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POLITIQUE - MAGOUILLE

JOSUA GIUSTINIANI

POLITIQUE - MAGOUILLE

Éditions Ramsay 103, boulevard Murat 75016 Paris

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tout pays © EDITIONS RAMSAY, 1995

PROLOGUE

Avec l'accélération de nos rythmes de vie, sou­ mis aux bombardements d'une information plétho­ rique, l'on pourrait supposer qu'un ouvrage consacré au financement occulte des partis politiques et de leurs représentants relève aujourd'hui d'un passé sans intérêt. Cependant les « affaires » qui ont, une fois de plus, empoisonné le climat économique et social de la France, au long de ces derniers mois, montrent qu'il n'en est rien. Au contraire, suivant le fil d'une logique impla­ cable, depuis cinq ans, des suicides étonnants, des meurtres politico-crapuleux, des détournements de fonds publics exorbitants et des combines criminel­ les indiquent que la corruption n'a cessé de se déve­ lopper dans le vivier gouvernemental et parlementaire. Cela en dépit de la loi votée par l'Assemblée nationale, adoptée le 15 janvier 1990, à propos de 9

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« la limitation des dépenses électorales et de la clarification du financement des activités poli­ tiques». A la une du grand show médiatique né de l'impi­ toyable et sournoise compétition qui oppose les états­ majors politiques, il arrive que des capitaines d'indus­ trie ou des représentants du pouvoir tombent sous la mitraille du scandale. Ainsi, à la satisfaction d'une gauche socialiste rongée par les métastases du délit et de l'opprobre, le gouvernement de M. Balladur n'a pu échapper au discrédit engendré par la mise en cause de certains de ses ministres, principaux dirigeants du Parti répu­ blicain. Éclosions toxiques, les péripéties de quelques hiérarques malchanceux ne doivent pas pour autant servir à masquer l'arbre de la corruption et ses racines. Daté du 2 juin 1994 et publié au début du mois d'octobre suivant, un rapport audacieux de la Cour des comptes révèle ces hémorragies financières qui font la richesse de quelques privilégiés, à partir de ges­ tions douteuses frisant la malversation. Du monde politique à celui de l'administration, nombreuses sont les institutions épinglées dans ce rapport. Si l'on en doutait, ce document est bien la preuve que le pourrissement de notre classe politique n'est 10

PROLOGUE pas lié au financement, plus ou moins contrôlé, des partis. Même si, en l'état actuel, le leurre parlementa­ riste tend à faire croire que l'assainissement du monde politique dépend d'une réglementation renforcée de ses ressources. En fait, la déliquescence institutionnelle découle simplement de cette somme de prérogatives qui permettent l'enrichissement discret et éhonté d'un grand nombre d'élus, dès lors que le pouvoir politi­ que dispose de facultés d'ingérence pouvant favori­ ser les détournements de fonds publics. N'en déplaise aux ténors de l'Assemblée natio­ nale, à M. Philippe Seguin et à ses pairs, il est aujourd'hui évident qu'aucune commission d'étude ou d'enquête relative au contrôle du patrimoine des élus ne saurait interrompre des pratiques spécu­ latives et frauduleuses, désormais intégrées au quo­ tidien. Quand bien même onlégiférerait strictement sur ce point, chacun sait que les systèmes bancaires des pays de l'Est ou de l'Asie sont suffisamment permis­ sifs et hors d'atteinte pour que l'argent sale s'amon­ celle encore en toute impunité. Soyons clairs : d'une manière générale, à de rares exceptions près, notre système gouvernemental est tel que la classe politique se gave d'argent public en usant de tous les stratagèmes possibles pour berner l'opi11

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nion sans, bien évidemment, songer un seul instant à se séparer d'une source de revenus aux allures quasi providentielles. De fait, comment prétendre à une moralisation de la vie publique sans envisager une véritable refonte de sa législation? Pour appréhender au mieux les mécanismes d'une corruption d'État de plus en plus pernicieuse, une rétrospective détaillée m'est apparue des plus uti­ les. S'appuyant sur les« affaires» socialistes que j'ai révélées dans Le Racket politique, fin juin 1990, elle a pour but de montrer comment, d'une gauche chan­ celante à une droite majoritaire, l'emploi de métho­ des similaires nous entraîne vers des destinées bientôt comparables à celles de la Sicile. J'en veux pour preuve les multiples scandales qui, du racket politique et fiscal à la guerre des cliniques, des trafics d'influence et des« pots de vins» aux reten­ tissantes mises en examen, jusqu'à l'assassinat du député PR Yann Piat, donnent à la France les refiets d'une République en dérive. Face à de tels événements, c'est peut-être à la jus­ tice qu'il appartient de prendre les mesures d'urgence qui s'imposent. Encore qu'il faille, pour cela, que le travail des magistrats instructeurs puisse aller au-delà de l'inertie d'un parquet si souvent inféodé aux volon­ tés de son ministère, tout en sachant qu'à force d'excès, le danger serait qu'un jour, et au nom des lois, s'installe un « dominator» technocratique, en 12

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quelque sorte un fascisme moderne dont les codifi­ cations étroites nous priveraient de toute latitude d'esprit.

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Au regard de l'existence, tout porte à croire que les millésimes ont sur la vie des hommes cette influence subtile qui, d'une manière générale, sépare les grands vins d'une piquette. En ce qui concerne le monde politique, nul doute que l'année 1990 ne laisse encore, parmi nombre d'abonnés aux salons dorés du pouvoir, les vapeurs d'un cru digne du plus pur vinaigre. Ce début d'année semblait pourtant annoncer des cieux plus cléments. Les scandales politico-financiers, liés aux malversations d'élus socialistes et à la une des médias dès janvier1989, marquent le pas. Apparemment la tourmente judiciaire, qui éclabousse le gouvernement et secoue l'opinion publique depuis un an, s'atténue. Pour l'heure, les furoncles que furent ces affaires 17

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d'escroquerie telles que Péchiney - Sormae - Urba­ technic - Urbaconseil - Le Gracco, semblent définiti­ vement excisés. Le soleil et ses rayons d'or pénètrent à nouveau dans l'hémicycle et nos parlementaires retrouvent la joie de vivre, d'autant qu'une récente loi d'amnistie, votée à la dérobée par l'Assemblée nationale, leur assure désormais les grâces de l'impunité. Bâtie sur mesure, avec l'assentiment d'une droite quasi muette, cette loi scélérate extirpe, in extremis, quantité de responsables et de caciques socialistes cor­ rompus des mains de la justice. Haut les cœurs et gabegie ! Ceux qui, quelques semaines auparavant, étaient encore sous les feux accusateurs de l'actualité pous­ sent l'effronterie jusqu'à exiger une moralisation de la vie politique, en réclamant une législation sur le financement des partis. Mais la liesse est de courte durée car l'opinion publique s'insurge, les médias critiquent. Il est une limite à tout, même au dédain. C'est peut-être une des rares leçons que retien­ dront le ministre Pierre Joxe, l'ex-trésorier du PS André Lainiel, l'ex-ministre de la Justice Henri Nal­ let, Michel Pezet, député des Bouches-du-Rhône, et tant d'autres. Si l'on considère l'homme de la rue comme un vulgaire consommateur, l'on peut décou­ vrir ·à ses dépens qu'il est parfois dangereux de le pous­ ser à l'indignation. En l'occurrence, la démagogie ne suffit pas à faire admettre que l'on puisse user des 18

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rouages constitutionnels pour transformer un pays de droit comme la France en une République bananière. L'année 1990 fait tache sur l'histoire de nos ins­ titutions. Avec elle, l'on assiste, impuissant, à un fait sans précédent qui déshonore la ve République: une partie de l'hémicycle, coupable de haute corruption, composée de députés et de membres du gouverne­ ment, presque tous socialistes, use de son mandat législatif pour... s'auto-amnistier. Avec l'inqualifiable affaire du sang contaminé, ils offrent ainsi deux des plus sordides illustrations du « pouvoir rose » dont la singularité consiste à s'enrichir de la misère qu'il dénonce, et à jouir des privilèges de féodalité sous des semblants démocra­ tiques. Et, comble de l'indignité: dans la hâte de s'absoudre afin d'éviter une démission forcée, les prê­ toirs de justice ou quelque accident suspect, nos délin­ quants parlementaires s'auto-blanchissent sans même se soucier de leurs collaborateurs et autres complices de la société civile. Du coup, certains personnages se voient cordia­ lement invités à passer quelques heures, voire quelques mois, en compagnie d'honorables représentants du monde policier, judiciaire ou pénitentiaire. Au bénéfice de ce traitement de faveur, ci­ tons: - M. Gérard Monate, ancien gardien de la paix, devenu responsable de bureaux d'études fictifs, 19

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destinés à alimenter les caisses du Parti socialiste et le portefeuille de certains de ses élus. - Le président de la société SAGES, M. Michel Reyt dont l'envergure et l'activité, semblables à cel­ les de Gérard Monate, évoquent celles des frères jumeaux« Rapetou », célèbres comparses de bandes dessinées participant aux aventures de Donald et de Picsou. - Le dirigeant du bureau d'études Urbatechnic, M. Joseph Delcroix, mon voisin qui, installé en ses bureaux du g e arrondissement de Marseille, semble investi par les muses de l'écriture et du calcul. En effet, au cours d'une perquisition, les enquêteurs du SRPJ financier, MM. Gaudino et Mayot, découvrent qua­ tre cahiers dans lesquels Delcroix décrit, avec beau­ coup d'application, son parcours politique et son rôle, liés au fonctionnement financier occulte du Parti socia­ liste, chiffres à l'appui. Ces cahiers sont lus par les journalistes d'investigation Georges Marion et Edwy Plénel, du Monde, qui en publient quelques extraits: «L'action d'Urba-Gracco consiste essentie1/e­ ment à intervenir auprès des décideurs socialistes ou apparentés, aux fins de favoriser les entreprises clien­ tes pour l'obtention de marchés publics ou privés. » Marion et Plénel déclarent: « Les citations se passent de commentaires, tant elles sont explicites. » Un peu comme si le fait d'œuvrer à Marseille incitait à la rédaction prudente de mémoires anti­ cipés. 20

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Comme l'on peut s'en douter, l'invitation et l'audition du barde Delcroix ne vont pas sans celles de son éminence grise, M. Bruno Dejobert, dont les semblants de naïveté dissimulent à peine un solide pro­ fil de jésuite. - En fin de cohorte, votre serviteur, qui para­ chève ainsi une épopée professionnelle proche d'une chevauchée fantastique. Je l'ai précisé dans Le Racket politique, ma mission, de 1982 à fin 1989, consistait à alimen­ ter la trésorerie de fédérations socialistes, celle de certains élus, ainsi que celle du journal L 'Unité di­ rigé par Claude Estier, un ami de François Mit­ terand. Compte tenu de l'énormité des sommes requi­ ses par les campagnes électorales, sans oublier les besoins qui étreignent nombre de nos représentants politiques, œuvrer à leurs financements ne laisse guère le temps ou la possibilité de faire dans la dentelle. Dans ce labeur bien particulier, les mois et les années se succèdent au rythme d'une perpétuelle fuite, au sein de laquelle un seul sentiment prédomine: celui du ·danger. En période critique, lorsque vos objectifs vous amènent - tel que l'a si bien indiqué Joseph Delcroix dans ses cahiers - à vous immiscer dans les tracta­ tions relatives aux marchés publics concernant 21

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l'immobilier ou les traitements de l'eau et des déchets, là où les enjeux pèsent en millions de francs, le dan­ ger rôde parfois autour de vous comme la mort. Sou­ vent le « clash» n'est pas loin. Il suffit d'un malheureux concours de circonstances pour qu'appa­ raissent au grand jour les liens délictueux qui unis­ sent, en bien des cas, politiciens et chefs d'entreprise, dans le même schéma de corruption. C'est dans ce contexte barbare, où la convoitise ne laisse par le moindre espace à la vie, qu'un inspecteur des impôts, M. Jean-Paul Granier, télé­ guidé, débarque en mes bureaux, un matin d'octo­ bre 1986, avec l'intention de vérifier ma comptabilité individuelle et professionnelle. Comme si mon activité, exercée au travers d'une agence de presse politique, d'une pseudo-régie publi­ citaire et d'un bureau d'études bidon, me permettait de tenir mon livre ouvert à la disposition des intrus. À l'image de mon homologue et savoureux confrère Delcroix, je présente à M. Granier une série de cahiers, remplis de symboles et de chiffres, que Cham­ pollion lui-même aurait eu quelque difficulté à décrypter. Néanmoins, sachant de quels moyens d'investi­ gation dispose le fisc, je sais déjà que le compte à rebours est commencé. Le miracle veut que, sans ralentir pour autant mes activités, deux années s'écoulent durant lesquelles

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j'entretiens des relations aimables et rapprochées avec les services fiscaux. En dépit d'une imposition, noti­ fiée à plus de 3 millions de francs, hormis quelques toussotements du percepteur, je ne distingue pas la moindre menace administrative ou judiciaire. Au contraire, je suis accueilli à la Direction régionale des impôts, située rue Méry, dans le 2e arrondissement de Marseille, avec tout le soin qu'un banquier servile porte à son client. J'ai même l'honneur d'être reçu au sein de la Brigade de recherche et de contrôle du fisc, haut lieu dévolu à un petit nombre de fonctionnaires armés qui adoptent des allures de chasseurs de primes. Ensemble nous discutons très librement des affai­ res politiques en cours, répudiant la canaille, comme entre gens de bonne moralité. Même averti des choses de la vie, je crois que se­ crètement l'on conserve toujours une naïveté de benêt. Dans mon cas, doté d'une nature rebelle aux obligations et aux devoirs de société, je ne puis m'empêcher d'éprouver quelque admiration à l'égard de mes interlocuteurs du fisc. A la lumière de mes faiblesses, je vois en ces agents de l'état, les vivants symboles d'une incorrup­ tible intégrité. Je vous laisse imaginer ma surprise lorsqu'au cœur de mes turbulences administratives, je reçois la visite de mon ami, Michel, accompagné d'un fringant quinquagénaire, receveur principal des impôts du 2e arrondissement de Marseille. 23

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Il s'agit de M. Pierre Cervera. Portant beau, l'homme est posé, courtois, retranché derrière de peti­ tes lunettes et une fine moustache, tout le portrait d'un fonctionnaire scrupuleux. Michel et lui se tutoient, je suppose qu'ils se connaissent de longue date. Michel introduit le dossier: « Je me suis permis de parler de ton dossier fis­ cal à notre ami, car je pense qu'il peut être l'homme de la situation. N'est-ce pas, Pierre?» Petit hochement de tête de l'intéressé. Avant d'entrer dans le vif du sujet, je ne man­ que pas d'exprimer un sentiment de gratitude envers mes deux visiteurs, sentiment plus prononcé à l'égard de Pierre Cervera. Comment rester insensible au fait qu'un respon­ sable des impôts daigne secourir un contribuable comme moi qui, somme toute, doit lui apparaître sous les traits d'un impardonnable fraudeur? En quelques phrases, je lui résume ma vérifica­ tion fiscale et l'enchevêtrement politique dont ·ene dépend. Cervera m'écoute dans cette attitude de sphinx qui sied aux gens d'autorité. Puis, mon exposé ter­ miné, il se fend d'un mince sourire. « Tel que vous venez de le décrire, le dossier sem­ ble complexe, me dit-il. Toutefois, il n'est pas impos­ sible que je puisse intervenir en votre faveur. J'ai pour cela quelques relations appropriées, au niveau de notre direction départementale... Bien sûr, ajoute-t-il, si 24

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j'interviens dans votre histoire, c'est principalement parce que vous êtes l'ami de Michel. Il va de soi qu'une discrétion absolue s'impose pour éviter tout problème et vous permettre de vous dégager d'une grande partie de votre dette fiscale. » L'instant me semble souverain. Pour peu, je me précipiterais pour déboucher une bouteille de cham­ pagne, du Cristal Roederer, qu'avec les camarades socialistes nous buvons lorsque nous réalisons quel­ que juteuse affaire sur le compte de grasses entre­ prises. Les paroles de cet auguste messager des impôts ont sur moi cet effet extatique que les injonctions de l'éternel durent produire sur Moïse. Sauf que, dans les secondes qui suivent, je chute des cieux de ma crédulité lorsque Pierre Cervera précise: « Comme vous pouvez vous en douter, les gens qui vont intercéder pour vous ne sont pas des phi­ lanthropes. Une telle démarche, en nos propres cir­ cuits, ne va pas sans certains risques qui m'obligént à dire qu'il vous faut d'ores et déjà songer à une juste rétribution. » Cruelle déception. Celui que je prenais pour un envoyé céleste revêt brutalement les traits d'un renard argenté. En une fraction d'instant, je reviens à ma quotidienne réa­ lité. Je regarde Cervera en souriant et me dis que le respectable fonctionnaire des impôts vient de céder le pas à un redoutable homologue. 25

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Bienvenue dans la confrérie. En fait, ce que j'accomplis en matière de collecte de fonds occultes pour le Parti socialiste, il le réalise pour lui et ses complices, fort de la toute-puissance que lui confère son statut professionnel. Veillant à ne pas froisser le personnage, je mets cependant un terme à notre entretien. Non sans lui faire remarquer qu'indépendamment de nos rôles, nous avons sans doute, comme autre point commun, la pratique du risque pour l'obtention d'argent dit « facile ». Un sport qui ne va pas sans quelque conséquence pathologique justifiant probablement mon comportement viscéral de mauvais payeur. Je ne reverrai jamais Cervera, sinon par l'inter­ médiaire de la presse et la télévision, au centre d'un imbroglio de racket politique et fiscal. Régulièrement il fera la une des médias, d'octobre 1991 jusqu'au mois de juin 1994. D'une ampleur que je ne pouvais soupçonner, cette nouvelle affaire marseillaise, d'audience natio­ nale, réunit tous les ingrédients et les acteurs néces­ saires au burlesque. Dans une pièce endiablée, où l'on voit, tour à tour, se succéder, avec force invectives locales: - Des inspecteurs divisionnaires des impôts, dans le rôle de racketteurs et de détenus. - Des chefs d'entreprise, vieux routiers du monde économique, surpris en indélicatesse fiscale, dans la position du racketté, cocu-penaud. 26

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- Un faux commissaire de police, qui est en réa­ lité un authentique « barbouze» au service de la pré­ sidence du Conseil régional Provence - Alpes - Côte d'Azur, en qualité de vacataire depuis cinq ans. - Des garagistes, ses complices, spécialisés dans la pose d'écoutes téléphoniques tels des « plombiers» - terme désignant des agents du contre-espionnage français - autrefois appelé la « piscine» ou la DOSE. - Un éminent fonctionnaire de police, mem­ bre des Renseignements généraux, introduit à la présidence du Conseil régional par le « faux commissaire». Le principal divertissement de ce « poulet d'élite» étant l'élevage de lapins, au tra­ vers d'une association subventionnée par le Conseil régional. - Le directeur de cabinet du président du Conseil régional, M. Claude Bertrand, amnésique jusqu'à l'arrivée des gendarmes qui, dans un élan de compassion, l'aident à retrouver sa mémoire. À tel point que la reconnaissance de certains faits conduit notre convalescent à la prison de Grasse, gratifié d'une inculpation pour escroquerie qu'il traînera jusqu'à un non-lieu, rendu par la Chambre d'accusation d'Aix­ en-Provence, le 29 septembre 1993. - Le président du Conseil général, M. Jean­ Claude Gaudin, alias « le dindon» qui, dès son entrée en scène, hurle à la machination. Cramponné au fau­ teuil, il n'écope pas moins d'une inculpation pour escroquerie dont il sera blanchi de la même manière que son chef de cabinet, Claude Bertrand.

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- N'oublions pas l'ineffable Bernard Tapie, toujours prêt à tirer profit de la moindre chose. Si bien que certains de ses collaborateurs l'ont en cati­ mini surnommé: « l'Ange Bouffaréou ». Ce qui, en langue provençale correspond, je crois, à l'appella­ tion d'une créature bouffie et mythique, dotée d'un appétit insatiable. La revue serait incomplète si je ne mentionnais la présence d'un juge intègre, M. Murciano, dont on a habilement interrompu le travail. Comme on le voit, le générique ne manque pas de panache et le sujet, à rebondissements, semble conçu pour une franche hilarité. Cependant la mort récente de deux hommes, les frères Saincené, vient de transformer ce vaudeville en une sordide péripé­ tie. Fernand Saincené, lié à Cervera comme à MM. Bertrand et Gaudin, occupait une place prépon­ dérante au sein du réseau de racket politique et fiscal qui, depuis des années, sévissait dans la région mar­ seillaise. Ténébreuse, la mort des frères Saincené suscite plus que jamais une somme de questions sur une affaire dont on a, semble-t-il, occulté le fond au profit de la forme. Élégance judiciaire désormais bien connue qui permet, dans les dossiers sensibles, de limiter l'appré­ ciation d'un tribunal à la superficie des faits. Très controversée, la mort des frères Saincené est en tout cas l'aboutissement d'un contexte qu'il 28

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convient d'analyser scrupuleusement. Chose que je me propose de faire au fil des différents chapitres de cet ouvrage. En montrant comment, du pouvoir rose à la droite, selon les mêmes procédures de corruption, truands, politiciens et notables inféodés bâtissent leurs empires sur le dos des contribuables. À la lumière des faits, l'on constate que depuis 1989, une dérive politico-maffieuse empoisonne le cli­ mat social, plus particulièrement celui du sud de la France. Le dernier rapport annuel de la Cour régionale des comptes, présenté par son président, M. Xeriès, menacé de mort à cette occasion, met en évidence plus de cent communes du Sud-Est, proches de la faillite, au terme d'abus et de détournements de fonds publics. Rapport accablant si l'on considère que les cais­ ses des collectivités locales se vident au profit d'un petit nombre, pendant que la pauvreté, voire la misère, ravage. Plus révoltant encore est de consta­ ter que la justice, sans demi-mesure à l'égard de·la petite délinquance, s'avère impuissante, si ce n'est per­ missive en certains cas, face à la voyoucratie. Pour autant, n'ayant aucune vocation de redres­ seur de torts, je me garderai de rejoindre les croisés de la grande morale. Mêlé comme je le fus, durant presque dix ans, aux magouilles qui font les finances secrètes de la politique, je suis de ceux qui pensent que la société n'a que le sort qu'elle s'accorde. 29

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Si la corruption politique et sociale s'étend sur notre pays jusqu'à friser l'aspect d'un véritable cancer, ce n'est pas sans la large part de responsa­ bilité que chacun partage au moment d'introduire son bulletin de vote dans l'urne. Sous l'effet d'un parcours professionnel quelque peu singulier, mon regard laisse, il est vrai, peu de place à l'indul­ gence. Quoi qu'il en soit, je ne puis m'empêcher de com­ menter l'inconscience de l'opinion publique, avec une certaine amertume. Sachant qu'il suffit d'un poste de télévision pour comprendre que, hormis des marathoniens de la dépollution politico-économique comme Philippe de Villiers, nos marchands de bonheur, si souvent vêtus de gras, à l'abri de l'opulence et de l'immunité par­ lementaire, ont d'autres préoccupations que la valo­ risation de notre petite quotidienneté. Toutefois, compte tenu des difficultés journaliè­ res dues à l'époque, je conçois que l'on puisse encore placer son capital d'espérance et sa volonté de chan­ gement entre les mains de représentants désignés par le suffrage universel. Ainsi est-ce avec le sentiment d'accomplir un labeur d'intérêt public que j'ai écrit ce livre. Puisque au terme d'une expérience acquise auprès du troupeau d'« éléphants roses » de la gau­ che trompeuse, je peux aujourd'hui apporter le béné­ fice de la démystification du mensonge et du pillage, respectablement organisés.

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RACKET POLITIQUE ET FISCAL « AFFAIRE SAINCENÉ»

FRFR FRAO130 2 GP 0150 FRA/AFP - XA84 Saincené - suicide Urgent Suicide de Fernand Saincené et de son frère. Toulon, 13 mai (AFP) - Fernand Saincené, ancien vacataire au Conseil, régional Provence -Alpes , - Côte d Azur, au centre d un scandale financier, s,est suicidé avec son frère, dans sa maison de Salernes (Var), apprend-on vendredi de source sûre. Les corps des deux hommes, qui ont péri asphyxiés, ont été retrouvés jeudi soir. La mort remonterait à trois ou quatre jours, selon les premiè­ res constatations des gendarmes chargés de renquête. Fernand Saincené était la plaque tournante d,une affaire de racket fiscal qui avait connu un rebondis33

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sement politique en pleine campagne des élections régionales de 1992. Il était poursuivi notamment pour « trafic d'influence, corruption active et passive » et avait envoyé une lettre pour justifier son absence à son procès qui s'est déroulé la semaine dernière à Mar­ seille. JV - GBO/phb AFP 131036 mai 1994 Vendredi 13 mai 1994. Ce jour-là, la chance n'est plus de mise pour la famille Saincené. Un communiqué de l'AFP vient de tomber dans les salles de rédaction. En termes laconiques, il informe de la mort de Christian Saincené et de son frère Fernand que l'on croyait en cavale, depuis l'ouverture de son procès devant la 6e chambre correctionnelle de Marseille, ce 5 mai courant. La nouvelle, selon laquelle les deux frères se seraient suicidés, éclate comme une bombe. Depuis 1991, Fernand Saincené demeurait le per­ sonnage central d'une affaire judiciaire dont les nom­ breux rebondissements n'ont cessé d'alimenter un dossier aux allures sulfureuses et particulièrement complexes. Les premières constatations des gendarmes, appelés sur les lieux du drame, penchent, peut­ être trop rapidement, vers la thèse d'un double suicide. 34

RACKET POLITIQUE ET FISCAL

Inévitablement, la polémique s'installe. La mort des deux frères est-elle l'aboutissement d'un acte désespéré ou le produit d'un machiavélique assassinat? Quelles que soient les conclusions de l'instruc­ tion confiée au magistrat de Draguignan, Philippe Guémas, il convient de démêler les fils du canevas de corruption à l'origine de la disparition tragique de Christian et Fernand Saincené. Pour en saisir l'ensemble, la chronologie veut que l'on s'intéresse en priorité au parcours et au profil psychologique de l'aîné, Fernand, homme issu d'une famille estimée et unie qui, peu à peu, va connaître les artifices du pouvoir avant d'en devenir l'instrument et la victime aveugle. Né le 10 février 1942 à Marseille, titulaire d'un baccalauréat scientifique, Fernand débute sa vie pro­ fessionnelle comme attaché commercial chez Merce­ des. Très vite, dès l'âge de trente ans, ce grand gaillard, impénitent séducteur, se reconvertit, dès l'âge de trente ans, dans la gestion d'une discothèque mar­ seillaise, le « 3 . 14. 116 », située sur les quais du Vieux Port où il exercera de 1972 à 1985, date à laquelle il tentera, sans succès, de développer une société de gar­ diennage. En butte à des difficultés financières, il entre, en fin de premier trimestre 1986, comme vacataire au Conseil régional Provence - Alpes - Côte d'Azur dont le Président UDF-PR, Jean-Claude Gaudin, apparaît comme l'un de ses amis. 35

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Côté politique, Fernand n'est pas un novice. Depuis 1978, il est membre actif de l'UDF Réguliè­ rement on le voit, lors de réunions publiques, tel un protecteur de l'ombre, veiller sur Jean-Claude Gaudin. En 1983, il est chargé de la responsabilité logis­ tique de la campagne pour les élections municipales dont Gaudin sortira battu. Trois ans plus tard, succédant au socialiste Michel Pezet après sa victoire aux élections régionales, le lea­ der UDF promu président de Provence - Alpes - Côte d'Azur ne se montrera pas ingrat. Fin mars 1986, le fidèle Fernand Saincené entre au Conseil régional en qualité de vacataire, dépendant du cabinet de la pré­ sidence. La récompense est enfin au bout du chemin. Une voie royale s'ouvre alors devant Fernand qui, en amoureux des prérogatives, ne tarde guère à orner sa carte de visite du titre pompeux de : « Chargé de mission du Conseil régional». Doté d'un sens relationnel hors pair que conforte un salaire brut de 12 000 mille francs par mois, auquel s'ajoutent des remboursements de frais mensuels variant entre 3 et 4 000 francs, notre« chargé de mis­ sion» va s'ingénier à bâtir sa propre mécanique au sein de l'Hôtel de Région. Officiellement il a rang de vacataire, dépendant du cabinet de la Présidence, sans statut ni obligation professionnelle clairement définis. Jouissant d'une autonomie que certains fonction­ naires cadres du Conseil régional ne manquent pas 36

RACKET POLITIQUE ET FISCAL

de dénoncer, il s'organise. Charmeur, imposant, por­ tant beau l'habit et frayant avec le Tout-Marseille, le voici bientôt au volant d'une Renault 25 dont la couleur gris métallisé, le gyrophare et la cocarde tri­ colore offrent tous les aspects d'un véhicule officiel. Rien de moins que ce que nous utilisions en service commandé, pour le financement occulte du PS. Une passion immodérée pour les armes amène Fernand Saincené à porter le « 357 » sous l'aisselle, tel un shérif des temps modernes. Soignant ses atti­ tudes comme la composition de ses rôles, ce croustil­ lant personnage pousse loin l'ostentation. Selon les circonstances et dès que l'occasion se présente, il n'hésite pas à brandir une carte de commissaire de police ou celle d'un commandant de la DOSE. Excu­ sez du peu ! Pour autant, cela ne semble guère troubler son entourage. Il est vrai que depuis quelques années, comme le révèlera l'enquête, Fernand bénéficie des bonnes grâces, voire de l'amitié de certains hauts fonc­ tionnaires de police. Parmi lesquels l'on recense des officiers des Renseignements généraux et Yves Levas­ seur, patron du SRPJ financier de Marseille. Durant plus de cinq ans, de mars 1986 à octo­ bre 1991, c'est la dolce vita. Au Conseil régional, Fer­ nand Saincené évolue comme un poisson dans l'eau, en parfaite entente avec le directeur de cabinet de Jean-Claude Gaudin, M. Claude Bertrand. C'est d'ailleurs lui qu'il sollicite dans le cadre de menus ser­ vices à rendre, comme celui concernant l'un de ses 37

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protégés, Patrice Choukroun, devenu chauffeur et garde du corps de Jean-Claude Gaudin, le « patron». D'apparence insignifiante, ses affectations le conduisent d'abord à l'ORM (Office régional de la mer), installé en de confortables bureaux du Centre méditerranéen de commerce international, 2, rue Henri-Barbusse, à Marseille. Il y reste trois ans, censé assurer la gestion du parc auto de ce service. Son pas­ sage, jugé « touristique» par le petit personnel, lais­ sera de joyeux souvenirs dans la mémoire de nombreuses secrétaires, réparties sur les huit étages de l'immeuble. Puis il rejoint l'ORC (Office régional de la cul­ ture), à Vitrolles, où il est, là aussi, en charge du parc matériel. Rarement à son poste, Fernand est muni d'un alphapage lui permettant d'être joint à tout moment et de disposer d'un code d'accès général à l'Hôtel de Région. Avec le temps, ses collègues de bureau ne man­ queront pas de s'interroger sur le rôle exact de ce per­ sonnage, pour le moins singulier. Au cours du dernier trimestre 199 1, un malheu­ reux incident de parcours va révéler une partie de ses véritables activités. Comme pour indiquer qu'aucune forme de verrouillage n'a valeur d'absolu, l'incendie va éclater à quelques 200 km des chasses habituelles de Fernand Saincené, dans les environs de Nice. Là, demeure Richard Granier, celui par qui le scandale arnve. 38

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Propriétaire d'une entreprise installée aux USA, « Art Card international », spécialisée dans le finan­ cement par carte de crédit, Richard Granier décide de vendre la majorité de ses parts, en 1989, à M. Bar­ don, un homme d'affaires parisien. Produit de la tran­ saction : 5 millions de francs payés aux États-Unis. Malencontreusement, dès 1990, le sieur Bardon entre en indélicatesse avec la justice, pour une affaire de fausses factures. Averti, Richard Granier panique. Bien évidem­ ment, il sait qu'en matière fiscale la dissimulation de sommes en provenance de l'étranger est synonyme de fraude. En conséquence, il redoute que l'enquête sur Bardon ne remonte jusqu'à lui et ne l'entraîne vers le couperet des impôts. Soucieux de devancer le danger, il se souvient alors du vérificateur du fisc, auquel il fut confronté en 1981. Selon toute vraisemblance, leur rencontre dut se dérouler sous les meilleurs auspices pour que, dix ans plus tard, Richard Granier songe à recourir au pouvoir d'intervention de ce fonctionnaire. Sans grande difficulté, il retrouve trace de son ancien interlocuteur qui a, depuis, gravi les échelons de l'administration. En effet, en ce début d'année 1991, Pierre Cer­ vera, notre vieille connaissance, receveur principal de la recette divisionnaire de Marseille 2e, occupe une place importante dans la hiérarchie des impôts. Gra­ nier voit là une insigne faveur du destin. Sans la moin­ dre retenue, il s'épanche tandis que maître Renard entend déjà le froissement des billets. 39

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En vieux routier, Cervera accentue l'angoisse de notre indélicat contribuable en lui faisant valoir que son intervention n'est possible qu'avec l'aide des ser­ vices de police, puisque l'« affaire Bardon » relève déjà des soins de la justice. Bien évidemment, lui dit-il, il a dans ses proches relations l'homme de la situa­ tion, écouté en haut lieu: le commissaire Fernand Saincené. Très rapidement l'entrevue a lieu, elle est digne des annales de San Antonio. Le « commissaire » Fernand et son adjoint marseillais, Albert Bensous­ san, un garagiste du quartier des Chutes Lavie, ren­ contrent l'imprudent. Avec savoir-faire, ils mettent l'accent sur la gravité des faits, en laissant quelque peu mijoter le « pigeon » avant de lui laisser entrevoir le miracle. Bien sûr, comme tout labeur mérite salaire, ils fixent le montant de leurs honoraires à un million de francs. Devant les soubresauts du volatile, ils ramè­ nent la barre à 600 000 francs. Dans les premiers jours du mois de février 1991, Richard Granier remet un chèque de garantie• de 600 000 francs à « l'adjoint du commissaire » ; vient ensuite un versement de 50 000 francs en espèces. Chose faite, Granier s'en ouvre à son père, ancien fonctionnaire des Postes et Télécommunications qui, jugeant la méthode scandaleuse, pousse son rejeton à déposer plainte. C'est le début de l'apocalypse. Au terme d'un cheminement administratif, le parquet de Grasse confie l'instruction du dossier au 40

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juge Jean-Pierre Murciano qui s'est déjà illustré dans les affaires dont eurent à pâtir la présentatrice de TV, Danièle Gilbert et le célèbre Guy Lux. Le magistrat Murciano diligente derechef la bri­ gade de contrôle et de recherche de la gendarmerie d'Aix-en-Provence, dirigée par le commandant Mathieu. Pierre Cervera est interpellé et placé en garde à vue, le 16 octobre 1991. Ahurissant mais vrai. Le même jour, en compagnie d'un haut fonctionnaire des impôts, M. Fernand Fabre de la Brigade de contrôle et de recherche du fisc, le « commissaire » Fernand Saincené se présente, muni de sa carte, à la gendarmerie d'Aix-en-Provence pour prendre des nouvelles de son ami Cervera. Les gendarmes en perdent presque leur képi. Aussitôt ils bouclent l'invité-surprise. Fernand Fabre, quant à lui, repart libre. Dès le lendemain, une perquisition est effectuée au domicile des deux prévenus ainsi qu'au garage d'Albert Bensoussan, déjà en fuite. La pêche sera fructueuse puisqu'il semble que c'est à ce moment­ là que le chèque de garantie de 600 000 francs, signé par Richard Granier, a été retrouvé dans le coffre­ fort du garage de Bensoussan tandis qu'une partie des 50 000 francs versés sera récupérée chez Pierre Cervera. Au même moment, au domicile de Fernand, un pavillon de Vitrolles, les gendarmes exultent. Sous leurs yeux, ils découvrent l'armement d'un profession41

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nel ! Des carabines, des munitions, des pistolets 11 43 mm avec canons interchangeables. Ils saisiront également des menottes, une carte de commandant de la DGSE, un lot de disquettes informatiques et la photocopie du dossier profession­ nel du patron du SRP J financier de Marseille, Yves Levasseur. Pour Cervera et Saincené, isolés dans deux cellules de la gendarmerie aixoise, l'interrogatoire continue. Avant de déférer leurs clients devant le juge Murciano, les enquêteurs veulent connaître les te­ nants et aboutissants de l'histoire. Ils ne seront pas déçus ! Pour l'heure, à mille lieues de subodorer la dimen­ sion du délit et les maillages de la corruption, ils dési­ rent savoir d'où proviennent les 20 000 francs contenus dans une enveloppe, soigneusement rangée dans la sacoche que Saincené portait en arrivant à la gendar­ merie. Les révélations de Fernand sont fracassantes ! Apparemment, il tiendrait cet argent du direc­ teur de cabinet de Jean-Claude Gaudin, Claude B'er­ trand. Celui-ci lui aurait remis l'enveloppe afin de rémunérer un informateur disposant de renseigne­ ments compromettant un adversaire politique, Ber­ nard Tapie, suspecté de verser dans le trafic de champagne... Quasi ubuesque. Toutefois, la surprise des gendarmes semble s'accentuer lorsqu'au terme de l'exploitation des dis­ quettes informatiques saisies, ils débouchent sur un 42

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champ d'investigation considérable. Selon toute logi­ que, sur l'une des disquettes, quatre affaires, aux pro­ longements retentissants, sont clairement consignées, comme suit : Affaire Qui/ici : propriétaire des cliniques Rognac et Marignane. Vérificateur Labati, avec le concours de Tafeb Mocky, Gourion Joseph, qui ont perçu 500 000 francs. Affaire Amar Roger : perçu 50 000francs, date février 1991. Affaire Granier Richard: perçu 16 000 francs, date mars 1991. Affaire Banugola : retard important de TVA sur garage boulevard Camille Flammarion, Marseille. C'est probablement dans la foulée qu'apparaît un fichier portant sur trente-neuf personnalités du monde politique local, des joueurs de l'Olympique de Marseille et Bernard Tapie lui-même. Plus étonnantes encore sont les informations qui vont suivre. En effet, il semblerait qu'elles compor­ tent des transcriptions de procès-verbaux de la P J de Marseille, concernant des joueurs de l'OM et Bernard Tapie. Elles fourniraient ainsi la preuve indiscutable que Saincené aurait disposé de relations privilégiées au sein du SRP J financier de Marseille. Autant d'éléments qui, transmis au juge Jean­ Pierre Murciano, déclenchent la mise sous mandat de dépôt d'une brochette d'individus jusque-là au-dessus de tout soupçon. Pierre Cervera et Fernand Saincené forment l'avant-garde de cet auguste convoi. 43

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Le premier est emprisonné à Nice, le second à Grasse. Apparemment, tous deux ne tardent pas à fournir de précieuses indications au juge Murciano. Ainsi pour ce qui concerne « l'affaire des clini­ ques de Rognac et de Marignane » - dont, le pro­ priétaire Jean Quicili, actionnaire en d'autres établissements sur Istres et Miramas, a versé 100 mil­ lions de centimes afin d'éviter le Tribunal correction­ nel pour fraude fiscale -, il semble bien que Cervera implique Claude Labati, inspecteur principal à la Bri­ gade des recherches Provence - Alpes - Côte d'Azur, et Joseph Godini, représentant du syndicat FO et haut fonctionnaire des impôts. Comme l'on peut s'en douter, Quicili, Labati et Godini sont écroués. Un quatrième fonctionnaire, Claude Mujica, les rejoint dans le même élan de soli­ darité. Si la Direction régionale des impôts perd ici qua­ tre de ses hauts cadres, il n'en ressort pas moins, d'une première conclusion, qu'un gang fiscal, dont on ne connaîtra sans doute jamais l'entière composition, a sévi, jusque-là avec le concours probable de certains fonctionnaires du SRP J financier de Marseille. Saincené agissait en qualité d'intermédiaire entre les deux administrations, afin de collecter les rensei­ gnements nécessaires à l'identification de nouvelles victimes. Indépendamment du fait que l'on puisse dou­ ter de la valeur des services de la Direction régio­ nale des impôts Provence - Alpes - Côte d'Azur, et 44

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contester les dossiers traités par eux, de 1986 à 1991, cet épisode pourrait se résumer à un trafic d'influence et à un racket courants si Saincené, appuyé par son « adjoint » Bensoussan, ne relançait l'affaire par de nouvelles déclarations explosives. Du fond de sa cellule de Grasse, lâché par ses anciens amis et considéré comme le personnage central de l'affaire, Fernand accuse par l'intermédiaire de ses avocats. Il affirme avoir exercé ses activités parallèles sur ordre de Claude Bertrand et avec l'assentiment de Jean-Claude Gaudin pour, dit-il, financer la trésore­ rie secrète du parti de ses employeurs. Et de rappeler que parmi ses nombreuses missions, il devait collec­ ter le maximum d'informations visant à compromettre Bernard Tapie, d'où l'enveloppe contenant 20 000 francs, remise par Claude Bertrand et desti­ née à rémunérer un indic. Moins de deux semaines après l'incarcération de Saincené, grâce à une fuite du parquet général d'Aix­ en-Provence, Tapie a connaissance de l'affaire, le soir du 30 novembre 1991. Il apprend ainsi que certains de ses joueurs et lui-même ont été fichés par « l'étrange collaborateur de Jean-Claude Gaudin ». Candidat aux futures élections régionales de mars 1992, il voit en cela l'opportunité de porter un rude coup à l'adversaire. Le 11 décembre, il crie à « l'espionnage politi­ que » et se constitue partie civile, tandis que Jean­ Louis Levreau, vice-président de l'OM et rédacteur 45

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en chef du journal Le Provençal concocte, pour le lendemain, une édition dont le titre à la une résume à lui seul le contenu: « Watergate en Provence. » Dans la ligne de mire, Jean-Claude Gaudin réa­ git avec promptitude. Avec la faconde qui est la sienne, il tente de désamorcer un contexte désormais à haut risque. Pour lui, « toute cette affaire ressem­ ble plutôt à un watergag ». À propos des déclarations de Bernard Tapie, il annonce son intention de dépo­ ser plainte pour diffamation. Dans un premier temps, avec beaucoup d'habileté, il entretient le doute con­ cernant ses relations avec Fernand Saincené, « cet employé vacataire, atteint de mythomanie ». C'est sans compter sur l'opiniâtreté du juge Mur­ ciano, décidé à faire jaillir toute la vérité. Le 17 décembre, en fin de matinée, le magistrat de Grasse, en compagnie de huit gendarmes, se présente à l'Hôtel de Région dans le but d'y effectuer une per­ quisition. Visiblement la rumeur l'a devancé, puisque la presse au grand complet est déjà là. Ce qui donne à Jean-Claude Gaudin la possibilité de hurler à la machination et de porter plainte contre le juge et le commandant de la gendarmerie d'Aix-en-Provence, pour violation du secret de l'instruction. En conférence de presse, il donne libre cours à son courroux. « Il est inacceptable et coupable que le juge et le commandant aient été incapables de conserver le secret sur la décision prise de perquisitionner au 46

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Conseil régional. Je ne peux accepter que soit ainsi violé le secret d'une instruction dans laquelle je me suis porté partie civile ! » Belle leçon. Elle enseigne que les « indics » ne sont pas tou­ jours conformes au profil que l'on s'en fait. Le juge Murciano quitte le Conseil régional, probablement dépité. D'où qu'elle vienne, la fuite a dû permettre d'évacuer les dossiers les plus confidentiels. Face aux journalistes, le juge déclare: « Je suis venu consulter des documents adminis­ tratifs. Je n'ai pas eu à perquisitionner car tout m'a été remis. » Deux mallettes de documents que les gendarmes emportent, en même temps que Claude Bertrand, Mme Placide, sa secrétaire et un fonctionnaire des Renseignements généraux, M. Guy Nicolaï. À ce point de l'enquête, Jean-Pierre Murciano sait qu'il va lui falloir mettre les bouchées doubles. Désormais, il se trouve directement confronté au pou­ voir politique et il n'est pas sans savoir que Jean­ Claude Gaudin compte de nombreux amis parmi la haute magistrature. De fait, si aucun élément ne vient corroborer les déclarations de Saincené, l'enquête ris­ que de tourner court. Parallèlement, une enquête interne à la police tente de définir les liens unissant Fernand Sain­ cené à Yves Levasseur, patron de la Brigade financière. 47

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D'autant que l'on sait que les deux hommes comptent, parmi leurs relations, un haut fonctionnaire du ministère des Finances, Alain Morino, qui n'a tou­ jours pas été entendu. Au terme de vingt-quatre heures de garde à vue, alors que Mme Placide et M. Nicolaï ont très rapidement quitté les locaux de la gendarmerie, Claude Bertrand est inculpé d'escroquerie et complicité d'escroquerie relative à la création d'emploi fictif. Le chef de cabinet de Jean-Claude Gaudin quitte le palais de Justice de Grasse libre, mais sous con­ trôle judiciaire. Le motif de cette inculpation tient, semble-t-il, aux documents saisis lors de la perquisition en l'Hôtel de Région. Jean-Pierre Murciano aurait en effet trouvé soixante contrats correspondant à la reconduction mensuelle du poste de vacataire de Saincené durant cinq ans, et trois cent huit ordres de mission, attribués à l'élégant Fernand, signés par Jean-Claude Gaudin et portant la mention « service du cabinet ». La première réaction du juge a donc été d'éta­ blir le délit d'escroquerie au Trésor public, Saincené ayant, au total, perçu environ 2 millions de francs, sans contrepartie réelle, grâce à la complicité de ses employeurs. Difficile désormais, pour Gaudin comme pour son chef de cabinet, de prétendre ne pas entretenir de relation privilégiée avec leur « singulier vacataire ». 48

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Si bien que, face à la presse, le président de Région se croit obligé de verser dans la justification. Après avoir clamé « n'avoir jamais été en relation de quel­ que nature que ce soit avec Saincené », il s'empresse dans les jours qui suivent de rectifier le tir. « Contrairement à ce qui a été écrit, dit-il, je n'ai jamais affirmé que je ne connaissais pas M. Saincené. » Vraisemblablement, tout semble indiquer qu'au cours de son nouvel interrogatoire du 17 janvier 1992, Fernand Saincené réitère ses accusations et livre de nouvelles informations au juge. Apparemment il explique alors ses relations avec Jean-Claude Gaudin, son rôle dans les campagnes électorales et les promesses du président de Région, prêt à faire de lui un fonctionnaire important en cas de victoire aux élections municipales de 1989. Selon certaines confidences faites par Saincené à l'issue de sa détention, c'est lors de cet interrogatoire qu'il décide d'informer M. Murciano sur le fonction­ nement du Conseil régional, mettant directement èn cause son Président et le chef de cabinet de celui-ci. « Il est évident, aurait-il dit, que M. Gaudin connaissait parfaitement mon rôle. C'est par lui que j'ai connu M. Bertrand et non l'inverse. Il s'est déclaré intéressé par la source de financement occulte que pouvait représenter Cervera. « M. Bertrand, "fusible" par excellence, me don­ nait de l'argent pour payer des informateurs et com­ promettre des adversaires comme Tapie. Les 49

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renseignements que me demandait M. Bertrand, je les lui donnais verbalement dans son bureau. Lorsque j'ai demandé un ordinateur pour conserver les ren­ seignements que j'accumulais, M. Bertrand a été d'accord pour que je fasse l'acquisition du matériel et il m'a remboursé en m'accordant des frais de mis­ sion bidon... » A propos de son rôle joué dans l'affaire de rac­ ket fiscal, Saincené déclare avoir affirmé au juge: « Je n'ai agi que sur ordre de Claude Bertrand, dans l'inté­ rêt de Jean-Claude Gaudin. » A nouveau devant le magistrat, Claude Bertrand semble avoir manqué d'aplomb. Tout indique qu'il a répété à ce moment-là ce qu'il livrait quelques jours plus tôt à la presse: « C'est moi qui signais les contrats de Saincené en imitant, avec son accord, la signature de Jean-Claude Gaudin... Je n'ai jamais confié à M. Saincené des missions de renseignements, telles qu'il semble en avoir fait état. » Malgré cela, Claude Bertrand ne semblait rien ignorer des agissements douteux de son vacataire puis­ que, non sans une apparente légèreté, il affirmait dans le journal Le Provençal du 22 janvier 1992: Les informations de M. Saincené étaient uniquement d'origine fiscale. Il s'agissait de "combines" vaseu­ ses portant sur des montages fiscaux. Il devait désé­ quilibrer la ' 'cible'', puis réparer la fraude artificiellement provoquée. Par la suite, la "cible" aurait dû exprimer sa reconnaissance en terme d'inféo­ dation politique... ». 50

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Quel admirable sens civique, probablement apprécié à sa juste mesure par le juge Murciano qui ne laisse pas repartir Claude Bertrand sans lui signi­ fier une nouvelle inculpation pour « complicité d'infraction à la loi sur l'informatique, les fichiers et les libertés» . Comme si cela ne suffisait pas, Albert Bensous­ san, faux inspecteur de police mais authentique gara­ giste, complice de Saincené, en cavale depuis trois mois, se constitue prisonnier le 6 février 1992. C'est l'apothéose. Tout porte à croire qu'il explique d'abord en quelles circonstances il a présenté Pierre Cervera, le Machiavel du fisc, à Fernand Saincené. Apparemment peu avare de confidences, il semblerait que ce soit à ce moment-là qu'il ait attesté avoir remis 200 000 francs à Claude Bertrand, lors de la fête du PR, orga­ nisée à Miramas, le 6 octobre 199 1. Cette somme pro­ venant du million de francs obtenu par le racket perpétré contre le propriétaire de cliniques, le chirur­ gien Jean Quilici. Face au juge, l'on peut comprendre l'embarras de Claude Bertrand à propos duquel, dans Le Provençal du 14 février 1992, Bensoussan affirme : Je rencontrais M . Bertrand, tard le soir au Conseil régional. Pour des raisons de discrétion, Saincené me prêtait son boîtier de commande pour pénétrer dans l'Hôtel de Région.» Acculé, le 11 février 1992, Claude Bertrand se démet de ses fonctions, non sans convoquer la presse

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pour dénoncer la machination politique dont il sem­ ble être victime, à la veille des élections régionales. « Il s'agit d'un montage politique complet, alors, tout peut arriver... » Il ne croit pas si bien dire ! Deux jours plus tard, il quitte le Palais de Justice de Grasse pour la Maison d'arrêt de Nice, avec pour nouvelle inculpation: « cor­ ruption active et trafic d'influence ». La réaction de Jean-Claude Gaudin est des plus vives: « C'est honteux. Je suis scandalisé ! C'est une machination politique du pouvoir socialiste orches­ trée par Tapie. Je défendrai jusqu'au bout l'honneur de mon collaborateur... Les perquisitions à l'Office régional de la culture et au siège de mon parti ne don­ neront aucun résultat. Ils ne trouveront rien. Nos comptes sont en règles. » Huit jours plus tard, Claude Bertrand est remis en liberté, sur décision de la Cour d'appel d'Aix-en­ Provence qui désavoue le juge Murciano. Pour autant, l'instruction continue. Initialement prévue pour la fin mars 1992, l'audition du président du Conseil régional est reportée à une date postérieure à l'ouverture de la session parlementaire, Jean-Claude Gaudin jouissant de l'immunité que lui confère sa position d'élu. Le 7 août 1992, Jean-Claude Gaudin entre dans le bureau du juge Murciano. Il en ressort après plus d'une heure, inculpé « d'escroquerie pour création d'un emploi fictif ». 52

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Cinq heures plus tard, dans les salons d'un hôtel du Vieux Port, il donne une conférence de presse au cours de laquelle, annonçant qu'il ne démissionnera pas de la présidence de la Région, il s'efforce de rame­ ner « l'affaire Saincené » à d'humbles proportions. Pour lui, cette histoire « relève simplement du droit commun et concerne un agent du Conseil régional qui est lié, en dehors de l'institution, à des agents des impôts et qui est mêlé. avec eux à une affaire de rac­ ket fiscal ». Interrogé sur le caractère illicite du statut pro­ fessionnel de Saincené et sur le fait que Claude Ber­ trand ait signé à sa place une foultitude de documents reconduisant la qualité de vacataire de Saincené, il répond: « C'est illégal mais entre 1986 et 1992, ne vou­ lant confier des délégations de signature à des élus pour des raisons politiques, j'ai autorisé Claude Ber­ trand, à qui je garde toute ma confiance, à signer cer­ tains documents pour moi. » Bel exemple de solidarité ! Et d'ajouter:« Cette pratique est courante dans les ministères et les institutions. » C'est précisément ce qu'a dû répondre l'ancien ministre socialiste Nucci, face à ses juges, lorsque son collaborateur, Yves Challier, autorisé à imiter sa signature, fut épinglé pour quelques indélicatesses... À la question: « Pouviez-vous ignorer les activités délictueuses de Fernand Saincené ? » Jean-Claude Gaudin assure que « oui ». 53

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« Il y a 650 employés à la Région, dit-il, j'en connais beaucoup, mais je ne peux pas savoir ce qu'ils font tous ! Il y a des directeurs et des chefs de service pour cela. Et je peux encore moins savoir ce que ces employés font en dehors du Conseil régional. » Évidemment, Monsieur le Président. Hormis qu'en ce qui concerne Fernand Saincené, relation certes embarrassante, il semblerait que vous ayez oublié les innombrables occasions où il bénéfi­ cia de votre auguste compagnie. Non point dans le cadre de manifestations politiques, auxquelles pourrait participer n'importe quel militant, mais dans l'univers restreint de votre vie privée. J'en veux pour témoignage un des documents diffusés à l'annonce du décès des frères Saincené où l'on vous voit déam­ buler, sourire aux lèvres, avec votre prédécesseur socialiste, Michel Pezet, et celui que vous avez quali­ fié de mythomane : Fernand Saincené. Le 7 avril 1993, la Chambre d'accusation de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence annule toute . une partie de la procédure relative aux aspects politiques de « l'affaire Saincené» et dessaisit le juge Murciano. Le 29 septembre suivant, la même Chambre prononce un non-lieu en faveur de Jean-Claude Gaudin, de Claude Bertrand et d'Alain Morino, haut responsa­ ble des impôts, considérant que ces trois personnali­ tés ne relèvent, en aucune manière, de la moindre poursuite judiciaire.

3 EXÉCUTION JUDICIAIRE DE FERNAND SAINCENÉ

Peu de jours avant son passage devant la Chambre correctionnelle de Marseille, Fernand Saincené lance un appel à l'aide en direction du juge rennais, Renaud Van Ruymbeke. Voici, in ex­ tenso, copie de la lettre manuscrite, datée du 1er mai 1994, adressée au magistrat et au journal Le Monde. 6e

« Monsieur le Conseiller, Je suis M. Fernand Saincené et je sais que vous vous intéressez de très près au financement occulte des partis politiques. Concernant ce financement occulte, j ,ai des preu­ ves à vous communiquer. Malheureusement, je suis convoqué au tribunal correctionnel de Marseille le jeudi 5 mai courant pour y être jugé dans ul ,affaire Saincené , , et des rensei57

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gnements sûrs m 'obligent à penser que l 'on ne me lais­ sera pas faire mes révélations (comme vous pouvez vous en douter), ce qui aura pour lourdes conséquen­ ces une condamnation déjà prévue, pour corruption, en ayant soin auparavant de faire disparaître le poli­ tique pour qu 'il ne reste que le "crapuleux , ,. Dans cette affaire, je n 'ai été que l 'instrument et non l 'auteur. C'est pourquoi, face à de puissants personnages qui veulent me noircir pour être blanchis, j'ai décidé de faire apparaître au grand jour l 'origine et le che­ minement des capitaux énormes qui circulent en toute impunité, pour se retrouver soit dans des poches indé­ licates, soit dans la ou les caisses noires de la droite en général. . . PREUVES À L 'APPUI. . . que je vous fournirai lors de ma prochaine visite en vos bureaux. À l'origine de cette collecte de fonds se trouvent MM. Dominique TIAN et Claude BER TRAND qui, malgré avoir été compromis dans mon affaire et mal­ gré leurs aveux et déclarations, ont évidemment béné­ ficié d 'un non-lieu. . . La gravité des autres révélations, vous le com­ prendrez aisément, ne peut être faite par écrit. Actuellement aidé uniquement par mon frère Christian, nous nous employons à déplacer très sou­ vent les preuves en notre possession afin de garder leur confidentialité, de les préserver et nous préser­ ver aussi. Je vous informerai de notre arrivée à Rennes afin que nous puissions nous rencontrer le plus tôt possible 58

EXÉCUTION JUDICIAIRE DE FERNAND SAINCENÉ

et vous prie d ,ores et déjà de veiller à ce que rien ne m ,arrive si vous souhaitez bien sûr entrer en posses­ sion de celles-ci. Je vous prie d ,agréer, Monsieur le Conseiller Van Ruymbeke, mes très respectueuses salutations. Fernand Saincené. » Parallèlement à cette lettre, les frères Saincené téléphonent au cabinet du magistrat rennais qui, sur­ chargé de travail en ces premiers jours de mai, demande à son secrétariat de veiller à ce qu'on ne le dérange pas. La malchance jouant, il est donc répondu aux deux frères que le juge Van Ruymbeke se trouve en vacances. Pour Christian et Fernand Saincené, qui ont déjà retenu une chambre à l'hôtel Campanile de Rennes, l'on conçoit que le coup soit rude. Subitement, sous l'effet de l'impossible rencon­ tre, leur stratégie de défense s'écroule en même temps que leur espoir de voir « l'affaire Saincené » relancée par un magistrat déterminé, particulièrement averti des mécanismes de financement des partis politiques. À moins d'une semaine du procès, les deux frè­ res voient ainsi leur charge explosive se transformer en pétard de foire. Désormais, le temps des montres joue contre eux. Pour bien comprendre la stratégie qu'ils ont adoptée jusqu'ici, il importe de revenir à la psycho59

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logie du principal intéressé, Fernand, habitué à se comporter comme un véritable professionnel des ser­ vices secrets. Pour lui, le moment tant attendu est venu. Plutôt que disperser ses énergies en engageant le fer à sa sortie de prison, il a préféré attendre l'heure du procès pour faire éclater un scandale reten­ tissant, susceptible de déstabiliser ses juges qu'il sup­ pose au service de ses anciens amis politiques. Le dessaisissement du juge Jean-Pierre Murciano et le non-lieu, à ses yeux contestable, rendu en faveur de ses anciens employeurs, l'ont sans doute rendu extrê­ mement méfiant à l'égard de certaines pratiques de la justice. Ainsi, depuis bientôt deux mois, les frères Sain­ cené ont abandonné leur domicile, leurs parents et leurs compagnes pour se retrancher dans un village du Haut-Var. À l'abri des regards indiscrets, ils préparent minutieusement une entrée en scène qu'ils fixent à deux ou trois jours avant le procès. Considérant le juge Renaud Van Ruymbeke comme un atout indispensable à leur opération sub­ versive, ils négligent cependant un élément d'impor­ tance, le pouvoir d'intervention du magistrat. En effet, hormis une aide médiatique, le juge rennais n'aurait pu dépasser son cadre juridictionnel pour s'imposer dans un dossier où seul le Tribunal correc­ tionnel de Marseille a compétence. Toujours est-il qu'avec le bouleversement de ses plans, Fernand Sain­ cené décide de se soustraire à l'action de la justice. 60

EXÉCUTION JUDICIAIRE DE FERNAND SAINCENÉ

Le 5 mai 1994, les dix protagonistes de« l'affaire Saincené » se retrouvent dans le Palais de Justice de Marseille, face aux juges de la 6e Chambre correc­ tionnelle. En spectateur averti, j'assiste, désabusé, au déroulement d'un procès dont les éléments essentiels paraissent avoir été grossièrement tronqués. Fernand Saincené, présenté comme le cerveau de l'histoire, brille par son absence. Dans une lettre adressée au « président de la e 6 Chambre, ami de Jean-Claude Gaudin et de Claude Bertrand », que son défenseur, maître Yves Soulas, lit à la barre, il interpelle la présidente du tribunal, Mme Annette Durand. Il explique « son refus d'aller à l'abattoir » et se déclare « confus d'être le grain de sable qui va bloquer une si jolie machination ». Il pré­ cise: « Le comportement de certains médias et de cer­ tains politiques à qui personne ne souhaite porter ombrage m'a conduit à appliquer un autre moyen qui me convient mieux pour faire entendre ma vérité. . . » Annette Durand écoute, le visage impassible. La lecture de maître Soulas achevée, sans se d0u­ ter qu'à ce moment précis Fernand Saincené et son frère filent vers un voyage sans retour, elle s'adresse aux prévenus et à leurs avocats. « Dans ce dossier, les scories ont été éliminées, le nettoyage a été fait. » Assurément, elle ne croyait sans doute pas si bien dire ! « Il est hors de question d'aller divaguer sur des terrains qui ne sont pas les nôtres », ponctue-t-elle. 61

POLITIQUE - MAGOUILLE

D'entrée de jeu les conditions sont fixées ; ce que redoutait Fernand Saincené se produit. Le tribunal limite son champ d'action aux seu­ les formes crapuleuses du dossier, sans même accep­ ter l'ébauche d'une défense qui ramènerait l'affaire à une toile de fond constituée de complicités poli­ tiques. Très vite l'interrogatoire des prévenus commence. À les voir, on ne peut s'empêcher de les comparer à une brochette d'étudiants suspendus à la parole du Maître. Gentiment rangés sur deux bancs de bois, élé­ gamment vêtus et munis d'attaché-case, ils rendraient perplexes la plupart de nos délinquants profession­ nels. Sous le masque, composé pour la circonstance, du repentir et de l'humilité, nos quatre larrons du fisc, imités par leurs anciens complices, garagistes, ont ins­ tantanément saisi la configuration providentielle dont ils bénéficient. C'est bien connu, les absents ont tou­ jours tort et les morts éprouvent quelques difficultés à manifester leurs contradictions. En conséquence, haro sur le baudet ! Debout, face à la barre et à ses juges, sous le regard scrutateur de l'avocat général Évelyne Kita­ noff, Pierre Cervera fait dans le grandiose. Quelle admirable prestation ! À le voir et à l'entendre, l'on ne peut s'empêcher de penser qu'en matière théâtrale, nos chercheurs de talents gagne­ raient à fréquenter les prétoires de justice. Penaud comme à confesse, d'une voix empreinte d'émotion, il évoque avec regrets ces quelques écarts 62

EXÉCUTION JUDICIAIRE DE FERNAND SAINCENÉ

qui lui ont coûté son poste de haut fonctionnaire et quelques mois de stage en établissements péniten­ tiaires. Il explique comment il a succombé à la tentation, au terme d'une carrière exemplaire. Il justifie sa faute, par « la fascination que Fernand Saincené exerçait sur lui, après qu'il l'eut rencontré chez son garagiste, Albert Bensoussan ». « Pour moi, ajoute Cervera, c'était un commis­ saire, un commandant de la DOSE. » Il connaissait du monde à la Brigade financière, à la préfecture, il connaissait même le numéro deux à la Direction régionale des impôts. Toussotements dans la salle. Aussitôt la présidente, Annette Durand, en­ chaîne. « Les escrocs, vous savez que cela existe? - Oui, mais Fernand roulait dans les couloirs de bus avec un gyrophare et à son passage, les gen­ darmes se mettaient au garde-à-vous. » Point trop n'en faut. Comme s'il réalisait la démesure de ses propos, le temps de se mordre la langue, le pécheur Cer­ vera marque une pause. N'en déplaise au tribunal, personne ne lui fait alors remarquer que dans la bonne ville de Marseille, aucun képi de gendarme ne borde les allées de bus. Tout au plus voit-on, de temps à autre, se profiler quelques CRS ou des motards de la Police nationale, en quête de contrevenants. 63

POLITIQUE - MAGOUILLE

Comme pour distraire l'attention de ses juges, Cervera reprend le cours de ses explications en met­ tant l'accent sur une de ses failles, « l'impossibilité de ne pas répondre aux sollicitations d'un ami tel que le garagiste Albert Bensoussan ». Entendons par là que ce bon samaritain des impôts ne refusait jamais de « prendre en compte » les cas qu'on lui soumettait . . . « D'ailleurs, ajoute-t-il d'une voix de bambin sur­ pris les deux mains dans un pot de confiture, tous les ministres successifs ont recommandé le dialogue avec les contribuables. - Oui ! mais pas dans les garages et les bistrots », réplique Annette Durand, visiblement excédée. À ce moment du procès, personne ne fait état du document de vingt-six pages dactylographiées, expédié par Fernand Saincené et parvenu dans les sal­ les de rédaction, chez certains magistrats, sur le bureau d'hommes politiques ou sur celui de représentants de la société civile. Document à l'intérieur duquel Saincené explique, pages 1 8 et 19 : « . . . Je crois me rappeler que c 'es t à peu près à cette époque que je parle de M. Pierre Cervera, cadre supérieur de l 'administration fiscale, à Claude Bertrand. Comme d 'autres personnes, M. Pierre Cervera sollicite un appui afin d 'obtenir un avancement SUR PLA CE. . .

Il l 'obtiendra mais ne pourra pas en bénéficier puisqu 'il sera, entre temps, incarcéré. 64

EXÉCUTION JUDICIAIRE DE FERNAND SAINCENÉ

Pierre Cervera venait de m ,être présenté par Albert Bensoussan qui le connaît de longue date. Au cours de ma nouvelle mission, M. Pierre Cer­ vera me communiquera divers renseignements ban­ caires et fiscaux sur diverses personnes susceptibles de porter ombrage à Jean-Claude Gaudin. Ces personnages seront, tour à tour, des élus comme Roland Perdommo alors en divorce pénible, des joueurs de l'OM, des opposants politiques ou des récalcitrants à mettre au pas. Mes recherches m ,ayant permis de penser que ce fonctionnaire magouille à son profit depuis de nom­ breuses années, j ,en parle à Claude Bertrand.

ORDRE M'ES T DONNÉ D 'INFIL TRER LE SYSTÈME CER VERA afin de récupérer des fonds, sans

doute pour financer une campagne politique. » Je ne saurai interrompre cette fidèle retranscrip­ tion sans mettre en exergue une note relative à Pierre Cervera, consignée en page 13 du mémoire. « . . . Je présente M. François Patane, fonction­ naire, entre autres, des Renseignements généraux, détaché à la Police de l 'air et des frontières de Mari­ gnane, et ÉLEVEUR DE LAPINS À EYGUIÈRES, à Claude Bertrand. Ensemble et avec l'accord de celui-ci, nous mon­ terons /'OPÉRA TION ASSAINISSEMENT POLITIQUE DELA CHAMBRE SYNDICALE ETRÉGIONALED�IX­ EN-PRO VENCE.

Pour cela, je rencontrerai à Aix-en-Provence un émissaire de Paris : M. Jean. 65

POLITIQUE - MAGOUILLE

Ce M. Jean est également franc-maçon. ... Tout comme d ,ailleurs Claude Bertrand et ... Pierre Cervera qui, lui, est responsable d ,une LOGE MARSEILLAISE. » Effectivement, Saincené a raison. Cervera, comme plusieurs de ses acolytes, appartenait à une obédience maçonnique, La Grande Loge de France, installée dans le ge arrondissement de Marseille. Le loup et sa meute siégeaient en monarques chez les moutons. À son tour, Albert Bensoussan passe sous les feux de la présidente Annette Durand. Sa prestation vaut largement celle de son prédécesseur. Le regard quasi extatique, il s'adresse au tribunal et parle de Saincené sur un ton pétri d'émerveillement. « Avec lui, j'étais quelqu'un. Il m'initiait au Ser­ vice de renseignement. » Évoquant le bon vieux temps, Bensoussan relate les faveurs dont il bénéficia par son ami Fernand: pro­ menades au Sénat, fastueuses invitations sous les lam­ bris dorés du pouvoir, intronisation au sein de l'association des anciens des Services de renseigne­ ments. En somme, une fête permanente au travers de laquelle il ne pouvait décemment pas refuser d'aller récupérer les « enveloppes » pleines de billets, remi­ ses par les victimes du racket fiscal que Saincené désignait. Cité comme témoin, Claude Bertrand enfonce le clou et confirme le naturel magouilleur de son ancien 66

EXÉCUTION JUDICIAIRE DE FERNAND SAINCENÉ

vacataire. Il n'ira tout de même pas jusqu'à la leçon de morale ! Suivent les plaidoiries avec une pléiade d'avocats qui s'inscrivent dans le droit fil de leurs saints inno­ cents clients, victimes du grand méchant Fernand. Maître Gérard Bismuth, avocat de Jean Quilici, le propriétaire de cliniques racketté, entame une envo­ lée magistrale par : « Je voudrais commencer par par­ ler de Saincené... » Le regard ténébreux d'Annette Durand le stoppe net. Pourquoi revenir aux « scories» puisqu'il est convenu, depuis l'ouverture du procès, que l'on s'en est débarrassé ? Maître Bismuth rectifie immédiate­ ment son tir. « Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas déborder. » En quelques phrases seulement, il dresse le pro­ fil de celui qui lui apparaît comme le chef d'orches­ tre de la corruption. « Saincené, bel homme à l'allure féline, bon acteur méritant de tourner un James Bond, est un fou, un escroc qui a réussi son escroquerie. » D'une manière générale, tous les défenseurs adoptent le même ton et appellent à l'indulgence des juges. Maître José Allegrini, avocat du vérificateur des impôts Claude Mujica, souhaite une prime de clé­ mence eu égard aux aveux de son client qui, dit-il, a spontanément reconnu avoir perçu une maigre part du butin récolté par le clan des pirates : 200 000 francs que Joseph Godini, ex-fonctionnaire des impôts et prévenu, lui aurait remis devant le stade vélodrome

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POLITIQUE - MAGOUILLE

de Marseille. « Cet argent, assure maître Allegrini, Mujica l'a dépensé en catimini pour un voyage fami­ lial en Sicile et pour un ordinateur. » En somme, une faute semi-excusable, voire un exemple de dévouement à la cause familiale ! Maître Michel Fructus, quant à lui, ne fait pas dans la dentelle. Il réclame tout simplement la relaxe de son client, Joseph Godini, pour lequel il considère que le dossier instruit comporte « trop de contradic­ tions, trop d'aberration pour qu'il ait pu tenir le rôle qu'on lui prête ». Pour maître Alain Lhôte, défenseur de Pierre Cer­ vera, l'heure est à l'émotion. Son client n'est plus « qu'une malheureuse victime, révoquée de l'adminis­ tration, après trente années de bons et loyaux servi­ ces » - Un châtiment intervenu « pour ne pas avoir su dire non à des individus insistants, voire menaçants ». Maître Jean-Pierre Guy, avocat de Claude Labati, ex-cadre du fisc, poursuit la même analyse en affirmant que « le fonctionnaire qu'il défend a cra­ qué mais n'a jamais fauté ». Maître Pierre Ceccaldi plaide en dernier. Avec habileté il cherche à attendrir le tribunal en dessinant le portrait d'Albert Bensoussan, « garagiste à la per­ sonnalité falote, prompt à suivre celui qui se pare des plus belles plumes et fasciné par Fernand Saincené ». Un Saincené contre lequel le réquisitoire prononcé est dépourvu de la moindre indulgence: quatre ans de prison ferme assortis d'un mandat d'arrêt pour met­ tre fin à sa cavale. 68

EXÉCUTION JUDICIAIRE DE FERNAND SAINCENÉ

Mise en délibéré au 17 juin, l'affaire connaît un rebondissement spectaculaire lorsque, le vendredi 13 mai, la presse annonce la mort, pour le moins étrange, des frères Saincené. Le beau Fernand, que l'on supposait en cavale depuis le début du mois de mai, a été découvert la veille au soir, aux côtés de son frère Christian, sagement assis dans un véhicule de location bouclé à l'intérieur du garage de leur villa du Haut-Var. Selon l'avis partagé des enquêteurs et de certains témoins, au vu de l'état de décomposition avancée des corps, la mort des deux frères, présentant tous les as­ pects d'un double suicide par asphyxie, pourrait remon­ ter jusque avant l'ouverture du procès, vers le 4 mai. Aussitôt joint, le président du Conseil régional, Jean-Claude Gaudin, refuse de commenter le décès de son ancien vacataire. Il déclare simplement: « Fernand Saincené était un mythomane. La mort d'un homme est toujours une triste nouvelle. Mais je me rappelle que mon principal collaboratéur et moi-même avions été victimes d'une machination, d'une campagne éhontée. Nous avons bénéficié, il y a plusieurs mois déjà, d'un non-lieu et nous avons assisté au procès en spectateurs. » Un spectacle, Monsieur le Président, bien affli­ geant qui laisse planer quelques doutes quant à la réelle abolition des lettres de cachet. Interrogé sur la mort de son ancien inculpé, le juge Jean-Pierre Murciano ne dissimule ni sa colère, 69

POLITIQUE - MAGOUILLE

ni son indignation. Dans un entretien donné au quo­ tidien Libération, le 14 mai 1994, il déclare que celui-ci est « victime du dysfonctionnement de la machine judiciaire». On l'a sacrifié. Ce qu'il craignait s'est produit. Son procès a été « une/mascarade où il était interdit d'aborder les vrais problèmes». « Tout ce qu'il a fait de répréhensible, ajoute le juge Murciano, Saincené l'a fait loyalement pour Gaudin et Bertrand... En excluant des débats toute allusion à une grande partie de l'instruction, ils l'ont littéralement privé de défense. » Pour ce magistrat, le prévenu Saincené laisse le souvenir d'un homme déçu par ceux qu'il a servis, mais sans orientation suicidaire. D'autant que la peine de prison encourue, une année au plus, ne jus­ tifiait nullement le fait qu'il mette un terme à son existence. Dans les jours qui suivent la tragique nouvelle, la polémique s'installe autour de ce qui apparaît comme un double suicide, aussi rare qu'insolite. Si les médias abondent en détails relatifs à « l'affaire», fort peu font allusion au document imprimé, expé­ dié tous azimuts par Fernand Saincené, à la veille de sa mort et de son procès. Indépendamment de son contenu, ce mémoire de vingt-six feuillets, numéroté de O à 25 et paraphé par l'auteur, offre une particularité digne d'attention. De la page 2 à la page 24, la présentation et la qualité du texte apparaissent denses et confuses. En revan­ che, les pages 0, 1 et 25 présentent une disposition 70

EXÉCUTION JUDICIAIRE DE FERNAND SAINCENÉ

aussi claire que leur style, doté d'une orthographe correcte. En fait, il semblerait que ces trois pages soient issues d'un enregistrement informatique différent du texte restant dont la rédaction s'assimile plus à un assemblage hâtif qu'à une réalisation dûment réfléchie. Désemparé devant l'impossible rencontre de Rennes, Fernand Saincené a-t-il paniqué au point de bâcler l'exécution de ses plans? Tout porte à le croire à l'analyse de ces trois feuillets 0, 1 et 25, qui constituent le cadre du « mémoire Saincené » adressé, entre autres destinataires, à maître Yves Soulas, défenseur et ami de longue date de Fernand. Page 0 Monsieur Fernand Saincené à maître Yves Soulas « Mon cher Yves, Il est bien évident qu'en me rendant à l'audience du 5 mai pour me faire juger sur des faits que l'on a délibérément choisis et sélectionnés (la meilleure preuve en est que la Chambre d'accusation d'A ix a même été obligée de rendre un non-lieu à mon égard pour le soi-disant EMPLOI FICTIF, pour pouvoir en délivrer un à JEAN-CLA UDE GA UDIN et CLA UDE BER TRAND afin de les EXTRAIRE COMPLÈTEMENT de ce dossier ! ! !) , je vais directement à l'abattoir et 71

POLITIQUE - MAGOUILLE

dans les pires conditions possibles puisqu ,ils ont retenu depuis le 4 mai la salle d ,audience pour 6 jours ! ! et considéré qu ,ils jugeraient une des très gros­ ses affaires (voir le MÉRIDIONAL du 4 janvier courant). . . Tu penses bien que depuis que le juge Murciano ayant compris que je n ,étais pas /,A UTEUR mais , /,OUTIL dans les faits reprochés, m a remis en liberté. . . (ce qui lui a valu d ,ailleurs et entre autres de se faire dessaisir du dossier ! ! !), je me suis très activement occupé à rechercher et réunir toutes les preuves d ,ingérence, de pots de vin, de caisses noires ainsi que les vrais dessous de /,ASSOCIA TION BOUIL­ LABAISSE. . .

Et comme je suis efficace dans ce travail quej ,ai exercé pour JEAN-CLA UDE GA UDIN jusqu ,à hier. . . J ,ai forcément trouvé. . . »

Feuillet n ° 1 « Ce qui fait que maintenant, j ,ai de TRÈS IMPOR TANTES RÉVÉLA TIONS à FAIRE. . . TRÈS GRA VES, car elles mettent en cause de très Importan­ tes Personnalités du Monde Politique Actuel et me permettront de rétablir la vérité et de confondre les deux vrais et principaux protagonistes de cette affaire : JEAN-CLA UDE GA UDIN et CLA UDE BER TRAND, PREUVES À L 'APPUI.

À condition bien sûr que je puisse les dévoiler. . . malgré les différentes pressions, filatures et autres dont je fais / ,objet depuis. . . 72

EXÉCUTION JUDICIAIRE DE FERNAND SAINCENÉ

Je tiens à préciser, pour éviter toute ambiguiïé, que je suis en possession de toutes mes facuités mentales comme en témoignent les certificats médi­ caux que j 'ai pris la précaution de faire établir tout au long de mon "enquête", que je n 'ai aucune envie ni besoin de me suicider, pas · plus que mon frère CHRISTIAN, mon "fidèle bras droit ", qui, depuis cette affaire, a consacré et consacre toujours à mes côtés la quasi-totalité de son temps à la même cause que moi : LA VÉRITÉ, bien qu 'il ait d 'ailleurs lui aussi subi des pressions et plus. . . puisque la compagnie d 'assurances CMA lui a retirépurement et simplement son mandat d 'agent sans aucun motif, alors qu'il exer­ çait depuis plus de 8 ans !. . . Pressions n 'étant peut-être pas le mot adapté . . . Certain que les juges de la 6e Chambre choisis parmi les Amis et Fidèles de JEAN-CLAUDE GAUDIN ne me laiss eront pas m'exprimer, prétextant que c'es t en dehors des faits reprochés, BIEN SÛR ET POUR CAUSE ! - J'ai donc décidé d 'adresser les 600 copies·de ce dossier aux ÉL US DE LA RÉGION, à TOUS LES DÉPUTÉS, à TOUTE LA PRESSE D'INFORMA TION, à mes AMIS et à CERTAINS ÉLECTEURS pour les infor­ mer des grandes lignes. - J'ai décidé aussi de ne pas me présenter à l 'audience du 5 mai . . . Du fait de mon absence volontaire, le tribunal réclamera un mandat d 'amener à mon encontre. Ainsi, je me présenterai de mon propre chef aux Services de Police pour qu 'ils enregistrent MES 73

POLITIQUE - MAGOUILLE

DÉCLARA TIONS ET RÉVÉLA TIONS, et je leur remet­ trai COPIES DES PREUVES. LÀ A U MOINS JE SERAI S ÛR D 'ÊTRE ENTENDU. . . À tous ceux qui ont pu penser avoir tout prévu , tout arrangé, tout manigancé pour me faire condam­ ner, je dirai. . . » Feuillet n ° 25 « Contrairement à ces deux charmants Messieurs

Politiques, je me garderai d'accorder une quelcon­ que confiance à notre JUSTICE RÉGIONALE. Alors j'ai jugé utile de déposer en lieu sûr cer­ tains documents compromettants, qui ne manqueront pas d'être dévoilés au GRAND PUBLIC. Pour l'instant, il n'est pas nécessaire d'affoler tout le monde. Si vous osez considérer que j'ai été un escroc. . . je vous confirme n'avoir agi que sur vos ordres Mes­ sieurs les CHEFS ESCROCS. L'enquête diligentée par les Services de GEN­ DARMERIE et le PARQUET, n'a pu retenir d'ENRI­ CHISSEMENT PERSONNEL, peut-être n'en serait-il pas de même, si celle-ci avait été dirigée auprès d'autres personnes. En conclusion, Je suis désolé de déranger quelque peu le verdict prévu de longue date, dont le MÉRIDIONAL , décidé­ ment très bien informé, avait déjà publié dans son édition du 4 janvier courant le déroulement. 74

EXÉCUTION JUDICIAIRE DE FERNAND SAINCENÉ

Espérons que dans l 'avenir sa devise :

"LES COMMENTAIRES SONTLIBRES, LES FAITS SONT SA CRÉS " sera respectée, ne serait-ce qu 'une

seule fois !. . . En ce qui me concerne, au vu d 'une CER TAINE PRESSE, je me bornerai à dire :

"DANS CES JOURNA UX, IL N'Y A QUE DEUX VÉRITÉS. . . LA DA TE ET LE PRIX"

Rendez-vous très bientôt pour l 'établissement de

la SEULE VÉRITÉ.

Fernand Saincené. » Avant de livrer, en annexes, l'essentiel des vingt­ trois autres pages, dans lesquelles Saincené a assem­ blé suffisamment d'éléments nécessaires à une plai­ doirie, une constatation d'importance s'impose. Dans son feuillet n ° 1, il annonce la distribution de 600 dos­ siers, ce qui au total représenterait 15 600 photoco­ pies ! Un labeur qui, même à l'aide d'un matériel sophistiqué, nécessite au minimum deux journées, consacrées à la reproduction et à l'agrafage des docu­ ments. Visiblement, les deux frères n'ont pas eu le temps d'aller au bout de leur projet. Réalisé dans la précipitation, probablement dans la journée du 2 mai, le « mémoire Saincené» ne paraît pas avoir dépassé la cinquantaine d'envois et dans le repaire occupé par les deux frères, aucun stock d'imprimés n'a, semble­ t-il, été saisi par les enquêteurs. Or, si l'on rejoint 75

POLITIQUE - MAGOUILLE

l'hypothèse de « mise en scène du suicide » apparem­ ment soutenue par les gendarmes en charge du dos­ sier, pour quelle raison les frères Saincené, suspectés de machiavélisme, n'auraient-ils pas pris le temps d'achever leur scénario macabre en lâchant dans la nature le nombre de « documents » prévu, certains de bénéficier ainsi d'une distillation venimeuse maximale et posthume? Point n'est besoin d'être grand clerc pour pressentir le tollé qui aurait succédé à la diffusion de ce « document » dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale, tel que projetait de le faire Fernand Saincené. En quelque destinée qu'ils soient, gageons qu'en ayant succombé à la cruauté du pouvoir, les frères Saincené méritent que l'on ôte le bâillon de la cen­ sure. Sans contenir de fracassantes révélations, le mémoire de Fernand ne constitue pas moins une zone d'investigation à large spectre. En fait, ce « docu­ ment » de vingt-six pages se veut la synthèse quelque peu brouillonne de l'instruction du juge Murciano dont on ne peut que regretter l'annulation pronon­ cée par une Chambre d'accusation qui n'a pas estimé nécessaire d'ouvrir une nouvelle enquête. Le 17 juin 1994, statuant sur l'aspect superfi­ ciel du dossier, la 6e Chambre correctionnelle de Marseille rend son verdict. Avant de donner lecture de son jugement, la présidente Annette Durand prononce une phrase courte et sans âme, en guise d'épilogue judiciaire: « Le tribunal constate que 76

EXÉCUTION JUDICIAIRE DE FERNAND SAINCENÉ

l'action publique est éteinte concernant Fernand Saincené. » Puis, comme si de rien n'était, elle poursuit. Eu égard aux réquisitions de l'avocat général, le tribunal a plutôt opté pour l'indulgence. Les pei­ nes les plus sévères, on le comprend, concernent les anciens responsables du fisc. Pierre Cervera a été condamné à quatre ans de prison dont deux avec sur­ sis. Ses complices, Claude Labati et Joseph Godini, se sont vu infliger deux ans de prison dont quatorze mois avec sursis. De la bande des quatre, Claude Mujica en ressort sans trop de dommages : dix-huit mois de prison avec sursis. Le garagiste Albert Ben­ soussan, ancien adjoint du faux commissaire Saincené, écope de dix-huit mois dont douze avec sursis. Les victimes, quant à elles, ne sont pas oubliées. Le fait d'avoir tenté de frauder avec le fisc en payant leurs racketteurs leur vaut des peines de principe qui s'échelonnent de six mois à un ,a.n de prison, avec sur­ sis, assorties de quelques amendes. Ainsi, au terme de trois années de tumulte, le dos­ sier judiciaire qui fit frémir l'administration des impôts, le président du Conseil régional Provence­ Alpes-Côte-d'Azur et son entourage, se referme avec la mort des frères Saincené et un soulagement unanime.

4 SUICIDE OU MEURTRE DES FRÈRES SAINCENÉ ?

Tourtour, un de ces petits villages de Provence inondé de soleil et dressé au bout d'une longue route enrubannée, bordée de pins et de garrigue. C'est là, dans le Haut-Var, que Christian et Fer­ nand Saincené ont choisi de se retirer en ce début d'avril 1994. Pour qui aspire au repos, l'endroit semble idyl­ lique. Sur la place du village, que traverse la rue prin­ cipale, la terrasse des cafés offre un poste stratégique. À l'ombre des platanes, dans la douceur des prémi­ ces estivales, un simple coup d'œil suffit pour aller de l'entrée du village à la montée de l'église dont le patron, saint Denis, veille sur l'existence paisible de ses paroissiens. En arrivant, une ruelle sur la gauche vous entraîne vers le quartier des Molières où, deux kilo­ mètres plus loin, des habitations clairsemées jouissent d'un calme et d'un site résidentiels. Parmi les rares 81

POLITIQUE - MAGOUILLE

propriétés du coin, l'on y trouve La Jasmine, une villa que Christian Saincené a louée pour deux mois, à des propriétaires niçois. L'on y accède par un étroit che­ min de terre qui, débutant à l'orée d'un pré, se fau­ file entre deux talus pour aboutir sur l'esplanade fleurie d'une petite maison. Celle-ci, à main droite, présente une porte d'entrée étroite et basse, rehaus­ sée quelques mètres plus loin par deux volets de bois foncés fermant un garage conçu à la mesure d'un petit véhicule. Les lieux respirent la tranquillité. S'ils n'étaient les témoins d'un drame encore palpable, l'on se prendrait à rêver de ces odeurs où s'emmêlent les parfums des fleurs, de confitures et de pain chaud. Cela dit, les frères Saincené n'ont probablement pas loué La Jasmine pour y effectuer une cure de jou­ vence. Dans l'état d'esprit qui était le leur, cette mai­ son offrait toutes les caractéristiques d'une convenable planque. Mieux encore, par sa disposition, son mode d'accès et une vigilance accrue, elle constitue un véri­ table repaire. J'ai à plusieurs reprises effectué le trajet qui, depuis le village et de lignes droites en virages et promontoires, mène jusqu'à La Jasmine. Je soutiens que, de jour comme de nuit, il est impossible de filer quelqu'un d'inquiet, sans qu'il s'en aperçoive. A plus forte rai­ son lorsque, tels les deux frères Saincené, l'on se déplace avec deux véhicules, l'un devant couvrir l'autre. Pourtant le jeudi 12 mai, vers 17 heures, lugu­ bre, la sirène des pompiers retentit pour signifier une intervention spécifique aux accidents.

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SUICIDE OU MEURTRE DES FRÈRES SAINCENÉ ?

En cette fête de l'Ascension, à l'heure ou l'ambiance familiale veut que l'on traîne encore en tablée, les habitants de Tourtour sont sans doute loin d'imaginer la nature du drame. A La Jasmine, l'horreur est à son comble. Éton­ née de ne pas s'être vu restituer les clefs de la mai­ son, louée à de nouveaux locataires, la fille de la propriétaire s'est rendue sur les lieux dans l'espoir d'y rencontrer les frères Saincené. Elle ne sera pas déçue ! Une des deux voitures de location est là, stationnée devant le garage. Après avoir frappé à la porte et appelé en vain, Mme X se hasarde à tourner la poi­ gnée. La maison est ouverte. Avec le sentiment de gêne que l'on peut éprou­ ver dans ces moments-là, Mme X s'avance, en pre­ nant la précaution de solliciter une nouvelle fois ses occupants. Seul le silence lui répond. En femme avisée, elle perçoit probablement, çà et là, les signes d'une ambiance inhabituelle. Intriguée, elle franchit les pièces jusqu'à la porte de communication qui relie l'intérieur au garage, pratiquement obscur, puisque sans lucarne et fermé. Une odeur pestilentielle l'accueille. Elle découvre avec horreur le deuxième véhicule des Saincené dans lequel elle distingue confusément leurs silhouettes. Le temps d'appuyer sur l'inter­ rupteur et le choc est insoutenable. Les deux frè­ res sont là, assis côte à côte, ceinturés, gonflés par leur état de décomposition et la tête infléchie sur la poitrine. 83

POLITIQUE - MAGOUILLE Saisie d'effroi, parvenant à peine à s'exprimer, Mme X se précipite en quête de secours. Conformément à ses habitudes, le maire, M. Laurent Étienne, arrive en même temps que les pompiers. « Là, dans le garage de la villa, il y avait deux corps gonflés, assis à l'avant d'une voiture de loca­ tion, déclare-t-il aux journalistes. Les ceintures étaient bouclées, un gros tuyau de plastique gris, comme celui d'un aspirateur, raccordait le pot d'échappement à l'habitacle. La porte du garage était bloquée par un autre véhicule de location. » Lorsqu'on lui demande s'il n'a rien relevé d'anor­ mal, si les corps ne présentaient pas de blessures visi­ bles, M. Étienne répond : « Sur une chemise à grands carreaux rouges et blancs, j'ai vu une grande auréole près du col et sur l'épaule. J'ai pensé que c'était peut-être du sang, mais je ne peux pas le garantir. » Quant à savoir si les deux hommes portaient quelques traces susceptibles de faire penser à . une agression, le maire ajoute : unité de / ,oppo­ sition. Vous savez que c ,est aussi le mien : c ,est notre tâche la plus urgente d'ici mars 1986. Je suis persuadé que votre publication y contri­ buera. Toutes mes félicitations, donc, pour votre excellente initiative. Croyez, Monsieur le Délégué général et cher ami, à l'expression de mes sentiments les plus cordiaux. » En matière de financement politique, croyez-en un spécialiste, ce genre de missives vaut la combinai­ son d'un coffre. J'imagine aisément les courtiers en publicité du journal UDF, commenter ces textes à leurs clients, pour faire appel à leur générosité en lais­ sant entrevoir les mirifiques perspectives d'un pou­ voir reconnaissant. Au-delà des particularités anecdotiques qui carac­ térisent cette succession d'archives, il apparaît clai­ rement que l'UDF et certains de ses responsables ont bénéficié, par l'intermédiaire d'une de leurs régies 175

POLITIQUE - MAGOUILLE publicitaires, de financements occultes provenant de trafics d'influence et d'escroqueries. Inutile de préciser que le délit ainsi constitué relève des tribunaux correctionnels. Et que dans l'absolu, pour un délit établi, l'action publique peut intervenir sans que l'immunité parlementaire vienne entraver la mise en examen d'élus suspectés de mal­ versations financières liées à l'enrichissement person­ nel ou aux délits d'initiés. À ce sujet, au printemps 1994, la Chambre régio­ nale des comptes Provence-Alpes-Côte d'Azur a dénoncé les irrégularités qui apparaissent dans la comp­ tabilité de la Société d'économie mixte chargée du déve­ loppement de La Ciotat, dont le maire (UDF-PR), M. Jean-Pierre Lafond et son premier adjoint, Guy Boissi, sont respectivement président et vice-président. Dans ses observations, la Cour accuse les deux hommes d'avoir « (... ) couvert ou initié des opérations qui devraient être appréciées par la juridiction pénale ». Les faits reprochés, datant de 1989 et fort pro­ bablement oubliés des principaux intéressés, ont été mis à jour, le 7 juin 1994, par le journal Le Méridio­ nal. Exemple intéressant qui m'amène à imaginer les palpitations et les insomnies de mes anciens employeurs, à l'approche de mon passage en Cour d'appel d'Aix-en-Provence, le 12 décembre 1990. Épisode truculent qui mérite quelques instants d'attention. 176

MÉCANISMES ET MÉTHODES DE LA CORRUPTION

C'est à l'issue d'un déjeuner somptuaire que je me présente devant le tribunal de la 5 e Chambre cor­ rectionnelle, de la Cour d'appel. Coup d'œil circulaire. L'avocat général, Le Baut, juché en chaire, pose sur moi le regard réprobateur de l'ecclésiastique prêt à invoquer les foudres célestes. Face à moi, le tribunal. Sa présidente, Mme Marie-José Bujoli, une femme ravissante, ouvre les festivités. Très vite, comme dans un match de boxe, les coups pleuvent dru. Les questions sont incisives et sans répit. L'affrontement dure deux heures, suivi d'une plaidoirie acharnée de l'avocat des impôts. À terme le réquisitoire intervient. Dans un sem­ blant de magnanimité, le substitut général Le Baut demande que le jugement de la 6e Chambre correc­ tionnelle de Marseille soit simplement confirmé en l'état. Pour conclure, Mme Bujoli me demande si j 'ai quelque élément à ajouter. « Oui, Madame la Présidente, une simple question. N'êtes-vous pas gênée de juger un prévenu qui se trouve dans la même situation que votre patron ? Puisque, si l'on en croit les médias, M. Henri Nallet, ministre de la Justice est, lui aussi, fortement suspecté de corrup­ tion, dans le cadre du financement de la campagne pré­ sidentielle de François Mitterrand dont il a assuré les fonctions de trésorier. Campagne, Madame la Prési­ dente, à laquelle mes collaborateurs et moi-même avons participé à grands renforts de fausses factures. » 1 77

POLITIQUE - MAGOUILLE

Silence pesant. L'affaire est mise en délibéré et renvoyée au 23 janvier 1991, pour le prononcé. Dans les jours qui marquent la transition de cette bien pénible année 1990 vers un nouvel an d'espé­ rance, fidèle à la tradition, j'adresse mes bons vœux à quelques connaissances et proches relations. Fran­ çois Mitterrand fait partie du lot. Dans une « lettre ouverte » du 4 janvier 1991 , reprise par les médias, je lui exprime mes souhaits admiratifs, sachant que parmi les préoccupations fon­ damentales de cet homme domine le souci des grandes réalisations, si chères au peuple de France. Au passage, je ne puis m'empêcher de rappeler à cet ancien « camarade », mes brillants états de service. Et de conclure: « (...) c'est auprès de vous, Premier Magistrat de France, que je viens solliciter une mesure d'arbitrage. Vous comprendrez queje ne puisse admettre que l'on entrave mon existence alors que mes comman­ ditaires parlementaires, pour certains de vos amis, jouissent lâchement de leur auto-amnistie. Et puisque telle est la loi, que l'on me juge et condamne. Mais pas seul, pas sans les ordonnateurs et bénéficiaires de mes fraudes. » Au risque de paraître embarrassant, je me dis que cet ardent défenseur des droits de l'homme ne peut demeurer insensible à une si flagrante injustice. Le 18 janvier 1991, je reçois une lettre de la Pré­ sidence de la République. 1 78

MÉCANISMES ET MÉTHODES DE LA CORRUPTION

«Monsieur, Je suis chargée de répondre à la lettre que vous avez adressée, le 4 janvier dernier, à Monsieur le Pré­ sident de la République par laquelle vous sollicitez le bénéfice de famnistie. Je transmets immédiatement votre courrier, pour instruction, au cabinet de Monsieur le Garde des Sceaux et ne manquerai pas de vous tenir informé de la suite qui sera réservée à votre requête. Veuillez croire, Monsieur, à rassurance de mes sentiments distingués. Paule Dayan. » Compte tenu de l'accumulation « d'affaires » qui ont surchargé le cabinet de MM. Kiejman et Nallet, successivement ministres de la Justice, je conçois qu'aucune réponse ne me soit encore parvenue... Attendu le 23 janvier, le délibéré est prorogé au 27 février 1991. À ma grande surprise, l'arrêt rendu revêt enfin d'équitables aspects. Son contenu, dont je livre ici quelques extraits, est des plus significatifs. « (. . . ) Par jugement contradictoire en date du 7 février 1990, le tribunal correctionnel de Marseille : - a rejeté rexception de nullité et la demande de supplément d ,information présentées par Giustiniani, - déclaré Giustiniani coupable des délits visés, - ra condamné à la peine de 2 ans d ,emprisonnement avec sursis. 179

POLITIQUE - MAGOUILLE

(. . .) Sur le fond Giustiniani fait valoir que c ,est à tort que les premiers juges ont rejeté sa demande (. . .) d ,un supplément d'information. Le vérificateur a, en effet, reconstitué le béné­ fice imposable en retenant le montant des recettes dis­ simulées (. . .). Il a néanmoins refusé de prendre en compte les commissions distribuées qui, toutes, ont été réinté­ grées dans le résultat fiscal. Il lui a été précisé qu ,il pouvait échapper à cette réintégration à la double condition de produire des attestations, émanant des bénéficiaires reconnaissant avoir perçu les sommes réclamées et que ceux-ci aient fait figurer ces sommes dans leur propre compta­ bilité. » Imaginez un seul instant la tête de Claude Estier, de Michel Pezet, de Pierre Bérégovoy, et des autres m'entendant réclamer leurs déclarations fiscales accompagnées d'attestations de trop perçu ! A mes dires, même Pierre Mauroy, dont on· ne peut qu'apprécier la merveilleuse désinvolture après quelques bonnes bouteilles, se serait brutalement demandé si mes épreuves administratives ne me frap­ paient pas d'une irrémédiable folie. Plus loin, le jugement de la Cour d'appel précise : « (. . .) Devant / ,impossibilité d ,obtenir de telles attestations, Giustiniani sollicite />audition des diffé­ rents bénéficiaires, afin d ,établir la véracité de ses a/lé­ gations. 1 80

MÉCANISMES ET MÉTHODES DE LA CORRUPTION

Eu égard à l'ensemble des chèques émis, il pro­ pose à la Cour un échantillonnage de ceux-ci, tendant à démontrer que les destinataires des fonds qu'il a reçus ont été notamment : - le journal du Parti socialiste, L'Unité, - la Fédération du Parti socialiste de Chartres, - la Fédération de la Drôme. (. . .) Attendu que, du strict point de vue de la culpabilité, l'argumentation du prévenu est ino­ pérante, (. . .) Que, par ailleurs, lejuge répressif n'ait saisi que des faits visés par la citation à l'encontre des seuls prévenus qui lui sont déférés, (...) Qu'il ne lui appartient pas de rechercher leurs coauteurs ou complices éventuels , Que lejuge judiciaire n'a pas davantage compé­ tence pour déterminer l'assiette de l'impôt. (. . .) Attendu, en revanche, que l'argumentation de Giustiniani, largement développée dans l'ouvrage qu'il produit aux débats, intitulé Le Racket politique dont il est l'auteur, autorise la prise en compte de sés affirmations. (. . .) Que si ces éléments ne rapportent pas la preuve de l'identité des bénéficiaires des fonds reçus, ils permettent cependant d'induire qu'il ne s'agit pas d'opérations réelles, que le prévenu n'a pas été effec­ tivement le seul bénéficiaire des fonds qui ont tran­ sité par ses comptes bancaires; Que, dès lors, il doit en être tenu compte dans l'appréciation de la peine; 18 1

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Qu 'il échoit de minorer sensiblement la peine d 'emprisonnement prononcée à son encontre et d 'y adjoindre une peine d'amende fixée au minimum; (. . .) Par ces motifs, La Cour condamne Giustiniani à la peine d 'emprisonnement de trois mois avec sursis et à celle de 5 000 francs d'amende, Confirme le jugement entrepris en ses disposi­ tions civiles. Condamne Giustiniani aux dépens et pro­ nonce la contrainte par corps, s'il y a lieu de l 'exercer ». Ainsi s'achève cet avatar judiciaire. Libéré de l'inqualifiable sentence du tribunal correctionnel de Marseille, je ne reste pas moins redevable d'une taxa­ tion fiscale, des plus douteuses. À ce propos, j 'ai déposé, le 21 décembre 1990, une requête auprès du tribunal administratif de Mar­ seille, portant sur des nullités de procédure. Quatre ans passés, pas le moindre signe. Le fisc, quant à lui, ne se manifeste pas davan­ tage. Pour l'heure, j 'attends le jour où, appelé à comparaître, je relancerai publiquement mon affaire, au vu d'éléments accablants qui, de 1 986 à 1991, établissent l'incompétence à statuer de la Direction départementale des impôts, établie à Marseille. Sachant que durant les cinq années où elle eut à gérer mon dossier de contribuable, d'une manière telle qu'il ne pouvait qu'aboutir au scandale politique, 182

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cette Direction et ses services abritaient de hauts fonc­ tionnaires, responsables du plus gros réseau de cor­ ruption politique et fiscale que la France ait jamais connu. Il aura fallu l'imprudence de quelques membres de ce gang pour qu'éclate la sinistre vérité. Ainsi l'ironie du sort veut que d'accusé, je devienne prochainement plaignant. Pour ne point dire partie civile, eu égard aux manœuvres délictueuses et au préjudice, moral et social, qu'une administration véreuse m'a infligé. Inéluctablement, face aux juges, nous en reparlerons. Depuis 1990, l'on s'en douterait, j'ai quitté le monde politique pour des sphères moins malsaines. Il n'en demeure pas moins que les prolongements du passé servent parfois de prétexte à de biens singu­ liers événements. Ce fut, pour moi, le cas en 1992. Dans mes bureaux de Genève, par un après­ midi d'octobre, je reçois un appel téléphonique de Bernard Vaillot, journaliste à FR3, pour La Marche du Siècle. Il me propose de participer à son prochain pla­ teau, consacré au financeme;nt des partis politiques. Me précisant que si j'accepte, il lui faut me rencontrer au plus tôt pour réaliser un reportage sur mes ancien­ nes activités. Accord pris, nous nous retrouvons quel­ ques jours plus tard sur le parvis de la mairie de Marseille, site éminemment symbolique. 183

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Premier objectif : retour aux sources. Il s'agit de filmer un des berceaux de la corruption locale, le bureau de mes débuts. Je conduis donc mes deux reporters vers le pre­ mier des repaires où, entouré de mes faux facturiers, j'ai eu l'insigne honneur de recevoir la fine fleur de l'économie française, en majorité issue de multina­ tionales et de salons parisiens. En découvrant la rue Julien, dans les quartiers nord de Marseille, Vaillot et son cameraman restent pantois. Comme au bon vieux temps, carcasses de voitures volées, tas d'immondices et maisons en ruine offrent les mêmes allures de bidonville. Nous nous arrêtons au n ° 14, devant un petit immeuble vert, sale et dépourvu de la moindre son­ nette ou enseigne. Nous entamons la première séquence de tournage. Attirés par la caméra, quelques représentants du cru, débordants de sympathie, nous rejoignent, convaincus que nous filmons la séquence misère du prochain « clip » de Bernard Tapie.Pour la circonstance, un peu à la manièré du vétéran qui retourne sur le champ de ses exploits, j'ai pris particulièrement soin de ma tenue. Costume de flanelle, manteau de cachemire et long cigare. L'ins­ tant solennel arrive. Sous le feu des projecteurs, nous pénétrons dans ce qui fut un sanctuaire de la finance occulte où, tel un alchimiste, j'œuvrais à la transfor­ mation de rencontres informelles en liasses de billets destinés, pour partie, aux escarcelles socialistes. Durant quelques secondes, nous restons muets. Vaillot 184

MÉCANISMES ET MÉTHODES DE LA CORRUPTION

et son collaborateur respectent mon recueillement. Sans un mot, je visite chaque pièce. Rien n'a changé, tout est aussi crasseux qu'avant. Le peu de mobilier dont je disposais est encore là, recouvert d'une épaisse poussière. Curieusement, depuis mon départ, le pro­ priétaire n'a pas reloué les lieux. Renforcée par le silence, se dégage l'atmosphère insolite d'un endroit figé par le temps. Par instant, il me semble retrouver l'odeur de tabac qui imprégnait les murs et assaillait nombre de ces cadres modèles, buveurs d'eau et adep­ tes du jogging que mes fonctions m'imposaient. Tels des ambassadeurs venant solliciter leur Direc­ tion générale, mes visiteurs, chéquier en main, expri­ maient leurs souhaits. Avec condescendance et beaucoup d'ennui, je les écoutais. À l'image du Grand Mamamouchi, avant même qu'ils ne parlent, je savais. . Invariablement l'on abordait le même sujet: les appels d'offres relatifs à de juteux marchés publics. Moyen­ nant finances, ces chevaliers de l'entreprise venaient chercher l'indulgence et les grâces des élus socialistes, en charge d'attribution de marchés... de dupes. Achevant leur reportage par la prise de vue de documents embarrassants pour le PS, d'autant plus que signés par des membres du gouvernement et par l'ancien Premier ministre lui-même, M. Bérégovoy, Vaillot et son assistant repartent pour la capitale. Notre prochain rendez-vous est fixé au 22 novem­ bre 1992, sur le plateau de FR3. Mon arrivée à l'émission de Jean-Marie Cavada s'inscrirait presque dans les aventures des Marx 185

POLITIQUE - MAGOUILLE

Brother's. Comme un fait exprès, la veille au soir, ma voiture tombe en panne. In extremis, un ami me trouve un véhicule de secours. Je le revois entrer dans mon bureau, sourire aux lèvres, mission accomplie. « Voici les clefs et les papiers du bolide, me dit­ il. Son propriétaire n'étant pas là, tu peux le garder une semaine, si tu veux. Ce n'est pas le nec plus ultra, mais te trouver un engin en si peu de temps relève de l'exploit. » Je le rassure en lui disant que, compte tenu de mon aversion des transports en commun, l'essentiel est que je puisse bénéficier d'un moteur et de quatre roues. Sur ces entrefaites, on sonne à la porte. Un vieux compère, Pierre Beiso, valise à la main, me rejoint. Il est du voyage. Rapidement nous nous dirigeons vers la voiture. Pour le coup, lorsque mon ami me la désigne du doigt, les moustaches m'en tombent. Nous voilà devant une interminable limousine Mercedes, de cou­ leur... or ! luxueuse et tellement brillante que lancée sur l'autoroute, elle doit ressembler à une étoile filailte. « Elle appartient à un émir saoudien, précise mon ami. » Je vois rouge. « Elle appartiendrait à l'abbé Pierre que je m'en cognerais tout autant. Oh, fou ! mais sais-tu où je vais ? - Pas vraiment, me répond mon ami, visible­ ment déconfit. - Je me rends dans un studio de télé pour par­ ler de détournements de fonds et de l'enrichissement 1 86

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d'élus socialistes ! Dans un carrosse qu'un empereur africain n'oserait pas montrer... Tu veux que j'en reparte les menottes aux poignets ? » Je hurlerais de rage si, ne saisissant soudain le cocasse de la situation, ma colère ne cédait place à un rire incontrôlable. Alea jacta est. Beiso et moi quittons Genève sous le regard sus­ picieux des douaniers. Passons sur les intempéries dantesques qui nous ont suivi une grande partie du chemin. Neige, pluie, foudre et brouillard... quels présages ! Arrivée en grande pompe devant le studio. C'est une véritable cohue. La rue est littéralement envahie par un cortège de voitures officielles. Bien évidem­ ment, pas la moindre place de stationnement. Je ne vois qu'une solution, grimper sur le trottoir pour me garer à proximité de l'entrée du studio. Je tente la manœuvre mais le monstre a ses caprices. Tandis que je m'efforce de nous frayer un passage, une accélé­ ration malheureuse manque expédier trois pèlerins endimanchés dans le décor. Pour la discrétion, c'ést raté. La presse est là, les flash crépitent. Beiso, imper­ turbable, prend son rôle très au sérieux. Costume sombre, écharpe de soie blanche et cigare aux lèvres, nous gravissons les marches du studio telles deux stars à leur arrivée au festival de Cannes. Ne manquent que les applaudissements. Sur ma droite, un homme me dévisage, l'air crispé. C'est Henri Nallet, l'ex-ministre de la Justice,

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POLITIQUE - MAGOUILLE

impliqué dans le financement de la campagne prési­ dentielle. Nous n'avons pas le temps de nous saluer. Ber­ nard Vaillot vient à notre rencontre, en proie à une vive agitation. Son accueil est des plus brefs, tant ses préoc­ cupations l'emportent sur les effets de bienséance. « L'ordre du jour est changé, nous lance-t-il, d'un souffle court. L'on attend, d'une minute à l'autre, la venue du Premier ministre, Pierre Bérégovoy. » La surprise est de taille. « Il n'était pourtant pas prévu au programme ? lui dis-je. - Non. Mais tout porte à croire que votre pré­ sence n'est pas étrangère à son intervention . . . Il paraît même qu'il a annulé tous ses rendez-vous afin d'être présent à l'émission. » Dans la confusion générale, l'on nous installe sur le plateau. Le studio est comble. Un technicien m'accroche un micro-cravate, tan­ dis que Jean-Marie Cavada se dirige vers nous . Quelques instants plus tard, tous les invités nbus rej oignent, le Premier ministre fermant la marche. Une poignée de secondes avant que le générique ne marque le début de l'émission, un assistant de Cavada me retire le micro . Bien joué. Il est trop tard pour que je puisse faire valoir ma désapprobation. Comme on le voit, la presse est libre mais parmi les courtisans du pouvoir, il est des journalistes inféo­ dés à la censure.

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MÉCANISMES ET MÉTHODES DE LA CORRUPTION

Dès le début d'antenne, Jean-Marie Cavada pré­ sente les invités, des chefs d'entreprise, des écrivains et des personnalités politiques. Rapidement il précise que la présence du Premier ministre est tout aussi bien­ venue qu'inattendue. Puis Pierre Bérégovoy, assis aux côtés d'un Henri Nallet vert de gris, prend la parole. Durant de lon­ gues minutes, il s'épuise à revaloriser l'image des par­ lementaires et de son gouvernement. Maladroitement, il s'efforce de justifier son propre comportement qui, depuis plusieurs semaines, subit la critique des médias. On lui reproche d'avoir bénéficié des largesses de Roger Patrice-Pelat, un proche de François Mitter­ rand, sous la forme d'un pseudo-prêt, opération gros­ sièrement maquillée. L'ennui veut qu'au regard de certains, ce prêt tombe bien mal à propos. Il intervient en effet au terme du délit d'initié impliquant Roger Patrice-Pelat dans « l'affaire Péchiney », affaire dont les imbrica­ tions remontent jusqu'au cabinet du Premier minis­ tre, mettant à mal son plus proche collaborateur, M. Alain Boubil. Plutôt que de passer la parole, Pierre Bérégovoy s'acharne. Il continue, bredouille et, par instants, se contredit. Je le sens désarçonné, pire, aux limites de la crise de nerfs. Nallet, en petit garçon tétanisé, ne lui est d'aucun secours. Cavada tente la diversion mais le Premier minis­ tre insiste de toute son autorité. Il poursuit son 189

POLITIQUE - MAGOUILLE

plaidoyer et affirme que jamais il n'a couvert de finan­ cements politiques douteux. Mal lui en prend. Dans les minutes qui suivent, la régie passe le reportage de Bernard Vaillot. Sur l'écran géant du stu­ dio apparaissent alors trois lettres de remerciements et de félicitations qui m'ont été adressées, dans le cadre de mes activités de financier occulte du PS. Elles sont signées par MM. Fabius, Mitterrand et Bérégovoy. Tandis que le téléspectateur assiste chez lui au déroulement normal de La Marche du Siècle, dans le studio, le public part d'un gigantesque éclat de rire. C'est le tollé ! Lorsque enfin l'émission s'achève, Pierre Béré­ govoy et moi nous retrouvons face à face. Sans un mot, nous nous dévisageons. Pas un de ses traits ne bouge, l'homme semble taillé d'un bloc. Seul signe intense, sous ses verres de myope, fuse un regard de braise. Le 1 er mai 1993, moins de six mois plus tard, contesté au sein de son propre parti, abandonné 'p ar ses amis, ce colosse aux pieds d'argile se supprime sur les bords du canal de Nevers, d'une balle dans la tête. Une bien triste fin pour celui qui, à force de volonté et de travail, s'est hissé jusqu'aux cimes d'un pou­ voir impitoyable.

ÉPILOGUE

Au regard de toutes les personnalités civiles et politiques qui, depuis de longs mois, défrayent la chronique en répondant aux invitations des juges ou à celles de l'administration pénitentiaire, je me gar­ derai bien de résumer le fond du problème par une de ces formules définitives à partir desquelles certains pratiquent, aujourd'hui, un nouveau clientélisme élec­ toral dont l'« opération mains propres » constitue le leitmotiv. Bien évidemment, nous serons sans doute tous d'accord pour admettre que la corruption impose désormais un frein moteur. Cependant, s'agit-il de remédier au délit par une répression méthodique en négligeant le fait essentiel qu'un modèle économique fondé sur un profit éhonté ne peut engendrer que le sordide? Dans l'immense champ de la spéculation, l'or, la pierre, le pétrole, les hautes technologies, les 193

POLITIQUE - MAGOUILLE

marchés de l'espace, des déchets, de l'eau et proba­ blement demain celui de l'air, constituent les prodi­ gieuses ressources de corrupteurs titanesques à côté desquels les dévoyés de l'État, jetés en pâture à l'opi­ nion publique, ne sont pas même dignes de figurer dans la rubrique des vols à l'arraché. Le fait est qu'à l'origine de chaque « affaire », on retrouve immanquablement l'une de ces grandes compagnies, telles que la Compagnie générale des Eaux (CGE) ou la Lyonnaise des Eaux qui, à travers le monde, règnent en Maîtres de Société pour avoir compris que la captation du bien public passe d'abord par la tentation et l'achat de ceux qui en ont charge. Ainsi sommes-nous confrontés à la perversité d'un concept économique tentaculaire auquel je doute fort qu'un arrangement législatif puisse faire obsta­ cle. Surtout quand l'on sait au travers des « affaires » que, du rang de maire à celui de ministre, nombreux sont ceux qui émargent au compte de ces géants de la corruption, en qualité d'honorables correspondants ou d'interlocuteurs privilégiés. Pour l'heure, j'avoue éprouver une grande curio­ sité concernant la suite des événements. Je m'inter­ roge en effet sur les nouvelles stratégies d'une corruption magistrale, désormais agacée par la piqûre de moustique des juges. En l'attente de nouveaux épisodes, entouré de judicieux conseils, je songe à la création d'un club, de solidarité nationale, destiné à regrouper toutes les personnalités qu'une « mise en examen » voue 194

ÉPILOGUE

fatalement à l'isolement. Dans cet esprit, un courrier préliminaire a déjà été adressé par nos soins à: - M. Laurent Fabius, ex-Premier ministre (PS) ; - M. Admond Hervé, ex-ministre de la Santé (PS) ;

- Mme Georgina Dufoix, ex-ministre des Affai­ res sociales (PS) ; - M. Bernard Tapie, ex-ministre de la Ville (DG) ; - M. Alain Carignon, ex-ministre de la Communication (RPR) ; - M. Marc-Michel Merlin, cadre régional de la Société Lyonnaise des Eaux et financier de M. Carignon ; - M. Gérard Longuet, ex-ministre de /'Industrie (PR) ;

- M. Jean-Pierre Thomas, trésorier du Parti républicain ; - M. Michel Mouillot, maire de Cannes (PR) ; - M. Maurice Arreckx, sénateur du Var (PR) ; - M. Gabriel Tambon, maire du Castellet, financé par une filiale de la CGE (RPR) ; - M. Edmond Laffont, maire du Beausset (D VD) ; - M. Pierre Lacour, sénateur centriste des Cha­ rentes ; - M. Michel Noir, maire de Lyon (Ex-RPR) ; - M. Pierre Botton, homme d 'affaires et financier de son beau-père, Michel Noir ; - M. Jean-Michel Boucheron, ex-maire d'Angoulême (PS) ; 1 95

POLITIQUE - MAGOUILLE

- M. Gérard Monate, ancien dirigeant des bureaux d'études fictifs du PS ; - M. Michel Reyt, ancien financier du PS ; - M. Michel Mauer, P-DG de la Société Cogedim ; - M. Jean-Louis Beffa, président de Saint­ Gobain ; - M. Didier Pineau Valencienne, président du groupe Schneider ; - M. Philippe Suard, président du groupe Alcatel-Alsthom ; - M. Pierre Guichet, P-DG d'Alcatel CIT; - M. Henri Emmanuelli, Premier secrétaire du

PS ;

- M. Michel Roussin, ex-ministre de la coopé­ ration ; - M. René Trajer, industriel nantais sans qui les «affaires » Dufoix, Pont-à-Mousson, Thomas, Lon­ guet et d'autres attendues, n'auraient sans doute pas lieu d'être. À tous, nous avons souhaité bon courage en leur précisant que le dépôt de nos statuts associatifs ne sau­ rait tarder. Nous attendons simplement, pour cela, la réponse de la banque du Vatican, la banque Ambro­ siano, à qui nous avons proposé la Présidence d'hon­ neur en souhaitant son auguste parrainage.

Annexes 1. Mémoire de Fernand Saincené 2. Mécanismes de corruption de l'U.D.F. 3. Plainte d'une victime des racketteurs de l'U.D.F. . Fausse facture de l'U.D.F. 5. Lettres d'encouragement de Messieurs Barre et Giscard D'Estaing 6. Exercice de la corruption dans la Ville de Cannes 7. Réponse de la Présidence de la République, embarrassée par la loi d'amnistie de 1990

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Annexe 1

MÉMOIRE DE FERNAND SAINCENÉ Les annexes sont conformes au mémoire Sain­ cené telles qu'elles furent expédiées à certains médias et hommes politiques.

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Annexe 1 Voici quelques extraits des plus significatifs qui font « ce document testamentaire », légué par Fernand Saincené quelques jours avant sa mort.

Annexe 2 Courriers internes, échangés entre responsables de l'U.D.F., mettant en exergue des mécanismes de corruption liés à des financements par « fausses fac­ tures et escroqueries ».

Annexe 3 Courrier d'une personnalité marseillaise, victime des manœuvres d'un collecteur de fonds de l'U.D.F.

Annexe 4 Exemple éloquent de fausse facture établie par un collecteur de fonds de l'U.D.F. La mention« case réservée», dont l'apposition exclue toute prestation publicitaire, établit une preuve de fausse écriture comptable permettant de récupérer l'argent de la corruption, en le facturant. Une des méthodes employées pour précisément bénéficier de l'argent des entreprises rackettées dans le cadre des marchés publics. En outre, ce document atteste que l'argent col­ lecté, selon des tarifs prohibitifs, est directement perçu par l'U.D.F.

Annexe 5 Lettres d'encouragement de Raymond Barre et de Valéry Giscard-D'Estaing.

Annexe 6 Deux tracts diffusés dans la ville de Cannes dénonçant l'exercice d'une corruption active orches­ trée par son maire P .R., Michel Mouillot.

Annexe 7 Réponse de Mme Paule Dayan, chargée de mis­ sion auprès du Président de la République. Ce courrier faisant suite à la lettre ouverte adres­ sée par l'auteur à François Mitterrand, au sujet de la loi d'amnistie votée en 1990, au seul bénéfice des parlementaires compromis.

Table Prologue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

7

1. Voleurs et corruption d'état............. 15 2. Racket politique et fiscal : «Affaire Saincené» 31 3. Exécution judiciaire de Fernand Saincené . 55 4. Suicides ou meurtres des Frères Saincené?

79

5. Le poison des «affaires» ............... 123 6. Mécanismes et méthodes de la corruption. 159 Epilogue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191 Annexes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197

Composition COMPO-MECA s.a. - 64990 MOUGUERRE Impression réalisée sur CAMERON par BRODARD ET TAUPIN La Flèche pour le compte des Éditions Ramsay en janvier 1995

Imprimé en France

Dépôt légal : janvier 1995 N° d'impression: 1096L-5 ISBN : 2-84114-063-6 50-1192-9