-même : une terreur de la vie, gigantesque et irraisonnée, une angst inexcusable, creuse et sans raison. Mais tout se réduit à ceci : que je ne sais pas quoi faire aujourd’hui. Que je n’ai rien à faire. Ni maintenant ni jamais. Écrire, travailler, mais je suis incapable de travailler, je déteste ce manuscrit vieillissant qui se dessèche là-haut. Le lendemain de mon arrivée, j’étais décidée, je me suis forcée, j’ai arraché toutes les pages déjà écrites des carnets et je les ai classées. Une semaine de sang, le spectacle de tous ces vieux trucs, l’époque et les souvenirs qu’ils évoquent m’ont donné la nausée. La séparation, la dépression nerveuse, les suicide trips, c’était ce temps-là. J’avais dans l’idée de taper tout ça, de combler les trous, de le façonner pour en faire un livre. Mais je doute à présent que ça puisse en faire un. Et je ne peux pas travailler ici dans cette maison de fous, cette incertitude, ce maelström d’émotions. Si je rentrais chez moi, à New York… je me rappelle comme tout avait pâli après sa visite, comme les petits plans bien préparés, les pousses neuves de la nouvelle vie se flétrissaient, combien l’envie de partir me tenaillait et qu’enfin je me suis mise à faire mes paquets, au moment convenu. « Je ne cherche pas à te persuader de revenir », avait-elle dit, « les choses sont très différentes à présent. » À quel point elles l’étaient, je ne m’en doutais pas. « Ne viens que de ton plein gré. Ne viens que si tu le désires vraiment. » Avoir l’âge que j’ai et si peu de buts dans la vie. Le vide de ma liberté. Elle ne peut pas hésiter entre la côte Est et la côte Ouest, il y a toujours son travail. C’est pareil pour la plupart des gens. N’ayant pas le choix, ils ne vont pas se cogner contre ces étranges limites grises. À moins que je ne débite ces vagues généralités que pour cacher ma déception, la conscience que j’ai de voir mon amour agoniser, un autre refuge se fermer ? Non, c’est de moi-même que je suis insatisfaite. De mon moi en cours de dissolution, mon moi qui avais vécu dans mon travail et se trouve maintenant sans-abri. Il y a des gens qui vivent sans travail, d’autres qui rêvent d’être sans emploi, qui n’imaginent rien de mieux. Mais l’artiste qui ne peut travailler, que l’on prive de l’art qui le sauve et le nourrit, reste là, lui, impuissant, les yeux fixes. C’est horrible, cette expérience, cette conscience de l’échec.
Et je me drogue avec la guerre à Chypre, les stars pop, le prix du pétrole brut, les nouvelles idées pour décorer son intérieur, les machinations de la CIA, les bouleversements dans la hiérarchie des prisons. Et les bandes dessinées. C’est tellement délicieux, et si vite fini. À supposer que la vie ressemble à ce journal, énorme, varié, terne, alors c’est l’amour qui ressemble aux bandes dessinées, si charmantes et si brèves. Quand elles sont finies, on a – où qu’on ait commencé, même si on a commencé par elles – on a fini le San Francisco Chronicle. La seule partie de ma journée dont je sois sûre. Je me déteste d’utiliser une béquille si débile, car une fois le journal déterminé je dois affronter le travail, ou du moins essayer de travailler, décider de partir, décider de rester. Et comme les autres sont bien dans leur peau, seuls avec eux-mêmes : Sita, sa compétence, son pouvoir matriarcal et administratif qui s’exerce sur toute la maison ; Valérie qui part pour son école, nette et précise, avec sa longue jupe rouge et ses bottes à la cosaque ; Paul paresseusement allongé sur son lit ; Pia qui traîne, ravissante dans sa chemise de nuit la plus fatiguée, qui bavarde au téléphone ou lit étendue en travers de son lit. Ils ont une certitude, ils savent qui ils sont. Moi je ne sais rien, je ne connais que cette peur paralysante. En une semaine j’ai vu disparaître toutes mes coordonnées, je suis une naufragée au milieu de ces gens, de ces étrangers. Perdue dans la vie. Et dans quelques instants j’en aurai terminé avec les accidents de train, les exploits héroïques des pompiers, les arrestations d’escrocs, les opinions des journalistes. Toute la question est de savoir à quoi consacrer ma journée pendant son absence : tout mon temps se passe à l’attendre. Notre communauté est envahie par de nouveaux visages. Des amis de Pia. Hier c’étaient Jeff et Tina, qui devaient arriver avec de la bonne musique. La musique n’est jamais venue, mais eux sont restés deux jours. Aujourd’hui c’est Hedy et son petit garçon, Jon-Jon, ainsi qu’un Anglais de statut indéterminé qui se nomme Pete. Ils dorment dans le salon et quand on descend pour prendre son petit déjeuner on ne peut pas éviter de les réveiller tous. Pete bâille et vient à table torse nu. Jon-Jon pleure et refuse de se laisser consoler. Hedy et Pia parlent d’amis depuis longtemps disparus qu’ils ont connus à Beech Street, leur première communauté il y a dix ans. Nous sommes polis et mal à l’aise. L’arrivée d’Hedy, de Jon-Jon et de Pete porte l’ensemble de notre population à dix personnes, plus Limbo la chienne. Actuellement en chaleur. Nul ne peut ouvrir une porte sans courir le risque de voir Limbo s’échapper. Ce sont ses premières chaleurs. Elle appartient à Paul et à Valérie, mais nous sommes tous mis à contribution vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour empêcher son imprégnation. Il y a des clochettes attachées à la poignée de la porte d’entrée et je dois abandonner mon travail, me précipiter en bas et surveiller Limbo chaque fois qu’elles sonnent. Comme on ne peut pas faire confiance à Pia, ce devoir solennel repose en grande partie sur moi. La vie devient de plus en plus insupportable. La présence des visiteurs me confine dans la chambre sans répit pendant la journée entière, puisque je ne peux pas descendre l’escalier sans les déranger. Écrire, cet art solitaire, est impossible. Sita ne remarque rien, elle n’est là que le soir et à cette heure-là ils sont généralement partis. D’ailleurs, peut-être prend-elle plaisir à l’intrusion de ces jeunes gens qui la traitent avec un respect élaboré ; comme elle doit leur paraître « super », cette grand-mère, et comme elle-même doit apprécier leur déférence un peu craintive, à ces garçons et ces filles qui comprennent qu’en fin de compte cette maison est à elle, et à personne d’autre. Peut-être aussi accueille-t-elle avec joie tout ce qui peut me chasser d’ici, me convaincre de partir, de renoncer à tout espoir d’affirmer mes droits sur cette maison. Et sur elle-même. Sita, qui est maintenant si distante et désagréable avec moi, qui m’interdit de me plaindre. Ici c’est comme ça, si ça ne te plaît pas, tu peux t’en aller. Elle me suggère constamment de jeter un coup d’œil au studio de Michael. Il déménage ce week-end. « Je n’ai pas fait trois mille miles pour vivre dans l’appartement de Michael. » Elle trouve cette remarque déraisonnable. Elle n’est pas responsable de moi, elle refuse de se sentir coupable. Pete ne parle que de son passeport, de son visa qu’il doit faire prolonger, de ses ennuis avec l’administration. Hedy rêve tout haut d’un voyage à La Nouvelle-Orléans qu’ils avaient projetée. Il faut d’abord mettre la voiture en état. Longues dissertations sur la voiture et sur ses problèmes. Ils n’ont pas d’argent, tout semble dangereusement vague. Hedy appelle ça faire la route. Elle trimballe avec elle deux petites sculptures curieuses. Nous les admirons, Pia et moi, assises sur le tapis du salon. Pia me demande de lui montrer des photos de mes sculptures à moi. Je le voudrais bien, mais dans le désordre où se trouvent mes affaires je n’arrive pas à localiser les albums. Personne ne s’en aperçoit. Je passe deux heures à chercher et j’abandonne. Hedy et Pia sont toujours en train de bavarder sur le tapis. Je m’inquiète de ne pas trouver ces précieuses photos, exemplaires uniques pour la plupart, et cette perte de temps, la présence de ces étrangers m’agace. Je me rends compte de mon exaspération et de mon hostilité vis-à-vis de ces personnes douces et innocentes, de ces bonnes âmes qui courent le pays sans penser à mal. Je me déteste d’errer sans but tout au long de cette journée, de participer à la dérive futile de ceux qui m’entourent, à leurs déjeuners, à leurs collations, à leurs coups de téléphone. De transmettre sans cesse à Pia les messages des agences d’emploi, des garçons qui lui courent après, des créanciers, des messieurs qui pourraient avoir besoin d’une dactylo, de la compagnie
d’assurances à laquelle Paul et Valérie se sont adressés pour rembourser une bosse faite à la carrosserie de leur camion. L’argent de l’assurance est leur El Dorado, il pourrait même payer leur camion. Ou du moins les factures d’entretien. Ils ont déjà dépensé cent fois cette somme, comme des enfants adorables. La compagnie réagit avec lenteur et mauvaise volonté. D’innombrables coups de téléphone sont nécessaires. La jeune voix ardente de Paul qui joue l’homme à l’appareil et manque éclater en sanglots lorsque le chèque arrive avec la stipulation qu’il ne peut être touché avant un mois. Qui le couvrira en attendant ? Ils veulent le dépenser tout de suite et n’ont pas assez en banque pour le couvrir eux-mêmes. Sita n’a aucune envie de leur avancer deux cents dollars et moi non plus. Je leur ai prêté assez d’argent à perte dans le passé et on n’en finirait jamais à essayer de les rendre solvables. Vissée à mon bureau, j’écoute l’hystérie monter dans la chambre. C’est d’abord Pia qui négocie avec les bureaucrates, puis Paul. On appelle Valérie à Marin. On demande évidemment conseil à Pia. On téléphone à un avocat, ami de Pia. Qui explique le délai. Paul rappelle la compagnie, le frère et la sœur sont fous de rage et belliqueux entre deux appels, mais d’une patience admirable pour traiter avec la stupidité officielle. On appelle la banque. Comme je connais cette humiliation, cette sensation d’être insulté devant un obstacle qui n’a pas de sens. J’écoute avec amusement, avec une douloureuse empathie aussi, mais leur histoire m’a coûté trois heures. Le phonographe rugit. Emily est rentrée de l’école et a branché la télévision. Il est déjà quatre heures. Sita rentre dans une heure. Hedy a décidé de rester un jour de plus.
Quand nous entrons, c’est l’ameublement habituel, le bric-à-brac déterré dans on ne sait quel salon improbable d’il y a bien longtemps, les tableaux qui ont pourri vingt ans dans un bazar quelconque. Kitsch. Le genre de truc que Pia adore. Les vieilles robes en satin, les bracelets de cheville qu’elle traîne éternellement, les balades poussiéreuses. Abat-jour à franges, fauteuils roses trop rembourrés, divans solennels ornés de frises. Oleg s’est élargi, a annexé les deux boutiques voisines, répandu ses horreurs dans deux autres pièces. Des mètres carrés de résidus déprimants où nous attendons le déjeuner. Un jeune homme arrogant joue les maîtres d’hôtel. Il appellera notre table quand il en aura le temps. Il nous a inscrites sous le nom de « Sita ». La barbe pour le nom de famille. Elle l’y a autorisé. Est-ce que nous voulons un verre ? Elle non, moi oui. Un bloody mary à midi, malgré le manuscrit à taper. Il faut fêter la vie, jouir du moment présent… je reconnais la voix de la santé. Quant à la mort, au vide des heures qui m’attendent, il faut les combattre, chercher quelque chose à dire. Puisque je suis silence. Cela plus que tout le reste, que je ne trouve rien à dire, que je sois si creuse… cela va l’éloigner de moi. « Tu es allée visiter l’appartement de Michael ? » Même sortir ce mot, oui, exige un temps et des difficultés infinis. « Alors, qu’est-ce que tu en penses ? » « C’est pas mal. » Une pause, le feu est suspendu. Nous nous regardons dans le silence. Palpable, presque visible. Visible en tout cas dans les signes d’agacement qui apparaissent sur son visage, les paupières qui clignent, la ligne du menton que l’impatience durcit. Je sympathise avec elle, j’admets que ce n’est pas drôle. Mais que dire ? Rien ou au contraire trop. Je me lance bravement : la vérité, en partie du moins. « Je crois que j’y serais trop seule. » Un arrêt et je risque mon va-tout : « J’ai peur de passer mon temps à attendre. » Elle bouge à l’autre bout du divan, rejette ses cheveux en arrière. Le geste que j’adore, que je regarde maintenant avec crainte. La mèche qui lui tombe sur le front, toujours la même mèche, toujours de la même manière. Elle la repousse, avec une inclinaison parfaite du poignet, un tapotement de ses longs doigts compétents. Mes doigts à moi. Elle s’attendait à un rapport plus satisfaisant, elle l’espère encore. Mais comment lui dire qu’au premier coup d’œil sur cet appartement j’ai prévu l’avenir le plus sombre ? Une pièce, assez bien, avec vue sur un joli petit jardin derrière, dans un quartier chic. Le studio idéal pour un célibataire comme Michael, jeune avocat d’avenir. Qui se trouve actuellement derrière moi, en train d’embrasser dans le cou Pia, avec laquelle il est clair qu’il a une histoire importante, les engageant à fond tous les deux, et faisant de moi, motif ostensible de la visite, une intruse qui ne sait plus où se mettre. C’est un petit appartement agréable, nous sommes tous d’accord làdessus. Ils pensent que je vais l’adorer et le prendre tout de suite. Je regarde la pièce et j’imagine ma vie ici : ma table près de la fenêtre, la cheminée, la cuisine, la douche… une vie d’attente. Attendre toute la journée qu’elle ait finie son travail. Attendre chaque soir qu’elle s’arrache à la communauté. Quand elle voudra bien venir. Et les soirs où elle ne viendra pas. Le coup de téléphone à la maison. M’entendre répondre qu’elle est sortie. Qu’elle est à une réunion. Mais non, je suis seulement censée travailler ici pendant la journée, le soir je serais là-bas. Comment payer deux loyers ? Et je sais déjà que si je prenais cet appartement j’y serais exilée définitivement ; on trouverait ça délicat de ma part, ou plus commode. Et ici je passerais mon existence à attendre. La vie de la maîtresse de Victor Hugo me vient à l’esprit. J’apprendrais dans cette petite pièce avec vue sur un bout de paysage tout ce qu’il y a à savoir sur l’attente, l’exaspération, l’espoir déçu, la patience mélancolique, je saurais ce que c’est de guetter comme un chien le bruit dans l’allée, le pas sur le sentier. Eh bien non, merde, non. Vivre ça, vivre comme ça serait infernal. La pire servitude, les conditions les plus insupportables. Ce serait accepter l’ultime défaite, devenir celle qu’on va voir à l’occasion, celle qu’on a garée quelque part dans les collines et à qui on rend visite quand l’envie vous en prend. Déjà marginale, je serais celle dont on peut se passer. Elle continue à essayer de me persuader, assise à côté de moi sur le divan. Après tout je ne devrais pas considérer l’appartement comme un pénitencier ou comme une punition. Il pourrait nous rendre service à toutes deux. Non seulement j’y travaillerais, mais nous aurions un endroit où nous retrouver, où être seules ensemble. Je la provoque : « Un nid d’amour ? » « Bien sûr, pourquoi pas ? » répond-elle, voyant que c’est une bonne direction à suivre. Et je la suis, malgré ce qu’il y a d’ironique dans le fait que nous payions trois cent cinquante dollars de loyer pour disposer ensemble d’une maison tellement surpeuplée par ses propres soins qu’on s’attend maintenant à me voir débourser cent soixante-quinze dollars de plus pour avoir un peu d’intimité avec elle. Tout ça sans compter mon loyer de New York. Je devrais peut-être le faire quand même. Je suis peut-être pingre, je devrais peut-être me lancer, même si je n’en ai pas les moyens, courir à la ruine. L’amour, après tout, se moque bien de l’argent. Un nid d’amour, comme ce serait charmant ; un lieu où nous nous donnerions rendez-vous, où nous nous retrouverions. Et puis je revois la pièce et je me rappelle sa véritable odeur : celle de l’attente, de l’attente interminable. Des heures entières à la merci de son caprice, une vie sur des charbons ardents. L’horrible
atmosphère de solitude qui émanait de cet appartement était pour moi une prédiction, un avertissement. Elle me croit d’accord. Je ne le suis pas. On appelle son nom et nous allons déjeuner. Le jardin d’Oleg, sous Plexiglas, est baigné d’une lumière abondante et libre, on se sent entouré d’une profusion très californienne et délicieuse d’air, de ciel et de plantes. J’avais oublié que je n’aime rien de ce qui est au menu. De toute manière je n’ai pas le temps de l’étudier, car elle est en train de me faire la morale. Je la serre de trop près, j’use par trop de son temps et de son énergie. Elle a des désirs, des besoins, elle tient à disposer d’une plus grande indépendance. Je la regarde, incapable de discuter ou de l’interrompre, sans comprendre vraiment de quoi elle parle. Elle fait allusion à sa vie personnelle, qui s’est épanouie et développée pendant mon absence et qu’elle n’a aucune envie d’abandonner. Je bredouille, « je ne te demande pas d’abandonner quoi que ce soit », en oubliant même de prendre en considération ce que moi, j’abandonne. Impossible de parer ses attaques. Elle a, semble-t-il, un grand nombre d’amis qu’elle n’a pas pu voir depuis mon arrivée. Je proteste faiblement : « Mais je ne suis là que depuis quelques jours. » Elle a un certain nombre d’amis qui lui sont chers, répète-t-elle, et sa voix se durcit, prend l’intonation qui annonce la crise, elle n’a aucune, mais aucune intention de renoncer à eux. « Qui te le demanderait ? » dis-je innocemment. « Il y a des hommes dans ma vie. » « Ah oui ? » « Des gens qui me sont très chers. » « Je vois. » « Neal. » « Qui est Neal ? » « Je t’ai parlé de lui à Noël. » Neal, qu’elle a séduit en lui disant que les femmes faisaient mieux l’amour que les hommes ; Neal, qui semble devoir son succès à la cruelle utilisation qu’elle fait de moi comme objet de défi. Neal. « C’est un très bon amant », m’avait-elle dit. « Doux, vraiment très bien. » J’avais marqué le coup une seconde, mais c’était une conversation frivole, entremêlée de fous rires, au lit. « Après tout, les hommes ne comptent pas réellement. » Elle avait gloussé. Et moi, faiblissant, je lui avais parlé de mon ami Dobie. Quoique Neal ait été pour elle, Dobie n’est en réalité qu’un ami, impossible de le considérer comme un amant après nos deux tentatives avortées pour faire l’amour ensemble. « Comment est-il ce Dobie ? » « C’est un Noir, un comédien, il a longtemps joué avec le Living Theatre. Comme il veut mettre en pratique leur philosophie anarchiste, il gère maintenant plusieurs coopératives alimentaires à Harlem, il a décidé d’y consacrer deux ans. C’est un type très bien, il m’a beaucoup aidé pour l’atelier, il habite dans le quartier. Un copain. On dîne souvent ensemble. » « Les hommes ne comptent pas réellement »… c’était une phrase terriblement suffisante, même si elle me rassurait, et je m’aperçois à présent que Neal compte, qu’il compte beaucoup. Elle me dit et me répète qu’il fait partie de sa vie, qu’être libre de le voir lui est indispensable. « Je ne suis ici que pour peu de temps, est-ce qu’il ne pourrait pas rester en, disons, en réserve ? » Il ne me viendrait jamais à l’esprit de lui imposer Ruth ou Dobie. Quand je suis avec elle, je ne suis qu’avec elle. Non, elle ne voit pas les choses comme ça. « Évidemment, quand nous sommes séparées, il est entendu que nous pouvons faire l’amour avec d’autres, mais quand nous sommes ensemble…» « Écoute, moi, je vis ici toute l’année. C’est ici que je dois me construire une existence. Ici. Nulle part ailleurs. Et il y a ici des gens qui ont de l’importance pour moi. » « Je vois. » « Non, tu ne vois pas. Je tiens à une indépendance complète. » « Mais tu l’as, alors que moi, non : Tu as une indépendance considérable et moi, je n’en ai pas du tout. » Maintenant tu désires davantage : un pouvoir absolu, total, totalitaire… toutes choses que je pourrais dire, mais que je ne dis pas. Que je ne peux pas, que je n’ose pas dire. Je me borne à jouer avec ce qu’il y a dans mon assiette, assise devant elle, le cœur un peu soulevé, le front brûlant de honte. Personne ne nous entend, le garçon s’approche et se retire après avoir pris sa commande, et pourtant j’éprouve un énorme sentiment de honte, comme si tout le monde ici participait à mon humiliation. Dont le processus se poursuit. Elle me cherche : est-ce que je n’ai pas été la grande avocate de la libération sexuelle, où sont toutes les sornettes que j’ai racontées sur les « relations multiples » et tout le tremblement ? Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que j’éprouve peur, insécurité et même jalousie à l’idée de la partager avec Neal. Elle va continuer à le voir, c’est une chose certaine, entendue, me dit-elle. « Quelle objection pourrais-tu avoir ? » « Aucune, évidemment. Je pensais simplement que ça pouvait attendre mon départ. » Sa réponse sous-entend que Neal n’a aucune envie d’attendre. Elle m’avait dit à Noël lui avoir parlé de moi – « Neal comprend, il sait combien je t’aime » – mais à Noël Neal semblait être l’homme d’une seule nuit, une espèce de blague, il n’avait rien d’un rival. Et maintenant c’est quelqu’un qui a ses exigences, qui prend le pas sur moi, pour qui elle est prête à se battre. Car le pire de tout, c’est qu’elle fait de cela un combat, son combat pour l’indépendance, contre mon attitude brutale et possessive. Et sa rhétorique est précisément celle du mouvement des femmes. Je suis devenue, je ne sais comment, l’« ennemi ». Cela le jour même où je reviens de visiter un appartement qui doit servir de cadre à mon existence de petite femme passant d’interminables après-midi et soirées solitaires dans l’attente de son seigneur et maître. Tout ça est trop difficile à démêler. Et je n’ai pas envie de me battre, j’ai l’habitude de perdre même en temps de paix, je suis déjà tombée, ici sous le soleil au milieu des fuchsias géants et des plantes en pots, je suis tombée dans un cauchemar. L’idée de retourner à New York n’est qu’une mortification supplémentaire. Le déjeuner est fini.
En arrivant devant ma voiture, je dois chercher mes clefs. Est-ce que je les ai égarées ? Je perds la tête une seconde, jusqu’au moment où elles surnagent du fond de mon sac. En les tenant dans ma main, je me rends compte que c’est tout ce que je possède, au fond, en Californie. Le déjeuner d’aujourd’hui. Au No Name. Ils n’ont pas voulu nous laisser nous installer dans le jardin. « C’est l’hiver. » Quand l’hiver va-t-il s’arrêter ? me suis-je demandé. Le jardin brille derrière la fenêtre dans le soleil. Nous y passions autrefois des après-midi si merveilleux. À l’étroit dans un petit box décevant, et elle m’a touché le genou. C’est ce dont je me suis souvenue ensuite. Mon trophée. Face à de longues heures d’attentes, je l’examine et je le compare à mes pertes. Les gains et les pertes de l’amour, la balance des points, la petite glissade rapide vers l’échec. « Je me suis aperçue que je transformais chacune de mes relations, quelle qu’elle ait été au départ, en mariage », annonce Sita. La poétesse hoche la tête. Elle a invité une poétesse à déjeuner et m’a demandé de l’accompagner. « Homme ou femme, c’est tout ce que je connaissais, ce petit bocal bien clos…» Sita met ses mains en coupe pour illustrer ce qu’elle veut dire. La poétesse approuve encore. Je mâchonne, en approuvant moi aussi, mais ma docilité est en contradiction avec ce que je ressens au fond de moi-même : c’est de moi qu’elle parle. Au printemps dernier elle m’avait « épousée ». Maintenant elle est toute véhémence contre ça. Le fait que je sois repartie pour New York, que j’en aie eu besoin et envie, que j’y ai pris l’atelier a été pour elle une défection, une trahison. Maintenant qu’elle a vu ses erreurs, Sita les trouve méprisables. Le mariage sous toutes ses formes (et c’est un caméléon) est l’ennemi. Elle continue à l’attaquer, on n’en verra jamais la fin. La poétesse opine. Elles sont tout à fait d’accord. Le divorce de la poétesse. Son recueil de poèmes, qui en fait la chronique, est là sur la table et me dévisage. « Ma fille est justement en train de divorcer. » Dan, la silhouette solitaire, en jeans coupés au genou, sur laquelle je suis tombée cette nuit dans la cuisine, son beau corps vaincu dans sa chair, les jambes nues, le buste dénudé, vulnérable, Dan, le type dont Pia est en train de divorcer. Ses longs cheveux jaunes épars de chaque côté de son visage, ses efforts pour être brave, pour conserver sa dignité. Même devant moi. Dan qui se servait un verre de lait et dont la voix m’a gentiment dit bonsoir au milieu de la nuit. Et ce matin il était parti. C’est hier soir que Dan a été expulsé. On a fait appel à Martin pour donner le coup de grâce ; l’exécution a eu lieu, avec une subtilité et une discrétion désarmantes, en coulisses, dans la cuisine et la salle à manger pendant que l’inepte comité de Sita bavassait dans le salon. Et comme Dan renâclait, en haut dans la chambre qu’il partageait avec Pia, et ne semblait guère disposé à partir, Martin, le Kissinger des familles, a dû faire la navette entre la table de la salle à manger où il était en conférence avec Pia, à qui il promettait de lui payer ses études plus une voiture d’occasion, et la tanière de Dan qui a dû subir des humiliations inconnues pendant que Martin sur le ton le plus aimable et le plus raisonnable lui disait qu’il devrait réellement faire ses bagages. Le tout coïncidant avec la réunion du comité de Sita sur les relations entre les hommes et les femmes. Les membres du comité dévoraient leurs spaghettis tout en préparant leur prochain week-end à la montagne. Ils discutaient avec le plus grand sérieux de la nécessité d’entamer un nouveau dialogue entre les sexes, d’introduire une notion de respect dans les relations entre individus par-dessus la barrière des genres. Bizarre, sinistre, la conjonction de leur jargon abstrait et des manipulations bien réelles qui se tramaient ailleurs dans la maison. Le comité avait quand même une réalité : Percy. Quand je suis entrée dans la cuisine pour offrir mon assistance et faire la salade, j’y ai rencontré Percy. Noir. Magnifique. Beau, arrogant et gâté. J’ai entendu pendant toute la soirée sonner la sirène d’alarme en voyant la façon dont il s’appropriait Sita et jusqu’à la portion de la cuisine où elle se tenait. Et ensuite, à la table chinoise du salon, chaque membre du comité, jusqu’au dernier, a fait preuve d’une déférence grotesque devant son assurance, tout le monde a écouté à plat ventre l’histoire cruelle des deux jeunes filles qu’il avait prises en stop, puis jetées hors de sa voiture parce que l’une d’entre elles n’était pas assez docile à son goût. Pia le regardait, fascinée, et plus tard elle a comparé ses notes avec celles de Sita : « J’ai toujours eu peur qu’un jour on soit allumées par le même type…» « Pia doit être un peu cafardeuse. » Sita prend la direction des opérations au petit déjeuner. Pas tellement cafardeuse. Michael sortait de la maison quand je suis rentrée de chez le dentiste au milieu de la matinée. L’agence d’emploi a téléphoné quatre fois pendant qu’elle était sous la douche. J’entends la radio. Le phonographe. Pia, ses longues matinées voluptueuses d’adolescente. J’essaie de taper la merde que j’ai classée, en la détestant, en attendant le déjeuner. En attendant de voir son corps au coin du parking, son bras qui me fait des signes. Le corps que je rêve de voir toute la journée, devant un bureau, dans le parking, ou quand elle laisse sa voiture le long du trottoir et s’approche de la maison le soir. Elle me fait justement signe de la main pendant que je me gare. J’aperçois la poétesse qu’elle a amenée au déjeuner. Son livre de poèmes et les photos qui vont avec. Elle l’a publié elle-même. Je l’encourage à me raconter son histoire pendant que je consomme mon repas. C’est son ami Nancy qui a fait la maquette. Sa meilleure amie. Sita me touche le genou. Sa main à l’intérieur de ma cuisse. Douce confusion. Je
ne bouge pas. N’ose même pas lui rendre la pareille, fût-ce en allongeant les doigts d’un centimètre. La poétesse rompt avec un éditeur commercial, choisit son papier, reçoit les offres des imprimeurs. La main de Sita est merveilleuse là où elle est. Il faut que je manifeste ma gratitude par un mouvement léger, infiniment subtil. La main m’abandonne, hésite, revient. « Quelle sorte de papier ? » « Ça s’appelle du Patina. » J’opine. « On mettrait la vie entière pour choisir un papier, n’est-ce pas ? » Le reste de la conversation tourne autour du Patina. Il faut que ce soit du soixante ou soixante-dix grammes sinon les photos transparaissent de l’autre côté de la page. Je hoche la tête avec compétence. La main sur mon genou est aussi chaude qu’un compte en banque. « Et c’est Nancy qui a fait toutes les maquettes. » « Comment vous êtes-vous débrouillée pour la composition ? » « Nous avions une machine à Berkeley. » Sita a décidé que nous prendrions les trois sortes de gâteaux. Elle m’a cajolée jusqu’à ce que j’opte pour celui au chocolat. « D’accord, mais seulement pour te rendre service », dis-je en manière de taquinerie. Son sourire me réchauffe comme une main. Et puis dans la rue. Tout à coup. Elle annonce, froidement, comme si elle s’adressait à nous deux, qu’elle va passer la nuit à Davis. Le principal du collège, son film pour la télévision, son ego, son programme à elle. C’est la barbe, mais le principal est son patron. Elle va passer la nuit chez son amie Maud. Il n’y a pas beaucoup de gens du bureau qui viennent et les hommes iront à l’hôtel. La poétesse dit que cette rue lui rappelle New York. Nous sommes dans Shattuck Avenue et ça n’a jamais ressemblé à New York. Est-ce que c’est Neal ? La déclaration d’hier, l’ultimatum. Chez Oleg. Se peut-il qu’elle me mente ? Ferait-elle cela, en se disant que c’est plus gentil ? En acceptant cette solution de facilité, qui ne la mène pas à l’affrontement. Car hier j’ai été téméraire, j’ai protesté. La poétesse continue à gargouiller à propos de cette rue et de New York. Sita s’étend avec complaisance sur Davis, sur le principal, sur sa folie. J’y vois à peine assez clair pour marcher. Cette rue et New York, répète toujours l’autre. Je marmonne : tu parles ! Le principal et son film, et son superbe moi goitreux, qui gloussent dans la voix de Sita. Ils en ont besoin pour une conférence, ça fait un siècle qu’ils préparent ça, c’est elle qui leur a trouvé quelque chose de bien mieux à San Francisco, une équipe toute prête, le principal n’a aucune notion du temps quand il s’agit des mass medias, il est capable de ronronner tout seul pendant trente interminables minutes, ce conférencier à la noix. J’avais pensé qu’elle serait peut-être en retard ce soir, à cause d’une réunion quelconque, j’espérais que nous irions dîner dehors toutes les deux vers 8 heures. Et je me retrouve devant ce vide de toute une nuit. Immédiatement, j’essaie d’improviser : je vais lire, et puis aller au cinéma. Le soleil sur le trottoir est dur et sévère. « Cette amie m’a promenée dans tout New York, j’ai même pris le métro. » La voix à côté de moi est hors du contexte. C’est la couverture de Sita. La raison pour laquelle elle l’a invitée. Une nouvelle atterrante assenée avec tant de désinvolture, voilà trois dames qui se promènent dans Shattuck Avenue et l’une d’elles déclare : « Je passerai la nuit ailleurs et j’irai tout droit à mon travail demain. » Pas même les dix minutes mélancoliques dans le petit matin, à me blottir contre elle, l’œuf poché, les fragments de journal, la chemise de nuit d’Emily sautillant à sa place devant la table, le pas décidé de Valérie, la tasse de café qui tremble dans la main de Pia. Le trajet silencieux jusqu’à son bureau, où je la conduis moi-même pour avoir ces quelques instants de solitude stérile avec elle. Rien de tout cela. Jusqu’au déjeuner de demain. Vingt-quatre heures. Et ce déjeuner, viendra-t-elle même le prendre ? Tant de mal à croire qu’elle ne sera pas rentrée à 5 heures ce soir. L’heure que j’attends. Ce soir 5 heures arriveront sans rien apporter du tout. Supporter le dîner avec les gosses. M’évader en allant au cinéma. Lire des revues sur le lit dans notre chambre là-haut, la seule pièce sur laquelle j’aie des droits. D’autres moments s’imposent à ma mémoire : quand nous faisions l’amour à Sacramento, mon merveilleux petit appartement-jardin, les fuchsias suspendus aux poutres que l’on voyait du lit, et même sa vieille maison de Fordham Way. Ce matin une femme m’a téléphoné pour le compte d’un bureau de conférences : elle m’a dit qu’elle m’avait envoyé un télégramme à Fordham Way et ce nom presque enfoui m’a piquée au cœur en traversant d’un bond toutes ces années. Ces journées, ces premières nuits et ces premiers jours, le spectacle de nos deux tasses de café le matin, nous deux nues devant une table, ma nudité et la sienne, brune comme du sirop d’érable, ses belles aréoles larges et foncées, la douceur, de sa peau était la sensualité même. Et ces autres fois là-bas, et même ici à Berkeley au printemps dernier. Indian Rock, notre maison à Indian Rock, sa forteresse qui devait m’abriter du monde, moi, son trésor. Disparue, envahie. Non, je suis simplement inflexible. Idiote. Possessive. J’ai tous les vices que je trouvais détestables chez les autres. Elle s’absente cette nuit pour affaires, et alors ? Pourquoi cette panique, ces soupçons, cette terreur irraisonnée ? C’est une histoire bien simple, l’amitié comprend, accepte. De toute façon on n’y peut rien, ce sont ses responsabilités. Tu savais bien que c’était une personne très occupée. Même si tu n’es ici que pour peu de temps, si tu ne la vois que rarement et dans les conditions les plus absurdes, au milieu d’une foule, prends les choses avec philosophie. Tu n’es ici qu’en visite, apparemment. En visite amicale. Profite du climat californien. Fais semblant d’être un membre du jet set qui veut échapper à l’hiver new-yorkais, quelque chose comme ça. Régale-toi du paysage, du soleil couchant vu d’Indian Rock, de tout le
reste. Et comprends que son voyage fait partie de son boulot ; c’est une obligation pour elle, ça la barbe. Elle va s’installer chez Maud pour éviter d’avoir à passer la nuit dans un hôtel de Sacramento. Où seront les hommes. Elle a utilisé le pluriel. Quels hommes ? Le principal, oui. Et l’autre ? Neal ? Si j’appelais, est-ce que Maud la couvrirait ? A-t-elle reçu des instructions ? Mais je ne téléphonerai jamais. Ce n’est pas mon genre, c’est méprisable. Le temps s’étire devant moi. J’écris, assise dehors, à la table du pique-nique. Je commence ce carnet. Ou plutôt je reconnais que je le commence. Commencer ? Commencer quoi ? Le terme n’est guère approprié. Tout ce que je fais, c’est m’accrocher au bord de la falaise pendant une crise de vertige. Comme pour ce tour de manège à Coney Island où je suis allée un samedi quelques semaines avant de venir ici. Un truc qui avait l’air tout à fait innocent. Ça s’appelait « Crack the Whip » ou quelque chose comme ça. Des disques ronds sur lesquels étaient montées les voitures, avec à l’intérieur un banc pour deux ou trois. Tout l’appareil pivotait sur lui-même en décrivant un large cercle et ce mouvement faisait tournoyer la voiture sur sa plate-forme. On était donc propulsé par deux forces à la fois et ce truc, qui ne paraissait guère impressionnant vu du sol, prenait en fait une vitesse formidable. On était emporté dans un tourbillon au point de sentir son cou craqué et, son estomac se soulever de terreur. J’avais été saisie d’une peur panique, au grand amusement de mes amis. Juste la force de fermer les yeux et de prier pour avoir la vie sauve ; pour m’en tirer vivante. Certaines situations ici me jettent dans la même panique. Arriver et trouver la maison pleine d’étrangers, d’hostilité et d’indifférence. Elle est changée au point d’en être méconnaissable, si dure à mon égard qu’elle ne se soucie même plus de moi. Je suis perdue dans cette maison. Retourner à New York ou bien rester ici et continuer à souffrir, aller jusqu’au bout de l’expérience, quelle qu’elle soit. C’est peut-être ça, l’attrait de l’expérience aussi douloureuse qu’elle puisse être, de l’expérience avec ses enseignements et ses sensations. Si je m’en vais, je ne l’aurai pas vécue. Si je reste, je pourrai l’étudier, et même la consigner, la posséder. Je m’accroche à mon carnet et à mon stylo à bille. Comme l’autre jour à la barre de la voiture, sur le manège. Je ne fais cela, je n’aligne des mots que pour survivre, pour combattre la panique. Et la table de pique-nique est tiède. Si je gribouille quelque chose, je peux au moins me dire que je suis en train d’écrire et non de m’effondrer. Même si ça ne me mène nulle part, si c’est du temps perdu, si ça ne peut pas être considéré comme un exercice, c’est au moins une activité, un acte, une espèce de travail qui m’aide à ne pas me mépriser. Ce n’est pas entièrement du fauxsemblant. « Je serai dehors, à la table de pique-nique », dis-je en descendant l’escalier de la cave et en sortant dans la cour, tandis qu’un ou deux visages me regardent par la fenêtre, leurs propriétaires m’imaginant avec respect en plein travail. Alors que je me borne à chantonner. À chantonner un air interdit : que penseraient-ils s’ils savaient que j’ai consigné le déjeuner d’aujourd’hui, le petit déjeuner de ce matin, le goûter sur cette table de bois, les petites marguerites dans l’herbe, le rosier encore dénudé par l’hiver ou par ce qui passe pour l’hiver ici ? Qu’en penseraient-ils ? Comme une espionne dans la maison de l’amour, la maison qu’elle prétend si pleine d’amour. Pia apparaît, ouvre une fenêtre pour aérer une pièce, elle est, l’espace d’une seconde, aussi puissante que l’apparition d’un fantôme. Je l’ai vue à la fenêtre de mon bureau. Qui est redevenu sa chambre. Les vitres ouvertes, je me rends compte qu’il s’agit d’une autre pièce, j’aperçois ses plantes vertes et son lit. Autrefois il n’y avait pas de lit, seulement ma table. Cette histoire a été une surprise. J’adore les manèges. Je n’étais jamais montée sur celui-là, mais j’avais négocié presque tout le reste de ce qu’ils ont à offrir. Et je n’avais pas connu pareille épouvante depuis mon enfance, âge auquel on prend plaisir à cette sensation et on la recherche. Aussi, quand cette petite expérience un peu sotte, cet acte de témérité a tourné au cauchemar, j’en ai été stupéfaite. Je me suis sentie vieille. C’est une impression qui m’accompagne tout le temps, en ce moment. J’ai eu quarante ans l’été dernier et ça m’a fait peur. Depuis que je suis ici, je suis obsédée par la mort. Non par la mort imminente comme à l’époque de mes suicides, non par une mort que l’on s’impose en se prenant à bras-le-corps, mais par la mort « naturelle » et inévitable qui commence en même temps que le sentiment de la vieillesse. Si j’avais quarante ans, je n’étais plus jeune ; quand on n’est plus jeune, on est vieux. La vieillesse n’est que le prélude morne et déprimant de la mort, c’est être mort tout en restant en vie au degré minimal. Bizarre que je me sente tellement plus âgée que Sita : elle a dix ans de plus que moi, et pourtant elle me semble jeune, pleine de vie. Alors que moi je suis pâle, grise et vieille. La perdre me vieillit. C’était le dernier amour, la dernière conquête, la dernière histoire romanesque et perdre ça, c’est perdre la dernière chance. Moi qui ai déjà tant perdu : un mariage, un homme, une maison et un mode de vie. Et voilà maintenant que je suis en train de la perdre, elle, la dernière amante, le recours ou l’espoir ultime, alors qu’il reste tellement de temps à tirer, tant d’années vides à tuer avant la mort. Je sais bien que c’est une attitude morbide. Ici le désespoir vient facilement. Ça me rappelle ce vieux dicton sur la Californie, extrême bord d’un continent ; après, on tombe dans la mer. La verdure et la complaisance cachent beaucoup de désespoir. Tous ces gens partout qui ne font,
rien de leur vie. On le sent chez Pia sous sa froideur étudiée, sa beauté, son oisiveté, sa façon de s’habiller, outrageusement rétro : ses chaussettes avec orteils individuels, chacun d’une couleur différente, les chaussures-plates-formes ridicules avec talons de quinze centimètres sur lesquelles elle est juchée, les vieilles robes de soie qu’elle porte en plein après-midi, les boas de plumes. Chez moi, sous ma vieille chemise et mon pantalon de velours, couvert de taches de peinture, un pantalon que je mettais pour peindre dans l’atelier et dont chaque tache est un reproche contre ma vie actuelle. Le manuscrit abandonné en haut pendant que je perds mon temps ici avec un carnet. Où je gribouille parce que j’en éprouve un si grand besoin, parce que ma peine pourrait en être allégée, ma blessure vidée comme par un rite primitif et magique, que j’y gagnerai peut-être un certain contrôle sur ce qui m’arrive, qui m’est imposé et qui m’échappe. Si je pouvais refermer ma main sur cette expérience, l’enfermer comme une chenille ou une sauterelle dans une bouteille, la préserver dans sa réalité : inutile de songer à la changer, on n’aspire pas à gouverner la vie, simplement à la restituer avec précision… avec précision, mais là est le problème, je n’arriverai à rien de précis, le tableau restera flou, sans vie. Comment dépeindre des événements et des personnes et un climat que je ne comprends pas moi-même, par lesquels je suis dépassée ? Et puis je la vois à la fenêtre. Elle est rentrée. Elle est revenue à la maison. Elle a quitté Davis, la nuit dernière est passée. Son visage brillant, sa main qui s’agite. Mais elle n’est pas seule ; un géant poilu en veste de jean et Levi’s, barbu et chevelu l’accompagne. On dirait une seconde édition de Hank. En fait, c’est Mark. « Il ne faut pas avoir peur de Mark. C’est un vieil ami que j’aime depuis des années. Comme un de mes gosses. » « Oui, bien sûr. » Je sais tout de Mark, qu’ils ont travaillé ensemble à l’époque où il étudiait le journalisme et où elle-même, ex-femme d’intérieur, se recyclait sur le marché du travail. Puis qu’il s’est jeté à corps perdu dans une communauté et dans le LSD, ce qui l’a absorbé pendant les trois dernières années. Tout enfin de ses efforts pour recouvrer sa cervelle et sa profession. « On a été rookies ensemble. On a tiré à la ligne tous les deux dans des canards de troisième ordre, c’est notre grand lien. De pouvoir jacasser sur notre prose dégueulasse. Ça, tu ne peux pas le comprendre. » Pointe qui m’a fait plus de mal que tous les termes d’affection accumulés chaque fois qu’il est mentionné dans la conversation. Mark est la septième et dernière des personnalités qu’elle a entassées sur moi pendant son séjour à Noël. Outre la présence de Pia et Dan, Emily, Valérie, Paul et Limbo la chienne, celle d’une personne dont je n’avais jamais entendu parler et qui vivait aussi dans la maison. Ce Mark Thorne. Qui habitait là comme tous les autres. À titre permanent ou provisoire ? Permanent, ai-je cru comprendre alors. Mais il était parti à mon arrivée. Donc provisoire ? Sa façon de vivre est si fluide, si élusive, si temporaire. Et maintenant le voilà de retour. À titre permanent ou provisoire ? Personne ne prend la peine de me le dire. Et comme il s’installe confortablement. Comme il a l’air libre et à son aise en installant complaisamment sa grande masse dans le fragile fauteuil à bascule. « Je prendrai la Toyota demain pour aller à Sacramento », dit-il avec une aisance qui me stupéfie. Il lui annonce qu’il va emprunter sa voiture, il ne le lui en demande pas la permission. Dan a complètement détruit sa Mercedes, mais seulement après que Hank y eut fait mille dollars de dégâts. Quand saura-t-elle les risques qu’elle court en prêtant sa voiture à de jeunes gens ? Heureusement la neuve, la petite voiture de sport est encore au magasin, Mark ne pourra pas la prendre. Pia passe devant nous, en route pour une audition, un vrai orchestre, un vrai job. Il lui faut vingt dollars, déclare-t-elle. Personne ne bouge. Sita n’est pas allée à la banque. Mark n’a pas d’argent. « Donne-lui les vingt dollars », m’ordonne Sita. Plus tard elle m’a tendu une lettre. « Ça ne va pas te remonter le moral comme celle de ta mère. » Poliment assis dans le salon, nous ouvrons le courrier du jour. Mark se balance dans le fauteuil à bascule. La lettre de ma mère avec cette dernière phrase si chère à mon cœur, presque inexplicable : disant combien elle était heureuse de pouvoir compter Sita parmi les membres de la famille. Approbation, acceptation qui était inconcevable autrefois et qui vient enfin, si tardivement. Reconnaissance d’une mère pour celle qui aime vraiment sa fille. Au moment même où cet amour reflue. J’ouvre la lettre que Sita m’a tendue. Les lamentations de Jaycee sous un entête bien net et une nouvelle adresse. Elle se plaint que Karen, sa nouvelle amie, « se révèle être en fin de compte tout comme notre Kate, une despote de neuf ans ». Ça me coupe le souffle. Pourquoi a-t-elle pris la peine de me montrer ça ? Pourquoi Jaycee a-t-elle écrit cette phrase ? Où serait-elle allée chercher cette remarque sinon chez Sita elle-même ? Est-ce que je suis ça pour Sita, cette caricature retransmise à une ancienne amante qui devrait me connaître assez pour ne pas y croire, dont j’ai été la jeune et docile disciple pendant quatre ans ? Comme Sita a dû être persuasive. J’avale ma salive et je ne dis rien. Mark dans son fauteuil, témoin de tout cela. « Mark m’a fait une visite surprise à mon bureau, alors je suis partie plus tôt. » L’aurait-elle fait pour moi ? « On descend à pied chercher des photos. Tu veux venir avec nous ? » Cette longue attente. Tout ça pour être invitée à une promenade avec Mark. Alors que le temps passé avec elle est si précieux, si rare dans cette maison. Lui aussi va vouloir de son temps, tout autant que moi. Elle
le lui accordera avec plaisir. Cette invitation étant de pure courtoisie, il faut la traiter comme telle. Je la décline avec stoïcisme. Au retour, elle marche sur des nuages. Je l’ai attendue dans la chambre. Ses sourires, ses coups d’œil, sa voix quand elle fait le menu du dîner, tout irradie la gaieté, le soulagement, le bien-être. Dois-je mentionner la phrase de Jaycee, l’affronter, l’agacer, lui faire perdre sa bonne humeur ? J’attends, en savourant toute cette gentillesse, ce charme, en dévorant ces bonnes dispositions, ces instants chaleureux, devenus si rares. Elle s’apprête à descendre. « J’ai été extrêmement blessée par cette phrase dans la lettre de Jaycee. » « Ah oui ? » « Où serait-elle allée chercher une telle idée sinon chez toi ? » « Je peux t’assurer qu’elle y est arrivée toute seule. » « Je n’ai jamais rien fait pour mériter cette description. » « Les gens se rappellent les choses différemment, mais il y a une chose dont tu peux être sûre, c’est que je ne vais pas me sentir coupable pour ce qu’a écrit Jaycee. » Je sais qu’elle ment, et pourtant je dois faire semblant de la croire. Ou ça ou me battre. Sita, son énergie est comme un mur devant moi. Elle attaque toujours à présent, elle ne s’abaisse jamais à se défendre. Et cette formule, « je ne vais pas me sentir coupable », avec quelle fréquence et quelle emphase elle l’utilise. À New York elle y recourait chaque fois que l’été en Italie revenait sur le tapis. Elle reconnaissait gaiement m’avoir traitée comme de la merde pendant deux mois, mais ce n’était pas une raison pour se « sentir coupable ». Ou bien une chose appartient au passé et il faut tout simplement l’oublier, ou bien il n’y a pas là matière à se sentir coupable. Elle a deux méthodes : soit c’est de l’histoire ancienne, soit je m’en fiche ; mieux encore : je m’en fiche et de toute façon c’est de l’histoire ancienne. Elle n’a pas l’intention de se « sentir coupable ». Qu’elle est populaire cette phrase, comme on l’entend souvent dans la bouche de ses amis, ce grattage de dos moral, cadeau de la psychologie pop. Et Sita la manie comme un revolver. C’est sa justification universelle. Ou plutôt, une négation totale de toute responsabilité, le refus d’en discuter. Et moi, pourtant, à quelles lignes de conduite je suis strictement tenue. Quel délit ai-je commis pour être devenue une despote de neuf ans ? Que faire pour me débarrasser d’une telle réputation ? Après son départ j’essaie de considérer cette image de moi-même. Est-elle vraie ? Se pourraitil que j’aie tort à chaque carrefour et qu’elles aient toutes les deux raison ? Ou plutôt que soit vraie cette image de moi transmise par Sita à Jaycee, qui n’y aurait jamais pensé elle-même, mais qui est enchantée de pouvoir l’appliquer à sa propre amie au moment où leur histoire commence à s’écrouler. Car Jaycee souhaite émigrer vers l’ouest et Karen, sur laquelle elle a centré tous ses espoirs, est en train de se dérober. Elle la compare à moi, par pure malveillance. À moi, telle que Sita me voit et me décrit à ses amis ? C’est peut-être bien ce que je suis en réalité, je ne me connais plus moi-même, je n’ai plus de moi à connaître, je suis seulement quelqu’un qui a deux valises prêtes à remplir et ne sait pas se rendre compte qu’elle n’est pas la bienvenue. En bas, Mark fait comme chez lui. Je ne me crois pas capable d’affronter ça pour l’instant. Je vais faire une petite promenade jusqu’en haut des rochers pour voir le soleil se coucher. Je rencontre la petite Emily dans l’escalier. « Tu veux m’accompagner ? » « Non, je préfère regarder la télévision. » Eh bien tant mieux, j’aime autant être seule. Je ne me sens plus capable de faire face à la situation, j’ai perdu mon chemin et mon sens de l’orientation. Chaque fois qu’il y a combat entre nous elle gagne. Puisqu’elle n’a rien à perdre, qu’elle trouve la base de son pouvoir en elle-même, chez les autres, chez ses enfants et ses invités. Impossible de se disputer. Impossible aussi de ne pas être d’accord avec elle. Eh bien dans ces conditions je vais garder mon calme. Mes bonnes manières. Avoir un comportement impeccable. Rattraper mon passé. J’ai mis la longue robe qu’elle a admirée l’autre soir. En passant devant la cuisine, j’entends le bruit d’un casier à glaçons qu’on ouvre dans l’évier. Pour le verre de Mark. Je vais me suffire à moi-même, trouver mes propres divertissements, et je me dirige vers mes rochers avec ma longue robe, absurde personnage marginal qui s’incruste inexplicablement dans une maison pleine de gens avec lesquels elle n’a rien à faire, dans la lointaine Californie, et je me demande en marchant ce que je fous en fin de compte ici. J’essaie de me rappeler qu’autrefois j’y ai vécu. Ou alors de feindre que je suis en vacances, que je rends une brève visite à une amie, qu’il s’agit d’une relation en cours, d’une liaison qui perd doucement de son intensité et s’achemine vers la tranquillité de la cinquantaine. Ou encore : chaque chose en son temps, le slogan de l’alcoolique. Je pense pour me rassurer : ce n’est pas que j’aime les couchers de soleil. Leur sentimentalisme banal, leur côté sauce tomate. Seulement que la fin du jour, sa mort en pleine mer, l’explosion de couleurs est une chose contre laquelle je n’ai aucune résistance. Même lorsque le spectacle m’en est interdit par des activités pressantes, le manque d’intérêt des gens avec lesquels je suis, l’absence d’un point de vue, même dans ces cas-là je le sens venir, je le perçois dans la lumière à chaque instant de l’après-midi, je sais son arrivée, l’or de son approche, le rose de l’acte, pareil à une vulve, la rougeur ensuite. Je regarde, inébranlable, dans le froid. Il y a là les habituels fanas de l’escalade. Les gosses de six ans, les amants. Et moi dans ma solitude, avec ma robe exotique. En revenant sur mes pas, je suis stupéfaite de la voir approcher de moi sur le trottoir opposé. Si seulement je l’avais attendue, elle m’aurait peut-être rejointe. Encore une de mes gaffes. « Je
t’ai préparé un martini. » « Vraiment ? C’est formidable. » Et c’est formidable, en effet. Comme une indulgence plénière de mille ans. Que Sita m’en ait préparé un, elle qui les déteste ; un martini, le vice des New-Yorkais, je ne me doutais même pas qu’elle savait les faire. « Quand tu es descendue, je t’ai cherchée partout sans pouvoir te trouver. » « Je suis désolée. » Oh, combien désolée… si seulement j’avais su, car, dans ma traîtrise, c’est la glace de Mark que je m’étais imaginé entendre dans la cuisine. Quelle folie, alors qu’il s’agissait de la mienne. De mon martini. « Espérons qu’il est encore bien. J’ai fait appel à toutes mes compétences de barmaid et tu sais ce qu’elles valent. » Son rire, son bras confortablement glissé sous le mien. La chaleur de son corps qui me parvient comme une bénédiction à travers ma robe. Au petit déjeuner Pia me raconte en riant qu’elle a loupé son audition. « Tu ne croiras jamais ce qui est arrivé. Tu sais que j’étais partie de bonne heure. Je suis d’abord passée voir des amis. Personne. Alors j’ai fait une escale dans un de mes bars préférés. Le barman me dit : c’est une grande soirée pour toi, mon chou. Et il m’achète un petit bouquet de fleurs. Et puis arrive ce type qui me plaît vraiment beaucoup. On commence à se partager une bouteille de mescal. De mescal… mmm. » Elle se perd au milieu de ses souvenirs, dans la fumée de la cigarette qu’elle exhale rêveusement. Je m’assieds à côté d’elle, elle ne me voit pas. « Je n’y avais encore jamais goûté, au mescal. Et puis je me suis retrouvée en train de vomir dans les chiottes. Même pas pu aller à l’audition. J’ai appelé l’orchestre, saoule comme trente-six Polonais, je leur ai donné n’importe quelle excuse à la con. Bref j’ai complètement raté le truc. Tu te rends compte ? » Et puis elle se tourne vers moi, elle va me défier ouvertement. Je ne dois pas marquer le coup. « Complètement loupé. Tu imagines ? » Je n’imagine que trop bien. Même l’odeur du mescal. Les toilettes et l’air dans les toilettes et la fragile et spéciale beauté de Pia humiliée là. L’autre soir nous étions seules à dîner, avec Emily. Dan était parti, Sita à Davis. Pia a été charmante comme elle sait l’être parfois, jolie, désireuse de plaire, elle m’a parlé de Janis, qu’elle a connue pour avoir fait partie de sa bande, de sa vie, de sa mort. M’a passé des disques de Billie Holiday. M’a prêté la biographie de Bessie Smith pour que je l’emporte dans mon lit. À bavarder avec moi pendant que nous préparions ensemble le dîner, m’a enchantée avec son imitation de Billie, son amour du blues. Je reconnaissais tous les signes qui caractérisent le chanteur de jazz, sa fascination hypnotique pour le danger, sa brusque flambée et puis sa disparition dans la nuit. L’alcool. La drogue. Les suicides assortis. Tradition maintenant assez bien établie pour exiger l’auto-immolation. À laquelle s’attendent tous ceux qui traînent autour, qui manipulent, participent, préparent. « Ces gens qui étaient avec Janis, ils avaient besoin d’elle, besoin d’elle pour qu’elle leur file leur drogue. Besoin de tout ce qu’elle faisait, de ce qu’elle était. Ils se prenaient, eux, pour Janis… oui, c’est à ça que ça revenait, ils étaient ce qu’elle était. Mais c’est elle qui s’est plantée. Pas eux. Eux s’en sont tirés, même cette nénette, Sunshina, et je te garantis que pour une paumée, c’en est une. » Après le dîner elle a sorti ses albums de collège pour les montrer à Emily. « Regarde comment elle était, ta maman. » Pia les cheveux crêpés, en chaussettes, Pia en cheerleader (1) en jolie jeune fille américaine type. La petite était fascinée, aussi captivée que j’ai vu Pia l’être par l’album de Sita, donné à sa mère par la reine Helena : les bras royaux commémorant la venue au monde d’une nouvelle brassée de nobles, tableaux d’une enfance malienne, étés sur les bords du lac de Côme, le comte son père l’air distingué et convenable, la mère épanouie, très diva, Sita, brune et guère jolie, mais ensorcelante, pourtant, captivante, posant dans d’absurdes attitudes de danseuse classique, le tutu, les longues jambes, l’expression anxieuse d’une petite fille à qui une enfance grotesque est imposée par le monde et qui en a conscience, qui y croit à moitié cependant, qui croit plus qu’à moitié au fantasme des roses en soie, des chaussons magiques, des jupes en tulle, qui y croit même peut-être si ardemment que son air trahi est dû non à ce qu’on lui fait faire, mais à la pensée qu’elle ne pourra pas vivre là toujours. Qu’il est différent, le solide visage américain de Pia, souriante au milieu d’un groupe de camarades fort contents d’euxmêmes, les cheveux en brosse, très Californie du Sud. « À une chic fille » ; « À une nana pleine de charme » ; « À une fille qui a un bel avenir » ; « À quelqu’un de vraiment doué. » « C’est toi, maman, c’est vraiment toi ? » « Ça, j’ai pas mal changé depuis, hein ? » « C’est toi, maman ? » « Mais oui, Emily, je viens de te le dire. » Et la gamine adore cette transformation mystérieuse qui a fait de cette fillette un peu potelée, presque femme, aux traits imprécis sur la photographie, sa mère à elle, svelte et belle et merveilleuse. Mystères des mères et des filles. Difficile d’admettre que Pia, si blonde, si anglo-saxonne, soit la fille de Sita. « Ce sont des Wasps, tous les deux », répète-t-elle toujours, « il n’y a qu’Emily qui me ressemble. » Emily avec ses yeux sombres. Étranges yeux profonds d’enfants qui cherchent à percer le sens des feuilles de papier glacé comme elles scrutent tout et tout le monde. Emily qui est déjà orpheline. Car Pia, décidée qu’elle est à « se réaliser » l’envoie, dans le cadre de ce nouveau régime, à la mère de son père, à « l’autre grand-mère », comme on l’appelle. Le père d’Emily, le premier mari de Pia, un musicien qui se droguait, a disparu depuis longtemps. « Je n’en dis jamais de mal devant Emily et Margaret est une femme bien. » Appel à longue distance, autorisation demandée, dispositions prises. « Tu vas faire un petit voyage, Emily, aller chez
grand-mère Margaret, ça te dit ? » La petite n’en sait trop rien, d’un côté l’aventure l’enchante, de l’autre elle est terrifiée à l’idée de quitter sa mère, Dan qu’elle appelle papa, Sita, tout son univers qui est ici. « Qui aurait pu croire que Joe et Louise finiraient par se séparer ? » entonne Pia. « Ça montre bien que tout peut arriver. » Margaret vient de lui annoncer que son autre fils et sa belle-fille sont en train de divorcer, qu’elle a déjà pris chez elle leurs deux enfants. Ça paraît beaucoup pour une femme qui n’est plus toute jeune, spécule Pia, mais plus rien ne peut la décourager ni la dissuader ; comme ça Emily aura deux camarades et puis c’est très sain, l’Oregon : « Il y a de la neige là-bas en ce moment, Emily. » Hedy vient prendre le petit déjeuner. Pia répète son histoire : c’est presque une blague, à présent, un récit triomphal. « Pia s’est défoncée complètement hier soir. Elle n’est pas allée à l’audition », dit-elle, parlant d’elle-même à la troisième personne. « Pia qui rate tout ce qu’elle fait. La spécialiste des désertions en plein champ de bataille. » Hedy ne peut pas s’empêcher de rire, moi non plus. L’aveu est si total, si sportif, la vulnérabilité absolue, le jugement sommaire. Nous n’avons rien à lui répondre, elle désarme la critique. Et la scène, même jouée pour la seconde fois, est si classique, tellement baignée de tradition. Je lui conseille vivement de rappeler. Elle prétend qu’on lui laissera faire un second essai. Eh bien, téléphone alors, tente ta chance une autre fois, tu t’en tireras très bien. Elle dit que oui, elle va les appeler, mais elle ne bouge pas. Entre Pete. Jon-Jon, qui dormait par terre dans le salon, se réveille. Je m’enfuis dans ma chambre. Qu’est-ce que je fabrique ici ? Je pose un sac de provisions et vais chercher le reste. Valérie se lève d’un bond pour m’aider. « Seigneur, qu’est-ce que tu as dû dépenser ! » J’ai claqué une fortune, et je me sens à la fois fière de moi et un peu idiote pendant qu’elle s’émerveille devant les steaks, les chateaubriands, les rôtis, les poulets, les légumes, les fruits. « Je suis contente que tu sois ici », dit-elle, « et pas seulement pour la bouffe. C’est bien que tu sois avec nous, ça m’a fait plaisir que tu viennes. » Ce n’est pas la première fois qu’elle me le dit. L’autre jour, en montant dans notre chambre, je l’ai trouvée sur le lit en train de bavarder avec Sita ; elles faisaient très belle-mère et belle-fille, ou plutôt, pour reprendre le terme inventé par Sita puisque Paul et Valérie ne sont pas mariés, « mère et fille en amour ». Je me rappelle un pincement de jalousie en voyant Sita étalée sur le lit à côté de cette belle amazone blonde. Je suis allée chercher quelque chose dans le placard, peutêtre me déshabiller pour me mettre au lit. Sita s’est levée pour répondre au téléphone. Valérie est restée allongée sur le lit et m’a parlé, m’a dit qu’elle était contente de m’avoir ici, que ça lui faisait plaisir. J’en ai été stupéfaite et je me suis sentie pleine de reconnaissance, d’humilité devant sa bonté, sa générosité. Alors, pendant qu’avec son énorme santé et sa vitalité de grande petite fille, elle pousse des cris émerveillés devant cet immense arrivage de provisions, je la crois. Valérie, je ne sais pourquoi, m’a acceptée. Emily aussi. Je vais poursuivre mes efforts, je vais les conquérir tous. La population est mouvante. Hedy, Pete, Jon-Jon et consorts sont finalement partis. Mais le lendemain débarque une autre amie de Pia, Pigtail. Ce sont jour et nuit des fous rires et des histoires et des réminiscences sur la première communauté mythique de Beech Street, la perfection de son chaos, ce que sont devenus chacun de ses membres. Pia ne répond pas aux agences qui téléphonent pour lui offrir des emplois, elle a autre chose à faire. Et d’ailleurs, quand elle est allée à un rendez-vous, le type lui a fait passer plusieurs heures à taper ses rapports pour l’« essayer » et ne l’a jamais payée. Le salaire qu’il lui offrait, a-t-elle calculé, ne dépassait que de trois dollars le montant de son allocation de chômage. « Ajoute les transports et ça revient exactement au même. » Elle gesticule, drôle, pathétique, vulnérable. « Tout ça, c’est de l’arnaque. Oui, de l’arnaque. » Pigtail glousse et elles recommencent à s’amuser, à attendre Michael, à se raconter la soirée de la veille, à admirer une nouvelle paire de chaussures. De temps en temps Pia vient m’interrompre, fume une cigarette avec moi. « C’est dur, les professions artistiques. Il faut s’y mettre », soupire-t-elle. Je lui prodigue mes encouragements, lui remonte le moral, essaie de lui rendre confiance en elle, je lui rappelle de téléphoner à l’orchestre. Elle va le faire, ça ne saurait tarder. Il faut que je sois subtile, patiente. Paul est très lointain. Il vacille au rythme de la ronde boulot-dodo, tripote ses incrustations et sa guitare. Mais côté musique il ne fait pas grand-chose, il se promène comme une ombre, c’est une silhouette qui part pour son travail ou bien qu’on en ramène. Valérie et lui passent la plus grande partie de leur temps en va-et-vient à Marin County où lui a son emploi, où elle va à l’école. Sa conversation est faite de plaisanteries sur sa prochaine promotion au rang de contrôleur d’autobus, qu’il prend très au sérieux. Et d’affectueuses blagues, faussement chauvinistes mâles, aux dépens de Valérie. Impossible d’atteindre ce grand escogriffe de Paul, avec ses cheveux longs et ses lunettes. Mais quant aux autres, je vais continuer à essayer, cet effort n’ayant pour but que de reprendre Sita elle-même. À travers tous ceux qu’elle a interposés entre nous. Je dois survivre en elle. Et si je gagne, elle sera de nouveau à moi. Elle prend ma jambe entre les siennes. Nous sommes chez Solomon Grundy, avec ses grandes fenêtres qui donnent sur la mer. L’impression bien connue. La salle bien connue. Cette soirée de la semaine dernière, par exemple, quand nous y avons dîné en évoquant la première fois que nous avons fait l’amour, à Sacramento. Cette longue nuit, ces cigarettes que j’allumais à la
chaîne. Elle non plus ne dormait pas. Ses visites à la salle de bains. Le spectacle de son corps à la faveur de ses allées et venues dans le couloir. Je regardais le palier sombre sans oser bouger, ni allumer la lumière. En espérant qu’elle m’inviterait à la rejoindre dans le salon, à rouler un autre joint, qu’elle nous donnerait l’occasion d’être ensemble. Le pâle éclat de son dos s’éloignant dans l’obscurité, quand elle rentrait dans sa chambre. Est-ce que j’étais dingue ? Voilà qu’à peine arrivée je convoitais mon hôtesse. Elle a ri, en se rappelant la scène. « C’est contraire aux lois de l’hospitalité, tu sais, on n’a pas le droit de séduire un membre de la faculté en visite dès la première nuit. » Nous avons donc attendu la seconde. Je voulais être certaine que je la désirais, qu’il ne s’agissait pas d’un simple caprice pour une étrangère, d’un mouvement de pitié perverse pour son âge, puisqu’elle était plus vieille que moi, être sûre que son âge justement m’attirait, que cette inconnue était exactement l’expérience de la maturité, l’expérience énigmatique de mon choix. Une journée entière à y réfléchir, à jeun, bien réveillée, à m’en assurer. À me demander si je n’allais pas lui faire du mal pour le plaisir de l’aventure, par pure curiosité. Donc nous avons attendu la seconde nuit. Et c’est arrivé presque par accident, nous étions prêtes toutes les deux, ça s’est passé en plein milieu d’une phrase, sur le divan où nous parlions politique à la cadence de deux mitrailleuses. Brusquement nos lèvres se sont embrassées. Je me rappelle sa voix me disant de venir au lit. Comme la voix du destin. Qui me poussait, et j’ai su que c’était quelque chose de définitif, une espèce de sceau. Mais j’y suis allée, je le désirais. Puis ma stupeur devant sa façon de faire l’amour. Une force pareille. J’ai failli me dérober, je croyais ne pas pouvoir le supporter. Mais j’ai pu, j’ai réussi à tenir sous la force terrible de ses mains, la puissance qui était en moi presque comme une douleur, au bord de l’évanouissement, et j’ai joui bien avant de le vouloir ou même de m’en rendre compte, ne reprenant haleine que pour me noyer à nouveau. Complètement sous ses ordres. Emportée. La maîtrise de ces mains… et en même temps leur tendresse, sa passion de femme. Je me suis endormie étonnée. Aucune femme ne m’avait encore baisée. Avec une force d’homme. J’étais prise. Un bateau à voiles passe derrière les grandes fenêtres de la nuit. D’un gris fantomatique dans le noir. C’est la première fois que j’en vois un dans l’obscurité. La forme sereine des heures claires, les voiles blanches qui s’attroupent autour de chez Grundy dans le soleil se sont changées en fantômes. Sa jambe se niche tout près de la mienne, nos genoux sont tièdes, habitués l’un à l’autre. Climat idéal pour une fin de journée, pour la fin d’une journée qui a été décrite, discutée. Même les histoires de bureau ont été réglées. Et l’audition de Pia. Sita est déçue, dégoûtée ; Pia l’a tant de fois laissée tomber. Elle va jusqu’à feindre la dureté : elle s’en lave les mains. J’enfreins la règle de détachement absolu que je me suis imposée (ça ne me regarde pas et il est très dangereux d’intervenir) pour suggérer une chose : qu’elle mette seulement l’accent sur le vrai problème, l’audition, que Pia fasse une autre tentative et aille jusqu’au bout. Il ne s’agit pas de la harceler, mais de la pousser à s’engager avec un orchestre. Le genou presse le mien, je suis heureuse. Aimée comme je l’étais autrefois, et même chérie. Elle a tellement envie que je trouve bien le petit restaurant japonais qu’elle a choisi pour nous ce soir. « Finis ton verre, j’ai tellement hâte de savoir ce que tu en penseras. » En me retournant pour prendre mon chandail, je revois le bateau à voiles. Comme un fantôme dans les ténèbres. De mauvais augure, je ne sais pourquoi, tel un avertissement étrange et inattendu. Pia traîne sur son petit déjeuner. Emily joue avec ce qu’elle a dans son assiette. Valérie nous tombe dessus en tornade, comme d’habitude, avec sa jupe rouge qui tournoie et dans le martèlement net de ses bottes à la cosaque. Emily grogne. Valérie la gronde. « Ne t’occupe pas de ça », crie Pia. « Cette gamine est trop gâtée, il faut qu’elle apprenne », dit Valérie en poursuivant sa réprimande. Tout à coup quelque chose s’envole dans les airs. Valérie rentre la tête dans ses épaules, le pot de crème s’écrase contre le chambranle de la porte et tombe par terre. Nous sommes tous stupéfaits. Je ne reconnais plus Pia, je ne sais d’elle que ses airs vagues, sa jolie figure, son « cool », sa vulnérabilité, son aura d’adolescente et son oisiveté, ses promesses auxquelles on ne peut guère se fier. Mais pas son mauvais caractère. Elle est entrée dans une rage folle et crie à Valérie de fiche la paix à la petite, c’est sa fille à elle, qu’elle n’ait pas le toupet de s’en mêler. « Paix, paix », dis-je en essayant de rire, d’en faire une plaisanterie. Paul prend le parti de Valérie à grand renfort de hurlements. Sita part pour son travail. Ce jour-là je suis allée à Sacramento rendre visite à une prisonnière de Folsom. On se disputait encore quand j’ai quitté la maison. Et puis à mon retour il n’y avait personne. Sur quoi le téléphone a sonné : Pia m’appelait d’un bar pour m’annoncer avec ses circonlocutions habituelles que Paul et Valérie étaient partis. La bagarre avait recommencé dans l’après-midi. Pia avait flanqué un coup de poing à Valérie, un vrai. « Et je ne le regrette pas. » Elle a pourtant l’air de le regretter, et même de se faire quelque souci. « Ne le dis pas à maman, ou alors ne lui en raconte que la moitié, facilite-lui les choses. » « D’accord. » Ce « ne le dis pas » que j’ai si souvent entendu : lorsqu’elle m’emprunte de l’argent, qu’elle est en retard, que tout va de travers et qu’elle n’arrive pas à « se trouver », comme elle dit. « Où es-tu ? » « Dans un bar avec Emily. Maman a dû faire un voyage éclair à L. A. et elle voudrait que tu passes la chercher à l’aéroport d’Oakland à sept heures au lieu de huit. Tu connais le chemin ? » « Elle m’a donné toutes les
indications par écrit. Pia, qu’est-ce qui s’est passé ? » « Eh bien, elle a continué à m’embêter avec Emily et je n’ai pas pu le supporter, alors je l’ai cognée. Et puis voilà Paul, mon propre frère, qui s’en mêle et se met à me frapper. Après quoi ils sont partis, tout simplement. Un truc dingue. » « Où sont-ils allés ? » « À Marin, le frère de Valérie a un appartement là. Je suppose qu’ils y resteront jusqu’à ce qu’ils trouvent un endroit où loger. » La chambre de Paul et Valérie, porte close. Autrefois c’était une autre pièce, une bibliothèque. L’un des innombrables dessins d’Emily la décore. « J’aime Paul et Valérie », elle-même étant représentée sous les traits de la princesse du Soleil, qui dispense ses bienfaits. Et maintenant c’est la guerre. En ramenant Sita à la maison, je mentionne la chose sans insister, comme s’il s’agissait d’un détail, d’une bagarre sans importance entre les gosses. Et, si j’adoucis le choc, je n’arrive quand même pas à lui faire comprendre ce qui s’est passé. C’est le spectacle de Pia, que nous trouvons tristement assise sur le divan à notre arrivée, qui l’en convainc. Elle pleure. Elle verse des larmes filiales. Sita lui prodigue caresses et réconfort. Je suis inopportune. Je me prépare un verre et vais m’asseoir seule dans la cuisine pour leur laisser le temps et l’espace dont elles ont besoin. Une heure plus tard, elles sont encore noyées dans leur chagrin, Sita ne fait même pas la leçon à Pia qui est contrite, bourrelée de remords et c’est toute la tristesse des années qui est en elle. Je vais leur faire un bon dîner, et je mets un poulet à dorer, à rôtir tout en lisant dans la cuisine sur un petit tabouret. Elles déclarent qu’elles n’ont pas faim. Cela me chagrine, mais je continue puisque j’ai commencé. Et au dîner elles sont affamées, ressuscitées, Pia cesse de pleurer pour manger. Je suis utile, ma patience est récompensée. Le reste est confusion. Notre communauté n’existe plus, elle a pris fin brusquement en un après-midi. Déconcertant, à quel point je regrette le départ de Paul et de Valérie alors que je désirais tant les voir s’en aller, que j’avais si peu envie de vivre en groupe. Pourtant j’ai un peu de tristesse à constater que tout est fini. Celle de Sita n’est pas moindre. C’était tellement important pour elle, de vivre avec ses enfants. Alors qu’eux-mêmes y semblaient si peu attachés. Et l’ironie du sort a voulu que la communauté se liquéfie le seul après-midi où je n’étais pas là pour intervenir, pour la sauver peut-être. Bien que j’aie souhaité leur départ – mes vœux, mes préférences, mes droits n’ont jamais eu le moindre effet sur eux – quel soulagement de savoir que je n’y suis pour rien. La communauté est finie. Bêtement je pense à toutes les provisions que j’ai achetées, à toute cette nourriture que nous ne mangerons pas, aux dîners, aux guitares, à la musique. La petite Emily s’en va bientôt dans le Nord. Dan est parti depuis longtemps. Je sens le chagrin de Sita pendant qu’elle s’apprête à se coucher, sa fatigue, ses larmes. « Ils reviendront peut-être. » J’ai beau les préférer ailleurs, je voudrais les voir de retour rien que pour elle. Elle a l’air vieillie, vaincue. Je ressens pour elle une énorme pitié, une énorme tendresse. Et je suis impuissante à l’aider. Demain je vais au Texas faire une conférence. Elle dit : « Je vais téléphoner à Martin. » Comme elle le fait toujours, Martin restant le mari et le père quatre ans après leur divorce. Et aussi, depuis peu, celui qui s’occupe de ses finances et signe ses chèques, elle-même ayant décidé de ne plus manipuler d’argent du tout. Mon administratrice adorée ne sait pas faire ses comptes et a de grosses dettes. Martin va encaisser ses chèques, payer toutes ses factures, l’aider à rembourser ses dettes et la forcer à économiser. Elle me rendra l’argent que j’ai dépensé pour le voyage en Europe et les trois cents dollars qu’elle m’a empruntés après Noël en attendant de toucher ce qu’un magazine de L. A. lui doit pour un article sur les femmes latines. Je l’écoute, sans croire vraiment qu’elle me remboursera un jour, mais touchée qu’elle y pense, heureuse d’apprendre qu’elle va commencer à faire des économies et que Martin soit là pour la protéger. Mes bras autour d’elle sont las et s’efforcent d’absorber sa lassitude, son chagrin. Je voudrais tellement qu’il y ait de l’amour dans le contact de ses épaules, mais je ne sens que la chair compacte et aliénée. Je suis restée une journée au Texas et, pendant l’atterrissage, je me l’imagine telle qu’elle sera. Elle m’a si souvent attendue dans des aéroports. Depuis maintenant deux ans. Même cette première fois à Sacramento lorsqu’en descendant de l’ascenseur j’ai vu cette étrangère en imperméable qui m’attendait en bas. Avec un petit bouquet de fleurs, ce qui m’a à la fois surprise et un peu gênée. Combien de fois en a-t-elle parlé de cet escalier mécanique et raconté aux gens qu’elle s’attendait à voir débarquer une femme redoutable, terrible, brandissant des écriteaux. Mais que j’étais petite, au contraire, et douce, et que je portais une robe longue sous une cape. Cette cape, cette robe, étaient presque des objets de vénération lorsqu’elle les nommait ainsi en répétant combien elle m’aimait, combien dès cet instant… Je me souviens de cela en rentrant du Texas après ma conférence et la nuit passée là-bas, je me souviens de tout. San Francisco s’étale au-dessous de moi dans sa gloire. Et j’évoque encore un autre atterrissage il y a deux ans, alors que je revenais d’un voyage en Angleterre et que j’étais si follement amoureuse d’elle, nous venions de vivre notre première longue séparation et, pendant que l’avion tournait au-dessus de San Francisco, je me prenais pour Dante : je serais un poète, exilé dans une ville plus belle que Florence. Et elle serait là en train de m’attendre. L’euphorie de cette journée. Et puis pendant l’été la dépression nerveuse, et l’automne passé loin l’une de l’autre, en étrangères, la rupture
avec Fumio en hiver, le retour au printemps pour vivre de nouveau avec elle. Échardes du passé, si aiguës parce qu’alors est tellement mieux qu’à présent. Me rappeler la Sita d’à présent, c’est évoquer une douleur sourde, la nouvelle distance impossible à vaincre. Penser qu’elle ne sera pas jolie. Que je me demanderai encore une fois pourquoi je l’aime. Avant de retomber dans ce visage, de le rendre beau, nécessaire, au bout de quelques instants seulement, après les premières salutations presque embarrassantes, les embrassades sous les yeux des autres. Elle sera là et elle aura l’air d’une vieille, avec cet imperméable, ces lunettes aliénantes semblables à des boucliers, son attitude gauche, tendue. Sita, celle que je distingue parmi toutes les autres. Celle que je trouve toujours, au premier regard, étrange, peu sympathique. Je ne suis pas fière d’elle, c’est à peine si je peux me la représenter en imagination. Et puis la voici qui me tombe dessus. Belle aussitôt, redevenue le centre de mon univers, et moi je suis un satellite ou un enfant qui la suit, accrochée à ses basques, vers le lieu où l’on récupère les bagages. Déjà noyée dans son visage, les yeux tournés vers les siens, affamée, totalement convaincue. Mais pas encore. Je suis toujours un individu distinct sur mon siège. Qu’est-ce que je fais ici, dans l’ouest, à l’approche de San Francisco ? Pourquoi l’Ouest ? Alors que je suis une artiste newyorkaise. Pourquoi poursuivre cette histoire qui est déjà terminée ? En le sachant. Après un jour et une nuit seulement au Texas pour y réfléchir. Pour me dire que le temps de l’amour est passé, du moins la portion de ce temps qui était créatrice, qui m’apportait quelque chose de neuf. Comme si c’était une ligne sur un graphique, un bout de tissu, un motif sur une étoffe, limité, mesurant un certain nombre de centimètres. Et maintenant ? Le contrecoup, la dépendance, l’habitude, la peur de ce qui s’achève. De tout ce qui s’achève. Du temps qui me contemple fixement, de ma quarantième année qui regarde vers la mort. Hier soir je me suis endormie dans une chambre de motel, la télévision allumée. J’ai passé des heures et d’autres encore ce matin devant une coiffeuse et un miroir à regarder en face mon échec et ma vie que je suis en train de gaspiller. Des heures devant des miroirs et sous des douches à décider que je deviens trop grosse, que je ne travaille pas assez, que ma vie n’a aucun but, que je dépense trop d’argent. Si seulement j’avais un job, une activité, une utilité quelconque. Rideaux du motel, couvre-lit du motel, vue du motel sur Dallas, ville de granite. Le voyage et la distance ne m’ont pas facilité les choses, ils n’ont fait que me placer dans une situation plus commode pour m’aider à découvrir, à évaluer, à admettre en fin de compte que je suis paumée. J’ai perdu la foi. Renoncer et retourner à l’enseignement ? Pourrais-je même obtenir un poste ? Cet après-midi j’observais une femme qui, elle, en avait un : déjeuner bien poli dans l’appartement d’une étudiante, le professeur sur le divan décrivant sa carrière, sa promotion, ses années de service. Et, plus tôt, dans son grandiose bureau, je regardais les jeunes s’attrouper pour se rendre à leur cours, spectacle familier de ces silhouettes qui traversent les pelouses, bruits dans les couloirs, visages ardents levés vers vous dans les salles de classe. Animation électrique des gens, des échanges, de la jeunesse. Quand je pense que l’enseignement est devenu à mes yeux une vie d’action ! Il faut avoir écrit et vécu seule pour y croire, pour envier cette existence, pour couver d’un œil affamé ces corps d’étudiants sur la pelouse. Sita me surprend en m’apparaissant vêtue de son vison. Avec une robe et de hauts talons. Ses personnalités multiples me sidèrent toujours. M’intriguent, me captivent. Elle est, en fait, toutes les femmes que je n’ai jamais été : épouse, mère, mondaine, administratrice, élégante, toutes les facettes d’une féminité qu’appartenant seulement au sexe féminin je n’englobe pas. Quelqu’un qui est capable de porter un vison, qui a vécu en banlieue, a possédé une Mercedes qu’elle appelait la rançon de ses douze ans de mariage. Je la taquine en qualifiant son vison de « prérévolutionnaire ». Elle débarque tout droit d’un déjeuner en ville avec des bureaucrates aux opinions réactionnaires qu’il fallait impressionner grâce à ce vison. « Comment ça va à la maison ? » « Martin est venu hier et on a discuté. Paul et Valérie ont fait le voyage de Marin pour se réconcilier avec Pia. » Je retiens mon souffle, l’œil fixé sur la route, confiée à ses mains expertes. « Ils vont revenir ? » « Oh non, ils sont partis pour de bon. Mais on a pu au moins en parler. » Avec quelle facilité, quelle sérénité et quelle philosophie elle accepte cela. L’effondrement de son projet préféré, de sa grande espérance. Voir tous ses enfants vivre avec elle. Je n’étais rien comparée à cela. Et voilà Dan exilé. Paul et Valérie qui désertent. Emily qu’on expédie demain dans l’Oregon. Comme la maison s’est rapidement vidée. Elle analyse les combattants : l’entêtement de Pia, qui ne veut même pas présenter ses excuses, l’immaturité de Valérie ; leur bagarre qui a Paul pour enjeu. « C’est Martin qui l’a formulé à haute voix, il m’a énormément impressionnée, il lui a sorti ça en pleine figure, à Pia, que lorsqu’un homme prend une compagne, ça passe avant sa famille. » L’héroïsme et les résonances bibliques de cette déclaration m’amusent. Et aussi l’impression qu’elle fait à Sita. Laquelle ne voit pas l’ironie de notre situation ni avec quelle fermeté elle fait passer sa famille avant moi ; qui ne suis pas une compagne au sens où Martin l’entend, sens honoré par la tradition, mais simplement une espèce d’eunuque assez gênante devant les conventions sacrées de la société hétérosexuelle, une amante invisible en quelque sorte, sans statut social. Cela je ne peux pas le lui dire ni faire de commentaires sur Pia, sur Valérie ou sur quiconque. Ça ne me regarde pas. Défilent les kilomètres, le pont, les lumières de Berkeley. Le problème est le même
qu’avant mon départ : je n’ai rien à dire. Ou alors j’aurais trop de choses à dire, trop de choses qui sont indicibles. Ces moments précieux de solitude avec elle et ne pas savoir qu’en faire. À l’intérieur c’est toujours ce silence morne et incompétent. Je me laisse aller en arrière sur les coussins. Des coussins que nous avions commandés pour l’appartement de Derby Street les premiers mois à Berkeley, lorsque je jouais les décoratrices pour elle, et elle m’appelait son « petit pédé new-yorkais », la plaisanterie m’enchantait, je trouvais exaltant de lui arranger un appartement. Finie la caravane de Chiquita la gitane, c’est la comtesse qui allait émerger dans son univers à elle, elle aurait une peau d’ours polaire pour faire l’amour devant la cheminée, et tout le toutim. Une autre époque. À présent le seul fait de passer près de Derby Street en voiture quand je traverse Berkeley m’est pénible. La voici assise dans le fauteuil à bascule orné d’un anti-macassar, l’un des éléments de décor à la gitane qu’elle a acquise depuis. Pia, étalée sur le divan, regarde Emily fabriquer les valentines, qui sont les dernières réalités sur lesquelles elle ait encore prise dans cette maison : elle doit les donner demain à l’école puisque ce sera son dernier jour de classe. La conversation est décousue, fragmentée par les coups de téléphone de Pia. Doitelle aller à cette soirée tout à l’heure ? Ou bien préparer le voyage d’Emily, appeler Martin au sujet du billet d’avion, aider Sita à faire son rapport sur la conférence d’aujourd’hui ? Je m’ennuie. Presque au point d’en avoir mal à la tête. Je contemple mon martini. Pourquoi suis-je revenue ? Sita va faire chauffer une soupe de poisson. Au bout d’un moment je la rejoins à la table de la salle à manger. « Campbell’s. Ça n’a aucun goût. » Je me penche par-dessus elle pour y goûter, le bras posé sur le bord de la table. En baissant les yeux, je vois ma montre en or, cadran tourné vers le haut, sur mon poignet. Surprise une seconde plus tard de sentir ses doigts me caresser l’avant-bras. Étrange que ce geste me soit si excitant, que cette petite déclaration ait pour moi tant de pouvoir. Après-demain nous partons pour Mendocino passer un long week-end. Elle m’a dit en rentrant de l’aéroport que cette fois c’était définitif, ce serait son dernier week-end libre jusqu’en avril. Les cours commencent lundi ; elle-même en donne un à San Francisco le lundi soir. Et chaque week-end jusqu’en avril il y a une conférence, une session spéciale, quelque chose. Nous sommes encore en janvier. J’écoute, furieuse. La façon dont elle m’annonce ça, ce ton satisfait, presque suffisant, presque sadique.
En route pour Mendocino. Sous une pluie battante, et que ce voyage se passe sous la pluie, semble en quelque sorte normal. Des repères : la conserverie avec son panneau en lettres majuscules, BŒUFS NOURRIS SCIENTIFIQUEMENT, et l’immense tête bovine peinte le long du toit quand on quitte Berkeley. Les détritus industriels de Richmond, et ensuite ce sont les collines qui commencent. Nous nous cantonnons dans un silence embarrassant. Mais dans les collines, au milieu des premiers séquoias, elle m’a posé une question effrayante : « Où en es-tu maintenant de ta vie ? » Je n’ai pas pu répondre, horrifiée que j’étais à l’idée de faire l’addition : la série de défaites, la dépression nerveuse, la séparation et maintenant ceci. Elle a répondu pour son propre compte. Dorénavant Martin allait s’occuper de ses affaires. L’aider à régler ses dettes et à faire des économies. « J’ai toujours été imprévoyante, quand j’ai de l’argent je le dépense. Mais je commence à me rendre compte que je vais prendre de l’âge. » Je la vois vieille et je me fais du souci. Je me vois vieille, et je désespère. L’âge, la mort sont maintenant pour moi de continuels sujets d’anxiété ; ça n’a rien à voir avec l’époque des suicides, où la mort était quelque chose de réel, quelque chose qu’on pouvait choisir et s’imposer si on en avait le courage. À présent, la mort est aux aguets, elle mettra un temps fou pour venir, mais elle viendra un jour, c’est une certitude. J’ai passé quarante années de ma vie convaincue que je vivrais éternellement. Pour découvrir à quarante ans que j’allais mourir et, depuis, attendre. C’est stupide, irréaliste, je passe mon temps à me le répéter. Mais il n’y a rien d’autre à espérer, rien d’autre à prévoir. Mon art est trop fort pour moi et me fuit, l’amour et le réconfort d’avoir quelqu’un avec soi pour traverser le temps et l’âge m’ont échappé deux fois, d’abord avec Fumio et maintenant avec elle. Rien n’est sûr, je n’ai devant moi que la solitude. L’art ne suffit pas dans la vie et le mien m’abandonne. Manger seule dans un atelier du Bowery, rentrer seule le soir dans cette rue vicieuse. Où irai-je quand je serai vieille ? Elle continue à parler à côté de moi, à programmer sa vie, à la prendre en charge avec résolution. « Martin va peut-être acheter ce bout de terrain dont il parle toujours à Napa. Et c’est là que nous finirons tous. Même sa nouvelle femme, Laura. » J’hésite à grimper sur le porte-bagages ; j’imagine une pastorale à partager de force avec les gosses et qui sait combien de nouveaux amants. Bien qu’elle m’ait demandé de lui parler, d’être franche et ouverte, c’est impossible. Je suis la proie du mutisme. Et de la peur… si elle avait la moindre idée de mon désespoir, elle ne me poserait pas la question. Ce spectacle lui donnerait la nausée. Tout ça est obscène. Non seulement j’ai placé en elle d’injustes espoirs, j’ai fait d’elle ma raison de vivre – ce qui est impardonnable – mais j’ai épuisé mes autres ressources, ma personnalité est en faillite. L’artiste sans travail est nu, affamé, terrorisé. Nous, artistes, nous ne vivons pas seulement pour vivre comme elle le fait – et combien je lui envie cela – mais dans un autre but qui nous dépasse. Simples instruments de ce but, nous devenons cadavres quand il nous fait défaut, nous serions aussi bien morts. Et même nous avons l’impression que nous méritons de mourir. En aspirant au suicide, je ne faisais que m’appliquer cette sentence. Je ne sais même pas comment je vais vivre le temps qui me reste. Je n’ai assez d’argent que pour trois ans et après ça, il n’y en aura pas d’autres. Alors quoi ? Enseigner ? C’est risqué, je suis trop vieille pour les règlements, trop subversive, j’ai trop longtemps échappé à leur harnais. Il n’y a pas de postes en ce moment et si j’aime l’enseignement, je le déteste en même temps : ce collier autour du cou, ces obligations qui séparent du travail personnel. Devenir un vieux professeur ? Alors que j’avais de si grands espoirs ? Livres, sculptures, dessins. Les séquoias défilent et j’ai envie de hurler que je suis stérile, finie. Il faut que quelque chose aille de travers pour éprouver tant de désespoir au milieu de tant de beauté. Il y a quelques centimètres de neige sur la route quand nous passons le col. Elle parle de revenir sur nos pas, et je la taquine, je fais mine de blaguer pour qu’elle se sente mise au défi de poursuivre. La route plonge de nouveau au milieu des grands arbres mystérieux. Nous avons échappé au danger, nous arriverons là-bas. Et notre hôte, un gnome nommé Quigley, a tout préparé dans notre cabine, même un feu dans la cheminée. De grandes fenêtres qui donnent sur une longue pelouse, un bout de grand-route et puis l’océan formidable et les rochers. La pluie, toujours la pluie, mais tant pis, nous ne pourrions mieux faire, voici notre nid, notre palais, notre bonheur. Nous avons du champagne et du fromage et des noix, une tablée de hors-d’œuvre. Ça va être merveilleux, magique, ce sera l’un des grands week-ends de notre vie. Mendocino – déjà ce nom me plante ses griffes dans la peau, je sais que je me souviendrai toujours de ces lieux, que j’y sois heureuse ou misérable, que j’en garderai la joie dans ma mémoire des années et des années jusque dans la mort. Que je me rappellerai ces deux brèves journées qu’elle va me donner, ce paysage, ces montagnes, ces rochers et cet océan, cette petite ville balnéaire partagée entre les artistes et les touristes, et même ce motel ridicule, mais magnifiquement situé. Chaque cacahuète sur la table, chaque gorgée de champagne, chaque regard de ces yeux, qui enfin me regardent et me voient, moi qui me perds dans leur brune profondeur et dans leur puissance quand elle les ouvre sur moi.
Nous jetons un coup d’œil du côté de la pelouse et c’est l’étonnement. Trois cerfs. Déjà leur dernier mouvement touche à sa conclusion au moment même où nous les voyons. Les voici immobiles. Chacun à sa place. Chacun dans la paix du silence. Qui nous regardent. Sans bouger. Trois cerfs. Et puis elle et moi. Nous sommes cinq au monde. Avec la mer. Ces trois animaux étranges sur l’herbe, impassibles et magiques, qui écoutent la tête haute dans la mélancolie naissante du soir. Nous les regardons jusqu’à ce que nous ne les distinguions plus qu’à peine. Des voitures passent sur la route, mais les cerfs ne se retournent pas, ne s’enfuient pas, de temps en temps ils baissent la tête pour brouter, ils se perdent l’un après l’autre dans l’obscurité qui vient, puis se retrouvent. Ces trois créatures sont notre présage, notre événement surnaturel, le miracle qui nous est donné. Et nous les connaissons pour tels, toutes les deux, nous savons que leur apparition désigne un moment, le bénit, l’immobilise et le brandit. Puis c’est la nuit. Et nous faisons l’amour. Avec des gestes longs et lents, et vite et brûlant et dur, je la prends avec douceur, elle me prend avec violence, le moment tant attendu arrive enfin et il est parfait. Nous sommes entières et redevenues un tout, une dans l’individualité unique de nous, chacune dépassant un instant son moi personnel pour atteindre un lieu qui se situe au-delà de la raison et même finalement au-delà de la conscience dans une paix lointaine et provisoire. Sa chair si tiède et délicate, si fragile et aromatique, lisse et brune et dorée, si indiciblement chérie de moi qui m’y consume, la vois aussi nettement les yeux fermés qu’ouverts, la touche avec une précision aussi infaillible de mémoire qu’avec les mains, moi qui concentre toute la passion du monde dans le bout de mes doigts, qui la pénètre en sachant qu’elle me désire et s’est ouverte pour moi, qu’elle m’a rendu le chemin liquide et sans obstacle, qu’elle a faim de ma langue qui a soif d’elle et qui la boit, qui la dévore et n’en finit pas, qui dévore ce bourgeon jadis déchiré, saccagé (ces hommes qui l’ont violée, le désert) – « il a fallu me recoudre le clitoris », me disait-elle sauvagement cette première fois et, m’avertissant avec élégance : « tu vas me trouver quelque peu abîmée » – et cette terrible blessure me le rend encore plus précieux et plus cher, éveille en moi la compassion la plus attentive, la douceur la plus révérente, me pousse à la passion la plus extrême, car je veux la noyer de douceur, racheter, compenser, guérir, effacer les plaies, les blessures, toutes les blessures de votre vie, madame, vous la plus chérie, la plus belle et la plus maltraitée de toutes les femmes, toi qui maintenant m’appartiens entièrement, qui est totalement à moi en cet instant où je jouis en même temps que tu jouis, sous la seule impulsion de mon amour pour toi. Et elle s’endort. Je reste silencieuse, sentinelle qui garde son repos, qui la protège. Je lis, j’écris, je bricole. Les heures passent et elle ne se réveille toujours pas. Il est temps de dîner. Il commence à faire froid dans la chambre. Le feu s’est éteint. J’essaie de le rallumer. Ce n’est pas facile dans le noir et je n’ose pas appuyer sur l’interrupteur. Impossible de ranimer le feu ; la pluie tombe. L’euphorie se change en bien-être et enfin en ennui. Elle m’a quittée, elle a fui dans le sommeil, elle est pour moi aussi lointaine que pendant ces heures qui ont précédé le moment où je l’ai prise. Ce n’est pas gai pour un jour de congé que de rester assise, seule, dans une pièce froide et sombre. Je pourrais la réveiller, mais ça ne serait pas gentil. J’essaie encore de lire et je n’arrive pas à me concentrer, le livre me paraît ennuyeux au bout de dix pages. La déception s’installe : tout a été si bref, un instant de bonheur pour des heures d’attente. Cette pluie qui ne cesse de tomber, cette pièce préparée pour un festin qui n’a pas lieu, ou qui a bien eu lieu, mais l’espace de quelques secondes et qui est fini maintenant, quoique tout l’apparat subsiste et que moi, l’invitée solitaire, j’attende toujours une fête. Je n’avais aucune envie d’acheter un poster de Mendocino. Certes elle était belle, obsédante cette photographie brouillée d’un paysage d’autrefois, océan et villas en planches de l’été, qui me rappelait Provincetown à l’autre bout du monde. Je savais déjà en le voyant que je le suspendrais dans mon atelier, après l’avoir absurdement trimballé à travers tout un continent, que je l’accrocherais là, près d’une porte, ou dans la cuisine, dans un endroit où je le verrais tout le temps, où il me contemplerait à chaque instant pendant le reste de ma vie, et me rappellerait impitoyablement, interminablement ces moments, cette pluie lente, ce presque-bonheur, ce presque-désespoir, ces simulacres d’amantes, ces femmes qui en secret étaient amantes et se donnaient l’air d’être deux amies, et qui inspectaient la ville, les petites boutiques d’art, les galeries, feignant l’intérêt, s’ennuyant désespérément, s’intéressant désespérément aux choses, marchant bravement dans la boue vers le prochain truc à voir, l’atelier du village, la galerie au coin de la route, examinant les fours à céramique, la salle de peinture ou les bijoux en toc. Moi, je dissimule mon snobisme, mon mépris pour une grande partie de cette production. Elle, elle dissimule je ne sais quoi : son dédain, son ennui, les mille régions secrètes de son âme qu’elle me cache. Et dans une boutique au bout du chemin j’ai revu le poster. Cette fois il m’a été plus difficile de ne pas céder à mon impulsion, je n’y ai renoncé qu’avec effort. En regardant pour me passer mon envie la collection d’objets et de vieux disques du propriétaire, tout comme j’avais fait mine de m’absorber dans la contemplation des pendules, des tasses, des soucoupes en porcelaine et des tissus assortis de la vieille marchande dans la rue principale, tandis que Sita les admirait en me tenant le bras et que nous avions l’air de deux vieilles filles en adoration devant
des services de table. Et une partie d’elle-même est justement ça. La partie d’elle-même qui souhaite s’installer dans la maison de Berkeley et persiste à me rappeler de lui acheter du Minton quand je vais en Angleterre. Un personnage mineur. Non pas l’aventurière, pas même la femme patiente et accablée par les malheurs de l’existence qui étouffe un bâillement dans les magasins d’antiquités aujourd’hui. À côté de moi qui essaie, dans la boutique de ce type barbu, au comptoir couvert de bric-à-brac, d’objets rétro, qui essaie de ne pas regarder ce poster, cette photo, là derrière ma tête, qui me hante. Non, pas de souvenirs. Cette histoire va se terminer et je ne me laisserai pas torturer par une photo. Si elle ne se termine pas, je n’aurai pas besoin d’une photo pour me souvenir. Mais parce qu’elle se terminera, sinon maintenant, en tout cas un jour, il serait suicidaire d’acheter cette foutue photo. Elle n’a aucune idée de ce qui se passe dans ma tête. Pour elle, je m’intéresse à un poster, et me voilà tout à coup ambivalente, hésitante, à propos d’un objet qui ne coûte que deux dollars et ne peut avoir de toute façon aucune importance. Mais si je l’achetais, à chaque été de ma vie il se souviendrait de moi, il me détruirait. Et les hivers ? Ne pense même pas aux hivers. Si je l’accrochais dans mon atelier, au troisième étage ? Il m’interdirait de peindre, m’emplirait de regret, de désespoir et de haine pour moi-même chaque fois que je le regarderais. Non, bon Dieu, pas cette saloperie de poster. Alors, sans rien dire, et en ne montrant que mon moi tranquille, futile, inefficace, je m’en vais avec elle. Les repas. Les repas sont un problème. Hier soir, quand elle s’est enfin réveillée, nous sommes allées manger des fruits de mer dans un petit bistrot que nous avons découvert sous une pluie battante ; la voiture ne surnageait plus qu’à peine lorsque l’enseigne au néon est miraculeusement apparue au bord de la grand-route : auberge authentique, poisson frais, planchers couverts de sciure, évocateurs de Provincetown et de ses étés. Mais le repas rendu sinistre par notre silence, notre torpeur, le romanesque feint de nos rapports, notre mauvaise imitation d’un climat de vacances excitantes. Et ce matin, au petit déjeuner, que nous avons pris dans le pub le plus pittoresque – plein de barbes et d’imperméables et de citadins « cool » montrant une indifférence délibérément glaciale, des fleurs cousues sur leurs jeans, tous jeunes et « bip » à un point alarmant – au petit déjeuner nous avons lu les journaux dans un silence funèbre qui me serrait le cœur. Finalement elle se réchauffe un peu et me lit le journal de Mendocino : le fils Wilson est rentré du Vietnam, le frère et la belle-sœur des Gregory arrivent de l’Oklahoma en visite, Mme Franklin a heurté M. Franklin en sortant la voiture du garage, elle lui a fracturé l’épaule et six côtes. Puis viennent des anecdotes sur sa vie dans le petit journal de Folsom quand elle a recommencé à travailler, au sortir de sa période banlieusarde ; celle d’une bataille qu’elle a remportée sur le maire. Elle la raconte en jouant tantôt les durs, tantôt les personnages pathétiques, fantasques ou vindicatifs. « J’aimerais tant m’installer ici et travailler pour un petit canard comme celui-là. » Puis la voilà lyrique, sentimentale, rurale, pastorale, aventureuse… alors qu’elle portait encore il y a quelques instants le vison de dix ans avant, quand elle venait de prendre un homme assez riche pour être propriétaire d’un avion privé et s’écraser avec. Elle rêve à ce que serait l’existence ici : une paire de baskets, un jean, une petite baraque, c’est tout ce dont on a besoin, en réalité. « San Francisco, la ville, ça ne te manquerait pas ? » « On peut y aller quand on veut, ce n’est pas loin. » « Quatre heures de route. » « Une paille, on n’en aurait même pas envie. » Je regarde autour de moi ces créatures en uniforme rural de communautés hippies, les journaux étalés sur chaque table. Non. Une baraque en planches au bout d’un chemin de terre, une voiture toujours en panne, un toit qui fuit. Non. Pourtant, à écouter ses rhapsodies sur l’océan, je me laisse à moitié hypnotiser. J’aimerais l’avoir pour moi toute seule ici. Non, je deviendrais dingue. Les repas. Maintenant le plus grand, celui du samedi soir, le dîner prévu et programmé, pour lequel on s’habille. Mais nous nous apercevons trop tard que nous avons suivi un mauvais conseil. Quigley mériterait d’être étranglé pour nous avoir recommandé cette vulgarité. Lourde prétention germanique, compliments du propriétaire, quant au reste c’est du toc américain à son pire. Jusqu’aux fougères en plastique. Nous échangeons une grimace. Mais il est déjà trop tard, le garçon nous a prises en main. Même alors je serais partisan de protester, d’inventer une urgence, les lumières de la voiture oubliées, n’importe quoi pour sortir d’ici. À condition qu’elle me soutienne. Elle s’incline au contraire avec philosophie, elle accepte. Le repas n’est pas pour elle la cérémonie qu’il représente pour moi, la crise, le sacrement. Simplement un moment à passer. Morne, sans étincelle, chacune de nous deux essayant de retrouver son tonus. J’oscille entre les larmes de déception, refoulées, et de sportifs efforts pour faire de l’humour, trouver le meilleur vin. Il y a même un résidu de colère sous le désespoir, le ressentiment contre ce gaspillage, j’irais jusqu’à dire la haine. Les repas étaient de telles fêtes autrefois. Et puis voilà qu’elle me désarme en achetant une pommade dans un magasin sur le chemin du retour, elle va me frotter cette épaule qui me fait mal, me masser le dos. D’abord un petit verre mélancolique dans les sous-sols de l’hôtel où un adolescent nerveux joue presque bien sur sa guitare un blues très difficile. « Il était complètement défoncé aux amphétamines, tu ne t’en es pas rendu compte ? » déclare-t-elle en montant l’escalier. Sa science des choses de ce monde, son air blasé, presque cynique me stupéfient pour la énième fois. Puis c’est le réconfort de son
massage, la tendresse avec laquelle elle me dit et me répète quel plaisir elle prend à s’occuper de moi, à me soigner, à me toucher, à faire en sorte que je me sente bien. « Même ça, c’est une façon de faire l’amour », dit-elle, la voix unie et liquide comme une caresse, comme la chair de son corps, comme la chair de ses mains qui pétrissent mes muscles douloureux. Je me rends compte au moment où elle s’endort que c’était un substitut de l’amour, une manière de l’éviter, de se dérober sans avoir à refuser vraiment, ruse et technique que je connais comme toutes les autres femmes, tactique qui nous est familière à toutes, que nous trouvons utile avec les hommes. Humiliation et surprise de m’apercevoir qu’elle vient de s’en servir contre moi. Je la regarde dormir. En pensant à toutes les femmes qu’elle est, en les connaissant toutes, les aimant et n’ayant plus depuis longtemps la moindre intention de faire passer en jugement la survivante, l’allumeuse, la comtesse, la menteuse et la femme d’honneur, l’animal pris au piège et la fière beauté. Quand elle parle de son passé, c’est toujours des amants qu’elle a quittés – à contrecœur, mais par nécessité – pour ne pas avoir à supporter leurs méfaits. Ce comportement m’est présenté comme un avertissement tacite. « Mes magnifiques sorties », dit-elle. « Je fais toujours de très belles sorties. » Tête haut dressée, moitié pastiche, moitié mélodrame. Comme si sa vie entière était affaire de beaux départs : savoir s’en aller la première parce qu’il le faut, sauver la face parce que l’orgueil est ce qu’il y a de plus important, en définitive, la seule chose qui compte. Hormis les petites plaisanteries presque vulgaires qu’elle se permet à l’occasion sur la « classe », sur « les gens qui en ont », et ses allusions rares, obliques, satiriques à sa naissance, cet orgueil fanatique est la seule preuve qu’elle y croit encore. Et même le « nous » dans cette phrase qu’elle affectionne « par-dessus tout nous sommes des gens fiers » est indistinct : tantôt latin, tantôt immigrant que les autres foulent aux pieds. Ce pourrait être aussi le « nous » de majesté d’une Sita aristocratique, dressée de toute sa taille, tête et cou de cygne, quand elle vogue royalement à distance de quelque simple mortel américain. Moi aussi autrefois je prenais ces gens-là pour des rustres, je les savais indignes, je souriais avec soulagement en me disant qu’avec moi au moins elle était appréciée, traitée selon ses mérites, inscrite dans une relation passionnée et permanente, juste et immuable. J’ai le cœur serré en me remémorant ma folie maintenant que je suis devenue cette femme nue dans une chambre de motel, banale, ordinaire, abandonnée. Le passé comme une splendeur perdue qui m’assaille, dont le souvenir même est amer. Sacramento et puis Berkeley et Derby Street, la chambre que je lui avais faite et qui ressemblait à une houppette lavande, le grand tapis de fourrure blanche, le lit aromatique et infini semblable à un sein blanc, cette pièce au parfum de sensualité. Les petits déjeuners qu’elle m’apportait au lit, la joie qu’elle avait à me servir, et moi je lui rendais tout aussi joyeusement la pareille en faisant la vaisselle et le ménage pendant qu’elle était au travail, les après-midi que je passais là à préparer mes cours. Longs après-midi merveilleux, coups d’œil sur la baie entre deux paragraphes, après-midi trop parfaits pour supporter d’être évoqués. Le jour où elle est rentrée déjeuner et réclamer « une sieste crapuleuse » : sa grivoiserie espiègle, ironique. Ça nous amusait, nous pouvions nous permettre ces jeux, ces parodies, notre passion était assez sûre pour parcourir la gamme des émotions inférieures. Et ces termes m’excitaient, comme m’avait excitée un jour, bien plus tôt, cette phrase prononcée presque à propos de rien, alors qu’elle était au volant de sa voiture : « J’espère que tu comprendras, les gros mots au lit, ça me plaît vraiment. » Je me suis retournée et je l’ai regardée, cette femme super-élégante au volant de sa Mercedes, la dernière personne au monde que l’on aurait pu croire lesbienne, cette femme qui était si récemment et si tumultueusement devenue mon amante, et qui me faisait cette déclaration audacieuse en plein milieu de la circulation dans les rues de Sacramento. Puis, dans la maison de Derby Street, me réclamant « une sieste crapuleuse » avec la sérénité d’un homme d’affaires qui s’amuse pendant l’heure du déjeuner avec une playgirl de la Cinquante-Septième rue. Je m’imaginais dans ce rôle et j’adorais ça. Comme j’adorais le spectacle de son long corps mince et brun quand elle montait dans le lit ou en sortait pour aller prendre sa douche ou se diriger vers la penderie sur le palier, pièce qui a disparu à présent, mais dont je garde un souvenir aigu : ses perles, son trésor de soie et d’odeurs, la voir là dans le noir, puis encadrée sur le seuil, pour un dernier trait d’humour, un dernier baiser soufflé du bout des doigts, ses épaules ravissantes, la longue ligne de son dos, la regarder tourner le coin d’une porte. Comme une litanie, les lieux que nous avons connus ensemble : Sacramento, son appartement et le mien, Derby Street, Indian Rock. Derby Street et le tabouret de la cuisine sur lequel je me perchais pendant qu’elle préparait le dîner. La table basse du salon où nous mangions. Le vin. Les coussins. Mais ensuite elle y a vécu avec Hank pendant les mois de ma dépression nerveuse, quand nous étions loin l’une de l’autre. Jusqu’à ce qu’elle décide qu’elle ne pouvait vraiment plus supporter sa détestable logeuse. Tire les premiers plans d’une communauté où elle vivrait avec les enfants et loue une vieille bâtisse énorme à San Francisco. La veille du jour où ils devaient s’installer, Pia et Dan se sont récusés, Hank s’est fait la malle. Et j’ai été convoquée. Elle m’a téléphoné à la ferme dans l’Est, pour me dire qu’elle était désespérée et toute seule. Pouvait-elle venir chez moi pour Noël ? Fumio me quittait. Si je ne me donnais pas la mort, je pourrais la rejoindre en Californie et tout recommencer à zéro. Elle a loué la maison d’Indian Rock et n’a
cessé de m’appeler pour me détourner du suicide, pour m’inviter à partager la demeure qu’elle préparait pour nous. Alors j’y suis allée. Petite idylle du printemps dernier. Maintenant que je l’enlace dans cette chambre de motel et que je revois Derby Street et Sita quittant le lit pour aller à la penderie dans le hall. Avec quelle élégance elle se meut dans sa nudité, franchit le seuil d’une glissade, les fruits de ses seins, leurs aréoles brunes, brun foncé, ce que j’ai en elle de plus précieux. Tout ce qui est perdu. Enfin les larmes viennent. Et s’en vont alors même que je la tiens encore dans mes bras. Au matin l’impression de désastre s’est accentuée. J’entends sa douche couler tandis qu’immobile dans le lit, toujours sous l’emprise du sexe, je la désire et n’ose pas le lui demander. Ses préparatifs : plier des vêtements, ouvrir des sacs, rassembler des objets épars. Je me rappelle le week-end à Sausalito, mais les choses sont pires à présent, plus sombres, plus malignes. Je me suis réveillée dans un sursaut de terreur, ressentant avec acuité la perte de ce cours que j’aurais dû donner, comme une mère qui pleure son enfant. C’est une chose que je n’aurai jamais, une expérience, un job, un travail et une activité qui m’ont été arrachés, irremplaçables dans un avenir par ailleurs si vide. Ce cours me fait toujours peur et en même temps j’en meurs d’envie, j’ai faim et soif de ces trente femmes. Elles me stimuleraient, me rendraient confiance en moi, m’offriraient une raison d’être. Ces personnes que je ne connaîtrai jamais à présent, je me sens veuve d’elles sans les avoir jamais rencontrées. Depuis que le cours a été annulé, j’ai reçu des coups de téléphone, des lettres, exprimant leurs regrets, leur consternation. Je les prenais au début comme des réprimandes, des reproches soulignant ce que mon comportement avait d’irresponsable, d’irrationnel : en programmant ce cours pour l’annuler ensuite, je m’étais montrée capricieuse, ridicule, incapable de prendre une décision. Et si je changeais d’avis ? Absurde, mille fois plus ridicule encore, impossible. Vraiment impossible ? Bien réveillée, j’attends avec impatience qu’elle ouvre les yeux pour lui poser la question, en la prétendant hypothétique et ainsi de suite, je me demandais seulement si l’université accepterait même d’y réfléchir, s’il était plausible qu’elle donne son autorisation, et cetera. « Bien sûr, c’est très inhabituel, mais c’est possible. Simplement, cette fois, il faut être sûre de toi, ou sinon je perdrai toute crédibilité auprès du principal et du département. » Quelle ironie, quelle douloureuse ironie dans le fait que ce job – dont je pouvais me dire autrefois que je l’avais accepté pour lui rendre service tant le salaire était minime, tant le cours lui-même nécessitait peu d’efforts – je l’aie tellement bousillé que c’est elle à présent qui me fait une faveur en me permettant de le récupérer. Eh bien tant pis, accepter cet enseignement, ce serait dix semaines avec elle, ce serait faire quelque chose de précis. Les gens me demandent : à quoi travaillez-vous en ce moment ? J’aurai enfin une réponse à leur donner. Des prévisions, des projets, un avenir projeté, programmé. Mais pourrai-je tenir le coup pendant dix semaines ? Après ça plus question de faire machine arrière, c’est un contrat d’état. Ils seraient en droit de me faire un procès si je me dérobais. Elle aurait des ennuis. Donc il faudra rester, m’engager à rester auprès des femmes qui suivront mon cours. Au fond, pourquoi pas, tu en crèves de ne rien avoir à faire, de n’avoir aucun engagement, aucun lien, de flotter dans le vide des écrits qui ne viennent pas, des manuscrits qui font du surplace, qui ne bougent pas d’une ligne, d’un paragraphe. D’accord, je vais abandonner le vieux manuscrit, me borner à enseigner, à travailler aussi sur ce ridicule carnet de notes que je trimballe avec moi et où je n’écris pratiquement jamais rien. Je vais m’en tenir à ça, à ce que je fais en ce moment, en faire une expérience, voir si j’arrive à consigner la vie telle que nous la vivons, ces moments qui s’égrènent dans la maison d’Indian Rock. Cette histoire d’amour qui se meurt. Lentement, lentement, comme une plante malade. Je vais tenter le coup, même si c’est idiot et inutile, courir ce risque qui est aussi une promesse. Mieux vaut la prendre, cette dernière chance, peut-être désespérée, que tourner les talons et retrouver New York, le vide, la solitude, le dilemme de Ruth et Dobie que je n’aime ni l’un ni l’autre et qui me sont tous deux un fardeau. Les autres, on les appelle et ils sont occupés, la nuit tombe et on se met à boire. J’ai décidé de rester, de donner ce cours, et je tremble de peur, cette indécision continuelle me tenaille comme une migraine de l’esprit. Elle est contente. Enthousiaste, non, mais heureuse, dit-elle, que j’aie pris le parti de rester, nous ne serons plus que deux dans la maison avec Pia maintenant, et à trois femmes on passera de bons moments, ça sera très agréable. Pia et nous deux, répète-t-elle, enchantée par cette idée, Pia aussi sera là. Nous avons passé une heure, assises dans le lit, à en discuter. Je me sentais encore tendue après cette décision que je venais de prendre, effrayée, paniquée même comme je le serais jusqu’à ce que tout soit résolu, que le plan de la lettre à envoyer à toutes les étudiantes soit prêt, la date du premier cours fixée, jusqu’à ce que les dés soient jetés. Alors je lui ai demandé. Humiliation de demander. C’est une chose que je n’avais, me semble-t-il, pratiquement jamais faite auparavant, que je n’avais jamais eu à faire. Il y a tant d’autres façons de demander. Mais je lui ai posé la question parce que toutes les autres méthodes avaient échoué. Et elle a répondu que non, elle n’avait pas tellement envie de faire l’amour ou de se le laisser faire, mais qu’elle me le ferait quand même si c’était ce que je désirais. Et le coup a été si rude, si blessant. Cette amabilité, cette patience, cette condescendance suave. Non. Pas question de rester couchée là
pendant qu’elle ferait son devoir. Non. Avec quelle horrible tristesse je dis merci, j’allume une cigarette, j’essaie de sauver la face, de trouver quelque chose d’insignifiant à dire. J’attends que la douche se mette à couler pour livrer mon visage à la nudité de son chagrin. En écoutant, toujours allongée sur le lit, le bruit de la douche et en regardant pour la dernière fois chacun des objets aux arêtes aiguës qui sont dans cette pièce. Les choses, les choses de notre séjour ici, les choses qui ont été nos compagnes pendant ces deux jours : la cheminée suédoise gaiement peinte en orange, les grosses allumettes fantaisies de Quigley qui n’ont jamais marché, la grande table de bois couverte de livres devant la fenêtre, la table de nos pique-niques arrosés au champagne, et l’apparition des cerfs, et les quelques revues par terre près du feu, jusqu’à ces revues qui me semblent porteuses de mauvais présages et de mélancolie. La douche s’arrête. Et c’est le moment des valises, ma hâte nerveuse, son pas résolu, son efficacité majestueuse. Les transferts rapides dans le panier d’osier qu’elle utilise pour voyager. Une activité impitoyable. Qui se poursuit et se poursuit tandis que je nous regarde partir, franchir le seuil, comme une bobine de film qu’on projetterait et projetterait encore, je me vois me retourner sur le pas de la porte pour regarder le lit. Ce lit, je le reconnaîtrais toute ma vie, je le verrais au-delà de la mort : ce lit et cette pièce. Ce lit qui disparaît derrière une porte close tandis que mon corps la suit docilement jusqu’à la voiture et y monte, mais mon esprit, ce traître, s’attarde derrière, seul, isolé, et mes yeux regardent ce lit qui demeure là, qui demeure. Alors même que je m’arrête et descends de voiture pour payer à Quigley sa note démesurément gonflée, Sita mentionnant à cet instant seulement qu’elle n’a pas apporté d’argent, elle s’est fait depuis peu une habitude de me laisser payer puisqu’elle n’en a pas les moyens en réalité et si je veux qu’elle sorte avec moi, ce sera à mes frais. Quigley au milieu de son bric-à-brac assommant – registres, souvenirs, calendriers panoramiques – toujours aussi gaillard cependant, et moi qui lui fais du charme, à ce petit bonhomme, qui vais jusqu’à lui demander une carte, « pour le cas où je reviendrais », où je voudrais le recommander à mes amis, et cetera. Parce qu’il me faut, il me faut, une preuve matérielle que ce lieu existe, et même le témoignage de son nom ridicule et impossible, Oceanspray Lodge, et cette carte je la prends comme une relique, je la range dans mon portefeuille, le mauvais goût de son dessin et de sa couleur m’est précieux, car c’est tout ce qui me reste. Nous passons devant la pelouse où les cerfs se sont posés et ont disparu. Nouvel arrêt juste avant la route parce que nous avions apporté un appareil photo et que nous ne nous en sommes pas servis. Elle accepte pour m’être agréable et je fais semblant d’apprendre à utiliser son appareil, un Rolleiflex à lentille dont je n’ai pas l’habitude et que je ne tarde pas à prendre en grippe. À New York je m’étais exercée avec le Nikon de Ruth, je commençais à m’en tirer assez bien, et voilà longtemps que j’avais envie de photographier Sita. De la prendre en gros plan, de faire des études intimes de son visage après l’amour, sachant que je parviendrais à la saisir, à la révéler, à capter la profondeur de sa beauté, de sa peine, son intelligence et son humour. J’ai dessiné son corps je ne sais combien de fois au cours des années et c’est à peine si j’en approche encore. Ce ne sont qu’échecs, caricatures, approximations maladroites, à quelques exceptions près… mais une photo, pensais-je, si je la prenais en photo, sérieusement, en artiste, si j’y apportais toute la concentration et la passion de l’art, et cela en la connaissant comme je la connais, avec cette plénitude, cette minutieuse attention, cette révérence, cette tendresse pour sa grande beauté si souvent cachée. Alors je la posséderais. Je la posséderais d’une façon certaine et parfaite. Elle serait là même absente, elle resterait semblable quand elle aurait changé, elle serait quelque chose que j’aurais découvert, mis au jour, poli, débarrassé d’un souffle de toute impureté, adoré, porté jusqu’à la perfection intemporelle. Mais elle se comporte en femme qui s’ennuie et s’impatiente, accoudée à un poteau, tandis que moi je suis l’idiote incompétente qui se plaint de ne pas arriver à régler ce foutu, appareil. « C’est la chose la plus simple du monde », déclare-t-elle. Toutes ces photos splendides que je voudrais faire de vous, madame, et me voici dans la peau d’une imbécile incapable de manier votre appareil. La petite pluie fine tombe toujours. Sita est un objet de bois, gauche dans son lourd manteau. Ce n’est pas la pose que je souhaitais, ni le lieu ni l’ambiance ni l’image. Je prends encore un instantané dépourvu d’intérêt et nous partons. La houle des séquoias devant nous. Elle me raconte l’histoire de son deuxième mariage, une longue longue histoire qui dure presque jusqu’à l’arrivée. J’écoute, en essayant d’inscrire dans ma mémoire chaque détail, d’apprendre Sita, de l’apprendre par cœur. Ben, le pilote, celui que je connais le moins, et je me souviens que cette histoire, elle me l’a racontée une première fois pendant que nous dînions un soir dans un vieil hôtel au pays de l’or, et je me rappelle que je retenais mon souffle en l’écoutant, en découvrant la vie qu’elle avait eue, la femme qu’elle était et que je ne serais jamais. C’est à cela que je pense en l’entendant me redire cette même histoire, mais plus en détail, avec plus de complexité et d’ambiguïté. Comment il lui est apparu, jeune dieu aux cheveux blonds descendant d’une Buick décapotable, resplendissant dans son uniforme, « un coup du tonnerre », dit-elle avec une pointe d’ironie nostalgique qui jette son ombre sur le raté qu’il est devenu par la suite. Mais ce n’est pas encore ça, c’est toujours l’époque des verres au club des officiers, des dîners et des danses dans le décor d’une petite ville du sud, des nuits
brûlantes, de l’appartement bon marché et de la camarade de chambre, une serveuse originaire de l’Alabama qui aidait à payer le loyer, le job ennuyeux et détesté au service du crédit de la compagnie des eaux, Pia à élever, les provisions à trimballer, les soirs où on est trop fatigué pour aller au cinéma. La camarade de chambre, elle, fréquentait le club des officiers pour voir ce qu’elle pourrait y trouver. Sita, coincée chez elle, discrète, bien élevée, ne sachant encore que penser de ce pays, se laisse un jour persuader de l’accompagner. Et il était là : superbe, étincelant. Il lui a offert un verre. Il avait une maîtresse, qu’il a laissé tomber. Mais pas pour se jeter sur elle : il la courtisait en gentleman, avec des fleurs et cette voiture et les bals au club des officiers, et les gardénias qui transformaient les rues poussiéreuses en quelque chose de miraculeux, car les hommes, n’est-ce pas, les hommes, ces étrangers romantiques qui s’élancent à la rescousse, c’est le moyen de s’en sortir. « Pia est partie faire un camp. Il est resté et m’a demandée en mariage. Mais nous n’avions pas encore fait l’amour. Si j’avais su… mais comment aurais-je pu deviner que, les trois quarts du temps, il était impuissant ? Les premiers jours de notre mariage, j’avais envie de lui, envie de lui à en avoir mal. Je n’avais jamais désiré Gil, ma sexualité commençait seulement à s’éveiller, et cette envie que j’avais de Ben me tenaillait comme une fièvre. » Les séquoias s’espacent, nous les perdons. « Et cette descente. Je ne me rendais même pas compte qu’il buvait tant, ou qu’il buvait plus que n’importe qui d’autre, je ne m’en étais tout simplement jamais aperçu. Il n’avait jamais l’air ivre. Mais, après l’avoir épousé, je me suis rendu compte qu’il ouvrait une canette de bière dès qu’il sortait de son lit le matin. J’ai fait des efforts pour ce mariage, beaucoup d’efforts. Je l’aimais tellement. C’était la seconde fois et je ne voulais pas d’un nouvel échec. Et puis à l’époque nous avions un enfant, Paul. » Le lent déclin de Ben, à ses yeux, aux yeux du monde. « On l’a transféré dans une école d’aviation, ce dont il avait horreur. Pour donner ses leçons, il devait utiliser ces petits avions à deux places, des trucs épouvantables, on ne voit même pas l’élève pilote. C’était très dangereux évidemment, et pas mal de ses copains ont craqué. À la fin l’idée même de décoller le terrifiait. Maux de tête, migraines. Alors ils lui ont donné un travail de bureau, qu’il détestait, parce que voler était sa vie. Un travail morne, sans intérêt et il s’est mis à boire encore davantage. » Du coup les ennuis ont commencé, dettes, bagarres, mauvaise conduite, pluie d’avertissements. À chaque fois on lui donnait une chance de se reprendre, mais finalement on l’a licencié. « Pour lui c’était une condamnation à mort. Sans son uniforme, il s’est désintégré. Toute sa virilité, toute son identité étaient là. Dans cet uniforme de pilote. Après il passait ses journées à la maison, à boire et à sombrer dans la déprime. Inutile de te dire que moi aussi, il me rendait folle. » Les séquoias ne sont plus là, nous les avons dépassés. Ils ont disparu pour toujours. Mendocino est terminé. « La seule solution, finalement, pour lui, c’était s’engager dans l’armée, mais comme simple soldat, pas comme officier. Et puis on lui a offert un entraînement de pilote s’il acceptait d’aller en Californie. C’était le dernier espoir. Nous y sommes allés. Mais là, les choses ne se sont pas arrangées et j’ai décidé de le quitter. Ça a traîné pendant des mois. J’avais deux gosses et aucun moyen de gagner ma vie. Ben allait être transféré en Allemagne. Je l’ai laissé partir, j’ai loué un minuscule taudis pour les enfants et moi. C’était fini. » Mais l’histoire continue, passe au suivant, à Martin. Après une autre traversée du désert, un job encore plus irritant et humiliant, d’« hôtesse » dans un restaurant prétentieux où la direction la considérait comme une métisse pas très présentable, à la peau trop foncée pour mériter d’être classée dans les catégories supérieures du personnel, mais pas assez laide pour ne pas écouter les propositions des clients qui suggéraient à voix basse une pipe dans une des chambres de l’étage. La dignité avec laquelle elle a survécu à tout cela. Puis le viol. Qui l’a brisée. Et l’a laissée enceinte, quoique le père ait quand même pu être Ben. « Une dernière fois, Ben m’a demandé de le rejoindre en Floride, pour une ultime tentative de réconciliation. J’ai fait tout ce chemin en autobus. Ça n’a servi à rien. Il m’avait raconté qu’il s’était fait faire une vasectomie parce que pour Paul mon accouchement avait été si difficile et que je redoutais d’être de nouveau enceinte. Des années après, sa mère m’a annoncé qu’il s’était remarié et qu’il venait d’avoir une petite fille. Il m’avait donc menti pour la vasectomie. » Je la vois sa valise à la main dans la chaleur de l’été, avec sa mauvaise jambe, puis l’autocar et le trajet épuisant pour revenir en Californie. Et c’est alors que la chose s’est produite, la semaine qui a suivi son arrivée, sa solitude retrouvée, le retour en voiture un soir dans le désert, la panne d’essence, l’angoisse, l’éclat aveuglant des phares, leur rire, leur sauvagerie. Sa fierté : quel rude coup elle a dû prendre. « Combien j’étais heureuse que quelqu’un se soit arrêté, voilà tout ce que je pensais. » Car voyant sa courtoisie, sa vulnérabilité, l’absurde situation dans laquelle elle se trouvait, une panne sèche en plein désert… ont-ils d’ailleurs, en fin de compte, réglé ce problème d’essence ? Et l’ont-ils même écoutée, ivres comme ils l’étaient, cette dame incarnant privilèges et distinction, tout ce que, dans leur ivresse et leur brutalité et leur démoralisation, ils réprouvaient et détestaient. A-t-elle crié, supplié ? Je ne le lui demanderais jamais, mais je suppose que non. Même quand ils l’ont laissée, déchirée, en sang, elle savait la futilité de l’espoir. Après le viol il n’y avait plus rien. Elle était enceinte et souhaitait mourir. Ce serait mieux pour les enfants ; le père de Pia prendrait en charge son éducation, il était riche et pourrait facilement payer les opérations à la colonne vertébrale dont elle avait besoin pour corriger la déformation
due à la polio. Et la mère de Ben s’occuperait de Paul. Ils s’en tireraient mieux comme ça. Elle n’aurait pas à porter un autre enfant, à se battre pour continuer. Elle a pris des somnifères après avoir envoyé les gosses quelque part en week-end. Une voisine qui travaillait dans le même restaurant est passée le samedi et l’a trouvée. Quand elle a expliqué son problème à l’hôpital, on n’a pas jugé nécessaire de la garder en observation pour la montrer à un psychiatre. Restait la question du moment. Et de la méthode. Et puis Martin est entré dans le tableau. Un brave type qui l’avait invitée à dîner une ou deux fois. Et qui transportait un pistolet calibre 22 dans le compartiment à gants de sa voiture. En découvrant qu’elle le lui avait volé, il est venu la voir et ils ont longuement parlé. Résultat, il lui a proposé de l’épouser, de l’aider, de s’occuper d’elle, de prendre en charge l’avortement, les médecins de Pia et les années de chirurgie, Paul. Martin était une solution pratique, c’est d’ailleurs en ces termes qu’elle me l’a toujours décrit, un protecteur, et c’est ce qu’il continue d’être quatre ans après leur séparation. Nous sommes presque arrivées : le pot au noir familier de Richmond, la vision cafardeuse des réservoirs d’essence, la tête sinistre du bœuf engraissé aux aliments chimiques qui marque le tournant en direction de Berkeley. Sa vie est pliée comme un morceau de tissu, cette vie que j’aime à contempler, dont je me raconte et me reraconte les épisodes, des plus cruels, qui m’ont inspiré mon amour pour elle, aux plus frivoles, qui m’ont fait m’émerveiller ou l’admirer. Un jour à Manhattan nous sommes passées devant la boutique d’Elizabeth Arden et elle m’a raconté en riant qu’elle venait s’y faire « faire une beauté » pendant son premier mariage, quand ils vivaient tous les deux au Biltmore où ils sont restés un hiver entier. C’est toujours cette vie que je n’ai jamais connue, pas plus ses splendeurs ou ses fêtes que les travaux du ménage ou du bureau. Tout en elle me fascine. En regardant la ligne ravissante de sa gorge qui plonge sous le tissu du chemisier pendant qu’elle conduit, j’imagine et je possède cette chair délicate dans sa jeunesse, dans les pôles extrêmes de la passion ou de la maternité, sous le soleil de l’été ou aspergée par les embruns, riant ou en larmes, dormant, avalant, parlant. Et les longs doigts sur le volant, la bague avec l’ankh qui fait la paire avec celle qu’elle m’a donnée, et qu’elle porte au petit doigt, presque avec effronterie. La mienne, je l’ai toujours portée religieusement, superstitieusement, même dans l’enfer des hôpitaux psychiatriques, où elle avait contribué à me faire jeter, et pourtant, oui, là aussi je la portais comme une amulette, comme un talisman, une preuve qu’un jour j’en sortirais, de cette noire claustrophobie et de cet été terrible. Et si ce n’était pas mon salut, c’était au moins le témoignage que j’avais vécu, que je l’avais connue avant de descendre dans la fosse, que j’avais eu cet amour exaltant et euphorique, l’existence de la bague le prouvait. Les prisons où on m’avait jetée avec son aide. Mais comme tous ceux qui y souffrent, je persistais à aimer ceux qui m’avaient vendue, à dépendre d’eux. Et elle était l’un de ceux-là. Avec mon mari, jaloux de notre liaison, et ma sœur aînée, qui en était scandalisée. Ajoutée à cela mon hystérie obsessionnelle devant le problème qui consistait à sauver la vie d’un prisonnier politique, condamné à la pendaison à Trinidad. Ce cas m’avait été confié par d’autres artistes et partisans des droits civiques. Et il m’a brisée, détruite. La responsabilité m’a fait perdre le nord. Je n’avais encore jamais eu à sauver une vie. À m’occuper d’un tas de prisonniers politiques, oui, mais pas à empêcher un lynchage. Quelque chose en moi s’est détraqué. Je parlais sans arrêt et je ne dormais pas, je passais mes journées à enregistrer des bandes pour les utiliser plus tard dans mes discours, la plupart du temps sans avoir branché la machine. Fumio était chez des amis en Californie. Sita et lui se sentaient dépassés. Ils ont fait appel à ma sœur aînée, laquelle a décrété qu’il fallait m’envoyer au trou. Ce qu’ils ont obtenu par tricherie, en me faisant tomber dans une embuscade. Je les ai suivis, crédule, chez un médecin pour m’apercevoir que la porte du cabinet était fermée. J’avais accepté de voir un psychiatre, qui me fit remarquer avec sadisme que ma première erreur avait été de faire confiance aux gens qui m’accompagnaient. Mais qui d’autre croire ? Chacun d’entre eux m’était aussi cher que la vie. Et pourtant ils sont restés là, à contempler le spectacle, pendant que deux brutes en blouse blanche, deux chauffeurs d’ambulance à la mentalité de flics dont ils avaient l’autorité légale, pesant chacun plus de cent kilos, me terrassaient dans un parking et m’attachaient à plat ventre sur un brancard. Même après ça, après cette trahison, je jouais encore le rôle de Dante devant Sita-Béatrice dans l’ascenseur qui nous conduisait au sixième étage cadenassé : elle serait ma guide au paradis quand je serais sortie de cet enfer. « Virgile n’est jamais arrivé jusque-là, souviens-t’en », l’avertissais-je, lui pardonnant déjà. Et ils l’utilisaient comme appât chaque fois qu’ils me transféraient d’un endroit à un autre, pour contourner la loi qui limite à soixante-douze heures la détention dans ces trous à rats. Et je lui pardonnais toujours, toujours je portais cet anneau, avec lequel je conjurais les journées vides et les nuits futiles. J’avais fait confiance à ces gens. Accepté de voir leur médecin, couru droit dans le piège, pour découvrir que la porte en était fermée. On m’avait prise de force. Seule la ruse donc, la ruse qui fait mine d’accepter, mais apprend à connaître la loi et attend son moment, pouvait me sortir de là, la ruse et la patience. Et par leur intermédiaire exclusivement, puisque les gens qui vous font enfermer sont aussi les seuls à pouvoir vous libérer : traîtres et sauveurs en même temps. Non seulement j’avais besoin d’eux, mais je les aimais, elle ne m’était apparue qu’en captivité, la magnitude de cet amour. Capable de tout pardonner, même de comprendre qu’ils s’étaient laissé manœuvrer, et de ne pas leur en
vouloir. Importance de leurs visites, l’heure à laquelle ils devaient venir étant pour moi chaque jour le jugement dernier. Et cette bague une promesse de salut. Ça, et l’amazonite dans son bandeau d’argent que Fumio avait faite pour moi. Sita, Fumio, ma sœur aînée… je les appelais mes trois chevaux blancs, je mettais le symbolisme à sac, je pillais les paraboles bouddhistes, les miniatures persanes ou Yeats dans mon délire, leur pardonnant toujours après chaque crise de rage contre eux qui m’avaient trompée et remise entre les mains des guérisseurs, de la police culturelle, de l’État avec ses barreaux et ses cadenas, les aimants et les haïssant autant qu’ils devaient, eux, m’aimer et me haïr. Cette époque est toujours entre nous, bien que nous en parlions rarement. C’est en essayant d’aider un prisonnier que j’ai eu l’occasion d’apprendre ce que c’était exactement que d’en être un. Que de ne rien avoir, ni droits ni recours, ni même quelques sous pour crier au secours au téléphone. Avec dix cents on peut téléphoner n’importe où dans le monde et je ne les avais pas. Mon carnet d’adresses non plus. Ni la clef de la porte, une voiture pour me déplacer, la liberté des aéroports, le prix d’un hamburger. J’ai même eu droit à une nuit d’isolement, infligée avec désinvolture à quelqu’un qui souffre depuis toujours de claustrophobie aiguë. J’hallucinais délibérément des dessins sur les murs, je les traçais des yeux, comme pour conjurer par la seule force de ma volonté les dangers de la privation sensorielle – car ce soir-là on m’avait ôté jusqu’à mes bagues – mais je ne me suis pas tuée, ma tête n’est pas allée éclater comme un melon trop mûr contre la grosse porte de chêne. Ça, c’était en Californie. Et la seconde fois que je me suis fait embarquer cet été-là, ça se passait à Saint Paul, grâces en soient rendues à la crédulité de ma mère face à un mandarin du cru qui l’a persuadée de me faire enfermer afin de pouvoir expérimenter sur moi une drogue miracle. Et toujours avec la complicité de Sita. J’ai plaidé, assistée par les meilleurs avocats du coin, spécialistes des droits civiques, et j’ai gagné. Procès en déséquilibre mental : contrepartie moderne des poursuites de l’Inquisition contre les sorcières. L’équilibre mental est probablement impossible à prouver, mais ils n’ont pas pu non plus prouver le contraire. Nous avons gagné : je ne serais pas condamnée à la détention à vie. J’étais libre pour un long été de colère à la ferme. Sita est venue pour mon anniversaire en septembre et, bien sûr, nous nous sommes bagarrées, elle est partie. De nouveau libre pour vivre un sinistre automne et l’abandon de Fumio. L’atelier condamné, l’expulsion, plus aucun espoir de retrouver Fumio. Alors l’hiver et la dépression et la dérive vers le suicide. Une tentative après l’autre et ce désir, ce besoin frénétique de mourir. Simplement de mourir. Enfin le secours des médicaments, la dépression qui s’allège, la volonté de vivre qui revient, le chagrin à propos de Fumio et de l’atelier qui s’apaise. Nous nous raccommodons, Sita et moi, ses projets personnels s’effondrent, elle vient passer Noël à la ferme ; elle attend pendant que je subis un procès et les derniers assauts de mon désir de mort, elle prend la maison d’Indian Rock. Nous vivons ensemble le printemps de mon ultime convalescence. Puis l’occasion se présente pour moi de louer cet atelier à New York et je le prends. Enfin le voyage en Europe ensemble l’été dernier, ces mois de solitude à New York pour arranger l’atelier, pendant lesquels nous nous éloignons un peu l’une de l’autre, et sa visite à Noël, qui nous rapproche. Et me voilà de nouveau qui vit avec elle, conformément à nos projets, mais tout est étrange et lointain, douloureusement différent. Différent le silence – car il est revenu s’installer entre nous – différente cette étrangère assise à côté de moi, oui, combien différente de la femme aimante et passionnée qui, certes, se trompait pendant ces histoires d’hôpitaux, mais qui a failli tomber malade elle-même et m’a toujours dit par la suite que son attitude en Italie était sa dépression à elle, sa réaction à retardement ; différente de ma protectrice du printemps dernier, avec sa gentillesse, sa sollicitude. Différente en ce moment même : je sens déjà la différence pendant que nous garons la voiture, que nous explorons la maison à la recherche de Pia, laquelle ne semble pas y avoir mis les pieds depuis plusieurs jours, que nous transbordons les sacs et ouvrons le courrier, que je l’entends se changer et faire marcher la douche. Différence sinistre. « Je dois sortir ce soir, je l’ai promis à des amis. » Mon estomac se serre, elle ne m’en avait pas parlé avant. Elle a beau m’expliquer que c’est la barbe, mais qu’il s’agit d’un engagement pris longtemps à l’avance, je flaire plutôt une décision de dernière minute. Notre week-end est subitement tronqué. Je sens monter une peur déraisonnable. Mais il y a quelque chose de désastreux dans ses préparatifs, ça ne vient pas seulement de mon propre désespoir, c’est dans son attitude. Et puis son panier d’osier qu’elle remplit. Comme si elle emportait des vêtements pour se changer. Sa voix irritée, son énième petit discours sur l’indépendance, la nécessité d’avoir chacun ses amis, sur les gens qu’elle aime voir. Qui ça peut-il être ? Elle ne prend pas la peine de les nommer ou de les décrire. Je pose la question, en essayant de prendre un air désinvolte et elle me répond d’un ton tout aussi négligent que je ne les connais pas. Elle a laissé entendre qu’il s’agissait d’un couple qui l’avait invitée à dîner. Mais tout dans son comportement exprime quelque chose d’autre, de plus dangereux, exprime le mensonge, les dérobades, la trahison. Mendocino, le week-end est violé. Relégué aux oubliettes dès l’instant du retour. Il représentait des retrouvailles, un engagement, moi à rester et à donner mon cours, elle à vivre avec moi et Pia. Nous nous étions reformées, regroupées, décidées à fonder un nouveau foyer. Et
elle a déjà franchi le seuil. C’est à peine si j’entends la réplique sur laquelle elle fait sa sortie : « Je t’appellerai demain du bureau. » La foudre tombe. Demain. Du bureau. L’espace d’une seconde ou deux, je ne saisis pas encore. Puis c’est une ruée, une ruée soudaine du cœur vers la porte pour crier, supplier, hurler et gémir, pour protester, cajoler, pour la saisir par cette gorge que j’aime et l’arrêter. Elle a attendu d’avoir à moitié passé la porte pour le dire. La garce, la foutue saloperie de garce. Ce matin elle était trop malade pour faire l’amour, un petit problème de digestion, disait-elle, non, je ne me sens pas assez bien pour ça… Mais elle se sent assez bien pour lui… pour qui ? Neal ? Un autre ? Je deviens folle. Une peur immense s’empare de moi, une peur physique. Comme si la maison était assiégée, cernée par les terroristes ou par la police. Chacune des pièces s’obscurcit, se referme sur elle-même comme une maladie. Chaque objet de la maison est un sarcasme, les lignes, les ombres, la rampe de l’escalier me dépriment… la rampe, le mauvais tapis du hall, le beau couvre-lit grec sur notre lit. Notre lit. Évidemment, c’est pour ça qu’elle a pris le panier d’osier. Menteuse. « Je t’appellerai demain matin du bureau. » Lâche. Le bureau, encore. Pute bureaucratique. Attendre que je ne puisse plus lui répondre, j’aurais même pu ne pas l’entendre. Nous ne nous étions jamais traitées comme ça auparavant. Même au début, quand nous couchions toutes les deux avec d’autres. Mais jamais quand nous vivions ensemble, dans la même maison. Elle n’est jamais partie comme ça. Hank et Brian, elle les a reçus chez elle. Et cette seule fois où j’ai couché avec Sarah chez Meg à San Francisco, Sita, dans la pièce à côté, était furieuse à juste titre ; furieuse encore lorsque Sarah est rentrée de Sacramento et a passé quelques jours dans mon appartement. Et furieuse quand Bea y a dormi pendant le festival de musique, et qu’elle, Sita, a dû s’installer dans un motel. Mais ça se passait il y a longtemps. Le printemps dernier, quand nous vivions ensemble, nous nous sommes restées fidèles, comme s’il n’existait pas d’autre façon de vivre. Pendant nos séparations il y avait d’autres personnes pour nous deux, mais ça, c’était entendu ; après tout nous étions séparées. Par contre, vivre avec elle et l’entendre annoncer avec désinvolture qu’elle va coucher avec quelqu’un d’autre, qu’elle sera avec un amant ce soir… je ne me doutais pas du choc que ce serait pour moi. De la colère qui m’envahirait, ni de cette insécurité terrifiée, de cette peur impuissante. Car j’ai peur, horriblement peur. Être tellement à la merci d’une autre, être si peu préparée et me trouver face à un tel danger, amorphe, mal défini. Comme si ma vie était en péril. Le soir emplit la maison. Je ne peux pas rester ici. Pour rien au monde je ne resterais ici ce soir. Je murmure : garce, garce. Elle m’a eue. J’ai dit que je donnerais ce foutu cours, j’ai dit que je resterais. Et dès le lendemain tu me fais ça. Je répète garce, garce, mais ce que je sens, c’est mon cœur se briser ; ma colère n’est rien à côté de mon chagrin. Le chagrin de savoir. Le désespoir de me rendre compte que je n’y peux rien. Parce que je l’aime encore. Parce que je dois subir cela, m’en arranger, parce que je n’ai pas pris la porte. Et que je ne le peux pas. La première chose dont je me suis rendu compte, au moment même où elle partait, c’est qu’il m’était impossible de rester là, de passer la soirée seule dans cette maison. Qui sans elle est le lieu le plus étranger du monde. Au printemps dernier, quand nous y vivions ensemble, j’y suis restée seule un soir que, par extraordinaire, elle était sortie. Un malaise m’a prise. Ce n’était pas du tout chez moi, je m’en suis aperçue cette nuit-là. Sans elle, c’était un lieu absolument dépourvu de sens que je n’aurais jamais choisi, une maison bourgeoise, vide, plutôt lourde, surplombant une baie inconnue ; dehors les lumières étaient celles d’un pays étranger, pas de ma ville. Une voix a parlé en moi : qu’est-ce que tu fais ici ? Comme si je m’étais éveillée d’un rêve pour me trouver dans un paysage inexplicable. Le fait que seule sa présence m’avait conduite ici et m’y garde était une découverte semblable à une mauvaise nouvelle qu’on a longtemps cherché à esquiver. Maison habitée par un silence menaçant, maison inamicale, tel un chien qui vous a été confié par son maître et qui, sans raison apparente, vous mord. C’était sa maison à elle, pas la mienne. Et le monde extérieur, les lumières, le paysage et la ville – tout ça aussi était à elle, sans liens, sans parenté avec moi. Si je pouvais aller rouler sur le pont ce soir, sentir la vitesse et l’air sur mon visage, je retrouverais ma respiration. Mais, si je reste ici, je vais étouffer. La panique monte dans ma poitrine. Sherman. Appeler Sherman. Dieu merci, j’ai quelqu’un. Quelqu’un qui n’est pas à elle. Car courir en ce moment chez une personne qui serait, comme elles le sont toutes, son amie à elle, pas à moi, équivaudrait à une trahison. Et je ne peux pas la trahir. Ni nous trahir nous. Le mythe collectif de notre relation. Sherman, elle, était à l’origine mon amie à moi et le reste. Je pourrai le lui dire. Lui parler. Bonheur d’avoir quelqu’un à qui se confier. Avec qui manger. Mais si elle est occupée, ou sortie, ou d’humeur peu sociable ? Alors le vide. Il n’y a qu’une personne, une seule personne dans cette foutue ville. Je n’ai qu’une amie en Californie. Dingue, complètement dingue de vivre dans une ville où je n’ai qu’une amie. Fous le camp d’ici. Rentre chez toi, retourne à New York. Voilà ce que je vais dire à Sherman, je le sais à l’avance : que je dois rentrer chez moi. Mais si elle n’était pas là ? Vite.
« Écoute, il faut que je te voie. Est-ce que je peux venir ? » « Mais oui. » C’est le salut – et mes mains tremblent sur le volant, cherchent à tâtons la clef de contact – le salut d’avoir un lieu où courir en cas de besoin. La conversation de Sherman, sa compréhension, fruit d’une vieille amitié, le dîner, le spectacle de leur bonheur domestique, oui, même ça, Marguerite en train de préparer le repas, la cuisine, la lumière chaleureuse, les peintures, les vases pleins de fleurs, les casseroles accrochées au mur, le fourneau à l’ancienne que Sherman a apporté de son ancien atelier. Détente. Bonheur de constater qu’elles forment un couple, qu’elles sont ensemble, que ça existe, que ça peut durer, que ça marche. Même avec moi qui viens leur mettre sous le nez ma blessure béante, mon humiliation, savoir que tout ira bien, qu’elles ne vont pas se moquer de moi, me mépriser, que je ne me sentirai pas déshonorée, que je ne vais pas perdre la face. « L’automne dernier elle projetait de te quitter, elle est venue nous dire que tout était fini entre vous, terminé. » « Bizarre qu’elle ne m’en ait rien dit à moi. » « Vraiment ? » Sherman baisse les yeux sur son verre à vin, une grande coupe de verre, tachetée, veinée, superbe. « Elle ne t’en a vraiment jamais parlé ? » « Pas du tout. Lorsque nous nous sommes séparées après notre voyage en Europe et que je suis restée à New York alors qu’elle venait ici, il était entendu entre nous que je finirais les gros travaux dans mon atelier et que je la rejoindrais vers la fin de l’année. Puis elle m’a dit qu’elle viendrait passer Noël à New York. Elle a hésité là-dessus, mais finalement elle est venue. Nous nous sommes retrouvées : elle était devenue très lointaine en novembre, j’avais du mal à la joindre au téléphone, je commençais à m’inquiéter. Mais à Noël ça s’est arrangé, je suis donc venue en janvier, pour voir comment ça marcherait. Je ne me doutais pas qu’elle avait décidé de tout laisser tomber en automne. » « Pourtant elle est venue expressément nous dire que c’était fini entre vous deux. Voilà pourquoi j’ai été si surprise de vous voir l’autre jour. De constater que vous étiez encore ensemble. Je me suis dit : c’est épatant, elles se sont raccommodées. » Je ris : petit rire découragé, mortifié, qui se veut cynique. La lumière tombe dans le living-room de Sherman. Marguerite est toujours au travail. Le poulet dégèle. Il n’y en a que pour deux en réalité, pourtant j’ai accepté leur invitation à dîner, mon désespoir est plus fort que les bonnes manières. « Elle t’aime énormément. Elle nous l’a dit en septembre dernier. » Je suis habituée aux déclarations d’amour de Sita, que, devant mes amies, elle accompagne souvent de larmes : elle m’adore, je suis le grand amour de sa vie, mais j’ai un caractère impossible. Juste avant Noël, mon amie Barbara, de passage en Californie, a déjeuné avec Sita. Elle est la première qui m’ait annoncé que Sita renonçait à me rejoindre. Pendant le repas, à San Francisco, Sita a pleuré. « Elle est tellement amoureuse de toi, elle t’aime tant », m’a déclaré Barbara. J’ai souri, enchantée, presque avec coquetterie. « Elle vient passer Noël avec moi. » « Ça, je ne crois pas », a dit Barbara, la voix indécise tout à coup ; gênée. « Mais si, ça fait des mois que nous en parlons. » « Elle pense rester là-bas avec sa famille. » Mais je n’ai pas cru Barbara, que pouvait-elle savoir ? Et puis ce fut Hatsie, à qui Sita avait dit, me raconta-t-elle, que passer Noël avec ses enfants était pour elle la chose la plus précieuse du monde. Ce qu’elle a fait, d’ailleurs, puisqu’elle n’a pris l’avion pour me rejoindre que la veille de Noël, sous prétexte qu’on la faisait travailler ce jour-là. Et elle a dû écourter son séjour à cause de son job : quatre jours seulement, on lui avait demandé de rentrer tout de suite après. En venant, elle risquait de se faire virer. Et j’y ai cru, tout comme je crois à ce qu’on me raconte de sa passion, de ses larmes, et cetera. Dans la pièce qu’elle se joue, elle me porte un amour douloureux, elle croit à son chagrin quand elle renonce à moi, elle est passionnément convaincue de sa passion. Et puis elle s’en va, administre, s’épanouit, prend de nouveaux amants, fait du shopping pour ses hommes. Mais en rencontrant quelqu’un qui me connaît, en réfléchissant, elle pleure et proteste de son amour. Et qu’elle en annonce la fin ou laisse entendre que sa survie est possible, celui qui l’écoute est profondément impressionné par sa tendresse, son emportement, sa nostalgie, son chagrin. « Comme elle t’aime », me dit-on avec un respect étonné. Avec la même admiration, le même respect que moi devant son génie de l’amour, devant sa façon de le dire, de l’exprimer, de le déclarer, devant la sensualité de sa voix. Le doux accent italien, le vibrato frémissant, les grands yeux. Voilà bientôt trois ans que je suis prisonnière de ce théâtre, réel et irréel, persuasif, ensorcelant. Mon cœur fond au son de cette voix qui me parle d’amour, je suis émue au-delà de la parole ou du raisonnement. C’est son amour pour moi que j’aime, c’est cette mélancolie, cette émotion infiniment tendre qui m’est représentée, qui m’est dite avec une intonation et des inflexions si parfaites, avec un regard si total. Cet amour extravagant pour moi. Que quelqu’un, qu’une femme si belle m’ait voué un amour si retentissant. Un amour qu’à présent elle me retire, me refuse, me cache et qu’avec amertume je vois s’éclipser. Mais voici longtemps qu’il a disparu, d’ailleurs, bien plus longtemps que je ne le croyais. Sherman le savait, d’autres amies aussi. Moi non. Le crépuscule envahit la pièce, triste comme la fin du jour, où chaque tableau est à sa place. C’est ce qui nous reste toujours, des choses comme ces tableaux, de froids objets avec lesquels nous nous consolons. Tout se réduit à ça. J’arpente le petit atelier de Sherman, la pièce voisine : pinceaux, tubes de peinture, crayons, chevalets, rouleaux de toile, le désordre d’une palette. Ça me manque, de ne pas pouvoir dessiner. Là-bas, il n’y a aucun endroit pour ça : la cave, seul emplacement possible, est encore pleine du bric-à-brac dont Paul se servait pour sculpter. Si je rentrais chez moi… une envie subite me prend de
retrouver ma maison, mon atelier, de recommencer à dessiner, à travailler, à vivre pour moi. J’en ai assez de traîner. De rester collée à elle comme une merde. Ayant déliré devant Sherman, je sais déjà que je vais rester, continuer à essayer, tenir le coup encore un moment. J’ai même accepté le cours. Ce que nous avons décidé ce matin. « C’est important pour toi », me dit en toute innocence Sherman, qui suppose qu’il s’agit d’un vrai cours, donné par un vrai professeur, moi, et ignore que c’est en réalité un simple prétexte pour rester, que j’ai fait passer cet amour avant toute considération adulte de travail ou de profession, que je suis tout bonnement malade. « Bien sûr, je comprends que tu ne puisses pas le supporter. Moi, je n’admettrais pas ça une seconde », a-t-elle dit quand je lui ai expliqué le départ de Sita ce soir. « Mais, vois-tu, je ne suis pas de ton avis. Je ne crois pas à la monogamie, je ne pense pas qu’on possède jamais quelqu’un, que la jalousie soit normale ou inévitable. Elle a le droit d’aller avec qui elle veut. Je suis de son côté. C’est seulement que ça fait mal, terriblement mal. Ça, je ne m’y attendais pas : cette douleur même est douloureuse. Ça ne devrait pas me faire mal, je ne devrais pas être jalouse, j’en ai honte. » « Sottises. Celle qui me ferait ça, ce serait la porte. » « C’est peut-être sa façon d’agir. Cette phrase : je-t’appellerai-du-bureau. Je crois que j’arriverais à le supporter si elle me disait simplement la vérité, si elle était honnête. » « Pamela par exemple. Quand elle s’est mise à ne pas rentrer le soir, eh bien ça a été terminé, merde. » « Tu comprends, si elle m’expliquait ses sentiments, si elle me disait : écoute, voici quelqu’un dont j’ai envie, tout en te désirant, toi aussi. Si je croyais toujours autant à son amour pour moi, vois-tu ? » « Tu parles. Personne ne peut supporter ça. Ce n’est pas humain. » « Je ne suis pas d’accord. Il y a eu des occasions dans le passé où elle a été avec quelqu’un d’autre et, vraiment, je n’étais pas jalouse. J’étais convaincue d’être aimée. » « Toi et tes théories à la con. » Au début je ne sais même pas où je suis. Et puis je vois L’Homme de gingembre de Donleavy sur l’oreiller à côté de moi. Je l’ai lu en pleine brume alcoolique. Je suis allée me coucher en hurlant ma rage dans la maison vide avec un verre de gin et ce livre. La lumière est restée allumée. Je prends conscience de son absence. « Je t’appellerai du bureau. » Quels accents a eu cette phrase quand elle a fermé la porte, les mots à peine audibles, un murmure juste avant le bruit du battant qui claque, du moteur qui démarre, le spectacle de sa voiture qui disparaît juste au moment où je commence à comprendre ce qu’elle m’a dit « Je t’appellerai du bureau. » Sa dernière réplique. Combien insultante. Ce dédain, ce contentement de soi, cette arrogance bureaucratique. Mais plus que de la colère, c’est de l’humiliation que je ressens, une humiliation qui me paralyse et barre la route à la colère, là où elle serait utile. Résultat : le désespoir. C’est moi qui suis sans valeur. Recommence le manège vertigineux du désespoir, du conflit, de l’ambivalence. Partir ou rester ? Alors que tu devrais si manifestement partir. Rester, la reconquérir : le murmure de la folie. Et je me rappelle quand elle m’aimait, je me rappelle comme cet amour me paraissait réel, convaincant, au-delà du doute, immuable. La gueule de bois. Petit déjeuner. Journal. Remettre à plus tard le moment de réfléchir, de choisir entre partir et rester. Car je pourrai le lui dire pendant le repas – puisqu’elle m’a bien appelée du bureau pour m’inviter à déjeuner – lui dire : écoute, je rentre chez moi il n’y aura pas de cours. À moins qu’il ne soit trop tard, qu’elle ait déjà mis la machine en marche, prévenu le principal, envoyé des lettres aux étudiants ? La première réunion serait pour aujourd’hui. À quatorze heures. Est-il encore temps d’empêcher ça ? Ou de tout sauver ? Car dans la boue qui m’a empli la tête je sais déjà que j’ai envie de rester et je n’en cherche plus que le moyen. La méthode, aussi absurde qu’elle soit. Proposer un cours. L’annuler. Revenir sur ma décision. Un cours que je ne désire même pas donner, qui me fait peur. Dont je suis sûre que ce sera pour moi un piège… et que pourtant je souhaite, passionnément. Car il excuse ma présence. Quelle folie de rester ici. Ce besoin obscène que j’ai d’elle. Même de sa cruauté. Lâcheté. Plus d’amourpropre ni de fierté. Envie de rester. De continuer à essayer. Espoir. De la reprendre. De l’avoir encore à moi, de retrouver cet amour intact, mien, chaleureux comme son bras autour de mes épaules, les muscles allongés, merveilleux de son dos, la structure délicate de sa colonne vertébrale, son parfum, sa chair délectable, infiniment tendre. Me voilà de nouveau à bout, en train d’arpenter comme une folle toutes les pièces de la maison. Est-ce que je vais redevenir dingue, échouer, tomber, vivre tous les instants de ma vie dans la panique ? Toujours la séduction du suicide, la perte de tout sens d’orientation. L’idée que ma vie est finie. Puisque ma vie, c’étaient Fumio et Sita, et qu’ils ont disparu tous les deux. Impossible de vivre une fois leur amour passé, de sa mort je meurs, je ne subsiste plus qu’en zombie, en morte vivante sans espoir ni but. J’avale ma salive, mon cœur bat comme si j’étais en danger, mon estomac se serre de peur. Je ne suis plus personne. Je n’ai pas de travail. Mon art est terminé, fini, c’est un échec. Il m’a échappé. Vision du journal plié sur la table. Du tapis. Rester ou partir. Tache de vin sur le tapis. Que nous avons acheté ensemble chez Macy, en partageant le prix. L’autre, la peau d’ours polaire sous la pile de coussins, c’est un cadeau de moi à elle. Lorsqu’elle a installé son appartement de Berkeley et que j’ai joué pour elle les décorateurs chics. Derby Street. Rentrer chez moi finalement, rentrer, renoncer, jeter l’éponge. Ne plus lutter pour elle ? Faut-il lutter ? Pourquoi lutter ? Ce serait simplement la combattre : elle m’aime ou elle
ne m’aime pas, on ne peut rien y changer. Je voudrais qu’elle m’aime de son plein gré, et non par persuasion ou par coercition. Mais rappelle-toi l’hostilité qu’elle te montre depuis quelque temps, sa mauvaise humeur. Tu ne peux pas transformer l’esprit d’une personne comme ça. Par la patience ? En jouant les saintes de l’amour ? Masochisme à la con. Oh, tout ça c’est du masochisme, même pas la peine d’en parler. Ce mot n’a aucune signification. Je ne conseillerais jamais à un ami, pas même à un ennemi, de vivre ainsi. Mais pour moi qui suis dedans, ce mode de vie est… devient la réalité, la seule réalité. Partir est une fuite, une reddition, la fin de l’espoir. Et puis, imprévu, me vient le souvenir des cerfs, des trois cerfs de Mendocino. La brûlure des larmes pendant que je note, oui, que je note vraiment dans mon carnet, que j’écris cette phrase : trois cerfs. Tout à coup. Déjà leur dernier mouvement touche à sa conclusion au moment même où nous les voyons. Chacun à sa place. Sereins dans la sérénité du silence. Immobiles. Qui nous regardent. Trois cerfs. Elle et moi. Nous ne sommes plus que cinq au monde. Avec la mer. Ces trois animaux étranges devant nous. Massifs et magiques. Et puis, coupure. La douleur l’emporte sur la pensée et sur l’effort. Si je reste, est-ce parce que trois cerfs sont apparus sur une pelouse dans une station touristique ? Parce que je suis écrivain et qu’il y a là quelque chose à propos de quoi je peux écrire ? Parce qu’il me faut cette expérience, tout simplement ? Même si elle est douloureuse, idiote, dégradante ? Parce que je dois la vivre plutôt que lui tourner le dos, ne pas la connaître. La vivre et la consigner. Même si c’est en quelque sorte immoral ou mal ou malsain, on fait des choix et je choisis cette souffrance parce qu’au moins c’est une émotion, parce qu’au moins dans la vaste anomie de ma vie à présent perdue, vide, au moins elle me pousse à aligner trente ou quarante mots dans le bon ordre et que c’est ma dernière chance de retrouver l’équilibre mental, l’utilité, l’espoir ou l’idée même que l’avenir existe. Ou bien est-ce pour l’avenir de la vie ? Non pas pour écrire, mais pour vivre, pour cette conviction, mienne pendant trois ans, que nous nous aimerions toujours, qu’il y avait entre nous une relation permanente, un mariage même, si l’on veut, qu’un lien était forgé, un vœu, une promesse échangés. Et je suis simplement trop stupide, ou trop entêtée pour abandonner et rentrer chez moi. Aussi visiblement condamnée, finie, terminée, fichue que soit cette histoire. Alors même qu’elle a rempli la maison de gens à qui elle ne demanderait jamais, à qui elle ne permettrait jamais de partir et qui l’ont quittée contre sa volonté, qu’elle m’a exclue, a édifié des murs contre moi, a pris de nouveaux amants, m’a préféré quelque jeune homme musclé, quelque Neal anonyme, et ça avec une rudesse si tonitruante, une telle force disciplinaire. Elle me dit d’aller me faire voir. Et moi, je ne veux pas. Non, sale garce, je reste. Vite, habille-toi, il est l’heure de déjeuner ; vite, ne perds pas ton cours, ton passeport. Elle me tombe dessus avant que je m’en rende compte. Une mèche de cheveux, un baiser, salut. Elle est apparue par-derrière, par le coin du parking. « Je ne t’avais pas vue », dis-je faiblement. Ma première réplique dans le cadre de ce fatal entretien et elle rend un son si mince. « Je viens de déjeuner avec une femme qui va se présenter aux élections. Ça devrait marcher très bien. Elle a des idées justes, un bon programme pour l’emploi, tout ce qu’il faut. » Compétence, vivacité des femmes d’affaires. Où sont mes défenses ? Mes protestations ? Je marche humblement à côté d’elle. Neal. La nuit dernière. Je vais attendre. Ne rien dire avant que nous soyons assises. La gravité se dissipe, devient ridicule. Être de nouveau avec elle. Donner le cours, avoir ça et voilà tout. Être assise devant elle. Son visage. Et puis gros plan sur ses yeux. Son très long regard. Ses yeux. Qui m’engloutissent, où je flotte. Je retiens mon souffle. Sa beauté. A-t-elle jamais été aussi belle ? Ses yeux s’ouvrent et me prennent. Leur absolue tendresse. C’est ce que je voyais autrefois en faisant l’amour. Et que j’ai oublié. Ses yeux. Si bruns. Leur pouvoir brun sur moi. Ils s’ouvrent comme si elle testait volontairement sur moi sa puissance, ils atteignent leur vibration maximale, les pupilles se dilatent, me prennent comme un acte sexuel, l’érotisme terrible de ce regard. Je pense : elle peut faire ça si ça lui chante, elle peut, simplement, parce qu’elle le veut, par caprice, me regarder de cette façon et me voilà nue, ouverte, complètement désarmée. Elle sourit. Malicieuse, espiègle, flirteuse, femelle qui a passé la nuit dehors. Elle a transporté jusqu’à moi l’essence de cet homme anonyme. Elle est intacte, gaie, insolente. Le couvent, l’Italie, la sérénité. Je souris malgré moi. Incapable de me contraindre, de refuser : refuser, ce serait refuser une réponse, une danse, un baiser. Elle ne dit rien du tout. Elle sourit, et dans ce sourire elle dit tout. Discute la nuit dernière et règle la question. En me faisant sourire à mon tour, elle me fait accepter, devenir sa complice. L’instant s’allume, tremblote, s’éteint lentement. La serveuse apparaît. Sita, d’un geste exquis, montre une tache humide sur la table. Son long doigt pointé sur la tache choquante, quoique la table soit frottée de frais, preuve qu’elle a été préparée pour notre usage, preuve que ce compartiment nous est ouvert, preuve que nous avons de la chance et droit à notre intimité. Du thé. Puisqu’elle a déjà déjeuné. Moi aussi, je vais en prendre. Pour l’ajouter au café, aux cigarettes, à la diarrhée. Elle me sourit encore, être simplement deux femmes qui se sourient, qui sourient d’une histoire de fesses, d’une peccadille. Qui se sourient comme des amies, comme des sœurs. Ce sourire nommant le sujet, le plaçant au centre de la table, devant nous. Nous assises dans un salon de thé, une fabrique de bonbons, une cafétéria. En territoire féminin. Et nous nous
adressons ce sourire débonnaire, civilisé, mondain. Quelle habitude du monde elle a, cette femme que j’aime, si gaie, si sagace. Comme, grâce à elle, être femme devient un mystère, une blague, dans un climat romanesque de gants et de foulards, de parfums et de bijoux. Comme elle m’a donné le goût d’être femme, et femme avec elle, ses sourires, ses secrets, sa fascination pour les tissus et les étoffes, les nuances du cuir ou de la soie et l’amour de la chair. Sa penderie de Derby Street, comme elle la représentait bien, avec ses milliers de robes et de chemisiers en soie, de jerseys, de ceintures, de sacs, ses centaines de chaussures, ses photographies d’enfants et d’ancêtres, ses bureaux pleins de gants et d’écharpes, ses trésors de bagues et de bracelets. Tous disparus, comme le lieu a disparu, comme ont disparu le temps et ce que nous étions alors, des amantes infatigables au lit sous la douche dans cette penderie où nous courions nous habiller, nous parfumer, la peau aussi fraîche que la lavande de ses draps, la fourrure devant le feu, le jus de tomate et le café par les matinées ensoleillées, les cerisiers en fleur sur la théière en porcelaine, le volume de Dante près de la fenêtre, nos longues et douces nuits d’amour, notre désir insatiable, dans toutes les positions et n’importe où, la ligne allongée de son dos pendant qu’elle me prenait ou que je la prenais, les cris et les murmures de notre jouissance, nos soupirs et nos extases, la lumière du feu ou de l’aube, les roses à côté du lit, les rayons de la lune sur sa chair, la tendresse lasse de son épuisement, car je n’en avais jamais assez d’elle, qui a disparu complètement et pour toujours. Et qui revient en ce moment. « Madame, je ne sais plus où j’en suis. » « Exactement là où tu en étais hier quand je t’ai quittée. » Je la regarde. Stupeur. Ce sang-froid. « Je t’aime. Je t’aimerai toujours. Tu occupes une place très spéciale dans ma vie comme tu dois le savoir à présent. » Au milieu de combien d’autres ? Je me le demande. Enfants, amants, amis. Mais, tandis que je l’écoute, les yeux soulignent encore chaque nuance, dispensent les anciennes caresses, oubliées, mortes, croyaisje. Les après-midi dans ma vieille maison de Sacramento, les pièces merveilleuses pleines de soleil et de plantes, les fuchsias entassés sur les balcons, les camélias partout. Les fleurs qu’elle disposait toujours sur mon bureau. Les réveils de bonne heure avant les cours, en avance pour faire l’amour pendant que le café passait. Le soir où elle a quitté sa propre réception, une soirée d’adieux pour Brian, afin de me surprendre avec des bougies et du rosé, du savon et des serviettes pour le nouvel appartement, un grand plat noir pour les fleurs (je l’ai encore vu hier, plein de bricoles diverses, courrier resté sans réponse, trombones) et Sita lumineuse avec ses verres à vin et son tire-bouchon, « mon équipement de survie », disait-elle. J’étais toute neuve alors. Brian aussi était son amant et pourtant elle avait quitté la soirée pour me rejoindre. Il ne me venait même pas à l’esprit de m’inquiéter à son sujet, j’étais la nouvelle, la favorite. Le temps de ma splendeur, cette jolie femme qui me faisait la cour. « Écoute, il y a eu cette fois à San Francisco quand tu as eu cette histoire avec Sarah dans l’appartement de Meg. J’étais là. Je suis même restée jusqu’au bout. » « Non, tu voulais prendre le bus. » Je lui rafraîchis la mémoire, mais j’ai encore honte de me rappeler ce que je lui ai fait subir ce soir-là et je renouvelle mes excuses. « Ça n’a pas d’importance, je suis restée en fin de compte. Et pendant le séjour de Fumio…» « Mais nous ne vivions plus ensemble à l’époque, nous avions toujours un endroit où aller. Une soupape, quelque chose. » « Ça ne fait guère de différence. » « Bien sûr que si. Écoute, je me rappelle aussi Brian et Hank et que je retournais chez moi si je voyais la voiture de Brian devant ta porte. Ce soir-là, il devait partir le lendemain et bien sûr j’ai compris. Bien sûr. Même pour Hank. » J’ai le vague souvenir de l’avoir appelée un matin alors qu’elle devait être au lit avec lui. Nous étions blasées à l’époque. Gaies, insouciantes, et cetera. Il y a des siècles de ça. Et la plante qui arrivait de chez le fleuriste au milieu de la matinée ces jours-là. Gênant, presque, ce luxe, le livreur et son message. « Bonjour chère madame », ronronnait la voix caressante. Le coup de téléphone pour remercier. Gênant, presque, ce paquet à la porte, le sourire à la fois ravi et embarrassé, l’impression vaguement ridicule d’être courtisée, chérie, étourdie de gestes. Personne ne m’avait jamais fait la cour avant. Pour Fumio le langage de l’amour, c’était coudre un bouton sur mon manteau : des choses paisibles, merveilleuses d’ingéniosité, des égards subtils. Découvrir en rentrant à la maison qu’il avait inventé un presse-livres pour empêcher les pages de tourner quand on voulait que le volume reste à plat, qu’il avait pensé à acheter du coca, trouvé exactement les verres à cognac qu’il fallait. Mais jamais de fleurs, d’emphase latine, de mots ou de coups de téléphone commençant par « Dame chère » et passant à la description de sensations délicieuses, de substances collantes, de coups de chaleur. « Je veux être libre. Tu sais que j’en ai besoin. C’est toi-même qui me l’as enseigné. » Je suis horrifiée de l’entendre, c’est moi-même qui ai fait mon malheur avec mes théories stupides sur la vie, mes propres actes, l’histoire de New York à laquelle je tenais tellement. « L’année dernière j’aurais volontiers été ta femme ou fait de toi la mienne. Maintenant je sais que ce n’est pas bien. » Je voudrais protester : inutile, son intonation me l’interdit. Je me demande ce que nous sommes. Amies, sœurs, amantes, disait-elle autrefois. « Je veux partager la maison avec toi et Pia. Je veux que tu restes. » Je la regarde, muette, hypnotisée, incapable de parler. Elle est en train de poser ses conditions, de prendre en charge nos relations. « Tu te rappelles m’avoir dit à Noël dans ton atelier qu’en réalité tu aimais bien vivre seule. Eh bien, moi aussi j’en ai envie. Ou
plutôt, pas tellement de vivre seule » – mouvement rapide des cils, elle se reprend – « mais d’avoir ma liberté. Tu es au courant pour Neal. Je te l’ai dit à Noël. Et si je veux sortir avec lui, passer la nuit en sa compagnie, ce que je fais tous les trente-six du mois, j’en ai parfaitement le droit. Pas question d’avoir des remords ou de subir tes reproches ». La revoilà sur la défensive, et qui me défie. Je souris, réduite à l’impuissance. Détourner ça d’une façon ou d’une autre. « L’année prochaine je ne me souviendrai peut-être même pas de son nom. » Je cligne des paupières pour échapper aux ramifications de cette phrase. « Tu sais que je t’aime, et combien. » « Mais il s’agit justement de ça… je crois que tu ne m’aimes plus, que tu en as marre, que tu es fatiguée de moi. » Mais je me demande : est-ce que ce n’est pas moi qui suis fatiguée, déçue, qui projette simplement ma propre anomie sur elle ? Ses yeux qui me sourient, intimes sensuels. Est-ce ma fatigue ou son humeur d’aujourd’hui qui ramène la marée haute de l’amour, lorsqu’il existait encore, que chaque instant en était comme électrisé, lui passer une tasse de café, la rencontrer par hasard sur le campus, prendre conscience à trois mètres de distance quand elle me tombait dessus, son manteau volant sur mes épaules, sa main cueillant une branche de camélias, qu’elle me ravissait, qu’elle hurlait notre liaison au monde. Comme elle en était fière alors. Autour de nous des mâchoires s’activent sur des sandwiches, des femmes engloutissent des ice-cream sundaes, des employés de bureau avalent à la hâte leurs hamburgers. Mon regard se fixe sur le caissier, sur les fenêtres, puis revient à elle de l’autre côté de la table, jolie coiffure qui dégage son visage. Le même collier qu’hier. Le même chandail. « Libre, oui, bien sûr. Je peux difficilement en discuter avec toi. Évidemment que c’est ton droit. Mais la façon dont tu t’y es prise…» « Qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ? » « Cette petite tirade salope sur le coup de téléphone que tu me donnerais du bureau. » « Comment agir autrement ? » « C’est choisir la saloperie efficace. Pourquoi ne pas me le dire, tout simplement ? Être franche. La vérité vaut sûrement mieux que les mensonges ou les sorties sur une réplique en une ligne, comme ça. Il y avait quelque chose de cheap là-dedans. » Elle marque le coup. J’ai touché à son honneur, nous sommes fières toutes les deux, voilà des années que nous rivalisons de magnificence et de probité. Et parce qu’elle est atteinte elle décolle. Et fait feu. « Il fallait que je te flanque un choc pour te faire comprendre. Je ne voulais pas te blesser, je ne l’ai jamais voulu. Mais je devais m’arranger pour que ça te rentre dans la tête. Donc, faire quelque chose qui te choque, qui te traumatise. » « J’aurais préféré que tu me dises la vérité. » Mais je sais, bien sûr, qu’elle avait peur de me la dire. Qu’elle s’est sentie obligée de recourir à cet artifice avant de s’enfuir. Obligée ? Non, qu’elle a préféré ça. Tout comme elle a préféré faire l’amour avec Neal. « Écoute, on rentre juste de Mendocino, on a décidé que je resterais et que je donnerais le cours, on vient de réarranger la maison : toi, Pia et moi. Et voilà que tout à coup tu marmonnes quelque chose sur la nécessité de « voir des amis » ce soir avant de t’enfuir en m’annonçant que tu m’appelleras dans la matinée. Il est bien naturel que, de nouveau, je n’aie plus du tout su où j’en étais, si j’étais dingue de m’engager à donner ce cours, si même je pourrais supporter de rester si longtemps. » « Oh, ce cours. Je regrette qu’on se soit lancées là-dedans. Voilà ta lettre. » Elle me passe la lettre, cette lettre qui indique les nouveaux horaires de mon cours. J’avais eu l’intention de l’utiliser comme levier, comme point de départ d’un marchandage. Et je sais mieux encore qu’avant que je n’oserai jamais, que j’en serai incapable. Elle me proposerait aussitôt de l’annuler, elle répète déjà dans sa tête ses tirades sur son désir farouche de ne m’influencer aucunement. Puis-je même le sauver d’elle, ce cours ? Impuissante, effrayée, je sais que je désire rester, que je le dois. Et que j’ai besoin de ce cours qui est pour moi une excuse, un laps de temps, un intervalle défini. Qui est aussi, me semble-t-il, quelque chose qui m’appartient, qui est à moi. Toucher le papier. Tendre la main vers les élèves. Une liste de noms ronéotés. C’est tellement absurde tout ça : programmer le cours, l’annuler, le reprogrammer. Comme une idiote incapable de prendre une décision. Mes joues brûlent de honte quand j’y pense. Et il est peut-être déjà trop tard pour récupérer les élèves. Sita ramasse l’addition. Courons à son bureau, au téléphone. Notre rencontre, notre fameuse épreuve de force a pris moins d’une heure. Et c’est elle, en conclusion, qui s’est pliée à mon caprice, qui m’a donné l’autorisation de dispenser cet enseignement en échange de clopinettes. Tout en montant l’escalier, je me rappelle que la première réunion est prévue pour deux heures cet après-midi. Nous avons vingt minutes. Sita parcourt au téléphone un labyrinthe de bureaux pour vérifier si l’écriteau annulant le cours a bien été posé sur la porte de l’église conformément aux instructions. « Mon Dieu, une église ? » « La première église baptiste, pas moins. L’université est très pingre en ce qui concerne les salles de cours, nous faisons feu de tout bois. Ma secrétaire a vu l’écriteau et puis elle est rentrée chez elle. » Elle appelle le secrétariat pour savoir combien d’étudiantes ont transféré leurs inscriptions ailleurs, repris leur argent. Je fais les cent pas, j’enrage, je panique. « Est-ce que je ne ferais pas mieux d’aller moi-même changer l’écriteau ? » Deux heures moins dix. « Le secrétariat va rappeler. » Les minces feuilles d’inscription vertes entre ses mains. La salle ne peut abriter que trente-cinq personnes ; il y avait eu soixante-dix candidatures. Dans sa paume les fragiles papiers que caressent ses longs doigts. Deux heures moins cinq. « J’y vais. » « Inutile, l’église est fermée. » Encore des coups de téléphone, des gens, les papiers pelure verts. Un écriteau sur une
porte quelque part disant que le cours est annulé. « J’y vais même sans savoir où est cette église. Je la trouverai. J’échangerai « annulé » contre « retardé ». « Ça ne sert vraiment à rien. » « Merde, je ne peux pas m’en empêcher. » Je la trouve presque tout de suite, par miracle. Une grande église romane, stupide et pompeuse. Première paroisse baptiste. Et la petite affiche en papier jaune avec, au feutre, le mot ANNULE. Une fille toute seule redescend l’escalier. Mal fringuée, elle a bien le genre. Disparue le temps que je me gare. Deux heures dix. En me sentant idiote, je m’efforce de raturer le mot « annulé » et de lui substituer « retardé » avec un crayon à bille qui se refuse à écrire quand on le tient verticalement. « Vous voulez que je vous prête ça ? » La fille en question. Et son feutre rouge. J’ajoute le numéro de téléphone du bureau. Je me sens humiliée, ridicule sous son regard. Elle ne se doute pas qu’elle s’adresse à son prof. Un moment de grâce. « Alors il a lieu, finalement ? » « Téléphonez à ce numéro, on vous dira tout. » J’ai préservé mon identité par magie. Je rends le feutre. Je retourne bêtement à ma voiture.
Est-ce que je suis folle ? Me voilà en train de lui acheter un cadeau. L’impulsion m’est venue en passant devant le magasin. Ce matin je l’aurais volontiers étranglée, je l’aurais frappée, oui, j’aurais frappé son cher et tendre visage. Et maintenant je lui achète un cadeau. Ma dernière discussion avec elle s’est terminée par un échec pour moi et j’ai envie de lui acheter un cadeau. En la voyant assise devant moi aujourd’hui dans le salon de thé, je savais en toute certitude qu’elle n’accepterait jamais de vivre comme je vis, moi, en ce moment, dans une ville qui ne serait pas la sienne, une maison qui ne serait pas la sienne, avec le prétexte d’un stupide cours marginal ne rapportant qu’un salaire de principe, pendant que moi, je ferais mes petites affaires dans mon univers personnel et irais coucher avec d’autres en la laissant attendre toute la nuit. Impensable. C’est cela qui m’humilie : savoir qu’elle ne supporterait pas ma situation une seule semaine. Et quand j’en ai pris conscience, ce qui m’a surtout inquiétée, c’est l’idée qu’elle puisse me mépriser d’avoir cédé, accepté toutes les insultes. Je ne peux pas lui demander de la reconnaissance, et pourtant je crains tellement son mépris. Et après avoir passé l’après-midi avec « d’autres », ces autres qu’elle me conseille de cultiver, survécu à plusieurs tasses de café et à l’épopée d’une jeune cinéaste sur les trains – des kilomètres de pellicule consacrés au Metroliner parce que la jeune femme qui l’a fait déclare que c’est, en réalité l’« âme féminine », la passion de sa vie et ainsi de suite – je me retrouve devant un magasin de disques, dévorée par l’envie d’entrer pour lui acheter un cadeau. L’auditoire a été si cruel pendant la période des questions que je me suis portée au secours de la cinéaste dont j’ai loué la photographie, la technique, que j’ai félicitée pour l’effet fantomatique des vieilles photos qu’elle a utilisées. « Il y a toujours des fantômes dans une histoire d’amour, les gens qui sont sur la scène avec les acteurs principaux », m’a murmuré Susan Griffin pendant que nous attendions le début du film. « Et aussi les fantômes de tous les instants vécus par les amants, et les amants eux-mêmes tels qu’ils étaient il y a un mois, un an, leur amour d’alors. Qui n’est pas l’amour de maintenant », ai-je ajouté. Susan écrit des pièces nous faisions de la littérature. Quand elles m’ont invitée à dîner après le film, j’ai refusé, et je l’ai regretté à moitié par la suite. Car ça m’avait fait du bien de voir des gens, je me serais presque crue à New York. Une vie pleine de rendez-vous, de rencontres amicales et de conversations. Ne plus être enterrée dans cette maison. Cette maison morose, solitaire, lugubre à l’approche de la nuit. Et pourtant j’avais envie de me retrouver seule. De l’attendre. De rentrer et de guetter son pas. En sachant qu’elle serait en retard. Puis, en passant devant une boutique, le désir m’est venu d’entrer et de lui acheter un cadeau. Ça m’a pris quand j’ai remarqué les disques. Les amants et leurs cadeaux. Nous nous en achetions tout le temps, tous les jours pratiquement. Elle surtout. Des fleurs, des disques, un livre ou quelque chose à manger, même des bricoles. Des fleurs, des tonnes de fleurs. Sans proportions aucunes avec ses moyens financiers. La pleine cuisine de plantes qu’elle m’a données quand je me suis installée à Sacramento. Des bégonias, les deux mocassins que je courais littéralement arroser quand nous rentrions de nos week-ends à San Francisco. Ils m’en voulaient à mort, ils me reprochaient de les avoir négligés pendant deux jours. Sita me faisait la cour à l’époque. Chose que j’avais du mal à comprendre. Je n’avais jamais connu une telle avalanche de cadeaux. Maintenant c’est moi qui lui en offre. Je dépasse la boutique et je reviens sur mes pas. Je ne sais pas quoi lui acheter jusqu’au moment où je me rappelle l’Alice Stuart qu’a Sherman. Alice Stuart, le nom me revient en mémoire juste au moment où j’en ai besoin, je le lance à la vendeuse. « Travée centrale. » Steward, non, Stuart, à côté, je la trouve alors même que je venais d’abandonner. Le disque avec la motocyclette sur la jaquette. Et un autre que je n’ai pas encore entendu. La vendeuse fronce le nez en le voyant. Elle me fait peut-être une faveur. « C’est un de ses premiers disques et il n’est pas très bon. » « Alors celui-là seulement. » Je l’attends en bas, le disque posé sur le divan, bien en vue pour ne pas l’oublier. Il pleut à torrents. Va-t-elle rester à l’école ? Coucher chez une amie ? Aller chez Neal ? Le temps passe. Neuf heures et demie, heure à laquelle je l’attendais. Dix heures. Dix heures passées. Et il pleut toujours. Un énorme déluge impersonnel. Comment y survivra-t-elle ? Enfin, un feu arrière réfléchi dans la vitre de la porte d’entrée. Je le vois comme une espèce de miracle, imprévu, audelà du désert. Je l’appelle de la porte ouverte. Sa voix qui me répond, son manteau marron sur mes bras. Nous nous installons sur le sofa, là où elle était assise ce soir-là avec Pia pour la consoler après sa dispute avec Valérie, quand je traînais dans la cuisine en faisant cuire un poulet afin de les réconforter. Mais ce soir c’est moi qui suis assise à la place de Pia, ce soir c’est sur moi que converge son attention, son plaisir. Elle s’enchante de mon disque, le passe, l’écoute dans mes bras. Pour la première fois depuis des semaines je la sens réellement présente quand elle est avec moi. Son corps me parle. « Ça donne envie de danser », chuchote-t-elle. Pour moi la danse est comme un souvenir d’une vie antérieure. « Allons danser chez Peg vendredi », dit-elle, en
bondissant presque à cette pensée. Je suis excitée par son contact, ses baisers, la pression de son corps qui répond au mien. Mais j’ai peur de pousser plus loin. Au lit elle semble prête pour moi. Elle m’autorise brièvement l’accès de son corps : une occasion douce-amère de la pénétrer et de l’aimer. Est-elle en train de penser à lui, de me comparer, d’évaluer ma performance par rapport à la sienne ? Neal de la nuit dernière seulement. Si ma bouche allait se poser sur elle, est-ce que j’y retrouverais son odeur, en serait-elle encore imprégnée après la douche ? N’y pense pas, prends ce que tu as, ce qui t’est donné avec cette douceur, cette gentillesse toute neuve. Peut-être que je le dois à l’autre, mais c’est quand même à moi. Cependant mon tour s’achève bien vite, il ne se passe guère de temps avant qu’elle en ait terminé avec moi, qu’elle me chasse, cesse de réagir. Incompétence de ma part ou manque d’intérêt ? Puis c’est elle qui se penche sur moi et me prend, ce qu’elle préfère toujours. Son visage contemplant la joie donnée, reçue sans pudeur, sans contrôle possible. Sa satisfaction. Ses pouvoirs divins. Ses doigts entrent et sortent plus forts plus sûrs et plus inévitables à chaque fois jusqu’à ce qu’elle trouve un contact nouveau et alors lentement, si lentement, c’est toute ma chair qu’elle touche et chaque caresse est distincte sonore stupéfiante. Je n’ose pas parler, pas même l’encourager avec des mots comme j’aime à le faire, sournoise volupté du langage qui nous excite toutes deux, mais dont je me passe à présent, ne pouvant que crier doucement à chaque poussée qu’elle guide, contrôle, maîtrise, nourrit et mène à bien. Moi qui suis à sa merci, tendue vers elle, qui accepte, accepte tout ce qu’elle me donne. Caresse après caresse, étrange cet enivrement, et cette sérénité, surprenant et un peu effrayant ce plateau sur lequel elle me conduit. Ondes de chaleur successives. Immobilité, mouvement, et puis le frisson soudain. Je lui demande, étonnée : est-ce que tu m’as déjà fait ça, exactement ça ? Ce miracle, cette trouvaille, cette découverte d’une sensation nouvelle là où tout était familier, connu. Je suis soulevée, je suis cachée, je suis en danger et suspendue dans les airs, je m’élève et je retombe, prise de vertige, tantôt malmenée, tantôt exaltée. Je suis son con et malgré moi je le lui dis, servile, possédée, toute à elle, ouverte, réduite à l’état d’objet qu’on utilise. À la merci de sa puissance et de sa force et de ses doigts, de son caprice ou de sa tendresse ou de sa majesté sur moi. Ses yeux ouverts sur moi, dispensant le plaisir, se sachant en toute certitude capable de me donner richesse ou peur ou triomphe à chaque caresse. Donnant parce que tel est son bon plaisir pour l’instant. Comme son bon plaisir était de donner à quelqu’un d’autre la nuit dernière. Et je ne peux qu’admirer, prisonnière du contact de sa main sur ce qui est au cœur de moi-même, du lent et mystérieux cheminement de ses doigts sur les lèvres de ma bouche béante et avide d’être emplie d’elle, de sa plénitude et de sa force en moi, le choc de son arrivée au col de l’utérus, cette autre bouche, cette autre porte qui s’ouvre devant elle. Prends-moi, prends-moi, je suis à toi, entièrement à toi, mon cerveau crie ce que je me refuse à dire tout haut ou que je dis pour m’en repentir ensuite, l’abnégation la soumission la reddition complètes, les longs doigts qui m’assaillent et me coupent le souffle ou sournois me transportent plus haut encore plus haut oui c’est l’instant. Mes cris se mêlent à ceux qu’elle me donne, mélopée pour moi qui viens à elle, ma créatrice, ma consolatrice. Jouissance étrange, étrangement décevante. Pia est rentrée. Après plusieurs jours d’absence. Son dernier mot, celui que nous avons trouvé dimanche en rentrant de Mendocino, spécifiait qu’il lui fallait « quelques jours pour réfléchir et se retrouver ». Mais elle ne me dit pas où elle était. Comme elle est debout sur le seuil de ma chambre, je l’invite à fumer une cigarette. Elle s’allonge sur le lit : longues jambes splendides, beauté parfaite et délicate, visage presque enfantin. Comme celui d’Emily, en plus fin. « Emily va très bien, elle est enchantée d’être là-bas. La seule chose qui lui manque, c’est son gros Donald Duck. » « Si c’est là tout ce qui la tracasse, c’est qu’elle a bien accueilli le changement. » « Oui, elle s’en tire formidablement. De ce côté-là, tout va bien. » Nous retombons dans le silence. « Ça m’a vraiment déprimée de rester là le week-end dernier pendant que tout le monde était parti. Ma chambre est encore pleine de vêtements et de trucs qui appartiennent à Dan. Et quand je descends, je vois le lit d’Emily. Comme si toute la maison était pleine d’échos. Alors l’envie m’est venue de partir pour quelque temps, tu comprends ? » Je comprends, et en même temps, bien sûr, je ne comprends pas. J’ignore complètement où elle a passé ces quelques jours. Et son « je voulais être seule pour creuser ce qu’il y a dans ma tête » semble assez improbable. À San Francisco ou même à Berkeley, il a bien fallu qu’elle loge chez quelqu’un. Pas chez Michael : sa femme lui est revenue. Je ne peux pas lui demander où elle est allée. Et elle n’a visiblement pas l’intention de me le dire. Autre silence. Le téléphone sonne. « Si c’est ma mère, je ne veux pas qu’elle sache encore que je suis rentrée. » Ce n’est pas elle. Nous essayons quelques sujets de conversation : les impôts, la voiture d’occasion que Martin lui a donnée, l’orchestre. « Jack était censé me rappeler, mais il ne l’a pas fait. À mon avis, il m’a menée en bateau, ce vieux Jack, il voulait simplement m’en mettre plein la vue. » Je suis déçue. « De toute façon, leur musique ne me plaisait pas. Stevie Wonder. Je ne peux pas prendre mon pied avec ça. C’est complètement atonal. Et ce gros orchestre qui mugit derrière moi. Il me faut une ligne mélodique, tu saisis ? » Elle joue avec son bracelet. Se demande où elle a laissé un de
ses gants. La cigarette est presque finie. A-t-elle remis ça avec Dan ? Se passe-t-elle toujours de ses drogues ? J’ai envie de lui poser la question. En suis incapable. Un malaise envahit la pièce. « Il faut que je fasse réparer ces vieilles tatanes », dit-elle en montrant les ahurissantes platesformes qui lui ont fait dégringoler l’escalier la dernière fois qu’elle les a portées. Je suis inquiète de la voir conduire avec ça. « C’est tout ce que j’ai pour mes rendez-vous avec mes éventuels employeurs. Je les ai rapetassées avec un ruban adhésif, mais ça n’a pas tenu. » Elle sourit. Ajuste un bracelet. S’en va. Reviens quelques instants plus tard avec « deux ou trois trucs ». Une chemise de nuit, des robes. « Je repars. » Mon affection s’inquiète, j’aimerais qu’elle me parle, qu’elle reste. « J’ai laissé ce mot pour maman. » Je parcours des yeux le bout de papier punaisé au chambranle de la porte, l’histoire habituelle sur son « besoin de temps et d’espace pour réfléchir à tout ça ». Dialogue tristounet à propos du billet en question. « Tu crois que c’est l’endroit idéal pour qu’elle le trouve ? » Le papier a l’air ridicule, punaisé au bois nu. « Je lui dirai qu’il est là. » « Bon… eh bien je m’en vais… oh non, j’ai encore oublié ces gants ? » Longue et minutieuse recherche des gants. Une heure à peine semble s’être écoulée quand elle m’appelle. « Il s’est passé une chose épouvantable. Je suis rentrée dans un mec. Pas avec ma voiture, mais je suis rentrée dans un mec. » « Dis-moi ce qui s’est passé. Prends ton temps. » Voix étranglée, horrifiée, elle répète et répète son histoire jusqu’à ce que je saisisse. « J’avais pris la voiture de Dan, tu comprends…» Non, je ne comprends pas puisqu’elle a la sienne, puisque Martin a pris la peine de lui acheter une voiture rien que pour elle, dans le cadre de son programme d’indépendance et de réhabilitation. Et « ce type sur Van Ness Avenue, il a éprouvé le besoin de descendre de voiture pour hurler qu’il y avait délit de fuite. » « Reprends au début. » « Eh bien, je roulais sur San Francisco Avenue, tout allait bien, je freinais par petits coups dans les descentes, tu sais, les freins de Dan ne marchent pas. » Je ferme les yeux : oui, je sais, je me rappelle qu’il « avait l’intention de les faire réparer », il y a quinze jours au moins. Inutile de demander pourquoi elle a choisi de conduire une voiture sans freins à San Francisco. « Alors je suis arrivée devant le stop au croisement de Van Ness, toutes les voitures se sont arrêtées en paquet, je n’ai pas pu freiner assez vite et je suis rentrée dans le mec qui était devant. Tu te rends compte ! D’abord il a disparu sous son siège et ensuite il a resurgi en hurlant au délit de fuite. » « Tu l’as cogné très fort ? » « C’est bien ma chance de tomber sur le pire connard de la ville ! » Je rirais si j’en avais l’énergie. Si je n’avais pas peur pour elle. « Il se met à crier que je prends la fuite, que je quitte les lieux du crime, et cetera, tout simplement parce que je ne pouvais pas rester là éternellement, il fallait bien que je ramène sa voiture à Dan et que je prenne la mienne. » Pourquoi ? Je me le demande. « C’est une Datsun, la voiture du type, je ne lui ai pas fait grand mal, mais celle de Dan, l’avant est complètement enfoncé. Tu sais ce que c’est avec ces petites Volkswagen, la carrosserie, c’est du carton. » Ahurie, je reste en possession de cette information, de cette vérité générale, de ce lieu commun : que la carrosserie de la Volkswagen est comme du carton. Elle reprend son souffle. « Alors j’ai ramené la voiture de Dan, je vais prendre la mienne et retourner là-bas, sur les lieux du crime, comme il dit, juste pour lui montrer que je tiens parole. Mais il a ce numéro de téléphone et mon adresse, alors je voulais que tu sois au courant, au cas où il appellerait. » « D’accord. » « Je suis affolée, complètement affolée. Il peut me piquer jusqu’à mon dernier sou. » « Essaie de ne pas te faire trop de soucis pour l’instant. Détends-toi un peu. » « Qu’est-ce qu’il peut me faire ? Attaquer mon indemnité de chômage ? Je suis complètement fauchée. » « S’il téléphone, je lui parlerai. » « Je voulais que tu saches avant qu’il appelle. Dis à maman de ne pas s’inquiéter. » Je me dis que je l’ai, à présent, mon délai fixe, mon laps de temps. Je me le dis en la regardant, à la table du petit déjeuner. Je l’ai, mon assurance d’être à ses côtés pendant un certain nombre de jours, de semaines, de mois. Et après, plus rien. Retour à New York et ce sera fini. Mais pour l’instant il y a ceci, cette garantie. J’y pense en la regardant manger. Bien au chaud, en sécurité avec elle, du moins provisoirement, je la regarde manger. Son équilibre, son assurance, ses gestes pour prendre un toast et le beurrer, ce mélange bizarre de délicatesse et d’audace que je trouve admirable et curieux, lisse et fluide comme la douceur de sa peau. Admirables aussi la forme de ses seins sous le chandail vert, ses longues jambes quand elle se lève et passe dans la cuisine. Ses mouvements, hier soir, lorsqu’elle nettoyait le réfrigérateur, son allure, son efficacité. Sa confiance en elle-même lorsqu’elle est tombée sur ces légumes pourris, sur cette tache récalcitrante. Moi j’en aurais fait une intention, une corvée pour plus tard que j’aurais redoutée toute la journée et qui m’aurait pris des heures à supposer que je m’y sois finalement mise. À elle il lui a fallu quatre tourbillonnantes minutes. Même pour récurer les recoins secrets des étagères en plastique, et ces boîtes emmerdantes au bas du réfrigérateur, tout est pour elle d’une facilité trompeuse, les plateaux retrouvent leur place sans heurts. Puis son comité est arrivé pour une réunion qui, prétendait-elle, ne devait durer que trois minutes. Je suis montée dans ma chambre pour lire et ne pas être dans ses jambes. Me suis
aperçue que j’avais laissé en bas le verre que j’étais en train de boire. Trop tard. Le livre que je lis est d’un ennui mortel, imprimé trop fin, ma position allongée me fait mal au cou. J’essaie de m’asseoir. C’est encore pire. Voilà déjà une heure qu’ils sont là. Je commence à leur en vouloir et à les détester. C’est l’heure de dîner, pourquoi ne rentrent-ils pas chez eux ? Percy, sa voix vantarde qui me parvient à travers le plancher. Puis une autre voix, de Blanc cette fois, nasale, irritante, qui parle de cette imbécile « règle des cinq points », nécessaire pour prendre une décision. « Nous devons nous demander : cette expérience sera-t-elle bénéfique pour ma croissance intellectuelle et affective ? » Je ferme les yeux, ce genre de vocabulaire me hérisse. Ce pédantisme californien, ces week-ends thérapeutiques, comment peut-elle supporter ces gens ? Mais ce projet, ce « dialogue entre l’homme et la femme : vers une communion et une compréhension nouvelles » est pour l’instant le chéri de son cœur. Il a déjà mangé deux de nos soirées et va dévorer un week-end de trois jours en février. Il est aussi sur le point de brûler le poulet de ce soir. La voix masculine continue : « Va-t-elle me conduire dans un lieu de repos à même de nourrir et de stimuler cette croissance ? » Voix charmante, harmonieuse de crétin. Rentre chez toi. Le poulet va être carbonisé. C’est mon dîner à moi qui se dessèche à cause de toi. J’ai mal à la tête, de faim, d’être reléguée dans cette pièce comme un animal domestique. Et quand enfin ils sont partis, deux heures plus tard, elle est venue me libérer. En entendant son pas dans l’escalier, je lui avais déjà tout pardonné. Ses excuses, si douces à écouter. Le charme de son accent italien, qui fluctue selon les circonstances, mais qui est toujours plus fort quand elle est confuse, désolée ou mal à l’aise. Au moins que ce ne soit l’accent portugais, car c’est l’Indienne en elle qui s’excuse ou qui attend, une fois elle m’a attendue deux jours entiers alors que j’avais raté mon avion. Il y a des années-lumière de ça. Mais n’en parlons plus : elle rit, me serre dans ses bras, se moque d’eux, manifeste son ravissement de les savoir enfin partis, rit encore en pensant au poulet. Et moi je ris aussi, bien au chaud entre ses bras, le parfum de son joli chandail, la soie autour de son cou, l’or du bracelet qu’elle porte au poignet. J’oublie tout en sa présence : l’absurdité de ma situation ici, son injustice. Tout ça disparaît en un instant, chassé par sa complicité, sa faculté romantique de transformer la vie en un rendez-vous amoureux. Un jour elle a fait, en souriant, une allusion à « la bonne manière de conduire une histoire d’amour ». Je ne m’étais jamais rendu compte que l’on pouvait conduire une histoire d’amour, je pensais que ça arrivait, tout simplement. J’avais beaucoup à apprendre. Maintenant, à la table du petit déjeuner, elle fait des projets pour la soirée d’anniversaire de Paul. Inviter ce couple de collègues ou celui-ci. Pour ces deux-là, impossible, parce qu’ils fêtent leurs cinq ans de mariage et qu’ils ont d’autres projets. Tout ça me paraît bien morne et hétérosexuel en diable. « Ce qui se passe généralement, c’est que les amis de Pia et de Paul finissent la soirée en haut, à faire de la musique et à fumer – je leur prendrai de la bière et des crackers – pendant que nous, nous nous amusons en bas. George McFarland va venir. Tu te souviens de George. Neal aussi. Et je pense que je vais inviter…» Mais j’entends seulement ce qui se rapporte à Neal. J’aurais cru qu’elle pourrait se passer de moi, qu’elle ne m’obligerait pas à faire sa connaissance. Au fond c’est peut-être mieux. Mieux qu’elle ait la voie libre ; qu’elle ne se heurte à aucun obstacle. Qu’elle soit complètement libre. Est-ce que c’est ça, la liberté ? Hier, quand elle s’est réveillée au milieu de la nuit parce que la porte était restée ouverte et claquait, j’ai été positivement désagréable. Elle rit, en imitant mon grognement. « Sita, nom de Dieu, qu’est-ce que tu fous ? Voilà exactement ce que tu as dit. » « Je suis désolée, chérie. » Je regrette de ne pas l’avoir prise dans mes bras, embrassée, savourée, la douceur de sa chair. « J’ai connu pire. Les gens qui se réveillent en pleine nuit et qui parlent. Qui parlent, tu te rends compte. Hank, lui, avait l’habitude de marcher en dormant. » Je m’imagine Hank, fantomatique, un autre passé, son grand corps nu qui devait faire paraître minuscule sa bite. Quand on se sent en sécurité, ces images ne sont ni une menace ni un souci. On les chasse d’un geste. Autrefois je triomphais si facilement de Hank, de tous les autres, Sita m’aimait si follement qu’ils n’avaient aucune importance. Hier je ne lui ai pas proposé de faire l’amour. J’avais peur, comme toujours depuis quelque temps. Peur qu’elle me refuse, plus peur encore qu’elle soit contrainte de me refuser, qu’elle trouve une façon de me le dire gentiment. Ou que ça l’embête et qu’elle me le montre. Ou simplement qu’elle le cache, qu’elle dissimule son antipathie. Là aussi, c’est lui imposer un fardeau. Et je n’ai aucune envie de lui poser ce problème, de la forcer à la mauvaise humeur, à la culpabilité. Moi aussi, ça me panique, d’avoir à évaluer la gravité du problème, à constater combien mes chances sont réduites. Voilà pourquoi maintenant je lui laisse toujours la décision, car il s’agit d’une décision et non, comme autrefois, d’une rencontre, d’un contact, d’un embrasement, d’une étincelle qui s’allumait en même temps dans ses reins et dans les miens, d’une fièvre qui nous montait au front et trouvait son apaisement dans notre bouche. J’ai le désir fou de la prendre dans mes bras avant de m’endormir, le désir, comme je l’ai eu mille fois, de descendre le long de son corps et de la manger, de savourer l’humidité entre ses jambes, de la boire comme à une fontaine. De la sucer et de jouer et de m’en rassasier pendant des heures, l’avidité de ce geste, la concentration alors que j’entends ses cris, et respirer son parfum et
goûter cette saveur chérie, toujours si fraîche, qui est la sienne. Autrefois nous avions le temps pour ça, des après-midi entiers, des soirées réservées à l’amour. Maintenant n’existent plus ni le temps ni l’inclination. Mais il y a ce nombre défini de semaines. Oui, il y a encore ça. Qui prendra fin inévitablement, comme il est inévitable qu’elle pose sa tasse de café et s’en aille au bureau. Et me laisse attendre pendant neuf longues heures son retour. Mais ce laps de temps, je l’aurai, je vais le savourer, le vivre aussi complètement que je le pourrai, le boire jusqu’à la dernière goutte. C’est la fin de l’amour, le dépôt au fond de la tasse. Ce sont les dernières miettes, les derniers instants qui marquent son effritement. Et c’est tout ce qui me reste. Que ce soit limité, je le sais. Aucun rapport avec ce que c’était autrefois, lorsque les richesses se déversaient sur moi en abondance, que les occasions venaient sans que je les cherche, qu’elle apparaissait un matin chez moi alors que je ne l’attendais pas et se déshabillait négligemment, geste qu’elle a toujours su faire avec l’aisance et la grâce les plus consommées. Lorsque je la rencontrais par hasard sur le campus, ou qu’elle me flattait en faisant irruption dans mon bureau à la fin de la journée. Un bouquet de jonquilles à la main. Ou posé à la porte de ma classe, et Sita me déclarait qu’elle venait de découvrir un nouveau restaurant où nous pourrions aller dîner. Un jour même, avec Hank, nous avons roulé jusqu’au pays de l’or, assis tous les trois sur la banquette avant dans ma décapotable, découverte par une belle et sereine soirée. Si elle le souhaite, je pourrais même m’accommoder de Hank. Et je pense à une petite remarque nostalgique qu’elle m’a faite un jour sur une femme avec qui elle couchait à l’époque, qui n’aimait pas Hank, en était déraisonnablement jalouse, et sur le fait qu’elle aurait pris plaisir alors à passer un week-end à la campagne dans le ranch où lui vivait, un week-end à trois, juste pour être en pleine nature, pour nager nu et dormir au soleil. Et je me demande si j’en serais capable. D’avoir de l’affection pour Hank. Lorsque nous sommes arrivés à Sutter Creek et que nous avons commencé à explorer les ruines, il s’est mis à me taquiner, nous étions debout côte à côte et ils étaient tous les deux plus grands que moi de beaucoup, il m’appelait « la crevette », et je me suis rendu compte brusquement que je lui en voulais, que pour lui je n’étais pas une femme, mais un garçon, ou qu’il essayait de me transformer en garçon : quelqu’un de plus, petit, mais un garçon tout de même, pas une étrangère désirable, mais un rival. Au dîner il a beaucoup bu, il est devenu morose, jaloux, irritant. Il n’en a pas moins insisté pour prendre le volant de ma voiture au retour parce que je conduisais si lentement sur cette route de montagne complètement noire. Il venait d’enfoncer la voiture de Sita. Elle, pourtant, ne m’a pas soutenue, a déclaré qu’elle avait trop bu pour conduire et a paru trouver très bien qu’il prenne ma place. Comme je refusais il m’a traitée de conne – « Aussi conne que n’importe quelle connasse de bar, toutes des connes, même si elles se prennent pour des lumières » – remarque qu’elle a toujours professé ne pas avoir entendue, bien qu’il l’ait clamée à haute et intelligible voix. C’est moi qui ai pris le volant, mais pour la première fois je n’avais plus confiance en mes propres capacités de conductrice. Elle non plus. À présent, où que nous allions, c’est elle qui conduit. Même quand il s’agit de ma voiture. C’est un des aspects de ma soumission par rapport à elle. Dingue, tout ça est dingue. Dingue de rester ici, dingue de s’attarder sur une liaison dont la tournure est telle qu’on ne peut plus prendre le volant de sa propre voiture, qu’on est là traînant dans la maison, dans la ville et dans la vie de quelqu’un d’autre, sans but, ne croyant plus à ses possibilités, à ses capacités à sa compétence, donc ne pouvant plus ni travailler, ni croire à son travail. Et repensant au suicide. Et tu te félicites que dix semaines de ce régime te soient garanties ? Oui, j’en suis heureuse. Il y a cet espace, ce laps de temps à venir. Regarder la télévision, sans plus, comme hier soir après le dîner. Elle s’est assise par terre à côté de moi, puis est allée s’allonger sur le divan, un bras autour des genoux, tandis que moi je restais à ma place, et nous avons pouffé ensemble en écoutant les récits prétentieux d’un Bronowski ou d’un Alistaire Cooke, les intonations graves de leur télévision « culturelle », gémie des généralités superbes de leur histoire en capsule, mais admiré leur film sur la Grèce. Puis, adossée aux coussins sous la baie vitrée, j’ai complètement cessé de regarder le poste et son chanteur pop sans intérêt, pour me borner à respirer le parfum de sa chair, à savourer la sécurité éternelle, puisque provisoire de ses bras. Ces instants-là. Le bruit des adeptes de Hare Krishna dans Telegraph Avenue. L’obscurité d’un salon de thé. Solitude de l’après-midi. Un jour de pluie à Berkeley. Qu’est-ce que je fais ici, loin de chez moi ; à me gaspiller, à poursuivre ce qui a déjà fui ? Pourquoi agir ainsi, alors que la mort est si proche ? Autour de moi barbes et tasses de café, couvre-lits en madras sur le mur, conversations des autres. Vies impénétrables d’étrangers. Dans la rue une jeune femme portant un nourrisson protégé de la pluie par une couverture. Elle a l’air complètement perdue, mais sa vie est plus motivée que la mienne. Jeunes gens en poncho et chapeau, veste matelassée, grosses bottes et casquette. Tout l’appareil de la jeunesse. Je me sens vieillir en les regardant. Un garçon fait l’éloge de son professeur. « Ce mec-là, il a enseigné à Harvard. » Serveurs sur leurs jambes apathiques. « Alors je suis allé dans son bureau ce matin et il m’a indiqué deux ou trois trucs qu’on aura à l’examen. Avec les réponses, mec. Plus de problèmes de ce côté-là. » Le barman
ramasse une tasse sale. « Il a un style si fluide, ce type, tu sais, ça coule tout seul. » La manette de la machine à expressos s’abaisse. Dans le coin une fille cachée derrière de grosses lunettes noires boit mélancoliquement son café. La manette s’abaisse encore, bruit de succion, sifflet. Ce soir encore elle va rentrer tard. Une heure seulement, une heure et demie peut-être pour la voir avant qu’elle ne s’endorme. Entrent un garçon et une fille qui se mettent à discuter de Dieu. Sont-ils plus cinglés que moi ? « Ils peuvent encore être sauvés », dit la voix féminine, pesante, didactique, anxieuse. D’une monotonie mortelle. Il la bombarde de questions, d’objections. « Non, non, quand tu pries, demande au Seigneur de t’aider pour ce qui est des choses que tu ne peux pas accepter. Étant chrétienne depuis vingt ans, j’en comprends bien davantage qu’un type qui appartient au mouvement depuis quelques mois seulement. » Il la chicane sur son âge, qui est plus proche de dix-neuf ans, en réalité. Fanatisme réactionnaire, imbécile, et cette gamine appelle ça un « mouvement ». Comme ils se croient importants tous ces gens, quelle collection de jojos, d’esprits médiocres. Berkeley. Le garçon m’apporte enfin mon café. Il ne faut pas que je creuse trop profond, que je m’accroche, que je m’ancre en elle, me disaisje hier soir au Riviera en regardant son bras, en savourant sa chair rose, que mes yeux touchaient comme des doigts. Puis en la contemplant pendant un film italien ; l’auteur, une femme, était là, elle devait répondre aux questions. Et Sita, la bouche entrouverte de joie, suivait le dialogue dans les deux langues. Son air ravi en écoutant son cher italien. Et après, devant la porte du café, quand nous avons rencontré un professeur italien : « El Mario ». « Coma và ». « Va bene. » Comme sa voix danse sur les mots, les chante, s’élève et retombe. Son anglais est tellement plus contraint, contraignant. Mais la revoir parler italien, s’éclairer ainsi, tourner et retourner chaque mot dans sa bouche. Son rire, sa gaieté. Je fais quelques pas pour la laisser seule, en jouissant d’elle à distance, heureuse de son bonheur. Elle me rappelle pour me présenter. « Vous ne parlez pas l’italien ? » demande le professeur. Je reconnais mon ignorance, je me sens irrémédiablement idiote devant sa surprise. Il faudrait trop de temps pour lui expliquer le désir fou que cette langue m’a inspiré l’été dernier, mon envie de l’apprendre, et puis la muraille qu’elle a abaissée entre moi et son pays. « J’aurais pu faire de gros progrès, apparemment je n’avais pas le don », mais personne ne m’entend, ils sont en train d’échanger des réminiscences sur des amis de Sacramento. Après le départ du professeur, elle me raconte une longue histoire assez leste sur son épouse : le climat de la soirée est toujours avec elle pendant qu’elle boit son cappuccino, sa voix flotte dans le rire, elle garde cette légèreté, cette vivacité que lui a données le contact avec l’italien. Comme si l’anglais était une espèce de prison et l’Amérique un pays morne, lourd, aussi laborieux que son langage, un lieu où l’on peut à la rigueur se réfugier pour échapper à une guerre ou à une crise économique, mais terne et laid en fin de compte, un exil glacé après les collines toscanes qu’elle aime si tendrement. Cet été, surtout la dernière fois qu’elle les a vues, sur le chemin du retour vers l’Allemagne et le charter, les larmes lui montaient aux yeux si bien qu’elle avait du mal à conduire, tant l’idée de les quitter lui était pénible. Moi, par contre, en les regardant ce jour-là j’en étais arrivée à les haïr. Elles et l’Italie. Tout ce que j’avais tant aimé pendant mes années d’Oxford, ce grand voyage que j’y avais fait, seule, après mes examens. Il y a un siècle de ça et tout m’avait plu, les lieux, les gens, cette profusion artistique, cette excitation et cette bonne humeur. Mais à la fin de cet été passé là-bas avec elle je détestais tout, la chaleur et les toits de tuiles, jusqu’à son aimable famille d’une politesse impeccable. Haine qui n’était qu’un amour terriblement déçu. Comme il aurait été facile d’apprendre la langue, facile d’aimer cette famille… facile si elle n’avait pas été là. Pour m’en empêcher. Pour m’empêcher, par des moyens mystérieux, d’adresser la parole aux autres, de nouer des amitiés. Son frère se montrait avec moi d’une gentillesse invariable et même pointilleuse. Les choses sont par conséquent difficiles à expliquer, mais il faut peut-être remonter à ce petit incident qui s’est produit avant même notre arrivée dans la villa sur la côte, à la campagne, le deuxième jour en réalité, quelques heures à peine après que nous avons quitté Milan. J’étais en panne de cigarettes. Paolo n’avait pas très envie d’arrêter la voiture. En plus il faisait chaud ce jour-là et la circulation était déjà intense bien qu’il ne fût pas encore midi. Il s’est fait un peu prier pour s’arrêter. J’ai aussitôt sauté dehors et couru dans la boutique, avec l’intention de faire vite. Ne prenant garde à son ordre d’attendre qu’au moment où je l’ai entendu crier dans le magasin, derrière mon dos. J’avais déjà essayé mon italien expérimental, tout neuf, sur le commerçant pour formuler ma requête et j’étais assez contente de moi quand, en me retournant, je vois Paolo, fou de rage. « Pour qui vous prenez-vous ? » Je le regarde, bouche bée. Il annule ma commande de cigarettes. Je reste là, discréditée, ridicule. Il en achète un autre paquet, le paie et m’ordonne de partir. « Mais qu’est-ce qu’il y a, Paolo ? » « Vous vous prenez pour qui, à vous promener partout comme si vous connaissiez tout le monde ? » Il claque la portière de la voiture. Je me retourne vers Sita, en quête d’un conseil. Elle n’en a aucun à m’offrir. Comme Paolo, elle part du principe que je dois rester dans la voiture pendant que le mâle négocie les affaires du monde, et me taire dans un pays où je ne connais pas la langue. Me faire servir. Et entretenir aussi ? Combien de fois m’a-t-on laissé entendre que Paolo vivait au-dessus de ses moyens. Je voulais simplement éviter un tracas à mon hôte. Et puis j’estimais qu’on doit se prendre en charge, être
indépendant, l’Américaine en moi n’avait nul désir d’être servie, et moins encore d’accepter les sévices auxquels on s’expose quand on montre la moindre velléité de se tirer d’affaire tout seul. Après ça j’ai eu plus de mal à aimer Paolo, tout en le trouvant sympathique. Ou plutôt en admirant sa force de caractère qui lui permettait de garder à mon égard une courtoisie exemplaire pendant tout cet été passé chez lui, alors que, je le savais, il ne m’aimait ni ne m’approuvait. Je ne sais pas exactement comment il interprétait la relation entre sa sœur et moi. Plusieurs fois il a parlé de Hank comme de l’amant en date de Sita, fiction que j’hésitais à contredire, ne sachant si je devais le faire ou pas. Pendant la première semaine de notre séjour il a lu un livre que j’avais écrit, En vol, dont certains passages étaient expressément lesbiens. Bravo, pensais-je, il prend ça très bien. Le lendemain notre grand lit était remplacé par deux lits jumeaux. Prétexte : un rhume de Sita. Il se peut très bien qu’elle l’ait demandé elle-même, bien qu’évidemment elle l’ait toujours nié. Pendant nos rares conversations. Car elle était réabsorbée dans le sein de sa famille, dévorée par la langue, les coutumes, la campagne, les longs après-midi sur la plage, les parlotes avec sa belle-sœur, les promenades avec Paolo, les jeux avec les enfants. Elle était perdue pour moi, perdue dans la foule des amis et relations, un couple de Milan, la grand-mère, la bonne, les treize personnes qui prenaient place à table pour dîner. Et moi j’étais une ombre qui lisais dans notre chambre, arborais un sourire imbécile quand on m’adressait la parole en anglais, égaré quand on me parlait italien. Dans toute la mesure du possible, elle faisait comme si je n’étais pas là. J’avais été un moyen de transport commode pour la conduire en Italie, mais à présent on pouvait se passer de moi. J’aurais de beaucoup préféré que nous ne soyons là ni l’une ni l’autre, mais elle ne voulait pas partir et nos deux semaines de séjour se sont lentement et hideusement prolongées jusqu’à deux mois. Pendant lesquels, sur mes instances, je me suis vu concéder un week-end à San Gimignano, une soirée à Sienne, et une semaine seule à Florence qui était en réalité une fuite. Qu’un été entier en Europe puisse être à ce point gâché, ennuyeux, solitaire, semble difficile à croire à présent. Tout ce que j’en attendais : l’aventure, être avec elle en Italie, son Italie à elle, tant aimée, et nos conversations à l’avance, nos projets, nos plans, nos prévisions. Au reste, dans ce que nous possédions, beaucoup de choses auraient pu être merveilleuses, et même splendides. La grande villa dallée de pierres en plein champ, une ferme du XVIIIe siècle, immense, pleine de chambres et de gens, et ces longs déjeuners, ces banquets le soir, le souper qu’ils ont donné pour moi la veille de mon départ pour Florence, le champagne et les gâteaux, la table mise dehors dans les brumes du soir, c’était romantique, superbe. Non, ils se moquaient de moi, en réalité. Même le soir, quand nous avons dansé comme des fous, la seule fois où nous avons pu rire et nous laisser aller, tous, les enfants et les autres, dans une frénésie de cha-cha-chas et de twists, de tarentelles et de rock’n’roll. Plus tard, quand je me souviendrai de cette soirée, je garderai toujours une impression de solitude, pensais-je à l’époque, croyant que c’était parce que je les quittais, que je la laissais avec eux. Mais c’est bien plus que ça. Ce festin, cette cérémonie vide cachait une étrange trahison. En l’évoquant aujourd’hui dans un café de Berkeley, j’y trouve une indicible amertume. Penser à l’Italie m’est déjà désagréable, y penser alors que je suis en train de perdre Sita m’est insupportable. Mais pourquoi n’ai-je pas compris alors ? Je ne croyais pas vraiment aux petites raisons bizarres qu’elle me donnait pour expliquer son comportement : qu’elle souffrait d’une légère dépression, choc en retour de la mienne, que je devais être la première à la comprendre et à sympathiser. À d’autres moments, elle prenait pour prétexte sa santé : une déficience glandulaire, une histoire d’hormones, ses nerfs, son médecin approfondirait ça après son retour. Pauvre fille, elle en avait tout simplement par-dessus la tête de moi et ne savait pas encore comment se débarrasser de cette affliction. En septembre elle a pu annoncer tranquillement à Sherman que notre liaison était terminée, puis remodeler en conséquence sa maison, sa vie et ses fréquentations. En négligeant simplement de m’en avertir. Pour que je m’en aperçoive moimême en venant ici. Et si elle m’a laissée venir, c’était par faiblesse, après sa visite à Noël. Il y avait encore une étincelle. Elle ne voulait pas lui donner sa chance, mais, peut-être, ne se résolvait pas à l’éteindre complètement. Elle préférait attendre. C’est ce que je fais, moi aussi. J’attends. Et je bois du mauvais café sous la pluie à Berkeley, je hante les librairies, je passe des aprèsmidi entiers sans rien faire. Parce que j’attends. Tout en sachant que si jamais je devais gagner, je n’en serais pas moins paumée pour autant. Je lui ai rendu le mauvais service de dépendre d’elle. De l’utiliser pour donner un sens à ma vie. On ne doit pas faire ça aux gens. Ma terreur est comme un paillasson sous un tapis ; j’en tremble en parcourant un texte de Henry Miller, son Insomnia, l’histoire d’un vieil homme obsédé par une fille jeune et indifférente, mais qui est aussi mon histoire. Pourtant, lui, même s’il se conduisait comme un imbécile au milieu de la nuit, il restait écrivain. Et moi j’ai perdu ce que je suis. Lancée, les mains vides, à la poursuite du néant. Si je m’accroche à cet amour, est-ce parce qu’en réalité je n’ai rien d’autre à faire ? Ou suis-je incapable d’écrire parce ma servitude vis-à-vis de cet amour rend tout travail impossible ? C’est la première réponse qui est la bonne. Non, la seconde. La première puisque tu n’as pas mené un livre à son terme depuis trois ans. La seconde puisque c’est la période pendant laquelle tu l’as
connue. Ne jamais imputer aux autres la responsabilité des problèmes qu’on a avec son propre travail : tu n’avais tout simplement pas de livre à écrire pendant ces trois années. Tu n’en auras probablement plus jamais. Tu es finie. Et avec elle aussi, c’est fini. Les deux en même temps. Bien calculé. Ce garçon aux cheveux bouclés qui sert à table sait qui il est. Cette fanatique de la religion sait qui elle est. Et même les silhouettes imprécises et incertaines qui passent devant les fenêtres sous la pluie, même ces silhouettes-là comprennent ce qu’elles sont, à la façon paresseuse de la Californie, quel que soit le jargon occulte qui passe pour de la sagesse dans leur esprit confus, elles savent toutes ce qu’elles font. Moi, je me borne à attendre la tombée du jour. Je lui ouvre les jambes sur le divan. Elle rit. « Kate, pourquoi me déshabilles-tu ? On s’en va bientôt. Tu devais appeler ta sœur avant notre départ. » « Après, après. Ça d’abord. » « Mais elle arrive dans dix jours, il faut confirmer…» « Je lui enverrai un mot. » « On peut nous voir. Si quelqu’un arrivait à la porte d’entrée…» Cela sans cesser de rire, peut-être parce qu’elle est aussi peu sûre d’elle que je le suis, moi. Comme elle aurait adoré ça autrefois, ce coup de folie, ce goût du risque, cette spontanéité. Maintenant je ne suis même pas certaine qu’elle va céder, me laisser faire. Mais ça m’est venu tout à coup alors que j’étais assise près d’elle, par terre, et elle sur le divan, ça m’est venu comme un élan, comme un espoir, l’idée de lui écarter les jambes et de la sucer. Quelle envie j’en ai eu tout à coup – et combien ça m’a paru charmant, désinvolte, gamin, fantasque et facile. Il me suffisait de la cajoler pour qu’elle accepte de se laisser ôter son pantalon, d’écarter les jambes et cette beauté sombre et chaude serait là à portée de ma bouche. À condition que j’arrive à la persuader, à la séduire, à la taquiner. En faisant semblant d’être absolument sûre de moi, sans inquiétude et sans problème. Faire en sorte que cet instant soit, avec son ouverture, son désir, sa hâte et sa facilité. Nous ne nous refusions jamais rien l’une à l’autre en ce temps-là, souvent c’est à peine si nous pouvions attendre d’être rentrées chez nous. Un jour que j’arrivais de Seattle en avion, nous avons pris une chambre à Sausalito pour la seule raison qu’il y avait là un lit plus proche qu’à Berkeley. Que nous ne pouvions ni attendre ni faire de la route. Nous avons décidé ça au parking de l’aéroport : ça nous amusait beaucoup, nous nous sentions perverses et un peu bêtes, mais nous étions contentes de nous, de notre savoir-faire et de notre nonchalance, de notre imagination et de notre ingéniosité… elle, en tout cas, puisque l’idée venait d’elle, j’étais bien trop provinciale et pingre pour songer à louer une chambre d’hôtel dans le seul but de satisfaire un désir. Mais comme l’idée m’a paru charmante quand elle l’a suggérée, digne de femmes du monde blasées. C’est à peine si nous avons pu attendre d’y arriver, dans cet hôtel, nous nous sommes jetées l’une sur l’autre et comme mues par une intuition tacite, prises en même temps par l’anus. Éclat de rire : est-ce que ça peut être vraiment la récompense d’une enfance catholique ? Le même rire qu’en septembre lorsqu’elle est enfin venue me voir à la ferme après la dépression et les asiles, qu’enfin est arrivé le moment où en touchant de nouveau sa chair j’ai su que toutes ces nuits en enfer étaient terminées et valaient la peine d’avoir été vécues, subies dans le seul but que je puisse encore la sentir dans mes bras, son contact, sa peau sous mes doigts, et qu’alors quand elle m’a prise, quand elle m’a pénétrée, j’ai pleuré et j’ai dit, en feignant de plaisanter pour déguiser ma parfaite sincérité : Ave Innocenza, tu te rends compte que tu es ma religion ? Mais elle n’a pas du tout saisi ce que je voulais dire. C’était peut-être le commencement de la fin, car nous n’avons pas cessé de nous disputer et elle est partie trois jours après. La colère qui me tenait depuis l’hôpital était en moi, ma rage après ce qu’ils avaient fait pour m’enfermer, me droguer, me retenir prisonnière et m’amener à désespérer de la liberté. J’essayais de lui pardonner sans y parvenir. Elle ne m’autorisait aucun mouvement de colère, elle me croyait encore folle. Je suppose que je l’étais, d’ailleurs, un peu. Elle me rendait encore plus folle. Cet horrible voyage, par exemple, à la fin, dans une quelconque université où elle devait prendre la parole et où elle se rendait en VIP pour conférer avec d’autres VIP. J’aurais dû, moi aussi, assurer ma petite prestation, mais comme je n’avais pas accepté l’invitation à temps, on m’avait remplacée. Je l’ai donc suivie en qualité de dame de compagnie, de préposée aux bagages, de moins que rien, et puis je lui ai fait honte en posant des questions vaches à l’auditoire. Atmosphère compassée dans laquelle j’ai lancé les vieilles bombes radicales, perturbant les petits enfants Wasp et mortifiant Sita. Après quoi c’était fini. Rien, ni les prières ni les supplications ne pouvaient la persuader de rester. Une longue nuit de délire et de larmes, et puis elle est partie par l’avion de 6 heures. C’était fini, fini encore une fois. Après quoi, vers la fin de l’automne, ses projets de communauté avec les gosses se sont écroulés et Hank a quitté la maison parce que le loyer était trop élevé pour lui. Elle s’est mise à me téléphoner. A répondu à mon premier cadeau timide. Apparemment elle n’arrivait pas à m’oublier. Ou alors je lui étais commode, toutes les autres options lui ayant claqué entre les doigts. De même pour moi. Fumio déclarait qu’il allait me quitter. J’amorçais la longue spirale en direction du suicide. Six tentatives, dont deux très sincères. La crise ayant achevé son cours, elle était là pour moi, elle avait pris la maison d’Indian Rock. Nous allions y habiter ensemble. Ce serait notre refuge et notre asile et tout serait réglé. Mais je l’ai trahie, ou du moins c’est ainsi qu’elle l’a pris, en louant un nouvel atelier à New York pour y vivre quelques mois par an. Sans me douter que
c’était si important pour elle, sans me douter que cela entraînerait la lente désaffection qui s’est fait jour en Italie, la lente, non, peut-être pas la lente, peut-être la brutale érosion de la confiance et même de l’intérêt qui a dû se produire en elle ces derniers mois pendant que j’arrangeais l’atelier à New York. C’est ainsi que nous en arrivons à ces moments-ci, à ce que je retrouve en rentrant, la maison d’Indian Rock aliénée, Sita absente, hostile. Le processus que je suis en train de combattre : la mort de l’amour qui se casse, qui se fane et pourrit. Espérant le ranimer par un caprice, espérant, par un geste téméraire comme celui qui consiste à lui ouvrir les jambes sur un divan, atteindre quelque fontaine d’Éros encore intacte et toujours neuve, toujours fraîche. Je sais, alors même que je réalise le miracle de la déshabiller, je sais la futilité de ce que je fais. Et je le fais quand même, avec entêtement, obstination, avec la foi du désespoir. Car l’entreprise est désespérée : imaginer que si elle me cédait, si elle se soumettait à mon obsession pour une fois, cela aurait la moindre importance. Qu’est-ce que c’est qu’une fois ? Qu’est-ce que c’est, alors que je perds inéluctablement du terrain, que je glisse sur le talus en me raccrochant avec des gestes inefficaces aux moindres herbes et brindilles, quelle importance si pour une fois, une seule et unique fois elle se plie à mon désir ? Mais c’est ce que je veux. Comme si cette unique fois était le temps tout entier concentré en un seul instant. Sans conséquence. Ce qu’est le temps pour les amants. Rires et tentatives de persuasion, oui, ma chérie, un petit caprice, voilà tout, il m’est venu à l’idée que nous disposions de dix bonnes minutes, juste ce qu’il faut pour un truc rapide, comme tu es jolie, tes longues jambes brunes, tes poils châtains si doux, ici. Elle proteste encore, parle de la porte ouverte, d’une douche à prendre, une longue journée de bureau et pas de douche, ça ne peut pas être agréable, elle aimerait mieux aller se doucher, elle aimerait mieux monter. Et échapper à mes griffes. La douche aussi, c’est un prétexte, elle est aussi parfumée que d’habitude, je la goûte tandis qu’elle rit avec résignation et place une main sur ma tête et fait de petits bruits, comme je voudrais en faire, ou plutôt je voudrais parler, prononcer les mots de mon amour et de mon désir, les mots qui l’exciteraient davantage, qui l’embraseraient, qui lui arracheraient des cris de délire et de folie. Car elle est intéressée, intriguée, elle s’échauffe, elle est d’accord. Mais pas comme j’aimerais qu’elle le soit. Le fait même d’obtenir ce que je veux, de réussir est mon insuccès, la réalisation de ma solitude. J’aurais voulu qu’elle m’aime en retour, qu’elle m’aime comme je l’aime, avec l’obsession, la passion que nous mettions autrefois à nous aimer. Mais c’était autrefois et autrefois n’est pas aujourd’hui. Aujourd’hui, c’est seulement mon insistance de malade, mon désir obstiné de revoir la peau adorée de ses cuisses, les doux poils châtain au-dessus de son con. Ce con qui est presque une personne pour moi, tant je l’ai aimé, contemplé, embrassé, tant j’ai pleuré sur ses blessures, sur son petit clitoris tordu. Après le viol dans le désert, les six ivrognes qui se sont arrêtés alors qu’elle était en panne – sa joie à elle en voyant arriver les secours – le cauchemar qui a suivi l’opération. Pourquoi, après une telle horreur, pourquoi, alors que la pénétration doit lui être aussi douloureuse physiquement que psychologiquement, pourquoi accepte-t-elle et même recherche-t-elle la queue sans doute grosse de Neal, qui ne peut que lui faire mal ? Pourquoi, elle qui déjà supporte difficilement que je la caresse de la langue, avec une tendresse et une délectation infinies ? Il n’est pas possible qu’il la connaisse et l’aime autant que moi. Me revient la vieille rancœur, je lui en veux de se laisser baiser par un homme, de le laisser, lui, gros, brutal et grossier, entrer en elle après le crime des six violeurs ivres qui l’a mise dans cet état, pourquoi de son plein gré en accepter un autre ? Et pourquoi le préférer ? Je n’en sais rien, je ne connais que cet instant, son goût salé, délicieux dans ma bouche, cet instant où je tente, où je tente de lui donner de la joie, du bonheur, une raison de me revenir, de m’accepter à nouveau à cause d’un plaisir particulier, d’une satisfaction qu’elle retirerait de son amour, de ma technique ou même de mon adulation. Parce que cet acte, en tout état de cause, est un hommage. Moi lui disant un jour, comme nous nous promenions au bord de la mer, moi lui disant ce qui avait été si difficile à dire, et le lui disant avec une amertume qui m’a surprise : « Pourquoi est-ce toujours moi qui te suce, et jamais toi ? C’est encore une de tes foutues histoires d’aristocrate européenne ? » Mais c’était vrai, même au début de notre liaison, quand je ne voyais pas plus loin que son grand, son énorme désir de me faire l’amour, de me donner des plaisirs que je n’avais jamais connus ; même alors elle accomplissait rarement cet acte. Maintenant encore, c’est elle qui me fait l’amour, avec des possibilités merveilleuses et infinies : voilà tout ce qui reste de nos relations sensuelles. Alors qu’un jour, à cette époque, elle m’a assurée que personne ne lui avait véritablement donné de plaisir auparavant – et avec quelle facilité je croyais à cet hommage, pourquoi pas, il y avait eu le viol, puis une série d’époux maladroits ou inattentifs – nous n’avons plus que ça : qu’elle me fasse l’amour. Pour exercer son pouvoir, peut-être, ou par faveur, par charité ou culpabilité. Mais pour se satisfaire elle-même, elle a retrouvé les hommes, celui de la dernière fois, tous les autres. En peinant, car je peine, en écoutant ses cris, ses mains qui me caressent les joues, qui se posent sur ma tête, je n’espère pas vraiment. Mon cœur, au fond, accepte déjà la défaite, guette ses petits bruits de plaisir et puis son soupir de satisfaction en sachant que c’est un mensonge, sinon le mensonge d’un orgasme feint, du moins celui d’un plaisir superficiel et seulement physique. J’ai perdu mon emprise sur elle ; alors même que je la prends dans ma bouche, je comprends comment j’ai perdu mon
emprise. Si elle m’avait refusée, je n’aurais pas cette certitude déçue. Ayant désiré et reçu, maintenant je sais. Je sais que je n’ai rien obtenu. C’est à peine si j’ai le cœur de la regarder pendant qu’elle file prendre sa douche. Cela n’est pas de l’amour. C’est une maladie. Un aspect entièrement négatif de ce qui était autrefois de l’amour. Comme une viande qui pourrit. L’échec de l’illusion, le retour de manivelle, l’appréhension de la mort. Débilité, faiblesse, perte. Tous les symptômes détestables, méprisables. Et surtout la dépendance, une dépendance paralysante, humiliante. Les séquelles de l’amour. Le cadavre de l’amour. Qui persiste bien après que le corps a cessé de vivre, le sang de couler. Mais la vitalité qui en émanait autrefois, comme je me sentais grâce à elle jeune, vivante, intelligente, capable. Et maintenant cette chose gris-bleu du soir. J’évoque ses déclarations d’amour. C’était une expérience si profonde qu’elle durerait jusqu’au jour de sa mort, qu’elle ne la quitterait jamais. Et voilà que j’en vis la fin. Ce qu’elle a voulu dire sans doute, c’est qu’elle se souviendrait toujours de m’avoir désirée, non pas qu’elle continuerait toujours à me désirer. Moi j’espérais que nous serions des amantes exceptionnelles, durables. Pas que notre histoire s’effacerait au bout d’un an ou deux. Est-ce la mort de son amour que je pleure ou celle du mien ? Car moi aussi je cesse de l’aimer comme avant. Ce qui reste, ce n’est pas de l’amour, c’est de la tristesse, de la peur, de petites espérances et cette grande obstination. Mais penser au temps où nous ne serons plus ensemble. New York sans elle. Bien sûr. Mais pour combien de temps ? Le jour où je ne pourrai plus être avec elle, le jour où je ne pourrai plus revenir. En fin de compte c’est son absence dans l’avenir que je redoute. La queue vers le cinéma se déplace, bouge de quelques centimètres. Ce soir « je me distrais » parce qu’elle n’est pas là, ne rentre pas pour dîner, reste tard au bureau à cause des inscriptions. C’est la troisième soirée d’affilée. Est-il possible qu’elle soit tout simplement en train de dîner avec quelqu’un d’autre ? Neal ? Ou bien qui ? Si tu t’engages sur cette voie, tu es sûre de devenir folle. Pense à autre chose. La queue avance avec une lenteur de film d’archives. Elle affiche dans la cuisine les notices sur les « événements culturels » du campus. J’en choisis une presque au hasard, cherchant désespérément un moyen de remplir un après-midi ou une soirée, où les heures de cinq à sept. J’abandonne la queue un instant pour prendre une note dans mon carnet. Il est devenu mon ami, ma consolation, mon obsession. Je vais vivre en lui, grâce à sa faculté de consigner l’expérience qui fait de moi plus que sa victime. Exprimer les sentiments par des mots et coucher les mots sur le papier. Transformation magique de la douleur en substance, en signification, en quelque chose qui m’est propre. Donc le carnet, tel un bouclier contre tout ce qui m’arrive, toute circonstance nouvelle, contre la souffrance de chaque soir. Je consigne un processus, je garde trace d’un événement, je note avec une attention et une précision presque cliniques la mort de quelque chose d’organique. Mais, de retour dans la queue, je ne suis plus qu’une anonyme attendant avec patience pour voir un film qui ne m’intéresse nullement. Et alors même que j’achève mon gribouillage, un grand froid m’envahit à l’évocation de New York, de l’atelier solitaire. Un futur sans elle. Des années grises qui s’étirent vers la mort. Le carnet prend son aspect véritable : gribouillis informes qui n’ont ni signification, ni organisation, ni direction. La moins coûteuse des illusions. Ce qui arrivera, c’est ce que j’ai écrit et le froid qui m’inonde lorsque j’en prends conscience : oui, c’est bien son absence dans l’avenir que je redoute. Je rentre avec un peu de retard sur elle, sa voiture est déjà garée devant la maison. En montant l’escalier, je la vois approcher sur le palier : le caftan de laine violette qui m’est si familier (vu tant de fois sur sa peau brune) et par-dessous cette absurde chemise de nuit en flanelle. Elle regardait la télévision toute seule. Je m’assieds à une petite distance, en buvant un verre de vin. « Tu en veux un, toi aussi ? » « Non. » Donc je bois seule, je reste assise seule, je lui ménage de l’espace, sentant que c’est ce dont elle a envie pour l’instant. Peut-être se rapprochera-t-elle de moi tout à l’heure. Ce soir, c’est un film japonais, une longue et misérable histoire de hara-kiri. Au moment même où il commence à absorber mon attention, j’ai la surprise de la voir se lever et quitter la pièce. Sans doute pour aller aux toilettes, tout simplement. Puis de la voir revenir avec ses éternels bigoudis. « Je suis crevée, je vais me coucher. Continue à regarder. » J’ai peur, peur d’une femme plus très jeune, en bigoudis, qui m’abandonne au petit écran peuplé d’ombres. L’accompagner en haut ? Elle ne veut pas de moi. Rien ne pourrait être plus clair. Et maintenant j’ai envie de regarder le film. Alors, ne fais pas l’idiote, reste ici. Je laisse passer quelques instants avant que quelque chose ne me contraigne à me lever, à gravir l’escalier, à ouvrir la porte de la chambre déjà plongée dans le noir. « Je voulais te dire bonsoir. » Un baiser du bout des lèvres, destiné à me repousser, à me renvoyer en bas. Bon, eh bien j’aurai essayé. De nouveau le film, les lentes et terribles agonies du code féodal, ses politesses, ses rites, ses obligations. Mais la lumière s’allume en haut. Sans même me l’avouer, je sais. Elle est en train de choisir un autre lit. Celui de Pia dans une chambre ou celui de Paul et Valérie dans l’autre. Je pressens que, par cet acte, elle me signifie de ne pas la suivre. Je m’approche de
l’escalier. Elle est devant moi sur le palier, grande, plus grande, de toute la longueur de sa longue chemise. « Je suis dans un de ces jours où j’ai envie d’être seule. » Je sens la tension dans mes épaules, je découvre que je les ai haussées à cinq bons centimètres au-dessus de mon cou, que j’ai les bras rigides. Je la regarde. « J’ai fait quelque chose de mal ? » « Non, bien sûr que non. » Mes épaules se décontractent un peu, j’ai conscience de les abaisser. Est-ce qu’elle s’en rend compte ? « Tu es en colère ? » « Ça n’a rien à voir avec toi. Je te l’ai déjà dit, de temps en temps j’ai besoin d’espace, il faut que tu essaies de comprendre. » La voix est querelleuse, agacée. Elle se retourne pour monter l’escalier. La peur a grandi, est devenue une chose certaine. C’est comme en transe que je regarde le film, que je l’utilise pour m’anesthésier, que j’endors ma panique croissante avec ses cadences et ses images, ses visages et ses formes. Le cadrage, la photo, le rythme de la ligne architecturale, du noir et du blanc. On ne rappelle pas l’amour. Si l’un des amants le reprend, se retire en emportant la moitié manquante, l’autre, le malheureux, le perdant, le fou qui, lui, veut encore, ne peut pas en être le fournisseur. Son refus est absolu, sans appel. Et moi, je ne fais pas appel ; j’attends seulement ma grâce : un changement d’humeur, le retour du balancier, l’accalmie inévitable (non, peut-être pas inévitable). Après sa nuit avec Neal elle a été plus gentille avec moi. Mais cette gentillesse diminue. Risque de diminuer un peu plus chaque fois jusqu’à ce qu’il en reste à peine une miette. Faut-il jouer les saintes amantes – « l’amour ne doit jamais supplier, menacer, exiger » – ou être moderne, pratique – insister pour être traitée en égale ? J’hésite entre les deux options et ne réussis ni avec l’une ni avec l’autre. Parce que je n’en choisis aucune avec assez de fermeté. Pendant ce temps, devant moi, les ombres d’un vieux monde, les protagonistes du drame suivent les voies prédestinées qui les conduisent à la mort. Voies lentes, gracieuses. Le samouraï est condamné au seppuku avec une dague en bambou. Terribles, cette pauvreté, cet honneur et ce courage. Excessifs, lointains et parfaits. Seule dans ce salon à des milliers de kilomètres de chez moi. Et elle, obstinée, en haut, dans sa chambre : quelle chambre, quel lit, ça n’a pas d’importance. Elle s’éloigne de moi pas à pas, et chacune de ces étapes que j’avais prévues m’est un choc, car elle ne correspond à rien de ce que j’ai pu prédire. Pas question de l’en empêcher, de la rappeler, de reprendre pied, de sauver les meubles. Le fait qu’elle n’en ait pas envie, qu’elle ne le désire pas écrase tout, c’est un pouvoir énorme. Et moi la demanderesse, je ne peux rien. Sa sérénité, la solidité de son moi et de son identité… est-ce parce qu’elle a d’elle-même une connaissance si sublime qu’elle commande si bien au temps, au lieu et à la destinée ? Comment devient-on si fort ? Simplement en se refusant ? Je revois ses mariages d’un autre œil, non plus comme des tourments qui lui ont été infligés, mais comme l’exercice de sa volonté sur Martin, sur Ben et même sur Gil. Il se peut qu’elle ait fait de leur vie un enfer. Non, ce n’est pas à toi d’en juger, en fait tu n’en sais rien, regarde plutôt l’écran, le samouraï qui se prépare à souffrir, le tatami carré de sa souffrance. Sita est une présence au-dessus de moi dans une chambre. Mes yeux qui découvrent le lit vide. Inutile d’allumer. Et aussi de faire silence comme je me l’étais promis si elle dormait, silence pour me déshabiller sans la réveiller. Je cogne la porte du placard contre une plante verte irritante parce que placée au mauvais endroit. Je décroche ma chemise de nuit. Hier encore elle en trouvait jolie la couleur. Par la fenêtre, ce paysage désiré devant lequel je ne pourrai jamais installer mon bureau, les lumières de San Francisco qui luisent de l’autre côté de la baie, magiques, attirantes. Vivre là : vieux rêve. Redonner mon cours l’année prochaine, avoir là un avenir pour nous deux. Constater dans le noir que son oreiller n’est plus là. Bien sûr, je ne peux pas rester ici. Ce genre de chose va se reproduire. La présence de Neal à la soirée de dimanche et je passerai ma journée à me demander si elle le suivra chez lui ensuite. Lundi, mon premier cours. Encore temps de l’annuler. Avant que les élèves aient craché leur argent. Aller m’expliquer avec grâce : des recherches urgentes, l’ultimatum d’un éditeur, une maladie dans la famille exigent un retour exprès à New York. Et ne rester que jusqu’à la fin février. Je ne peux guère en supporter davantage. Une fois dans le lit de mon côté mes yeux transpercent le tapis. Symbole instantané de mon ennui, de mon antipathie pour cette maison. Mais si elle en faisait, comme l’année dernière, une forteresse, une citadelle d’adoration protectrice ? J’étoufferais. Et si elle voulait que je reste, que je reste toute l’année ? Que je ne quitte jamais la Californie. Non, sans New York je mourrais, je manquerais d’air. Alors, pourquoi ne pas partir tout de suite ? Pourquoi rester ici ? Non, tenir ces quelques mois, vivre cette dernière expérience. Couchée dans mon lit. En sachant qu’elle aussi est couchée dans une autre pièce. La chambre de Pia derrière la porte close. Cette nuit est plus dure encore que l’autre, quand elle n’est pas rentrée, parce que cette fois-là je pouvais aller chez Sherman. La pluie tombe. Bruits de la maison, maison pleine de vieux bruits. On dirait qu’il pleut droit à travers le plafond et dans le vestibule. À quelques mètres seulement, le clic-clac régulier comme un robinet qui fuit. L’autre nuit je pouvais boire et délirer, lire L’Homme de gingembre avant de basculer dans le rêve. Mais ce soir sa présence hostile à quelques pas.
J’allume une cigarette, je ne peux pas dormir. Les lumières de San Francisco dès qu’on soulève la tête de l’oreiller. Avoir une pièce si belle pour chambre à coucher, pensions-nous en louant la maison, la grande toile jaune sur le mur, les draps à fleurs blanches et noires, le couvre-lit grec. Simple. Parfait. Mais ce désordre des objets persiste alors même qu’elle en a éliminé quelquesuns, qu’elle a fait le vide après notre retour de Mendocino. Et j’avais tant espéré qu’on me donnerait la chambre de Paul pour y écrire. Dès le début, quand nous avons parlé de faire quelques aménagements, d’utiliser cette chambre, j’ai eu peur, peur qu’elle décide de s’y installer elle-même, loin de moi, au lieu de me la donner. Mon manuscrit abandonné, toujours épars sur le bureau à ma droite. Je n’ai pas eu la chambre. Et maintenant nous dormons chacune de notre côté. Ça va continuer. Ce foutu cours va m’obliger à rester ici, à subir pendant des mois cette torture, toutes ces conneries. Le premier a lieu lundi. Il faut que je lui parle pendant le week-end, que je lui demande avec douceur si elle est bien sûr de vouloir que je reste, si ça ne sera pas un effort trop grand de me supporter pendant tout ce temps. Mais supposons qu’on l’annule ? Je me rendrai publiquement encore plus ridicule, au moins la loi ne m’obligera pas à tenir jusqu’au bout. Il y a un contrat. Et une loi d’État. Est-ce qu’ils me tiennent déjà ? La peur est comme un filet au-dessus du lit. Dans quel lieu étrange suisje venue me jeter en prison par ma propre faute ? J’avais une vie, New York m’a tirée par la manche pendant toute la journée… partir d’ici. Rester c’est me perdre, m’en aller c’est la perdre. Le lendemain matin j’ai vu qu’elle avait dormi dans la chambre de Paul. Une couverture pêche et une autre, jaune, sur le dessus-de-lit. Pas de draps. J’avais déjà remarqué qu’en partant Paul et Valérie avaient emporté leurs draps. Cette image, celle de deux enfants amoureux, deux enfants indigents, m’avait fait sourire. Et voilà ce qu’elle a choisi. Elle a choisi de dormir sans draps sous deux minces couvertures. Elle a préféré ça. C’est ce qu’elle a préféré. Vendredi après-midi. Nous sommes assises sur le divan. La semaine est finie. Un verre de vin. Elle est gaie, détendue, hors du temps, portée aux réminiscences. Elle m’enchante, je la savoure simplement, ouvertement. « Et quelle sorte de gens as-tu connus au Japon ? » Elle s’allonge sur le divan : corps jeune, élastique, splendide. « L’ambassadeur du Brésil, qui était un ami d’enfance de ma mère, et le chargé d’affaires français. J’aimais beaucoup sa femme, elle avait une petite fille du même âge que Pia. Peu d’Américains. Mais un couple, les O’Neil. Plus d’un mètre quatrevingts, tous les deux. Elle, des cheveux noirs et des yeux bleus. Partout où ils allaient, ils faisaient un malheur. Et puis un soir, en rentrant ivre chez lui, Tim O’Neil a écrasé un civil japonais. Un vieillard qui transportait des seaux de miel. Ses bœufs blancs sont apparus soudain au coin d’une rue, mais le vieux, Tim ne l’a même pas vu. Ça a été affreux : enquête, cour martiale, tout le fourbi. Il l’avait bien mérité. » « C’étaient des brutes, les Américains ? » « Et comment. Par bonheur, comme je n’en étais pas une je pouvais fréquenter un tas d’endroits interdits à Gil. C’est comme ça que j’ai connu beaucoup de Japonais, que je suis allée chez eux, devenue leur amie. » Je la vois à cette époque-là, visage jeune sous de grands chapeaux. Gâtée, splendide. « Gil adorait m’acheter des chapeaux. » La Sita d’alors, une autre Sita, la jeune Italienne contrainte de rejoindre au Japon son mari américain, contrainte de quitter l’Italie à cause d’une histoire avec un étudiant : un scandale, disait sa famille, la place d’une femme est à côté de son époux. Elle va donc, chagrine, mais docile, retrouver les distractions de la vie diplomatique, les soirées, les robes de cocktail, la ration d’alcool qu’il faut avoir consommée pour la fin du mois. Les gants et les chaussures et les bijoux. Le chauffeur. Pendant son jour de congé, folle expédition en jeep avec Ginny O’Neil : les deux dames se rendent à une garden-party, les sentinelles ne peuvent pas les arrêter et sont bien obligées de saluer le véhicule du commandant. Gaieté, nouvelles têtes, danses, uniformes, cadeaux, invitations, vêtements. Une villa d’été à Karasawa. Et Sita mariée à un homme de trente-cinq ans son aîné, un homme que sa mère l’a forcée à épouser, après avoir fui l’Italie pour le Brésil et la pauvreté, le riche Américain qui représentait pour tout le monde le moyen de s’en tirer. Un type bien et qui devait l’aimer, mais elle s’est mise à le détester. « Quand on nous a renvoyés à San Francisco, il voulait tout m’acheter : chez Magnin, chez Gump, the City of Paris. Il voulait m’acheter San Francisco. Je ne connaissais pas la Californie et ça m’a plu énormément. Et puis on l’a transféré à Détroit. Je n’avais aucune envie d’aller à Détroit, en plus mon père venait de mourir. C’est ce qui a fermé la porte. Je n’avais plus besoin d’être mariée. C’était fini. » Il est presque l’heure de partir, d’abandonner nos coussins et notre bien-être pour entamer la soirée. Nous passons à l’as une réception en ville pour aller droit prendre un verre chez Matthew, dîner et ensuite danser chez Peg. Paul téléphone. Projets pour son anniversaire. Je m’écarte. Je nage dans l’euphorie à cause du vin, de la conversation, parce que je l’ai écoutée revivre une vie antérieure, que j’ai appris à la connaître plus en détail, en nuance. Puis la stupeur, comme un énorme hameçon qui me déchirerait la chair de l’estomac, à cause de ce qu’elle est en train de dire au téléphone : « Comme je me suis installée dans ta chambre, tu y trouveras toutes mes affaires quand tu viendras. » Rire. « Oui, et je t’ai gardé ton lit au chaud. » Encore un rire éclatant et la dernière phrase, attendue : « À dimanche. » Je m’assieds, assommée, pendant qu’elle va se changer. Est-ce qu’elle a vraiment emménagé dans cette pièce ? Ce qui s’est passé
hier soir était donc la première étape d’un arrangement permanent ? Je ne l’avais entendu faire allusion qu’à certains posters, à son bureau, ses fichiers et ses vêtements qu’elle allait y transporter, la chambre ayant un grand placard vide. De nouveau tout l’édifice s’écroule, le petit édifice fragile de ma tranquillité, de ma santé mentale. Devrai-je faire chambre à part pendant dix semaines ? Jamais. Annuler le cours, il faut annuler le cours, me tirer d’ici. Maintenant c’est définitif : je dois partir. C’est la dernière nuit. Voilà ce que je pense pendant que nous roulons. Que nous traversons le long bras de terre en direction du pont et de la ville. Le dilemme brûle en moi comme un ulcère à l’estomac. Je dois lui parler ce week-end. Lui dire que le cours est décommandé et que je retourne à New York. Mais pour ce soir je vais enfouir tout ça, enfouir agitation et griefs, me borner à vivre dans l’instant, l’instant de notre dernière nuit en ville. Chaque segment est encore intact : le verre chez Matthew, le dîner à deux, la danse chez Peg. Défilent au passage le BŒUF ENGRAISSE SCIENTIFIQUEMENT et les sculptures-débris sur la plage, ces étranges concoctions de vieilles planches et de bois flotté constamment faites, défaites et refaites par d’invisibles étrangers – comme elles me font penser à ma vie éphémère – et les spires du grand pont dans le lointain, derrière l’enchantement des lumières et des tours. En approchant, nous tombons d’accord – merveilleuse et surprenante coïncidence – sur le fait qu’il vaut mieux vivre un peu éloigné de la ville, à portée de sa vue, pour la regarder de loin, la savourer et avoir le plaisir de la pénétrer ainsi, plutôt qu’y vivre et ne jamais voir la ligne de ses toits. Je l’aide à chercher un endroit pour se garer, je le trouve, je triomphe pour nous deux de ce petit problème. Et son parapluie me protège comme son bras. Nous ne sommes plus qu’une, dans la chaleur d’un rapport musical. Je ne lui pose pas de questions sur la chambre de Paul. Je ne veux pas gâcher ça. La dernière nuit, et chacun de ses instants est vibrant et distinct comme un ornement d’arbre de Noël. Le panneau, très chic, en polyuréthane que Matthew a suspendu sur sa porte vitrée : le nec plus ultra du packaging qu’il a ingénieusement transformé en élément de décoration. Et le tapis rouge de l’escalier. Je me souviens de ça. Et des plantes, des centaines de plantes. Et surtout des murs qu’il a peints en brun foncé, très élégant. Une vitrine, le genre d’endroit qu’on a plaisir à visiter parce qu’après l’avoir admiré, on apprécie d’autant plus sa propre maison… pour reprendre les paroles de Sita. Pourtant j’en fais compliment à Matthew, je suis impressionnée, envahie d’une crainte respectueuse, aussi enchantée qu’elle de ne pas avoir à vivre ici, mais quand même ravie par ce que la maison représente en tant que création, que réalisation particulière, existant avec une autorité plus grande que nous. Je fais la connaissance de Richard, le nouvel amant de Matthew : plus jeune que lui, très beau. Il parle tout le temps. Dès l’instant où nous nous asseyons nous sommes ses prisonnières. Il insiste pour nous servir une nouvelle mixture (au contenu non spécifié : nous devons le goûter d’abord) qu’il appelle un « Gold Dick ». Sita éclate de rire. « Mon dernier date d’un moment. » Je trouve sa remarque un peu trop décontractée et un léger malaise me prend. C’est une allusion guère voilée à son ancienne flamme, Brian Oyama, un Nisei. Mais elle n’a sûrement voulu que nous amuser. Richard continue, il tient absolument à nous parler de tous les appartements qu’il a connus à New York, du premier au dernier. Il nous étouffe, nous suffoque de paroles : monologueavalanche qui ne s’achèvera jamais. Je suis new-yorkaise et il me prend ma ville comme un enfant impatient vous arrache une carte des mains. Il a partagé un appartement avec sa sœur et trois stewardesses noires. Aimablement, nous nous inquiétons de savoir s’ils n’étaient pas trop les uns sur les autres. « Oh, on a fini par se connaître intimement, très intimement. Ce que je ne pouvais pas supporter, c’était de trouver tout Harlem en rentrant dans mon living-room. Tous ces mecs insensés avec lesquels elles sortaient. Alors j’ai déménagé dans l’East Side, l’Upper East Side, du côté de la soixante-dixième rue est. Je m’y trouvais beaucoup mieux. Impossible de blairer ces voyous du West Side, impossible. » « Vous avez eu raison de ne pas persévérer », dis-je, et je vois un sourire ironique passer sur le visage de Martin. Il le connaît, son petit jeune homme. Il en est amoureux, mais il le connaît. Richard, infatigable, parle toujours. Je réponds quand il le faut tout en thésaurisant ce qui me reste : le spectacle de Sita, à genoux, en train de tartiner pour moi une tranche de fromage paysan sur un cracker, le confort de nos fauteuils de cuir côte à côte, face aux deux hommes, et, simplement, la sensation de sa présence à elle, celle, amicale, de Matthew devant moi, la beauté de la pièce. Le moment de partir approche. Cette portion de la soirée, cette ration fraîche et précieuse touche à sa fin. Comme une fortune qu’on voit se raréfier. Et nous n’avons toujours pas rempli notre mission. « Qu’est-ce qu’on va faire pour Sherman ? » demande Sita. « Lui organiser une exposition », dit Matthew. « Je ne peux pas faire grand-chose pour elle en free-lance, actuellement, le marché est trop dur. Mais on peut réfléchir à la meilleure façon de s’y prendre pour lui décrocher une exposition. » Richard déborde d’idées : louer une galerie un samedi soir et inviter les marchands. Je pense en étouffant un gémissement : et pourquoi pas engager un orchestre, tant qu’on y est ? Richard développe son idée, déconne à pleins tubes sur les beautés des public-relations. Je me concentre sur Matthew avec qui, pour la
première fois de la soirée, j’arrive à parler sérieusement, j’essaie de balayer les discours imbéciles de Richard sur l’art de vendre pour insister sur la grandeur de Sherman, dont le génie n’a pas encore été découvert. Elle appartient à l’école de New York, elle est l’égale d’un Gorky ou d’un Kline, mais on la néglige parce qu’elle est femme et non seulement femme, mais lesbienne et, qui plus est, gouine, parce que depuis des années elle porte comme une croix ses jeans et ses chemises d’homme. Bien que son travail soit superbe et original, c’est une recluse qui peint dans l’ombre, dans l’indifférence et la pauvreté, mais qui peint toujours, qui peint jusque dans le tréfonds du désespoir, de l’alcool ou de la mouise, qui ne cesse jamais de peindre ses grandes et fortes toiles, d’une structure et d’une beauté formelle qui lui sont entièrement personnelles. « Elle n’a pas encore été découverte et je ne voudrais pas que ça lui arrive après sa mort », dis-je. Je suis un peu gênée de mon discours. Ils murmurent qu’ils sont d’accord avec moi, j’ai fait mon effet. Ils me promettent d’aller voir Sherman dimanche. Matthew est directeur artistique, il a beaucoup de contacts en ville. Nos espoirs renaissent. Quand il s’agit de la dernière nuit, les plus petits moments ont leur importance : prendre un morceau de pain, se passer le beurre, choisir le vin et même se décider pour tel ou tel restaurant, aujourd’hui une petite boîte à la mode de Castro Street, où nous passons des instants désagréables à attendre une table, debout devant une porte battante, sous les yeux de tout le monde. Je souhaite de tout mon cœur être enfin assise, confortablement installée devant les plats, pour ce dîner de cérémonie. Et quand celui-ci commence, j’en vis déjà, dans la terreur, la fin, le moment où il s’achèvera et où se terminera le deuxième segment de la soirée. De cette dernière soirée. Et puis, chez Peg, la musique disco, tonitruante au rythme merveilleux et presque sinistre, les gouines et la barmaid à l’air vache, les grandes filles noires, superbes, la finesse enfiévrée des danseuses, les lumières colorées virevoltant au plafond qui projettent leurs feux sur un délire fantasmatique, à la fois bal de province, grand orchestre, night-club et acide, mais efficace seulement si l’on s’y plonge tout entier, si l’on y tourne sur soi-même jusqu’au vertige. Et ça, c’est difficile pour nous qui vivons si éloignées de ce monde, où nous ne venons qu’en touristes une ou deux fois par an. Les premières minutes sont toujours contractées. Ici c’est coriace, homo et marginal. Tout ce que nous admirons, mais quand même un autre monde. Le seul fait d’y entrer est une espèce d’engagement, une déclaration. Je la regarde pour observer l’effet de cette atmosphère sur elle. La distance qu’elle a prise par rapport à moi va-t-elle ressortir davantage ici ? Ce qu’il y a de grotesque dans ces lumières tournoyantes, cette musique jeune, ces balancements frénétiques, cet acte public de danser avec une femme, est-ce que l’effet en sera tout simplement de mettre en relief la futilité de nos relations ? Mais avec cette politesse, ce sens délicieux de la démocratie, ce tact et cette assurance que j’aime et déteste à la fois en elle, elle sourit, se montre charmante, échange un mot ou deux avec une femme dont le verre est posé à côté du nôtre sur le zinc (il n’y a pas de tables, c’est la cohue du vendredi soir), va même jusqu’à accepter de danser avec une énorme blonde oxygénée que je me sens contrainte d’envier, tout en remerciant le ciel de n’avoir qu’à la regarder, à la regarder danser. Ce n’est pas la même chose que danser avec elle, ce à quoi je ne réussis jamais très bien, car elle ne s’habitue pas à mes rythmes américains, ni moi à cette drôle de cadence sud-américaine qu’elle n’abandonne jamais. Et pourtant ce soir nous sommes plus près d’être en harmonie que nous l’avons jamais été depuis que nous nous connaissons, plus près de cette sensation euphorique que donne le fait d’être branché sur le même rythme, de communiquer par le corps, le visage, l’esprit : le tout intégré dans une petite cérémonie qui a le cachet spécial de se dérouler en public, devant des spectateurs. Que ceux-ci regardent ou pas, c’est afficher – proclamer devant le monde – une relation affective qu’on dissimule en d’autres circonstances. C’est peut-être pour cette raison que j’en ai tant voulu à ce type. Un con anonyme, du genre qui fréquente cette sorte de bars, qui a ses problèmes personnels, mais n’a rien de commun avec le voyeur adossé au mur, ni avec les deux marins qui sont entrés pour se marrer et se mettent mutuellement au défi de faire accepter une danse par l’une ou l’autre de ces salopes. Celui-ci est différent. Résolu. Intrépide. Il invite successivement toutes les femmes à danser. Et il réussit. Il a même séparé un couple, entamé avec l’une des deux une espèce de match – frottera, frottera pas – juste pour la laisser tomber à l’instant même de la victoire, au moment où cessent ses protestations gênées, où elle semble s’être faite à son rythme et à sa façon de lui mordiller le cou. Je regarde, humiliée. Je ne suis pas bigote et mon avis serait sans doute que mieux vaut ouvrir ce genre d’établissements au public, tant je déteste les règlements et l’exclusivisme et les videurs à la porte, mais je hais ce type. Je suis prise d’une colère irrationnelle, comme s’il était le centre de toute malfaisance, comme si son comportement de prédateur, son attitude furtive de chasseur, étaient l’image même de tout ce qui me menace, de tous les dangers qui me guettent actuellement. Mon esprit ne cesse de me répéter : c’est presque fini, c’est la dernière nuit, le dernier moment. Je parle du type à Sita, je le lui montre. Elle l’a remarqué, elle aussi, elle est d’accord avec moi : oui, c’est désagréable que ces gens viennent ici, c’est agaçant. Quelqu’un l’invite à danser. Elle me quitte à nouveau. La soirée est presque finie. Au bar, on annonce le dernier verre. Je regarde toujours l’étranger qui se choisit une nouvelle partenaire. Sita me
revient, m’enlace, nous dansons, elle est plus grande que moi. Je ne fais qu’un avec elle, puis les lumières qui explosent, le dernier verre, la voix qui rugit au micro nous séparent. Elles organisent une partie de ballon, un pique-nique, elles forment une communauté qui a ses dîners du dimanche et ses anniversaires. Nous ne faisons pas vraiment partie de ce monde, il y a l’université de Sita de l’autre côté de la baie, son petit emploi de fonctionnaire, ses colliers et ses bottes italiennes en cuir, ses enfants et sa petite-fille, la soirée pour couples hétéro qu’elle donne demain. Le petit univers miséreux s’écroule dès que s’éteignent les lumières et que les serveuses commencent à débarrasser les tables. C’est fini. Le spectre malveillant de l’homme a disparu lui aussi. Devant nous la rue vide dans la nuit noire, la voiture à retrouver, le trajet de retour.
Tout ce que je me rappelle de cette soirée, c’est Neal. Mais évidemment, avant ça, il s’est passé des heures. Au début de l’après-midi, il a fallu subir les copains de Paul, leurs plaisanteries pas drôles sur la voiture rouge d’Allen, sur la coiffure de Paul, sur les expéditions à skis de Tom, sur ses petites amies, sur leur future carrière de serveurs dans le nouveau restaurant de Sausalito. Je regardais le soleil de l’après-midi et j’essayais d’aider Sita à s’occuper d’eux, mais je trouvais ça difficile. Pia nous a un peu soulagées, Pia l’enfant prodigue qui rentrait au foyer après son absence mystérieuse d’une semaine, Pia qui revoyait Valérie pour la première fois depuis leur dispute. Elle a fait une entrée théâtrale : effusions, embrassades, cliquetis de bagues et de colliers. Très excitée. Très « up ». En voyant cette énergie anormale, je me suis demandé si elle n’avait pas recommencé à se droguer. Mais ce n’était peut-être qu’une stratégie destinée à se tirer au mieux d’une situation embarrassante. Elle a embrassé Paul et remarqué sa coupe de cheveux – dont on ne cessait pas de parler depuis deux heures. Elle n’a pas embrassé Valérie. J’étais choquée par son entêtement, impressionnée par sa bravade et son orgueil. Il lui aurait été si facile de se montrer élégante : elle n’a pas voulu s’incliner. C’est pourtant elle qui triomphe, qui apporte la vie dans l’atmosphère d’ennui mortel où nous nous languissons. Après l’arrivée de Pia, la fête de famille devient publique, des hordes de gens envahissent les pièces. Mais pour moi, rien n’a changé. Je crois n’avoir jamais tant détesté une réception. En général je les aime, j’arrive même à trouver le courage d’adresser la parole à des étrangers. Mais là je n’ai parlé à personne. Pas même aux gens que je connaissais, comme Marsha Crabtree, qui a tourné autrefois avec moi un film inachevé et qui maintenant, assise à côté de moi, m’encourage avec gentillesse et amitié à le monter. Je l’entends vaguement déclarer près de mon épaule : « Il y a de bonnes choses làdedans. » Je hoche la tête, avec un faible sourire. Comment lui expliquer que je rentre à New York, peut-être dès demain ? Toute la journée, ma ville a hurlé dans ma tête, avec les accents d’urgence d’un bagage à faire. Toute la journée, en nettoyant les tapis, en disposant les chips sur des assiettes, j’ai empaqueté et réempaqueté mes espoirs. Il ne me reste plus qu’à avertir Sita. Sita, silhouette distante qui accueille ses invités, joue son rôle d’hôtesse : charmante, superbe, spirituelle, rieuse et sereine. Remplissant parfaitement ses fonctions. Et moi dans mon coin, muette, incapable de prononcer un mot, bizarre et même carrément gênante, en tout cas de nature à être remarquée. Rien ne dégèle mon idiotie taciturne, hormis un sujet d’anxiété particulier : Neal. Je prends pour lui tous les hommes qui entrent. Lorsqu’un type aux cheveux gris, très beau, traverse la salle à manger avec elle, je me dis que c’est sûrement Neal. Il est aussi grand qu’elle et je suis anéantie de les voir qui font un si beau couple, qui se complètent si bien. Mais elle me le présente sous le nom de Walter. Évidemment, Neal a trente-cinq ans, il ne peut pas avoir la superbe chevelure grise de Walter, qui couronne d’ailleurs un visage très jeune. Attendre, recommencer à guetter Neal. Il va venir. Rassemble ton courage, bouge souvent pour dissimuler le fait que tu ne parles jamais, collabore de temps en temps pour les chips et les sandwiches, tout en restant, pour l’essentiel, muette inutile. Attends son arrivée, comme une sentence qui doit être appliquée. Et puis je le vois. C’est un jeune homme très bien portant, avec moustache et gros favoris. Un peu grassouillet, malgré ce qu’elle m’a raconté de ses qualités athlétiques. Une intuition étrange, mystérieuse m’a fait reconnaître sa veste de chasse sur une chaise de cuisine avant même de voir son visage à la table de la salle à manger. Il suit Sita dans le salon. Présentations. À moi il réserve un sourire spécial. Mon cou rentre dans mes épaules. Il s’assied à ses pieds. Elle prend place à l’autre bout de la pièce par rapport à moi, près de la cheminée, elle est plus haut que lui sur son fauteuil, et Neal, comme tous les autres qui sont assis par terre ; est un visage dans une mer de visages sur lesquels elle préside, royale, proue d’un navire sur l’océan dont ils forment les vagues. Sa façon de le présenter, la place qu’il a prise à ses pieds l’ont en quelque sorte sacré. Je sens une crispation nerveuse subtile passer au milieu des invités : ils l’ont perçu, ils ont perçu entre Neal et moi une espèce de transfert, ils ont senti que son arrivée me délogeait. À supporter en supplément un petit fardeau : le ridicule. Ou tout au moins, tâchez de ne pas avoir l’air ridicule. Mais mon inertie, mon silence, ma façon de me confondre avec les coussins ou avec le mur sont peut-être une protection. Évidemment, ça aussi c’est ridicule. Et ridicule de me retrouver assise à côté de Neal, qui a traversé la pièce à grands pas et s’est accroupi sur ses talons pour me parler. « Il paraît que vous allez enseigner chez nous. » Sa voix est paternelle, majestueuse, comme si son poste le mettait dans la situation d’un ancêtre parlant au nom de l’université tout entière. Je le regarde, ce jeune homme bouffi, un peu timide, peut-être aussi gêné que moi, mais qui s’efforce d’être correct, bon Dieu, qui se donne du mal, on est bien forcé de l’avouer. Il me vient presque un mouvement de sympathie pour lui. Ma réponse, qui aurait pu être spirituelle – vu le gâchis qu’à plusieurs reprises j’ai fait de ce cours, j’avais le choix entre toutes les
plaisanteries possibles sur ma valse-hésitation scandaleuse – ma réponse se réduit à un mince sourire et à un vague bredouillis sur le plaisir que je me promets d’y prendre. Neal me tire alors dessus à boulets rouges en me sermonnant sur les cours qui n’ont pas lieu faute d’étudiants, ceux qu’on doit annuler, les cas où l’on renvoie le professeur chez lui les mains vides « parce que tout ça doit être organisé comme une entreprise, vous savez ». L’affaire est entendue : ce type assis sur ses talons, c’est un joueur de football, un vétéran du Vietnam ou un chasseur à côté de sa proie, tout sauf le garçon aimable et timide que je conjurais tout à l’heure. Il me parle de haut en bas, en administrateur s’adressant à un simple membre de la faculté, en mâle admonestant une femelle, avec une assurance masculine et une prétention qui me coupent le souffle. Comment peut-elle supporter ce jeune homme pompeux, comment peut-elle supporter ses membres lourds et son air de supériorité sereine ! En levant la tête, je la vois qui nous sourit. Heureuse de nous voir ensemble. Alors, pour elle, je continue à écouter Neal administrer l’université, en régler les dettes par ordre d’urgence et, plus tard, je le regarde assis à l’autre bout de la pièce, avec sa tête d’enfant gâté quand même un peu vexé de devoir assister à cette soirée, la partager avec d’autres. Je le comprends, je sympathise même avec lui. Et je suis encore de son côté quand il jette un coup d’œil agacé au jeune couple bien convenable assis sur le divan, qui ennuie tout le monde en parlant boutique, le nom du principal sans cesse à la bouche. Je reste à l’écart, avec Crabtree, son jules et leur haschisch, en espérant que ce dernier me transportera hors de moi-même. Pas de veine. Neal s’apprête à partir. Va-t-elle l’accompagner ? Ou tout simplement l’installer dans la chambre de Paul et me contraindre à le supporter dans la maison toute la nuit ? Elle a un rhume, dit-elle. Estce un prétexte, le signal de son propre départ ? Neal disparaît. Et bientôt elle déclare à ses invités que son rhume l’oblige à se coucher, mais qu’eux doivent rester et s’amuser aussi longtemps qu’ils le voudront. C’est une performance impressionnante : filer à l’anglaise quand on est la maîtresse de maison. Je ne peux m’empêcher d’admirer son sang-froid. Mais c’est à moi que revient la tâche de mener à son terme cette soirée puante : or je n’en suis pas l’organisatrice, ces gens ne sont pas mes amis ; l’expérience, au fond, m’a convaincue que Sita et moi ne vivons pas dans le même monde, que nous ne pourrons jamais vivre réellement ensemble. Je ne trouve pas ces gens intéressants, j’irai jusqu’à dire qu’ils me sont antipathiques, que pour moi leur présence est une intrusion. Et pourtant, n’importe quel autre jour, elle pourrait inviter cinquante personnes complètement différentes. Tant elle est diverse, capricieuse. Ce soir elle s’est tranquillement retirée dès qu’elle en a eu envie. Les invités s’attardent. Nous nous occupons des traînards, Pia et moi, puis d’une voisine qui est arrivée au dernier moment, et qui est, elle, intéressante et agréable. Mais il est plus d’une heure à présent et, bien que cette femme ait une vraie personnalité, qu’elle parle de la vie réelle, la conversation finit par tomber. Nous la raccompagnons et je monte pour trouver « notre » chambre vide. Elle est partie avec Neal. Je le savais, je m’en doutais, je le craignais. Si je frappe à la porte de Paul, est-ce qu’elle y sera ? Et seule ? Y sera-t-il aussi ? Sa voix m’appelle, faible, une voix de malade. « Entre. » Elle est toute seule au fond de son lit, affreusement grippée. Je suis inondée de tendresse pour elle, de remords. Les élèves entrent une à une. Finalement je l’ai fait, je suis arrivée jusque-là. Après avoir eu pendant toute la matinée l’intention de lui dire que j’allais annuler le cours. Mais elle était si malade qu’il semblait impossible d’aller de l’avant et mon unique tentative, d’ailleurs détournée – « Qu’est-ce qui se passerait si je ne le donnais pas, ce cours, en fin de compte ? » – s’est attiré une réponse bien nette : « Je perdrais toute crédibilité auprès du principal et de mon département. » Je n’ai pas pu pousser plus loin, quoique l’envie de fuir m’ait accompagnée pendant toute cette matinée passée à courir fiévreusement de la banque à la mutuelle, puis à la pharmacie où je me suis fait passer pour elle, où je suis même allée jusqu’à imiter sa signature sur un formulaire imbécile qui les exempte de toute responsabilité parce que j’avais innocemment demandé à emporter les médicaments dans des récipients ordinaires et non dans ces tubes compliqués, mais apparemment standard qui sont censés être à l’épreuve des enfants ». Mais voilà qu’on me réclame son numéro de mutuelle. Comme j’ai usurpé son identité, parce que j’avais peur que sa mutuelle refuse de remplir l’ordonnance, je me sens idiote d’avoir à lui téléphoner pour lui demander ce numéro. Il s’avère en fin de compte que celui-ci n’est pas nécessaire, mais je m’aperçois alors que je n’ai pas assez d’argent pour payer tous les médicaments, dont le prix total dépasse les vingt-cinq dollars que je viens de prendre à la banque. Pendant ce temps une voix intérieure ne cesse de me crier : fiche le camp d’ici, par pitié, rentre chez toi, tourne le dos à leur foutu soleil, à leur végétation, à leurs règlements tatillons et va retrouver la réalité. Je rentre de la banque, avec les précieux médicaments, et je pars pour donner mon cours, Mark étant venu veiller sur elle. Les élèves entrent une à une. Nous avons longtemps attendu dans le couloir que la classe se vide. Je regarde ces visages. Des visages d’adultes… comment pourrais-je jamais être leur gourou ? Si seulement elles savaient. Gêne d’attendre debout, serrées
les unes contre les autres, qu’une pièce se libère dans un YWCA étouffant. Ce nouveau local, situé loin du campus, n’est pas une grosse amélioration par rapport à l’Église baptiste. Entassées dans ce petit foyer déprimant, nous nous regardons avec embarras. Ce cours ne sera peut-être qu’une erreur de plus. Je commence, en essayant d’irradier un peu d’énergie, de gonfler ma voix, qui me paraît faible et inefficace, mes notes dansent comme des écureuils sur la page devant moi. J’établis pour elles quelques distinctions, je joue avec l’idée d’une sensibilité féminine opposée à la sensibilité féminine dans la littérature, j’aborde les effets de l’histoire sur les artistes, puis des artistes eux-mêmes sur leur société, leur culture et sur ceux qui viennent après eux. Elles me consacrent toute leur attention, elles attendent trop de moi. Je continue, en découvrant au fur et à mesure plus de choses à dire que je ne le pensais au premier abord. Quelques-unes s’ennuient. En voyant leur visage se fermer, en me rendant compte qu’elles sont trop loin, entassées au fond de la pièce, j’ai peur. Mais non, elles sont vivantes, elles sont toutes très vivantes, et les voilà qui se mettent à parler, à me poser des questions qui sont autant de défis. Je m’étonne de les voir si bien documentées, de constater l’étendue de leurs lectures. Un grand nombre d’entre elles écrivent. Est-ce que je serai assez bien pour elles ? Me vient le petit espoir bizarre que peut-être elles vont pouvoir m’aider, m’apprendre quelque chose, que nous allons nous soutenir réciproquement, comme vient de le dire l’une d’elles. L’heure touche à sa fin et je le regrette presque. Il m’est arrivé d’être meilleur professeur, plus dynamique, drôle, subtile, érudite… mais avoir réussi à m’en tirer dans les circonstances actuelles est déjà en soi un soulagement. Et même un petit triomphe. Ensuite je vais prendre un café avec deux étudiantes, Janice, un jeune professeur, et Virginia, qui est poète. Nous nous installons dans un petit bistrot près du parking et Janice nous décrit Anaïs Nin. Elle l’a rencontrée, elle nous dit que l’écrivain est en train de mourir à Los Angeles. Curieuse d’en apprendre davantage sur les grands de ce monde et leurs dispositions à se laisser aborder, je demande : « Comment s’y prend-on pour faire connaissance d’une femme comme ça ? » Elle me raconte que Nin passe ses soirées à répondre aux lettres de ses lecteurs. Je l’admire, oui, je l’admire et pourtant cette idée m’épouvante. La poétesse a apporté des annonces publicitaires sur des conférences qui ont lieu en ville, univers situé en dehors de ces limites, hors d’Indian Rock, générateur de claustrophobie. J’ai rencontré maintenant deux personnes qui me connaissent personnellement et non par Sita. Quand nous nous séparons, j’ai le cœur léger, hâte d’acheter un autre calepin, d’écrire, de travailler, d’étudier. En traversant la rue pour ce faire, je crois tout à coup à la possibilité de recommencer à enseigner, d’en faire ma vie. Mais où trouver un poste, le marché étant ce qu’il est actuellement ? Je m’imagine professeur à New York, menant une vie active, occupée. Finies la solitude de l’atelier et les difficultés pour écrire. Une existence pleine de gens, d’étudiants, de collègues, de vieux amis formant un cercle. Je me sens sûre de moi et compétente. Adieu la dépendance, l’incertitude, l’errance loin de chez moi. Je me trouve d’autres courses à faire, pour allonger le temps. Tout en sachant très bien que je vais la rater puisqu’elle-même va donner son cours à San Francisco ce soir. Je rentrerai après son départ. Je me fais même une joie d’avoir la maison pour moi toute seule. Je plane toujours lorsqu’en arrivant je vois sa voiture garée devant la porte et me rends compte qu’elle est trop malade, qu’évidemment elle est restée. Mark est toujours là. En haut, dans sa chambre, en la voyant trôner sur ses oreillers, filialement servie par Mark, je me demande si, comme lui, je retrouve en elle une mère. Mais aussi une enchanteresse, notre déesse que nous régalons de vin, de toasts et de potage au poulet. Mark assis, en jeans et chaussettes, les cheveux en broussailles, sur le gros divan en velours côtelé. Je m’installe sur un petit tabouret à côté du phono. Disque de ballades, envie de prendre un verre. J’apporte du vin pour nous trois. Mark emprunte un paquet de cigarettes. Nous fumons ensemble. Notre dame sur ses oreillers. Mark est taciturne, encore plus taciturne que moi. Pendant que Sita et moi nous racontons les événements de la journée, il se tait. Sa présence est lourde dans la pièce. Lourde comme l’était la mienne ces derniers temps. Combien la dynamique des gens, de leurs émanations, les effets de leurs plus petits mouvements ou expressions sont étranges. Plus puissants et définitifs, en fin de compte, que les mots. Mark interrompt une de mes phrases en se levant avec lenteur et maladresse pour se rendre près du lit et regarder quelque chose. Il a détruit ce que je disais, sabordé l’attention de Sita et même ma propre concentration. Le fait-il exprès ou par instinct, et où est la différence ? Ils ont passé la journée penchés sur de vieux papiers : textes de conférences, manuscrits, nouvelles de Sita. Elle l’a mis à contribution pour transporter le fichier du placard de Pia dans « sa chambre ». La chambre qui était jusqu’ici celle de Paul. La chambre à laquelle elle fait si souvent allusion depuis quelque temps. « La pièce de devant, c’est la mienne », dit-elle aux gens. Je me rappelle l’avoir entendue prononcer cette phrase au cours de la soirée, avoir senti que Neal l’entendait. Et pas seulement Neal, bien sûr, mais ses enfants et tous ceux qui se trouvaient aux alentours. Mark, lui aussi, peut observer maintenant le principe de la chambre séparée. Je descends réchauffer son potage. Mark me suit pour se faire cuire des macaronis. Qui se mettent à brûler dans la casserole où il les a oubliés. Presque contre mon gré, j’éteins le gaz, je
les remue pour qu’ils soient mangeables. Je suis soulagée de voir Mark s’en aller après avoir fait plusieurs tentatives pour lui emprunter sa voiture. Il enfile ses bottes, s’apprête à faire du stop. Être enfin débarrassée de lui, ne plus l’avoir dans les jambes. Mais, peu cohérente avec moimême, je sens presque un regret quand il m’embrasse pour me dire au revoir. Que je suis stupide d’être si possessive. Cependant, son départ nous laisse une pièce éclairée, chaleureuse, agréable, l’intimité d’une chambre de malade. Je me suis déjà approprié le divan en velours côtelé que j’enviais tout à l’heure à Mark lorsque je souffrais du dos, assise sur mon tabouret. Plaisir simple d’être avec elle, de lire en sa compagnie dans le calme du soir. Je commence à lire un de ses manuscrits. Il n’est pas particulièrement bon, mais ce n’est pas ça qui m’intéresse. Dans l’introduction elle décrit un journaliste « à la recherche d’une nouvelle approche », enquêtant sur les relations amoureuses de femmes mûres avec des hommes plus jeunes : stratagème transparent pour raconter et reraconter sa propre histoire. C’est Sita et Hank, Sita après sa séparation d’avec Martin. Et chacune de ces trois femmes est un aspect d’elle-même : le cadre supérieur hyperdynamique de Los Angeles ; l’aristocrate fréquentant les milieux diplomatiques étrangers ; enfin celle qui lui ressemble le plus par les détails extérieurs, la ménagère de banlieue qui suit sa fille dans une communauté où elle rencontre un peintre. Qui abandonne son mari, homme d’affaires, pour l’artiste barbu et la campagne. Dans les trois cas, le jeune homme est un bel objet érotique, idéalisé, énergique, mais à la dévotion de sa maîtresse. Et le mari un zéro, un geôlier. Ils font chambre à part depuis des années. En lisant, je vois son moi fantasmatique, la pente de ses émotions, ses attitudes, ses espoirs et ses modes de pensée, réels ou imaginés. Le schéma du mari-ogre, puis du jeune homme qui s’élance à la rescousse. Elle l’a imposé à cette maison et même à moi. Les chambres séparées. Moi dans le rôle du mari, Neal dans celui du jeune sauveur. Je le lui dis et elle éclate de rire. « Neal serait bien incapable de sauver qui que ce soit. Il est jeune, il est très jeune. Incroyablement jeune. » « Mais tu n’en as pas conscience ? » « Pas du tout, ne fais pas l’idiote. » Je reprends ma lecture. Ce qui m’avait fait si atrocement mal au premier contact, ce parallèle avec le mari-geôlier – cette insulte contre ma féminité, mon amour pour elle, cette calomnie – me paraît à présent terne, primaire. Je me dis : parfait, donne ce cours et va-t’en. En attendant, vis pour toi. Je prends un autre manuscrit, un peu meilleur celui-là : une petite parabole austère sur la guerre en Italie. Elle y travaille en ce moment. Elle a protesté en me voyant le prendre. « Non, ne le lis pas maintenant, une autre fois. » Je lui ai demandé : « Tu préfères bavarder ou bien tu me dis ça par pure politesse et au fond de toi tu as envie que je le lise ? » « Je dis ça par politesse. » Elle me regarde, adossée à son oreiller. Mais quand j’abandonne la page l’espace d’un instant je me rends compte que mon regard à moi examine d’autres coins de la pièce, que mes yeux ne cherchent pas les siens comme de petits poissons avides de nourriture. Je me sens bien à l’intérieur de moi-même. Et délivrée d’elle. Le cours, le fait d’avoir lu son histoire, avec ses allusions claires et simplistes, m’ont libérée, ont dégagé en moi un lieu pour l’indifférence, pour la neutralité, le désengagement, et même pour une personnalité qui m’est propre. De moi-même je propose de me retirer, d’aller dans ma chambre. « Tu dois être fatiguée. » Elle s’arrête sur le chemin de la salle de bains et me serre dans ses bras. Je ressens son étreinte comme agréable, sans plus, comme une chaleur sans nécessité. Belle indifférence toute neuve. « Demain, si je me sens mieux, je pourrai peut-être dormir avec toi. Sortir de cet hôpital », me dit-elle au moment où je m’apprête à refermer la porte. J’ai envie de répondre : « Si je t’y autorise. » Et cette envie me tenaille pendant plusieurs minutes. Mais si je me retire, qui sait si cela ne me conduira pas dans une autre impasse, vers une autre défaite ? Je pense à ce qu’elle m’a souvent dit de Martin, qu’il la laissait tout le temps seule, qu’il était marié à son boulot, à l’argent. En répondant à son désir de se séparer de lui en esprit par une attitude identique, il n’a fait que commettre une faute de plus, lui donner un prétexte de plus de le présenter comme impossible à vivre, stérile, sans capacité d’émotion. « Si je t’y autorise », aurais-je voulu dire, ne fût-ce que pour impliquer, même en feignant de plaisanter, que moi aussi j’ai le choix, que je l’assume. Mais est-ce que j’en serais capable ? Ou bien est-ce que je me bornerais à brûler pour elle, à la désirer, handicapée, paralysée que je serais par mon amour pour elle, sûre à l’avance de perdre. Et comme je déteste l’idée d’en faire un match, une rivalité, un terrain de ruses et de manœuvres. Comme cela rabaisse notre histoire. Partir est mieux, plus propre, ne profane pas l’amour. Mais je ne peux pas m’en aller maintenant, je reste, je suis obligée de rester. Contrainte par le cours. Et le cours, en même temps, est un tournant. Je me rends compte que ce soir, bizarrement pour la première fois, je suis en paix. Et je me rappelle qu’hier encore j’ai lu quelques pages sur Magritte sans en comprendre un mot que je me sentais horriblement malheureuse. C’est à peine si je me remémore ce chagrin. Cette impression persiste. Lorsque je traverse le palier, le lendemain, pour aller dans la salle de bains, que je passe devant sa chambre, que j’ouvre sa porte pour la réveiller doucement, je la ressens encore. L’impression que le cours m’a rendu la vie et m’a donné une presque indifférence à son égard. Son visage endormi est pour moi celui d’une amie. Je ne la regarde plus comme une créature contemple son dieu. Comme une esclave. Très bien, parfait. Nous sommes des femmes
modernes, et l’esclavage n’est pas progressiste. Je la regarde encore. Oui, il y a bien en moi quelque chose de nouveau, sinon de l’indifférence, du moins la fraîche exaltation de la liberté. Et je me sens bien. Comme après une maladie. Je suis redevenue quelqu’un, ne fût-ce qu’une enseignante… c’est-à-dire une pensée, une personnalité dotée d’un certain pourcentage d’intelligence efficace, de motivation. J’ai été avalée par elle, puis rejetée ; avalée par son univers, ses amis, sa famille, son job. Certes ce n’est pas leur faute : il n’en reste pas moins qu’ils m’ont noyée. En me lavant les dents, je me rappelle quelqu’un à New York, mon amie Alita. J’imagine des conversations avec Alita à mon retour, de longs après-midi dans son studio, les chats sur le tapis, les tasses de thé, les dialogues entre égales. Je m’enchante de retrouver ce sentiment, de pouvoir m’en souvenir. Une amitié, des rapports d’égalité. Voilà ce que le cours a fait pour moi, il m’a rendu un monde que j’avais oublié. Je me débarbouille et l’eau froide ressuscite mes rêves de la nuit. Des choses extraordinaires, fiévreuses. Alita me racontant qu’elle avait fait l’amour avec Ken et une autre femme, que Ken les baisait toutes les deux et qu’elle adorait ça. Moi répliquant que je ne pourrais jamais faire ça avec Fumio, que je serais sûrement jalouse. Puis, dans la séquence suivante du rêve, baisant joyeusement avec Rip et une autre femme. Pour me rendre compte au réveil que tout ça n’était jamais arrivé, que Rip est devenu un riche marchand de tableaux de Soho, qu’il n’a plus rien à voir avec l’athlète souple et blond que j’ai connu. Mais le rêve avait sa sève, sa décontraction païenne, ses plaisirs situés hors du temps et de l’espace, comme un carnaval, comme ces gens vautrés dans leurs cavernes à la sortie de la ville, à la fois lubriques et langoureux, la peau brillant dans la lumière brumeuse du soir. En me réveillant, je me suis vaguement demandé si un homme pouvait encore avoir envie de moi ou si j’étais trop vieille pour ça ? Quarante ans. Sita en a près de cinquante et ne manque pas d’hommes, au contraire. Je me rends compte que je la trouve supérieure à moi : par le corps, la façon de s’habiller, de se comporter. Je commence à mesurer mon esclavage, cet immense et monstrueux océan d’infériorité dans lequel je baigne depuis trois semaines. Je m’assieds sur mon lit, dans cette chambre qui est mienne à présent, et cette idée me plaît assez. La peinture à l’huile de Sherman, mes dessins, mon bureau, mon gros chandail mexicain rouge accroché à la poignée de la porte, le beau couvre-lit grec, bleu et blanc. Même le tapis ne me hante plus. Ce qui me faisait si peur, c’était peut-être la perspective de vivre seule ici avec elle, de n’avoir rien d’autre que ma servitude. Maintenant je n’ai pas que ça. J’ai mes élèves. Et un peu de moi-même qui m’est rendu, qui me revient. La plante verte suspendue au-dessus de mon bureau. La lumière du petit matin, les nuages gris et le soleil qui les éclaire par-dessous. C’est la première fois que je suis debout avant elle le matin, que la maison et la journée m’appartiennent. Aujourd’hui est comme hier. Elle était encore malade. Nous sommes restées depuis le matin jusqu’au soir ensemble et pourtant à l’écart, loin l’une de l’autre. Elle dans sa chambre et moi dans la mienne, au fil des heures. Je travaille, elle dort ou elle veille, mais sans avoir besoin ou envie de me voir. Elle ne me demande rien. C’est moi qui dois lui proposer un potage, du thé, des pommes. Elle a l’air fatiguée et très vieille. Ce n’est pas moi qu’elle appelle, c’est aux autres qu’elle téléphone, après avoir pensé tout haut que son amie Edith saurait la masser, ou que Mary Jane pourrait lui apporter des papiers du bureau. Quand je passe devant sa chambre, je ressens le besoin de frapper et d’attendre son autorisation pour entrer. Nous voilà dans une situation curieuse, nous qui étions autrefois des amantes si impulsives, ensorcelées, enivrées l’une par l’autre. Moi d’avant auquel j’ai du mal à croire, que j’évoque avec stupeur. Nous ne nous parlons plus. L’effort nécessaire pour refouler tant de choses ne nous laisse rien à dire. Toute conversation est dangereuse. Sans cesse je me révolte contre ça, je m’approche de sa chambre dans le but de lui dire un mot, n’importe quoi pour établir le contact. Et en la voyant, j’en suis incapable, il y a quelque chose qui me l’interdit dans son visage las. Évidemment elle est au lit. Journée monotone d’une malade. Hier je suis passée au marché et j’ai acheté deux steaks en espérant qu’elle serait assez bien pour y goûter. Ce n’était pas le cas. Encore du potage. J’ai mangé un yaourt en gardant les steaks pour un autre soir. Mais en faisant les courses, je sentais peser sur moi cette impression cafardeuse qu’on a quand il y a une maladie dans la maison, quand on sait à l’avance que le repas ne sera pas une fête, une occasion de se retrouver. Lorsqu’on ne peut même pas penser avec plaisir au dîner, la vie perd beaucoup de sa couleur, disions-nous au Bowery : adage hérité de notre époque bohémienne, de notre vie d’artiste, de notre existence de bons vivants. Comme tout ça me paraît loin. Il m’a fallu si longtemps pour comprendre que son hédonisme n’était pas le même que le mien. Certes j’ai beaucoup appris d’elle : une nouvelle façon de vivre consacrée au plaisir, au soleil, au beau temps de la Californie, aux heures passées loin de son travail. Mais je n’ai pas de job, mon travail à moi, c’est ma vie. Il y a toujours cette différence entre nous et elle ne cesse de grandir. Comme le jour est sombre derrière les vitres. J’ai finalement installé ma table devant les fenêtres. Pas celles d’avant, bien sûr, celles qui sont dans la chambre dite à présent de Pia, bien qu’elle n’y ait pas dormi depuis des semaines, mais ici, dans « la mienne »… celle qui était
autrefois notre chambre. Et ce sont tous les jours les mêmes averses, les mêmes nuages bas, les arbres et les buissons gonflés par le vent, la ville, barre d’acier bleue, morose, de l’autre côté de la baie. La saison des pluies. Hier soir, quand je suis rentrée du marché, Sita m’a paru inaccessible. Pas de vin, pas de musique comme lorsque Mark était là, rien pour marquer la venue du soir avec sa chaleur et sa paresse. Je me suis éloignée, je ne pouvais plus supporter de rester assise sur le petit tabouret à son chevet, de la sentir prisonnière d’une présence qu’elle ne désirait pas. « Si tu as besoin de quelque chose, ou même simplement envie de parler, appellemoi. » J’étais presque calme, indifférente. J’ai témoigné de mon indépendance en descendant regarder les informations de la soirée. Et elle m’a étonnée en débarquant dans le salon, sa veste de flanelle jetée sur son peignoir de bain, en s’installant sur le divan, en me rejoignant de son propre gré. Pia et Paul sont censés jouer ce soir à Berkeley à l’occasion d’un vernissage. Il semble que Pia ait déjà fort compromis la soirée : elle ne s’est pas présentée à la répétition, a négligé d’aller chercher la guitare qu’elle devait emprunter pour remplacer la sienne dont elle n’a toujours pas fait réparer la corde cassée, et pour couronner le tout elle a laissé Paul en rade au beau milieu de Marin County sans voiture. Je suis bien avec Sita, au chaud, en pleine scène de bonheur domestique, tout occupée à regarder un documentaire sur la Seconde Guerre mondiale, mais il faut que je sorte, que j’aille à ce vernissage, que je les écoute jouer, que je sois leur public… à supposer qu’ils arrivent jusque-là. Et ce vernissage est un triste spectacle. Six personnes à mon arrivée, bientôt réduites à quatre. Détail pitoyable : trois gâteaux de fabrication artisanale, pas moins, attendent les invités qui ne viendront pas. Je suis désolée pour l’artiste et je passe un long moment à regarder ses tableaux. Désolée pour les enfants qui sont venus, en fin de compte, et qui jouent, quoique sans se donner beaucoup de mal. Comme leur musique me laisse indifférente à présent et pourtant comme elle m’ensorcelait autrefois. Au début. Désenchantement. Ils « allaient » si bien avec Sita quand j’ai fait sa connaissance, ces beaux enfants qui faisaient de la musique, cette fille fragile et hantée qui chantait, ce fils drôle et talentueux qui jouait de la guitare. Et cette femme merveilleuse qui était leur mère, mon amante. Elle s’asseyait à leurs pieds et les suppliait de jouer, puis elle les écoutait, fière, rayonnante. L’aimer, c’était les aimer, eux, en hériter comme d’un cadeau. Dans sa vie je ne lui enviais qu’une chose, je le lui avais dit un jour : si je me sens plus démunie que toi sur un point, si je t’envie quelque chose, ce sont tes enfants. « Tu les partageras », avait-elle répondu. Mais ils ne se prêtaient guère au partage : leur amour, dur comme l’écorce d’un fruit, allait à elle et rien qu’à elle. Puis j’ai perdu mon auréole après la dépression nerveuse, et les diverses étapes de sa désaffection pour moi ont achevé de me discréditer à leurs yeux. À l’automne dernier quand elle est rentrée d’Europe et a déclaré à Sherman que tout était fini, elle a dû en dire autant aux enfants. Ils ne s’attendaient pas du tout à me voir réapparaître. Et ils doivent savoir que ma présence est simplement une séquelle, la dernière ondulation qui ride l’eau de la mare bien après la chute de la pierre. Paul sait que sa mère lui réchauffe son lit, elle a pris soin de l’en avertir et ce n’est sans doute pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Pia, toutefois, doit garder quelque sentiment pour moi, car elle m’accueille par une performance à la Brenda Starr : le chouette boulot qu’elle a des chances de décrocher, les patrons super qu’elle aura peut-être, les grosses commissions, le salaire fantastique… « À moins qu’ils me préfèrent cette nénette qui sait prendre au dictaphone. Ils ont été tellement séduits par ma personnalité magnétique qu’ils ont oubliée de me demander si je savais faire ça. » Je souris et j’essaie de paraître encourageante. Elle est tellement adorable, tellement vulnérable dans son numéro d’imitation – les patrons, la secrétaire aux grands yeux innocents – qu’elle abandonne pour danser un charleston sur un air égrillard. Adorable et en même temps tragique, prédestinée au chagrin. Elle ne décrochera pas ce job, par contre l’héroïne risque d’intervenir à nouveau dans la vie de couple qu’elle a reprise avec Dan au Mission Hotel. Pia : son joli visage, son long corps svelte, élégant, ses ridicules chaussures « in ». Ce visage, si parfait dans sa beauté saxonne, comme Sita en est fière, quelle admiration elle a pour ce miracle blond et bleu issu de sa propre noirceur, de son sang indio. Un jour, alors que je venais de faire leur connaissance à tous, comme je déjeunais en ville avec Pia, dans un restaurant haut perché de Ghirardelli Square qui donnait sur l’eau, en plein soleil, elle m’a raconté que sa mère avait tout fait pour accentuer en elle ce côté anglo-saxon, objet de vénération inaccessible pour elle, idéal blond de ce pays étranger. Et Pia a eu droit aux leçons de chant, aux leçons de danse, aux leçons de comédie, elle a été cheerleader, elle a fait la route, elle a même été modèle à New York. Après quoi elle s’est rebellée avec les hors-la-loi de Leary, avec la bande de Janis. D’abord elle l’a reproché à sa mère, puis elle a cessé de lui en vouloir en comprenant qu’elle était censée satisfaire ses besoins par personne interposée. Le soleil brillait sur nous. Nous étions, ce jour-là toute compassion et compréhension profonde. Nous étions frivoles. Où est la vraie vérité ? Dans cette journée auréolée de tous les possibles ou dans cette soirée présage d’échec ? La première fois il y avait, je le sais, la joie de vivre, l’amour de Sita qui
irradiait chaque instant, chaque spectacle, chaque incident. Maintenant il reste cette vie prolongée après la mort, la vision du salon vide quand j’ouvre la porte. Elle est retournée dans son lit. Elle me remercie profusément d’être allée là-bas, sachant que je n’en avais aucune envie. Je suis touchée, de tristes petites flammèches d’amour crachotent en moi quand elle me passe un bras autour des épaules, me demande d’excuser sa maladie. Je la rassure, la réconforte, lui propose de lui frotter le dos avec une lotion. Et la vue de son dos, nu et superbe, me surprend par un élan d’amour. Je croyais l’avoir étouffé, mais j’en gardais la marque douloureuse et j’en ressens de nouveau l’attraction. Des taches de rousseur en semis ravissant, la chair ferme et délicieuse que je sens sous mes doigts, mes yeux en caressent les contours, surtout là où elle disparaît sous les couvertures pour prendre la forme de ces fesses blanches : la minceur de la taille, puis leur plénitude cachée. J’aimerais les soulever, ces couvertures, et voir leur blanche rondeur, le moment suprême où elles s’écartent et s’accolent, cette raie si sensuelle, cette déclivité de la chair. La drôle de petite protubérance qu’elle a juste à la base de la colonne vertébrale : rien qu’à ce signe, je reconnaîtrais son corps dans le noir. En lui massant les reins, j’ai l’envie folle d’aller voir plus bas, d’entrevoir mon désir en soulevant les couvertures l’espace d’un instant. Satisfaite et insatisfaite. Je la désire plus que les mots ne sauraient le dire et jusqu’aux larmes, puis je me reprends. Je retourne aux épaules, à la nuque, j’accomplis les gestes de l’amie comme de l’amante. Je la sens se détendre, j’entends ses soupirs reconnaissants. Étrange façon de faire l’amour. Au moment de dire bonsoir. Elle m’a de nouveau promis d’être assez rétablie demain pour dormir avec moi. « Si je t’y invite », ai-je répliqué en lui souriant avec douceur. Il est très probable qu’elle ne m’a pas entendue. Et je me demande si mon audace a été payante. Aujourd’hui elle est plus froide que jamais avec moi. Alors où en sommes-nous ? Stase. Pluie. Ville brumeuse. Battement de la pluie sur la vitre, en étranges motifs irréguliers, toits banlieusards de Berkeley. J’ai perdu l’occasion que j’avais de partir de mon plein gré, je l’ai perdue définitivement. Bien sûr, à la fin avril, je m’en irai de toute manière. Mais ma chance de prendre la fuite, de tirer ma révérence à une mauvaise affaire… c’est fini. Mon cours m’oblige à rester ici à peu près jusqu’au terme de la période prévue à l’origine. En garant ma voiture dans l’allée, je suis restée un long moment derrière le volant, hébétée, à me demander ce que j’en ferais en partant. Car je ne reviendrai pas. Le simple fait de le dire, de prononcer ces mots me rend un peu nerveuse. Venir enseigner ici chaque hiver, rester jusqu’au printemps, le plan initial, c’est fini. Fini avec l’émotion qui aurait pu le rendre possible. La pluie qui frappe les tôles du toit. Les tulipes qu’elle m’a achetées, dressées sur mon bureau. Et, dans le grand plat noir, les camélias qu’elle a choisis et arrangés pour moi dimanche dernier. Déviations inhabituelles vers le passé et ses vieux rites. Tulipes et camélias sont autant de reproches. Ingrate. Je l’entends dans la salle de bains, le bruit de la douche derrière moi, celui de la pluie devant, cet après-midi aussi s’est écoulé sans que nous nous parlions. Quelques mots à propos des courses que j’ai faites : la banque, le marché. Je vais lui transmettre un message téléphonique au moment même où elle sort de sa douche. Je tombe sur sa nudité, son sexe et la petite touffe de poils si poignante, ses jambes, comme elle a les cuisses minces, cet espace entre elles, ce creux au-dessous des poils fait presque pitié, elles ont l’air si fragiles ces cuisses qui soulignent ce vide sous le pubis. Sa maladie l’a-t-elle fait maigrir, je me le demande, ou bien a-t-il toujours existé, ce petit espace sans défense entre ses cuisses ? J’ai pour lui autant d’amour que de surprise et je me sens presque voyeur à découvrir ainsi quelque chose d’interdit, quelque chose qui ne m’avait jamais été révélé pendant tout ce temps. La serviette dans les mains, elle s’essuie la figure – houppette ridicule du bonnet de bain sur sa tête – surprise dans sa nudité, sa vulnérabilité. Pourchassée au beau milieu de sa maladie par des histoires de travail, des messages téléphoniques. Son visage à la lumière des bougies. Sita qui pèle une orange et se moque d’Henry Kissinger. « Tu as loupé les informations. Le petit gros est reparti pour l’Égypte et sa géante de femme s’est acheté un casque de mineur. Tout entouré d’un énorme voile dont on ne s’explique pas l’utilité, une espèce de moustiquaire. On dirait une girafe déguisée. » Après sa douche elle a passé une jupe longue pour descendre. Action immédiate dans la cuisine, mise en chantier d’un bœuf bourguignon, ordre rétabli dans la maison tout entière en quelques minutes. Elle me revient, parle, rit, diffuse de l’énergie. Le silence, le désespoir s’évaporent. Nous avons droit à un dîner complet, confortable, au cours duquel elle déploie toutes ses grâces. Vin et bougies, steaks et conversation. C’est sans doute sa conversation au dîner qui m’en a rendue amoureuse ; une liaison, ce sont toutes ces soirées et puis la lumière des bougies et les paroles qu’on échange et le vin et soudain ses yeux à la fin d’une phrase. Je retrouve des choses à dire. À la lueur des bougies, je peux encore l’adorer, elle et la beauté classique de son visage vu de profil et son humour, sa malice.
Plus tard je lis et elle pose sa tête sur mes genoux, délicieux arrangement dont elle a pris l’initiative. Mais d’abord elle m’invite à m’asseoir à côté d’elle sur le divan. Alors que depuis plusieurs, jours je ménage entre nous une distance, celle de sa froideur et de sa glace. Si près de son corps à présent et nos mains entremêlées. « Restez à mon bord, madame. » Je la regarde, ravie de ce que je viens d’entendre, mais pas tout à fait sûre d’avoir bien compris. « Qu’est-ce que tu veux dire ? » « Sans doute que j’ai envie de rester à ton bord. » « Ah oui ? » « Ah oui. » Et puis la conversation change, interrompue par un mouvement ou par quelque banalité ménagère qui lui est venue à l’esprit tout à coup. Un peu plus tôt elle s’était allongée sur le divan et avait brusquement déclaré en me regardant « je t’aime », ce qui m’avait figée sur place. Je n’avais pas trouvé à dire autre chose que « merci » : j’ignorais comme j’ignore encore et pour l’éternité ce que je devais répondre. Si même je devais répondre. Ou plutôt persister dans le retrait tactique. Feintes absurdes, détestables de l’amour : on aime ou on n’aime pas, alors pourquoi ce jeu, cette partie d’échecs et ces ruses ? Ou encore si je ne ferais pas mieux de continuer à prendre du recul, mais honnêtement, à me dégager de l’amour, de l’attachement, de la dépendance… ce qui me paraît peut-être possible à présent. Mon indifférence, amicale et même sereine au moment d’aller me coucher, seule, ce soir comme hier. Et comme les soirs précédents. Les lumières de San Francisco de l’autre côté de la baie, et au-dessus d’elles une étrange luminosité surnaturelle, une auréole dans la brume. La pluie s’est dissipée pour l’instant et sur la ville, sur ses millions de bâtiments qui brillent de tous leurs feux, ce halo particulier de lumière mystérieuse, qui n’est pas un reflet des diamants dans les fenêtres des immeubles somptueux crépitant sur l’autre rive, non qui n’est pas ça. Mais quelque chose d’autre, quelque force presciente qui éclaire le ciel au-dessus d’eux comme un halo sur une vieille photographie. Et puis je me réveille, sursautant, comme sous le coup d’un souvenir désagréable qui me serait brusquement revenu en mémoire, à l’idée que peut-être elle reviendra, qu’elle voudra dormir avec moi demain soir. Aurais-je le courage de refuser ? Jamais. Pourrais-je, même avec douceur, lui demander de ne pas venir ? La contrarier ? Non, je sais déjà que ce serait au-dessus de mes forces ? Et si elle me proposait de faire l’amour, alors quoi ? En y réfléchissant, je me rends compte que je ne lui ai jamais dit non. Quelquefois, si, dans le passé, parce que j’étais fatiguée, mais nous n’interprétions ça, ni l’une ni l’autre comme un refus, simplement comme une absence de réaction. Jusqu’à ce séjour ici, aucune de nous deux n’avait jamais posé la question en ces termes, ne s’était clairement refusée. « Apprends à dire non », m’a-t-elle conseillé, provocante, la semaine dernière et cette phrase résonne encore à mes oreilles comme une gifle. Si je le faisais, cesserait-elle de me le proposer ? C’est cela que je crains, exactement cela. J’accorde si peu de crédit à mes facultés de coquetterie, d’attraction ou même de distraction. Moi qu’elle a toujours eue sous la main (le calembour m’arrache une grimace), qui a toujours été disponible en tout cas, à tout instant. À sa portée quand Neal n’y était pas, ni les enfants, ni les comités, ni Mark, ni son job, ni ses innombrables amis et ceux qui lui veulent du bien. Je suis restée à ses côtés, en chien fidèle ou observant la plus stricte neutralité ; j’ai été son ombre, son fléau. Je comprends très bien son impatience. Être enfermée, claquemurée avec une adoratrice éperdue dont elle-même n’est pas précisément amoureuse. Oui, bien sûr que je comprends. Dans l’ensemble elle a été très bonne, très indulgente. Pour quelqu’un qui n’aime pas, se trouver emmuré avec quelqu’un qui aime est une torture. Mais est-ce que je l’aime ? Ou tout au moins est-ce que je l’aime assez pour que cet amour supporte la description ? Tout cela est beaucoup trop simple. Car non seulement il se peut qu’elle m’aime – dans une certaine mesure, c’est évident – mais aussi que moi, je ne l’aime pas… ou pas complètement. Il faut bien que je prenne en compte ma propre ambivalence, ma nostalgie de New York et d’une vie personnelle, mon horreur totale à l’idée de rester ici à titre permanent ou pour longtemps. « Mariée » à elle ou à cette maison. Pour quelqu’un qui n’aime pas, être emmuré avec quelqu’un qui aime est une torture… en était-il ainsi l’été dernier ? En serait-il ainsi maintenant si elle était encore amoureuse de moi ? A-t-elle simplement été la première à comprendre que l’amour était mort ou à trouver l’honnêteté de l’admettre ? Est-ce que je ne le sais pas, moi aussi, que cet amour est mort en moi… tout en me refusant à le laisser finir, en le prolongeant, même s’il me rend malheureuse, dans le seul but d’en proclamer la survie ? Mais je suis en train de couper les cheveux en quatre. Nous étions censées vivre ensemble. Ce qui me pousse à cette frénésie, c’est peut-être mon échec devant les absolus que je me suis fixés à moi-même. Aurais-je dû l’aimer complètement et renoncer à New York, trancher tous les liens, venir vivre ici… comme elle le souhaitait avant ? Et ne le souhaite plus ? Il ne lui viendrait jamais à l’esprit de faire ce genre de sacrifices pour moi. Un jour, à Noël, à l’époque où j’étais si déprimée et où je pensais au suicide, elle a bien eu l’imprudence de s’offrir à s’installer avec moi dans l’Est, mais elle se doutait bien que je ne la prendrais jamais au mot, que je ne lui ferais pas perdre son job. Non, c’était évidemment moi qui devais tout quitter pour la suivre. Heureusement que je ne l’ai pas fait. Mais n’a-t-elle cessé de le désirer que devant mon refus, faut-il situer le point décisif au printemps dernier, quand j’ai pris l’atelier ? A-t-elle abandonné à ce moment-là, renoncé, perdu tout espoir ? Et est-ce que moi aussi je vais finir par me lasser, m’épuiser,
accepter le principe des chambres séparées, le cloisonnement de nos deux vies, comme ces couches de cellophane et de carton qu’on interpose avec soin dans les colis de marchandises particulièrement périssables ? Je ne vais pas à Los Angeles. Elle y part demain en avion pour assister à une conférence, elle m’a demandé de l’accompagner et presque sans y réfléchir, sans même connaître la date exacte, je lui ai répondu oui. Parce que ce serait une chance d’être avec elle, de partager l’un des nombreux week-ends qu’elle passe loin d’ici. Mais, il y a quelques jours, quand elle m’a rappelé que le moment approchait, j’ai fait quelque chose d’extraordinaire. J’ai dit que j’aimerais mieux ne pas y aller. Que je préférais passer mon samedi à préparer mon cours. Le voyage coûterait cher, elle serait occupée toute la journée et les clubs d’université n’étaient pas de bons nids d’amour. Non, je préférais passer mon samedi à travailler. Je me suis étonnée moi-même de cette abstention volontaire. Et plus encore du plaisir que j’en retirais : car il était vrai que j’avais plutôt envie de rester à la maison, de travailler et le soir d’aller voir un film. Ou rendre visite à Sherman. Il y a tout à coup tant de choses à faire. La semaine dernière j’avais un mal fou à passer la journée. Maintenant j’ai des ressources, je commence à tenir tout seule sur mes jambes. Pourtant des doutes me viennent encore, j’ai un regard pour la cuisine, comme elle me paraît désolée quand Sita n’y est pas, je me demande si j’aurais dû accepter. À son retour de San Francisco après une longue réunion, elle me demande si j’ai passé une bonne journée. Je lui réponds : excellente. « J’ai fini cet article sur Sherman et j’ai dîné avec Susan Griffin. » Et c’est exact, la journée a été merveilleuse, ensoleillée enfin après ces pluies exaspérantes, j’ai retrouvé la joie d’écrire, d’achever quelque chose, de le taper, de le mettre sous enveloppe. Le remède du travail, garantie de santé. Et le plaisir d’être en compagnie d’un autre écrivain, de boire un verre sur la Marina dans toute la splendeur de la mer, de manger un sashimi au petit restaurant japonais. De rentrer, de travailler encore un peu et même d’écrire quelques lettres. De me sentir guérie, redevenue moi-même. En rentrant, elle est venue s’asseoir sur mon lit pour lire mon papier tout en grattant ses morsures de puces, héritage de Limbo qui nous dévore maintenant que la chienne a suivi Paul chez lui. Puis, debout sur le seuil, elle me parle. Enfin elle s’installe sur un petit tabouret de bois, juste de l’autre côté de la porte, sur le palier, comme s’il y avait là une ligne invisible qu’elle s’interdisait de franchir. J’éclate de rire en la voyant se gratter, se gratter comme une désespérée, je ris de plaisir, je ris pendant un bon moment. « Qu’est-ce que tu fabriques là ? Tu n’as pas le droit de franchir le seuil ? » « Mais c’est ta chambre et je respecte ton intimité. » En sommes-nous arrivées là avec cette histoire imbécile de chambres séparées ? À demander la permission d’entrer, à observer une stricte étiquette ? Tout ça me paraît à présent d’une telle sottise, d’un tel ennui. C’est trop bête pour que ça me fasse encore du mal. Parce que je lui ai dit en passant que j’avais le cou raide à force de taper à la machine, elle me propose de me frotter le dos. Je souris de cette offre transparente, qui me fait plaisir et m’amuse en même temps. Pendant toute la soirée, je me suis dit qu’elle daignerait peut-être dormir avec moi. Mais elle doit se lever à six heures, elle souffre encore un peu de son rhume. En la voyant se retirer dans sa chambre, je suis contente. Je n’ai pas eu à décider, au cas où elle me l’aurait demandé, et je ne lui ai pas posé la question moi-même. Donc je suis contente qu’elle soit dans son lit et moi dans le mien, contente de lire dans ma chambre jusqu’à une heure tardive, de regarder par les fenêtres l’eau et les lumières de San Francisco, de me lever et d’écrire un mot sur un bout de papier pour me rappeler d’acheter du poisson cru samedi, le soir où elle ne sera pas là. Je lui avais acheté des jonquilles, non sans avoir farfouillé au préalable dans la petite charrette en bois devant le fleuriste de Solano en me demandant ce que je pouvais m’offrir avec la petite somme que j’avais sur moi, et en me rappelant ensuite seulement que c’était aujourd’hui Valentine’s Day. Sentimentalisme bébête, évidemment. Je me sentais assez idiote en m’approchant de la porte, mes fleurs à la main, mais j’ai été complètement désarmée par son air ravi quand elle les a vues. « Comme elles sont jaunes, Kate, comme elles ressemblent au printemps. » Le climat de la journée s’impose, s’affirme, balaie raisonnement et retenue. « Moi aussi, j’ai quelque chose pour vous, madame », chantonne-t-elle en brandissant une bouteille de champagne. Papier d’argent, grand ruban rose, elle est allée chez Barber and Stewart, elle l’a fait envelopper. Rien que pour moi. Elle y a pensé. Et si je ne lui avais pas distraitement acheté ces jonquilles ? Elle m’aurait battue à ce jeu que je croyais être le mien. Eh bien, ce soir, c’est aussi le sien. Elle s’est muée en dictateur bienveillant, en marraine-fée. Nous allons fêter ça en dînant à la Marina, dit-elle. Quelle gaieté il y a dans sa voix, quelle invite dans son regard, dans le mouvement de sa tête, à ces moments-là. Nous allons d’abord boire un verre, attendre que le coucher de soleil soit au point pour le regarder de l’autre côté de l’eau. « On boit le champagne tout de suite ? » « Non gardons-le pour notre retour ; on fera du feu et on le boira avant de se coucher. » Il y a anguille sous roche. La voilà tout à coup romanesque,
ensorcelante, aguichante. Humeur charmante, conversation délicieuse, soirée superbe : le passé ressuscité. Elle m’est rendue par étapes, dans un clin d’œil, un sourire, dans la plénitude de son chaud regard brun. J’ai beau me refuser à y croire, je me sens glisser, céder à la persuasion. Pendant le dîner elle flirte avec moi, me répète qu’elle n’a pas envie de me perdre, braque sur moi toute l’intensité de son regard hypnotique. Elle m’appelle, me fait signe d’approcher, et même m’en prie. Elle me fait la cour par-dessus la table, d’un regard, d’un sourire ou d’une plaisanterie, avec des taquineries et des réminiscences, et l’évocation flatteuse d’un détail, d’un incident, d’un ami. Quelle gaieté dans sa voix, quelle invite dans son regard, dans le mouvement de sa tête à ces moments-là. Ces beaux yeux bruns dans lesquels je lis presque une supplique, et tout ce qu’il y a de pathétique chez cette femme vieillissante et superbe qui me demande de ne pas la quitter. « C’est que je n’ai jamais eu l’impression, tout au moins jusqu’à maintenant, que tu aies eu du respect pour moi. » « Sita, ne dis pas de sottises. » « C’est vrai. Tu ne m’as jamais donné le sentiment que j’avais une valeur quelconque à tes yeux. » Manœuvres, sûrement, elle ne peut pas ignorer combien je l’admire en tout, je le lui ai répété un millier de fois. Et elle s’en est même servie contre moi. « Il fallait que je t’oblige à me respecter. » « Tu n’as réussi qu’à me rendre malheureuse. » « Jusqu’à maintenant, jusqu’à ce que tu viennes ici, je n’ai jamais été qu’une ombre dans ta vie, une vague suivante, une silhouette à l’arrière-plan. » « C’est ridicule. » « C’est ainsi que je le ressens. C’est ainsi que je l’ai toujours ressenti. » Je regarde la grande beauté de ses yeux, je vois leur sincérité totale, leur conviction profonde. Tout chez elle naît de l’instant, tout est vrai, tout est faux. Elle s’est persuadée de ça au cours des cinq dernières minutes et elle y croit entièrement. Tout à l’heure elle était, ou tout à l’heure elle sera impérieuse comme elle sait l’être, elle me servira de grands discours sur sa liberté, ou bien elle fera dans le sentiment, elle m’assurera que nos souffrances actuelles ne sont qu’un moment dans la longue histoire de nos relations, un simple maillon dans la chaîne du temps qui nous unit, qui nous unira toujours, chaque passage étant comme un motif dans un coupon de tissu, tantôt d’une couleur, tantôt d’une autre, tantôt feuille, tantôt arabesque, tantôt fleur et tantôt colline. « Nous en sommes arrivées à un point merveilleux de nos relations », poursuit-elle. « À ce stade de notre affrontement où il a fallu que tous les conflits initiaux explosent, se résolvent. À partir de maintenant, nous nous comporterons davantage en égales, nous avons atteint la phase de l’individualité, de l’indépendance. En un sens, nous avons grandi. » Moi, je lui réponds : « Je n’attends plus rien. » Et j’ai peur en prononçant ces mots, j’en contrôle l’amertume et la douleur. Mais elle ne m’entend pas, elle est en train de me répéter combien elle m’aime, que je suis la grande passion de sa vie. Impossible de résister à ses yeux, à la douceur de sa voix, au petit frisson que fait courir sur ma peau cet accent qui adoucit les mots, les rend intimes, presque aussi intimes que les mots italiens qui lui venaient à la bouche quand elle me faisait l’amour – « tesoro bello », « ti voglio bene » – les sons les plus intimes que j’aie jamais entendus. J’en oublie qu’elle ne me les dit plus. En l’écoutant, en voyant sa gorge remuer pendant qu’elle me fait la cour, ses yeux liquides supplier ou s’allumer d’un coup pour passer à un autre mode de flirt, le mot d’esprit, l’humour, l’espièglerie. Ses infidélités mêmes sont des preuves d’amour : des complots, des ruses, des gestes destinés à renforcer la fibre de cette création merveilleuse qui est là entre nous. Nous sommes dans notre vieux restaurant de la Marina, chez Solomon Grundy : la mer et la ville étalées derrière les murs de verre, le tournoiement des mouettes, les derniers bateaux qui regagnent le port à la hâte et dont les grandes ailes effleurent nos fenêtres. Beauté du ciel, de la mer, lumières des ponts et de la ville. Ce décor est le nôtre, nous sommes ici chez nous, tous les grands moments de notre histoire se sont joués là, leurs échos sont allés ricocher sur cette scène qui est autant Sita qu’elle est elle-même. Elle qui représente toujours la Californie pour moi. Si je devais perdre ça… une larme pique cette pensée. Mais la voici devant moi tout entière décidée à me reprendre. Si, j’attends encore quelque chose. « Il y a un proverbe persan que je te dirai quand nous serons confortablement installées devant le feu », déclare-t-elle. Alors même que je l’allume, ce feu, New York nous interrompt pour nous faire part d’une querelle et nous lire une pétition, interminable succession de longues phrases contournées qui parcourent quatre mille cinq cents kilomètres de câbles téléphoniques pour exiger de nous une attention immédiate : prisonniers et dénonciations, informateurs et accusations, arrestations, positions de principe. J’ai grande envie de dire : « Écoutez, il se trouve que je suis occupée à faire l’amour et j’ai beaucoup de mal à partager vos préoccupations. » Mais je ne le fais pas ; personne ne le fait jamais. Après ça la quiétude du feu et de la pièce. Nous avons des heures pour faire l’amour. Tout le temps que nous voulons. Je vais attendre, me laisser séduire, et je m’installe à bonne distance des flammes sur un tabouret bas près de la table chinoise rouge, je regarde le feu, je sirote mon champagne et, doucement, avec la plus insidieuse lenteur, sa main s’insinue sous la manche large de ma robe. Geste si délibéré, entendu d’avance, assuré. La soirée entière n’a été qu’un prélude à
cet instant, préparatifs et manœuvres diplomatiques nous ont guidées vers la consommation. Tout ce que nous avons dit tendait vers ce passage aux actes. À la mémoire ce jour où elle m’a prise alors que j’étais assise, assise sur un tabouret bas, sa main me trouvant sous la jupe longue, me pénétrant ainsi. Jambes écartées, penchée en avant, mais assise. Le petit tabouret de paille, semblable à un tambour, fabriqué avec de la ficelle et du bambou, curieusement façonné, selon un motif compliqué, sur une charpente de paille. Un tabouret pakistanais, fruit d’une de nos expéditions enchantées dans les magasins d’importation de San Francisco, par ces belles matinées d’il y a deux ans, lorsque je commençais à meubler mon appartement de Sacramento, les longs week-ends voluptueux de nos premières amours, les séances interminables et merveilleuses de caresses à l’hôtel de Sausalito. Maintenant le feu et sa silhouette accroupie devant moi, sa main qui me cherche, me fouille, me creuse. C’est excitant d’être assise, assise juste au-dessus d’elle qui, à demi allongée sur le tapis, tend le bras et dont la main disparaît en moi. Assise. Frisson de perversité. Je me force presque à rester assise, ce qui est difficile. Tant je suis excitée, tant le désir monte en moi de m’étaler par terre au-dessous d’elle pour qu’elle puisse venir sur moi, presque me monter, moi, les jambes écartées, grandes ouvertes. Mais je reste assise, ou, si je n’y reste pas tout à fait, je me maintiens sur le petit tabouret dans le plaisir extatique de ses explorations, de ses effleurements, ses expériences, ses caresses, ses assauts. Ces doigts longs et forts qui plongent en moi, puis se retirent pour voleter autour des lèvres de l’amour, le petit bourgeon du clitoris raidi, gonflé, empli presque au point de crier. Et toujours sur ce petit tabouret, ce drôle de petit siège aux allures discrètes, je lui souffle dans la bouche prends-moi, prends-moi, nos langues se bousculent, divin échange sexuel où chacune est pénis et saillie, ou retournement, où la bouche matrice et caverne s’arque et attend la langue de l’autre, l’invite et la pousse à la remplir, à l’inonder. Toujours perchée sur le petit tabouret. Et finalement je ne peux plus supporter cette contrainte, il me faut le parquet, le grand tapi persan au-dessous de moi et le feu devant moi tandis que je gémis sous ses poussées massives, m’étant laissée tout doucement glisser du tabouret, ayant renoncé aux étranges satisfactions qu’il me donnait, à ses limites et à sa discipline. Et maintenant sa force tout entière à découvert, mes jambes étendues de toute leur longueur, mes fesses contractées et crispées qui me soulèvent contre et vers sa pénétration formidable, sa puissance et sa flamme. Je murmure : chaude, je suis chaude par toi. En réponse sa langue dans mon oreille, coquetterie. Elle est si consciente de sa maîtrise, de son autorité. Je lui donnerais tout, mon sang, mon moi, ma vie. Ouverte pour elle, je lui chuchote à l’oreille pendant qu’elle prend en moi la haute arête de chair intérieure, la presse et la fait jouir comme une pluie, des sucs pleurent sur sa main, je lui dis pendant qu’elle arrache à cette étrange hauteur cachée une ondée après l’autre, je lui dis que je suis à elle, que je suis sa créature sa chose sa femme son con et qu’elle peut me posséder et tout me faire, et je fais reddition, à chaque jaillissement de ce lieu rose et secret qu’elle n’a qu’à presser pour qu’il ruisselle, je fais reddition de mon moi comme de mon corps. Et maintenant c’est moi qui vais la posséder. J’ai envie de l’ouvrir sur le parquet, de la prendre sur le tapis. Là, tout de suite. J’ai soif d’elle, j’imagine déjà son goût et son contact, quelle sensation j’aurai à la pénétrer, cette joie, la grande tendresse que j’apporte à son corps, subtile contre le bout de ses seins, émue jusqu’à sortir de moi-même, je lui baise la gorge, je la veux maintenant. « Attendons d’être en haut, je suis du type posé, j’aime bien les lits. » Mais en chemin elle s’arrête pour lire la lettre d’Emily. Ses majuscules sur la feuille. Elle me la tend en se détournant : « Chère grand-maman je voulais juste te dire merci merci beaucoup pour la carte de valentine avec la Petite Lulu. Mais maintenant je n’ai plus rien à te dire. Baisers Emily. » Impossible de ne pas sourire. Pourtant elle pleure. Elle est perdue pour moi. Le spectacle de la petite Emily embarquée à bord de cet avion, la sordide usine à hamburgers près du bar où nous avons essayé de lui remonter le moral, l’odeur des machines à café, l’aura des stations d’autobus de province et des chagrins prolétaires. Emily en manteau d’hiver, entraînée par Pia et faisant au revoir de la main. La peine a transporté Sita à des kilomètres de la femme qu’elle était tout à l’heure. La peine et les autres, ceux qui lui sont chers, qui lui sont proches, qui ont plus de droits sur elle que moi. Tous l’ont quittée. Il y a un mois elle était la mère et régnait sur une maison pleine à craquer de gens de sa famille, maintenant il n’y a que moi entre elle et la solitude. Je partage sa tristesse ; moi qui l’aime, j’éprouve un petit élancement bizarre chaque fois qu’il y a départ ou séparation, comme une prescience de la mort, mais je veux la retrouver, retrouver mon amante. Impossible. Elle n’est plus là. En me réveillant, je lutte contre la tristesse de tous les réveils ici, il me faut quelques minutes pour triompher de ma panique, m’assurer que je suis en sécurité, que le soleil brille et que la santé me revient, que j’apprends à survivre. Mais elle est partie, le lit est déjà vide. « Du toc » : ce mot surgit de mon subconscient, au début je le reconnais à peine. « Du toc, cette femme est en toc. » Allons, n’es-tu pas reconnaissante de cette dernière nuit, de tout ce qu’elle t’a donné ? Mais là est la question justement. J’ai été séduite, reconquise, ramenée à force de cajoleries dans la cage pour y être abandonnée ensuite. C’est idiot, elle ne s’absente que pour vingt-quatre heures,
elle rentre de L. A. demain. Toute une agréable journée pour moi, pour étudier, une tranche de thon hawaïen de première qualité, si j’en trouve, que je mangerai crue pour le dîner, un film. Et elle me sera rendue demain matin. Nous allons au musée dans l’après-midi et voir la pièce de Susan le soir. Sita l’a déjà vue, mais elle y retourne pour moi. Son petit mot m’attend sur la porte du réfrigérateur. Je ne prends même pas la peine de le lire tout de suite. Je m’attends aux choses habituelles, « Belle dame », et cetera, puis le petit message inévitable et charmant m’adjurant de passer une bonne journée et de venir la chercher à la descente de l’avion à telle heure. Et c’est avec incrédulité que je lis : « Après avoir consulté mon programme, je m’aperçois que je vais devoir rester un jour de plus à Los Angeles et que je ne serai donc pas de retour avant lundi matin. » « Après avoir consulté son programme », elle s’est « aperçue » qu’elle devait « rester un jour de plus ». Mensonges. Neal va donc la rejoindre là-bas. Nous ne passerons pas le dimanche ensemble. « Vu les horaires des avions », elle ne peut pas être de retour avant lundi. Tout un week-end sans elle, tout un week-end seule. Comment peutelle me faire ça après la nuit dernière ? Ça n’existait donc pas pour elle, ça n’était qu’une aventure ? Neal en sera une autre, tout aussi intéressante, dimanche. Je me revois lui proposant le Beat Show au musée, puis la pièce, je m’entends encore lui dire – de ma chambre, hors de sa vue et même avec un petit sourire : « On pourrait aller ailleurs. Mais tu préfères peut-être voir Neal puisque tu connais déjà la pièce ? » Puis le miracle d’entendre sa voix traînante répondre que non, elle serait heureuse de m’accompagner. Mensonges. Mais quand a-t-elle changé d’avis ? Quand lui a-t-elle téléphoné ? Était-elle convenue de ça avec lui avant-hier soir et notre fête, notre nuit ? Neal. Ou quelqu’un d’autre. Quelqu’un là-bas, à Los Angeles. Pourquoi ne pas me le dire, ne pas me donner la vérité, me donner au moins ça ? Par « bonté » ? Et puis ce petit mot haïssable qui met à sac le week-end et tous ses espoirs, espoirs qui se sont construits depuis hier. Construits sur l’amour, sur cette nouvelle tendresse, ces dépendances, sur les liens de la chair, son contact sous mes mains, moi brûlante sous ses doigts. Ce n’était qu’un piège, une défection de plus. Bon Dieu, pourquoi lui ai-je chuchoté ces choses folles, que j’étais à elle, que j’étais sa femme, pourquoi dans la friction et la chaleur me suis-je proclamée sienne, ai-je dit que ce lieu en moi, qu’elle pénétrait, occupait, était sa « maison », elle a ri dans mon oreille, en me prenant. Quelle imbécile, de me livrer ainsi. Elle n’a pas pris ce genre d’engagements, elle, elle s’est contentée d’en jouir. Et que faire ? En allant à la salle de bains ; je passe devant le mixeur, son bol en aluminium vient accidentellement s’interposer dans le champ de mon regard. Prisonnière pour un week-end entier de cette cuisine vide, de ces objets sans signification. Pourquoi ne pas l’avoir accompagnée ? Quelle erreur de ma part, cette petite manifestation d’indépendance. Rien, je ne peux rien faire. Je suis réduite à l’impuissance, l’initiative m’a été enlevée. Elle agit et je réagis. Ce sont des relations de maître à sujet. Et comme elle a été habile en introduisant hier soir la notion de « respect », en soutenant que je ne la respectais pas. Elle a même prononcé ce mot de « sujétion », elle a dit que jusque-là nous n’étions pas égales, que je me conduisais comme si tout tournait autour de moi. En tout cas elle a bien transformé tout ça, à supposer qu’il y ait eu au début quelque vérité là-dedans. Quelle bonne idée de retourner la situation, de s’approprier mes griefs, de me contraindre à l’assurer de la profondeur de mon respect. Respect monstrueux et féodal. Despotisme virtuel. Maintenant je lui suis inférieure en tout. Et puis son billet revient me piquer au vif, il me sidère par sa duplicité, sa bonne conscience, son vocabulaire qui est comme un délit de fuite. Phrases routinières, les mêmes qu’elle employait pour me dire qu’elle m’appellerait du bureau. Comment passer ce week-end, reconstruire des ressources personnelles suffisantes pour le vivre, trouver assez de films, assez de raisons pour visiter la ville ? Et tout ce bla-bla-bla hier soir sur la persistance de notre amour, nous resterions toujours des amantes, pendant des années et des années, à jamais, que nous soyons ensemble ou séparées, nous garderions cette relation longue et splendide. Non, nous ne serons plus amantes après mon départ, encore neuf semaines et ce sera fini. Or même à présent elle ne peut pas me donner son temps libre. Le week-end prochain, il y a l’atelier de travail de son comité à la montagne. Vendredi, samedi et dimanche : trois jours. Et là, ce sera qui ? Neal, Walter qui va y assister ? « Nous sommes si bons amis depuis tant d’années… sans doute parce que nous n’avons jamais couché ensemble. » Elle peut choisir d’y porter remède. Il y a aussi Percy. Tu vas devenir dingue si tu continues dans cette voie. Arrête-toi. Je la revois me prenant assise sur ce petit tabouret de paille. Comme c’était bon de savoir qu’elle allait me faire l’amour, que j’aurais ça, que je l’aurais encore une fois, que c’était sûr, que nous avions tout notre temps. Fariboles. Couillonnades. Jette un coup d’œil par la fenêtre. Il fait un temps splendide. La ville étincelle de l’autre côté de l’eau, elle te fait signe. Tu es en Californie, même si ce pays est vide et sans but. Le soleil du printemps. Il y a du bon travail à faire, des endroits à voir, un week-end magnifique. Comme il est mieux d’être libre, d’être moi-même entière, neuve. Elle est très possible, cette indépendance nouvelle, très possible, ce moi nouveau m’est de jour en jour plus accessible. Ne plus être hantée, ne plus vivre cette névrose. L’amour est une chose ridicule, nous tombons d’accord là-dessus au
téléphone, Sherman et moi. Elle quitte Marguerite. Moi, je vais bientôt quitter Sita, quoique ce ne soit pas tout à fait la même chose. Je remâche tout cela en esprit. Et sur le papier. Le carnet bleu, celui qui ne suit pas un ordre précis, où je peux vagabonder, celui qui est destiné aux problèmes à résoudre et aux obsessions. Ainsi qu’aux choses particulièrement difficiles à dire. Au sexe, par exemple, et j’y exprime mon sentiment continuel d’exaspération et de défaite. Est-ce là-dessus que nous nous battons ? Sur l’amour physique ? Quel manque de dignité là-dedans. Elle me résiste, refuse de me laisser lui faire l’amour. De se laisser inspirer par ma passion. Se défend contre mon amour et gagne la partie. Les conditions qu’elle pose, comme elles sont dégradantes, éloignées de l’amour, comme elles sentent la guerre, les combats et l’hostilité. Penser qu’on peut en arriver là, à cette peste, à ces vexations, à ce courant d’animosité souterraine. Alors qu’au début étaient l’émotion, la main tendue vers l’autre, le désir et l’envie de toucher, des sentiments si différents, tellement empreints de tendresse. Et qui sont à présent retournés sur eux-mêmes, refusés, stoppés, mortifiés et vaincus. Je ne la récupérerai jamais. Je ne l’aurai jamais complètement, entièrement à moi, nue et ouverte, haletante et qui m’attend et qui me veut comme je suis, toute à elle. Cela, c’est moi qui le lui dis, contre ma volonté et mes principes, mes théories et mes scrupules, tout le reste n’étant que sottises, quand elle me pénètre, c’est moi qui le lui dis à haute voix ou qui le crie en moi-même : Je suis à toi. Je suis ton con ton clitoris ta cuisse et ton ventre palpitants, ta fesse, ton anus, ta vulve, ta chair épaisse et douce qui se change en velours magnétique et puis en beurre crémeux, et qui attend comme un naufragé solitaire sur une île fait signe à un bateau, qui attend le secours de ta caresse. Mais ce n’est pas ainsi qu’elle me désire. Tout ce qu’elle permet, c’est l’accès rapide de son corps, quelques instants pendant lesquels j’exerce mon habileté, sans art et sans but, pour finir par un doux soupir. Moi, j’ai envie de lui écarter les jambes et de la manger, de la dévorer pendant des heures, de savourer la douceur de son odeur et de son goût. Mais elle n’a pas de ces ambitions-là. C’est toujours dans mon esprit insatisfait, toujours dans mon inconscient blessé assoiffé, toujours là et là seulement que je lui ouvre les jambes et la petite bouche noire et que j’y soupe, que j’y dîne et j’y bois, les jambes brunes ne s’écartent pour moi, n’offrent la terrible douceur de leur éminence couleur souris, de leurs poils tendres que dans ma tête. C’est l’imagination, c’est elle et rien d’autre qui la voit se soulever et se débattre avec passion, réclamer à grands cris encore et encore et tout : la pénétration, la langue et les doigts qui s’enfouissent, qui ouvrent plus loin, prennent l’anus de même que la fente sous la touffe de poils, la langue qui lèche tout. Même ce qui est interdit : la retourner, effleurer les globes superbes de ses fesses, formes lisses et parfaites, les caresser et les caresser et puis la prendre, la pénétrer lente et humide et douce. Mais c’est justement cela que je ne peux pas faire. Justement cet abandon que je ne peux pas obtenir. Son ardeur, elle la réserve pour moi, pour ses talents magnifiques d’amante, sa maîtrise, son contrôle, la force et la savante intimité de ses doigts, leur pouvoir expressif sur moi. Mais pas pour être celle qui se laisse aimer, qui se livre à la passion, qui s’abandonne à l’émotion et au désir, qui ne peut pas s’en empêcher, qui meurt de soif, de désir et de besoin. Non, elle ne connaît pas le besoin. Elle donne. Et quand bon lui semble. Sinon, elle ne veut pas. Ce n’est donc jamais moi qui prends l’initiative. Moi, j’attends. Et cette attente est mon ressentiment, ma frustration continuelle, mon chagrin. J’enrage et je grommelle : c’est inégal, c’est unilatéral, c’est sans réciprocité. Dans les rapports sexuels on veut ou on ne veut pas. Et la souffrance, le chagrin de la vie, c’est qu’on ne peut pas fabriquer le désir, le créer par la coercition ou par la persuasion, qu’on ne peut pas le commander par courrier ou se le procurer par les voies bureaucratiques. Et je vis avec elle en sachant qu’en fin de compte elle n’a pas envie de moi. Et par humilité, lâcheté, faiblesse ou désespoir, je continue à vivre avec elle dans l’espoir que cela changera. J’examine le passé, à la recherche d’indices. Était-ce différent les premiers jours à Sacramento, ces jours de fièvre et d’émerveillement ? Les deux premiers soirs, je n’ai probablement rien remarqué, tant j’étais assommée par sa façon de me faire l’amour, par la puissance de ses doigts. Leur voix articulée ne m’est parvenue qu’ensuite. Au début je ne sentais que leur force. Personne n’avait jamais exercé en moi une telle force, aucune femme en tout cas. J’étais abasourdie, presque effrayée. Elle allait me détruire, me rendre infirme. Et pourtant j’ai pu le supporter. Le supporter tout juste. Et puis c’est devenu de plus en plus facile. Car j’ai appris à écouter ses mains, à saisir le langage de ses doigts, qui me parlaient, dont chaque poussée, chaque mouvement infime ou subtil était tout un discours amoureux, une déclaration passionnée, sauvage, naïve, romantique, intime, d’homme ou de femme ou de sœur, l’expression d’un désir, celui d’une étrangère ou d’une amie. Parfois je résistais aux soubresauts de la volupté et je restais tout à fait immobile tandis qu’en moi ses doigts, bougeant à peine, traçaient ma carte intérieure, que je n’avais encore jamais comprise, découvraient de nouveaux creux, et je sentais la pulsation de leurs veines contre le col de l’utérus, ils découvraient à l’arrière de la section inférieure du canal un bouclier qui, aussitôt touché, déclenchait un spasme automatique. Ici est
le lieu de l’orgasme, nous disions-nous, en le localisant mentalement. Et je le localisais aussi dans son corps. Mais dans quelle mesure m’était-elle ouverte alors ? N’attachait-elle pas déjà plus d’importance au fait de me donner, à moi, du plaisir ? Ainsi qu’à ses contusions et cicatrices, au clitoris défiguré aimé par moi d’un amour d’autant plus fou qu’il avait subi tous les crimes et toutes les humiliations, et moi je le vengerais de tout, je le guérirais à force d’adoration dans une euphorie superbe. Quelle arrogance. Je n’ai pas pu le guérir. À peine si j’ai pu l’éveiller. Elle qui laisse pénétrer là le pénis de Neal, ou de quelqu’un d’autre, c’est-à-dire un objet d’une dimension et d’une force qui doivent obligatoirement la blesser, elle ne laisse jamais ou ne laisse que rarement mon doigt entrer, ma langue aimante et douce lui rendre hommage et l’adorer. Devoir vivre avec ça. Tous les matins en me réveillant je cherche le signe. Les réveils sont terribles. À la sortie de rêves si sombres, tellement irrationnels, j’attends ce signe qui m’annoncera le climat de la journée. Je l’imagine sous la forme d’un mot, d’un souvenir ou d’une chose exprimée, d’une ligne ou d’une direction prise. Mais je ne vois qu’un ciel limpide et mon trouble, mes frayeurs s’apaisent : il fait beau, c’est dimanche. Je suis toujours en vie, bien portante, saine d’esprit, j’ai peu de choses à craindre, beaucoup dont je puis attendre du plaisir. La ville, le musée, une visite à Sherman dans l’après-midi, le théâtre le soir. Tout est prévu, programmé. En préparant mon petit déjeuner seule, je deviens philosophe. J’ai simplement été victime de la jalousie : la plus ignoble, la plus réactionnaire des émotions. Pourquoi ne devrait-elle pas avoir d’autres amants, jouir de sa liberté ? L’amour ne se met pas en cage. Nous vivons l’une de ces liaisons modernes, attentive à ce qu’elle est, un peu hypocrite, bâtie sur une bonne dose d’idéologie. Une liaison supposée « ouverte », laissant la place à d’autres amants pendant nos mois de séparation. Il suffit d’étendre ce principe aux mois où nous vivons ensemble, ce qu’elle s’efforce de faire en ce moment, et à condition qu’il existe à la base un bon substrat de confiance et d’affection, les rivaux ne sont plus des rivaux et ne menacent pas ce qu’il y a entre nous. L’ennui c’est que si, ils le menacent. Si je sentais son amour, si j’en avais la certitude, je pourrais réellement supporter l’existence de ses autres amants et la supporter bien, comme autrefois. Mais son amour n’est tout simplement plus là, n’arrive pas à me convaincre. Eh bien, renonce. Je pars dans quelques semaines. Ce n’est qu’une question de temps. Et d’ailleurs, qu’est-ce que je voulais ? Le simulacre de bonheur domestique m’étranglait. Avoir constamment sous les yeux ses cheveux grisonnants, sa chemise de nuit, ses pantoufles et ses bigoudis, le tout exerçant sur moi une surveillance permanente, voilà qui me ferait prendre mes jambes à mon cou et mettre un terme brutal à cette étrange et longue attente de la fin. Le fait est qu’elle m’intéresse en ce moment. Ce n’est probablement pas dans ce but qu’elle s’obstine à faire ses quatre volontés, mais il reste que tel en est l’effet sur moi. Sita et ses longues jambes sous le pantalon vert, sa taille fine, le chandail vert sur les épaules et les seins ravissants, les colliers d’or, les cheveux brossés en arrière, Sita décidée à faire ce qu’elle veut. Radieuse et pleine de vie. Quelque part à Los Angeles, Berkeley ou San Francisco. En train d’égayer la journée de Neal ou d’un autre. Peut-être même d’écouter un conférencier, de flirter avec le monde, de semer aux quatre vents son charme italien, si vivace, ou d’irradier la sérénité presque indienne, plus sombre, de ses origines brésiliennes. De sourire largement aux gens qui l’entourent et dont beaucoup sont des Sita plus jeunes, plus ternes, de leur transmettre dans ce sourire son humour, sa grâce de femme mûre, le miracle de son moi subtilement érotique. Où qu’elle soit je la bénis, je l’admire et je la salue. Qu’arriverait-il si je renonçais aux derniers vestiges de ma vanité, déjà peu à peu consumée par les humiliations que j’ai subies, pour lui manifester un amour vraiment dépourvu d’égoïsme ? Si, au lieu de saisir avec les gestes rapaces d’un renard les quelques os qu’elle me jette – bribes d’affection, d’attention – j’écartais les mains, je les ramenais le long de mon corps, paume tournée vers le haut, propres, sans rien demander du tout ? En la priant d’être, d’être tout simplement, puisque son existence est un tel triomphe sur la vie, sur son passé, sur son âge, sur ses espoirs déçus, sur les vies qu’elle regrettait de ne pas avoir vécues samedi dernier quand je l’ai surprise en train de pleurer en écoutant La Bohème : c’était, disait-elle, de savoir qu’elle n’était pas, qu’elle ne serait jamais l’écrivain ou la conquérante qu’elle rêvait d’être autrefois dans une incarnation antérieure, celle de la jeune ballerine aux grands yeux hantés. Qui est maintenant une femme approchant de la cinquantaine. « Elle est vraiment en train de s’éclater, hein ? » grommelait Sherman au téléphone en apprenant de moi que Sita était partie pour le week-end. Et pourquoi pas, pourquoi n’aurait-elle pas ça, cette dernière bouffée d’énergie, splendide, pas seulement érotique, mais totale, qui dynamise son corps tout entier, sa démarche, sa voix, son visage ? Pourquoi n’y aurait-elle pas droit ? Je ne l’ai peut-être jamais aimée assez, ou assez bien. Aimer, c’est simplement permettre à l’autre d’être, de vivre, de grandir, de se dilater, de devenir. C’est une appréciation qui ne demande et n’attend rien en retour. La fin de l’amour… ou son commencement. Elle m’a surprise en rentrant dès dix heures le lundi matin. Ce sont les vacances scolaires, Neal aussi est en congé. Je suis prise de court, je ne m’attendais pas à la voir de si bonne heure. Je n’ai pas encore fait la vaisselle, après mon long week-end de célibataire. J’ai honte, je suis un
peu confuse. Tout à coup la revoilà avec moi après cette longue absence. Pourtant au début je ne sens rien, je ne sens qu’un rien neutre pendant qu’elle me serre dans ses bras pour me dire bonjour, cette étrangère en chemisier et cardigan de laine rose, au visage un peu vieilli dans la lumière du matin. Étrange sentiment neutre, mon principal souci, c’est cette vaisselle qui n’est pas lavée. « Je n’ai pas fait tout ce trajet depuis L. A. pour t’embêter avec des histoires de vaisselle. » Elle s’assied devant la table où j’achève mes lectures en prévision de mon cours, un peu nerveuse parce que je n’ai pas encore terminé, et me décrit sa conférence. « Hier, j’ai vu ta vieille amie Ivy. » Je m’interroge : aurait-elle vraiment passé tout ce temps à Los Angeles ? Me serais-je trompée, disait-elle la vérité ? Elle me parle d’un orchestre comique qui est venu les distraire le dimanche après-midi. « Une bonne femme hilarante avec un pompon et un bandeau dans les cheveux… comme ça. Et ces trucs, comment tu appelles ça, des gants sans doigts, d’énormes manches fendues. Et il y en avait une qui te ressemblait, une petite chose délicieuse, voluptueuse, avec un corps de tourterelle emballé dans une robe marron à pelisse et bustier qui tressautait et grinçait au rythme de la musique. » Un corps de tourterelle ? Je me demande vraiment : est-ce qu’elle était là, est-ce que tout ça est vrai, ou bien est-ce qu’en fait ça s’est passé samedi ? « Il y avait aussi sur le campus un gourou à la con avec ses disciples qui nous a fait perdre des heures dimanche. Comme on ne pouvait pas entrer dans notre salle de conférence, on ne s’est réuni que très tard le dimanche soir, mais on a fait du très bon travail, on a vraiment donné le départ aux femmes de Californie. On a élu Maude Tracy avocate à temps partiel pour tout l’État. Il y a presque assez d’argent dans la caisse pour payer un salaire. » Je l’écoute d’une oreille, troublée, en pensant à la vaisselle et au livre que je dois avoir fini de lire dans quelques heures. Elle continue à filer, tisser, broder, créer tout un week-end, d’un épisode à l’autre, sans oublier les réunions, ni les gens, ni le collège où ils étaient installés, le club universitaire et les participants. Et même l’orchestre et les musiciens, leurs vêtements incroyables, leur zeste. Je ne sais plus que penser, j’ai la tête vide à force de m’obliger à m’en foutre. Ensuite, pendant que je fais la vaisselle, elle lit le journal, assise sur le divan. Après en avoir terminé, je compte les heures et les minutes qui me restent avant le cours et je me décide à courir le risque de la rejoindre pour un petit moment afin de mettre à l’épreuve cette indifférence étonnée. Je m’assieds à côté d’elle, découvre qu’il n’y a pas assez de place pour deux, l’oblige maladroitement à s’écarter un peu, avec l’impression très nette de me conduire comme une idiote. Elle me passe le bras autour du cou, me dit qu’elle est heureuse d’être rentrée. Je la vois et je la sens, mais sans vraiment la voir ni la sentir. Pourquoi cette absence de sensation ? Et elle, qu’éprouve-t-elle ? Sans doute la même neutralité vide. Mais elle est gentille. C’est déjà en soi une espèce de bonheur que de sentir sa chaleur, la laine rose de sa manche de chemise autour de mon épaule. Je ne sais plus rien. Sauf que ça fait moins mal. Même ça c’est une perte : en arriver à l’indifférence après un tel amour. Refuser jusqu’au souvenir des rencontres d’autrefois, avec leurs extases, leurs dons et leurs surprises, leurs élans et leurs frissons de plaisir voluptueux. À cette époque rien ne nous aurait retenues, nous aurions sûrement fait l’amour. Sur le divan, par terre, dans la cuisine ou la salle à manger, rien ne nous aurait arrêtées. Et voilà qu’obéissant au devoir je monte lire mon livre. En me demandant, ainsi séquestrée dans « ma chambre », la porte fermée, avec dans l’oreille le bruit de sa douche, des gestes qu’elle fait pour réarranger la pièce que Paul et Valérie ont mise à sac pendant le week-end – même leur lit a disparu, ils n’ont laissé qu’un petit matelas de mousse posé à même le sol (son lit à elle, dans sa chambre à elle ?) – en me demandant si je lui manque, si elle va ressentir un besoin ou un vide maintenant que je suis hors de sa portée pour la matinée entière et l’après-midi jusqu’à l’heure de mon cours. Un petit coup à la porte, poli, discret. Est-ce que j’ai envie de quelque chose ? Une tasse de thé, une pomme ? Elle m’apporte un plateau complet, plein à craquer, avec théière et petit camélia en bouton ; la fleur ravissante me sourit, mise en valeur par le bois brun de mon bureau, élégante, précieuse, dans le cadre éclatant de ses feuilles vert sombre, ayant sereinement gravi l’escalier sur une jolie serviette à thé bleue. C’est de ces petites touches que je suis tombée amoureuse. Après mon cours, après sa réunion, nous devons aller boire un verre sur l’eau chez Solomon Grundy. J’arrive à la maison la première, après avoir refusé de prendre un café avec mes élèves. Non, leur dis-je, je dois prendre un verre sur la Marina, il faut que je me dépêche pour ne pas rater le coucher de soleil, et je suis sûre de moi, jeune, excitée, enchantée par cette soirée qui m’attend, gaieté d’un vendredi soir ou d’un jour de vacances, nuit romantique et pleine de promesses, brume sur la baie devant moi pendant que je traverse les collines en voiture. Elle n’est pas encore rentrée. J’hésite. Que faire ? Lui laisser un mot pour lui demander de me rejoindre là-bas ou l’attendre ici ? Le soleil se couche, le moment approche. Elle va probablement aller tout droit de la ville à la Marina. Vite. Lui laisser un mot. Gribouillis rapide rédigé à l’aide de deux crayons à bille défaillants, le premier m’ayant lâchée en cours de route. Mais lisible. Avec une petite fleur sosotte griffonnée en bas.
Et je redescends la colline en prenant un nouveau chemin, plus rapide, le sien. Mais je rate la sortie, je croyais qu’il y en avait une spéciale pour la Marina juste après celle de University Avenue. Or elle n’existe pas. Me voilà embarquée pour Oakland ou quelque destin similaire. Je prends la prochaine rampe. Je vais louper Sita. Longue quête désespérée d’une nouvelle voie d’accès sur ma route d’origine, direction Berkeley. Un écriteau m’annonce que je roule vers Sacramento, dont soixante-dix-huit miles me séparent. D’un juron new-yorkais, je maudis la Californie, les autoroutes, le monde moderne. Et en levant la tête, j’aperçois la sortie de University Avenue. Sauvée. Puis un petit écriteau indiquant la direction de la Marina. Je la suis. Longue route du bord de mer qui ne mène nulle part. Elle sera rentrée, aura vu mon mot, pris le chemin de la Marina, vu que je n’y étais pas, repris sa voiture pour retourner à la maison. Faire demi-tour, regagner University Avenue. Essayer encore. De longues rues bordées d’entrepôts et de voies ferrées me ramènent au carrefour principal, le seul que je comprenne. Je vais la rater, arriver trop tard. Elle sera partie. Les signaux, les tournants qu’il faut. Je me demande si je ne devrais pas revenir sur mes pas, rentrer à la maison. C’est sûrement une bêtise de lui avoir laissé ce mot pour la convoquer là-bas. Mais il était convenu que nous irions. Non, elle va trouver ça péremptoire. Décider qu’elle n’a plus envie de sortir. Justement ce que je voulais empêcher avec ce mot, je pensais m’assurer de sa venue. Et voilà le soleil qui s’est couché pendant que je me perdais sur les autoroutes, l’événement auquel nous venions assister est passé. Ce billet, cette façon d’agir : une erreur. J’avais cru faire preuve d’indépendance, de flamme, de tempérament. Me lancer en avant, prendre l’initiative. La conduite d’une liaison amoureuse, me dis-je en apercevant enfin le parking par la vitre de ma voiture – j’y suis, plus de danger – la conduite d’une liaison amoureuse exige tact et bon jugement. Et moi j’accumule initiatives déplorables, erreurs, mauvaise gestion et bourdes. En approchant du bar à pied, je me dis que j’adore ce décor. L’établissement de Solomon Grundy est bâti au-dessus de l’eau comme un château japonais, avec de grandes poutres de bois, un pont jeté sur le gouffre de la mer, et le roulement des vagues résonne sur la haute charpente, sur la délicate arête de bois de l’immense dais. Toutes les parois qui font face à la mer sont vitrées depuis le haut jusqu’en bas et ce sont des sections successives de ciel et d’eau que le paysage enferme comme si on le contemplait du haut d’un gigantesque poste d’observation. Je regarde, sur le côté du bâtiment, les fenêtres du bar, très loin derrière près de la mer où elles commencent. Les grands moments de notre amour, ici, par centaines. Surprise et plaisir de trouver une table, un coup de chance vraiment, bien que le soleil soit couché depuis longtemps. Évidemment elle n’est pas là. Ou pas encore. Je commence à avoir peur. Est-ce qu’elle va me faire attendre ici pour rien ? C’est inconcevable. Mais il n’est pas impossible qu’en rentrant elle décide de ne pas se donner cette peine. Pour me raconter ensuite qu’elle était fatiguée, qu’elle n’avait pas envie de faire tout ce trajet en voiture. Combien de temps dois-je attendre ? Jusqu’à huit heures ? Plus de huit heures ? Faut-il lui téléphoner ? C’est lui donner l’occasion de refuser et maintenant j’ai besoin d’elle. La serveuse vient prendre ma commande. Je lui dis que j’attends une amie. Assise devant la mer d’un noir d’encre qui s’étale derrière les fenêtres froides, je me sens complètement impuissante. Rien de ce que je peux faire n’y changera rien, ne l’affectera de quelque façon que ce soit, ne me la ramènera. Aucune tactique, aucun stratagème. Quand ça devient une question de volonté, celle qui a voulu qu’il en soit ainsi a toutes les cartes en main et celle qui continue à aimer ne peut plus rien. Quand ça devient un jeu, il n’y a déjà plus de gagnant Blesser à son tour, se venger est impossible et d’ailleurs on ne le souhaite pas. C’est elle qui prend toutes les décisions, qui exige, stipule, réglemente tous les aspects périphériques de notre vie. Si nous dînons chez nous ce soir et non ici, c’est parce qu’elle en a assez des restaurants après un week-end passé à l’hôtel. Si nous nous levons le matin à l’heure où nous le faisons, c’est à cause de son travail, lequel me fait attendre jusqu’à cinq heures pour me la rendre. Mais ce n’est pas dans ces choses matérielles, inévitables qu’elle me contrôle. C’est dans ses silences ou ses élans d’affection, ses absences volontaires, les cent méthodes qu’elle a pour prendre du recul par rapport à moi, m’éviter, ne me laisser qu’un bonsoir de grande sœur, un bonjour amical. « J’espère que ton cours se passera bien » m’a-t-elle dit en partant, avant de monter dans sa voiture et de s’en aller. Mais moi, j’avais faim d’elle ; presque pour me porter chance, je suis ressortie de ma voiture à moi pour apercevoir son visage pendant qu’elle descendait la pente, et j’ai pris comme une bénédiction le baiser qu’elle m’a lancé. Maintenant, quand elle m’accueille, c’est en termes si mesurés, si objectifs. Et ses « Je t’aime », « Je suis contente de te revoir » sont indifférents, polis, dépourvus de signification. L’eau noire derrière les fenêtres ; elle n’a pas pris la peine de venir. Tristesse affreuse d’un amour qui finit, solitude. Illusion qui n’est plus partagée. Je regarde les vagues et les lumières de San Francisco, le quai et les ponts. Les deux petites étoiles, les planètes Vénus et Jupiter auxquelles mes élèves avaient fait allusion – comme l’atmosphère était délicieuse et légère avec elles aujourd’hui – sont suspendues, très seules et poignantes, dans le ciel. Tout comme elles me l’avaient promis. Bourdonnement des gens qui m’entourent, reflet des flammes vives sur les
fenêtres, je me sens incroyablement seule dans cette pièce intime et douillette. Elle n’est pas venue, elle ne viendra pas. Elle est parfaitement capable, je m’en rends compte à présent, de bâiller en lisant mon petit mot sur la porte, de chercher ses clefs dans son sac et de se dire simplement qu’elle n’a pas envie de se donner tout ce mal. « Quand elle en aura marre d’attendre, elle reviendra. » Je me retourne et je la vois, qui s’avance presque timidement vers moi, avec son vieux manteau fatigué en poil de chameau. Être deux femmes qui vivent dans cette maison. Je regarde la mer et, plus loin, la ville. Être deux femmes qui vivent dans cette maison pour en retirer quoi, dans quel but ? Comme les marges se rétrécissent, comme les frontières se referment. La nuit dernière elle m’a fait l’amour. Après m’avoir autorisé la même chose, ou plutôt non, pas exactement la même chose, une tentative brève, presque futile. Maintenant, à cette époque de sa vie, les hommes l’intéressent davantage : voilà comment elle m’a présenté ça après, quand nous étions encore allongées sur le lit. Et je n’ai rien d’un Neal, je ne suis pas un grand morceau de chair dressé en elle. Je regardais son visage, d’abord en peinant pour lui donner du plaisir, ensuite lorsqu’elle s’est penchée sur moi. C’était le visage de quelqu’un que j’aimais, vague énorme de tendresse pour ses larges pommettes et ses beaux yeux bruns, la ligne du menton, les lèvres et le nez, les sourcils et les cils et le grain de beauté juste au-dessus de la bouche. Je l’ai regardée droit dans les yeux quand elle m’a pénétrée. Droit dans les yeux et je n’y ai rien vu. Ses yeux d’Indienne. Sous le masque superbe de la femme aimante et sensuelle, sous ce masque et au-delà, le moi indien indéchiffrable et entêté, enfoui au plus profond. Je n’aurais jamais cru qu’elle me rejoindrait ce soir-là. Je l’avais vu assise, nue, sur le lit de Pia. Qui va devenir « son lit » dans « sa chambre », maintenant que celui de Paul n’est plus là ? Je me suis posé la question, en constatant avec désespoir qu’elle se montre toujours plus maligne que moi, qu’elle me dame le pion en toute occasion. Je m’étais dit : maintenant que le lit de Paul a disparu, le matelas de mousse ne sera peut-être pas à son goût. Elle va revenir dans « mon lit », qui était autrefois le nôtre. Et puis la voir dans la chambre de Pia, tranquillement assise, toute nue, sur le lit en attendant que je libère la salle de bains, c’en était trop, vraiment. J’en aurais pleuré si j’avais eu assez d’énergie pour ça, si je n’avais pas éprouvé un tel désespoir. Au lit, donc, jusqu’à ce que s’efface le souvenir des nuits merveilleuses, au lit pour m’endormir en lisant. Et puis elle est apparue à la porte : « Êtes-vous disposée à recevoir des hôtes et autres coureurs de grand chemin ? » Elle fait de moi ce qu’elle veut, me traite comme bon lui semble, et moi je suis manipulée, passive, je me laisse faire. Et j’accepte, en la tenant dans mes bras, oh, avec quelle facilité j’accepte d’être enserrée et réchauffée et ranimée par sa jambe entre les miennes et ma main qui la trouve. « Toute la journée j’ai eu envie de faire l’amour avec toi », me dit-elle. « Et toute la soirée. » Comment aurais-je pu le deviner, ou même y croire ? Y croire. Nous étions allées au cinéma, petit sursaut d’activité puisque nous sortons si rarement le soir, et rentrées tard. Et la journée avait été bonne, séance de natation avec Susan au club, voir les arbres et les collines comme les parois d’un bol tout autour de l’eau et, en levant la tête, les appartements perchés en haut de la pente abrupte. Et la concentration des vingt longueurs, l’odeur piquante du chlore, puis la douche brûlante et le sauna. Reconnaissance de la chair pour le mouvement, l’eau et la chaleur, confort de la fatigue physique. Eh bien voilà, m’étais-je dit, je vais vivre ici, dans mon corps ; le perfectionner, l’isoler ; je vais devenir un être essentiellement solitaire, une existence indépendante, faire pousser depuis mon épine dorsale une racine qui plongera dans la terre où je suis. Et elle a couché avec moi cette nuit-là. Les fariboles habituelles : étonnement, préparatifs arbitraires dans la chambre de Pia, espoir de la voir venir, certitude qu’elle ne viendra pas, regain d’espérance. Le théâtre de ses arrangements nocturnes. Comme j’en suis lasse, humiliée, blessée. Je ne peux plus supporter d’autres chagrins. Et pourtant je continue à les supporter. Elle est pompeuse, absurde, mais toute-puissante. Combien de gens passent par ces histoires de chambres séparées, de visites, de lits déclarés vacants, ou clos ou indépendants, d’espoirs, de craintes, de déceptions nocturnes. C’est sans doute comme ça un peu partout dans le monde et je n’y avais jamais beaucoup réfléchi, je pensais que les gens dormaient tous dans un grand lit sans se poser de questions et sans problèmes. Je ne soupçonnais pas l’existence de ces stratagèmes, avances et reculs, et pions qu’on déplace, ni des mille méthodes dont on dispose pour torturer quelqu’un, les petites pousses de l’espoir qu’anéantit le geste tout simple de fermer doucement une porte. Je décide que je vais lire, fumer, jouir de ma solitude, m’endormir plus tard que d’habitude… l’oreille toujours tendue vers les bruits du palier, indications de scène très précises, salle de bains, brosse à dents, robinets. Et puis sa silhouette sur le seuil. Une femme en chemise de nuit de flanelle chiffonnée. J’ai risqué mon cœur et ma vie sur cette apparition. Quoique ce soir, au contraire de la nuit dernière, cela tourne tout de suite au sommeil : ce soir elle est séparée, elle dort à l’autre bout du lit, la chaleur de son corps est ma seule récompense.
Mais le lendemain, nouvelle privation. Elle va rentrer très tard. Son amie Maud, sa grande, son insigne amitié avec Maud… « Maud, ma meilleure amie », dit-elle toujours, et cette phrase ne manque jamais de me blesser, de m’irriter. Mais je me demande : à moins que ce ne soit Neal, qu’il s’agisse d’un alibi pour dîner avec lui ? Et je constaterai le moment venu qu’elle y aura passé la nuit ? Mais quand je rentre après avoir traîné au café avec mes élèves, elle est déjà au lit. Dans la chambre de Pia. Elle dort, elle m’a laissé un mot pour me dire qu’elle a essayé de m’appeler dans l’après-midi, qu’elle doit se lever très tôt demain matin. Elle ne veut pas me « déranger ». « Vous êtes aimée » dit le mot. Comme celui de l’autre soir, celui de la fête. Et, pendant un instant de folie, je me demande si ce billet est une ruse, si même elle est à la maison. Je me déshabille en silence sans la réveiller, mais vers onze heures et demie le téléphone sonne. Une voix d’homme. Neal ? Mais il y en a d’autres : Mark, Walter, combien d’autres ? Pendant que je réponds, elle se réveille et je lui tends le récepteur. « Je suis complètement endormie », répète-t-elle. « Oui, oui, je suis contente que ta conférence ait bien marché. » Neal, imbécile trop pressé, qui la réveille à cette heure pour lui donner des nouvelles de son petit discours sans intérêt. Rotarien velu. Elle disparaît dans sa chambre, spectre furieux. Je me couche seule. J’ai fait trois mille kilomètres pour apprécier le confort glacé des chambres séparées, je connais toute cette histoire, je la connais jusqu’à la lie, j’en sais toute l’idiotie. Et je reste. Plus que huit semaines. Me revient à l’improviste le souvenir de ce que c’était avant. Je n’en prends conscience que par contraste. Hier soir, au café, l’une de mes élèves récitait un poème qui décrivait deux amantes. Tout y était, la franchise, la joie, la décontraction et l’intimité du lit. S’asseoir et bavarder, rire, se lever pour faire du café, replonger dans les plaisirs de la chair. Pendant que la poétesse lisait, je sentais le tissu soyeux des draps, les matinées passées à faire l’amour, les tasses de café, les après-midi consacrés tout entiers aux caresses, le soleil qui est un luxe et le temps qui ne se compte pas, avec pour unique but de vivre ce moment exceptionnel qui est l’éternité, le passé et l’avenir, cette seconde qui s’élargit jusqu’à remplir le monde, effacer l’enfance et la vieillesse, transformer chaque segment de la vie en lumière, la lumière réfractée de maintenant, ce moment vers lequel tous les autres tendaient et dont tous ceux d’après ne peuvent que découler. Et je pensais à nos deux corps crispés et nerveux, comme deux longues barres parallèles de métal gris posées sur un lit. Tout à coup, je me suis étonnée que nous puissions même dormir, alors que notre chair ne connaît plus ni la décontraction ni la spontanéité. Qu’il n’y a plus entre nous ni rythme ni harmonie. Mais cela, nous l’avons eu autrefois. Et c’est ce que je me rappelle à présent, alors que je l’avais presque oublié. Que nous bavardions, que nous buvions du vin, que nous fumions assises sur notre lit. Ces aubes des premiers jours à Sacramento, quand nous faisions l’amour avant nos cours ou dès que le monde nous libérait, nous faisait cadeau de nos soirées. La rapidité, la grâce avec lesquelles elle ôtait ses vêtements et qui m’étonnaient toujours. Avec une aisance merveilleuse, sans pudeur ni hésitation. Ses bras qui enlevaient le chemisier dès son entrée dans la pièce. Et elle était là, brune de peau et de flancs, et les grandes aréoles brunes de ses seins. Oui, nous avions tout ça, cette décontraction, cette liberté de sentiment, vive, animée, cette jeunesse dans notre joie, cette connaissance franche de l’autre dans la chair, dans l’esprit et la parole. Les fêtes de ces conversations, de ces conversations interminables. Nos corps nus allant du lit à la salle de bains et à la cuisine, vers la cafetière ou vers les plantes, et le dialogue se poursuivait, spirituel et détendu, intime, mais objectif, futile ou partisan, élevé ou désinvolte, à propos d’un bouquin, d’un meeting, d’une personnalité. Comme tout ça coulait bien. La petite chambre là-bas, les bougies qui jetaient des ombres les soirs où elle me rendait visite, les matins gris perle après des nuits passées à lire pour mon cours parce que nous avions fait l’amour pendant toute la soirée. Elle dormait et moi je montais la garde, j’avais mes deux cents pages à lire avant neuf heures. Je sors de mon bureau et je traverse le palier, je sens l’étrange lumière pâle, je sais qu’il est l’heure de la réveiller. J’hésite, ça m’ennuie de le faire. Mais au bout d’un moment il n’y a plus de chagrin : nous n’étions jamais fatiguées. Sita se réveille pour faire encore l’amour, prendre sa douche et son café. Ces matins où sa présence, où sa joie étaient comme une chanson à travers la maison, pendant la cérémonie du café, dans le soleil propre de l’aube. Comme nos matinées sont différentes. De petits moments de gêne à la table de la salle à manger, chacune lisant son journal de son côté. Ou alors, si elle ne lit pas, je m’abstiens par courtoisie. Et dans l’espoir qu’elle m’accordera un instant d’attention. Mais je convoite le journal, l’opium qu’il m’apportera, qui dissimulera notre vide, notre vide si manifeste. C’est la distance de nos deux corps. Cela, plus que toute autre chose, est un révélateur, l’indice qu’ils ne se connaissent plus comme autrefois, qu’ils ne sont plus amis. Oui, c’est la distance de nos deux corps. Et de nos esprits, et de nos âmes. Mais qui se voit dans nos corps. À condition, bien sûr, qu’on puisse au moins se souvenir. Ce sont les vers de la poétesse qui me l’ont rappelé, c’est une certaine image piquante des amantes et de leur corps, la bonne amitié de leurs corps au lit, leur sympathie, leur excitation et leur innocence presque enfantine, sans
embarras, leur camaraderie particulière. C’est alors seulement que j’ai ressenti la perte, la différence et compris le terrible changement. En tant qu’amantes, comme nos mouvements sont embarrassés. Il nous est difficile d’avoir des gestes amples, de nous occuper du corps tout entier, de dispenser généreusement notre attention ; je ne peux pas rejeter les couvertures et trouver ses cuisses avec ma bouche. Notre amour est de second ordre, chiche, étriqué. Nous ressemblons à des pensionnaires qui craignent de réveiller la surveillante, à des campeuses qui font les choses en douce pour ne pas donner l’éveil aux monitrices – non, celles-là prennent quand même du plaisir – alors à des prisonnières. Furtives et adroites, astreintes au minimum. Sournoises, secrètes, voilà ce que nous sommes. Comme si nous avions honte. Il en était bien autrement avant, quand nous étions libres de notre chair, quand nos corps nus allaient d’une pièce à l’autre, quand nous ne nous souciions guère de nos cris malgré la minceur des cloisons dans le minuscule appartement. Et maintenant ce petit acte hâtif sous les couvertures, cette dérision. Ces gestes cachés, dissimulés. Est-ce que ça se passe toujours ainsi, la fin d’un amour ? Est-ce toujours une version abrégée de la pièce originale avec ses jeux de scène, ses inventions, ses enjolivures et on taille dans les longues caresses sereines, on coupe, on retranche, on émonde, on les dépouille de leur rituel pour ne garder qu’une rapide poussée vers l’orgasme… le but, la fin, le voilà, ça y est. Il n’avait rien d’extraordinaire ce poème, mais il disait bien le magnétisme des corps ; avec leur innocence et même leur amitié. Et c’est ce qui, d’un seul coup, m’a fait comprendre, mesurer la distance m’a atterrée. Que faut-il faire quand on se rend compte qu’on est tombé si bas, qu’on peut additionner et qu’on doit bien admettre, comme après avoir fait vérifier son compte à la banque, l’évidence des faits ? Que faut-il faire ? Reconnaître que tout est fini ? S’en aller ? Retomber dans l’ignorance passée, feindre de ne pas savoir, espérer, attendre un changement ? Conférer ? Mais parler, c’est déjà s’avouer l’échec et le nôtre est trop frappant pour résister à une discussion. Si je choisis la ligne dure, si je dis que tout est fini, elle sera d’accord. Si je ne le fais pas, elle me parlera des années à venir, me répétera que je serai « toujours présente dans sa vie », que nous passons par une « phase », un « moment particulier de notre croissance ». Et puis qu’elle m’aime. Elle m’offrira ce sentiment dilué, cette affection de grande sœur qu’elle confond maintenant avec l’amour. Mais nous ne sommes plus amantes, notre chair a perdu la connaissance de l’autre. D’abord cette fantastique affinité électrique qui nous tenait toute la nuit en éveil, et aussi cette décontraction, ce contentement, cette amitié. Impossible de définir quelque chose d’aussi nébuleux que la confiance entre deux corps. Ou de la rétablir en prenant simplement note de son absence. Si je n’avais pas écouté ce poème. Si je ne m’étais pas souvenue. Si je ne m’étais pas rendu compte. Si je ne savais pas. Une vie d’attente. Attendre qu’elle rentre le soir, que sa journée soit finie, qu’elle revienne de Sacramento, où elle a une réunion aujourd’hui. Des journées entières consumées par l’attente, des journées vides hormis la perspective de son retour. Une existence relative, dépendante, atone. Je pourrais aussi bien être une épouse, un enfant ou quelque autre créature marginale et parasitaire. Mon travail ne m’apporte guère de réconfort et ne me nourrit pas. Ce n’est pas sa faute ; je suis responsable de mon échec. Mais ses absences, ses dérobades, psychiques autant que physiques, me laissent vidée, impuissante, incapable de me concentrer. Autrefois pourtant, quand elle partait chaque jour, j’étais comblée, rassasiée, j’avais hâte de travailler, j’y croyais. Pourquoi ma conviction dépendrait-elle d’un amour, le sien ou celui d’un autre ? Quand on est artiste, on travaille, et voilà tout ; la foi doit venir de l’intérieur. Maintenant je ne crois plus, je ne fais qu’attendre. Attendre, en fin de compte, le moment de partir. Huit semaines. C’est si peu. Et puis tout sera fini ? Définitivement et à jamais ? C’est plus dur qu’attendre le soir, cet avenir-là. Quand quelque chose vous sape, vous corrode, dissipe votre énergie… voilà ce que je me dis en essayant de récupérer mon bon sens. D’être rationnelle. De trouver un moyen de me préserver. En flairant la maladie. Mais la vie après et sans elle ? Ce ne sera pas la liberté, simplement une pauvreté plus grande. La vie qui se ferme. Qui en offre de moins en moins. Ruth et quelques amis à New York, l’homme auquel j’ai été marié… avec qui j’ai depuis peu une étrange amitié nerveuse, neuve par endroits, mais qui laisse transparaître en dessous la même trame, la même fibre tragique. Et Sherman. Si peu de monde, si peu de choses. L’âge se referme. Nous devions partager cette période de notre vie, idée à laquelle elle prétend encore croire, quand elle fait allusion à la retraite de Martin à Napa. Je me vois là-bas, dans la vieillesse et la solitude, diminuée, craignant le froid, prête à partager mon soleil avec Neal ou avec tous les autres Neal qui pourront se présenter. Si tu ne peux vivre ni avec ni sans elle… C’est idiot, mais ça se ramène à ça. Est-ce simplement le besoin, la solitude qui me lie à elle ? Le souvenir du passé, des amours d’alors qui étaient nourriture, santé, qualité ? Ou une étrange mixture des deux, le second ingrédient, déficient, se réduisant aux dimensions du premier. Et la dignité disparaît. Pour l’amante vaincue, ces choses-là sont des objets de luxe dont elle se souvient à peine. Mais comme on en arrive à détester cette créature qui est en soi, cette serpillière sans identité et sans fierté, incapable, complètement
incapable de se payer ça. L’autre moi, celui d’avant, le moi qui était aimé et chéri, voyant l’amour disparaître, reprend les rênes et marque un arrêt brutal. Gâté comme il l’a été, il ne peut s’imaginer méprisé, fait mine de partir, pour échapper à une situation intenable. Et tombe juste avant d’atteindre la porte, les jambes liées d’une façon inexplicable à la mémoire. Inouïe qu’une chose pareille puisse arriver, qu’on puisse ne plus être aimé, alors que la mémoire connaît un monde si différent. Là, dans la mémoire, dans le passé, vous regarde fixement ce même visage qui maintenant vous rejette, un visage à peine changé, dont l’altération n’est rien, comparée à celle des années ou de la distance, un simple décalage de l’expression, qui marque la dérive de l’amour fou à l’ennui. Alors on est obsédé par ces quelques millimètres. Si on pouvait les déplacer, les effacer, les faire glisser – d’une façon imperceptible au début, mais par degrés subtils – les écarter et ramener le passé. Ou le retrouver intact un beau matin, au réveil. J’attends qu’elle rentre de Sacramento. Depuis quelques jours elle s’est inscrite à un cours de yoga le mardi soir, une raison de plus pour m’échapper, pour me fuir. Je l’ai écoutée m’en parler comme on entend quelqu’un vous raconter qu’il vient d’enfoncer l’aile de votre voiture. C’était me voler le peu de temps qu’elle m’accorde. L’heure s’allonge de plus en plus. Nous allons rater la conférence de Susan Sontag à l’université. Vaisselle lavée, salade faite. J’hésite à assaisonner la viande dès maintenant. Je vais à la porte, à la fenêtre pour regarder dehors. Cédant à l’attraction, à l’impulsion comme l’épouse de la fable. La table est mise, il ne reste plus qu’à allumer les bougies. Une voiture s’approche. Certaine que c’est elle j’achève en hâte mes préparatifs, sans même éprouver le besoin de courir m’en assurer. Et puis j’y vais, et je vois la voiture s’éloigner. Elle a peut-être changé d’avis, décidé que ce serait plus amusant d’aller chez Neal, perdu l’envie de rentrer en arrivant à la maison. Ou alors elle a voulu faire le tour, gravir la pente et redescendre pour se garer de l’autre côté. J’attends de revoir les phares. Ils ne reviennent pas. De plus en plus tard. Nous allons sûrement rater la conférence. Pour m’éviter de devenir folle, de sombrer dans l’hystérie, je vais lire. Une demi-page avant que le téléphone sonne. Elle est au bas de la colline. Elle sera là dans une minute. La grâce. Curieux, le fonctionnement de la jalousie. Et jalousie est un mot trop simple. En dînant, elle a mentionné, tranquillement et en passant, qu’elle ne serait pas là vendredi soir. Je n’ai pas battu un cil. Neal. La soirée de Neal. Et au lit elle a eu envie de moi, sa main a trouvé mon sein, étonné et d’accord. Mon esprit calcule et résiste : demain, Neal, et par conséquent ce soir, le soir d’avant lui, et peut-être aussi samedi, le soir d’après lui, il y aura cette prime. Cette compensation. Est-ce le remords ou un mouvement de désir réel ? Impossible d’en juger. Mon corps ne juge pas du tout : mon ventre la désire, se convulse à son contact, le bourgeon de flamme entre mes jambes s’embrase sous ses doigts experts qui flânent et s’attardent. Elle contourne, ouvre, prépare : vagues de chaud et de froid. Je murmure : « Parle-moi. » « Toute la journée j’ai eu envie de toi. Tu étais tout autour de moi à Sacramento, chaque rue et chaque maison me faisaient penser à toi. J’ai attendu ce moment. » « Tu ne me le dis jamais, tu ne dis jamais ces choses. » Elle étouffe un rire, se soulève sur un coude et moi j’attends, masquée, dissimulée, frémissante, le moment où elle va plonger en moi, où une sensation succédera à une autre. Je lui dis que nous ne prenons plus notre temps comme autrefois, que nous ne prenons plus le temps nécessaire pour jouir pleinement de notre corps, pour explorer et savourer. Je lui décris dans ma frénésie de désir les choses que j’ai envie de lui faire, mes mains lui couvrent les fesses, effleurent et caressent la ligne de démarcation à l’arrière de la fente je ne la pénètre pas je la touche seulement et le bout de chacun de mes doigts m’excite tandis que sa main qui court de plus en plus vite sur mon con m’entraîne au délire. Je ne pense même plus, je me tords, je suis sa créature pendant qu’elle me pénètre. Après j’ai pleuré dans ses bras. « Tout ira bien », dit-elle en m’étreignant. Mais elle n’a pas voulu se donner, me laisser lui faire l’amour. Aussitôt je pense à Neal. J’ai perdu la partie, je me suis fait surclasser dans la compétition. Je voudrais en plaisanter, mais je n’ose pas. Je me sens dupée, trahie. Et si j’avais résisté ? Mais je la désirais. Combien de fois ces jours-ci il m’arrive de me demander – à n’importe quel moment, en me lavant les dents, en travaillant, en garant la voiture – ce qui se produirait si je refusais, si je me passais d’elle ? Comment réagirait-elle ? Par un recul supplémentaire ? Peut-être qu’elle s’en ficherait complètement. C’est mal, c’est idiot, c’est réactionnaire : aucun doute là-dessus. Il est certain qu’elle a droit à son plaisir et que je n’en ai aucun à ma douleur et à mon chagrin. Un amour qui ne serait ni possessif ni contraignant : oui, bien sûr, nous y croyons toutes les deux. Ou plutôt c’est moi qui y ai cru, qui l’ai clamé, et elle qui a été jalouse, violemment et douloureusement jalouse, les deux fois où je l’ai trompée. Je la verrai toujours debout sur mon lit, toute nue, un soir à Sacramento, diva en pleine crise parce qu’elle venait de se faire mordre par une épingle à cheveux de Béa qui la guettait sournoisement dans un pli du drap. J’ai failli éclater de rire. Mais pour elle jalousie voulait dire chagrin et ce chagrin m’affligeait. Sita ne luttait jamais contre la jalousie : elle se laissait envahir par elle. Sa qualité de Latine lui en donnait le droit. C’était moi qui avais des idées, des principes, des théories, elle qui se montrait farouchement possessive, protectrice
comme une lionne, menaçante. Quelquefois à un point déraisonnable et même grotesque ; elle m’a punie pendant des semaines à cause d’une phrase trop affectueuse qu’elle avait découverte dans une lettre de moi, une lettre adressée à un prisonnier que j’invitais, d’une façon purement académique, à passer Noël à la campagne un jour avec moi, pour lui remonter le moral. Étant tombée par hasard sur cette lettre, elle m’a écrit un petit mot très théâtral pour me dire que notre amour était condamné. Par la suite elle a daté ma défection de cet instant-là et la location de l’atelier n’a fait que confirmer à ses yeux mon infidélité essentielle. Mais à présent elle s’est ralliée à mes idées et les met en pratique plutôt deux fois qu’une. Et moi je ne tiens pas le coup. Cette curiosité morbide, ce sentiment d’être trahie, de voir le monde basculer sous l’effet d’un mot, d’un segment de temps qui manque, qui m’est volé, par une nuit d’absence. Le vide qui s’étire de maintenant à demain. Sa voix qui m’appelait au téléphone du bureau ce matin : « Donc je te verrai demain après-midi. » Elle va passer toute la nuit avec quelqu’un d’autre. C’est une chose entendue, convenue entre nous pendant le petit déjeuner, puis sur le chemin du garage où nous allons chercher sa voiture : à demain, on s’appelle demain. Demain, pour aller voir le défilé du Nouvel An chinois, puis dîner à Chinatown : récompense de ma patience. Comme on le fait pour un enfant qui s’est particulièrement bien conduit. Ou pour un enfant, tout court, pour un être dépendant qu’on achète avec des bonbons et des cadeaux. Pourquoi faut-il que ce soit une telle humiliation, cette nouvelle façon de vivre, intelligente et sensée ? Alors même que je mettais la dernière main à mon entreprise d’apitoiement sur moi-même et de cafard, elle m’a téléphoné pour m’inviter à déjeuner : elle envisage de virer sa secrétaire. Pendant tout le repas, je suis sa secrétaire et je vis dans la peur. Après une soirée avec Sherman, que nous avons passée à boire et à nous lamenter – sur les maladies de Marguerite, les infidélités de Sita – comme deux vieux pirates en bordée, au point de nous barber nous-mêmes, et réciproquement. Il y a eu un moment où j’ai failli hurler d’ennui : c’était pendant que Sherman exposait à sa vieille amie Selma les raisons pour lesquelles New York est si passionnant et San Francisco tellement sinistre, discours que j’ai entendu un millier de fois. Ma chaussure gauche me fait mal, mon pied est en train de s’ankyloser. Même déchaussé, il continue à me faire atrocement souffrir, j’ai l’impression que les os sont tout écrasés. Selma décrit la saleté de New York, sa brutalité : « Je n’y suis restée qu’un week-end et c’était deux jours de trop pour moi… je n’y retournerai jamais. » Je pose mon pied sur mon genou et le masse sous la table. Selma et sa jeune amante, une fille qui est encore à l’université, se lèvent enfin pour partir. La voix de Sherman après leur départ, qui ronronne au milieu de ma souffrance : « Il fallait que je te voie ce soir. J’en ai vraiment marre. Je ne peux plus peindre dans ce bordel, je ne peux même plus vivre. Elle est entièrement dépendante de moi, elle n’a aucune famille ici, pas d’argent, nulle part où aller. Et maintenant c’est ce foutu hôpital, et ces factures. Je suis à sec. Je n’arrive même plus à réfléchir. » Nous sommes revenues à notre première conversation, celle que nous avions il y a quelques heures en prenant un verre dans un bar homo de San Francisco’s Broadway. Sherman m’avait appelée un peu plus tôt dans la soirée, elle était tombée sur Sita qui s’habillait pour sortir. « Sita allait à un séminaire. » « Tu parles. Elle va retrouver Neal. » « Qui ça ? » « Le mec avec lequel elle baise ce soir. » Je suis atterrée par le son de ma voix, par la brutalité et la violence du terme que j’ai utilisé. C’est presque une agression. Une agression que je n’aurais jamais commise sans ce mensonge. Et si je n’avais pas eu peur qu’elle n’ait convaincu Sherman, qu’elle ne l’ait convertie à sa propre façon de voir. « Je suis vraiment déçue », dit Sherman avec douceur. Mais il faut que j’en apprenne davantage, que je sache tout ce qui a été dit. Crainte d’avoir perdu ma seule alliée. Sherman revient à Marguerite, qui passe la nuit chez une amie tout à côté de l’hôpital. Sa maladie est très grave et risque de durer des mois. Les médecins ne sont même pas sûrs de leur diagnostic. « Je ne peux plus supporter ça, je ne peux plus continuer à vivre comme ça. » « Je suis comme toi, tout le temps distraite, dépendante de son humeur, de ses décisions, de sa présence et de son absence. C’est une relation complètement totalitaire. » « Je ne peux pas continuer comme ça. Merde. » « Moi non plus, mais je continue quand même. En l’aimant, en ne l’aimant pas. » « Elle dit qu’entre deux crises vous avez des moments merveilleux. » « Oui, de grandes flambées romantiques, des feux d’artifice. Et puis elle redisparaît. » « Elle m’a dit au téléphone qu’elle voulait une relation adulte, indépendante. » « Ça signifie simplement qu’elle veut pouvoir baiser avec Neal quand l’envie lui en prend. Et que je dois me faire une raison. » « Jamais, je ne pourrais jamais tolérer ça. » « J’y arrive, pour une raison inconnue. J’y arrive tout juste. Écoute, je crois à sa liberté. » « Bien sûr, elle voit la vieillesse approcher et elle veut vivre… zoom. » Du doigt, Sherman trace une ligne dans l’air. « Ça, je peux le comprendre », dis-je, et je sens sous moi le tabouret du bar ; j’entends le cliquetis des verres, je vois cet alignement de visages qui affrontent la soirée, ces gens qui boivent leur vendredi soir, le juke-box, un orchestre qui s’installe dans l’arrière-salle. « Écoute, Sherman, tout ça je peux le comprendre, et même l’admirer esthétiquement, si tu veux, Sita est une femme superbe. Et si elle a envie de saisir la vie, d’en extraire tout le suc, pourquoi pas, c’est
ce que nous désirons tous. Je ne sais même pas ce que j’attends d’elle, au fond. » « Elle t’intéresse toujours, c’est plus que je ne peux en dire moi. Ces maladies continuelles me font grimper au mur. » « Mais Marguerite n’est pas malade exprès. Tu réagis comme si c’était de sa faute. » « Je sais…» Et puis Sherman se tourne vers Moxie à sa droite, plaisante avec Selma derrière le bar, répond à une bande de jeunes lesbiennes qui lui font de l’œil au bout du comptoir. Comment obtenir d’elle qu’elle ne s’écarte pas du sujet, attaquer et attaquer encore dans l’espoir que je finirai par comprendre, comme si parler de mon problème à voix haute pouvait le résoudre, l’éclairer, faire qu’il cesse d’être une énigme ? Selma achève son travail derrière le bar et nous rejoint. Nous allons prendre un dernier verre avant d’aller dîner. De dîner seules, toutes les deux, avec nos deux obsessions. Mais aujourd’hui c’est l’anniversaire de Peter. Formidable. Qui est Peter ? Il est barman au restaurant où nous allons, un truc qui vient de s’ouvrir. Sherman dit que l’Air Freight, celui que nous préférions à tous, vient de plonger. Ou plutôt, car elle préfère les gestes au mot, habitude qui s’accentue encore quand elle boit, elle mime avec le pouce un avion qui s’écrase. Il faut donc aller dans ce nouveau restaurant. Selma et son amie (jeune, taciturne, jolie) viendront prendre un verre avec nous et souhaiter un bon anniversaire à Peter. J’aime beaucoup Selma, qui est une vieille copine de Sherman, une syndicaliste à la retraite, à la fois douce et coriace, mais ce soir en subissant les monologues que Sherman lui adresse, je préférerais qu’elle soit ailleurs, et j’attends avec impatience que mon heure revienne, pour retourner à mes obsessions. Après leur départ le dialogue reprend et même se répète : la frustration de Sherman devant l’invalidité, à la fois psychique et physique de Marguerite. « Elle est à la cortisone pour le reste de son existence, tu te rends compte ? Pauvre gosse, mais comment supporter ça, une fille qui est constamment malade, tout le temps, tous les jours, ça n’arrête jamais. » Puis mes lamentations à moi, tous les signes émis par Sita, ce qu’ils augurent, et tout en parlant je sens les os de mon pied qui persistent à me faire souffrir pour une raison inexplicable, j’ai envie de partir, de marcher, de prendre de l’exercice, d’écraser la douleur. Mais aussi de rester, de continuer à débrider la plaie, à l’explorer. « Je ne sais pas où tout ça nous mène. J’ai envie d’avoir les deux, ici et New York. Mais ça ne peut pas marcher. » « Ça serait formidable, si tu y arrivais. Mais avoir le drap et l’argent du drap ? Difficile. » « Trop ambitieux…» Je me sens coupable devant le jugement monogamique de Sherman, sa vie bien réglée. « Autrement c’est le retour chez moi dans quelques semaines, l’abandon. » « Elle ne te laissera pas partir. » « Bien sûr que si, elle me conduirait à l’aéroport dès demain. » « Tu te trompes. Elle t’aime. » « Moi aussi je l’aime. Mais je ne sais pas ce que ça veut dire. » On boit encore, on se répète, on pédale dans la choucroute et moins on comprend, plus on désespère. On affirme, on s’impatiente, on se rebelle contre les événements, l’espoir que les choses changent s’éloigne encore davantage. La voix d’ours de Sherman. « Laissons tomber, j’ai sommeil. » En rentrant, je vois le salon subtilement transformé comme pour accueillir quelqu’un. Neal. Il est venu la chercher. Comme j’étais en ville, chez le médecin, il a pu passer la prendre. Se faire offrir un verre ? Pas la peine d’aller voir dans la cuisine. Mais il y a le valet muet sur la table chinoise, les coussins adossés à l’appui de la fenêtre, où l’on voit encore la marque de son dos. Et les fleurs, le chrysanthème que je lui ai acheté quand elle était malade et qui commence à se faner dans son pot. Elle a coupé les fleurs, les a mises dans l’eau, elles brillent dans un petit pichet de porcelaine. Quel génie elle a pour donner à une pièce un air de fête à l’aide d’un simple détail, d’un minuscule réarrangement. Mais il y a encore quelque chose de nouveau : l’autre toile de Sherman sur le mur au-dessus de la console à la place du hideux poster de Maxfield Parrish qu’y avait mis Pia. Un instant la fureur me prend. Le tableau de mon amie Sherman a été accroché là pour Neal, pour l’impressionner, pour qu’il trouve la pièce « élégante ». Allez, n’y pense plus, monte l’escalier. Lis un peu. Dors. Elle ne rentre pas ce soir. Le premier billet est sur la balancelle devant la porte de ma chambre. Oui, bien sûr, il y aura les billets, les petites phrases nerveuses qui m’assurent que je suis « aimée ». Et les directives pour trouver l’hôtel de San Francisco où nous avons rendez-vous demain : le chemin à prendre, le moment, le lieu. Elle a même changé l’heure : ce n’est plus quatre heures, mais cinq. La déception m’arrache à peine un tressaillement. Eh bien je vais m’endormir en lisant. J’allume la lampe de chevet et je découvre un autre billet posé à côté de l’énorme hydrangée blanc rosé qui remplit un bol chinois. « Tesoro bello, cette fleur exubérante, avec ses délicats pétales rose pâle et sa plénitude voluptueuse, m’a fait penser à tes seins. Classe ça à la lettre “L” comme pensées luxurieuses. Je t’aime, Innocenza. » C’est plus que du génie : cette fleur, que nous appelions « boule de neige » dans mon enfance, n’était, jusqu’à ce qu’elle la touche, qu’un gros truc affreux planté sur sa tige dans la cour. Maintenant c’est un miracle dans un bol bleu, maintenant c’est un message. Je suis touchée, persuadée, conquise. Tout en se hâtant pour s’habiller, pour transformer la maison, pour faire la vaisselle, elle a trouvé le temps, au milieu de ses préparatifs – préparatifs destinés à un autre amant – elle a trouvé le temps, elle a eu l’idée de faire cela. Dans cette étrange excitation érotique, qui emprunte à l’un pour donner à l’autre (et moi aussi j’ai connu cette sensation qui vous fait aimer un amant d’autant plus qu’on aime
l’autre, un autre) elle a étendu à nous deux le parfum de sa sensualité. Je vois le petit billet épinglé à l’abat-jour et j’y crois, j’en suis flattée, je retrouve l’embarras, la timidité, l’impression d’abondance qu’elle me donnait quand elle me faisait la cour. Cette courtoisie, ce charme. Je suis appréciée, chérie, enveloppée dans les fourrures de son attention. En lisant seule dans mon lit alors qu’elle passe cette nuit avec un autre amant, je me sens aimée, adorée, protégée, veillée comme par des esprits. Et le lendemain matin je remarque un autre billet qui m’attend sur la table de la salle à manger : encore des chrysanthèmes et le bout de papier posé tout contre. « Bonjour, mon amour » (bien qu’elle ait écrit ça hier soir) « le coucher de soleil est d’une beauté scandaleuse ce soir… et il se répétera demain, il durera bien plus longtemps que nous qui n’en ressentirons même pas l’absence. Mais j’aimerais le partager avec toi maintenant. La mort est éternelle – et la vie est si courte – l’amour est un beau coucher de soleil, toujours changeant, toujours le même, toujours trop bref. Belle Dame, vous me manquez. Partagez mes couchers de soleil – partagez mon amour et ma vie. » Et tout ça pendant qu’elle attendait Neal. Quelle femme incroyable, exaspérante, magnifique. « Donnons-nous de la joie l’une à l’autre. Il n’y en a pas assez dans la vie et nous en avons beaucoup à nous offrir. Je t’aime. Innocenza. » Dans la cuisine un faire-part est épinglé au tableau : une de nos amies qui est morte très jeune d’un cancer ; à côté, Sita a écrit son nom accompagné de ces mots : « Vivante, mais pour combien de temps ? » Je me verse du café et je relis son mot. Aimer ou ne pas aimer ? Vivre ensemble ou séparées ? Aucune importance. « Donnons-nous de la joie l’une à l’autre. Il n’y en a pas assez dans la vie. » Oui, oui. Donnons-nous donc de la joie… combien j’en ai envie, combien je souhaite mettre un terme au conflit des volontés, à la course d’obstacles, le visage qui se dérobe, le dos qui se tourne, la porte qui se ferme, le moi et l’affection qui se refusent. Donner, avoir cette joie à donner. En suis-je digne, capable ? Ma présence taciturne, pesante, déprimée, alourdie par le sentiment de ma propre futilité, comme elle doit la trouver assommante. Se donner de la joie l’une à l’autre. J’attends déjà avec impatience le moment où nous nous retrouverons dans les rues de la ville. Le Nouvel An chinois, le festival. Les feux d’artifice, les dragons et les défilés. Son week-end, c’est le temps des folies. Quand le monde pirouette et devient carnaval. Du lundi au vendredi, c’est l’austérité, l’efficacité, on se lève de bonne heure et on se couche tôt, on est immergé dans la médiocrité et les détails détestés. Et puis pendant deux jours chaque semaine la vie se change en aventure. L’artiste, lui, n’a pas de week-end, n’importe quel jour peut être voué au travail ou aux vacances, mais on n’a jamais l’esprit complètement libéré des soucis et des obligations. Et n’importe quel jour peut être romantique : il n’y a ni horaire ni ligne de démarcation, rien qu’un continuum. Mais ne pense pas à cette différence pour l’instant. Ni aux autres, d’ailleurs. Et ne repars pas dans tes éternels gémissements. Elle t’attend, es-tu à la hauteur ? Pourras-tu sourire, être légère, rire suffisamment ? D’accord, je vais essayer, je vais la rejoindre, tenter de déclencher cette explosion, de mettre le contact comme elle le demande. La joie. Je sais trop bien ce qu’elle veut dire quand elle regrette qu’il n’y en ait pas assez dans la vie. C’est une denrée si rare au milieu de cette mesquinerie. Et il y a le fait que nous pourrions, puisqu’elle est là et que c’est possible, si nous cessions de nous opposer, que nous pourrions produire ce joyau, cette substance précieuse grâce à quoi la vie, au lieu d’être simplement supportable, devient magnifique… qu’un acte de volonté nous suffirait pour faire de notre association quelque chose de bon, de créatif. Comme c’était avant ? Pour l’essentiel, mais ce serait différent pour tout le reste, ce serait une chose qui appartiendrait au présent plutôt qu’au passé, qui serait neuve comme est neuf cet aujourd’hui, ce matin de cristal. Eh bien, d’accord. Dédions ce matin, ce moment à cet espoir-là. D’accord, madame, c’est vous qui l’avez dit, ce que moi j’aurais peut-être souhaité, désiré vous dire, vous proposer. Vous offrir comme programme. Nous ne sommes pas finies, je crois que nous commençons à peine. Je suis en retard. Ses indications étaient fausses. Il n’y a pas d’hôtel au coin de la Sixième rue et de Market Street. Du moins pas d’hôtel qui paraisse susceptible d’abriter une conférence. Simplement un vieux machin provisoire qui s’appelle le Shaw. Guère plausible. Je cherche avec frénésie un autre indice. Me rends compte qu’elle n’a pas pris la peine de m’écrire le nom exact de l’hôtel : le Hilton quelque chose, ou le Sheraton quelque chose. Au coin de la Sixième et de Market Street ça m’avait paru suffisant. Or ça ne l’est pas, voilà que c’est une énigme. Quelle imbécile je suis. Et elle qui, dans sa grande bonté, dans sa magnifique efficacité, a tout préparé pour moi avec tant de soin, m’a même laissé un exemplaire du programme de sa conférence. J’ai été sidérée de constater qu’elle avait un atelier de travail vendredi soir, c’est-à-dire hier, pendant cette soirée que je croyais consacrée à Neal. Et si, n’écoutant que son devoir, elle y avait assisté, à ce « séminaire » dont Sherman m’a parlé et qu’avec légèreté j’ai traité de foutaise ? Mais elle a passé la nuit là ? Eh bien, peut-être qu’elle a préféré coucher à l’hôtel pour se consacrer entièrement à la conférence : il y avait des cocktails prévus dans la soirée. Non. Si. Ne t’occupe pas de ça, ne pense qu’à la retrouver.
Seul indice : New Montgomery Street. Là, a-t-elle précisé, est le parking de l’hôtel. Je me débats dans les rues à sens unique et les impasses et les ruelles étroites qui donnent dans Market Street au milieu des tramways et des Interdictions de Tourner À Gauche et des hôtels nids à puces pour travailleurs migrants et des jeunes pompistes et des surveillants de parkings et des flics à motocyclette qui me donnent des indications fausses – l’un d’eux m’a dit que la prochaine rue s’appelait Post Street et, en fait, c’est Ellis, qu’est-ce que je vais devenir ? – jusqu’au moment où j’aperçois enfin avec trente précieuses minutes de retard le Sheraton Palace. Elle n’est pas en bas. Désespoir. Demander à la réception. Mes yeux dévorent les divans miteux, les lourds fauteuils en peluche. Et puis, loin, loin à ma gauche, si familière à mes yeux, si peu « nana », si chérie. Son gilet tricoté en patchwork, son manteau en poil de chameau, ses longues jambes ravissantes. Quand je pense que je l’ai fait attendre, alors que chaque instant était si précieux depuis les promesses toutes neuves du mot qu’elle m’a laissé, de ce nouveau contrat. À l’intérieur sa conférence ronronne. La salle de bal, avec son dais, ses tables, et ses chaises pliantes rangées comme une armée de fantassins. J’entre derrière elle. L’enfer, le chaos, l’ennui. La fatigue de ces deux jours de parlottes marque les visages et les corps. « Si on s’en allait ? » « Ça serait merveilleux. » « Il y a un cocktail prévu dès que ce sera fini. » « Ah…» Je ne sais que dire, j’ai envie de lui être agréable, je veux bien assister à son cocktail, essayer de partager son humeur. La conférence rassemble les nouvelles journalistes, j’en connais quelques-unes. « Laissemoi simplement poser mon porte-documents dans la voiture. » Ces quelques instants dans la rue et déjà nous nous sentons libres. Oublions le cocktail, allons nous promener du côté de Chinatown, regarder le défilé, déguster notre dîner si longtemps attendu. Elle aussi est prise par cette sensation de liberté, nous décidons de partir seules, de laisser tomber le cocktail et la foule. Une femme, une vieille connaissance de Sacramento, nous arrête dans la rue. Elle met une éternité à nous relâcher. Enfin, enfin, nous voilà en route. Bras dessus, bras dessous, sans un souci en tête, deux petites silhouettes encore amenuisées par l’énormité des bâtiments et qui gambaderaient presque tant elles sont heureuses de s’être évadées, d’avoir pris leur indépendance : notre aventure, notre soirée en ville. Tout est ensorcelant, fou, infiniment délicieux. Le verre que nous prenons avant que le défilé commence, la fanfare idiote de collégiens, les majorettes, le clown. Même le shérif obèse dans sa limousine. Debout derrière moi, elle me serre contre son corps, me réchauffe dans l’air froid du soir, me rassure. Et la station debout a beau me faire mal aux pieds, le poids de son corps adossé au mien me fatiguer encore davantage, je suis béate. Pendant que nous buvions elle m’a décrit sa soirée de la veille, le coucher de soleil alors qu’elle était seule dans la maison. « C’est la première soirée que je passe seule depuis que tu es là. » La solitude l’a rendue mélancolique, pensive. « J’ai eu un tas d’intuitions zen. » Elle rit, en se cachant le visage. Je me rappelle toutes mes soirées solitaires et je ne dis rien. « Tomber sur le faire-part annonçant la mort d’Ann Scott en ouvrant le courrier, puis regarder le coucher de soleil. Ça a duré un temps fou. Où étais-tu pendant que le soleil se couchait ? » « Sur l’autoroute. Je rentrais de chez le médecin. » « Si tu étais arrivée à ce moment-là, j’aurais décommandé mon rendez-vous de la soirée. » Je pense : Neal. Et je lui pardonne alors même que la raison reprend le dessus. « Mais c’était un engagement et il fallait que je l’honore. Pourtant, à ce moment-là, rien n’aurait pu me raser davantage. » Je souris, je me sens un peu molle, perdue. Elle braque sur moi toute la force de son regard. « Ça se ramène à ça, je n’ai pas envie de vous perdre, madame. Je n’ai pas envie de vous perdre. » « Je suis si heureuse. » C’est à peine si je sais que lui répondre. Une voix à l’arrière de ma tête ne cesse de répéter : « Tu m’as déjà perdue. » Et j’ai conscience que c’est un mensonge, une simple vengeance. Je la regarde, je vois ses beaux yeux qui m’aiment, qui veulent me reprendre. Elle est revenue. Pour combien de temps ? Plus tard, comme je lui disais quelque chose à propos de mon incapacité habituelle à répondre à mes lettres, en ajoutant qu’aujourd’hui ça s’était passé particulièrement mal, elle, distraite, n’a entendu que le mot « mâle » et cru que je parlais de Neal. Elle a eu un geste, mi-excuse, mi-renvoi aux oubliettes pour le chasser de nos préoccupations. « Considère ça comme de la sénilité, comme un désir de brûler mes derniers feux. » « J’ai dit “mal” et non “mâle”, ma chérie. » Elle a ri de son erreur. Et ne m’a pas lâchée de tout le défilé. Ma main qui lui caresse la joue. Consciente soudain d’une tendresse : terrible sollicitation anonyme de l’amour ; désir de posséder, de consommer. Sensation douloureuse que j’ai, allongée à côté d’elle, alors que je n’ai rien éprouvé de tel pendant la journée, même ce soir, quand, recevant des amis, nous flirtions, nous riions d’une blague ou d’un commérage répété par l’un d’eux et nous en faisions une plaisanterie à nous, spéciale, privée, partagée dans l’intimité. Ni plus tard, quand, lasses de les voir, nous attendions avec impatience qu’ils s’en aillent. Pour retrouver notre paix et notre repos. Elle est très fatiguée ce soir, elle a affreusement envie de dormir. Je sens le désir me caresser les cuisses, mais je ne veux pas la déranger, je ne dis rien. Je me demande si elle en a l’intuition. Nous nous tournons le dos pour dormir. Mais je n’y arrive pas. Je m’étonne de mon agitation. Je dors toujours si facilement avec elle. Tout à l’heure encore, au chaud dans la chaleur de son corps, je me satisfaisais comme
d’habitude de la savoir proche et j’étais prête à m’endormir. Et puis, tout à coup, la poitrine serrée par un spasme, comme si j’étouffais. Je ne peux plus respirer. L’air me manque. Asphyxie. Crise de claustrophobie. C’est idiot, je suis là, couchée sur un lit bas, à découvert, avec autour de moi quatre fenêtres dont deux donnent sur l’immensité de la baie et de la ville. Qu’est-ce qui m’arrive ? Une angoisse épouvantable. Ce qui m’étouffe, c’est la peur de rester ici. Si je devais rester plus tard que la date prévue, je suffoquerais. Envie de tousser. D’aspirer une grande goulée d’air. J’ose à peine bouger, de crainte de la réveiller. Les gens qui sont venus ce soir, de vieux amis de New York. J’étais gaie, svelte, spirituelle, jeune, je riais en rejetant la tête en arrière, consciente de n’avoir pas vraiment ri depuis plus d’un mois, depuis que je suis ici. Je riais et je riais, j’avais l’impression de savourer une sensation nouvelle. Et me voilà maintenant retenant mon souffle, puis ouvrant tout grand la bouche pour respirer. Je n’arrive pas à prendre assez d’air. Je me retourne une seule fois, avec circonspection, mes entrailles hurlent, comme saisies d’une horrible prémonition incohérente qui leur est propre, mon corps se venge. Elle se réveille. « Tu veux que j’aille dormir dans la chambre à côté ? » « Non, non, je suis désolée. » Je reste complètement immobile. Jamais je n’aurais cru qu’une chose pareille pourrait arriver, et pourtant j’ai envie qu’elle s’en aille. Je voudrais lire. Fumer. Jalonner pour moi-même les draps aux papillons noirs et blancs. Mon lit, mon territoire, ma paix, ma solitude, mes entreprises et mon espace personnels. Je me retourne sur le dos, avec des gestes furtifs. Les choses vont nécessairement s’améliorer, je vais retrouver ma respiration. Si seulement je pouvais disposer les oreillers un peu plus haut. Souvenirs de crises d’asthme imaginaires à l’université, de nuits printanières humides passées à m’agiter dans la terreur des examens à venir. Idiot. Il y a des années de ça. Respire doucement et à fond. Reprends-toi. Si tu ne triomphes pas de ça ce soir, ça risque de s’installer, vous ne pourrez plus jamais dormir ensemble. Tu ne souhaites certainement pas ça. Fais un effort, nom de Dieu. J’essaie, couchée sur le dos, en sentant les lumières de la ville, que je ne peux pas voir, seulement sentir. Leur faible reflet sur le plafond au-dessus de la fenêtre est à peine plus qu’une vibration. Respire. Poitrine serrée, douloureuse. Tête et ventre paniqués par une sensation de danger mortel, l’impression que ma gorge va se fermer. Si je pouvais m’asseoir ou me lever. Ridicule. Ça ne peut pas continuer. Je vais aller dans l’autre chambre, celle de Pia, en face, dormir dans le lit froid qui ne m’est pas familier. Au lieu de forcer Sita à bouger. Elle dort à côté de moi. Sans la réveiller, je me lève maladroitement, mais sans bruit, et je m’étonne presque moimême d’avoir cédé à cette impulsion, de faire ce que je déteste tellement, m’exiler dans un lit qui m’est étranger. Pour elle, bien sûr, il ne l’est pas, c’est son refuge. Mais moi je le trouve haïssable. Des draps froids et humides, une chambre qui sent le renfermé. Tant pis, prends tes cigarettes à côté du lit, descends en douce chercher ton livre. Et, au moment où je me lève, elle se réveille. « Je vais aller dans la chambre de Pia. » « Non, je suis déjà partie, déjà debout. Reste ici, rendors-toi. » Mais elle aussi est debout, spectrale dans la mince chemise de nuit blanche de Pia. Nous sommes deux fantômes de chaque côté du lit, un peu ridicules, perplexes. Déjà elle a déjoué mes plans. Petit baiser rapide. « J’ai l’impression que nous sommes agitées toutes les deux. À demain. » Une seconde de déception. Et puis soulagement. Bien installée sur mes oreillers, avec ma lampe et mes cigarettes, je lis Anaïs Nin jusqu’aux dernières et merveilleuses pages du second volume, la mort de sa vie romantique à Paris au moment où commence la guerre mondiale : la vitalité de cet univers bohème et la tragédie de sa dissolution ne sont nulle part plus poignantes, plus obsédantes qu’à l’instant de ces derniers soubresauts, de ces adieux, de ces départs en exil. Conclusions. Au club de l’université. Déjeuner au soleil. Mi-plaisir d’être là, mi-sarcasme. Élégance mesquine très élaborée, confort masculin des vastes fauteuils, luxe d’une bouteille de bon vin après avoir fait queue à la cafétéria. En descendant acheter des cigarettes, je croise de vieux professeurs hébétés qui lisent leurs journaux, des tablées joyeuses de jeunes esbroufeurs. L’univers de la béatitude universitaire qui aurait pu être le mien sans mon incursion dans le domaine artistique : vieille envie qui revient, vieille peur d’un avenir solitaire. Encore plus gris sans elle. Mais elle est toujours là qui m’attend assise au soleil, dont elle sent la bonne chaleur sur son dos. Moi je la sens dans mes cheveux qui brillent à la lumière ; quel plaisir ce soleil qui s’infiltre jusqu’au cuir chevelu, jusqu’aux vertèbres. Nous sommes désœuvrées, contentes. Elle me rappelle le dîner annuel qui a lieu ce soir ; Martin et sa nouvelle amie viennent en ville pour ça, ils passeront nous prendre. Il faut que j’en sois. Laura voudra faire ma connaissance. « Comme ça, elle se sentira tout à fait de la famille. Elle a déjà rencontré les gosses, Stanley et Neal. » Je demande automatiquement : « Qui est Stanley ? » C’est la première fois que j’entends ce nom. « Je ne t’ai jamais parlé de mon ami Stanley ? » « Non. Neal, je connais, mais je ne savais pas qu’il y avait quelqu’un d’autre. » « Oh, Neal, ça fait un temps fou que je ne l’ai pas vu. » Je suis stupéfaite. « Stanley est une preuve des pouvoirs de la publicité. » Je la regarde. « J’ai passé une annonce dans le journal. Les gosses m’ont dit que j’étais folle. Mais j’avais vraiment envie d’essayer, de
savoir s’il existait encore des hommes sensibles et intelligents capables d’apprécier l’amitié et la conversation. Tels sont les termes que j’ai employés. » Je la contemple, curieuse, partagée entre la pitié et l’admiration. Elle se sentait seule à ce point ? Elle a eu ce courage ? Je vois sa mûre beauté, je vois qu’elle sait rire d’elle-même. Un numéro de boîte postale, bien sûr, pas de nom. Et puis les réponses ont commencé à arriver. Nous les avons étalées sur le lit, Pia, Valérie et moi, nous les avons lues à haute voix et ça nous a fait bien rire. Dans l’ensemble c’étaient des dingues. Des illettrés. Des cochons lubriques. Et puis à la fin on a trouvé une lettre bien signée d’un « S », exactement comme la mienne. D’un avocat qui avait plusieurs enfants et venait de vivre un divorce douloureux. Sur du papier de l’université avec le nom de son département. Évidemment je l’ai cherché dans le catalogue et je n’ai pas eu de mal à le trouver. Lui ne savait pas du tout qui j’étais : il n’avait qu’un numéro de boîte postale et l’initiale « S ». J’ai décidé de le laisser poireauter un peu, de jouer avec lui, de m’amuser. Alors j’ai téléphoné à son bureau et j’ai laissé un message en disant que je m’appelais Serena… je te jure, c’est le seul nom commençant par un « S » qui me soit passé par la tête. Il m’a rappelée et je l’ai taquiné : « J’ai votre numéro, je sais exactement où vous travaillez et tout ce qui vous concerne. » À son tour, il a essayé de découvrir qui j’étais, il a cherché dans le catalogue, il a joué les agents de la CIA. Et n’a rien trouvé du tout. Pas de Serena. Finalement j’ai cédé, j’ai accepté de prendre un verre avec lui. Il est passé me prendre à la maison et voilà, ça fait des mois que nous nous voyons. » Elle sourit : même petit sourire coquin, mi-pudique mi-têtu qu’autrefois pour Neal. « C’est un type de quarante-cinq ans, bien, qui aime ses enfants et les voit pendant le week-end. Il est venu s’installer dans un petit appartement de l’East Bay et ses gosses trouvent très marrant d’y étaler leurs sacs de couchage par terre et de camper là avec lui. Il est plus petit que moi et un peu chauve. » Détail donné, comme sa phrase dépréciatrice sur la jeunesse de Neal, pour apaiser, faire moins mal. Mais c’est l’étonnement qui domine toujours pendant qu’elle continue à énumérer les vertus de Stanley, à dire le plaisir qu’elle trouve à sa compagnie, celui qu’elle a pris à le présenter à Martin, qui est passé un jour par hasard, et combien Stanley espère connaître un jour avec son ex-femme la même amitié agréable qu’elle et Martin. Curieusement l’apparition de Stanley est supportable, et même intéressante et sympathique. La vérité m’est révélée. Stanley est un nouveau rival, encore un fantôme de ses nuits d’absence. Comme ils sont vastes, amorphes et en même temps accablants, tous ses mystères, les gouffres de ses trahisons. Il est épouvantable de devoir ajouter Stanley à tout ce que je combats et contre quoi je suis en train de perdre, mais au moins l’étranger est identifié, c’est un être humain réel, quelqu’un qui existe. La conversation tombe sur la maison, sur ce que nous allons faire pour payer le loyer après mon départ. Devrions-nous prendre un locataire ? Nous ne décidons rien. Puis nous parlons de choses et d’autres. Tout à coup elle se tourne vers moi et me sourit, me demande si j’aime ça, si ça me rend la vie plus excitante de découvrir tous les jours une nouvelle catastrophe à chaque coin de rue. Elle me taquine. Et puis ça dégénère en dispute. Son indépendance. Son droit à l’indépendance. Ses anciens amants, les miens, le rôle qu’ils ont joués, et si ça a été difficile à supporter : ses griefs à elle. Les miens : que jusqu’ici ma vie avec elle a été très dure, cette maison pleine de gens où je ne me sentais pas chez moi, son amour que je voyais diminuer, la solitude des semaines et des week-ends, des journées et des soirées, et, surtout, le fait que mon séjour doive être si bref, quelques semaines, donc que la façon dont les choses se passent ait tant d’importance pour moi : un laps de temps très bref, et puis tout serait fini. Est-ce que je vais la rayer si vite de ma vie ? me demande-t-elle. Je ne sais que lui répondre. Le soleil écrasant, le campus printanier, vert et fleuri. L’horrible contraste entre nous et la nature, entre nous et cette scène idyllique, les professeurs en balade, les enfants insouciants, les bicyclettes et les chiens. « Au bout de quelques mois, tu retournes à New York. Et à moi, qu’est-ce qui me restera ? » Bien sûr. Elle passe toute l’année ici. Il lui faut des gens autour d’elle, des assurances. Elle a raison. C’est moi qui suis déraisonnable. « Tu le dis toi-même. Tu as toutes sortes d’idées sur la liberté. » « Je sais. Je ne crois pas qu’on doive être possessif. C’est simplement que vivre avec ça est beaucoup plus difficile qu’on ne le pense. Moi je ne t’ai jamais demandé de vivre avec ça jour après jour. » Elle détourne les yeux. J’avoue, honteuse, en baissant les miens vers la table alors qu’elle se lève pour partir : « Et puis peut-être que je n’arrive pas à être à la hauteur de mes idées. » Nous commençons à traverser le campus. Je l’interroge, en regardant les professeurs et les gamins, en me demandant si nos différends sont chose courante, provisoire : « Tu crois que l’ennui est inévitable dans les relations humaines ? » Elle me répond par une conférence : « Évidemment il y a des cycles dans ce genre de relations. Elles mûrissent et passent par certaines phases. D’abord elles sont très sexuelles et puis ça peut se ralentir pendant un certain temps, prendre une autre direction, se rallumer, flamber encore et de nouveau s’éteindre. » Elle continue, elle joue les sages, mais j’ai l’impression qu’elle me parle avec condescendance. Nous passons devant un bosquet, des fleurs, une tour. « Il faut t’obliger à comprendre que je suis libre de faire ce que je veux. » « Je comprends très bien, tu m’y as obligée. » Le ton qu’elle prend me soulève le cœur. « Et je ne vois pas pourquoi le fait que je vois d’autres personnes te poserait des problèmes. Nous l’avons fait toutes les deux dans le passé. » « Mais nous étions loin l’une de
l’autre, nous ne vivions pas ensemble. » « Il y a eu Sarah, il y a eu Bea », insiste-t-elle. « Que crois-tu que j’ai éprouvé quand j’ai dû passer la nuit dans ce motel parce que tu étais avec Bea qui arrivait de Los Angeles ? » Je me rendrai compte avec des heures de retard qu’elle n’a pas du tout passé cette nuit-là dans un motel, qu’elle est repartie, furieuse, pour San Francisco. Comme elle est exaspérante. À l’époque la jalousie, à supposer qu’elle en ait vraiment éprouvé, était une chose naturelle. Je trouvais ça flatteur, ça montrait que j’avais de l’importance pour elle. « Ça n’est jamais que deux soirs en trois ans. Et toi aussi, tu as eu des amants : Brian, Hank. Mais ça marchait quand même. On ne les voyait pas quand on vivait ensemble ; on avait chacune notre appartement à l’époque. » J’ai beau argumenter, elle est hostile, résolue. C’est sa façon d’être qui me désespère, comme l’autre jour son mensonge à propos de Neal. Si elle était venue me trouver en me disant « écoute, j’en ai envie », j’aurais pu comprendre, mais c’est ce si-ça-ne-te-plaît-pasva-te-faire-foutre, cette brutalité qui me tue. Comment lui expliquer la différence ? Sa voix est dure contre moi, négative, méprisante. Elle me reproche de ne pas voir assez de monde, de ne pas avoir plus d’amis. Brusquement la colère me prend. Ce ton condescendant me blesse comme une malveillance. « Ce n’est pas ici que je vis. Je n’ai pas d’amis ici. » « Tu ne fais même pas d’effort pour ça. » Je me tais, nous longeons une palissade, marchons sur un trottoir, la terre est brûlante et sèche, cet endroit est laid et n’a aucun sens, je suis tellement en colère que je serais capable de la frapper, je m’en étrangle presque. « Écoute, je connais exactement quatre personnes, l’une d’elles étant une amie, les trois autres de simples connaissances. Parmi celles-là, il y en a une que je n’ai jamais réussi à joindre, elle n’est jamais chez elle. Les autres, je les recherche tout le temps. Je vois Sherman chaque fois que je le peux. Susan aussi. Quant à Alta, j’ai pris un verre avec elle hier pour la première fois. Crois-moi, j’essaie. Je passe ma vie à les pister. » Je me sens idiote de lui parler ainsi, mais je veux absolument qu’elle prenne conscience de la vérité, qu’elle sache combien je me sens étrangère ici, que j’y suis venue exclusivement pour elle, parce qu’elle y vit. Chose qu’elle m’a interdit de mentionner, parce qu’elle n’a pas envie de se sentir « coupable » à ce propos. Mais ce n’est pas ce problème, futile ou permanent, qui importe. C’est son mépris, la facilité avec laquelle elle me traite comme un enfant qu’on a dans les jambes et à qui on dit d’aller jouer dehors, de se trouver des camarades. Ou comme un être socialement inepte, qui n’a pas réussi à s’adapter. Nous longeons le terrain de football. Je m’étonne encore qu’elle puisse me mépriser si aisément, ça me fait mal. Je m’étonne d’être en colère. Nous approchons de son bureau. Une centaine de mètres et nous allons nous dire au revoir. Je cherche que dire, que faire. Lui présenter mes excuses ? Admettre que je suis mauvaise joueuse, que j’ai été jalouse alors que je ne l’aurais pas dû, me montrer contrite, me laisser reconquérir ? Je ne dis rien et nous nous séparons. Et le lendemain, pendant la nuit, c’est à peu près la même chose. L’étouffement, l’attente rigide. Plus quelque chose de nouveau : mes poings qui se serrent, mon corps qui se convulse. La colère ? Comment serait-ce possible ? C’est à peine si j’ose examiner cette idée. Il fut un temps où ce lit était fait pour dormir, pour lire, bavarder, faire l’amour. Je m’asseyais et je passais la moitié de la nuit à bouquiner si j’en avais envie, ça ne l’ennuyait jamais, elle me le suggérait elle-même, m’encourageait à prendre un livre, à fumer, à faire ce que je voulais. Et maintenant je ne peux même plus bouger, ça me fait peur, ça m’est interdit. Je suis aussi prisonnière dans ce lit que dans tous les autres aspects de ma vie. C’est elle qui fixe l’heure où nous allons nous coucher. Je pourrais rester en bas, mais j’en suis incapable, une fièvre me prend à l’idée de perdre ces rares instants d’intimité, ces moments où je suis couchée tout près d’elle, où je sens sa chaleur, son corps, où il se peut qu’elle me fasse l’amour. Évidemment c’est ça, ce n’est que ça : la possibilité qu’elle me fasse l’amour. Elle s’est détournée, prête à dormir. S’agit-il seulement d’une frustration sexuelle ? Je me le demande. Comme hier soir lorsque j’ai étouffé mon désir en la voyant me tourner le dos, je fournis les raisons habituelles : une semaine de travail, son job, sa fatigue. Mais demain elle prend un jour de congé, nous allons à Napa. Tant pis. Après la dispute du déjeuner, que pouvait-il se passer ce soir ? Cette dispute. À mon retour il m’est arrivé quelque chose de bizarre. Je me suis occupée de mon courrier, de cette pile de lettres auxquelles je ne réponds jamais : mon réservoir de culpabilité, d’infériorité, par contraste avec son efficacité sans pareille. J’ai réglé toutes mes affaires. Pas question de me conduire en victime. J’agis pour moi. Ensuite je suis sortie et je nous ai acheté un poulet. Le dîner a été passable malgré la dispute. Après, nous avons lu. Une heure agréable, peut-être, dans toute la soirée. Je l’ai taquinée en allumant le feu, je me suis vantée de faire ça mieux qu’elle. Je me suis penchée vers elle, je lui ai éclaté de rire en pleine figure et mes lèvres ont effleuré ses seins. Puis je me suis rappelé que j’avais un bouton sur le menton et j’ai baissé la tête. Je me retourne sur le dos, dans l’espoir de respirer plus facilement. Environnée d’interdits, je bouge avec des gestes furtifs. Ça ne sert à rien. Je passe plusieurs minutes à essayer de me hausser sur les oreillers, pour surélever ma gorge et mes épaules. Pour trouver de l’air. La chambre d’en face me fait signe. Mon espace à moi. Un livre. Des cigarettes. Je guette le moment
de m’enfuir, de me glisser dehors dans le noir, j’allume déjà la lumière et j’ouvre un bouquin en esprit. Elle se retourne et s’agite dans son sommeil, avec bruit, sans peur, sans en avoir conscience. Je me recouche sur le dos en attendant que le courage, le besoin ou la crainte maniaque d’étouffer deviennent assez puissants. Mais ce soir j’ai plus de courage que de peur, ce soir il est possible, possible, plus qu’hier, de la quitter, de me lever et de partir. Je joue avec l’idée de rester, de vaincre mon impulsion, dans la crainte des nuits à venir. Mais cette chambre là-bas, l’idée d’être seule, d’avoir mes aises, de faire ce qui m’intéresse, tout ça est trop désirable. J’en meurs d’envie. Par comparaison avec cette tombe où je gis, cette sensation d’étouffement, l’inutilité de rester. Lentement, avec précaution, je trouve les cigarettes et le livre. Un instant plus tard, je me lève en évitant les planches qui craquent, je marche sur le tapis du palier, j’approche de la porte, je prends un foulard de soie qui pend à la poignée pour étouffer le bruit de la serrure. Je suis sauvée. Je suis libre. Pendant tout le trajet jusqu’à Napa le passé me harcèle. C’est dans un silence sinistre que nous traversons les champs de pétrole de Richfield, la capote de ma voiture fermée. Journée de vacances, terne et silencieuse. Le temps est gris et sans intérêt, sans promesse. Chaque détail est un sarcasme par rapport à nos parties de plaisir d’autrefois. À nos balades, quand nous filions, capote baissée, radio tonitruante, sur la route de San Francisco, à quatre-vingts miles à l’heure, ma main posée sur sa cuisse. Même en voiture découverte je m’asseyais tout près d’elle, le ciel autour de nous hurlait de joie. Les automobilistes pouvaient en penser ce qu’ils voulaient, nous étions la jeunesse et l’exaltation, nous étions tous les étés du monde, nous avions découvert, inventé l’amour. Quand il m’arrive de penser à ces premiers jours, ce que je revois, c’est souvent une image de nous deux sur une route de campagne près de Napa. Le capot qui débouche en haut d’une colline sur un paysage d’arbres, avec des vaches. Nous rions en nous tenant les mains, nous chantons des chansons pop ; nous rêvons tout haut, nous choisissons notre restaurant, nous nous racontons nos anciennes amours et notre vie passée, nous composons de longs paragraphes pornographiques extempore pour une maison d’édition imaginaire que nous avons baptisée « Braguette en feu ». « Un jour il faudra penser à emporter un magnétophone et on fera fortune. » « Tout ce qu’il nous faut, c’est une presse, inutile de se donner du mal, on sécrétera tout simplement le bouquin quand on aura envie de baiser. Le monde a besoin d’une pornographie nouvelle. » « Ça sera un sous-produit de nos amours, des friandises bien juteuses à fabriquer pendant nos moments libres. » Elle m’étreignait la main et le mot « juteux » nous inspirait de nouvelles envolées, des turpitudes, des caresses verbales et des rires, nous poussait à courir le risque de mêler le lascif et le tendre. Sita faisant du quatre-vingts sur la route, cette route magique qui va de Sacramento à San Francisco, celle de nos grands week-ends dorés, encadrée par les collines semblables à des seins verts et moussus. Sa Californie à elle, les collines qu’elle m’a appris à aimer. Comme elle m’a appris à vivre ces moments-là, m’a enseigné la cuisine et le vin et le soleil de notre Méditerranée à nous : la Californie et toute sa signification, toutes ses promesses. Non pas, pour une fois, le sordide Hollywood ou le Frisco du touriste, mais la vraie Californie, qui a toujours été à l’image de Sita, ces collines vertes et douces, sa plénitude, sa beauté, son humour et sa bonne humeur et sa connaissance du monde, tout ce qu’elle m’apprenait et me donnait, comme elle m’apprenait la jeunesse et la manière d’être jeune, et que c’était un sentiment qu’on se permettait une fois la serrure enfoncée par l’amour, un ravissement, une belle et riche journée de printemps. Et cet autre printemps d’aujourd’hui. Trois ans plus tard, nous sommes devenues ces deux pygmées grisâtres. Qui restons silencieuses pendant des kilomètres parce que nous n’avons rien à nous dire. À part quelques commentaires contraints sur une maison que nous croisons, une voiture ou un écriteau. Je me détourne et je regarde par la vitre et je lutte contre les larmes en évoquant le soleil tonitruant de cette autre époque. Nos deux corps sont morts entre nous. C’est elle qui conduit et moi je reste assise sur mon côté de la banquette. Il serait inconcevable que je me rapproche d’elle, l’idée ne lui viendrait jamais de poser sa main sur ma cuisse comme elle le faisait autrefois ou même de baisser la capote. J’entends dans ma tête ce terme de psychiatre : « Comportement inadéquat ». Autrefois et maintenant. C’est ce qui me rend malade à chaque fois, cette disparité entre ce que nous avons été et ce que nous sommes devenues. Cette joie suffocante. Ou même – et c’est une pensée plus dangereuse – cette disparité entre ce que nous sommes et ce que nous pourrions être si nous recommencions à aimer. Car tout cela est possible. Objectivement nous avons tout : une voiture et une balade à Napa, un bon déjeuner au pays du vin. Les collines commencent à être d’un beau vert et la moutarde à fleurir dans les champs. Mais, entre nous, ce silence pesant, ce découragement. Cet ennui. Comme elle doit s’ennuyer, à rouler ainsi, les yeux fixés sur la route, si loin de moi. Cet ennui terrible, je le ressens aussi. Mais c’est pire, c’est du chagrin. Sita avait suggéré une petite visite à la maison de Jack London dans la montagne. Et c’est là, après les photographies et les premières éditions, après les artefacts d’une existence virile – bateaux et vie de luxe, jerseys et voiles et vieilles lettres et chaises de fabrication artisanale –
c’est là que nous nous sommes disputées. Là que nous avons connu pour la première fois quelque chose qui ressemblait vraiment à une bagarre : vingt minutes amères sous les arbres à côté du parking. J’avais eu envie d’aller m’asseoir sur un banc dans le petit bosquet pour me remettre des fatigues de cette visite touristico-littéraire, fumer une cigarette, savourer les pâles efforts du soleil et le paysage. Sans me douter de ce qui allait venir. Bien sûr, j’avais mon petit plan. Étant donné ce cadre, nous allions parler, communiquer, combler le fossé avant qu’il ne s’élargisse, rétablir le contact, nous retrouver. Je cherchais mes mots, une façon de dire tout ça, c’était une obligation qui s’imposait à moi avec urgence, mais le vocabulaire me semblait tellement inadéquat, surtout celui de tous les jours, le langage parlé. Trouver les termes admis de la conversation quotidienne qui ne soient pas de l’argot ou du jargon, mais qui aient encore la pureté de ce qui est simple. En voulant que mon ouverture soit presque un bouquet, une façon hésitante de lui faire ma cour, et ça se réduirait sans doute à une litanie incohérente, débile, saccadée, qui voudrait seulement dire en fin de compte je t’aime, mais qui le dirait avec une force nouvelle, d’une manière neuve, qui me rendrait l’accès de son cœur. Et c’est elle qui m’a sidérée en m’attaquant avec venin, avec rage, femelle insultée qui me débitait la liste de ses griefs : rhétorique du mouvement, propagande féministe. Parodie de notre situation, hypocrite, malhonnête. « C’est une espèce de sous une chambre à soi », ai-je dit. Blessée qu’elle me traite en ennemie. « Exactement, c’est exactement ce que je veux dire, que j’ai besoin d’une chambre à moi. » « Virginia Woolf pensait aux écrivains, pas aux amantes. » Elle m’ignore. « Je veux que tu me laisses libre. J’ai besoin d’espace. Il fallait que je te le montre. Que je te l’apprenne, même si tu n’en avais pas envie. » Je la regarde, stupéfaite. Chaque mot est un coup de poing. « Il fallait que je te le fasse comprendre. Même si ça impliquait un geste un peu théâtral. Et la chambre de Paul, c’est pour ça. Et les nuits que je passe dehors, c’est aussi pour ça. J’ai besoin de ma liberté. J’y tiens. » « Évidemment. Personne au monde n’a le droit de le contester. » Je me lève, prête à partir. Je ne veux pas me battre, je veux la paix. Mais avec elle pas question de gagner. Ni de parler, sauf pour se disputer. Elle veut sa liberté, c’est très bien. Il est normal qu’elle la prenne. La seule chose qui me chiffonne, c’est la définition qu’elle en donne, c’est que cette liberté augmente à mesure que mon importance diminue, c’est qu’elle doive m’éliminer pour s’épanouir. Elle me précède en direction de la voiture. J’ai envie de lui crier : mais pour moi il n’y a pas de liberté. Moi, qu’est-ce que j’ai ? Qu’est-ce qui me reste ? Tu t’éloignes de plus en plus, tu te réserves une chambre pour toi toute seule, tu prends des amants, et mon sort à moi c’est de t’attendre, de te voir quand tu en trouves le temps, de me retrouver casée vite fait avant ou après ceux qui ont une existence réelle, les hommes, et d’avoir fait quatre mille cinq cents kilomètres pour ça. Son dos est raide de colère, vertueux, effrayant. Je la suis dans la voiture. Nous pensions prendre un verre chez Juanita, pas y déjeuner. C’est un détour quand on va dans la direction des vignobles, mais une vieille impulsion nous a conduites vers la grande maison délabrée pleine de fauteuils trop rembourrés, de coqs et de souris qui urinent dans des cages, sans compter Juanita elle-même, semblable à un grand divan rebondi, grosse, méchante, acariâtre, aussi bizarre et envahie par les antimacassars et la moisissure des plantations décadentes que son auberge. Mais tout ça merveilleux : cette vulgarité, ces statuettes de saints en albâtre, les « antiquités » croulantes, le singe qui se saoulait au dîner… comme ça nous avait étonnées, passionnées la première fois. Le temps de jeter un coup d’œil à l’auberge, de sentir l’odeur des souris, de comprendre que c’était leur urine dont les journaux entassés dans la grande cage au milieu du hall étaient trempés qui parfumait l’énorme baraque, d’esquiver le singe qui essayait d’escalader ma jambe et, sans un mot, nous reprenions nos valises. Fascinant, cet endroit, mais impossible à avaler. Pas question en tout cas d’y passer le week-end quoique Pia y ait vu du « kitsch à l’état pur » et que je me sois rappelé Juanita à l’époque où elle avait une péniche à Sausalito, et où Sherman m’y amenait, au cours de ces splendides expéditions à San Francisco, au début, pour y manger des galettes chaudes à toutes les heures de la nuit avec des flics et des pop stars et tout le beurre qu’on voulait. Pas d’addition, on prenait ce qui tirait l’œil et on déclarait ce qu’on avait mangé à la porte. Mais Juanita n’était alors qu’une vague présence, qui échangeait des obscénités dans son coin avec les troopers et les camionneurs. Maintenant c’était au contraire une présence énorme qui nous hurlait, campée sur le seuil : « Où vous allez, les filles ? » Et nous, prises sur le fait, nos valises à la main, en train de la fuir. Même le sang-froid de Sita lui a fait défaut pendant quelques secondes, mais nous nous sommes inventé une course innocente et nous avons roulé à tombeau ouvert jusqu’au prochain hôtel. Sita y avait déjà séjourné. Un monastère transformé, ça semblait parfait. Cependant, après inspection, c’était trop protestant. Antiseptique. Un dessus de lit en chenille pastel façon Hollywood. Une lampe de motel. Et voilà tout. La chambre la plus nue que j’aie jamais vue. Nous étions prêtes à retourner là-bas. Aussi honteuses qu’amusées, toutes les deux, de notre poltronnerie. Comme si l’immensité de notre amour excusait tout, et même ces tergiversations typiquement féminines, cette timidité devant des singes et des souris et ce que la maison avait de bizarre.
Dans notre chambre, ou plutôt dans notre appartement, car Juanita, nous faisant la faveur de nous accueillir pour la nuit, ce pour quoi il fallait avoir des relations, nous donna un salon meublé d’un divan victorien et une chambre dont le lit me paraissait sorti tout droit d’une maison close du XIXe siècle, tout, le lit, le bureau, la toilette fleurant la sensualité, avec les nus impressionnistes au bain, une Madame Bovary et des relents angoissés d’amours romantiques dans des lieux illicites… dans notre appartement, donc, à l’abri des souris, des coqs et du singe, j’ai regardé par la fenêtre la cour envahie par une molle végétation et je me suis rendu compte que cette pièce incarnait toutes les plantations en ruine, tous les dangers bien réels de la crasse et de la chaleur et d’un passé ranci, et beaucoup plus encore que Tennessee Williams n’aurait pu en supporter. Mais comme il aurait aimé ça. Et j’appris par la suite que son ami y venait souvent. Je découvris aussi que les couloirs étaient pleins de touristes : nous avions fait l’amour, elle dormait et moi je préparais un cours lorsqu’ils envahirent la maison à grand bruit, tâtant bêtement la poignée de la porte, avec des commentaires, des exclamations, un vacarme qui était un véritable viol. Je mis un écriteau à la porte de la chambre où elle dormait et je passai les trois heures suivantes à les écouter lire d’une voix tonitruante : « Ne faites pas de bruit, s’il vous plaît, quelqu’un dort. » À les écouter comme un dragon dans son antre, prête à bondir, farouchement décidée à la protéger, ma dame endormie, mon adorée, avec mes faibles forces, alors que jusquelà c’était sa prérogative à elle. Mais j’avais enfin ma chance, mon occasion d’agir en aînée tout en étant la cadette, en sage, moi qui en savais moins qu’elle, en amante, moi qui étais l’aimée. C’était le week-end de Sally Jean, notre double éponyme, notre alter ego mythique et commun. Tout avait commencé avec les albums de collège posés sur la table de chevet. Entre deux caresses, elle m’en avait lu des extraits, et son accent rendait hilarante cette prose bébête, faisait de ces inscriptions griffonnées « À une fille chouette », un texte comique entièrement neuf et merveilleux. Elle avait, par l’intermédiaire de Pia, maîtrisé l’idiome et pouvait tenir le coup pendant des heures. « Faut que tu m’en roules un, Sally Jean. Tu les roules vachement bien, mon chou, t’sais. » Avec des clins d’œil et une main lascive posée sur mon ventre. Je n’avais jamais rien vu ni entendu d’aussi drôle, d’aussi absurde que cette scène. Et je l’appelais Sally Jean, moi aussi. Nous étions toutes deux transformées en adolescentes américaines oxygénées, le chewinggum à la bouche, vulgaires, nympho, fainéantes, idiotes. Le fantasme parfait, l’évasion, la charade idéale. Tout ce que nous n’étions pas, l’inverse de nous-mêmes, nos contraires. Le miroir dans lequel nous plongions pour y tenir nos rôles et y jouer nos jeux les plus salaces, y accomplir nos turpitudes. Jusqu’au mépris exprimé par le symbole de Sally Jean qui représentait pour nous une flatterie, l’assurance que nous étions nous-mêmes. Dieu sait pourquoi, Sita-Sally-Jean me tapotant les fesses, sa lubricité condescendante – « Tu les roules vachement bien, t’sais » – était le plus beau des compliments, le lien le plus intime qui pouvait exister entre nous. Nos moi secrets. Des incarnations auxquelles personne ne croirait, qui échapperaient à la compréhension des autres. Un code. Comme les draps blancs et noirs. De merveilleux motifs à la Beardsley, magnifiquement dessinés et reproduits ; nous en possédions une paire chacune et ils étaient notre talisman, notre fétiche. « Tu te souviens de moi ? La fille aux draps noirs et blancs », disaitelle de sa voix traînante, en mâchant son chewing-gum. Si tu t’y perds, pense à ces draps noirs et blancs, Sally-Jean. » Mais tout cela est si loin alors que nous entrons dans le bar, ce bar immense et miteux où nous prenions un verre avant de dîner, de nous attabler devant les énormes repas rabelaisiens de Juanita – steak et rosbif à la fois – repas qu’on ne pouvait jamais finir, on était forcé de s’arrêter au milieu, mortes de fatigue et de gourmandise frustrée. Un soir, une harpiste s’est approchée de notre table, devinant en nous des amantes sans doute, des gogos peut-être, en tout cas elle s’est assise à côté de nous et nous a joué tout ce que nous aimions. Sita avait une tendresse particulière pour une chanson à la fin de laquelle était posée cette question : « M’aimeras-tu toujours demain ? » Je le voyais à travers son âge, qu’elle craignait que je la quitte, qu’elle s’étonnait de ne pas me voir rassembler autour de moi cette armée de jeunes femmes qu’elle imaginait rôdant aux alentours en attendant que je les prenne. Il y avait dans cette chanson un vers, « Tu m’as si gentiment donné ton amour », qui représentait bien, pensais-je, ses sentiments à mon égard, son étonnement de m’avoir vue approcher d’elle avec docilité et douceur, chose à laquelle elle ne s’attendait pas de ma part, vu ma réputation de don Juan femelle et de terroriste, mais qui la désarmait complètement et qui, par degrés peut-être, mais très vite, était devenue vraie pour moi, de sorte que ces mots avaient un contenu sexuel spécifique – ou peut-être devrait-on dire amoureux – et cependant menacé par le temps et par son âge : « M’aimeras-tu toujours demain ? » Cette femme avait dû le sentir et, qu’elle fût ou non ignorante de ces choses, en être touchée, elle nous chanta et nous rechanta la chanson. Elle avait presque le même âge que Sita. Et je les trouvais sottes de se faire du souci. Et j’avais raison. Quelle ironie dans ce souvenir et dans tous ceux qui viennent m’assaillir sur ce tabouret de bar. Catatonique à force de silence, prête à donner ma vie pour trouver une plaisanterie à échanger avec la barmaid ou le couple de touristes à notre droite. Je commande un gin-and-tonic. Sita, un campari. Je suis contente de voir qu’elle boit, que dans notre humeur noire, elle fasse quelque chose, n’importe quoi, qu’elle parle aux touristes, les charme, ou se montre
démocratique avec la barmaid. Ou même qu’elle remarque les préparatifs du déjeuner. Elle propose que nous restions. J’avais espéré un terrain plus neutre, moins hanté, un lieu nouveau. Elle dit qu’elle a faim et que conduire l’a fatiguée. Eh bien d’accord, évidemment. Nous nous asseyons dans un petit box, environnées par l’assortiment habituel de bric-à-brac des années 50 que Juanita affectionne : des horreurs qui, parce qu’exposées à l’attention, deviennent des curiosités. Sita a pris le plat du jour, de l’agneau rôti. J’ai commis l’erreur de ne pas l’imiter et je m’étouffe à moitié en essayant d’absorber une quantité gigantesque de choses qui seraient mieux à la table du petit déjeuner. Nous mangeons. Nous ne parlons pas. Il n’y a plus rien à dire, rien du tout. Autrefois quand nous mangions ici nous étions heureuses, délirantes de bonheur. Et maintenant nous sommes malheureuses. Je hurle en silence : ça n’est que ça, ça se réduit à ça ? Elle mange son agneau rôti à petites bouchées polies, elle me demande si j’aimerais un verre d’eau. Dans ce décor dingue, dans ce climat de désespoir, de perte et de déception, elle reste une dame. Les moments passés dans ce drôle de petit box couronné en guise de dais d’un lambeau de tulle rose, sur ces fauteuils roses sans âge originaires d’une de ces maisons où l’on détestait aller en visite quand on était enfant, devant ces grandes assiettées de nourriture délicieuse qui tout à coup ne me met plus l’eau à la bouche, mais le cœur sur les lèvres, de sorte que la question de savoir si je vais vomir ou pas se pose à moi autant que celle qui touche à ce deuil, ce deuil que je dois au temps, cette chute épouvantable : comment peut-on posséder l’amour et le perdre ? Comment peut-il être là et ne plus y être l’instant d’après ? Comment cesse-t-on d’aimer ? Moi, je n’ai jamais cessé. Ces moments sont comme un enterrement, une petite parodie sinistre que, j’imagine, tous les hippies de la cuisine doivent observer et trouver drôle, alors que justement Sita se demande à haute voix comment Juanita pourra jamais réaliser les bénéfices dont elle a besoin pour acheter l’auberge si elle doit nourrir toute cette bande. Ces moments-là sont les pires de tous. Ce petit box est notre cercueil. Devant chez Juanita il y a une fontaine de pierre ronde. Sita a pris une photo de moi assise sur la margelle quand nous sommes venues ici pour la première fois. Je porte un chandail noir à col roulé, en laine brute, qui m’a toujours semblé imbibé de Paris et des milieux artistiques – je l’appelais mon chandail « existentialiste » – avec un pantalon noir tout neuf qu’elle trouvait particulièrement sexy. Je suis son tesoro bello, je suis la lumière de ses yeux aujourd’hui. J’ai ôté l’élégant chapeau de paille que je portais et mes longs cheveux bruns brillent au soleil. Je suis très bien. Mais pour elle j’étais merveilleuse et elle avait coutume de montrer cette photo aux gens, avec une fréquence et une tendresse qui me rendaient nerveuse. « J’ai pris cette photo de Kate pendant un week-end chez Juanita, à Fetters Springs », disait-elle, en la montrant aux enfants, à ses collègues de bureau, aux amis. Comme si ce Kodachrome était une merveille. En sortant, nous passons évidemment devant la fontaine, cette fontaine au bord de laquelle Juanita, avec un aboiement de flic, nous avait arrêtées, la fontaine de la photographie. Plus loin, c’est le faux ranch qui abrite les animaux, les ânes, les poneys, quelques moutons moroses et le rassemblement habituel de volailles mal assorties. En voyant la fontaine, je la contourne, entraînant Sita derrière moi, et je fais semblant de porter un intérêt extraordinaire à ce que les mules mangent. Mais quand nous repassons devant pour gagner notre voiture, c’est mon fantôme que je vois, une jeune femme aux cheveux bruns luisants, en chandail noir, qui contemple avec extase l’œil mort de la caméra, dont les yeux de papier pâli regardent, miraculeusement aveugles, le spectacle illusoire d’un lendemain très certain. Je passe, comme devant une folle ou un cadavre. J’y avais pensé avant même de monter. J’y avais pensé comme on pense à quelque chose de prodigieux, de fantastique, qu’on se sait incapable de produire ou de réaliser. Et puis je l’ai fait. J’étais de plus en plus sûre d’y arriver en me déshabillant dans ma chambre, mais ensuite, en allant dans la salle de bains pendant qu’elle se déshabillait, elle, en face, dans la chambre de Pia, j’ai paniqué. Pourtant voilà qu’en arrivant devant la porte de « ma » chambre, je la vois s’installer dans ce qui est pour l’instant « notre » lit et que je lui dis avec douceur : « J’ai eu beaucoup de mal à dormir les deux dernières nuits. Je crois que je vais aller là-bas pour ne pas te déranger. » Et, comme j’arrive, sauvée, forte, miraculeusement forte dans l’autre chambre, je l’entends protester. « Eh bien alors, c’est moi qui vais changer. » « Non, reste là. » Sur quoi je me rends compte que j’ai oublié mon livre, que je n’ai pas de cigarettes. Rapide incursion à la recherche du bouquin, mais toujours pas de cigarettes. Est-ce que je vais oser descendre en chercher, au risque qu’elle bondisse et vienne me remplacer dans le lit de Pia, que mon geste soit effacé, mon effort réduit à rien ? Car ce n’est pas seulement que j’ai envie de dormir seule ; c’est ce que j’ai envie de choisir, d’avoir le pouvoir et l’initiative du choix, qui ne m’a encore jamais appartenu. En fin de compte, n’osant pas descendre mais solidement plantée dans le lit et la chambre de mon choix, je décide d’attendre qu’elle s’endorme. Je descendrai après. Avec mes cigarettes, mon livre, ma solitude et ma victoire. Pour l’instant, je m’assieds sur le lit vide.
Et je me rends compte de ce que ça signifie. Nous ne ferons plus l’amour. Je me suis dit à moimême : il faudra que tu abjures jusqu’au désir de le faire. Il faudra que tu ailles jusque-là. L’insulte qu’elle m’a lancée il y a des semaines quand je lui ai dit que l’initiative venait toujours d’elle, qu’elle avait créé une situation telle que la décision de faire l’amour venait obligatoirement de sa part. Et que c’était unilatéral, injuste, inégal, sans réciprocité. « Tu vas devoir apprendre à dire non », m’a-t-elle répondu en riant. « Le temps m’a enseigné au moins ça. » « Tu vas devoir apprendre à dire non. » Une gifle. Eh bien d’accord, je vais apprendre. Un coup à la porte. Je suis stupéfaite. Quand elle se transportait vers d’autres lits, je n’osais jamais frapper à la porte. Pourquoi n’y ai-je jamais pensé ? Mais, bien sûr, ça n’aurait pas marché. Et je sais déjà, alors même qu’elle entre et s’assied à côté de moi, qu’avec elle ça marchera. « Je t’en prie, reviens. Tu commences à me donner l’impression que j’utilise un mauvais déodorant ou que j’ai oublié d’acheter le bon dentifrice. » « Tu n’es pas la première à avoir cette impressionlà. » Mais elle n’est sûrement pas du genre à s’en accommoder. Elle me cajole pour que je retourne là-bas. Son incohérence : elle ne supporte pas le refus et pourtant force les autres à l’accepter quand elle le désire. Et y parvient, terrible dans son irritation, son autorité. Mais sans en avoir le moins du monde conscience. Comme une enfant qui fait ses quatre volontés. Je suis capable de comprendre tout ça, mais pas de lui résister. « Que puis-je faire pour te ramener à moi ? Que puis-je faire pour te rendre heureuse ? Comment pouvons-nous tout recommencer ? » Quand sa voix me dit ces choses, je suis sans défense. Et puis elle s’arrête. Elle est déjà lasse de me faire la cour. Juste au moment où j’allais me lever et la suivre. Je la regarde, debout à côté de moi. Son cou me paraît épais, elle a l’air vieille. Ses cheveux sont roulés serrés sur des bigoudis parce qu’« elle sort » demain soir. À lui les boucles, à moi les bigoudis. Je suis fatiguée. J’ai envie de lire. Elle s’ennuie, il faut trop longtemps pour me séduire. Je voudrais une cigarette : « Allez, viens, prends ton livre et retourne au lit. » Pourquoi mon livre ? Ces derniers jours elle ne me laissait pas lire au lit, à moins que ce ne soit une nouvelle offrande ? Je la regarde, en me demandant si elle a l’intention de rester ici et de me renvoyer de l’autre côté du palier. Je demande en me levant. « Tu ne viens pas avec moi ? » « Mais si, à condition que tu m’y invites. » Diabolique. Elle s’est débrouillée pour que ce soit moi qui le lui demande, qui l’invite dans mon lit. Nous nous installons. La chaleur de son corps blotti contre le mien. Et puis elle se détourne pour dormir. Il ne me faut guère longtemps pour recommencer à étouffer et pour m’enfuir. Je me lève doucement, mes cigarettes, mon livre, la traversée rapide de la pièce, celle du palier, et je retrouve mon sanctuaire. Ai-je quand même été fidèle à ma résolution ? Nous nous rencontrons dans l’escalier. Sombre, bien qu’il fasse clair dehors. Un baiser, un simple baiser pour se dire bonjour. Elle a l’odeur du soleil, de cette journée splendide, elle en a la lumière et la gaieté dans ses cheveux sur sa peau sur ses lèvres. Sa langue se glisse dans ma bouche et la mienne aussi. Je remue dans mon jean, surprise, car je n’avais pas prévu ça. Je ne m’y attendais pas. Nous nous séparons, puis nous retrouvons, bouche ouverte, ventre collé, tiédi mouvant brûlant. Et aussitôt c’est terminé. Elle me tend le courrier. Nous montons. Elle a choisi de s’installer sur le lit pour ouvrir et lire sa correspondance. Je calcule mes chances et je regarde mes lettres. Un truc rasoir de New York à propos de mon atelier, une réponse assommante à faire. Les enveloppes éparpillées autour de nous sur le lit où nous sommes assises. Elle commence à me décrire une manifestation devant le bureau du gouverneur. Les raisons qu’elle pourrait avoir de participer ou de refuser, l’inutilité d’aller là-bas sans rendez-vous. Je regarde, mais je ne l’entends qu’à moitié, j’écoute plutôt mes sens. Va-t-elle, quand elle aura fini de me raconter ce qu’elle a dit aux manifestants au téléphone, va-t-elle revenir à la scène de tout à l’heure dans l’atelier ? Était-ce un prélude, une promesse ? J’ai oublié mes résolutions, je ne suis plus qu’attente. « Est-ce que ça t’émoustillerait de…» et elle me donne ses lèvres. Sans doute sa phrase aurait-elle dû se terminer par « de m’accompagner à ce déjeuner de tout à l’heure ? », mais elle ne l’achève pas. Nos lèvres reprennent leur dialogue personnel, douce et chaude poussée de nos deux langues, échange sexuel autre que l’acte génital et qui le dépasse, préambule, ouverture. Envie de déboutonner ma chemise, sensation de sa main qui déjà se fraie un chemin à l’intérieur de mon pantalon. Moi brûlante pour elle, ouverte, mouillée, affamée. Le soleil du début de l’après-midi sur nous, nos deux corps dans la franche lumière du jour. L’attendre, c’est être assise à mon bureau, voir midi passer et perdre espoir. Elle m’avait dit qu’elle rentrerait déjeuner après avoir fait quelques courses. À une heure j’avais renoncé. Et puis la voiture qui s’arrête, ses clefs dans la serrure comme maintenant ses doigts en moi. Une seconde d’attente, la rencontre dans l’escalier, l’embrasement du baiser. Et l’amour en plein soleil, avec la désinvolture d’autrefois, la sensation d’être hors du temps, le plaisir de l’imprévu, du spontané. Qui me rappelle un déjeuner à Derby Street, notre excitation frénétique, mais nous avions tout le temps du monde devant nous, elle appelait ça un « entre deux portes » ou encore « une sieste crapuleuse ». Vulgarité délicieuse, tellement inattendue chez cette grande dame
digne et sereine, ou même chez cette femme sensuelle qui se penche sur moi, sûre de son pouvoir. Au moment de jouir, je prends son sein dans ma bouche. Et puis c’est moi qui lui fais l’amour, mais ça se solde par la déception habituelle. C’est à partir de là que les choses ont mal tourné. Que le courant a été coupé. Je lui caresse les jambes, l’estomac, le pubis. Nous nous déshabillons. Je voudrais allumer sa chair, lui ouvrir les jambes, lui insuffler le feu, la boire. Mais elle ne veut pas de moi. Elle n’accepte que cette friction légère entre ses cuisses, que ce petit spasme d’un instant. Pas même que je la pénètre. Après quoi elle est prête à me reprendre. Et cette fois encore j’y suis disposée, mais moins que tout à l’heure. Déjà le déséquilibre me déprime, pénètre mon désir, encore concentré sur la chair ravissante de ses jambes, dernière vague et cris mêlés de larmes, déjà le désespoir commence à m’envahir. Une minute plus tard, la déception est là, terrible. C’était vraiment un « entre deux portes », cette fois, pas d’euphorie persistante, qui guérit, réconforte, grandit. L’esprit retombe aussitôt sur le trottoir de la réalité, dans l’odeur de goudron et d’asphalte, dans l’ordinaire. Des enveloppes sur un bureau. Une lettre de mon prisonnier qui me dit que son appel a été encore une fois rejeté. « On finit ça avec des sandwiches et du café ? » Elle est déjà debout, alerte, habillée, de retour au pays des bureaux et des horloges. Je la suis en bas, déçue, en me rappelant qu’elle est « prise » ce soir, qu’elle doit voir « un vieil ami du Sud ». Quand elle me l’a dit, j’ai cru qu’elle faisait seulement allusion au dîner. Je comprends à présent, à cause de ce qui vient de se passer, qu’elle restera toute la nuit absente. Elle me fait toujours l’amour avant et après ces nuits-là, avant et après les hommes. C’est ma prime. J’étais peut-être censée la toucher hier soir, mais hier je l’ai refusée. Et quand j’ai fini par la rejoindre au lit, c’était trop tard ou bien ça ne lui disait plus rien. Ou encore elle a senti qu’à moi non plus… mais voilà une hypothèse que nous n’avons pas le droit de formuler. Cette envolée de midi, c’est donc le programme de rechange, l’alternative, la seconde solution. Comme elle est organisée. Et juste, rigoureusement juste. Mon esprit accepte tout cela, le comprend ; mon cœur et mon ventre sont au désespoir de le comprendre. Je me suis fait avoir. Exploiter, en dépit de mes résolutions. Combien j’aurais été plus sage de m’y tenir, de me passer de ça. De ça dont la perspective était si belle et si ensoleillée quand nous avons commencé. Mais dont ensuite j’ai vu la honte. J’ai perdu. Perdu cette petite miette de fierté. Et maintenant à table : bonne manière, conversation polie. Tumulte intérieur, mais manger avec calme un yaourt au citron. Elle a des gestes vifs et rapides, hâte de s’en aller. Moi aussi je m’en vais bientôt : un rendez-vous chez un médecin de San Francisco que j’avais joyeusement oublié pendant sa visite. Je prends mon maillot de bain, une serviette, car j’ai l’intention de rejoindre Susan à la piscine ensuite, et je cherche son panier en osier que j’ai l’habitude de lui emprunter, mais je ne le trouve pas. Elle rentre dans la maison, elle a oublié son porte-monnaie. Je le lui donne, puis la raccompagne jusqu’à sa voiture. Je me demande si le panier est sur le siège. Et je me déteste d’avoir envie de regarder. Sur le trottoir je m’arrête, je m’interdis d’aller y voir. « À bientôt », me dit-elle, et non « Je t’appellerai demain. » Elle ne passera peut-être pas la nuit dehors, après tout, elle a peut-être changé d’avis. Hier soir elle m’avait déclaré : « Je vois un certain nombre de choses que je peux faire pour te rendre la vie plus facile, pour que tu sois plus heureuse. » S’agissait-il de ça ? Est-elle capable d’aller si loin ? Mais je ne veux pas qu’elle renonce à sa liberté par pitié. Si seulement elle cessait de voir les hommes parce que c’est de moi qu’elle a envie, et pas d’eux. Pas dans le seul but de me faire plaisir ou de retrouver mes bonnes grâces. La liberté sait donner avec libéralité. Elle a droit à sa liberté. Jamais je ne voudrais l’en priver. Je reste assise dans ma voiture après son départ. Qu’est-ce que je désire exactement ? Et de toute façon qu’est-ce que je peux avoir ? Elle continuera de sortir avec des hommes. Elle continuera de passer la nuit dehors. Alors, que j’aie le reste de son temps. Je m’en contenterai. À la condition qu’elle soit vraiment avec moi à ces moments-là, qu’elle soit vraiment là pour moi quand nous sommes ensemble… s’il en était ainsi, quelle importance auraient les autres instants ? pourquoi devraient-ils en avoir plus que ceux où elle est à son travail, à une conférence ? L’absence n’est que l’absence. Or, malheureusement, ça ne se passe pas comme ça. Ces heures-là sont empoisonnées, comme peut l’être l’atmosphère. Et lorsqu’elle n’est pas absente, lorsqu’elle est présente, c’est la femme morte ou hostile de Napa. Moi, de mon côté, la plupart du temps, je suis morte aussi à ma manière, passive, ne réagissant qu’à ses humeurs, brûlante d’excitation sur un escalier, mangeant un yaourt avec nervosité. Toute initiative m’est retirée. Le fait même de poser mes mains sur ses épaules aujourd’hui quand elle m’a embrassée sur le lit me faisait si peur, j’étais terrorisée à l’idée de prendre cette liberté, de faire le premier pas, de m’exposer à l’incompréhension ou aux rebuffades. C’est à peine si je parviens à répondre, à m’exécuter, à mener à bien ma part du dialogue. Dilemme. Sa polygamie, ma monogamie ; son activité, ma passivité. Rien de réciproque làdedans, rien d’égalitaire, aucun rapport avec cette relation adulte et indépendante dont elle parle tant. Les circonstances mêmes font que c’est impossible. Si j’avais d’autres amants, oui, ce serait le cas. Mais je n’en ai pas. Je ne connais personne ici. Battre la campagne pour en trouver un ? Je n’en ai pas envie, je ne veux pas qu’on me bouscule. Et je ne désire personne. Situation propice
au masochisme. A-t-elle été assez habile pour provoquer un état de fait tel que notre liaison, mise en péril par l’ennui que m’avait fait éprouver, que lui avait aussi fait éprouver à elle, notre mariage de l’année dernière, reprenne de l’« intérêt » par la souffrance, sous l’« inspiration » du masochisme ? Et continuer avec cette chose boiteuse, cette douleur, continuer pendant combien de temps, m’user combien de semaines jusqu’à mon départ ? Pour ne trouver à New York, où elle sera tout à fait absente, que le vide. Recommencer, un printemps après l’autre. Une année après l’autre. Son plan. Et l’alternative ? Une rupture totale. Mon plan. Puis ne plus rien avoir du tout. La victoire n’existe pas. Elle m’a appelée dans la matinée, après avoir passé la nuit dehors. À moi le cinéma seule et le pop-corn, puis un film japonais à la télévision, un livre lu dans mon lit. Diversions programmées avec soin. Le téléphone sonne pendant que je lis le journal en calculant les heures qui me séparent du moment où je la reverrai. Un bonjour très gai. D’une gaieté agressive. Moi je ne suis pas gaie, mais discrète, polie, tempérée, je fais de gros efforts pour atteindre le degré de modération idoine. Elle aimerait bien déjeuner avec moi, mais elle a un rendez-vous. Par contre, nous pourrions nous retrouver à la sortie du bureau, aller regarder le coucher de soleil sur la Marina ou boire un verre en ville. Parfait, dis-je. Quand elle raccroche, j’ai des regrets. Des remords de ne pas avoir montré plus de « pep », répondu par un « bonjour, madame » ou quelque chose comme ça. Lui aurais-je, en prenant un ton ordinaire, dépourvu d’enthousiasme, inspiré de la culpabilité, la chose au monde qu’elle ne peut pas, qu’elle ne veut pas accepter ? Était-ce une joie absolue qu’elle voulait sentir dans ma voix, un amour absolu, un pardon complet, devais-je lui ouvrir tout grand les bras ? Si je lui donnais cela, me reviendrait-elle avec plaisir ? Et puisque je ne l’ai pas fait, sera-t-elle maussade à mon retour, le temps qui m’est assigné va-t-il tourner à l’aigre ? Je ne peux plus penser à rien d’autre. Mon erreur m’obsède. Une heure plus tard elle me rappelle pour me dire que les étudiants en sciences politiques souhaitent que je visite leur classe. Je réponds avec « pep » et gaieté, je ris avec elle. Elle rentrera de son travail une heure plus tôt que d’habitude. La soirée a bien commencé par un verre sur la Marina, « Regarde-moi ces gens, me dit-elle, les Noirs sont beaucoup plus excitants que les Blancs. » Je regarde avec docilité et je reconnais que, moi aussi, j’ai toujours trouvé les Noirs plus séduisants. Mais elle ne m’entend pas, elle a fixé son attention sur une élégante femme noire qui porte une robe étonnante, très chic, dans le style des années 30. Son regard se reporte sur les hommes. « Ils sont tous costumés, tu vois ce type avec ses dents de tigre autour du cou, celui-ci en pantalon de velours gigantesque et même ceux-là, avec leurs jeans en polyester marron et ces ceintures blanches autour de leur taille musclée. » Je regarde, souhaitant que son attention me revienne, mais heureuse qu’elle soit de bonne humeur, vivante, qu’elle s’intéresse au spectacle. Au moins nous parlons ; nous ne restons pas assises là, vides et inertes. Un Noir s’arrête à la table devant nous contre les fenêtres. « On dirait un requin », dit-elle avec admiration. Il se cogne contre sa chaise et lui présente ses excuses. Elle lui pardonne avec ravissement, elle flirte. Quelques instants plus tard, en levant la tête, je surprends son regard fixé sur moi. Je baisse les yeux, confuse, gênée. Elle l’écoute parler à la table derrière elle et décide qu’il a l’accent jamaïcain. « Un accent merveilleux, un anglais si chantant », dit-elle. Je regarde par la fenêtre et le vois qui me fixe encore. Il a l’air de me parler, ses lèvres remuent, mais je n’entends pas les mots. Il ne me quitte pas des yeux. Ma confusion augmente. Je contemple la table, je me sens ridicule, j’ai envie de me sauver. Plus tard, elle me gronde : comment ai-je pu résister à son sourire, quelles que soient les paroles qu’il ait pu prononcer ? Je ne sais comment lui expliquer qu’il aurait pu être une aventure plaisante si j’avais été seule. Mais que je suis avec elle et que c’est de cela que j’ai envie. Que par conséquent il n’existe pas. Après le dîner on nous donne des biscuits diseurs de bonne aventure. Sur le mien est écrite la phrase suivante : « Vous avez une personnalité particulièrement magnétique. » Les petites ironies de l’existence. Je le mets de côté. Elle me demande ce qu’il y a dessus. Je réponds à la manière irlandaise, en l’interrogeant sur le sien. Elle semble avoir aussi peu envie de le dire que moi. « Heureuse en amour. » La moquerie est un peu trop grosse et elle reste suspendue entre nous, au-dessus de la petite table de restaurant. C’est peut-être là que se situe le tournant. Ou plutôt, dans le changement de temps. Toute la journée le temps a été très beau, superbe, tentant. Mais j’ai continué à travailler, à écrire, en attendant l’heure magique qui la verrait rentrer du bureau. Nous irions à la Marina admirer le coucher de soleil, nous serions deux amantes vautrées dans le luxe d’un vendredi après-midi. Nous avons démarré avec tant de bravoure, tant de gaieté et d’espérance, dans le soleil. Et puis le temps a changé. En dix minutes, pendant que j’achetais une pomme dans un supermarché pour ne pas boire l’estomac vide. Quand j’en suis sortie, le brouillard s’était déjà installé. À notre arrivée au bord de la mer, le vent soufflait presque en tempête. J’avais froid avec ma jolie tunique grecque, qui me donnait quelques heures plus tôt un air de fête. À l’intérieur c’était plein. Plus de tables près des fenêtres.
Et elle s’est mise à regarder les hommes. Au début c’était supportable, « amusant », propre à alimenter la conversation. Nous avons dégusté avec appétit un repas excellent. Mais cet « heureuse en amour » qui s’est installé entre nous était trop pesant, trop amer. Après la nuit dernière, après toutes ces autres nuits, après Neal et Stanley et tous ces anonymes, et même ces hommes de la Marina, ces ombres d’hommes sur les marges de notre vie, ces étrangers aux aguets, menaçants dans les coulisses, et l’idée que viendra le moment où elle va s’approcher d’eux, me les préférer, les rejoindre et coucher en secret avec eux, entre deux raids dans mon existence. C’est ça qu’on appelle « être heureuse en amour » ? Rester assise là comme une imbécile et l’écouter prononcer ces mots. Heureusement que ça s’est passé au moment où nous allions nous lever, quitter le restaurant pour aller au cinéma. Cinq minutes de plus et je replongeais dans les ténèbres, la ronde des sautes d’humeur, des erreurs et des reculs, de l’exaspération et du malaise, recommençait. Accompagnée par la fureur, l’impuissance, le désespoir. Au retour je me suis inventé une migraine, je lui ai dit que j’allais lire en attendant que ça passe. Elle devait se lever tôt, elle avait déjà mis le réveil et elle a déménagé dans la chambre de Pia. Comme ça compte pour elle que, si l’une de nous doit bouger, se séparer de l’autre, ce soit elle. Que l’initiative et le contrôle restent entre ses mains. Que la décision de la chambre à soi lui revienne. Je suis allongée dans mon lit. La perspective de lire en paix a perdu de son charme, la solitude me pèse, ma résolution s’épuise. Si j’allais frapper à sa porte entrouverte, si elle me rejoignait, comme ce serait doux. En entrant dans « ma » chambre ce soir, je suis restée une seconde immobile près de la table de chevet. Les mots « désorientée, je suis seulement désorientée » me sont passés par la tête. Qu’est-ce que je veux ? Qu’elle me soit fidèle ? Non, je ne souhaite pas circonscrire ce qu’elle appelle sa liberté. Je ne le peux pas, je n’en ai pas le droit. Alors quoi ? Ce n’est pas sa fidélité que je veux, c’est son amour. Qu’elle ait tous les amants qu’elle désire, mais que moi aussi elle m’aime ? Quelque chose comme ça. Oui, parfois. Mais ce soir ça n’a pas marché. Je n’ai pas eu ma prime. Cette ardeur qu’elle rapporte d’habitude de ses contacts avec les hommes. Un trop-plein ? Je ne le saurai jamais. En tout cas l’étincelle est toujours là. Un mouvement de reconnaissance pour moi qui supporte tout ça ? Des remords qui se changent en sentimentalisme ? Impossible à analyser. Et pourtant ça existe. Et j’en remercie le ciel, je suis assez assoiffée pour absorber cela sans chercher à en connaître la provenance. Mais je me pose peut-être trop de questions à présent. Par ennui et par lassitude. Par cynisme ou par satiété, ou encore parce que j’ai cessé d’espérer, de croire à un nouveau départ. Pourtant, si elle poussait cette porte, je lui pardonnerais tout, j’oublierais tout hormis cet instant-là, je recommencerais à zéro. Elle ne vient pas. Je ne vais pas la rejoindre. Et la baie est tout embrumée, l’air et l’eau sont d’un gris identique ; et je pense aux semaines qui me restent et qui sont moins nombreuses que les doigts de mes deux mains. Ce soir, en nous déshabillant, nous avons évoqué la possibilité d’aller nager demain après sa conférence. « Appelle-moi, lui ai-je dit, et je verrai si je peux amener une invitée. Je ne suis pas encore membre de ce club où Susan m’a conduite, mais je vais téléphoner pour savoir s’il est possible de s’inscrire un samedi. » « Je n’aurai pas le temps de t’appeler, je suis trop occupée », a aboyé sa voix impatiente, depuis la chambre de Pia. Je me suis approchée et je lui ai tout expliqué, gentiment, une seconde fois. « Il n’y aura peut-être pas de téléphone. » « Mais tu t’arrêteras sûrement pour déjeuner. » « À ce moment-là aussi je suis occupée. » J’ai traversé le palier pour regagner ma chambre, « notre » chambre, dont j’ai refermé la porte avec une exaspération silencieuse. Pendant que je lisais, la porte a battu légèrement. Je n’avais pas tiré le battant assez fort, le pêne n’était pas engagé dans la serrure. Je me suis dit : tout à l’heure je vais me lever et la fermer doucement pour ne pas la déranger. Surprise d’entendre un bruit d’étoffe et un claquement bruyant. Ça l’agaçait, elle s’en est occupée elle-même. Mais cette véhémence, cette violence. Comme une insulte. La honte, une honte étrange me fait monter le sang aux joues. Assise dans ce lit, avec mon livre, j’ai la sensation d’avoir été frappée. Il y avait dans son geste quelque chose de cruel, de plus cruel que tout ce qu’elle a pu me faire jusqu’ici. En levant les yeux vers la porte, je remarque le ballon que nous avons acheté le jour du défilé. Elle l’avait attaché à la poignée extérieure en rentrant ce soir-là et, quand elle a claqué le battant, il est passé de mon côté. Fané, dégonflé, il ressemble à un trophée de chasseur de têtes qui me ferait la grimace. Le temps passe dans la chambre. Elle est partie pour une de ses conférences. Un autre jour se traîne, un autre samedi. Ce soir son amie Maud doit dîner ici et passer la nuit. Elles ont des heures de retard. Les frustrations de l’attente : faire les cent pas dans la cuisine, surveiller les préparatifs du dîner, m’habiller. Parce que je suis au bord des larmes et que je ne veux pas pleurer, que j’ai décidé de franchir le cap de cette soirée avec un stoïcisme parfait. Si Maud s’apercevait que quelque chose ne va pas, comme elle est l’amie de Sita et de Sita seulement, elle en déduirait que « je suis difficile », que « je pose des problèmes à Sita », que « je l’embête ». Il n’est pas impossible qu’elles aient déjà discuté de moi en ces termes. Maud ne m’accorde qu’un minimum d’attention et, peut-être à cause de cela,
me rase de plus en plus depuis que je la connais. Étant l’amie de Sita et non la mienne (comme s’il n’était pas possible d’être les deux) elle fait régner entre nous un climat de politesse tendue, de plus en plus proche de la rupture à présent que son statut d’amie commence à l’emporter sur mon statut d’amante. Je vais être parfaite. J’ai déjà préparé un magnifique dîner à base de steaks et je serai le charme incarné, le type même de l’hôtesse excellente et de la bonne camarade. En fait je me retirerai complètement dans le royaume où les choses ont de l’importance. Nous aurons ce paradoxe : un foyer heureux, un bon dîner, une conversation animée ; et moi, en secret, je les abandonnerai toutes les deux, je disparaîtrai hors de leur portée. Est-ce pour moi-même ou pour Sita que je cherche à sauver la face ? Car il ne me viendrait jamais à l’esprit de lui faire une scène devant ses amis et je désire tout autant qu’elle fasse bonne figure. Notre attachement réciproque, notre discrétion, notre élégance et notre courtoisie devant autrui font depuis des années son orgueil et le mien : c’est une entreprise commune, le produit de nos deux personnalités confondues pour en former une « troisième », ce « nous » qui est elle et moi, cette amitié remarquable et passionnée, permanente, cuirassée contre la distance et la séparation, le temps et la différence d’âge, cette image de nous-mêmes que nous exposions à l’admiration générale et que nous admirions nous-mêmes, narcissisme de l’amour, apparence aux yeux des autres, c’est la chose à laquelle on renonce le plus difficilement, cette extériorisation de l’amour, qu’on abandonne avec le plus d’amertume, quand l’amour à deux est mort. Donc je vais être parfaite. Et assassiner le souci. Les deux en même temps. Car je suis arrivée à la fin de quelque chose. Et en les attendant, je le sens. Le dîner est splendide. Maud, qui ne mange jamais, mange peut-être plus qu’elle ne le devrait. Je la regarde finir son steak et je suis aux anges de la voir heureuse, oubliant que son amante est très malade, que ses parents viennent de passer trois mois chez elle, qu’elle risque comme ça lui arrive tous les ans de perdre son poste à l’université, qu’elle a peut-être un verre dans le nez. J’essaie aussi d’oublier un autre dîner ici, l’année dernière, quand elle a passé presque toute la soirée à vomir dans les toilettes. Mais c’est la Sita de ce soir-là que je veux oublier. Sita délicieusement beurrée parce qu’elle a bu le verre de vin en trop qui fait toute la différence, n’arrêtant pas de baptiser au sherry le poulet qui rôtit dans le four, Sita affublée d’un tablier ridicule et même assez laid, un tablier énorme qui la défigure, et qui pourtant avec le recul du temps laisse dans ma mémoire une image douloureuse et charmante, Sita qui rit, qui gesticule, italienne en diable, qui penche sa belle tête sur la porte du four pour inonder encore une fois la pauvre créature de vin et au bout d’un moment ce spectacle nous amuse tant que nous ne pouvons même plus lui faire de reproches, que nous nous contentons de prendre plaisir à la voir ainsi, innocemment ivre. Après un dîner si riche et si bien arrosé, Maud commence à s’endormir et devient un peu décevante. Elle dodeline de la tête, assise sur le divan. J’allume le feu. Peu après, elle est prête à se coucher. Nous restons là, Sita et moi, abandonnées par notre invitée. Et puis je ne sais pas exactement comment les choses ont commencé. Par une phrase lancée au hasard que je ne me rappellerai probablement jamais. En tout cas, nous voilà de nouveau en train de nous disputer : la vieille querelle, mais pour une fois je riposte. À ma grande surprise, j’entends ma voix lui dire que c’est fini, que je ne peux pas en supporter davantage. « Je ne peux plus, c’est tout. Je croyais que j’y arriverais, mais c’est impossible. » « Alors qu’est-ce qu’on fait ? » « On laisse tomber. » Ces mots lourds de signification retentissent dans l’air tranquille de la pièce. Je suis allée jusque-là sans l’avoir préparé ; j’ai dit cela sans avoir mesuré la distance de mon saut. Une partie de moi-même rentre sa tête dans ses épaules et attend, épouvantée. Une autre partie, dont j’ignorais jusqu’à l’existence, s’obstine. Un silence total, le silence qui précède les désastres, règne dans la pièce. « Tu ferais ça ? » « Il le faut. Je ne peux pas supporter de vivre ainsi. Tu n’es plus avec moi. » « Eh bien, dans ce cas…» Elle accepte, elle prend note de ma foutue démission et la met de côté pour y apposer le timbre qui officialisera mon départ. Ça s’est passé aussi simplement que ça. Elle n’a soulevé aucune objection. L’air dans la pièce est si vide, si plein de peur, comme si un meurtre venait d’y être commis. Je l’ai fait. J’ai dit les mots que je ne peux pas rétracter. Et c’est fini. C’est terminé. « Je regrette, chérie, je regrette de ne pas pouvoir le supporter. J’ai essayé. » « Alors je vais renoncer à eux. » Tout d’abord je ne comprends pas ce que cela signifie. Et puis je saisis : elle va renoncer aux hommes. « Je n’ai pas envie de te perdre. » Assise plus haut que moi et à certaine distance du divan sur lequel je suis à demi allongée, adossée aux coussins, elle fixe toute la puissance de son regard sur moi qui tantôt la contemple, tantôt contemple le feu. Elle a les larmes aux yeux, ses beaux yeux qui pleurent, qui m’aiment. Elle va renoncer aux autres pour moi. Ma réaction immédiate est de lui faire reprendre ce qu’elle vient de dire. Qu’elle l’ait dit serait suffisant. Et je ne pensais même pas à eux. Mais évidemment, si elle renonçait aux hommes, ce serait un nouveau départ, la fin d’un certain nombre d’angoisses. Ce n’est pas qu’elle aime les autres, c’est qu’elle ne m’aime pas : différence significative. Mais cette décision est peutêtre sa manière à elle de recommencer à m’aimer. En tout cas c’est un cadeau. Qu’elle ait pour moi cette attention, qu’elle accepte de s’engager ainsi. « D’ailleurs je ne sais pas à quoi ils me
servent, vraiment, peut-être que je me persuadais seulement de quelque chose. » J’ai envie de lui dire : garde-les, garde-les. Ne renonce à rien pour moi. Si les jeunes gens te rendent ta jeunesse, si leurs attentions te donnent de la joie, prends-les. Alors qu’en même temps le serpent exulte, veut les voir disparaître. Et que de plus loin encore me vient la voix de la victoire, rouge d’orgueil à l’idée qu’elle veuille bien me consentir ce sacrifice. « Ne fais pas ce que tu n’as pas envie de faire. Le seul résultat serait que tu m’aimerais moins », lui dis-je d’un ton pressant, et déjà le serpent l’emporte. « Tout ce que je veux, c’est que ça continue entre nous, que nous restions ensemble. » Sa voix est étranglée, émue et je la regarde stupéfaite. Pour la première fois, elle a capitulé devant moi… parce que je parlais sérieusement, que je jouais mon va-tout ? Je la regarde, humiliée par son humilité, et je me rends compte qu’elle est vulnérable, oui elle est vulnérable. « Ça dure depuis trois ans, c’est trop pour qu’on le fiche en l’air », dit-elle avec cette faiblesse toute neuve, tragique dans son humanité fragile, qui réveille en moi affection, estime, compassion, tout ce qui m’a portée vers elle au début. Et maintenant c’est comme un miracle, car elle se lève, elle se lève au milieu de ses larmes, elle se lève et elle me rejoint sur la grande peau d’ours polaire blanche où je suis, dans le luxe des coussins, la lumière du feu nous encercle tandis que j’enserre sa chaleur dans mes bras, que ses sanglots se confondent aux miens. Et quand nous faisons l’amour, c’est merveilleux, c’est une découverte, un nouveau pacte, toutes les blessures sont effacées. Les larmes et la colère sont le levain de cette tendresse que nous ressentons, de ce renouveau. Nous avons été si près de nous perdre, si près de nous séparer dans la consternation et l’amertume, si près de tout laisser tomber. Et nous avons tout retrouvé. Nous sommes restées longtemps allongées devant le feu et en jouissant nous avons pleuré.
Sur mon bureau, à ma droite, ces roses magnifiques. Orange, d’un orange vrai. Peut-être fuchsia. Avec une pointe de rouge, mais vraiment elles sont orange, littéralement orange. Les roses les plus merveilleuses que j’aie jamais vues. Je me dis que ce moment est une pierre de touche. Aussi fragile que ces roses : déjà une tige est cassée. Que le temps se fige, qu’il ne les prenne pas. Ni elles, ni ce moment. Que j’ai appelé une pierre de touche, un pic. Dont la perfection même est une espèce de souffrance. Et l’éclat celui de ces étranges fleurs synonymes de vie qui se détachent sur le brun sombre de la table, dans le vase japonais bleu foncé et blanc. Ma table de travail. L’avoir retrouvée. Avoir retrouvé ma chambre. La vue sur la ville et la mer et le pont. Tout m’a été rendu. Ma première matinée dans ma chambre à moi. Ces roses sont étonnantes, la puissance et l’intensité de leur couleur sont telles que j’ai du mal à garder les yeux fixés sur la page, à lire pour mon cours. Le fait même d’être bousculée dans mes lectures, de ne pas pouvoir écrire ou travailler pour moi aujourd’hui, même cela ne diminue en rien mon plaisir, l’augmente au contraire et accroît celui que j’attends du lendemain. Le soleil monde la pièce. Aucun des moments que je passerai dans cette maison ne sera aussi parfait que cette matinée. En avoir conscience est en soi un chagrin. Comme de savoir que ces roses se fanent, ces roses qu’elle m’a achetées hier en descendant dîner avec moi en ville, qu’elle m’a achetées sur un coup de tête. C’est Sita qu’elles irradient, elles sont le cadeau de Sita, tout est un cadeau d’elle : le soleil et la mer et la table, propres, lavés de frais, neufs pour un nouveau départ dans une pièce neuve. Elle m’a donné tout ça. Me l’a rendu. Tout ce qui me semblait aller de soi au printemps dernier, avoir une chambre à moi pour y travailler et le tiède cocon de son amour. Je ne savais guère à l’époque ce que c’était que perdre tout ça. J’étais gâtée, dorlotée, sûre de moi. Je pense à ces semaines déchirées. Tout m’a été rendu, tout m’est revenu, chaque pièce reprend sa place. Dimanche après-midi, pendant qu’elle projetait un voyage au Mexique avec Maud cet été – un voyage dont je ne serai pas puisque j’aurai déjà déménagé dans l’Est – j’ai gratté le parquet de la chambre qui est redevenue la mienne après avoir été celle de Pia, et que celle-ci vidait en même temps de ses affaires. Dan et elle ont trouvé une maison en ville. Elle a pris un emploi de serveuse dans un restaurant pour routiers à la Mission et nous régale avec des imitations de ses clients. Elle n’a pas fait allusion à Emily et, quand je l’ai interrogée sur la date de son retour, elle est restée dans le vague. Le nouvel appartement a une lumière merveilleuse, dit-elle, ses plantes vont l’adorer. Et moi j’ai pris un plaisir fou à gratter ce parquet, à le cirer, à y disposer les tapis. Mon parquet à moi que j’ai retrouvé. J’ai apporté ma table, j’ai accroché quelques dessins. La chambre est prête pour moi. Enfin, après ces terribles semaines de patience. Je lis pour le cours, je suis heureuse, excitée, les intuitions et les idées qu’on espère avoir quand on fait ce genre de travail me viennent facilement, ma méthode de réflexion est bonne, mais chaque fois que je lève la tête, je retrouve le même étonnement devant la couleur incroyable de ces roses, leur pure beauté, leur forme si sensuelle, ces pétales qui se replient les uns sur les autres, qui font une sorte de vulve, de vulve paradisiaque reproduisant avaricieusement à un millier d’exemplaires leur fente semblable à une lèvre. Chaque fois que j’abandonne un instant mon livre, pour prendre une note ou regarder autour de moi, le soleil et les roses me submergent à nouveau, me donnent un plaisir si proche de la douleur, une joie qui est la prémonition d’un chagrin. Je vais devoir quitter cette maison. Perspective qui n’est plus synonyme de sauvetage ou de fuite. Qui est devenue subitement une perte. Pour la première fais une perte absolue et irrémédiable. Je la comprends enfin : « Tu repartiras dans quelques mois pour New York et moi je resterai seule, pourquoi devrais-je courir ce risque ? » Idée qui m’était venue à moi aussi, en arrivant ici. Que très vite il me faudrait repartir et me passer d’elle. Alors, pourquoi réinvestir ? Bien sûr, comme je suis injuste. Débarquer dans cette maison et la dépouiller de tout ce qu’elle a édifié entre elle et la solitude : ses enfants, ses amants. Les enfants sont partis de leur plein gré, mais les amants doivent rester en réserve pendant les quelques semaines que j’ai encore à passer ici. Ou jusqu’à ce qu’elle se fatigue de sa promesse. Je dois à sa bonté d’avoir retrouvé ma chambre, ma vue et mon temps et mes roses. Et son amour, son attention commencent lentement à se reporter sur moi. Mais à l’instant où je reprends possession de cette maison, de ce soleil et de cette fleur miraculeuse. À cet instant même, je sens que tout va s’achever. Je le sens venir, comme le destin, avec l’imminence d’une amputation. Alors que j’étais en train de perdre, j’ai lancé les dés et je vois maintenant une autre perte s’annoncer. Quelques semaines seulement et je retourne à New York. Hier encore, en quittant le studio de Sherman, je me suis rappelé la terrasse de mon atelier, j’ai pensé qu’il serait bien agréable d’y mettre des fauteuils, de monter y regarder le soleil se coucher, d’y inviter des amis. Je me suis dit
que j’achèterais des géraniums et cette idée qui m’est venue pendant que je suivais Sita dans le couloir était presque un acte d’infidélité. Elle m’a étonnée en se retournant pour m’embrasser. Sur le chemin de North Beach où nous allions dîner, nous sommes passées devant une boutique de fleuriste et nous avons regardé la vitrine. « Si je t’achetais un bouquet ? » « Non, je t’en prie, ne fais pas ça, ma chérie. » J’avais peur qu’elle n’ait pas assez d’argent, que ce soit une folie pour elle, et en même temps j’étais ravie. « Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? » « Eh bien…» Je la suis dans le magasin. « De jolies fleurs pour une jolie dame. » Elle rit avec les vendeuses. Et puis j’ai vu les roses. Leur couleur absolument incandescente. Six pour un dollar. Pourquoi pas ? Pendant le dîner elle les a mises dans le verre à eau. À chaque étape elles me deviennent plus précieuses, plus magiques. Le serveur les admire. En sortant de la boutique, je n’étais que flattée, à présent j’en suis amoureuse. Sita est fatiguée, elle traîne cette énorme fatigue du dimanche, un seul jour de repos après six de travail. Je la reconduis à la maison, je la protège. Cette fatigue est peut-être de l’ennui. Qui sait si elle ne regrette pas déjà sa promesse. Je voudrais lui rendre sa parole. Elle se sent peut-être déjà ligotée, prisonnière. J’ai envie de défaire ce qui a été fait, mais j’ai peur d’en parler, peur qu’elle me reproche de n’avoir aucune suite dans mes idées. Et ces roses sur ma table, comme un triomphe. Si je ne retournais jamais à New York ? Si je donnais mon atelier à quelqu’un ? Fumio en cherche un depuis deux semaines. Après avoir dépensé tout cet argent et passé tout ce temps à l’arranger, à le peindre, à refaire la plomberie, à gratter les parquets ? Mais quand même ? Je prononce les mots sans pouvoir imaginer la chose. Cette idée n’est qu’un jouet. C’est comme lorsqu’on se dit : et si je me faisais renverser par une voiture cet après-midi ? Car l’atelier est mon moi et mon salut, ma seule indépendance. Mais si je le faisais ? Se retrouverait-elle prisonnière ici avec moi ? C’est ce que j’ai ressenti l’année dernière et elle aussi, ou du moins elle me l’a dit par la suite. Pourtant pendant mon séjour ici elle voulait que je reste à titre permanent, que nous vivions complètement ensemble, dans le cadre de ce « mariage » que nous évoquons maintenant avec tant d’amertume. Est-ce que je lui dois de rester ? Est-ce que le fait d’avoir tout retrouvé me crée une obligation ? Aurai-je l’impression d’agir comme une salope en partant ? Je n’avais jamais eu à m’en inquiéter jusqu’ici : ce moment ne représentait pour moi que celui de ma libération, je craignais seulement qu’il ne marquât une rupture définitive. Et je ne suis plus du tout certaine qu’il en soit une. Je pense à revenir l’année prochaine. Je suis sûre qu’elle aussi y pense, bien que nous n’en parlions pas encore. Être heureuse. Avoir cette joie. Ces fleurs et cette matinée ensoleillée. Ce cours, auquel je prends vraiment du plaisir maintenant, le dîner de ce soir avec mes élèves, avant d’aller rejoindre Susan et Alta. Une journée bien remplie. Et toutes celles qui m’attendent, que je vais passer à travailler, à nager, à jouir du beau temps et de la ville. Pouvoir, simplement, savourer le temps comme il vient. Et pourtant ces étranges roses orange ont déjà mis un point sur le temps, ajouté la note piquante du transitoire à l’instant même où elles en signalaient le sommet. Je lui téléphone pour la remercier, sans vraiment trouver mes mots, simplement pour lui dire les roses et ma gratitude d’être si heureuse ce matin. Comme si le choc de leur couleur, l’inclinaison de leurs petites tiges gracieuses, le vert vif de leurs feuilles était l’incarnation de son amour, de sa protection, de sa tendresse. Elle ne comprend pas tout à fait, mais elle a l’air contente. Comme sa voix sait être celle d’une amante, comme elle ressemble à la chair de son corps quand elle me touche. Y aura-t-il un autre printemps ici ? Et si oui, que serait-il ? Pareil à la froideur de janvier, une maison pleine de têtes nouvelles, la présence invisible d’amants, les spectres d’hommes que je ne rencontre jamais ? Ou que je rencontre seulement pour en souffrir davantage ? Son indifférence à mon égard, des disputes et des persécutions constantes, la diminution progressive de son amour ? Qui sait ? Il faut courir sa chance et ainsi de suite. Il m’est arrivé une fois de penser que moi aussi je pourrais avoir une histoire personnelle dans les mois qui viennent, rencontrer quelqu’un qui m’intéresse, à qui je tienne. Mais pour l’instant ce n’est pas le cas. Et je suis retenue ici par Sita. Par ces roses, par ce petit vase élégant, par le brun foncé de la table, le soleil qui est partout et se reflète sur les murs, la chambre transformée, par bonheur, qui n’est plus encombrée par les tableaux de Pia, par ses plantes et ses photos et ses fauteuils trop rembourrés et ses lits. Tout ça a disparu. Cette pièce est redevenue ma chambre. Elle est à moi. À moi aussi l’immensité de la mer au-dehors, chevauchée par le grand pont doré. À moi. Mon cours terminé, je suis dans les limbes, j’ai quelques heures à perdre. Je devais dîner avec mes élèves, mais il y a eu un malentendu : elles croyaient que c’était la semaine prochaine, moi que c’était aujourd’hui. Une autre me propose de m’accompagner au restaurant si « je n’ai rien d’autre à faire ». Je garde le front haut et marmonne quelque chose à propos d’un rendez-vous. Cette jeune femme se sent bien dans sa peau, elle éprouve cet enthousiasme particulier qui nous vient après un cours intéressant et ne sait pas où aller. Moi non plus. Ou plutôt j’ai l’embarras du choix : à la maison, au café Mediterranean, à la Marina, en ville. Rentrer et retrouver les roses
sur mon bureau, travailler un moment avant de ressortir pour rejoindre Susan dans la soirée. Et puis Sita est peut-être là. Immobile sur le campus dans la lumière du soir, au milieu des rhododendrons en fleur, des tulipiers, des senteurs printanières, j’essaie de me décider. Je vais chercher ma voiture. En fouillant dans mon sac pour trouver mes clefs, je me rends compte que j’ai oublié de fermer la salle de cours. Le devoir exige que j’y retourne. Après quoi j’hésite encore entre le café et la maison. La soirée est si belle, elle promet un coucher de soleil spectaculaire. Mais supposons qu’elle soit rentrée, qu’elle soit venue passer un moment chez elle avant de repartir pour son cours en ville… Et elle est là, sa petite voiture grise est devant la maison comme un cadeau. Un frisson de plaisir me vient en la retrouvant, je porte avec moi tout le poids des roses et de la matinée, j’ai des sentiments à revendre. « Je suis si heureuse de te voir. » « Oh, moi aussi je suis heureuse. » Elle lève les yeux de ses feuilles d’impôts qu’elle range, elle a l’esprit ailleurs. Son humeur ne répond pas à la mienne, à ma façon maladroite de l’exprimer. Elle s’est activée pendant les quelques instants qu’elle a passés ici et maintenant elle suspend la lessive. Je me hâte de l’aider, je la suis en bas et dans la cour en me débattant avec le linge. Et en essayant des phrases dans ma tête, avec l’espoir de trouver quelque chose, quelque alignement remarquable de mots. L’herbe rase sous mes pieds, les draps qui se gonflent. Pendant que j’en suspends un, elle a accroché tous les autres. Je cherche des yeux quelque chose à faire, mais elle est déjà rentrée dans la maison. Elle mâchonne du poulet froid dans la salle à manger. Je mange du fromage blanc directement dans la boîte, en la regardant. « Tu as le temps de boire un verre de vin ? » lui avaisje demandé en arrivant, savourant à l’avance l’idée d’un petit verre pris en agréable compagnie. « Non, je suis pressée. » Elle donne encore en mangeant une impression de hâte. Je la regarde en sentant ma reconnaissance, mon amour à l’étroit dans mon cœur. Plus tard, peut-être. Mais plus tard aussi elle a déjoué mes projets. Je suis rentrée tôt de chez Susan, je m’en suis arrachée dès que je l’ai pu. Parce qu’elle devait être rentrée. Que j’étais même en retard. Que peut-être elle dormait déjà. J’avais décidé d’être stoïque, silencieuse, de me glisser à côté d’elle sans la réveiller, simplement pour sentir sa chaleur. La lumière de l’entrée est allumée. Si elle ne dort pas encore, nous pourrons peut-être parler un peu. En montant l’escalier, la vue de la porte d’en haut fermée, celle de la chambre de Paul, me révèle tout. Maintenant que la chambre de Pia est redevenue mon bureau, elle n’a plus pour asile que celle de Paul avec son matelas de mousse. Et c’est là qu’elle s’est réfugiée. Ce qui est censé de sa part, évidemment, elle n’avait pas envie que je la réveille en rentrant. Après avoir passé l’angle du couloir, je vois le reste. La lampe à côté de notre lit dans « ma » chambre, la couverture pliée, le billet sur l’oreiller : « Belle dame, dormez bien, faites de beaux rêves. Je vous réveillerai demain matin. » Une fleur fantaisiste dessinée au bas de la page. Ces billets dégagent un parfum de douceur maternelle, ironique, presque traître. La chambre est jolie, tentante, vide. Ce soir après son départ je suis allée chercher les roses dans le réfrigérateur (où je les garde au frais, couvertes comme des icônes, car je thésaurise les précieux instants de leur vie), je les ai posées sur ma table et je suis restée assise, à regarder le soleil se coucher, jusqu’à ce qu’il fasse noir. Ensuite, j’ai encore préféré les étoiles et les lumières de la ville reflétées dans l’eau à celle, trop vive, du plafonnier, alors j’ai allumé une bougie et j’ai repris ma place, sans rien faire, jusqu’au moment où j’ai senti la faim. « Quand on est embarqué dans une relation mauvaise avec quelqu’un…» a dit ce soir l’une des amies de Susan, et la phrase m’est restée dans la tête. Qu’il est facile, une fois la chose passée, de l’étiqueter, de la juger sans espoir, de la condamner, cette histoire dans laquelle on est entré et dont on est sorti ensuite. Cette petite phrase commode revient me hanter. Susan et Alta ont acquiescé toutes les deux. « Quand on est embarqué dans une relation mauvaise avec quelqu’un, et crois-moi, ça m’est arrivé bien des fois…» Je hoche la tête ; nous jouons les femmes blasées. Et, bien sûr, elles ont raison. Je n’ai rien dit de ma situation personnelle, mais je leur ai lu des fragments de mon journal puisque nous le faisons toutes et elles savent très bien où j’en suis. Elles ont repéré la blessure et ont été bonnes à ce sujet. Sans doute aimeraient-elles me ramener sur la voie de la santé. Nous sommes amies et écrivains. Nous échangeons quelques généralités sur la vie, sur l’amour, sur ce qui est « bien », ce qui est « destructeur », ce qui est « sans espoir ». J’ai envie de protester : mais vous ne comprenez pas, je l’aime. C’est parce que je l’aime que je continue. À espérer. À essayer. Illusions, illusions romantiques, me rétorque la petite phrase avec sa vision bien ordonnée de la vie. Mais j’ai envie de vivre selon mes propres critères, qui sont l’amour et les sens. Vaut-il mieux se réfugier dans ce genre de phrase – « une mauvaise relation » – et expliquer ainsi l’impondérable, la passion ? Ces mots m’ont paru convaincants lorsqu’Alta les a prononcés, j’ai été entraînée par la conviction qu’elle-même avait mise à s’en extraire et qu’elle y mettrait encore si besoin était, cette femme dure et brave. J’aurais pu arguer : les éléments de la vie on va les chercher tout au fond de soi-même, là où l’on trouve l’énergie, la foi, l’enseignement de l’expérience. Mais elle m’aurait répliqué : on y trouve surtout la souffrance, la frustration, la confusion. Et c’est vrai, du moins dans mon cas. Pourtant j’ai vécu cela. Profondément, d’un bout à l’autre. Je pourrai m’en souvenir quand je mourrai – et même
c’est une espèce de mort en soi, ou du moins le fait de le perdre en est une – parce que cette expérience a été dès l’origine si aiguë, si vive et si intensément vécue que les termes « bon » et « producteur » avec la moralité qu’ils charrient ne s’appliquent pas à elle. Pourtant je tremble devant leur jugement raisonnable et j’ai eu peur quand est venu mon tour de me mettre à lire, partagée que j’étais entre le désir ardent de communiquer, de raconter mon malheur à quelqu’un, et la terreur de le faire. Puis, lorsqu’elles me font une réponse de bon sens, j’insiste sur ma maladie, je vais jusqu’à en mettre en avant la valeur, j’en fais une perversion, une chose à laquelle on s’accroche. Parce que c’est à moi, que c’est à présent toute ma vie, mon obsession. Sita. Le fond du problème – son noyau, son cœur – c’est, j’en ai l’intuition, que l’amour nous a fait défaut, nous a fait défaut à toutes deux. Que nous ne sommes tout simplement plus capables d’aimer comme autrefois, que l’amour, ce bel arôme, cet enivrement, s’est usé à un moment quelconque, qu’il est mort quelque part. Et aucune de nous deux ne veut l’admettre. Elle choisit des liaisons qui ne l’intéressent qu’à moitié et une vie d’insécurité, moi mon angst et mes évasions vers l’Est. Et nous avons peur de jouer notre va-tout, de courir des risques pour essayer de redonner forme à tout ça. Parce que nous ne le pouvons pas. New York, en tout cas, m’en empêche. Donc c’est moi qui ai rompu le cercle, en prenant un appartement là-bas dès le printemps dernier ? Ou alors c’est elle qui a décidé que je l’avais rompu en agissant ainsi ? Ou encore c’est elle la coupable à cause de son attitude en Europe pendant ces deux terribles mois au cours desquels elle ne m’a même pas adressé la parole ? Tourner et retourner le problème, répartir la justice et le blâme, trouver les réponses ou les énigmes. S’il ne s’agit pas de ça, alors c’est simple. Aussi simple que le courant qui passe entre nous, que la prise soit branchée ou non ; que nous vivions ensemble ou séparées ; il peut en un instant s’allumer ou s’éteindre. À condition qu’il soit là. Mais vivre côte à côte si le courant n’y est pas c’est écœurant, c’est une torture de tous les instants, c’est quelque chose d’obscène quand on le compare aux heures vivantes, aux heures de vie où le contact était établi. Mais n’y a-t-il pas quelque chose à dire en faveur de la solidité, de la continuité, de la sécurité ? Si je n’étais jamais partie. Si j’avais renoncé à ma ville et à mes amis, à mon studio et à une grande partie de mon art, aux milieux artistiques et à leurs ouvertures, à ma galerie. Quelle proportion de ma vie devrais-je sacrifier ? J’en ai sacrifié la moitié. Idiot, ce n’est probablement pas assez. Pourtant ce n’est pas là le genre de questions qu’elle soupèse tard le soir. Ça aurait quand même pu marcher, cette existence à mi-temps. Si le courant passait encore, si le sang coulait dans les veines, il nous aurait retenues et nos absences n’auraient eu peut-être pour effet que de rendre notre liaison plus excitante. Peut-être. Peut-être. Théories. Divagations. La seule réalité, c’est son corps inerte dans une autre pièce, c’est son air fermé ce soir, son air lointain à la table du petit déjeuner, demain. Son visage à la lumière de deux bougies. Dans un effort de variété en tant que préposée aux viandes, j’ai fait un London broil (2). Acheté chez le boucher, pas en boîte. Ce n’est pas assez cuit pour elle, mais « ça a un goût merveilleux ». Encore un peu de vin et nous approchons de ce qui tourne généralement à la dispute, mais ce soir nous nous maintenons en équilibre précaire à l’intérieur d’une discussion sérieuse. Qui finit par sombrer dans le sentimentalisme. Elle traîne sa chaise plus près de moi. « Qu’est-ce que je vais faire après ton départ ? Ça t’arrive d’y penser ? » Sujet soulevé un peu plus tôt dans la cuisine. Je lui demande : « Quand pars-tu pour Porto Rico ? » « Le 26 avril. » « Alors je pense que je ne te reverrai pas : j’ai une conférence à San Diego le 25. » Et je pensais rentrer à New York au début mai. Retourner à New York sans même lui dire adieu ? Tout à coup c’est le mur en face de moi, le cul-de-sac. Je lève les yeux vers le placard et, plus loin, vers le réchaud. Elle prépare la salade, le dos tourné. « Tu resteras combien de temps à Porto Rico ? » « Quatre jours seulement. » « Alors je pourrais peut-être attendre ton retour pour partir dans l’Est. » « Tu pourrais aussi passer le week-end à San Diego, c’est magnifique là-bas. Et même y descendre avec quelques jours d’avance. » Elle continue à jouer les agences de voyages. J’écoute, incrédule. Ces derniers jours que nous avons à passer ensemble ont-ils si peu d’importance pour elle qu’au lieu de les programmer avec soin elle puisse de gaieté de cœur m’envoyer admirer le paysage ? Comme toujours j’ai beaucoup de mal à la comprendre dans son rôle d’administratrice efficace, de m’adapter à ses caprices. Mais est-ce par caprice qu’à présent, la main posée sur mon épaule, elle m’interroge sur l’avenir ? « Nous avons un tas de choses à discuter. Tes affaires. La maison. Savoir si tu reviendras ou non. Tout ça. » Une bougie crachote et s’éteint. Ses yeux, à la lumière de l’autre, la seule qui brûle encore, sont si beaux, si plein de sentiment, de tendresse. Irrésistibles. « Peutêtre, si j’avais une relation qui pouvait continuer à m’alimenter en cours clandestins payés à des tarifs de misère ? » J’ouvre la voie, sur le ton de la plaisanterie. Tout en me demandant, tant je suis peu sûre de moi, si je désire revenir. Une part de moi-même assume la décision : je reviendrai, je reviendrai toujours. « Tu n’as pas l’air très enthousiaste », dis-je, lui tendant la perche et je regrette aussitôt de l’avoir fait, je n’en avais pas l’intention, je ne le voulais pas. « Je
n’ai pas envie de te bousculer, pas avant de savoir toutes les deux ce que nous voulons. » Je conclus : « Et le fait est que nous ne le savons pas. » Nous sourions. Pâle sourire sans espoir. « Maintenant, quand je pense à mon départ, ça me rend très triste. Ce n’était pas comme ça quand je suis arrivée. À ce moment-là les choses étaient si dures que ça me paraissait le salut. Maintenant que nous nous sommes rapprochées, je redoute ce départ. » « Je me sentirai bien seule ici sans toi. » Ses yeux, quand elle me dit cela, effacent tout le monde, les amis, les amants et les diversions. « À New York aussi je serai très seule, il est foutument sinistre ce studio, les trois quarts du temps. » « Maud m’a beaucoup taquinée en me faisant observer qu’à mon retour d’Europe l’automne dernier j’avais presque systématiquement commencé à m’entourer d’objets, de gens et d’activités. » Ses mains bougent, pour décrire ces objets, ces gens et ces activités, bougent sur la surface polie de la table comme de petits poinçons de bois. Elle ajoutait qu’en dépit de tout ça il y a le gros rouge d’une part, le champagne de l’autre et que je le savais aussi bien qu’elle. C’est tout simple. « Tu es mon champagne. » Elle rit. « Et tu connais mes goûts extravagants. » Ses yeux, espiègles et pleins de lumière, dansent dans la chaude lueur qui entoure son visage. « J’arrivais à oublier pendant des jours d’affilée, et puis, en m’habillant ou en allant déjeuner, ça me revenait brusquement à l’esprit. J’ai éprouvé la plus grande tendresse pour toi, plus que pour n’importe qui d’autre de ma vie entière. » Elle pose sa jolie tête sur ses bras, son chandail blanc luit sur ses épaules à la lumière des bougies. Je la trouve fantastiquement belle. Je la regarde en buvant mon vin et je l’aime, je l’admire, je lui dis mon admiration, je l’adore avec des mots, des mots qu’en temps normal je suis trop timide pour lui dire. Le vin, le fait que nous soyons si proches, qu’enfin nous puissions parler, sans dispute, sans amertume, tout cela me donne de l’audace. Notre situation est désespérée, autant que la distance qui sépare nos deux univers, un continent entier, quatre mille cinq cents kilomètres, deux modes de vie radicalement différents. Il y a les milieux artistiques et le besoin que j’en ai. Elle s’en est aperçue quand elle est venue les explorer à Noël : elle n’était alors qu’une petite fille étrangère que je traînais dans les quartiers pauvres, dans le village, dans Soho et qui s’exclamait doucement : « Maintenant je vois, je vois enfin où tu vis. » Nous en avons reparlé ce soir, du sentiment qu’elle a d’y être exclue, de sa haine pour New York, de son amour pour la Californie, « Mais si j’allais à New York, si j’arrivais à ta porte, à la porte de ton studio, tu sais que tu ne pourrais pas le supporter. » « Je pense que ça serait super. » « Mais non. Pour trois ou quatre jours peut-être. Pas beaucoup plus. » Et je me demande si elle a raison, si j’ai envie de retrouver New York pour y être seule, libre, chez moi. Et pourtant je voudrais, pendant qu’elle va téléphoner à Maud, je voudrais lui avouer combien New York est vide, combien j’y suis seule. Lui dire que Dobie, par exemple, est un brave mec avec qui j’aime bien fabriquer des étagères ou aller danser, mais sans plus. Que deux fois seulement j’ai été assez ivre ou assez idiote pour coucher avec lui et que ça n’a pas été réussi. Que Dobie lui-même, avec son romantisme à la noix, préfère une amitié platonique. Je voudrais, pour des raisons délirantes et indéterminées, tout lui raconter, lui dépeindre le désert complet de ma vie là-bas, et même lui avouer que je couchais avec Ruth, que c’était un désastre et une faute, que je ne recommencerai pas après mon retour, que toute cette histoire avec Ruth est une espèce de crime parce qu’elle m’aime et que je ne l’aime pas, que je ne peux pas l’aimer, peut-être – encore cette idée terrible – comme je suis le crime de Sita parce qu’elle ne peut pas m’aimer. La vieille analogie : ce que Ruth est pour moi, voilà ce que je suis pour Sita. Je voudrais lui dire que New York, c’est la solitude, qu’il n’y a là-bas personne et rien pour moi. Et cependant je ne le lui dis pas. Par timidité ? Pour me protéger ? Elle revient à table continuer à parler et boire du vin. Ça pourrait marcher, dit-elle, aussi difficile qu’il soit de ne vivre ensemble que la moitié du temps. Ça pourrait marcher. Elle a envie que je revienne l’hiver prochain. Notre conversation se poursuit jusqu’à une heure tardive et nous sommes très fatiguées. Quand elle est allée se déshabiller dans la chambre de Paul, où elle range ses vêtements, je l’ai trouvée et mes bras l’ont ramenée au lit avec moi. Pendant la nuit elle s’est échappée, mais ça m’était égal, je me suis réveillée avec une légère gueule de bois pour m’apercevoir que le jour se levait à peine. Je suis revenue des waters tout doucement, en passant avec précaution sur les lames de parquet traîtresses devant sa porte ouverte. « Viens là. » Je m’arrête net comme un voleur dans une pantomime. Et plonge dans la chaleur à côté d’elle. « Un câlin »… la chose la plus agréable du monde, c’est certain. Je m’enfonce dans le matelas et tends tous mes muscles pour me rapprocher d’elle, de plus en plus près, de plus en plus chaud, nos deux corps sont comme une lettre bien insérée dans son enveloppe, mes jambes sur les siennes, mes hanches glissant contre ses hanches, son bras qui se serre et se serre encore autour de mes épaules, mon visage solidement niché contre sa clavicule. C’est le bonheur. Le bonheur le plus simple et le plus primitif. Un bonheur amical, enfantin, sexuel, animal. Une guirlande de petits billets. De billets disposés sur mon oreiller, les uns me souhaitant de beaux rêves, les autres pour me dire que Susan a téléphoné ou qu’elle aura une heure de retard,
d’autres encore pour me dire bonjour ou bonsoir. Chacun avec sa petite fleur stylisée, son « madame » désuet et ironique. Combien de billets commençant par « madame » ces trois dernières années, par ce terme mi-courtois mi-moqueur lesté de tendresse à présent, et dont la résonance familière recouvre de douces collines d’érotisme. Je les ai gardés, j’ai gardé jusqu’au plus petit bout de papier qu’elle m’ait jamais donné. Ses lettres. Ses billets. Toutes les preuves visibles de son amour, et même de son existence. Ça a commencé dès que je l’ai connue. Je n’ai jamais pu m’astreindre à jeter quoique ce fût qui me soit venu de sa main. Presque comme si j’avais pressenti dès le début qu’un jour elle ne serait plus qu’un souvenir, une série de reliques évocatrices de quelque étrange amour perdu, d’une femme plus âgée que moi et si belle qui m’avait aimée. Comme une rose qui se serait épanouie pour moi une fois dans ma vie. Dès ces premiers jours, ce sentiment de fatalité, cette vision au télescope qui me montrait déjà notre histoire de l’autre bout, d’après. Pourquoi, alors qu’elle est si présente maintenant ? Mais maintenant ce n’est qu’une souffrance présente, une agonie amère, ce n’est plus le ravissement d’autrefois. C’est une humiliation de tous les instants, si différente du passé, avec ses moments d’enivrement, vifs et légers. C’est, par contraste avec cette époque-là, une déception si aiguë qu’elle devient une espèce de mortification. Pourtant sa voix au téléphone ce matin était gaie et caressante. Elle croit avoir vendu un de mes dessins. Pour une somme honorable. Nous sommes enchantées toutes les deux. Elle me taquine : « Je prendrai ma commission habituelle. » Je rétorque : « Tu te rembourseras en nature. » Vieille plaisanterie, sa plaisanterie à elle, des jours d’avant. « Dois-je postuler par écrit ? » « Ce sera acceptable. Mais je dois t’informer qu’on exige à présent des copies carbone, la propriété étant extrêmement demandée. » « Une photocopie suffirait ? » « Oh, puisque tu es une vieille cliente ! » « Une vieille cliente ? La première de toutes ! Veux-tu un certificat de mon médecin à cet effet ? Spécifiant en outre que je suis exempte de maladies sociales contagieuses ? » « Tu as des puces. » « Non, elles sont parties. » « Ah vraiment ? J’ai été mordue deux fois la nuit dernière. Tu vois ce qui arrive quand tu m’abandonnes ? » « Elles n’ont pas pu résister à ton corps. Il est si succulent. Même d’ici je commence à en sentir la succulence. » J’aime sa voix dans mon oreille. Sa voix veloutée, capricieuse, sensuelle, taquine, qui va-et-vient avec une telle urbanité entre les réalités bureaucratiques de son travail et nos plaisirs à nous, intimes et interdits. Le passé comme une musique qui revient m’inonder. Entendre le téléphone sonner sur mon bureau à Sacramento, un bureau couronné de fleurs disposées pour moi dans le gros bol noir. J’étais en train de lire pour mon cours. Ces longues et riches journées passées à lire et à réfléchir, je ne me levais que pour faire les cent pas et débarrasser mes plantes de quelques feuilles mortes, en attendant qu’une idée se forme, qu’une note se compose. Des pièces pleines de fleurs, de soleil et de silence. Et son coup de téléphone, sa voix d’Italienne, toute en trilles, comme des bulles qui montent dans un verre, une voix pleine d’invitation, d’idées pour le dîner ou pour aller explorer la campagne. Ou bien, tard le soir, une voix d’Indienne, pleine d’aspirations et de désir, de tristesse et d’éloignement. Lorsque je réponds au téléphone à New York et qu’elle me dit son nom, elle le prononce toujours comme si elle s’attendait à ce que j’aie oublié qui elle est. Tous ces appels longue distance au cours de ces trois années. Sa voix souvent blessée, souvent solitaire, rarement chargée de reproches. L’éloignement aussi est un tort qu’on fait à l’amour. Alors, dire simplement que notre relation a « mal tourné » et ne plus y penser ? L’éjecter de ma vie comme on précipite le chariot de sa machine à écrire en avant pour passer à la ligne suivante ? Les gens sont-ils comme des voitures d’occasion que l’on échange, le but étant l’efficacité ou la santé ? La santé, sûrement, c’est le modèle qui gouverne ce genre de phrases, le « bien-être » du psychiatre, mesuré et par conséquent imposé par l’observateur « objectif », l’autorité. Ou doit-on rester fidèle à cette chose qu’on a faite, vécue, créée avec des heures d’amitié et de caresses, de conversations et d’ennui et de camaraderie et de querelles, de plaisir et du pouvoir de se souvenir ? Mais je n’ai pas la stabilité nécessaire pour mener cela à bien, pour fixer la situation, pour m’y installer. Le courage, la complaisance que nécessitent les liens du mariage. Je suis plus romantique, je crois plus au nostalgique qu’au quotidien, ma confiance va plutôt à la musique du passé. Dire « voilà où nous en sommes, tenons-nous-en là » m’est impossible. Je ne me fixe à rien. Ou alors seulement à ce qui a la résonance de la musique, à l’expérience qui laisse derrière elle un sillage parfumé. Je peux envier l’honnête solidité du quotidien conjugal, qui accepte le banal en échange de la sécurité. Mais je suis incapable de le vivre. Que ce qu’il y a entre nous soit toujours une aventure. Son rire, à Noël, quand elle me regardait préparer le dîner, assise sur mon unique chaise avec mon gros chandail mexicain, son mouvement de tête pour me dire : « Que ce qu’il y a entre nous soit toujours une aventure. Aussi souvent que nous nous retrouvions, où que nous nous voyions, que ce soit toujours une aventure. » J’étais excitée, flattée, peut-être un peu effrayée par cette gageure ; mais l’idée me semblait merveilleuse. Aller ainsi d’une année à la suivante sans autre sécurité que ce risque. Parfait.
De l’année dernière, du printemps que nous avons passé ici, de nos moments de calme, je ne me rappelle presque rien. Sinon que c’était confortable. Et qu’elle m’a détournée du suicide. L’homme avec qui je vivais depuis si longtemps et moi venions de nous séparer, le studio dans lequel j’avais passé tant d’années n’existait plus, j’avais sombré dans une dépression presque fatale. Alors je suis venue à elle. Cette maison m’a rassurée, c’est là que j’ai recommencé à vivre. Puis je suis partie pour New York. J’ai brûlé mes vaisseaux. Quand je l’ai rejointe en Europe cet été-là, l’été dernier, les plateaux de la balance avaient déjà bougé. Je n’étais plus aimée, chérie, enveloppée dans sa passion, nichée dans son affection. Sa passion des premiers jours, transformée avec la maturité en immense tendresse protectrice. Il n’en restait plus rien. Ne subsistait que l’inflexible rancœur de l’étrangère, le cauchemar de se trouver dans un pays inconnu avec une femme qui ne montrait que du mépris et parlait à peine. Et qui a persisté dans cette attitude lointaine quand je suis arrivée ici, au début. Mais voilà que la glace fond lentement et que je retrouve l’amante. Comment y croire ? Comment faire ce pas en avant, accepter d’être assez folle pour recommencer à y croire ? Je n’ai jamais mis en doute le passé, la Sita d’alors qui maintenant est morte. Avec son amour, son ardeur, ses gestes extravagants pour plaire, surprendre, enchanter. Rien n’était jamais trop difficile, trop loin, trop long, trop coûteux, trop incommode, trop ennuyeux, trop obscène pour nos moments d’intimité, trop puéril pour être exprimé en paroles. Cette guirlande vient de ces instants-là, le fantôme qui compose ces billets connaît la vieille musique. En me parlant sur le papier, elle s’adresse à quelqu’un qui a été, et qui n’est plus, mais qui dans l’acte d’écrire revient à la vie l’espace d’une seconde, celle que j’étais quand elle m’aimait. Je regarde son visage pendant qu’elle me parle. Elle s’anime, ne cherche qu’à me divertir, elle discourt pour le plaisir, pour la joie des mots. Un collier de perles en bois autour du cou. Comme j’aime la chair de sa gorge. Un joli chemisier gris perle, en fine flanelle. Ses cheveux, presque du même gris perle que la chemise, qui bouclent autour de son visage et chatoient dans la lumière de cette fin d’après-midi. Elle est en train de me raconter une histoire à propos d’une femme qui a débarqué chez elle sans rendez-vous et qui est restée tout l’après-midi. Elle me fait une imitation de cette emmerdeuse. « Tu ne me croiras pas, mais elle s’appelle vraiment Dre Doctor. Elle n’est pas docteur en médecine, elle n’a qu’un Ph. D. Une vraie débile mentale, elle a pris deux heures de mon temps pour ne dire absolument rien. Le silence. Un silence de mort. Elle restait plantée sur sa chaise. Tu sais, le genre de personne qui prononce un mot toutes les dix minutes, à qui il faut une heure pour arriver au bout d’une phrase. Et, si elle est venue me voir, c’est pour que je la laisse organiser un cours dont le programme est “Comment apprendre aux femmes à s’affirmer”. » Elle rit, elle agite les bras. La malice, l’amusement, éclairent son beau visage. Elle me joue Dre Doctor, corps inerte affalé sur sa chaise, reprend vie en passant à la description de l’entrevue, ses mains volent avec une souplesse très latine, les bagues qu’elle porte aux doigts scintillent dans le crépuscule. Son anneau d’or frappe le bois de la table pour accentuer son discours. « Dre Doctor a quand même réussi à me raconter une histoire. Elle était entrée dans une boutique, un magasin de fournitures d’art. Le type qui passait avant elle a demandé au vendeur un morceau de carton. Quand il a voulu le payer, on lui a dit que c’était gratuit. Dre Doctor m’a dit qu’à elle, il lui avait fallu cinq grandes minutes pour trouver le courage de demander elle aussi un bout de carton gratuit. Et elle veut apprendre aux autres à s’affirmer. » Je sais exactement ce qui s’est passé dans la tête de Dre Doctor, j’ai été elle toute ma vie. Moi aussi je devrais sans doute apprendre à m’affirmer. Pourtant je dis : « Elle ferait peut-être mieux de commencer par prendre quelques cours avant d’en donner elle-même. » « C’est exactement ce que je lui ai suggéré… avec énormément de tact, bien entendu. » Sita est ravie. Je me régale d’elle. Sans pouvoir juger, sans avoir envie de juger. Malgré ma sympathie furtive pour Dre Doctor, pour toutes les Dre Doctor de ce monde, je m’enchante du spectacle qu’elle m’offre, je suis au-delà de la morale. « À cinq heures moins le quart, elle n’était pas partie, elle ne partait toujours pas… j’ai invoqué la nécessité d’aller poster moi-même mon courrier. La poste fonctionne si mal. » Elle se lance dans l’un de ses petits calembours idiots. « Dre Doctor l’ignore, mais tu le sais bien, toi, que je garde toujours un petit mâle sous mon bureau et que je le sors tous les soirs à cinq heures. » J’ai droit à son petit sourire voluptueux, espiègle, sensuel. « Si tu le ramènes à la maison en le tenant bien en laisse », dis-je en lui souriant à mon tour, « il se peut même qu’il arrive à faire son devoir », et ce mot, « devoir », me frappe alors même que je le prononce, comme une prédiction cauchemardesque. « Je crois que je vais mettre de la cannelle dans le café », déclare-t-elle en s’étirant. Est-il déjà temps de s’habiller ? Je me le demande, mais je n’en ai pas envie, je savoure son humeur, sa compagnie, l’idée du cocktail politique auquel nous devons assister tout à l’heure me barbe. « De la cannelle. Tu veux de la cannelle ? » Et elle est elle-même toute cannelle en me posant cette question, elle sait en répétant par deux fois ce mot, en en détachant les deux syllabes avec un sourire, qu’elle est la cannelle, sa couleur et son parfum. « Tu te rappelles ces bonbons, rouges à l’extérieur, fourrés de cannelle à l’intérieur, qu’on mangeait quand on était petites, et comme ils étaient poivrés ? » Sa bouche en imite la forme, la saveur cuisante, presque surnaturelle.
« Chauds les bonbons, chauds. » Elle rit. Je souris et j’apprécie. Tout est là, dans sa façon de prononcer ces mots, le sexe, le jeu, l’érotisme, la coquetterie sous toutes ses formes, bien au chaud dans sa bouche. Est-elle ainsi avec eux, avec les hommes ? Est-elle ainsi avec chacun de ses amants, avec les hommes du passé, les maris et les amoureux ? Un grand vol d’oiseaux prend son essor. C’est ce moment-là du jour. Les dernières lueurs éclaboussent la baie. Je range la tasse à café et gratte les taches d’œuf sur l’assiette. C’est le matin. Le moment d’affronter son âme et de se mettre au travail. Il y a là-haut le vieux manuscrit dans son dossier de carton, la chronique de l’année de la peste, le livre de la mort. Je devrais y travailler, mais je me fais plaisir en me tenant à ce carnet. Ce carnet qui parle d’elle et de moi. D’elle, en réalité. Si je pouvais faire sa chronique. Hommage ? Acte d’amour. La fixer sur le papier. Mais c’est compliqué, l’adulation sans bornes fait des histoires ennuyeuses, fausses, fictives. Si l’on est honnête on est bien obligé de dire des choses que l’autre considère ensuite comme offensantes. En amour, on n’aime pas tout le temps, on hait, on désapprouve, on récrimine. On est injuste parce que l’amour est injuste. Et ce carnet est sans doute injuste. Inexact. Trop proche, trop intime. Il faudrait le décrire comme une tentative de consigner, de tracer le relevé d’une relation. Au jour le jour. Personne ne l’a jamais fait. En tout cas pas pour une histoire entre deux femmes. Ce qui rend justement les choses risquées. Risquées pour elle surtout. Pour moi aussi : Vu la grande hostilité généralisée du monde, j’ai mis au point l’instrument de vengeance parfait. J’en ai rassemblé toute la haine qui s’est logée comme une boule dans mon estomac. Hier soir je suis allée dîner avec Christiane Rochefort, l’écrivaine française. C’est Susan qui avait fait les présentations. Christiane a une cinquantaine d’années, elle écrit des romans dans la grande tradition. J’aime sa rudesse qui évoque si bien les milieux littéraires parisiens, son doux visage de femme vieillissante, aussi doux que son écharpe de cachemire. Je l’ai trouvée sympathique et elle a été bonne pour moi. Mais nous ne sommes pas de la même génération. À sa question – « Qu’est-ce que vous faites en ce moment ? » – j’ai répondu que je tenais un journal. « Moi aussi j’ai tenu un journal autrefois », a-t-elle déclaré avec une grimace, « mais ce n’était pas de la littérature. » J’ai mentionné mes deux manuscrits inachevés, « Des manuscrits avortés », a-t-elle dit, « on ne peut jamais rien en tirer. » Je ne crois pas qu’elle ait voulu être cruelle ; elle ne faisait que se référer à sa propre expérience. Je l’ai écoutée, en espérant qu’elle se trompait. À supposer que Sita soit quelqu’un d’autre, que moi aussi je sois quelqu’un d’autre, et que nous ayons l’alibi de la fiction, notre expérience serait-elle plus valable, moins louche et même plus « réelle » aux yeux du lecteur ? Ou bien ne serait-ce plus qu’une « histoire » ? Robbe-Grillet, dans une certaine mesure, a su rendre la jalousie : l’attaque en plein ventre, la sueur qui vous monte aux paumes, l’obsession. Pourtant il n’y a presque pas de personnages dans son roman : ce sont des fiches sur lesquelles s’inscrit l’exposé de cette émotion. Et c’est, je crois, ce que je cherchais à faire au début, moi aussi, avec toutes mes histoires de « processus ». Mais les personnages refusaient de disparaître. Le sien en tout cas. Je l’aime trop, je suis trop concernée par lui, je l’admire trop pour ne pas souhaiter le transmettre. Chaque détail de sa vie me fascine, m’est sacré, ma seule crainte est de ne pas l’exprimer assez bien, de ne pas lui rendre justice. Une personne est toujours tellement plus de choses que ce qu’on arrive à faire passer sur le papier. Et moi je reste avec mes doutes, mes carnets, mon entreprise désespérée, mon désir obsessionnel de consigner, d’étudier, d’analyser, de préserver. Eh bien alors, fais-en de la fiction. Puisque tu te plais à penser que ta dérive t’entraîne enfin de ce côté-là – hors des eaux suspectes du personnel, de l’autobiographique, du subjectif – vers le havre sûr du roman. Du grand art. N’as-tu pas dit à Susan l’autre jour que tu étais au bord de la fiction parce que tu décrivais un phénomène plutôt que des personnes, un événement, la fin d’un amour, juste cette essence, ce moment, cette expérience, ce processus, ce processus pour luimême. En utilisant la première personne, mais le narrateur ne comptait pas du tout, ça pouvait être n’importe qui : c’était le processus qui importait, qui tenait le devant de la scène. Bla-bla-bla. Eh bien allons-y pour la fiction, pensons en termes de roman. Je pourrais me transformer en peintre. Effacer mon moi d’écrivain. Et même mon moi de sculpteur. Dire simplement que je peins, que je suis quelqu’un qui peint. Pas quelqu’un qui dessine, non, qui fait des tableaux à l’huile. Mais me voilà en esprit devenu Sherman, quelqu’un qui fait de la peinture à l’huile. Chemise de travail bleue, pinceaux de chez Grumbacher, tubes de Winsor & Newton, ce vieux rouge cadmium à six dollars, je m’en souviens très bien, il doit en valoir vingt de nos jours. L’huile, l’odeur de la peinture à l’huile, le temps passé à peindre, la lenteur de l’huile, toutes ces cigarettes qu’on allume et puis on se recule et on regarde sa toile, le temps du jour, les pauses au soleil, le temps du corps, les longues heures du jour. Quelqu’un qui fait de la peinture à l’huile. Quelqu’un d’autre, qui n’est pas moi. Quelqu’un qui me ressemble, mais qui n’est pas moi. Qui d’ailleurs me ressemble de moins en moins à mesure qu’elle devient quelqu’un d’autre, un moi imaginaire. Sherman ? Ou quelqu’un de tout à fait autre. Elle persiste à devenir Sherman. Non, qu’elle devienne quelqu’un de différent, quelqu’un que tu ne connais pas. Mais alors je ne la
connais pas et je cesse de la connaître. Les personnages de roman acquièrent une vie qui leur est propre. C’est pourquoi ils s’accommodent d’intrigues et d’assassinats et d’événements imprévus, qui peuvent l’être même pour leurs créateurs. Christiane Rochefort me disait que l’un de ses personnages était mort apparemment par sa propre volonté dans un accident d’automobile plusieurs minutes avant qu’elle ait pu l’en empêcher ou même se demander si elle approuvait cette idée. Mais moi je raconte quelque chose de vécu, quelque chose que j’ai connu de cette façon particulière. Que je n’ai ni imaginé ni rêvé, mais connu par mon ventre comme on sait qu’on a des crampes d’estomac. Essaie quand même, essaie d’être un peintre. Ce serait si commode. Une ou deux fois j’ai remarqué que j’écrivais le mot « peindre » à la place du mot « écrire », que je surveillais avec soin ma table de travail afin qu’elle reste assez flexible pour se transformer par la suite en chevalet, comme mon bureau en atelier, etc. De petits points ici et là sur lesquels je protège mon identité afin de pouvoir encore la transformer. De petits points de malhonnêteté, ou d’autodéfense, ou de malléabilité. Et je fais les cent pas dans la maison en cherchant constamment d’autres noms pour Sita, des rues, des villes, des pays différents. Le masque de la fiction, sa protection. Le problème que j’ai parce que la géographie me trahit : New York, la Californie. Mais ce sont justement ces deux points aux deux extrémités du continent qui forment la situation, qui en sont l’essence… comment se passer d’eux ? Et je n’en ai aucune envie. J’ai envie de continuer à décrire les choses telles qu’elles arrivent, à tenir la chronique du temps et de l’expérience, de la perception… aussi imparfaite qu’elle soit. Et elle est tellement imparfaite. Des trous partout. Des passages entiers qui ne sont pas écrits, des événements clefs qui n’ont jamais été consignés. Par paresse, par incapacité de décrire avec précision, bien, complètement. Comme une épaule mal dessinée a une allure si bizarre, si gauche. Et la vulnérabilité des instants où nous sommes seules l’une avec l’autre, comment la dévoiler, la violer, la livrer à des étrangers ? Ou même à la page solitaire ? Le téléphone sonne. Neuf heures et demie. Je découvre au réveil que je suis toujours habillée et couchée sur le divan. La voix de Sherman qui me dit qu’elle a appelé le restaurant. Le carnet est bien là. Elle passera le chercher dans la journée. Reconnaissance pour sa bonté, honte, amusement et surprise de me trouver dans cette situation. Comment en suis-je arrivée là ? Hier soir en rentrant après notre dîner de célibataire en ville, j’ai appris que Sita s’en allait, petit voyage rapide à L. A. qui me la ramènera ce matin, encore un voyage mystérieux à L. A. – comme je l’interrogeais, elle m’a demandé si je désirais la preuve qu’il s’agissait d’affaires concernant l’université et m’a proposé de me montrer les papiers, évidemment j’ai eu honte. Comme j’ai honte maintenant de me réveiller sur le divan et de me rappeler que j’ai perdu mon carnet. J’avais travaillé toute la journée pour mon cours, il ne me restait donc qu’une heure pour écrire avant de sortir. J’avais envie d’écrire. Pas de sortir. Et puis, en m’habillant, ça m’est venu : l’envie soudaine de voir la ville, les bars, les restaurants, la nuit. En même temps je me disais qu’ensuite j’irais écrire dans un café… ou mieux que je reviendrais le faire ici. Et puis très tard dans la nuit, devant chez Gino et Carlo, ivre, au moment où les bars commençaient à fermer, là, dans la rue, en disant au revoir à Sherman, je me suis rendu compte que j’avais perdu le carnet. Hier soir j’ai raconté à Sherman ce que j’écrivais, je lui ai dit que c’était l’histoire de quelque chose qui se débattait entre la vie et la mort, que je décrivais un processus. « Très bien, a-t-elle répliqué, fais-le. » J’ai été surprise. Elle approuvait. Mais Sherman est un vieux pirate d’artiste, elle comprend. La perte du carnet signifie-t-elle que je dois en parler à Sita ? Aller le chercher pendant le week-end, faire cette course… est-ce que cela implique une révélation ? Et si elle savait, la suite des événements en serait-elle influencée, la vie en serait-elle changée ? Toutes les vieilles questions. Tu aurais dû t’en préoccuper avant. Qu’est-ce que je fais sur ce divan ? Me souvenir, c’est la déprime après un voyage. En rentrant, j’ai trouvé la maison déjà tout éclairée. Je me suis passé des disques. J’avais envie d’écouter de la musique. Alice Stuart, Roberta Flack, Nina Simone. Toutes les chansons qui ont compté dans notre vie, pour compenser son absence. J’ai encore bu, j’étais beurrée après avoir achevé la bouteille de riesling déjà ouverte. J’ai même dansé. Dansé toute seule au milieu du salon. J’en avais eu envie au bar, mais Sherman ne voulait pas et il n’y avait personne d’autre. Le Wild West Bar de Sherman sinistre et désert ce soir parce que tous les orchestres sont ailleurs en train de participer à un concert. L’atmosphère d’un bar où rien ne se passe. Hormis notre triste dialogue sur la solitude. Je m’entends lui dire combien j’ai aimé Fumio, qu’aujourd’hui encore je retournerais vivre avec lui. « Elle le sait, elle ne te le pardonnera jamais. » Et puis j’ai bifurqué et je lui ai raconté l’autre aspect des choses, par exemple que tous les matins au petit déjeuner il me demandait ce que je voulais pour le dîner. « Ça rendrait n’importe qui fou, tu ne trouves pas ? » Elle opine. « Non seulement je ne savais pas ce que je voulais pour le dîner à cette heure de la matinée, je ne savais même pas si j’aurais envie d’être là pour le dîner. Tout ce que je savais, c’est que je n’avais pas encore travaillé. Que je voulais travailler et que j’y réfléchirais ensuite, quand je serais prête à jouer. Mais je me sentais prise au piège. »
Je me rappelle toutes ces conneries dans la lumière du matin. Cette dégoulinade de sentiments à demi formés, à deux faces, de vérités partielles, de mauvaise foi. Ma souffrance, mes larmes pour l’une ou l’autre de mes deux amours emportées par le vent de mes propres erreurs. Le foutu carnet aussi a été emporté. Voir l’humour de la chose, et il y a cette migraine sur laquelle tu peux également compter. Lève-toi et va te déshabiller dans la chambre. Sois prête pour quand elle arrivera, attends-la au lit. Elle arrive plus tôt que je ne le pensais. La clef dans la serrure, le bruit de ses pas et puis le silence. Je la vois en même temps que je sens le matelas s’infléchir doucement sous son poids. « Tu es là. Tu es revenue. » « Bien sûr. » Elle me prend dans ses bras. « Pardonne-moi, ma chérie. » « Te pardonner quoi ? » « Rien du tout. » Aussitôt elle se lance dans la morne description de son dîner d’hier soir. Ses hôtes n’ont pas voulu la conduire à l’aéroport. « Tu me vois titubant à six heures du matin pour prendre un taxi. Et je n’avais en poche que dix dollars grattés sur ma note de frais. Le taxi revenait à six dollars. La limousine à deux cinquante. J’étais terrifiée en pensant que je n’aurais plus assez d’argent pour sortir ma voiture du parking à l’arrivée. Si la limousine avait coûté un dollar de plus, tu aurais dû te taper tout le chemin jusqu’à Oakland rien que pour me sauver d’une amende à soixante-dix cents. » Ses bras qui m’enveloppent. Nous dormons. Tout le week-end est à nous. Tout le week-end. Deux longues journées dorées. Le samedi je la dessine nue. Elle lit et se coiffe tout en posant. Elle met une habileté presque agaçante à s’occuper pendant que je travaille. Je fais un dessin après l’autre de son dos, la pose qui convient le mieux à ses autres occupations. Chaque fois j’échoue. Je m’imagine qu’elle ricane de mes misérables efforts et de mon insuccès, car aujourd’hui je n’arrive pas à la saisir. J’essaie d’autres poses, la ligne ravissante et sinueuse de son flanc, le ventre mince, les reins et l’épaule, le fruit superbe de son sein, sa baie brune de profil. Je finis par lui demander, dans la salle de bains où je me trouve face à face avec elle : « Tu méprises ce que je fais ? » « Mais non, bien sûr que non, j’aime que tu me dessines, personne ne m’a encore fait un compliment pareil. » Et je la crois de nouveau. C’est comme ça, les hauts et les bas, les pics et les abîmes de la foi. Ce week-end qui doit nous apporter tant de choses. Notre seul week-end complet de tout le mois. Vendredi prochain elle part avec son comité pour leur retraite. Celui d’après c’est moi qui vais à New York. Non, pas la fin, pas le retour au foyer (déjà le mot foyer ne me semble plus s’appliquer), mais une courte visite d’une semaine, une tournée littéraire que mon éditeur m’a demandé de faire. Et quand je reviendrai en Californie, ce sera la fin mars. Après quoi il n’y aura plus qu’avril avant mon départ. Voilà pourquoi ce week-end est précieux, je m’en suis fait une joie toute la semaine depuis qu’elle m’en a parlé dimanche dernier, me retirant une chose en même temps qu’elle m’en donnait une, puisqu’elle a aussi mentionné la retraite qui allait suivre. J’ai fait la grimace, mais j’ai accepté et j’ai passé ma semaine à attendre. Nous pensions même aller quelque part, à Sutter Creek par exemple, au pays de l’or. Mais nous ne nous y sommes pas prises assez tôt pour téléphoner, l’auberge était presque pleine, il n’y avait plus que des lits à une place. Sita a couvert le récepteur de sa main et souria en disant : « Je ne vais pas faire quatrevingts miles pour coucher dans un lit à une place. » Ça, tu l’as déjà chez toi, ai-je failli répondre, mais je me suis tue. Et maintenant le week-end, un temps incertain, la baie éclatante, qui nous invite à sortir et à descendre en ville ; la baie maussade une heure plus tard. Pendant un moment elle est toute à moi, et puis il faut qu’elle se lave la tête. Qu’elle lise son journal ou qu’elle téléphone. Son humeur est fugace, changeante, son attention difficile à retenir. J’avais promis de l’amener dîner en ville, mais pendant le trajet elle change d’avis et opte pour la Marina. Dîner à quatre heures de l’après-midi, ça paraît très bizarre, et même ridicule. Mais ça l’enchante : après nous aurons tout le temps de trouver à nous garer avant le concert de ce soir, et même de faire une promenade sur la jetée. Les grandes fenêtres de Solomon Grundy encadrent la mer, les buttes d’Angel Island, de Buena Vista, de Treasure Island, les trois grands ponts : Bay, Gate et Richmond. C’est notre royaume, cela et les voiliers, et la ville qui scintille au loin ; c’est le panorama, ce sont les lieux qu’elle a étalés sous mes yeux dès le début, c’est le monde ensoleillé de la Californie pour le rat des villes qu’est une New-Yorkaise de downtown. C’est toujours ainsi qu’elle m’a conquise, avec cette étendue d’eau miroitante, ces mouettes, ces îles, cette ville, ces ponts et ce ciel. Aussi nets et immédiats que le voilier dont la toile frôle notre fenêtre. Bien sûr que j’ai aimé son monde, puisqu’il était elle, et qu’elle était la Californie. Pas une pauvre chose américaine, propriété de petits enfants blonds trop sûrs d’eux, mais une latine allègre et vive, une grande dame méditerranéenne qui étalait tout cela devant moi, me montrait ses bijoux avec noblesse et affabilité, me les mettait de force dans les mains. Une moitié d’elle. Et l’autre moitié, la Sud-Américaine, brune et même indio dans sa longue patience, elle l’a aussi découverte pour moi. « La poule brune », dit-elle en parlant d’elle-même car elle s’est crue presque toute sa vie laide, peu appréciée. Alors qu’en même temps l’autre femme en elle a toujours été belle et consciente de cette beauté, s’y est complue, a flirté avec elle, l’a déroulée comme une bannière de soie chinoise qui se déploie et claque dans le vent. Sita devant moi de l’autre côté de la table. Et son univers étalé sous mes yeux dans le soleil. Nous sommes très heureuses. Je peux sentir ce moment, et même me le remémorer à l’avance :
malédiction d’anticiper ainsi, de savoir qu’aussi doux qu’il soit maintenant dans ma bouche, tiède le long de mon bras, il sera par une froide soirée d’automne à New York un souvenir amer sur mes lèvres. Lorsqu’elle aura disparu de ma vie, un soir de solitude plus proche de la mort. C’est cela, c’est cette prescience qui m’interdit de vivre dans l’instant. Et aussi le doute, le scepticisme qui persiste. À la table qui est derrière nous un homme fait un sermon à sa femme, à son fils et à sa bellefille sur les impôts relatifs aux donations, aux héritages, sur la valeur de sa maison, de son bateau. Nous échangeons une grimace, nous le détestons. « Je vais demander à Martin de mettre mon bateau sur le lac cet été. Je peux m’installer chez Maud et m’en servir pendant les weekends », dit-elle. Je la taquine en lui rappelant qu’elle a vendu le bateau à Martin et qu’elle continue quand même à s’en servir. « Je paierai les frais de garde », dit-elle. Nous sourions toutes les deux. Brusquement je me rends compte que je ne serai pas là cet été. Petite douleur, comme lorsque je l’écoutais discuter du voyage au Mexique avec Maud, ou de sa balade en voiture à travers le pays. Dans quelques semaines, je ressors de sa vie. La vaste étendue de la baie à côté de nos coudes. La voix tonitruante du type qui se déclare en mesure de donner à son fils et à sa belle-fille trente mille dollars chacun. Ça paraît beaucoup, je me demande s’il a bien calculé. « La maison en vaut quatre-vingt mille, aucun problème pour en obtenir ça. » Ça doit être quelque chose, comme maison. « Évidemment votre mère et moi nous devons payer des impôts sur ces quatre-vingt mille dollars, vous vous en doutez. » Je voudrais bien qu’il cesse de hurler. Je voudrais bien qu’il se taise. Ses rodomontades me gênent dans les efforts que je fais pour me concentrer sur Sita, sur le peu de temps qui nous reste dans notre vie. « Il y a la taxe sur les donations, on peut la contourner sans grande difficulté à condition d’avoir un bon avocat. » Espèce de connard, pourquoi ne fermes-tu pas ta gueule, tu m’empoisonnes mon déjeuner. Moi, j’appelle ça un déjeuner. Elle, un dîner. Nous nous rallions sur ce terme, j’essaie encore une fois de lui dire mon amour, je passe mon temps à le lui répéter ces temps-ci, parce qu’elle ne cesse de prétendre qu’elle ne s’est jamais sentie aimée de moi. « J’ai été une gare de province, un arrêt entre une personne et une autre à New York, parce que rien d’autre que New York n’a jamais été important pour toi, ou réel. » La mer qui se déploie à côté de sa main et son beau visage qui m’a si souvent fait la cour et ne me la fait plus. « Cela est devenu réel. Quand je suis venue ici la première fois ce n’était que pour quelque temps, rappelle-toi, une histoire temporaire. Jusque-là, chez moi, c’était New York. N’importe qui verrait que tout ça est magnifique, mais c’est toi qui en a fait quelque chose de durable. » La vieille confusion entre ici et là-bas. Et bientôt je retourne à New York. Mais déjà ce décor qui n’était au début qu’un paysage (et les New-Yorkais se méfient des paysages) commence à remplacer les immeubles en ruine de mon vieux quartier, à les effacer. La douleur que je ressens jusque dans mon con : la peur de perdre ce pays. Et puis les questions habituelles. Est-il possible d’avoir les deux ? D’aimer les deux ? Les étudiants ont deux résidences : à la faculté huit mois de l’année, chez eux pendant l’été. Peut-on vraiment vivre dans deux endroits différents ? Ou bien y a-t-il dépense excessive d’énergie, perte d’attention ? L’artiste en moi a une peur panique de ça, de voir ma concentration se dissiper, le nombre de mes œuvres se réduire. Et puis il y a les choses concrètes : les possibilités qu’offre New York, les éditeurs, les galeries d’art, les expositions, et l’énergie collective des autres artistes. « Finis ton dîner, qu’on aille se promener sur la jetée. » Derrière nous la voix masculine vocifère toujours à propos d’investissements, d’impôts. Je n’ai pas envie d’achever mon dîner, je voudrais nier la présence de ce type et lui en dire, à elle, davantage, les lui répéter avec plus de détails. Je voudrais que la douceur de ces instants subsiste à l’infini : la mer et les ponts, les îles et la cité, notre décor enchanté, familier, chéri, paradisiaque. « Pourquoi veux-tu partir, simplement à cause de cette porte derrière nous ? » « Non, je veux passer mon bras autour de tes épaules en marchant. » La déception cède la place au plaisir. Plus tard, comme je ne comprenais pas comment fonctionnait le cadran solaire sur la jetée, elle me l’a montré en riant. Et nous nous sommes éloignées, son bras autour de mes épaules, en riant toujours. Dimanche matin. Réveil dans la terreur. Elle est tout ce que j’ai pour me défendre contre le monde. Contre l’échec. Contre la mort. Les déceptions de mon travail. Les manuscrits abandonnés, inachevés, inutiles. « Qu’est-ce qu’il y a ? » demande-t-elle. « J’ai peur de la vie, peur du travail, peur de la mort. » Et pour une fois je réussis à lui dire qu’autrefois ma vie était toujours une surprise, pleine de boucles et de virages comme un tunnel souterrain, que je ne savais rien de l’avenir, de ce qu’il me réservait. « Et c’était très bien. Mais l’année dernière il y a eu un virage à 180 degrés et après avoir survécu à ces histoires de suicide, à la perte de Fumio, j’ai eu l’impression tout à coup de me retrouver sur une autoroute droite et plate, avec seulement la mort qui m’attendrait au bout. Comme les lumières d’une ville qu’on apercevrait au loin, mais sans savoir à quelle distance elle se trouve, et ce serait dans un pays aussi plat que le Texas, il n’y aurait que la mort au bout. » Elle m’enlace pour me réconforter. « Tu te fais aussi du souci à cause de nous ? » demande-t-elle. « Évidemment. » « Qu’est-ce que je peux faire pour te rassurer ? » Je la taquine : « Que font un homme et une femme dans ces circonstances
solennelles ? » « Ils sautent à bas du lit et courent se marier. Tu veux qu’on aille chercher ta dingue de copine, Frieda, pour qu’elle nous marie dans son église homo ? » « Écoute ! » « Je parle sérieusement. Tu te sentirais mieux si nous prenions un engagement mutuel ? » Je ferme les yeux contre sa clavicule. Les engagements : ce que je redoute plus que tout. C’est justement cette certitude-là qui évoque à mes yeux la route plate et noire menant à la mort. Et pourtant, savoir qu’il y aura quelqu’un dans l’avenir, dans la vieillesse ? Elle me parle toujours, la bouche juste au-dessus de ma tête, elle me répète le vers de Browning que nous avons entendu à la télévision l’autre soir, à la fin d’une pièce : « Vieillis avec moi ! Le meilleur est encore à venir. » Ainsi parlait Laurence Olivier en entraînant Katharine Hepburn vers quelque romance sénile. J’avais éprouvé une étrange émotion ; elle était allée pleurer en haut et j’avais regretté qu’elle ait quitté la pièce. Comme nous sommes bizarres et désaccordées. Comme nous avons du mal à deviner nos sentiments réciproques ou à communiquer même à propos d’une pièce télévisée. Il y a un mois, cet engagement dont elle me parle – qui me terrifie à présent, et auquel sournoisement j’évite de répondre en gardant la tête baissée, en souriant et en me taisant – il y a un mois il m’aurait sauvée de l’enfer. Une matinée de dimanche ensoleillée. Nous faisons et refaisons l’amour. Avec cette indolence du week-end que je convoite depuis des semaines. Mais ce n’est pas ainsi que ça a commencé. C’est moi qui ai enfin réussi à exprimer tout haut la déception d’hier, celle des innombrables journées précédentes, en l’écoutant, couchée dans ses bras, me dire qu’elle m’aimait. « Nous ne faisons pas l’amour, nous ne sommes plus des amantes. » « Bien sûr que si, nous faisons l’amour. » « Les deux dernières fois, tu n’as même pas pris la peine de terminer. Et tu ne me laisses jamais te faire l’amour. » « Je ne me sentais pas à mon aise. » Moi je me dis : est-ce parce que tu as besoin d’un homme, que tu préfères ça, qu’il te faut ça, ces vingt centimètres de chair ? Et je me sens vaincue. « Je ne me sentais pas à mon aise parce que je manquais de temps et d’énergie. Mais aujourd’hui nous avons tout ça. » Elle me prend et me laisse la prendre. Encore et encore dans le soleil du matin. Elle me prend et se donne à moi pour que je la prenne, avec la main ou la bouche, la langue ou le doigt. Je lape le suc si doux et frais entre ses jambes, sa chair comme un fruit dans ma bouche, la douceur ineffable de sa petite colline ou de sa poche de chair, si douce sous ma main, son renflement, les poils comme de la soie sous mes doigts, toute cette douceur presque douloureuse, cette crête à la base de son ventre, cette fente entre ses cuisses, sa douceur excitante et terrible sous les lèvres, sa douceur sous la langue et dans la bouche. Je suis insatiable, elle a terminé que j’ai encore soif d’elle, que j’ai envie de continuer à la boire, à la lécher, et de recommencer. Je la prends encore et encore avec ma main et ma bouche, ma langue l’agace pour la pénétrer et elle s’ouvre de plus en plus grand, je caresse le cher triangle désiré après sa jouissance, je l’entraîne vers une autre bouffée de chaleur et un autre spasme. Et je la désire encore, encore et encore. L’extase de la posséder à nouveau, de prendre, de demander et d’obtenir, de lui ouvrir les cuisses pour déposer d’autres baisers sur ce lieu sacré, ce mystère, ma bouche sur ses lèvres, la source, la source d’elle. Oubliés les dérobades, les refus, les objections, les rebuffades, le désir qui se détourne, qui s’aigrit. Oubliés dans la joie de la posséder à nouveau. Tout vient en même temps, la satisfaction et le triomphe. Après le petit déjeuner elle m’appelle du divan sur lequel elle s’est installée : « Viens me rejoindre ici, les chaises de la salle à manger sont si inconfortables. » J’arrive avec mes journaux. « J’ai réfléchi à tout ça et je pense que ces gens à New York qui s’occupent de tes livres ne s’en tirent pas très bien. » Il est rare qu’elle s’intéresse à ce genre de choses ; c’est charmant de sa part et j’en suis flattée, quoiqu’un peu étonnée de la voir prendre en main ma carrière. « Je trouve qu’ils ne s’en tirent pas si mal et en tout cas ils m’évitent d’avoir à le faire moi-même. » « Mais comment peux-tu être sûre qu’ils ne traînent pas les pieds ? J’en sais plus sur les relations publiques que n’importe lequel d’entre eux. » New York, le monde qu’elle déteste, qu’elle craint, qu’elle n’a pu ni conquérir ni aménager comme elle le fait ici. Parler de New York la ramène à Fumio, à la femme avec laquelle il vit, aux eaux sombres des derniers mois de mon mariage et à la dépression nerveuse qui a précédé. « Si ça peut te consoler, un tas de mariages s’effondrent après une chose comme ça. Ils craquent sous la pression. » Aujourd’hui nous abordons le sujet de la dépression nerveuse. D’habitude nous n’en parlons pas. Elle a été présente, elle est restée à mes côtés pendant une bonne partie de cette période. Je l’en remercie maintenant et je me rends compte par la même occasion que je lui ai rarement dit ma reconnaissance, ce sont là des souvenirs si amers qu’en règle générale je les évite. Pour ne pas aboutir à une dispute, car j’ai de la peine à me rappeler ce qu’ils ont fait – eux, ma sœur aînée, mon mari et même Sita – de la peine à pardonner leur naïveté, leur stupidité, leur mauvaise foi. Je ne suis pas sûre de dire cela dans le bon ordre, car c’était plus une affaire de naïveté que de malveillance. Mais ma capture, m’avoir remise entre les mains des gardes et des geôliers alors que j’étais si désorientée et terrifiée, m’avoir laissée tabasser dans un parking, jeter à terre, ligoter, ficeler sur un brancard, fourrer la tête en bas dans une ambulance. Être restés là à contempler le spectacle alors que n’importe lequel d’entre eux, surtout ma sœur et
Fumio qui étaient mes parents les plus proches et qui avaient l’autorité légale, auraient, pu à tout instant dire à ces grosses brutes de cent kilos chacune : laissez-la tranquille, ne la frappez plus, reculez et fichez-lui la paix. Nous allons lui parler, elle a peur et voilà tout. Je les ai suppliés du regard, les uns après les autres, et aucun n’a bougé. Je lui demande : « Tu ne comprends pas ? Quand on est terrorisé à ce point-là on perd les pédales, mais si on vous laisse la place de respirer, si on vous parle…» « Nous ne savions pas quoi faire. » « C’est ça. Et vous avez mis en route une machine que vous ne pouviez plus contrôler, plus arrêter. » « Exactement. Ça s’est passé comme ça d’un bout à l’autre. Ensuite, chaque fois qu’ils voulaient te déplacer d’un endroit à un autre ou obtenir quelque chose de toi, ils m’envoyaient chercher. J’étais la seule personne que tu écoutais, ou même que tu entendais, ils le savaient bien. » Elle se tait. Nous regardons droit devant nous, gênées, endolories : même se souvenir est douloureux. Mais elle continue à évoquer cette histoire, elle me rappelle que telle ou telle amie a essayé de me faire entendre raison, que Frances, par exemple, la psychologue que nous connaissons toutes les deux, voulait m’envoyer passer une semaine à la campagne. Et ça continue, les vieux reproches, le rappel des moments où j’ai été impossible, incohérente. « On aurait pu te croire droguée. Aux amphétamines. Les gens qui prennent des amphétamines sont souvent comme ça. » « Et je ne sais toujours pas ce qui s’est passé, ce qui a provoqué cette crise. La tension ? Le procès de Michael X, le mal que je me suis donné pour empêcher son exécution ? Mes cours ? Le tournage du festival de musique ? » « Ça a commencé un mois avant, quand ton autre sœur était là. Et puis ça s’est aggravé en juin. Tu n’étais plus qu’une épave quand tu es revenue de ton voyage en Angleterre. » J’ai envie de répliquer que j’allais très bien en Angleterre, que j’ai remué ciel et terre pour Michael et que j’ai sans doute été efficace. Au retour j’étais simplement épuisée et surexcitée, « Non, c’est quand Fumio est venu nous voir, juste après ça. Vous avoir tous les deux dans la même maison. Sa présence a créé une pression étrange, terrible. Un horrible sentiment de culpabilité, énorme, incohérent, qui venait du fait que je vous aimais tous les deux. Je n’ai pas pu le supporter. C’est ça, je crois, qui a fait déborder le vase. » Silence. « Mais je regrette ce que ça t’a coûté, les souffrances que ça t’a causé à toi aussi », dis-je en la regardant. Elle est assise sur l’accoudoir du divan au-dessus de moi. « On en a tant vu toutes les deux. » Je réponds : « Quelquefois ça rend une relation plus difficile. » « Ou plus riche. » Encore un silence tendu, pesant, et puis les autres mots, ceux qui nous réunissent après notre exploration des choses terribles, des blessures et des mystères, des territoires dangereux, interdits. « Qu’est-ce qui va nous rester quand tu seras partie ? » demande-t-elle. « Qu’est-ce qui me restera à moi ? Je vais être très seule. » « Moi aussi à New York je serai seule. Il n’y a personne pour moi là-bas : manger seule, vivre seule, sans même un bureau où je devrais aller, sans “collègues” ni rien de ce genre. Je serai plus seule que toi là-bas, plus isolée ; j’y connais moins de gens. » « Qu’est-ce qui va nous rester quand tu seras partie ? Quel engagement prendstu ? Ce n’est pas juste…» Bizarre, et même démentiel qu’elle parle d’engagement, elle qui m’a congédiée pour toujours il y a un mois, qui m’a remplacée, qui ne m’a même pas laissé une petite place sur les marges de sa vie. À ce moment-là c’était moi qui voulais lui parler d’engagement, l’obliger à respecter jusqu’à la lettre notre accord passé. Pas juste… le mot me fait tressaillir. Je n’ai eu, certes, aucune intention d’être injuste. « Écoute, Sherman m’a dit qu’en automne dernier tu avais décidé que tout était fini entre nous. » « C’est vrai. » « Eh bien, comme je n’en étais pas informée, je débarque, je tombe du ciel en janvier pour m’apercevoir que je n’ai pas ma place dans la communauté. Je m’accroche quand même. Les gosses s’engueulent et s’en vont, de leur plein gré, sans pression de ta part ou de la mienne : de toi pour les faire rester ou de moi pour les faire partir. Un beau jour Valérie et Pia commencent à se crêper le chignon et tout est terminé, voilà tout. Ensuite…» Mais ce qui suit est difficile à dire, les silhouettes grises des hommes sont là, entre nous. « Ensuite tu es à des kilomètres et je ne peux pas t’atteindre. Tu es environnée de gens et de conquêtes. » Échanges de sourires jaunes. « Et puis, Dieu sait pourquoi, tu décides de me regarder de nouveau. Dieu sait pourquoi…» – ma voix change – « tu recommences à t’intéresser à moi. Pour quelle raison ? Je n’en sais rien. Tu m’as traînée d’un bout à l’autre de l’Europe comme un membre amputé. Et puis tu m’as laissée tomber. Après tu as changé d’avis. Quand vas-tu en changer encore ? » Je me détends, couchée sur le dos. Le camélia et le billet à côté de moi sur l’oreiller. Signe de tendresse infinie, qu’elle ait pris la peine de l’écrire, de chercher une vieille enveloppe parce qu’elle ne trouvait pas de papier, de me souhaiter bonne nuit avec une fleur. Elle dort dans l’autre chambre. Je ne lui en veux plus du tout pour ça. Ce soir, je suis rentrée tard, j’ai dîné avec mes élèves et j’ai passé des moments délicieux. Il y en a une qui a trop bu et ça n’était pas très drôle, on sentait l’hostilité sous ses compliments, mais même ça ne m’a pas défrisée. Je pourrais vivre ici, je pense. Je commence à connaître assez de gens pour que cette idée me semble plausible. L’étudiante qui nous a montré des diapositives aujourd’hui est vraiment une
merveilleuse photographe, il y a un climat si étrange dans ses photos : elle les appelle des « fictions », ce sont des gens qui se trouvent dans les situations les plus ordinaires, mais qui semblent entourés d’une couche d’air stagnant, ou d’un vide absolu, une jeune fille dans une pièce vide, un lampadaire photographié tout seul, un homme dont la tête est délibérément coupée par le cadrage, des couples dont l’attitude exprime des tonnes d’anxiété. Ce serait agréable de la connaître. Et il y a les autres. J’en fais le compte. Quelques écrivains aussi que je devrais encore essayer de joindre. Oui, ce serait possible. Tout est possible dans cette atmosphère de satisfaction… et je m’étire, j’allume une cigarette, je décide de ne pas lire. Je devrais achever ce manuscrit sur le Japon auquel je travaillais ici le printemps dernier. Sans intérêt, avais-je jugé alors, en l’abandonnant au beau milieu du passage qui aurait sans doute été le meilleur, après la mort de Yoshiko, lorsque Fumio et moi sommes tombés amoureux. Trop douloureux à écrire si tôt après notre rupture ? À moins que je n’aie tout simplement été interrompue par le retour à New York, le voyage en Europe ? Je pourrais le finir. Ma vie est jonchée de manuscrits inachevés. « Des manuscrits avortés, on ne peut jamais rien en faire. » Et cet autre, ces dossiers inertes qui gisent sur mon bureau. « Ma saison en enfer », ai-je craché à la figure de l’étudiante ivre qui insistait pour savoir ce que j’écrivais. Cet étang de poix noire, l’année de la peste, le travail que j’ai complètement laissé tomber pour m’occuper de ceci, de mon « microscope », ai-je dit à l’étudiante sans vouloir lui expliquer vraiment ce que je fais, bien qu’elle en ait une vague idée, je le soupçonne, par Susan, qui est aussi son amie. « Que vous a dit Susan ? » « Juste que vous lui aviez lu quelque chose de nouveau et que ça lui avait plu. » « Tout le monde doit écrire son journal cette année », ai-je répliqué, mettant un terme à la conversation. Et c’est vrai. Mes élèves. Et leurs élèves à elles. Janice, celle qui s’est saoulée, enseigne une classe d’adultes qui, eux aussi, tiennent leur journal. Virginia s’occupe d’adolescents noirs du ghetto et eux aussi en tiennent un. Mais dans l’ensemble ce sont des femmes, les nouvelles femmes, la nouvelle sensibilité des femmes qui trouve sa voie sur le papier. Fiévreuse, secrète, avant d’abandonner tous les secrets. Moi, j’y suis toujours, dans le secret. Je n’ai pas encore parlé du carnet à Sita. J’en ai été bien près à plusieurs reprises, avec mes allusions obliques, mes demi-révélations. Un jour au club de la faculté. Hier en dînant à Sausalito, quand elle m’a dit quel nom elle voulait que je lui donne si jamais j’écrivais quelque chose sur elle. « Si tu écris quelque chose sur moi, appelle-moi Sita. De tous mes noms, c’est celui-là le bon. » Le camélia qu’elle a déposé pour moi sur mon oreiller. Si j’allais la rejoindre, est-ce que ça l’ennuierait, la mettrait en colère ? J’ai envie d’elle, envie d’être couchée à côté d’elle, de sentir sa chaleur. De ça seulement. Gratitude, sentiment nouveau, plus amical que tout ce que j’ai pu éprouver à son égard pendant les mauvais jours, les mauvaises semaines qui viennent de s’écouler. J’ai de l’affection pour elle à présent. Autrefois c’était impossible, pas quand elle me faisait souffrir. Et même de ça, comment en être sûre ? Le mot amour a des dizaines d’acceptions : désir, nostalgie, besoin de posséder, besoins de toutes sortes. Mais cette affection que je ressens à présent, cette sympathie, elle est différente, fugitive, tentante. Si je vais me coucher à côté d’elle, je parviendrai à l’identifier, je satisferai quelque chose. L’idée d’y aller ne me fait pas peur… ce qui est peut-être signe de bonne foi ? Doucement, si doucement. Ne pas la réveiller. Les planches traîtresses, le bruissement des couvertures. J’avance lentement, avec la patience d’un fou, d’une mère ou d’une amie. Et puis le confort tiède et liquide du matelas de mousse, le courant d’air légèrement chauffé, la chaleur rassurante qui émane de son corps, l’équilibre parfait de son poids à côté du mien. Dans son sommeil son pied se tend et touche le mien. Comme un baiser. Elle a parlé d’« engagement ». Ce mot m’a fait l’effet d’une pierre autour de mon cou quand elle l’a prononcé. Mais en faisant la liste des courses, j’ajoute des verres, de la quincaillerie, des anneaux pour les rideaux de la chambre, afin qu’on puisse les fermer facilement et que la lumière du matin ne lui fasse plus mal aux yeux. Je vais réparer la porte que Dan et Paul ont ôtée si cavalièrement, perdant les chevilles par la même occasion. Et la bibliothèque ? Elle veut une bibliothèque pour la chambre de devant, celle où Paul couchait il y a quelques semaines. Et qui redeviendra peut-être ce qu’elle était autrefois pour nous, la bibliothèque. Tous mes livres sont encore dans le placard de l’entrée où les enfants les avaient entreposés quand ils vivaient ici. Progressivement, étape par étape, la maison m’est rendue, nous est rendue, à moi et à la Sita qui est avec moi, non à celle qui était avec eux. Dois-je la lui fabriquer cette bibliothèque ? Temps, argent, outils. En acheter une ? La commander à un menuisier ? La notion d’engagement se réduit à cette histoire de bibliothèque. En arrivant ainsi, j’étais bien loin d’y penser. J’ai trouvé la maison pleine, occupée, abandonnée à d’autres. J’ai eu envie de m’enfuir. Et j’ai décidé de tenir bon, de défendre mon espace vital, de combattre les fantômes d’hommes que je ne voyais jamais, ou que je n’ai vus qu’une fois, quand je me suis retrouvée assise dans le salon en face de Neal. Je suis restée et c’est moi qui gagne.
Quelle inconséquence. C’est que j’ai peur et envie de prendre mes jambes à mon cou. M’engager ? Renoncer à l’avenir, à tout ce qu’il recèle d’inconnu, à ses aventures possibles ? Et sinon ? Être une femme vieillissante qui vit seule à New York, des repas solitaires, un corps qui va vers la mort. Vieillis avec moi, disait-elle. Et merde, je ne veux pas vieillir du tout. Je ne veux jamais mourir. New York. L’édition. Les expositions. Si je reste ici, est-ce que j’y perdrai en tant qu’artiste ? Même en ne vivant ici qu’à mi-temps ? Mes amies, celles qui ont mon âge, iront de l’avant, elles, me dépasseront. Et cet âge justement, cette décennie, entre quarante et cinquante ans, c’est l’époque où l’on accomplit la majeure partie de son œuvre, où l’on est au sommet de sa maturité. Mais ce n’est pas seulement cela qui m’échapperait. Il y a aussi les histoires d’amour, les fêtes, les rencontres, toutes les expériences que je n’ai pas eues. En l’aimant, vais-je perdre le monde ? Quel manque de suite dans les idées. Quelle irresponsabilité. Je la voulais quand elle se refusait à moi. Elle me revient et j’ai envie de m’enfuir. Et je reste non par honnêteté ou par foi, mais par lâcheté. Je n’ose pas lui dire que j’ai peur d’être prise au piège. Somme toute elle avait raison de reculer. Son instinct était bon. « Elle se retire, disait Sherman, parce qu’elle ne peut pas supporter d’être victime de ses sentiments pour toi. » J’ai tenu bon, j’ai attendu que les enfants s’en aillent, qu’elle renonce aux hommes. Et à présent je m’en irais ? À présent que ses yeux se tournent à nouveau dans ma direction, tous les autres étant partis, au loin, délaissés ou répudiés. Là, dans la cuisine, j’ai honte de moi-même. Serais-je frivole ? Mais je n’ai jamais eu l’intention de l’être. Cette histoire m’agresse de tous côtés comme une machine détraquée dans un film de Chaplin. Quand Sita est froide, c’est ma faute, je ne sais par quel mystère. Quand elle est tendre, cela me donne des responsabilités. J’ai peur de l’avoir sur les bras ; j’ai peur et j’ai honte de cette peur. Si elle le savait ? Ça la mettrait en rage, elle ne me le pardonnerait jamais. Son orgueil superbe et démentiel lui ferait prendre la fuite d’un bond. Seulement je ne suis pas plus qu’elle capable de pardonner : et c’est précisément cela, cette chute de confiance, cette infidélité, ce côté superficiel de son caractère qui lui a permis, alors qu’elle m’assurait de son amour dans le passé d’une façon si persuasive, de se montrer si volage, si désagréable, si maussade. Malgré ma patience, mon masochisme de paillasson, il y a en moi un flux de colère, une fibre de méchanceté qui ne pourra jamais lui pardonner sa défection. Je suis un personnage de conte de fées que l’on transplante chaque année dans un magnifique royaume. Un lieu plein de soleil et de fleurs où règne un printemps éternel. Mais voilà qu’une année en arrivant je trouve ma reine ou ma princesse ou ma marraine-fée complètement fermée. Elle ne m’aime plus du tout, ne se souvient même pas de moi. Et puis, lentement, par degrés infimes, je parviens à réchauffer la glace qui l’entoure. Elle renaît à la vie. Elle me sourit et recommence à m’aimer. Mais alors je déclare que je ne peux plus vivre ici, que je préfère mes hivers et mes ténèbres et ma cahute au pied de la montagne, et je lui dis que son royaume paradisiaque ne me suffit pas, n’est pas habitable. C’est ridicule. Qu’est-ce qui me manque donc ici ? Ma solitude ? Justement ce que je crains le plus. Mon indépendance ? Car en sa présence je m’appuie sur elle. Et comme elle y attache moins d’importance, c’est toujours elle la plus forte. Je dépends d’elle, je cède devant sa force et sa personnalité supérieures à la mienne, la facilité avec laquelle elle prend ses décisions, son efficacité, ses certitudes. Moi qui n’ai pas de certitudes. Et du coup nos relations sont toujours inégales, même quand elles sont heureuses. Qu’est-ce que je redoute encore ? L’idée de revenir, de revenir chaque année. L’attente, pour elle comme pour moi, pendant les mois de séparation. Le fait d’avoir l’esprit constamment fixé sur une personne lointaine, de ne plus voir ceux qui sont proches, ce qui est là, le quotidien. De ne jamais réellement nouer avec les gens des relations durables. Dans ces cas-là, on est toujours en train de rejoindre l’être aimé ou d’en revenir. Elle a parlé de la solitude qui l’attendait, de cet été vide. Je ne veux pas lui infliger ça. Ce n’est pas juste, elle a raison, ce n’est pas juste. Évidemment elle ne serait pas aussi isolée qu’elle le dit. Les hommes reviendraient, eux ou d’autres. Elle prendrait des amants, bien sûr. Mais ils seraient provisoires, marginaux, tangentiels. Comme les miens le sont toujours. Ou alors ils prendraient racine et me remplaceraient. Et je ne pourrais pas revenir. Et j’ai envie de revenir. Surtout d’en avoir la possibilité : de savoir cette porte ouverte. Le chemin du soleil. Chaque hiver savoir disponible cette filière d’évasion, chaque hiver quand s’installent mes dépressions hivernales, l’apathie, le désir de suicide. Savoir ce visage de femme qui est mon aînée en train de m’attendre dans le pays du soleil, avec sa sérénité, le réconfort qu’elle m’apporte. Une fois en faisant l’amour à Derby Street – à l’époque où j’étais folle, où je commençais à l’être en tout cas – tard, très tard dans la nuit, après l’avoir épuisée, exaspérée, et alors que j’insistais quand même pour lui faire ça aussi, le visage contre sa cuisse, les doux poils de son pubis contre mes lèvres, j’ai compris. J’ai eu l’une de ces intuitions incroyables que j’adorais tellement dans la folie et que les autres détestaient tant. J’ai compris d’un seul coup le mythe de Déméter et j’ai su qu’elle était Déméter, que la fontaine entre ses cuisses était ma propre jeunesse et que moi, j’étais Perséphone, venue à elle au printemps et qui lui reviendrait
toujours, car elle incarnait ma jeunesse, malgré son âge plus avancé que le mien, ma jeunesse, ma source sans cesse renouvelée, le printemps n’étant qu’une métaphore pour désigner la source, les eaux, la rivière cachée, le tunnel de vie entre ses cuisses. Madame, comme je vous ai exaspérée. Comme je vous déçois encore. En voulant. En ne voulant plus. Avec mes humeurs et mes hésitations, et les spéculations morbides d’un amour aussi contingent que celui-ci, aussi volontaire et non admis et peu sûr. Elle doit être, elle a été dans le même état d’esprit. Mais elle ne l’exprime pas. Et moi non plus. Mon silence pendant ces instants cruciaux, dimanche, quand elle m’a demandé un gage. Sournoise, je me suis abstenue de le lui donner. Sans mentir vraiment, par peur. Pourtant, dans la mesure de mes possibilités, je pense que je lui en ai donné un quand même. Et maintenant je sais qu’elle s’en sert contre moi. Le soir de la Saint-Patrick, elle s’est saoulée, ce qui lui arrive très rarement et avait son côté drôle, bien qu’elle-même ne l’ait pas été du tout, drôle : elle était furieuse, au contraire. Elle sautait sur le lit et me hurlait presque, elle qui ne hurle jamais : « Comment pourrais-je être sûre que tu ne retourneras pas dans les bras de Fumio ? Est-ce que tu peux le promettre ? Est-ce que tu peux me promettre que, s’il te demandait de le rejoindre, tu n’irais pas te jeter dans ses bras et vivre avec lui à New York ? » « Il n’a aucune intention de me le demander. Il est enchanté d’être débarrassé de moi. » « Ce n’est pas la question que je t’ai posée. Ce que je veux savoir, c’est si tu peux me promettre que tu ne le rejoindrais pas. » « Ce n’est pas la peine, ça n’arrivera tout simplement pas. » À ce stade elle a roté, ce qui fait que j’ai souri et ne l’ai pas prise au sérieux. Pas plus que la veille, à propos de Molly. Molly était venue me voir pour m’interviewer. Elle me plaisait, et j’appréciais aussi cette attention : le fait qu’elle s’intéresse à moi en tant qu’écrivaine. Molly a un bel humour irlandais, des yeux noirs vagabonds, une calotte de cheveux noirs et bouclés. Jeune, mais assez à mon goût. Sous le couvert de ses questions, elle m’a demandé si j’étais amoureuse. J’ai cherché des faux-fuyants, la question était trop compliquée et m’aurait obligée à en divulguer plus que je ne le souhaitais. Je flirtais aussi avec elle, sans doute. Rien d’important. Molly joue du violon, elle serait au bar du quartier le jour de la Saint-Patrick, elle nous a invitées à venir l’écouter. C’est rare un vrai violon, les gigues, les danses écossaises, et cetera. Nous y sommes donc allées. Et c’était très gai, Sita avait un coup dans l’aile et a dansé la gigue. Mais il y a eu un petit incident bizarre. Une jeune femme nous a accostées et m’a demandé ce que j’avais envie de savoir à propos de Molly. « C’est une de mes bonnes amies et je peux vous dire tout ce que vous avez envie de savoir. » Je n’avais rien du tout à dire, mais Sita s’est interposée. « Vous ne croyez tout de même pas qu’elle va vous interroger alors que je suis assise là, à côté d’elle ? » C’était absurde. Je me sentais gênée, et même humiliée par elles deux. Mais heureuse aussi, très heureuse que Sita puisse encore être jalouse. Après toutes ses allusions grosses comme des maisons au fait que je devrais me trouver des « sujets d’intérêt » personnels puisqu’elle-même avait les siens. Peut-être prenait-elle la mouche parce que ça se passait devant elle. Ou parce qu’elle a renoncé aux hommes. Mais c’était magnifique de la voir de nouveau bondir et fondre sur sa proie. Avec ses airs de propriétaire et sa brusquerie d’autrefois ; aussi détestable que soit la jalousie, il n’était pas détestable de la voir revenir. Quant à Molly, je n’ai pas eu depuis une seule pensée pour elle, sauf pour m’assurer que je ne serais pas à la maison quand elle viendrait reprendre l’exemplaire de l’interview qu’elle m’avait envoyé.
Je vais dîner avec Sherman comme d’autres vont chez leur psychanalyste. Perchée sur un tabouret de bar au Tivoli, je contemple la collection de vieilles lampes alignées au-dessus du zinc, d’étranges objets style Art déco originaires de Chicago, que je trouve toujours mystérieux, hypnotiques pendant que nous discourons sur l’art et sur la façon de mener notre vie. D’abord prétendre, bravement, comme d’habitude, que l’art est ce qu’il y a de plus important au monde, que nous le faisons passer avant tout. « Donc si je repliais mes ailes et si je m’installais définitivement à Berkeley, Californie ? Après tout, ce ne sont pas les milieux artistiques qui font que je me sens chez moi à New York. » « Oh, ces foutus milieux artistiques. » « Non, tu ne comprends pas. Si je repliais mes ailes et si je m’installais ici, comment pourrais-je expliquer de quoi j’ai peur ? » « New York a de l’énergie. » « On s’y sent aussi diablement seul quelquefois. Écoute, ce qui me fait peur, c’est que mes livres soient moins nombreux, qu’il puisse y avoir un livre que je n’aurais pas écrit. » « Tu m’as dit toi-même que tu pouvais écrire ici. Là, elle te soutient, ton travail n’est pas saboté comme le mien. Moi, on me voit peindre, on me regarde jour après jour. » Petits gestes avec un pinceau imaginaire, grand sourire de clown. « Et petit à petit on commence à se faire une idée de l’importance que la peinture a pour moi. Et alors – oh, inconsciemment, bien sûr – on se met à la détester. » Mouvement du bras dont elle est coutumière, pour changer de sujet. « À la détester, mec. » Elle se retourne. « Toi, ce n’est pas ton problème. » « Non, j’écrirais si je restais. Peut-être. Mais il se pourrait qu’il y ait un livre, un livre que je ne rencontre jamais. Une aventure. Je ne sais pas te l’expliquer. Et la sculpture, non. Il n’y a pas de pièce où je puisse sculpter. J’ai une exposition prévue pour décembre prochain. La galerie est à New York. Mon studio est à New York. Je déteste la sculpture, ça me terrifie. Mais…» « Tu en as besoin. Pour je ne sais quelle foutue raison, tu en as besoin. Et ça aussi il te le faut »… elle se claque la paume de son poing fermé. « Ouais. » « Ça aussi il te le faut, le coup de pied au cul, le stimulant. C’est ça, New York. » « Ce n’est pas aussi simple. Il y a des soirs où je deviens dingue, dans ce studio. » Nous buvons et Sherman accepte l’hommage des habituées qui viennent prendre un verre après le travail : vieux maître dont l’autorité est reconnue, grosse veste de toile bleue, tête magnifique, cheveux ras très androgynes, doigts bagués qui tiennent un verre ou gesticulent, majesté de sa taille, de son âge et de son courage ; dans le quartier tout le monde la connaît. Je continue à lui expliquer la sagesse : « Si je m’installais ici à demeure, si je ne continuais pas sur ma lancée, je ne saurais jamais ce que j’ai peut-être perdu, quel livre, quelle sculpture, quel dessin… ici je ne dessine même pas alors qu’à New York je dessinais deux heures par jour. Tu vois ce que je veux dire, toutes ces découvertes qu’on fait quand on vit seuls, qu’il s’agisse d’une aventure ou d’une histoire d’amour, ou simplement de se regarder mûrir et changer. Si je restais ici, au contraire, tout serait fixé. On peut se mettre à vivre quelque part et commencer à voir la fin. Je n’ai pas envie de voir la fin. Ni de savoir ce qui m’attend. » « Alors New York. Pas d’autre solution. » « Non, la division n’est pas si nette. Si je la quitte, il n’y a personne dont je sois proche à New York. Et ça signifie que je renonce à ce truc si agréable et chaleureux : vivre avec quelqu’un. » Nous nous sourions, nous savons l’une et l’autre de quoi nous parlons. « J’adore vivre avec quelqu’un, Sherman. J’ai vécu comme ça la plus grande partie de ma vie. On travaille toute la journée, et puis l’autre rentre, on dîne, on allume le feu dans la cheminée, on dort ensemble. » « Mmm, mmm. » Elle fait claquer ses doigts couverts de bagues, elle sourit. « Écoute, Sherm, c’est la vie, la vie tout simplement. Pour le seul plaisir de vivre. » « Comme les trois quarts des gens. » « Ouais, les sales veinards, ils ne déconnent pas sur l’art, eux. Tout ce qui les intéresse, c’est le plaisir. Quand le soleil brille, ils roulent leurs manches et ils sentent la chaleur sur leur peau. » « Mon cul. Ils passent leur vie à se faire des cheveux. À courir après des trucs, une voiture, une fille, une partie de billard gagnée, un job. À se demander ce qu’il y aura ce soir à la télé ou bien si la maternelle apprendra à lire à leurs gosses. Ils sont poussés aux fesses. Poussés aux fesses. » « Tu as peut-être raison. Commandons un autre verre. » « Bien sûr que j’ai raison. » Nous rions, entre camarades. « Je pense constamment à l’âge qui vient, à la perspective de vieillir seule. Savoir à ce moment-là que je n’ai pas gardé ce que j’avais, que je l’ai fichu en l’air. » « Tu es vraiment morbide. » « Mmm. Mais tu sais quoi ? Maintenant ça va mieux. Elle m’est revenue au terme d’un étrange périple. » « Pour redisparaître un week-end entier. » Je prends sa défense, je la protège, j’explique, je cite des raisons, des engagements. « Je crois que cette fois elle n’avait vraiment pas envie d’y aller. Le comité lui a forcé la main au dernier moment. » « Et quand repars-tu dans l’Est ? » « Au début mai. En attendant, il y a ce petit voyage la semaine prochaine. Pour quelques jours seulement. Après je reviens et je reste encore pendant tout le mois d’avril. » « Tu ne peux pas être dans deux endroits à la fois. Pas question. Impossible. » Son bras balaie cette possibilité, c’est un de ses gestes les plus définitifs, les plus tranchés. « Je ne vois pas pourquoi. Je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas vivre ici six mois de l’année. Elle aussi, elle pense que ça peut
marcher. » « Ça n’a pas été le cas jusqu’ici. » « Non, quand je suis rentrée cette fois-ci, c’était un véritable cauchemar. Mais ce n’est pas obligatoire, qu’il en soit ainsi. » « Après ton départ, elle se regroupe complètement. » Petits gestes précis des mains qui fabriquent des boîtes sur le dessus du bar. « Elle réorganise toute sa vie, elle trouve des substituts, je ne le lui reproche pas. » « Moi non plus. » « Alors, quand tu reviens, il n’y a plus de place pour toi. Pourquoi y en aurait-il ? Tu ne peux pas avoir ton gâteau et le manger. » « Apparemment non. » « Tu n’y crois pas, en fait ? Tu penses que c’est possible. » « Ça pourrait l’être s’il existait entre nous une entente spéciale, quelque chose de bien, et si nous voulions vraiment vivre comme ça, si nous le voulions suffisamment. » « Foutaises. » Son corps pendant qu’elle m’apporte le téléphone. « Appelle Marguerite. Elle est à l’hôpital. » Le corps de Sita : elliptique, piriforme, un Modigliani. Les lignes ravissantes de ses hanches et de son cul qui disparaissent au coin de la porte. Combien de fois les ai-je dessinées en esprit, avec un pinceau, les yeux ouverts ou fermés, de mémoire, en imagination, sur le papier ? Une expérience est-elle changée par le fait qu’on en a conscience ? Écrire est tellement plus problématique que dessiner : c’est plein d’embûches morales, d’ambiguïté, de responsabilité publique. À supposer que l’on consigne une journée de sa vie, est-ce que cette décision en modifie le cours ? Dans Le Carnet d’or de Doris Lessing, une de ces journées a cinquante-quatre pages de long. Elle est complète : le reste, ce sont des récapitulations, c’est l’« impression » de cette journée, qu’elle fait ressentir avec art au lecteur en lui fournissant quelques détails. C’est ainsi que se fait la fiction : comme, dans le dessin, la perspective linéaire donne l’illusion des trois dimensions. Mais est-ce que le choix d’un jour – que l’on commence en sachant qu’on doit le fixer dans son souvenir et l’observer – le modifie vraiment ? En change l’équilibre, en déforme la vérité ? Est-ce que la période elle-même, le fait qu’on l’ait choisie, sélectionnée, ne constitue pas en soi une espèce de faux sens, le reste suivant subconsciemment ? Que laisse-t-on de côté, que falsifie-t-on ? Que gâche-t-on en y superposant un plan ? Il y a peu, j’étais certaine de consigner un rythme naturel : un déclin et une chute. Mais où en suis-je à présent ? L’autre jour, j’ai lu La Femme rompue de Simone de Beauvoir et j’en suis restée pétrifiée : elle avait déjà fait tout ce que j’espérais ou que je pensais faire. Son histoire piquait droit comme une flèche sur le meurtre d’une relation et de la femme qui en était dépendante. Voilà, ai-je pensé, c’est précisément cela. Et ce n’était pas ça. Pendant des journées entières, j’ai ressenti une anxiété particulière parce que je ne suivais pas ce plan, cette tangente tragique. Ce que je croyais être le plan. J’aurais pu l’imposer au carnet, mais pas aux événements. Elle, au contraire, me revenait, était partie et me revenait. Aurais-je préféré la conclusion prévue, la structure raisonnable et le déroulement escompté de l’histoire ? Préféré un plan banal et « logique » susceptible d’être tracé sur un carnet ? Voulu un carnet plus qu’une amante, accordé la préséance à quelques gribouillages sur la vie ? Ou le plan me semblait-il tout simplement inévitable et trouvais-je provisoire, artificiel, plus cruel en fin de compte le sauvetage de dernière minute qui me permettait d’échapper à son arbitraire ? Cette histoire de carnet. De chronique. Passe pour un cri du cœur, de temps en temps ; mais quand cela dépasse en dimension ce que cela commémore, quand cela prend une vie propre ? Quand vient le moment où il faut s’en déclarer solidaire ? Je suis au banc des accusés. Prise au piège de mon propre stratagème. Je lui ai même dit que je le rédigeais, ce carnet. Ça ne semblait que juste. Je ne savais pas à quelle réaction m’attendre de sa part, je me demandais même si elle n’en prendrait pas ombrage. Mais ça l’a amusée, elle a considéré ça comme un violon d’Ingres, une perte de temps, une fuite par rapport à la vraie littérature. Elle a fait de l’esprit, m’a plaisantée là-dessus d’une façon charmante. Lorsque j’ai constaté en arrivant ici que les choses ne correspondaient pas à mes espérances, j’aurais pu m’éclipser en silence, quelqu’un de plus orgueilleux que moi l’aurait peut-être fait. Et alors, pas de carnet. Je me rends compte à présent que, si je suis restée, il n’est pas impossible que ce soit pour l’écrire. Pour le vivre et pour analyser ensuite cette expérience. Cela me rappelle cette matinée dans la salle à manger quand elle avait passé la nuit dehors, le lendemain de notre séjour à Mendocino. J’avais décidé là-bas de rester en Californie, décision qui a été presque aussitôt cassée par son départ pour la nuit avec cette réplique sur laquelle elle a fait sa sortie : je t’appellerai demain du bureau. J’étais en train de faire les cent pas dans cette salle à manger juste avant d’aller la retrouver, et il fallait opter dans un sens ou dans l’autre pour ce cours, puisque le premier était prévu pour le jour même. Je faisais les cent pas et je pensais à ces foutus cerfs de Mendocino, je les revoyais à cet instant-là et, même dans l’état où j’étais, j’écrivais une phrase sur eux et je me disais en moi-même : je vais rester, parce que si je m’en vais je n’aurai pas eu cette expérience et que je veux l’avoir eue. Le soir de la Saint-Valentin, quand nous avons bu l’asti, je voulais le boire au lit : je m’étais mis en tête l’idée – frivole, vaine, sotte – que ce serait tellement drôle d’arroser nos caresses à l’asti, d’en boire une gorgée avant de la boire, elle, d’alterner les saveurs. Un caprice, bien sûr, une idée fantasque, une tranche de vie décadente. Et bien inoffensive. Mais l’anecdote une fois couchée sur le papier donne quoi ? Lessing dit que lorsque Joyce a décrit Bloom en train de chier
sur son pot (je crois qu’elle emploie le mot « déféquer » : c’est peut-être une activité différente), le passage a choqué, ce qui était ironique. Car il visait exactement à l’opposé. Il voulait dépouiller les mots de leur pouvoir, nous faire accepter notre propre humanité dans les chiottes de Bloom. Nous n’en sommes guère plus près. Je ne défends même pas ce que je fais, alors que sans doute je le devrais. Tant que l’écriture sera perçue comme magique, les choses ne changeront pas. Tant que l’écriture restera magique, on l’auréolera de respect… dont l’exploitation ne sera que le revers de la médaille. Et déclarer pour ta défense que tu as écrit cela pour comprendre, simplement pour comprendre ta propre expérience, ou même pour choisir cette expérience et l’étudier ensuite, telle qu’elle s’est déroulée… ça non plus, ça ne veut rien dire. Tes méthodes sont encore trop imparfaites pour t’apporter sur quoi que ce soit une lumière de nature à justifier tes efforts. D’ailleurs, qu’est-ce que c’est que ton expérience ? Comment la sépares-tu de celle des autres. Et tu es restée – n’oublie pas – tu as choisi de rester. Pour connaître cette expérience. Pour en posséder ensuite le récit. Mais si c’était là, de toutes les idioties, la plus spécieuse ? Si ce carnet n’était que l’ultime et le plus pathétique des stratagèmes… pour rester. Comme le terrain glissait quelque peu sous toi à l’époque, comme il te fallait une raison vraiment sérieuse de continuer à souffrir d’amour… tu as pris pour prétexte le travail, tu t’es raconté que tu restais, non pas dans le maigre espoir de reprendre Sita, Sita morte ou étrangère ou fugueuse, mais pour toi, parce que tu faisais quelque chose « pour toi », c’est bien ça ? D’ailleurs, le finiras-tu jamais, ce carnet ? Tu pars pour New York dans un jour ou deux et en voilà cinq que tu n’as rien écrit. À présent tu le hais. Tu détestes y travailler. C’est une corvée que tu repousses d’une heure à l’autre. Tu n’arriveras jamais à remplir les jours que tu as laissés courir. Ton introduction est faible et ne préparerait pas le lecteur – en supposant qu’il y en ait un – à entrer dans la peau des personnages ou à se mettre dans la situation avec assez de renseignements et d’impressions. Et puis le quotidien est indiciblement monotone, défaut inhérent au journal en tant que forme littéraire. Mais le fait est que tu te désintéresses de ton projet. Plus elle te revient, moins il t’est nécessaire. Ton carnet n’était qu’un piètre substitut, utile en son absence. Évidemment elle va-et-vient. Et rien ne m’assure que son retour est permanent ou même réel. Si je laissais le carnet m’échapper pour m’apercevoir au bout du compte qu’elle aussi s’est esquivée ? Et qu’il est trop tard pour la ressaisir même sur le papier. Oui, si je n’avais plus ni Sita ni la chronique de Sita ? La forme de ses cuisses, l’ellipse de ses hanches, son cul qui me remplit si délicieusement les deux mains, ses longues jambes souples de chasseresse, le modelé presque solennel de son épine dorsale et de ses vertèbres, cette petite éminence de chair qu’elle a au bas des reins. La ligne, la ligne de ses hanches. Ces contours. Cette ellipse.
Un petit bar sombre donnant sur les pistes. L.A. Le début du voyage. Le congrès des écrivains est déjà derrière moi, avec tout ce qu’il a pu m’apporter de carburant : quelques bouchées ingurgitées, consommées, dévorées, laissant l’assiette vide. J’ai peur de ce voyage. Peur de rentrer chez moi. Peur des villes que je dois visiter et des mass medias, du public, d’être examinée sous toutes les coutures, de me rendre ridicule à la radio. Une fenêtre de verre sur la nuit. Les lumières des pistes d’atterrissage. Un gin-and-tonic commandé et qui est en route. Me passent dans la tête les pensées des grandes vitres de verre blanc, des éclairages au néon, des marmonnements du bar qui ronronne derrière moi, des aéroports et des villes inconnues et des nuits d’hôtel au sommeil agité. Je cherche où j’en suis sur le chemin de terre de ma vie : le moi, emporté très haut dans les airs sur les ailes des avions, regarde en bas et voit son double qui marche, plié en deux, point sur l’artère du temps. Délimité, repéré. Où en suis-je à présent, alors que le temps s’enfuie ? Elle est toujours présente dans mon esprit, ombre qui plane derrière le front, écho qui colore tout, même le déroulement du congrès, les applaudissements et la camaraderie, les encouragements, les conversations nocturnes, les rires, toutes ces autres femmes engagées dans la même entreprise étrange. La salle d’attente. Kennedy au matin après toute une nuit de voyage. Un Juif hassidique avec sa longue barbe et son chapeau noir tout rond. Je suis chez moi. Je vais voir Ruth. Prendre mon petit déjeuner avec Fumio. Si j’arrive à le joindre. Dans le Lower East Side le téléphone ne marche plus depuis déjà un mois. Un incendie à la compagnie des téléphones. Bizarre. Tout est bizarre. Je vais revoir la Deuxième Avenue, escalader les cinq étages qui mènent à mon studio du Bowery. Le skyline à l’aube. Et tout au bout, tout au fond, la peur enfin rejointe et découverte, je vois le studio. Blanc. Vide. Inachevé. Les meubles que je n’ai pas encore retapissés, le bois nu des fauteuils et des divans. Les coussins que je n’ai pas commandés. Les tapis que je n’ai pas achetés. Faute de fric. Le vert du couvre-lit écossais. Les plantes empilées près des fenêtres où Ruth les arrose fidèlement. Non, ce n’est pas vraiment le caractère inachevé, le fait qu’il n’y ait même pas encore de placard pour la vaisselle et pour les provisions, ni le grand espace caverneux des murs blancs qui font trente mètres de longueur totale, ni la haute et belle lumière blanche. C’est le vide ; le fait que ce soit vide, solitaire. La vie d’avant la vie avec elle. Pendant quelque temps la nouvelle vie après les dix années avec Fumio. La vie de célibataire au lieu de la vie avec elle. Et ce retour étrange, non programmé, accidentel, contre nature même pour quelques heures. (J’atterris à six heures et je pars pour Washington à sept heures le lendemain : je n’aurai qu’une nuit dans mon lit et quelques heures ce matin avant d’aller voir Fumio et Ruth.) Comme une espèce d’épreuve. Un échantillon de l’ancienne vie, de la nouvelle vie après celle de la Californie. La vie seule par opposition à la vie à deux. L’une et l’autre me plaisent. Mais vivre avec quelqu’un entraîne des obstacles, des limites, un empiétement. Et vivre seul sous-entend tellement de lieux vides, nus, un avenir incertain et peutêtre terrible. Sur le pâle trottoir du Bowery, les deux grosses valises à transporter en haut des cinq étages. Je tremble à l’idée de le revoir. D’impatience. D’anxiété. Je passe devant le studio du troisième sans même ouvrir la porte. Les centaines de dessins là-dedans, comme des cadavres exposés dans une morgue. Une valise et puis la suivante. Mais il faut, oui, il faut bien que j’ouvre tout de suite la porte du cinquième, impossible de redescendre immédiatement chercher l’autre sac, je dois me reposer. Donc le revoir. Affronter le spectre. Ma maison. Mon regard parcourt les murs de haut en bas. Je ne me rappelais pas le studio si grand, je ne le voyais que vide. On pourrait y faire tenir aisément la maison de Berkeley. Et rester civilisé en attendant. Le cœur dans la gorge, je guette la catastrophe. Pas de carreaux cassés. Je découvrirai plus tard seulement qu’il en manque un au-dessus du panneau de ventilation du chauffage, il est tombé. Une journée de travail en haut d’une échelle, mais je n’en ai ni le temps ni l’énergie pour l’instant. Bénie soit Ruth : les plantes prospèrent, le courrier est rangé en petites piles bien nettes. Le matin approche, une lumière rose pénètre dans l’atelier par les fenêtres est, et illumine la cuisine. Cette lumière-là je ne la vois jamais quand je vis ici, je dors toujours à cette heure. C’est charmant, je retrouve mon studio. Aussi romantique que lorsque je l’ai découvert. La nouvelle vie qu’il représenterait. On peut nourrir quelques doutes. L’appartement a des possibilités. Mais il est tellement inachevé, rudimentaire, c’est à peine plus qu’une caverne dont j’ai repeint les murs, refait les parquets. Mystère coûteux de la penderie installée dans la salle de bains et la cuisine. Là, je retrouve un verre posé sur la paillasse à l’endroit même où je l’y avais laissé il y a trois mois. Le temps comme un marteau qui tombe, la vieille douleur et la terreur du temps qui passe.
La vie s’écoule et qu’as-tu fait, toi, avec tes studios fantaisie qui te coûtent une fortune ? Quelques dessins. Un manuscrit que tu n’as pas terminé. Cette toile assez réussie qui représente un homard rouge sur le mur de la salle à manger, la bleue et verte dans la salle de bains. Je vais aux toilettes et je cherche le balai pour nettoyer le tartre de plusieurs mois qui salit la cuvette. Pas de balai. Il y en a un à Berkeley, un à la ferme, il y en avait un à Sacramento, un autre dans le vieux studio maintenant démoli, au coin de la rue, ce studio qui a été le mien pendant quinze ans et qui est détruit. Tous ces foutus balais de chiottes que j’ai achetés dans ma vie et ici, zéro. Au troisième peut-être ? N’y pensons plus. Retourne voir la lumière rosée de l’aube qui envahit la cuisine, qui éclaire les grands murs blancs et tranquilles. Des murs en pure brique, peinte de frais. Demain, commence la tournée. Je n’ai que vingt-quatre heures à New York. Dors un peu. Va voir Fumio. Dîne avec Ruth. Ne couche pas avec elle. Tiens-t’en à ta promesse, ne cède pas. Pour son bien à elle, ne recommence pas. Quant aux autres, pas le temps et, de toute façon, il n’y en a guère, des autres. Il y a Fumio, qui n’est plus à moi, qui m’évite, me transcende. Et Ruth, dont je ne supporte pas l’adoration. Moi qui me dis tout le temps : il y a tant de monde à New York… les vieux amis, les copains artistes, les femmes du mouvement, le cercle nébuleux des amis et des connaissances. Mais ils s’évanouissent dès que je les nomme ou les invoque. On ne téléphone pas à des New-Yorkais sur l’inspiration du moment. Je m’en tiendrai donc à ces deux-là. Ruth m’attend. Fumio sera peut-être difficile à joindre. En entrant, j’ai rencontré Carey, de jeune hippie du premier, et il m’a dit que dix-sept mille téléphones étaient rétablis depuis hier. Le mien ne marche toujours pas. Celui de Fumio non plus sans doute : notre quartier pourri sera sûrement le dernier à en retrouver l’usage. Donc, couchetoi et, à ton réveil, essaie de le trouver. Je panique à l’idée de ne pas y arriver, de passer la journée, cette unique et précieuse journée, à le pourchasser du studio à l’appartement. Celui qu’il partage avec Bonnie. Non, je ne peux pas non plus l’appeler là. Je n’ai pas pu le prévenir de mon arrivée, je n’ai su la date précise qu’à la dernière minute, et impossible de téléphoner. Impossible aussi de deviner à l’époque le besoin absolu que j’aurais de lui à mon arrivée, combien il se détacherait au milieu des petites silhouettes qui suffisent presque à faire passer le temps ici. Qui suffisent en tout cas pour un dîner ou un verre. Mais quand on revient de loin pour quelques heures uniquement, seuls suffisent les gens qui ont eu beaucoup d’importance et pendant longtemps. Comme Sita. N’ai-je fait tout ce chemin que pour ressentir ton absence, pour mesurer la distance, pour voir mes débuts pleins de bravades entre ces murs, ma vie d’artiste solitaire virer au gris, pâlir, perdre son sens ? Que suis-je en train de décider, puisque je sais si bien que cette escale doit me servir à prendre ma décision ? Que je ne suis pas là pour suspendre quelques vêtements et effacer deux ou trois rides avant la grande épreuve des mass medias. Je ferme les yeux, atterrée par la perspective des quatre prochains jours. Couchée dans mon appartement. Redevenue mon vrai moi, celui qui sait l’étendue de sa culpabilité en regardant sur le bureau la pile de courrier restée sans réponse, et le moi d’en dessous celui-là, qui sait le petit nombre de pages écrites dans cette pièce. Les soirées agitées, les fuites vers le toit pour regarder le soleil se coucher. Les journées ne se passaient pas si mal. Mais quand on voit les derniers rayons du soleil quitter les bâtiments. Alors. C’était alors qu’elle me manquait le plus, c’est alors qu’elle me manquera le plus ; ce sont des moments où l’on a envie de quelqu’un, amant ou ami, avec qui dîner quand vient le noir et la faim et la terrible solitude des nuits de cette ville, les nuits de la vie qui va vers la mort. Avant de me coucher, encore une virée sur le toit pour voir venir le matin, qui n’est plus la grande rose de l’aube comme tout à l’heure dans la cuisine, mais une journée ordinaire. À sept heures le soleil est déjà haut. Beau temps pour New York, mais après la première lueur, presque banale, tous les bâtiments à leur place, l’Empire State, les deux étuis d’argent du World Trade Center qui ressemblent à des briquets jumeaux. Avec un nouvel arrivant, un petit parvenu, qui bloque la base de l’un d’entre eux – est-ce depuis mon départ qu’on a construit cette merde ? Je fais les cent pas sur le toit. Cet été j’y placerai des tréteaux en bois, je volerai une de ces platesformes de chargement dont on se sert dans le quartier des entrepôts. J’en ferai un pont. Des arbres. Des géraniums. Des meubles de jardin. J’y donnerai des fêtes. Et puis je peindrai les murs du troisième étage. Je me fabriquerai des tables de travail, j’achèterai des outils, je préparerai tout pour l’exposition de sculptures de décembre. Liste écrasante des choses à faire. Si je l’ose. Si j’en suis capable. Outre que Fumio n’est pas là, que j’ai gravi tous ces étages dans la terreur et qu’il n’est même pas là, si bien que je vais devoir l’appeler chez Bonnie avec la possibilité détestable qu’elle réponde au téléphone que je doive lui demander la permission de parler à Fumio, être chez Hiro à quelque chose de déplaisant. Il est gêné… lui aussi se souvient. De ce jour où nous avions déménagé nos affaires du vieux studio pour les transporter à la campagne. Le soir Fumio s’était déplacé une vertèbre, mais il a quand même tenu à passer la nuit chez Hiro. Il n’a pas voulu rester avec moi. C’était la première fois ou peut-être la seconde qu’il refusait de dormir dans le
même lit que moi. Ce qui ne nous est plus jamais arrivé. Dix ans et voilà qu’un soir, très tard, alors qu’il peut à peine descendre de la banquette arrière de la camionnette, le salaud insiste pour faire à pied la longueur de cinq blocs d’immeubles, bien qu’il soit à côté de chez lui. Ou de ce qui a été son chez lui. L’ordre d’expulsion nous laissait une semaine de grâce. Et il n’a pas voulu venir. Je l’ai supplié. Parce que, s’il ne venait pas avec moi, je savais que je ferais une nouvelle tentative cette nuit-là. Je l’avais fait la veille : je m’étais endormie en laissant grand ouvert le robinet du gaz, avec son tuyau large de cinq bons centimètres, et ça sifflait si fort que ça m’a tenue quelque temps éveillée. Mais j’étais décidée : en sortant de mon sommeil au beau milieu de la nuit, j’ai entendu le gaz qui sifflait toujours, j’ai senti cette énorme puanteur dangereuse, et je me suis rendormie. C’est ta dernière chance de changer d’avis, me suis-je dit. Et je n’ai pas voulu revenir en arrière. Je savais exactement ce que je faisais, quoique l’akvavit m’ait bien aidée. Et puis à sept heures je me suis réveillée, c’était le jour du déménagement et je vivais encore. Tout le reste était anéanti, le mariage, la vieille maison, l’ancienne vie, mes chances de retrouver mon équilibre mental et de me remettre au travail. Et Fumio attendait, debout sur le trottoir, sachant bien, sans doute, ce que j’avais fabriqué dans la nuit. Le visage grimaçant de douleur. Et de ça, bien sûr, j’étais désolée. Mais c’était aussi la première fois que je pouvais le voir souffrir ou même être malheureux – cet homme adoré – en simple spectatrice, du moins pour une partie de moi-même. Sans m’en soucier tellement. Lui ne se faisait plus aucun souci pour moi. Le lendemain matin j’ai appelé Hiro pour avoir de ses nouvelles. Il était embarrassé. Et à bon droit. Un ami de dix ans qui se mettait à me mentir. Il ne savait pas où était Fumio. Bien sûr que si, il le savait : dans l’ancien appartement de Sakai, que tous deux utilisaient parfois comme refuge. Et sans doute avec Bonnie. Hiro prétendait ne pas connaître le numéro. J’étais stupéfaite. Enfin, Fumio était un ami, j’avais bien le droit de me renseigner sur son état de santé, même s’il se trouvait avec quelqu’un d’autre. La voix d’Hiro, hésitante, horriblement consciente de son acte : « Il n’a pas envie que tu connaisses le numéro, je crois. » Humiliation. J’étais devenue une femme dont le mari donnait à ses amis l’ordre de lui cacher où il habitait. Nous en étions arrivés là. Aujourd’hui Hiro, par son expression et son attitude, a l’air de se rappeler cette scène tout en me déclarant avec une extrême politesse que Fumio n’est pas encore arrivé. Dans l’appartement du Village, le téléphone marche. Est-ce que j’en connais le numéro ? Il est toute courtoisie. Oui, je le connais, merci beaucoup. Hiro, dont je baptisais les peintures à coups de cannettes de bière et de longues discussions sur l’art. Un si bon ami autrefois, un étranger maintenant. Je longe Great Jones Street en direction du Village, à la recherche d’une cabine téléphonique. Ça me fait un effet bizarre d’utiliser un téléphone public pour appeler Fumio chez une autre femme, de prendre rendez-vous avec lui. Par bonheur c’est Jack, son apprenti, qui répond. Puis la petite voix de grenouille, très particulière, mi-adolescent mi-vieillard, de Fumio. Il veut bien me rejoindre pour le petit déjeuner, bien qu’il ait déjà pris le sien, sans doute s’apprêtait-il à partir travailler dans son atelier, il n’apprécie guère ce contretemps. Et chez Sandolino il est distrait, il s’ennuie. Ce serait, avais-je pensé, l’endroit idéal pour prendre le petit déjeuner un dimanche, avec des fantasmes de matinées paresseuses et le Times. Mais le restaurant est bondé, impersonnel, la direction grossière, désagréable. Fumio me fait comprendre qu’il trouve ça affreux. Nous repartons et montons l’escalier qui mène à son atelier. La moitié des objets qui s’y trouvent viennent du vieil appartement. Cette chaise, ce bureau, la table en érable sur laquelle nous avons mangé pendant dix ans. Je ne peux pas les regarder sans larmes. Au moment de notre rupture, nous avons partagé les meubles sans trop nous y intéresser, chacun prenant ce qu’il voulait et l’autre étant trop déprimé pour s’en soucier, encore moins pour discuter. Pendant les quelques jours que la ville nous laissait avant de démolir la maison, une seule chose importait : sauver les sculptures. Nous en avons tous deux perdu beaucoup. Quant aux meubles, ils ne m’intéressaient guère. Pendant plus d’un an, je n’ai même pas su où se trouvaient les trois quarts d’entre eux. S’ils avaient été donnés ou jetés. Et maintenant je vois l’un après l’autre tous ces objets familiers pendant que lui me fait du thé, qu’il est bon, patient, poli. Ce tabouret haut sur pattes que nous avions dans l’atelier. La vieille casserole dans laquelle nous faisions cuire les artichauts. Le petit tabouret d’osier. Quel plaisir de le revoir. Vision imprévue, cet objet, ce malheureux tabouret sur lequel je m’asseyais quand nous avions des invités parce qu’il était facile d’en bondir pour se précipiter dans la cuisine. On y est plutôt accroupi qu’assis, mais c’était mon perchoir favori. Ce tabouret, ce petit machin de rien devient tout à coup un étau qui serre la mémoire, chaque instant de ces dix années est contenu dans cet humble objet. Le siège est fabriqué avec une espèce inhabituelle, non identifiable d’osier, les pieds ne sont que quatre bouts de bois noir. Combien de martinis j’ai bus là-dessus, sur mon trône. Comme j’y ai discuté, péroré, dispensé boissons, cafés et opinions. Avec des fugues pour aller chercher de la glace. Au milieu de ces gens que j’aimais tant recevoir. Fumio aussi, car il adorait avoir des invités et était un hôte délicieux. Nous avions un rythme et un équilibre magnifiques quand nous recevions
ensemble. Les centaines de gens qui sont passés dans ce studio pendant ces dix années. Tous disparus. Même lorsqu’il me montre ses nouvelles sculptures, mes yeux continuent à fureter dans tous les coins de la pièce et à trouver de nouveaux souvenirs. Il n’a pas l’air de s’en apercevoir, ce dont je remercie le ciel. S’il le remarquait, il verrait peut-être combien je suis à plat, réduite à rien devant lui, déprimée jusque dans mon âme, sans espoir en tant qu’artiste. Je ne veux pas qu’il me voie si vulnérable. Et au bout du compte il est très gentil, il me donne une paire de sabots en bois qu’il a achetés en Suède. Ses six mois en Suède avec Bonnie. Mais n’y pensons pas, il a trimballé pour moi ces chaussures importables pendant tout le trajet de retour, les a récupérées dans tel ou tel sac à provisions au milieu d’innombrables déménagements et les a gardés sous la main pour le cas où je lui rendrais visite. Ça et un dessin. Des côtelettes d’agneau : une étude en vue d’une sculpture qui, dit-il, n’a rien donné. « Mais le dessin n’est pas mauvais. » Toujours ses vieilles habitudes : litotes, critiques, très rares louanges. En en regardant d’autres, je vois une fleur dessinée juste au bord du papier. Je la lui demande, sans honte puisque nous avons toujours fait des échanges ; la dernière fois qu’il est venu chez moi, il a choisi des choses qui lui plaisaient, une série que j’avais baptisée « Samouraï ». J’ai dit qu’elles lui étaient destinées, ce qui signifiait que j’avais pensé à lui en les dessinant. « Merci », a-t-il répondu, ravi, et bien entendu, je les lui ai données. Ce petit homme assis en face de moi, qui a encore l’air d’un jeune garçon avec ses dix ans de plus que moi. « Qu’est-ce que tu feras quand tu commenceras à vieillir, tu le présenteras comme ton fils ? » me demandait ma mère pour me taquiner. Mais ça n’a pas duré si longtemps. Je n’ai pas pu le garder. Drôle de petit personnage si réservé avec ses épaules étroites, la chair adorée de son cou que j’entrevois dans l’encolure de sa chemise. Il ne souhaitait qu’une chose ; se débarrasser de moi. Et maintenant ça y est. Nos adieux sont polis et aussi futiles que l’a été cette journée. Est-ce que ça se réduit à ça ? J’ai envie de hurler. Mais je ne dis rien. Et en descendant l’escalier j’avale ma salive et je refuse de pleurer. Ruth m’avait laissé des roses près du lit. Elle savait que je venais et, quand je l’appelle, elle me répond qu’elle sera enchantée de dîner avec moi. Nous nous retrouvons dans un restaurant de Barrow Street. Mais, en personne, c’est une présence changée et plutôt inamicale. D’abord, il y a les jérémiades à propos du courrier. « Je m’aperçois que je n’ai plus envie de faire ça pour toi. » « Je comprends, j’ai averti la poste. On me le fera suivre à partir de maintenant. » « Tu me dois de l’argent pour les timbres. » « Je vais te faire un chèque. » « Les plantes commencent à m’embêter. » « J’en suis désolée. » Pourquoi lui rappeler que l’idée est venue d’elle, qu’il m’aurait été facile de demander ce service à ma voisine d’en dessous. « J’ai acheté des systèmes d’arrosage automatique pour ne plus avoir à m’en occuper. » « Très bien. » « Ils m’ont coûté cher. » « Dis-moi simplement combien je te dois et je l’inclurai dans le chèque. » « Mon analyste trouve que je ne devrais pas te voir tant. » « Parfait. » « Il dit que tu m’obsèdes, que c’est destructeur pour moi. » « Il a probablement raison. » « Ma mère pense que je ne devrais plus poser pour toi. » « Elle est au courant de ce qui se passait pendant nos séances ? » N’importe quoi pour la faire sourire et ramener entre nous un semblant d’amitié. Elle me manquera, Ruth, dont j’ai dessiné le beau corps avec tendresse des milliers de fois pendant ces longs après-midi pleins de sensualité et de gaieté. « Ma mère dit que je dois me concentrer davantage sur mon travail personnel. » « C’est une bonne idée. » Ruth qui mûrit en tant que sculpteur, qui n’est plus l’élève, la gamine que je sermonnais, grondais, exhortais à prendre au sérieux son rôle d’artiste. « Et je ne pourrai pas être ton apprentie pour ta prochaine exposition. » Un coup après l’autre. Ruth, qui était trop solide, trop commode, trop bonne. Ruth, qui a décidé de tomber amoureuse de moi un jour à Columbia où je donnais une conférence, Ruth très résolue, à qui j’avais tourné la tête et qui m’a pourchassée pendant trois ans. Elle m’avait suppliée de la laisser m’aider à préparer la dernière exposition, sans vouloir rien entendre à mon refus. Je lui avais répondu qu’il ne me semblait pas tout à fait démocratique de prendre une apprentie, mais elle était restée, elle avait travaillé comme un démon et beaucoup appris. Pourtant tout ça était mal. Son béguin pour moi, son obsession, sa patience maniaque, ses services, son dévouement têtu. J’avais été « choisie ». Sans avoir mon mot à dire dans ce choix. Ruth m’aimait, ce n’était pas mon idée à moi de l’aimer. J’avais été repérée et sélectionnée. Son adoration me paraissait injuste, imposée. Et le prix à payer était élevé : la culpabilité, les récriminations quand je la rejetais. Il y a quelque chose d’égoïste et de rapace dans la générosité de Ruth. Mais lorsqu’elle m’a montré ses textes, le produit de deux ans de travail à la ferme, avec moi pour sujet, je me suis laissée attendrir. Je me suis sentie flattée. C’était de la bonne littérature. L’été de ma folie, j’ai eu l’impression de n’avoir plus que Ruth comme amie. Ruth pour jouer de la guitare, chanter le folklore israélien, poser pour moi et prendre des photos. Idylle charmante jusqu’au moment où Sita est arrivée, où Fumio a décampé et où les choses sont devenues sérieuses. Mais Ruth m’a aussi tenu la main pendant les jours difficiles, à l’époque des suicides, de longs mois sans abri après la perte de mon studio. Nous étions plutôt amies qu’amantes alors. Jusqu’à cette soirée de la fin octobre où je me suis saoulée en dînant avec Hatsie et où je l’ai appelée, complètement ivre en lui criant, viens me faire l’amour, et elle est
venue, la brave fille. C’est le lendemain matin qu’on a démoli la vieille maison : je me sentais trop mal pour me lever et regarder ça par la fenêtre. Et me voilà maintenant, moi qui lui ai fait tant de mal, assise devant elle, résolue à ne pas coucher avec elle ce soir. Ne la blesse plus, pour toi c’est un coup agréable, une séance de baise amicale. Pour elle c’est différent, elle t’aime. Et elle est en colère. « Mon analyste m’a aidée à toucher du doigt ma colère. » Je déteste ce genre de langage et je fais moi-même, en ce moment, tous mes efforts pour ne pas toucher du doigt ma propre colère. Ce dîner commence à être terriblement ennuyeux. Retrouver New York, c’est ne rien retrouver du tout. « Je trouve que nous devrions être amies. » « Moi aussi, c’est une idée magnifique. » « J’ai l’impression que ça va mieux en Californie ? » « Beaucoup mieux. » J’ai même utilisé Ruth comme confidente, je lui ai téléphoné un soir de dépression pour lui dire combien ça allait mal. Depuis elle s’est libérée de moi. Je la regarde se détacher de ma personne. C’est bien. Il est bon qu’elle se soit trouvé un studio, que son analyste lui ait appris à tenir son carnet de chèques et à cesser d’emprunter de l’argent à ses parents, que ses maux d’estomac se soient atténués, qu’elle ait enfin terminé ce portrait de moi et puisse s’attaquer à quelque chose de plus prometteur. Bon qu’elle grandisse. Mais selon toute apparence le processus exige que même comme amie je la perde. Peut-être ne désirait-elle pas jouer ce rôle-là à mon égard. Et pourtant elle a été parfois la meilleure, la plus solide des amies. Et la voici devenue cette étrangère irascible. Nous commandons le dessert. Rhoda, qui a travaillé à un film avec moi, est à la table voisine. Elle s’approche, puis s’en va, après m’avoir à peine honorée d’un bonjour. Je l’ai aidée à passer le cap d’une petite dépression l’automne dernier ; or ce soir c’est à peine si elle a l’air de se rappeler mon nom. Ruth est une présence hostile de l’autre côté de la table. Tout à coup je me sens seule, comme on peut l’être à New York. À quoi bon tout ça ? Je me le demande. Ici les gens sont de vrais requins, pas question pour eux de rendre un service à quelqu’un sans lui présenter l’addition ensuite, tu crois avoir des amis ici, mais tu n’as rien, tu t’accroches au souvenir de cette ville et de tes foutus milieux artistiques alors qu’ils ne sont qu’un tas de merde. Ruth me raccompagne jusque chez moi, mais s’arrête à trois bons mètres de ma porte. Nous nous disons bonsoir. Il n’a jamais été question qu’elle monte avec moi, je m’en rends compte dans l’escalier. Je pense à elle en train de marcher seule sur le Bowery, je vois son dos et ses épaules dans son vieux manteau bleu, et je me demande si elle se sent aussi vertueuse et abattue que moi. Mais revoilà Sita. Encadrée sur le seuil. Comme elle me semble petite. Et brune. Et ses cheveux, qui ont presque retrouvé leur couleur d’autrefois, comme ils font jeune. Elle est gaie : une vraie gitane, ma vieille Chiquita, une aventurière, une visiteuse d’un autre monde. Tout est effacé, la mauvaise journée à Boston, la bonne à Chicago, le frisson glacé de New York : tout disparaît. J’ai des gestes furtifs pour la faire entrer dans ma chambre d’hôtel. « C’est dingue, ce truc. » « J’ai New York en ligne, je te rejoins tout de suite. » Comme les choses tournent mal : d’abord il faut que je sorte de ma douche pour discuter avec la femme de chambre qui veut préparer la pièce pour la soirée. Pourquoi pas, cette nuit entre toutes les nuits, alors que Sita m’arrive port payé de San Francisco dans le cadre d’une mission universitaire habilement programmée afin que nous puissions nous retrouver au milieu de ma tournée : notre nuit à nous, volée aux autres. Cet hôtel de Beverley Hills n’était qu’un nom pour moi jusque-là : sans doute un motel loufoque typique de Los Angeles, l’un de ces monstres en vinyle omniprésents qu’adorent les agences de voyages. Pas la merveille qui m’a accueillie lorsque, les vêtements froissés, je suis sortie de mon taxi sous le regard hautain des femmes en robes longues et sous les yeux encore plus hautains du portier. Hollywood, le vrai Hollywood, avec ses stars et ses starlettes partant pour une première. Non, en regardant de plus près, je vois que ce sont des gens de Los Angeles, trop habillés comme d’habitude. Humblement je passe devant la réception, je longe le labyrinthe de couloirs qui mène à mon refuge, à mon luxe. J’examine la chambre : de beaux meubles, un balcon que nous n’aurons pas le temps d’utiliser, hélas, une piscine au loin. Et le service dans les chambres, un menu compliqué et séduisant. Je commande du champagne ou j’attends ? Quelle culpabilité me guette ? Et maintenant cette gitane à ma porte, plus précieuse que jamais, ma co-conspiratrice. Mais pourquoi tous ces contretemps ? La femme de chambre est apparue pour faire la couverture et je lui ai demandé, à sa grande surprise, d’inverser l’opération. La soie jaune du couvre-lit est notre nappe, notre salon, toute notre maison ce soir. Elle boude. J’ai des remords. Puis ce fichu téléphone juste au moment où Sita frappe à la porte. Tout aurait dû être prêt. Au moins j’ai pris ma douche. Enfin je raccroche le téléphone. Enfin elle est dans mes bras, elle rit de notre polissonnerie, de notre intrigue. « Je ne comprends pas pourquoi je me sens si perverse. » « Moi non plus. » « Commandons tout ce qu’il y a au menu. » Elle passe la chambre en revue. « J’adore ça. J’ai une vraie affinité pour tout ce qui est coûteux. » « Tu ne trouves pas que les meubles sont bien pour une chambre d’hôtel ? Ce fauteuil vert par exemple ? » « Comment allons-nous faire pour sortir d’ici cette
ravissante armoire et la monter à bord de l’avion ? » Elle pose sa mallette en osier et vient me rejoindre sur le lit. « À propos d’avions, le mien est à huit heures. Il y a des limousines ici ? » « Ma chère comtesse, les limousines appartiennent au passé. Voyons s’il y a des taxis. » Déjà elle me quitte. Le matin viendra si vite. Je lui demande gauchement : « Est-ce que nous devrions faire l’amour ? » « C’est ça, faire l’amour », répond-elle en sirotant son champagne et en s’étirant. « Nous le ferons… doucement, avec lenteur. » Et en attendant, nous parlons, c’est une fête pour nous qui avons faim depuis près d’une semaine. Tout y passe, la maison, le jardin, les amis, la tournée, les interviews épineuses, tout ce qui m’a terrorisé, humilié, et qui est devenu drôle, s’est changé en blagues à lui offrir. Les bonnes choses aussi, comme cette journaliste du Chicago Tribune. « Tiens, j’ai rencontré Mary Travers de Peter, Paul and Mary. » « Comment est-elle ? » « Très grande dame, elle m’a fait penser à Nell. Shirley Mac-Laine aussi. Ce sont des femmes bien, de vrais soldats, ces actrices. » Le champagne nous excite : nous pourrions parler indéfiniment, avec des pauses pour nous embrasser, nous enlacer, jouer les vedettes, nous amuser, nous rassurer, nous réjouir, crier notre bonheur. « Tu ne devineras jamais ce qui pendait à la poignée de la porte quand je suis arrivée. Une culotte de femme. » « Tu te fiches de moi. » « Bien sûr, ma première idée a été que tu m’avais précédée et laissé ta carte de visite. » « Où vas-tu chercher ces inventions dépravées ? » « J’ai pris ça pour une petite plaisanterie sophistiquée de ta part. Une espèce d’invitation. Naturellement j’ai accepté. Et puis je ne voulais pas que le groom la voie. Mais en vérifiant j’ai découvert qu’elle n’était pas propre. Et que l’odeur ne correspondait pas. » « Alors ? » « Alors je l’ai jetée dans la corbeille à papier. » « Et on appelle ça un bon hôtel. » « Je crois qu’elle est au couple d’à côté, qui a l’air sorti. » « À moins qu’il ne soit là, en train de boire tes paroles. » Mais il n’est pas là, nous sommes à l’abri dans notre joie, ravies d’être réunies dans notre nirvana intime, état de frivolité éloigné de toute réalité. Il s’évaporera bientôt. Lorsque nous quitterons l’hôtel demain matin, il n’aura jamais existé. Nous n’en garderons qu’un souvenir, la photographie de l’esprit. Mais pour l’instant il est bien solide, comme ce beau fauteuil vert à l’autre bout de la pièce. Je le transporterai en moi, telle une émeraude de la mémoire. Sacrée, sainte, à invoquer pour les grandes occasions ou dans les moments de nécessité. Telle une bille d’agate qu’un gamin trimballe dans sa poche. Nous avons déjà passé l’heure du dîner. Il faut nous décider à souper. « Dommage qu’il n’y ait pas de soufflés au chocolat et au grand marnier. » « Nous devrons nous contenter de cabernet et de filet mignon. » Nous nous vautrons dans le luxe d’une façon obscène, nous sommes pourries de décadence, resplendissantes de vice. Et heureuses. Épuisées aussi. Nous tombons endormies à l’instant même de la jouissance, la chair toute fatigue heureuse, je suis rassasiée par le contact de son sein, la douceur infinie de ses poils duveteux, le doux triangle entre ses jambes, la joie aiguë et brûlante de son doigt qui me trouve, écarte les poils pour atteindre les lèvres, entre et, en entrant, scelle tout ; quant à terminer, nous ne sommes pas arrivées jusque-là. Et quelques jours plus tard, elle me retrouve à l’aéroport de San Francisco. Me voilà revenue. Nous allons boire un verre chez señor Pico, en regardant la baie ; que notre ville est belle et que je suis heureuse d’être rentrée. L’auberge de Juanita a brûlé de la cave au plafond à Fetters Springs : Sita a découpé l’article dans le journal pour moi. Encore un fragment du passé qui s’en va, comme détaché d’un coup de ciseaux, excusé du temps et de l’espace. Même cette note élégiaque ne gâche pas notre bonheur pendant que nous regardons la lumière parfaite du soleil sur les ponts et les îles. Pour dîner, nous allons à Fisherman’s Wharf, dans un piège pour touristes où les garçons sont mal embouchés. Sita est fatiguée, elle tombe de sommeil sur son plateau de fruits de mer. Fatiguée… ou bien elle s’ennuie ? Mes terreurs me reprennent. Elle est venue à mon cours. Elle est apparue par magie sur le palier avec mon chandail gris et son collier en bois. « J’aimerais bien y assister, à moins que ton style ne doive en souffrir. » Pourquoi ne pas lui avoir dit que ça me gênerait, en effet ? Parce que je ne me doutais pas qu’aujourd’hui, ce serait justement le jour où mes élèves resteraient figées comme des statues, refuseraient de répondre, se déroberaient à toute discussion. Le livre que nous avons lu est La Bâtarde de Violette Leduc, et bien entendu sa passion lesbienne, son caractère direct, sa personnalité les effraient. Mes commentaires sur son style et sa technique s’écroulent tout autour de moi. Je me mets à transpirer et je le sens. Ce cercle de femmes silencieuses, embarrassées me panique. J’ai épuisé mes notes, tout ce que j’avais à dire. Nous sommes dans un sous-sol sans fenêtres. Trente femmes sur des chaises de plastique dures. Éclairage au néon, éblouissant. Dalles en linoléum. Mes huit jours de tournée ne m’ont pas laissé le temps de me préparer et le livre est énorme, gigantesque. Mais je l’ai lu plusieurs fois et je viens de passer six heures à le revoir avec soin. J’ai beau ne pas être tout à fait prête, seule je m’en tirerais. Ou alors j’affronterais ma première défaite dans la solitude, sans le spectacle de son visage à la droite de la pièce, à une rangée de la porte. Ce visage, ce chandail gris, ce collier, le gris de ses cheveux et
ses lunettes dansent sous mon regard terrifié. Son expression est calme, gentille, encourageante, elle n’a pas la moindre intention de me détruire. Et pourtant c’est un désastre. Ce cours qui est mon espérance, ma joie, ma consolation. Ma seule défense contre les usurpations pesantes de l’amour. L’enseignement : ce dont je suis si fière et que je fais si bien. Mes dîners excitants après les cours, groupe après groupe d’élèves rivalisant pour me distraire. Notre camaraderie autour de la machine à café pendant la pause de dix minutes. Pourquoi me laissent-elles tomber ainsi ? Ces femmes dont j’essaie de faire des écrivains, que j’encourage à vivre et qui sont là, muettes, lointaines. Sous les yeux de Sita. Il n’y a pas une once d’énergie dans cette pièce, ni dans le cercle des chaises, ni dans mon corps. Où est Gretta, avec son bavardage psychopathique, Gretta qui ne cesse de parler jusqu’à ce que les autres se révoltent ? Elle me serait bien utile. Quelques autres monopolisent le peu de choses qui se disent, mais elles se répètent, chicanent sur des détails, s’attardent bêtement et subjectivement sur la personnalité de l’auteur. Les autres s’obstinent dans un silence de pierre. Elles ne donnent rien, n’offrent rien. Mon amour regarde. C’est mon célèbre cours. Et je n’arrive pas à prendre les commandes, à indiquer une direction. La conversation se fait de plus en plus rare et le silence retombe. Je saute sur mes notes. Qu’avais-je retenu pour attirer leur attention, pour les éblouir ? Le passage où elle déchire la photographie de son père ? Non, sautons-le, ce n’est pas assez important dans ce vide absolu. L’utilisation de l’adjectif, les qualificatifs superbes de Leduc : les omoplates « charitables » d’une amante. Mais ça ne provoque aucune réaction. La façon de brosser un personnage, la technique de l’apostrophe ? Non, j’en ai déjà parlé. Dans un de mes bons jours, j’arriverais à en tirer trente minutes de discours. Aujourd’hui, non. Les aiguilles de la pendule se traînent. Bon, eh bien allons-y carrément : quelle impression leur a faite ce portrait d’une expérience lesbienne, le contenu érotique du livre ? Est-ce que ça les a choquées ? Pour préparer le terrain, je leur dis qu’une de mes classes précédentes, à Sacramento, avait eu beaucoup de mal à en discuter. Silence gêné. Quelqu’un avoue que ça l’a choquée, mais ne va pas plus loin. Une autre a trouvé ça « très érotique » et même « merveilleux ». Mais elle s’arrête là. Nous passons au grand acte de trahison du livre : l’incident de la chambre aux miroirs, ce bordel où Violette a conduit Hermine pour l’éprouver ou pour la briser. Je dis que je trouve ce passage choquant, gratuit. Pervers. Elles pas. Celle qui a discouru sur Proust pendant une heure a encore des choses à nous dire sur lui. Les autres n’ont rien du tout. Nouveau coup d’œil à mes notes : je suis à sec. Nous allons vers un silence éternel. En désespoir de cause je vire de bord. Quelqu’un vient de mentionner un passage de l’enfance, celui où Violette raconte qu’en se promenant avec sa grandmère adorée elle laissait parfois son attention s’égarer loin de sa compagne, ce qu’elle appelle être « infidèle ». « Je ramassais une pierre ou un caillou, puis je revenais en courant offrir ma main libre à Fidéline. Lorsque la pierre ou le caillou était réchauffé, je me laissais tomber sur du mou : de l’herbe ou du sable. Je respirais, satisfaite d’avoir eu une existence à moi. » Je saute làdessus, sur cet emploi du mot « infidèle », si étrange et si éloigné de l’utilisation habituelle, et qui montre si bien le sens du péché, de l’absolu en amour qui est typique de Leduc. Je vois Sita ramasser sa veste. Je passe en toute hâte aux problèmes d’inscription, qui justifient en partie sa présence ici. Certaines élèves ne sont pas inscrites. D’autres, dont l’inscription n’est pas tout à fait réglementaire à cause des problèmes qu’ont posés d’abord l’annulation, puis la reprogrammation du cours, y assistent et même font des devoirs, bien que leurs noms ne soient pas portés sur la liste. Je me débats au milieu de ce maquis, dont je déteste l’aspect policier, bureaucratique. Mais je finis par résoudre la question, et même je suis assez satisfaite de la solution que j’ai trouvée. En levant les yeux, je m’aperçois qu’elle est partie. Sur le chemin du retour, j’accepte mon échec, en sachant à l’avance ce que ça va me coûter de vivre avec ça pendant toute une semaine. Qui peut apprécier l’amour d’un professeur, ses hauts et ses bas d’un lundi à l’autre, son existence symbiotique au milieu d’un groupe d’étrangers, sa faim, sa soif et ses privations ? La tragédie d’un cours vide ou barbant, la victoire d’une bonne série de devoirs ou même d’une explication claire et parfaite ? Je lui dis que c’était un mauvais jour pour elles et pour moi aussi. Un bide. Dommage qu’elle soit tombée au mauvais moment. Tout cela, je le raconte à ses beaux yeux bruns, tandis que par les fenêtres ouvertes du salon l’air du soir nous caresse avec sérénité, nous qui sommes blotties l’une contre l’autre sur le divan, chaleur de nos bras, poids réconfortant de sa tête sur mon épaule. Elle est bonne, elle est toute bonté. « Elles n’ont pas compris le livre ; il leur fait peur. » « Ça ne s’est pas si mal passé. » Je cesse de me flageller, comme je le fais d’habitude, par haine de moi-même. Je me pardonne. Et je me rends compte que je suis divinement heureuse, d’un bonheur qui a échappé à mille destructions possibles. Je décide de la croire, de croire en elle. Je ne lui en demanderai pas davantage. Être dans ses bras, sentir la douceur de la laine grise sur ma joue, l’air délicieux du printemps par les fenêtres ouvertes. Il n’y a plus de raison d’écrire dans ce carnet. J’ai décidé de me borner à vivre dans ce bonheur. Perdre un manuscrit ? Mon travail ? Et alors ? Ce à quoi j’attachais un tel prix n’est que la ligne de fond de la survie. Me consacrer simplement à vivre, à vivre dans cet énorme confort,
dans cette paix à couper le souffle, est bien mieux. J’ai trouvé le repos. L’air limpide et doré s’achemine vers le rose du couchant. Nous ne pouvons pas supporter de nous séparer. Je vais l’accompagner en ville pour le cours du soir. C’est fini. Je devrais jeter le carnet. Il n’a plus aucune raison d’être. Laisse tomber. Renonce à ton projet. Quelle qu’ait été son utilité, elle n’existe plus. Dommage, pourtant, de l’interrompre, de l’abandonner. Encore un manuscrit inachevé. Ça en plus du machin japonais, le livre de la mort qui ne sera jamais un livre. Déchirement de m’en séparer. Pendant mon voyage tout affluait en direction du prochain livre que je vais écrire, sur le meurtre d’une enfant. Voilà longtemps que j’avais envie de prendre pour sujet quelque chose d’extérieur à moi-même. Et ma confiance m’était revenue. Si j’interromps ce journal, est-ce le signe que je m’oriente vers le repos ? Que je m’engage visà-vis d’elle en ne me ménageant aucune porte de sortie, aucune issue ? Ou bien n’est-ce qu’un échec, une soumission de plus ? Est-ce la paix ? Cesser d’examiner, de décrire, de consigner ces satanées émotions. Cesser de fouiller et de gratter. Avoir une vie si belle, si heureuse, si sainte en quelque sorte, qu’elle ne se prête pas à l’investigation, qu’elle se dérobe au troisième œil d’un intrus. Vivre pour vivre, tout simplement. Et ensuite que vas-tu faire de ta vie ? Il y a une heure, elle a téléphoné : « Je suis en train de regarder quatre jonquilles et je regrette de ne pas voir ton visage au milieu d’elles. Quelqu’un, au bureau, vient de me donner ces fleurs et j’aimerais que tu sois là pour les compléter. Tu m’as manqué toute la matinée. » Mélodie de sa voix, ingénuité amoureuse. Ça ou petit jeu de scrabble, sans complaisance ? Qu’est-ce que ça peut me faire ? Qu’est-ce que ça me fait alors que la vie elle-même se déroule avec une telle perfection ? Je donnerai une soirée pour elle à New York quand elle y passera en rentrant de sa conférence à Porto Rico. Notre séparation, mon retour dans l’Est en seront adoucis car dans un sens elle me reviendra. Ce sera sa seconde visite à mon atelier et il n’est plus l’espace vide qu’elle a vu à Noël dernier. Sa seconde visite au milieu de beaucoup d’autres puisque dorénavant nous partagerons nos villes. À chacun de ses passages à New York, elle avouera, pour moi, le détester moins, elle le réapprendra, comme on apprend une ville inconnue. La mienne, celle des artistes, pas les quartiers ennuyeux qu’elle fréquentait autrefois, quand elle était une dame riche, cet univers circonscrit par Bonwit’s, Sak’s et le Biltmore. Et chaque fois je le rendrai pour elle plus magique, je dévorerai le guide des spectacles, je la conduirai à Soho, dans les rues du Village qui sont intéressantes, au restaurant qu’elle ne connaît pas encore, dans les musées insolites. Et ainsi chaque fois nous nous approcherons davantage de l’équilibre. J’inviterai donc tous mes amis – ou plutôt les meilleurs, ceux qui comptent le plus, qui me sont le plus chers et non ceux qui passent pour « intéressants », « célèbres » ou « impressionnants ». Ils la rencontreront et la connaîtront. Elle m’a accusée de la cacher, s’est plainte que je ne la présentais à personne. Cette fête sera donnée en son honneur. Tous seront invités à l’admirer, à l’apprécier : tous ces New-Yorkais coriaces seront appelés à lui rendre hommage, à voir sa beauté, à marquer leur approbation. Cette idée m’enchante et m’excite, j’imagine chaque jour de nouvelles invitations. Quelle trouvaille, cette idée, qui est la sienne, de venir à New York. Elle efface presque mon départ de Californie. Nous ne serons séparées que pendant trois jours avant de nous retrouver dans ma ville, dans mon univers. C’est une chose que je n’aurais pas souhaitée autrefois, j’en ai même conçu un léger malaise quand elle m’en a parlé pour la première fois. Avant je n’avais qu’une envie : partir. Faire ce geste – quitter la Californie et rentrer chez moi – auquel je m’essayais depuis des mois. Le geste de partir. Et, je suppose, une part de moi-même y tenait encore quand elle m’a fait cette suggestion. Lui dire adieu à New York, cela me semblait annuler mon geste et ce qu’il impliquait d’indépendance de ma part. Comme elle est rusée – me disais-je en l’écoutant m’exposer son plan, c’est-à-dire son escale à New York au retour de sa conférence à Porto Rico – comme elle est rusée de me dérober jusqu’à mes adieux. Car, bien sûr, de cette façon, c’est elle qui me quittera. Après la semaine magique qu’elle me décrit : « Tu sais quels moments merveilleux nous avons passés à Noël dernier. Eh bien, cette fois, ça ne sera plus quatre jours, mais sept. Toute une semaine à ne rien faire que l’amour, à boire du champagne en admirant tes dessins et tes beaux murs blancs, à voir des pièces de théâtre et à dormir sans nous faire l’ombre d’un souci à propos de ce satané job… mais ensuite il faudra que tu me mettes dans un avion et que tu me renvoies chez moi. » Toujours ce moment ultime, ce moment à l’aéroport Kennedy. Quand je l’ai regardée partir après ce Noël passé dans ma ferme… avec une terrible envie de hurler, de m’élancer à sa poursuite, de m’accrocher à la manche de son manteau de vison et à son petit chapeau coquettement incliné sur sa tête, de ne pas la laisser sortir de ma vue. J’étais si proche de la mort, ce Noël-là. « Tout ce que je me rappelle de ton atelier, c’est cette merveilleuse couverture verte sur ton lit et ces immenses murs blancs. D’ailleurs il ne m’en faudra pas davantage », ajoute-t-elle en continuant à exposer les détails de son plan, à me vendre l’idée. Bien sûr, bien sûr, l’avoir de nouveau chez moi, lui montrer les choses que j’aime : des trucs un peu baroques, comme la Seconde Avenue au-dessous de St. Mark’s, mais est-ce qu’elle comprendrait ? Elle s’est toujours comportée comme une petite fille, elle me demande presque de
lui tenir la main quand je la promène au milieu de mes taudis, les yeux écarquillés, étonnée, intriguée, peut-être stupéfaite à l’idée que l’on puisse vivre sur le Bowery par choix délibéré. Alors qu’on pourrait habiter San Francisco, Berkeley, la Californie ? Elle marche en se tenant tout près de moi et je m’interroge, je m’amuse aussi un peu en essayant d’imaginer à quel point tout ça doit lui paraître étrange, fou, sordide, à elle qui se colle tout contre moi, à cette comtesse qui arpente la Deuxième Rue à mes côtés, au milieu des bouteilles de vin et des clochards, des détritus, et des chiens sauvages, que n’arrive pas à nourrir tant il est misérable leur épave de maître accroupi au coin du trottoir. Sita qui escalade mes cinq interminables étages avec sa jambe malade ; c’est avec tendresse que je l’attends, que je lui porte ses affaires, que je m’organise pour limiter les sorties. Sita qui éclaire mes couloirs crasseux, mes espaces vides, mon studio du troisième, sombre et que je n’ai pas encore repeint. Je l’installerai comme une riche cliente, je lui montrerai mes dessins, non pas en étalant mes dossiers devant elle comme je le fais parfois pour d’autres artistes qui regardent pendant des heures, accroupis sur leurs talons ou assis par terre en tailleur. Non, je l’installerai sur une chaise comme une riche cliente. Elle prendra cette mine austère qu’elle a quelquefois, critique et grave, ces airs de snob : ses ancêtres ont commandité des tableaux pendant cinq cents ans et l’un d’entre eux était pape. Cette idée m’enchante et m’intimide. Est-ce qu’elle comprendra mes dessins ? Plus important encore, est-ce qu’elle les aimera ? L’idée de l’accueillir à New York a pris possession de moi. Autrefois je n’en aurais pas voulu. Mais c’était avant, à l’époque où je ne souhaitais que m’en aller. Et ce serait la fin. À présent, ce n’est plus pareil. Je reviendrai. Nous nous sommes arrangées pour le loyer et elle cherche quelqu’un, qu’elle logerait dans la chambre de Paul, avec qui partager la maison. Si elle ne trouve personne, je continuerai simplement à payer la moitié jusqu’à mon retour. Gaspillage pur et simple, et qui le devient encore davantage à mesure que s’amenuise mon petit tas de droits d’auteur, mais ça en vaut la peine : maintenant la maison est à moi et continuera de l’être. D’ailleurs je ne voudrais pas qu’elle ait à vivre avec quelqu’un qui ne lui plaise pas. Nous allons continuer. L’avenir est programmé : je la rejoindrai tous les hivers ; je repartirai tous les étés, mais elle m’accompagnera. Cette année elle prend ses vacances au mois d’août et déjà elle parle de faire la traversée en voiture pour me retrouver à la ferme, de monter avec moi au Cap. Si elle prend l’avion (et je lui trouverai de l’argent si elle en manque), nous aurons plus de temps à passer ensemble. Et pendant nos mois de séparation, en attendant janvier, il y aura des voyages, des congrès, des conférences… nous organiserons ça, c’est une perspective qui nous amuse et nous enchante. Cette « aventure » permanente dont elle parlait en me taquinant : « Pendant des années et des années, tous ces rendez-vous dans des villes différentes, toutes ces chambres d’hôtel, madame, nous pourrions en faire une carrière. » C’était à New York, à Noël dernier, elle portait mon gros chandail mexicain et elle me regardait préparer le dîner en riant, la tête rejetée en arrière. « Nous devrions avoir une liaison permanente, qui durerait des années. Qu’entre nous ce soit toujours une aventure. C’est ce qui nous convient le mieux. » Mais nous voilà déjà en train de parler de l’époque où je renoncerai à New York pour m’installer définitivement en Californie. Du coin de l’œil, nous regardons les maisons. Il fut un temps où je souhaitais simplement partir au mois de mai. Les choses, évidemment, sont bien différentes à présent, parce qu’elle est différente, qu’elle est devenue si bonne pour moi. Cette histoire de grenouille, par exemple. L’autre jour, au petit déjeuner, ma cigarette est tombée du cendrier et a fait un trou dans sa nappe bleue, celle qu’elle préfère. Le désastre semblait irréparable et c’est à peine si j’avais trouvé le courage de le lui confesser. Mais voilà qu’hier soir elle rapporte cette absurde grenouille brodée. Apparemment, tout ce qu’il y a à faire, c’est la coller sur le tissu d’un coup de fer à repasser et on a une pièce toute prête. Cette grenouille m’a énormément touchée, elle m’a paru le symbole de sa bonté, de sa gentillesse, de sa patience et de sa douceur à mon égard, une bonté qui dépasse ce que nous entendons par amitié ou même par amour maternel, avec quelque chose de bouddhiste dans sa chaleur et ses prévenances infinies. C’est la Sita d’autrefois, celle dont l’amour était au début si expansif, si généreux qu’il me faisait peur, que je redoutais d’en arriver un jour à l’exploiter, à en abuser. « J’ai vu tout un avenir d’indulgence dans ses yeux », dit quelque part Leduc à propos d’une femme qui aimait d’une façon trop abjecte. Je me rappelle avoir cité ce passage à Sita, un jour, à Sacramento, après avoir traîné le livre jusqu’au téléphone. « Écoute, il y a quelque chose que j’ai envie de te lire parce que je ne veux jamais tirer avantage de ta bonté. » Ça l’a fait rire, elle a dit que oui, bien sûr, elle y veillerait. Je la mettais en garde, et pour elle, et pour moi. Pourtant, je crois ne l’avoir jamais aimée d’une façon aussi pure qu’en cet instant. Cet instant où je protégeais cette tendresse, cette sensibilité, cette gentillesse infinie qui était au cœur même de cet amour, de cet amour que j’aimais… et qui était, je suppose, de la bonté. Ou même de la vertu. Ou qui en serait si l’on permettait encore à ce mot de garder une signification. Donc pour fêter la grenouille et le démarrage de mon nouveau livre – celui qui a pour sujet une jeune fille assassinée, et que je parle d’écrire depuis des années – nous avons ouvert une bouteille de champagne et porté des toasts en nous prélassant sur les coussins. Le soleil du soir
emplissait la pièce et je crois que nous n’y avons jamais passé de meilleurs moments. Le temps est redevenu lui-même, il n’est plus nécessaire de le comparer à d’autres époques, comme autrefois. Dans l’avenir, je pourrai y faire référence. Au dîner Sita était éméchée et m’a servi un long, un très long discours sur la politique, sur ses responsabilités de femme latine et de Chicana. Qui apparemment lui interdisent d’être une lesbienne reconnue. Parce que la communauté latine est si conservatrice, bourrée de préjugés, catholique, macho, réactionnaire. Assemblage trop puissant pour être ignoré. Je me tais et j’admire, je savoure la prestation de ma Pasionaria et je suis tellement charmée par le refrain – « Tu es ma vie et mon amour, mais quand même » – que je ne prête probablement pas assez d’attention au reste. Est-ce sa crainte du monde qui l’a fait osciller vers les hommes quand elle s’est éloignée de moi, la facilité d’une liaison « hétérosexuelle », la commodité, sa commodité politique, l’approbation sociale ? J’écoute, en me délectant de ses déclarations d’amour, extravagantes, merveilleuses, sans trop me préoccuper de ses autres discours. « Qui te demande d’aller raconter aux Latinas que tu es homo ? » dis-je avec langueur, cherchant vainement où est le problème, et supposant qu’en réalité elle prend tout simplement plaisir ce soir à jouer l’héroïne de son peuple, la Chiquita prolétarienne que j’adore, la Sita qui par ses harangues arrache de l’argent au conseil municipal pour la conferencia femenil, la Sita qui milite depuis des années pour les droits civiques. Un jour nous assistions avec Pia à un atelier sur la drogue et on demandait à chacun de se situer lui-même. Sita s’est présentée comme étant « la mère de Pia et lesbienne ». Précision si gratuite que j’ai failli éclater de rire, car, quelle que fût la signification de ce mot pour les malheureux jeunes gens présents dans la pièce, il ne s’appliquait certes pas à la belle dame un peu mûre qu’ils avaient sous les yeux, ni à la Sita que quiconque, moi-même y compris, connaissait. Je ne sais trop pourquoi, elle m’a toujours paru être une femme qui pouvait aimer une autre femme, ou qui en avait aimé une, ou qui en aimait une pour l’instant, sans correspondre à ce qu’est une lesbienne aux yeux du monde. Je ne l’écoute donc que d’une oreille, en me disant qu’elle n’a pas réellement à affronter ce problème dans la vie, qu’elle est simplement en train d’expérimenter avec elle-même, de dire cela tout haut : qu’elle ne veut pas que ça se sache, que ça pourrait lui apporter des ennuis, nuire à sa réputation. Ou plus précisément, lui ôter de son efficacité auprès des femmes latines qui forment son principal sujet de préoccupation, lui interdire de les aider, de leur rendre les services qu’elle est décidée, et tout spécialement habilitée à leur donner. Tout cela est d’autant plus bizarre que, dans le passé, c’est moi qui de nous deux ai été de beaucoup la plus discrète, jusqu’au scrupule, à cause de son job. Et c’est elle qui s’écriait en riant : « Mais tout le monde le sait, bien sûr, que nous sommes amantes. Comment pourrait-on encore l’ignorer ? » Et elle l’affichait avec orgueil, fière de la « prise » que je représentais pour elle à l’époque. Mais maintenant je l’écoute, de plus en plus sidérée par ce qui filtre à travers ses fulminations gentiment échevelées, ses déclarations révolutionnaires, et qui me semble bien être de la peur. « Donc, si j’y suis contrainte, je le nierai. » « Vraiment ? » « Tu ne vois donc pas que je ne peux pas me permettre de l’admettre ouvertement ? » Je blague pour la rassurer : « Personne ne te chasse de ton placard à coups de pied au derrière. » Mais c’est décevant, cette poltronnerie, ça ne lui ressemble pas. Le matin venu, elle ne se rappelait même pas sur quoi avait porté son discours ni comment je l’avais mise au lit. « Avec des sourires et la patience la plus tendre », lui dis-je en posant un baiser sur sa nuque, cette peau couleur de café, sa douceur, sa délicatesse. Le soleil brille dans la pièce. Encore ces journées de bonheur, le soleil, les séances de natation quotidiennes, ces merveilleux dîners pleins de rires suivis d’une flambée dans la cheminée, encore ces journées en équilibre périlleux sur les marges de l’amour, la joie et le destin sur les deux plateaux de la balance, ces journées heureuses même lorsqu’il y a des problèmes, qu’une de mes étudiantes a des ennuis, est arrêtée au cours d’une bagarre, que Maud téléphone pour dire qu’elle a finalement perdu son job, ou qu’une lettre arrive d’Italie, racontant que Pia a emprunté deux cents dollars là-bas au frère de Sita. « Pendant toutes ces années où je vivais dans des taudis, où je travaillais pour cette foutue compagnie des eaux et où je mourais de faim en essayant d’élever mes deux enfants, je ne leur ai jamais demandé un sou. » Sita est amère et méprisante, son honneur en a pris un coup, elle a le cœur brisé par l’insolence coupable de Pia qui, confrontée aux faits, répond par des insultes, comme une gamine que l’on prend la main dans le sac et qui se rebelle. Martin est venu dîner pour signaler que Sita ne vit toujours pas dans les limites de son budget. Elle est encore endettée après les prodigalités des enfants à l’époque de la communauté. Il est grave et pessimiste. Elle n’aura pas les moyens d’aller au Mexique avec Maud en juillet. Mais Sita finira bien par l’attendrir : Martin adore jouer les grippe-sous et secouer la tête, et le dîner est plaisant comme une soirée entre vieux amis. Toujours la paix, toujours le bonheur. Pour la première fois, je me sens capable d’apporter du réconfort, d’être une force pour elle rien qu’en m’allongeant à ses côtés le soir. Et le bonheur m’enveloppe comme un cocon. Le rythme de nos journées de travail : nage l’après-midi, verre, dîner. Nos week-ends. Heures précieuses jusqu’à la fin du jour. Et le nouveau livre qui grandit, le nombre de ses pages qui passe de huit à onze, puis à quinze. En nageant dans la douceur des
soirs de printemps, je trouve une idée pendant une longueur de piscine, une méthode pendant la suivante, pour attendre le moment où je devrai renoncer à imaginer et entreprendre des recherches sur les événements qui forment la base du livre. Le soleil de la soirée miroite sur l’eau de la piscine, creusée au sommet d’une longue colline, et au loin la baie, les ponts, les tours de San Francisco s’étalent comme une ville de féerie, courbe mystique du rivage, torsion du pont qui flotte en direction de Treasure Island, s’immobilise un instant dans l’espace invisible, puis revient vers le continent et la couronne de flèches. Ce sont de bonnes journées, les meilleures, une oasis dans le désert du passé, ce passé dont je me souviens de moins en moins, auquel je ne crois même plus, et d’ailleurs sa voix devient coléreuse et impatiente quand je l’évoque : « Si tu dois recommencer à me faire des histoires pour ça », a-t-elle dit en me voyant grimacer parce que nous avions des invités pour le week-end et une conférence le dimanche. Et j’apprends à être patiente, confiante, à accepter moins que tout. Un petit moment bizarre en l’écoutant prendre sa douche, à me demander si le banquet de Santa Barbara, cérémonie d’adieu organisée pour un fonctionnaire de l’université qui prend sa retraite, mais qui est déjà condamné à mort par un cancer, si ce banquet signifie qu’elle passera la nuit là-bas, qu’elle couchera avec Neal. Et je cesse de me poser des questions. En prêtant l’oreille au bruit de sa douche, son bruit à elle, en attendant que son corps ravissant traverse, tout luisant d’eau, la pièce. Il n’y a que des instants. Vis dans celui-ci. Le bonheur de ces journées. Ce carnet, celui aux lignes minces, contiendra les dernières notes. Nous sommes à la fin avril et l’expérience doit s’achever à New York, le 8 mai, à la fin de la semaine que nous aurons passée ensemble. Le seul fait d’écrire ces mots me donne une faiblesse. Toute l’expérience aura été un échec. Je l’ai abandonnée à plusieurs reprises et surtout ces derniers temps, depuis une semaine environ que je trouve seulement des listes d’instants à inscrire sur mon carnet. « Visite de Maud. Conférence à San Francisco dimanche. J’ai regardé la baie et je me suis interrogée. » Ou bien j’ai eu des aspirations, des nostalgies, j’ai ressenti quelque émotion de ce genre, sans intérêt, répétitive, trop vague, trop diffuse, trop difficile ou pas assez difficile à exprimer par des mots. Hier elle a nettoyé son bureau. Avec cette efficacité admirable dont elle est coutumière, elle a réorganisé et remis à jour tous ses papiers en une heure. Puis, alors que nous étions toutes les deux assises sur le divan, elle m’a dit qu’elle avait gardé mes lettres de la première à la dernière, et même les valentines, et jusqu’à six poèmes incohérents que je déteste et que je redoute de voir réapparaître un jour. « Personne ne m’avait jamais écrit de poèmes. Mes trois maris ne me voyaient même pas. J’étais un corps qui faisait la vaisselle et qui élevait les enfants. Invisible pour eux. Mais toi, tu m’as écrit des poèmes, tu as fait des dessins de mon corps. Personne avant toi ne m’avait dit que j’étais belle. » Lui tendre ces pages. Une preuve, un témoignage d’amour. Bien peu concluant. Témoignage de haine aussi, d’incertitude, d’ambivalence, d’indifférence, d’ennui, de ressentiment. Qui, même à supposer qu’il la convainque l’espace d’un instant, ne tarderait pas à pâlir. Tu peux les lire, y prendre plaisir et les mettre de côté. Facilement, très facilement. Ces pages ne constituent aucunement un moyen de la retenir. Même la réalité de l’obsession, de l’obsession qui s’exhibe, déclencherait chez elle un phénomène de raidissement et de rejet. Rien d’aussi odieux qu’une adoration non sollicitée. Alors disons que j’ai fait ça pour moi, puisque ce carnet contient seulement les choses que je me suis donné le mal d’y mettre. Et c’est là, bien sûr, que tout a raté. Car je n’ai rien saisi, rien saisi du tout. Pas même une chose aussi simple que l’air de la salle de bains lorsque je regarde les murs en me rappelant qu’elle voulait les repeindre après l’incendie qui a eu lieu du temps de la communauté. Je n’aurai plus l’occasion de le faire avant mon départ. Je n’ai pas saisi non plus quelque chose comme le couvre-lit grec, bleu et blanc, de la chambre, tout ce qu’il exprime sur notre cohabitation, notre intimité, et ces après-midi où le soleil brillait dessus et où elle n’était pas là. Et je pense aux moments où le soleil brillera dessus et où je ne serai pas là, où je n’existerai plus pour elle. Ni l’atmosphère plus dangereuse, plus difficile à évoquer, de la pièce du devant, l’ancienne chambre de Paul, baptisée bibliothèque bien que les étagères soient encore à construire : la chambre d’amis, destinée à un éventuel locataire, le décor de ses nuits loin de moi, le matelas de mousse à même le sol et le couvre-lit de chintz qu’elle a jeté dessus, les coussins partout, la lampe à ultraviolets orientée vers ce matelas sur lequel elle se dore en écoutant de la musique folklorique à la radio. Des centaines de choses qui auront bientôt disparu, pour toujours peut-être. Qui auront échappé à ce carnet, en tout cas, et à mes tentatives pour les fixer dans une quelconque permanence. Des choses que moi-même je comprends à peine, mais qui me manqueront comme un cri de douleur. Le spectacle de la cuisine où il y a de la vaisselle à faire alors que je préférerais écrire, ce spectacle me déconcerte – il n’aurait pas cet effet sur elle – jusqu’au moment où je me reprends et me dis qu’après tout la vaisselle est une chose que je sais faire, que j’ai même appris où va chaque objet après tous les changements apportés par la communauté. Elle a disparu, la communauté, elle est enfouie comme une civilisation perdue et moi, je me suis de nouveau frayé un chemin dans le cœur de Sita. Oui, et maintenant je m’en vais. Comment pourrait-elle me le
pardonner ? Comment, en fait, me le pardonnerais-je à moi-même ? De faire ça, de partir, je ne sais même pas pourquoi. Certes, il y a mon exposition de sculpture à New York. Mais c’est pour plus tard, pour l’automne prochain. Et, de toute façon, je la déteste, elle me fait peur. L’annuler ? Non, elle représente un retour nécessaire à moi-même. M’accrocher au nouveau livre ? Tu peux l’écrire n’importe où et tu y parviendrais peut-être mieux ici, dans ce cadre organisé. Mais je sais que j’ai envie de la quitter. Ne serait-ce que pour pouvoir cesser de rédiger cette satanée chronique, entreprise pour me consoler d’avoir perdu son amour. Et maintenant que je l’ai retrouvé dans une certaine mesure, le carnet vient s’interposer entre nous, me force à m’échapper quelque temps pour pouvoir le mener jusqu’à sa conclusion. Conclusion bien déficiente, elle aussi. Je ne la quitte même pas. C’est elle qui me quitte. Qui va monter dans un avion à Kennedy, disparaître sur un escalier roulant comme je l’ai vue faire tant de fois. Elle a pris ses dispositions dans ce but. Nous laissant quelque chose d’amorphe, d’aussi amorphe et peu concluant que la vie. Il n’y a ni solutions ni résolutions. Seulement les hauts et les bas répétés du cœur : rejet, puis un peu moins qu’un rejet, puis acceptation et de nouveau rejet, mais en plus subtil et plus pervers. De l’autre côté, valse-hésitation. Suivie d’angoisse, la vieille angoisse, en plus faible : peur de la vie, seule ou à deux. D’abord nous sommes allées prendre un verre chez Grundy. Nous comptions dîner ailleurs. Pendant que cela se passe, je sais déjà qu’il faudra me le remémorer, le placer entre les pages du livre de la mémoire, pour l’en ressortir plus tard, dans d’autres lieux, et que ce souvenir fera mal, me déchirera au milieu de mes soirées new-yorkaises, me hantera dans ma vieillesse si je la perds. Mais à quoi cela ressemblait-il ? Nous étions deux corps dans une voiture sur une longue route côtière. Je sens les contours de la baie dans mon cœur, mes doigts dessinent l’eau et le sable et la route elle-même. La baie rosie par le couchant, le soleil comme une boule de feu qui tombe, qui palpite sur les collines, qui palpite et s’éteint de plus en plus vite et de plus en plus loin. Les contours de la baie, le chatoiement de l’eau que cette étrange et puissante lumière rend presque vivante. Des gens ont arrêté leur voiture pour regarder. Elle se gare. Pendant quelques instants nous nous contemplons, muettes. « Il va être de plus en plus difficile de vivre à New York. » « Il se peut qu’un jour tu finisses par en avoir marre du Bowery, marre des clochards, du froid, des souffrances. » « En seize ans, ça viendra peut-être. » Je ris parce qu’elle est en train de me taquiner, comme tout à l’heure dans le parking en sortant de chez Grundy. Nous devions aller dans un restaurant que nous ne connaissions pas, sur l’eau, à Oakland. Les ponts et la mer sont devant nous comme le tonnerre. « C’est un si beau pays pour y vivre », dis-je. « Oh, évidemment ça n’a pas tous les avantages du Bowery. Picasso a réussi sans habiter New York. Colette aussi. Et Simone de Beauvoir. Et même Dante. » « Arrête le moteur, nous n’avons que pour un dollar d’essence. » « Tout ça fait partie de l’aventure. » Nous retombons dans le silence, en regardant la mer. Tout à coup, elle démarre. Nous dépassons les voitures qui se sont arrêtées, ces gens qui sont prêts à tout laisser tomber pour admirer le spectacle. Le soleil continue à sombrer, il effleure presque les collines. Immense force éternelle. « Où allons-nous ? » « J’ai une idée superbe. Une surprise. » « Où ça ? » « Nous retournons là-bas. Ce que nous avions tout à l’heure est ce qu’il y a de mieux, pourquoi nous donner le mal de partir en exploration ? » « Tu as raison, tu as tout à fait raison. » Et nous y sommes donc retournées. Je ne puis expliquer pourquoi ce petit épisode, un moment d’indécision et puis un choix sans conséquence à propos d’un sujet aussi futile que celui d’un restaurant où dîner, je ne puis expliquer pourquoi il a pris pour moi tant d’importance, a été si annonciateur. Ni même annonciateur de quoi. Et pourtant j’ai eu l’impression qu’il apposait un sceau sur les choses, que c’était une espèce d’engagement bizarre, un vote. Et pas à propos de notre restaurant préféré. À propos de l’idée que nous nous faisions de nous-mêmes, peut-être. Toutefois je ne crois pas qu’elle ait ressenti cela aussi profondément que moi, sans doute n’avaitelle conscience que de la puissance du décor. Et cette puissance devait représenter quelque chose d’autre à ses yeux. Un paysage n’est pas le même pour tous ceux qui le regardent. Je suppose qu’elle n’y voyait pas une incarnation de nous-mêmes, qu’elle ne le percevait pas comme une crise. Elle ne songeait même pas que c’était la dernière fois. Je ne pense pas, non, pas du tout. Ensuite à la maison je l’ai vue sortir de la douche, j’ai vu son beau corps presque vieux. Je l’ai prise dans ma bouche, j’ai essayé de lui faire l’amour. « Mon corps me laisse tomber », a-t-elle déclaré. Puis, longue et incertaine discussion sur la ménopause : peut-elle affecter une femme qui a subi une hystérectomie plusieurs années auparavant ? On passe ensuite à l’insécurité de nos relations. Il y a quelques jours, elle disait que si l’une de nous deux devait tomber amoureuse de quelqu’un d’autre, ça ne comptait guère que nous soyons ensemble ou séparées. « Ça arriverait de toute façon, non ? » Je réplique que New York incarne mon indépendance, qu’ici je suis engloutie, pour l’instant tout au moins, et que j’ai besoin de la ville, besoin de m’éloigner. Elle se détourne de moi : « Au fond, nous n’aurions peut-être jamais appris à vivre ensemble. » Je reste éveillée, je bois un peu de vin, je lis et relis la page d’un livre. Désespoir moyen… pas comme celui d’avant. Mais le lendemain crise d’anxiété.
Des images d’elle. Au cas où je devrais la perdre, en prévision de ce moment, en avoir une copie. Sita sur le seuil de mon bureau, apparition en bikini orange. Merveilleuse, brune, jeune, mince. « Tu as entendu parler du scandale de la banane ? » Elle est en train d’en manger une en me posant cette question, elle joue son propre rôle, celui de Chiquita Banana. « Un terrain glissant », dit-elle. J’éclate de rire et j’oublie ce que je tapais à l’instant, un essai sur les prisonniers politiques iraniens, ma dernière phrase décrivant une mort sous la torture, l’un des cas exposés par le Sunday Times de Londres. « Je parle sérieusement », reprend-elle. « C’est dans tous les journaux. United Fruit a graissé la patte d’un tas de gens. Ça dure depuis des années. » « Le gouvernement sud-américain que nous connaissons si bien ? L’expression banana republic, par exemple ? » Je lui souris. « Sous la peau », déclare-t-elle mystérieusement, en faisant claquer l’élastique de son bikini. J’oublie le prisonnier, j’oublie la rage qui me soulevait il y a un instant lorsque je lisais et transcrivais toutes ces horreurs qui se passent dans un autre pays, et je fais une esquisse de ses paroles pendant qu’elle les prononce, j’essaie de les saisir, de me les incruster dans la tête, je les gribouille en toute hâte au dos de mon brouillon. C’est comme essayer de dessiner son corps, toujours elle m’échappe, me fuit, glisse entre les doigts de ma plume. La graver dans mon esprit, sur l’envers de mes paupières, dans l’espace noir qu’il y a derrière mes yeux, afin qu’ensuite si je les ferme un jour le corps brun affublé de ces bouts de tissu orange soit là, soit toujours là, même si maintenant elle retourne à sa lampe à bronzer et moi à mon prisonnier. C’est un moment de la journée où, en règle générale, je prends soin de m’absenter, celui que je choisis depuis quelque temps pour aller nager, l’heure ou les deux heures qui suivent son retour du bureau. Elle m’a fait savoir qu’elle aimerait bien avoir un peu plus de temps pour elle, de temps à elle après une journée entière dans un bureau plein de gens. Et bien que moi je passe ces journées entièrement seule, à attendre son retour, accepter m’a paru relever de la gentillesse la plus élémentaire, être une chose que je pouvais faire pour elle, une occasion de lui plaire. Il reste si peu de temps. La séparation est pour bientôt, dans quelques jours. Elle passe ces instants dans un état de béatitude insouciante et délicieuse sous sa lampe, à écouter de la musique de western. C’est peut-être la combinaison de tous ces détails démentiels, les bananes, les souffrances épouvantables du prisonnier politique iranien en train de mourir, il y a six mois et à plusieurs milliers de miles d’ici. Selon l’article du Times du 19 janvier 1975 : « Il a été placé sur un réchaud électrique et brûlé dans la région du sacrum. Ses blessures n’ont pas été soignées pendant longtemps et l’odeur était devenue insupportable pour tous. Il était à demi paralysé et c’est dans cet état qu’il a été conduit devant le tribunal, puis abattu. » Ce n’est peut-être rien que la réalité de son corps merveilleux dans l’encadrement de cette porte où elle est encore, où elle sera toujours, son feu roulant de calembours, cette vulgarité américaine qu’elle a adoptée de tout son cœur. C’est peut-être tout cela ou alors rien qu’un pas de plus vers la création d’une icône, ce geste qu’elle a eu pour faire claquer l’élastique de son bikini, cette insouciance particulière qui ne peut effacer, mais qui peut-être équilibre les souffrances du prisonnier, assure que ces deux phénomènes existent dans le monde. L’homme s’appelait Asgar Badizadegan : « Il a été lentement brûlé au moyen d’un radiateur électrique alors que ses pieds et ses mains étaient attachés à un lit. Il a été si gravement brûlé dans la région lombaire inférieure que certaines vertèbres ont été touchées et qu’il a sombré dans le coma… Transporté alors à l’hôpital de la prison, il a subi plusieurs opérations. Mais il ne peut plus marcher qu’à quatre pattes. » Cette histoire m’a mise en rage pendant tout l’après-midi et son apparition est pour moi une espèce de retour à la santé mentale, de rappel qu’il existe encore aussi sensualité, humour, bikinis, musique folklorique, qu’existent les heures paresseuses du soir lorsqu’on boit un verre, le travail achevé, et que la lumière se dore et mûrit comme un ventre de femme enceinte gonflé de soleil couchant rouge sang. Mais reste une note discordante, la différence entre le lieu où je suis et le lieu où elle est, entre mon état d’esprit hanté par l’horreur et l’injustice, et son humeur à elle, mutine comme le bikini, si libre qu’elle pourrait passer pour une impertinence. Plus tard nous nous sommes disputées : peut-être est-ce cela qui a déclenché la querelle, peut-être couvait-elle depuis plusieurs jours. Pajaro Dunes : elle y a une de ses conférences assommantes ce week-end, notre dernier week-end. Je dois l’accompagner, en fraude pour ainsi dire. Mais nous hésitons, nous craignons qu’elle n’ait des ennuis en m’amenant. Comme je lui exprime à nouveau mes doutes, elle répond, avec une désinvolture exagérée : « Pourquoi ne restes-tu pas ici, alors ? Pour moi, ça ne fait aucune différence. » Nous nous abaissons jusqu’à la bagarre : je lui expose ma plus grande crainte, qu’elle en soit venue à éprouver du mépris pour moi. Elle le nie sur un ton ouvertement méprisant. Alors que je quitte la pièce, elle me lance : « Ça n’a rien du tout à voir avec moi. Tu es simplement quelqu’un qui ne s’aime pas beaucoup. » Cette dernière réplique me brûle les oreilles toute la nuit. Parce qu’elle est vraie. Vraie ici, en tout cas. Dans cette maison je me suis méprisée jour après jour à un degré que j’ai souvent pensé ne pas pouvoir endurer. Et pourtant je l’ai supporté. Elle a raison, tout à fait raison. Mais quel en est le motif ? Est-ce que cette absence de respect pour moi-même va devenir un état permanent ? Qu’est-ce que cet amour qui détruit le moi ? Quand il était
réciproque, mutuel, joyeux, frais, j’avais une choquante estime pour moi-même. Je vivais dans une espèce d’hubris. Et maintenant que j’aime et ne suis pas aimée, je me tasse comme une tente démontée. Plus de fierté, plus de personnalité. Me tirer. Il faut que je me tire d’ici. Je ferme la porte pendant qu’elle va chercher la voiture. Pajaro Dunes. Les murs bleu foncé de cette petite chambre face à la mer, et dehors les flottaisons de bois. De quelle tendresse je me suis prise pour l’extraordinaire bleu cobalt des murs de ce petit cottage, qui est à nous pour deux jours. Deux jours qu’elle passe à s’occuper des autres, ces gens assommants, venus participer à la conférence, et pour lesquels elle fait la cuisinière et la serveuse. Tâche énorme de cuisiner pour trente personnes venues s’élever l’âme avec la psychologie Gestalt. Les psychologues sont excessivement importants et savants, leur auditoire est formé de banlieusards enthousiastes qu’exalte leur statut de clients ; quant à Sita et moi, nous trimons pour leur servir leurs repas. Je suis assez mesquine pour en éprouver de la rancœur, mais elle est généreuse, gracieuse, très cuisinière de camping et matriarcale. Très comtesse, aussi, capable de nourrir cette meute bruyante sans bouger un seul muscle pour montrer son dédain. Pendant nos moments de liberté nous nous promenions sur la plage et nous sommes tombées amoureuses des chevaliers et des hirondelles de mer, ces tout petits oiseaux aux pattes rapides qui ne cessent de courir étourdiment vers l’eau comme pour y chercher nourriture ou magie, en tout cas quelque chose qui n’a jamais l’air d’y être. Alors ils reculent de deux ou trois mètres et recommencent, image même de la patience et du désir : ténacité de ces saints de l’espérance. La hâte, la rapidité incroyable de leurs petites pattes, leurs pas presque invisibles, les espèces de brindilles sur lesquels ils sont juchés et qui tricotent dans leur course. Encore, encore et encore : court métrage amoureux. Impossible et implorant. Il y a un peu de ça en moi. Les trois quarts du temps, elle était ailleurs, même en ma présence. Elle avait envie de se promener seule sur la plage, de prendre seule son bain de soleil, étendue sur le perron, mûre, dorée, mais hors d’atteinte. Deux adolescents spectraux, mal nourris, des Californiens types, faisaient de même dans la maison voisine, à moins de deux mètres d’elle. Le gris des bâtiments délavés par les intempéries, les mille maisonnettes de cette station balnéaire, le bois et les planches blanchies évocateurs de Provincetown et de cet Est que j’aime tant. Puis le mirage se dissipe et on se rend compte que tout ça est neuf, qu’on est en Californie. Ce qui explique que le petit appartement détonne tellement. Il n’est pas vraiment vieux, bien sûr, mais les meubles en chêne sont des antiquités, des souvenirs d’un autre temps, et puis il y a une bouteille de vin pour nous accueillir, et ces murs d’un bleu miraculeux. Je voudrais, à ma façon, perplexe et peu cohérente, dire merci : à tout cela. Cet appartement a été notre dernière maison, le dernier lieu où nous avons vécu ensemble. Bientôt tout sera fini, tout aura disparu. Plus que quelques jours avant son départ pour Porto Rico et le mien pour New York. Ce fut notre ultime atterrissage. Et puis il s’est aussi passé quelque chose, un petit miracle étrange. Je crois que cette fois, là-bas, je l’ai vraiment prise. Non que la chose ait duré. Le samedi soir je lui ai fait l’amour et elle a crié comme ça ne lui était pas arrivé depuis longtemps, peutêtre comme jamais. Cette intensité animale, ce bonheur d’avoir réussi à l’émouvoir ainsi. Non, je le répète, que la chose ait duré. Et même, la caractéristique est qu’elle se soit produite et puis qu’elle ait cessé de se produire, qu’elle ait eu lieu l’espace d’un instant et qu’ensuite elle ait disparu. Son apparition était la preuve même de son inexistence. Ce n’était peut-être qu’un rapport sexuel réussi, l’agréable satisfaction d’un désir, l’orgasme qu’on se borne à prendre parce que l’autre vous sert, et vous sert bien. Ou alors ce que j’ai vu, c’est la joie qu’elle connaît avec un autre, avec n’importe qui d’autre, avec tous les autres. Car je n’ai pas eu l’impression que ce fût pour moi. « C’est comme ça que ça devrait être », a-t-elle déclaré, presque comme si elle avait oublié et se remémorait tout à coup les choses. Oui, bien sûr, me suis-je dit, si seulement elle en avait toujours envie comme aujourd’hui, si elle réagissait ainsi, se donnait tant de plaisir à chaque fois. Pourtant je n’étais pas avec elle, pas vraiment, je ne chevauchais pas les vagues en même temps qu’elle, je ne ressentais pas ce qu’elle ressentait, comme autrefois. Il y a si longtemps, à Sacramento. Je n’avais même pas ce sentiment d’être sur la longueur d’onde correspondante, en liaison intime avec elle, que j’ai d’habitude lorsque je lui fais l’amour, aussi chétif et lointain qu’il puisse être parfois. Non, elle était quelqu’un d’autre et moi, je ne me voyais pas comme son instrument, mais comme une amie, une camarade ravie de sa chance. Le ressort arrive à fin de course. Il me faut encore ouvrir les doigts sur ces drôles de petites vacances, avec leurs murs bleus et leur océan, où cette scène incompréhensible, peut-être même unique, de notre amour s’est jouée. C’est comme si elle m’avait brusquement dépassée. Alors même que j’étais censée arriver au but et lui donner le plaisir qui la lierait à moi, lui ferait ressentir cette reconnaissance très particulière de la chair qui cimente un couple d’amants, qui les verrouille dans des souvenirs si intimes et intenses qu’ils ne peuvent jamais les oublier tout à fait… alors même, je l’ai sentie s’éloigner de moi. Non pas prendre la distance qui est celle de l’orgasme profond où, pendant quelques instants, la vie, les gens, la conscience même s’obscurcissent ou disparaissent presque comme dans un évanouissement. Non, pas ça, mais
l’éloignement de quelqu’un qui prend sa course et s’enfuit, comme l’air déplacé par une voiture rapide qui en rattrape une autre. Et je ne l’ai même pas vu partir, elle a disparu, tout simplement. Maintenant, dans un autre monde – un monde combien autre – elle m’attend, peut-être même s’agace-t-elle de mon retard tandis qu’en prenant mon temps je dis adieu à tout, à l’évier, aux verres, à la table devant laquelle nous nous sommes assises pour boire notre vin et où elle m’a raconté Rio, les lumières le soir, les kilomètres de lumière sur le rivage quand elle était jeune fille, les animaux suspendus aux poutres et dont le sang dégoulinait sur la poussière des cours, le sang destiné aux rites vaudous. « Tu y crois encore ? » ai-je demandé. « Bien sûr », a-t-elle répondu… et c’était une autre Sita, ni celle qui criait dans la petite chambre, ni la quinquagénaire irascible qui attend avec impatience derrière le volant de sa camionnette pendant que je traîne péniblement au bas de la pente les sept sacs d’épicerie qui restent et que je les enfourne dans le coffre imbécile d’une médiocre voiture prêtée par l’université, tout ça pour faire en silence le trajet jusqu’à San Francisco et la maison d’Indian Rock dont hier je haïssais si violemment les tapis. La magie disparaît, s’évapore, est abandonnée derrière nous. Des portes se ferment sur des murs bleus et sur le blanc de fenêtres qui ressemblent presque à celles de la NouvelleAngleterre. La pièce reste là, derrière la porte qui se ferme et l’on voit le gardien des autres maisonnettes sur la droite, et le sentier sur la gauche, et derrière le dépôt d’ordures communales, la voiture, d’une couleur si prosaïque, qui attend. Les sacs en papier plein de provisions. En avant. Avançons l’oubli de l’instant. Et le temps qui vient. Un temps très long. Beaucoup plus de temps qu’il n’en faut. Le bleu foncé des murs, le blanc si propre des boiseries, la lumière dans la petite chambre, une lumière si jaune, presque la lumière des veillées, le catholicisme de notre enfance, le jaune, le jaune insolite, le jaune-sanctuaire de cette lumière, et puis elle s’éteint, et son cri. Que voulait dire ce cri ?
Pendant tout le voyage jusqu’à New York, voir le continent filer derrière les hublots de l’avion, voir là-haut dans le ciel le temps passer et m’emporter. Mon instinct qui me hurle dans un sursaut : imbécile, tu as laissé tout ça. Ton bonheur, ce que tu avais, car à la fin tu avais quelque chose. Non, non, elle me rejoint à New York, Sita sera à New York dans trois jours, elle me l’a promis. J’ignore gaillardement le film en couleurs et la musique en boîte qui se déverse dans les écouteurs. Je n’écris ni ne lis. Derrière le hublot, le Wyoming, puis le Kansas, l’Indiana, l’Ohio. Tout ce chemin, toute cette distance, et cette terrible voix solitaire qui se moque de moi : tu avais tout ça et tu l’as abandonné. D’autres moments : la Sita qui t’a mise dans l’avion de New York ce premier été quand tu rentrais pour l’exposition de Fumio. La tendresse, l’adoration, la douleur presque stupéfiante dont elle témoignait en te conduisant jusqu’à l’hélicoptère à Berkeley. « L’air que tu avais avec ton chapeau de paille », me disait-elle par la suite. « Je pouvais à peine supporter l’idée de te voir quitter mes bras. » Et Sita m’accompagnant jusqu’à l’hélicoptère la dernière fois, quand je suis allée à New York pour la tournée littéraire, Sita qui s’ennuyait dans la salle d’attente, qui s’agitait, qui avait tellement envie de s’enfuir avant même l’arrivée de l’hélicoptère, mais qui était trop bonne joueuse, ou trop consciencieuse, ou qui se sentait par trop observée et qui, fidèle à son devoir, est restée jusqu’au bout. Non, ces choses n’ont pas d’importance. Le voyage dont je parlais d’abord était le premier ; peut-être se faisait-elle du souci à l’idée que je risquais de ne pas revenir. Après tout, les gens s’habituent les uns aux autres. Son ennui n’est pas une nouveauté pour moi ; le conquérir, voilà qui en serait une, regagner son cœur, lui faire la cour en lui offrant ma ville, mes amis, la fête que je projette pour elle, le théâtre, les restaurants, les rues bien, seulement les rues bien, certaines parties du Village, l’ouest, Barrow Street et Morton, Grove, les promenades le soir dans ces quartiers, la sensation de vie qu’on a là-bas, de romanesque en imaginant l’existence des autres, de ces étrangers qui ont des piles de livres jusqu’au plafond, c’est ce qui fait en partie le charme de New York ; les avocatiers qui poussent derrière les fenêtres des maisons habitées par des peintres, je lui montrerai que là où pousse un avocatier, c’est sûrement un studio d’artiste. Je la conduirai dans le quartier des lofts et je lui ferai mon petit numéro d’où il ressort que dans ces quelques kilomètres carrés, cette vingtaine de rues, se font tous les livres et tous les tableaux du pays entier. Elle sourira, elle me serrera le bras et elle me traitera de chauvine. Mais si elle ne venait pas ? En quittant la maison d’Indian Rock j’ai enfoui des petits papiers comme des œufs de Pâques dans des endroits secrets, des billets qu’elle trouvera dans des tiroirs, des surprises. Des mots qui commencent ainsi : « Madame, je vous aime, alors je me suis blottie tout contre vos soutiensgorge et vos bas, en attendant que vous me trouviez. » Et quand elle les découvrira, je serai déjà loin d’elle. Ne pas y penser. Ni à ces derniers jours dans la maison. Sita était déjà partie pour Porto Rico et son ami Walter s’installait à sa place. Elle donnait la maison à quelqu’un d’autre, la confiait à un locataire en ma présence – comme si j’étais un meuble – disposition qu’elle m’avait annoncé un soir ou deux avant son départ. Je venais de lui dire combien j’aimais à présent la Baie, combien j’adorais San Francisco. Et elle m’a informée que Walter allait reprendre la maison, que ce serait plus commode pour lui d’aménager le vendredi sans attendre mon départ. Elle avait tout arrangé sans même m’en avertir au préalable. Pour moi ce n’est pas commode du tout de faire mes bagages avec Walter et son fils dans les jambes, mais ça n’a pas d’importance. Je l’ai écoutée dans un état de rage impuissante. Déjà on me déplaçait. Après Walter, en juillet, il y aurait un autre locataire. Walter ne représentait pas l’ombre d’un danger pour moi, m’a-t-elle assuré. « Quoiqu’évidemment je n’aie pas l’intention de rester célibataire. Ce n’est pas mon genre. » Je n’aurais jamais dû partir. J’aurais dû rester et assurer la protection de ce qui était mien, monter la garde devant la maison, ma voiture, mes papiers, tout ce que j’ai laissé là-bas, ce que j’y avais entrepris, les élèves, les amis, c’est de la folie de retourner à New York. Là-bas j’avais tout, j’ai été idiote de partir, la claustrophobie me prend à la gorge ; quelle que soit la façon dont on regarde les choses… j’ai fait une sottise. Mais non. Non, elle est là. Elle est déjà dans l’Est. Elle vient à New York. Je ne la quitte pas : je vais la rejoindre. Dans deux jours je la retrouve. Juste le temps de nettoyer l’atelier et de le préparer. Ce soir, en lessivant le réfrigérateur, j’ai entendu la sonnette. Bizarre, ai-je pensé, personne ne sait que je suis rentrée. Un passant, un copain artiste en train de se balader par là et qui a besoin de compagnie, d’un verre ou qui a un petit coup de déprime : tout ce qui peut expliquer qu’il n’ait pas téléphoné d’abord. Ou alors un dingue, un ivrogne de la rue. Je passe la tête par la fenêtre dans la pluie tranquille et confortable : je suis chez moi, personne ne peut me faire de mal, je me prépare. « Western Union. » Et déjà c’est ça que j’ai craint. Mais on a un tas de choses à
redouter : la mort de sa mère, un accident survenu à un ami en voyage à l’étranger. Il y a aussi des copains qui décident tout à coup que votre téléphone est en dérangement. Un honneur ou une catastrophe. J’ai les mains qui tremblent de hâte fiévreuse en essayant d’ouvrir l’enveloppe tout en remontant l’escalier, les jambes déjà fatiguées par l’escalade, le front brûlant de peur. Et pourtant la surprise a été presque totale : VOYAGE À NEW YORK ANNULÉ. PROGRAMME MODIFIÉ. LETTRE SUIT. SITA. Une heure plus tard, je n’arrive pas encore à croire qu’elle ait fait ça. La traîtresse, la salope, la menteuse… et ce télégramme imbécile. « Voyage à New York annulé. Programme modifié…» Tout ce dont j’avais fait les fondations de mon existence démolie d’un coup par ces phrases libellées dans un langage de fonctionnaire béat. « Je t’appellerai du bureau. » C’est le même topo. Avec qui est-elle ? Qui est l’étalon qui a capté son regard, avec qui elle baise, de quel mâle anonyme rencontré à bord d’un avion, dans une salle à manger, au cours d’une réunion s’agit-il ? Qui est-elle en train de dévorer du regard pour s’offrir à lui ? J’entends d’ici la petite phrase d’approche : « Vous ne trouvez peut-être pas les femmes mûres séduisantes ? » Bien sûr que si, il les trouve séduisantes, et maintenant il y met son point d’honneur. Et elle déplie ses pétales, dévoile sa beauté son charme son esprit sa fascination, abandonne son moi officiel, ses lunettes glaciales, son efficacité, devient la femme latine, pleine de passion, de sentiment et de sensibilité. Vous aussi, vous lisez Neruda ? « Corps de femme…» « Non, ça sonne mieux en espagnol », disaitelle toujours en caressant les mots de la bouche comme elle aurait donné un baiser. « Cuerpo de mujer, blancas colinas, muslos blancos. » Stop, tu vas devenir folle. Rappelle Porto Rico. Les opératrices sont en grève. Sonne jusqu’à ce qu’elles répondent. Appelle Bell Téléphone. Aux chiottes leur foutue grève, aux chiottes le Statler Hilton, il faut la joindre, l’attraper par les cheveux avec ta voix, la saisir, ne pas la laisser s’échapper. Mensonges ; si elle ment, ne dis rien, rattrape-la. Enfin, à trois heures du matin, c’est elle : « Je viens de t’écrire. » Je ferme les yeux, j’étouffe mes larmes de force comme, de force, je cesse de voir cette chambre d’hôtel et l’homme, quel qu’il soit, qui est avec elle. « Sita, mais qu’est-ce que tu fais ? » « Oh, chérie, j’étais en train de pleurer. Je suis si déçue. J’avais tellement envie de venir. » Si elle pleure, ne pas l’insulter, lui dire amicalement : « Peut-être que tu as rencontré quelqu’un là-bas et que tu préfères rester ? » « Non, non, pas du tout, le film de mon proviseur s’est perdu à l’aéroport, voilà trois jours que j’essaie de le retrouver. » Longues descriptions, coûteuses et compliquées de ses problèmes, les embêtements que lui a causés ce film, l’odyssée que ça a été pour le retrouver, et en plus de ça elle doit le porter en Californie où sa projection est prévue dans le cadre d’une conférence. « Voilà pourquoi j’ai cru que je ne pourrais pas venir, mais je pense maintenant pouvoir m’arranger pour passer quelques jours avec toi. Ce sera seulement de dimanche à jeudi, ça te va ? » Bien sûr que ça me va, je suis prête à tout accepter, à tout pardonner. À la seule condition qu’elle vienne. Mais ce n’est pas terminé. Car j’ai l’impression que le télégramme a tué quelque chose. En m’éloignant du téléphone, sauvée, je me dis que c’est sûrement exagéré, qu’il y aura sûrement un mois de janvier, quand je retournerai vivre avec elle en Californie. Allons, notre affaire marche toujours, ne saute pas aux conclusions, ne prévois pas la mort et le vide. Comme la semaine dernière lorsque je suis rentrée à l’heure du dîner après avoir fait les courses et qu’elle m’a raconté le coup de téléphone de Maud, qui avait appelé de Sacramento : elle était dans un état épouvantable, la maladie de son amant, la perte de son job ; il fallait que Sita aille s’occuper d’elle ce soir, elle y partirait après le dîner et y passerait la nuit. J’ai fait la grimace, je suppose, mais j’ai tout de même déclaré : « Très bien, c’est sans doute nécessaire. » Puis je me suis souvenue que j’avais oublié quelque chose au magasin et je suis repartie le chercher. À mon retour elle avait disparu. Comme ça. Pas un mot, rien. Alors il m’est revenu à l’esprit qu’en partant j’avais claqué la porte. C’était ma punition : qu’au lieu de manger les plats préparés par moi elle soit allée directement chez Maud. Mais au début je n’ai même pas deviné où elle avait bien pu se rendre. Je suis restée debout au milieu de la maison et je me suis laissée engloutir par ce vide paralysant. Comme le soir de sa première sortie avec Neal. Le même désespoir que maintenant. Mais ne t’en fais donc pas, tout va bien. Elle va venir. Et elle est venue. Elle arrive de Floride dimanche soir. Tout est prêt. J’ai acheté des meubles, tout nettoyé, entassé les provisions, vins, champagne, steaks, homards. En descendant au niveau d’Eastern Airlines, je vois le panneau et je n’y comprends rien. Vol 42 en provenance de Porto Rico. Je regarde encore le télégramme, le deuxième télégramme. EN PROVENANCE DE FLORIDE VOL 42 21 h 40. C’est impossible. Est-ce que la compagnie se serait trompée ? Est-ce que l’avion serait parti de Porto Rico avec une escale en Floride ? Je vérifie. Non. Le vol 42 est direct de Porto Rico. Je m’assieds. J’ai le vertige à l’idée qu’elle m’a menti. Qu’elle n’a peut-être pas cessé de me mentir. Que son histoire au téléphone était aussi un mensonge. Qu’elle n’est jamais allée en Floride, qu’elle a passé tout ce temps à Porto Rico et qu’elle y serait restée jusqu’au moment de retourner en Californie si je ne l’avais pas surprise dans sa chambre d’hôtel et… et quoi ?… forcée à venir en lui faisant honte ? Et elle va continuer à mentir, quand elle descendra de cet avion elle me soutiendra qu’elle arrive de Floride. Si je la laisse faire. Elle va
accumuler les mensonges, se dépouiller de cette belle intégrité qu’elle arborait fièrement comme un privilège de naissance. « Tu arrives de Floride ? » « Oui. » « Mais l’avion vient de Porto Rico, c’est écrit sur le panneau. » « Alors j’arrive de Porto Rico. » « Dis-moi la vérité. Qu’est-ce que tu as fait ? » « Cesse de m’embêter, aide-moi plutôt à porter ce truc » : le film du proviseur, une pleine boîte de plastique imbécile. Je l’aide, sans cesser de l’interroger, je veux savoir. « J’étais censée le porter en Floride, mais il s’est égaré pour la seconde fois. Porte-le, c’est tout, je t’expliquerai plus tard. » Et, en traversant la route : « Ne me pose pas de questions, profitons simplement des moments que nous allons passer ensemble. » Alors je me rends compte qu’il n’y aura pas d’explications. Elle ne reconnaîtra jamais qu’elle a menti, et je ne l’y forcerai pas non plus. Il faut dorénavant me contenter de ce que j’ai. Elle ment et va persister à mentir. Je le sais et je dois me taire. Ça change les choses, ça les change complètement. Mais il y a encore les moments qui nous restent, ces quatre jours légendaires. Alors que la vérité est morte, que l’on n’a plus confiance en l’autre. Et que l’autre en est conscient, sait que l’on est quelqu’un à qui on peut mentir, et par conséquent un être méprisable. Pourtant il vous interdit de poser des questions, il vous interdit de le braver, de le traiter de menteur, il exige de vous que vous vous incliniez, que vous fassiez comme si le mensonge n’était pas visible, comme s’il n’y avait même pas à écouter les réponses, à en être humilié. Fais donc semblant d’être sourde et muette, borne-toi à transporter les bagages avec beaucoup de soin de l’autre côté de la route. Et quand elle te prend dans ses bras, quand elle t’étreint et te dit que vous allez passer ensemble des moments merveilleux, que vous ne devez pas vous disputer, hoche la tête et détourne-toi avant qu’elle ne découvre cette larme sur ta joue. Va chercher la voiture. Et répètetoi mille fois jusqu’à ce que tu le saches par cœur et que tu puisses calquer ton comportement làdessus : Ça n’est pas vraiment arrivé. Tout ce qui importe, c’est qu’elle est ici, que tu l’as à toi pour quatre jours. C’est le présent, seulement le présent. À partir de cet instant. Où tu la fais monter dans ta voiture devant le terminal, où tu charges les valises, où tu lui prends la main au feu rouge. C’est à partir de cet instant que tout commence. Donc elle est venue. Et nous avons passé ces quatre jours, cette semaine fondue, racornie, au théâtre, d’abord pour voir une pièce assommante et sérieuse uptown, puis une farce hilarante downtown, et j’étais enchantée d’être avec elle. Même à la représentation d’Equus, qui m’a tellement ennuyée que je me suis endormie. Mais le simple fait d’être avec elle, d’être assise à côté d’elle dans un théâtre chic où je n’avais pas mis les pieds depuis le collège était plein de charme. Et aussi de rire des friponneries de l’autre pièce, Off Broadway, de voir le public tout entier dressé pour une ovation, ce vacarme bon enfant, oui, ça aussi. Et la fête, offrir Sita à mes amis, danser, me pavaner avec elle, l’harmonie, la compatibilité particulière de cet instant, et même ce qu’elle portait, une chemise de laine douce, rose pâle, combien j’aimais ses seins sous cette chemise, les lignes de son torse et de ses hanches dans le mouvement de la danse. Comme elle avait l’air timide, timide et un peu réservé. Pourtant le lendemain, alors que nous remontions la Cinquième Avenue en sortant du Modern Museum, elle m’a dit : « C’est merveilleux de se promener ensemble dans ce quartier. » Et j’ai répondu en riant : « Nous sommes à portée des endroits les plus chics, pas seulement Rizzoli, mais aussi Tiffany et Cartier et là c’est l’institut d’Elizabeth Arden où tu passais des journées entières à te faire une beauté. » « Dans une autre vie. » Elle m’a rendu mon sourire. Et son bras était sous le mien. Et puis, très vite, est arrivé l’aéroport Kennedy. Elle est descendue de la voiture en deux temps, trois mouvements, elle a donné ses sacs au porteur et m’a fait signe de m’en aller. Était-ce parce qu’elle ne voulait plus d’adieux, pas plus que la veille elle n’avait voulu me laisser lui faire l’amour, m’abandonnant à mon désespoir, puis me faisant l’amour à moi après s’être refusée, me faisant l’amour d’une façon presque insultante, comme par bonté d’âme ? Ou bien était-ce simplement parce qu’elle déteste les adieux ? J’ai roulé sur le ventre, j’avais envie de pleurer, et elle m’a prise par-derrière. Comme, maintenant, le portier me l’enlève et le flic me fait signe d’avancer, avec aigreur et véhémence. Fini et terminé. Et puis quinze jours plus tard, elle m’a appelée. De bonne heure le matin. Le téléphone m’a saisie dans un demi-sommeil, pendant que j’essayais de me faire du café. Mon nom prononcé par sa voix : ce n’est pas la petite syllabe anglaise, vive et nette, mais un son qui lui est très personnel, plaintif, et qui aujourd’hui me semble lourd de présages. Déjà, je suis terrifiée. Je ne l’ai pas reconnue tout de suite : ce qui l’a – et c’est bien compréhensible – mise en colère, rendue nerveuse. Mais elle me parle du temps, presque comme si elle avait perdu courage. Et puis : « J’ai quelque chose à te dire…» « Tu peux ne pas quitter un moment ? » Je me penche pour éteindre le gaz sous la cafetière. Je vais chercher une cigarette. Maintenant j’ai vraiment très peur. Lorsque quelqu’un est à trois mille miles de distance et vous atteint par l’intermédiaire d’une machine, on est à sa merci. Et ma vie est merveilleuse à présent, le travail marche bien, je suis heureuse de vivre seule, mes amis me reviennent, Fumio est de nouveau gentil, je dessine tous les jours, le manuscrit avance à toute allure. Que va-t-il se passer si, tendant ainsi le bras vers moi de très
loin, elle trouble ma sérénité précaire ? Et puis il y a de bonnes nouvelles : je vais la revoir dans quelques jours. J’ai reçu, d’une façon tout à fait imprévue, un billet gratuit pour la Côte où je dois prendre la parole en faveur des prisonniers politiques iraniens à l’université de Washington, à Seattle, et après mon discours on me conduit à San Francisco pour une conférence de presse. « Je n’imaginais pas une seconde que je vous reverrais si tôt, madame, est-ce que ça n’est pas merveilleux ? » dis-je de ma voix la plus mélodieuse. « C’est justement de ça que je voulais te parler », répond-elle. Ça ne peut être que ça. Mon estomac se retourne, elle va me dire qu’elle sera absente le 21, quand je serai là-bas. Que je ne pourrai pas la voir. Alors j’irai là où elle sera, me dis-je, en reprenant le second appareil à l’autre bout de l’atelier, et en essayant d’allumer une cigarette, assise sur le tapis. « J’ai quelque chose à te dire. Je suis amoureuse. » « Amoureuse ? » « Oui. » J’ai encore la tête pleine du week-end, je vais la voir le 21, elle ne peut pas m’enlever ça. Amoureuse… c’est un mot d’une telle prétention que j’ai envie d’éclater de rire. De hurler. D’arracher la machine du mur. Au lieu de ça je tremble, incapable d’allumer la cigarette, de frotter l’allumette, de tenir le récepteur. Qui vient de me tuer raide d’un mot, d’une phrase. Amoureuse. « Eh bien, je suppose que je suis contente pour toi. » Je réunis toute ma bonne volonté pour m’essayer au sublime. En me rappelant que nous sommes amies ; que les amies se veulent du bien. Ti voglio bene. Je vais jusqu’à tenter un petit rire. « C’est charmant d’être amoureux, on ne peut rien souhaiter de mieux à quelqu’un. » Et je me dis en moi-même : très bien, laissons-la être amoureuse. Je ne retourne pas là-bas avant janvier. Moi-même j’ai le temps d’avoir d’innombrables aventures d’ici là. Et je regrette du fond du cœur qu’elle m’ait raconté ça. Pour une fois, ça ne m’aurait pas tuée, de ne pas être au courant. « J’aurais pu tomber amoureuse hier soir au cours d’un cocktail, lui dis-je, mais je ne t’aurais pas téléphoné pour t’embêter avec ça. » « Non, c’est sérieux. » Et c’est vrai, sa voix me fait sentir que c’est sérieux. « C’est très douloureux pour moi, d’avoir à te dire ça, mais l’honnêteté m’y oblige. » Je suis trop K.O. pour récriminer ; je me tais. « Pour moi, c’est vraiment le grand truc. » « Je vois. » Le petit espoir disparaît, bu par le tapis, comme ma force, ma volonté de lutter, d’aller là-bas la reprendre, affronter la personne en question, la reconquérir, me battre, discuter, implorer. « Qui est-ce ? Je connais ? » « Eh bien, qu’est-ce que je peux te dire ? Il a trente-cinq ans. Il est de L.A…» La petite touche, la première chose qu’elle ait à me préciser à son sujet, c’est son âge, cinq ans de moins que moi, quinze de moins qu’elle. Et son sexe, révélé par un pronom. S’il s’agissait d’une femme, je crois que j’essaierais. Mais un homme, non, avec elle impossible de l’emporter sur un homme… rien qu’à sa voix on sent le triomphe ultime, le véritable exploit. Un jeune homme. Magnifique. L.A. Tous ces voyages à Los Angeles. Tous ces gens ennuyeux chez qui elle devait passer la nuit, ces maris d’universitaires qui refusaient de la conduire à l’aéroport, la laissant seule et sans argent se tirer d’affaire avec les chauffeurs de taxi. L’histoire se construit au moment même où tout s’écroule. Comme je vais dans sa région, elle est bien obligée de me dire qu’elle ne sera pas chez elle pendant le week-end, qu’elle sera à Los Angeles avec lui. Impossible de me sacrifier un seul jour, elle lui a déjà réservé tout son avenir. Mais ce n’est pas tout. Elle m’appelle pour me dire adieu. Elle va vivre avec lui. « Plus de place dans ta vie pour des liaisons illicites dans des pays lointains ? » « Non, j’ai peur que non. Il tient à la monogamie. » Un coup de téléphone a suffi. Inutile de m’écrire, et plus encore de me voir en personne. Elle me laisse tomber. Le jeune homme s’appelle Eric. Il enseignait autrefois à Sacramento. Mais à l’époque il était marié. Maintenant il se démarie. Ils se « voient » tous les deux depuis septembre. Elle allait à Los Angeles. Lui venait à San Francisco. Ils correspondaient par lettres et se téléphonaient. Pendant ces heures de l’après-midi, après le travail, quand elle me disait qu’elle préférait être seule ? Tout ça se passait en ma présence. Tandis que je me préoccupais de Neal, il y avait Eric. Quelle imbécile, je n’ai rien deviné. Elle continue, me raconte l’histoire de leur amour, leurs rencontres, leurs plans. J’entends au milieu des ruines : « Je veux partager ma vie avec lui. » Et puis : « Je ne vais pas t’embêter maintenant avec des détails à propos de tes affaires. » – Une grâce, que je n’aie pas à déménager mes papiers, mes livres et mes vêtements ce soir même. – « Et bien sûr, si tu es dans la région de la Baie ce week-end, ne te gêne pas pour t’installer à la maison, bien que je n’y sois pas. Maud y est. Walter aussi. Ils ont une petite histoire. » Ce détail – Maud, Walter et leur petite histoire – est trop insignifiant pour que je m’en préoccupe ; je le chasse de mes pensées. « Non, je vais annuler le voyage à San Francisco. J’ai promis de prendre la parole à Seattle, mais après ça je rentrerai directement. » « Je suis désolée que ça finisse comme ça. » « Oui, moi aussi. » La seconde où elle va raccrocher, où tout sera fini, entièrement et à jamais, approche. Sa voix diminue d’intensité, va se taire, se reprend, et puis change : « Tu sais, pour ce que ça peut valoir à tes yeux, que tu le croies ou non, et sans savoir exactement ce que ça signifie en ce moment précis… je t’aime encore. » « Oui, moi aussi. Je t’aimerai toujours. » J’ai envie d’ajouter : et si… mais je ne le dis pas. « Adieu. » « Adieu. » Et plus rien. Je ne sais pas encore que je suis libre.
Alors je continue. À vouloir la ressaisir. À vouloir, puisque je l’ai perdue, elle, ressaisir ces instants, et, en prévision d’un avenir désertique, en avoir une copie. Comme ces photographies que nous n’avons jamais prises. Comme la Sita en robe longue échappée de ce vieux film, la pelouse et les jupes de son après-midi, son chapeau de paille au large bord, son grand sourire, Sita jeune et belle et qui faisait du cinéma. Sita dans une autre existence que je n’ai pas connue, mais dont j’ai eu la chance d’avoir un aperçu. Parce que John Ford est venu dans la petite ville où elle était serveuse et qu’elle a décroché une figuration. Parce que le doigt du temps s’est figé, suspendu, sur un acte artistique qui allait durer éternellement, bien plus longtemps que son sujet. À l’exemple de ces diapositives qu’elle a découvertes un jour à la ferme, des photos de nu que j’avais prises de Ruth à Provincetown alors que, fatiguée de dessiner, j’avais, par caprice, dépit, étourderie, saisi l’appareil en disant : « Ça va plus vite et ça ne fait pas de sottises. » Nous en avions fait un jeu, nous nous étions photographiées l’une l’autre, en composant un décor, en disposant les plis d’une courtepointe écarlate autour de son corps olympien, à la peau si blanche. « Un vrai Velásquez avais-je déclaré, très classique. » Moitié pour rire, moitié pour de bon. Gaminerie, expérience, moments agréables. Mais comment expliquer ces photos à Sita, qui était tout simplement jalouse. Et furieuse. Je me suis maudite de ne pas les avoir rangées hors de sa portée. Tous ces signes de vie. Ces images, et même celles-ci, nos journées là-bas, la maison, ses heures et sa lumière, ces verres de vin, ses dîners, le lit. Ennui, intérêt, angoisse ou sérénité. Mais loin et au-delà d’aujourd’hui et toujours, une Sita n’importe où et partout : le mouvement de son dos dans une rue de Rome, l’ellipse ravissante de ses hanches, la pause marquée sur un trottoir quelconque, à New York, par sa jambe, celle qui boite et qui porte une longue entaille au genou, la vision de son corps émergeant de l’écume à Santa Cruz où nous avons passé un weekend il y a deux ans et j’ai retenu mon souffle en la voyant sortir de l’eau avec son bikini orange, mince et svelte, et dans une telle harmonie avec l’océan. Marina – c’est l’un de ses si nombreux prénoms et elle ne faisait qu’un avec l’eau, elle l’aimait d’une façon qui me semblait presque de mauvais augure. Parce que cela voulait dire : la Californie, la Côte et rien d’autre. Elle ne s’en écarterait plus jamais. Libérée qu’elle était enfin de ses maris et du désert dans lequel l’un ou l’autre d’entre eux lui avait fait perdre sept années. Elle n’était ce jour-là, en sortant de l’eau, qu’elle-même et, tête haute, n’écoutait que ses propres échos. Moi, sa compagne, qui me trouvais là, sur la plage, j’avais disparu, j’étais devenue invisible. Et si je pouvais réussir, ce serait en honneur de cette autre Sita, celle qui ne me connaît même pas, celle qui continuerait à marcher dans des rues qui sont pour moi des mystères, à dîner dans des restaurants que je ne verrai jamais, à visiter des villes dont je n’ai jamais entendu parler, à dormir dans des lits avec des gens que je ne rencontrerai jamais, pure essence d’elle-même. Tout ce qu’elle a conquis, réalisé, arraché dans sa lutte pour se libérer, pour atteindre à l’indépendance en tournant le dos à la docilité qui lui a été inculquée, enseignée par les circonstances ou la nécessité, les enfants, les maris ou les privations. Non, ça ne s’arrête pas là. Son essence n’est pas là, pas même dans ce moi créé, volontaire et consciemment formé, mais dans la grâce inconsciente de ses mouvements et de son personnage, la beauté charmante de son corps et de ses gestes, sa bonté et sa sympathie, l’étonnante ingéniosité de ses attentions, de ses présents délicats, dans la fidélité de sa mémoire, dans la tendresse des égards qu’elle a pour l’autre. Presque comme si un enfant très amoureux, lâchant la bride à son imagination, la chargeait de placer une fleur près d’une assiette, un billet gribouillé là où l’on a des chances de tomber dessus par surprise. Sita dans son rôle d’amante : l’érotisme de ses prévenances, de son esprit, de son espièglerie. Ou de sa science du monde. À la fois sophistiquée et coriace, ma reine des taudis, ma Chiquita, ma Sally Jean, ma comtesse qui fait ses délices de tout ce qui est sensuel, dont l’hédonisme est si inventif. Et, derrière tout cela, le souvenir des souffrances, de la guerre, du viol, de la pauvreté, de l’humiliation. Mélange qui a donné naissance à la femme, l’amante, la compagne. Qu’elle ait tant souffert et appris à vivre. Et m’ait transmis un peu de ce qu’elle a appris, à moi qui suis honorée de l’avoir connue. Sita.
ACHEVÉ D’IMPRIMER LE 24 MARS 1978 SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE HÉRISSEY À ÉVREUX (EURE) POUR LE COMPTE DES ÉDITIONS STOCK 14, RUE DE L’ANCIENNE-COMÉDIE PARIS-6E
Imprimé en France
Dépôt légal : 2e trimestre 1978 N° d’éditeur : 3590 – N° d’imprimeur : 21207 54-05-2408-01 ISBN 2-234-00752-6
1 . Jeune fille à qui l’on confie un rôle d’animatrice au collège ou à l’université. (NDT) 2 . Sorte de ragoût à base de bœuf. (NDT)