Poésie et cancer: Chez Arthur Rimbaud 9782842542115

D'aventure en aventures, rimbaud trace une frontière étroite entre l'être de sa poésie et son propre être au m

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French Pages 196 Year 2007

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Table of contents :
SOMMAIRE
PRÉAMBULE : Colère et cancer
CHAPITRE I ENFANCE
CHAPITRE II VIE POÉTIQUE
CHAPITRE III L’ENTRE DEUX VIES : S’OPÉRER VIVANT DE TOUTE POÏÈSE
CHAPITRE IV L’OEUVRE AFRICAINE : LE CANCER
CONCLUSION
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Poésie et cancer: Chez Arthur Rimbaud
 9782842542115

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COLLECTION PLURIELS

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DE LA PSYCHÉ

La passion et le confort dogmatiques sont sclérosants, voire parfois meurtriers, et la meilleure façon d’y échapper est d’ouvrir nos théories et nos pratiques à la lecture critique d’autres théories et pratiques. Tel est l’horizon que veut maintenir cette nouvelle collection de psychopathologie psychanalytique, sachant que ce champ ne se soutient dans une avancée conceptuelle que d’un travail réalisé avec d’autres disciplines, comme les neurosciences à une extrémité et la socio-anthropologie à l’autre. Direction de la collection D. CUPA, E. ADDA Comité de rédaction C. ANZIEU-PREMMEREUR, G. PIRLOT A. SIROTA Comité de lecture P. ATTIGUI, M. L. GOURDON, H. LISANDRE S. MISSONNIER, H. RIAZUELO-DESCHAMPS

Éditions EDK 2, rue Troyon 92316 Sèvres Cedex Tél. : 01 55 64 13 93 [email protected] www.edk.fr © Éditions EDK, Sèvres, 2007 ISBN : 978-2-8425-4115-6 Il est interdit de reproduite intégralement ou partiellement le présent ouvrage – loi du 11 mars 1957 – sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français du Copyright, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

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Gérard PIRLOT

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Ouvrages du même auteur Les passions du corps : la psyché dans les addictions et les maladies auto-immunes, Paris, PUF, « Le fil rouge », 1997 Violences et souffrance à l’adolescence, Paris, L’Harmattan, 2001 Les perversions (avec J.-L.Pédinielli), Paris, A. Colin, « coll.128 », 2005

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SOMMAIRE PRÉAMBULE : Colère et cancer . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE I ENFANCE Nostalgies d’enfance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Alchimie familiale chez Rimbaud . . . . . . . . . . . . Généalogie des (bouches d’) ombres . . . . . . . . . Vitalie Cuif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Frédéric Rimbaud. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’épisode africain de Frédéric Rimbaud . . . . Scènes familiales et amour perdu . . . . . . . . . . . . Vitalie-Antigone et transfert de non-existence Passion et jouissance de Vitalie . . . . . . . . . . Secrets de l’âme maternelle et transfert de non-existence (II) . . . . . . . . . . . . . . . . .

... ... ... ... ... ... ... (I) . ...

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CHAPITRE II VIE POÉTIQUE Années collège et vocation poétique . . . . . . . . . . . . . . “Les premières communions” ou le Christ violeur psychique . “Le cœur supplicié” ou le fantasme de viol homosexuel. . . “Je est un autre” : lettres du 13 et 15 mai 1871. . . . . . . . Hallucinations et sensations : procès de dé-pulsionnalisation . Sensation, masturbation et défense contre le vide psychique . “L’Homme juste” : Surmoi maternel et somatisation . . . . L’amour des morts de Vitalie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’amour de Vitalie pour Arthur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dépression maternelle et goût du malheur du fils . . . . . Le double, la mort, la femme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Rimbaud et les femmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Monde hybride et prégénital de l’Alchimie du Verbe . . . Création, auto-engendrement et naissance anale . . . . . . Auto-engendrement et vertige du « Bâteau ivre ». . . . . . . “Le sonnet du Trou du Cul” et “Remembrance” : psychanalyse embryonnaire de Rimbaud . . . . . . . . . . . Le Cogito des ténèbres : Une saison en enfer. . . . . . . . .

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Des “souvenirs illuminés” à l’inouï (mystique) des Illuminations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 Corpus scripti : des néologismes au “néo”( cancer ) . . . . 136 CHAPITRE III L’ENTRE DEUX VIES : S’OPÉRER VIVANT DE TOUTE POÏÈSE Année de la rupture avec la poésie : 1875 . . . . . . . . . . De l’Europe à l’Afrique en passant par l’Indonésie . . . . . La colère et l’éclat létal de l’idéal . . . . . . . . . . . . . . . . . Eléments de théorie psychosomatique . . . . . . . . . . . . . Du genou (le “Je-Nous”) à la déserrance du Je sans le “nous” L’écriture poétique, “pharmakon” du corps . . . . . . . . . .

141 143 144 146 152 159

CHAPITRE IV L’ŒUVRE AFRICAINE : LE CANCER Courrier et état mental en Abyssinie . . . . . . . . . . . . . . . “Le bateau ivre” qu’est la psyché : isotopie de la poésie et du cancer Procédés poétiques, deuil précoce et symbolisation . . . . Synesthésies poétiques : perversions sur les perceptions . .

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CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193

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A Dominique Cupa

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« L’analysant potentiel, ce n’est pas l’auteur comme tout le monde le croit et le craint. C’est l’analyste. », a écrit A. Green dans La déliaison. En 2004, reprenant sa réflexion, il déclare : « Quand je dis que l’analyste est l’analysé du texte, de quoi s’agit-il exactement ? Nous nous trouvons face à quelque chose qui est le discours de l’œuvre, je dis bien discours de l’œuvre, je ne dis pas un texte. Et ce discours, qu’est-ce que c’est ? C’est le texte et ses résonances. (…) Une relation s’établit entre le discours du texte et son effet sur ses lecteurs, une relation que l’on dirait aujourd’hui « interactive », terme que je n’aime guère. (…) ce qui est vrai, c’est qu’un texte ne vient à la vie que lorsqu’il est lu. Et lorsqu’il est lu, il provoque chez le lecteur des réactions dont on ne sait pas très bien dans quelle mesure elles font partie des résonances du texte ou des résonances propres au lecteur. Il y a là quelque chose de très évocateur du ‘champ intermédiaire’ winnicottien ». Green A., (2004), La Lettre et la mort, Paris, Denoël, pp. 20-21.

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PRÉAMBULE

Colère et cancer

“Sa solitude est la mécanique érotique, sa lassitude, la dynamique amoureuse” A. Rimbaud, « H », Illuminations1 “Les hommes sont des poèmes écrits par le destin.” B. Al Maari, Chant de la nuit extrême2

« Reprenons l’étude au bruit de l’œuvre dévorante », comme l’écrit Rimbaud dans les Illuminations. « Reprenons l’étude » donc, sur lui, la conscience précoce de son isolement et cette conscience tragique, aiguë et sans pardon pour l’autre, qui se dévoile si clairement dès le plus jeune âge sur quelques photos d’enfance : un regard bleu connaissant déjà les bassesses du monde et les faiblesses des adultes. Car même si nous savons que « la pensée de Rimbaud est, à l’histoire de la pensée, ce que le génie précoce de Mozart est à l’histoire de la musique »3 et que, pour reprendre les propos d’H. Miller, « nul jargon d’analyste n’expliquera jamais le monstre »4, sa trajectoire en tant que poète et en tant qu’homme reste assez exceptionnelle pour que nous nous arrêtions, nous aussi, sur ce qui fait énigme chez lui. Notre curiosité a en effet été aiguisée lorsque nous avons mis en rapport les textes de Rimbaud, certains de leurs thèmes,

1. Les citations d’A; Rimbaud renvoient à l’édition A. Adam des Oeuvres complètes (O. C.) parue en 1972 dans La Pléiade, Paris, Gallimard. O. C., p.·151. 2. Al Maari B., Chant de la nuit extrême, traduction Sami-Ali, Paris, Ed. Verticales, 1998. 3. Pleynet M., Rimbaud en son temps, Paris, Gallimard, 2005, p.213. 4. Miller H., Le temps des assassins, essai sur Rimbaud, (1956), Paris, Le Livre de poche, 1970, p. 61.

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de leurs mises en forme, de leurs rythmes, les éléments biographiques dont nous disposons aujourd’hui, y compris la rupture à l’égard de la poésie et le départ en Afrique, avec le corpus des travaux psychanalytiques sur le rôle de la “quête de sensations” ou ceux, psychosomatiques, sur les liens entre certains fonctionnements psychiques et les somatisations graves. Notre fil conducteur dans ces pages consistera en effet à nous demander si l’arrêt brutal de l’activité poétique de Rimbaud ne fut pas irrémédiablement délétère à son équilibre psychosomatique au point de le mener au cancer du genou ? Aussi géniale fût-elle, cette activité poétique a pu vraisemblablement relever, comme souvent à l’adolescence, d’une forme d’écriture-décharge des excitations/pulsions/fantasmes. Par la suite le contexte psychique qui était le sien, à savoir l’absence du père, une figure maternelle dépressive, rigide et omniprésente, un dégoût envers la “comédie humaine”5, un silence qui le caractérisait6, puis ces années de dépression larvée en Abyssinie ont probablement été irrémédiablement délétères à son équilibre psychosomatique au point de le mener au cancer du genou. Avant de développer, citons cette remarque de P. Brunel dans sa biographie de Rimbaud7 qui rappelle que Segalen « a réfléchi à propos d’Arthur sur l’apparente opposition chez lui entre le Poète et l’Explorateur. (...) Passant par Djibouti en janvier 1905 il note dans son Journal : ‘Pourra-ton jamais concilier en lui-même ces deux êtres l’un à l’autre si distants ? Ou 5. Les liens entre l’œuvre de Dante, La Divine Comédie, et l’œuvre de Rimbaud ont été signalés par Ph. Sollers, (2002), La divine comédie. Entretien avec Benoît Chantre, Paris, Gallimard, Folio n° 3747. 6. Bardey, l’employeur de Rimbaud à Aden, décrivit celui-ci comme « un garçon sympathique qui parle peu et accompagne ses courtes explications d’un geste coupant, de la main droite et à contretemps ». En réalité ce silence lui appartenait depuis l’adolescence : « Plus de mots »; « Je comprends, et ne sachant m’expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire » (« Mauvais sang», Une saison en enfer, O. C., p. 97); “J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges » (« Alchimie du Verbe », Une saison en enfer, O. C. p. 106). A travers le mutisme absolu, Rimbaud, après sa rupture avec la poésie, manifeste sa présence : « C’est une technique très proche de celle du sage (…) au lieu de devenir une autre voix, le poète devient la voix – la voix du silence. » (H. Miller, op. cité, p.125). 7. P. Brunel, (2002), Rimbaud, Paris, Le Livre de Poche, p. 9.

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bien ces deux faces du Paradoxal relèvent-elles toutes deux d’une unité personnelle plus haute et jusqu’à présent non manifestée ?’. Rentré à Paris, il publie en 1906 une longue étude intitulée Le Double Rimbaud où il écrit : ‘Quel fut, des deux, le vrai ? Quoi de commun entre eux ? Pouvait-on, les affaires bâclées et fortune fate, espérer une floraison, un achèvement ou un renouveau des facultés créatrices ? Cela reste inquiétant’ ». Notre travail, adossé aux connaissances de la psychanalyse appliquée aux œuvres d’art et aux biographies, ainsi qu’à celles issues de la psychosomatique, se veut d’une certaine façon être une réponse à Segalen. Pour ce faire, je citerai volontiers A. Green, le psychanalyste qui a su si bien appliquer son « regard analytique » à la création littéraire. Dans La lettre et la mort, il écrit : « Il y a une coalescence du Moi et de la pulsion — aveuglement du Moi par la pulsion, fascination du Moi par le fantasme qui le subjugue. D’une certaine façon, écrire est une protection contre cet agir quand il s’agit véritablement d’écrire. Ecrire implique une dissociation entre le sujet écrivant et le sujet de l’écriture. »8 C’est de cette dissociation dont il sera question dans notre ouvrage. Le sujet écrivant des poésies, Arthur, qui, ce faisant, « décharge » dans l’acte d’écrire pulsions et fantasmes « collés » à son Moi, se trouve, une fois la poésie abandonnée, n’être plus « sujet écrivant », ni « d’écriture », au point de n’avoir point d’autres ressources pour décharger pulsions et fantasmes que de recourir à la marche addictive - et à l’abrutissement dans des travaux et voyages aussi harassants qu’appauvrissants psychiquement au risque de présenter de réelles dépressions et somatisations. Dans cette enquête, ce qui nous a le plus étonné fut de découvrir que la poésie d’Arthur avait fait « corps » avec sa révolte et sa colère, ses textes adhérant étroitement, comme sa peau, à sa vie psychique au point qu’on peut appliquer à son œuvre ce que T. Todorov a écrit d’A. Artaud : chez celui-ci, « la rupture entre la chair et le verbe n’existe pas »9. Que dire alors de l’équilibre corps/esprit lorsque le « verbe » n’est plus « prati8. A. Green, (2004), La Lettre et la mort, Paris, Denoël, p. 98. 9. T. Todorov, (1972), « L’art selon Artaud », in Système partiel de communication, Paris, Mouton, p.187.

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qué », et qu’entre lui et « le sujet écrivant » la rupture d’y voir un instrument de création est à ce point consommée ! Fascination de découvrir que certains thèmes (« Le bateau ivre » par exemple), certaines des formes poétiques dont Rimbaud se servit (le vers “libre ”) ont pu, “après-coup”, être appréhendés comme autant d’énigmatiques “endoperceptions” de mouvements psychiques souterrains, visiblement très proches de mouvements physiologiques de désorganisations somatiques graves comme celles du cancer qui met des années à apparaître10. “Et il me sera possible de posséder la vérité dans une âme et un corps”, écrit Rimbaud en conclusion d’ Une saison en enfer. Rimbaud contre Descartes. Pas de corps sans âme, pas d’âme sans corps. Ce Rimbaud psychanalyste, psychosomaticien avant l’heure, pressentait-il les violents courants contraires qui, débordant son esprit, allaient envahir son corps ? Une fois en Afrique et lorsqu’aucun travail poétique et littéraire - aucune “opération méta” - ne put transposer ces violences internes dans l’ordre de la méta-phore (transport/transfert du sens propre vers le figuré11), sa colère et son chagrin ne prirent-ils pas le chemin du soma et du corps, se « cristallisant » en stases … en méta-stases ? Rappelons que dans les débordements propres à la puberté et l’adolescence, la projection de la violence de sa haine et de sa colère ira jusqu’à emporter une partie de luimême ! Lorsque Rimbaud écrit “Je est un autre”, il jette en effet cette partie de son moi qui le met littéralement “hors de lui” : sa mère. La poésie est ainsi sommée de ne pas ergoter sur le réel de cette réalité qu’elle doit objectiver : l’horreur des mères. “Le non-dupe” ici n’erre point. “Impressionnante objectivité du subjectif”, comme l’a écrit Jean Gillibert12. En ce sens Rimbaud est un anti-Descartes. N’ayant pas connu sa mère, le philo10. G. Pirlot, (2000), « Le cancer ou l’âme perdue d’A. Rimbaud. Le cancer, une poésie biologie en quête de code ? » , Annal. Med. Psychol., 158, 8, pp. 620-631. 11. La métaphore est un trope, une figure de rhétorique, signifiant transport (transfert) du sens propre vers le sens figuré, Über-tragung. En fait c’est toute la pensée qui repose sur le processus métaphorique. Cf. M. Heidegger, (1962), Le Principe de raison, Paris, Gallimard, TEL, p. 123. 12. J. Gillibert, (2003),« Fallait-il un adolescent ?», Colloque Psychanalyse et Littérature sous la direction de Ph. Jeammet et Ph. Corcos, avec A. Green, C. Chabert, J. Kristeva, Paris, le 20/06/03.

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sophe eut besoin d’asseoir sa subjectivité, son “ je”, sur un cogito « fétichisé » assurant l’assise de son esprit13. Possédé par “ trop de mère” en lui, le poète chercha toujours au contraire à mettre de la distance entre sa mère et lui. Une sorte de cogito des ténèbres le poussa à établir un nouvel ordre subjectif qu’il entendit substituer à l’ancien trop rationaliste (et hérité de Descartes). Comme Freud qui écrit solitairement de 1897 à 1899 son Interprétation des rêves, Rimbaud trouve « sacré le désordre de son esprit ». Ainsi renverse-t-il la certitude cartésienne du cogito et cultive-t-il objectivement l’éloge de l’irrationnel14. « Le déréglement de tous les sens », nouveau mot d’ordre du poète, a pu apparaître aux yeux de Rimbaud comme prémonition, obscure perception d’un “fatum”, d’une trajectoire de vie déjà écrite par le destin; il s’est peut-être plutôt agi de “programmations inconscientes” du “projet” de vie près de la surface des fantasmes inconscients : vivre comme le père pour ne pas devenir fou, désespéré, aliéné à la mère. De fait comment expliquer ces mots dans “le livre païen”, “le livre nègre” que fut Une saison en enfer écrit en 1872-73 alors qu’Arthur n’a que 18 ans ? « ... toujours seul ; sans famille » ; « J’aurai de l’or, je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. » ; « Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère »; « Je suis une bête, un nègre (...) Marchand, tu es nègre ...»; « J’aimais le désert, (..) je m’offrais au soleil, dieu de feu ». Ou encore cette association d’idées dans une lettre à Ernest Delahaye de juin 1872 : « J’ai une soif à craindre la gangrène. » L’expérience fut, du reste, assez jouissive : « Puis j’expliquai mes sophismes magiques avec l’hallucination des mots ! » (« Délires II », Une saison). « J’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde15, je l’écoute. (...) La première étude de l’homme 13. G. Pirlot, (2005),« “Cogito ergo sum”, fétiche de pensée ou “vertex” relevant du déni d’angoisse de mort issue de la perte précoce de la “rêverie maternelle” », Conférence faite à l’école doctorale de Paris X-Nanterre, « Figure du sujet », 8 mai 2005, Séminaire interdisicplinaire, Cahier de l’Ecole doctorale, n°2, pp. 60-88. 14. « Il n’y a personne ici et il y a quelqu’un »; « Je me crois en enfer, donc j’y suis» ; « Je suis caché et je ne le suis pas »; et tant d’autres citations dans Une saison en enfer ou ailleurs dans le reste de l’oeuvre. 15. C’est moi (G.P.) qui souligne.

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qui veut être poète est sa propre connaissance, entière; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend (...) Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. (…) il épuise en lui tous les poisons pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit - et le suprême Savant ! (…) Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu ; et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, ils les a vues !... » (Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871). Bien entendu cela était risqué. Le monde tanguait comme un “bateau ivre”. Il fallut donc fixer les vertiges, ce que procura le recours au “sensationnisme” au maximum “d’identité des perceptions” entre sensation et représentation dans l’écriture poétique, puis en marchant beaucoup, en déambulant sans cesse. De fait “l’homme aux semelles de vent” utilisa la marche comme une « activité autocalmante »16 qui servit allégrement de décharge aux tensions internes. Car Rimbaud aimait à jouir de sa mobilité, de la marche, des randonnées, des fugues : aussi, le cancer du genou le « clouera » là où cela fait le plus mal pour lui : la liberté de se déplacer. Très tôt, la promenade, la fugue, la rêverie l’ont entraîné : «Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien... ». C’est ce qu’il exprimait déjà dans le premier des trois poèmes (« Sensation ») qui se trouvent dans la lettre du 24 mai 1870 adressée à Th. de Banville et cette déclaration : « Je jure, cher maître, d’adorer toujours les deux déesses, Muse et Liberté ». Ce qu’il redoute le plus : être enfermé en famille ou dans « la chambre nue aux persiennes closes » ou dans celle du « Jeune ménage » (27 juin 1872), où il redoute (déjà !) « la fée africaine qui fournit (…) les résilles dans les coins ». La rhétorique poétique de « ce passant considérable » ignore, comme son corps addicté aux marches forcées, les demiteintes, les transitions, les progressions. Dans sa langue les oppositions se condensent, les mots rapprochés sont porteurs d’une charge explosive : « les tortures qui rient »17, les « person16. Cl. Smadja, (1993), « A propos des procédés autocalmants du Moi », Rev. fr. psychosom., PUF, 4, pp.9-26. 17. « Angoisse », Illuminations, O. C., p.143.

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nes doucement malheureuses »18 , une Vénus « belle hideusement »19, un Tartuffe « effroyablement doux »20, des pendus qui « se heurtent longuement », « l’écroulement des apothéoses »21, « les vapeurs nettes »22, « les déserts de mousse »23 (expression qui met côte à côte aridité et humidité) ; un goût certain pour les « oxymores cosmiques »24 (qui soulignent une tension littéraire intense) comme « goutte de feu »25, « fleurs arctiques »26, « volcans et grottes arctiques »27, « ombre et aquarium ardent »28, sans compter les girations vertigineuses, les hyperboles et l’abondance des adjectifs qualificatifs, le tour elliptique qui resserre la pensée, les synesthésies et transferts de sensations, le vertige sensoriel et « l’hallucination de mots »29, les ruptures de ton et l’autodestruction constante (« De profondis Domine, suis-je bête », ou « zut alors » qui renvoie au « Christ » dans le poème « Michel et Christine »30), l’usage du tiret ou la parenthèse dans la ponctuation (qui isole et étrangle le flux psychique), le refus de conclure, les distorsions tonales, de fond et de forme, la déformation de mots anglais de même que la présence fréquente de néologismes, autant d’éléments qui illustrent une violence pulsionnelle à fleur peau, à fleur de mot. Certes cette violence pulsionnelle est propre à la puberté et à l’adolescence. Elle ne cessera cependant d’habiter les mouvements psychiques de Rimbaud bien au-delà de cet âge de la vie, entraînée et ravivée par une colère continuelle et une fatigue omniprésente, au point qu’une fois la pratique littéraire interrompue et le retrait dans le silence, elle put prendre le chemin de fonctions somatiques jusqu’à désorganiser souter18. « Enfance », Illuminations, O. C., p.122. 19. « Vénus anadyomène », O. C., p.22. 20. « Le châtiment de Tartuffe », O. C., p. 14. 21. « Bal des pendus », O. C., p.13. 22. « Entends comme brame (…) », O. C., p.23. 23. « Bonne pensée du matin », O. C., p.76. 24. P. Lapeyre, (1981), Le vertige de Rimbaud, clé d’une perception poétique, Neuchâtel, La Baconnière-Payot, p. 418. 25. « Nuit de l’enfer », Une saison en enfer, O. C., p.100. 26. « Barbare », Illuminations, O. C., p.145. 27. « Barbare », Illuminations, O. C., p.144. 28. « Bottom », Illuminations, O. C., p.151. 29. « Alchimie du verbe », Une saison en enfer, O. C., p.108. 30. « Michel et Christine », O. C., p.85.

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rainement et durablement certaines d’entres elles … jusqu’au cancer qui, nous le verrons dans notre dernière partie, paraît relever lui-même, dans ses multiples causes, d’une certaine dérégulation et destruction de « rhétoriques » biologiques et systémiques complexes : le cancer, poiëse cellulaire en quête de code (systémique) et/ou échappant à celui-ci.

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CHAPITRE I Enfance et vie poétique

« Mais, toujours seul; sans famille ». “Mauvais sang”, Une saison en enfer, O.C., p. 95. « Non ! Nous ne passerons pas l’été dans cet avare pays où nous ne serons jamais que des orphelins fiancés. » “Ouvriers”, Illuminations, O. C., p. 133.

Nostalgies d’enfance Quoiqu’aujourd’hui bien connus il n’est pas inutile de rappeler dans la perspective de notre travail les jalons de la vie et de l’œuvre de Rimbaud. Ils nous sont en effet apparus indispensables pour approcher du mieux possible le “paysage psychique” et les mouvements psychiques et psychosomatiques qui furent ceux du poète-négociant avant l’apparition de son cancer. Arthur Rimbaud est né à Charleville le 20 octobre 1854, chez son grand-père maternel, Jean Nicolas Cuif, au 12 rue Napoléon. Il est le fruit de l’union de Vitalie Cuif et de Frédéric Rimbaud, capitaine au 47ème régiment d’infanterie en garnison à Charleville après des années passées au Sahara. Arthur est le deuxième d’une fratrie de cinq : Frédéric, frère aîné d’un an et trois sœurs plus jeunes : Victoire-Vitalie, née en 1857 et morte à l’âge de trois mois ; Jeanne-Vitalie, née en 1858, qui mourra d’un cancer osseux à 17 ans en 1875; Isabelle, née en 1860, qui l’assista dans ses derniers jours et devint son exécutrice testamentaire et mourut elle-même d’un cancer en 1917 à l’âge de 57 ans. Le couple des parents d’Arthur fut rien moins qu’harmonieux. Profitant de ses différentes affectations pour continuer à vivre en célibataire Frédéric Rimbaud ne fit pendant sept ans 17

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que de brefs séjours au domicile conjugal, séjours se soldant à chaque fois par des disputes et systématiquement neuf mois plus tard, par une nouvelle naissance, puis, lorsque Arthur eut six ans, par l’absence définitive du père. Après le départ de ce dernier, les enfants se vécurent comme des orphelins. Le foyer était endeuillé et la nostalgie de “l’échange plein” (Y. Bonnefoy) avec les parents réunis fut la source du désir d’écrire d’Arthur. Les poésies de ces années, comme nombre de celles des années à venir, sont assez claires sur ce que l’adolescent ressent et un peu de sensibilité, d’intuition et de “métier analytique” permettent de recréer l’univers psychique dans lequel vivait Rimbaud. Cette nostalgie des parents ré-unis (combinés) apparaît déguisée plusieurs fois dans des vers de 1870 à 1874 : “De petits enfants étouffent de malédictions le long des rivières”. “Dans la grande maison (...) des enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images” (“Jeunesse”, Illuminations, 1873). Comme seuls le savent les orphelins, une famille sans père — sans “il” — apparaît comme une “presqu’île” baignant dans un océan d’hostilité. Lorsque nous lisons dans L’éternité (1872) : “Elle est retrouvée,/Quoi ? - L’Eternité/C’est la mer allée/Avec le soleil.”, l’éternité n’est-elle pas ce temps immémorial où existait le couple formé de la mèr(e) et du père-soleil1 ? La nostalgie d’éternité ne serait-elle pas ce temps d’avant l’apprentissage de la langue, puis de l’école, où les parents étaient encore ensemble ? Ce cancer de l’âme, ce chagrin sans larmes dont souffrira à jamais la sensibilité de Rimbaud, les excès, les débordements — “cancer spirituel qui règne dans la profondeur des choses”2 — n’est-ce pas ce qu’exhortent ses premières poésies ?

1. En ce qui concerne les relations symboliques entre le soleil “surveillant” et le père, voir S. Freud, (1911), “Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa” (Le président Scherber), Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1981, pp. 263-324 et aussi K. Abraham, (1913), “La crainte névrotique de la lumière”, Le développement de la libido, Œuvres Complètes, tome 2, Paris, Payot, pp. 11-26; K. Abraham, (1911), “Amenhotep IV (Akhenaton)”, Œuvres Complètes, tome 1, pp. 232-257. 2. Bataille G., (1943), La part maudite, Paris, Gallimard.

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Nostalgie3 encore des parents réunis comme à la fin de « Bannières de mai » (1872) : “Rien de rien ne m’illusionne ;/ C’est rire aux parents, qu’au soleil,/Mais moi je ne veux rire à rien;/Et libre soit cette infortune”. Toujours à la même époque, dans « Mémoire », poème mystérieux4, récit d’un rêve rempli de “réminiscences” infantiles, l’adolescent (Rimbaud), après avoir décrit les “larmes d’enfance”, parle du traumatisme du départ du “père-soleil” et de l’épouse « qui se tient trop debout dans la prairie (...)/ toute/froide, et noire, court ! après le départ de l’homme !” Dans ce poème, comme le précise A. Adam5, « “Lui” c’est le soleil et le père, “elle”, c’est la rivière et la mère » (“Elle/sombre, ayant le Ciel bleu pour ciel-de-lit...[le lit où sans doute étaient les parents réunis représente vraisemblablement le vrai ciel bleu de l’enfance heureuse]). « Le poète est parti d’une image de son enfance, sa mère, ses frères et sœurs au bord de la Meuse, seuls et voués à une tristesse définitive. » Cette “éternité” et ce “ciel bleu” d’une époque nostalgique du temps heureux de la présence des parents s’opposent, en contrepoint, à la douleur de l’abandon paternel comme dans un des premiers poèmes, « Les étrennes des orphelins », (1870): « La chambre des parents est bien vide, aujourd’hui :/Aucun reflet vermeil sous la porte n’a lui; » ou dans « Soleil et chair » (1870) où le soleil, symbole du père, se retrouve juxtaposé à l’idée de foyer et de mère : « Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie,/Verse l’amour brûlant à la terre ravie, (...) /Que son immense sein, soulevé par une âme,/Est d’amour comme dieu, de chair comme la femme,/Et qu’il renferme, gros de sève et de rayons,/Le grand fourmillement de tous les embryons !/Et tout croît, et tout monte ! » Enfin les réminiscences nostalgiques d’un foyer où le père et la mère étant présents, l’amour sensuel pouvait se déverser 3. La nostalgie, au-delà des manifestations du désir de retourner au pays, a pu être appelée avec raison, la maladie du souvenir (Maury). La souffrance nostalgique et l’inaccessible objet de son désir fondent la passion sur une tristesse (la saudade portugaise), une apathie, une douleur morale, une insomnie, des “algies” corporelles, puis une fièvre, un délire. Quant au rapport entre nostalgie et mélancolie, cf. infra, note 66, page 58. 4. Borer A., (1984), Rimbaud en Abyssinie, Paris, Seuil, p. 103. 5. A. Rimbaud, O. C. , p. 945.

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sur les enfants : « Aux portes des parents tout doucement toucher.../On entrait !... Puis alors les souhaits... en chemise,/Les baisers répétés, et la gaîté permise !/Ah ! c’était si charmant, ces mots dits tant de fois !/ - Mais comme il est changé, le logis d’autrefois : /Un grand feu pétillait, clair, dans la cheminée (...).6 Ainsi en va-t-il chez le jeune Rimbaud d’une Mère confondue à la Nature sous le charme d’un Père-Soleil7 et dont le fils, remplaçant le père parti, devient “fils du soleil” (« Vagabond », Une saison en enfer, O. C., p.136). Peut-on dire qu’une enfance sans père est une enfance sans soleil ? Une enfance en quête de métaphore en tous cas puisque, comme le déclare J. Derrida, « chaque fois qu’il y a une métaphore, il y a sans doute un soleil quelque part », de même qu’« avec le soleil, viennent les métaphores de la lumière, de l’œil, figures par excellence de l’idéalisation »8 . A l’adolescence, la nostalgie et les tristesses d’enfance seront combattues par le recours à la révolte contre les adultes. Toutefois au-delà de cette révolte, la quête d’Arthur fut celle d’être ce que désirait inconsciemment sa mère : non pas un homme, non pas un enfant, mais ... un ange, un être “non-né”: “Le sort du fils de famille, cercueil prématuré couvert de limpides larmes” (...) “Décidément nous sommes hors du monde. Plus aucun son. Mon tact a disparu. (...) Je meurs de lassitude. C’est le tombeau, je m’en vais au vers, horreur de l’horreur !” écrit-il d’une manière bien prophétique dans “Mauvais sang” et « Nuit de l’enfer » d’Une saison en enfer. Une des premières illustrations de ce fantasme d’être vivant et mort à la fois, en même temps qu’innocent et a-sexué appa-

6. « Les étrennes des orphelins », O.C., pp. 4-5 7. Dans « Effets psychiques des bains de soleil », Œuvres Complètes, II, Paris, Payot, p. 135, S. Ferenczi a écrit : « L’effet apaisant des bains de soleil sur un de mes malades en analyse provenait essentiellement d’un transfert paternel massif. Le soleil était pour lui le symbole du père et il s’abandonnait avec délices à son rayonnement et à sa chaleur. (Son attitude avait également une signification exhibitionniste)”. Sur les liens entre père et soleil, voir aussi K. Abraham (1911) : “Amenhotep IV (Akhenaton)”, Rêve et mythe, Paris, Payot, pp. 267-291. Sur la quête du père dans la création poétique, lire Laplanche J., (1961), Hölderlin et la question du père, Paris, PUF, p. 36; 87 8. Derrida J., (1972), Marges de la philosophie, Paris, Minuit, pp. 247-324 (p.303).

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raît dans « Le dormeur du val » (oct. 1870). A la mesure de sa volonté d’échapper à l’”emprise” (narcissique) maternelle, cette figure de l’Ange revient en effet souvent dans la poésie de Rimbaud : « L’angelot maudit » de 1871, qu’appelle l’enfant pubère, se retrouve dans les « Premières communions » (1871) et plus tard dans Une saison en enfer : « Moi, moi qui me suis dit mage, ou ange... » ; « Mes parents ont fait mon malheur, et le leur, ce qui m’importe peu. On a abusé de mon innocence »9. L’ange, l’enfant mort, l’être non-né ressurgissent périodiquement, y compris dans la correspondance de Madame Rimbaud comme nous le verrons plus loin. En 1873, dans Une saison en enfer on peut lire : “A présent je suis au fond du monde!” (« Délire I »). “J’étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l’ombre et des tourbillons.” (« Délire II, », Une saison en enfer). “C’est elle, la petite morte, derrière les rosiers” (...) “Qu’on me loue enfin ce tombeau...” (...) “les puits de feu”, les “volcans et grottes arctiques” au fond desquels “la voix féminine (est) arrivée” (« Enfance », Illuminations). “(...) les gouffres cataractants” (« Le bateau ivre »), “les effondrements de paradis (« Ville »), livrent ainsi l’obsession de la mort autant que de la trouée et du tombeau logés dans la psyché d’Arthur. Dès 1869, dans une composition en latin à partir d’un poème de J. Reboul, « L’ange et l’enfant », Rimbaud exprimait déjà, au-delà de ce que dit le poème d’origine, ces liens occultes entre l’”ange-enfant-mort” et la mère. Dans ces conditions, le jeune Arthur ne pouvait-il voir dans la sexualité que vice diabolique ? La revendication d’innocence chez le jeune Rimbaud ne s’enracinait-elle pas dans ce refus de la sexuation, de la “sexion”, comme l’écrivait G. Groddeck ? “Pauvre innocent !” (« Nuit de l’enfer »). Encore une fois, nostalgie des “années enfantes” où, en cette époque primitive, le père était encore là et l’enfant, un “infans” introduit aux secrets d’un langage possédant encore la polysémie des mots. Dans l’écriture, Rimbaud ne chercha-t-il pas à retrouver le mystère sémantique et la loi — la semance — paternelles que dis9. Cette dernière citation se trouve dans les Brouillons d’Une saison en enfer.

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simulaient si bien les mots et les pensées maternelles ? C’était le temps de l’amour, du couple uni. La quête d’amour du jeune Arthur veillera, à travers les sons de la littérature poétique, à « évoquer » la langue paternelle perdue. Aimer sera vivre dans la littérature. Ecrire deviendra un acte d’amour, un appel vers celui qui sera resté toujours silencieux : le père. Tout cela jusqu’à la rupture avec la poésie qui, de l’amour, n’aura, tout compte fait, rien apporté, sinon, et c’était logique, l’amour – homosexuel — d’un jeune père : Verlaine !

Alchimie familiale chez Rimbaud On le sait Mme Rimbaud n’avait aucune attirance particulière pour la littérature. Arthur qui « à sept ans faisait des romans sur la vie », écrivait en cachette de cette mère aux yeux bleus qui tenait « le livre du devoir » — la Bible —, à la place du père. Dans le « Cahier des dix ans », on remarque d’étranges “graffitis” illisibles qui s’alignent sans autre signification que celle de vouloir dérober au regard maternel le sens des phrases. A l’autorité maternelle et ses “noires hypocrisies” furent ainsi opposés la littérature et le Verbe incarnant le père dont le “principe” est celui de séparer l’enfant de sa mère. Ecrire fut alors pour Rimbaud retrouver – en le réifiant — l’absent que la langue charriait en elle. Dans le lit des mots dorment les morts, pourrions-nous dire. La poésie, l’alchimie du verbe, l’homosexualité puis le départ en Afrique apparaissent alors comme autant de ponctuations d’un destin où il est donc question de re-trouver le Père et le sentiment de la filiation paternelle. En dehors de ce sentiment, la dépression et la déraison guettent. Seul miroir de l’enfant, la mère au regard bleu ne livre pas ce que l’enfant désire : elle se tait sur l’absence du père, la vie âpre, la famille. « Et si, l’ayant surpris à des pitiés immondes,/Sa mère s’effrayait; les tendresses, profondes,/De l’enfant se jetaient sur cet étonnement./C’était bon. Elle avait le bleu regard, — qui ment ! » (« Les poètes de sept ans », mai 1871). Toutefois ce « bleu regard, — qui ment », renvoie-t-il à celui de sa mère ou à celui de l’enfant-poète ? Comme le relève S. 22

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Murphy, on peut noter que la logique de la mise en scène contredit l’interprétation selon laquelle ce regard est celui de la mère. « Le plaisir du Poète proviendrait de ce que cet étonnement déconcerte la Mère, de sorte qu’il lui arrache, le temps d’un regard effrayé, le masque de glace imposé par les convenances et obligations sociales. Ainsi s’entrevoit, enfin, une émotion non simulée, viscérale, quand bien même cette émotion serait la peur, la colère ou le dégoût. Pour se protéger, l’enfant renvoie à la mère un bleu regard qu’il sait faire passer, maintenant, pour un regard innocent. La Mère, de son côté, a tout intérêt à ne pas se laisser voir telle qu’elle est en réalité : fragile, humaine, émotionnelle. »10 Ce “bleu regard,— qui ment” n’est là que pour cacher à la mère “l’âme de l’enfant livrée aux répugnances” de ses fantaisies masturbatoires, de ses « manualisations » comme Arthur disait pour parler de la « mauvaise habitude ». « O cette enfance !/— et tirons-nous la queue ! » (« Les remembrances du vieillard idiot »). Comme l’écriture, la pratique solitaire signe vite une nouvelle liberté, à ne vivre cependant qu’en cachette de la mère. De fait, à l’adolescence, la langue accueille la subversion érotique : lieu du Verbe de l’Autre, elle devient le lieu de l’incarnation et de la projection des complexes sexuels infantiles. “Libre donc soit cette infortune” de l’“éternel veuf” qu’a été Arthur, tellement identifié à sa mère. Comme le disait J.-P. Sartre de Georges Bataille, Rimbaud apparaît “un inconsolable veuf de Dieu”11. Des « Etrennes des orphelins » (1869), aux “Délires” d’Une saison en enfer (“Je suis veuve... - J’étais veuve...”) aux « Vies II » des Illuminations (1873-74), ces veuvages et l’éternel état de viduité - ou d’orphelin - de Rimbaud paraissent obsédants. « Oisive jeunesse/A tout asservie/Par délicatesse/J’ai perdu ma vie/Ah ! Que le

10. Murphy S., (1990), Le premier Rimbaud ou l’apprentissage de la subversion, Lyon, Presse Universitaire- CNRS, p. 82 et plus récemment Murphy S., (2005), Les stratégies de Rimbaud, Paris, H. Champion. L’auteur qui a publié les grandes éditions critiques de Rimbaud a toujours proposé des interprétations possibles et nécessaires de la poétique de Rimbaud. Son besoin d’interpréter répond en quelque sorte à ce que Rimbaud annonçait lui-même à Izambard en mai 1871 : « Ca ne veut pas rien dire ». 11. Sartre J.-P., (1947), “Un nouveau mystique”, Situation I, Paris, Gallimard, p.154.

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temps vienne/Où les cœurs s’éprennent (...) Ah ! Mille veuvages/De la si pauvre âme/Qui n’a que l’image/De la NotreDame!/Est-ce que l’on prie/La Vierge Marie ? », trouve-t-on dans « La Chanson de la plus haute tour » (mai 1872) et, deux ans plus tard, dans « Vies II » : “A présent, gentilhomme d’une campagne aigre au ciel sobre, j’essaye de m’émouvoir au souvenir de l’enfance mendiante, de l’apprentissage ou de l’arrivée en sabots, des polémiques, des cinq ou six veuvages, et quelques noces où ma forte tête m’empêcha de monter au diapason des camarades. » Ce veuvage qu’enfant on fait sien en regardant sa mère seule, fut également, notons-le en passant pour l’instant, celui de Verlaine vis-à-vis de sa mère.

Généalogie des (bouches d’) ombres “Qu’on me loue enfin ce tombeau, blanchi à la chaux avec les lignes du ciment en relief - très loin sous terre.” « Enfance », Les Illuminations, O. C., p. 124.

Vitalie Cuif

Dans un texte assez virulent, « Je te déteste, univers », L. Aragon a écrit : « Il est impossible qu’une mère soit autre chose qu’une folle, une famille se résume toujours à un de ces groupes décrits dans les traités spéciaux, où, par suite d’une autorité ou de la force d’un sentiment les idées de persécution d’une seule personne ont été progressivement admises par tous ceux qui l’entourent, et le délire devient réalité”.»12 Force est ainsi de constater qu’aussi bien Lautréamont, Rimbaud ou Aragon virent leurs vocations d’écriture s’enraciner dans la haine de la famille et le dévoilement de la folie maternelle, « la bouche d’ombre »13 comme l’a qualifiée Arthur. Mais de quelle ombre en réalité parlait Rimbaud ? Nous allons le voir. 12. Aragon L., (1996), La défense de l’infini, Paris, Gallimard, p. 331. 13. Rimbaud A., « Lettre à P. Demeny du 17 avril 1871 ». Rimbaud fait évidemment référence ici au titre d’une des Contemplations de Victor Hugo.

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Née le 10 mars 1825, Vitalie Cuif, future Mme Rimbaud, fut orpheline de mère à l’âge de cinq ans, un mois après la naissance d’un frère. Est-ce ce tragique souvenir qui hanta l’âme du jeune poète lorsqu’il écrivit, dans « Les étrennes des orphelins » : « Votre cœur l’a compris : — ces enfants sont sans mère », ces vers évoquant peut-être l’identification de l’enfantpoète à l’enfance orpheline de sa propre mère. Toujours est-il que dans le foyer paternel, Vitalie, la future mère du poète, remplaça la mère morte et éleva ses deux frères avec toute la charge de culpabilité inconsciente que cette place pouvait procurer. Or cette mère de la future Mme Rimbaud semble la grande absente des préoccupations de Vitalie : elle fut littéralement rayée de la préhistoire d’Arthur, comme plus tard le serait le capitaine Rimbaud. Que dire en effet de ce personnage fantôme, de cette ombre, de cet ancêtre que fut la mère de Vitalie, Marie-Louise-Félicité Cuif, née à Faÿ en 1804 et morte à l’âge de vingt-six ans, un mois après avoir accouché du second de ses fils, Charles-Auguste ? En ce qui concerne ce frère cadet de Vitalie, on peut penser qu’il se sera senti coupable toute sa vie de la mort de sa mère. Ce fut un ivrogne invétéré qui, après avoir abandonné sa femme, devint plus ou moins vagabond, venant de temps à autre mendier quelques sous à sa sœur qui feignait de ne pas le reconnaître. Il vécut cependant jusqu’à l’âge canonique de quatre-vingt quatorze ans, survivant donc à son aînée qui ne mentionna jamais son existence. L’autre frère, Jean-Charles-Félix, surnommé l’Africain, s’engagea à l’âge de dix-sept ans pour l’Algérie vraisemblablement pour se soustraire à la justice. Comme le remarque A. de Mijolla, il aurait très bien pu servir sous les ordres du capitaine Rimbaud, futur père d’Arthur. Il revint au pays en 1855 pour s’occuper de la ferme, puis mourir prématurément au pays, Arthur ayant un an. C’est ainsi que Vitalie Cuif resta seule dépositaire des possessions paternelles — une ferme — dont elle hérita en 1858, date de la mort de son père Jean-Nicolas Cuif (Arthur étant alors âgé de quatre ans). Pour comprendre les liens de Vitalie avec son père il faut insister d’emblée sur l’intensité de l’amour œdipien de Vitalie. Agée de près de quatre-vingt ans, elle ira jusqu’à séparer dans le caveau de famille le couple de ses parents pour choisir de 25

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garder auprès d’elle ses enfants morts et la dépouille de son père dont elle inspectera les ossements. L’intensité de cet amour de Vitalie envers son père provenait-il de l’inassouvissement du premier amour envers sa mère, amour qui ne put jamais mûrir ? A l’adolescence, le vide que constituait cette première blessure d’amour put ainsi induire chez Vitalie un certain goût pour une mélancolie d’amour si propice à toute passion amoureuse comme à toute mystique religieuse. Peu de biographes relèvent ce point, mais il ne fait pas de doute que Vitalie ressentit une violente passion pour son mari, le capitaine Rimbaud14. Après avoir attendu de dépasser l’âge de la mort de sa mère, vingt-six ans, Vitalie Cuif se maria à vingt-huit ans, en 1853. Elle est décrite comme une femme sérieuse, extrêmement scrupuleuse et dévote, possédant une solide dot, le père possédant une ferme et des terres dans une commune voisine de Charleville : Roche, le lieu où Rimbaud revint toujours15. Frédéric Rimbaud

Dès ses six ans le père fut pour Arthur, « l’éternel absent », un être devenu sans substance, hormis dans la langue de la mère, et encore, puisqu’elle ne parlait jamais de lui !. Frédéric restera donc pour Arthur un nom associé à quelques souvenirs et à d’autres noms, ceux des villes de garnison et des pays dans lesquels il servit : l’Afrique, la Crimée, Strasbourg, Grenoble, Lyon, Cambrai, etc. Né le 7 octobre 1814, à Dôle, Frédéric Rimbaud apparaît comme un honnête militaire. Engagé volontaire à dix-huit ans comme simple soldat en 1832, il gravit les échelons de l’armée : sous-lieutenant en 1841, puis capitaine en 1852. Il prend sa retraite à Dijon en 1864 et meurt dans cette même ville en 1878. Son père, Didier Rimbaud, né à Dijon en 1786, marié à

14. Cf Cl. Jeancolas, Vitalie Rimbaud. Pour l’amour d’un fils, Paris, Flammarion, 2004. 15. Godchot (colonel), (1936), A. Rimbaud, ne variatur, Nice, p.21-30; voir aussi Berrichon P., (1912), Jean-Arthur Rimbaud le poète, Paris, Mercure de France.

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Dôle avec Catherine Taillandier le 27 juin 1810, eut plusieurs enfants dont Frédéric. Les origines de la famille du capitaine sont près de Dijon : le grand-père, Jean Rimbaud, y habitait et son propre père, Gabriel Rimbaux — l’orthographe change — vivait à Chantilly près de Dijon. Quittant définitivement femme et enfants vers quarante-cinq ans, Frédéric répéta le geste de son propre grand-père paternel, Jean Rimbaud, qui abandonna, à soixante et un ans, les siens lorsque le dernier-né, Didier, avait cinq ans : “... A quitté Dijon en 1792, il y a dix-huit ans, dans la saison de l’été actuel, et cela à la suite d’une querelle qu’il eut avec la dite Marguerite Brotte, sa femme, qu’il sortit de la maison, n’ayant pour tout vêtement qu’un gilet, sa culotte, son bonnet de nuit et ses souliers, sans bas ni habit, que l’on n’a jamais su ce qu’il était devenu depuis, ni eu de ses nouvelles directement ou indirectement le concernant...”, note un document que rapporte Ch. Bodenham qui conclut par ces mots : “Si le mariage tardif (vers les trente-sept ou trente-neuf ans) était ancré dans les mœurs des Rimbaud, le départ intempestif l’était également !”16. Quant à Frédéric Rimbaud, après avoir été successivement au 46ème régiment d’infanterie, puis au 3ème et 8ème bataillon de chasseurs, il est envoyé, en 1845, en Afrique dans un régiment d’élite (celui de Daumas, Walsin-Esterhazy, Bourbaki et Bazaine) qui va combattre Abd-El-Kader. Cet homme est curieux de toutes les sciences ainsi que de la langue et de la culture arabes. Comme le dit Ch. Bodenham, Frédéric Rimbaud faisait figure de “polymathe”, expression dont se servira Verlaine pour décrire Arthur (qui, lui-même, rêvera en Abyssinie, avoir un jour un fils ingénieur ou polytechnicien). Les liens occultes et souterrains existent donc du père au fils nous permettant de comprendre ces « fantasmes d’identifi-

16. Bodenham Ch., Rimbaud et son père, Paris, Les Belles-Lettres, 1992, p. 20.

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cation » d’Arthur à son père17. Ces fantasmes sont, sans aucun doute, à la mesure de la carence d’identification : ce sont des fictions tentant de combler le vide d’une absence (d’identification). Parmi ces fantasmes d’identification un des plus connus fut, l’année même de la mort de son père en 1878, la tentative d’Arthur de s’engager dans la marine américaine en écrivant au consul des Etats-Unis : “The untersigned Arthur Rimbaud Born in Charleville (France) - Age 23 - 5ft six heigt - Good healthy, Late a teacher of sciences and languages - Rently deserted from the 47° Regiment of the French army”. Inutile de préciser que le poète ne servit jamais au 47ème d’infanterie : seul son père y servit. Autre “lapsus” : en l’été 1880, l’employeur de Rimbaud à Aden, Alfred Bardey écrit qu’il a engagé un “homme de vingt-cinq ans, né à Dôle (Jura)”. Plus tard, Bardey rectifiera : “Ce n’est que longtemps après que j’ai appris qu’il était né à Charleville (Ardennes)”18. Toutefois, contrairement à ce qu’avança il y a quelques années A. de Mijolla, l’emprise du père Frédéric sur l’imagination du fils Arthur se dévoila antérieurement à tout départ en Afrique : elle transparaît d’ailleurs très fréquemment dans l’œuvre poétique elle-même. L’absence précoce du père aviva ainsi, jusqu’à Une saison en enfer, la question des origines : « Je me rappelle l’histoire de la France fille aînée de l’Eglise. J’aurais fait, manant, le voyage de terre sainte; j’ai dans la tête des routes dans les plaines souabes, des vues de Byzance, des remparts de Solyme (...). Je ne me souviens pas plus loin que cette

17. Dans ses textes (“La désertion du capitaine Rimbaud, enquête sur un fantasme d’identification inconscient d’A. Rimbaud” (1975), in Rev. fr. psychanal., 39, 3, p.427-458 et “L’ombre du capitaine Rimbaud”, Les visiteurs du moi, Paris, Les Belles-Lettres, 1981, pp.35-80), A. de Mijolla a fait l’hypothèse d’une “maladie de l’identification” chez Arthur Rimbaud. La deuxième partie de son existence, celle du départ et du séjour en Afrique, aurait relevé d’un “fantasme d’identification” au père Frédéric qui y fut en poste avant d’être marié. Le style d’écriture de Rimbaud en Afrique, certains “lapsus” confortent cette hypothèse que nous ne limitons cependant pas, quant à nous, à la deuxième partie de la vie. Dans l’œuvre poétique le “fantasme d’identification” au père apparaît bien souvent présent. La publication posthume de l’ouvrage de Ch. Bodenham apporte à ce sujet des éléments d’interprétation irréfutables : l’œuvre poétique de Rimbaud est “habitée”, dès le départ, par la présence paternelle (Ch. Bodenham, opus cité). 18. Borer A., Rimbaud en Abyssinie, Paris, Le Seuil, 1984.

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terre-ci et le christianisme. Je n’en finirais pas de me revoir dans ce passé. Mais toujours seul; sans famille; même, quelle langue parlais-je ? Je ne me vois jamais dans les conseils du Christ; ni dans les conseils des Seigneurs, — représentants du Christ. Qu’étais-je au siècle dernier : je ne me retrouve qu’aujourd’hui. »19 Mais de qui parle Rimbaud dans cette hantise du passé ? « Ma vie, à dix-huit ans, compte tout un passé »20. De quoi parle-t-il dans ce qu’Izambard appela chez lui “les vies antérieures”21, sinon simplement, des histoires de son père et de sa mère et du couple parental, histoires inventées à la hauteur des “blancs” et non-dits ? Une quête d’esprit l’animait comme celle qui mène à la mystique, à l’écriture, à la psychanalyse : “Nous allons à l’esprit”. Il faut comprendre ici que ces fictions poétiques sont des “oscillations métaphoro-métonymiques”22 et des fantasmes déguisés ayant pour fonction de réorganiser un tissu psychique auquel manque un élément organisateur, un objet interne : ici l’imago paternelle. Une des fonctions des fantasmes est en effet d’élaborer un lien avec l’objet en créant des liaisons avec l’objet interne 19. Rimbaud A., Une saison en enfer, O. C., p.94-95. Rappelons que Paterne Barrichon, beau-frère d’Arthur mais qui ne connut pas celui-ci, évoqua l’”atavisme féodal” dont le poète fut obsédé (P. Berrichon (1912), JeanArthur Rimbaud, le poète, p. 10). Izambard, professeur de lettres d’Arthur, écrivit quant à lui : “Et s’il évoque, comme des revenez-y d’une vie antérieure, certaines réminiscences des croisades, de la Jérusalem délivrée, des vues de Byzance, des remparts de Solyme, c’est justement pour transposer dans l’âme simple d’un manant des émotions que le Tasse, homme de cour, n’a su prêter qu’à de très huppés chevaliers” (Izambard G., (1946), Rimbaud tel que je l’ai connu, Paris, Mercure de France, pp. 200-1). A Charles Bodenham qui, citant dans la généalogie des ancêtres, les possibles - et improbables Raimbaud de Gascogne, d’Orange et de Vaqueras, dont Arthur eût pu connaître l’existence, nous préférons quant à nous comprendre ces vers en fonction de divers fantasmes d’identification au père militaire et orientaliste. 20. Rimbaud A., Lettre à G. Izambard du 25 août 1870, O. C., p. 238. 21. Rimbaud A., “Mauvais sang”, Une saison en enfer, O. C., p. 95. 22. G. Rosolato appelle “oscillation métaphoro-métonymique” des mécanismes esthétiques de création artistique en tenant compte des transformations et des relations par rapport à l’inconscient, les processus primaires et secondaires. La métaphore fait éclater la contiguïté mentale qui permet les “contacts” dans les réseaux métonymiques de la pensée. La substitution métaphorique produit des ruptures de contacts établis dans la langue maternelle. Rosolato G., (1974), La relation d’inconnu, Paris, Gallimard, pp. 52-80.

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(objet du fantasme) constitué par un processus d’absorption métaphorisée. En ce sens le fantasme est un organisateur symbolique en même temps qu’il est une structure de transformation des pulsions. Tout ceci amène à préciser que le fantasme, comme le psychique, appartenant à l’ordre du vivant, protège la vie somatique en métaphorisant des scènes, des affects, des émotions plus ou moins violents, culpabilisants et désorganisants. A défaut, ils peuvent s’incarner dans le soma.”23 On peut dès lors avancer que Rimbaud recrée, par le texte qui fétichise le fantasme24, un objet intérieur qui lui manque : son père. En ce sens le travail poétique reconstitue une réalité psychique absente de la même manière que l’interprétation du psychanalyste reconstitue le tissu psychique blessé, troué, refoulé de son patient, par la création d’un sens absent resté jusque-là à l’état de potentialité, de “totipotentialité” à la fois chargé d’entropie pour le psychisme25 et de potentialités désorganisatrices pour les fonctions physiologiques. Par ailleurs, au-delà des lapsus et actes manqués d’Arthur portant sur son fantasme d’identification au père, remarquons certaines coïncidences inter-générationnelles entre père et fils : 23. Perron-Borelli M., (1994), « Fonction du fantasme : élaboration des liens à l’objet », Rev. fr. psychanal., 2, 533-547 (p. 544) et Dynamique du fantasme, Paris, PUF, 1997. 24. Le fantasme a la fonction biologique de réorganiser les différentes fonctions pulsionnelles en raison de la contrainte (Réel, Surmoi, parents). Rappelons que dans les systèmes fonctionnels biologiques, l’émergence d’un niveau d’organisation supérieur se réorganise à la faveur de contraintes. Cellesci diminuent l’entropie, l’organotropie permettant la création d’auto-associations fonctionnelles nouvelles réorganisant les fonctions d’un système physiologique vers un niveau évolutif plus élevé et plus complexe (Chauvet G. (1997), La vie dans la matière, Flammarion, pp. 198-210.) En ce sens l’hallucination négative apporte une néguentropie nécessaire à la psyché pour qu’elle installe un niveau d’organisation permettant la représentation. Relevons que Chauvet met en avant, dans le principe d’auto-association fonctionnelle, un principe de cohérence vitale proche de ce que Freud a appelé les pulsions de vie ou Eros. 25. Précisons qu’en biologie on appelle totipotence ou métagenèse, un cycle de reproduction au cours duquel alternent les deux modes de reproduction, sexuée et asexuée, par exemple parthénogénétique : la totipotentialité désigne également cette capacité d’une cellule à reproduire à elle seule l’organisme, la bouture en étant un exemple (phénomène biologique à rapprocher de celui des néologismes). Ainsi la parole (de l’analysant, du poète) “sexionne” une totipotentialité propre aux fantasmes inconscients pouvant aller jusqu’à s’incarner somatiquement.

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– c’est à vingt-sept ans que Frédéric gagna son nouveau régiment à Oran pour passer près de huit ans en Algérie, dont trois ans dans le Sahara. Or, c’est à partir de l’âge de vingt-six ans que son fils Arthur vivra lui aussi en Afrique, en Abyssinie; – comme l’a bien remarqué Ch. Bodenham dans son ouvrage, Frédéric Rimbaud était un linguiste auquel l’armée faisait confiance comme traducteur ou interprète. Il connaissait l’arabe, le latin sûrement, et, semble-t-il, avait des notions d’anglais. Arthur, qui avait fait de remarquables études de grec et de latin, parlait l’anglais et l’arabe et aussi un peu l’allemand; – le père et le fils avaient le même goût pour les voyages et les lectures. Dans ses articles, Frédéric cite les sources les plus variées : Voltaire, Quinte-Curce, le marquis de Lafayette. A vingt-six ans Arthur lisait aussi bien la Bible que le Coran, dévorait les dictionnaires médicaux, s’enthousiasmait pour les classiques. Une fois en Afrique, il réclama aux siens les manuels techniques les plus divers. Comme le capitaine Rimbaud, Arthur se référait donc au Coran et se passionna pour les sciences naturelles au point que l’on peut se demander, avec Ch. Bodenham, si le grenier dont il parle dans « Vies III » (Illuminations) ne fut pas celui où s’entassèrent les papiers, livres et notes de son père : “Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans, j’ai connu le monde, j’ai illustré la comédie humaine (...) Dans une magnifique demeure cernée par l’Orient entier j’ai accompli mon immense œuvre et passé mon illustre retraite.”26 ; “Je retournais à l’Orient et à la sagesse première et éternelle (…) sagesse de l’Orient, la patrie primitive ?”27. Les livres du père, la traduction du Coran (avec texte arabe au regard), L’éloquence militaire, la Correspondance militaire et aussi un livre de guerre “remarquable par un grand nombre de plans et par des épisodes se rattachant aux expéditions d’Algérie, de Crimée et d’Italie” dont parle Isabelle28, furent-ils détruits dans l’incendie de la maison de Roche en 1917 ou ontils été emportés par des soldats allemands pendant la guerre ? 26. « Vies III », Illuminations, O. C., p. 129. 27. « L’impossible », Une saison en enfer, O. C., p. 113. 28. Lettre d’Isabelle à Ch. Houin et Jean Bourguignon, février 1892, O. C., pp. 813-4.

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Quoiqu’il en soit, on doit à Ch. Bodenham d’avoir éclairé le portrait de Frédéric Rimbaud en Afrique de 1845 à 1850. Au vu de ces recherches, il apparaît que le père du poète fut un esprit ouvert, curieux, écrivain et journaliste en même temps que linguiste et ethnologue observant le plus objectivement possible les mœurs des indigènes ou les coutumes locales. Plus tard, à Dijon, dans les années 1870-75 — celles de l’éclosion du talent d’écriture de son fils — le capitaine en retraite écrira nombre d’articles patriotiques ou de pamphlets dans le Progrès de la Côte d’Or, articles signés rarement de son nom, mais plutôt “F”, “R”, “F. R. “ ou encore “Effer”. C’est encore un de leurs points communs : Frédéric et Arthur eurent tous deux une grande pudeur en ce qui concerne la publication de leurs œuvres. Concernant les publications d’Arthur, toutes à compte d’auteur, il n’y eut que « Les étrennes des orphelins », « Premières soirées », « Les corbeaux » et, à la fin de sa période poétique, Une saison en enfer, à se voir imprimées. Arthur Rimbaud préféra se faire reconnaître par ses pairs (pères) — en premier lieu Banville — plutôt que des éditeurs et du public... L’épisode africain de Frédéric Rimbaud

Que savons-nous de la période africaine du capitaine Rimbaud ? Alger avait été prise en 1830. Jusqu’à la capture d’Abd-El-Kader, au Nouvel An 1847, il s’écoula quinze années pendant lesquelles, notamment en Oranais, le pouvoir français, avant de s’affirmer, fut longtemps menacé. Les bureaux arabes où fut affecté Frédéric jouèrent un rôle non négligeable dans la conquête29. C’est dans celui de Sebdou, qui dépendait de Tlemcen, que le lieutenant Rimbaud fut le seul officier de 1847 à 1850. Sebdou n’était pas un lieu de tout repos ; son importance stratégique était réelle à un moment où Abd-ElKader cherchait à rallier les forces dissidentes de l’Ouest algérien. Le prédécesseur de Frédéric Rimbaud, le lieutenant de Dombasle, avait été tué dans une embuscade, en 1845, en même temps que le capitaine Billot, commandant du poste. 29. Mijolla A. (de), (1981), “L’ombre du capitaine Rimbaud”, Les visiteurs du Moi, Paris, Les Belles-Lettres, p. 43.

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Comme officier des bureaux arabes, Frédéric Rimbaud appartenait à l’élite de l’armée. Il était aussi un esprit curieux de toutes choses et fit œuvre d’historien et de traducteur. Comme l’a relevé A. de Mijolla, il faut souligner la qualité des informations et la précision de style de ses rapports militaires bimensuels, mais aussi de ses articles de L’Echo d’Oran. Ch. Bodenham apporte des informations précieuses sur ces documents et leur influence sur la genèse de l’œuvre poétique du fils esseulé. A titre d’exemple de la curiosité toute ethnographique du père, relevons l’hypothèse que fit Ch. Bodenham de contacts possibles entre Frédéric Rimbaud et un marabout. Or, Abd-El-Kader qu’il avait combattu devait une bonne partie de son prestige à sa qualité d’homme saint. Il se trouve que ce que l’on peut considérer comme le premier grand poème d’Arthur, deux ans avant les Lettres du Voyant, célèbre précisément la gloire du chef algérien sous l’identité du héros Jugurtha30. L’Echo d’Oran avait célébré dans ces termes la réd30. Devenu maître du royaume africain taillé autrefois par Scipion, Jugurtha crut pouvoir régner à sa guise sans tenir compte de Rome qu’il méprisait. Pendant une guerre qui dura sept ans (de 111 à 105 av. J.-C), il devint le seul souverain de la région en assassinant son cousin Hiempsal, puis en attaquant et tuant son autre cousin Adherbal que les Romains avaient rétabli dans ses droits. Après avoir soudoyé un général romain, Calpurnius Bestia, il envahit la Numidie et défia le pouvoir romain. Les généraux Metellus, puis Marius devenu consul, auront raison de lui. Il mourra de faim et de froid dans une prison romaine de Mamertine. Ci-après on trouvera la traduction en français du début du poème du jeune Rimbaud, établie par Marc Ascione in Le Magazine littéraire, « Retour aux Latins », n° 285, février 1991, pp.46-9. Dans les monts d’Algérie, sa race renaîtra : Le vent a dit le nom d’un nouveau Jugurtha… Du second Jugurtha de ces peuples ardents, Les premiers jours fuyaient à peine à l’Occident, Quand devant ses parents, fantômes terrifiants, L’ombre de Jugurtha, penchée sur son enfant, Se mit à raconter sa vie et son malheur : « O patrie ! O la terre où brilla ma valeur ! » Et la voix se perdait dans les soupirs du vent. « Rome, cet antre impur, ramassis de brigands, Echappée dès l’abord de ses murs qu’elle bouscule, Rome la scélérate, entre ses tentacules Etouffait ses voisins et, à la fin, sur tout Etendait son Empire ! Bien souvent, sous le joug

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dition d’Abd-El-Kader : « C’est désormais un fait accompli, un événement passé à l’état d’Histoire, le Jugurtha moderne a vu le terme de sa carrière. » A ce sujet, Ch. Bodenham remarque (op. cit., p. 46) : « Il est donc raisonnable de penser que le fils a pu découvrir son allusion Jugurtha/Abd-El-Kader en feuilletant les papiers laissés par son père dans la maison familiale. »31 De fait dans ce poème en vers latins, il apparaît clairement que le jeune Arthur, âgé seulement de 14 ans et demi, et dans les limites des contingences et contraintes scolaires, présente une composition latine riche de ressources stylistiques et rhétoriques où il est question du héros algérien que son père avait connu. Ce qui nous intéresse est la projection des conflits et fantasmes inconscients dont est l’objet ce texte “sur commande”. Révolutionnaire déjà, Rimbaud parle en latin d’une actualité politique brûlante, celle de la colonisation en Algérie, profitant de cette tribune pour faire l’éloge de la révolte ! L’originalité de Rimbaud apparaît ainsi d’avoir transformé son sujet à la faveur d’une analogie entre Jugurtha et son lointain descendant Abd-El-Kader. On pliait. Quelquefois, les peuples révoltés Rivalisaient d’ardeur et, pour la liberté, Versaient leur sang. En vain ! Rome, que rien n’arrête, Savait exterminer ceux qui lui tenaient tête !… » Dans les monts d’Algérie, sa race renaîtra : Le vent a dit le nom du nouveau Jugurtha… De cette Rome, enfant, j’avais cru l’âme pure. Quand je pus discerner un peu mieux sa figure, A son flanc souverain, je vis la plaie profonde !.. - La soif sacrée de l’or coulait, venin immonde, Répandu dans son sang, dans son corps tout couvert D’armes ! – Et la putain régnait sur l’univers ! A cette reine, moi, j’ai déclaré la guerre. J’ai défié les Romains sous qui tremblait la terre ! » Dans les monts d’Algérie, sa race renaîtra : Le vent a dit le nom d’un nouveau Jugurtha… 31. Dans son enquête, Ch. Bodenham a montré qu’un rapport de juin 1880 du lieutenant Lagardère, successeur de Frédéric Rimbaud à Sebdou, réclamait la restitution de livres disparus de la bibliothèque de la garnison. Le lieutenant Rimbaud n’était pas le seul concerné dans cette disparition : étaient cités le général Daumas, Walzin-Estherhazy et le capitaine-écrivain C. Richard.

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C’est donc dans l’identification au héros Jugurtha, dans l’actualité de l’époque — la colonisation de l’Algérie — et dans l’œuvre historique de Salluste, La Guerre de Jugurtha, que le jeune Arthur puise son inspiration. Il rêve du héros Jugurtha et dans d’autres poèmes de collégien, il s’identifie aussi à Hercule (“Combat d’Hercule et du fleuve Acheleos”, 1869) et à Jésus (“Tempus erat quo Nazareth habitabat Iesus...”, 1870). A l’exception d’Hercule, le trait commun de ces figures historiques ou mythiques fut leur volonté de s’opposer à Rome, à la puissance tutélaire de l’époque. Rome, la perfide, “la goulue”, “la putain”, “cet antre impur” est et reste la métaphore de la mère “séduite” par le péché sexuel, le père : “Rome qu’enfant j’avais cru l’âme pure”, écrit Rimbaud comme s’il parlait de sa mère ... Est-ce donc à lire très jeune d’autres extraits de l’Écho d’Oran et des ouvrages rapportés par le père, que le génie poétique a puisé les sources de sa voyance ? Si c’est le cas, et manifestement ça l’est, le fantasme d’identification au père apparaît bien antérieur au départ en Afrique. Il se pourrait également que, dans ce cas comme dans d’autres, la langue latine, langue non comprise de la mère, ait servi à exprimer plus facilement qu’en français, certains fantasmes d’Arthur. Langue souche et protomaternelle, cette langue latine n’est-elle point celle du sacré comme de l’outrage, c’est-à-dire “la langue où l’obscénité se désire le plus”?32 Si on rappelle à ce propos que pour Freud le refoulement est “défaut de traduction”, il ressort que toute traduction d’une langue vers une autre voit se faciliter une levée, au moins partielle, du refoulé. A l’abri de la censure maternelle, cette langue des pères qu’était le latin pourrait avoir donné chez le très jeune Rimbaud l’outil et le « code » subversif permettant de dire l’indicible en contournant la censure et les clivages maternels. Enfin cette “langue sacrée” s’avérera peut-être le premier véhicule permettant à Arthur de se sauver du mal sacré qu’était une virtuelle hystéro-épilepsie (dans laquelle l’hallucination de mot peut parfois être décrite). En attendant, pour le jeune Rimbaud, comme pour les adolescents que furent S. Freud ou T. E. Lawrence, les conflits de 32. Quignard P., (1994), Le sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, p. 260.

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Hannibal, Jugurtha, Masséna ou Abd-El-Kader contre leurs puissances tutélaires respectives, permirent une “mise en scène” de leurs propres conflits œdipiens. Ils se verront euxmêmes des héros : “Le vent a dit le nom d’un nouveau Jugurtha”. Le “fantasme d’identification” d’Arthur à son père Frédéric qu’évoque A. de Mijolla, prend ainsi sa source dans le nécessaire conflit œdipien lui-même. Le fils œdipien et insoumis, le “fils du soleil” prendra modèle sur le héros rebelle algérien, le nouveau Jugurtha. Faute de pouvoir s’opposer au père, celui-ci étant absent, le fils en proie à l’Œdipe s’identifiera à celui qui s’y est opposé. Le “fantasme d’identification au père”, Frédéric Rimbaud, a donc un précurseur passablement œdipien : le fantasme d’identification au rival paternel. Il résulte de ceci qu’Arthur, dans ses poésies, surtout les premières, se dépeint tel qu’il a été ou tel qu’il aurait souhaité être, mélangeant ses fantaisies à celle d’un personnage inventé : son père. A titre d’exemple, « Ma Bohême »33 ne fut pas tant le récit d’une escapade réalisée en septembre et écrite en octobre 1870, mais bien, comme l’avance Ch. Bodenham, celui de réminiscences de lectures d’enfance et un voyage d’imagination (réalisé plus tard sur les routes d’Europe). On oublie d’ailleurs généralement la précision que Rimbaud a donnée au début de son sonnet : Fantaisie ... c’est-à-dire fiction. : “Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées;/Mon paletot aussi devenait idéal;/J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal;/Oh là! là! que d’amours splendides j’ai rêvées !//Mon unique culotte avait un large trou./— Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course/Des rimes. Mon auberge était à la Grand-Ourse./— Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou//Et je les écoutais, assis aux bords des routes (...) » Le fils endosse ici l’épopée imaginée du père en Algérie au fil des lectures d’ouvrages sur les Arabes comme Les Nuits persanes d’Armand Renaud (paru en 1870), ouvrage que Rimbaud a lu puisqu’il en fait allusion dans sa lettre du 12 juillet 187134. Comme le note Ch. Bodenham, « l’humour attendri de « Ma Bohème » était déjà présent dans les Nuits persanes »: “Qui peut savoir d’où je viens ? Du lointain/Quand je partis ? le soir ou 33. Rimbaud A., « Ma bohème », O. C., p. 35. 34. Rimbaud A., O. C., p. 256 et p. 1078.

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le matin. (...)/ Quels trésors j’ai ? J’ai plus que bien d’autres,/Un luth sans cordes et trois pièces d’étain”. Quant à la GrandeOurse, elle a été tissée chez Renaud par l’araignée de son imagination vagabonde: “Sans prendre un denier dans ma bourse,/Elle tissera la Grande-Ourse/Et les Pléiades, si je veux/Et j’aurai cette joie immense/De sentir un ciel qui commence/Aux racines de mes cheveux”. (Ch. Bodenham, op. cit., p. 86). Cette lecture a sans doute largement influencé le poème de la même époque « Sensation », qui est probablement aussi une réminiscence de l’ouvrage du psychiatre (ou aliéniste), Michéa, Le délire de sensation, lu à la Bibliothèque de Charleville, Arthur, à l’instar de son père, aimant à dévorer les ouvrages scientifiques, en particulier médicaux. : « Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,/Picoté par les blés, foulé l’herbe menue :/Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds./Je laisserai le vent baigner ma tête nue.//Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :/Mais l’amour infini me montera dans l’âme, /Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,/Par la Nature, — heureux comme avec une femme. »35 On sent ici l’animisme sexuel typique de l’adolescence (re)sexualisant et sensorialisant la nature environnante d’une libido en quête d’objet et cela d’autant plus que chez Rimbaud elle était devenue trop tôt sans objet paternel et restée nostalgiquement flottante. A défaut d’objet paternel, puis de jeunes filles à aimer, cette libido se tourna d’autant plus vers les sensations affectives que l’écriture pouvait mettre en scène des amours imaginaires pour des jeunes filles, vécus, le plus souvent semble-t-il, de manière très furtive. A propos de ces deux poèmes on peut encore citer le passage d’une Anthologie arabe que le jeune Arthur a dû lire : “Combien de fois nous avons vu ces hommes patients dans l’adversité, se mettre en voyage, le matin et le soir, sans posséder un dirham; passer les nuits, à cause de leur état malheureux, à contempler les étoiles; et cependant avoir le rire sur les lèvres et la sérénité sur le front”36. 35. Rimbaud A., O.C., p. 6. 36. Grangerêt de Lagrange J., Anthologie arabe, ou choix de poésies arabes inédites, Paris, Imprimerie Royale, pp. 65-66., cité par Ch. Bodenham, op. cit., p. 85.

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Relevons par ailleurs que le journal L’écho d’Oran avait publié à de nombreuses reprises des études sur les marabouts. Ainsi, en date du 5 août 1848 on lit : “On sait aujourd’hui de quelle foi aveugle, de quel respect dévoué, de quelle vénération profonde, sont entourés en Orient, et particulièrement chez les Arabes, peuple exalté et fanatique, ces espèces de religieux appelés marabouts, principalement répandus dans le nord de l’Afrique, et dont le nom (mraboth, lié) (...) signifie hommes liés à Dieu”. Comme le remarque Ch. Bodenham le message du marabout possède un élément apocalyptique et messianique dont l’accent se fera entendre aussi bien dans certains rapports du capitaine Rimbaud (comme celui sur “Les sauterelles à Sebdou”) que dans les poésies du fils : “Qu’est-ce pour nous, mon cœur, que les nappes de sang/Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris/De rage, sanglots de tout enfer renversant/Tout ordre ; et l’Aquilon encor sur les débris/Et toute vengeance ? Rien !... - Mais si, toute encor,/Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats,/Périssez ! Puissance, justice, histoire, à bas !/ Ça nous est dû. Le sang ! le sang ! La flamme d’or//Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur,/Mon esprit ! Tournons dans la Morsure : Ah ! Passez,/Républiques de ce monde ! Des empereurs,/Des régiments, des colons, des peuples, assez ! (“Vers nouveaux et chansons”, 1872, O.C., p. 71). Or, ces “horribles renversements”, le “tout renversé”, les “flux de sang” et les “désordres” sont clairement évoqués par l’orientaliste Ch. Richard, camarade de Frédéric à Alger, dans son Etude sur l’insurrection de Dhara (1845-46) (Alger, 1846). Ainsi des marabouts-guerriers (Abd-El-Kader) ou des rebelles comme Moule Sâa, Arthur glissera en 1871 au poète-messie-voyant37 d’Occident subvertissant les valeurs catholiques de la bourgeoisie. A cette date en effet, à l’instar, du « Bateau ivre » tout chavire chez l’adolescent Rimbaud : après avoir été imprégné de belles-lettres et de religion, sa rébellion balaie toute autorité essentiellement maternelle, entraînant avec elle les « autorités religieuses » de l’islam et du catholicisme. “Les 37. Marabout-prophète qui se battit en 1846 contre Charles Richard, ami du capitaine Rimbaud, in Ch. Bodenham, opus cité, pages 37 et 48.

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visions politiques et religieuses des marabouts se retrouvent dans l’œuvre d’Arthur Rimbaud (...). Rimbaud voit et juge l’Europe de son temps comme les officiers des bureaux arabes voyaient et jugeaient le monde des civils et des militaires” (Ch. Bodenham, op. cit., p. 40). Au mythe du guerrier-marabout et autres adeptes du soufisme qui vivent leur force dans l’extase de la révélation et du don à Dieu, Arthur écrit à propos du poète dans La lettre du Voyant du 15 mai 1871 à G. Izambard : “Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi (...). Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs.” Plus tard, en 1872-74, les réminiscences du Coran paternel se retrouveront encore dans Une saison en enfer : “... je ne songeais guère au plaisir d’échapper aux souffrances modernes. Je n’avais pas en vue la sagesse bâtarde du Coran...”. Et, sans compter ces vers esseulés et sans titre : “(...) Quand s’arrêta la caravane d’Iran à la fontaine de Crésiphon, elle fut au désespoir de la trouver tarie. Les uns accusèrent les mages, les autres les imams. Les chameliers s’unirent en imprécations (...). Ils s’étaient mis en route depuis plusieurs lunes avec (...) chargement d’encens, de myrrhe et d’or. Leur chef s’écria (...) décida de supprimer (...) Certains acceptèrent” (O.C., p.222-23). Ensuite, Rimbaud courut vivre ses rêves, traverser ses fantasmes d’identification. Ainsi, le fameux “Je est un autre”, dont nous n’épuisons pas ici toutes les interprétations, provient en partie de réminiscences de lecture de journaux à la bibliothèque de Charleville ou dans le coffre abandonné du père, lectures concernant ces marabouts-prophètes illuminés engagés dans la lutte contre les Français; il provient aussi de réminiscences de lecture des mystiques soufis ainsi que de celles des dictionnaires médicaux sur les maladies mentales. Encore fallait-il que ces connaissances viennent remplir une souffrance psychique particulière, celles d’un manque de l’autre : le père. 39

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Scènes familiales et amour perdu « Il y a une horloge qui ne sonne pas. » « Enfance », Les Illuminations

Rapatrié en France en 1850, Frédéric Rimbaud est ensuite promu capitaine au moment où son propre père, Didier Rimbaud, meurt à Dôle, sa ville de naissance, le 18 mai 1852. Au mois d’octobre suivant, il se trouve affecté à Mézières. Comme le note A. de Mijolla, toutes les circonstances du destin, y compris ce deuil de six mois, sont réunies pour qu’il rencontre et, trois mois après, épouse à Charleville, le 8 février 1853 Marie-Catherine-Félicité-Vitalie Cuif. Il a trente-sept ans et demi, elle vingt-huit lorsqu’elle mettra au monde le frère aîné d’Arthur à la fin de cette même année, le 2 novembre. On peut se demander sans pouvoir y apporter de réponse si la prude et croyante Vitalie avait “fauté” juste avant le mariage. Par ailleurs relevons cette troublante coïncidence touchant les âges : Frédéric, le père, avait trente-sept ans lorsqu’il rencontra et mit enceinte Vitalie. Or, trente-sept ans fut l’âge que ne put dépasser Rimbaud. A l’âge où son père s’unissait à sa femme Vitalie, Arthur Rimbaud s’unissait ainsi non à une femme mais à la mort/à la mère (?). L’union incestueuse génératrice de confusion des générations avait été fantasmé par Arthur dans deux de ses vers sans titre, débutant et clôturant un poème perdu qui en comptait vingt ou trente d’après E. Delahaye : ”Brune, elle avait seize ans quand on la maria/Car elle aime d’amour son fils de dixsept ans”38. Etrange, ce poème d’inceste et l’âge des protagonistes ! Le fils a l’âge de Rimbaud ou presque et la mère l’âge qu’aurait eu la jeune fille dont Delahaye dit qu’elle fut, à ce moment-là, le grand amour de Rimbaud39. Concernant le caractère du capitaine Rimbaud relevons ce qu’en disait Paterne Berrichon (mari d’Isabelle Rimbaud) qui ne connut pas son beau-père mais recueillit les souvenirs de sa 38. Rimbaud A., “Bribes”, O. C., p. 220. 39. Steinmetz J. -L., (2002), Les femmes de Rimbaud, Paris, Zulma, p. 50.

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femme et de sa belle-mère : « C’était un homme de taille moyenne, blond, au front haut, aux yeux bleus, au nez court et légèrement retroussé, à la bouche charnue; portant à la mode de ce temps-là, la moustache à l’impérial. Il avait le caractère mobile : indolent et violent tour à tour. Est-ce aux bureaux arabes qu’il avait contracté son humeur peu paternelle et qui se démontrait surtout en présence des derniers-nés ? Toujours est-il que sa femme, chaque fois qu’un enfant allait lui naître, quittait momentanément le foyer conjugal pour aller réfugier sa maternité auprès de son père. Et cela explique comment Jean-Arthur Rimbaud, de même que son frère et deux de ses sœurs, naquit chez son aïeul. » On sait que le capitaine fut affecté à Lyon trois mois après son mariage. Enceinte, Vitalie resta à Charleville et mit au monde, neuf mois après le mariage, son premier fils, Frédéric, garçon à qui on donna le prénom de son père et que Vitalie aima moins que son Arthur, plus brillant intellectuellement. Le capitaine Rimbaud n’obtint une permission pour voir son enfant que deux mois plus tard. Evidemment, neuf mois plus tard, Vitalie fut à nouveau enceinte, cette fois de Jean-Nicolas Arthur, le poète. Quelques semaines après sa naissance, le père étant reparti et sa mère occupée dans la ferme familiale, Arthur fut placé en nourrice, à la frontière belge, chez une famille accusée rapidement par la mère Rimbaud de voler les habits de son bébé. Faut-il voir dans cette accusation le détournement, sur un tiers, de la culpabilité d’avoir “abandonné” son enfant ? N’y a-t-il pas là la trace d’une première expérience traumatique pour Arthur, celle du premier vertige de “mort psychique” ? Et bien que l’abandon paternel n’y soit pas étranger, n’est-ce pas le déni d’une culpabilité de l’abandon maternel que plusieurs fois Rimbaud mit en scène avec le thème récurrent de l’enfant abandonné ? Ce thème est-il d’ailleurs étranger aux fantasmes de Vitalie elle-même, orpheline de mère ? N’est-ce pas de ses propres souffrances, vécues à l’aube de sa vie psychique, mais ajoutées et confondues à celles de l’enfance de sa mère, dont parle Arthur dans « Les étrennes des orphelins » ? : « Or les petits enfants, sous le rideau flottant,/Parlent bas comme on fait dans une nuit obscure./Ils écoutent, pensifs, comme un lointain murmure.../Ils tressaillent souvent à la claire voix d’or (...)/- Puis la 41

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chambre est glacée... on voit traîner à terre,/Epars autour des lits, des vêtements de deuil (...)/ On sent, dans tout cela, qu’il manque quelque chose.../Il n’est donc point de mère à ces petits enfants, /De mère au frais sourire, aux regards triomphants ? (...)/- Le rêve maternel, c’est le tiède tapis,/C’est le nid cotonneux où les enfants tapis, (...)/Dorment leur doux sommeil plein de visions blanches ! .../Et là, c’est comme un nid sans plumes, sans chaleur,/Où les petits ont froid, ne dorment pas, ont peur;/Un nid que doit avoir glacé la bise amère...//Votre cœur l’a compris : - ces enfants sont sans mère. (...) » Ce poème a été l’objet de multiples interprétations. Nous renvoyons ici le lecteur à l’ouvrage déjà cité de S. Murphy (p. 25-49). Ce poème, d’un adolescent de quinze ans et demi, est remarquable à plus d’un titre : le premier est l’âge précoce de l’auteur et le second est d’avoir été publié, Arthur cherchant là une reconnaissance de ses pairs/pères. S. Murphy y décèle le plaisir du canular, de la parodie, si fréquents chez Rimbaud, mais lui permettant la décharge d’une tension dramatique. Ce texte relèverait également d’une technique intertextuelle dont l’une des inspirations serait « Les enfants trouvés » de F. Coppée et « Les Pauvres Gens » de Victor Hugo. Il me semble, quant à moi, que ce procédé - faire un poème à partir d’autres - permit au jeune Arthur de trouver et de subvertir des discours (“versus”) provenant de Maîtres là où l’absence de discours du père ne pouvait que conduire à un vide psychique effrayant. Le conflit œdipien se régla donc par textes interposés. Nous l’avions relevé plus haut, ce poème a encore ceci de remarquable qu’il montre une épouvantable mystification. Les enfants prennent en effet pour des étrennes les couronnes mortuaires où l’on peut lire “À NOTRE MÈRE”. Ainsi ces enfants sont des enterrés vivants, des morts-vivants, victime d’un traumatisme qui ne peut se déguiser malgré tous les subterfuges possibles. Dès lors si ce poème révèle l’absence du père Frédéric, il permet de mettre également en scène l’enfance de la mère et rend possible une double opération matricide symbolique : tuer sa mère et tuer la mère de sa mère : le fantôme (Marie-Louise-Félicité Cuif, mère de Vitalie). Comme tout poème - ou tout symptôme psychique – ce texte est surdéterminé: il est autant question ici des réminiscences de 42

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l’enfant Rimbaud, de souvenirs refoulés de sa mère et de scènes vécues aussi dans le quartier pauvre de Charleville (celui dont parle « Les Poètes de sept ans »). La même surdétermination de l’abandon apparaît également dans « Les effarés » (1870): « Noirs dans la neige et dans la brume,/Au grand soupirail qui s’allume,/Leurs culs en rond/A genoux cinq petits, - misère ! /Regardent le boulanger faire/Le lourd pain blond ... (...)/ Ils sont blottis, pas un ne bouge,/Au souffle du soupirail rouge,/Chaud comme un sein. (...)/Que ce trou chaud souffle la vie,/Ils ont leur âme si ravie/Sous leurs haillons (...) De même dans « Les déserts de l’Amour »40 qui paraît daté de fin 1871 ou de mars-avril 1872 (après un retour à Charleville suivant une première rupture avec Verlaine) et qui relate le rêve d’une relation amoureuse avec une/deux femme(s) inaccessibles (une servante et une mondaine) : “Ces écritures-ci sont d’un jeune, tout jeune homme, dont la vie s’est développée n’importe où ; sans mère41, sans pays, insoucieux de tout ce qu’on connaît, fuyant toute force morale, comme furent déjà plusieurs pitoyables jeunes hommes. Mais, lui, si ennuyé et si troublé, qu’il ne fit que s’amener à la mort comme à une pudeur terrible et fatale. (…) Moi, j’étais abandonné dans cette maison de campagne sans fin : lisant dans la cuisine, séchant la boue de mes habits devant les hôtes (...) ému jusqu’à la mort par le murmure du lait du matin et de la nuit du siècle dernier (…) J’étais dans une chambre très sombre : que faisais-je ? Une servante vint près de moi : je puis dire que c’était un petit chien : quoiqu’elle fût belle, et d’une noblesse maternelle inexprimable pour moi : pure, connue, toute charmante ! Elle me pinça le bras. Je ne me rappelle même plus bien sa figure42 (…) Cette fois, c’est la Femme que j’ai vue dans la Ville et à qui j’ai parlé et qui me parle (…) Alors la femme disparut. Je versai plus de larmes que Dieu n’en a pu jamais demander.” Répétons-le, l’abandon maternel (placement en nourrice) sera redoublé d’un, sinon deux, après-coups : l’abandon pater-

40. O. C., pp.160-1. 41. C’est moi (G. P.) qui souligne. 42. Le fait qu’il s’agisse d’une jeune femme dont Rimbaud ne se souvienne plus du visage tend à nous faire penser qu’il s’agit d’un fantasme sexuel, celui-ci ayant souvent cette caractéristique.

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nel, et, au moment de l’écriture de la poésie, l’abandon d’une « petite amoureuse ». En mars 1855, le capitaine part pour la guerre de Crimée. Ayant quitté Arthur à cinq mois, il ne le retrouve qu’un an et demi plus tard, en septembre 1856, avant de devoir repartir pour Grenoble où il vient d’être affecté. En cette circonstance à nouveau, neuf mois plus tard, Vitalie met au monde un enfant, Victoire-Pauline-Vitalie, qui meurt à l’âge de trois mois. Entre deux et trois ans, à l’âge où il apprend à marcher et à parler, Arthur assiste ainsi au retour d’un père auréolé de sa guerre en Crimée et de sa vie aventureuse en Algérie, à la naissance puis au décès précoce d’une sœur. Episodes chaotiques et culpabilisants vécus loin d’un père qui résidait à Grenoble et ne revint en permission qu’en septembre 1857. Or ces événements ne pouvaient que laisser des traces désordonnées et des vertiges dont témoigne, en partie, « Le bateau ivre ». Six mois après cette nouvelle permission naît en juin 1858 JeanneRosalie-Vitalie (qui mourra en 1875, à dix-sept ans), Frédéric repartant cette fois pour Dieppe, puis Strasbourg. Trois semaines après qu’Arthur a vu arriver sa troisième sœur en juin 1858, et toujours pendant l’absence du capitaine, c’est le grand-père, Nicolas Cuif, seule figure paternelle stable, qui meurt. Arthur a alors quatre ans et sa mère est dans un grand désarroi : son mari est absent et son père auquel elle était très attachée affectivement - le seul homme et le seul parent depuis la mort de sa mère - disparaît. Maintenant propriétaire de la ferme, Vitalie confie ses enfants à une voisine et, après les moissons, retrouve son mari quelques jours en Alsace. Résulte de cette rencontre une grossesse – la dernière celle d’Isabelle (Frédérique-Marie-Isabelle). De retour dans les Ardennes, Vitalie, du fait de sa grande famille de quatre enfants, est contrainte de louer un appartement plus vaste dans un quartier populaire de Charleville. Si ce quartier fut pour elle synonyme de déchéance sociale, il reste dans la mémoire de Rimbaud le souvenir d’un endroit chargé de fraternité en même temps que de sourdes et instinctuelles brutalités qui apparaissent dans « Les effarés » ou « Les poètes de sept ans ». Concernant les rapports vifs et passionnels qu’entretenaient son père et sa mère, Arthur fit part un jour à son ami E. Delahaye d’un souvenir tenace : “Arthur Rimbaud avait six 44

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ans. Il lui restait le souvenir de ce qui fut sans doute la dernière altercation conjugale où un bassin d’argent, posé sur le buffet, jouait un rôle qui a frappé son imagination pour toujours. Le papa, furieux, empoignait le bassin, le jetait sur le plancher où il rebondissait en faisant de la musique, puis il le remettait en place et la maman, non moins fière, prenait à son tour l’objet sonore et lui faisait exécuter la même danse pour le ramasser aussitôt et le replacer avec soin là où il devait rester. Une manière qu’ils avaient de souligner leurs arguments et d’affirmer leur indépendance. Rimbaud se rappelait cette chose, parce qu’elle l’avait amusé beaucoup, rendu peut-être un peu envieux car lui-même aurait tant voulu jouer à faire courir le beau bassin d’argent !” Cette scène, souvenir vivace et souvenir-écran, apparaît comme l’analogon d’un rapport sexuel sadique entre les parents, où ni l’un ni l’autre ne paraissent d’ailleurs bien distincts. Dans l’amour, comme dans la haine, ils se ressemblent, s’unissent et se désunissent. En août 1860 le capitaine gagne sa dernière affectation, Cambrai, puis, s’en retourne pour sa retraite à Dijon, lieu du berceau familial. Mais le plus étrange c’est qu’en laissant seuls une famille et des enfants, il reproduit, nous l’avons vu, un traumatisme que son propre père, Didier Rimbaud a subi ! Profitant de la désertion d’un mari, duquel elle ne divorce cependant pas, Vitalie fait alors une grande opération de nettoyage et toutes les traces de Frédéric seront effacées. Le silence sur le père sera imposé à tous et aucun portrait n’y résistera. Seuls, une grammaire française et une grammaire arabe - qu’Arthur réclamera une fois en Afrique - et un Coran seront conservés. Il faut convenir que pour Vitalie, à part son propre père, les hommes n’ont pas grâce à ses yeux. Et pour cause. Ce sont des fugueurs. Arthur pratiquera lui aussi la séparation brutale, la rupture, les départs incessants. Le frère aîné d’Arthur Rimbaud, Frédéric, fera la même chose dans son adolescence avant de s’enrôler dans l’armée puis être camionneur, domestique et conducteur d’omnibus à la gare d’Attigny (Ardennes), comme il se présenta lui-même en 1891 aux premiers journalistes venus s’enquérir de la famille du poète, mort trois semaines plus tôt. Le pauvre Frédéric ne pense qu’à parler de sa petite personne et ne dit rien de son frère: “Vous me demandez un 45

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portrait de mon frère, hélas ! je ne puis vous en procurer. Vous me forcez d’avouer ma situation vis-à-vis de ma mère. D’une bonne famille, le père capitaine, la mère riche à environ trois cent mille francs, suis son fils Frédéric R. Je me suis allié, après deux années de procès, à une jeune fille qui n’avait rien. Depuis environ dix ans, je n’ai de nouvelles ni de ma mère, ni de ma sœur, ni jamais de mon frère, qui avait été un très grand ami pour moi. Je pense que mon frère se sera laissé influencer par ma mère, et que par ce motif il ne m’a jamais donné de ses nouvelles. Donc je ne puis fournir aucun renseignement précis. Je suis sûr que ma mère possède son portrait : en le lui demandant, à votre nom, sans lui parler de moi, vous pourriez l’obtenir” (Lettre de Frédéric Rimbaud à R. Darzens, du 10/12/1891). Les années d’enfance d’Arthur furent ainsi marquées par la douleur (“La source de la poésie, c’est la douleur”, écrit L. Feuerbach43), douleur de l’absence paternelle et douleur de l’amour donné puis en partie repris par une mère ambivalente et engoncée dans sa religion, celle-ci lui servant de défense... contre quoi ? Vitalie-Antigone et transfert de non-existence (I) « Les vieux qu’on a enterrés tout droit dans le rempart aux giroflées (...) Le curé aura emporté la clé de l’église » « Enfance », Illuminations44.

L’œuvre poétique ou ce que nous appelons « l’œuvre-cancer » ne peuvent se concevoir sans référence à cet “incréable” (néologisme forgé par A. Green) qu’est le « noyau maternel, le noyau de la relation au corps de la mère ». Dans un texte cen-

43. Sabot Ph., (2001), Feuerbach L., L’essence du christinaisme, chap. 2. L’essence des religions, Lyon, Ellipse. 44. Rimbaud A., O. C. , p. 123. Interprétation possible de ces vers : si l’église est le corps de la mère, le curé ayant emporté la clé est alors le père, Frédéric. Celui-ci a laissé Vitalie devant son propre sentiment d’abandon et de mort psychique, déplacé sur des préoccupations concernant les morts de sa famille.

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tré sur le rôle de la psyché et du corps maternel dans l’œuvre du créateur, A. Green rappelle la double identification maternelle et paternelle de ce dernier : maternelle pour accéder à ce noyau maternel (informe, à sa pulsionnalité, à ses affects), ou se laisser envahir par lui, et paternelle pour en faire un objet d’art, c’est-à-dire un objet culturel45. Contenant de la scène primitive aux partenaires interchangeables, l’oeuvre, “objet transnarcissique”, trouve sa dynamique dans une forme de résistance au “noyau maternel” de l’être-sujet à toute grammaticalité du langage. C’est à ce “noyau” que “s’attaque” le jeune poète Rimbaud, cherchant dans la grammaire et la langue du père de quoi « domestiquer » la violence, le silence et la sauvagerie de la pulsion et des affects maternels. Chez le jeune poète “la réserve de l’incréable” maternel relève, comme nous allons tenter de le montrer, d’un lien étroit, indissociable, entre l’amour et la mort , l’être et le non-être, le désert/désir d’indépendance et la dépendance à l’autorité maternelle. Par bien des aspects Vitalie apparaît comme ayant la force mortifère de “La tête de Méduse” (sur laquelle Freud écrit un article en 1922). Le jeune Arthur n’eut donc de cesse, par le recours à la langue latine, puis par la poésie, les fugues et les voyages avec Verlaine, puis les départs incessants pour l’Europe et l’Afrique, de vouloir échapper à son emprise et à sa rigidité. Retour donc à Vitalie Cuif-Rimbaud, dont les émotions, les interdits, les inhibitions, les censures, les désirs cachés traversent toute l’œuvre littéraire d’Arthur. De même sa dureté à la tâche, son aprêté au gain, son inflexibilité annoncent chez le fils son exténuation à la tâche quand en Afrique, dans des conditions extrêmes, il cherchera à s’enrichir en une quête aussi âpre que désespérée. Il faut peut-être cependant revenir sur ce qui s’est dit de Vitalie pendant longtemps. Ainsi dans La vérité de la parole46, ouvrage publié en 1979, Yves Bonnefoy at-il révisé les positions qui avaient été les siennes en 1961 à la

45. Green A., (1982), « La réserve de l’incréable », La déliaison, Paris, Les Belles-Lettres, 1992, pp. 313-340. 46. Bonnefoy Y., (1988), “Madame Rimbaud”, La vérité de la parole, Paris, Mercure de France, réed., Folio Gallimard, pp. 71-121.

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publication de son Rimbaud par lui-même47. Il avait alors écrit que Mme Rimbaud avait été un “être d’obstination, d’avarice, de haine masquée et de sécheresse”, paroles regrettées en 1979 après qu’il eut une meilleure connaissance du courrier de celle-ci. C’est un fait, tous les biographes et “rimbaldiens”ont accablé Vitalie. Nous ne prêchons ici aucune réhabilitation du personnage, mais simplement, à la suite de Bonnefoy, puis de C. Jeancolas, nous ne pouvons passer sous silence la solitude qui fut son lot, solitude qui l’accabla dès son jeune âge à la mort de sa mère et qui la plongea dans une vie très rude, sans nulle distraction. Dans un essai de biographie déjà ancien, Suzanne Briet a fait un portrait sans concession, mais sans exagération, de Vitalie Cuif-Rimbaud : « Tous les témoins sont d’accord : c’était ‘une vieille dure’. Pour mieux entrer dans le caractère de la mère d’Arthur, nous avons les témoignages du professeur Izambard, du camarade Ernest Delahaye et de ses deux petites filles - les filles de Frédéric - et les propres lettres de Mme Rimbaud, surtout celles à sa fille Isabelle. Pas de portrait, pas de lettres avant 1870, très peu entre cette date et 1891, année de la mort d’Arthur, puis dix-neuf à sa fille. Celle qui signa pendant près de trente ans veuve Rimbaud restera dans la littérature comme une sorte de Mme Lepic, la mère de Poil de carotte48 ». Il n’y aura jamais qu’une Madame Rimbaud, le capitaine ne s’étant pas remarié, les fils n’ayant pas eu de descendance. Ceci évoque le destin sans descendance des familles psychotiques49. Des travaux déjà anciens (Rosenzweig et Bray en 1943, Pascalis en 1976) ont noté la corrélation entre mort prématurée avant trente ans de frères, sœurs, parents, et présence de psychose dans une fratrie. En 1978 F. W. Walsh a également décrit dans une enquête épidémiologique la situation de coïncidence mort-naissance (mort d’un ascendant (d’un ancêtre) au

47. Dans la nouvelle édition de ce texte datant également de 1979, Yves Bonnefoy est revenu sur ses propos de 1961 concernant Vitalie. 48. Briet S., (1968), Madame Rimbaud, Paris, Minard, p.23. 49. Ceci évoque aussi dans la tragédie grecque le destin des Labdacides, la famille d’Oedipe.

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moment de la naissance d’un futur schizophrène)50. Songeons au cas de Vincent van Gogh, porteur du prénom d’un frère mort un an avant sa naissance51, son suicide coïncidant avec la naissance du fils de son frère Théo, prénommé Vincent lui aussi ! Plus récemment A. et O. Bourguignon et coll.52, 53 sont arrivés à la conclusion que la surmortalité chez les frères et sœurs de psychotiques est associée à une plus grande morbidité psychiatrique et à une plus grande fréquence du célibat, ce qui, comme le souligne J. Guyotat54, amène à une extinction de la lignée, c’est-à-dire à une disparition progressive, chez les générations suivantes, des enfants. Dans le cas d’Arthur, on ne trouve pas pareille coïncidence mort/naissance à sa naissance; néanmoins deux morts viennent frapper la famille dans sa petite enfance. Son oncle maternel, Jean-Charles, surnommé l’Africain, qui s’était engagé en Algérie pour échapper à la justice, meurt prématurément à trente ans en 1855 (Arthur a 11 mois), puis, alors que celui-ci a trois ans, c’est au tour de sa soeur cadette, Vitalie-MarieVictorine qui disparaît âgée d’un mois.55 En ce qui concerne le nom Rimbaud, il est intéressant de remarquer qu’il s’éteignit dans cette lignée avec la mort du frère aîné d’Arthur, Frédéric, en 1922. En effet celui-ci, qui avait été évincé du foyer maternel, s’était marié à une “fille sans bien”, 50. Walsh F. W., (1978), “Concurent death and birth schizophrenic offspring : an intriguig finding”, Fam. Process, 17, pp. 457-463, cité par A. Bourguignon (1989). 51. Salvador Dali aussi reçut le prénom d’un frère mort. 52. Bourguignon A., Stylianidis S., Livartowski A. et Bourguignon O., (1989), “Etude de la mortalité avant trente ans dans les familles de psychotiques”, Annal. Médico-Psycholo., 147, n°1, pp. 1-13. 53. Bourguignon O., (1993), “Nouveau point de vue sur la psychose. Psychose, mort et famille”, in Psychiatrie de l’enfant, XXXVI, n°1, pp. 89-105. 54. Guyotat J., (1995), Filiation et puerpéralité, Paris, Masson, p. 69. 55. A propos de cet oncle, on peut penser que le départ d’Arthur en Afrique relèvera d’un “fantasme d’identification” tant à son père qu’à cet homme qu’il n’a jamais connu, mais dont sa mère porta le deuil peu après sa naissance et qui incarna la honte, l’expatriation et l’exil, puisque son départ en Afrique était dû à des démêlés avec la justice. Le non-dit familial se lia peut-être dans l’esprit du jeune Arthur à quelque événement honteux, joignant sexualité et crime tout à la fois et se payant du prix de l’exil, ce qui nous renvoit encore une fois à l’histoire d’Oedipe et peut-être à celle d’Abraham, le premier “Cuif errant”.

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dont il eut deux filles, Emilie, née en 1886, devenue plus tard Mme Tessier (qui ressemblait fort à sa grand-mère Vitalie) et Nelly, née en 1889, devenue Mme Lecourt, et un garçon Léon, né en 1887, mort à vingt-sept ans sans descendance, en 1914. Notons que lors de son bref séjour dans la ferme familiale à Roche alors qu’il venait d’être amputé à Marseille, Arthur ne demanda pas après son frère, ses nièces et son neveu; il ne devait d’ailleurs pas plus les coucher sur son testament, léguant plus de 3000 francs à son serviteur africain Djami, qui mourut avant de les recevoir56. La famille ne comptait-elle donc pas pour lui ? Il semble que concernant son frère, il s’était rangé à l’avis de Vitalie qui avait rompu avec son fils aîné. En ce qui le concerne on sait par une lettre adressée d’Afrique aux siens et datée du 6 mai 1883 que les choses furent certainement plus complexes pour lui. Il a rêvé d’une vie d’homme marié à Roche et d’un fils ingénieur qu’il eût pu élever “à son idée”57. Il en avait rêvé, mais avait à cette date renoncé à son rêve. Relevons cette coïncidence entre la date de mariage du frère Frédéric, le 20 juillet 1885, la naissance de ses nièces dont Arthur eut vraisemblablement connaissance, et le deuil, pour lui, de n’avoir aucune descendance. Or, ce deuil d’une filiation charnelle et symbolique ne le renvoya-t-il à la puissance symbolicide dont est porteuse la filiation narcissique ? Au-delà de la révolte, le destin d’Arthur Rimbaud fut d’être ce que désirait inconsciemment sa mère, un être non-né58 : « Je meurs de lassitude. C’est le tombeau, je m’en vais au vers, horreur de l’horreur ! » (« Nuit de l’enfer », Une saison en enfer ); « J’étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmerie, patrie de l’ombre et des tourbillons. » (« Délires », Une saison en enfer) ; « A présent je suis au fond du monde » (« Délire II », Une

56. Lettres d’Isabelle Rimbaud du 19/02/1892 et du 19/03/1892. 57. Lettres du 29/05/1884, du 30/12/1884 et du 10/08/1890. 58. On pense ici au surnom que Verlaine devait donner à Rimbaud : l’”OEtre”, où semblent comme réunis le mythe d’Œdipe et l’image de l’œuf pour caractériser un même être, né et non-né à la fois. On peut penser qu’avec ce néologisme, le poète avait pressenti le miracle de la langue française, qui avec « œ », (« œuf », « fœtus », « œuvre »), fusionne les voyelles « o » et « e », de sorte que quelque chose de l’indistinct, du fusionnel, de l’inceste, de « l’hubris », se retrouve ainsi dans la langue elle-même !

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saison en enfer); « C’est elle, la petite morte, derrière les rosiers. (...) « les puits de feu » (« Enfance », Illuminations), « les gouffres cataractants » (« Le bateau ivre »), « les effondrements de paradis », (« Ville »), « les volcans et grottes arctiques » au fond desquels « la voix féminine (est) arrivée » (« Barbare », Illuminations). Ces citations livrent l’obsession de la mort autant que de la trouée et du tombeau logée dans la psyché d’Arthur. L’aspiration au “désir de non-désir”, à l’auto-engendrement, à l’idéal hermaphrodite, au neutre (neuter = ni l’un ni l’autre) se construisit chez Rimbaud sur la perception d’un fantasme maternel désirant que son enfant ne soit ni sexué, ni vivant ! Le Moi du poète, l’”Oêtre”, ira se blottir sous terre comme un ange59, un fœtus lové dans son œuf, la matrice de la mère mortifère, avec comme conséquence d’être comme une cellule cancéreuse, totipotente et coupée de la complexité fonctionnelle et structurale de l’organe qui l’a vu naître. Fernando Pessoa a une formule saisissante pour exprimer ce lien entre le créateur, sa mère et le désir de non-être : “J’écris en me berçant, comme une mère folle berçant son enfant mort”60. C’est un fait que l’amour chez Rimbaud, comme chez Vitalie, se confond à la mort, le vivant à la matière inerte, ce que P. Lapeyre a circonscrit en montrant combien le monde minéral, tellurique, vitrifié, gelé, métallique qui envahit l’espace poétique de Rimbaud a cherché à fixer les vertiges d’émotion. « A moi. L’histoire d’une de mes folies. Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne (…) J’inventai la couleur des voyelles ! A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. (..) J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges »61 « [Les 59. Dès 1869, dans une composition en latin à partir d’un poème de J. Reboul, L’ange et l’enfant, Rimbaud exprime déjà les liens occultes entre l’”ange-enfant-mort” et la mère, liens qu’on retrouve dans « l’Angelot maudit » (1872) et jusqu’au “Moi, moi qui me suis dit mage, ou ange” de l’ « Adieu » d’Une saison en enfer. 60. Pessoa F., (1982), Le livre de l’intranquillité (I), Paris, Ch. Bourgois, 1988, p. 152. 61. Rimbaud A., « Alchimie du verbe », Une saison en enfer, O. C., p. 106.

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voyageurs] sont les conquérants du monde/Cherchant la fortune chimique personnelle »62. « La poésie de Rimbaud — osons-le dire, assez inhumaine — est un élément qui ne compose pas, on dirait presque qui ne s’hydrate pas — une substance essentiellement astringente, un radical chimique pur. Poésie d’où s’absente le plus systématiquement tout “principe humide” et jusqu’au soupçon même de moiteur, faite pour incarner — mais peut-être exclusivement — tous les attributs chinois du yang : mâle, solitaire, torride, turgescent, baigné dans l’ozone, crépitement sec et continu, sa déchirure, identifiable à son bleu clair d’un arc voltaïque »63. L’ascétisme minéral et le refus de tout compromis avec la Chose dite sexuelle, périssable, putréfiable (et mortelle dans l’œil fixe (“dare”) de la mère) se trouve effectivement chez Rimbaud intrinsèquement lié à l’horizon silencieux d’un narcissisme, terre sans frontière, qui n’eut de cesse d’être idéal. Toutefois en contrepoint au « Bateau ivre » l’âme de Rimbaud se veut rester canot immobile, « jouet de cet œil d’eau ( …) Canot, toujours fixe ; et sa chaîne tirée/Au fond de cet œil d’eau sans bord... » (« Mémoire »64). Passion et jouissance de Vitalie

Revenons sur le fait que le 30 juin 1830, encore petite fille à Roche, canton d’Attigny, Vitalie Cuif perdait sa mère âgée de vingt-six ans, ceci un mois après la naissance d’un petit frère. Vitalie allait ainsi grandir entre son père et ses deux frères dans une famille paysanne, qui, à la force du poignet, prit rang parmi les notables. Du côté paternel, la branche des Cuif venus de Méry, jouissait d’un bon renom depuis qu’un bisaïeul, JeanBaptiste Cuif, s’était installé à la ferme de Fontenille, ancien prieuré de Prémontrés. Jean-Baptiste avait ensuite agrandi son domaine aux territoires de Voncq, de Roche et de Chuffilly. L’arrière-grand-père de Vitalie était mort le 17 janvier 1809, à l’âge de soixante-quinze ans. Son grand-père, Jean Cuif, mourut quand elle avait trois ans. Il faut présumer que la grand62. Rimbaud A., « Mouvement », Illuminations, O. C., p. 152. 63. Gracq J., (1954), En lisant, en écrivant, Paris, J. Corti, 1961. 64. Rimbaud A., « Mémoire », O. C., p. 88.

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mère Marguerite Jacquemart aida le père de Vitalie à élever ses enfants quand il se trouva veuf. L’un ou l’autre des ancêtres d’Arthur Rimbaud sut-il profiter des ventes de biens nationaux ? L’histoire n’a pas encore précisé l’origine de l’allusion faite par le poète, dans Une saison en enfer (“Mauvais sang”) : “J’entends des familles comme la mienne, qui tiennent tout de la Déclaration des Droits de l’Homme”. Nous l’avons déjà dit, la mère de Vitalie s’appelait MarieLouise-Félicité Faÿ. Elle était née le 27 Germinal an XII de Pierre-Robert Faÿ, agriculteur et de Jeanne-Catherine Rolland. Son arrière-grand-père, Jean Faÿ, décédé en 1729, était dit fermier du seigneur de Tourteron et “bourgeois”. Pour Vitalie Cuif-Rimbaud le “pays” n’a jamais été rien d’autre que le pays paternel : Roche et Méry où elle apprit très tôt les travaux des champs, la tenue d’une maison et le prix de l’argent : elle aura une belle dot à son mariage. Son père ayant d’abord loué sa ferme à son fils aîné, elle va s’installer au 12 rue Napoléon près de la place Ducale à Charleville. Comme à Roche, la jeune fille tient la maison de son père. Elle sortait très peu, si ce n’est pour faire des courses et se rendre à l’église Notre-Dame. Elle n’était pas liante et paraissait fière et on ne sait pas encore comment elle rencontra cet officier de garnison que fut Frédéric Rimbaud, bel homme de haute taille comme Jean-Nicolas Cuif. Les âges et les situations convinrent et les jeunes gens se marièrent à Charleville le 8 février 1853. Nous l’avons dit, leur fils aîné, Jean-Nicolas-Frédéric, vint au monde le 2 novembre, neuf mois après le mariage. Le 9 août 1854, la croix de la Légion d’honneur récompense le combattant et le chef de bureau arabe que fut Frédéric. Le second fils naît en octobre 1854 portant le prénom du troisième fils de la reine Victoria, Arthur. Selon E. Delahaye, Mme Rimbaud disposait de six à huit mille francs de rente, plus du bien en terre et en immobilier. Ses moyens lui permettaient d’élever ses enfants en ville et de les installer dans l’existence. De plus, elle avait trop de racines dans le sol ardennais pour s’expatrier : elle ne suivrait donc pas ce mari qui ne semble pas l’avoir quittée pour une autre. Incompatibilité de caractère, refus de “compromis” œdipien ? Sans doute. Ces deux-là campèrent et restèrent sur leurs positions névrotiques. Après la mort du capitaine, Mme Rimbaud signera Veuve Rimbaud. 53

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“Heureux ceux qui n’ont pas d’enfants”, devait-elle écrire un jour à Arthur en 1885. Pourquoi cette phrase ? Faut-il entendre par ses mots qu’une femme sans enfant est plus heureuse qu’une mère ? Ou que les couples sans enfants sont plus heureux que ceux qui n’en ont pas ? Que les enfants empêchent les parents d’être des amants ? Comme nous l’avancions plus haut, c’est dans ses textes les plus récents qu’Y. Bonnefoy trouva dans les lettres de Vitalie écrites à sa fille Isabelle « une ombre romanesque (...) enfouie, précipitamment, quand sa vie s’était faite longue patience (...) en ces années de grisaille et de devoir pur. » Dans ce texte de Y. Bonnefoy, comme dans certaines lettres de Vitalie à Isabelle, on peut comprendre que derrière une façade austère et conformiste, Mme Rimbaud fut sans doute une femme très amoureuse d’un mari plus âgé qu’elle, ayant exercé vraisemblablement une attraction sensuelle à laquelle elle ne put que céder tout en se le reprochant ensuite. Après tout, l’organisation d’autodafés des livres de son ex-mari, l’effacement de toute trace de son passage, ne plaident-ils pas en faveur du dépit amoureux ? Ne faut-il pas avoir aimé un homme pour gommer à ce point son passage sur terre ? Entre elle et lui ce fut une folle passion amoureuse plus qu’un amour réel pouvant survivre aux vicissitudes du quotidien. Pour l’enfant Arthur, ouïr cette fantomatique jouissance maternelle ne fut possible que dans la syncope du Je subjectif, Je devenant un autre, dans un total dérèglement de tous les sens. Rappelons que pour le psychanalyste N. Abraham, le fantôme se trouve précisément être ce travail dans l’inconscient du secret inavouable d’un autre (inceste, crime, bâtardise, jouissance) dont la loi est une obligation de « nescience » - ne pas savoir. Rimbaud eut conscience, à l’adolescence, de cette jouissance/souffrance maternelle dans le même temps où il “réalisa” le vœu et le crime œdipien : prendre la place de son père Frédéric. Cette fixation d’Arthur à sa mère, cette volonté de casser l’emprise de la pulsion sexuelle, durent se payer d’un prix : l’assèchement affectif et pulsionnel, l’éloignement des êtres aimés et la solitude. Dans ces conditions, l’Œuvre a proliféré comme un cancer sur parchemin ou, plus tard, sur un genou fatigué de chemins. La curiosité épistémologique d’Arthur, son goût des sciences et des livres, relevaient quant à eux d’autant 54

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plus d’une “prise de possession” de l’inconscient maternel que le père était absent. Dans ces conditions la punition du fils incestueux n’était pas loin ! « Singes d’hommes tombés de la vulve des mères,/(...)/Nous voulons regarder : le Doute nous punit » (« Soleil et chair », O. C., p. 7). Et si tout le monde pense que c’est l’homosexualité avec Verlaine qui augmenta le trouble et le dérèglement de l’adolescent, avançons l’hypothèse que ceux-ci furent également une défense contre la folie d’une jouissance plus grande encore, celle d’un enfant, “époux infernal”, coupablement “abouché” à sa mère, elle-même l’étant à sa (mère) mort(e) et à son père. Pour celui que Verlaine appelait l’Œtre, il faut penser l’Œuvre comme une sorte de défense de ce cancer psychique qu’est l’indistinction des générations et le « climat incestuel ». La passion amoureuse de Vitalie pour Frédéric a d’ailleurs vraisemblablement eu sa source autant dans un amour d’orpheline sans objet que dans celui, œdipien, pour son père. Amour sans autre limite que celle de l’absence, l’interdit et la mort ... un amour mystique sur lequel nous reviendrons. Cette passion amoureuse semble présente quand elle accepte Frédéric à chaque retour de permission, quand elle va le retrouver en Alsace après la mort de son père et avoir placé ses deux premiers enfants, dans certaines disputes mémorables ou encore dans une lettre du 6 juin 1907 où, à quatre-vingt deux ans, elle écrit à sa fille Isabelle : “...il passe ici beaucoup de militaires, ce qui me donne une très forte émotion, en souvenir de votre père avec qui j’aurais été heureuse, si je n’avais pas eu certains enfants qui m’ont fait tant souffrir”. L’amour passionnel est de même nature que l’amour incestueux. Vitalie ne put donc aimer Frédéric que dans une passion passagère, non dans la continuité du quotidien qui demande de quitter l’amour incestueux au père. Ne peut-on d’ailleurs imaginer que les disputes entre époux aient pu porter, entre autres, sur le refus de Vitalie de suivre son mari dans les diverses affectations et sa farouche volonté de rester à Roche dans la maison du père ? Arthur s’identifiera à sa mère et rêvera du couple uni, de même que, plus tard, il agira l’identification au père en étant le perpétuel absent. En attendant les départs, il vit, par prose interposée, la « passion » de Vitalie : « Avec ses baisers et ses étreintes amies, c’était bien un ciel, un sombre ciel, où j’entrais, et où 55

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j’aurai voulu être laissée, pauvre, sourde, muette, aveugle. Déjà j’en prenais l’habitude. Je nous voyais comme deux bons enfants, libres de se promener dans le Paradis de tristesse. Nous nous accordions. Bien émus, nous travaillions ensemble. Mais, après une pénétrante caresse, il disait : ‘Comme ça te paraîtra drôle, quand je n’y serai plus, ce par quoi tu as passé. (...) Parce qu’il faudra que je m’en aille, très loin, un jour. (...)’ Ah ! je n’ai jamais été jalouse de lui. Il ne me quittera pas, je crois. Que devenir ? » (« Délires I », Une saison en enfer). Dans l’esprit d’Arthur, Frédéric Rimbaud ne resta qu’un séducteur ... un “époux infernal” — qu’Arthur retrouvera en la personne de Paul Verlaine — imago du père totémique et idéal qui suscite la séduction, mais abandonne « la femme/l’enfant/le pubère séduits » ! A ce point de confusion, de répétition et de coïncidence, certaines phrases de « Délires » d’Une saison en enfer sont-elles alors des réminiscences de paroles de Vitalie destinées à Arthur ou à Frédéric ou des paroles perdues d’Arthur pour son père ? « Il a peut-être des secrets pour changer la vie (...) Hélas ! je dépendais bien de lui. Mais que voulait-il avec mon existence terne et lâche ? Il ne me rendait pas meilleure, s’il ne me faisait pas mourir ! (...) Ah, je n’ai jamais été jalouse de lui. Il ne me quittera pas, je crois65. Que devenir ? Il n’a pas une connaissance; il ne travaillera jamais. Il veut vivre somnambule (...) Par instants, j’oublie la pitié où je suis tombée : lui me rendra forte, nous voyagerons, nous chasserons dans les déserts, nous dormirons sur les pavés des villes inconnues, sans soins, sans peines. Ou je me réveillerai (...) grâce à son pouvoir magique (...) Oh ! la vie d’aventures qui existe dans les livres des enfants (...)”. Certes, comme certains commentateurs l’ont fait, on peut mettre ces mots dans la bouche de Verlaine. Celui-ci n’est-il pas la figure répétée, déplacée, de l’homme séducteur de la mère “la folle vierge” —, de l’homme qui ne fut jamais l’époux au quotidien mais dont l’enfant, en Arthur, ne cesse de chercher l’amour ? Amour de Vitalie pour son père également : ne demanda-t-elle pas à être enterrée avec son père allant jusqu’à manipuler les os de l’aïeul comme ceux de ses enfants morts — dont Arthur — lorsqu’elle décidera de reconstituer le caveau familial ? 65. Ici et infra c’est moi (G. P.) qui souligne.

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Et, prémonitoire, le jeune Arthur d’écrire à dix-huit ans : « Qu’on me loue enfin ce tombeau, blanchi à la chaux avec les lignes du ciment en relief — très loin sous la terre” (« Enfance, V », Illuminations). Le beau capitaine ne fut qu’un homme qui venait, diaboliquement, faire l’amour à sa femme, pour ensuite s’en aller ... Vitalie fut ainsi une de ces “femmes qui soignent (...) ces féroces infirmes de retour des pays chauds.” “Mais sa douceur aussi est mortelle. Je lui suis soumise. - Ah, je suis folle !” (« Délires I », Une saison en enfer). C’est ainsi que les parents Rimbaud ne purent être parents : “Drôle de ménage” comme l’écrit, plein de réminiscences, Arthur à la fin de “Délires I”. La poésie de Rimbaud est ainsi porte-parole de “l’amour fou” et du désert intérieur blessé de celle dont la révolte et les vices furent travestis dans la religion et la morale terrienne. La formule “l’amour à ré-inventer” évoque un amour sans sexualité génitale, amour courtois et éternel dont rêvaient la mère et les enfants Rimbaud. Au lieu de cela la honte, le vice, le diable, l’aversion de soi (« Le cœur volé », « Les petites amoureuses »), les “vomissures” ne cessèrent de revenir dans l’œuvre poétique comme dans « Honte » (1872) : « Tant que la lame n’aura/Pas coupé cette cervelle,/Ce paquet blanc, vert et gras/A vapeur, jamais nouvelle, //(Ah ! Lui devrait couper son/Nez, sa lèvre, ses oreilles,/Son ventre ! Et faire abandon/De ses jambes ! ô merveille!)//Mais, non, vrai je crois que tant/Que pour sa tête la lame,/Que les cailloux pour son flanc, /Que pour ses boyaux la flamme,/N’auront pas agi, l’enfant/Gêneur, la si sotte bête,/Ne doit cesser un instant/De ruser et d’être traître //Comme un chat des MontsRocheux ;/D’empuantir toutes sphères !/Qu’à sa mort pourtant, ô mon Dieu !/S’élève quelque prière ! » Même si ce poème fait peut-être suite au dégoût éprouvé par Rimbaud d’une homosexualité pratiquée avec Verlaine et mal assumée, nous pensons, contrairement à A. Adam, l’editeur des O. C. dans La Pléiade (p. 943), que “Lui”, dans le poème, ne représente pas Rimbaud, mais, au travers de l’image de Verlaine, celle du père séducteur, Frédéric, à qui il convenait de couper le nez ... c’est-à-dire le sexe (c’est « l’enfant gêneur » qui parle). Le dégoût de lui-même, de tout et de tous, la honte, la colère autant que l’innocence de l’œtre-Rimbaud, paraissent provenir 57

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d’une perception endo-psychique de ces mêmes sentiments que ceux éprouvés par Vitalie d’avoir joui sexuellement d’un séducteur l’ayant ensuite abandonné. Dans ces conditions, Vitalie pouvait-elle faire le deuil d’un père confondu, lui, à un homme idéal sauf à se trouver dans une dépression mélancolique66 ? Ce goût immodéré pour la mort et, chez elle, du cimetière et des tombes, ne relève-t-il pas d’ailleurs de ce deuil non fait ? Ce dernier alimenta les fantasmes hystériques qui entretiennent la morbidité de mettre l’homme géniteur à n’être jamais à la hauteur du père idéalisé. Frédéric devait ainsi rester le négatif de l’image du bon Jean-Nicolas dans l’intimité duquel vécut Vitalie, seule femme du foyer. Quant à Rimbaud, identifié à l’”époux infernal” et à la Vierge folle (de Verlaine), il imita son père et sa mère incarnant à sa manière « les époux réunis ». Il est par ailleurs peut-être possible que, dans un effet d’identification, Vitalie ait imaginé qu’Arthur resterait auprès d’elle comme elle était restée elle-même auprès de son père JeanNicolas. Don Juan ou Juif (Cuif) errant, s’était un jour interrogée sa mère à propos de son fils. Les deux sans doute. L’activité poétique chercha à transformer les symptômes et les maux en métaphore. De fait, on a recourt à la métaphore pour combler un vide sémantique, une privation psychique d’un objet symbolique, ce qu’Artaud appelait un “effondrement central de l’âme”67. Chez Rimbaud l’objet fantôme ne parut cependant pas être totalement “résorbable” dans l’activité d’écriture : à la mort de la seconde Vitalie, sa sœur âgée de dix-sept ans, celle qui lui ressemblait tant, il se rasa le crâne avant de partir en Autriche ? Comme l’idéal a son tranchant avec lequel on ne transige pas et qui ne souffre aucune métaphore.

66. En ce qui concerne la mélancolie comme maladie d’amour pouvant pousser le sujet jusqu’à l’agonie, on lira le numéro 4, 1994, de la revue L’Evolution psychiatrique, en particulier les articles de C. Imbert, “L’agonie d’amour” (pp. 659-669) et de P. Martin, “ D’un préalable mélancolique à l’occurrence du coup de foudre” (pp. 671-682). 67. A. Artaud, « Lettre à J. Rivière du 23/01/1924 », in L’Ombilic des Limbes, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1968, p. 25. C’est à J. Derrida que l’on doit d’avoir le premier souligné la force de ce qu’Artaud décrit comme « l’impouvoir de la pensée », cet « effondrement central de l’âme, [cette] espèce d’érosion, essentielle à la fois et fugace, de la pensée. » L’Ecriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967, pp. 253-92.

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Secrets de l’âme maternelle et transfert de non-existence (II) “Oh ! nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux.” « Being beauteous », Illuminations, O. C., p. 127.

Obscurément, c’est-à-dire inconsciemment, Arthur s’est-il senti le fruit d’union abjecte, d’un inceste imaginaire de la mère avec son propre père, que le fantôme de la grand-mère morte, redoublé par celui de Frédéric, ne pouvait que renforcer ? Fantôme qui alimenta les fantasmes incestueux de VitalieAntigone, et dont Arthur voulut délivrer sa mère et se délivrer lui-même de ce qu’elle avait projeté sur lui à son insu... “La poésie, c’est la délivrance”, a écrit un jour Verlaine. C’est ainsi, Vitalie-Antigone fit porter un poids redoutable de culpabilité névrotique à ses enfants. Or tout fantôme revendique son dû. Il n’est dès lors pas impossible de supposer un retour de ce fantôme dans les fantasmes de Vitalie par exemple lorsqu’elle fut enceinte d’Arthur, possible second fils qui, comme le second fils de sa mère, aurait pu, lui aussi, la faire mourir ! Le fantôme ne pouvait-il à ce moment-là se venger et, confondu avec l’enfant, la tuer, elle, Vitalie ? Les accouchements ne sont-ils pas, toujours, des “rendez-vous” avec le destin (funeste) et ses Moires ? Jouir du “vit” doit-il se payer de la vie elle-même ? Abandonnée dans une situation œdipienne fermée sur elle-même, Vitalie ne s’est-elle pas sentie envahie par des fantasmes vengeurs de castration, seules protections contre les désirs incestueux d’une fillette de cinq ans en contact permanent avec son père ? Sont-ce ces souffrances maternelles que l’enfant Arthur sentit alors qu’il n’avait pas encore de mots pour dire ses souffrances ? Passions, séductions, dégoût et honte se rencontrent dans les vers des « Premières communiantes » (voir infra) ou dans ces lignes d’ Une saison en enfer : “Je suis veuve... — J’étais veuve... — mais oui, j’ai été bien sérieuse jadis, et je ne suis pas née pour devenir squelette ! ... — Lui était presque un enfant... Ses délicatesses mystérieuses m’avaient séduites. J’ai oublié tout mon devoir humain pour le suivre. Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. Je vais où il va, il le faut. Et souvent il s’emporte contre moi, moi la 59

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pauvre âme. Le Démon ! – C’est un Démon, vous savez, ce n’est pas un homme. ”68 Aussi Vitalie se trouva-t-elle condamnée à ériger face au capitaine Rimbaud (seul homme qui semble l’avoir approchée) non seulement l’imago d’un père fortement idéalisé, mais celle d’une mère/fantôme69, dont Rimbaud essaya de la délivrer en s’en délivrant lui-même. Transmis inconsciemment à Arthur, ce fantôme interdicteur apparaîtra travesti sous “l’autorité militaire” qu’il redouta, jusqu’à la fin, qu’elle ne le rappelle à faire son service militaire. Vengeance de l’ombre ? Le travail du fantôme recouvre point par point ce que Freud a décrit sous le concept d’”instinct de mort”, travail qui relève de la déliaison et entraîne l’impossibilité de l’engagement à l’autre... Ce qui fut le cas d’Arthur, l’éternel errant. “Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère70 (…) Assez ! voici la punition. — En marche”71. Punition qui rejoignait celle liée au plaisir sexuel que Vitalie éprouva avec Frédéric et qui se payait, à chaque fois, d’une grossesse, éternelle et femelle punition. Etre en vie par le sexe, voici ce que Vitalie transmit comme mal et comme honte à Arthur. L’obsession de Rimbaud demeura alors celle de l’innocence, de la pureté et de la virginité : “Noël sur terre”72. Le poète est un enfant innocent refusant un “péché originel” qui vient avec le goût des mots et le désir de savoir. La création se rabat sur l’auto-création. Dans ces conditions la vie, transmise sexuellement, n’est qu’Enfer, sueur et travail. Le bonheur n’est pas de ce monde et “la vraie vie est ailleurs”... La vie (maladie sexuellement transmissible) est de n’être pas, d’être interdit d’être, malgré toutes les dénégations. La « mère anale » ne demande-t-elle pas à ce que son fils reste ce “bouchon anal” qui la 68. Rimbaud A., « Délires I », Une saison en enfer, O. C., p. 103. 69. Sur la clinique du fantôme comme sépulture dans l’autre, cf N. Abraham et M. Torok, L’écorce et le noyau, Paris, Aubier-Flammarion, 1978, p. 401, note 1, et A. de Mijolla, Les visiteurs du Moi, Paris, Les BellesLettres, 1981, p. 78, note 29. Nous faisons l’hypothèse (voir infra, pp. 166-7) que ce fantôme (grand)-maternel prit la forme, chez Arthur, de son obsession pour un autre « surmoi » maternel, non moins menaçant, l’armée. 70. Rimbaud A., « Mauvais sang », Une saison en enfer, O. C., p. 96. 71. Idem, p. 99. 72. Rimbaud A., « Matin », Une saison en enfer, O. C., p. 115.

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préserve de toute effraction/blessure dans son intérieur ? Ayant fonction d’hymen, le fils, incapable de s’engager dans la vie (dans le sens quasi obstétrique du terme), reste « christiquement » un mort-vivant et, pour lui-même, un objet de dégoût. On peut comprendre que la poésie de Rimbaud cherche à exprimer, à répéter et à se défaire, en premier lieu, on l’a vu, par le latin et le grec, de ce crime originel de l’introjection de la langue, de mots “bout-de-mère” qui se superpose, aprèscoup, à la culpabilité œdipienne et à sa réalisation du fait de l’absence du parent de même sexe : absence de la mère pour Vitalie, absence du père pour Arthur, réalisant chez les deux une trop grande proximité avec le parent, objet du désir. Dans ce contexte fantasmatique, on saisit que les enfants soient des gêneurs, ce qu’avoue Vitalie dans sa lettre de 1907 déjà citée. L’homme qui les lui a faits reste à jamais amant séducteur idéalisé, le père Jean-Nicolas, avers et revers que cherchera à incarner Arthur toute sa vie : poète idéal, éternel absent, amant de Verlaine, idéal chercheur d’or en Afrique. Dans son épopée poétique Rimbaud paraît avoir ainsi cherché à incarner à la fois le grand-père maternel et Frédéric, son père, homme lettré, puis, dans l’épopée africaine, à personnifier les mêmes en tant qu’absents. Vitalie aimait tellement les absents !

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CHAPITRE II La vie poétique

Années de collège et vocation poétique Des années pré-adolescentes passées au collège (1868-69), on retient l’excellence de l’élève Rimbaud : à la fin de l’année 1869, er er il décroche le 1 Prix de vers latins, le 1 Prix de version latine, er er le 1 Prix de version grecque, le 1 Prix d’histoire et géographie, er et, de plus, il est 1 Prix au Concours académique. Il compose des textes en vers latins : « Ver erat... », « L’Ange et l’Enfant », « Combat d’Hercule et du fleuve Acheloüs », « Jugurtha », « Tempus erat quo Nazareth habitabat Iesus », « Verba Apollonii Graeci de Marco Cicerone », ainsi qu’en français, « Invocation à Venus », « Charles d’Orléans à Louis XI » où Arthur “projette” une vie antérieure située au Moyen Age, et enfin le très sulfureux « Un coeur sous une soutane » sur lequel nous reviendrons. Dès ces premiers textes s’annonce le Rimbaud voyant-voyageur. A titre indicatif, on peut suivre ici l’hypothèse de Ch. Bodenham selon laquelle le poème « Jugurtha » annonce la future voyance du poète de 1871. Si on traduit en effet mot à mot le début du poème, on obtient : « Un enfant extraordinaire est né dans les montagnes du pays arabe et la brise légère se prononça : celui-là est du sang de Jugurtha...”. “La brise légère (la voix de Dieu : 1 Rois, XIX, 12) est, à première vue, le vent qui souffle sur les collines de l’Algérie [comme dans la traduction d’Ascione], mais cette phrase, poursuit Ch. Bodenham, a, en plus du symbole biblique et divin, un autre sens. Elle évoque le frisson ou ‘aura’ en langage médical. Bref, c’est le signe avant-coureur d’une crise d’épilepsie. Par cette simple image, Rimbaud évoque en les réunissant la révolte qui gronde sur le Maghreb, la voix divine et le vent qui souffle sur les blés des campagnes.” (Ch. Bodenham, pp. 80-81). 63

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L’image permise par l’écriture poétique est en fait un syncrétisme, une condensation permettant de joindre Jugurtha, Abd-El-Kader, le père Frédéric, le marabout-messie et le poèteenfant lui-même !... Bref, l’écriture permet de réaliser ses propres fantasmes, de leur donner une forme symbolique. L’écriture “accomplit”, au sens évangélique du terme, les fantasmes (les prophéties que sont les fantasmes). Or seul un devin, un insensé, un poète déréglant ses sens ou encore un épileptique peuvent voir ce qui est invisible. L’épilepsie, faut-il le rappeler, était nommée par les Anciens, « morbus sacer », « mal sacré »; elle était considérée comme une maladie spéciale qui, si elle permettait de voir l’invisible dans des moments d’hallucination ou d’illusion, entraînait ipso facto, son revers : la chute, la syncope et la perte de connaissance. La possibilité de jouir d’une vision se paye en effet d’une castration dans le réel du corps. N’oublions pas que certaines synesthésies (hallucinations visuelles de mots) ont été décrites en neurologie : le synesthète épileptique aurait des réseaux neuronaux unissant les aires auditives du langage aux centres visuels des couleurs1. Quant à la crise, la syncope, on doit ajouter qu’elles sont l’incarnation du meurtre symbolique du père, mais au lieu de tuer celui-ci, l’épileptique se tue en quelque sorte lui-même. La conversion ne pouvant s’effectuer ici symboliquement, elle se produit somatiquement.2 Quoiqu’il en soit, fort de cette prescience juvénile, Rimbaud se souviendra de la description des symptômes d’épilepsie lue dans les dictionnaires médicaux, lorsqu’il écrira « Voyelles ». Pour l’instant, décidé à être poète (« Tu vates eris »), le jeune Arthur est pressé3 d’être reconnu par

1. Rousseau J., (1966), cité par B. et B. Lechevalier, (2001), Le corps et le sens, Lausanne, Delachaux & Niestlé, p. 160 et sq. 2. Sur ce point on pourra relire le texte princeps de Freud sur l’hystéroépilepsie de Dostoïevski. A partir de l’œuvre et de quelques éléments biographiques, Freud dégage le “complexe paternel” non résolu et très ambivalent de l’écrivain russe. La crise d’épilepsie est ainsi à comprendre comme une forme de “complexe de castration” infligée, inconsciemment, pour ses pulsions parricides particulièrement fortes, pulsions que Dostoïevski mit d’ailleurs en scène plus d’une fois. Cf. Freud S., “Dostoïevski et le parricide”, (1928), Résultats, idées et problèmes, II, Paris, PUF, 1985, pp. 161-179. 3. Pressé, il le sera toute sa vie, mais alors il ne s’agira plus de se faire reconnaître, mais de s’épuiser à en mourir.

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ses pairs, lui l’”orphelin” de père... Son “nom”, (“Ambition, ô folle”) pourrait-il se transmettre en dehors de toute sexuation génitale ?.. Se faire un nom dans le monde des adultes, les dépasser, leur voler “le phallus”, tel fut le défi prométhéen du jeune Rimbaud. A l’instar du héros grec, “le poète est vraiment voleur de feu”, comme il l’écrit à P. Demeny le 15 mai 1871. Que le poète soit voleur de feu fait de lui un génie, ce que le jeune Arthur sait par les lectures de livres médicaux comme le Dictionnaire des Sciences Médicales, paru en soixante volumes de 1812 à 1822, rédigé par une pléiade de spécialistes dont J.J. Virey et E. Esquirol. Comme l’a montré Ch. Bodenham après une enquête serrée, Rimbaud, en bon “phylomathe” et fils de ce père curieux des sciences, connaissait ces Encyclopédies. Le tome XVIII du Dictionnaire des Sciences Médicales comportait notamment l’article “Génie” où il est question précisément de Prométhée. L’article “Ravissement” résume les idées de J.-J. Virey dans “Génie” en y ajoutant une dimension divine : “Véritablement un poète est un être sacré, inconstant, mobile dans sa sensibilité, qui ne saurait composer avant de se sentir rempli de Dieu, transporté hors de lui-même, ou sans qu’il ait perdu l’esprit”. Ainsi les dons du poète sont décrits comme proches de la folie et on comprend pourquoi Rimbaud s’était habitué à ses hallucinations, “à voir (...) des mosquées à la place d’usines, (...) des calèches sur les routes du ciel, un savon au fond d’un lac “4. On peut remarquer que dès son premier poème connu en latin, « Ver erat »5 (« C’était le printemps », 1868), le mot “vates” dans le vers « Tu vates eris… » signifie autant prophète que poète ! (O. C., pp. 179-80 et 1030-33) et que dans l’aire arabe, si le prophète est un “nabi”, le poète est lui, un “mutannabi”, un aspirant à la prophétie, un aspirant dont se méfiait le prophète Mahomet puisqu’il est dit, dans le Coran, que “les poètes sont suivis par ceux qui s’égarent (...) qu’ils disent plus qu’ils ne font” (Sourate Les poètes, XXVI, 224-226).

4. Rimbaud A., « Délire II », Une saison en enfer, O. C., p. 108. 5. Europe, juin 1991; voir aussi A. Borer, Rimbaud, l’heure de la fuite, Paris, Gallimard, Découvertes, n° 102; Rimbaud d’Arabie, supplément au voyage, Paris, Le Seuil, 1991.

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Le jeune Rimbaud lit donc les livres de son père et d’autres encore, mais Mme Rimbaud surveille les lectures de ses enfants. Un jour qu’Arthur rapporte à la maison Les Misérables, qui, comme son auteur, n’a pas bonne presse, elle adresse une lettre incendiaire au jeune professeur de rhétorique arrivé depuis peu à Charleville, Georges Izambard, dont on dit qu’il est progressiste, mais qui surtout a très vite pressenti l’intelligence hors norme de son jeune élève. Ces deux-là vont se lier d’amitié ; l’aîné (de quelques années seulement) prêtera des livres à son cadet; celui-ci boira les idées libérales de son jeune maître. Un nouvel univers s’ouvrira à lui. Finie l’époque où, lorsque Mme Rimbaud sortait en ville avec ses enfants, les Carolopolitains ébahis les voyaient passer en cortège cheminant de façon impeccable : “D’abord venaient les deux fillettes, Vitalie et Isabelle, se tenant par la main; en deuxième rang, les deux garçons, se tenant également par la main ; Mme Rimbaud fermait la marche à distance réglementaire”6. Dès 1869 Arthur envoie ses poèmes à des revues. Ainsi La revue pour tous reçoit-elle « Les étrennes des orphelin » en décembre 1869; il en envoie aussi en mai 1870, à Théodore de Banville (« Sensation », « Ophélie » et « Credo in unam… »). Dans la lettre qui accompagne son envoi, Rimbaud fait foi d’admirer le Parnasse et son chef, de Banville, de trente ans son aîné. Il flatte le “cher Maître », en rajoute dans l’éloge, fait une déclaration d’allégeance au Parnasse (« Anch’io [moi aussi] Messieurs du journal, je serai Parnassien. »). Il ment et se vieillit de quinze mois afin d’être imprimé, n’hésite pas à se faire pressant : « Levez-moi un peu : je suis jeune : tendez-moi la main... »7. Il ne se gêne pas non plus pour brûler la politesse à son professeur G. Izambard chargé de rédiger une lettre de protestation au nom de la Garde nationale : « Je me disposais à l’écrire, mais Rimbaud m’a devancé. » Cette idée de sa propre supériorité, son besoin de devancer des concurrents se retrouveront encore au Harar ou au pays des Gallas quand, suite à certaines de

6. Louis Pierquin (1924), Souvenirs d’un ami de Rimbaud, Paris, Mercure de France, in Suzanne Briet, op. cit., p. 22. 7. Lettre de Rimbaud à Th. de Banville du 24 mai 1870, publiée pour la première fois dans Les Nouvelles littéraires du 10 octobre 1925.

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ses expéditions commerciales8, il projetera l’écriture d’ouvrages d’exploration (ce qu’il fera d’une certaine façon avec son « Rapport sur l’Oggadine » de 1883 adressé à la Société Française de Géographie ou avec sa lettre de 1887 au Directeur du Bosphore égyptien). Jusqu’en 1872, les premières poésies se font ainsi dans une ambiance de surestimation de soi. L’oralité, la soif d’amour, de sensualité, autant que la force de la haine, vont alors se déployer. Si l’on date la puberté d’Arthur de 18709, il n’est pas inintéressant de remarquer que cette crise va coïncider avec une crise historique majeure de notre pays : la guerre franco-prussienne, la défaite française, l’occupation de Paris par les Prussiens. L’année suivante, ce sera la Commune, sa répression par les Versaillais, enfin l’instauration de la Troisième République. Or tous ces événements vont beaucoup agiter le jeune Arthur. Reprenons le cours des événements des années 70-71. Fin juillet 1870, tandis que des opérations militaires se déroulent non loin de Charleville, Rimbaud écrit le très antibonapartiste «Rages de Césars » : « L’Homme pâle repense aux fleurs des Tuileries/— Et parfois son oeil terne a des regards ardents...//Car l’Empereur est soûl de ses vingt ans d’orgie !/Il s’était dit : “Je vais souffler la Liberté/Bien délicatement, ainsi qu’une bougie ! “ » Il stigmatise la société bourgeoise également dans « A la Musique ». Il n’a pas seize ans qu’il collabore à des journaux “mal-pensants”, publie « Trois baisers » dans la revue satirique La charge (13 août 1870). Le 16 août, alors qu’il triomphe à la distribution des prix, il apprend la défaite de Wissembourg. Ce même mois, pendant que son frère Frédéric emboîte le pas aux troupes qui traver8. Cf A. Rimbaud, « Je suis ici dans les Gallas », texte établi par A. Jouffroy, Paris, Le Rocher, p. 43. Lors d’une expédition commerciale avec l’explorateur Jules Borelli, celui-ci note dans son journal à propos de la dernière étape où une précédente caravane (celle de Barral) s’était faite massacrée quelque temps auparavant : « Rimbaud m’a devancé; il veut arriver ce soir. Dix heures de marche nous conduisent à la lisière des bois Oborrah et Mettah, etc. » (in M. Matucci, (1986), Les deux visages de Rimbaud, Neuchâtel, La Baconnière, p. 144). 9. En neuf mois il prend vingt centimètres pour atteindre la taille très exceptionnelle pour l’époque d’1 m 85. Le corps, comme l’âme, avait-il hâte, à ce point, de grandir ?

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sent Charleville en direction de la frontière et va se faire enfermer dans Metz avec Bazaine — que Frédéric père a connu ! — Arthur envoie une seconde lettre à Théodore de Banville, joignant un poème où se cache à peine l’ironie : « Ce qu’on dit au poète à propos des fleurs » (O. C., p. 53). On sait que Banville “fut assez bon” pour répondre à Rimbaud qui, d’un “j’aimerai toujours Banville”, flatta encore le “cher Maître”. Néanmoins, le poème ne parut pas. Le 29 août, étouffant dans sa « cité supérieurement idiote », se sentant « exilé dans sa patrie! » (lettre à G. Izambard du 25 août 1870), Rimbaud décide de gagner Paris en train. N’ayant pas assez d’argent pour s’acquitter du ticket, il est arrêté gare du Nord et incarcéré à la prison de Mazas. Sa mère, sans nouvelles de ses deux fils, doit attendre huit longues journées avant d’apprendre qu’Arthur est en prison à Paris (« Qu’elle pleure à présent sous les remparts » in « Mémoire »). Le 2 septembre, Napoléon III et Mac-Mahon capitulent à Sedan. G. Izambard fait libérer Rimbaud en payant sa dette, le loge à Douai chez ses tantes. Là Arthur rencontre le poète Paul Demeny et rentre fin septembre chez sa mère. Retour au point de départ, le voici à nouveau «rentré à Charleville (...) Ma mère m’a reçu et je suis là... tout à fait oisif. Ma mère ne me mettrait en pension qu’en janvier 71. Eh bien j’ai tenu ma promesse. Je meurs, je me décompose dans la platitude, dans la mauvaiseté, dans la grisaille. Que voulez-vous ? Je m’entête affreusement à adorer la liberté libre... »10 Ce redoublement a, comme l’a remarqué Y. Bonnefoy (1961), beaucoup de sens: « Comment mieux dire la liberté la plus essentielle, au-delà de tous les motifs qui pourraient la mettre en oeuvre ? » Mme Rimbaud le traite de « sans cœur. » Le 16 septembre 1870 il envoie au journal Le Nord-Est un poème satirique, « Lettre du baron de Petdechèvre à son secrétaire au château de SaintMagloire », qui ne fut publié que quelques mois plus tard dans Le progrès des Ardennes. Fin septembre 1870, « une lettre de protestation » montre un Arthur Rimbaud patriote et résistant. Quant au « Dormeur du val » (O. C., p. 32), daté d’octobre 70, il paraît dans le Progrès des Ardennes où Rimbaud répond dans 10. Lettre à G. Izambard du 02/11/1870.

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une lettre à un certain Jean Baudry qui n’est autre que luimême. Ce pseudonyme lui permet d’écrire un « Bismark » où le premier Ministre allemand apparaît endormi et rêvant sur la carte de France pour se réveiller le nez brûlé par son fourneau à pipe. Notons qu’à la même époque, à Dijon où il vit, le capitaine Rimbaud écrit dans deux journaux d’opinions différentes, des articles patriotiques et va-t’en-guerre : “Organisons-nous ! Armons-nous !” (La Côte d’Or, 31 août 1870). “Ah! Le drapeau ! Demandez aux vieux soldats de quel amour, de quelle vénération l’on entoure ce morceau d’étoffe, d’autant plus respecté qu’il est plus vieux (...) et déchiré par les balles...” (La Côte d’Or, 3 sept. 1870); “En guerre, en guerre, tout pour la guerre.” (Le Progrès de la Côte d’Or, 1er oct. 1870). “ Des ordres et des cartouches ! écrivait le général de 1814 aux autorités d’alors (...)” (La Côte d’Or, 7 oct. 1870). Au-delà donc des similitudes qui concernent le goût pour les langues, les sciences, le travail, les voyages... et la misogynie, la différence de générations entre les deux hommes rejoint celle des opinions politiques. Rappelons que dans la lettre dite du Voyant qu’il enverra à Paul Demeny le 15 mai 1871, Arthur, qui, en ces jours de la Commune de Paris, vibre aux événements insurrectionnels de la capitale, insère le poème « Chant de Guerre parisien », véritable déclaration de haine et de mépris à l’égard de Thiers et des Versaillais. Mais avant cela il aura fait une troisième fugue à Paris, puis aura regagné à pied Charleville à travers les lignes ennemies. Mais il faut nuancer les choses. De fait, c’est de cette même époque que date un poème comme « Roman » (29 septembre 1870), poème d’une jeune sensualité qui s’éveille : « On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans (....)/Nuit de juin ! Dixsept ans ! — On se laisse griser./La sève est du champagne et vous monte à la tête.../On divague; on se sent aux lèvres un baiser/Qui palpite là, comme une petite bête...(...)//Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août./Vous êtes amoureux — Vos sonnets La font rire./Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût/ — Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire !...(...) » De fait Arthur, outre sa révolte contre l’ordre politique établi, se veut poète et quand Verlaine, par l’intercession du douteux Bretagne lui adresse, fin septembre 1871, sa célèbre 69

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adresse : “Venez, chère grande âme, on vous attend, on vous désire”, en dépit des remontrances maternelles, il fugue de nouveau.

“Les premières communions” ou le Christ violeur psychique Peu de temps après la semaine sanglante, en juillet 1871, voire après la communion de sa sœur Isabelle, Rimbaud compose « Les premières communions » (O. C., p. 60-65). L’écœurement provoqué en lui par le retour brutal des forces conservatrices suscite également d’autres poèmes comme « Ce qu’on dit au poète à propos des fleurs » et « Le Juste » (O. C., p. 53). « Les premières communications » est le premier du XIXème siècle qui présente le désir féminin — ici envers le Christ — et dont la protagoniste voudrait soutenir la tunique. Histoire d’un corps et d’une âme dont le désir est, par la religion catholique, voué à la frustration. Ce thème sera également celui d’Une saison en enfer dans lequel Rimbaud attaque l’Occident corrompu et mortifié par le christianisme. « Les premières communions » se présente divisé en deux parties. Dans un premier temps, la Nature, habitée de forces sexuelles, gagne du terrain sur la Religion qui, dans une optique parnassienne, s’oppose à la sexualité. Dans un deuxième temps, les crises psychiques d’une jeune adolescente et ce que l’on peut appeler, avec S. Murphy, “la genèse et la fabrication d’une névrose” sont mises en oeuvre11. Rimbaud fait montre ici de sa remarquable capacité d’observation clinique. Le prêtre — qu’il ne faut pas confondre avec celui de la première partie du poème — choisit, parmi les enfants, “une petite fille inconnue”, fille sans doute de “doux portiers”, c’est-àdire de concierges. La communiante apparaît chétive comme “les enfants aux maigres doigts jaunes” dans « Les poètes de sept ans ». Comme « Les pauvres à l’église » (O.C., p.45) “bavant la foi mendiante et stupide”, la jeune fille a une affection du 11. S. Murphy, op. cit., p. 98.

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foie ou plutôt de la foi. Serait-ce encore ici une “réminiscence inventée” de la communion d’une certaine orpheline appelée Vitalie que Rimbaud décrit ? “Elle a les yeux tristes et le front jaune”, ces indices trouvés sur la petite communiante désignent aussi les symptômes et les prodromes d’une crise d’hystérie. La tristesse de la fille n’a rien ici de naturel et, comme le remarque S. Murphy, il suffit de comparer ce que l’on voit de sa vie à celle, joyeuse, des garçons et des “garces” de la campagne. Cette tristesse est reliée directement à la vie urbaine et à la plus grande capacité d’intervention de l’Eglise dans ce monde anti-naturel qu’est la ville. Coupée de toute rencontre avec les garçons, la jeune fille est, comme « Les poètes de sept ans », vouée à une vie érotique solitaire et donc névrotique. La veille de sa communion “elle se fait malade / (...) Je meurs”. Elle ressent un “frisson” au lit, puis dans « l’Eglise haute aux funèbres rumeurs ». Comme fréquemment chez Rimbaud, ce frisson a une connotation sexuelle, même si c’est le signe avant-coureur de l’arrivée du Christ en elle. Ce frisson est surhumain puisqu’il provient, dans l’imagination de la jeune fille, de l’Homme-dieu. Il s’agit du signe tangible d’une possession — elle se cambre dans le lit — et d’un envoûtement, non pas ici du diable comme chez les sorcières brûlées du Moyen Age, mais de Dieu. Rimbaud, on l’a vu, lecteur des dictionnaires médicaux, fait ici le rapport entre hystérie, suggestion, hypnose comme procédés d’endoctrinement religieux et masturbation, désir — diabolique — réprimé chez la femme. La petite fille finit par rêver le corps nu du Sauveur et à atteindre ainsi vision et extase érotiques. Dans des rêves obscènes, elle atteint l’orgasme dans une espèce d’union mystique et hystérique propre à l’idolâtrie sexuelle typique de l’adolescente (ou de Mme Bovary) : “Des curiosités vaguement impudiques/Epouvantent le rêve aux chastes bleuités/Qui s’est surpris autour des célestes tuniques,/Du linge dont Jésus voile ses nudités.//Elle veut, elle veut, pourtant, l’âme en détresse,/Le front dans l’oreiller creusé par les cris sourds,/Prolonger les éclairs suprêmes de tendresse,/Et bave... — L’ombre emplit les maisons et les cours.//Et l’enfant ne peut plus. Elle s’agite, cambre/Les reins et d’une main ouvre le rideau bleu/Pour amener un peu la fraîcheur de la chambre/Sous le drap, vers son ventre et sa poitrine en feu...//A son réveil – minuit 71

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(...)/Elle avait rêvé rouge. Elle saigna du nez… », signe évident de la venue des premières règles, des premiers émois sexuels et donc de l’entrée dans la vie spirituelle pour “canaliser” et métaphoriser l’irreprésentable objet du désir. Le jeune Arthur se montre ici médecin, voire psychanalyste. Qu’observe-t-il ? Ni plus ni moins le fait que le Christ est une entité psychique, une sorte d”imago” qui draine avec elle l’énergie sexuelle refoulée car inter-dite. Le Christ est un “voleur d’énergie” qui canalise la libido vers la sublimation ou l’extase mystique. Surtout Rimbaud fait le lien entre le refoulement de cette énergie sexuelle infantile, l’hystérie et le transfert pathogène, aliénant, leurrant et névrotique sur le Christ (comme plus tard pour l’analysant sur le psychanalyste dans la névrose expérimentale qu’est la “névrose de transfert”). Ainsi la petite communiante sera “la victime et la petite épouse (...)/Et quand, ayant rentré tous ses nœuds d’hystéries,/Elle verra, sous les tristesses du bonheur,/L’amant rêver au blanc million des Maries,/Au matin de la nuit d’amour, avec douleur :/’Sais-tu que je t’ai fait mourir ? J’ai pris ta bouche,/Ton cœur, tout ce qu’on a, tout ce que vous avez;/Et moi, je suis malade : Oh! je veux qu’on me couche/Parmi les Morts des eaux nocturnes abreuvés ! //J’étais bien jeune, et Christ a souillé mes haleines./Il me bonda jusqu’à la gorge de dégoûts ! (...)” Rimbaud s’identifie ici à la communiante comme Freud à Dora ou Flaubert à Emma Bovary. Il déchiffre, dans l’image du Christ, la réalité d’un “vol d’amour”, qui, s’il permet de fixer et de sublimer l’érotomanie de l’adolescente, n’en reste pas moins aliénant et piégé. L’union et la communion mystique, puis sexuelle, n’ont été qu’illusion, ce sur quoi reviendront Bataille ou Lacan. Rimbaud mettrait-il ici en évidence l’impossibilité d’une véritable union psychique/physique entre l’homme et la femme – entre Vitalie et Frédéric ? Amante d’un Christ introuvable, elle contamine son futur amant de ce péché, de cette maladie de l’amour-leurre-séduction. Se considérant victime d’un “viol psychique” (et corporel) la communiante n’a d’autre solution, pour échapper à la dépression et au dégoût de ce corps du Christ qui “bonde jusqu’à la gorge”, que de séduire, en retour, l’amant : « Car ma Communion première est bien passée./Tes baisers, je ne puis jamais les avoir sus :/Et mon cœur et ma chair par ta chair 72

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embrassée/Fourmillent du baiser putride de Jésus !”//Alors l’âme pourrie et l’âme désolée/Sentiront ruisseler tes malédictions./— Ils auront couché sur ta Haine inviolée/Echappés, pour la mort, des justes passions.//Christ ! ô Christ, éternel voleur des énergies,/Dieu qui pour deux mille ans vouas à ta pâleur,/Cloués au sol, de honte et de céphalalgies,/Ou renversés, les fronts des femmes de douleur. » Comme toute victime de viol, la jeune fille est hantée par le sentiment d’être irrémédiablement souillée. Du point de vue rimbaldien, c’est donc l’amour du Christ qui est le péché et le modèle de l’amour prédateur (comme celui de Rodolphe pour Mme Bovary, ou de Frédéric pour Vitalie). Ainsi pour Arthur, les femmes sont les victimes, depuis deux mille ans, du christianisme et des hommes ... comme Vitalie le fut du beau capitaine. Elles sont clouées au sol par ce viol psychique bi-millénaire, attitude dans laquelle se confinera Vitalie et dont Arthur devine les mobiles inconscients. Le Christ du poème apparaît comme un violeur diabolique comme le serait un père, Frédéric, dont la seule imago est celle d’amant de la mère et non pas celle d’un père oedipien et symbolique reconnu par la mère, présent et protecteur de ses enfants. Là encore le poème, surdéterminé dans ses sources, trouve son secret ressort dans l’intuition, pour Arthur, de ce que l’âme féminine de Vitalie cache : une plongée inouïe et incestueuse dans les secrets, les douleurs, les silences, les émotions indicibles de la mère. Rappelons les mots de P. Valéry : « La poésie est (justement) l’essai de représenter, par les moyens du langage articulé, ces choses ou cette chose, que tentent obscurément d’exprimer les cris, les larmes, le silence, les caresses, les baisers, les soupirs, etc. (...) Cette chose n’est pas définissable autrement. Elle est de nature de l’énergie — de l’excitation, c’est-à-dire de la dépense »12. Poésie ou plus tard, écriture automatique sont ainsi quête, reconquête du langage innocent, rénovation du pacte primordial entre excitation somatique, sensorielle, sensualité (autoérotisme) et le double ancrage des processus psychiques dans le “sémiotique” et le kinesthésique. Comme la pensée du rêve, le mot d’esprit, l’anagramme (de Saussure), les jeux de mots, la 12. Valéry P., (1922), Cahiers, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2., p. 1100.

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poésie apparaissent comme des formes de la passion de l’originaire, passion située ici dans la langue. L’absence du père — incarnant le principe de réalité — laissa prisonnier Rimbaud d’une vie fantasmatique en relative “communion” avec celle de sa mère : “Singes et hommes tombés de la vulve des mères (...)/ Nous voulons regarder : — le Doute nous punit !” La poésie permit la décharge et la projection de ce monde incestuel qui l’habitait — et nous habite tous, et se dévoile dans nombre de pensées, fantasmes, comportements et somatisations. Arthur, mon animal, mon frère.

“Le cœur supplicié” ou le fantasme de viol homosexuel La biographe E. Starkie a écrit qu’”à seize ans, quand il se rendit à Paris, Rimbaud ressemblait encore à une fille (...)”13. Pour elle, “il est probable qu’il y subit alors l’initiation sexuelle d’une façon si brutale et inattendue qu’atteint et outragé, il se ressaisit avec un dégoût fasciné. (...) Il était une autre personne à son retour à Charleville, et ne fut plus jamais le même depuis. Ce fut là le moment critique de son développement, l’origine de son déséquilibre et de sa détresse future” 14. “Ce n’est qu’après cet épisode que nous relevons le dégoût de la vie, l’inaptitude à l’accepter comme elle est, conjugués au désir d’échapper au réel. Rimbaud se réfugie alors dans un passé d’innocence enfantine et dans un au-delà réel affranchi du vice et du péché”15. “Fondamentalement, Rimbaud était un être pur”, écrit toujours la biographe de façon assez “innocente” — et projective. Il est permis de se demander si le poème « Le cœur supplicié » (O. C., p. 249) qui se trouve dans la lettre à G. Izambard du 13 mai 1871 (et que l’on retrouve sous le titre « Le cœur du pitre »16 dans la lettre du 10 juin à Paul Demeny [O. C., p.255]), 13. Starkie E., (1982), Rimbaud, Paris, Flammarion, 1989, p. 102. 14. C’est nous qui soulignons cette interprétation de Starkie. 15. Starkie E., opus cité, p. 102. 16. La figure du pitre représente couramment à cette époque le poète (cf. S. Murphy, op.cit., p. 271 et J. Starobinski, (1983), Portrait de l’artiste en saltimbanque, Paris, Flammarion, coll. Champs).

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évoque une agression sexuelle vécue pendant la Commune ou un fantasme d’agression ? Rappelons quelques vers du poème : « Mon triste cœur bave à la poupe/Mon cœur est plein de caporal:/Ils y lancent des jets de soupe/Mon triste cœur bave à la poupe (...)/Leurs insultes l’ont dépravé (...) J’aurais des sursauts stomachiques/Si mon cœur triste est ravalé... » Selon E. Starkie, ce poème “exprime une sensation profonde de blessure, révèle en lui quelque chose de divisé qui va en s’élargissant jusqu’à cette rupture totale qui se produisit avec une Saison en enfer (...). Jusque-là, malgré sa maturité intellectuelle, Rimbaud était encore un enfant, à qui était soigneusement caché le côté horrible de la vie (...) son imagination reste même innocente et enfantine. » (Starkie, op. cit., p. 101). Dans l’édition des O. C. de la Pléiade, les débats des exégètes portent sur deux interprétations possibles, celle d’Izambard qui rapporte que ce poème fait suite au séjour à Paris pendant la Commune, celle de Godchot, encore plus prosaïque: “Rimbaud est à la caserne Babylone. Sa figure enfantine, ses longs cheveux éveillent la lubricité des Communards avinés. Le poème s’explique alors dans le détail. La poupe, c’est le côté opposé à la proue, c’est-à-dire le Phallus. (...) Si les soldats tarissent leurs chiques, cela veut dire qu’ils retirent leurs chiques de leurs bouches et l’enfoncent de force dans la gorge de l’enfant (!)”17. Cette interprétation n’est pas extravagante et Mme Noulet parle “d’une terrible initiation d’excès auxquels Rimbaud participa de gré ou de force”18. Mais ces interprétations qui portent

17. Rimbaud A., O.C., p. 889. La question qui, évidemment, reste toujours ouverte est de savoir si Rimbaud participa ou non à la Commune de Paris. Selon son ami E. Delahaye, il a été pendant quelques jours « l’invité » des soldats communards, un peu débraillés, de la caserne de Babylone. Ainsi, ce qui serait arrivé — confortant les idées anti-communardes de Godchot – aurait été ni plus ni moins des rapports difficiles entre les soldats et Rimbaud. Or cette interprétation semble spécieuse dans la mesure où les poèmes ultérieurs de Rimbaud furent toujours explicitement pro-communards (cf. « Le Juste » (juillet 1871), « Michel et Christine » (1871) et « Les mains de Marie-Jeanne » (février 1872)). En fait si Rimbaud a participé à la Commune, ce fut de façon tout à fait anodine, n’ayant notamment, à ce que l’on sache, pris part à aucun combat. Il reste un “péripatos”, un promeneur ... 18. Noulet E., (1973), Le premier visage de Rimbaud, Paris, Palais des Académies.

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sur la réalité d’un traumatisme sexuel sont-elles à retenir ou n’y en aurait-il pas une troisième selon laquelle Rimbaud met en scène – littérairement – ces propres fantasmes – comme pour mieux s’en défendre ? Peut-on là suivre S. Murphy ou Ch. Bodenham pour qui cette poésie est une fantaisie ayant très bien pu avoir été écrite avant la Commune ? Le mot fantaisie n’a pas chez Rimbaud de connotation péjorative, où, comme dans « Ma Bohème » et la lettre du 17 avril 1871 à Demeny, il évoque “les fantaisies, admirables, de Vallès et de Vermersch”, ou encore dans la lettre du 15 mai 1871 lorsqu’il qualifie C. Mendès de “fantaisiste” (S. Murphy, op.cit., p. 33). La fantaisie n’est ni le réalisme, ni la satire, mais elle comporte un élément expressif et une tentative de communiquer des productions psychiques appelées fantasmes, rêves et cauchemars. Le mot «abracadabrantesque»19 maintient d’ailleurs ces connotations de fantaisie. Ainsi critiquant le choix de son ami et ancien professeur Izambard de rester dans l’enseignement, Rimbaud écrit : « Vous n’êtes pas enseignant pour moi. Je vous donne ceci : est-ce de la satire, comme vous diriez ! Estce de la poésie ? C’est de la fantaisie, toujours. Mais, je vous en supplie, ne soulignez ni du crayon, ni de la pensée. » Rimbaud insère alors ici « Le cœur supplicié » et termine sa lettre par un “Bonjour de cœur” qui résonne un peu sardoniquement. De même que le « Bateau ivre » fut écrit avant qu’il ne vît la mer et que « Ma Bohème » était une fantaisie de voyage, « Le cœur supplicié » paraît être 1) une fiction critique et satirique d’un adolescent inexpérimenté face aux problèmes de la sexualité et naviguant, tel un “bateau ivre”, entre le dégoût, la nausée et l’attrait pour les relations sexuelles, plutôt qu’une aventure malheureuse dans la caserne Babylone pendant la Commune. 2) Un fantasme d’identification à une autre personne ... Son père ou quelque ami ? Une réminiscence travestie ?

19. Comme le mot “céphalalgie” (« Les premières communions ») ou celui de “pioupiesque” sur lequel nous reviendrons, le mot “abracadabrantesque” que l’on trouve dans « Le coeur supplicié », tire son origine de la lecture par le jeune Arthur des Encyclopédies médicales. Dans son enquête, Ch. Bodenham a su en effet apporter des indices décisifs sur ce point. « ‘Abracadabrantesque’, adjectif dérivé de ‘abracadabrant’ vient du grec ‘abraxas’ et avec ‘abracadabra’ constitue, d’après le Dictionnaire des Sciences Médicales (XXIV, p. 58), des mots magiques provenant du langage de Chaldée.

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3) Un après-coup des mauvais traitements et d’un passage à tabac à la prison de Mazas, un an plus tôt, et dont Rimbaud radicalisera le souvenir dans un sens homosexuel. 4) Enfin, un poème à signification sexuelle qui clôt la lettre du 13 mai 1871 à Izambard où il est question du “Je est un autre”, du “dérèglement de tous les sens” et où Rimbaud présente sa nouvelle doctrine d’une “poésie objective”. D’un point de vue psychanalytique, on a l’impression de se trouver devant la perception chez un adolescent de seize ans, dont l’Œdipe est « plié » par l’incestuel, d’un fantasme sexuel qui est, pour son narcissisme, une effraction, un “corps étranger” qu’il convient de projeter dans une fiction poétique/hystérique. Nous rejoignons là ce que Freud et Breuer écrivaient dans leurs Etudes sur l’hystérie : “La relation causale du traumatisme psychique déterminant le phénomène hystérique n’est pas telle que le trauma déclencherait le symptôme comme un agent provocateur, symptôme qui persisterait ensuite de façon indépendante. Nous devons bien plutôt affirmer que le trauma psychique, ou plutôt son souvenir, agit à la façon d’un corps étranger qui reste comme un agent actif longtemps après sa pénétration”20. C’est bien l’après-coup rendu possible par la puberté qui fait du fantasme un “corps étranger interne” attaquant le sujet de l’intérieur et provoquant en lui l’excitation sexuelle21. Dans ces conditions, le poème n’est là que pour réaliser («accomplir», dit le Nouveau Testament) par l’écriture et mettre en scène — hors de soi — le fantasme qui menace grandement l’architecture narcissique (le Self) du Moi. Comme pour tout adolescent, les fantasmes sexuels commencent à envahir l’univers mental de Rimbaud. Ces fantasmes réaniment bien évidemment des fantasmes incestueux de l’enfance. Ils demandent donc un contreinvestissement d’autant plus nécessaire que l’interdicteur, le père, est absent ! La réification par la projection, le déplacement et l’écriture ou l’éprouvé de sensations comme la nausée, le

20. Freud S. et Breur J., (1896), Etudes sur l’Hystérie, G.W., I, p. 85, trad. fr. Paris, PUF, 1956, pp. 3-4. 21. Laplanche J., (1970), Vie et mort en psychanalyse, Paris, Flammarion, pp. 69-70.

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dégoût, serviront alors de “machine” à s’éloigner de la mère et à trouver le père dans le Logos, le Verbe, la Littérature. Un des thèmes inconscients du « Cœur supplicié » serait enfin la mise en scène du conflit entre passivité et activité sexuelle. Comme dans « Roman » où le jeune homme est trouvé “immensément naïf” par la jeune fille qu’il adore, comme M. Léonard d’ « Un cœur sous une soutane », comme dans « Premières soirées » où la jeune fille “au doux rire brutal” semble avoir connu l’amour et non le jeune homme, Rimbaud dévoile son “innocence”. Jeune homme idéaliste, amoureux et rêveur comme dans « Les réparties de Nina », « Rêver pour l’hiver » (dédié à « Elle », on ne sait quelle jeune fille), « Les déserts de l’amour », « Roman » (dans lequel « Le cœur fou Robinsonne à travers les romans »), « La Maline » (qui cherche le baiser d’un jeune adolescent et dont la peau est « un velours de pêche rose et blanc »), Arthur, avant de montrer sa désillusion, à seize ans, de la gente féminine dans « Les sœurs de charité » ou « Mes petites amoureuses », se présente comme un être passif ayant toutes les chances de se faire exploiter sexuellement, voire affectivement – ce que réalisa Verlaine. Arthur est comme l’albatros baudelairien livré aux outrages et aux moqueries des marins, incapable de s’adapter à la vie réelle (S. Murphy, p. 295). Adolescent mi-homme, mi-femme, il se retrouve dans une position d’imposture, à l’instar de celle du Christ. De là sans doute, dans la lettre à G. Izambard du 13 mai 1871, la citation “Stat mater dolorosa, dum pendet filius” qui désigne la douleur de la Vierge-Marie (Vitalie-Antigone) lors de la crucifixion de son fils ... ou de celle d’Arthur, jusqu’en Abyssinie. « Le coeur supplicié » du poète est alors chargé de dégoût devant l’activité d’une sexualité génitale et anale délaissée pour le refuge dans une passivité féminine et fantasmatique. On le voit, comme chez tous les adolescents, séduction active et/ou passive faisait rage chez Rimbaud22. 22. Dans « Rêver pour l’hiver », le garçon essaie de se dépuceler et la jeune fille éprouve un épanouissement. Mais le garçon se contente surtout de rêver et, provisoirement, reste dans l’irréalité. Dans « Les chercheurs de poux », Rimbaud, qui parodie un poème de Catulle Mendès, mêle subtilement séduction active par les sœurs et sexualité/animalité des poux. Dans « Tête de faune », poème rempli de surdéterminations symbolistes dont S. Murphy a bien analysé les ressources contextuelles, le faune violeur-actif (Verlaine) “qui mord les fleurs rouges de ses dents blanches” a la “pénétrante caresse” qui

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Dans la lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, on découvre un autre poème, « Accroupissements », qui contient encore le thème de l’”estomac écoeuré”, du bas-ventre, de la haine des “assis” et des curés “accroupis” qui vivent de façon végétative, pissent, boivent, mangent et se déforment dans la graisse facile. Molitus, le curé, est là encore un double du poète, naïf et hors-sexe, comme M. Léonard d’ « Un cœur sous une soutane » : « Bien tard, quand il se sent l’estomac écœuré,/Le frère Molitus, un œil à la lucarne/D’où le soleil, clair comme un chaudron récuré,/Lui darde une migraine et fait son regard darne,/Déplace dans les draps son ventre de curé (...)//Et le soir, aux rayons de lune, qui lui font/Aux contours du cul des bavures de lumière,/Une ombre avec détails s’accroupit, sur un fond/De neige rose, ainsi qu’une rose trémière.../Fantasque, un nez poursuit Vénus au ciel profond. » L’expérience olfactive brutale à laquelle nous convie la fin du poème sera reprise dans « Le sonnet du trou du cul ». A propos de “bavure”, notons qu’à la même époque Arthur signe sa lettre à Th. de Banville : “Alcide Bava”... Dans « Le forgeron » (1870), lui qui s’”encrapulera” quelques mois plus tard, écrit : “C’est la Crapule,/ Sire. Ça bave aux murs, ça monte, ça pullule”. Et c’est toujours dans la lettre du 10 juin 1871 — qui contient aussi « Les poètes de sept ans » — que Rimbaud va employer, avec une complaisance visible, le verbe “baver” retrouvé, nous l’avons vu, dans « Les premières communiantes », dans « Les pauvres à l’église » (“et tous bavant de foi..”) et dans « Mes petites amoureuses » (“Sous l’arbre tendronnier qui bave”...). La bave, déjection liquide orale aux vertus agressives et dégoûtantes, illustre, par métaphore, un déplacement du bas

sera remise en scène dans « Délire I » comme celle de la mère primitive séductrice de l’enfant passif - ce que les psychanalystes appellent “séduction primaire”-. L’idée du complexe de castration de Rimbaud, complexe avivé par les pulsions et fantasmes incestueux, est renforcé, dans ce poème, par la juxtaposition de la lèvre qui éclate (éjacule) qui fait aussi éclater l’écrin (l’hymen) et d’où coule un autre sang, féminin cette fois. D’autres évocations du sexe masculin ensanglanté et blessé se retrouve encore dans « Oraison du soir », « Les remembrances d’un vieillard idiot « (infra) et dans « Les déserts de l’amour » (infra).

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vers le haut les qualités d’un autre liquide : le sperme (cf. “la sève… comme le champagne”). On voit cependant que dans « Accroupissements », Rimbaud est dégoûté du corps de l’homme, ce qui tend à laisser penser une absence chez lui d’homosexualité vraie. A cette époque l’expérience du sexe semble pour lui celle d’un viol fantasmé (cf. supra), fantasme de la nécessité de se faire « mettre » par un père autoritaire. Le sexe reste cependant chargé de souillure physique que “des flots abracadabrantesques” venus de la mer (Mère) autant que de la Mère-peuple de la Commune, doivent laver. En ce qui concerne une possible expérience traumatique homosexuelle, nous serons ainsi beaucoup plus prudent que certains psychologues23 pour qui les deux premiers vers du poème pourraient montrer la blessure morale de Rimbaud à la suite d’une agression sexuelle. Remarquons cependant que deux vers du « Cœur supplicié », et le début d’ « Accroupissements », évoquent curieusement la dérivation somatique d’une blessure non digérable psychiquement et déviée... sur l’estomac, bref, une somatisation dont le point de départ sera la nausée, qui apparaît déjà comme la réaction à ce qui ne peut être introjecté psychiquement. La nausée se retrouvera également à la fin de « Rage des Césars » provoquée cette fois par l’odeur : “Ouvre les narines aux superbes nausées”. La métaphore de style surréaliste que n’aurait pas renier Malcolm de Chazal, faisant des narines le lieu des nausées, montre l’ampleur de la capacité régressive orale chez Rimbaud au point qu’il y a souvent chez lui une confusion (ou synesthésie) entre odeur et goût : « Il semble qu’il mange les odeurs », note P. Lapeyre24. Arthur se révèle à la fois culpabilisé de la partie “animale” et sexuée en lui en même temps que, démiurge, il ré-invente la réalité sexuelle d’un monde charnel bafoué par l’hypocrisie d’une morale religieuse et bourgeoise

23. Hachet P., (1994), « Arthur Rimbaud, une problématique psychosomatique », Rev. med. psychosom., 39, pp. 99-110. 24. P. Lapeyre, (1981), Le vertige de Rimbaud, Neuchâtel, La Baconnière, p. 163.

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anti-sexuelle ... et donc anti-génitale25. Décidément le sexe, génital, est dégoûtant, repoussant, nauséeux. La nausée le guette : c’est Roquentin avant la lettre. Faute d’un père (comme pour J.-P. Sartre) qui met à distance la mère, et son odeur, on « dégueule » celle-ci ou on en a la nausée. Revenu chez lui en cet été 1871, Arthur n’est plus tout à fait le même; il est sombre, querelleur, insolent. Il refuse de se laver, se laisse pousser les cheveux en boucles démesurées et crasseuses sur ses épaules. L’adolescent refuse, comme nombre de ses congénères, la “sexuation” de son corps, le désir que celui-ci suscite chez les autres ou que les autres suscitent en lui. Il est malheureux de n’être pas aimé d’amour par une jeune fille. A Charleville, il traîne dans les rues et fume une petite pipe au fourneau retourné à la façon des Communards. Cherche-t-il à tenir à distance sa dépression dans une identification à ses frères de révolte, à son possible agresseur ou aux deux à la fois ? Fuyant la charge qu’est pour le psychisme la pulsion (homo et hétéro-sexuelle), et la « déprime » de ne point rencontrer l’amour, Rimbaud va alors s’intoxiquer, s’enivrer et prendre des drogues. Il faut bien des barrières à ce qui devient maintenant possible : la proximité incesteuse avec sa mère et ses sœurs (l’homosexualité a pu prendre dans cet environnement une valeur défensive indéniable). C’est dans ce contexte de perte de limites qu’est écrite la première des lettres dites du Voyant où il attaque G. Izambard et le monde adulte avec lui : “... sans compter que votre poésie sera toujours terriblement fadasse...”. Reprenant un modèle goethéen, il pose alors le principe d’une “poésie objective” voulant — comme la jeune science psychiatrique observant l’aliénation — effacer toute subjectivité d’un “Je”... fondamentalement Autre.

25. Dans « Vénus Anadyomène » qui présente une vieille femme prenant son bain, le poème se termine par ces vers : « — Et tout ce corps remue et tend sa large croupe/Belle hideusement d’un ulcère à l’anus. » Ainsi même si ce poème se veut, pour S. Murphy, largement allégorique d’une France du Second Empire en pleine dégradation, le rapprochement entre l’ulcère, l’anus et la femme évoque le chancre vénérien (le mot chancre, qui vient de cancer, signifie aussi ulcère); il renvoie encore à l’horreur et au dégoût — névrotique — de Rimbaud pour la Chose sexuelle.

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“Je est un autre” : lettres du 13 et 15 mai 1871 dites du Voyant Dans la première de ces deux lettres, celle-ci, rappelons-le, adressée à Georges Izambard, Rimbaud écrit : “Un jour, j’espère (...), je verrai dans votre principe la poésie objective”. Puis il fait part de sa colère : « Je serai un travailleur : c’est l’idée qui me retient quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris — où tant de travailleurs meurent...”. Puis vient l’“encrapulement” : “Je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant”, et, méprisant, “vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes (....) C’est faux de dire : Je pense. On devrait dire : On me pense. — Pardon du jeu de mots. Je est un autre”. Dans la période des débuts poétiques qui fut celle d’une surestimation du Moi propre à l’adolescence, le Je s’exprime sans entraves au point de pouvoir se décentrer sans se perdre. « Je est un autre », mais, comme nous le disions en introduction, Rimbaud jette le bébé avec l’eau du bain : la puissance du sentiment de haine pour l’autre maternel en lui-même, cette partie de son moi qui le met « hors de lui », est promptement projeté au dehors : « Je est un autre » et la poésie est sommée de ne pas ergoter sur le réel de cette réalité qu’elle doit « objectiver » : l’horreur des mères. Deux jours plus tard, on trouve dans la lettre à P. Demeny le poème « Chant de guerre parisien », caractérisé par le rythme rapide, les points d’exclamation, les mots courts, l’argot (“bambochons”), les onomatopées (“tam-tam”, “jam jam”), comme si la pulsion sexuelle envahissant le psychisme, le débordait! Lettre et poèmes laissent « pulser » librement les pulsions sexuelles … « Ah ! Rimbaud cette gueule, ces yeux, cette volonté farouche. Il ressemble à ces gosses qui se soulèvent dans les banlieues. (…) Aujourd’hui il ferait du rock ! », comme s’exclame Jacques Higelin26.

26. Jeancolas C., (2004), Rimbaud après Rimbaud, Paris, Textuel, p. 59.

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Dans cette lettre Rimbaud répète de façon quasi hallucinatoire que “Je est un autre”... “J’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute”... Livré à lui-même, que fait d’autre Rimbaud à seize ans (!) sinon, par l’écriture poétique, une catharsis, une psychanalyse sauvage visant à se déposséder de l’Autre, la mère, dans une régression psychique hautement sensorialisée. La colère et le dégoût du désir sexuel — de l’autre en lui — et des ordres établis, éclatent alors à chaque ligne. Cette sainte colère et ce dégoût lui feront écrire et joindre, au milieu de cette lettre, « Mes petites amoureuses », véritable cri ironique et satirique envers les femmes et leurs corps. Rimbaud s’injurie lui-même d’avoir pu aimer ces jeunes filles. Le rejet de la différence des sexes est tel qu’il touche, par diffusion, la rime entre singulier et pluriel (« vert-chou/caoutchoucs ») ce qu’il ne cessera plus de faire. Après la pause qu’est le poème, la lettre du Voyant reprend de plus belle. « Donc le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l’humanité, des animaux même; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions” (recours déjà aux synesthésies sensorielles qui apparaîtront quatre mois plus tard dans « Voyelles », septembre 1871). “Si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue ; — Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! (....) Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! — Cette harangue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle ...” » Souffrance psychique, dépossession, extase, stase des repères mènent jusqu’à une forme supérieure de lucidité. Ici l’activité de sursignification de la pensée s’emballe, proche d’un temps de “surchauffe sémantique” décrit par A. Green et J.-L. Donnet dans le délire psychotique27. Afin d’échapper à l’”assassinat d’âme” et à la mort psychique qu’éprouva le Président Schreber, Rimbaud cherche à retrouver le sens primitif des 27. Donnet J.-L. et Green A., (1973), “La psychose blanche”, L’enfant de ça, Paris, Minuit, p. 240.

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mots, la “langue de fond”, l’Ursprache28. Le voyant « voit » le langage puisque sa « voyance » se situe au-delà du visible, passant au-delà de la démarcation qu’impose le visible sur l’invisible. La perception du visible se voit détournée, subvertie, pour satisfaire le désir de « voyance ». La « phallicité » du regard et de la voyance se veut supérieure à la castration-limitation qu’inflige le visible. Entrant à la puberté dans le monde symbolique — et social —, il rencontre le point (de capiton) où le père et ses fonctions ont manqué dans leur capacité à “stabiliser” (dans le sens de J.-P. Changeux, de stabilisation synaptique sélective [S.S.S29]) toute métaphore subjective : car le sens de soi, le sens des mots échappe toujours, toujours ... Dieu, ainsi que le père, absents, sans substance, apparaissent alors des signifiants, des bornes flottantes mais « objectives » d’un monde « déshabité » et vide que la surchauffe pulsionnelle, sémantique et poétique déstabilise. Je est décidément un autre ... et il faut « fixer » cette dérive sur le papier et lire les écrits des pairs (pères). L’encre devient une ancre permettant d’amarrer quelque part le corpsbateau, l’esprit-navire ivre de « liberté libre ». Ce « surf » entre signifiés et signifiants sera l’Odyssée du poète qui navigue dans des “re-pères” livresques avec la virtuosité du génie. Car dans cette quête de lui-même et de son identité, ce sauvetage dut beaucoup, nous l’avons vu, à la fréquentation des ouvrages scientifiques et médicaux qu’affectionnaient également son père. Comme l’a remarqué Ch. Bodenham, dans les lettres de 1871, dans les poèmes comme « Le cœur supplicié » ou « Le Bateau ivre », c’est moins de l’homme dont il est question que de théories à la source de la poésie. Ainsi Rimbaud, lecteur du Dictionnaire des Sciences Médicales, colle à ce siècle scientifique qu’est le XIXème, celui où fleurissent les théories d’Esquirol, Moreau (de Tour), Lelut

28. Schreber D. P., (1903), Mémoire d’un névropathe, Paris, Le Seuil, 1975, p. 28. 29. Changeux J.-P., (1986), L’homme neuronal, Paris, Fayard.

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sur les maladies mentales30. Sa “théorie” du dérèglement des sens s’enracine dans la lecture des articles médicaux sur les gnostiques, les prophètes, les somnambules hystériques. L’influence du capitaine et le fantasme d’identification à ce père lettré permirent à Rimbaud une connaissance “scientifique” du mysticisme, des “sagesses d’Orient” faisant réellement de lui ce que Claudel a écrit: “un mystique à l’état sauvage”… mais un mystique laïque. Mystique, Rimbaud l’est assurément en tant qu’homme de la révélation, donc de l’apocalypse, de la fin de l’histoire (de la fin de la poésie)31. A la puberté, la passion du Verbe « révéla » métaphoriquement chez Arthur la place jusque-là virtuelle du père, de même que plus tard, lors de son départ définitif d’Europe, cette « révélation » s’incarna dans son besoin d’Afrique et d’aller ainsi sur les pas de son père.

Hallucinations et sensations : procès de dé-pulsionnalisation A l’été 1871, seul et halluciné, Rimbaud compose un poème, « Voyelles », qui met en oeuvre sa théorie des synesthésies. « Alchimie du verbe », seconde partie de « Délires », évoquera, deux ans plus tard, cette période : « A moi. L’histoire d’une de mes folies (...) J’inventai la couleur des voyelles ! — A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert” (...). Je m’habituai à

30. En 1836 est édité l’ouvrage de Lelut sur la folie de Socrate, Du démon de Socrate, spécimen d’une application de la science psychologique, réed. en 1856 (et, en 1982, par les Laboratoire Théraplix). En 1838 paraît l’ouvrage d’E. Esquirol, Des maladies mentales. En 1841 l’Histoire académique du magnétisme animal de Burdin et Dubois. En 1845 Moreau de Tour fait une communication sur « Haschish et aliénation mentale » où il rend hommage à Théophile Gautier. L’année suivante paraît le Du Délire de sensation de C. F. Michéa, Paris, Labé, 343 pages (cf infra). Enfin en 1860, Recherche sur l’hypnotisme de Rossi. 31. « Apocalypsis » en grec signifie en effet « la révélation », « le dévoilement », le « levé de rideau ». Quant à « revelo, are » en latin (« dévoiler », « mettre à nu »), c’est à proprement parler « enlever le velum », le voile [qui cache le sexe des femmes]).

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l’hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d’une usine (…) Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit (...) Aucun des sophismes de la folie, — la folie qu’on enferme, — n’a été oublié par moi. » L’aspect médico-psychologique du sonnet « Voyelles » a fait l’objet d’une étude savante de la part de Ch. Bodenham à qui nous empruntons nombre de remarques que nous allons orienter dans un sens psychopathologique. 1) La poésie de Rimbaud se veut « objective » comme les ouvrages médicaux des aliénistes, afin de décrire, faute de tiers paternel pour s’identifier, les sensations, les émotions et les fantasmes qui assaillent le jeune homme qu’il est ; en ce sens le “sensationisme” de Rimbaud renvoie à la quête du père, via certains ouvrages médico-littéraires. 2) Ce recours à la sensation est à comprendre comme une défense perceptive devant l’envahissement des pulsions sexuelles qui organisent les limites psychiques. 3) La généalogie intellectuelle de ce poème pourrait être un poème de l’abbé Moussaud, l’Alphabet raisonné, paru en 1802, qui se propose de “peindre, esquisser des sons”. Moussaud établit en effet une différence entre les consonnes — qui vivent dans un silence absolu — et les voyelles, au “langage essentiellement sonore”. Chacune d’elles, ajoute le prêtre-linguiste, (...) “a même sa voix, son expression, son accent propre”. En effet, remarque Ch. Bodenham, “chez Rimbaud, ‘U’ est associé à un cours d’eau, ‘I’ et ‘O’ à des notions de plaisirs.” (Ch. Bodenham, p.121). 4) En coloriant les voyelles Rimbaud tente de maîtriser sensoriellement leur charge pulsionnelle. Ici, la synesthésie, en reliant le son de la voyelle à la couleur, sensualise et sexualise la langue. La synesthésie donne corps et chair au langage; elle rend vie et chair à un langage chargé de l’ombre de l’absence vocale de l’Autre, ici le père. Tout ceci indique la place et la fonction des consonnes et des voyelles dans la langue. Rappelons que les langues consonantiques (sans voyelle écrite), comme l’hébreu et, partiellement, l’arabe, sont ouvertes au sens et aux interprétations de sens (midrach), l’écriture de la voyelle risquant de “fixer” l’interprétation de tout texte comme la Torah. Avec l’écriture de la voyelle, aucun jeu de mot, aucun calcul (gematria) ne sont alors possibles. A partir d’études sur l’évolution de la langue hébraïque, le Safer Yesira affirme ainsi que les consonnes sont 86

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le corps et la voyelle l’âme (d’un texte)32. La voyelle « colorise » et « inspire » la langue, lui donnant « chair » et présence. La langue de l’absent (le père) est ainsi rendue sensuellement, sensoriellement, présente. L’opération que Rimbaud effectue dans « Voyelles » répond à des nécessités pulsionnelles et affectives : celle de “fixer les vertiges” de la poussée pulsionnelle que charrient le corps adolescent et l’esprit de la lettre, et celle de donner un « corps visuel », une voix, à l’ « âme » du texte. Dans « Voyelle » il peut ainsi « donner corps », présence vocale, et chair à cet être sans substance autre que nominale : son père. La couleur, la sensation visuelle sont ici d’autant plus réinvesties qu’elles permettent une maîtrise, via la sensation, de la pulsion sexuelle qui menace, à l’adolescence, l’architecture narcissique du Moi. Ce “surinvestissement par la sensation” des affects (et pulsions) est d’ailleurs aujourd’hui bien connu et décrit chez les sujets adolescents et/ou états-limites envahis par autant de procédés “auto-calmants” qui règlent leur conduites : jogging, percussion, alcoolisme, boulimie, toxicomanies, sexualité addictive, etc. Pour le psychiatre américain M. Zuckerman, les sujets adonnés aux conduites addictives et aux recours à la sensation évitent un vide psychique, une dépression blanche, mais aussi un « chaos pulsionnel » en se servant de stimulations cérébrales provenant de la quête de sensations (fortes)33. Mais où Rimbaud est-il allé chercher cette possible utilisation poétique de la sensation ? Comme l’indique Ch. Bodenham, chez un aliéniste de l’époque, C.F. Michéa, auteur d’un livre intitulé Du délire de sensation, paru en 1846. “Le mot délire, écrit Michéa, est pris ici par nous (...) sous son acceptation la plus générale. Il signifie l’anomalie des fonctions intellectuelles et affectives et n’implique nullement l’idée nécessaire de folie. On peut diviser le délire en trois espèces : le délire des perceptions sensoriales, le délire des idées et le délire des passions (p. 7).” 32. Hadas-Lebel M., (1992), L’hébreu : 3.000 ans d’histoire, Paris, Albin Michel, pp. 82-3. En ce qui concerne les ressources midrashiques, interprétatives de la langue hébraïque, y compris cabalistique, on lira Ouaknin M. A., (1992), Tsimtsoum : introduction à la méditation hébraïque, Paris, Albin Michel et aussi, (1993), Le livre brûlé : philosophie du Talmud, Paris, Le Seuil. 33. Zuckerman M., (1971), “Dimension of sensation-senking”, J. Cons. Clin. Psychol., 36, 1, pp. 45-52.

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Au chapitre traitant de l’illusion sensoriale, nous découvrons des troubles d’ordre visuel, dont au moins un apparaît, pour Ch. Bodenham, dès le premier quatrain de « Voyelles ». Le médecin énumère en effet les “...perceptions vicieuses qui caractérisent la myodesopsie, ou berlue. Les symptômes connus sous les noms de mouches volantes, de taches noires, de lignes serpentantes, de globules lumineux, de colliers, de perles, etc., sont dus, suivant Boërhaave, à la dilatation variqueuse ou anévrismatique des petits vaisseaux de la rétine” (Ch. Bodenham, p. 122). Or, “les mouches volantes”, les “taches noires” se transforment chez Rimbaud en “noir corset velu des mouches éclatantes”. Mais il y a plus. Après l’étude des anomalies de l’ouïe, Michéa passe en revue celles de l’odorat et de la vision. Citant le médecin Arétée, Michéa écrit : “Quelques-uns (des fous, dit-il), ont des erreurs des sens; un bourdonnement continuel frappe leurs oreilles; ils croient entendre un concert de flûte ... Des images, bleuâtres ou noires si le malade tend à la mélancolie, rouges au contraire et de couleur pourpre s’il tend à la fureur, semblent se présenter à la vue des malades. Quelques-uns voient comme une couleur vive, semblable à un éclair”. Cet auteur ajoute que ces accès d’épilepsie sont précédés de “lueurs irisées, de bourdonnements d’oreilles, d’odeurs fétides”. Comme le souligne encore Ch. Bodenham, les images de « Voyelles » se retrouvent pêle-mêle dans tous ces dérèglements. La dernière phrase fait penser au premiers vers (“lueurs irisées”), passant du noir au blanc, au rouge... Le tableau premier du quatrain ajoute “bourdonnement” et “odeurs fétides” aux troubles de la vue déjà exprimées. ‘I’ prend enfin forme sous les couleurs rouge et pourpre de la fureur (épileptique). L’adolescent Rimbaud s’inspire donc de ses lectures médicales, du Dictionnaire des Sciences Médicales, mais aussi d’ouvrages, journaux et revues rapportés d’Algérie par son père. Il emprunte par exemple aux Orientaux l’idée que le poète était un voyant, un “fou sensé” dont les dons (de prophétie) peuvent provenir d’un “dérèglement de tous les sens”. Il ressort de tout ceci que le recours à la sensation, aux synesthésies sensorielles (A noir, E blanc, etc.), la condensation des représentations, les rapprochement de ce qui est séparé et n’est pas sur le même plan, accompagne un mouvement prométhéen de contestation des différences et de « l’ordre établi ». 88

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Il y a là une régression des processus de construction subjective des perceptions qui conduit à une abolition des différences propre au stade sadique-anal dans son retour à un monisme phallique permettant de sortir de la problématique de la séparation et du principe (surmoïque) de division34. La régression poétique permet de contourner le pouvoir séparateur qu’exige la construction perceptive. La construction subjective des perceptions-sensations est ici subvertie, détournée afin de travestir la réalité (génitale et de castration) découverte à l’adolescence. Dans ces conditions la survalorisation visuelle des voyelles participe de cette volonté — perverse et infantile — de dévoiler l’invisible, le non-dit, le secret des adultes : les parents et leur sexualité ainsi que la chaleur et le « verbe » qui doivent y régner.

Sensation, masturbation et défense contre le vide psychique « O puberté des jours de vent ! la terre blessée », P. Jean-Jouve, “Le père de la terre”, Noces, p. 124

Dans « Les poètes de sept ans », « Les premières communions » ou « Ressouvenir », poème un peu plus tardif et appartenant à L’Album zutique, des passages évoquent clairement la masturbation comme (mauvaise) “habitude” qui, pourtant, s’appréhende comme solution compulsionnelle auto-érotique d’une part à la perte (du père) et au vide psychique et, d’autre part, au débordement pulsionnel/sensuel : « L’enfant qui ramassa les balles, le Pubère/Où circule le sang de l’exil et d’un Père/Illustre entend germer sa vie avec l’espoir/De sa figure et de sa stature et veut voir/Des rideaux autres que ceux du Trône et des Crèches./Aussi son buste exquis n’aspire pas aux brèches/De l’Avenir ! — Il a laissé l’ancien jouet. –/O son doux rêve ô son bel Enghien ! Son œil est/Approfondi par 34. Chasseguet-Smirgel J., (1984), Ethique et esthétique de la perversion, Paris, Champ Vallon.

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quelque immense solitude;/“Pauvre jeune homme, il a sans doute l’Habitude !” » Il est cocasse de voir ici que la prude édition d’A. Adam des Œuvres Complètes de Rimbaud dans La Pléiade (1972) a mis un astérisque au mot “Enghien” en donnant cette explication : « Parce que “Enghien chez soi”, comme s’il s’agissait là d’une expression langagière ! Originaire du Nord de la France, comme Rimbaud, je peux attester qu’en argot, “enghien” veut dire “engin” et que l’expression “le bel engin” renvoie au pénis ! Nous sommes bien, encore une fois, dans l’évocation de la masturbation et de l’auto-érotisme comme manière, pour l’adolescent, de se “remembrer” le corps, de sentir son membre, tout ceci dans une quête de satisfaction sensorielle qui, jusqu’au dérèglement de tous les sens, sert à ré-affermir les limites poreuses et élastiques de son propre Moi. Evoquant la masturbation, la « manualisation » comme il disait, en même temps que le recours à la sensation et au dérèglement des sens, Rimbaud met en scène le rôle d’un auto-érotisme qui “sensorialise” le corps-contenant dans sa lutte contre une dépression habituelle à la période de l’adolescence et sans doute, bien profonde chez lui. Dans le poème « Remembrances du vieillard idiot » il évoque clairement l’activité masturbatoire comme possiblement pourvoyeuse de vice, de culpabilité et de « malheur » : « Pourquoi la puberté si tardive et le malheur/Du gland tenace et trop consulté ? » Rappelons que pour Freud35, l’avènement de l’auto-érotisme, y compris de la masturbation, est à rattacher à la perte de l’objet, le sein (l’enfant qui, au moment du sevrage, perd l’accès au sein)36. Et si l’auto-érotisme est sans objet, ce n’est pas parce qu’il apparaît antérieurement à toute relation à un objet, mais parce que le mode d’appréhension de l’objet se trouvant clivé, la pulsion sexuelle se sépare des fonctions non sexuelles (d’auto-conservation) sur lesquelles elle s’étaye et lui indiquent son but et son objet. 35. Freud S., (1905), Trois essais sur les théories sexuelles infantiles, Paris, Gallimard. 36. Le problème est que s’en tenir à la phrase “la pulsion devient alors auto-érotique” est singulièrement restrictif, d’autant qu’on sait aujourd’hui que la succion du sein se fait in utero. Nous ne pouvons, évidemment pas, discuter ici de ce problème.

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L’auto-érotisme serait alors ce moment toujours renouvelé plutôt que localisable en un temps déterminé de l’évolution, où la sexualité se détache de l’objet naturel, se voit livrée au fantasme, à l’objet interne et se crée comme sexualité psychique symbolisante. L’auto-érotisme est donc une position de re-pli où la clôture sur soi ouvre sur l’autre (objet de fantasme) et donc sur l’“appétit” à symboliser le manque. C’est que l’auto-érotisme, ici masturbatoire, est concomitant de l’activité fantasmatique symbolisante comme de l’investissement du “fond” soïque du psychisme. L’investissement auto-érotique du soi sur soi (le soi-même) que permet l’amour (l’investissement) de l’autre, ouvrira, par l’auto-érotisme, à l’auto-organisation de la subjectivité par où soi-même est aussi comme un autre. Cette quête d’unité (psycho-somatique) par un auto-érotisme fait de sensation correspondrait, en quelque sorte, à l’activité physique du nourrisson voulant se rendre maître de ses propres membres, bref essayant de se “remembrer”, ce que J. Gillibert, dans son rapport sur l’auto-érotisme, avait appelé une tendance au remembrement37 (que réalise également la douleur). Cette unité sera également obtenue par la masturbation qui permet à l’adolescent de remembrer son corps au moment de la métamorphose pubertaire et de sentir son “membre”, dans une satisfaction sensorielle qui, jusqu’au dérèglement de tous les sens, sert à colmater, souder (en allemand Verlötung38) suppléer les béances narcissiques typiques de cet âge. Ce remembrement s’opposerait au démantèlement des processus perceptifs que D. Meltzer a observé chez les enfants autistes ou ceux désinvestis affectivement de façon précoce. 37. Gillibert J., (1977), “De l’auto-érotisme”, Rapport de Congrès, Rev. fr. psychanal., PUF, pp. 893-4. 38. Ce terme de soudure (Verlötung) est employé par Freud à propos de l’opération de masturbation : soudure entre deux éléments, d’une part le “surgissement d’une représentation de désir provenant du domaine de l’amour” et d’autre part, “la réalisation partielle de la situation dans lequel ce fantasme culminait” (Freud S. (1908), PUF, p. 151 et GW VII, p. 193). L’acte masturbatoire est la mise en action, par le corps propre jouissant, d’une activité fantasmatique. “Faute” de cet acte - trop lié à la “faute” incestueuse -, le fantasme, non-fantasmé, s’”in-corporera”, s’”incarnera”. Posant la question de savoir où et comment se réalisent les souhaits bisexuels universels, J. Mc Dougall répond justement “par la création et la masturbation” (“Hermaphrodite et la masturbation”, Plaidoyer pour une certaine anormalité, Paris, Gallimard, 1978, pp. 63-78).

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Notons encore que les conduites addictives et de surinvestissement de la sensation illustreraient l’hypothèse freudienne d’un “sadisme anobjectal”39, une sorte d’”auto-sadisme” correspondant au fait que l’objet interne (mère ou père) n’arrive pas à être correctement représenté (faille narcissique et du Self). Comment cependant comprendre ce lien que nous faisons entre recours à la sensation et au dérèglement de tous les sens qu’appellent la poésie et la vie de Rimbaud avec le procédé, archaïque et précoce dans la vie psychique, de démantèlement ? Tout d’abord le fait qu’Arthur fut sans doute “abandonné”, ou plutôt “confié”, dans ses premiers jours de vie, à une nourrice qui, semble-t-il, ne s’occupa pas beaucoup de lui. Connut-il là ses premières angoisses d’annihilation, de morcellement, de “vide” et de mort psychique, thème revenant si souvent dans ses vers ? Ces angoisses furent-elles de nouveau éprouvées, alors qu’il avait trois ans, lors de la mort de sa petite sœur, la première Vitalie, puis dans celle de l’absence du père, et de son meurtre symbolique, au moment où il s’engagea dans la vie d’adulte ? L’attitude, de la part de sa mère, de non-reconnaissance et de non-verbalisation de ses émotions et sensations, accentua-t-elle ces non-liens, ce démantèlement ? Rappelons ici ce qu’est le mécanisme psychique de démantèlement, isolé par D. Meltzer. Cet auteur a distingué deux états différents dans la psychose infantile : l’état autistique proprement dit, et l’état post-autistique40. Avec le premier état on se trouve confronté à un paradoxe qui est de concevoir une structure mentale sans vie mentale41. Pour cet auteur, le processus autistique consiste en une suspension de la fonction d’attention centrée sur les sensations-perceptions, par un processus passif, le démantèlement de la consensualité, de la synesthésie naturelle des informations sensorielles. Le démantèlement consiste alors à laisser les sens variés, spéciaux et généraux, internes et 39. Freud S., Correspondance Freud-Ferenczi 1908-14, Paris, CalmannLévy, p. 6. 40. Meltzer D. et coll. (1976), Exploration dans le monde de l’autisme, Paris, Payot, 1980. 41. J’emprunte ici certains développements à l’article fort bien documenté de G. Berquez (1991), “Valeur du traumatisme psychique à la lumière du démantèlement autistique”, Evolution Psychiatrique, 56, 1, pp.161-173.

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externes, s’attacher à un objet qui, dans un instant donné, est le plus stimulant. La sensation reste ici collée à la chose sentie sans que celle-ci puisse être re-ssentie en objet par un “sujet” sentant. Peut-on d’ailleurs parler de sujet à un âge précoce se situant avant l’accession au langage ? Tout ceci nous amène à réfléchir sur la possible proximité entre l’activité poétique et l’activité psychique primitive. Rappelons à cet égard que pour F. Tustin la sensation constitue la base de la psyché embryonnaire42, hypothèse sans doute à mettre en rapport avec celle de J.-P. Richard pour qui la sensation est à la base de la conscience poétique43. Il ressort de ce qui précède que lors du processus de démantèlement les sensations ne sont pas catégorisées en perceptions, celles-ci étant un processus actif construit subjectivement et progressivement avec le langage et les mots. La perception résulte en effet d’une intégration-complexification-symbolisation des sensations dans la subjectivité, En ce sens la symbolisation est la représentance de la castration. Pour être un sujet parlant, il faut s’“engager” et risquer sa subjectivité dans la castration, dans le symbole linguistique, toujours à distance de la “chose” sentie. Avec le processus de démantèlement, on aboutit à une sorte de “cacophonie” subjective qui, chez l’enfant autistique, se remarque dans son incapacité à “isoler”, catégoriser, puis symboliser une perception sensorielle plutôt qu’une autre, faute d’une bonne mise en place du contexte consensuel (ce que l’on peut aussi appeler le Self psychique, le “fond” narcissique du psychisme). On pourrait dire alors que le « dérèglement des sens » est une expérience qui décrit l’expérience autistique, psychotique, même transitoire, de l’enfant voire de l’adolescent. La consensualité (W. Bion) représente, au niveau auto-érotique, l’analogue de la réunion des pulsions partielles au niveau du narcissisme. A l’adolescence du « Pubère », comme dit Rimbaud, ces fugaces mais répétitives expériences de démantèlement, comme la désorganisation de la consensualité, pourraient alors aboutir à une compulsion de répétition par et dans la sensation, investie narcissiquement et analement. 42. Tustin F., (1972), Autisme et psychose de l’enfant, Paris, Le Seuil, 1977. 43. Richard J.-P., (1954), Littérature et sensation, Paris, Le Seuil.

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« L’Homme juste » : Surmoi maternel et somatisation Le poème « Voyelles » est contemporain d’un autre poème, sans titre, qui commence par le vers « Le Juste restait droit sur ses hanches solides», qui, précisément, soulève la question de la somatisation, en même temps que la rage d’exterminer : « Le Juste restait droit sur ses hanches solides44/Un rayon lui dorait l’épaule; des sueurs/Me prirent : ‘Tu veux voir rutiler les bolides ? (...)//Par des farces de nuit ton front est épié (...) Et si quelque égaré choque ton ostiaire,/Dis, Frère, va plus loin, je suis estropié !’ (...) //Et le Juste restait debout, dans l’épouvante/Bleuâtre des gazons après le soleil mort : ‘Alors mettrais-tu tes genouillères en vente,/O Vieillard ? Pèlerin sacré ! Barde d’Armor !/Pleureur des Oliviers ! Main que la pitié gante ! (..)/Juste ! plus bête et plus dégoûtant que les lices !/Je suis celui qui souffre et qui s’est révolté ! (...) Je suis maudit, tu sais ! Je suis soûl, fou, livide,/(...) C’est toi le Juste, enfin, le Juste ! C’est assez !/C’est vrai que ta tendresse et ta raison sereines/Reniflent dans la nuit comme des cétacés !/Que tu te fais proscrire et dégoises des thrènes/Sur d’effroyables becs de canne fracassés !//Et c’est toi l’œil de Dieu ! le lâche! Quand les plantes/Froides des pieds divins passeraient sur mon cou,/Tu es lâche ! O ton front qui fourmille de lentes !/Socrates et Jésus, Saints et Justes, dégoût !/Respectez le Maudit suprême aux nuits sanglantes !/J’avais crié cela sur la terre, et la nuit/Calme et blanche occupait les cieux pendant ma fièvre./Je relevai mon front : le fantôme avait fui,/Emportant l’ironie atroce de ma lèvre.../— Vents nocturnes, venez au Maudit ! Parlezlui ! (...)/O Justes, nous chierons dans vos ventres de grès ! »45 Le thème de ce poème quasi délirant, issu sans doute d’un cauchemar où un fantôme, un “ancêtre” — le Vieillard ? — 44. Les passages soulignés le sont par moi (G. P.). 45. La fin de ce poème révèle l’ampleur anale de la contestation-destruction de l’ordre qu’incarne le Juste. La mort du soleil consacre la mort de Dieupère. Amère constatation de Rimbaud. La vision d’apocalypse du séisme du monde est celle de son monde psychique. Signalons que le thème de l’extinction du soleil se retrouve déjà dans la toute première prose conservée du poète (il a dix ans !) : « Le soleil était encore chaud; cependant il n’éclairait presque plus la terre. »

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apparut à Rimbaud46, annonce ce qui se passera vingt ans plus tard, en 1891, lorsque, constatant son échec à faire fortune, la tumeur cancéreuse le détruira. Lui “l’égaré choquant l’ostiaire” et l’”estropié” sera obligé de porter des béquilles lui permettant, comme un Juste touché par le châtiment, de “rester droit sur ses hanches” malgré les os becs de canne fracassés !47 Par cette filiation, « le Juste » n’est-il pas ainsi la « condensation » des imagos de l’oncle, de la grand-mère défunte, de la mère confondues à celle du grand-père Jean-Nicolas, formant un Surmoi maternel archaïque (l’“oeil de Dieu”), porteur d’un interdit de vivre, repérable aussi dans le poème « Angoisse » des Illuminations : « Se peut-il qu’Elle me fasse pardonner les ambitions continuellement écrasées ?..»48 Il n’y a ici ni magie de prescience, ni coïncidence : ce poème, « L’Homme juste », peut faire pressentir l’intrication de haine – sous couvert de morale et de justice — et d’amour fusionnel dont Rimbaud, pour la mère, fut l’objet. Il faudra encore vingt ans pour qu’en 1891 cette haine terrasse, par somatisation, l’objet que fut, pour elle, Arthur Rimbaud. La distance n’aura pas affaibli l’ampleur de la malédiction.

L’amour des morts de Vitalie A l’été 1871, dans « Les poètes de sept ans », c’est cette révolte contre celle qui détient toutes les autorités, la mère, 46. O. C., p. 904. 47. Dans son ouvrage Psychosomatique et cancer (Paris, Point Hors Ligne, 1983), J. Guir a remarqué que ce poème avait été écrit à l’âge de dix-sept ans, âge qui était celui de son oncle maternel, Jean-Charles Félix, « l’Africain », lorsqu’il se trouvait en Algérie à l’époque où le futur père de Rimbaud y était luimême : « Il ne s’agit bien sûr que d’une correspondance, écrit J. Guir, mais elle est intéressante. » 48. A propos de l’hypothèse selon laquelle le thème du poème que nous venons de citer est issu d’un cauchemar du poète, rappelons que le mot « cauchemar », avant d’avoir le sens actuel de « rêve pénible ou angoissant », a désigné au XVème siècle « une sorcière », soit, comme nous l’entendons ici, l’expérience d’une mauvaise mère n’ayant pas permis à l’enfant une bonne clôture hallucinatoire du Soi.

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que Rimbaud met en scène et dénonce : “Et la Mère, fermant le livre du devoir,/S’en allait satisfaite et très fière, sans voir,/Dans les yeux bleus et sous le front plein d’éminences/L’âme de son enfant livrée aux répugnances//Tout le jour il suait d’obéissance ; très/Intelligent ; pourtant des tics noirs, quelques traits/Semblaient prouver en lui d’âcres hypocrisies ! (...)//Pitié ! Ces enfants seuls étaient ses familiers/Qui, chétifs, fronts nus, oeil déteignant sur la joue/ Cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue/Sous des habits puants la foire et tout vieillots,/Conversaient avec la douceur des idiots !/Et si, l’ayant surpris à des pitiés immondes,/Sa mère s’effrayait; les tendresses, profondes,/De l’enfant se jetaient sur cet étonnement./C’était bon. Elle avait le bleu regard — qui ment ! (...) Bien sûr, les “âcres hypocrisies” désignent la masturbation de l’enfant, signification renforcée par celle des “deux poings à l’aine”. Un passage de « Ressouvenir », poème plus tardif et appartenant à l’Album zutique, évoque cette (mauvaise) “Habitude”, de même que, nous l’avons dit, le poème « Les remembrances d’un vieillard idiot » où Rimbaud relie culpabilité, activité masturbatoire et rapprochement incestuel avec la mère et les sœurs. Fascination pour la masturbation qui permet à l’adolescent, écrivions-nous, de “remembrer” son corps au moment de la métamorphose pubertaire49. De « Voyelles » aux Illuminations , la perception de la représentation verbale cherche chez Rimbaud cherche ainsi souvent à rester collée aux restes sensoriels, contre-investissant tout retour du refoulé sexuel dans un procédé poétique au plus près de la source poïético-cénesthésique du langage dont parlait Freud dans Totem et Tabou : “(…) nos perceptions intérieures des processus affectifs et intellectuels sont comme des 49. Relevons que le jeune Verlaine aimait, lui aussi, avec plus de volupté infantile, écrire sur les délices de la masturbation. Ainsi du « Dizain ingénu » (1860) : « Ô souvenir d’enfance et le lait nourricier/ Et ô l’adolescence et son essor princier !/Quand j’étais tout petit garçon, j’avais coutume/Pour évoquer la Femme et bercer l’amertume/De n’avoir qu’une queue, imperceptible bout/Dérisoire, prépuce immense sous quoi bout/Tout le sperme à venir, ô terreur sébacée ! /De me branler avec cette bonne pensée/D’une bonne d’enfant à motte de velours. // Depuis je décalotte et me branle toujours ! », in Verlaine P., Œuvres libres, (1949), Paris, 10/18, 1999, p. 157.

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perceptions sensorielles, projetées au dehors et utilisées pour la formation du monde extérieur, au lieu de rester localisées dans notre monde intérieur. Au point de vue générique, cela s’explique peut-être par le fait que la fonction d’attention s’exerce, non sur le monde intérieur, mais sur les excitations venant du monde extérieur (...). C’est seulement après la formation d’un langage abstrait que les hommes sont devenus capables de rattacher les restes sensoriels des représentations verbales à des processus internes ; ils ont alors commencé à percevoir peu à peu ces derniers. C’est ainsi que les hommes primitifs ont construit leur image du monde en projetant au dehors leurs perceptions internes (...)50”. Dès lors, si “l’image poétique nous met à l’origine de l’être parlant”51, la voyance de Rimbaud apparaît comme une tentative pour retrouver l’illusion selon laquelle le mot est la chose même affectant, par la sensation, le corps. Celui-ci, devenu par l’immersion dans la métonymie de la langue (maternelle) trop proche du corps de la mère, doit en être distancé, mis à l’écart par la pratique des métaphores qu’il faudra sculpter. Comme le xoanon des anciens Grecs52, la poésie convertit le langage en matériau symbolique, objet solide qui, comme le pénis en érection — phallus — mais aussi comme l’os, a une solidité iconique amalgamant le sensuel et la logique, le sens et les sens. Cet objet poétique, “objet transnarcissique” (A. Green), dévoile ainsi son but, celui de souder le tissu narcissique, le “sans fond”-

50. Freud S., (1914-16), Totem et tabou, Paris, Payot, PBP n°77, p. 78. 51. Bachelard G., (1974 ), La poétique de la rêverie, Paris, PUF, p. 43. 52. Ce mot d’origine indo-européenne, se rattache au verbe “xeô”, gratter, mais aussi “racler” qui appartient au vocabulaire du travail du bois. Le xoanon est une idole de bois dont Pausanias souligne l’effet d’étrangeté et l’atopie (atopos), c’est-à-dire l’écart par rapport aux images culturelles ordinaires. Ces idoles archaïques ne sont pas des images, mais rendent visible l’invisible - le caché maintenu secret -, familial, domestique et transmis rituellement de génération en génération, J.-P. Vernant, (1983), Image et signification, Paris, Documentation française, pp. 25-37.

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Urgrund - tapissant la langue de fond, Grundsprache (Pr. Schreber) constituante du Soi53.

L’amour de Vitalie pour Arthur Toujours à propos des relations d’Arthur à sa mère, relevons que la plupart des biographes ne retiennent que ce qu’Arthur a dit de sa mère pendant l’adolescence. Ainsi dans la lettre du 28/08/1871 à P. Demeny la qualifie-t-il d’”aussi inflexible que soixante-treize administrations à casquette de plomb”. La “bouche d’ombre”, la “Mother” ou comme disait Verlaine, “la daromphe”, tous ces qualificatifs fréquents chez les adolescents, ne se trouvent-ils là que pour se défendre d’un amour possessif ? Dans cette même lettre, Rimbaud précise que « sa mère a voulu lui imposer le travail, — perpétuel, à Charleville”. “Une place pour tel jour”, disait-elle, ou la porte (...) Elle en est venue à ceci : souhaiter sans cesse mon départ inconsidéré, ma fuite ! Indigent, inexpérimenté, je finirais par entrer aux établissements de correction. Et dès ce moment, silence sur moi ! Voilà le mouchoir de dégoût qu’on m’a enfoncé dans la bouche. » Dans cette révolte contre le pouvoir de la mère, l’image d’un mouchoir de dégoût n’est-elle pas ici celle, certes, du tissu qui recueille, dans le dégoût, la morve, mais aussi le sperme de l’“habitude” (cf. infra, le poème « L’enfant qui ramassa les balles », « Le Pubère »), la masturbation cachée ? Terrible réquisitoire que cette lettre contre une mère qui “déteste la littérature” et ne vient pas à bout de son enfant : “Il recommence”. Et puisque ces deux-là s’aiment sans se comprendre, les trou53. Guillaumin J., (1997), “Le Soi comme fondement de la synthèse du Moi ? Hypothèses à partir du rêve”, Rev. fr. psychanal, 3, pp. 849-855. A partir d’une capacité de bouclage sur eux-mêmes et de retraitements d’ “outputs” perceptifs largement antérieurs au Moi, émerge un Soi qui n’est ni une Instance, ni une région de l’appareil psychique. Ce Soi serait au fondement de ces instances et comme leur “condition” qui ne recevrait de titre que de luimême, ou alors d’une identification originaire obscure à un autre autoréglé relatif au corps de la mère “(pp. 851-52), proposition proche des nôtres sur les maladies du narcissisme et auto-immunes (Pirlot G., 1997).

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bles du caractère et du comportement, les fugues sont à mettre sur le compte de défenses salutaires contre l’emprise maternelle. S’aimer ainsi, du moins du côté de Vitalie, est-ce toutefois encore de l’amour ? Or, Arthur était l’enfant préféré, lui seul la tutoyait. Vitalie aima cet enfant, cet adolescent : “A travers le prisme de son idée de la loi, du devoir, du Bien, d’où suit que puisque ces catégories sont abstraites, étouffent les élans, gouvernent sèchement les soucis, (...), ce fut, sans métaphore, vraiment un amour dans la mort, comme sacrifié d’avance à sa “bonne mort” — qui sait même, un amour de rien d’autre que la mort, tenue pour préférable à l’effroi que cause la vie”, écrit Y. Bonnefoy54. Rimbaud fut donc voué à n’être qu’un “ange ou un démon” et, une fois adulte, à répondre à l’inconscient de Vitalie : faire de sa vie, comme le Christ, une “descente au tombeau”. “Ne me laissez pas mettre dans un cercueil” lancerait un jour A. Artaud. Arthur savait que sa mère voulait des corps, comme plus tard Isabelle voulut (sauver) son âme. L’“Oêtre” ira alors se blottir profondément sous terre comme un fœtus lové dans son œuf (à cet égard, en 1873, les Illuminations peuvent être considérées comme un poème mort-né). Chez Arthur, comme chez Vitalie, l’amour se confond avec la mort et le vivant à la matière inerte, même si on ne peut tout à fait placer sur le même plan, sur cette question, Arthur et Vitalie : l’une assassine quand l’autre « s’assassine ». Le regard que jette Rimbaud sur le monde est toutefois, à l’instar de celui de la mère, pétrifiant. P. Lapeyre (comme J. Gracq) a bien circonscrit ce regard et le monde minéral tellurique, vitrifié, gelé, métallique qui envahit l’espace poétique de Rimbaud et lui servit à “fixer les vertiges”55. Mais entretenir la confusion des sexes, des générations et de l’“amphimixie” des pulsions, n’est-ce point là une manifestation de l’analité ? Pour ce qui est des « fixations anales » souvenons-nous de la fin du poème « Mémoire » : « Ah ! la poudre des saules qu’une aile secoue !/Les roses des roseaux dès longtemps dévorées !/Mon canot, toujours fixe ; et sa chaîne tirée/Au fond de cet œil d’eau sans bords, — à quelle boue ? » 54. Bonnefoy Y., (1988), op.cit., p. 79. 55. Lapeyre P., op. cit., pp. 299-307.

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Comme le note Y. Bonnefoy en 1961 (p.73), “il est bien lui, Rimbaud, ce canot toujours fixe ancré par le malheur de la mère dans la boue inconnue de l’inconscient névrosé”... la boue renvoyant aux matières fécales, aux excréments comme le sperme et donc à la nausée, au dégoût, à l’aversion.

Dépression maternelle et goût du malheur du fils Ce goût masochiste du malheur que Rimbaud cultiva toute sa vie fut aussi, rappelons-le, celui de Baudelaire. Le « Spleen » n’est-il pas ce désir de garder de façon mélancolique la période de veuvage de la mère, de sa détresse, rappelant la détresse première du nourrisson (Hiflosigkeit) et de la dyade que l’enfant formait avec elle ? La misère matérielle cultivée en même temps que l’éternelle quête de la beauté féminine, n’entretiennent-ils pas le manque absolu de l’Autre en même temps qu’un lien passionnel à sa misère : “Prière, Ne me châtiez pas dans ma mère et ne châtiez pas ma mère à cause de moi” (Baudelaire, “Mon cœur mis à nu”). L’expérience poétique, de même que l’expérience analytique de l’analysant, indiquent la persistance de cette expérience endocryptique ou encore celle, passionnelle, de l’”amant retrouvant l’aimée”, ce que N. Abraham relie précisément à la maladie de “soi à soi” qu’est la maladie psychosomatique (asthme, recto-colite, etc.). La misère représenta ainsi pour Baudelaire une mère anale mortifère devant laquelle il se trouva toujours en état de parasite, d”ange déchu” dont l’antidote fut l’Idéal féminin56. Rimbaud qui avait vu en Baudelaire, “le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu” (lettre à P. Demeny du 15 mai 1871) n’échappa pas à ce schéma. Sa misère abyssine témoignera ultérieurement d’un goût pour la misère maternelle, ses “déserts de l’amour” à elle/à lui. Dans le poème « Mémoire », cet “œil d’eau sans bords” n’estil pas l’image de la mort, de son regard et du trou dans la psy56. Assoun P.-L., (1989), “Le spleen baudelairien” in Le pervers et la femme, Paris, Anthropos/Economica, pp. 89-119.

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ché maternelle, le deuil du mari et, plus loin, l’absence de représentation de la mère morte ? C’est un fait, nous l’avons dit, Vitalie aimait les morts ... et la “Cimmerie noire, patrie des morts” dont il est question dans les brouillons d’Une saison en enfer. Ils apparaissent bien être le reflet des “noirceurs” maternelles et de ce que nous avons désigné comme transfert de non-existence, transmis et élaboré en même temps que l’Œdipe... Arthur eut la passion des mots, Vitalie celle des morts... Souvenons-nous de ce qu’elle écrit à sa fille Isabelle le 20 mai 1900, alors qu’on réfectionne, à sa demande, le caveau de famille : “Hier, samedi, on a fait l’exhumation des cendres de ma pauvre Vitalie (...) le cercueil était ouvert. J’en ai retiré tous les os et toutes les chairs pourries, ce qu’on nomme cendres ; aucun os n’était cassé, mais ils étaient tous détachés les uns des autres, la chair étant pourrie. Cependant, il y avait encore des côtes qui tenaient ensemble par deux et trois, et avaient tout à fait conservé la forme de la poitrine. Le crâne était tout à fait intact, encore recouvert de la peau gâtée, et beaucoup de tout petits cheveux très fins...”. Toujours à Isabelle le 25 mai : “On a fait l’exhumation des restes de mon bon père (...), tous les os très bien conservés, tête complète, la bouche, les oreilles, le nez, les yeux. Rien de cassé. On a remis le tout dans le même cercueil que ma pauvre Vitalie, car ses restes à elle ont tenu au moins trois quart moins de place que ceux de papa ; c’est tout naturel : elle n’avait que dix-sept ans et papa en avait cinquante-huit, et il était très grand et très fort (...)” Enfin encore à Isabelle le 1er juin : “Ma place est prête, au milieu de mes chers disparus ; mon cercueil sera déposé entre mon bon père et ma chère Vitalie à ma droite, et mon pauvre Arthur à ma gauche”. Dans ces joyeuses descriptions à sa fille Isabelle, laquelle se passionne trop à son goût pour les écrits d’Arthur dont on commence à parler, ce luxe du détail de la part de Mme Rimbaud pour la conservation des os est fascinant; rien ne doit être cassé, car l’os est la charpente minérale, indestructible, le contraire de la chair : « C’est Dieu Cuif contre Rimbaud, squelettes contre poèmes »57. La « Vierge folle » d’Une saison en enfer figure la

57. Sollers Ph., (1997), Studio, Paris, Gallimard, p. 127.

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veuve noire dont la piqûre, séduction primaire, a été mortelle. Que trouve-t-on dans cette Saison en enfer sinon ces phrases qui apparaissent comme des rapts de pensées interdites de la mère/de la mort dans la mère : “J’ai avalé une fameuse gorgée de poison. (...) Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis crier.” Y aurait-il là l’écho de l’étouffement premier de la naissance ? “Là-bas, ne sont-ce pas des âmes honnêtes, qui me veulent du bien… Venez… J’ai un oreiller sur la bouche, elles ne m’entendent pas, ce sont des fantômes (…). Ah ça ! l’horloge de la vie s’est arrêtée tout à l’heure. Je ne suis plus au monde (…) Décidément nous sommes hors du monde. Plus aucun son. Mon tact a disparu. (...) Je meurs de lassitude. C’est le tombeau, je m’en vais aux vers, horreur de l’horreur ! Satan, farceur, tu veux me dissoudre, avec tes charmes”58. A force d’explorer le cancer qui rongea son âme, Rimbaud vomit ce cancer maternel que fut le goût immonde pour la mort avalée en même temps que ses mots à elle, par lui, l’infans sans parole. “Je suis veuve… — J’étais veuve…— mais oui, j’ai été bien sérieuse jadis, et je ne suis pas née pour devenir squelette !”… Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde”, ceci toujours dans Une saison. Et dans les Illuminations : “J’ensevelis les morts dans mon ventre”. Cette absence de la “vraie vie” provint-elle d’une perception précoce, chez l’infans Rimbaud, d’une dépression maternelle (“la mère morte”d’A. Green59) puis, à l’adolescence, de la sienne propre ? Est-ce cela qu’a transmis Vitalie à son fils, une mélancolie d’amour ? Non, vraiment, Rimbaud “n’a pas eu de chance” comme l’a dit, de lui-même, Fritz Zorn mort d’un cancer à peu près au même âge qu’Arthur60. Comment donc ne pas comprendre que l’identification à la mère resta prévalente, même en ce qui concerne son départ en Afrique. Certes, dans la période poétique, cela prit l’allure d’un contre-investissement : le vice remplaça la vertu, la licence la retenue, l’absinthe l’eau bénite, l’irrespect la piété, etc., mais tout ceci ne fut que “formation réactionnelle”. Ce contre-investisse58. C’est nous (G. P.) qui soulignons. 59. Green A., (1980), « La mère morte » , Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Minuit, 1983, pp. 222-253. 60. Zorn F., (1978), Mars, Paris, Gallimard.

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ment ne permit pas pour autant de s’identifier au père. Là où celui-ci, “vertex” de la subjectivité permettant d’intégrer l’identité d’homme, manqua, l’homosexualité lui redonna vie dans une jouissance toute féminine. Rimbaud sera à la fois le séducteur homosexuel de Verlaine, l’”époux infernal” (comme son père) et la “Vierge folle”, séduite, par le séducteur (comme sa mère). Souvenons-nous que le délire du Pr Schreber avait commencé par cette pensée: “C’était l’idée que, tout de même, ce doit être une chose singulièrement belle que d’être une femme en train de subir l’accouplement”. On sait que Freud analysa cette paranoïa délirante comme le résultat d’une défense contre l’homosexualité avec le père. Rimbaud et Verlaine, quant à eux, passèrent à l’acte homosexuel faute de pouvoir tolérer, avec distance, l’homosexualité psychique propre à chacun d’entre eux. L’absence des pères a pesé son poids dans cette incapacité à vivre une homosexualité uniquement psychique et relationnelle. Fin 1871, début 1872, c’est le début de leur liaison. Dans la sodomie, Arthur expérimenta la quête du père décrite dans « Nuit de l’Enfer » d’Une saison en enfer : “C’est l’enfer, l’éternelle peine ! Voyez comme le feu se relève ! Je brûle comme il faut. Va, démon ! » Et plus loin, de façon prémonitoire : « Un homme qui veut se mutiler est bien damné, n’est-ce pas ? Je me crois en enfer, donc j’y suis. C’est l’exécution du catéchisme. Je suis esclave de mon baptême. Parents, vous avez fait mon malheur et vous avez fait le vôtre. Pauvre innocent ! ». Quête du père que l’on retrouve dans le texte suivant, « Délire I », ici dans une identification à la « Vierge folle » soumise à l’Epoux infernal : “Les nuits, souvent ivre, il se poste dans des rues ou des maisons pour m’épouvanter mortellement.” (O. C., p.100). Or, nous savons depuis Freud que l’image du démon, du diable, est à rapporter, d’une part à la compulsion de répétition et, d’autre part à ce qui, dans la relation homosexuelle au père, n’a pu être complètement refoulé. Ce défaut de refoulement est projeté alors sur l’extérieur comme une force — libidinale — paranoïaque, hostile et séductrice et évitant, ainsi, l’accès dépressif et mélancolique ! Après-coup, cette libido homosexuelle liée au père idéal apparaîtra, pendant la resexualisation de la psyché propre à l’adolescence, particulièrement attirante, séductrice, 103

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persécutrice61 et permettant d’incorporer (analement) le père manquant. En ce sens, on comprend qu’Une saison en enfer, seul receuil publié du vivant du poète et à compte d’auteur, fut délaissé quelques mois après par Arthur, parce que sans doute devenu « objet d’abjection » après-coup, trop lié à la réalisation des fantasmes homosexuels par désir de quête du père. Rimbaud n’en revendiquera ainsi jamais la paternité.

Le double, la mort, la femme Rimbaud ne voit ainsi bientôt plus dans son œuvre le double idéal de lui-même, à la différence de Verlaine. Rappelons que celui-ci naquit treize ans après le mariage de ses parents, d’une mère rêveuse et éperdument ravie d’avoir enfin l’enfant attendu, après quatre grossesses avortées dont elle avait gardé tous les fœtus dans l’alcool ! Verlaine finira ainsi un jour par renverser ces bocaux sacrés et tentera même plusieurs fois, imprégné d’alcool, d’étrangler sa génitrice tout en vivant le plus souvent avec elle et à ses crochets62. “Cette mère adora ce fils unique à l’égal de la fille qu’elle avait ardemment souhaitée, prénommant Paul-Marie cet éternel androgyne de caractère, par elle vouée au bleu !”63. Si l’on ajoute à ceci que Verlaine ne se remit jamais de la disparition de sa cousine Elisa Moncomble, morte après sa deuxième grossesse, intime amie d’enfance, sœur d’élection prédestinée au rôle d’amante qui le “comprenait” et dont il ne put aller à l’enterrement, on saisit alors le sens nostalgique des titres de certains de ses poèmes comme « Nevermore » ou « Crépuscule du soir mystique » (dans les Poèmes saturniens) ou de certains de ses recueils (« Jadis et naguère » « Parallèlement » — même si les plus beaux poèmes de ce recueil avaient Rimbaud comme horizon). Ailleurs des vers 61. Freud S. (1923), « Une névrose démoniaque au XVIIème siècle », Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1971, pp. 211-251. 62. Buisine A., (1996), Verlaine, histoire d’un corps, Paris, Taillandier. 63. Bornecque J. H., (1966), Verlaine par lui-même, Paris, Gallimard, p. 8.

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comme « La voix languissante - ô ! si languissante/De l’Oiseau que fut mon premier amour...” ou comme “Le bonheur a marché côte à côte avec moi,/Mais la Fatalité ne connaît point de trêve/Le ver dans le fruit, le réveil dans le rêve/Et le remords est dans l’amour : telle est la loi »… ou encore la célébrissime « Chanson d’automne » des Poèmes saturniens : « Les sanglots longs/Des violons/De l’automne/Blessent mon cœur/D’une langueur/Monotone.//Tout suffocant/Et blême, quand/Sonne l’heure, Je me souviens/Des jours anciens et je pleure ;/Et je m’en vais/Au vent mauvais/Qui m’emporte/Deçà, delà /Pareil à la/Feuille morte », tous ces vers et tant d’autres dénotent la profonde nostalgie qui imprègne l’oeuvre de Verlaine. Il disait d’ailleurs souffrir autant de “l’horreur de vivre” que d’“aimer à aimer”. Dans Les poètes maudits ne déclare-t-il pas que Lélian, c’est-à-dire lui-même, aimait à symboliser certaines phases de son propre destin à l’aide du « Cœur Volé » — vocable qui deviendra le titre d’un poème de Rimbaud — et de la « Tête de Faune ». Pour S. Murphy, les deux surnoms désignent bien la bisexualité de Verlaine : « Cœur volé » est ainsi une représentation de l’homosexualité et « Tête de Faune », une représentation de l’hétérosexualité. Ainsi la poésie, sorte de reprise incessante des rêves nostalgiques de la mère-amante-morte-double, se voulait pour Verlaine “délivrance” dans le sens quasi obstétrique du terme : ne jamais arrêter de se défaire, dans un éternel fantasme homosexuel d’identification aux enveloppes psychiquestoxiques du placenta originel. C’est ce paysage psychique que rencontra le “météore” Rimbaud, “l’ange de l’exil”, “l’enfant sublime”, “l’archange damné”, offrant à Verlaine une rêverie sur ces “autres vies” dont il pressentait lui-même l’existence : “Vite ! Est-il d’autres vies” ; “Je suis réellement d’outre-tombe, et pas de commissions” (Illuminations) ; “Prends-y garde, ô ma vie absente !” (« Bribes », O. C., p.222).

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Rimbaud et les femmes Avant d’en venir à cette époque de vie en commun avec Verlaine, interrogeons-nous sur la nature des relations que Rimbaud paraît avoir eu avec les femmes. Remarquons en premier lieu que la sensualité du jeune Arthur traverse ses premiers poèmes. Visiblement l’adolescent Rimbaud est attiré par les filles de son âge et les femmes plus mûres. Dès lors, outre une absence du père ayant crée un besoin de retrouver l’amour de celui-ci dans l’homme jeune idéalisé et le père que fut Verlaine, l’homosexualité de Rimbaud releva-t-elle d’une réelle difficulté à trouver l’amour féminin ? C’est vraisemblable et l’enquête de J.L. Steinmetz (op. cité) ne retrouve que peu de traces, dans la réalité, de ces amours de jeunesse si banales pourtant, même s’il faut ajouter qu’à l’époque les jeunes gens étaient plutôt « tenus » par la morale et la religion. L’amour pour les filles se vivra alors, pour Rimbaud, dans la poésie. Cependant les témoignages d’amis de jeunesse de Rimbaud — Delahaye, Pierquin —, ont permis de retrouver les indices d’amours fugaces, que l’on trouve travestis ça et là, dans les poèmes (« Les réparties de Nina », « Roman », « Rêvé pour l’hiver », etc.) : une employée de bureau de Charleville ressemblant à la « Nina » que fréquentait Charles Cros et qu’Arthur rencontra à Paris, une jeune fille « de bonne famille » qui l’aurait suivi dans une de ses fugues vers Paris en 1871, et une « brune aux yeux bleus » (rapporte son ami Pierquin), âgée de 16 ans et de Charleville (peut-être dénommée Marie-Henriette Hubert — « le seul véritable amour qu’il ait eu », semble confirmer Delahaye. C’est à peu près tout concernant sa vie avant qu’il ne rencontre Verlaine. Après 1875, lorsqu’il part voyager en Europe, à Chypre, en Indonésie, on ne retrouve aucune trace d’une quelconque relation avec une femme – ce qui ne signifie pas qu’il n’y en eut pas. Enfin, à Aden et en Afrique, l’existence d’une belle Abyssine, Mariam, avec qui il vécut à Aden de 1884 à 1886 et qu’il avait voulu instruire et habiller à l’européenne avant de la renvoyer, est attestée par plusieurs témoins : Bardey, son employeur, Françoise Grisard, la bonne de Bardey, Monseigneur Taurin Cahagne qui avait installé une mission à Harar du temps où Rimbaud y habitait (Mariam était originaire de ce pays). 106

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Que s’est-il passé pour qu’il la renvoie ? Personne ne le sait. Par contre on s’est légitimement demandé si la cohabitation avec cette femme n’était point de pure convenance dans des pays de religion musulmane où le célibat d‘un homme de son âge était particulièrement mal vu. Enfin le fait qu’après le renvoi de cette femme, il vécut principalement avec son serviteur Djami, qu’il emmena même avec lui au Caire, et à qui il décida, à la fin de sa vie, de léguer une partie très importante de sa fortune en pièces d’or, ne peut que laisser ouverte la question de l’homosexualité de Rimbaud y compris en Afrique.

Monde hybride et prégénital de l’Alchimie du Verbe Rimbaud se rend une première fois à Paris de septembre 1871 à fin mars 1872, puis y revient de mai à juillet 1872. Verlaine et lui passent ensuite en Belgique puis à Londres le reste de l’année 1872. Fin 1871, Verlaine attend donc Rimbaud. Pour éblouir les Parnassiens, celui-ci compose avant de partir son « Bateau ivre ». Arrivé à Paris, il loge chez Verlaine ou plutôt chez les beaux-parents de celui-ci, les Mauté, en bas de Montmartre, car Verlaine est marié. Mathilde, sa jeune femme (dix-sept ans) attend un enfant (Georges naîtra en octobre — le mois de naissance d’Arthur, nous y reviendrons). Verlaine présente Rimbaud à la plupart des poètes du jour, dont Th. de Banville. On voit les deux poètes aux dîners des “Vilains Bonhommes” où Rimbaud croise Mallarmé qui gardera de lui un souvenir de “fille du peuple, j’ajoute de son état blanchisseuse”, en raison des larges mains rougeaudes d’Arthur. Ce dernier récite son poème « Le bateau ivre » qui soulève l’admiration (lettre de Valade à Blémond du 5 octobre). Valade décrit là un Rimbaud semblable à Jésus-Christ au Temple : “On raconte le dîner des “Affreux Bonhommes” où fut “exhibé” un effrayant poète de moins de dix-huit ans”, Rimbaud. “Grandes mains, grands pieds, figure absolument enfantine et qui pourrait convenir à un enfant de treize ans”. Hervilly a dit : “Jésus au milieu des docteurs” et Edmond Maître : “C’est le diable ! Sur 107

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quoi Valade inventa cette formule neuve : “C’est le diable au milieu des docteurs”64. Verlaine s’affiche avec Rimbaud, “... le poète saturnal, Paul Verlaine, donnait le bras à une charmante personne : Mlle Rimbaud “, écrira plus tard F. Porché (Etiemble, p. 37). Devant quitter le domicile des Mauté, Rimbaud est alors successivement accueilli par Charles Cros, Th. de Banville, puis à l’Hôtel des Etrangers où, pendant l’hiver 1871-72, le premier réunit les “zutistes”. Fin 1871, Verlaine semble avoir trouvé pour Rimbaud un garni, à Montparnasse. Plus tard, revenant à Roche pour écrire Une saison en enfer, cette période sera évoquée dans un climat dépressif : “L’ennui n’est plus mon amour. Les rages, les débauches, la folie, dont je sais tous les élans et les désastres, — tout mon fardeau est déposé. Apprécions sans vertige l’étendue de mon innocence”65. Bref, la liaison des deux poètes, au moment où Mathilde est enceinte, devient objet de conflit et de scandale. Dans « Le bon disciple » (mai 1872) Verlaine commence un sonnet par un sixain que l’on dit “inverti”, et pour cause : “Bon délire, benoît effroi (...)/Faucon je plane et je meurs cygne ! (... )/Monte sur mes reins et je trépigne !” De Charleville, Rimbaud écrit à Verlaine en avril 1872 : “Le travail est plus loin de moi que mon ongle l’est de mon oeil. Merde pour moi ! Merde pour moi ! (répété huit fois dans la lettre). Quand vous me verrez manger positivement de la merde, alors seulement vous ne trouverez plus que je coûte trop cher à nourrir !”66. Ces mots laissent éclater un mépris — anal — et une certaine rancœur envers Verlaine reparti dans son foyer conjugal. Mais ce mépris est lié à une délectation perverse à utiliser un langage obscène répondant à des intentions bien précises : c’est l’époque des « Remembrances d’un vieillard idiot » et du « Sonnet du trou du cul », ce dernier texte écrit en commun avec Verlaine. Cette délectation trouve un écho dans la lettre de Verlaine datée elle aussi d’avril : “Merci pour ta lettre et hosannah pour ta “prière”. Certes, nous nous reverrons (...) Et merde pour les 64. Etiemble M., (1968), Le mythe de Rimbaud, genèse du mythe 18691949, Paris, Gallimard, p. 36. 65. “Mauvais sang”, in Une saison en enfer, O. C., p. 98. 66. O. C., p. 262.

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unes comme merde pour les autres. Et comme merde pour moi ! — et pour toi !(...)”67. Ces missives, comme le remarque Mario Mattuci, semblent appartenir à cette atmosphère des “lettres martyriques” auxquelles fait allusion, au mois de mai, le pauvre Lélian (Verlaine), excité par la perspective de réaliser des “choses tygresques” avec une impossible aspiration à pénétrer dans le monde hallucinant de son ami68: “... me renseigne sur les devoirs, la vie que tu entends que nous menions, les joies, affres, hypocrisies, cynismes qu’il va falloir.”69 Nous nous trouvons ici au point extrême du “raisonné dérèglement” et du “furieux abrutissement” dont la fonction relèverait d’un but lumineux. Cette situation sera ensuite dénoncée, avec sincérité, dans le “brouillon” d’“Alchimie du Verbe”, d’Une saison en enfer, où sera illustrée cette alternance de vulgarité et de pureté, une soif d’absolu en même temps qu’un certain goût pour la luxure. Le vocabulaire scatologique et anal des lettres d’avril à mai 1872 se retrouve également dans la lettre à E. Delahaye de juin (Parmerde, Juinphe 72) : “... merde à Perrin (...) Mais pour, après, se coucher dans la merde ! (...) N’oublie pas de chier sur La Renaissance, journal littéraire et artistique, si tu le rencontres.” S’ajoute à tout ceci une nouvelle “trituration” anale de la langue : “Maintenant, c’est la nuit que je travaince”. Ce vocabulaire est contemporain de la relation homosexuelle en même temps que de la quête de l”or pur” du Verbe. Ici, soleil et merde se rejoignent, illustrant un paysage psychique typique de la perversion et de l’idéalité : “Je restais de longues heures la langue pendante (...) je me traînais dans les ruelles puantes (...) Le soleil souverain donnait vers une merde” (Brouillon d’Une saison en enfer)70. Ces mois de mai à juillet 1872, où Rimbaud est à Paris avant de s’embarquer pour Londres avec Verlaine (septembre-décembre, puis janvier-avril 187371), sont contemporains de l’“encra67. O. C., p. 263. 68. Matucci M., (1986), Les deux visages de Rimbaud, Neuchâtel, La Baconnière, p. 87. 69. Lettre de Verlaine à Rimbaud, mai 1872, in A. Rimbaud, O. C., p. 264. 70. O. C., p. 168. 71. Petitfils P., (1962), Vie d’Arthur Rimbaud, Paris, Hachette, pp. 118-119.

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pulement”, de la volonté de voyance du poète et de son mépris de l’humanité : “...voir que le beau temps est dans les intérêts de chacun, et que chacun est un porc, je hais l’été (...) Je souhaite très fort que l’Ardenne soit occupée et pressurée de plus en plus immodérément.” (lettre à E. Delahaye de juin 1872). Un an plus tard, le 3 juillet 1873, Verlaine plante là Rimbaud devant la triste façade de brique de la maison de Great College Street, Camden Town, à Londres, où le «drôle de ménage» était abrité par une logeuse inévitablement nommée Mrs. Smith. Il lui avait peut-être même jeté à la figure la paire de harengs qu’il venait d’acheter pour leur déjeuner. Mais Rimbaud savait que son compagnon était plus un sédentaire qu’un nomade, un «assis» qu’un aventurier. De fait titularisé comme expéditionnaire de l’ordonnancement au Bureau des budgets et comptes de er la Ville de Paris le 1 janvier 1865, promu «commis rédacteur» en décembre 1870 du service de presse de l’Hôtel de Ville durant l’insurrection de la Commune, donc entre le 18 mars et le 28 mai 1871, Verlaine se cherchait toujours des refuges et avait besoin d’un « foyer » fixe. La vie conjugale avec Mathilde et les beaux-parents Mauté, rue Nicolet, à Montmartre ont ainsi dû représenter pour Arthur ce qu’il exécrait le plus : la soumission de l’homme à l’ordre maternel et familial. Comme l’a remarqué Mario Matucci, il n’y a pas de contraste entre la situation de Rimbaud fin 1872-début 1873 et son expression poétique, y compris dans les “Derniers vers”. La rage existentielle, son dégoût de tout et de tous, sa colère, son homosexualité avec Verlaine, la quête d’une “alchimie du Verbe”, soulignent combien le sujet Rimbaud continue d’esquiver les identifications au père génital, qui, pourtant, homogénéisent les valeurs, les objets et les sources de plaisir, pour préférer l’idéalisation phallique de pulsions anales prégénitales. Le projet reste celui d’un adolescent et d’un démiurge de transformer le monde et la réalité de celui-ci. Pulsionnellement, ceci relève de ce que J. Chasseguet-Smirgel a appelé la préférence de la “voix courte”, prégénitale, sur la “voie longue” qui mène le sujet à l’Œdipe et à la génitalité, les deux voies définissant deux formes de l’Idéal du Moi72. Dans la poésie de Rimbaud, 72. Chasseguet-Smirgel J., (1984), Ethique et esthétique de la perversion, Paris L’Atalante, pp. 110-112.

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surtout celle du « Bateau ivre », vont ainsi s’accumuler l’insolite d’un paysage où foisonnent les couleurs étranges et un monde hybride où “les petites amoureuses se font moutons”, les fleurs “cœurs et sœurs” (“Métropolitain” des Illuminations) ou encore “panthère à peau d’homme” (“Mémoire”). C’est que l’œuvre poétique permet un déni partiel de séparation, de sexuation, ouvrant ainsi “avant-coup” sur le monde métamorphique du cancer ! « Bottom » donne une idée de ces mutations infinies : le personnage principal se voit successivement oiseau, ours et âne. Le décor subit également des transformations : l’intérieur cossu de “ma dame” se fait “ombre et aquarium ardent” (est-ce là l’âme de Vitalie ?). Parfois, comme l’a souligné P. Lapeyre, “les métamorphoses se produisent sur un mode tellement anarchique que la vision participe à tous les règnes à la fois (animal/végétal/ minéral), un état n’ayant pas fini de céder sa place à un autre qu’un état différent vient s’y superposer.”73 Dans « Ce qu’on dit au poète ... », la rêverie végétale s’élève ainsi jusqu’aux pics neigeux décrivant des fleurs mi-fleur, mi-animal, bavant comme des mufles, des fleurs-œuf-de-feu, fleursovaires et enfin des fleurs-pierres. Le vertige de tous ces possibles permis par la langue se termine alors sur un monde silencieux. Dans « Les assis » on assiste pareillement au glissement de l’homme par la greffe vers le règne végétal (ce que réussit, à sa manière, le cancer) ! “Ils ont greffé dans des amours épileptiques/Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs/De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques/S’entrelacent pour les matins et pour les soirs !” Ici les os humains (ossature) deviennent chaise-objet inanimés et les barreaux de chaise, squelette. L’épilepsie devient le lieu d’incarnation, de greffe et de somatisation des fantasques ossatures ou, peut-être, des “fantasmes ossifiés”, minéralisés ... En termes poétiques, Rimbaud décrit là un phénomène de métamorphose de la vie pulsionnelle et fantasmatique dans la chair du corps : une métamorphose signant la fuite devant un réel perçu comme castrateur et différenciateur d’ordre.

73. Lapeyre P., opus cité, p. 266.

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Création, auto-engendrement et naissance anale Arthur Rimbaud, fils préféré de sa mère et dont le père fut absent74, se retrouve dans une position proche de celle de Léonard de Vinci dont Freud interpréta les inhibitions à achever ses oeuvres par une séduction maternelle précoce75. La première partie de l’enfance, où Léonard demeura avec sa mère, installa celui-ci dans l’idée que son « petit pénis » pouvait en effet « combler » celle-ci, bref que la génitalité ne coïncide pas forcément avec le phallus, le pouvoir. De fait, souvent, l’enfance d’un artiste a pu être marquée par la séduction maternelle, d’où un besoin de maintenir l’illusion d’une mère phallique. La survalorisation du pouvoir des valeurs prégénitales et anales règne ici 74. Pour ce qui est des créateurs touchés précocement par la mort ou l’absence de parents, citons sans que cette liste soit exhaustive : I. de Loyola (mère morte dans la petite enfance), Thérèse d’Avila (orpheline de mère à 15 ans), Jean de la Croix (orphelin de père à 2 ans), Descartes (dont la mère décéda alors qu’il n’avait que 16 mois), Pascal (orphelin de mère à 3 ans), F. Hölderlin (orphelin de père à 2 ans, puis d’un beau-père à 9 ans), Th. de Quincey (trois deuils dès son jeune âge, deux sœurs qu’il adore décèdent, puis son père), G. de Nerval (orphelin de mère à 2 ans), E. Poe (orphelin de père à 1 an, puis de mère à 3 ans), Ch. Baudelaire (orphelin de père à 6 ans, sa mère étant elle-même une orpheline de mère), E. Renan (orphelin de père à 5 ans), S. Mallarmé (orphelin de mère, puis décès de sa sœur), le Père de Foucauld (orphelin de mère à 6 ans, de père à 7 ans), Thérèse de Lisieux (orpheline de mère à 4 ans), R. M. Rilke (perte d’une sœur à 7 ans), V. Woolf (orpheline de mère à 3 ans, de père à 20 ans), F. Pessoa (orphelin de père à 6 ans), J. Green (père absent, puis orphelin de mère à 13 ans), A. de SaintExupéry (père absent et perte d’un frère à 6 ans), M. Yourcenar (orpheline de mère à la naissance), R. Char (orphelin de père à 11 ans), C. Pavese (orphelin de père à 6 ans), Cl. Simon (orphelin de père à 1 an, orphelin de mère à 6 ans), M. Duras (orpheline de père), R. Gary (père absent), R. Barthes (orphelin de père à 1 an), K. Wojtila (Jean-Paul II, mère morte à 7 ans), F. Nourrissier (orphelin de père à 8 ans), J.-B. Pontalis (orphelin de père à 8 ans), G. Perec (orphelin de mère); L. de Vinci (père absent, puis absence de la mère), Michel-Ange (orphelin de mère à 6 ans), le Caravage (orphelin de père vers 5/6 ans), E. Degas (orphelin de mère à 13 ans), Cl. Monet (orphelin de mère à 16 ans), E. Munch (orphelin de mère à 5 ans, puis perte de sa sœur à 14 ans), E. Schiele (sœur morte à 7 ans alors qu’il a 3 ans, orphelin de père à 15 ans), R. Magritte (orphelin de mère à 12 ans), N. de Staël (orphelin de père à 6 ans, de mère à 8 ans), sans oublier les configurations particulières chez deux des plus grands peintres de tous les temps, V. Van Gogh et S. Dali qui furent des « enfants de remplacement » de frères morts un an avant leur naissance et qui portaient le même prénom qu’eux. 75. Freud S., (1908), Un souvenir d’enfance de Léonard, Paris, Gallimard, Folio/Bilingue, 1991.

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sur celles de la génitalité paternelle. Là où le névrosé essaiera de faire coïncider être et paraître, le “pervers” (infantile) s’installera dans le faux-semblant afin de faire illusion sur les identifications — viriles — défectueuses. « Masquer les lacunes ainsi créées, faire passer la prégénitalité (accessible au petit garçon) pour supérieure à la génitalité (en tant que prérogative du père), prétendre que le petit pénis impubère est plus attrayant que le grand pénis du père fécondant, telles sont les tâches que le pervers est contraint d’accomplir afin de travestir son Moi et de maintenir l’“Illusion” », écrit J. Chasseguet-Smirgel (op. cit., p.119). On ne peut donc, d’un point de vue psychopathologique, apprécier le défi rimbaldien de supplanter le réel du monde par la réalité poétique (« alchimie du verbe ») que si l’on comprend cette dernière comme la métaphore et la projection d’une “amphimixie”76 d’un alliage — alchimique — de pulsions anales et prégénitales dont le pouvoir phallique d’“illusion” se veut plus fort que celui appartenant à la génitalité paternelle. De là, découle, à côté de l’idéalisation de la merde transformée en “or”, en “soleil”, l’exécration, l’abjection de toute sexualité génitale et de l’humanité comme issue des relations hétéro-sexuelles. Au moment où il doit s’engager dans la sexualité génitale et affronter, outre la séparation d’avec sa mère en se liant à une autre femme, la rivalité avec le père, Rimbaud “opte” pour les régressions orales, anales et homosexuelles qui lui permettent, dans une position passive, de conserver l’imago d’un père séducteur — imago déplacée sur Verlaine — et de continuer, dans la dénégation, de n’appartenir qu’à une seule femme, sa mère. Quant à Verlaine, remarquons que son homosexualité se déclara quand il dut, en devenant père, assumer le “meurtre symbolique” de son propre père. Après une période où le Moi de Rimbaud est euphorique, se surestime, l’année 1872 marque un tournant : le Moi perd de sa superbe, se sous-estime et n’apparaît plus “illuminé par la merveilleuse lumière” que renvoient les “belles-lettres”, la littérature et sa prime esthétique. L’illusion perd de son efficacité sauf à chercher l’énergie dans l’hallucination et le dérèglement de tous les sens. 76. Ferenczi S., (1924), Thalassa : psychanalyse des origines de la vie sexuelle, Paris, Payot, PBP, n°28, chap. I.

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Dans sa lettre à Arthur, déjà citée, du 18 mai 1873 Verlaine écrit : “Je suis ton old cunt ever open ou opened”, où l’allusion à la sodomie est à peine voilée. Dans les poèmes secrets et « libres », les élans érotiques des amants sont mis en page77 ; Verlaine, doublure de Frédéric, propose “ses saloperies de vieux con au bois dormant” tentant, par cette voie (anale), d’incorporer le corps, l’âme et le génie du jeune démiurge devenu “Vierge folle soumise à l’époux infernal”78. Le 4 juillet 1873, Verlaine écrit : “Je veux être avec toi, je t’aime”. Rimbaud a bien semé le trouble du séducteur — ici homosexuel — dans le cercle des Parnassiens et Verlaine en est la victime. Ce dernier écrira plus tard dans « Crimen amoris » publié dans Jadis et naguère (1884) : « Or, le plus beau d’entre tous ces mauvais anges/Avait seize ans sous sa couronne de fleurs (...)/Il rêve, l’œil plein de flammes et de pleurs. » Ce beau démon, ce “Satan adolescent”, « Qu’est-ce qu’il dit de sa voix profonde et tendre ? ». Il dit : « Oh! je serai celui-là qui sera Dieu ! » La relation des deux poètes fut des plus passionnelles jusqu’au coup de feu de Verlaine blessant Rimbaud à l’hôtel à Bruxelles. Rappelons qu’en ce mois d’octobre 1871, au tout début de leur liaison, la femme de Verlaine, Mathilde Mauté, est

77. Parmi les poèmes « libres » de Verlaine se rapportant aux amours avec Rimbaud, citons celui-ci : « Monte sur moi comme une femme/ Que je baiserais en gamin/ Là. C’est cela, t’es à ta main ?/ Tandis que mon vit t’entre, lame/ Dans du beurre, du moins ainsi/ Je puis te baiser sur la bouche,/Te faire une langue farouche/ Et cochonne, et si douce, aussi !/ Je vois tes yeux auxquels je plonge/ Les miens jusqu’au fond de ton cœur,/ D’où mon désir revient vainqueur/ Dans une luxure de songe,/ Je caresse le dos nerveux,/ Les flancs ardents et frais, la nuque,/ La double mignonne perruque/ Des aisselles et les cheveux !/ Ton cul à cheval sur mes cuisses/ Les pénètre de son doux poids,/ Pendant que s’ébat mon lourdois/ Aux fins que tu te réjouisses,/ Et tu te réjouis, petit,/ Car voici que ta belle gourde/ Jalouse aussi d’avoir son rôle,/ Vite, vite gonfle, grandit,/ Raidit…Ciel ! La goutte, la perle/ Avant-courrière, vient briller/ Au méat rose : l’avaler, / Moi, je le dois, puisque déferle/ Le mien de flux. Or c’est mon lot/ De faire tôt d’avoir aux lèvres/ Ton gland chéri tout lourd de fièvres/ Qu’il décharge en un royal flot./ Lait suprême, divin phosphore/ Sentant bon la fleur d’amandier,/ Où vient l’âpre soif mendier,/ La soif de toi qui me dévore./ Mais il va, riche et généreux,/ Le don de ton adolescence,/Communiant de ton essence,/Tout mon être ivre d’être heureux. », P. Verlaine, « Hombres VII », Œuvres libres. 78. Sur l’identité entre l’âme, la sodomie et le souffle anal, voir Guillou C., (1999), Le siège de l’âme. Eloge de la sodomie, Paris, Zulma, pp. 72-89.

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enceinte de huit mois. Or, l’amorce d’une œuvre, d’une poiésis — un cancer — se déclare parfois sous le signe d’une naissance ou d’une rupture particulières. L’œuvre poétique des deux hommes renforce le fantasme d’une naissance, d’une création, d’un auto-engendrement anal (et cancéreux ?) qui s’oppose à la création hétérosexuelle qu’est l’enfant de Mathilde. Grossesse impossible, naissance dangereuse, cela n’est pas sans évoquer les naissances respectives de Verlaine — né, on l’a vu, après trois fausses couches — et celle de Rimbaud dont la mère a pu redouter l’issue fatale. Ces fantasmes d’auto-engendrement apparaissent, d’une part dans le poème « Voyelles » où il est question de naissance (« Je dirai quelque jour vos naissances latentes ») et, d’autre part, dans « Le Juste restait droit »79 véhiculant une notion troublante : « Et debout, écouter bourdonner les flueurs », les flueurs étant la vieille dénomination des menstrues. La conception homosexuelle d’un enfant du père, fantasme trans-sexuel et d’auto-engendrement, rencontre ici l’image même de la castration, le sexe féminin et ses règles, le sexe féminin source de vie et dont on redoute l’étouffement meurtrier, la mort. Permettant l’identification aux deux parents, aux “parents combinés” et déniant ainsi tout deuil de séparation d’avec le père — et la mère — le vertige de la réalisation de la jouissance perverse et homosexuelle ne doit-elle pas se payer du suprême châtiment : la mort ?80 Car la jouissance, le 79. O. C., p. 54. 80. Faut-il rappeler que les psychobiographes, comme le souligne M. Macias (« Eléments d’introduction à une poïétique psychanalytique : de l’avènement du psychisme à la création de l’oeuvre », L ‘Evolution psychiatrique, 1992, 57, 4, pp. 611-33) ont décelé dans la biographie de certains écrivains les conditions d’émergence de l’homosexualité. Ainsi J. Delay (1956) dans son livre sur Gide. L’autobiographie de cet écrivain montre comment le complexe familial (après la disparition du père, le petit André grandit dans un univers féminin où il est dressé par une mère seule, puritaine et autoritaire) détermina en grande partie son choix ultérieur. Examinant les biographies de C. Pavese, de J. Green, Michel-Ange, D. Fernandez arrive à des conclusions similaires. Dans son étude sur la Recherche du temps perdu, A. Green (1982) analyse l’œuvre de Proust notamment sous l’angle des relations à la fois idéalisées et annihilantes de l’écrivain et de sa mère. Couvé en enfant fragile, Proust, né en 1871, ne connaît réellement la fin de son enfance et son adolescence qu’en 1905, au décès de sa mère. Sur son lit de mort, elle s’entretiendra d’écriture avec son fils. L’homosexualité hante ainsi la Recherche. L’homosexualité de Marguerite Yourcenar — dont les premiers livres révèlent

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plaisir de l’hybride et la transgression de l’interdit sont assorties de l’angoisse de l’abîme et du vertige : “Il n’est guère de jouissances qu’en point où commence le vertige”, comme le dit Goethe81.

Auto-engendrement et vertige du “Bateau ivre” “Je serais bien l’enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet suivant l’allée dont le front touche le ciel”, “Enfance”, Illuminations, O. C., p. 124.

Centrons maintenant notre propos sur les mouvements psychiques qu’est censé exprimer « Le Bateau ivre », poème dont nous tenterons de montrer plus loin les analogies avec le processus de cancérisation. Nous avons souligné les phrases qui semblent figurer, métaphoriquement, l’état “liquide” et “mal amarré” du psychisme de l’adolescent Rimbaud. “Comme je descendais des Fleuves impassibles,/Je ne me sentis plus guidé82 par les haleurs : /Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles/Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.//J’étais insoucieux de tous les équipages,/Porteur de blés flamands ou de cotons anglais./Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages/Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.(...)/La tempête a béni mes éveils maritimes./Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots/Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,/Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots !//Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures,/L’eau verte pénétra ma coque de sapin/Et des taches de vins bleus et des vomis-

l’influence de Gide — est largement redevable d’un maintien du lien avec la mère morte et avec le père qu’aucune autre rencontre, durable ou éphémère, ne lui permet de retrouver. Macias de son côté a montré combien l’homosexualité d’O. Wilde s’organisa, dans une ambiance d’absence d’un père trop volage, autour du fait que sa mère, attendant une fille, habilla son second fils, Oscar, de façon féminine jusqu’à quatre ans, âge de naissance de sa sœur Isola. Puis la mort de cette sœur cadette enferma définitivement Oscar dans le fantôme d’une morte (M. Macias, 1993, op. cit.) 81. Goethe, Les années de voyages de W. Meister, cité par P. Lapeyre. 82. C’est moi (G. P.) qui souligne.

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sures/Me lava, dispersant gouvernail et grappin.//Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème/De la Mer, infusé d’astres, et lactescent (...)//J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses/Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !/Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces,/Et les lointains vers les gouffres cataractant !//Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises ! /Echouages hideux au fond des golfes bruns/Où les serpents géants dévorés des punaises/Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums (...)//Presque île, ballottant sur mes bords les querelles/Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds./Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles/Des noyés descendaient dormir, à reculons !...//Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,/Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,/Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses/N’aurait pas repêché la carcasse ivre d’eau;//Libre, fumant, monté de brumes violettes,/Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur (...)//Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues/Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,/Fileur éternel des immobilités bleues,/Je regrette l’Europe aux anciens parapets !(...)//Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes./Toute lune est atroce et tout soleil amer :/L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes./O que ma quille éclate ! O que j’aille à la mer ! (...) Assurément « Le Bateau ivre » est la métaphore d’une jouissance du vertige. Ce poème date de moments d’ivresses d’absinthe et d’amour que connaît Arthur pour Verlaine, ivresse, condition de l’acte artistique. On peut également y déchiffrer une lecture du De natura rerum de Lucrèce où celui-ci compare l’enfant au nautonier, passage que Rimbaud connaissait parfaitement : “En un mot, l’enfant qui vient de naître, semblable au nautonier que la tempête a jeté sur le rivage, est étendu à terre, nu, sans parler, dénué de tous les secrets de la vie dès le moment où la nature l’a arraché avec effort au sein maternel”. Cependant, comme l’a fait P. Lapeyre, ne peut-on pas faire l’hypothèse que le vertige et l’ivresse du bateau sont à référer à la mort de la sœur Vitalie — et nous ajouterions à l’absence du père — au moment où Arthur, âgé de quinze mois, apprend à marcher et à parler. L’horreur d’une chute imaginaire et sa maîtrise ultérieure par des techniques auto-contrôlées (absin117

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the, haschisch, dérèglement des sens) trouvent-elles, dans ces événements pré-historiques, leurs lointaines origines ? Citons ici certaines recherches psychopathologiques qui font état de la présence d’une angoisse de psyché liquide — ou perçue comme telle — dans les premiers mois de la vie. Ce type d’angoisse a été décrit par Perez-Sanchez83 comme spécifique du nourrisson lors de l’endormissement : angoisse d’épandage, de chute, lors de perturbations des relations d’étayage, de maintien et d’”accordage affectif” (Stern) de la part de la mère (accordage affectif qui donne à l’enfant une unité perceptuelle, un repérage affectif — contexte — et la dimension de sa durée). Ainsi, chez l’alcoolique, le sentiment de vide correspondrait à une angoisse d’écoulement due à ce défaut de constitution d’une peau psychique solide, peau qui se tisse dans les relations précoces mère/nourrisson. C’est ce modèle de la psychose liquéfiée qu’a développé M. Monjauze dans son livre sur l’alcoolisme84. Les alcooliques auraient été des enfants que l’absence d’objet d’étayage a pu amener à un excès d’angoisses d’anéantissement allant jusqu’au risque de “liquidation” (avec ce que ce mot recèle de possibilités polysémantiques) de la construction de leur individuation ou de leur identité subjective. L’alcoolique “boit comme un trou”, car il a un “trou noir” qui absorbe de la substance psychique restée liquide et qu’il faut colmater85. Dès lors, ces “suppléments d’âme” — comme l’amour ou l’écriture —, que sont les spiritueux, seraient des analogons des premières formes d’enveloppes psychiques liquides — narcissisme primaire — restées en marge de toute consolidation par le refoulement. Ne serait-ce pas d’enveloppes psychiques liquides dont il est question par ailleurs dans certaines extases mystiques et poétiques ? « Ignorante et dépourvue d’esprit comme je le suis, je ne trouve rien de plus convenable que l’eau pour donner l’idée de certaines choses spirituelles », écrit Thérèse d’Avila dans Le château intérieur86. Quant à Thales de Milet qui mit l’eau 83. Perez-Sanchez, (1986), L’observation des bébés, Paris, ClancierGuénaud, p. 126. 84. Monjauze M., (1991), La problématique alcoolique, Paris, Dunod. 85. Pirlot G., (1997), Les passions du corps, Paris, PUF. 86. Avila Th. d’, Le château intérieur, Paris, Rivages, 1997, ch. II.

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au principe de toutes choses, le jeune Nietzsche écrivait de lui : « Thales a vu l’unité de l’être, et quand il a voulu la communiquer, il a parlé de l’eau ! »87. On retrouve aussi chez Paul Claudel ce rapport entre eau et désir : « Tout ce que le cœur désire peut se réduire à la figure de l’eau »88. « L’eau est la chose désirée »89. Tout ceci rejoint le désir de fusion qu’évoque le « Bateau ivre », baigné dans le Poème de la mer (mère) où se déroule son Odyssée. La quête fusionnelle avec la Mer rend compte du fait que le bateau s’approprie les éléments qu’il voit (“j’ai vu”), qu’il imagine (“j’ai rêvé”) et qu’il touche (“j’ai heurté”). Il bénéfice d’un point de vue kaléidoscopique, multiple. Dans ce contexte liquide et fluctuant, le ciel du «Bateau ivre» (que l’on peut référer au “lit des parents”) devient l’objet d’une solidification progressive, atteignant la consistance dure d’un mur qu’il faut trouer (retour à la scène primitive) : “Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur/Qui porte, confiture exquise aux bons poètes/Des lichens de soleil et des morves d’azur”. Ainsi dans ce processus méta-morphique de solidification du ciel, le soleil devient végétal (lichen) et l’azur liquide (morve). La matière se solidifie, le rêve se pétrifie, comme les vivants en morts, les enfants vivants en enfants morts (les Vitalies) dans une tombe. Comme dans « Mystique » l’immatérialité des anges aboutit à une consistance plus dure : les morts sont vivants et les vivants, morts ! Le Verbe reste silencieux — comme le père — et le silence devient vacarme ! La trans-mutation, trans-formation, transgression des éléments sont ainsi réunies pour parvenir à l’Alchimie du Verbe, déniant une quelconque validité à la séparation (castration) des éléments naturels. Fixant l’ivresse et les vertiges du verbe, l’Alchimie permet, dans une forme de désubjectivation, de laisser advenir l’autre 87. Nietzsche F., Ecrits posthumes, 1870-73, Paris, Gallimard, 1975. 88. Claudel P., Œuvres Complètes, tome II, Paris, Gallimard, La Pléiade, p.198. Bachelard a commenté cette phrase dans L’eau et les rêves, Paris, Gallimard, 1942. 89. Claudel P., idem, p. 244. Commentant ce passage, J.-L. Chrétien écrit : “L’eau a soif, car le désir désire le désir, et Dieu n’est pas une coupe qui nous comble, mais celui qui, depuis toujours, nous désire, nous a désirés pour que nous le désirions, et le désirions ensemble en nous désirant pour lui les uns et les autres. » Chrétien J.-L., (1995), « Comme un liquide » in P. Plouvier et coll., Poésie et Mystique, Paris, L’Harmattan, pp. 76-87.

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(le ça, le refoulé) à la place du Je (du Moi) et de voir dans la voyance des réalités jusque-là invisibles. C’est là toute l’opération de l’hallucination visuelle recherchée par le dérèglement des sens et l’ivresse du bateau (de l’âme), car, indubitablement, le visuel et le regard ont, chez Rimbaud, une fonction hypertrophique (“l’œil niais des falots”). Les “yeux bleus” des personnages rimbaldiens (les orphelins, l’œil bleu de « Ophélie », celui de Christine dans « Michel et Christine », les ancêtres gaulois, etc.) illustrent une sur-activité de la pulsion scopique contre-investissant la passivité homosexuelle de l’adolescent devant l’amour des pères substitutifs : Izambard, Verlaine. Ce dernier offrira son “con” sans règles. Fasciné, dégouté, envouté, Arthur chavire, bateau ivre, de nostalgie innocente90.

“Le sonnet du trou du cul” et “Les remembrances du vieillard idiot” : psychanalyse embryonnaire de Rimbaud L’adolescent Rimbaud, séduit par Verlaine autant qu’il en fut le séducteur, poursuit son travail de sape : subversion de la langue et des ordres établis par une pulsion sensuelle anarchique qui 90. « Mais si tu ne veux pas pleurer jusqu’au fond ta pourpre mélancolie, tu devras chanter, ô mon Ame ! Vois, moi-même je souris en te prédisant ceci : chanter jusqu’à ce que toutes les mers se taisent pour écouter ta nostalgie. Chanter jusqu’à ce que les mers calmes et mélancoliques naviguent sur la nef, le miracle doré qui voit sautiller autour de son or toutes les choses étranges, bonnes ou mauvaises (...) », déclare le Zarathoustra de Nietzsche qui osa affronter le « sans fond » de la nostalgie et de la mélancolie (« De la grande nostalgie » et « Le chant de la mélancolie », F. Nietzsche, Zarathoustra). Concernant le Zarathoustra de Nietzsche, citons cette juste remarque de M. Pleynet : « Pourquoi et comment se fait-il que lisant la seconde partie de Ainsi parlait Zarathoustra (elle date de 1882-83), dans ce chapitre appelé « De la rédemption », ne peut-on pas lire Nietzsche, présentant Zarathoustra comme « un voyant, un voulant, un créant, un avenir même et un pont vers l’avenir – hélas ! en quelque sorte aussi un estropié sur ce pont, en se demandant « est-il un poète ou un homme de vérité ?». Pourquoi ne peut-on pas lire ces lignes, entre autres, sans évoquer Rimbaud ? (..) Lorsque Nietzsche publie le second livre de Zarathoustra en 1883, Rimbaud gère les magasins de son comptoir de Harar aux confins de l’Ethiopie. Nous savons que Rimbaud n’a pas pu lire Nietzsche et que Nietzsche n’a pas lu Rimbaud.», Pleynet M., (2000), op. cit., pp. 211-2.

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infiltre et féconde le Verbe, le “stylise” et l’éclate, comme la quille du navire, comme l’os du genou. Dès « Les poètes de sept ans » la sexualité était présente, ce qui montre combien, en inscrivant celle-ci dans l’enfance, Rimbaud anticipait sur les découvertes de Freud. Avec « Le Sonnet du trou du cul », écrit en commun avec Verlaine91, nous revenons à la problématique anale, scatologique, subversive, mais aussi esthétique. L’objectif était de choquer les Mérat, Coppée et tous les bien-pensants, en heurtant leur goût esthétique par le dégoût. Ce sonnet permettait également d’exprimer, avec toutes les précautions nécessaires et les subterfuges indispensables, un amour condamné au silence : l’amour de Verlaine et Rimbaud. Les quatrains sont de Verlaine et les tercets de Rimbaud : « Obscur et froncé comme un oeillet violet/Il respire, humblement tapi parmi la mousse,/Humide encor d’amour qui suit la rampe douce/Des fesses blanches jusqu’au bord de son ourlet.//Des filaments pareils à des larmes de lait/Ont pleuré sous l’autan cruel qui les repousse,/A travers de petits caillots de marne rousse,/Pour s’en aller perdre où la pente les appelait./Ma rêve s’aboucha souvent à sa ventouse ;/Mon âme, du coït matériel jalouse,/En fit son larmier fauve et son nid de sanglots.//C’est l’olive pâmée, et la flûte câline./Le tube d’où descend la céleste praline,/Chanaan féminin dans les moiteurs enclos. » La provocation est évidemment totale et nous ne pouvons que renvoyer à la remarquable exégèse de S. Murphy qui montre qu’en plus de tous les mobiles affectifs et inconscients, ce poème fut écrit avec de nombreux déguisements, insinuations, métaphores, le plus souvent codés afin de ridiculiser ce pauvre “trou du cul” d’A. Mérat92. Comme toujours, il faut dégager le 91. Ce poème, modifié, figure dans les « Stupra », O. C., p.207 (le commentaire se situe pp. 1049-50). 92. Albert Mérat (1840-1909). Ce poème pastiche relève de ceux rassemblés sous le nom d’Album zutique qui n’est rien d’autre qu’un vaste éventail des talents parodiques de ses auteurs. Poèmes et dessins s’y côtoient. On se moque du populisme bon marché du dizain de François Coppée, des blasons du corps féminin chers à Albert Mérat ou des tropes de Belmontet. Rimbaud n’a pas attendu de collaborer à l’Album pour mêler caricature et poésie. Dès ses débuts, il aime à ridiculiser dans ses poèmes ses concitoyens. Ainsi dans « À la Musique» (1870, O.C., p.21) : «Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs /Les gros bureaux bouffis traînent leurs grosses dames/Auprès desquelles vont, officieux cornacs, /Celles dont les volants ont des airs de réclames.». Il récidive dans « Les Assis» (1871, O. C., p. 36), portrait acide des occupants de la bibliothèque de Charleville et tout est fait pour rendre les sujets

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contexte poétique et humain à l’origine de ce texte. Si Mérat apparaît comme le co-signataire, c’est que Verlaine et Rimbaud voulaient fustiger sa traîtrise à la Commune et les calomnies qu’il véhicula sur la vie de nos deux poètes. Il reste que, pour écrire ce texte, il fallait “une maîtrise achevée des mots, un réel don de fantaisie (...), avoir du goût (...) et de la délicatesse; [il fallait] de l’esprit !”, comme l’a déclaré M. de Tiège cité par S. Murphy (p. 259). De fait le déroulement métaphorique du texte est ici complexe : « ”Carte du tendre” d’un genre nouveau, il ne s’agit plus de blason des joies et des peines de l’amour, mais d’une carte plus détaillée donnant les coordonnées d’une zone plus circonscrite et physiologique. » (Murphy, idem). Vu la localisation du paysage, on comprendra, par exemple, que le vent est le vulgaire gaz intestinal. Le Chanaan du poème est “la terre promise”, non pas féminine, mais celle pourtant qui ruisselle de miel et de lait...93. “Les larmes de lait” du sonnet sont d’ailleurs, comme dans toute tradition pornographique, le liquide séminal et le miel renvoye à leur signification argotique, la merde. Quant à “Mon rêve s’aboucha souvent à sa ventouse”, vers de Rimbaud, il mêle le rêve, l’âme, la bouche, l’anus et le sexe masculin dans un métissage des pulsions (partielles) qui relève du défi — prométhéen — propre à la prégénitalité phallique. Ce poème montre, encore une fois, combien le projet de subversion des codes de langage et de la culture épouse celui d’une subversion de la génitalité sexuelle. ridicules : « Et, de l’aurore au soir, des grappes d’amygdales/Sous leurs mentons chétifs s’agitent à crever.». L’usage de la caricature, écrite comme dessinée, permet à Rimbaud d’exprimer tout son ressentiment à l’égard des catégories qu’il abhorre : les bourgeois, les « bien-pensants », le clergé, ainsi qu’en témoigne « Accroupissements» (15 mai 1871, O. C., p.42), poème qui présente un prêtre sur un pot de chambre. La poésie offre une sorte d’espace libre qui permet à Rimbaud de traîner dans la boue les figures d’autorité respectables de la société. 93. Rimbaud (puisque ce vers est de lui) se montre en somme, ici encore, psychanalyste avant l’heure : la “terre promise” de Canaan, comme l’église, la synagogue ou le temple, ne sont-ils pas en effet des métaphores comme le paradis terrestre - du premier lieu bienheureux de l’homme : l’utérus, la matrice, dans laquelle il entend le résonance des voix, et où le coït cherche à le ramener, tel le saumon remontant le fleuve. Terre promise qu’est aussi la “terre-mère” au moment de la mort.

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En oblitérant ce poème des Anthologies poétiques, la “culture française ne sait pas qu’elle perd une fleur exquise, née de l’amour de deux poètes, la seule qu’ils aient créée ensemble” (S. Murphy, op. cit.). Les Œuvres libres de Verlaine illustrent l’intensité et la qualité de cette subversion sexuelle, esthétique et artistique présente dans les œuvres des deux poètes. Relevons encore qu’à la même époque, celle de la fréquentation du cercle des Vilains Bonhommes, puis des poètes réunis dans le groupe qui rédigea l’Album zutique, un autre texte de Rimbaud, « Les remembrances du vieillard idiot », signé lui aussi de la main d’un autre (François Coppée), mérite qu’on s’y arrête94. Est-il possible de comprendre le véritable statut psychique de ce texte ? Est-ce, comme A. de Mijolla l’a pensé, une “fantaisie masturbatoire” ? Cela semble un peu « court ». Ce poème est d’abord un paratexte, ce que les Zutistes affectionnaient, mais comme S. Murphy l’a souligné, le fait qu’il a été signé du nom d’un autre ne saurait être insignifiant et le psychanalyste n’y manquera pas d’y reconnaître la dénégation d’une vérité refoulée. Il apparaît en effet que le poème met en scène d’autant plus facilement la réalité psychique de Rimbaud qu’a priori cette réalité est prêtée à un autre. Ce poème qui commence par “Pardon mon père !” en appelle visiblement à celui-ci pour “barrer” l’attrait que procure la proximité de la sensualité/sexualité maternelle. C’est apparemment de la vie familiale de F. Coppée dont il est question... apparemment seulement : « Pardon mon père ! Jeune, aux foires de campagne,/Je cherchais, non le tir banal où tout coup gagne,/Mais l’endroit plein de cris où les ânes, le flanc/Fatigué, déployaient ce long tube sanglant/Que je ne comprends pas encore !... //Et puis ma mère,/Dont la chemise avait une senteur amère/Quoique fripée au bas et jaune comme un fruit,/Ma mère qui montait au lit avec un bruit/ — Fils du travail pourtant, — ma mère, avec sa cuisse/De femme mûre, avec ses reins très gros où plisse/Le linge, me donna ces chaleurs que l’on tait !...//Une honte plus crue et plus calme, c’était/Quand ma petite sœur, au 94. Rappelons que le cercle des Vilains Bonhommes s’avérant trop timide, le Cercle zutique a voulu en constituer un autre plus subversif. Ses membres, proches de la Commune, affichaient un mépris pour les valeurs politiques et morales de la bourgeoisie de la Troisième République.

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retour de la classe,/Ayant usé longtemps ses sabots sur la glace,/Pissait, et regardait s’échapper de sa lèvre/D’en bas serrée et rose, un fil d’urine mièvre !...//Ô pardon ! Je songeais à mon père parfois : /Le soir, le jeu de carte et les mots plus grivois,/Le voisin, et moi qu’on écartait, choses vues.../— Car un père est troublant ! — et les choses conçues !...//Son genou, câlineur parfois; son pantalon — non ! — / Dont mon doigt désirait ouvrir la fente... — oh !/Pour avoir le bout, gros, noir et dur, de mon père,/Dont la pilleuse main me berçait !.../Je veux taire//Le pot, l’assiette à manche, entrevue au grenier,/Les almanachs couverts en rouge, et le panier/De charpie, et la Bible, et les lieux, et la bonne,/La Sainte-Vierge et le crucifix...//Oh ! Personne/Ne fut si fréquemment troublé, comme étonné !/Et maintenant, que le pardon me soit donné :/Puisque les sens infects m’ont mis de leurs victimes,/Je me confesse de l’aveu des jeunes crimes !...//Puis ! — qu’il me soit permis de parler au Seigneur !/Pourquoi la puberté tardive et le malheur/Du gland tenace et trop consulté ? Pourquoi l’ombre/Si lente au bas du ventre ? Et ces terreurs sans nombre/Comblant toujours la joie ainsi qu’un gravier noir ?/— Moi j’ai toujours été stupéfait. Quoi savoir ?//Pardonné ?.../Reprenez la chancelière bleue,/Mon père./Ô cette enfance !/— et tirons-nous la queue !/François Coppée/A. R. La vie affective de Coppée sert dans ce texte de pré-texte au paratexte signé de la main d’un autre. En fait, le retour du refoulé y excelle — parce que déguisé — et prêté à un autre. Avec le début “Pardon, mon père”, phrase dite habituellement à un prêtre, Rimbaud mime un discours confessionnel et se tapit derrière le confessionnal pour en fait écouter les jérémiades moralistes de Coppée. Le “complexe de Coppée” (S. Murphy) relevait en effet d’un trop grand attachement à sa sœur et à sa mère — mère que Rimbaud qualifie de “fils du travail” permettant ainsi un travestissement sexuel —. De plus, au crime d’inceste s’ajoutait pour Coppée, celui d’être un anti-Communard. Ainsi, autant qu’un compte rendu des angoisses ou des fantasmes masturbatoires de Rimbaud, le poème peint le monde répressif de Coppée. Le mot de “remembrance” est un calembour évident, détecté par Marc Ascione et Jean-Pierre Chambon95: par une action, 95. Ascione M. et Chambon J.-P. (1973), “Les “zolismes” de Rimbaud, Europe, mai-juin, pp.114-132.

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auto-érotique et masturbatoire, répétée constamment, le vieillard se re-membre, comme si ses désirs sexuels risquaient d’entraîner, par culpabilité, un démantèlement, une confusion psychique. Ce calembour montre combien, chez Rimbaud, l’activité poétique était proche de celle de l’association libre dont Freud réclamera la présence dans la cure analytique comme mode d’accession à l’inconscient sexuel (cf. L’interprétation des rêves (1900) et Psychopathologie de la vie quotidienne, (1905)). La métaphore et la métonymie ne sont, dans ce contexte, que les versants rhétoriques de processus psychiques secondaires appelés condensation et déplacement, propres à l’inconscient — et au préconscient — sur lesquels nous allons revenir. Chez Rimbaud, les calembours et les métaphores ont ainsi largement valeurs de symptômes de traits du langage. Ces “lapsus” servent de révélateurs à la multiplicité des voix et des “sous-discours” qui en fait forgent l’inconscient (S. Murphy, p. 64). Ceci renvoie à ce que postule Freud d’une intertextualité de l’inconscient, les lapsus, calembours, jeux de mots permettant d’orienter le psychanalyste vers les conflits et les sources pulsionnelles des symptômes. « Les remembrances du vieillard idiot » se présente ainsi comme un poème qui atteste une précoce compréhension psychanalytique de la séduction père-fils. Le fait que le “je” du texte ne soit pas obligatoirement celui de l’auteur, illustre à quel point “Je” est décidément un autre, voire plusieurs autres, ici Coppée, le Vieillard idiot, le père Frédéric, Verlaine, qui sait ? Et si Rimbaud prête des désirs homosexuels à Coppée, c’est à la fois pour masquer les siens et les mettre en scène. Ce faisant, il dévoile le non-dit incestueux qui règne dans la famille bourgeoise et coppéenne. Bref, comme Freud, il montre, d’une part que les enfants ont une vie sexuelle (sensuelle) bien avant la puberté et, d’autre part que cette vie est largement contaminée par les désirs parentaux. Derrière l’ordre conservateur de Coppée et de toutes les familles bourgeoises — y compris celle de Rimbaud —, derrière la morale catholique, derrière les bonnes mœurs, règne l’ambiguïté perverse d’un désir aliéné à la culpabilité. La théorie traumatique de la séduction comme origine de l’hystérie, postulée par Freud jusqu’en 1897, est ici illustrée avant que le savant viennois ose en parler : le “Tirons-nous la queue !” du 125

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vieillard indique combien celui-ci va récidiver, séduire de nouveau l’enfant, le pardon catholique lui permettant de recommencer. Le remords empêche le vieillard de comprendre sa sexualité et son dérèglement ne saurait être “raisonné” à l’inverse de celui, sublimatoire, que propose le poète dans le dérèglement de ses sens. Ce que professa Rimbaud, le dérèglement de tous les sens, l’accession au “Je est un autre”, la pratique de l’intertextualité, celle du calembour et de la perte du nom apparaissent ainsi comme autant de voies fécondes, y compris dans l’“inquiétante étrangeté” (Umheilich), pour donner à la création littéraire la levée des écluses de la morale, de la conscience et de la répression sexuelle.

Le Cogito des ténèbres : “Une saison en enfer”

« Il vaudrait mieux le vrai désert que ce pays de muets » Louis Aragon, “Je te déteste Univers”96

L’épreuve de la poésie, Rimbaud ne s’en relève pas : après l’avoir fasciné, elle le sidère, lui ayant jusqu’à fait perdre son désir et les astres, ses “pairs” les poètes, le mot désir venant précisément de de-siderer : perdre l’astre97. Rimbaud n’assurera aucune paternité de ses œuvres, ne sera pas un bon père pour celles-ci, ne pouvant les élever et en faire un objet culturel. Pourtant, avant le départ de 1875, et dans ces années 1872-73, sa démarche, comme celle de Freud, fut d’introduire le cogito dans les ténèbres de l’âme. Dans Une saison en enfer il finit par “trouver sacré le désordre de son esprit” mettant en scène un “anti-cogito”, l’autre en lui. Son expérience est nietzschéenne : c’est celle de “Dionysos en face du Crucifié” (“Pourquoi je suis une fatalité”,98). 96. Aragon L., La défense de l’infini, op. cit., p. 325. 97. “Le désillusionné parle : Je cherchais des grands hommes, et je n’ai trouvé que des hommes singeant leur idéal”, Nietzsche F., “Maxime et traits”(39), Le crépuscule des idoles. 98. Nietzsche F., Ecce Homo, Paris, Denoël/Gonthier, 1971, pp. 153-177.

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Avant 1875, écrivant contre la culture bourgeoise, l’inventeur du vers libre — comme s’il libérait l’énergie avec tous les risques dévolus à la désintrication pulsionnelle — s’adresse en ces termes à son professeur Izambard : “Sans compter que votre poésie subjective sera toujours terriblement fadasse. Un jour, j’espère (...) je verrai dans votre principe, la poésie objective”. L’intériorité, le « sensationnisme » et la vision objective de la poésie vont ainsi coïncider pour court-circuiter toute l’élaboration psychique de la colère, des deuils et des manques. La quête de sensations à des fins de décharge, comme ce qui s’observe dans les conduites addictives ou nombre de somatisations, se voit recherchée et sur-investie hallucinatoirement : “Dans les villes la boue m’apparaissait soudainement rouge et noire, comme une glace (...), je voyais une mer de flammes et de fumée au ciel (...). Les hallucinations sont innombrables (...). Je suis maître en fantasmagories”, écrit Rimbaud dans Une saison en enfer. Une sorte de cogito des ténèbres pousse ainsi Arthur à établir un nouvel ordre subjectif qu’il entend substituer à l’ancien par trop rationaliste. Nous l’avons dit, comme Freud écrivant solitairement en 1900 son Interprétation des rêves, qu’on pourrait également qualifié de cogito des ténèbres, Rimbaud tente de symboliser, d’organiser, d’exprimer, de se réapproprier subjectivement « le désordre de son esprit »99. Se réclamant de la poésie objective, il produit de la subjectivité, mais une subjectivité qui “objectalise” l’Autre en lui ! Il met en scène un “anticogito” qui permet d’exprimer, y compris dans l’ambivalence la plus totale, cet autre en lui : “Il n’y a personne ici et il y a quelqu’un”100 ; “Je suis aimé et je ne le suis pas” ; ”Je me crois en enfer, donc j’y suis”101. Rimbaud renverse la certitude cartésienne du cogito et cultive une sorte de doute hyperbolique plongeant dans le vertige. L’éloge de l’irrationnel ira jusqu’au rétablissement de la déraison dans « Ophélie ». Dans ce contexte psychique, on peut être intrigué à la lecture du poème « Voyelles » (1871). Relevant dans 99. O. C., p. 108. 100. O. C., p. 101. 101. O. C., p. 100.

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ce sonnet la mise en forme d’un délire, cette composition exaltée ne signale-t-elle pas une quelconque “mise en marche” de la tumeur cancéreuse ? “D’une façon générale, écrit J. Guir, les patients qui associent les voyelles aux couleurs sont conduits par l’image du corps et bien souvent du corps souffrant”102. A relire l’œuvre poétique de Rimbaud à l’aune de sa vie ultérieure on est d’ailleurs étonné de voir, comme nous l’avons dit précédemment, combien ces vers contiennent d’intuitions fulgurantes sur son avenir. « Mauvais sang » (in Une saison en enfer) étonne par son titre rappelant la fatalité de la maladie. Arthur y expose la vision de sa propre mort. L’identification mimétique à sa première sœur Vitalie, morte à trois mois et que Mme Rimbaud mère allait voir régulièrement au cimetière — les “cimmeries” — avec ses enfants est ici patente. Cette identification mimétique — narcissique — semble d’ailleurs être à la base de nombre de somatisations à caractère familial103, y compris cancérigènes : elle aura son importance chez Rimbaud104. Les deuils non-faits du père, puis de la sœur Vitalie, vont alimenter l’impossible séparation d’avec la mère. Cette voyance et prémonition de Rimbaud sont à mettre sur le compte du procédé de dé-différenciation (A. Ehrenzweig105) poétique qui permet un accès endo-perceptif et prémonitoire à sa future maladie. Toujours dans Une saison en enfer, il écrit ainsi : “J’entre au vrai pays des enfants de Cham” annonçant les lettres et rapports de 1887 sur le pays de Harar et le Choa (mot dont la signification, en hébreu, renvoie au Sheol, l’enfer). Les noms de ces pays l’attendaient depuis longtemps pour trouver un sens. Dès ses poésies, Rimbaud a tracé la courbe de son destin fatal. Une saison en enfer donne l’impression qu’il lutte contre les forces profondes de ce qui ne peut être refoulé car trop char102. Guir J., op. cit., p. 79. 103. Guyotat J., Mort/naissance et filiation, Paris, Masson, 1980. 104. L’une de nos étudiantes à Paris X, Gaëlle Pradillon, a présenté en 2005 un mémoire de DESS de psychologie clinique et pathologique intitulé, Le traumato-gène : impact traumatique sur l’identité et la filiation d’une démarche de recherche de gène prédisposant au cancer du sein, d’où il ressort une réelle importance de l’identification narcissique « corps à corps » (repérable dans les fantasmes, lapsus, attitudes) chez nombre de patientes présentant soit des cancers avérés ou redoutés chez elles, soit ceux découverts des années auparavant chez leur mère, leur grand-mère ou leur fille. 105. Ehrenzweig A., (1967), L’ordre caché de l’art, Paris, Gallimard, 1974.

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gé d’excitations/fantasmes. Ce “livre païen” est à la fois un testament et une résurrection. L’humeur et l’état d’âme qui prévalent à l’écriture de ce “livre nègre” sont exposés dans une lettre de mai 1873 à E. Delahaye : “Je travaille pourtant assez régulièrement ; je fais de petites histoires en prose, titre général : Livre païen, ou Livre nègre. C’est bête et innocent. O innocence ! innocence; innocence, innoc ..., fléau !”. L’insistance de l’emploi du mot innocence illustre ce que nous disions plus haut de cette culpabilité névrotique chez Rimbaud. Toujours dans le contexte d’écriture de ce texte, notons que dans la lettre à son ami, Arthur donne d’autres indications comme celle, par exemple, de son manque d’excitant et l’atmosphère peu stimulante qui entoure l’écriture de son livre : “La mother m’a mis là dans un triste trou. Je ne sais comment en sortir : j’en sortirai pourtant.” En mai 1873, il est vraisemblable que l’écriture de « Mauvais Sang », « Nuit de l’enfer » et « L’Alchimie du Verbe » est réalisée, lorsque, le 27 mai, il repart avec Verlaine pour Londres où il séjournera jusqu’à la veille du drame de Bruxelles. C’est encore le faible « compagnon d’enfer » qui brise, par la fuite de Londres, le « drôle de ménage ». Une saison rapporte ainsi combien Rimbaud « s’est séché à l’air du crime »106 et combien il a pénétré dans le domaine de la folie où la sensation et la représentation se « collapsaient » dans la perception hallucinatoire. “Je m’habituai à l’hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d’une usine, (...) des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac...”, “J’expliquai mes sophismes magiques avec l’hallucination des mots” (“Délire II”). Lui qui pratiquait “ tous les sophismes de la folie” par où le verbe était voué à l’alchimie d’une dé-métaphorisation, écrira dans « Mauvais sang » jusqu’à ces phrases : “Plus de mots. J’ensevelis les morts dans mon ventre.”; “ma santé fut menacée. La terreur venait” ... Si ces paroles annoncent le silence à venir, la purge du Moi-Idéal, elles révèlent ces gouffres que connaissent les artistes dans leurs créations et que le psychanalyste connaît dans certaines “psychoses de transfert” lors de certaines phases de la prise en charge d’états-limite (cf. O. Kernberg107). 106. Rimbaud, O.C., p. 93. 107. Kernberg O., (1975), Les personnalités limites, Toulouse, Privat, 1989, spécialement pp. 226-28, sur les “psychoses de transfert”.

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De l’étude de ces textes on peut ainsi remarquer combien, chez Arthur, la perception de la représentation verbale reste collée aux restes sensoriels. Par ce procédé Rimbaud touche, ici, à la source poïético-cénésthésique du langage dont parlait J.-J. Rousseau108 et Freud dans Totem et tabou (cf. supra). Qu’essaie donc d’illustrer ce type d’activité poétique sinon les débuts de la relation de l’enfant au monde du langage ? Dans les inter-actions mère-enfant, le mot, par le processus d’introjection, est transféré avec la séduction maternelle et celle émotionnelle, esthétique, sensuelle, de signifiance de la langue109. Cette fonction de signifiance — et non de signification — est intrinsèquement liée à la chanson des mots, c’est-à-dire à une “enveloppe sémiotique” baignant l’infans. Comme une peau commune, qui dans le mythe des héros Marsyas ou Hercule, devra être déchirée (D. Anzieu110). A mesure que l’enfant parle et grandit, cette chanson des mots perd de sa “douce chaleur” (Novalis, selon Bachelard111). Avec le temps et l’accession à la génitalité, l’angoisse de castration-séparation dépassée, l’aspect symbolique du mot séparera celui-ci de sa contiguïté avec la chose et l’affect. La voyance de Rimbaud n’est alors rien d’autre que la tentation de retrouver l’illusion selon laquelle le mot est la chose même affectant, par la sensation, le corps. Cette technique, proche de celle du toxicomane ou du mystique en extase, court-circuite la sépara108. Rousseau J.-J. (1781), Essais sur l’origine des langues, Paris, Hatier, 1983, où le jeune philosophe avance que c’est en premier le rôle de l’imagination et de l’affectivité qui est à l’origine du langage : le langage primitif relève d’une expression de la passion. 109. Kristeva J., La révolution du langage poétique, Paris, Le Seuil, 1974. 110. Anzieu D., Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985. 111. Dans sa Psychanalyse du feu (Paris, Gallimard, 1949), G. Bachelard a avancé l’existence du “complexe de Novalis” comme une nostalgie du feu primitif, du “foyer primitif”: “Le complexe de Novalis synthétiserait l’impulsion vers le feu provoqué par le frottement, le besoin de chaleur partagée. Cette impulsion reconstituerait, dans sa primitivité exacte, la conquête préhistorique du feu. (...). Ce besoin de pénétrer, d’aller à l’intérieur des choses, à l’intérieur des êtres, est une séduction de l’intuition de la chaleur intime. Où l’oeil ne va pas, où la main n’entre pas, la chaleur s’insinue. Cette communion par le dedans, cette sympathie thermique, trouvera, chez Novalis, son symbole dans la descente au creux de la montagne, dans la grotte et la mine. C’est là que la chaleur se diffuse et s’égalise...” (p. 70-71). Pour Rimbaud, on le sait, les descentes dans les enfers infernaux de chaleur se firent lors de l’écriture d’Une saison en enfer, puis en Abyssinie.

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tion qu’impose toute symbolisation, celle-ci représentant par trop la castration ou “sexion”, comme l’a écrit G. Groddeck112. En ce sens l’activité poétique, par la quête d’une “Alchimie du verbe” se présente comme un analogon de l’extase mystique ou toxicomaniaque. Désir d’accomplissement d’un fantasme incestueux d’auto-engendrement et d’un crime, la poésie est comme le cancer, duplication de cellule devenue identique et ne pouvant s’intégrer dans la hiérarchie des fonctions organiques du langage dénominatif de son code. Nous postulons qu’il y aurait ainsi un continuum entre l’activité poétique de Rimbaud et son cancer du genou : la matière (hylé) sur laquelle s’appuie la poïèse dont elle est l’objet change, voilà tout : code et fonction de la langue dans la poésie, code (génétique) et fonctions physiologiques dans le cas du cancer. Ce point de vue, psychosomatique, rejoint évidemment le monisme de Spinoza pour qui le corps et l’esprit seraient une seule et même chose conçue sous deux attributs différents113.

Des “souvenirs illuminés” à l’inouï (mystique) des Illuminations

« C’est là le ‘point obscur’ qui doit être illuminé par la cécité ». W. Bion, “Le mystique et le groupe” 114

A partir des Illuminations, le vers libre de Rimbaud, clivé de tout ordonnancement par la rime, permet à la “matière poétique” de prendre immédiatement forme (morphé). La poésie devient à ce moment “matière poétique pure”, dissolution de toute forme contraignante et libération de l’émotion dans le

112. Groddeck G., La maladie, l’art et le symbole, Paris, Gallimard, 1969. 113. Spinoza B., « De l’origine et de la nature de l’affectivité », Ethique, III, 2 et scholie, Paris, Le Rocher, pp. 147-152. 114. Bion W., (1970), L’attention et l’interprétation, Paris, Payot, 1974, p. 124.

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travail (“poïen”) du verbe même. Elle vise un au-delà des mots, un au-delà du sujet lui-même, ce que W. Bion, cité plus haut, assigne à tout travail du psychanalyste : celui-ci doit s’interdire de désirer l’analysé, certes, mais aussi cesser d’avoir tout désir pour lui, y compris des désirs de guérison et de remémoration. Il va jusqu’à écrire, ce qui n’est pas sans avoir quelques résonances rimbaldiennes : “Souvenir et désir sont les “illuminations” qui détruisent la valeur de la faculté d’observation de l’analyste...” (ibid). Tout, dans l’analyse, doit tendre vers le point “0”, le “point obscur”, de la révélation de l’être-analysé à lui-même. Ce projet est évidemment celui de Rimbaud. Ayant atteint le point “0”, il n’aura plus qu’à partir et laisser tomber toute littérature : la littérature devenue lit-et-rature... du lit parental, ob-scène primitive définitivement larguée. Cette opération poétique de l’”illumination” permet une libération brute du matériel refoulé, ou plutôt clivé, et relevant d’un verrouillage du déni tels qu’ils furent observés chez les psychotiques par P.-C. Racamier. Nous faisons référence ici à ce que ce dernier a appelé “les souvenirs illuminés” chez les psychotiques adonnés au déni : “Ce sont des souvenirs dotés d’une précision photographique, déconnectés de tout voisinage, découpés (pour ne pas dire clivés), en se découpant sous un éclairage de projection sur un fond quasiment vide. Ces souvenirs-là ne surgissent pas du fond de refoulement, mais témoignent d’une vie psychique organisée sur le double mode du découpage et du déni”, écrit Racamier115. Ainsi, ce clivage tenterait de verrouiller toute souffrance de vide. Ce dernier peut être vu comme impossibilité de penser le manque, vécu dans une passivité épouvantable du fait de ses rapports avec la détresse (Hiflosigkeit) des débuts psychiques, synonymes d’angoisse, d’abandon et d’annihilation. Faute de la parole paternelle frustrante et impliquant le manque, toute présence/absence (frustration et manque) seront mal tolérées et analogiquement référées au vide (J. Derrida116).

115. Racamier P.-Cl., (1984), “A propos d’adolescence et psychose”, Adolescence, 2, 1, pp. 23-30 et (1986) “Entre agonie psychique, déni psychotique et perversion narcissique”, Rev. fr. psychanal., 50, n°1, pp. 1299-1310. 116. Derrida J.,”La Pharmacie de Platon”, Tel Quel, Paris, Le Seuil, n°32, p. 24 et La dissémination, Paris, Le Seuil, 1972, chap. 2, pp. 93-145.

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L’écriture de l’émotion tente alors d’incarner, nous l’avons dit, la voix, le Verbe, le Logos d’un père qui n’est qu’objet perdu, objet fuyant, c’est-à-dire un objet de perspective en quête d’horizon. “On suit la route rouge pour arriver à l’auberge vide. Le château est à vendre.” (« Enfance », Illuminations, O. C., p. 123). La mère dépressive vide et le père absent obligent le poète à retrouver le Logos vivant en sensorialisant les mots, “chairs du monde”117. Jusqu’à un en deçà mythique (mystique) du langage où le monde lui-même est tout entier prose118. Cette quête d’une “Voix” incarnant le langage (le Verbe) épouse celle de donner un corps, un “corpus” (une œuvre) au langage. La croyance de Rimbaud, “mystique sauvage” (P. Claudel119), en une alchimie du Verbe et à “être Voyant” rejoint ainsi la lutte des mystiques du XVIème siècle avec la langue et les sens (le sens). L’ascèse à un retour au vertige sensoriel, l’“illumination” par la drogue, les jeûnes, les marches forcées, coïncident chez Rimbaud avec les pratiques mystiques : “Sur les routes, par des nuits d’hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignait mon cœur gelé...” (Une saison). La pratique du langage chez Rimbaud rattrape, de manière laïque, celle du “parler mystique” qui, d’après M. de Certeau120 est : 1) Révélation d’un “Dieu qui a parlé”. L’expérience de l’extase ou du silence mystique ont pour but de sentir combien le Verbe s’est fait chair. 2) A la fin du Moyen Age le latin étant devenu une langue conservatrice et technicienne, instrument

117. Merleau-Ponty M., (1945), Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard. 118. Merleau-Ponty M., (1945), La prose du monde, Paris, Gallimard, 1969. 119. Le poète libanais Adonis, va aussi dans ce sens : « Rimbaud offre du poète l’image du mystique lui-même. Torturé en son for intérieur, rejeté par la société, banni par la moralité et la loi, il accepte néanmoins la réalité et la souffrance qu’elle implique. Ici l’expérience poétique, à l’instar de l’expérience mystique, est une tentative pour réaliser ce qui, d’ordinaire, est irréalisable (…) il s’agit d’un voyage dans les profondeurs pour explorer l’inconnu. Ce voyage est un chemin initiatique, pour le poète comme pour le mystique. Mes écrits de Rimbaud ne sont que l’espace où peut se déployer cette initiation (…) ». Adonis (1993), La prière et l’épée, Paris, Mercure de France, cité par C. Jeancolas, op. cité, p. 93. 120. Certeau M. (de) (1987), La fable mystique, XII-XVIème siècle, Paris, Gallimard, coll. TEL.

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d’une scientificité, les langues vernaculaires tendent à le remplacer, y compris dans les œuvres théologiques (Eckhart). Avec l’ockhanisme et le nominalisme121 qui “désontologisent” le langage, le clivage entre une langue déictique (elle montre/elle organise) et une expérience référentielle (elle échappe/elle garantit) va laisser “orphelins” ceux qui cherchent une “voix” originaire qui donne de la force aux mots. 3) La perte progressive, entre le XIIème et le XVIème siècles, de l’unité du Logos. Cette perte, renforcée par la multiplication des traductions et translations, aboutira à un “pidgin spirituel”122 favorisant l’hétérogénéité des discours mystiques et la quête étymologique. A la fin du Moyen Age ce contexte culturel favorisera, par la poésie mystique (Bernard de Clairvaux, Hidegarde de Bingen, Hadewijch d’Anvers, Saint Jean de la Croix), une réappropriation sensorielle et sensuelle de l’objet perdu : le Verbe du père par le fils “incarné”, véritable Corps mystique. La jouissance du Verbe s’effectuera alors par une sorte de “resensorialisation esthétique” (esthésis) des mots et des rimes. L’esprit des mots, le Logos du Père, va alors s’atteindre dans une expérience de décentrement extatique de possession par l’Autre, Dieu. C’est ainsi que, lorsque le “Moi n’est plus maître en sa maison” (Freud), il retrouve, en sa périphérie, la présence évanescente et incarnée de cet Autre du langage (le « j »’ouir de la jouissance). Ainsi dans l’œuvre poétique d’Hildegarde de Bingen, la jouissance est décrite comme expérience océanique d’incarnation du Verbe du père123. La jouissance de l’art du procédé poétique a également d’étroits rapports avec ce que Freud appelait “le sentiment océanique”, expérience de “com-

121. S’interrogeant sur le mode d’existence de l’universel, Ockham distingue radicalement les choses (leur essence est individuelle) et les concepts (affectés d’une signification universelle). Entre les deux, il y a les “sons proférés” (“voces”) : ils appartiennent à des langues particulières alors que les termes pensés ne relèvent d’aucune. Entre une métaphysique de l’individu et une épistémologie des fictions (“fictiones”) ou “institutions” mentales, les mots présentent un espace pluriel de transits possibles, in M. de Certeau, op.cit, p. 173. 122. M. de Certeau, op. cit., p. 163. 123. Reprenant le mythe de la Vierge Sainte, elle écrit : « Dieu t’a infusé son Verbe/Et ton ventre a fleuri, Car l’esprit de Dieu y a pénétré… » , in Louanges, Paris, Orphée-La Différence, p. 199. On lira aussi sur le sujet des femmes mystiques, Maître J. (1997), Mystique et féminité, essai de psychanalyse sociohistorique, Paris, Cerf.

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munion” avec l’immensité du monde et de l’environnement où le Soi se confond à l’abîme insondable, proche du Nirvana et de son principe : la pulsion de mort. L’œuvre de Bataille — L’expérience intérieure, La somme athéologique —, celle des surréalistes (“L’amour fou” de Breton, le “Manifeste mystique de Dali” (1951)), ou d’Heidegger posant à la fin de sa vie l’équivalence entre Etre et Rien (et Même) (Questions IV), reposent, dans une laïcisation introduite avec l’œuvre de Rimbaud, ce “mysterium” d’être possédé par l’Autre/dépossédé de soi. Comme nous le notions dans Les passions du corps124 à propos du recours jouissif aux addictions ou masochiste à certaines somatisations, n’y a–t-il pas, dans ces symptômes somatiques et ces conduites comportementales, un désir, proche de celui de la quête poétique, de fuir toute séparation (ce à quoi introduit la langue commune et le symbole) afin de re-trouver le secret (incestuel) de la langue des origines : “langue inconnue“ crée par Hildegarde de Bingen — mystérieux glossaire de neuf cents termes — “langue fondamentale”, Grunde Sprache du D.P. Schreber, “langue universelle” d’A. Artaud (1936), “langue” d’A. Rimbaud dans sa lettre à P. Demeny (1871), “lalangue” de Lacan, qui furent autant de tentatives d’accéder à ce que Merleau-Ponty a nommé “le fantôme d’un langage pur” (La prose du monde), situé en deçà de l’ordre du logos, du graphein, de l’écriture et s’enracinant au plus près du “corps du Trieb”. Voilà ce que serait la visée de l’écriture poétique, voire de la cure elle-même125. 124. Pirlot G., (1997), op.cit., p. 131. 125. N’est-ce pas ce que Freud tenta d’approcher le plus lucidement possible dans “ Du sens opposé dans les mots primitifs ” (1910), liant hiéroglyphes égyptiens, rêves et racines primitives à double sens des mots (nous n’ignorons évidemment pas les critiques des linguistes, en premier lieu celle d’E. Benveniste (1958) sur ce travail de Freud) ? Dans d’autres cas, le nœud œdipien avec le père étant à la fois non liquidé et objet d’un manque, on voit revenir un Surmoi totémique sous forme d’une hallucination sensorielle auditive. Socrate, “ celui qui n’écrit pas ”, mais dont la parole ensorcelait en mettant le doute dans les esprits (Ménon, 80b) souffrit d’hallucinations verbales qu’il rapportait à la voix de son “ daimon ”, qui l’empêchait d’agir impulsivement (Platon, Lelut). Ces hallucinations verbales étaient-elles le retour de ce qui avait été, sinon forclos, au moins refoulé, en l’occurence un investissement homosexuel et sensoriel de la “ voix ” d’un père forçant Socrate à travailler, contre son gré, dans son atelier de statuaire et auquel il s’opposa silencieusement pendant toute son enfance ? Quant au psychotique “ l’étrangeté

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Corpus scripti : des néologismes au “néo”( cancer ) C’est ainsi que l’artiste accouche de son œuvre à condition, parfois de ne pas la re-connaître comme son enfant. “Enfant illégitime”, cette œuvre se montre comme le fruit d’une sublimation jouissive de pulsions pré-génitales y compris homosexuelles. On peut avancer que l’écriture fut pour Rimbaud, un véritable pharmakon (médicament/poison) jusqu’à l’extrême limite de son pouvoir thérapeutique. Parvenu dans un monde si primitif que le langage humain y apparut inutile, Rimbaud n’avait plus alors, en 1875, qu’à fuir, tel un anachorète ou un moine, les mots comme le monde. Déjà, au terme des Illuminations (1874) il éprouvait « le vacarme du silence » : le Harar, l’Arabie et le désert sont partout. Nous l’avons déjà dit, Rimbaud ne trichait pas, “il faisait corps avec la poésie”, mais cette poésie qui, en lui, avait “pris corps”, est à entendre dans le sens de “poïèse”, c’est-à-dire de ce qui se fit et se travailla en lui : l’inconscient. Par projection sur la langue, la poésie permit que “ça” se travaille en dehors du psychisme. Toutefois, coupé de son inconscient libidinal dont l’écriture permettait les levées de refoulement, le soma traita après 1875 cette “poïèse” dans le “réel” du corps, le soma : il créa un néo là où il ne pouvait plus créer de néologismes poétiques. Faute de débouchés dans le « code » de la langue, ceux-ci s’inscrivirent alors dans le soma du corps. Le Corpus Christi se fit Corpus Scripti. familière ” de la voix hallucinée par lui “ entendue ” ne relèverait-elle pas d’une impression de la perception intuitive du sens des mots, alors qu’il a perdu l’intention (la voix intérieure) du discours-produit ? Cette hypothèse serait une application d’un travail de Julian Jaynes pour qui, dans une période pré-historique aussi bien ontogénétique que phylogénétique, les mots de la voix étaient peu subjectivés; le langage était holophrastique de prescription : “Arrête-toi, c’est moi le chef, il y a danger”. Il cite l’exemple de L’Illiade, antérieure à l’Odyssée et qui, au contraire de celle-ci, présente des héros qui ne sont pas « sujet de leur action », mais qui « obéissent » aux dieux et sont soumis à eux. Le « je », la décision d’acte n’apparaissent qu’avec l’Odyssée (Jaynes J., (1976), La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit, Paris, PUF, 1994). L’hallucination (d’origine psychotique) apparaît ainsi être une manifestation pré-symbolique ana-chronique témoignant de l’époque pré-historique où la langue était perçue jouissivement de façon sensorielle (activation d’aires sensorielles-limbiques) plutôt qu’avec les opérations « méta » de l’intellection, puis de l’écriture impliquant l’acceptation de la castration symbolique et permettant les représentations-significations, la conscience de quelque chose (Husserl).

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De fait, une des caractéristiques de la poésie de Rimbaud réside précisément dans la création de néologismes. « Nitride », « strideux », « pialat », « illuné », « sinciput », « hargnosité », « percalisé », « pubescence », « fringaler », « abracadantesque », « bombinent », « alme », « irréveillé », « malinement », « Parmerde, Juinphe 72 » (pour « Paris, juin, 72 ») ne sont que quelques exemples parmi beaucoup d’autres de ces néologismes qui parsèment l’oeuvre rimbaldienne126. Ce “don pour les langues”, qu’avait observé Mallarmé, ira de pair chez Rimbaud avec l’emploi du patois ardennais afin de déformer les mots et leur sens. “Sa conversation était émaillée d’argot et de citations littéraires, assez spirituelles d’ailleurs, pour autant qu’il ne retombât pas dans un mutisme obstiné”, déclare Paul Erard. Parodiant P. Verlaine, il lui arrivera d’écrire dans ses dizains, “les tourisses” ou les “artiques” et, en transcrivant son accent parisianoardennais, “désidératur” ou encore “j’rêve eud’négoce”. Il commence une lettre à Verlaine d’avril 1872 déjà citée ainsi : « Le travail est plus loin de moi que mon ongle l’est de mon oeil » et poursuit en écrivant huit fois “Merde pour moi !” (cf supra). Dans les lettres de cette époque, les mots apparaissent souvent “torchés” comme s’il s’agissait d’excréments mais dont la qualité anale vaudrait plus, par effet esthétique que celle, génitale de la grammaire apprise à l’école et par l’éducation maternelle. L’érotique et l’agressivité anales, difficilement mises sous le joug des pulsions génitales dans leurs liens au système symbolique, paraissent ainsi continuellement projetées sur la langue. Ces mots « torchés » furent phallicisés par la langue de la poésie, court-circuitant toute élaboration mentale génitale qui aurait sans doute amené à leur répression et castration. E. Delahaye a ainsi raconté que Th. Gautier séduisait Rimbaud par son culte de la forme. Chez ce dernier, nous l’avons vu, le goût pour la fouille des dictionnaires se voulait en effet enrichissement permanent du langage. Ce goût de l’étymologie visait la racine des mots, leurs origines nostalgique-

126. Autre caractéristique du langage du poète, l’emploi de mots rares ou d’allure scientifique, plus spécifiquement médicale (« hypogastre », « aubier », « coulure », « héliotrope ») côtoyant des trivialités (« excréments », « lâcher d’âcres besoins », « je pisse »...).

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ment reliées à la vie pré-génitale libre de toute loi grammaticale (et à l’enfance des parents réunis). Quoi qu’il en fût de l’activité de création poétique de Rimbaud, peut-on vraiment dire que celle-ci permit la sublimation des conflits et pulsions (pré-génitales) ? Probablement pas suffisamment. Comme l’a souligné le psychanalyste P. Marty127, la sublimation artistique n’est pas toujours alimentée par le canal du préconscient et ses représentations, et il est des cas où une certaine activité sensori-motrice semble constituer l’essentiel du mouvement sublimatoire artistique. Certes Rimbaud ne peignant pas, les mouvements sensori-moteurs, réduits dans son art, s’exprimèrent dans son goût pour les longues marches. Il reste que l’œuvre artistique se situa, comme la marche, au moins en partie, sur une vie parallèle à celle d’un nécessaire travail du Moi face à ses représentations préconscientes. Avec toutes les réserves dues à l’analyse d’un sujet qui ne fut jamais sur le divan, nous dirions que les processus poétiques de Rimbaud lui permirent de faire coexister une névrose de comportement et une analité du caractère dont l’utilité fut d’amortir et de traduire la ré-activation de conflits inconscients imposés par l’entrée dans la vie adulte et sexuelle. L’œuvre apparaît avoir ainsi servi à désintoxiquer la souffrance d’un appareil psychique pubère, puis adolescent, en plein remaniement. En ce sens elle fut une “ectopie psychique”128 autant que le résultat d’une élaboration d’un travail intra-psychique dans les couches du préconscient, ici en état « aléatoire » — ce qui est le propre de l’adolescence129. Si l’œuvre d’écriture fut pareille ectopie psychique, on peut penser que le cancer fut une véritable ectopie somatique, corps auto-inces-

127. Marty P., (1976), Les mouvements individuels de vie et de mort, Paris, Payot, pp.106-7. 128. Guillaumin J., (1983), Souffrance, plaisir, pensée, Paris, Les BellesLettres. 129. Pirlot G., (2004), « L’adolescent d’aujourd’hui entre ‘pression’ pulsionnelle et dé-pression (du) symbolique », Résonances entre corps et psyché , Toulouse, Eres, pp. 141-170.

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tueux et destructeur couvant, dans « l’hainamoration » (Lacan) et à l’intérieur de Soi, l’œuf et/ou l’enfant mort-né placés dans le psyché-soma130. Or, cette ectopie psychique de l’œuvre poétique ne servitelle pas à suppléer la perte du corps et du Logos du Père en même temps qu’elle servit de contre-poison — ou d’anticorps — à l’héritage des fantômes et du transfert de non-existence transmis par la mère ? La dépression ultérieure et les privations de Rimbaud ne firent-elles que rendre plus incarnée et moins psychique cette ectopie ? On peut imaginer ce qu’il en coûta, d’un point de vue psychosomatique, de la perte de ce “supplément d’âme” que fut pour lui la création poétique dont le rôle contre-dépressif fut essentiel ! Les courriers d’Afrique nous apporteront là-dessus des éléments décisifs d’appréciation.

130. Précisons que si le cancer est dû à la reduplication d’une cellule identique à elle-même c’est que l’effet de gènes spéciaux appelés oncogènes entrent en action. Cette action, mortelle à l’âge adulte, est pourtant nécessaire pendant la vie embryonnaire puisqu’elle aide au développement des cellules du fœtus. Comme souvent dans la nature une fonction s’avère positive dans un certain “contexte” et négative dans un autre.

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CHAPITRE III L’entre-deux vie : s’opérer vivant de toute poièse

Année de la rupture avec la poésie : 1875 « ...et il y a justement huit ans que ce désir me fit résoudre à m’éloigner de tous les lieux où je pouvais avoir des connaissances et à me retirer ici en un pays où (…) j’ai pu vivre aussi solitaire et retiré que dans les déserts les plus reculés. » Descartes R., (1637), Discours de la Méthode, Troisième partie

De 1870 à 1875 (soit de 16 à 20 ans) Rimbaud se présente comme un génie à la poésie subversive, aux injures scatologiques, bavant sur tout et tous, auteur de mille provocations : “Je raconte, aurait dit Rimbaud à Delahaye à son retour de Paris en 1872, que je suis entré dans la chambre de Cabaner absent, que j’ai découvert une tasse de lait apprêtée pour lui, que je me suis branlé dessus, que j’ai éjaculé dedans”1. A partir de 1875 le poète fait place au « voyageur toqué » (P. Verlaine), puis à l’explorateur-négociant. Il se dit poussé à agir et à voyager “par la fièvre” et devient progressivement, tel un moine ou un anachorète, homme du secret et du silence dans le souci de protéger son indépendance. “Rimbaud fut une absence”, note Steimetz2 “et c’est ce silence, cette absence qui le rendirent pour nous si présent”. En 1875, la rupture avec le monde littéraire ne se fit pas

1. Cité par Busine A.,”Le piéton de la grand route”, Magazine Littéraire, juin 1991, n°289, p. 37. 2. Steimetz J. -C., (1991), A. Rimbaud, une question de présence, Paris, Taillandier.

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sans mal. Comme nous l’avons dit, ce qui paraît avoir sauver l’équilibre psychique et psychosomatique de Rimbaud semble, pendant cette période, avoir été son activité quasi addictive de toujours : la marche, voire une dromomanie qui lui valut le surnom que lui attribua Verlaine : “l’Homme aux semelles de vent”3. Activité de marche, symbole de liberté et de punition : « Assez ! Voici la punition – En marche ! », est-il écrit dans « Mauvais sang» d’Une saison en enfer. Beaucoup plus tard l’amputation de la jambe cancéreuse sera la sanction à cette “liberté libre” sans limite : le Crucifié face à Dionysos... 1875 sera l’année de l’arrêt de toute création poétique. La lettre du 14 octobre témoigne de cette coupure avec le monde littéraire. Quant aux vers qu’elle contient, comme le souligne J.-M. Ramos4, il s’agit de productions résiduelles révélant les premiers effets d’une “pensée opératoire” que nous allons retrouver tout au long de la correspondance en Afrique et qui n’a plus rien à voir avec la langue poétique. Signalons encore dès maintenant que l’année 1875, par le deuil de sa sœur et l’arrêt de la poésie, pourrait représenter cette période privilégiée au déclenchement d’un processus somatique pathogène qui prendra lentement, mais inéluctablement toute sa dimension, son extension, en Afrique. En 1875 en effet meurt la seconde Vitalie, sa sœur âgée de dix-sept ans, celle qui lui ressemblait tant. Il se rase alors le crâne au rasoir, puis “s’opère vivant de la poésie”, comme l’a écrit Mallarmé5. Si, jusqu’en 1875, l’écriture comme l’homosexualité (cf. lettre d’Izambard6) ont pu joué le rôle de catharsis, l’abandon de la poésie laissa Rimbaud seul avec les fantômes de son inconscient et la fatalité : “Je suis une fatalité”... “Amor fati”... put-il songer, “les poings dans [ses] poches crevées”, sur le chemin de retour de l’enterrement de sa soeur. On peut penser qu’il ne se relèva pas de cette double épreuve. Seize ans plus tard, c’est une autre forme de poïèse qui devait le terrasser. 3. Brusset B., (1990), “Les vicissitudes d’une déambulation addictive”, Rev. fr. psychanal., 49, 3, 1990, pp. 671-687. 4. Ramos J.-M., (1987), “Le genou d’Arthur”, Rev. sci. hum., n° 208, pp. 162-182. 5. Delahaye E., (1923), Témoin de Rimbaud, Paris, Messein. 6. Manuscrit inédit de G. Izambard, collection Borer, Rimbaud, l’heure de la fuite, Paris, Gallimard, p.112.

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Toujours en 1875, aprés l’enterrement de Vitalie, il parcourt à pied le Wurtemberg, passe en Suisse, puis en Italie. A Milan il loge chez une veuve au 39 Piazza del Duomo, troisième étage — « tierzo piano » — comme nous l’apprend une carte de visite envoyée à E. Delahaye. Est-ce pour remercier la veuve qu’il demande à son ami de lui adresser un exemplaire d’Une Saison en enfer ? Nul ne le sait.

De l’Europe à l’Afrique en passant par l’Indonésie Il se met ensuite en route pour les Cyclades en passant par Brindisi. En 1876 il est rapatrié à Marseille après une insolation. Il part bientôt en Scandinavie apparemment employé dans un cirque ambulant. Puis il s’embarque à Hambourg et rejoint Anvers puis Rotterdam. Là il s’engage dans l’armée hollandaise, part pour l’Indonésie (alors colonie batave). Une fois arrivé à Java, il déserte et revient par un bateau anglais en Europe. Lors de l’escale à l’île de Saint-Hélène, il refuse de descendre sans doute par fidélité à l’Empereur et à la France. Quel caractère aux principes bien ancrés comme Vitalie et fidèle, par ce refus, au souvenir de son père militaire ! Revenu à Roche quelques semaines au printemps, il repart peu après. En 1877 on le trouve dans les Vosges, en Suisse, à Gênes puis à Chypre jusqu’en 1878. C’est en fait toujours une même succession d’évasions et de replis, de fuite et d’enlisement, de grands départs et de retours peu glorieux, au rythme du fort/da. En juin 1879, tombé malade à Chypre, il revient à Roche, “le triste trou” et s’alite pour typhoïde. Guéri assez vite, il travaille à la ferme. Comme son ami E. Delahaye lui demande alors s’il s’occupe toujours de poésie, il lui répond : “Des rinçures, ce n’était que des rinçures!”7. Autrement dit : du transfert, ce n’était que 7. Le dictionnaire Robert indique que le mot rinçure est d’abord attesté au pluriel rainsseures (1393), eau ayant servi à rincer (des verres, de la vaisselle) ; “la rinçure de tonneau” est une boisson qui a servi à rincer les tonneaux. Familièrement, de la rinçure signifie : mauvaise boisson. On voit là encore, comme avec le terme “bave”, l’aspect de déjection de sa production issue d’un “pénis anal” adulé, puis rejeté, mais plus puissant que le pénis génital. Cf. J. Chasseguet-Smirgel, (1984), op. cit.

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du transfert idéalisé et « fécalisé » sur la langue, « lalangue ». Toujours excessif Rimbaud ! Inhumain envers lui-même à toujours vouloir être ailleurs que là où il est. Cet homme fut l’inconscient personnifié : « Je suis là où je ne pense pas; je pense là où je ne suis pas », selon l’adage de Lacan. Rimbaud a été honnête envers lui-même et les autres. Quand il n’eut plus rien à écrire de poétique, il tourna les talons à la littérature. Avec lui, pas de compromis ! Le clivage à l’état pur. Tant pis pour les autres, comme pour lui-même... et le soma de son corps ! A partir de ces années 1875-80, une coupure entre le présent et le passé, entre ce que la poésie permettait comme évasion de la réalité et l’acceptation de celle-ci, va se produire. A Aden, en 1880, Rimbaud se cherche et se fuit, voulant là encore oublier son passé. En Abyssinie, à ceux qu’il rencontre, Bardey son employeur, Borelli, le géographe, O. Rosa ou Ilg, l’ingénieur, il fera un silence total sur sa vie littéraire passée : il veut réussir dans les affaires.

La colère et l’éclat létal de l’idéal A partir de 1875, Rimbaud rompt donc les amarres. C’est, en plus d’un fantasme d’identification au père voyageur, la peur de vivre comme un « mort-vivant » au pays natal (celui de cette mère « morte-vivante » elle-même) qui le pousse à choisir la dure existence de l’exilé. N’admettant ni Dieu ni maître, et plutôt que de plier, de céder, d’abdiquer, de s’humilier à être « comme tout le monde » — son orgueil étant, comme sa colère, démesuré — il se mit lui-même au rebut. Ayant, pendant son enfance, pris la place du père Frédéric, lui, le fils préféré, il ne pouvait en être autrement d’ailleurs. La clinique — comme les mythes — nous le montre fréquemment : plus le fils est près de sa mère, plus elle lui donne, dans la réalité, la place du père, plus il risque de vouloir à l’adolescence, lui échapper et vivre loin d’elle. L’exil fut la seule manière d’être proche de l’« ex-il » : le père, Frédéric ! Son mépris, son goût de la solitude, lui l’intouchable, il les vit alors dans le rêve réaliste et pragmatique de l’or comme tant 144

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d’autres à la fin du XIXème siècle. La rage au ventre, il ira passer ses colères ailleurs. Cette colère omniprésente de 1870 à 1890 l’empêcha sans doute de s’effondrer, de déprimer, tant les persécuteurs sont nombreux : pays, peuples, négociants, négus, etc. D’un côté, des mauvais pères, séducteurs et persécuteurs sur qui fond la colère ou la haine du monde et, de l’autre, le Père Idéal, celui de l’Orient arabe, le solitaire dont la voix reste muette. Rimbaud n’en décolère pas. La colère est ainsi chez lui un mode d’être; il est toujours hors de lui (ek-statikos) — ce qui, d’après Aristote, est le propre de l’être fou (manikos ou ekstatikos8). «J’en appelle, lui écrivait de Londres, Verlaine, à ton dégoût de tout et de tous, à ta perpétuelle colère contre chaque chose. » L’agressivité, la colère cherchaient en Rimbaud un objet pour exister et « sortir » : ce fut d’abord la poésie, le Verbe (d’un père trop absent et d’une mère bigote), puis les armes en Abyssinie. Le poète de 16 ans avait déjà fait peur à G. Izambard : la lettre du Voyant était une passe d’armes, conspuant les « vœux imbéciles » et les « innombrables générations idiotes », tandis que « les colères folles [le menaient] vers la bataille de Paris. » Identique à lui-même, Rimbaud s’emporte souvent en Abyssinie. « Il devenait exagérément bourru dans les moments difficiles, note Bardey, employant à tort et à travers des qualificatifs comme « sale pays que X !… cet idiot de Y !…, cet imbécile de Z !…, non pas avec l’idée de se placer au-dessus, mais par simple manie ». « Rimbaud est dur, sa parole est cassante : la mauvaise humeur en actes », écrit Borer. Recevant chez lui Jules Borelli, à Harar, il se fâche et lui tend son balai pour lui faire nettoyer sa maison. A force de chasser à coup de pied les chiens qui viennent uriner contre les peaux entassées de son magasin, il les empoisonna ; Mgr Jorasseau prétendit qu’il « en empoisonna deux mille ». (…) “Les nerfs à fleur de peau, tendus comme des câbles, Rimbaud fut toujours, dirait-on, en état de légitime offense. Par cette façon de se défendre sans cesse de quelque 8. Dans sa présentation du Problème XXX 1 d’Aristote (in L’Homme de génie et la mélancolie, Paris, Rivages, 1988, traduction, présentation et notes de J. Pigeaud, p.40), J. Pigeaud note qu’ek-stasis, l’égarement de l’esprit, est à rapprocher d’ek-physis ou encore d’ek-stesis, l’ulcère.

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chose, il semble répéter que l’agression ne vient pas de lui, il renouvelle sans cesse une protestation d’innocence.”9 “C’était un homme aigri et irascible“, se souvient Borelli. Dans ces pays peu civilisés, il multiplie les altercations. Après des disputes avec le payeur général et son ingénieur, Rimbaud fait allusion à ses « démêlés désagréables avec la direction » (lettre du Harar aux siens du 2 septembre 1881), récrimine contre “la filouterie pure et simple“ dont il est victime : “D’ailleurs (…) ces gens sont des ladres et des fripons, bons seulement à exploiter les fatigues de leurs employés” (lettre aux siens d’Aden en date cette fois du 22 janvier 1882). Il quitte les Bardey avec perte et fracas : “J’ai quitté mon emploi d’Aden, après une violente discussion avec ces ignobles pignoufs qui prétendaient m’abrutir à perpétuité” (lettre aux siens d’Aden du 22 octobre 1885). Il comparaît en 1883 devant la police municipale d’Aden pour coups et blessures : il avait giflé Ali Chemmak, le magasinier. Plus tard, il connut le tribunal abyssin. Comme chez sa mère, dolor, amor et furor ne se distinguent pas chez Rimbaud : le destin, c’est l’ennemi. D’un point de vue psychanalytique, les mouvements de caractère, les comportements d’Arthur évoquent des irrégularités de fonctionnement mental propres aux névroses de caractère et aux névroses de comportement.

Eléments de théorie psychosomatique Ces traits de caractère (formations réactionnelles) comme les comportements possèdent, en général, une grande valeur défensive devant les désorganisations mentales puis somatiques et tout “conflit” psychique. Le Moi semble dans ces cas mal dégagé de ses racines corporelles10, mal autonomisé au 9. A. Borer, (1984), opus cité, pp. 171-2. 10. Voir les travaux de Pinol-Douriez (1984), Bébé agi, bébé actif, Paris, PUF; L. Kreisler, M. Fain, M. Soulé (1974), L’enfant et son corps, Paris, PUF (sur la psychogénèse du Moi dans ses relations avec le Soma) et Le Moi-peau de D. Anzieu.

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niveau de la seconde organisation topique du fait d’un Surmoi mal individualisé. En raison des difficultés d’intériorisation et de rétention objectales, ce Moi reste ambivalent face à l’image de la mère. L’importance du Moi-Idéal, témoin du narcissisme infantile et moulé dans une identification primaire à la mère, se traduit chez les sujets névrosés de caractère ou de comportement par une exigence importante vis-à-vis d’eux-mêmes, sans négociation, sans capacité de régression psychique. Ce Moi-Idéal s’oppose alors à l’élaboration du Surmoi et à la résolution du conflit œdipien et aux capacités secondaires du Moi. Le Moi-Idéal, plus sévère que le Surmoi (et confondu avec lui), rendant difficile les régressions psychiques devant les épreuves de la vie, augmente les risques de somatisations11. Si, à cela, s’ajoute une pensée opératoire, c’est-à-dire une pensée pragmatique, concrète et factuelle (avec défaillance de l’apport libidinal au système de pensée et diminution de la capacité associative), le corps se retrouve alors “en première ligne” pour traiter les conflits du sujet12. Le concept d’alexithymie (du grec “lexis”, mot, “thymos”, émotion, précédés de l’alpha privatif, absence de, soit « absence de mot pour dire l’émotion ») mis en avant par Sifneos et Nemiah recouvre cette réalité psychique de sujet somatisant ou s’addictant parce que ne pouvant véhiculer verbalement et fantasmatiquement ses émotions13. Cette pensée opératoire est visible dans la correspondance d’A. Rimbaud en Afrique et va le “laminer” au fil des jours. La tonalité des lettres africaines 11. Fain M., (1986), “Du corps érotique au corps malade : complexité de ce passage”, Corps malade, corps érotique, Paris, Masson, pp. 123-136, où l’auteur met bien en évidence l’importance pathologique de ce Moi-Idéal qui conduit certains sujets à un “héroïsme-masochisme” où c’est leur corps et leur auto-conservation qui se trouvent mis en péril. 12. Marty P. et M’Uzan M., (1963), “La pensée opératoire”, Intervention à propos du rapport de M. Fain et C. David, (1963), “Aspects fonctionnels de la vie onirique”, Rev. fr. psychanal., (28), n° 2; voir aussi Fain M., (1981), “Vers une conception psychosomatique de l’inconscient”, Rev. fr. psychanal., n° 2. 13. Nehmiah J. et Sifneos P., (1970), “Affect and fantasy in patients with psychosomatic disorders”, in Modern Trends, Psychosomatic Medecine, vol. 2, London, Butterwoth; Sifneos. P., (1975), “Problems of psychotherapy in patients with alexithymic characteristics and physical diseases”, Psychotherapy and psychsomatics, 26, pp. 66-70; voir aussi l’article de Taylor G. J., (1990), “La pensée opératoire et le concept d’alexithymie”, Rev. fr. psychanal., 54, n° 3, pp. 769-784.

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illustre en effet la présence d’une “dépression essentielle”, « dépression sans objet où le sentiment de dévalorisation et de blessure narcissique domine »14, une situation psychique où le Moi remplit assez mal ses rôles de liaison et de défense. Dans ces cas, l’absence de sentiment de culpabilité œdipienne est masquée par un sentiment d’infériorité face à un Moi-Idéal tout puissant. Ici l’absence de communication avec l’inconscient refoulé constitue, pour le sujet, une véritable rupture avec sa propre histoire (absence de communication qui est également ce qui spécifie la cellule cancéreuse, cf. infra). Le sujet ne connaît plus son passé, n’en veut rien savoir au sens d’un déni et clivage pendant que le factuel et l’actuel s’imposent de plus en plus. En Abyssinie, Rimbaud se laisse ainsi très rarement aller à évoquer son passé . Un collègue italien, Ottorino Rosa, se souviendra : “Au Harar, nous faisions très souvent ensemble de longues excursions de plusieurs jours (…). Très rarement, il parlait de son passé, et moins encore de ses œuvres poétiques (…). Il faisait, cependant, quelquefois allusion aux vicissitudes et aux cas de sa vie (..). J’ai su comment, dégoûté de l’existence de bohémien qu’il menait [en France], il s’était en 1880 expatrié.” “Entièrement voué au commerce, il ne parlait jamais de son passé, et, sous cette écorce extravagante et un peu hargneuse, il n’était pas donné de soupçonner ses géniales capacités de poète”15. Dès lors, comme l’écrivent N. Abraham et M. Torok, la maladie somatique apparaît du point de vue psychanalytique comme une “maladie de soi à soi” : « Elle ne s’adresse pas éloquemment aux autres (comme par exemple dans l’hystérie)”16. Faute d’un père et de son logos présents, la subjectivité qui se construit dans le dialogue, se réduit à un soliloque : il manque la parole. L’autre ayant été silencieux, Rimbaud incarne ce silence et c’est alors son corps qui parle. La crypte mélancolique, le fantôme apparaissent poussés à la “périphérie” de l’appareil psychique, dans le corps. “La maladie [somatique] remplace le mot du défunt : ‘j’en pleure’, ‘j’en suis malade’, ‘je ne me nour14. Marty P., (1980), L’ordre psychosomatique, Paris, Payot, pp. 58-9. 15. Etudes rimbaldiennnes, n°3, p. 11. 16. Abraham N., Torok M., L’écorce et le noyau, Paris, Aubier-Flammarion, 1978, p. 320.

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ris plus depuis’. La querelle des psychosomaticiens qui disent : “la maladie tient lieu de fantasme” et des kleiniens qui disent : “la maladie est la Mère-vengeresse” (...) tombe à l’eau purement et simplement. La conversion interne — c’est-à-dire la maladie de soi-à-soi — ne vise pas à produire des symptômes visibles à l’extérieur, éloquents d’un état à exorciser, mais elle tient lieu vis-à-vis de soi-même du fantasme d’empathie impossible.”17. Dans la maladie somatique “l’amant retrouve alors, passionnément, l’aimée”, et il revient à la maladie d’être un aller-retour narcissique de soi-à-soi, sans parole pour autrui, sans parole vivante, sans métaphore. Le sujet psychosomatique “n’est pas capable de produire le fantasme mélancolique du deuil que mène l’objet pour lui (...). Il doit (...) se couper même de son fantasme mélancolique, car l’accepter, serait-ce inconsciemment, signifierait revivre le traumatisme narcissique auto-destructeur de la séparation. (...) A la place du fantasme mélancolique refoulé (...) et par identification endocryptique, on aura un processus de nécroplasie (les capillaires se rétractant [dans le cas de l’ulcère pris ici comme exemple par Abraham et Torok] (...). La vasoconstriction ‘fabrique’ alors le ‘mort’ à l’intérieur (ulcère)”18 — forme de déplacement de « l’emprise » de la pulsion sur l’organe — ou un processus de néoplasie (prolifération des cellules sur le mode de l’identique) constituant le cancer (fantasme d’autoengendrement et de fusion incarnés). Pour Rimbaud en Abyssinie, s’ajoute à ces facteurs celui de se retrouver dans une situation d’impasse limitant toute élaboration des conflits et favorisant un fonctionnement purement adaptatif19. Globalement chez ce type de personnalité (souvent faux-self) la Mère-vengeresse représente un Surmoi corporel qui substitue au vécu subjectif, des schémas adaptatifs banaux aux échanges relationnels, des comportements socio-culturels stéréotypés, conventionnels, conformistes : “Je est un autre”. Employant la notion de faux-self, il nous faut dire un mot ici de ce que nous entendons par Self et donc par faux-self. Du point de vue de la théorie développementaliste défendue par 17. Idem, pp. 320-1. 18. Idem, p. 319. 19. Sami-Ali M., (1980), Le banal, Paris, Gallimard; Penser le somatique (1987), Paris, Dunod ; Pirlot G., (1991), “Médiations sociales et pathologies psychosomatiques”, Rev med. psychosom., n°25, pp. 99-108.

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S. Lebovici20, le Self (le Soi, le “nous”) peut être vu comme un réseau inter-actif témoin de l’investissement narcissique des premiers échanges mère-enfant. Le regard de la mère et son enveloppe sonore seraient des témoins perceptivo-sensoriels de la bonne “texture” de ce Self. Celui-ci, dont nous avons défendu ailleurs la qualité somato-psychique de départ, serait, d’une part, constituant de l’appareil psychique comme vecteur de l’établissement de différentes parties du psychisme, mais pourrait, d’autre part, rester dans sa forme somatique lors de traumas précoces psychiques, “pré-psychique”21. Dans ce cas c’est le Soi somatique (immunitaire par exemple) comme “intérieur non subjectif”22 qui sera amené à réagir avec des moyens bio-logiques. Rappelons que nombre de maladies auto-immunes (certaines formes du cancer ?) comme l’asthme, l’eczéma, l’hyperthyroïdie, le diabète insulino-dépendant sont à saisir comme réactions du système immunitaire face à un conflit avec l’autre-étranger que le psychisme, et la partie œdipienne de celui-ci, ne peuvent prendre en charge. Si le premier autre-étranger est, pour le nourrisson, le père, la place de celuici dans le psychisme de l’enfant dépend de celle que lui a laissé la mère. Cela admis, on perçoit que pour certains enfants puis adultes le conflit (œdipien) avec l’autre-étranger se déroulera dans un “appareil” du soma du corps qui traite précocement ce conflit Soi/autre : le système immunitaire. Sur le plan clinique, l’enfant futur faux-self sera plus simplement celui qui n’aura qu’une faible partie psychisée de son Self. Sur le plan du vécu, l’impression sera celle d’un défaut fondamental (M. Balint), d’un sentiment de vide, de manque avec des angoisses qui lui sont propres et que l’on pourrait dire existentielles. Ce qui angoisse c’est le fait même d’être en vie, l’altérité de l’autre donnant alors cette “nausée” propre au Roquentin de Sartre. L’aversion psychique à (le dégoût de) l’au20. Lebovici S., (1992), “Psychopathologie de l’enfant et psychanalyse : rester psychanalyste”, Rev. fr. psychanal., 56, 2, pp. 387-411 et “L’homme dans le bébé”, (1994), Rev. fr. psychanal., 58, 3, pp. 662-680. 21. Pirlot G., (1997), op. cit., 4ème Partie. 22. Varela F. et Cohen A., (1989), “Le corps évocateur : une relecture de l’immunité”, N. R. P., n°40, pp. 193-211 et Varela F. (1993), L’inscription corporelle de l’esprit, Paris, Le Seuil.

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tre signale cette aporie qu’est, pour le psychisme, le conflit œdipien : de l’autre, je n’en veux rien savoir. Toutefois si le conflit œdipien avec cet Autre, le père, — inassimilable psychiquement — ne peut se résoudre, le sujet se trouve la proie d’une dette difficilement symbolisable. Cette impossible symbolisation de la dette et de la culpabilité conduira à des conduites “héroïques-masochistes”, à la toxicomanie, à l’addiction, celle-ci signifiant en vieux français “contrainte par corps”. Cette dette, “insolvable” sur le plan psychique, renvoie le sujet à une castration de type maternel. L’identification tyrannique au phallus de la “Mère anale” vengeresse mettra ce type de sujet dans « l’obligation », pour régler toute dette ou culpabilité, à jouer son corps, sa vie : à mourir. Les rebelles contre l’ordre paternel créent bien souvent d’excellents tyrans, y compris vis-à-vis d’eux-mêmes ! Chantre de la “liberté libre”, Rimbaud semble paradoxalement être demeuré aliéné ou addicté : addiction à la marche, au haschisch, et, en Afrique, à l’idée folle de faire fortune et/ou de faillir... sous les dettes d’argent. Celles-ci ne sont-elles pas ce qui valut à Rimbaud son échec dans la réussite de son entreprise ? Ne fera-t-il pas, au Harar, que payer les dettes de son ami-associé Lebatut ? Voué à l’addiction et à la dette, Arthur reste sous l’emprise de la mère. Aucun père n’a pu déchirer leur peau commune (le “nous” de ge-nou) et la dyade mèrefils-héroïque. Celui-ci, tel Hercule ou Marsyas, doit alors se déchirer dans la douleur23, 24. Le comportement héroïque-masochiste25 et son corps souffrant illustre ainsi le “narcissisme moral”26 du fils intouchable”27 (dont le prototype fut Hercule) conduisant à la mort et au 23. Anzieu D., (1985), “Le mythe de Marsyas”, Le Moi-peau, Paris, Dunod. 24. Grimal P., (1951), Dictionnaire de la mythologie, Paris, PUF. 25. Anzieu D., (1981), Cf. le chap.3 du Moi-peau et Le Corps de l’oeuvre, Paris, Gallimard, 1981. 26. Green A., (1969),” Le narcissisme moral”, Rev. fr. psychanal., n° 3, pp. 341-371. 27. Voir l’article de Freud, “La tête de Méduse”, (1922), les cheveux de celle-ci en forme de serpents, cherchent à atténuer l’horreur due à la perception de l’absence de pénis, horreur du gouffre, du vide, de l’antre primitive et l’angoisse de castration qui s’y rattache, Résultats, idées, problèmes, PUF, 1985, tome II, pp. 49-50.

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silence, par fidélité à l’Idéal. Névrose de destinée dira-t-on. Sans doute, après-coup, la misère du commerçant Rimbaud s’enracine dans sa vocation poétique : “Aucun poète spirituellement majeur ne se détourne du risque d’échec dont cette vocation est le signe”28. Dans sa correspondance d’Afrique nous constatons que le fils Rimbaud — l’éternel fils ou le fils éternel ? (Christ souffrant) — ne parle qu’à sa mère de ce qui l’intéresse elle; il dit ce qu’elle attend de lui : mariage, richesse, situation, bref, il tend, comme le note A. Borer (op. cit., p. 57), à se conformer à l’idéal de sa mère pour lui. Le douloureux parcours au travers de l’Ethiopie et de l’Erythrée va prendre alors l’allure d’un véritable radeau de la Méduse, Méduse ou Gorgo, dont les yeux semblables à ceux d’une mère-vengeresse possessivement folle, hypnotisent et tuent29.

Du genou (le “Je-Nous”) à la déserrance du Je sans le “nous” En janvier 1890, Rimbaud se blesse au genou lors d’une chute au Harar chez son ami D. Righas. « Dans des courses folles à cheval, son genou droit avait heurté violemment un tronc d’arbre », écrit A. Borer30. Dans sa lettre du 15 juillet 1891 à sa sœur Isabelle, il attribue sa maladie à ses marches forcées sous des climats inhospitaliers. Ce cancer était-il dû au choc à la suite d’un accident de cheval, faisait-il suite à une piqûre de mimosaparasol, à un accident pendant une partie de chasse, à une hydarthrose héréditaire dégénérant en cancer ou encore à ces marches forcées ? Toutes ces hypothèses sont possibles. Appliquant ce que nous a appris la psychanalyse concernant la surdétermination des symptômes psychiques, il se pourrait tout aussi bien que certaines causes psychiques surdéterminent des symptômes somatiques, y compris le cancer, et cela en plus des 28. Emmanuel P., Le goût de l’Un, Paris, Le Seuil, 1963, p. 27. 29. Anzieu D., ibid. 30. Borer A., (1984), Rimbaud en Abyssinie, Paris, Le Seuil, p.106.

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dispositions héréditaires31, virales, biologiques ou accidentelles. On se référera ici aux études du cancérologue Cl. Jasmin et de son équipe32. En ce qui concerne la question de l’hérédité, soulignons que les enfants Rimbaud paraissent avoir été sujets à l’hydarthrose dans une articulation. Vitalie était morte d’une synovie compliquée de tuberculose. Chez Arthur, la syphilis oubliée, banale à l’époque, se réveilla-t-elle et se greffa-t-elle sur le mal, le fixant et le consolidant ? Le rhumatisme dégénéra-t-il en synovite, puis en tumeur (sarcome) et la tumeur devint-elle cancéreuse (ostéocarcinome)33 ? Toutes ces questions restent évidemment en suspens et ne peuvent faire l’objet que de conjonctures étiologiques. A ces dispositions circonstancielles et constitutionnelles, et sans que nous puissions évoquer l’hypothèse d’une quelconque transmission de gènes mutés comme ceux retrouvés dans certains ostéosarcomes familiaux, ne faut-il pas ajouter qu’en Ethiopie certaines conditions psychiques, déjà visibles dès 1875, étaient largement réunies pour favoriser chez Rimbaud le développement d’un déséquilibre psychosomatique ? Dépression, découragement, épuisement physique, isolement, solitude, volonté opiniâtre et caractérielle de continuer envers et contre tout, refus de transiger avec lui-même et avec la réalité, opérativité d’une pensée tournée vers des intérêts essentiellement techniques ne purent qu’être autant d’éléments péjoratifs concernant l’équilibre psychosomatique. La maladie et le cancer ne furent-ils pas, dès lors, le fruit d’une œuvre absente34 ? L’œuvre créatrice d’écriture, dont il ne 31. Freud posait en son temps déjà la question des rapports entre hérédité et psychogenèse des pathologies mentales, et cela dès le 18/12/1892 : “L’hérédité n’est-elle qu’un facteur multiplicateur ?”, Lettre à Fliess, Manuscrit A, Naissance de la Psychanalyse, Paris, PUF, 1956. Hypothèse qu’on peut, peut-être ici renverser pour ce qui est des somatisations : le psychique n’estil qu’un facteur multiplicateur ? 32. Jasmin Cl. (1990), “Cancer et psyché : le renouveau”, Rev. fr. psychanal., 54, (3), pp. 827-844 et Jasmin Cl. et al. (1990),”Evidence for a link between psychological factors and the risk of breast cancer in a case-control study”, An. Oncol., 1, p. 22-29. Ces études à partir de patients vus “en double aveugle” par les cancérologues et les psychanalystes-psychosomaticiens, ont montré l’importance du rôle des facteurs mentaux dans le déclenchement de cancers du sein. 33. Petitfils P., (1982), Rimbaud, Paris, Julliard. 34. Rimbaud A., (1991), Je suis ici au Gallas, Lettres et textes présentés par A. Jouffroy, Paris, Le Rocher.

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pourra accoucher au Harar, se transmua-t-elle en cancer ? Si, comme l’a écrit E. Jabes35, “une pensée morte est un corps sacrifié”, ne peut-on se demander quelles furent les “mortes pensées” qui emportèrent le corps de Rimbaud ? Pour ce qui concerne la localisation de cet ostéosarcome, le genou, ne peut-on parler de tentative de somatisation symbolisante36 ? Car, dans l’œuvre poétique de Rimbaud, l’emploi du mot genou, comme l’a souligné J.-M. Ramos (1987), est surdéterminé : il apparaît exactement dix-huit fois. Parfois, antithèse du mouvement, il imprime et inflige au corps une brisure, ailleurs il est un lien métaphorique unissant Arthur à son père. C’est dans « Les remembrances du vieillard idiot » de l’Album zutique, nous l’avons vu, que cette relation entre le genou du père et la séduction de celui-ci apparaît : « — Car un père est troublant ! — et les choses conçues ! .../Son genou, câlineur parfois; son pantalon non ! —/Dont mon doigt désirait ouvrir la fente... — oh!/ (...) Dont la pileuse main me berçait !... » Genou utile à l’évasion, à la marche, genou séducteur du père, qui renvoie dans l’œuvre rimbaldienne à un centre de gravité s’affirmant par la réunion du Moi et de son Idéal masculin. Si on se souvient de la quille brisée du « Bateau ivre » comme la métaphore prémonitoire de ce qui allait arriver à son squelette, métaphore de ce que peut être la cellule cancéreuse, on est en droit de se dire qu’Arthur Rimbaud avait avec ses genoux un rapport assez troublant. Le genou apparaît comme le lieu de réunion nostalgique (Sehnsucht) et archaïque de la famille Rimbaud : un endroit corporel où le “Je” serait en même temps fusionnellement un “Nous” ? Jeux de mots ? Pourtant qu’a donc pressenti d’autre Rimbaud dans sa fameuse phrase : “Je est un autre” ? N’était-ce 35. Jabes E., (1969), Elya, Paris, Gallimard. 36. Ce terme se trouve dans l’ouvrage de C. Dejours (1989), Recherche psychanalytique sur le corps, Paris, Payot. L’auteur en discute ultérieurement la pertinence avec le cancérologue Cl. Jasmin, à propos d’un jeune homme, brillant mathématicien, suivi un certain temps en psychothérapie pour ostéosarcome du genou. Lors de la discussion était apparu qu’il était difficile de faire l’hypothèse d’une psychogenèse du cancer, mais que l’on pouvait cependant relever dans l’anamnèse de la maladie, un fonctionnement mental “opératoire” et, pendant son enfance une mère dépressive et un père violent, paranoïaque « l’ayant souvent battu sur les genoux » Cf. Somatisation, psychanalyse et science du vivant, Paris, Eshel, 1994, chap. I.

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pas l’aveu et la perception de la colonisation de son propre inconscient par un Autre (maternel), mais aussi un “nous” fantomatique, endocryptique, témoignant du rêve d’une famille réunie avant le départ du père ? Dans la lettre du fameux « Je est un autre », Rimbaud ajoute, nous l’avons dit, le non moins remarquable : « C’est faux de dire : Je pense : on devrait dire on me pense »37. Ce “on” indifférencié n’est-il pas un “nous”, celui de l’environnement maternel lorsque la mère non encore “objectalisée” se confond à cet environnement38 ? Lorsque l’inconscient est fait à ce point de l’âme maternelle, se défaire d’elle n’est-ce pas se défaire de soi, de son Self psychique” ? La tuer, elle, n’est-ce pas se tuer soi-même ? Vivre n’est-ce pas alors mourir ? N’oublions pas que pour les grammairiens, le « nous » est la première personne du pluriel, de même que “je” est la première du singulier : le “nous” c’est donc moi (“je”) et l’autre (la mère, le groupe), ensemble indifférencié. Pour Heidegger ou encore Ricoeur, le “nous” renvoie d’ailleurs au “on” (Das Man) confusément indifférencié au soi (Selbst). C’est ce “on-même” (Das Man Selbst) de l’être préoccupé avec autrui qui peut être atteint par l’appel 39 : « La dominante demeure l’arrachement du soi au “on” »40. Faute de « l’opérateur oedipien », ou du fait de son insuffisance fonctionnelle, le refus de séparation et la nécessité pourtant de se séparer de sa mère — la perdre, ce serait perdre le père en elle — poussera Arthur à prendre les chemins de départs toujours renouvelés, comme il avait pris dans un premier temps, ceux, tortueux, de la création et de l’alchimie de la voyance où la séparation des éléments — représentation et perception — est niée : le végétal y est animal, le minéral y est vivant. Toutefois, une fois perdues les capacités de méta-

37. Rimbaud A., Lettres à G. Izambard du 13/05/1871 et à P. Démeny du 15/05/1871. 38. On pourrait se référer ici au chapitre IV de Etre et temps de M. Heidegger, (1927), Paris, Gallimard, trad. Vezin, 1986 et notamment au § 27 lorsque le philosophe révèle en quoi le “on”, déchéance du Dasein, « fait pièce au je du Cogito ». Le “on” est un “je” « inauthentique imposé par la quotidienneté » (Vezin, pp. 556-7) et qui impose son diktat à l’être-là (Dasein). 39. Heidegger M., (1927), idem p. 329. 40. Ricœur P., (1990), Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, p. 402.

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morphoser la vie/les pulsions par le code du langage, ne peuton pas faire l’hypothèse que ces capacités purent prendre le chemin du soma pour affirmer celles de l’auto-engendrement propres aux cellules cancéreuses. Nous avons développé ailleurs la possibilité que certains symptômes somatiques ou addictifs puissent être l’analogon du mimétisme homomorphique ou homochronique qui aboutit chez certains insectes à utiliser défensivement l’indistinction avec l’environnement (végétal)41. Ce mécanisme, témoin de la relation imaginaire et spéculaire à l’autre42 serait comme une photographie du relief, du plan de l’objet et non de l’image de l’objet elle-même, photographie sculpture ou “téléplastie” pour employer un terme de R. Caillois43. Cette téléplastie, introjection (S. Ferenczi) du plan de l’objet et non-représentation de celui-ci serait alors une défense somato-psychique propre au Moi/Soi le plus primitif. Ce plan de l’objet serait l’environnement, le groupe, le « nous/on » indifférencié et diffus dans lequel baigne le nourrisson avant qu’il n’objectalise sa mère comme personne à part entière et appartenant au père. Avant l’angoisse du huitième mois, cette “téléplastie” entretiendrait une forme de perception psychique où Soi et l’Autre restent indistincts et fusionnés. Le seul « Je » dont dispose primitivement l’infans est donc le « Nous » familial-maternel44. « Je-Nous » est ainsi la première concrétion psychique bâtie dans l’époque de la fusion mèreenfant, et sexualisée après-coup par les pulsions homosexuelles non refoulées envers le père (cf. l’Album zutique ?). Faute de détachement de ce “Je-nous”, par manque de la fonction tierce paternelle, le corps restera assujetti à la loi maternelle (vitale/mortifère, différente de la loi symbolique et

41. Pirlot G., (1997), op. cit. 42. Lacan J., (1973), Séminaire, Livre I, et, (1976), Séminaire, Livre III, Paris, Le Seuil. 43. Caillois R., (1938), Le mythe de l’homme, Paris, Gallimard. 44. L’illusion groupale dans les familles “psychosomatriques” a été étudiée par M.-C. Célérier, (1982), Corps et fantasmes, Paris, Dunod, spécialement pp. 83-6.

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abrahamique du père) : à défaut de l’attaquer elle (comme dans un coït sadique incestueux)45, on l’attaque, lui, le corps somatique (auto-sadisme46). Il faut bien comprendre que chez ces sujets la culpabilité œdipienne se confond avec une dette insolvable symboliquement qui appelle une castration narcissique mettant en danger tout le corps et non une partie de celui-ci, le pénis. Or, quand un “Je” est aussi proche du “Nous”, pas d’autre ressource que de partir à la rencontre de l’Autre, l’étranger en lui-même pour éviter la psychose ? Etrange étranger, si familier au fond (unheimlich) qui, dans le cas de Rimbaud, s’appelait le désert africain de son père. Rimbaud at-il vécu en Afrique une expérience d’”inquiétante étrangeté” (Das Unheimlichkeit47) à la fois familière (quant aux fantasmes projetés sur le père) et “étrange”, expérience qu’A. de Mijolla réfère au « fantasme d’identification ». Au-delà de l’image à laquelle il s’identifia, le désert et les hauts plateaux éthiopiens (ce “satané pays”, lettre à sa mère et à sa soeur du 18 mai 1889) devinrent des lieux de punition et d’une désertification du Moi préjudiciables à un équilibre psychosomatique fragilisé depuis longtemps. Le désert habitait Rimbaud, bien avant qu’il ne le rencontrât. La perception de l’espace du désert ne fit que donner une topique réelle, à ce qui, en lui, était vacant et a-topique : l’amour de l’absent. En 1871, dans « Les Déserts de l’amour », déjà cité, Rimbaud avait fait cette relation entre désert et amour perdu : un jeune homme, “sans mère, sans pays, insoucieux de tout ce qu’on connaît” (...) y perdait l’amour d’une femme “qui ne reviendra jamais”. Femme absente dans le poème, père absent dans l’en45. McDougall J., (1982), Théâtre du corps, Paris, Gallimard, p. 99. 46. Perrier F., (1984), Le corps malade du signifiant, Paris, Interéditions. 47. Freud S., (1919), “L’inquiétante étrangeté”, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, pp. 163-210. Freud y remarque « que le mot ‘unheimlich’ est manifestement l’opposé de ‘heimlich’, terme signifiant intime, ‘de la maison’, familier, et on pourrait en conclure que quelque chose est effrayant justement parce que pas connu, pas familier. Mais, bien entendu, n’est pas effrayant tout ce qui est nouveau, tout ce qui n’est pas familier; le rapport ne saurait être inversé. » (p.165). Après l’avoir référé à la vision du double (dans le cas de Rimbaud, son père ?), Freud en vient ainsi à évoquer le facteur de répétition involontaire comme favorisant l’impression d’“inquiétante étrangeté” (pp. 188 et sqq.) puisque “quelque chose qui a été refoulé se montre à nouveau” dans le réel (p. 194).

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fance, mère absente en Afrique, le désert n’était-il pas le lieu de la perception de l’Absent (“membre fantôme”) ? Certains passages d’Une saison en enfer préfigurèrent ce dénouement du mal qui le condamnera vingt ans plus tard : “Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer (...). Le plus malin est de quitter ce continent”. La solitude le rendit malade et pourtant il ne chercha qu’elle pour, sans doute, apaiser cette colère sourde et terrible qui semblait inhérente, pour lui, à tout commerce avec son prochain. L’altérité — ou la folie — de l’autre était rapidement insupportable. Peut-être parce qu’il avait épuisé toute croyance en une quelconque idéalité chez l’autre. Rimbaud le désillusionné : « Rien de rien ne m’illusionne », s’est-il écrié un jour. A l’instar du Bateau ivre, Rimbaud savait qu’une fois en Afrique, il regretterait l’“Europe aux anciens parapets”; émigré, sans ancrage — comme la cellule cancéreuse — il allait y vivre avec un objet de nostalgie se substituant à l’imago paternelle, puis maternelle : sa patrie ! Quoiqu’il en soit, le nihilisme rimbaldien des dernières années poétiques avait déjà laisser sourdre le chaos du vide : “ Ô les Calvaires et les moulins du désert, les îles et les meules !”48 ;”le grand désert où luit la Liberté ravie” (« Les poètes de sept ans »); “ Allons, la marche ! le désert, le fardeau, les coups, le malheur, l’ennui, la colère” ; “les déserts crayeux” et “les déserts tartares” (Brouillon d’Une Saison), “les déserts de neige” (« Soir historique » d’Une saison). Au bout d’un tel chemin devaient se trouver le vide, le néant, l’abîme : “L’air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant » (« Enfance », Illuminations); « … par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie”49 dans un “univers sans images, négation de l’univers imaginaire que la conscience prétendait recréer.”50

48. « Enfance », Illuminations, O. C., p. 123. 49. « Alchimie du Verbe », Délires, Une saison en enfer, O.C., p. 111. 50. P. Lapeyre, op. cit., p. 244.

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L’écriture poétique, “pharmakon” du corps L’alcool, le tabac, la drogue, mais aussi l’écriture, et c’est là notre propos, peuvent être considérés comme des pharmaka51 visant à soulager l’absence d’une parole qui, logos plus phoné (voix), est le carrefour de la méta-phorisation. L’énergie (energeia d’Aristote), y compris pulsionnelle, n’est pas uniquement intrapsychique ou issue de l’excitation somatique, elle est aussi le mouvement propre au logos vivant (zoon logon) s’exprimant par l’acte de parole52. Dès lors, toute absence de voix (parentale) rendant sensible et intelligible la langue, crée les conditions d’un manque d’organisation symbolique du psychisme et des premiers niveaux pictogrammiques de représentation, soit une méta-stase. On peut ainsi se demander si, pour certains êtres ayant manqué de la présence parlante de l’autre, la question n’est pas : « Comment faire vivre en soi une langue sans parole ? », une des réponses pouvant être... en écrivant. “L’écriture comme le pharmakon permettent le surgissement de l’affect, mais en dehors de toute relation”53, dia-logue avec l’objet. Les empreintes de l’écriture qui aident à abandonner les pensées au dehors de l’esprit sont les représentants, les suppléants physiques du psychique absent. L’écriture comme remède s’affirme comme la quête d’un objet incarnant le discours vivant54. « Relatio d’absence », elle permet de métaphoriser l’ancolie, la nostalgie de cette relation

51. Pharmakon, c’est le « simple », la plante à usage médicinal, le remède aussi bien que le poison, le breuvage magique. Ce terme renvoie à l’idée d’envoûtement, ainsi qu’à l’effet que possède une représentation picturale ou sculpturale de capter, capturer la forme de l’autre. Chez Platon, le pharmakon mimant l’autre prend la place du phantasma, l’image mentale, le fantasme-fantôme, copie de copie (simulacra). La parole de l’autre venant à manquer, le pharmakon comblera l’absence... du dit (dictus) de la parole vers qui m’adresser (ad-dicere qui a donné notre « addiction »; cf. Pirlot G., 1997, pp. 101-23). 52. Selon la formule de Lacan : « ... les pulsions, c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire.» in Séminaire XXIII, Le sinthome, (1975-6), Paris, Le Seuil, p. 17. 53. Derrida J., (1972), “La pharmacie de Platon”, La dissémination, Paris, Minuit, pp. 79-213. 54. Dans son ouvrage Le discours vivant, (1973), Paris, PUF, A. Green souligne “la solidarité de la force et du sens” (p. 306), l’affect “tenant-lieu de représentation, comme la chair du signifiant de la chair.” (p. 332).

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d’absence, base de toute mystique. Faute de parole parentale et de mythe, la parole contractée (retro-actio), im-primera ses feed-back d’affect dans la phusis du corps. Pharmakon, l’écriture poétique permet encore la transgression de la logique narrative et dénotative du logos, elle est extra-parole, hors logique (mais pas hors sens) exprimant l’anomalie, l’a-nommé, l’a-nomie (Durkheim) qui habite le Moi du créateur en contact, par le Soi, avec le noyau maternel. Elle sauve ainsi le poète de la folie (par surchauffe sémantique), de la somatisation (par anémie de sens). J.-M. Le Clézio a déclaré : “Je me trompe peut-être, mais écrire semble la possibilité (la faculté) de faire parler ce qui est muet. C’est-à-dire de mettre du langage là où normalement il ne devrait pas y en avoir, exprimer ce qui normalement reste sur soi, sans parole (...)”55 . L’“anasémie” de l’activité poétique (et analytique) cherche à métaphoriser le symptôme, le mal56 dans ce que les surréalistes appelaient un crime : une transgression de la logique dénotative des processus cognitifs (comme celle des fonctions physiologiques dans le cancer) subvertis par le sémiotique et les premiers morphèmes articulés par l’enfant : phrases complètes (holophrases) ayant une valeur affective diffuse englobant l’activité motrice et le rapport émotionnel-sexuel aux objets de besoins. Ce langage holophrastique et interjectif n’est pas encore transposé dans la chaîne signifiante (l’inter-jectif, forme d’expression grammaticale de la somatisation57 se retrouve dans les processus sémiotiques dépendant de la mère faits d’errance dans le langage et de conflits d’altérité (appropriation/rejet, amour/haine, être/non-être [Hamlet])). 55. Le Clézio J.-M., «Entretien », Le Figaro du 08/02/1975. 56. A. Green a montré l’hétérogénéité et l’interdépendance de deux systèmes : systèmes S (signifiants-symboliques) et système R (réalité psychique). Le système S est polysémique et fini, le système R hétérogène et infini. Le MoiSujet est le lieu de processus tertiaires : automatisation autoérotique du processus métaphorique : Green A., (1984), Le langage dans la psychanalyse, Paris, Les Belles-Lettres, pp. 18-250. 57. Pour P.-L. Assoun le symptôme somatique, relevant de l’holophrase (p. 83), “serait à situer au noeud de l’introjection de l’objet et de l’interjection à l’autre” ; Assoun P.-L., (1997), Corps et symptôme, t.1., Paris, Economica (p. 85) ; cf. aussi Pirlot G. (1997), op. cit., pp. 215-17. En ce sens, la poésie de Rimbaud, comme son cancer, interpellent l’Autre, l’inconscient maternel, en même temps qu’elle (il) l’interjecte.

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CHAPITRE IV L’œuvre africaine : le cancer

“Rien n’est vrai que ce qu’on ne dit pas.” Créon dans Antigone d’Anouilh, 1942-44 “Tout acte de renoncement n‘a qu’un but : l’accession à un autre niveau. (Dans le cas de Rimbaud il s’agit plutôt d’une chute).” H. Miller (1954), Le temps des assassins

Courrier et état mental en Abyssinie Afrique, Arabie, lieux des quêtes du soleil, du père, de l’or brillant comme l’astre du jour. Tout ceci était inscrit dans le destin de Rimbaud. Beaucoup d’expressions dans ses poèmes évoquaient ce départ pour le désert : “J’aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies. Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m’offrais au soleil, dieu de feu.” (« Délire II », Une saison en enfer). Ecoutons, avec l’oreille du psychanalyste, Rimbaud en Afrique. Notre travail se conformera à une tentative de reconstruction1, selon le mot de Freud en ce qui concerne le travail analytique, afin d’appréhender l’objet psychique et les singularités du fonctionnement mental du “Sieur Rimbaud”. La lecture de quelques échantillons de sa correspondance, de ses rapports géographiques, aidera à comprendre combien le “symptôme” cancéreux tenta 2 d’ex-primer une véritable “prédiction du passé” .

1. Freud S., (1937), « Construction dans l’analyse », Résultats, idées, problèmes, tome II, Paris, PUF, 1985. 2. Rimbaud A., Correspondance 1888-1891, Paris, Gallimard, 1965, préface de J. Voellmy et Lettres de la vie littéraire (1931), Paris, Gallimard, réed. 1990.

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Ce symptôme que fut le cancer s’inscrit, en effet, dans des conditions de survie difficile en Afrique, mais aussi dans un refus périodique chez Rimbaud de perdre ses idéaux quitte à en souffrir considérablement. Déjà dans le poème “Angoisse” des Illuminations il apparaît comme quelqu’un ne transigeant ni avec l’échec qui impliquerait de renoncer à ses rêves, ni avec le succès qui ne serait que réussite apparente. Et s’il ne peut se résigner, c’est que sa conscience morale, son Surmoi sont et restent toujours sous l’emprise de la mère Vitalie : « Se peut-il qu’Elle3 me fasse pardonner les ambitions continuellement écrasées, — qu’une fin aisée répare les âges d’indigence, — qu’un jour de succès nous endorme sur la honte de notre inhabileté fatale ? (...) Mais la Vampire qui nous rend gentils commande que nous nous amusions avec ce qu’elle nous laisse, ou qu’autrement nous soyons plus drôles. Rouler aux blessures, par l’air lassant et la mer ; aux supplices, par le silence des eaux et de l’air meurtriers; aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux. »4 L’appel au néant, à la chute, à l’échec étaient-ils à ce point programmés (dans le sens psychogénétique du terme) ? D’emblée, en lisant les lettres d’Abyssinie, nous constatons que le poète, et sa poésie, ont disparu, ce qui n’est pas sans poser un problème à l’homéostasie psychique et psychosomatique de Rimbaud. Dans ce courrier, les missives sont actuelles, factuelles, descriptives. Ce qui impressionne le plus, c’est, progressivement, au fil du temps, le sentiment d’ennui, la dépression, la lutte contre l’impuissance et l’abandon. En 1880, arrivé à Aden, il dirige des “trieuses de café”. Il songe à partir pour l’Abyssinie et prie A. Bardey, son employeur, de l’envoyer au Harar. Il y part en novembre et arrivé là, il songe déjà à Zanzibar ou au canal de Panama. Délaissant son travail de négociant, il réussit en juin 1881 la première expédition à Boubassa, sur des pistes réputées mortelles. C’est cette activité d’explorateur demandée par son agence qui

3. Evidemment “Elle” ou la “Vampire” désigne Mme Vitalie Rimbaud, la mère du poète. C’est elle qui fixe les “échecs spirituels” (Illuminations) qu’il faudrait accepter pour mourir “à un âge ordinaire” (“Délires”, Une saison). C’est “elle” qui rend gentil et “suant d’obéissance” (“Les poètes de sept ans”). 4. O. C., p.143.

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lui permettra, pendant ces années, d’échapper à l’ennui de son travail et de ses responsabilités. Malgré ses fatigues, il échappe ainsi, selon A. Jouffroy, à la crétinisation, mais surtout à l’humiliation inavouée d’avoir perdu son indépendance5. C’est dans ces conditions qu’on peut lire son courrier. Du Harar, le 15 février 1881, il écrit aux siens : « Je vous dis : à bientôt ! dans l’espoir d’un temps meilleur et d’un travail moins bête; car, si vous présupposez que je vis en prince, moi, je suis sûr que je vis d’une façon fort bête et fort embêtante. » Du Harar encore, le 25 mai 1881 : “Hélas ! moi, je ne tiens pas du tout à la vie; et si je vis, je suis habitué à vivre de fatigue ; mais si je suis forcé de continuer à me fatiguer comme à présent, et à me nourrir de chagrins aussi véhéments qu’absurdes dans ces climats atroces, je crains d’abréger mon existence”. Signalons ici le rôle habituel du “chagrin sans larmes” dans l’éclosion des pathologies somatiques. “Quand le chagrin ne trouve plus d’issue dans les larmes, ce sont les organes qui pleurent”6. Cela n’est pas sans rappeler l’ouvrage autobiographique de F. Zorn, Mars, où le cancer de l’auteur est présenté comme une “maladie de l’âme” et “de larmes rentrées”. Zorn, se désignant comme “le carcinome de Dieu”, nous décrit un milieu familial bourgeois et conformiste auquel il ne s’est jamais opposé. Les conflits étaient tus et n’ayant jamais appris de sa famille le mot “non”, Zorn se trouvait dans une “situation d’impasse”, dont la structure logique est celle d’une contradiction qui ne peut être élaborée en conflit faute d’utilisation du “schème”œdipien. Harar, le 22 juillet 1881 : “Mais je pense à vous, et je ne pense qu’à vous. Et que voulez-vous que je vous raconte de mon travail d’ici, qui me répugne déjà tellement, et du pays, que j’ai en horreur, et ainsi de suite. Quand je vous raconterais les essais que j’ai faits avec des fatigues extraordinaires et qui n’ont rien rapporté que la fièvre !”. Aden, le 10 mai 1882 : “Je suis toujours employé à la même boîte et je trime comme un âne dans un pays pour lequel j’ai une horreur invincible !” Aden, le 10 juillet 1882 : “J’espère bien aussi voir arriver mon

5. Jouffroy A., (1991), Arthur Rimbaud et la liberté libre, Paris, Le Rocher, p. 22. 6. Mc Dougall J., (1989), Théâtres du corps, Paris, Gallimard, p. 177.

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repos avant ma mort. Mais d’ailleurs, à présent, je suis fort habitué à toute espèce d’ennuis ! Et, si je me plains, c’est une espèce de façon de chanter”. A sa mère, qui rechigne à lui envoyer un appareil photo qu’il demande parce qu’elle craint qu’il ne dépense là mal son argent, il lui répond d’Aden, le 8 décembre 1882, tel un enfant : “ Au lieu donc de te fâcher, tu n’as qu’à te réjouir avec moi. Je sais le prix de l’argent ; et si je hasarde quelque chose, c’est à bon escient (...) Vous avez de moi une somme de 2500 F, d’il y a deux ans. Prenez à votre compte les terres que vous avez achetées avec cela.7 (...) Ce qui est surtout attristant, c’est que tu termines ta lettre en déclarant que vous ne vous mêlerez plus de mes affaires. Ce n’est pas une bonne manière d’aider un homme à des mille lieues de chez lui, voyageant parmi des peuplades sauvages et n’ayant pas un seul correspondant dans son pays ! (...) Si je ne puis même plus m’adresser à ma famille pour mes commissions, où diable m’adresserai-je ?” A ces rares récriminations se joignent alors fréquemment des demandes de livres techniques; ainsi dans sa lettre du 2 novembre 1880 réclame-t-il Le Manuel du Charron, celui du Tanneur, du Serrurier, L’exploitation des Mines, le Manuel du Verrier, du Briquetier, du Faïencier, du Potier, le Manuel du Fondeur en tous métaux, (...) le Manuel de Télégraphie, le Petit Menuisier, le Peintre en bâtiment et dans une lettre non datée mais de la même époque, celle-ci à Monsieur Lacroix, éditeurlibraire, il demande de façon toute aussi boulimique Le Traité de Métallurgie, Hydraulique urbaine et agricole, Architecture navale, Poudres et Salpêtres, Minéralogie, Livre de poche du Charpentier, Instruction sur l’établissement des Scieries et dans un autre courrier encore le Guide du voyageur ou Manuel théorique et pratique de l’Explorateur. Le 30 janvier 1881 à Aden, il réclame à M. Bautin, fabricant d’instruments de précision : “Le Manuel complet du fabricant d’instruments de précision, ainsi que le catalogue sur les instruments d’optique, pneumatique, mécanique, hydraulique”. En

7. De fait en bonne paysanne Mme Rimbaud avait acheté 37 ares de terre avec l’argent que son fils lui avait alors envoyé.

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passant, il sollicite de sa mère un dictionnaire arabe, sans mentionner celui que son père avait rapporté. Le 22 septembre 1881, il demande aux siens le Manuel du voyageur et Constructions à la mer; le 18 janvier 1882, à son ami Ernest Delahaye, des instruments pour des relevés topographiques, car il veut faire des explorations : sextant, théodolite, boussole, baromètre, compas, équerre, et des livres de topographie, trigonométrie, minéralogie, météorologie, chimie industrielle, ainsi que l’Annuaire du bureau des longitudes”. Il ne tirera pas de toute cette documentation un ouvrage d’exploration, comme il l’aurait souhaité, mais un simple rapport sur l’Ogadine, dans un style sobre et clair, comme celui, relève A. de Mijolla, de son père. En 1885, puis 1886, il demandera un livre sur la langue amhara. En 1887, il écrit au directeur du Bosphore Egyptien une note pour l’informer sur l’état des tribus et l’accession au pouvoir du roi Ménélick. En 1887, son associé, Lebatut, étant mort, il connaît des difficultés financières, car il lui faut payer les dettes de celui-ci. C’est un fait, Rimbaud n’eut pas de chance, ni dans le choix du pays où il était parti pour faire fortune, ni dans ses affaires. Mais revenons à l’année 1883 pour constater avec A. Jouffroy que “quelque chose s’est brisé” : on sent dans les lettres une fêlure, une nostalgie entre chaque mot. Le 20 mars de cette année-là, il renouvelle, à de meilleures conditions, son contrat avec la maison Bardey en s’engageant au Harar jusqu’en décembre 1885. Ce délai pour retrouver son indépendance dut cependant lui sembler bien long, mais il n’avait pas le choix. Harar, le 6 mai 1883 : “Pour moi, je regrette de ne pas être marié et avoir une famille. Mais à présent, je suis condamné à errer, attaché à une entreprise lointaine, et tous les jours je perds le goût pour le climat et les manières de vivre et même la langue de l’Europe. Hélas ! A quoi servent ces allées et venues, et ces fatigues et ces aventures chez des races étranges, et ces langues dont on se remplit la mémoire, et ces peines sans nom, si je ne dois un jour, après quelques années, pouvoir me reposer dans un endroit qui me plaise à peu près et trouver une famille, et avoir au moins un fils que je passe le reste de ma vie à élever à mon idée (...) et que je voie devenir un ingénieur renommé, un homme puissant et riche par la science ?”. Le fils rêvé n’est autre que cette projection de son 165

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propre idéal scientifique; souvenons-nous que Verlaine appelait Arthur le “philomathe” : celui qui aime les sciences8. D’Aden le 5 mai 1884, toujours aux siens il écrit : “Quelle existence désolante, je traîne sous ces climats absurdes et dans ces conditions insensées ! J’aurais, avec ces économies, un petit revenu assuré ; je pourrais me reposer un peu, après de longues années de souffrance (...). Ma vie ici est donc un réel cauchemar (...). Excusez-moi de vous détailler mes ennuis. Mais je vois que je vais atteindre les 30 ans (la moitié de la vie !) et je me suis fort fatigué à rouler le monde, sans résultat. Pour vous, vous n’avez pas de ces mauvais rêves (...). Quant à moi, je suis condamné à vivre longtemps encore, toujours peut-être, dans ces environs-ci où je suis connu à présent, et où je trouverais toujours du travail ; tandis qu’en France, je serais un étranger et je ne trouverais rien”. Aden, le 29 mai 1884, aux siens : “Mais enfin, il est évident que je ne suis pas venu ici pour être heureux (...). Si donc le travail reprend ici, je serai probablement réengagé, pour quelques années, deux ou trois ans, jusqu’en juillet 86 ou 87. J’aurai 32 ou 33 ans à ces dates. Je commencerai à vieillir. Ce sera peut-être alors le moment de ramasser les quelques vingt mille francs que j’aurai pu épargner par ici, et d’aller épouser au pays, où on me regardera seulement comme un vieux et il n’y aura plus que des veuves pour m’accepter ! Enfin qu’il arrive seulement un jour où je pourrai sortir de l’esclavage et avoir des rentes assez pour ne travailler qu’autant qu’il me plaira !” Aden, le 10 septembre 1884, aux siens : “Les affaires vont mal (...), je me fais très vieux, très vite, dans ces métiers idiots et ces compagnies de sauvages ou d’imbéciles (...) chaque homme est esclave de cette fatalité misérable”. Notons à la fin de la lettre précédente, et pour la huitième fois depuis son arrivée en Afrique, l’évocation de son service militaire. S’il rentre en France, doit-il faire, après trente ans, “son armée” ? Cette question lancinante le poursuivra jusqu’au délire dans sa chambre de l’Hôpital de la Conception à Marseille, en 1891, alors qu’il sera amputé.

8. Lettre de Verlaine à Rimbaud d’août 1875.

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Pourtant, le fait que son frère aîné Frédéric ait fait ce service militaire en son temps aurait pu le rassurer, car cela le dispensait d’y souscrire. Sa mère, comme sa sœur Isabelle, tenteront toutes les démarches auprès des autorités militaires afin d’obtenir les preuves de dispense. Mais inlassablement, jusqu’à sa fin, Arthur se demandera ce que lui veut l’autorité militaire9. “Enfin, c’est peut-être mon destin de devenir cul-de-jatte ! A ce moment, je suppose que l’autorité militaire me laisserait tranquille !”10. Du point de vue de la topique psychique, nous sommes en droit de penser que cette “autorité militaire” était la représentation d’un Surmoi archaïque, corporel, maternel et paternel à la fois. Culpabilité œdipienne non réalisée et se résolvant dans la persécution et la dette corporelle jusqu’à la castration-amputation. Aden, le 15 janvier 1885, aux siens : “... Enfin, le plus probable, c’est qu’on va plutôt où l’on ne veut pas, et que l’on fait plutôt ce qu’on ne voudrait pas faire, et qu’on vit et décède tout autrement qu’on ne le voudrait jamais, sans espoir d’aucune espèce de compensation”. Au printemps 1885, l’incertitude du renouvellement de son contrat avec Barney détermine le tournant de ses activités. Rimbaud apparaissant dans une situation d’impasse rêve alors de commerce d’armes, commerce florissant et lucratif en ces contrées et à cette époque-là. Mais ce qui l’attire c’est également le voyage dans l’inconnu des territoires africains. Entre septembre 1886 et avril 1887, il n’écrit ni à sa famille, ni à personne d’autre : sept mois de silence absolu. Après avoir traversé des régions comparées à “l’horreur des déserts lunaires” et chevauché pendant quatre mois à coté de trente-quatre chameliers chargés de fusils, il arrive à Ankober, capitale du Choa et y rencontre le roi Ménélik. Le début de 1887 est difficile pour lui : il a des négociations désastreuses avec Ménélik et son associé Labatut étant mort, il est assailli par les créanciers et la famille de ce dernier.

9. Rimbaud, O.C., lettre du 29/06/1891. 10. Le service militaire est ainsi évoqué dans les lettres de Marseille, pour ne retenir que celles-là, du 23, 24, 29, 30 juin et 2, 10, 15 juillet 1891.

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Dans son ouvrage Les deux visages de Rimbaud, M. Matucci11 apporte les preuves matérielles (lettres, rapports et études minutieuses de l’emploi du temps) que Rimbaud ne fut pas marchand d’esclaves, comme certaines légendes “fabriquées” par la biographe rimbaldienne E. Starkie — relayées par Etiemble — l’ont véhiculé. Rien dans les faits et les courriers n’atteste cette croyance. On peut penser aujourd’hui que la figure transgressive de Rimbaud servit de projection à tous les fantasmes coupables et “les sanglots de l’homme blanc” (P. Bruckner). De tous les esclaves dont on a pu parler, le plus misérable fut Rimbaud lui-même ! Dans le seul épisode de contrebande d’armes qu’on peut lui attribuer — et reconnu par lui dans sa correspondance —, il semble bien que ce soit lui qui se retrouva volé par le roublard roi Ménélik. La lettre qu’il adressa le 30 juillet 1887 au consul de France à Aden est sur ce point des plus clairs : « Au Choa, la négociation de cette caravane se fit dans des conditions désastreuses : Ménélik s’empara de toutes les marchandises et me força de les lui vendre à prix réduit (...) me menaçant de les renvoyer à la côte à mes frais ! Il me donna en bloc 14.000 thalers de toute la caravane.» Ce fut la fin d’un rêve et le début d’une longue dépression, d’un interminable face à face avec “la réalité rugueuse” (Une saison en enfer). La grande caravane qu’il avait équipée, ce projet qu’il avait conçu et mené à bien, disparaissait au sein des plus amers déboires. Rimbaud se retrouvait au point de départ : “... les 15.000 francs que j’avais, après m’être fatigué d’une manière horrible pendant près de deux ans. Je n’ai pas de chance !” (Du Caire, lettre aux siens du 23 août 1887). Non, Rimbaud n’eut pas de chance; pourtant, fatigué, fourbu, floué, à peine rentré dans ses frais, il en profite pour transformer cet échec en exploration rapide d’une route inconnue pour un Occidental. La muette poésie du monde qu’il voyait l’emportait, semble-t-il, très loin de Paris où, au même moment, les Illuminations étaient publiées dans La Vogue. Il renonce alors à tout projet d’ouvrage sur le Harar au point qu’il part se 11. Pour cette période, et celle des dix ans passés en Afrique, nous ne pouvons que recommander la lecture de l’ouvrage de M. Matucci, (1986), op. cit., 2ème partie.

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reposer avec son domestique, Djami, au Caire, en Egypte. Il écrit là un article de relation de voyage dans le journal Le Bosphore Egyptien. Dans un style laconique et réservé, moins lyrique que celui de l’explorateur Borelli, et qui n’a plus rien à voir avec ses poésies, il propose un mémoire à la Société de Géographie Nationale, envoie des articles au Figaro et au Temps, mais toutes ces démarches restent sans suite. Toujours dans la lettre du 23 août 1887, il fait part à sa famille de la mort de son associé Labatut, ainsi que de ses problèmes financiers et de ses douleurs articulaires aux reins, l’épaule droite et le genou gauche. Le lendemain, le 24, il demande de l’argent, 500 F, à sa mère, car il projette de partir pour Zanzibar, mais veut laisser son argent à la banque pour ne pas perdre ses intérêts ! Se situe ici un épisode énigmatique. Du Caire où il réside fin août à sa lettre d’Aden aux siens en date du 8 octobre, soit quatre semaines plus tard, Rimbaud, remontant le Nil, s’est-il arrêté dans l’antique Thèbes ? A. Borer a imaginé12 Rimbaud visitant les tombeaux des Rois et des Reines, les ruines du Rammasseum, le temple de Médinet-Habou, les colosses de Memnon, et les ruines de Louxor. Or c’est précisément sur une pierre du temple de Louxor que l’on peut voir écrit dans une sobre calligraphie le nom de Rimbaud à côté d’autres noms comme ceux de Champollion, Thedenat et autres Découtan. La hauteur du graffiti, à 2m 80 du sol actuel, correspond à la hauteur du sable à cette époque. Comme l’avance M. Onfray, des années avant que l’on désensable le temple, il y a un demi-siècle, le nom de Rimbaud signifiait peu de chose. « Afin que celui-ci ait pu être écrit par un autre à cette époque, il aurait fallu un plaisantin visionnaire, armé d’une échelle, d’un escabeau, d’un échafaudage et d’une infinie patiente – ellemême doublée par l’improbable bienveillance d’autorités consentant à pareil exercice… »13. Ce graffiti qui témoigne de l’existence du corps de Rimbaud paraît d’autant plus réel que la pierre tombale dans la majesté de ces lieux dut l’inspirer. En octobre 1887, il est de retour à Aden où il commence à liquider les affaires de feu Labatut; ses finances sont au plus 12. Borer A., (1984), Rimbaud en Abyssinie, Paris, Le Seuil. 13. Onfray M., (1998), A côté du désir d’éternité; fragments d’Egypte, Bordeaux, Mollat, p. 31.

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mal, mais il décide de rester là, incapable qu’il se sent de s’adapter à la vie européenne. Le 5 novembre, il fait part à sa famille de sa volonté de “se relever de ses pertes, puisque je viens de passer deux années sans rien gagner et que c’est perdre son argent que de perdre son temps” (propos qui ressemblent fort à ceux employés par Vitalie). Il envisage alors l’éventualité de reprendre le trafic d’armes et modifie son point de vue sur Ménélik, devenant plus objectif. Il demande en effet au Ministère français l’autorisation de débarquer “toutes les matières et outillages et le matériel requis pour la fabrication des fusils à percussion (...) et pour la fabrication des cartouches” (lettre au Ministre de la marine et des colonies du 15/12/1887). Malheureusement pour lui, eu égard aux susceptibilités anglaises, le gouvernement français refuse sa requête. En 1888, il fait un voyage éclair au Harar par boutre et bateau à vapeur, puis six jours à cheval. Après un échec d’une tentative d’importation d’armes, il s’installe au Harar et héberge, en cours d’année, l’explorateur Borelli, Savouré et l’ingénieurnégociant Ilg avec lequel toute une relation épistolaire, essentiellement commerciale, sera entretenue jusqu’en 1890. Aux exégètes rimbaldiens qui pensent que Rimbaud eut continuellement une activité d’écriture, qu’il prit constamment des notes définitivement perdues, nous opposerons le fait que si cette écriture exista, elle ne fut cependant pas créatrice, ce qui eut des effets délétères pour son équilibre psychique. Dans les lettres aux siens des années 88/90, on retrouve les mêmes plaintes que dans celles des années 84/85 citées précédemment. Harar, le 4 août 1888 : “ On vit sans espoir de devenir tôt millionnaire. Enfin ! puisque c’est mon sort de vivre dans ce pays ainsi... (...) Je m’ennuie beaucoup, toujours; je n’ai même jamais connu personne qui s’ennuyât autant que moi. Et puis n’est-ce pas misérable, cette existence sans famille, sans occupation intellectuelle, perdu au milieu des nègres dont on voudrait améliorer le sort et qui, eux, cherchent à vous exploiter et vous mettent dans l’impossibilité de liquider des affaires dans un bref délai ? Obligé de parler leurs baragouins, de manger de leurs sales mets, de subir mille ennuis provenant de leur paresse, de leur trahison, de leur stupidité ! Le plus triste n’est pas encore là. Il est dans la crainte de devenir peu à peu abruti soi-même, isolé qu’on est et éloigné de toute socié170

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té intelligente”. Lettre encore une fois pathétique, tragique même de ce besoin de punition comme si la dette et la culpabilité, indissociables et fixées, ne se résolvaient que dans une souffrance masochiste physique – cette « fatalité » ayant été aussi celle de sa mère : orpheline de mère, puis « veuve » et élevant seule ses enfants. Harar, le 10 octobre 1888, aux siens : “Mon existence dans ces pays, je l’ai dit souvent, mais je ne le dis pas assez et je n’ai guère autre chose à dire, mon existence est pénible, abrégée par un ennui fatal et par des fatigues de tout genre”. Harar, le 18 mai 1889 : “... satané pays. Ce que je gagne n’est pas proportion des tracas que j’ai, car nous menons une triste existence au milieu de ces nègres. Tout ce qu’il y a de bon dans ce pays c’est qu’il n’y gèle jamais”. Harar, le 25 février 1890 : “... Ne vous étonnez pas que je ne vous écrive guère. Le principal motif serait que je ne trouve jamais rien d’intéressant à dire (...) Des déserts peuplés de nègres stupides, sans routes, sans courriers, sans voyageurs; que voulez-vous qu’on vous écrive de là ? Qu’on s’ennuie, qu’on s’embête, qu’on s’abrutit...” Harar, le 21 avril 1890 : “Je me porte bien, mais il me blanchit un cheveu par minute. Depuis le temps que ça dure, je crains d’avoir bientôt une tête comme une houppe poudrée. C’est désolant, cette trahison du cuir chevelu; mais qu’y faire ?” En août 1890 c’est l’ambivalence et l’impossibilité de faire le deuil de certaines situations qui transparaissent : “Pourrais-je venir me marier chez vous au printemps prochain ? Mais je ne pourrai consentir à me fixer chez vous, ni à abandonner mes affaires ici...”. Rimbaud est pris dans une indépassable contradiction — ou impasse — que seule la maladie, comme compromis, lui permettra (comme c’est souvent le cas) de résoudre. Harar, le 20 février 1891, à sa mère : “... Je vais mal à présent. Du moins, j’ai à la jambe droite des varices qui me font souffrir beaucoup. Voilà ce qu’on gagne dans ces tristes pays ! (...) Avec cela, j’ai une douleur rhumatismale dans ce maudit genou droit, qui me torture, me prenant seulement la nuit !...” Ainsi s’approche l’un des épisodes les plus pathétiques de la dernière année d’Arthur Rimbaud, son départ en civière de Harar le mardi 7 avril 1891 pour un voyage dans le désert de douze jours effectué dans des conditions terribles jusqu’à l’hôpital de Warambot, sur la côte. 171

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Sans vivres, sans tente, dormant sous une peau abyssine, malmené en raison des chaos de la piste, jeté parfois à terre par des porteurs maladroits et ceci dans une civière à moitié disloquée, Arthur connaît là en vrai, dans le réel, sa “saison en enfer”, véritable passion christique. L’écriture — ô combien objective, comme la poésie qu’il voulait sienne — lui redevient à ce moment-là nécessaire. Arrivé à l’hôpital d’Aden, il écrit à sa mère : “Je n’ai jamais pu faire un pas hors de ma civière ; mon genou gonflait à vue d’œil, et la douleur augmentait continuellement. (…) Je suis devenu un squelette ; je fais peur.” (lettre aux siens du 30 avril 1891). Dans sa monstruosité même, dans son “encrapulement” physiologique, dans son dérèglement cellulaire cette fois, le corps transfiguré par la libido (“corps amoureux”) devient affreusement poétique, “poïétique” : “Oh! nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux”, comme il l’avait écrit vingt ans plus tôt (« Being beauteous », Illuminations). On connaît la suite : débarqué à Marseille le 20 mai 1891, il est amputé le 27 de la jambe droite à l’hôpital de la Conception. Amputé en somme de la Chose “Das Ding”14 qu’aucun mot ou pulsion ne peuvent subvertir. Reviennent ici ces paroles prophétiques du poète : “On ne te tuera pas plus que si tu étais un cadavre” (Une Saison en enfer). Toujours dans ce livre nègre n’avait-il pas écrit : « Un homme qui veut se mutiler est bien damné, n’est-ce pas ? Je me crois en enfer, donc j’y suis. C’est l’exécution du catéchisme15.(...) Parents, vous avez fait mon malheur et vous avez fait le vôtre. Pauvre innocent ! »16. 14. Pour Lacan ([1989], Ethique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, p.58), ce qu’il y a dans “Das Ding”, “c’est le secret véritable (...) quelque chose qui veut”. “Le besoin et non les besoins. La pression, l’urgence”. La “Chose” est ainsi toujours menaçante pour l’identité et l’intégrité narcissique (dont le corps est l’ultime rempart). « Das Ding comme Fremde, comme étranger (...) comme le premier extérieur, précise Lacan, c’est ce autour de quoi s’oriente tout le cheminement du sujet (..) bien entendu, il est clair que ce qu’il s’agit de trouver ne peut pas être retrouvé. C’est de sa nature que l’objet est perdu comme tel. » Pour J. Kristeva ([1987], Soleil noir, Paris, Gallimard) il s’agirait là d’inscriptions psychiques (Niederschrift) antérieures à l’âge de quatre ans. 15. Ce catéchisme exécuté serait-il la métaphore de la mère dévote en lui, la chair de sa chair, exécutée ? La pathologie somatique grave relève-t-elle de ce coït incestueux et mortifère avec soi-même et régressif sur le plan phylogénétique ? (cf. Pirlot G. (1997), « Le trauma psychique pré-psychique », opus cité). 16. L’innocence revendiquée revenait souvent sous la plume du poète échappant ainsi à toute culpabilité œdipienne.

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Mais revenons à la correspondance africaine. Les promesses de gain, de réussite de son commerce furent autant de gages donnés à l’idéal de sa mère. Cependant, dans ces pays et à cause du mode de vie, l’atrophie intellectuelle, comme le note Voellmy17, le menace psychiquement. Dans les quatre ans (18881891) qui précédèrent l’apparition clinique du cancer, son courrier à Ilg, l’ingénieur-négociant, témoigne de la factualité, du pragmatisme de ses pensées. Ces lettres décrivant l’actualité de son commerce en Abyssinie ne livrent que des extraits de compte. La banalité des propos, leur verdeur parfois, sont incompatibles avec la recherche de toute forme stylistique. Devenu au Harar en 1888 importeur-exporteur de fil à tisser, de soieries, de lainage, de quincaillerie, de verroterie, il connaîtra les pires difficultés commerciales et financières. Cette correspondance est un catalogue des prix d’achat et de vente de marchandises et du coût des taxes. On imagine quelles furent les angoisses, les restrictions mentales, les colères rentrées, l’âpreté de vie que Rimbaud s’infligea au fil des années en Afrique pour gagner quelque argent ! Sa prose en est devenue sèche et impersonnelle. Plus que jamais “Je est un autre”. Son rapport sur l’Oggadine, aussi remarquable soit-il, a tout de la prose administrative, ce qui souligne l’assèchement progressif de la vie pulsionnelle. Comment en est-on arrivé à ce désastre, ce que M. Blanchot appelle dés-astre, ce détachement de la fixité d’être, de la référence à une étoile ?18.

17. Rimbaud A., Correspondance, préface de Voellmy, opus cité. 18. Blanchot M., (1981), L’Ecriture du désastre, Paris, Gallimard.

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“Le bateau ivre” qu’est la psyché : isotopie de la poésie et du cancer « A mesure qu’on reste dans un endroit, les choses et les gens se débraillent, pourrissent et se mettent à puer tout exprès pour vous ». Céline L.-F., (1952), Voyage au bout de la nuit

En Ethiopie la mélancolie et la dépression dévorèrent le corps de Rimbaud : autophagie du corps par l’âme (comme Narcisse que son reflet dévore). L’assèchement pulsionnel de la pensée et la vie opératoire ne permirent pas l’expression psychique des conflits intérieurs que l’écriture aurait offerte par le recours à des régressions partielles sur des dynamismes parallèles au Moi. Ce qui frappe dans la correspondance de Rimbaud et les rapports géographiques, c’est, comme l’écrit A. Borer19, le non-dit des émotions devant ce qu’il voyait ou touchait. Les descriptions sont elliptiques : “un beau paysage”, “une forêt magnifique”, “de belles montagnes”. De même le style du rapport paru en 1887 dans le Bosphore Egyptien sur la situation en Abyssinie et au Harar est laconique, même quand le voyageur fait mention du danger d’agression de la part des tribus hostiles. “Il semble, en Abyssinie, que la sécheresse atteigne Rimbaud dans son corps même, quand il considère la “houppe poudrée de ses cheveux” et Righas le décrit “maigre, sec”. “Corps et âme, il tend à la dureté absolue. Au pays du sel (le sel du lac Assal), Rimbaud fait retour à la terre (…). Rimbaud a soif de pierre, il a en lui un devenir-pierre”20. “La dernière expédition m’a tellement épuisé que je gis souvent immobile telle une pierre insensible au soleil”, écrit-il à la suite de son expédition fin 1886-début 1887. Après 1875 et l’arrêt de la poésie, Rimbaud troque le pouvoir de transformation et de communication offert par la symbolique du verbe (poétique) pour celui des choses, de l’argent et du commerce. Il passe de l’or mythique cherché dans la poésie à l’argent « raclé » dans le réel. Dans le courrier, on trou19. Borer A., (1984), op. cit. 20. Idem, p. 164.

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ve ainsi des “études de marchandises” numérotées de 1 à 7 comme des symphonies commerciales. “Est-ce parce qu’il écrit à sa mère qu’il ne dit rien de l’Ethiopie ?”, demande A. Borer. “Non, c’est parce qu’il n’a rien à dire qu’il écrit à sa mère”, avance le même Borer dans un autre ouvrage21. En nous référant à la contiguïté entre procédé poétique et procédés psychiques primaires décrite par la psychanalyse et les oscillations hallucination et somatisation décrites par la psychiatrie, nous proposerons l’hypothèse suivante : une fois abandonné — après 1875 — le “dérèglement des sens” et l’hallucinose, le risque de décharge des conflits dans une somatisation grave paraissait chez Rimbaud inéluctable. Aussi, pour compléter ce que nous avons dit de l’écriture poétique comme “pharmakon” du corps ayant chez le poète comme chez d’autres un rôle psychosomatique, il faut d’abord considérer que les tropes jouent un rôle de décharge des représentations et des affects compressés, puis suivre R. Jacobson pour qui le passage de la métaphore à la métonymie est ce qui précisément caractérise la poésie de Rimbaud22. En quittant Th. de Banville qui lui avait demandé pourquoi il n’avait pas écrit : « Je suis “comme” un bateau ivre », Rimbaud avait déclaré à Verlaine : “C’est un vieux con !”. Pourtant, note A. Borer (1983), « Le bateau ivre » demeure largement métaphorique sur le plan général du texte et dans le choix de ses adverbes (ainsi que, pareil à, etc.). Et quand Rimbaud écrit : “Ô que ma quille éclate !, ô que j’aille à la mer!”, ne peut-on voir dans cette phrase, la métaphore endoperceptive et hypocondriaque de la carcasse de son squelette qui “éclatera” au Harar d’un cancer !

21. Borer A., (1983), Un sieur Rimbaud se disant négociant, Paris, Lachenal et Ritter, p. 195. 22. Quelques définitions : 1. La métaphore (trans-position) est une figure rhétorique et un procédé de langage qui consiste dans un transfert de sens (terme concret dans un contexte abstrait) par substitution analogique (ex. : les racines du mal). 2. La métonymie (changement de nom) est un procédé poétique par lequel on exprime un concept au moyen d’un terme désignant un autre concept qui lui est uni par une relation nécessaire (la cause pour l’effet, le contenant pour le contenu, le signe pour la chose signifiée; ex. : boire un verre). La synecdoque prend, elle, le plus pour le moins, la matière pour l’objet (ex. : le fer pour parler de l’épée).

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Quant à cette mer n’est-elle pas Vitalie, la mère qui n’aimait si fort ses enfants que lorsqu’ils étaient minéralisés, ossifiés, morts dans un cercueil23 ? Nous l’avons dit après J. Gracq ou P. Lapeyre, la poésie de Rimbaud rend un son plus tellurique et minéral qu’humain. Et à propos du rôle décisif de la métonymie et de la métaphore chez Rimbaud, précisons qu’il existe chez lui une pratique perceptive du langage particulièrement intense. “Le bateau ivre” est un trope qui rejoint le grand voilier solitaire terminant ses jours en Ethiopie. Pour A. Greimas qui, à propos de la formule “bateau ivre”, a pu parler “d’isotopie complexe positive”, la description du bateau renvoie mieux et plus à Rimbaud luimême qu’à un bateau24. On ne peut que souscrire à l’idée que Rimbaud est le bateau quand il écrit : “Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses. (...) Je regrette l’Europe aux anciens parapets”. Du point de vue lexicographique, remarquons encore que la disparition du “comme” introduisant à une “métaphore personnelle” (Sharpe, p. 107) abolit celle-ci en métonymie, ce que Rimbaud appelait “l’hallucination” — processus perceptif (car l’hallucination est une perception) qui, s’il n’est plus projeté sur le tissu perceptif, peut alors s’“incarner” en somatisation (par exemple la douleur)25. Par ce procédé, les deux termes, bateau et ivre, recèlent le même degré de réalité perceptive. L’identité de perception, propre pour Freud aux processus primaires de pensée, fut systématiquement recherchée par 23. Cf. les Lettres à Isabelle, O. C. ; l’ouvrage de Lalande F., (1987), Mme Rimbaud, Paris, Presse de la Rennaissance ; celui de Brief F., (1968), Mme Rimbaud, Paris, Minard. De là l’identification mimétique-narcissique d’Arthur à ses sœurs défuntes et à leur dernière demeure où était aussi enterré son grand-père maternel. 24. Greimas A., (1966), Sémiotique structurale, Paris, Larousse, p.100. 25. Les « balancements » entre délire et somatisation ont été décrits chez des patients psychotiques. Les psychiatres des hôpitaux savent assez que lorsqu’ils souffrent somatiquement, les patients délirent moins. Il semblerait par ailleurs qu’une somatisation survient plus fréquemment lorsque la constitution d’un délire n’est pas ou plus possible pour des raisons de défenses psychiques spécifiques. Ces faits sont confirmés par les rapports d’exclusion entre somatisation et délire, cf. S. Freud, (1920), « Au-delà du principe de plaisir ». Cf. infra, chap. suivant, note 42. 26. Freud S., (1895), “L’esquisse d’une psychologie à l’usage des neurologues”, Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 313-396 (p. 372); « Project for a scientific psychology », S E., I, 283-387 (p. 362); L’interprétation des rêves, (1900), Paris, PUF, pp. 500-511; S. E., V, pp. 599-611.

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Rimbaud26. Son expérience poétique fut une forme d’expérience mystique27 et l’ectopie psychique que représenta l’œuvre tenta de recréer, dans le mouvement phallique d’un fantasme parthénogénétique, une place pour l’autre absent.

Procédés poétiques, deuil précoce et symbolisation Les relations entre deuil et création sont connues et l’“ectopie psychique” que représente l’œuvre est là pour recréer, dans un fantasme parthénogénétique, la place de l’autre absent qui, ré-incarné dans la parole, le texte, l’objet-œuvre, stimule la source pulsionnelle. Dans la poésie, singulièrement celle de Rimbaud, la sensorialité, la musicalité, la vocalisation des mots semblent vouloir “incarner” la Voix, la parole vivante d’un père absent et silencieux. La voyelle sert à sexualiser le mot et la pensée autant qu’elle entretient la vitalité (hors Vitalie, la mère) psychique. Ajouté à ce qui précède, se pose également un autre problè-

27. Dans Le Principe de raison, chapitre 5, « La rose est sans pourquoi » (Paris, Gallimard, 1962, p. 105), Heidegger a écrit : « Ainsi le poète se contredit-il et parle-t-il obscurément. C’est en cela précisément qu’il est un mystique.”. Ajouté à la formule de Freud (1938), la mystique, “obscure autoperception du royaume extérieur au Moi, au ça” (Résultats, Idées, Problèmes, t. II, Paris, PUF, 1985, p. 288), la poésie apparaît comme une forme d’endoperception du ça/soma. Ainsi le ça disposerait d’une capacité d’auto-perception (Selbswahrnemung), en dehors des limites du Moi, cette “auto-jouissance du ça” se rencontrant aussi bien dans l’“orgasme spirituel” mystique que dans la souffrance somatique. Dans la poésie de Rimbaud, le verbe, en tant que représentant symbolique du père, se trouve fréquemment sensorialisé à l’extrême, voire “sensualisé”. Son expérience poétique est ainsi proche, voire superposable, à l’expérience mystique. Celle-ci suppose en premier lieu une révélation du “Verbe se faisant chair” (les mystiques comme Saint Jean de la Croix, Hadewijch d’Anvers, Hildegarde de Bingen, Ibn Arabi furent aussi de grands poètes : la révélation du Verbe divin ne va pas sans parole poétique). Enfin le mystique - et son discours poétique - se veulent avitailler les sources pulsionnelles de la vie somato-psychique par l’appel à un Autre éternel, immortel : Dieu. Un des amis de Rimbaud, avec qui il vivra quelques temps à Londres, le poète Germain Nouveau, orphelin de mère à huit ans, sera à quarante ans hospitalisé à Sainte-Anne pour dépression mélancolique, hallucination et idées mystiques.

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me : si le langage poétique dérive des mêmes mécanismes inconscients et hallucinatoires du travail du rêve, en serait-il un court-circuit ? Car le rêve met en avant le travail de métaphorisation de l’esprit. La métaphore, figure rhétorique, renvoie à la condensation28 qui n’est pour Freud que processus de compression, visible dans le rêve29 et moyen par lequel les intensités d’affects et d’idées s’additionnent et se déchargent comme pour se défaire de désirs importuns qui, si leur force d’impact leur était laissée, troubleraient le sommeil. Si on se réfère à L’Esquisse, la condensation y apparaît comme décharge psychique. Dans le rêve elle jouerait sur la qualité hallucinatoire des rêves, en ceci qu’elle “forcerait” — comme la sensation — l’entrée du système perceptif. Mais si ce processus de condensation a une fonction de décharge, comment rendre compte du processus régressif qui va de la pensée à la perception (dans le rêve, via la condensation et dans la poésie, via la métaphore) ? Toujours dans L’Esquisse, Freud avance qu’il pourrait exister différentes qualités de la conscience, celles-ci dépendant de neurones particulièrement aptes à répondre aux périodicités des stimuli. Il y aurait alors une relation isomorphique entre le rythme de décharge intra-psychique et les périodicités des stimuli internes et externes (rappelons que chaque pulsion pourrait avoir son rythme propre dont la périodicité serait transmise par voie de décharge). Ainsi le langage observe-t-il cette relation quand nous disons qu’une personne “voit rouge” quand elle est en colère, comme si le rythme affectif intra-psychique qui s’éveille pouvait imiter la périodicité de l’onde lumineuse rouge (Shevrin). Or ce sont ces relations isomorphiques que Rimbaud privilégie dans ses 28. Sharpe E., (1972), “Mécanisme du rêve et procédés poétiques”, N. R. P., n°5, Gallimard, pp. 101-114. Posons ici que le terme “pulsion” chez Freud est une métaphore nécessaire pour dépasser le problème physiologique de l’excitation issu de l’Esquisse. Développer ceci poserait un débat épistémologique et métapsychologique sur le statut de l’excitation dans la psychosomatique, débat que nous ne pouvons ouvrir ici. Nous renvoyons le lecteur désirant des éclaircissements théoriques à l’article de Marilia Aisenstein : “A propos de la dissidence, quelques variations sur l’excitation et la désintrication pulsionnelle”, Rev. fr. psychanal., 1990, 3, tome LIV, pp. 639-647. 29. Dans la condensation du travail du rêve, le travail effectif de la compression constituerait le processus de décharge. La périodicité de cette décharge serait le signal auquel le système perceptif répond par des hallucinations du rêve; cf. Shevrin H. (1969), “Condensation et métaphore”, N. R. P., n°5, 1972, pp.115-130 et Freud S., (1900), L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967.

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synesthésies poétiques. On peut ajouter que, dans sa poésie, la sensorialisation de la perception sert à protéger celle-ci de toute charge ou représentation inopinée, fortuite et intrusive. Ce processus de sensorialisation, de mise en image de la langue verbale, apparaît comme un mécanisme de défense pour endiguer l’expérience délirante et hallucinatoire d’une expérience de perte de limite, psychotique, du Moi à l’adolescence. Pour comprendre le rôle d’efficacité symbolique et psychosomatique de l’oscillation métaphoro-métonymique, faisons un détour par l’expérience hallucinatoire psychotique. Dans un article éclairant sur le rôle de l’hallucination dans le monde du psychotique, Grivel et coll. citent les propos d’un patient : « La réalité, ce n’est jamais qu’une fausse erreur »30. Le Moi apparaîtrait ainsi qu’un appareil à fabriquer des leurres, la santé mentale dépendant du fait que ceux-ci soient partagés avec d’autres. Mais il pourrait aussi arriver que le Moi se trompe et qu’il conduise alors à la vérité. La réalité devient littéralement un “trompe-l’oeil”, ce que tout art, tout travail artistique essayent de “débusquer” et de démasquer (de là le nom de “voyant” à celui qui voit la réalité telle qu’elle est). Pour saisir le rôle de l’envahissement pulsionnel qui saisit parfois un Moi (psychotique), on peut se rapporter à W. Bion quand il relate quelques éléments d’analyse d’un patient qui avait été déclaré schizophrène. “L’idée que ses organes des sens expulsaient autant qu’ils recevaient se fit lentement au fil des années, jusqu’au moment où elle m’apparut évidente...”31. 30. Grivel A. et coll., (1991), “La réalité : échec de l’hallucination primaire”, Information psychiatrique, 67, n°7, pp. 621-5. Relevons que la condensation peut également “s’exprimer” somatiquement. Dans un article portant sur le cancer de la mâchoire de Freud et sur ses rêves, J. Lanouzière a noté que “l’enflure du palais” (du cancer débutant chez Freud et de la gorge d’Irma dans le rêve portant son nom) fut une représentation somatique de la défaillance de l’objet (maternel) comme de sa sollicitude. Pour l’auteur, défaillance de l’investissement et réinvestissement se trouvent liés, voir condensés dans l’enflure du palais : “L’enflure du palais condense l’ensemble des sensations et des affects éprouvés jadis lors de la défaillance maternelle liée à la fois, chez Freud enfant, à la naissance et la mort de son frère Julius...”. cf. Lanouzière J., “Une tache blanche et des cornets couverts d’escarres”, Topique, 1983, n°32, pp. 100-21. Cette problématique fut également celle d’Arthur perdant sa sœur Victoire-Vitalie alors qu’il avait trois ans. 31. Bion W. R., (1967), “L’hallucination”, Réflexion faite, Paris, PUF, 1983, pp. 75-95.

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“A titre de compréhension des processus hallucinatoires, écrit Grivel, je poserai ceci : si le patient déclare voir un objet, cela peut vouloir dire qu’un objet externe est perçu par lui, ou cela peut vouloir dire qu’il éjecte un objet par les yeux; s’il déclare entendre quelque chose, cela peut vouloir dire qu’il éjecte un son, ce qui n’est pas la même chose que faire un bruit; s’il déclare sentir quelque chose, cela peut vouloir dire qu’une sensation tactile est extirpée, rejetée par sa peau”. Ainsi donc, comme le note cet auteur, la sensation pour le psychotique est à double sens et les sens évacuent autant qu’ils prennent à l’extérieur. En ce qui concerne maintenant l’expérience hallucinatoire, force est ainsi de constater qu’elle traduit l’échec d’un rapport à la réalité. Cette distorsion du rapport à la réalité s’installe très précocement. Le nourrisson, nous dit Freud, tenterait d’abord de trouver, sur un mode hallucinatoire, une possibilité de décharger de façon immédiate la tension pulsionnelle et “c’est seulement le défaut persistant de la satisfaction, de la satisfaction attendue, la déception, qui a entraîné l’abandon de la tentative de satisfaction par le moyen de l’hallucination. A sa place, l’appareil psychique doit se résoudre à représenter l’état réel du monde extérieur et à rechercher une modification réelle. Par là, un nouveau principe de l’activité psychique est introduit : ce qui est représenté, ce n’est plus ce qui était agréable, mais ce qui était réel, même si cela devait être désagréable”32. Bien entendu chez Rimbaud, le proto-échec de la mise en place du principe de réalité ne fut pas aussi total. La mère fut présente, mais endeuillée et blessée narcissiquement. Ce qui, dans la vie d’Arthur, manqua ensuite furent le père et sa fonction, celle-ci permettant une mise en échec du Moi-plaisir, de la toute-puissance infantile et de l’inceste mère-fils. Le défaut de cette fonction entraîna une sorte d’échec dans la “stabilisation” du principe de réalité. A partir de la puberté, la vie pulsionnelle, singulièrement celle des tendances homosexuelles, risquait d’emprunter à nouveau la voie de l’hallucination pour se décharger. Du fait d’une fonction paternelle vicariante, ce 32. Freud S., (1895), Esquisse d’une psychologie à l’usage de neurologues, Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956.

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fut alors le code de la langue (ou l’investissement perceptif de celle-ci) qui plia sous les poussées pulsionnelles. On comprend un peu mieux la valeur psychique de la métaphore, précisément quand elle s’approche de la métonymie : elle gagne, par la qualité hallucinatoire et sensorielle recherchée son rôle de décharge. Le travail poétique (ou artistique) ouvre bien à une dédifférenciation entre processus primaires et secondaires via ce module répétitif de décharge permettant l’élision du conflit (avec le père), en même temps qu’il réalise une attitude créatrice pouvant aboutir à une stabilisation de l’orbite des repères identificatoires vers ceux d’“homme de lettres” (de l’être). Chez Rimbaud ce fonctionnement, proche du principe de plaisir, put servir pendant des années d’illusion (perverse) et de leurre phallique. Toutefois devant les “grandes épreuves de la vie” (H. Michaux) l’épuisement (psychique) le guettait : la honte homosexuelle, les abandons d’amitié, le deuil de Jeanne Vitalie en 187533, la solitude, l’isolement au Harar.

Synesthésies poétiques : perversions sur les perceptions La ressource fondamentale de toute poésie, le trope des tropes, c’est la métaphore synesthésique ou “ressemblance affective”34. Cette liberté dans les synesthésies, par où “l’œil écoute” (P. Claudel), “le regard touche” (M. Merleau-Ponty35), “l’œil entend” (Masud Khan), rappelle la continuité/discontinuité

33. Cette date coïncide avec l’arrêt de l’activité poétique d’Arthur. On peut penser que la perception somatique vint combler ce que la synesthésie poétique avait permis jusque-là, une perversion sur les perceptions. 34. Cohen J., (1966), Structure du langage poétique, Paris, Flammarion, p. 178. 35. Dans L’oeil et l’esprit (Paris, Gallimard, 1964, p.30-31), M. MerleauPonty rappelle les propos de Max Ernst : “De même que le rôle du poète depuis la célèbre lettre du voyant consiste à écrire sous la dictée de ce qui se pense, ce qui s’articule en lui, le rôle du peintre est de cerner et de projeter ce qui se voit en lui.” Merleau-Ponty ajoute : “... je crois que le peintre doit être transpercé par l’univers et non vouloir le transpercer”. Ici, c’est, pour le poète, de l’univers des mots qu’il s’agit.

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entre les différents canaux sensoriels présents chez l’infans. Rappelons que ces transferts de fonction d’un sens à l’autre ont été décrits par M. Merleau-Ponty, ainsi que par Spitz36, Lewin37 et Isakower38 à propos de l’élaboration des perceptions. La différenciation perceptive, qu’elle soit visuelle, auditive, gustative, kinesthésique, tactile, est ainsi progressive, ce que le “sensationnisme” tend à faire disparaître. Dans l’autisme par exemple, la relation entre perception tactile (de proximité) et visuelle (plus distale) est perturbée39 : l’enfant autiste “ne voit pas quand il écoute et n’entend pas quand il regarde”40. C’est ici qu’interviennent l’hallucination négative et la place de la fonction symbolique méta du père-séparateur, qui permettent l’émergence d’une fonction du négatif constitutive d’un ordre psychique (néguentropie psychique ; én-ergie) désoudant fantasme et corps et perception des différentes sensations entre elles41. La fonction de l’hallucination négative constitue un “fond” hallucinatoire négatif donnant accès à la figu-

36. Spitz R., (1955), “La cavité primitive : étude de la genèse de la perception, son rôle dans la métaphore analytique”, Rev. fr. psychanal., 1961, 2, pp. 205-33. 37. Lewin B.D., (1949), “Le sommeil, la bouche et l’écran du rêve”, N. R. P., 1972, n°5, pp. 211-223. 38. Isakower O., (1938), “Contribution à la psychopathologie des phénomènes associés d’endormissement”, N. R. P., 1972, 5, pp. 197-209. 39. Voir l’ouvrage de Marcelli D., (1986), Position autistique et naissance de la psyché, Paris, PUF et, d’un point de vue anecdotique, le récit de Temple Grandin, (1994), Ma vie d’autiste, Paris, O. Jacob. 40. Garreau et Zibovicius, La Recherche n°spécial 289, “ Le cerveau ”. Les recherches neurophysiologiques ont montré que dans l’autisme les déficiences touchent d’abord la perception, l’imitation et l’intention. Chez un tiers d’autistes, la modulation sensorielle, qui n’existe pas, entraîne une cacophonie cérébrale génératrice d’angoisse. Il existe des troubles de la transmission de l’influx nerveux (20%) ou d’intégration-catégorisation des sensations avec d’autres sensations qui est déficiente (synesthésie subjective défaillante). A titre d’exemple clinique, rapportons l’anecdote suivante. Dans un hôpital de jour pour adolescents psychotiques, l’un d’entre eux s’exclama en voyant la femme médecin : “Vous avez senti l’odeur de ses cheveux !”, alors que celle-ci en avait simplement changé la couleur !. 41. Edelman G. M., (1992), Biologie de la conscience, Paris, O. Jacob, 1992.

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rabilité des perceptions42. Elaborée au contact de la mère, elle va construire sans cesse des contenants aux figurations et perceptions (l’intériorisation, qui fait de l’appareil psychique un contenant, a valeur de féminité43). Cependant, dans le cas où la mère est trop rejetante, trop fusionnelle ou déprimée — ce qui fut le cas de Vitalie —, le cadre qu’est l’hallucination négative demeure mal établi (Green A., 1983) : une tendance à la “soudure” avec toute perception-sensation-jouissance externe perdure, entretenant une intrication pulsion-perception44, ce que chercha le “sensationnisme” poétique rimbaldien. Ainsi la métaphore poétique, glissant vers la métonymie, possède une valeur heuristique, mais aussi psychosomatique : par la qualité hallucinatoire et sensorielle, elle permet une décharge d’excitation dans l’intellect (P. Valéry) de même que la marche chez Rimbaud représenta un procédé autocalmant45, mais en ajoutant la “prime esthétique” et le surplus de sens.

“Le bateau ivre” qu’est la cellule cancéreuse « Mort tant qu’il vivait, Rimbaud mort est bien vivant. » Etiemble, Le Mythe de Rimbaud, p. 76.

Depuis quelques années on connaît l’existence de possibles recrudescences de pathologies somatiques après l’amélioration de symptômes psychotiques comme le délire et l’hallucination.

42. Green A., (1977), “L’hallucination négative”, L’évolution psychiatrique, (42), 2/3 n°spécial, pp. 645-56. Nous étendons ici le concept d’“enveloppe visuelle” développée par Lavallée G., (1994), “L’écran hallucinatoire négatif de la vision”, L’activité de pensée, Paris, Dunod, pp. 69-141 et « Des “lanternes magiques” à l’enveloppe visuelle du Moi », Rev. fr. psychanal. 1995, 59, 2, pp. 427-437. 43. Rosolato G., (1974), « La voix : entre corps et langage », La relation d’inconnu, Paris, Gallimard, 1978. 44. Botella C. et S., (1992), “Le statut métapsychologique de la perception et l’irreprésentable”, Rev. fr. psychanal., 60, p. 34. 45. Voir le numéro spécial de la Rev. fr. psychosom., 1993, n° 4, “Les procédés auto-calmants”; C. Smadja, “A propos des procédés auto-calmants du Moi”, pp. 9-26 et G. Szwec, “Les galériens volontaires”, pp. 25-52.

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Il y aurait ainsi comme un balancement entre hallucination et somatisation46. On peut remarquer que P. Marty47 a appliqué sa notion de “dépression essentielle” au champ oncologique (cancéreux) lui-même. Aussi, même s’il faut se méfier de toute croyance sur le principe de causalité psychique dans les pathologies graves comme le cancer (cf les critiques de G. Gachelin48 et de N. Alby49), la tentation est grande de tenter quelques analogies entre le champ psychique et le champ somatique. Rappelons d’abord que la cellule cancéreuse possède des différences essentielles avec la cellule normale. Au-delà des différences entre chaque cancer, les cellules cancéreuses ont ceci de commun qu’elles échappent au contrôle des autres cellules. Elles ignorent les signaux qui limitent la prolifération et n’obéissent qu’à leur propre programme de réplication aboutissant alors à l’immortalité (capacité indéfinie de prolifération)50 : la cellule cancéreuse est “anti-sexion”; elle se dresse contre la sexualité/mortalité. En effet, une cellule normale acquiert au cours des étapes successives de sa maturation ses caractéristiques fonctionnelles en devant s’intégrer dans une hiérarchie fonctionnelle : à chaque étape de différenciation, elle perd une partie de ses capacités de prolifération, ce que ne réussit pas la cellule cancéreuse qui, de

46. Les rapports entre délire et somatisation ont été abordés dans des travaux psychiatriques où la question d’un balancement entre eux a été souligné par certains cliniciens : Andréoli A., (1993), « A la découverte d’une clinique du corps à travers la relaxation », Le corps en psychothérapie, Paris, Payot ; Thurin J.-M., (1994), « Psychosomatique : le réel en question », Somatisation, psychanalyse et sciences du vivant, Paris, EsHeL, et, plus récemment, Blanquier A. et Veyrat J.-G., (1995), « Le corps malade du psychotique », Annales Médico-Psychologiques, 153, 1, pp. 1-18. Il semblerait de plus que la somatisation survienne lorsque la constitution d’un délire n’est pas ou plus possible pour des raisons de défenses psychiques spécifiques. Ces faits sont confirmés par les rapports d’exclusion entre somatisation et délire, cf. S. Freud, (1920), “ Au-delà du principe de plaisir ” ; C. Dejours, (1986), Le corps entre biologie et psychanalyse, Paris, Payot; H. Laborit, (1984), Inhibition de l’action, Paris, Masson ; A Blanquier et J-G. Veyrat (1995), article cité. 47. Marty P., (1980), op. cit. 48. Gachelin G., (1986), « Emotion et immunité », La Recherche, n° 177, pp. 662-6. 49. Alby N., (1987), « Le cancer : sens et non-sens », Rev. med. psychosom., 9, pp. 15-26. 50. Tubiana M., (1974), Le cancer, Paris, PUF, coll. QSJ.

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plus, s’échappe de son site d’origine et migre vers d’autres tissus, bloquant le fonctionnement des organes indispensables à la vie. La vie cellulaire se révèle comme une suite permanente de remaniements tissulaires dont les cellules transformées (par des modifications géniques), potentiellement cancéreuses, ne deviendront pas toujours folles, malignes, étrangères. Ces cellules vivent, se divisent et meurent en demeurant en place si le dialogue avec les cellules voisines ou lointaines n’est pas rompu. Si d’autres modifications géniques cependant surviennent, la cellule ne reste plus en place et acquiert certaines propriétés du fibroblaste, cellule à la source d’un système tissulaire; ainsi la cellule cancéreuse, nostalgiquement, rêve de retrouver son paradis perdu, terre d’élection des fibroblastes : la matrice conjonctive intermédiaire. Celle-ci serait en quelque sorte à la cellule cancéreuse ce que la matrice sémiotique est à la métaphore, la matrice maternelle, à l’âme, au Moi-Peau: un lieu de poïèse, de synesthésie, “réserve de l’incréable”, où peut se déployer l’anasémie poétique/perceptive/cancéreuse. Des cellules qui appartenaient autrefois à l’épithélium, et devenues néo-fibroblastes, passent alors “naturellement” la barrière de la membrane basale, “pervertissant” son strict ordonnancement, sa structure (équivalent d’inceste, au niveau du tissu, comme l’œuvre est inceste). Les cellules néo-fibroblastes (cancéreuses) occupent dorénavant la place autrefois dévolue aux fibroblastes stabilisés51 (confusion de générations ; dévoration, suppression de l’altérité, inceste). Le cancer commence quand la cellule cancéro-compétente acquiert des propriétés fibroblastiques et noue des liens interdits avec les cellules épithéliales restées en place. Brutalement, l’architecture ancienne n’est plus reconnaissable : plus d’épithélium repérable ni de matrice identifiable sur des critères habituels, ni de vaisseaux assymétriquement maintenus à distance. Au contraire, une macédoine fibrocellulaire entièrement inédite (intrication de différentes cellules). « Les cellules tumorales viennent prendre la place des péricytes 51. Weinberg R., (1996), “L’apparition des cancers”, Pour la Science, n° 229 (Spécial cancer), pp. 34-42 et aussi Schweisguth F. et Thiery P.,(1996), “Adhérence cellulaire, communication et cancer”, Pour la Science, pp. 50-5.

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(fibroblastes anciens ‘normaux’). Cette seconde ‘union interdite’ est le moment fatal : voilà constitué enfin la symbiose par où les deux cellules, endothéliale et tumorale, se suffisent désormais à elles-mêmes. Plus d’intermédiaire [plus de tiers !]. A la structure tissulaire normale, tripartite, succède le cancer de stade II, c’est-à-dire une structure nouvelle, bipartite, symbiotique [un “nous” dyadique entre la mère et l’enfant ?]. Il faut considérer qu’une inversion [nous dirions régression] des forces gouvernant la vie tissulaire s’est produite pour conduire à ce nouvel équilibre binaire : celui de la symbiose. »52. “Nous voyons, dans le complexe angio-tumoral et la laminine libre53, que le cancer est de nous, par nous, en nous” — réflexions qui ne sont pas sans écho avec celles de Freud en 1920, alors que la biologie lui inspirait précisément la notion de pulsion de mort54 ! –. Après quinze ans de travaux, J.-P. et C. Escande en viennent à écrire: “Le cancer est bien une déviation tissulaire due à une ‘catastrophe’ au sens de R. Thom55, nouée au sein même du tissu sur le mode de l’intra-relation symbiotique. Le cancer n’est pas un clone infiltré dans les tissus de l’hôte qui l’attaque. Le cancer est un tissu ayant vu s’établir, au sein de lui-même, des nouvelles relations entre ses parties constituantes (...). Le point central de tout le processus (...) est l’apparition non contrôlée de laminine “libre”56 : une situation incompatible avec la stabilité tissulaire usuelle. La

52. Escande J.-P. et C., (1997), Biologies de l’infection et du cancer, Paris, Synthélabo., pp. 151 et 153-4. 53. Pour J.-P. et C. Escande, la tumeur cancéreuse est l’hôte de la maison qui l’habite, elle est un “réaménagement du tissu qui la fabrique, la matrice, facilitée par une organisation symbiotique - comme le lichen - des relations entre les cellules ». Ce “ciment symbiotique” (p. 110) - proche du concept de “fixation” de la libido en psychanalyse - “néocrée” par une “déviation” tissulaire développe la tumeur cancéreuse. Concernant la polémique qui oppose ces auteurs aux représentants de la biologie macromoléculaire et aux biologistes-oncologues “cartésiens”, cf. J.-P. Escande, Le Monde du 8 mai 1998. 54. Rappelons que Freud (1920) émet l’hypothèse que la cellule cancéreuse, régressant au niveau des (fonctions) des cellules germinales isolés de l’organisme et immortelles, peut être définie comme narcissique (1920), “Au-delà du principe de plaisir”, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, PBP n°44, p. 98. 55. Thom R., (1980), La théorie des catastrophes, Paris, Flammarion, 1983. 56. La laminine, intégrée aux membranes basales, est très polymorphique. Entité particulière dans les matrices, elle pourrait bien, selon Escande, « constituer un deuxième centre de vie » (Escande, p. 113) - comme la libido ? - tout

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laminine s’identifie au lien symbiotique enchaînant la cellule tumorale à la “deuxième” cellule. Et les antisymbiotiques (...) seront des régulateurs/destructeurs de la laminine libre”. Ainsi la cellule cancéreuse perd ses capacités de relation et se multiplie à son propre rythme (Schweisguth et Thierry): sans ancrage, elle se trouve, comme Le Bateau ivre, migrante et soumise aux aléas méta-statiques. Les cellules qui ne sont plus ancrées à la matrice extra-cellulaire (trame insoluble de protéines assurant une adhérence intercellulaire) évoluent habituellement vers la mort sauf les cellules cancéreuses qui, mimant la mobilité des globules blancs, se disséminent puisque n’ayant plus besoin d’être ancrées pour survivre57. Les cellules cancéreuses échappent à l’apoptose qui est un système de sauvegarde et de destruction des cellules endommagées ou déréglées58 (il n’y a pas d’enregistrement du raccourcissement des télomères, segments d’ADN situés aux extrémités des chromosomes, et qui “enregistrent” le nombre de divisions cellulaires). Dès lors, échappant à tout contrôle, les cellules cancéreuses s’autostimulent [masturbation, procédé autocalmant tumoral ?] et deviennent insensibles aux signaux venus de l’extérieur (Weinberg, 1996, p. 40).

en étant le partenaire privilégié des gènes : « Elle les égale peut-être en importance », dans des systèmes pluri-cellulaires où elle joue dans les inter-relations entre les cellules. La laminine “dialogue” sans cesse avec les gènes et il faut bien admettre que dans le tissu cancéreux, ce dialogue gène-laminine se trouve perverti. 57. Rusolati E., (1996), “Cancer et métastase”, Pour la Science, n°229 (Spécial cancer), pp. 44-9. 58. Le contrôle de cellules de l’embryon et du cancer relève d’oncogènes et de gènes suppresseurs de tumeurs contrôlant l’apoptose (mort programmée des cellules) et participant à l’adhérence entre cellules; Garchon H., (1995), “Apoptose et auto-immunité”, Pour la Science, n°24, p. 24. Relevons qu’une des questions les plus controversées de la théorie freudienne est la mythique « pulsion de mort » qui, jusqu’à peu, ne trouvait aucune justification biologique. Or, depuis quelques années la découverte de l’apoptose, ou « suicide cellulaire », a remis la question de « la mort dans la vie » au centre des débats biologiques. Voici que l’autodestruction et la mort sont utiles à la vie comme le disait déjà en son temps Cl. Bernard : « La vie procède de la négation d’un élément négatif, l’autodestruction ». Voir sur ce sujet Ameisen J.-C., (1999), La sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice, Paris, Le Seuil (poche S151) et Green A., (2002), Idées directrices pour une psychanalyse contemporaine, Paris, PUF, pp. 348-350.

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Précisons que le contrôle de cellules au cours du développement embryologique ou de cellules cancéreuses est dû aux oncogènes et aux gènes suppresseurs de tumeurs (ou anti-oncogènes) impliqués dans le contrôle de l’apoptose (mort programmée, “suicide” des cellules). Les gènes suppresseurs de tumeurs participent à l’adhérence cellulaire. Quant aux oncogènes, ils agissent en activant la division cellulaire. La survie pathologique est aussi due à l’action des oncogènes, isolés en 1976, et des proto-oncogènes dont on sait aujourd’hui qu’ils sont présents dans certains virus cancérigènes et dans les cellules des êtres vivants59. Cessant de s’exprimer dans la cellule à l’âge adulte, les oncogènes peuvent se réveiller sous l’effet d’un agent mutagène tel un virus. Rappelons que les oncogènes, comme les gènes du développement, sont responsables des cancers comme du développement cellulaire dans l’embryon : leur découverte est liée à la comparaison entre cellules tumorales et cellules embryonnaires qui se ressemblent comme des sœurs dans la “logique” de leur division. Ainsi une cellule cancéreuse se comporte comme si elle était revenue au moment le plus précoce de l’embryogenèse et qu’elle est redevenue toti-potente, narcissiquement omnipotente. On pourrait dire que la vie cellulaire se présente comme une suite permanente de microscopiques cancers, chacun dominé, régulé, jusqu’au moment où l’un échappe on ne sait pourquoi à cette régulation. Ce cancer se développe hors proportion et envahit, en se métastasant, le corps humain — et le “pervertit “: « Le corps, au lieu de se servir de ses cancers pour se développer, sert le développement du cancer, jusqu’à en éclater. Chronos mange ses enfants, jusqu’au moment où l’un d’eux, Zeus, échappant à l’estomac paternel, le détrône. »60. 59. Les proto-oncogènes et les oncogènes stimulent la croissance - en augmentant les facteurs de croissance -, tandis que les gènes suppresseurs l’inhibent (ces oncogènes seraient, notons-le, également responsables de l’apparition de maladie auto-immunes comme le diabète et cela en favorisant la survie et la résistance des cellules contre l’apoptose (ce serait des gènes “antisuicide”). Ces pathologies auto-immunes s’avèrent relever, de plus, d’une anomalie de programmation des récepteurs reconnaissant les antigènes du Soi. Le système immunitaire détruirait alors ces propres cellules). 60. Brochier J.-J., (1982), “Le cancer, maladie de l’âme”, Le Magazine Littéraire, n°186, juin, pp. 20-1.

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Le corps fabrique, bricole — au sens de « poïen » — le cancer des cancers; on peut supposer que ce qui contrôle en partie toute dérive de ceux-ci appartient, outre les gènes suppresseurs ou les oncogènes, à des facteurs somato-psychiques impalpables. On peut tout aussi bien supposer que tout poïen, tout « faire créatif » permet de déplacer ce mal inéluctable, ce que la poésie de Rimbaud a pu réaliser (du moins un temps) métaphoriquement. Déliaison, migration, perte d’adhérence avec son milieu d’origine, description de la psyché comme un “bateau ivre” sans ancrage — sur le modèle d’une cellule cancéreuse —, révolte, colère (Zorn, en allemand), haine, deuil impossible, “colonisation” du psychisme par celui de la mère et de ses fantômes à elle, inacceptation de la vie sexuée, de la différence des sexes, refus de communiquer avec l’autre, sentiment éperdu de solitude, “minéralisation” de la vie psychique et pulsionnelle, survalorisation de l’acte perceptif et même de la sensation là où la représentation laisse sourdre le “vide” psychique, fuite temporelle, dynamique psychique “coincée” entre le vertige et la fixité, surestimation du Moi (-Idéal), puis dépression de celui-ci, etc., la liste serait longue de ces événements de vie et de ces descriptions scriptuaires par où l’œuvre et l’œuvre-vie du poète Arthur Rimbaud ressemblent à celle d’un cancer : corpus scripti, avons-nous déjà dit. Appliqué à l’auteur du Bateau ivre, ne peut-on avancer que dans son errance le cancer tenta, par une désymbolisation réincarnante, de fixer dans un lieu de chair ce qui, du transfert de non-être de Vitalie, n’était plus méta-phorisable et ne pouvait que se méta-staser dans une partie dure et asexuée de son être : l’os, le genou ? Ne l’oublions pas, l’emploi du mot genou est dans l’oeuvre poétique surdéterminé : nous avons vu qu’ il apparaît dix-huit fois61. Et sous le genou, c’est l’os, remanié par un tissu envahi par une laminine aussi libre que le “vers libre” : « Oh! nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux. » (“Being beauteous”, Illuminations). Après-coup la formule “Je est un autre” apparaît bien comme la tentative de se déprendre de la possession de cet Autre 61. Ramos J.-M., (1987), “Le genou d’Arthur”, Rev. Sci. Hum., 208, pp. 162182.

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maternel qui était un Nous dyadique, fusionnel, toxique et nostalgique : l’inconscient maternel. “Je est un autre” est l’effet de bord de la perception de l’emprise du “Je-Nous” implanté dans l’os. Crachée en cinq ans, l’œuvre de Rimbaud livre une nouvelle connaissance, dans la Voyance, des forces de déliaison (entropiques) psychiques qui mènent au cancer : l’œuvre poétique et cancéreuse furent des “poussées d’être” face à un transfert de non-être chargé dangereusement de psychentropie. Souvenons-nous de ce qu’à écrit F. Zorn, qui fut de son propre aveu “éduqué à mort” : “Je crois que le cancer est une maladie de l’âme qui fait qu’un homme qui dévore tout son chagrin est dévoré lui-même, au bout d’un certain temps, par ce chagrin qui est en lui”62. Comment dès lors intégrer, même dans la spéculation la plus hasardeuse, ces notions biologiques avec le cancer, la personnalité de Rimbaud et son discours poétique ? Possédé comme il l’était par l’imago maternelle, le poète-négociant était-il une personnalité en “faux-self”, simulant l’émancipation, mais dont le vrai Self était en révolte contre sa mère (à l’instar de F. Zorn) ? Cette révolte ne provenaitelle pas d’un désir révulsant de l’union incestueuse avec la mère — ce que la poésie, sur la plan psychique avait réalisée — mais qui, faute d’“anti-corps paternel”, le poussa jusqu’à la migration en Afrique ? Le départ en Abyssinie tint autant d’un “fantasme d’identification” au père que d’une défense contre le maintien de la relation ombilicale et fantasmatique avec Vitalie. Le destin de Rimbaud, profondément masochiste, y compris dans la jouissance de l’auto-destruction, aura ainsi été d’être christiquement un “éternel fils”63… Déliaison, auto-destruction étaient présentes, avant le cancer, nous l’avons dit dans nos premières pages, au creux même de la poésie : oppositions qui se condensent, mots rapprochés porteurs d’une charge explosive, goût pour les oxymores qui soulignent une tension littéraire intense, girations vertigineuses, hyperboles et abondance des adjectifs qualificatifs, tour elliptique qui resserre la pensée, synesthésies et transferts de sensations, vertige sensoriel et hallucination de mots, ruptures 62. Zorn F., op.cit. 63. Michon P, (1991), Rimbaud le fils, Paris, Gallimard.

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de ton (usage du tiret ou de la parenthèse dans la ponctuation qui isole et étrangle le flux psychique), refus de conclure, distorsions tonales, de fond et de forme, déformation de mots anglais, présence fréquente de néologismes, sont autant d’éléments qui illustrent la dé-liaison et la violence pulsionnelle à l’œuvre dans « le corps de l’œuvre » littéraire et dans le corps somatique.

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CONCLUSION “Le poème s’obtient par la coagulation de mots semblables aux gouttes d’un sang épais et noir : sur le linge blanc de la page, le sang qui s’égoutte est celui d’une blessure. Amas de cellules cancéreuses, placenta sanglant, les mots étouffent le langage, l’engorgent... “ Pierre-Jean Jouve, Sueur de Sang, 1933-1935.

Pour rendre compte à Fliess de son travail intellectuel, Freud utilisa en 1899 une étrange métaphore. Ce travail, qui absorbait progressivement toutes ses autres facultés et réceptivités, était pour lui « comme une sorte de tissu néoplasique s’infiltrant dans le tissu humain et qui finit par le remplacer », et d’ajouter : « Je suis entièrement devenu un carcinome »1, celui-ci désignant la “poussée” de l’œuvre en lui et pouvant évidemment faire penser à quelque phénomène de grossesse2. Rapportant ces propos, J. Lanouzière a écrit que cette activité intellectuelle “carcinogénétique” (création hermaphrodite de l’œuvre-fœtus3) permit sans doute au père de la psychanalyse de survivre, trente ans plus tard, à son cancer somatique. Par analogie et sachant que les cancers se développent d’autant plus vite que le terrain hormonal est important, il est possible de se demander si la libido sexuelle “sublimée”, métaphorisée, peut ralentir certains cancers. Or, l’attitude de Rimbaud face au travail intellectuel de création, spécialement en Abyssinie, ne fut pas celle de Freud. Le deuil non-fait, la dépression, le rétrécissement mental, la vie opératoire avec des préoccupations bien matérielles, tout ceci rendit impossible tout “travail métaphorique” et sublimatoire de la pensée et des

1. Lanouzière P., (1983), « Une tache blanche et des cornets couverts d’eschares », Topique, (32), pp. 100-121 (p. 119). 2. Cf. Anzieu D., Le corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, 1981. 3. Miracle de la langue française qui dans « œ » fusionne les voyelles « e » et « o » dans les mots : œuf, fœtus, œuvre comme nous le disions dans une note précédente.

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affects. Aussi, d’un point de vue psychanalytique-psychosomatique, la conséquence de cet état psychique a bien pu être celle d’une somatisation grave. “Ma vie est passée, je ne suis plus qu’un tronçon immobile”, écrit Rimbaud à sa soeur le 10 juillet 1891 de l’Hôpital de la Conception à Marseille. Du fait de la démesure de l’Idéal (A. Green) et de la pathologie de caractère, tout ceci n’avait-il pas été prédit ? A lire Une Saison en enfer on peut le croire : “J’aurais de l’or ; je serai oisif et brutal (...) Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère ! (...) Maintenant je suis maudit, j’ai horreur de la patrie” [patrie à entendre ici comme “matrie”]. “Ah, les poumons brûlent, les tempes grondent ! La nuit roule dans mes yeux, par ce soleil, le cœur ... les membres...” Et ces phrases qui purent aussi bien être celles psalmodiées sur sa civière jusqu’à Warambot : “J’ai soif, si soif ! Ah l’enfance, l’herbe, la pluie, le lac sur les pierres, le clair de lune quand le clocher sonnait douze...” Jusqu’au bout du chemin le Moi-Idéal, forgé dans la fierté maternelle et « coulé » dans le béton du caractère, rendit impossible les compromis et les régressions psychiques qu’impose la vie. Tout dans la vie de Rimbaud risquait la somatisation grave comme le passage à l’acte (la somatisation n’est-elle pas un “acting-in” ?)4. Il faut ainsi voir la période poétique d’Arthur Rimbaud comme une nécessité (ananké) de mettre à distance, tout en la contrôlant incestueusement, l’imago maternelle là où la fonction séparatrice du père avait été défaillante. Puis la proximité affective et émotionnelle avec la mère ayant continué d’être importante, le prix à payer fut de s’en éloigner. Depuis “Adieu” d’Une Saison en enfer, Rimbaud avait prévenu de son départ : “J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels ! Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée !” et encore : “J’ai vu l’enfer des femmes là-bas; — et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.” Depuis l’enfance, l’âme (l’objet Moi/père-perdu) s’était repue d’un amour et d’une haine pour la mère qui ont fini par progressivement phagocyter d’un cancer l’os même du Moi-corps. 4. Je suis conscient de reprendre ici la théorie “toxicologique” et biologique de la libido du début des recherches freudiennes.

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L’amour et la haine de l’or rattrapèrent Rimbaud dans la Chose : l’os. La poésie, l’or, le cancer sont autant de mystiques de la Chose (ein Dingmystik5) que des facettes d’une pulsion de mort s’auto-dévorant/s’engendrant dans l’amour/la haine et l’inceste. Le cancer serait-il, à l’inverse de la mélancolie, une autophagie (une ontophagie ?) du corps par la crypte, celle-ci étant l’analogue de l’héritage d’un gène muté ou une autophagie de l’âme par un fantôme transmis, comme un gène, d’une génération à l’autre ? Dans cette hypothèse, la poésie rimbaldienne n’apparaît-elle pas alors comme un effort désespéré de se délivrer d’une fatalité « cryptuaire » en transcrivant dans le code « scripturaire » de la langue l’écho désiré d’une parole paternelle jamais entendue ? “Contrevie” que cette vie toute tournée vers le désir d’échapper à la fatale attraction maternelle mortifère et son létal idéal. “Contrevie”, contre Vitalie, tout contre, jusqu’à la mort … jusqu’à l’amour puisque, « miracle » de la langue française, ces mots-là conjuguent la réunion des âmes.

5. C’est W. Rehm qui caractérisa la poésie de Rilke de “mystique de la chose”. W. Rehm, (1930), “Wirklichkeittsdemut und Dingmystik”, Logos 19, pp. 297-358, cité par Schanen F. (1996), “La transcendance de l’immanence : trois étapes dans l’itinéraire mystique dans l’œuvre poétique de Rainer Maria Rilke, Poésie et mystique, Paris, L’Harmattan, op. cité, p. 112.

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