MISSION AU FEMININ TEMOIGNAGES DE RELIGIEUSES MISSIONNAIRES 9782503526515, 2503526519

Du premier départ vers les Etats-Unis et l'Ile bourbon, en 1818, à la Révolution russe de 1917, cette anthologie ré

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MISSION AU FEMININ TEMOIGNAGES DE RELIGIEUSES MISSIONNAIRES
 9782503526515, 2503526519

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La mission au féminin

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La mission au féminin Témoignages de religieuses missionnaires au fil d’un siècle (xixe-début xxe siècle)

Anthologie de textes missionnaires publiée sous la direction de

Chantal Paisant

F 2009

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© 2009

FHG– Turnhout (Belgium)

All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2009/0095/85 ISBN 978-2-503-52651-5

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AVANT PROPOS Étudier par les textes l’histoire des implantations catholiques féminines hors d’Europe, c’est aborder un champ de recherches auquel les pays d’accueil accordent parfois plus de prix que les pays d’envoi. Alors que les missions masculines sont souvent et trop injustement critiquées, le souvenir des mères et des sœurs qui ont enseigné, soigné, prié dans les villages les plus oubliés de leur temps reste, de nos jours, vénéré. Permettez-moi de rendre marraine de ce livre une sœur Alix, Franciscaine missionnaire de Marie qui, à Boundgi, village africain situé sur l’Équateur et délaissé par les médecins congolais eux-mêmes, était fêtée comme N’Kâka, c’est à dire grand mère, par tous les villageois dont quelques fils étaient devenus ministres. On ne dira jamais assez que les sœurs, en soulageant les effets du sous-développement, ont surtout développé leurs pays d’adoption. Au xixe siècle, leurs implantations les plus anciennes et les plus nombreuses se trouvèrent dans les pays considérés de nos jours comme de grandes puissances parvenues à maturité ou émergentes – les États-Unis, le Canada, le Brésil, l’Inde, la Chine, le Japon. Dans ces pays dont elles favorisèrent le fulgurant développement, les religieuses d’origine française allièrent de façon étonnante l’esprit d’entreprise et la spiritualité. Les œuvres hospitalières et enseignantes qu’elles fondèrent alors avec l’aide d’innombrables dons laïcs structurèrent l’urbanisme naissant et la société de bourgades, telles Montréal ou Sao Paulo, devenues en un siècle des mégalopoles. Cette géopolitique très particulière tient, en partie au fait que, bien souvent, le milieu laïc bienfaiteur, en France, des œuvres fut beaucoup plus lié au milieu des ingénieurs que des gouverneurs coloniaux. C’est lui qui donna aux sœurs une autonomie que l’éloignement favorisait par ailleurs. À Shanghaï ou à Pékin, l’école ouvroir du Sen-Mou-Yeu, tenue par les Auxiliatrices du Purgatoire ou l’or-

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phelinat des filles de la Charité furent à la fin du xixe siècle et pendant toute la première partie du xxe à la fois des institutions urbaines et des entreprises privées. Parfois, cette autonomie ne fut pas sans revers. Au milieu du xixe siècle, les religieuses du Bon Pasteur implantées en Amérique firent face à des émeutes. Au milieu du xxe les œuvres des sœurs implantées en Chine furent, à l’évidence, des proies. Dans les régions sous influence française, les Antilles, l’Afrique occidentale et orientale, les religieuses hospitalières et enseignantes bénéficièrent, depuis le milieu du xviiie jusqu’au milieu du xxe, de financements publics qui leur donnaient aussi une grande autonomie par rapport à leur hiérarchie ecclésiastique. On sait qu’à Mana, au début du xixe siècle, une mère Anne Marie Javouhey, fondatrice de Saint-Joseph de Cluny, dirigea seule, sans police armée, mais non sans financements, un bourg d’esclaves en voie d’émancipation par le travail organisé. Il est remarquable, cependant, que, dans les régions placées sous administration française, l’autonomie des sœurs fut durement battue en brèche par des prélats jaloux de prérogatives temporelles autant que spirituelles. À la fin du xixe siècle, c’est sous l’autorité des Pères Blancs que le cardinal Lavigerie place étroitement les Sœurs Blanches dont les dots, pourtant, font vivre les œuvres. Avec le développement des conflits coloniaux et bientôt mondiaux, la liberté, jugée parfois imprudente, des écrits missionnaires féminins, est alors placée elle aussi sous contrôle. Au xixe siècle, à une époque où les lettres pieuses échangées par les femmes en Europe, sont souvent doloristes, les lettres, les journaux écrits par de nos « Aventurières de Dieu » ont la saveur de la liberté. Même dans l’épreuve, tout est traité avec l’émerveillement que donnent la découverte et le succès d’entreprises favorisées par l’Esprit-Saint. Entre les deux guerres mondiales, au contraire, les bulletins de la Propagation de la Fois privilégient les documents photographiques de type posés ou officiels, où les sœurs restent souvent auxiliaires du décor. L’aventure des sœurs écrivains missionnaires doit être enfin replacée dans la longue histoire. Elle apparaît alors comme un fait historique d’une importance considérable. Cette épopée, cette œuvre n’ont leur équivalent dans aucune religion ni à aucune autre époque

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de l’histoire chrétienne, ni même de l’histoire humaine tout entière. Les traces qu’elles ont laissées dans les pays d’accueil restent durablement vivantes. À l’heure où la question de la place des femmes se pose de façon cruciale dans l’Institution catholique, la réussite exceptionnelle des Aventurières de Dieu mérite d’être méditée. Élisabeth Dufourcq



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INTRODUCTION ET  PRÉSENTATION C h a nt a l Pa is a n t

Les femmes n’ont pas attendu le xixe siècle pour partir en terres de mission. De façon générale cependant, et jusqu’à la fin du xviiie siècle, le rôle des religieuses est de soutenir les missions par la prière. Des cloîtres féminins s’installent dans l’Amérique espagnole et portugaise, sous l’égide des missionnaires dominicains, franciscains, augustins, jésuites, avec une vocation purement contemplative – sauf exceptions (un pensionnat ouvert dans le couvent), qui ne s’étendent pas. Les Ursulines de Tours et la haute figure de Marie de l’Incarnation, partie au Canada en 1639, à l’appel du père Le jeune, de la Compagnie de Jésus, seront une référence pour les sœurs qui, près de deux siècles plus tard, telle Philippine Duchesne, rêveront d’évangéliser les Indiens d’Amérique. On retrouve les Ursulines, de Rouen cette fois, en Louisiane dès 1727 : elles ont passé contrat avec la compagnie des Indes et partent pour la Nouvelle-Orléans. La mère Marie-Tranchepain de Saint-Augustin, arrivée avec sept professes et une novice, y ouvre un hôpital et une académie qui sera le plus vieil établissement d’instruction féminine aux États-Unis. Ce sont elles qui accueilleront les dames du SacréCœur de Jésus lorsqu’elles-mêmes arriveront pour la première fois aux États-Unis en 1818. Les sœurs de Saint-Joseph de Cluny supplanteront souvent les sœurs de Saint-Paul de Chartres, parties dès le xviiie siècle dans les colonies françaises servir les hôpitaux de la Marine. Dès l’aube du xixe siècle en effet, s’ouvrait une nouvelle page de l’histoire des femmes au sein de l’Église et dans les missions.

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Le xixe siècle, temps fort de l’histoire des congrégations féminines et des missions (bref rappel historique)1 La mission au féminin… Le titre de cet ouvrage décalque celui de Claude Langlois : Le catholicisme au féminin. L’un des phénomènes les plus marquants du xixe siècle, que la scrupuleuse étude chiffrée de Claude Langlois a mis en évidence, est assurément la féminisation du clergé : l’accroissement de l’effectif des sœurs qui l’emporte sur celui du clergé masculin ; leur place dans la société à travers leurs œuvres ; la multiplication et le développement des congrégations féminines dans toute la France. Un autre trait caractéristique du xixe siècle est l’essor des missions étrangères dont les congrégations féminines sont partie prenante. Parler de « mission au féminin » n’est plus en l’occurrence une question de chiffres ; tant s’en faut que le nombre de sœurs dans les missions dépasse globalement celui des hommes. Il s’agit bien plutôt de dire quel y fut leur rôle spécifique et le regard que les actrices ont porté sur leur expérience. Mais avant de décrire la manière dont les sœurs vivent la mission et en témoignent, rappelons, à grands traits, les causes et les manifestations de ce double phénomène qui trouve sa source dans le même contexte post révolutionnaire et va se poursuivre tout au long du siècle. Des fondations féminines pendant quatre-vingts ans Tandis que la vie contemplative dans le cloître s’était largement imposée depuis le concile de Trente comme le modèle de vie parfaite pour les femmes, un autre modèle va s’imposer au xixe siècle : le développement des congrégations féminines à supérieure générale, conjuguant vie religieuse et vie active, commence aux lendemains de la Révolution. La Révolution à cet égard marque une coupure : après le vote du 12 juillet 1790 qui imposait la constitution civile du clergé, les décrets d’août 1792, avec l’interdiction des vœux perpétuels, la nationalisation des couvents et abbayes, la sécularisation forcée des moniales sapait aussi les bases du modèle conventuel. Loin de restaurer l’ordre monastique, le régime bonapartiste va créer le cadre   Voir bibliographie p. 781.

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légal dans lequel les congrégations (anciennes congrégations de sœurs de charité, communautés de filles séculières nées sous l’ancien régime et congrégations nouvelles) pourront se développer  : les décrets des 22 juin 1804 et 18 février 1809 imposent une autorisation officielle, soumise à la condition expresse que les congrégations soient socialement utiles. Ils fixent le cadre de référence des gouvernements suivants. Lorsqu’en 1880, « le temps des fondations se clôt. Celui des congrégations est, lui, à son apogée  »2  : quatre cents congrégations nouvelles se sont fondées de façon quasi ininterrompue ; une forme spécifique d’action religieuse dans la société s’est imposée, à travers écoles, pensionnats, orphelinats, hospices, hôpitaux. De nombreux facteurs contribuent à expliquer le succès du modèle congréganiste, et des congrégations féminines en particulier : le contrat passé avec une Église de France contrainte d’abandonner toute prétention politique pour s’en tenir à sa seule utilité sociale ; la souplesse d’adaptation et l’efficacité des congrégations à répondre aux besoins sociaux, du côté des élites comme des plus pauvres, dans les campagnes et les villes où industrialisation rime avec paupérisation (le mot naît dans ce contexte) ; enfin, si les gouvernements successifs ont globalement favorisé les congrégations féminines, jugées politiquement moins dangereuses, il faut aussi compter avec la capacité des femmes à investir les seuls champs d’action qui leur seront pour longtemps dévolus : l’éducation de l’enfance, le soin aux personnes, la protection sociale. Entre le Concordat (1801) qui assujettissait l’Église de France au pouvoir civil, et le Code civil (1804) qui plaçait la femme mariée sous tutelle de l’époux et assignait les femmes aux tâches domestiques, « c’est dans l’espace étroit ainsi délimité, au sein d’une Église cruellement atteinte, que les chrétiennes vont devoir exister et trouver les formes d’une foi vivante et agissante. »3 Au moment où l’enrichissement des congrégations attire l’attention des pouvoirs publics et où commencent les tracasseries fiscales ; 2   Claude Langlois, Le catholicisme au féminin. Les congrégations françaises à supérieure générale au xix e siècle, préface de René Rémond, Paris, Cerf, 1984, p. 632. 3  Anne-Marie Pelletier, Le christianisme et les femmes, Paris, Cerf (Histoire du Christianisme), 2001, p. 143.



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au moment où sous la Troisième République, la « guerre scolaire » s’engage, la France n’a jamais eu autant de religieuses : en 1808, elles étaient moins de mille trois cents ; en 1880 elles sont plus de cent trente mille, soit près d’une femme sur cent ! Elles sont quelques milliers à l’étranger et notamment dans les pays de mission. Au-delà de la commotion révolutionnaire, la refondation Dans ce phénomène de fondations, les dimensions protestataire et spirituelle sont essentielles. Les violences des années 1790 et leurs répercussions à long terme opèrent un double mouvement inhérent à toute crise brutale : l’ébranlement des consciences et le besoin de refondation, la résistance et le réveil de l’élan apostolique. Les fondateurs et fondatrices de la première génération ont vécu les persécutions, ils ont fait partie des prêtres réfractaires, elles se sont engagées à leurs côtés. Parmi tous ceux qui ont connu la clandestinité, figurent le père Pierre de Clorivière, fondateur des pères du Cœur de Jésus, cofondateur avec Adélaïde de Cicé de la Société des filles du Cœur de Marie ; le père Joseph Coudrin et Henriette Aymer de la Chevalerie, fondateurs des pères et des sœurs de Picpus ; AnneMarie Javouhey, fondatrice des sœurs de Saint-Joseph de Cluny ; le père Varin, Sophie Barat et Philippine Duchesne, à l’origine des dames du Sacré-Cœur de Jésus. Face à ce que l’on nomme alors « le malheur des temps », la fondation se veut réparation des outrages faits au Christ rédempteur. De façon hautement symbolique, la congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie et Adoration perpétuelle du Très-Saint-Sacrement de l’Autel », dite de Picpus, s’installe, en 1804, dans l’ancien couvent des chanoinesses de SaintAugustin, dont le jardin a servi de charnier sous la Terreur aux 1306 guillotinés de la barrière du trône4, parmi lesquels les seize carmélites de Compiègne. Le choix des patronymes, en référence au Cœur blessé et compatissant de Jésus témoigne de spiritualités qui puisent aux sources de la littérature du xviie siècle pour retrouver le sens de la révélation de Paray-le-Monial et de « l’École française de spiritualité » inaugurée par saint Jean Eudes : au Sacré Cœur de Jésus,

4   Ce sont en tout 2765 personnes qui passèrent à Paris sous l’échafaud, du 14 février au 27 juillet 1794.

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elle associe très tôt la dévotion au Cœur immaculé de Marie. Pour les générations suivantes, la référence au temps des persécutions sera le leitmotiv des biographies des premiers fondateurs : elle place au centre de la vie religieuse l’engagement inconditionnel au Christ, l’éventualité du martyre et l’appel pour la mission extérieure. La proclamation du dogme de l’Immaculée Conception par Pie IX (8 décembre 1854), précédée de l’apparition de la Vierge à Catherine Labouré dans la chapelle des filles de la Charité de la rue du Bac (1830), suivie des apparitions de Lourdes (1858), puis de Pontmain (1871) ; la béatification de Marguerite-Marie Alacoque (1864) sont la reconnaissance officielle d’une sensibilité religieuse qui traverse le siècle et à laquelle la consécration du genre humain au Sacré Cœur, non baptisés compris, par Léon XIII (encyclique Annum sacrum 1899), donne sa plus large expression. L’exil des prêtres et l’appel à la mission Sous la Terreur quelque 30 000 prêtres s’exilent, en Europe et outre-mer. Dès 1790, Pierre de Clorivière, qui sera le premier provincial de France des Jésuites au moment de leur rétablissement (1814), prévoit son départ pour le Maryland et la reconstitution de la Compagnie à partir de la mission américaine. Le rêve missionnaire se nourrit des échanges avec les prêtres exilés au Canada et aux ÉtatsUnis : les Sulpiciens s’y réfugient en 1791, les Trappistes de dom Augustin de Lestrange, en 1803. Le séminaire des Missions étrangères de Paris garde ses ancrages en Chine et sa procure londonienne sert de transit aux prêtres émigrés. Les uns et les autres, dès que le climat politique le permet, viennent en France prêcher sur les missions et faire des émules. Certaines de ces rencontres furent décisives dans la vocation de futures fondatrices et sœurs missionnaires. Anne-Marie Javouhey (1779-1851), fille de gros cultivateurs bourguignons, future fondatrice des sœurs de Saint-Joseph de Cluny, à dix-neuf ans se consacre à Dieu au cours d’une messe clandestine (1798), fait ses premiers essais de vie religieuse chez les sœurs de la Charité de Besançon, récemment fondées par Jeanne-Antide Thouret (1800) : c’est là qu’elle fait l’expérience d’une vision confiée plus tard à une sœur et qui datera pour elle le moment de l’appel missionnaire ; dom Augustin de Lestrange, rencontré plus tard en Suisse, à Valsainte, authentifiera sa vocation.

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Philippine Duchesne (1769-1852), fille d’un notable grenoblois engagé de la première heure dans la lutte révolutionnaire, future pionnière des dames du Sacré-Cœur de Jésus au Missouri et en Louisiane, rachète le couvent des Visitandines de Sainte-Marie d’enhaut, d’où elle avait été expulsée avec ses sœurs par les décrets de 1792. Le mémoire de sa vocation missionnaire, qu’elle confie à Sophie Barat, avant un départ sans retour pour les États-Unis, fait état d’une vision où elle se voit elle aussi entourée d’enfants « tout noirs ». La rencontre avec Mgr Louis-Guillaume Dubourg, prêtre sulpicien exilé aux États-Unis en 1792, après le massacre perpétré dans sa maison, et venu en France chercher des renforts pour son évêché de Louisiane et des Florides, décide du départ de Philippine outre Atlantique (1818). La mobilisation des laïcs et le rôle des publications missionnaires Sous la Restauration, tandis que les évêques de France donnent la priorité à la mission intérieure (mille cinq cents missions sont organisées dans les villes et les bourgs entre 1815 et 1830), des laïcs se mobilisent pour soutenir les missions extérieures. Les Missions étrangères de Paris fondent en 1817 une association de prières « pour demander à Dieu la conversion des infidèles, la persévérance des chrétiens qui vivent au milieu d’eux et la prospérité des établissements destinés à propager la foi. » Une femme, Pauline Jaricot, en assure le relais à Lyon et organise des collectes pour les missions. Cinq ans plus tard, se crée à Lyon l’Association de la propagation de la foi (1822). De nombreuses éditions vont propager dans les foyers l’idée missionnaire. Les Missions de la rue du Bac, orientées vers l’Asie, publient de Nouvelles Lettres édifiantes des missions de la Chine et des Indes orientales (1818-1832) ; l’Association de la propagation de la foi publie des Nouvelles reçues des Missions, qui prendront en 1825 le titre d’ Annales de l’Association de la propagation de la foi – en 1885, elles tireront à 250 000 exemplaires ! À partir de 1843, l’œuvre de la Sainte enfance, fondée par Mgr Charles de Forbin-Janson pour financer des orphelinats dans les pays asiatiques, a aussi ses annales. Plus tard, la revue illustrée Les Missions catholiques, lancée en 1868 pour faire contre-point au succès de la revue laïque du Tour du monde, diffuse dans les foyers ses planches d’histoire naturelle, les statistiques des missions, les récits des aventures missionnaires et le décompte des dons. 14

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L’émulation créée par les associations et publications ont eu une influence directe sur certaines fondations. En 1846, Marie-Françoise Perroton (1796-1873), de Lyon, lit dans les Annales de l’Association de la propagation de la foi une lettre des pères Maristes, datée de 1842 et demandant de pieuses dames pour aider les femmes de l’île Wallis (aujourd’hui Ouvéa). Elle part aussitôt et débarque le 26 octobre 1846 ; elle a 50 ans ; elle vivra vingt-sept ans dans les Iles Wallis et Futuna. Douze ans après son arrivée, dix autres laïques arrivent, dont quatre font partie du Tiers ordre de la Société de Marie. Elles organisent des communautés de jeunes filles, donnent un enseignement de base, catéchisme, couture, cuisine, jardinage, artisanat local. Neuf sur les onze termineront leur vie comme religieuses du Tiers ordre de la Société de Marie, devenu régulier. Il sera relayé par la congrégation des sœurs missionnaires de la Société de Marie, en 1931. Françoise Perroton et ses compagnes recrutent des sœurs indigènes et seront à l’origine de plusieurs congrégations religieuses indigènes. Les premiers prêtres de l’Océanie centrale sont ordonnés en 1886. Un exemple du rôle mobilisateur de l’association lyonnaise nous est donné par celles qui vont devenir les Franciscaines de la Propagation de la foi. Dans les années 1840, l’abbé Moyne, curé de Couzon, au Mont d’or, rassemble une poignée de jeunes ouvrières de la soie affiliées à l’œuvre ; une vie conventuelle s’organise, elles s’agrègent en Tiers ordre franciscain (en 1844) avec pour vocation de donner un tiers du revenu de leur travail à la Propagation et de prier pour les missions. Il n’est pas d’entrée de jeu question de départs. Mais l’opportunité se présente en 1847, lorsque le père Planque, supérieur de la société des Missions africaines de Lyon, demande des sœurs pour le Dahomey. Quatre d’entre elles partent en 1868, puis d’autres en 1875. Une rupture s’étant opérée, le père Planque crée avec les sœurs qui l’ont suivi une autre congrégation, Notre-Dame des Apôtres  ; les Franciscaines de la Propagation de la foi, quant à elles, partiront plus tard à Lahore (1901-1902) sous l’égide des Capucins. Le plan de Dieu et le combat pour le salut des âmes Dans les premières décennies du siècle, l’urgence du salut du monde motive plus que jamais la mission. Là où l’idéologie révolutionnaire opère une césure dans la continuité du temps, renvoie le

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passé à un « Ancien Régime », la mission catholique s’inscrit dans le mouvement d’une histoire universelle marquée du sceau de la volonté divine, dont elle est l’œuvre même, et s’inscrit dans la filiation à longue portée de la mission donnée aux Apôtres. La mission s’inscrit dans une «  eschatologie commencée  » par la Passion christique, poursuivie à travers les persécutions de ceux qui œuvrent pour le Royaume et qui trouvera son terme dans la parousie, une fois achevée l’évangélisation des nations. Interprétés à la lumière de l’eschatologie chrétienne, les événements révolutionnaires ne sauraient court-circuiter l’inéluctable plan divin et une expansion évangélique dont les coups d’arrêt ne peuvent qu’être momentanés et localisés. L’avantpropos du premier recueil des Nouvelles reçues des missions, rédigé par Pauline Jaricot (1822), est porteur d’une conviction dont la visée se déploie jusqu’à la fin des temps : C’est la destinée de la religion, comme l’astre du jour, de faire le tour du monde pour l’éclairer et le vivifier ; elle visite successivement, et non à la fois, mais dans l’ordre que son Tout-Puissant auteur a voulu, les régions de l’orient, du septentrion, du couchant et du midi. Sa course lui est tracée depuis longtemps ; il faut qu’elle la poursuive et qu’elle l’achève sans qu’aucun obstacle puisse l’arrêter jamais : le ciel et la terre passeront avant que passe la parole de celui qui a dit : « Cet Évangile du Royaume sera annoncé dans toutes les parties de l’univers habitable ».

Vécue comme un combat pour la conquête des âmes livrées à l’empire de Satan, la mission, avec ses dangers et ses inconnues, apparaît comme la forme par excellence de l’abandon à la volonté divine et le plus sûr moyen de faire son propre salut. Le séminaire des Missions étrangères de Paris, avec sa chapelle des martyrs, exalte un absolutisme missionnaire inspiré des Béatitudes (« Bienheureux les persécutés »). Dès l’aube du siècle, au moment où le Concordat entre en application, Chateaubriand avait publié le Génie du Christianisme (1802) et promu la figure du missionnaire romantique, « porté par une impulsion sublime  », bravant l’adversité pour rejoindre aux extrémités du monde Esquimaux, Iroquois, Arabes et Tartares, nanti de son seul chapelet. L’impact en fut considérable, autant que celui des Lettres édifiantes et curieuses des Jésuites des xviie et xviiie siècles, qu’il réhabilite et qui connaîtront de nombreuses rééditions sous le premier Empire. Comme nous le verrons, la perspective du martyre 16

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hante bon nombre de correspondances de sœurs missionnaires ; elle n’est pas seulement un fait de génération et pourra aller de pair avec une organisation missionnaire concertée. Sous le pontificat de Pie IX, la canonisation de vingt-trois martyrs japonais des xvie et xviie siècles et la béatification de deux cent cinq autres (en 1862 et 1867) en maintient la flamme, en achevant de donner du prestige aux missions dans les milieux catholiques. Prête à affronter tous les obstacles, la volonté de diffuser l’Évangile vers tous les peuples du monde entend être porteuse d’un message d’amour, dont témoignent, par exemple, les directives de Marie de Jésus, supérieure de la Société de Marie Réparatrice, à ses compagnes, parmi lesquelles Hélène de Chappotin, future supérieure des Franciscaines missionnaires de Marie engagées auprès des plus pauvres : Sans crainte ni des dangers, ni de la souffrance, ni des fatigues, nous vivrons donc partout où la charité de Jésus-Christ voudra bien nous appeler, et protégées par Marie, notre mère, nous nous dévouerons avec joie au service de Notre Seigneur, traversant les mers pour dire aux contrées les plus lointaines le nom de Jésus, sa miséricorde, son amour, comme aussi la tendresse du cœur de Marie et sa puissance auprès de Dieu5.

L’engagement pour un progrès social Si l’élan missionnaire prend les accents d’un combat eschatologique du Bien contre le Mal, il est aussi un engagement contre les maux de la société. Avec des orientations différentes selon le charisme de la congrégation, régénérer la société par l’éducation de l’élite (le Sacré-Cœur) ou soulager les misères, éduquer les pauvres (sœurs de l’Immaculée Conception de Castres) peut aussi aller de pair (chez les Picpuciennes). La classe gratuite s’allie toujours au pensionnat et souvent le précède. La compassion qui motive la mission intérieure et extérieure s’inscrit dans la longue filiation de saint Vincent de Paul et des filles de charité, et du choix préférentiel de saint Jean Eudes en faveur des plus pauvres. Relayée au xixe siècle 5   Lettre du 2  juillet 1862, citée par Marcel Launay, Hélène de Chappotin et les Franciscaines missionnaires de Marie, Paris, Cerf Histoire, 2001, p. 70.



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par des laïcs comme Frédéric Ozanam, fondateur de la Société de Saint-Vincent-de-Paul (1833), elle trouve son expression dans maintes Providence, Miséricorde et autres congrégations placées sous le patronyme de saint Joseph. Pour Anne-Marie Javouhey, les œuvres sociales, de soin et d’éducation, portées par les sœurs de Saint-Joseph de Cluny visent à restaurer les plus délaissés (de l’infirme à l’homme noir), dans leur dignité. Dans la seconde moitié du siècle, la référence aux ordres mendiants du Moyen-âge, saint Dominique et surtout saint François (dont Léon XIII proclamera la modernité dans l’encyclique Auspicato, en 1882), devient prépondérante et multiplie les fondations de congrégations dominicaines et franciscaines. Pour Hélène de Chappotin, (Marie de la Passion, de son nom de religion) la collecte des dons ne doit pas empêcher les Franciscaines missionnaires de Marie de vivre de leur travail ; l’action sociale ne se réduit pas à des œuvres de bienfaisance mais vise à créer, dans les pays les plus éloignés, des ateliers viables au service de la promotion sociale des femmes. Avec toute la complexité de ses motivations, cette expansion missionnaire à l’échelle de l’Église universelle est encouragée par le Saint-Siège. La politique missionnaire du Saint-Siège Les agissements de Napoléon Bonaparte à l’égard du Saint-Père – Pie VI, surnommé « le pape martyr », emprisonné par les troupes françaises ; son successeur Pie VII (1800-1823) spolié de ses États pontificaux annexés à la France, déporté à Savone puis à Fontainebleau (1809-1814) – ont soudé les catholiques français autour du souverain pontife. La concurrence des missions protestantes stimule les catholiques et contribue également à les rapprocher de Rome. Pour tous les artisans de la mission, il ne peut y avoir de salut que dans l’Église véritable, catholique et romaine, porteuse de la seule vérité. Les Annales de la propagation de la foi invitent les catholiques à se mobiliser pour faire contrepoids aux sociétés bibliques qui se multiplient et « sèment l’erreur sur toutes les parties du globe » (1823). Aux yeux d’une Cléonisse Cormier, première missionnaire des sœurs de Picpus en Amérique latine, les suppôts de Satan sont tout à la fois les sansculottes et les Anglais. 18

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À peine a-t-il recouvré sa liberté, Pie VII restaure la Compagnie de Jésus (1814) et réorganise la Sacrée congrégation de Propaganda fide (1817). Le cardinal Mauro Capellari élabore la doctrine missionnaire pour le xixe siècle, en tant que préfet de la Propagande (1826-1831), puis comme pape, sous le nom de Grégoire XVI (18311846). Son encyclique Sollicitudo ecclesiarum (1831) affirme l’indépendance de l’Église face aux anciens patronats. Il organise les territoires de mission attribués aux différents instituts missionnaires. Les lettres demandant des religieuses seront le plus souvent signées par des vicaires apostoliques relevant de l’administration de la Propagande qui assure la dimension largement internationale des départs. Tandis que les missions protestantes s’étaient lancées depuis longtemps dans la lutte contre l’esclavage, la lettre apostolique de Grégoire XVI, In supremo (1839) condamnant la traite, et l’instruction Neminem profecto (1845) visant à promouvoir un clergé indigène, confortent les intuitions de missionnaires catholiques déjà engagés pour la « cause des Noirs », tels le père Libermann, supérieur des pères du Saint-Cœur de Marie, futur supérieur des pères du Saint-Esprit, et, vingt ans plus tôt, Anne-Marie Javouhey. Le long pontificat de Pie IX (1846-1878) est marqué par le virage conservateur de celui qui fut d’abord salué par Victor Hugo, devant la Chambre des pairs (1848), comme le pape des droits de l’homme et qui va devenir le pape du Syllabus (1864), rejetant en bloc les idées libérales : rationalisme, matérialisme, darwinisme, et autres « hérésies » comme la liberté de conscience et de culte. Si cette radicalité antimoderniste ne pouvait éviter le risque d’enfermer l’Église dans une position de citadelle assiégée, l’engagement de Pie IX pour la défense de l’Église catholique s’est aussi traduite par la création de nombreux diocèses aux États-Unis, la refondation du patriarcat latin de Jérusalem et des concordats avec des États européens (Espagne, Portugal, en 1851 et 1857) et d’Amérique du Sud (Costa Rica et Guatemala en 1852, Nicaragua, Venezuela, Équateur, en 1861-62). Dans les années 1880 et suivantes, la politique missionnaire de Léon XIII (1878-1903) s’inscrit dans la perspective ouverte par Grégoire XVI et la Sacrée congrégation de Propaganda fide, malgré des difficultés avec certains États, continue à faire référence à l’instruction de 1845 (elle-même dans la mouvance de celle de 1659).

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L’évangélisation doit être indépendante des pouvoirs politiques et passer par des Églises locales : La foi catholique n’aura pas son avenir assuré parmi les Indiens et son progrès sera incertain tant que fera défaut un clergé composé d’indigènes convenablement formés aux fonctions sacerdotales, qui soient capables non seulement d’aider les missionnaires, mais de convenablement gérer par eux-mêmes les intérêts de la religion dans leurs propres cités. (Lettre apostolique Ad extremas, du 24 juin 1893, sur la fondation de séminaires dans les Indes).

Sur les pas de catholiques sociaux comme Frédéric Ozanam, Léon  XIII se saisit aussi de la question ouvrière et dénonce les ploutocrates qui assujettissent «  l’infinie multitude des prolétaires ». L’encyclique Rerum novarum (1891) met en forme la doctrine sociale de l’Église, à partir des expériences de catholiques engagés dès les années 1820. La mission ad gentes s’inscrit dans une stratégie d’ensemble qui fait de l’Église l’agent du salut et le fondement de la vraie civilisation. Parmi les motivations du projet missionnaire, la conviction d’un christianisme libérateur, vecteur d’éducation et de moralisation des peuples, joue un rôle décisif. Elle trouve son fondement théologique dans le mystère de la Rédemption où « Le pouvoir du Christ atteint aussi tous ceux qui vivent en dehors de la foi chrétienne  » et s’exerce sur tous par l’enseignement de la vérité, l’exercice de la justice et surtout par l’amour (Encyclique Annum Sacrum, 1899). Elle se concrétise dans des œuvres sociales, dont les congrégations féminines sont tout particulièrement porteuses. Les compromissions entre colonialisme et missions ont été maintes fois dénoncées. De toute évidence, dans le contexte de la montée des impérialismes, l’idée de mission civilisatrice entrait en convergence avec les arguments humanitaires du projet colonial et la conviction partagée de la valeur universelle de la civilisation européenne pouvait aisément conjuguer catholicisme avec nationalisme. L’alliance des intérêts et des visées est cependant loin d’aller toujours de soi. À Mana, Anne-Marie Javouhey donne du fil à retordre aux colons, et réciproquement… De façon plus générale, les autorités coloniales, civiles (dans les pays indépendants) et ecclésiales sont pour les femmes autant de dépendances à affronter. 20

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Un déploiement sur tous les continents Sans chercher en aucune manière à être exhaustif, prenons la mesure de la diaspora qui au fil du siècle va répandre les sœurs sur tous les continents. L’appel vers les missions mobilise des ordres anciens comme les filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul, qui se consacraient depuis 1633 à soigner la misère dans les faubourgs et villages indigents. Elles rejoindront les Lazaristes à Constantinople (1839) où elles ouvrent une école  ; elles créent des œuvres hospitalières à Smyrne (1839), des œuvres hospitalières et scolaires à Beyrouth, l’année suivante, puis à Jérusalem (1889). Elles seront en Algérie (1842), à Alexandrie (1844). Les dames de Saint-Maur, fondées par le père Barré en 1666, sous le nom de sœurs de l’Instruction charitable du Saint-Enfant-Jésus, répondent à l’appel des frères des Écoles chrétiennes et vont ouvrir des pensionnats féminins à Malacca, en Malaisie (1854), à Singapour (1859), au Japon (1872). Les sœurs de Saint-Paul de Chartres reprennent leurs activités dans les hôpitaux de la Marine ; nous les retrouverons dans les bagnes de Guyane. Dès la Restauration, le ministère de la Marine et des Colonies requiert les services d’une congrégation nouvellement fondée, SaintJoseph de Cluny. Les filles d’Anne-Marie Javouhey iront ouvrir des maisons sur toutes les rives de l’ancien empire colonial français : Antilles et Guyane, Océan indien, comptoirs de l’Inde, Sénégal. De façon concomitante et dans la première moitié du siècle, l’action missionnaire s’oriente vers le nouveau monde. Les dames du Sacré-Cœur sont les premières à partir aux États-Unis (1818), suivent les sœurs de Saint-Joseph de Lyon (1836), puis celles de Sainte-Croix du Mans (1843 et 1846). D’autres départs outre Atlantique s’échelonnent dans les décennies suivantes  : les sœurs de Saint-Joseph de Moutiers (1854), celles de Saint-Joseph du Puy (1866), et d’autres encore. Entre temps, les sœurs des Sacrés-Cœurs de Picpus se sont embarquées pour le Chili (1838), le Sacré-Cœur s’est installé au Québec (1842). D’autres congrégations s’implantent sur le pourtour de la Méditerranée. La congrégation de Saint-Joseph de l’Apparition, fondée par Émilie Vilar à Gaillac (en 1831), s’installe d’abord dans l’Algérie nouvellement conquise (1835-1843) puis se réoriente vers la Méditerranée orientale : de Tunis à la Palestine, à Beyrouth, à Malte ;

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en Égypte elles fondent des hôpitaux et des écoles pour des filles de toutes religions, juives, chrétiennes, musulmanes. D’autres congrégations les rejoignent en Terre sainte : les dames de Nazareth en 1853, les dames de Sion (fondées en 1843), vouées à la conversion des Juifs, en 1856. Le Bon-Pasteur d’Angers (fondé par Euphrasie Pelletier en 1829) crée un pensionnat d’élite au Caire en 1845 ; et entre 1843 et 1868, treize ateliers-refuges, pour des filles « perdues » aux États-Unis. À partir des années 1840, l’horizon missionnaire s’élargit vers l’Asie, le continent africain, le Pacifique. Les sœurs de la congrégation lyonnaise de Jésus-Marie fondent des maisons à Agra (1842) et Bombay (1850) ; implantées par ailleurs dans différents pays d’Europe, elles seront ensuite au Canada (1855) et aux États-Unis (1877). Les filles de la Charité, déjà citées, sont à Macao en 1844 ; SaintJoseph de l’Apparition envoie des sœurs en Malaisie (1847) et s’aventure jusqu’en Birmanie, en Australie ; le Bon-Pasteur d’Angers ouvre une nouvelle maison à Bangalore (1854)  ; les Auxiliatrices du Purgatoire rejoignent les Jésuites en Chine (1867). À la demande des pères du Saint-Cœur de Marie, les sœurs de l’Immaculée Conception de Castres, fondées en 1836 par Émilie de Villeneuve, partent pour le Sénégal (1847) ; les Oblates de l’Assomption sont en Afrique du Sud (1849) ; les tertiaires maristes, déjà évoquées, embarquent pour l’île Wallis (1857) ; la Sainte-Famille de Bordeaux envoie des sœurs au Basutoland (1862). À partir des années 1860, la dynamique missionnaire entraîne des congrégations jusqu’alors implantées uniquement en France : les Petites sœurs des pauvres de Jeanne Jugan (fondées en 1839) partent en Algérie (1860) et aux États-Unis (1868) ; les filles de la Sagesse, en Haïti (1875), les sœurs de Portieux en Indochine et Mandchourie (1876)  ; les Religieuses de l’Assomption (fondées en 1839 et déjà implantées dans différents pays européens) partent au Nicaragua et aux Philippines (1892), puis au Salvador (1895). De nouvelles congrégations se créent spécialement pour les missions  : Notre-Dame des Missions, fondée à Lyon, par Eugénie Barbier (1861) ; les Sœurs Blanches missionnaires d’Afrique, du futur cardinal Lavigerie (1869) arrivent à Alger la même  année  ; les Missionnaires de Notre-Dame des Apôtres, fondée (en 1876) par le père Planque, se consacreront à l’Afrique occidentale et fondent des 22

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léproseries. Une scission au sein de la Société de Marie-Réparatrice entraîne la création, en Inde, à Ootacamund (diocèse de Coimbatore), des Franciscaines missionnaires de Marie (1877), dont nous reparlerons. Globalement, jusqu’en 1880, l’ouverture vers l’extérieur ne concerne que 20% des congrégations féminines. Certaines se contentent d’une ou deux maisons hors de France. D’autres au contraire ont atteint à cette date une stature internationale et ont des provinces en pays de mission. Parmi les plus importantes : l’une ancienne, les filles de la Charité, avec plus de la moitié de leurs maisons hors de France ; trois nouvelles, les dames du Sacré-Cœur de Jésus et le Bon-Pasteur d’Angers (fondé en 1839), avec également la moitié des maisons hors de France, les Petites sœurs des pauvres dont les trois-quarts des établissements sont hors de France. Mais l’internalisation vaut pour de plus petites congrégations, comme les sœurs de Jésus-Marie et les sœurs de Picpus. À la fin du siècle et à l’aube du xxe, la politique de laïcisation de la Troisième République, la vague anticléricale qui trouve son apogée dans les lois de 1901 et 1904, vont brutalement précipiter le mouvement, en obligeant à s’expatrier des milliers de prêtres, religieux et religieuses, vers les pays limitrophes et aussi les plus lointains. L’ouvrage dirigé par Patrick Cabanel, dans cette même collection, témoigne d’un exil forcé des congrégations religieuses, féminines et masculines, qui contribua de fait au rayonnement missionnaire du catholicisme français6. Le témoignage des sœurs de huit congrégations Même en se limitant aux congrégations féminines les plus importantes, les plus concernées par l’essor missionnaire, vouloir rendre hommage à chacune aurait obligé à un échantillonnage de courts extraits, au risque de ne faire connaissance avec aucune. Nous avons fait le choix inverse : ne retenir que quelques congrégations repré  Lettres d’exil, 1901-1909, Les congrégations françaises dans le monde après les lois laïques de 1901 et 1904, sous la direction de Patrick Cabanel, éd. Brepols (collection Anthologie de textes missionnaires), Turnhout, Belgique, 2008. 6



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sentatives et rejoindre les sœurs à des moments clés d’une aventure collective où des figures méconnues se découvrent. Huit congrégations pour un voyage en trois temps Outre les plus anciennes, les sœurs de Saint-Paul de Chartres (1624), les congrégations retenues représentent trois générations : fondées dès les premières décennies, le Sacré-Cœur de Jésus (1800), les sœurs des Sacrés-Cœurs de Picpus (1800), Saint-Joseph de Cluny (1806) et Saint-Joseph de Chambéry (1817)  ; au milieu du siècle, l’Immaculée Conception de Castres (1836, dites sœurs bleues) et les filles du Saint-Cœur de Marie (1858), exemple de congrégation africaine ; enfin les Franciscaines missionnaires de Marie (1877). L’ouvrage est conçu comme un voyage en trois temps : des envois et adieux à la traversée maritime, qui est en elle-même une aventure ; de la découverte du pays de mission, du choc de l’arrivée aux premières installations ; aux œuvres en cours en leurs multiples champs d’action. La traversée du siècle nous conduit des tout premiers départs de sœurs missionnaires, vers les territoires français et le Missouri, en 1817-1818, à la révolution russe de 1917 ; elle est ponctuée par d’autres événements historiques, comme l’expulsion des religieux catholiques de Madagascar (1883-86), la révolte des Boxers et les martyres de Chine (années 1890), l’irruption de la montagne Pelée (1902). D’un continent à l’autre, nous retrouverons les sœurs de Saint-Joseph de Cluny, tour à tour, en route pour Bourbon, puis au Sénégal, à Madagascar, en Martinique, en Guyane ; les sœurs du Sacré-Cœur et celles de Picpus nous emmènent dans les nouveaux mondes, ÉtatsUnis et Amérique latine ; dans les pas des Franciscaines missionnaires de Marie, nous allons en Chine, au Japon, au Congo belge, au Maroc. Leurs œuvres permettent quelques gros plans sur des questions sociales et culturelles majeures : l’éducation des filles dans la classe des pauvres et les pensionnats chics des sœurs de Picpus et du Sacré-Cœur à Valparaiso et Santiago du Chili ; la formation des femmes dans les ouvroirs des Franciscaines missionnaires de Marie ; les conditions de travail et l’état de la médecine, dans les hôpitaux de la Marine française où officient les filles d’Anne-Marie Javouhey et d’Émilie de Villeneuve, les léproseries du Japon où se dévouent celles de Marie de la passion ; 24

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la question indienne aux États-Unis où des sœurs du Sacré-Cœur se consacrent à la mission des Potawatomi  ; l’histoire des bagnes de Guyane où œuvrent les sœurs de Saint-Paul de Chartres ; celle de la libération des esclavages noirs, à travers les missions du Sénégal (sœurs bleues) et la colonie de Mana (Saint-Joseph de Cluny). Écrire en mission, écrire pour la mission La volonté d’entendre le témoignage des actrices a commandé le choix des fonds documentaires dont les archives privées des différentes congrégations constituent la source essentielle. Les textes rassemblés offrent aussi un voyage à travers la diversité des formes d’écriture. Si le style dépend des personnalités et niveaux de culture – de forts tempéraments et discrètes sensibilités s’y révèlent – il va aussi de soi que les contenus et le ton diffèrent selon le statut de l’auteur et ses destinataires. Nous avons retenu quelques lettres de fondatrices supérieures générales : lettres « d’envoi », instructions et lettres de soutien aux missionnaires parties au loin. Mais les écrits des sœurs sur le terrain de la mission sont très largement privilégiés. Pour celles qui partent, écrire en mission est à la fois un devoir et une nécessité vitale, dictés par la volonté, du côté du supériorat, d’assurer à travers les grandes distances la cohésion de l’organisation centralisée ; et du côté des expatriées, par le désir (et le plaisir) de conter l’aventure, de transmettre une expérience, l’attente de directives et le besoin de maintenir les liens affectifs et identitaires avec les sœurs de France et les parents. On écrit aussi pour promouvoir la mission en interne et, progressivement, en direction d’un lectorat extérieur. Les pratiques d’écriture s’institutionnalisent rapidement. Elles constituent souvent un article des statuts de la congrégation. Aux exhortations ferventes et spontanées d’Anne-Marie Javouhey, à deux sœurs en partance pour Cayenne en 1824 (« Écrivez-moi souvent, je vous en prie », « Adieu encore une fois, rassurez-moi, je vous en prie7. ») succèdent de plus strictes consignes imposées par l’accrois7   Lettre du 19 septembre 1824, aux sœurs Tharsille Salingre et Marie-Thérèse Ray, en partance pour Cayenne, Recueil des lettres de la Vénérable Anne-Marie Javouhey, fondatrice et supérieure générale de la congrégation de Saint-Joseph de Cluny, Paris, éd. du Cerf, t. 1, 1994, p. 163..



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sement de la congrégation. À titre d’exemple, citons ce passage d’une lettre d’Émilie de Villeneuve, en date du 3 avril 1854, au moment où ayant démissionné de ses fonctions, elle est chargée par la nouvelle supérieure générale, mère Hélène Delmas, de la correspondance avec les sœurs d’Afrique : Afin de les simplifier, pour vous et pour nous, il sera entendu que la Révérende Mère et moi pourrons nous communiquer mutuellement vos lettres quand il n’y aura pas à la tête de la première page le mot « seule » qui doit être écrit lisiblement, soit que les lettres traitent d’affaires, soit d’intérieur. […] Pour la correspondance entre sœurs, il faut la rendre un peu générale, ne pas écrire toujours aux mêmes sœurs, seraient-elles conseillères. Les distinctions et préférences nuisent à la charité8.

Face au risque de schismes, rares mais non toujours évités, la régularité des correspondances peut seule maintenir l’unité de corps et d’esprit. Dans une circulaire au 12 juin 1886, Marie de la Passion exhorte ainsi les Franciscaines missionnaires de Marie à prendre la plume : Je vous recommande à toutes, mes chères filles, un très grand zèle pour la correspondance. Plus je vais, plus je prie, plus l’expérience m’éclaire, et plus je suis certaine que l’obéissance, l’union avec l’autorité majeure et la correspondance fréquente et active entre nous toutes sont l’unique moyen de prospérité et de stabilité pour un institut missionnaire. Jetées aux quatre coins de monde, ou nous serons divisées contre nous-mêmes, ou nous ne ferons qu’un cœur et qu’une âme. Dans le premier cas nous nuirons aux prêtres, aux chrétiens, aux œuvres, à nous-mêmes. Dans l’autre, nous ne serons pas naturelles, mais surnaturelles9.

De ce devoir d’écriture, la supérieure générale donne elle-même l’exemple, impulsant l’esprit de l’œuvre et de la mission dans les ­communautés les plus éloignées. On a peine à imaginer la tâche épistolaire de la supérieure générale, au centre de toutes les correspondances dans une organisation internationale : les archives du 8   Citée dans Albien, Beatificationis et canonizationis servae Dei Ionnae Aemiliae de Villeneuve, positio super virtutibus 2, Congregation pro causis sanctorum, officium historicum, p. 550, Roma, 1984, ACIC. 9  Archives générales des FMM, Rome. 

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Sacré-Cœur conservent 14 000 lettres de Sophie Barat, celles des Franciscaines missionnaire de Marie ne comptent pas moins de 26 462 lettres de Marie de la Passion ! parmi lesquelles ses 940 lettres-journaux, imprimées et adressées à toutes les supérieures de maisons aux quatre coins du monde. Du côté des sœurs, écrire en mission, face à la multiplicité des autres tâches, est souvent un temps pris sur le sommeil. On écrit à la hâte, en économisant le papier qui pèse et les frais d’expédition, et dans les premiers temps de la fondation souvent sur des installations de fortune que les sœurs se plaisent à évoquer. On écrit au rythme des bateaux qui partent et déjà dans l’attente de réponses qui prendront des mois. L’apparition des premiers navires à vapeur dans les années 1840, fébrilement espérée, va progressivement raccourcir l’espace-temps entre les expatriées et la maison mère. De l’intime aux publications grand public Trois cercles d’écriture se dessinent, selon les destinataires. D’abord les correspondances réservées à la supérieure générale : centrées sur la vie quotidienne et communautaire, elles donnent les nouvelles des santés, disent les conditions matérielles, les tracas et les progrès de la mission, consultent sur les décisions à prendre, apportent des informations sur le pays de mission. Elles disent aussi le souci de la conformité à la règle commune. Elles livrent les troubles de l’âme, les difficultés relationnelles, les solitudes. Sur ce registre des correspondances privées, nous avons également retenu des lettres aux parents. Dans le deuxième cercle figurent les textes destinés à une lecture partagée au sein des différentes communautés de la congrégation. Ce sont les journaux de voyage, en mer et dans le pays étranger pour rejoindre le lieu de mission. Ce sont aussi, beaucoup plus exceptionnelles, les lettres-journaux de Paule Lapique, de l’Immaculée Conception de Castres, qui se donnent à lire comme une sorte de « feuilleton » de la vie quotidienne et aventureuse de la sœur missionnaire. De façon beaucoup plus générale, les journaux de maison relèvent d’un genre codifié, destiné à rendre compte des pratiques religieuses et communautaires. Strictement factuels et impersonnels, ils apportent aussi de précieux détails sur la vie des sœurs et des pensionnats, les relations avec les habitants, les prêtres et autres expa

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triés. Avec les lettres annuelles, rédigées par la secrétaire de la mission, revisitées par le secrétariat général en vue d’une publication interne, un autre souci, historiographique, se fait jour : il s’agit cette fois de faire mémoire des événements marquant l’histoire des maisons, au fur et à mesure de l’organisation des provinces. C’est dans cet esprit que Saint-Joseph de Cluny lancera son Bulletin d’abord manuscrit puis imprimé (1886). Les sœurs du Sacré-Cœur impriment aussi leurs lettres annuelles. Au fur et à mesure de l’expansion de la congrégation et de l’avancée du siècle, les écritures féminines de la mission passent de l’intime à la conquête de l’espace public. En 1927 (au-delà des limites de cet ouvrage), Saint-Joseph de Cluny lancera une revue bimensuelle destinée au grand public, Au service du Maître de la moisson. À l’instar des célèbres Annales de la Propagation de la Foi, elle sera sous-titrée Annales de la congrégation de Saint-Joseph de Cluny. Dans ce troisième cercle, ouvert au large public des lecteurs et donateurs potentiels, figurent les Annales des Franciscaines missionnaires de Marie. Inaugurées en 1886, elles constituent une innovation : ce sera la première revue trimestrielle émanant d’une congrégation féminine spécialement conçue pour la mission ad gentes, avec pour rôle de drainer des fonds pour les œuvres et pour le noviciat. Marie de la Passion conçoit la production écrite comme une entreprise, inscrite dans une économie d’ensemble visant l’autonomie financière de l’institut ; les produits des ouvroirs, dont les publications font « la réclame », en font partie. Dès 1889, les sœurs, initiées à la typographie et à la lithographie, ont leur propre imprimerie à Vanves, d’où sortent différentes revues et les ouvrages de « la Bibliothèque missionnaire franciscaine ». Nous faisons aux Annales des Franciscaines missionnaires de Marie une place de choix, en croisant, pour comparaison, ces pages empreintes d’exotisme et de ferveur avec des lettres inédites, écrites parallèlement par les mêmes sœurs et où se livre ce qui précisément ne peut se dire au grand jour. Les mémoires autobiographiques, écrits à l’initiative de l’auteur, ou parfois à la demande d’un supérieur, représentent un genre moins fréquent. Nous lirons ici de larges extraits des Souvenirs de Cléonisse Cormier, sur l’implantation des premières maisons des sœurs de Picpus au Chili et les Souvenirs de Russie de Marie-Anastasie Girard. Les premiers, testament d’une éducatrice passionnée, sont demeurés 28

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jusqu’ici inédits  ; les seconds, récit des tribulations des  sœurs de Saint-Joseph de Chambéry prises au piège de la révolution russe, sont restés enfouis dans les archives de la congrégation jusqu’en 1988. Le récit autobiographique de mère Rosalie Chapelain qui va devenir la première maîtresse du noviciat des sœurs du Saint-Cœur de Marie, également inédit, constitue une autre pièce originale, écrite en l’occurrence par une sœur sans beaucoup d’instruction. Des envoyées face aux réalités Qu’elles ne soient pas des femmelettes qui s’écoutent, se comptent pour quelque chose ; il faut du courage, de la bonne volonté. Je n’ai pas besoin de vous répéter ce que nous avons dit tant de fois, qu’il faut garder près de nous les sujets les plus faibles. Vous m’entendez ? Non pas toutefois pour les emplois essentiels. Pour les colonies, il ne faut rien de médiocre, parce que le changement est difficile, et puis pour l’exemple10.

Telles sont les recommandations que fait Anne-Marie Javouhey à la mère Clotilde Javouhey, pour la formation des novices et le choix des partantes. Qu’elles soient filles de saint Joseph ou de saint François, sœurs du Sacré-Cœur ou de l’Immaculée Conception de Castres, les envoyées partent souvent fort jeunes, après le noviciat. Elles ont dans leur bagage les connaissances requises pour l’instruction des filles et les savoir-faire de base pour l’assistance aux malades  : les sœurs de Saint-Joseph de Cluny font un «  stage  » à l’hôpital de Beauvais avant de partir ; de façon générale les hospitalières ont une formation très empirique et leur faudra attendre la fin du siècle avant de recevoir une véritable formation d’infirmière. Elles n’ont que très rarement le choix de leur destination (Marie de la Passion ne demande des volontaires que pour les missions particulièrement dangereuses, comme les léproseries). La connaissance du pays où elles vont est purement livresque. Pour des sœurs formées dans l’enclos protégé du noviciat et qui ont rêvé du grand ailleurs à travers les récits des missionnaires, le manuel de géographie du Crozat, voire Chateaubriand, le choc des réalités est rude. 10   Lettres du 30 novembre 1822, et de mai 1822, Recueil des lettres de la Vénérable Anne-Marie Javouhey, 1994, p. 141 et 110.



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Le père Libermann prévient les sœurs de Castres : « Les chères sœurs doivent se mettre en garde contre une idée trop imaginaire de la mission. En imagination toutes les peines et les sacrifices des missions sont belles. » Les supérieures en les envoyant vers l’inconnu savent que les sœurs ne peuvent s’attendre à rien de ce qu’elles auront à vivre et la première recommandation est l’abandon à la Providence. Il leur faudra dans tous les cas une vocation solide, du sens pratique, de la santé et, de fait, une capacité à accueillir l’imprévu à toute épreuve. Le voyage maritime avec tous ses dangers – ceux de la mer (que bien des sœurs découvrent) et ceux des conversations avec ces messieurs de la Marine – est l’épreuve probatoire. Après les émois de la traversée, le voyage dans le pays intérieur, sur des bateaux à vapeur remontant le Mississipi ou le Fleuve jaune, à pied plus souvent qu’en hamac ou palanquin sur des sentiers scabreux du Congo ou du Chen-si, est la seconde épreuve, chargée d’aléa. Certaines relations, remarquablement écrites, sont de véritables épopées, comme le voyage d’Anna du Rousier et ses sœurs du Sacré-Cœur, de New York à Santiago du Chili, en passant par l’isthme de Panama à dos de mulet…  ! Le voyage pour rejoindre le lieu de mission sera pour bien des sœurs l’unique grand voyage de leur vie et l’un des rares moments où elles découvrent (avec effroi et ravissement) les paysages, rencontrent les autres missions et prennent la mesure du « champ du Seigneur à moissonner » – le nombre des âmes abandonnées à évangéliser… Entre la mission imaginée et la réalité des tâches qui s’imposent à l’arrivée, l’écart est souvent grand. Parties pour évangéliser les Indiens, Philippine Duchesne devra attendre vingt-trois ans avant de les rejoindre : les pensionnats et classes externes vont essentiellement accueillir les filles des migrants européens. Appelées par les pères du Saint-Esprit au Sénégal, pour instruire les fillettes noires, les sœurs de l’Immaculée Conception de Castres, prêtes à se donner « toutes à tous », selon la maxime de saint Paul, devront aussi se rendre « bonnes à tout faire » : lingères, infirmières, lavandières, pharmaciennes, ravaudeuses, couturières, sacristines, chargées du linge d’Église et du vestiaire des prêtres missionnaires, hôtesses d’accueil dont la table est censément toujours ouverte. Paule Lapique, comme les Franciscaines au Japon, décrivent ces tâches 30

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officieuses avec un égal humour, le même sens du dévouement et aussi de l’économie. Les questions d’intendance sont une préoccupation constante. Dans les anciennes colonies françaises, où les sœurs officient dans des services publics, hôpitaux et écoles, le ministère de la Marine assure le transport, meuble les maisons des sœurs, leur verse des émoluments avec la ration de pain. En 1822, Anne-Marie Javouhey obtient ainsi du ministère un abonnement annuel reconductible prévoyant des frais de route et de trousseau pour les partantes et une allocation de 200 F par sœur dans les colonies, destinée au noviciat qui doit ainsi pouvoir assurer à tout moment les sujets demandés11. Ceci étant, le traitement des sœurs hospitalières en poste (500 F par an) représente le quart du salaire d’un agent de service de santé12. Pour toutes les œuvres indépendantes du gouvernement français, la bourse donnée aux partantes par la maison mère est parcimonieuse et les aides éventuelles en provenance des organisations de soutien aux missions soigneusement comptées. Philippine Duchesne utilise sa fortune personnelle et fait appel aux générosités familiales. Chez les sœurs du Sacré-Cœur ou de Picpus, un temps vient où les pensionnats des villes pourront, comme ils le doivent, donner une part de leur bénéfice au secrétariat général qui les redistribue. Mais dans les débuts, et pour toutes, le premier défi est d’assurer le quotidien : installer la première maison (ou case sommaire) en attendant de pouvoir bâtir, défricher, planter un jardin, construire la buanderie, assurer un petit élevage, sont des métiers qui s’apprennent sur le terrain. Les correspondances des premières parties tirent vite les leçons de l’expérience :

11   Lecuir-Nemo Geneviève, Anne-Marie Javouhey, fondatrice de la congrégation des sœurs de Saint-Joseph de Cluny (1779-1851), Paris, Karthala (Mémoire d’Églises), 2001, p. 96-98. 12   Voir les analyses comparées dans Élisabeth Dufourcq, Une forme de l’expansion française, les congrégations religieuses féminines hors d’Europe de Richelieu à nos jours. Histoire naturelle d’une diaspora, thèse d’Étude politique d’habilitation à diriger les recherches, Paris, Librairie de l’Inde, 1993, t. 1, p. 221-222.



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Dites donc bien à celles qui viendront de s’attendre à la pauvreté, non en projet, non en désirs peu éprouvés, écrit Philippine Duchesne à l’assistante générale en France, mais en effet. 13 Que les sœurs qui veulent venir en mission apprennent à faire la lessive, à la laver même pour l’enseigner à nos négresses, à faire la cuisine, à cultiver le jardin selon le temps et les saisons, à planter les choux, à soigner les malades, écrit Pauline Lapique, et qu’elles tâchent, s’il se peut, de nous apporter des remèdes pour empêcher de mourir, les noirs sont venus nous en demander. (journal, 16 août 1848).

Sœurs soignantes, à l’hôpital de la Marine de Dakar ou dans les léproseries du Japon, il faut savoir se rendre présente à soixante hommes dans une salle de trente lits « où tout répugne à la nature », et panser les plaies dans les sordides yadoyas où croupissent les lépreux. Sœurs enseignantes, comme les Picpussiennes ou les sœurs du SacréCœur au Chili, il faut savoir attirer les premières pensionnaires, obtenir des subventions et autorisations des notables locaux, susciter les faveurs d’un éventuel donateur, affronter la concurrence des autres pensionnats. Sous les différentes latitudes, il faut aussi faire face aux vicissitudes du climat, catastrophes naturelles et économiques, inondations, tremblements de terre, disettes… et maladies en nombre. Jusqu’à la découverte de Pasteur (1887), il n’y a aucun moyen de lutte contre les épidémies : diphtérie, fièvre jaune, choléra… déciment les populations et fauchent hardiment dans les rangs de missionnaires. Loin de toute considération philosophique, les écrits des sœurs font entrer de plain pied dans la réalité quotidienne. Elles narrent comme elles œuvrent, au jour le jour, avec la même vaillance, mêlant la louange au Seigneur aux détails prosaïques, s’activant sans compter les fatigues, sans omettre non plus de dire l’épuisement qui menace et les questions que posent l’adaptation au pays et ses mœurs.

13   Lettre à mère Bigeu, Saint-Charles, 25 avril 1819, CIII USA Foundation, HauteLouisiane, vol. 1, Lettres intéressantes, arch. SCJ.

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Regards sur les peuples du monde et adaptations culturelles Dans les textes destinés à circuler, il faut aussi savoir dire vrai sans décourager personne, ni les vocations, ni les donateurs. À cet égard, le regard porté sur le pays et ses mœurs répondent aux attentes des lecteurs : distraire, instruire, émouvoir. Selon la tradition des Lettres édifiantes et curieuses des Jésuites, les Annales des Franciscaines mêlent le détail curieux (les habitudes alimentaires et les fêtes traditionnelles au Japon), le réalisme (les soins aux lépreux) et l’édifiant (le baptême du mourant). Les visites protocolaires (la réception chez l’archevêque de Santiago, racontée par la picpucienne Anna Gauthier, le « palais » du roi vu par Pauline Lapique) sont l’occasion de descriptions pittoresques où le désir de dépayser et d’amuser, de justifier la mission en décrivant les rites païens, est marqué au coin d’une condescendance qui conforte les mentalités de l’époque. Le regard des sœurs sur les mœurs locales est largement porteur des préjugés européens sur les autres cultures. Ce regard-là n’est pas systématique non plus. Pauline Lapique souligne le zèle des musulmans qui pour être dans l’erreur n’en font pas moins leurs devoirs religieux avec une exactitude dont les Blancs devraient bien prendre exemple. En Afrique, l’image du Blanc corrompu dont il faut protéger l’indigène influençable traverse la littéraire missionnaire – les sœurs ne font pas exception ; les mariages mixtes « à la mode du pays », tout juste le temps de séjour de l’Européen expatrié, leur arrachent des soupirs indignés. Aux États-Unis, l’évocation des Indiens de la mission jésuite par les sœurs du Sacré-Cœur n’échappe pas au mythe du Paraguay et s’enchante des métamorphoses opérées par la conversion des « Sauvages », et Philippine Duchesne attribue les misères des Indiens livrés à eux-mêmes à la fois au paganisme et aux ravages du whisky. Qu’il s’agisse des Noirs ou des Indiens, au-delà de formulations paternalistes, et banales à l’époque, qui agacent nos sensibilités modernes (« nos pauvres noirs délaissés », « nos pauvres indiens », de même qu’elles disent « nos pauvres lépreux ») ; au-delà de stéréotypes ethnocentristes, le regard des sœurs sur l’homme de couleur, loin des préjugés racistes environnants, exprime aussi la conviction profonde d’une fraternité en Dieu : « Les Bangolas ne sont pas beaux… mais ce sont de bons travailleurs et surtout des âmes pour lesquelles Notre Seigneur a voulu mourir. » Les sœurs sont les premières à envisager d’accueillir des

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postulantes noires ou indiennes (parfois contre l’avis prudent de leur supérieure, telle Sophie Barat). Une vraie curiosité pour la culture étrangère se manifeste aussi. Le journal des sœurs de Saint-Joseph de Cluny à Madagascar décrit avec intérêt et sans jugement de valeur, l’enterrement de la reine Rasoherina et le couronnement de Ranavalona II. Le pays se déchiffre dans ses contrastes : les sœurs du Sacré-Cœur au Chili s’émerveillent de la magnificence des églises et liturgies dans les villes, et constatent la misère des églises et chaumières, dans les campagnes. Cléonisse Cormier narre avec bonheur les festivités organisées pour le pensionnat de Santiago par les autorités locales, les recettes culinaires et mœurs de table, et tout ce qu’elle n’a pu voir dans la clôture du couvent, elle l’emprunte hardiment à l’officier de la Marine et écrivain Max Radiguet, pour mieux convaincre de la beauté et du génie littéraire pays. La nostalgie, il est vrai, embellit les Souvenirs, mais la mère Cormier a aussi à cœur de montrer que le caractère des Chiliens et Chiliennes n’est pas ce qu’on croit, vu de France. L’adaptation culturelle commence par l’apprentissage de la langue. L’internalisation progressive de l’ordre facilitera les choses, sans permettre d’entrée de jeu ni partout de relever tous les défis. Dans les missions des Indiens d’Amérique ou celles des noirs du Sénégal ou du Congo, l’évangélisation se fait dans les langues vernaculaires. Les travaux savants sont du ressort des prêtres missionnaires qui établissent des dictionnaires et grammaires des langues locales ; les sœurs quant à elles s’ingénient dans les douleurs et les rires à apprendre du Wolof ou du Potawatomi pour les chants et les prières. Ailleurs on apprend l’anglais ou le castillan pour les leçons et la pharmacopée en japonais ! Dans tous les pensionnats et classes des pauvres, l’instruction se donne dans les langues nationales, les élèves sont les institutrices. Chez les Franciscaines, les échanges interculturels sont un principe de base des ouvroirs et en assurent le succès. Les techniques occidentales puisent ingénieusement aux sources des traditions artisanales et matières premières disponibles : en Chine et au Japon, on élève les vers à soie, on développe des ateliers de tissage ; au Maroc, on fait des tapis de laine à la mode berbère, on copie les dessins anciens de la célèbre collection de la Kasbah de Rabat ; à la NouvelleAnvers, on initie les novices à l’imprimerie, on édite le récit de la 34

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passion traduit par les pères en langue vernaculaire ; et pour l’exportation, on envisage le tissage en raphia « qui serait peut-être recherché en Europe ». « Dans tous les pays, il faut se faire à leurs usages, coutumes, lorsqu’ils n’attaquent pas l’institut, dit Sophie Barat. Notre esprit nous l’impose comme chez les Jésuites. » Chez les dames du SacréCœur, comme chez les sœurs de Picpus, le plan d’étude à la française, qui flatte les classes aisées, intègre aussi l’histoire et la géographie du pays ; on tient ferme sur le règlement du pensionnat, mais l’on marque les fêtes nationales, l’on adapte des détails de l’uniforme. S’implanter durablement suppose de déchiffrer rapidement la complexité sociale, gagner la confiance des parents impose de régler ses comportements sur les mentalités locales : la mère Galitzin, provinciale du Sacré-Cœur aux États-Unis, recommande la plus grande attention aux différences de statuts et susceptibilités de classe (selon que l’on s’adresse aux « Américains », « Créoles » ou esclaves). Plus que tout, il convient d’éviter tout jugement critique qui blesserait l’orgueil national et de laisser penser que l’on chercherait à influencer les convictions religieuses des enfants de familles protestantes ; l’éducation morale doit primer sur l’instruction religieuse. Ceci étant, les mœurs locales peuvent aussi entrer en tension avec l’objectif de la mission : le souci d’éducation des filles se heurte aux volontés de parents qui les enlèvent de la pension à douze ans (aux États-Unis) et aux pratiques de mariages précoces (en Afrique). L’identité communautaire et l’unité à l’épreuve du dépaysement Avec le devoir d’obéissance, les supérieures générales n’ont de cesse de rappeler la fidélité à la règle, expression de l’identité congréganiste, garant de l’unité entre les membres de la communauté et voie de sainteté : N’oubliez pas combien, aussi, il est important que vous soyez bien fidèles à la règle : c’est le seul moyen d’avancer dans la perfection et de remplir d’ailleurs la mission que le Seigneur, dans sa miséricorde, a daigné vous confier. (Marie de Villeneuve) Mes chères petites, on ne convertit pas si on ne donne pas le bon exemple. Emportez donc avec vous la résolution énergique d’être toujours obéissantes, étroitement unies à vos supérieures […] Avant tout, restez filialement soumises, à votre supérieure générale ­quelle



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qu’elle soit. C’est elle qui reçoit l’autorité du vicaire de Jésus-Christ et par elle que vous restez unies étroitement à Jésus lui-même, soyez aussi des âmes de charité, de prière, d’humilité, de silence et de règle. En un mot de vraies mineures séraphiques […]. (Marie de la Passion)

En ce domaine, l’adaptation aux différents contextes est plus qu’étroite. Dans ces congrégations de vie active le modèle conventuel reste prégnant et, le siècle avançant, la clôture s’affirme comme la marque du statut religieux. Les sœurs tiennent à la clôture, malgré une difficile conciliation avec la vie apostolique. Cela ne va pas non plus sans débats ni tourments de conscience, lorsqu’une sœur du Sacré-Cœur, supérieure de maison aux États-Unis, croit devoir céder aux instances des parents et des pensionnaires éprises de liberté et refuse la stricte observance imposée par les nouvelles Constitutions (1827) ; ou lorsque une sœur Bleue au Sénégal, Paule Lapique, doit courir après ses élèves qui s’enfuient… ! Les sœurs veillent à maintenir la régularité des exercices religieux en toutes circonstances (même sur le bateau), et chez les sœurs de Picpus, l’adoration du Saint Sacrement nuit et jour. Les assouplissements de la règle, jugés nécessaires, font l’objet de négociations contrôlées en haut lieu. C’est ainsi qu’une Émilie de Villeneuve fait part des décisions prises en Conseil, suite aux questions posées par les sœurs d’Afrique, concernant la difficulté « dans la mauvaise santé de garder dans la journée le silence comme en France » : Il a été décidé que notre Révérende Mère autoriserait chaque supérieure à accorder une petite récréation dans l’après-midi quand elle le croira utile et selon la saison, la disposition de corps et d’esprit des sœurs, leurs occupations ; quelquefois même dans la matinée, mais seulement une demi-heure chaque fois et dans un seul lieu où chacune devrait se rendre autant que possible. Il faudra faire autoriser ces dispenses de la règle par le supérieur ecclésiastique et en user avec modération et pour le bien et, par la suite, garder mieux le silence dans la journée et que ce ne soit pas des occasions d’avoir des conversations peu conformes à la règle.

Chez les sœurs de l’Immaculée Conception, il est admis qu’en mission, un petit goûter puisse être accordé dans la matinée, et pas seulement dans l’après-midi comme en France : « Chacune dans sa maison fixera les heures et les choses qu’on peut manger selon ce 36

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qu’elle croira le mieux, en n’oubliant pas l’esprit de mortification que doit avoir une religieuse. 14» Dans les statuts du Sacré-Cœur, le souci des santés octroie officiellement aux missionnaires un régime d’exception que les sœurs ne s’accordent pas toujours – mais on verra sœur Xavier se dispenser de faire maigre le vendredi, avec la bénédiction de l’évêque. Si comme le dit Anne-Marie Javouhey, la règle est « la boussole » pour se diriger, seul le maintien de l’esprit intérieur, fait d’humilité et de prière, peut assurer l’union des cœurs et des esprits en fraternité. Cor unum, anima una in corde Jesu : la devise du Sacré-Cœur vaut pour toutes. Mais l’exil confronte chacune à sa vérité et le dépaysement met naturellement à nu ces « petites misères provenant des caractères qu’il ne faudrait pas embarquer » (mère Rosalie Javouhey). Le climat épuise les nerfs. Dans un contexte où la mission ad gentes est globalement vécue comme un combat contre les forces du Mal, les maillons faibles sont parfois perçus par les sœurs comme les brèches où Satan s’insinue dans leurs propres rangs. Les supérieures des communautés expatriées disent les troubles de santé et les maladies de l’âme, le souci de maintenir l’harmonie du groupe et les perturbations relationnelles, s’inquiètent des têtes qui s’égarent et tiennent aussi à rassurer la supérieure générale sur la solidité des liens et la ferveur partagée. La fierté de l’habit distinctif – aussi inadapté puisse-t-il être parfois ! – galvanise les énergies. Les rituels communautaires (la fête de la supérieure générale, le choix des dates d’ouverture du pensionnat qui place l’œuvre sous les hospices des saints patrons), nourrissent les liens affectifs et spirituels et le sentiment d’appartenance à un même corps. On est frappé, mais ceci n’est pas propre aux femmes, par le ton très personnel des lettres adressées à la supérieure générale. Ce n’est pas seulement le fait d’une congrégation familiale comme Saint-Joseph de Cluny où les trois sœurs de la fondatrice sont supérieures de maisons. Cela tient en partie à l’attachement de la supérieure générale à l’égard de ses pionnières, les premières envoyées vers des contrées encore inconnues. Mais de façon générale, si l’expression varie selon   Lettre du 3 avril 1854, Albien, Beatificationis et canonizationis servae Dei Ionnae Aemiliae de Villeneuve, positio super virtutibus 2, Congregation pro causis sanctorum, officium historicum, p. 551-552.  14



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les cultures communautaires, plus sobre chez les sœurs du SacréCœur, plus lyrique chez les Franciscaines, les sentiments filiaux s’expriment intensément, mêlant l’affection et la déférence. Dieu seul ! … Seules en Dieu Tenir ensemble, maintenir l’esprit de l’œuvre dans les tribulations ne serait possible sans la conviction profonde d’être au service d’une œuvre voulue par Dieu dont elles ne sont que les instruments ; sans la confiance que l’œuvre se poursuivra, en dépit de l’adversité et de leur propre faiblesse. La source de joie est là – force du faible. On trouvera rarement dans les correspondances des sœurs une vue d’ensemble sur les progrès de l’œuvre missionnaire à l’échelle du pays ; les nouvelles que Philippine Duchesne donne de la constitution progressive des diocèses aux États-Unis sont exceptionnelles. La vision politique relève du supériorat général et plus souvent encore des pères. Le propos des sœurs s’inscrit, quant à lui, dans le cadre étroit de la maison et des tâches qui leur sont dévolues. C’est là, dans le labeur quotidien, avec ses succès modestes, ses déboires et ses tracas, dans le « martyre de peine » (Philippine Duchesne), que la joie s’exprime étonnamment : avec un mélange de pragmatisme et d’enthousiasme, au sens fort, où humilité se traduit dans l’humour à l’égard de soi-même et la foi en la Providence dans l’accueil des moindres consolations. « Quand on a bien l’esprit à sa vocation, les sacrifices, les peines, les tribulations sont un aimant qui attire l’âme et l’attache à son devoir » ; « nous ne changerions pas notre position pour l’état le plus prospère du monde » écrit Paule Lapique. Chacune le dit avec ses mots. Le rire fuse jusque dans les circonstances les plus périlleuses (l’incendie criminel de la maison de I-Tchang-Fou raconté par mère Marie de Jésus, fmm). C’est vers un héroïsme qualifié de « surnaturel », « un abandon entier à tous les genres de sacrifices, quelque coûteux qu’ils puissent être à la nature » que la direction spirituelle des supérieures générales veut porter les sœurs. En bannissant par avance toute tentation de gloire personnelle, elle sollicite, en tout discernement, l’aveu des peurs de l’inconnu et la reconnaissance des souffrances affectives : « Pour Dieu et pour Dieu seul, il faut tout sacrifier », dit Rosalie Javouhey au moment de la séparation – ce « déchirement de la séparation » dit sœur Céleste Dumont, partie à vingt ans. Le long cheminement de Marie Agnès de Saint-Jean-Baptiste vers l’inaccessible 38

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Chen-si sera un douloureux voyage intérieur où celle qui devait simplement accompagner ses sœurs comprend que ce sera pour elle un voyage sans retour et l’accepte en toute obéissance. L’exaltation qui peut paraître artificielle dans des épisodes où somme toute il n’y eut pas mort d’homme, contraste avec la sobriété du style aux moments les plus tragiques. Lorsque les rebelles assiègent Talca et que les balles sifflent dans la maison des sœurs du Sacré-Cœur au Chili ; lorsque les Franciscaines et les sœurs de SaintJoseph de Chambéry sont confrontées à la révolution russe et que la famine, le typhus et la grippe espagnole sévissent ; lorsque les rues de Moscou, Odessa, Saint-Pétersbourg sont le théâtre de combats sanglants et que les sœurs accueillent les malades et blessés dans leur maison ; c’est alors que le courage et les capacités de résistance se mesurent en actes. « Nous étions sans aucun secours, mais Dieu était avec nous. » écrit la mère Marie Mélanie-Rose. Tenir l’œuvre aussi longtemps qu’il se peut, quelque prix qu’il en coûte : coupée de toute correspondance avec la France, la mère Girard se fera sujette russe pour garder encore deux ans son école menacée de fermeture. Gardienne de l’œuvre de Mana bâtie par Anne-Marie Javouhey, sœur Isabelle Marion fera face, pendant près de trente ans, aux colons avides et à l’administration coloniale. Demeurées seules, après l’expulsion des catholiques de Madagascar, en 1883, les novices et postulantes de Saint-Joseph de Cluny (toutes malgaches) vivent leur règle, sans sacrement, sans autre ressource que l’aumône des fidèles ; tandis que des laïcs fervents, constituant «  l’union catholique  », maintiennent leur foi, en l’absence de prêtres, pendant trois ans, jusqu’au retour des missionnaires français. « S’il faut mourir, nous mourrons  ! » : le chant du départ des Franciscaines missionnaires de Marie prépare à l’éventualité d’une mort qui place la mission tout entière sous le signe du don absolu de soi et dont la littérature missionnaire a multiplié les visages. En arrivant au Japon, les Franciscaines savent qu’elles marchent sur les pas des premiers martyrs du xviie siècle. Instruites par les pères du SaintCœur de Marie (qui en ont déjà fait la dure expérience), les sœurs Bleues n’ignorent pas que l’Afrique est le tombeau des Blancs. Mais la réalité court au devant des imaginaires – les Franciscaines de Chine auront leurs martyrs de sang ; les fièvres de Guyane emportent jour après jour les sœurs de Saint-Paul de Chartres. Ni les unes ni les autres

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ne bravent la mort – dans les hôpitaux et léproseries, on prend les précautions d’usage à l’époque. Et au moment de l’épreuve, les sœurs trouvent les mots pour dire en vérité le deuil, l’angoisse tout humaine et le sens du sacrifice. La mort s’éprouve et s’accueille dans l’accompagnement d’une petite sœur franciscaine qui meurt à peine arrivée sur les rives du fleuve Congo : « La volonté de Dieu contre laquelle nous ne pouvons rien nous crucifie bien cruellement ; cependant qu’elle soit faite pour que son règne arrive sur nous et sur nos pauvres noirs du Congo. » La mort s’envisage des jours durant, dans l’horreur glaçante des cachots de Léline où la mère Girard est enfermée ; dans l’effroi de l’éruption de la montagne Pelée où les sœurs de Saint-Joseph de Cluny seront ensevelies ; et se vit en communion avec le Christ à Gethsémani. Dans la lente marche vers la grande vieillesse, pour Philippine Duchesne la mort qui s’achemine est l’offrande de la solitude aux marges d’une œuvre que d’autres poursuivent, l’apprentissage de l’ultime déprise dans la trahison du corps et de la mémoire, l’attente du face à face avec Dieu, dans la prière et les dernières correspondances avec les êtres chers, jamais revus. Les femmes dans les missions, voie d’exception et miroir du temps Actrices de l’histoire des missions, souvent témoins privilégiés d’événements historiques, les sœurs qui écrivent (les sœurs dont les archives ont conservé les textes), pour la plupart sont ou seront des supérieures de maison. Avec des personnalités aussi diverses que marquées, ce sont des femmes de passion, de foi et de désir, à mille lieues de l’image stéréotypée, et anticléricale, de la « bonne sœur » aigrie et routinière. Habitées par une culture de l’effacement de soi, qui en rapportant à Dieu tout le mérite de l’œuvre accomplie ne diminue en rien le sens de la responsabilité, elles ont aussi pleine conscience de participer, et précisément en tant que femmes, à une entreprise hors du commun. Auxiliaires de la mission ou missionnaires à part entière ? S’il est un regard partagé, c’est bien celui que les sœurs portent sur les missionnaires (entendons ici les prêtres missionnaires), objet d’une 40

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admiration sans faille qui ne va pas cependant sans lucidité sur le rôle d’ « auxiliaires de la mission », sinon de servantes des missionnaires que ces messieurs leur donnent parfois à jouer. La tutelle masculine est évidemment plus prégnante lorsque la congrégation a été fondée par un ordre masculin ou lorsque les sœurs sont directement attachées sur le terrain à une mission masculine, telles les sœurs bleues, appelées au Sénégal par les pères du Saint-Cœur de Marie. Mais dans tous les cas, les sœurs dépendent de la tutelle canonique de l’ordinaire et les conflits d’autorité avec la hiérarchie ecclésiale ne sont pas rares. Les supérieures générales les plus soucieuses d’affirmer leur autonomie de décision dans le développement des œuvres en terres de mission, et d’obtenir pour leur congrégation un statut de droit pontifical, telles Marie de la Passion, Anne-Marie Javouhey (dont le conflit avec l’évêque d’Autun est célèbre), Sophie Barat (par ailleurs très liée aux Jésuites), n’ont de cesse de recommander à leurs sœurs au loin la plus grande prudence dans les relations aux prêtres, et de les prémunir contre les tentations de prise de pouvoir masculines et les risques de division qui s’insinuent dans les confessionnaux. Si le droit canonique jusqu’à Vatican II reste relativement flou concernant le statut des sœurs dans les missions, le discours commun réserve le tire de « missionnaire » aux hommes et considère les sœurs comme des forces de second rang. À cet égard, la mission au féminin, pour avoir été la voie d’expression de grandes personnalités, est aussi le miroir du temps. Mais quels que soient les préjugés et leur propre humilité, les sœurs ne se sentent pas moins partie prenante de l’œuvre missionnaire. Tout en célébrant l’héroïsme des prêtres qui s’aventurent dans le pays profond et reviennent « tout déguenillés » se faire panser par leurs soins, tout en étant conscientes de leur rôle d’humbles « décrotteuses de bottes » (comme le dit un jour, et non sans quelque amertume, Philippine Duchesne), il arrive qu’elles se qualifient ellesmêmes de « missionnaires », et ce, même en dehors des ordres féminins dont l’appellation en arbore explicitement le qualificatif15. Les

15   Cinq en tout, tous fondés dans la seconde partie du siècle, dont quatre à l’initiative d’ordre masculin pour assister les pères : Notre-Dame des Missions fondée à l’instigation de la Société de Marie (1861), les sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique (1868) et les Missionnaires de Notre-Dame d’Issoudun (1874/1882), collaboratrices des Pères Blancs, les Missionnaires de Notre-Dame des Apôtres (1876) du père



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occurrences sont d’autant plus significatives des représentations attachées à la figure du missionnaire qu’elles sont rares. Le fait de tout quitter pour suivre le Christ : « Jésus qui demande beaucoup de moi me traite déjà en vraie missionnaire, en taillant à grands coups tous les fils qui peuvent retenir ce pauvre cœur qu’il veut tout à Lui. » dit une Franciscaine ; la précarité matérielle : « Toutes ces aventures doivent être familières à une religieuse missionnaire qui n’a pas de demeure stable sous le soleil », une sœur bleue ; et avant tout le salut des âmes. C’est ainsi que Marie de Villeneuve exhorte le zèle des partantes  : « Apôtres de Jésus-Christ, ne soyez pas infidèles à notre sublime mission ». Paule Lapique renchérit : « Une pensée nous électrise, nous religieuses missionnaires, nous travaillons pour le salut des âmes ». La reconnaissance officielle du travail des femmes dans les missions sera lente. Ce sont les Américaines qui prennent l’initiative d’un « Comité missionnaire mondial des femmes chrétiennes » et organisent à Londres, en 1888, la Conférence missionnaire œcuménique où pour la première fois les femmes prennent la parole ; puis celle de New York en 1900, où une section spéciale pour les femmes est créée. « Faire au moins aussi bien sous le rapport de la science » Cela n’empêche pas les sœurs d’être pleinement conscientes d’œuvrer pour la promotion des femmes, en scolarisant les filles, en apprenant des métiers aux plus pauvres, en créant des écoles normales pour former des institutrices du pays. Les supérieures générales se soucient de leur formation professionnelle. Dès 1825, Anne-MarieJavouhey crée à Bailleul, une école normale pour former les enseignantes destinées aux pensionnats. Elle envisage une pharmacie normale pour initier les hospitalières à la pharmacopée et à l’usage des simples. Mais ce n’est qu’en 1900 que les infirmières de SaintJoseph de Cluny, formées à l’Institut Pasteur, étudient les processus de contamination des maladies tropicales et passent l’examen (sans valeur officielle) proposé par l’association des dames françaises  :

Planque, collaboratrices de la société des Missions africaines de Lyon, et enfin les Franciscaines missionnaires de Marie (1877).

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« Faire mieux que les autres sous le rapport du dévouement ne nous dispense pas de faire au moins aussi bien sous le rapport de la science », déclare fièrement une sœur, consciente de braver les préjugés à la fois sexistes et antimodernistes. De fait, dans un contexte où les lycées laïcs de jeunes filles, ouverts par Camille Sée depuis 1881, sans latin ni philosophie, ne donnent toujours pas accès au baccalauréat et se contentent d’une « initiation » aux sciences naturelles, censées dessécher l’esprit féminin, que des religieuses suivent un enseignement à la pointe des dernières découvertes scientifiques constitue une petite révolution culturelle ! De façon générale cependant, la professionnalisation des sœurs suivra lentement le rythme de la législation française concernant l’instruction des femmes. Les sœurs enseignantes pour lesquelles la lettre d’obédience tenait lieu de certificat d’aptitude (Loi Falloux de 1850) passeront le brevet dans les années 1880, sous la pression de la laïcisation. Les dames du Sacré-Cœur auront, au noviciat de Conflans, leur école normale supérieure, en 1896, quinze ans après la création de celle de Sèvres (conçue comme un couvent laïc…). En 1898, l’ouvrage de Mme Laroche16, (de la congrégation Notre-Dame), témoignant, après avoir vaillamment passé le brevet simple et le brevet supérieur, de la difficulté pour une religieuse astreinte à la clôture d’acquérir une culture intellectuelle, fera scandale dans le milieu ecclésial. Il n’y a pas non plus de formation théologique pour les religieuses avant la fin du XIXe siècle. À l’école des correspondances En des temps où la femme mariée ne voyage pas sans l’autorisation écrite du mari et ne va pas encore dans les colonies, ces grandes voyageuses internationales ont aussi conscience de vivre une aventure exceptionnelle et de participer, par l’écriture, à la connaissance des mondes lointains. La conquête de la presse, au sens éditorial et technique du terme, est aussi une petite révolution dans un contexte où les premières grèves contre l’intrusion des femmes au sein de l’entreprise furent précisément le fait des typographes. Publiés ou

16   Les religieuses enseignantes et les nécessités de l’apostolat, paru sous le nom de Marie du Sacré-Cœur.



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C h a n ta l Pa i s a n t

non, les écrits des sœurs s’inscrivent dans une visée de promotion des missions et de transmission à la fois spirituelle et culturelle. Il ne fait pas de doute que la pratique régulière des correspondances, par ailleurs partie intégrante de l’éducation des filles, a constitué une école parallèle : d’observation du monde et de discernement intérieur, de prise de distance sur l’action et d’expression de soi, de construction de liens communautaires et de représentations de l’Autre. Leurs lettres et journaux ont construit un espace culturel où des écritures féminines s’exercent et se déploient. Les sœurs assurément ne se prennent pas pour des écrivains. Elles ne se sentent pas moins responsables d’une mission d’écriture, témoignant d’une Histoire à longue portée dont elles sont les humbles maillons. Conservés dans les archives privées des congrégations, leurs lettres et journaux échappent encore notoirement aux investigations des spécialistes de l’épistolaire, de la littérature de voyage et de ces « écritures sans qualité » dont la force du témoignage humain et spirituel, à l’instar des lettres des soldats de l’An II ou des tranchées de 1914-18 récemment publiées, transcende le document historique. Puisse cette édition leur en ouvrir les portes.

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NOTICES SUR LES HUIT CONGRÉGATIONS CITÉES Filles du Saint-Cœur de Marie Congrégation sénégalaise, fondée en 1858 par Mgr Aloÿs Kobès (1820-1872), prêtre de la congrégation du Saint-Esprit, coadjuteur du vicaire apostolique des Deux-Guinées (de 1849 à 1863), futur vicaire apostolique de Sénégambie (de 1863 à sa mort). Les filles du SaintCœur de Marie sont un exemple de congrégation locale créée sous l’autorité des missionnaires français. Cette création répondait au souci de former des sœurs du pays qui, connaissant les mœurs, les langues et mentalités, pourraient plus efficacement toucher les autochtones et assurer le recrutement. Elle s’inscrit dans la ligne de pensée du R. P. Joseph Libermann, supérieur des Spiritains, de favoriser l’émergence d’Églises locales. Mais pour assurer les commencements, Mgr Kobès pose par principe que le noviciat devra être dirigé par une religieuse européenne, sous la dépendance ecclésiastique d’un père du Saint-Esprit. Une sœur de Saint-Joseph de Cluny, mère Rosalie Chapelain, sera la première maîtresse des novices. En 1860, deux jeunes filles de Gorée font leur profession religieuse ; à la mort de Mgr Kobès, elles sont vingt-huit professes. Elles ont en charge un orphelinat à Dakar et l’enseignement du catéchisme dans les villages alentour. Franciscaines missionnaires de Marie Fondée en 1877, par Hélène de Chappotin de Neuville, en religion Marie de la Passion (1839-1904), de vieille noblesse bretonne, la congrégation associe des œuvres sociales, hospitalières et d’éducatrices. Après avoir été tentée par la vie contemplative, Hélène de Chappotin entre chez les sœurs de Marie Réparatrice (fondées par Émilie d’Oultremont en 1855), marquées par la spiritualité des Jésuites. À vingt-huit ans, elle sera provinciale des sœurs de Marie

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Réparatrice en Inde. C’est là, à Ootacamund, après une séparation douloureuse d’avec les Réparatrices (1876), qu’elle va fonder son propre institut. Elle le place sous la protection du Saint-Siège et de la Sacrée congrégation de Propaganda fide, lui donnant ainsi dès le départ une ouverture largement internationale. Il sera dévoué aux plus pauvres, sous le patronage de saint François d’Assise. Avec un sens remarquable de l’organisation et de la communication (nous dirions aujourd’hui du marketing social), elle va diriger son institut comme une entreprise, au plein sens du terme, inspirée par la stratégie de Léon XIII, associant l’évangélisation universelle, le progrès sanitaire et social et l’art de drainer les fonds au service des déshérités. En 1896, au moment de la reconnaissance définitive de ses constitutions, la congrégation des Franciscaines missionnaires de Marie compte déjà 1156 membres de dix-neuf nationalités, répartis dans trente-six maisons (écoles, ouvroirs, dispensaires, léproseries, orphelinats) dans une douzaine de pays, en Europe et hors d’Europe : Inde (Coimbatore 1877, Madras 1888), Chine (du continental Chen-si en 1878, à la province maritime du Chan tung en 1883, au moyen Yang Tsé Kiang en 1889, puis au Shanxi en 1899) ; elles étaient déjà à Ceylan (1886), elles ont des établissements en Tunisie (1885), au Canada (1892), au Congo belge (1896), au Mozambique (1896). Elles seront plus tard au Maroc (1913). Immaculée Conception de Castres (dites sœurs bleues) Congrégation enseignante et hospitalière, fondée en 1836, à Castres, par Émilie de Villeneuve (1811-1854, en religion sœur Marie), fille du marquis Louis de Villeneuve, exilé pendant la Révolution et qui sera ensuite officier de la Marine. Les sœurs portent l’habit bleu et blanc de la Vierge. En choisissant son nom, dix-huit ans avant la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception par Pie IX (8 décembre 1854), la congrégation se donne aussi pour patrons saint Joseph, protecteur de l’enfance pauvre, et saint François-Xavier, présage des missions futures. L’œuvre de charité soutenue par l’évêque d’Albi et la municipalité de Castres, commence par des ouvroirs pour enfants abandonnés, visites de malades, soupe des prisonniers, puis des refuges pour filles « repenties » ; elle se poursuivra à travers des écoles et des collèges-orphelinats, dispensaires. La règle, approuvée par l’évêque en 1841, emprunte aux filles de la Charité et aux 46

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Visitandines. Elle ajoute aux vœux de religion celui de « travailler au salut des âmes ». En 1842, la visite de Mgr Flaget, vicaire apostolique de Vincennes (aux États-Unis) et celle, plus déterminante, de l’abbé Jean-Rémy Bessieux, qui mettra la mère de Villeneuve en lien avec le R. P. Joseph Liberman (1802-1852), vont décider de l’orientation missionnaire de la congrégation : d’abord vers l’Afrique, où quatre établissements sont fondés du vivant de la mère de Villeneuve, au Sénégal (Dakar, 1848), au Gabon (Libreville 1849, Cap Esterias 1850, fermé en 1855), en Gambie anglaise (Sainte-Marie de Bathurst, 1850) ; et plus tard en Amérique latine. Dans la règle définitive (1854), le chapitre sur les missions occupe la première place parmi « les œuvres de zèle » ; entre-temps la congrégation a reçu l’approbation officielle de la Sacrée congrégation de la Propagande (1852). Sacré-Cœur de Jésus (dames du) En 1800, Madeleine-Sophie Barat (1779-1865), fille d’artisan de Bourgogne, rencontre le père Joseph Varin d’Ainvelle (1769-1850), alors père du Sacré-Cœur, porteur d’un projet de création d’une congrégation féminine également vouée au Sacré Cœur. Le 21 novembre 1800, elle se consacre avec trois autres jeunes filles à la vie religieuse. Le père Varin sera le premier supérieur, avec la mère Barat de la nouvelle congrégation, et favorisera la réunion avec la petite communauté constituée par Philippine Duchesne, après la dispersion du couvent des Visitandines de Sainte-Marie d’en-Haut, à Grenoble. La première maison s’établit à Amiens, avec un pensionnat et une école externe. Pour obtenir l’autorisation officielle, les sœurs se choisissent un nom en lien avec leurs activités d’enseignement : le décret autorisant « l’Association des dames de l’instruction chrétienne » est signé par Napoléon Ier, au camp d’Osterode (Prusse), en 1807. Il leur faudra attendre la Restauration pour que la Société des dames du Sacré-Cœur de Jésus arbore officiellement son nom. Le bref d’approbation pontificale est signé par Léon XII le 22 décembre 1826 ; l’approbation légale définitive sera obtenue par ordonnance royale en 1827. Avec l’instruction gratuite des enfants pauvres externes, et sans exclure d’autres œuvres ponctuelles (orphelinats, éducation des handicapés, missions des Indiens aux États-Unis), l’œuvre apostolique se centre essentiellement sur l’éducation des jeunes filles pensionnaires et articule étroitement l’action éducative et la visée

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spirituelle. Si les constitutions approuvées par le Saint-Siège en 1826 restaurent la clôture que la mère Barat avait voulu assouplir, l’idée primordiale de la société, inspirée de la conception ignatienne, demeure : la régénération de la société passe par la formation des filles des classes dirigeantes, capables de promouvoir les valeurs chrétiennes dans le tissu social. L’essor est rapide  : le plan d’études moderne et raffiné attire les milieux aisés, la Société recrute dans les meilleures familles et bénéficie des dons, en argent ou propriétés, apportés en dot par les religieuses. La maison mère s’établit à Paris, dans l’Hôtel Biron (1820), et bientôt à Rome (1839). À la mort de la mère Barat, la congrégation compte déjà 3539 religieuses, et quatrevingt-neuf maisons, dont quarante-cinq hors de France, en Europe et dans les deux Amérique : États-Unis (1818), Canada (1842), Chili (1854), Cuba (1858) ; elle sera ensuite au Mexique (1883), Nicaragua (1883), Argentine et Uruguay (1884) et aussi en Nouvelle-Zélande et Australie (1881). La Société du Sacré-Cœur sera l’une des premières cibles des lois anti-congréganistes de la Troisième République. Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie et Adoration perpétuelle du TrèsSaint-Sacrement de l’Autel (dits Sacrés-Cœurs de Picpus) La congrégation fondée en 1800, par le père Marie-Joseph Coudrin, fils d’agriculteurs et prêtre réfractaire (1768-1837), et la mère Henriette Aymer de la Chevalerie, de haute noblesse poitevine (1767- 1834), emprisonnée avec sa mère pendant la Révolution, s’installe à Paris, chemin de Picpus, en 1805. Elle comporte deux branches, féminine et masculine, consacrées l’une et l’autre à des œuvres essentiellement d’éducation. Elle se caractérise par une spiritualité de la réparation, l’association de la vie active et contemplative, et aussi un esprit de résistance qui se traduit chez les fondateurs par le refus de solliciter l’autorisation requise par le gouvernement, se condamnant à œuvrer jusqu’à la Restauration dans le secret et sous divers noms d’emprunts. La volonté de refondation s’exprime dans le choix d’une règle monastique renouant avec les temps anciens, celle de saint Benoît, et le goût de l’ascèse : la vie des frères et sœurs, vécue, du moins dans les débuts, dans des maisons proches, voire sous le même toit, est structurée par la discipline des exercices, l’adoration nuit et jour du Saint Sacrement, et un régime de travail astreignant. Les Constitutions, ratifiées par une bulle de Pie  VII, du 48

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17 novembre 1817, sont approuvées par Léon XII, après quelques ajouts, le 15 août 1825. La congrégation, d’abord de droit diocésain, est ainsi élevée au rang de congrégation de droit pontifical. La Sacrée congrégation de Propaganda fide attribue aux pères le territoire missionnaire des îles du Pacifique : ils partent pour les îles Sandwich (1826) puis l’archipel des Gambiers (1834) qu’ils vont rapidement métamorphoser en villages agricoles chrétiens, à l’instar des réductions jésuites du Paraguay, et qui seront le titre de gloire de la congrégation. Malgré la crise interne qui aboutit à un schisme en 1853, l’expansion se poursuit. Les pères ouvriront des pensionnats en Amérique latine ; la mort du père Damien De Veuster (1840-1889), au milieu des lépreux de Molokaï qu’il soignait depuis seize ans, déchaîne une vague d’admiration internationale. Les sœurs entretemps ont établi des collèges au Chili (1838, 1841, 1856) où elles rejoignent les pères ; au Pérou (1848, 1858) où elles les précédent ; en Équateur (1862), et en Bolivie (1883). Saint-Joseph de Chambéry Les sœurs de Saint-Joseph de Chambéry, congrégation fondée en 1817, par Suzanne Marcoux, fille d’un modeste marchand drapier lyonnais, font partie de la vaste famille des communautés de SaintJoseph, fondées en 1650, par le père Joseph Médaille, jésuite, et qui vont se structurer au xixe siècle en quatre congrégations : SaintJoseph du Puy, de Clermont, de Saint-Flour, de Lyon. La congrégation de Saint-Joseph de Chambéry constitue le premier rameau savoyard de la congrégation lyonnaise. Elle se développe de façon autonome et passe en quelques décennies du rang d’institut de droit diocésain (1817) à celui de congrégation internationale soumise à la juridiction des congrégations romaines de la Propagande (1889) puis des Religieux (1908). À la fois enseignante et hospitalière, elle oriente ses missions vers l’Europe du nord  et l’Amérique  : Danemark et Suède (1856), Inde (1854), Brésil (1858), États-Unis (1885), Russie (1885). Des religieuses, poussées par les lois de 1901 et 1904, quitteront la Savoie pour se rendre en Russie où elles seront bientôt confrontées à la révolution bolchevique.



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Saint-Joseph de Cluny Congrégation enseignante et hospitalière, fondée par AnneMarie Javouhey (1779-1851), à Chalon-sur-Saône en 1806. Elle établit sa maison mère à Cluny en 1812. Le dynamisme de SaintJoseph de Cluny tient d’abord à la puissante personnalité de sa fondatrice, qui entraîna dans son sillage ses trois sœurs, futures supérieures de maisons de France et d’outre-mer, son frère qui l’accompagnera dans ses voyages, et un père, paysan aisé de Bourgogne, d’abord réticent à se séparer de son aînée, puis soutien financier de l’œuvre à ses débuts. C’est dans le contexte des nouveaux départements de Bourgogne, Côte-d’Or, Saône-et-Loire, où la déchristianisation progresse, où les prêtres « jureurs » sont nombreux et où l’on cache en famille les prêtres réfractaires, que s’éveille la vocation religieuse d’Anne-Marie Javouhey et son goût pour l’instruction des enfants pauvres. Les premières petites écoles s’ouvrent laborieusement dans les années 1801-1802. Le décret impérial du 12 décembre 1806 marque la première reconnaissance officielle (bien que provisoire) de l’association religieuse « soumise à la surveillance et la direction de l’évêque d’Autun ». L’orientation missionnaire de l’institut se décide neuf ans plus tard, dans un enchaînement de circonstances qui montre les capacités d’innovation de la fondatrice : en 1815, elle monte à Paris et ouvre une école avec la méthode d’enseignement mutuel de Lancaster, récemment introduite en France par l’abbé Gaultier, ce qui lui vaut d’être remarquée par l’administrateur du diocèse ; on lui confie une école publique, le préfet de la Seine signale l’établissement au ministre de l’Intérieur et des Cultes, le vicomte Lainé ; en 1816, c’est à elle qu’il pense lorsque l’intendant de Bourbon vient demander des religieuses pour l’éducation des filles. La mère Javouhey accepte aussitôt. Très vite, le ministère redemande des sœurs, cette fois-ci pour l’hôpital de Saint-Louis du Sénégal ! – désormais les institutrices seront aussi des infirmières. L’autorisation définitive, donnée par ordonnance royale le 12 mars 1819, prend en compte ces nouvelles dimensions, hospitalière et outre-mer. Le départ pour l’Ile Bourbon en 1817 est le premier d’une longue série, tous tournés, au départ, vers les territoires français : Sénégal (1819), Guyane et Guadeloupe (1822), Martinique (1824), Saint-Pierre-et-Miquelon 50

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(1826), Pondichéry (1827). Le choc de l’Afrique, où Anne-Marie Javouhey se rend elle-même en 1822, et ses liens, vingt ans plus tard, avec le R. P. Libermann, mobilisent un engagement pour la «  cause des Noirs  » qui va se concrétiser notamment dans «  la colonie » de Mana, en Guyane, village chrétien conçu pour l’éducation des esclaves libérés. Anne-Marie Javouhey s’y consacre entièrement durant deux longs séjours (de 1828 à 1833, puis de 1835 à 1843, date de son retour définitif en France). Entre temps, des sœurs sont parties à Trinidad (1836), en Océanie (Marquises, Tahiti, 1843), à Sainte-Marie de Madagascar, à Mayotte (1845) ; plus tard, à Madagascar et aux Seychelles (1861) ; dans les bagnes de Nouvelle-Calédonie (1860) et de Guyane (1867) ; au Congo, en Angola, au Mozambique, en Guinée (1886, 1887, 1890, 1893) ; aux îles Fidji et Cook (1888, 1895). À la mort de leur fondatrice, mille deux cents sœurs de Saint-Joseph de Cluny sont réparties en cent quarante communautés, dans les cinq parties du monde. La congrégation sera approuvée par le pape Pie IX, le 8 février 1854. Saint-Paul de Chartres Congrégation de vie apostolique fondée en 1696 par le père Louis Chauvet, curé de Levesville-la-Chenard, petite commune du diocèse de Chartres, et Marie-Anne de Tilly, pour aider le clergé paroissial à combattre l’ignorance et la pauvreté, éduquer les filles des laboureurs, visiter les malades et les pauvres des hameaux, servir dans les hospices en petites communautés de deux ou trois sœurs. Dès 1708, le père Chauvet les confia à Mgr Paul Godet des Marets, évêque de Chartres, qui leur donna un supérieur ecclésiastique en la personne du père Maréchaux et pour saint patron l’apôtre Paul ; il leur procura une maison dans le faubourg Saint-Maurice. Celles que l’on nomma les sœurs de Saint-Maurice et aussi « les glaneuses », car elles acceptaient des œuvres difficiles abandonnées par d’autres, sont à la fois infirmières et éducatrices. Elles font partie des ordres les plus anciens et les plus tôt partis outre-mer. En 1727, à la demande du ministre de la Marine de Louis XV, le comte Jean Frédéric de Maurepas, quatre d’entre elles partent pour l’hôpital de Cayenne. Elles seront bientôt dans toutes les îles françaises : Ile de France, future île Maurice (1770), île Bourbon, future île de la Réunion (1775). Après le choc de la dispersion de la congré

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gation en 1792, la supérieure générale, mère Josseaume, reconstitue la communauté (1803), elles sont reconnues en 1811 et leurs activités reprennent aux Antilles : Martinique (1817), Guadeloupe (1819), Guyane française où elles sont au service des transportés. Dans la seconde moitié du siècle, elles sont en Extrême-Orient  : Hong Kong (1848), Cochinchine (1860), Japon (1878),  Tonkin (1883), Corée (1888), Siam (1898), Chine (1900), Philippines (1904).

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Nous exprimons notre gratitude à Mesdames les supérieures générales qui nous ont généreusement accueillis, nous ont ouvert leurs fonds d’archives et autorisés à publier les témoignages de leurs sœurs missionnaires. Nous rendons hommage au travail des sœurs archivistes qui nous ont permis de découvrir nombre de manuscrits et de documents iconographiques et nous ont apporté aide et soutien. Nous remercions toutes les personnes qui ont contribué à la publication de textes méconnus dont la plupart trouvent ici leur première édition, notamment : sœur Christiane Mégarbané, supérieure générale des Franciscaines missionnaires de Marie et sœur Alma Broggi, archiviste ; sœur Kathleen Conan, supérieure générale de la Société du Sacré-Cœur de Jésus, sœur Florence de la Villeon, provinciale de France, sœur Margaret Phelan, archiviste, ainsi que sœur Anne Leonard ; mère Myriam Sainte-Anne Kitcharoen, supérieure générale de Saint-Paul de Chartres, et sœur Jeanne-Hélène Sineau, archiviste  ; sœur Rosa Ferreiro, supérieure générale des sœurs des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, sœur Jeanne Cadiou, provinciale de France/Québec ; mère Morag Collins, supérieure générale de Saint-Joseph de Cluny, feue sœur Yves Le Goff, archiviste, sœur Marie-Cécile de Segonzac, sœur Anne-Marie Marc’Hadour, à Mana de 1947 à sa mort, en 2006 ; sœur Nuria Bayo, supérieure générale des sœurs de Notre-Dame de l’Immaculée Conception, sœur Françoise Pernot, ainsi que les sœurs Marie-Bénédicte Leparoux et Maria-Gabriela Soneira  ; sœur Bénédicte de Vaublanc, ancienne supérieure provinciale, et sœur Elisabeth Loisel, ancienne archiviste, de Saint-Joseph de Chambéry.



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PREMIère PARTIE LE GRAND DÉPART

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Envois et adieux sœurs DE SAINT-JOSEPH DE CLUNY le PREMIER DÉPART POUR LE SÉNÉGAL (1818) G ene v iè ve Le c u i r-Ne mo

Les déchirements de la séparation Claudine Javouhey, mère Rosalie en religion, est la benjamine choyée de la famille Javouhey. Née en 1790 dans une famille paysanne aisée et profondément chrétienne au moment où le pouvoir révolutionnaire se radicalise en France et prend des mesures contre l’Église de France avec la Constitution civile du clergé qui donne le signal de la désunion puis des persécutions ; elle fait sa première communion en 1798, pendant une cérémonie clandestine menée par sa sœur aînée, Anne, à l’occasion du passage d’un prêtre réfractaire, l’abbé Ballanche1. Elle reçoit une éducation soignée ainsi que sa sœur Marie-Françoise en pension chez une ancienne religieuse ursuline chassée de son couvent ; elle en gardera une facilité d’expression et d’écriture qui rend sa correspondance vivante, attrayante2… Dès l’âge de treize ans, elle suit sa sœur aînée Anne Javouhey dans sa vocation généreuse. Elle n’a que dix-sept ans quand, en 1807, elle fait pro1   Elle a été préparée à ce sacrement avec les autres enfants du village par sa sœur aînée, Anne Javouhey. Celle-ci fait ainsi ses premières armes, cachant les prêtres poursuivis ainsi que les objets du culte et enseignant le catéchisme aux enfants. Pendant cette année 1798 Anne Javouhey prend sa décision de devenir religieuse et se consacre à Dieu lors d’une messe clandestine ; la réalisation de son projet « d’instruire des enfants et d’élever des orphelins » sera difficile car elle se heurte à la désapprobation de son père et au contexte politique et religieux, les congrégations religieuses ayant été interdites. Après différentes tentatives infructueuses, elle persévère et obtient l’autorisation de créer une nouvelle congrégation, la Société de Saint-Joseph. Avec ses trois sœurs et cinq autres jeunes filles, Anne-Marie Javouhey s’engage par les vœux de religion, le 12 mai 1807 dans l’église de Saint-Pierre de Chalon. 2  Marie-Françoise Javouhey deviendra mère Marie-Joseph en religion.

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fession avec ses trois sœurs. Elle enseigne à Autun et assume progressivement des responsabilités importantes dans la jeune congrégation de Saint-Joseph de Cluny qui, sous l’impulsion de sa fondatrice, mère AnneMarie Javouhey, s’oriente vers les missions outre-mer3. En 1818, mère Rosalie se trouve à Villeneuve-Saint-Georges et écrit à une autre de ses sœurs, Pierrette, mère Marie-Thérèse en religion, supérieure de Cluny où se trouvaient alors le noviciat et la maison mère de la congrégation, pour lui annoncer l’arrivée de leur sœur, la fondatrice4. Depuis le début de l’année, en fait déjà en 1817, plusieurs courriers attestent que le ministre de la Marine, très satisfait des sœurs de Bourbon, demande à la congrégation des sœurs pour le Sénégal également : « ces dames pourraient se charger à la fois du soin des malades et de l’enseignement mutuel des enfants. Le trajet d’ici au Sénégal est court et l’on reçoit aisément des nouvelles5. » Il lui demande également de faire des propositions sur le plan matériel. Mère Anne-Marie Javouhey qui déjà n’avait pu partir pour l’île Bourbon, avait projeté d’y aller elle-même : « Je dois partir dans deux mois pour conduire des sœurs au Sénégal et à Gorée. C’est une petite traversée de quinze à vingt jours […]. On dit que c’est un mauvais pays, c’est pourquoi je dois y aller et voir par moi-même…6». Elle ne pourra pas réaliser son désir à ce moment-là en raison des démarches indispensables à la reconnaissance de la nouvelle orientation de la congrégation appelée à s’occuper des malades alors qu’elle avait jusque-là pour vocation de s’occuper des enfants et de les instruire. C’était d’ailleurs la fonction des premières sœurs de Saint-Joseph de Cluny parties pour Bourbon où les sœurs de Saint-Paul de Chartres étaient hospitalières avant  Après l’achat au profit de ses filles de l’ancien couvent des Récollets à Cluny par Balthazar Javouhey, la congrégation de Saint-Joseph en fait sa maison mère. L’ajout de Cluny à son patronyme la distingue des autres congrégations de Saint-Joseph. 4   À la fin de 1816, mère Javouhey avait été contactée par des chevaliers de l’ordre de Saint-Louis pour prendre la direction d’une maison à Villeneuve-Saint-Georges, destinée à recevoir les veuves des chevaliers qui avaient disparu pendant la révolution et avaient perdu tous leurs biens. Elle y reçut une trentaine de dames ; elle créa à côté un établissement pour jeunes filles pauvres. En même temps, la fondatrice commença un autre établissement à La Rochette, près de Melun, qui ne donna pas de résultats satisfaisants. Les jeunes filles de La Rochette rejoignirent Villeneuve-Saint-Georges. Mère Rosalie y passa quelques mois avant de partir pour le Sénégal. 5  A. C. St J. C., Paris, 5A Sen 1. 1, Lainé, ministre secrétaire d’État au département de l’Intérieur à Mme la supérieure générale des sœurs de St Joseph de Cluny, Paris, 26 septembre 1817. 6  Mère Anne-Marie Javouhey à sœur Marie-Joseph Varin à Bourbon, Brest, 21 mai 1818, l. 35, t. I, 1798-1833, dans Anne-Marie Javouhey, Correspondance, 1798-1851, 4 t., Les Éditions du Cerf, Paris, 1994. 3

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la Révolution de 1789 et devaient y reprendre leurs fonctions, malgré le tarissement des vocations pendant la période révolutionnaire. Mère Rosalie sait très probablement au moment où elle écrit qu’elle va devoir partir pour le Sénégal à la place de sa sœur aînée qui ne peut encore quitter la France. Sans doute, celle-ci est-elle venue pour lui en parler. Mère Rosalie ne le dit pas clairement à sœur Marie-Thérèse, mais tout indique qu’elle envisage déjà un départ qui la trouble. C’est la première fois que des religieuses vont toucher le sol africain. Certes, dès le xviie siècle, des religieuses d’ordres plus anciens étaient parties pour les îles ou pour le Canada, telles les sœurs de Saint-Paul de Chartres ou les Ursulines, comme hospitalières ou enseignantes, mais le continent africain restait à l’écart7. Mère Rosalie se trouve ici à un tournant de sa vie religieuse et éprouve le besoin de parler avec sa sœur, responsable du noviciat, des sœurs ou novices qu’elle connaît bien et dont elle va s’éloigner, de l’avenir des maisons qu’elles connaissent toutes deux, cherchant inconsciemment sans doute à garder un lien avec ce qui n’est déjà plus sa préoccupation première. Elle exprime ici toute l’ambivalence de son âme, l’équilibre difficile à trouver entre l’amour de Dieu et celui des siens, la difficulté de tout quitter pour l’inconnu. Peut-être également craint-elle de ne pas être à la hauteur des responsabilités qui l’attendent.

Lettre de mère Rosalie Javouhey à mère Marie-Thérèse Javouhey à Cluny8 Villeneuve Saint-Georges, 13 juillet 1818 C’est avec vous, chère et bonne sœur, que je veux me consoler du départ de notre chère mère, de mon frère et de Virginie, les voilà en route pour vous aller voir. Ils iront à petite journée, le cheval n’est pas très fort, je n’ai pas eu le courage d’écrire à personne, ma chère mère vous dira de vive voix tout ce qu’il y a de nouveau et d’agréable, sauf les sacrifices de séparation dont je ne voudrais jamais parler. Quand arrivera donc le dernier ? Celui-ci en est l’image. C’est pourquoi j’y suis si sensible, je vous prie de me donner des nouvelles   Voir la thèse d’Élisabeth Dufourcq, Une forme de l’expansion française, les congrégations religieuses féminines hors d’Europe de Richelieu à nos jours. Histoire naturelle d’une diaspora, 4 t., Librairie de l’Inde éditeur, Paris, 1993 et du même auteur Les aventurières de Dieu, Trois siècles d’histoire missionnaire française, J. C. Lattès, 1993, 539 p. 8  A. C. St J. C., 3A/M. Ros. 3, mère Rosalie Javouhey à mère Marie-Thérèse Javouhey à Cluny, Villeneuve-St-Georges, 13 juillet 1818. 7



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aussitôt l’arrivée de nos chers voyageurs, ma chère mère s’arrêtera peut-être un jour à Autun et un jour à Chalon pour régler toutes choses mais quoiqu’il en soit, vous la verrez lundi ou mardi au plus tard, peut-être même samedi9. C’est le moins sure (sic), ne lui allez pas au devant, elle ne le veut pas. Il est inutile de vous recommander autre chose, je vous vois d’ici vous livrer à la joie et à l’enthousiasme d’une douce attente, je n’en suis point jalouse. Votre espérance diminue nos regrets, soyez heureuse quelques jours. Quand bien même c’est à nos dépends, je ne puis envier votre bonheur, parce que je vous aime sincèrement, notre tour reviendra de nous réjouir aussi, mais il ne vous restera plus que des regrets. C’est ainsi que la vie est entremêlée de bien et de mal pour les uns comme pour les autres ; j’ai beau vouloir n’être plus qu’à Dieu seul, malgré moi je tiens aux créatures et plus je veux me détacher plus je sens mes liens ; il est d’autant plus difficile entre nous ce cruel détachement que la Religion semblait ajouter ses motifs à ceux de la chair et du sang, mais pour Dieu et pour Dieu seul il faut tout sacrifier10. Ambroise va me gronder, sa tendre amitié ne voudra pas souscrire aux maximes du saint renoncement que j’entreprends d’adopter, dites-lui bien que ma résolution n’est que pour moi, je lui cède ma plume en la quittant, elle peut s’en servir plus utilement ; elle n’oubliera pas non plus les petits souvenirs que je la prie de recevoir pour moi de toutes nos chères sœurs, je ne dois plus les revoir ni les embrasser, qu’elle soit mon interprète et

9  Mère Rosalie, comme sans doute beaucoup à cette époque, n’a pas de ponctuation fixe ; il est difficile de savoir à la lecture des lettres originales si elle utilise virgule ou point… La virgule fréquente correspond à une écriture fluide comme la conversation. 10   "Dieu seul" en début de phrase est souligné dans le texte. L’aspect familial de la congrégation à ses débuts est un élément fondateur étonnant. Il est évident que les quatre sœurs Javouhey étaient très attachées les unes aux autres et que les plus jeunes avaient suivi leur sœur aînée sans hésiter dans ses projets généreux ; on ne peut que constater la forte personnalité de cette dernière et l’importance de la solidarité familiale, solidarité qui apparaît dans le soutien matériel et financier apporté à ses filles par Balthazar Javouhey ou dans la présence de Pierre aux côtés de ses sœurs en France ou au Sénégal et même en Guyane. Les sœurs Javouhey se retrouvent dans un projet religieux commun ; cette solidarité familiale débouche sur une solidarité religieuse soudée par la confiance. Sur les débuts de la congrégation, voir G. Lecuir-Nemo, Anne-Marie Javouhey, fondatrice de la congrégation des sœurs de Saint-Joseph de Cluny (1779-1851), Karthala (Mémoires d’Églises), 2001, 427 p.

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votre commissionnaire11. Virginie part dans le dessein de décider sa vocation ou plutôt de l’affermir, elle a d’excellente qualité jointe à quelques défauts que je crois facile de corriger parce qu’elle a beaucoup de courage, elle se destine au Sénégal12. J’espère que nous la reverrons avec le voile, je vous la recommande ainsi qu’à ma sœur Émilienne comme ma compagne à venir et mon ancienne élève, elle fut aussi la vôtre. Qu’ai-je besoin d’en dire plus. Et ma pauvre Thérèse que deviendra-t-elle ? Sa vocation ne peut donc pas se déclarer, méritera-t-elle au moins que vous ayez des égards à son âge et sa position, je désire bien savoir votre détermination pour ce qui la regarde, elle m’intéresse bien vivement, je vous recommande aussi le sort de l’établissement de Chalon, s’il n’est pas encore décidé ; ma chère Mère ne veut agir qu’avec vous et pour le bien ; elle est prête à tout, soit à laisser, soit à retirer les sœurs13. Je ne puis m’empêcher de souhaiter plus l’un que l’autre ; je ne sais si le zèle ou l’amour-propre inspire les vœux que je fais pour la prospérité de cette maison première qui me fut jadis si chère et si précieuse et que j’abandonne aujourd’hui sans aucun regret, tant il est vrai que je suis bien aise d’être libre un instant pour avoir le plaisir de renchaîner ma liberté  ! Mais que dis-je ? J’oublie toujours ma résolution de taire tout ce qui se rapporte à ce moment si redouté et si désiré en même temps. Je vous quitte pour n’avoir plus l’occasion de me tromper moi-même, adieu, j’embrasse Ambroise, j’embrasse aussi toutes mes sœurs et vous en particulier en attendant que ma chère Mère le fasse pour elle et pour moi. Votre sœur et amie, sœur Rosalie Ce 13 juillet 1818  Ambroise Javouhey est la nièce des sœurs Javouhey, fille de leur frère aîné. Elle a l’âge de sa tante Claudine (mère Rosalie) et leur correspondance montre une affection très forte. Elle entre également dans la congrégation et prend le nom de sœur Clotilde. 12   La destination probable vers le Sénégal n’est plus un secret. 13  Ma chère Mère est le terme utilisé dans la congrégation pour s’adresser à la fondatrice ou pour en parler ; l’expression fut ensuite étendue aux supérieures générales qui lui ont succédé. Les relations avec la municipalité de Chalon-sur-Saône où la Société de Saint-Joseph était née en 1807 s’étaient dégradées après le départ de la fondatrice pour Autun. Malgré quelques aléas, la maison se maintint et continua de jouer son rôle éducatif. 11



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À Rochefort, dans l’attente d’un départ toujours reporté Mère Javouhey accepte, après l’île Bourbon, d’envoyer des religieuses au Sénégal, et décide de les mettre sous la responsabilité de sa plus jeune sœur, mère Rosalie Javouhey. Celle-ci quitte Villeneuve-Saint-Georges à la mi-novembre pour rejoindre Rochefort, leur port d’embarquement14. À Paris, elle retrouve la fondatrice qui a décidé de les accompagner. Le voyage est long ; le trajet de 120 lieues entre Paris et Rochefort se fait en diligence, avec évidemment de fréquentes haltes. Le petit groupe suscite parfois une vive curiosité dans les campagnes, mais arrive sans encombre à Rochefort le 21 novembre 181815. Mère Rosalie y retrouve les sœurs qui doivent l’accompagner dans leur nouvelle mission ainsi que son frère Pierre. En effet, la fondatrice espère bien obtenir l’autorisation de le faire embarquer également, jugeant sans doute nécessaire une protection masculine pour les sœurs. Mais, à leur arrivée, rien n’est prêt ; le gouverneur, le colonel Julien Schmaltz, dont c’est le deuxième voyage pour le Sénégal, n’est pas encore arrivé et l’équipement du Tarn sur lequel elles doivent embarquer n’est pas achevé16. Aussi, les sœurs sont-elles logées à l’hôpital de la Marine à Rochefort en attendant le départ. Elles vont y rester plus de deux mois.   Voir à ce sujet la lettre de mère Rosalie Javouhey à sa sœur, mère Marie-Thérèse du 13 juillet 1818. 15  A. C. St J. C., 3 A/M. Ros. 7, mère Rosalie à mère Clotilde Javouhey, supérieure à Bailleul, Tours, le 12 novembre 1818. Des paysannes se prosternent devant elles, les prenant pour la Vierge, sans doute en raison de leur costume inspiré de celui de la vierge d’Autun, mais aussi de l’inhabituelle vision de religieuses voyageant hors de leur couvent. 16   Julien Schmaltz eut une carrière surprenante : après avoir servi aux Indes néerlandaises, il revient en France en 1813 comme lieutenant-colonel et est confirmé dans ce grade par la première Restauration qui l’envoie à la Guadeloupe en 1814 ; après avoir été déporté par les bonapartistes de la Guadeloupe il rentre en France en 1815 et entre au ministère de la Marine à la direction des Colonies en 1816 ; il est nommé par le baron Portal « Commandant et Administrateur pour le Roi du Sénégal et dépendances » avec pour instructions de rétablir l’autorité de la France et d’« examiner si le Sénégal se prêterait à la culture par des bras libres, des denrées dites coloniales ». Parti le 17 juin 1816 avec une mission scientifique, un état-major, des civils sur la célèbre Méduse, qui fit naufrage après avoir heurté le banc d’Arguin, Schmaltz fit partie des rescapés, arriva devant Saint-Louis dans un canot mais se heurta au refus du représentant britannique et ne put alors remplir sa mission. Voir à son sujet C. Schefer, Instructions générales données de 1763 à 1870 aux gouverneurs et ordonnateurs des établissements français en Afrique occidentale, t. 1 : 1763-1831, xxxii+496 p. ; t. 2 : 1831-1870, xx+686 p., Société de l’Histoire des colonies françaises, Paris, 1921-1927, 2 vol. 14

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Mère Javouhey, rassurée cependant sur leur sort, les laisse et rejoint Paris où l’attendent de longues démarches : il lui faut faire réviser les statuts de la congrégation et confirmer l’autorisation de la congrégation restée provisoire depuis 180617. Les nouveaux statuts seront approuvés par le conseil d’État le 11 septembre 1819, alors que la congrégation avait reçu le 12 mars 1819 son autorisation par l’Ordonnance royale contre-signée du ministre de l’Intérieur, Decazes. Celle-ci précise que « la congrégation des sœurs de Saint-Joseph dont le chef-lieu est établi à Cluny et dont le but est de soulager les pauvres et les malades et d’instruire la jeunesse de leur sexe, tant en France que dans les colonies françaises, est autorisée, à la charge de se faire reconnaître plus tard par la loi, s’il est jugé utile qu’elle ait la faculté de recevoir et d’acquérir des biens 18». Elle prend donc en compte les nouvelles orientations de la congrégation, c’est-à-dire la dimension hospitalière et outre-mer. La petite communauté restée à Rochefort tente de passer le temps le plus discrètement possible, mais trouve celui-ci bien long. À la mi-décembre, « on attend de jour en jour le gouverneur, écrit mère Rosalie, tout est prêt, nos deux ecclésiastiques sont ici depuis 8 jours, le commissaire général est déjà parti avec plusieurs vaisseaux d’approvisionnement pour l’hôpital, il est allé préparer les voies ; l’expédition est si considérable que de longtemps on n’en a vu de pareille ; il y a pour notre compte une quantité de meubles, linge, pharmacie, comestible, classe assortie de livres, bancs, tables, etc… Deux médecins, trois chirurgiens, deux apothicaires, presque tous sont venus nous rendre visite19.» Ces visites leur pèsent souvent, car elles n’y sont pas habituées. Elles sont en fait l’objet d’une grande sollicitude selon les instructions du ministre qui écrit au gouverneur pour lui recommander « de ne rien négliger de [son] côté, pour qu’elles soient constamment environnées dans la colonie du respect et de la considération qui sont dus à leur caractère et aux pieuses fonctions auxquelles elles se dévouent 20. » Il est prévu qu’elles seront à la table de l’état-major. Pierre Javouhey a obtenu l’autorisation de 17  A. N., F/19/6208, Note sur l’histoire de la congrégation de St Joseph de Cluny. Le décret a été signé par Napoléon à Poznan en Prusse orientale, le 12  décembre 1806. 18  A. N., F/19/6208, Ordonnance du Roi Louis XVIII, 12 mars 1819. 19  A. C. St J. C., 3A/M. Ros. 11, mère Rosalie à mère Marie-Thérèse J., à Cluny, Rochefort, 16 décembre 1818. L’importance de l’expédition s’explique par le contexte de reprise en main du Sénégal, limité alors à Saint-Louis et Gorée, après l’échec de la première en 1817. 20  A. N. S. O-M., Sénégal et dépendances, X 2 c, brouillon d’une lettre du 16 décembre 1818, du ministre au Commandant pour le Roi.



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partir mais ne sera pas logé à la même enseigne. Le gouverneur arrive enfin en janvier21. Ce retard s’explique par l’importance des moyens mis en œuvre par le ministère de la Marine en ce qui concerne le Sénégal mais aussi par les vents contraires fréquents pendant cette saison. Pourtant cette attente et les contacts qui l’accompagnent permettent aux sœurs de mieux connaître les autorités politiques et religieuses qu’elles seront amenées à côtoyer dans leurs fonctions au Sénégal ainsi que leurs projets. Le 22 janvier, enfin, l’ordre est donné aux passagers de monter à bord avec leurs bagages ; mais cela ne concerne pas les religieuses à qui le gouverneur veut éviter au maximum les inconvénients de la promiscuité du bord. C’est dans ce contexte que mère Rosalie écrit la lettre qui suit : on voit qu’à force d’attendre elle a perdu toute appréhension et n’a plus qu’une hâte, partir. Pourtant, elle doute encore et attend le secours des prières de toutes les sœurs, et même de ses parents. Il semble déjà qu’il y ait eu quelques heurts de caractères chez ses compagnes, problèmes qui s’accentueront au Sénégal. Il leur faudra encore patienter et attendre jusqu’au 30 janvier l’ordre de se rendre sur le bateau en rade entre l’île d’Aix et l’île de Ré avec d’autres bâtiments qui transportaient les fonctionnaires et les troupes nécessaires à la reprise en main de la colonie ; une chaloupe les conduit sur le Tarn22 sans encombre au moment où le commandant y abordait, ce qui leur vaut de profiter de la fanfare du bord. Le bateau lève l’ancre le 2 février, mais le mauvais temps l’oblige à revenir en rade de l’île d’Aix, près de la Rochelle ; c’est là que les sœurs feront connaissance du mal de mer en attendant de pouvoir repartir. Finalement, après la tempête, le Tarn partit le 4 ou le 5 février ; il arriva un mois après à Ténériffe où il fit escale quelques heures avant de voguer à nouveau vers sa destination, Saint-Louis du Sénégal où les sœurs débarquèrent, enfin, le 19 mars 1819, jour de la fête de saint Joseph23, après avoir encore attendu six jours en rade, la barre étant impraticable. Il s’est donc passé plus d’un mois et demi entre leur embarquement et l’arrivée à destination.

21  A. C. St J. C., 3A/M. Ros. 14, mère Rosalie à mère Anne-Marie Javouhey, à Villeneuve-Saint-Georges, Rochefort, 12 janvier 1819. 22   Le Tarn était un brick, c’est-à-dire un voilier à deux mats aux voiles carrées. 23  Mère Rosalie et ses compagnes y voient un heureux présage.

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Mère Rosalie Javouhey à sa sœur, mère Marie-Thérèse, à Cluny24 Rochefort, ce 24 janvier 1819 Ma très chère sœur, Enfin nous touchons au terme, mon frère est à bord depuis hier avec tous nos effets, nous devons aller le rejoindre demain ou aprèsdemain. Notre bon gouverneur que je viens de voir m’a assuré que nous ne passerions pas la semaine. C’est lui qui a obtenu de l’intendant que nous ne soyons embarquées qu’au moment de mettre à la voile. Les vents ne sont pas favorables ; c’est toujours le midi et il nous faudrait celui du Nord, nous le demandons à Dieu à grands cris25. Le temps nous dure, malgré le bien-être dont nous jouissons et les honneurs qu’on nous rend, car nous sommes en relation avec tout ce qu’il y a de plus élevé dans l’administration de la marine ; je suis, hélas, comme le poisson hors de l’eau, il me tarde de rentrer dans la solitude qui est mon centre. Je la trouverai au Sénégal, et là seulement. J’ai donc encore au moins trois semaines, un mois à languir dans le monde, et au milieu du grand monde ! Ce vaisseau qui doit nous réunir à tant de sortes de personnes, m’effraye plus que l’océan sur lequel il doit flotter, mais j’ai tort de vous découvrir une inquiétude mal fondée, nous n’avons rien à craindre sous les auspices de chefs aussi respectables que notre gouverneur ; dans la compagnie de son état-major, tout est brave, tout est généreux comme lui, et nos braves missionnaires qui vont les convertir et les rendre saints ; ils ont déjà commencé ici à exercer leur zèle avec succès. Oh ! je n’ai plus que de la confiance ; et toutes les prières que l’on va faire pour nous, jointes à toutes celles que l’on a déjà faites pour le même sujet dont le mérite va nous être appliqué  ! ne méritent-elles pas un parfait abandon de notre part ? Allons, allons, je n’ai plus peur de rien et malgré moi je tremble ; écoutez ma bonne sœur, vous êtes toute ma ressource. Je vais vous demander encore avec tout ce que vous nous avez promis, je suis insatiable, c’est une messe particulière, chaque  A. C. St J. C., 3A/M. Ros. 16, mère Rosalie à mère Marie-Thérèse, Rochefort, 24 janvier 1819. 25   À cette époque, les voiliers aux voiles carrées ne pouvaient pas tirer des bords pour naviguer contre le vent ; pour longer les côtes d’Afrique, la navigation n’était possible qu’avec les vents du nord, appelés alizés au Sénégal où ils soufflent de décembre à mai en général. 24



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semaine, pendant un mois, pour suppléer à celles dont nous serons privées pendant la traversée, même le dimanche. Vous la ferez dire les jeudis, nous nous unirons d’intention au saint sacrifice ; mon papa nous la fera dire les samedis ; à Villeneuve, les lundis, et à Foncine, les vendredis ; j’ai prévu tout cela dans ma dernière lettre ; je compte trop dans votre amitié et encore plus, sur votre piété, pour douter que la demande soit sans effet : c’est un saint rendez-vous que j’ai imaginé pour toute la famille, qui sera salutaire aux uns et aux autres. Dieu, l’autel et la Croix seront partout les points de ralliement pour nos esprits et nos cœurs. Qu’importe au matériel de notre être dans quel lieu il passe son exil ! Ma chère sœur, je reprends ma lettre que j’ai été obligée de quitter hier soir pour ne pas faire veiller trop tard la communauté, nous n’avons ici qu’une chambre pour tout ; c’est le bureau, c’est le réfectoire, c’est le dortoir, c’est aussi la salle à recevoir, enfin elle nous a servi à toutes les fonctions, à tous les emplois ; ici la prière et la lecture succèdent à la récréation sans changer de place ; nous sommes accoutumées d’avance à la gêne du vaisseau, nous ne trouverons plus rien d’extraordinaire, plus rien de pénible dans le voyage. Le temps est meilleur aujourd’hui, il est possible que nous ne finissions pas la journée à terre ; nous sommes toutes prêtes ; nous venons de communier comme pour la dernière fois ; depuis que nous attendons ce moment, nous l’avons toujours fait dans cette intention. Toutes mes sœurs montrent beaucoup de courage et de bonne volonté ; elles ont plus que de la résignation, mais de l’impatience d’achever enfin ce sacrifice depuis si longtemps commencé, je les recommande à vos prières ; il y a bien des petites misères provenant de caractères qu’il faudrait ne point embarquer, toutes les reconnaissent et en conviennent. Aidez nos efforts et nos soins, nous avons besoin d’avancer, la circonstance ne demande que des âmes parfaites et nous n’avons rien moins que des vertus. Ma bonne sœur, nos défauts sont une dette que vous contractez avec nous envers Dieu, nous sortons presque toutes de vos mains26. Peut-être un peu plus de fermeté de votre part eut gagné plus de docilité de la nôtre, et nous aurait rendues plus digne de l’honorable mission à laquelle à laquelle on nous destine ; 26  Mère Marie-Thérèse Javouhey avait la responsabilité du noviciat situé à Cluny où se trouvait la maison mère.

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il nous reste à chacune une tâche importante à remplir pour réparer le passé. Nous autres, ce sera de nous corriger, nous voulons toutes y travailler, mais je voudrais pouvoir le faire pour toutes et leur en éviter la peine ; et vous ma chère sœur, votre tâche c’est de mieux former le caractère de vos religieuses et surtout des novices. Je me garde bien de vous faire aucun reproche, ni de me plaindre de personne en particulier ; j’y mettrai tant de bonté, tant de complaisance que je saurai toujours ramener à la paix et sauver au moins les apparences. Songez bien pourtant que je compte sur un dédommagement dans le premier envoi qui nous sera fait dans un an, pour Gorée27. Que ce que je viens de vous dire ne vous fasse pas de peine, je possède la confiance de toutes et leur attachement ; avec ce secours, il m’est plus facile de pacifier et de faire leur bonheur ; je suis heureuse et très heureuse, si bien que je ne changerais ni mon sort ni mes sujets pour l’empire. Adieu, ma chère sœur, en voilà bien que je vous fais pour les derniers et toujours je reviens ; faites part de mes réflexions à votre chère mère des novices, je l’embrasse, ainsi que toutes nos anciennes. Nous allons vieillir loin les unes des autres, mais nous reviendrons mourir ensemble dans la maison de retraite. Adieu. Sr Rosalie

 Il était prévu d’installer également une communauté sur l’île de Gorée. Ceci ne pourra se réaliser qu’en 1822, lors du séjour de mère Anne-Marie Javouhey au Sénégal. 27



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LE PREMIER ENVOI DES SŒURS DE L’IMMACULÉE CONCEPTION DE CASTRES (1847) C h a nt a l Pa is a n t C’est en 1843 que la mère Marie de Villeneuve, fondatrice et supérieure générale des sœurs de l’Immaculée Conception de Castres, rencontre le père Joseph Libermann (1802-1852). Il a déjà obtenu l’approbation du pape Grégoire XVI pour la création d’une société de prêtres consacrée à l’évangélisation des noirs, les pères du Saint-Cœur de Marie, créée en 1840. Libermann organise des missions à Bourbon, Haïti, en Afrique. C’est lui qui assure les démarches auprès du ministère de la Marine et des Colonies pour le transfert des missionnaires. En octobre 1847, il demande à la mère de Villeneuve des sœurs pour le vicariat apostolique des Deux-Guinées, dirigé par Monseigneur Benoît Truffet. Il obtient auprès du duc de Montebello, ministre secrétaire d’État au département de la Marine et des Colonies le passage gratuit depuis Brest, pour quatre sœurs. Les premières missionnaires de l’Immaculée Conception de Castres embarqueront sur l’Infatigable à destination de Dakar, en décembre 1847. Nous retenons ici trois textes montrant le souci qui préside à l’envoi de sœurs en Afrique : une lettre de Mgr Edward Barron à la mère de Villeneuve, en 1841, qui met en garde contre les obstacles à une telle mission, ne serait-ce que les terribles effets du climat ; les recommandations de Joseph Libermann aux sœurs en partance, en 1847 ; la lettre de mère de Villeneuve à ses premières missionnaires. En faisant écho à la lettre qu’il écrivit parallèlement à la communauté des pères, à Dakar et au Gabon, le 19 novembre 1847, et qui contient la célèbre formule « Faites-vous Nègres avec les Nègres », les Notes de Libermann aux sœurs permettent d’apprécier par comparaison la lettre que la mère de Villeneuve leur écrit de son côté. Les recommandations à la fois pragmatiques et spirituelles de l’homme d’expérience, soucieux des relations avec les habitants, tranchent avec la lettre de la supérieure générale, entièrement centrée sur la relation à Dieu. Au moment où Marie de Villeneuve envoie ses

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C h a n ta l Pa i s a n t

filles vers ces contrées « sépulcre des Blancs » (dit Mgr Barron), sa première et seule préoccupation est le maintien de la vie religieuse, marquée par l’entier sacrifice de soi à Dieu. La spiritualité doloriste du xixe siècle vient y rejoindre une conception sacrificielle de la mission dont les premiers pères du Saint Cœur de Marie furent eux-mêmes victimes. Mais il n’est pas question ici d’héroïque martyre : c’est d’une mort intérieure à soi-même qu’il s’agit, dans l’abnégation, l’humilité, l’obéissance. Cette insistance sur la stricte obéissance, qui est une préoccupation constante des supérieures générales, tient aussi à la nécessaire fusion que la mère de Villeneuve a voulu opérer, au sein du noviciat, entre les sœurs de l’Immaculée Conception et les postulantes envoyées par le père Libermann, impatientes de partir outre-mer. À cet égard, elle estime que le choix des partantes relève de sa seule volonté ; seulement deux sœurs, parmi les quatre envoyées par Libermann, feront partie du premier groupe de missionnaires.

Lettre de Monseigneur Barron, vicaire apostolique des Deux-Guinées, à la mère de Villeneuve, 31 Mai 18431 À la très honorée sœur Marie, supérieure du couvent de l’Immaculée Conception à Castres, département du Tarn. Madame, Il n’y a que peu de jours que j’appris de M. l’abbé Libermann, supérieur des prêtres missionnaires de l’Immaculée Conception de Marie, que votre zèle vous porte à entreprendre la mission des pauvres noirs de l’Afrique, et qu’à ce dessein, vous désirez avoir quelque encouragement de ma part, comme vicaire apostolique de ces lieux. La réponse, Madame, à votre proposition héroïque, si je ne consultais que mon propre vœu, serait facile à vous rendre. Mais la prudence demande absolument que, d’abord, j’entre en détail sur les obstacles qu’offre cette mission nouvelle. Le premier et le plus formidable des obstacles temporels est le climat. Il suffit de dire qu’il n’y a pas, selon l’opinion générale, de plus mauvais. Au point que cette côte occidentale de l’Afrique, s’est acquis le titre de « sépulcre des Blancs ». En second lieu, les habitants sont parfaitement sauvages où se trouvent les missionnaires catholiques. Ce pays, Madame, est dépourvu de tout, en sorte que les   Albien, Beatificationis et canonizationis servae Dei Ionnae Aemiliae de Villeneuve, p­ ositio super virtutibus 2, Congregation pro causis sanctorum, officium historicum, Roma, 1984, p. 493-495. 1

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missionnaires doivent y transporter jusqu’à leur maison. Je crois devoir vous prévenir que l’effet des fièvres africaines est d’affaiblir tant l’esprit que le corps, produisant la mélancolie et le découragement. Il se passe en général un an à dix-huit mois avant que l’Européen soit même un peu acclimaté. Durant cette époque, on est sujet à des crises de fièvres plus ou moins fortes. Cependant, après les deux ou trois premières attaques, elles diminuent de force. Malgré toutes ces difficultés et bien d’autres qui se trouvent toujours dans les pays sauvages, c’est une chose digne de remarque que, sur toute cette côte malsaine, on y trouve à mon idée plus de cent cinquante missionnaires protestants entre ministres, leurs femmes et les maîtres et maîtresses d’école. Mais de notre côté, même en comptant les missionnaires catholiques du Sénégal, nous ne sommes que huit à dix. Si, sur cet exposé même abrégé que je vous fais, Madame, il se trouvait de vos saintes filles qui voulussent se dévouer à cette grande œuvre, je n’ai pas de termes pour vous exprimer la joie que cela me causerait. Je m’engagerais toujours à faire reconduire à la maison mère celles qui ne pourraient s’habituer au climat d’Afrique. Il serait bien d’avoir, même dès le commencement, le nombre de cinq. Leurs occupations seraient d’enseigner les femmes et les filles, de soigner les objets d’église. La connaissance de la langue anglaise leur serait bien utile, et l’art de la médecine. M.  L’abbé Libermann, qui est mon vicaire général en France, vous donnera d’autres renseignements sur l’état de notre mission de la Guinée et de la Sierra Leone. Je me recommande, Madame… […] Instructions missionnaires aux premières sœurs de l’Immaculée Conception de Castres en partance pour le vicariat apostolique des Deux-Guinées 2 Amiens, 19 novembre 1847 1°) Je ne crois pas qu’il soit utile que vous envoyiez une sœur domestique. Il est très utile que nos chères sœurs donnent l’exemple

2   Albien, Beatificationis et canonizationis servae Dei Ionnae Aemiliae de Villeneuve…, p. 509-511. Ces instructions du père Joseph Libermann, longtemps méconnues des pères du Saint-Esprit, furent publiées pour la première fois selon l’original, par Paul Coulon, dans l’ouvrage dirigé avec Paule Brasseur Libermann, 1802-1852, Une pensée et une mystique missionnaires, éditions du Cerf, 1988.



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du travail manuel. Les gens de ce pays ont une idée basse des travaux de main, parce qu’ils sont habitués à voir les Européens mépriser ces sortes de travaux. Il est urgent que nous leur donnions le goût du travail, et le moyen de leur donner ce goût, c’est d’en donner l’exemple. Cependant, les chères sœurs ne pourraient pas faire tous les travaux durs. 2°) Un point sur lequel il serait utile qu’elles fissent attention, c’est la manière de traiter avec nos pauvres noirs. Ces pauvres gens sont ordinairement méprisés et maltraités par les Européens ; ceux mêmes des Européens qui ne les maltraitent pas agissent au moins à leur égard de manière à les rabaisser à leurs propres yeux, ce qui abaisse leur caractère et leur donne des sentiments et des goûts bas, grossiers et misérables. Il faut que nous les traitions avec une bonté toute particulière, que nous les guérissions de cette opinion vile qu’ils ont d’euxmêmes, que nous leur inspirions des sentiments plus élevés, le tout sans flatter leur vanité, à laquelle ils sont portés tout naturellement. Ici, il y a un double écueil : d’un côté, la douceur qui tient à la faiblesse et une simplicité qui prête à la familiarité ; d’un autre, une fermeté qui tient à la raideur et une autorité qui tient à la hauteur pour se faire respecter. Je regarde partout, même en Europe, comme un mauvais système opposé à l’esprit de l’Évangile que de faire sentir aux gens la distance qu’il y a entre eux et nous par la tenue, la conduite, la manière de parler et d’agir. Mais ce système est détestable vis-à-vis des noirs parce que ce système ne les dégrade que trop dans leur esprit et défait leur caractère. Notre système doit être celui de Notre-Seigneur et de ses saints, système de charité pure, tendre, compatissante, effective et toute sainte et surnaturelle. Par cette charité douce, aimable et bienfaisante, elles gagneront tous les cœurs, tout le monde craindra de leur faire de la peine. Cette charité doit être accompagnée dans la conduite pratique des sœurs de la modestie, du calme, de la gravité religieuse. 3°) Qu’en toutes circonstances, même dans les réprimandes, les sœurs parlent et agissent de manière qu’on voie que c’est l’intérêt qu’elles portent aux personnes qui les fait agir et parler. Jamais d’humeur, d’inégalité d’âme, de vivacité, de faiblesse. Une sœur doit être toute de charité, elle doit être en tout un modèle pour les négresses. 4°) Qu’elles s’attendent à être sans cesse importunées à temps et contre temps par les pauvres indigènes ; il faut une patience à toute épreuve. 72

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5°) Une réflexion des plus importantes : les sœurs doivent avoir l’intime conviction qu’elles n’ont aucune idée de ce qu’elles auront à faire et de la manière dont elles doivent s’y prendre pour faire le bien. Elles doivent arriver sur la côte comme de petits enfants d’un an et se laisser guider en tout par Mgr Benoît, faire leur possible pour prendre l’esprit, le genre, la manière d’agir qu’il leur inculquera. La raison en est qu’en venant d’Europe, on est trop habitué à l’état des choses européennes, on veut l’établir là où les mœurs et les manières d’être sont tout à fait radicalement différentes ; on cherche alors sans y penser à amener les gens du pays à prendre le ton et les manières d’Europe. Le résultat qu’on obtiendrait se serait de gâter tout, de donner à ces bonnes gens des mœurs et des habitudes européennes abâtardies. Ils commenceraient par avoir de l’amour-propre sur leurs manières d’être, et bientôt ils prendraient les habitudes mauvaises de la civilisation européenne. Il faut donc prendre le contre-pied : laisser aux indigènes les mœurs et les habitudes qui leur sont naturelles, les perfectionner en les animant par les principes de la foi et des vertus chrétiennes en corrigeant ce qu’elles ont de défectueux. Il faut que nous prenions plutôt leurs mœurs et leurs habitudes que de vouloir les former aux nôtres. Il faut de plus une marche d’ensemble dans la mission et non des vues et des manières d’agir particulières ; il faut que les religieuses soient animées des mêmes principes que les missionnaires, qu’elles agissent par la même direction, dans le même esprit, avec la même méthode et par le même genre de moyens. Pour cela, il faut que le chef de la mission inspire, conduise et dirige tout. Mgr Truffet3 est capable de bien diriger. C’est un homme d’esprit élevé, de vues grandes et belles. Il conçoit parfaitement sa mission, son état et ses besoins. Personne de ses coopérateurs ne la voit et ne peut la voir dans son ensemble et dans ses détails comme lui. Il est important que tout soit dirigé par lui. Nos chères sœurs n’ont pas à craindre de perdre l’esprit de leur état sous sa direction : c’est un évêque d’une  Monseigneur Étienne Maurice Benoît Truffet (nommé également ici, Mgr Benoît) : né en 1812, ordonné prêtre en 1834, il entra chez les pères du Saint Cœur de Marie en janvier 1846. Le 22 septembre de la même année, le Saint-Siège le nommait évêque titulaire de Callipolis, vicaire apostolique des Deux-Guinées. Il mourut d’épuisement le 23 novembre 1847, il avait trente-cinq ans. Les sœurs apprendront sa mort à leur arrivée à Gorée. 3



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piété éminente, excellent directeur des âmes et expérimenté dans les voies spirituelles. Il tiendra la main à ce que l’esprit religieux se conserve parmi les sœurs, vous pouvez y compter. J’exhorte donc les bonnes sœurs qui vont ainsi se dévouer au salut des pauvres noirs de se confier entièrement à ce que leur dira Mgr Benoît et de se livrer entièrement à sa direction. Il arrivera bien souvent qu’elles ne comprendront pas bien ses motifs ; qu’elles ne craignent rien et qu’elles se guident par ses lumières dans un grand esprit d’obéissance et d’abnégation. Il est difficile de concevoir en Europe le genre d’abnégation qu’il faut en Afrique, mais il est certain qu’il faudra l’abnégation de son propre jugement, de sa propre volonté, de ses goûts, de ses aises, de ses habitudes et de tout soi-même. La difficulté ne sera pas de s’habituer à manger du couscous, mais bien plus de se défaire de sa manière d’être pour se former sur celle qui est nécessaire pour le bien des pauvres âmes auxquelles on doit procurer tous les biens spirituels par ce moyen. 6°) Il faut encore qu’elles s’attendent à avoir de petites fièvres et quelquefois de grosses ; cela n’est pas agréable du tout. Mais ce qui est bien pire, c’est qu’on est porté à l’impatience, au risque de devenir difficile. En général, le climat d’Afrique tend à aigrir le caractère. Qu’elles prennent leurs mesures, qu’elles soient vigilantes. 7°) Les chères sœurs doivent se mettre sur leurs gardes contre une idée trop imaginaire qu’on se forme des missions. En imagination, toutes les peines et les sacrifices des missions sont belles. En réalité les choses [changent] de face lorsqu’on n’est pas sérieusement renoncé et maître de son âme ; on court le danger de se décourager dans le temps où la pratique vous fait sentir les sacrifices qu’on avait envisagés en imagination. Lorsque les sœurs seront arrivées, éviter l’empressement et l’agitation, aller avec douceur, calme et modération ; en général ne pas trop s’imaginer que tout ira tout seul ; au contraire, se persuader qu’elles trouveront bien des obstacles et que le bien ira lentement. Un des grands maux des missions c’est qu’on veut aller trop vite et alors on ne fait que de la besogne superficielle, si on ne se décourage point. Un mot de Mgr Truffet est très vrai : l’empressement est fils de l’inexpérience et le découragement est le fils de l’empressement. Il faut savoir que Dieu seul fait le bien et nous ne sommes que l’instrument ; tout ce que l’instrument a à faire, c’est de se prêter aux volontés de l’ouvrier et de se laisser manier par sa 74

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main. Si l’instrument précédait la volonté et l’action de l’ouvrier, il y aurait bien de la besogne de gâtée. Je prie Notre-Seigneur et sa sainte Mère de leur faire la grâce d’être fidèles. Lettre de mère Marie de Villeneuve aux premières missionnaires Castres, le 15 novembre 18474 Dieu seul ! Mes chères filles, Que le Dieu de miséricorde daigne vous parler au cœur, écoutez-le et ne vous refusez à rien de ce qu’il vous demandera. Vous voilà comme hors de ligne ; rien jusqu’ici n’a ressemblé dans toutes les circonstances de votre vie à ce qui va se passer ; rien non plus ne doit désormais ressembler à vos dispositions, que celles des grandes âmes apostoliques. Quelle mémorable époque, en effet, pour vous ! Vous entrez dans une voie si particulièrement digne de votre reconnaissance la plus intime ! Fût-il jamais de plus sublime mission que celle de faire connaître Dieu, de le faire servir et aimer par des âmes qui n’auraient jamais eu ce bonheur ! C’est la grâce de prédilection. La vie proprement apostolique ! O mon Dieu ! Quel immense avantage pour l’âme qui y est appelée ! Mais aussi quelles obligations ! Dieu daignera vous les faire connaître. Humiliez-vous profondément d’avoir été choisies parmi vos sœurs ; méritiez-vous l’insigne faveur que Dieu vous fait ? Il vous comble ! Rendez-lui donc de continuelles actions de grâces et répondez toujours de votre mieux à tant d’amour ; prouvez-lui votre gratitude par un dévouement sans bornes. Vos cœurs doivent être constamment tout à lui ; ils doivent être remplis d’un amour généreux qui s’offre avec courage et un abandon entier à tous les genres de sacrifices, quelque coûteux qu’ils puissent être à la nature. Cet abandon est indispensable dans la nouvelle vie que vous allez embrasser. N’en sortez jamais ; vivez de la vie de la croix ! Toutes sortes de privations vous attendent peut-être ; attendez-vous-y vous-

4   Albien, Beatificationis et canonizationis servae Dei Ionnae Aemiliae de Villeneuve…, p. 512-514.



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mêmes, mais du courage ! Que doit importer tout cela ? Confiance en Dieu ! Soyez toujours promptes à avoir recours à Lui, dans les circonstances pénibles et difficiles où vous pourrez vous trouver : il ne vous délaissera pas. Vous serez fortes de la force de Jésus crucifié ! avec ce secours, que pourriez-vous craindre ? Marchez en aveugles, vous ferez l’ouvrage de Dieu. Soyez sans inquiétude, il en prendra soin pourvu que vous n’y mettiez pas d’obstacle par attache à la nature. N’oubliez pas qu’il ne manque point à ceux qui le cherchent avec un cœur droit et sincère. Que la lumière du Saint-Esprit vous accompagne, vous dirige ; que sa force vous fasse accomplir les desseins d’en haut, en toutes choses et dans tous les lieux ! Que sa volonté sainte, son bon plaisir, soient le mobile de toutes vos actions ! Ayez sans cesse devant les yeux que, pour devenir l’instrument des divines miséricordes, il faut un renoncement absolu à soi-même ; une abnégation entière. Que le céleste Époux à qui vous vous êtes totalement consacrées vous rende toujours dociles à sa voix. Apôtres de Jésus-Christ, ne soyez pas infidèles à votre sublime vocation ; qu’une multitude d’infidèles sauvés par votre zèle soient un jour votre magnifique récompense. Ces avis ont été adressés à l’une des quatre choisies par le Seigneur  : ils peuvent servir à toutes. Il faut les lire souvent, les méditer, et surtout les pratiquer. J’y ajoute quelques réflexions sur les vertus que vous devez plus particulièrement travailler à acquérir : 1°) un abandon total ; 2°) une grande confiance en Dieu ; 3°) une profonde humilité ; 4°) une parfaite obéissance ; 5°) la mortification, surtout intérieure. Et afin de pratiquer ces belles vertus, il faut prier continuellement de cœur et conserver une entière union avec le Cœur de Jésus. Notre abandon, en effet, doit être sans bornes ; après toutes les grâces que Dieu nous a faites, pourrions-nous avoir la moindre défiance envers Lui ? Laissez-le donc faire, ne vous inquiétez d’aucun événement. Supportez avec calme ce qui peut vous arriver de fâcheux, étant assurées que ce sera pour votre plus grand bien. Dieu seul doit être votre appui, votre consolation  : que pourriez-vous craindre alors ? N’est-il pas tout puissant ? N’est-il pas rempli d’amour pour vous ? Il vous en a donné tant de preuves ! Animez-vous donc d’une confiance inébranlable et laissez faire en paix le Seigneur. 76

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Mais il faut joindre à cette confiance l’humilité, vous reconnaissant bien indignes de la mission qui vous est confiée. Méditez souvent votre incapacité à tout bien, vous persuadant bien que, sans le secours du Seigneur, vous ne pouvez rien faire de bon. Ayez toujours soin de lui rapporter tout ce que vous ferez, évitant avec grand soin les retours de l’amour-propre, agissant uniquement pour Dieu seul. Efforcez-vous de vous oublier et de vous faire oublier, ne parlez jamais de vous, ni en bien, ni en mal, de vos antécédents, de ce que vous pouvez savoir, de vos travaux, de vos peines : elles sont bien peu de choses en comparaison de ce que méritent vos péchés, et tout ce que vous ferez sera bien peu pour un Dieu si libéral à votre égard. Et, même après avoir bien travaillé, vous devez vous regarder comme des servantes inutiles. L’obéissance vous est nécessaire à toutes ; elle seule peut vous empêcher de vous égarer  : les supérieures se laissant guider par Monseigneur et les missionnaires, et les inférieures s’efforçant de pratiquer le plus parfaitement possible ce beau programme qui rend leurs actions si méritoires. Qu’elles renoncent à leurs désirs, leur volonté, leurs sentiments, pour suivre aveuglément la direction de leur supérieure : Dieu fera des miracles plutôt que de les laisser s’égarer. Qu’elles s’occupent avec indifférence des différents emplois qui leur seront confiés et s’en acquittent de la manière qui leur sera tracée. Ce sera surtout par la pratique de cette vertu qu’elles réussiront dans leurs travaux. La mortification est indispensable dans cette pénible mission. Il faut donc supporter avec courage les privations de tout genre qui ne manqueront pas, s’abandonnant en ce point à la volonté de Dieu et s’efforçant dans la maladie de ne pas se laisser aller à l’humeur, l’inquiétude, se faisant violence pour se rendre utiles autant que les forces pourront le permettre. Il faut vous souvenir que votre vie doit être une mortification perpétuelle et un sacrifice entier de vos goûts, de vos inclinations naturelles, enfin, une mort anticipée. La pratique de ces vertus est difficile à la nature ; aussi devez-vous demander sans cesse à Dieu son secours. La prière doit vous être habituelle et, à moins de raison grave, il ne faut jamais laisser vos exercices de piété et même ne pas s’en tenir là, prier souvent dans la journée, demandant à Dieu ses lumières avant de parler, d’agir, s’efforçant d’ailleurs d’acquérir une union intime avec le Cœur de Jésus.

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Si vous avez cette bienheureuse union, vous trouverez en lui la force et la consolation, et vous réussirez infailliblement dans vos œuvres. N’oubliez pas combien, aussi, il est important que vous soyez bien fidèles à la règle : c’est le seul moyen d’avancer dans la perfection et de remplir d’ailleurs la mission que le Seigneur, dans sa miséricorde, a daigné vous confier. Enfin, gravez dans votre mémoire les paroles qui vous ont été souvent répétées pendant la retraite : s’effacer, s’appauvrir, souffrir ; elles vous seront mieux appliquées qu’à toute autre. Méditez-les et, surtout, pratiquez-les. Rappelez-vous aussi que Dieu est tout et le reste rien ; par conséquent, vivez d’une vie d’immolation, de sacrifice, afin que Dieu seul règne dans votre cœur et que la nature soit anéantie.

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L’ENVOI EN MISSION CHEZ LES FRANCISCAINES MISSIONNAIRES DE MARIE Cat her i ne Ba z i n

Le départ en mission constitue un événement pour l’ensemble de la communauté, orchestré par un rituel qui lui confère toute sa solennité : la retraite préparatoire, la liturgie de la cérémonie d’envoi, les traditions propres à l’institut marquent le seuil de passage vers l’inconnu, consacrent les nouvelles apôtres et renforcent les liens communautaires. Le premier départ est aussi pour chacune des sœurs concernées le moment où l’engagement religieux s’éprouve dans l’adieu aux parents, aux êtres chers que l’on n’est pas sûre de revoir en ce monde. Nous avons réuni ici des lettres de la mère Marie de la Passion, fondatrice des Franciscaines missionnaires de Marie, à ses filles en partance ; les devises de différentes « promotions » ; le chant du départ, entonné lors de la cérémonie d’envoi en mission ; les lettres d’adieu de sœurs en route pour la Chine, et qui y trouveront bientôt la mort, victimes de la maladie ou des persécutions.

Lettres de Marie de la Passion aux religieuses en partance pour diverses missions Aux fondatrices de Tong-yuen-fang1 [ Juin 1890] Il s’agit du groupe partant pour la fondation de Tong-yuen-fang avec Marie-Agnès de Saint-Jean-Baptiste et de quatre autres sœurs destinées aux missions existant déjà en Chine.

 Archives générales des F.M.M., Grottaferrata, (agfg), 244-13, (cir 87 à 90).

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Mes chères petites filles (partantes pour les missions) Quand vous ouvrirez cette lettre, vous serez à bord, bien près d’aller pour l’amour de Notre-Seigneur au milieu des païens qui ne le connaissent point encore. Mes chères petites, on ne convertit pas si on ne donne pas le bon exemple. Emportez donc avec vous la résolution énergique d’être toujours obéissantes, étroitement unies à vos supérieures et donnant à chacune la soumission que comporte sa charge. Avant tout, restez filialement soumise à votre supérieure générale quelle qu’elle soit. C’est elle qui reçoit l’autorité du vicaire de Jésus-Christ et par elle que vous restez unies étroitement à Jésus lui-même, soyez aussi des âmes de charité, de prière, d’humilité, de silence et de règle. En un mot de vraies mineures séraphiques. Humilité, amour, tout est là. Puissiez-vous vivre de cet esprit. Afin qu’il en soit ainsi et offrant à Dieu notre séparation, je vous bénis et vous confie… Marie de la Passion, supérieure générale, fmm. Aux partantes pour le Shanxi, le 12 mars 18992 Quatorze religieuses faisaient partie de ce groupe envoyé en Chine ; sept d’entre elles seront massacrées par les Boxers à Tai yuen fou le 9 juillet 1900.

9 mars 1899 Chères enfants qui partez pour la Chine, Je suis bien fatiguée mais je veux tout de même vous dire un mot de mon cœur : allez et que le bon Dieu vous protège. Soyez toutes de véritables missionnaires de Marie, de dignes filles de saint François, offrez bien votre sacrifice, vos travaux, pour l’Église, l’ordre, l’institut. Demandez à Dieu d’aider votre pauvre mère dans les grandes épreuves qu’elle traverse en ce moment. Pendant le voyage, soyez un sujet d’édification pour Monseigneur et les pères, bien obéissantes aux directions de leur expérience, tout en restant graves et religieuses. Qu’après ce voyage je n’entende aucune plainte sur votre compte. Qu’il n’y ait entre vous aucun différend, supportez2

 Archives générales des F.M.M., Grottaferrata, (agfg), 244-13, (cir 87 à 90).

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L’e n v o i e n m i s s i o n che z l e s F ra n c i s c a i n e s m i s s i o n n a i r e s d e M a r i e

vous les unes les autres. En voyage, c’est un peu plus difficile, faites-le pour l’amour de Dieu. Je ne cesserai pas de vous bénir et de prier pour vous, je le fais déjà aujourd’hui, vous confiant à… Marie de la Passion Aux religieuses partant pour la fondation de Stanleyville, en 19003 À la demande du père Léon Dehon, fondateur et supérieur général des Prêtres du Cœur de Jésus, Marie de la Passion a accepté une nouvelle fondation à Stanleyville (aujourd’hui Kisangani). Elle y envoie six religieuses, trois Belges, deux Françaises, une Hollandaise, auxquelles se joignent trois sœurs destinées à la maison de Nouvelle Anvers, fondée depuis 1896.

31 mai [ou 1er juin 1900] Vous partez neuf pour le Congo ; je vous confie donc tout spécialement à Notre-Dame des Anges et aux neuf Chœurs qui forment sa cour. Allez, mes enfants dans la paix du Seigneur, travaillez pour la gloire et l’amour de votre Époux divin. Tirez les neuf chœurs des Anges et que chacune d’entre vous se place tout spécialement sous la protection du chœur des Anges qui lui tombera en partage. Qu’elle se regarde aussi comme chargée d’intéresser sa céleste phalange au bien du Congo et de ses habitants. J’irai très probablement ces jours-ci à Assise, là je ne manquerai pas de recommander au bon Dieu mes neuf filles en route pour le Congo. Vous savez s’il m’en coûte de ne pas vous dire adieu. Désormais il entre dans ma vocation d’avoir un cœur de mère toujours brisé, mais c’est sur la terre qu’il en est ainsi, au ciel nous serons toutes réunies j’espère sous le regard et dans le cœur de notre Reine et Maîtresse, Marie lmmaculée. Allez la missionner sur la terre, pour cela je vous bénis toutes les neuf et je vous confie… Marie de la Passion, supérieure générale, fmm.

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  Idem.

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Promotions missionnaires4 « Promotions missionnaires  », est le titre donné à de petits billets imprimés et remis à chaque missionnaire d’une « promotion », groupe envoyé pour une mission déterminée. Ces billets portaient une citation tirée de l’Évangile, ou des écrits de saint François, ou encore inspirée à la Fondatrice par le but de l’envoi ou la composition du groupe. Parfois elle y ajoutait un mot personnel. Ces billets sont signés de sa main. Cette tradition fut poursuivie par les supérieures générales qui succédèrent à Marie de la Passion.

Souvenir du départ de huit enfants de saint François pour les missions, année 1896 Promotion de la pêche miraculeuse J’ai soif ! Donnez-moi des âmes pour Jésus, surtout les vôtres. Souvenir du départ de huit enfants de saint François pour les missions, année 1897 Promotion du centenaire des Martyrs du Japon Rome 14 février 1897 Qui aime, aime à souffrir pour ce qu’il aime. Promotion de la Charité 3 décembre 1897 Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis, et je vous ai établis pour que vous alliez et rapportiez du fruit et que votre fruit demeure. (Jn 15, 16)

 AGFG, 244-34, n° 117 à 132.

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L’e n v o i e n m i s s i o n che z l e s F ra n c i s c a i n e s m i s s i o n n a i r e s d e M a r i e

Souvenir du départ de huit enfants de saint François pour les missions, année 1898 Promotion de saint Raphaël 30 janvier 1898 Accomplir sa vocation de Franciscaine missionnaire de Marie c’est être un épi toujours moulu, une vigne toujours appuyée sur le bois de la croix. Souvenir du départ de huit enfants de saint François pour les missions, année 1899 Rome 23 juillet 1899 Élevez vos cœurs, ils sont à Jésus. Ne donnez point à la créature ce qui appartient au Créateur et je vous promets de belles œuvres sur la terre et la palme éternelle. Souvenir du départ de huit enfants de saint François pour les missions, année 1900 Promotion des neuf chœurs des Anges 31 mai 1900 L’amour vous emmène, que l’amour vous conduise et qu’enfin l’amour vous couronne éternellement. Souvenir du départ de huit enfants de saint François pour les missions, année 1902 Rome 2 juin 1902 Courage ! Allez en Chine, allez au martyre. Noblesse oblige ; plutôt mourir que de se souiller. Souvenir du départ de huit enfants de saint François pour les missions, année 1898 Promotion de N.S. di Guadalupa San Remo 29 février 1904 « Ecce Ancilla Domini »

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Cantique du départ5 Les huit premiers couplets furent tirés du Chant du départ des pères de la société des Missions étrangères de Paris, par la fondatrice qui en obtint l’autorisation dès les premiers départs pour les missions. Elle-même composa les quatre derniers couplets.

Partez, enfants de la bonne nouvelle Voici le jour appelé par vos vœux. Rien désormais n’enchaîne votre zèle, Partez, mes sœurs, votre sort est heureux ! Oh ! qu’ils sont beaux vos pieds missionnaires, Nous les baisons avec un saint transport. Oh ! qu’ils sont beaux, sur ces lointaines terres Où règnent l’erreur et la mort Refrain Partez, mes sœurs, adieu pour cette vie, Portez au loin le nom de notre DIEU. Nous nous retrouverons un jour dans la Patrie. Adieu mes sœurs, adieu ! Qu’un souffle heureux vienne enfler votre voile, Volez, mes sœurs, sur les ailes des vents. Ne craignez pas, MARIE est votre étoile, Elle saura veiller sur ses enfants. Respecte, ô mer, leur mission sublime, Garde-les bien, sois du moins sans écueil, Et sous leurs pieds, qu’un si beau zèle anime, De tes flots abaisse l’orgueil ! Hâtez vos pas vers ces peuples immenses : Ils sont plongés dans une froide nuit, Sans vérité, sans DIEU, sans espérance, Infortunés ! l’enfer les engloutit. Vierges du Christ, soumettez-lui la terre,  Archives générales des F.M.M. Rome (agfr), bibliothèque des Archives, 1.5. Varia, Formulaire à l’usage des fmm, 5 (nouvelle édition revue et augmentée) 1925, Vanves, p. 494. 5

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L’e n v o i e n m i s s i o n che z l e s F ra n c i s c a i n e s m i s s i o n n a i r e s d e M a r i e

Que tous les lieux entendent votre voix ! Portez partout la divine lumière, Partout et l’Hostie et la Croix. Empressez-vous dans la sainte carrière, Donnez à DIEU vos peines, vos sueurs, Vous souffrirez et votre vie entière S’écoulera dans de rudes labeurs. Peut-être aussi tout le sang de vos veines Sera versé. Vos pieds, ces pieds si beaux, Peut-être un jour seront chargés de chaînes Et vos corps livrés aux bourreaux ! Partez, partez, car les nôtres succombent ; Le temps, la mort, ont décimé leurs rangs. Ne faut-il pas remplacer ceux qui tombent Sous le couteau des féroces tyrans ? Allez, mes sœurs, partager leur victoire, Suivez toujours les traces de leurs pas. DIEU vous appelle, et du sein de la gloire, Nos martyrs vous tendent les bras ! Animez-vous du zèle apostolique ; La pauvreté, les travaux, les combats, La mort ; voilà l’avenir héroïque Que notre DIEU réserve à ses soldats. Mais parmi nous, il n’est point de cœur lâche, À son appel, oui, nous obéirons ! Nous braverons et la cangue et la hache, Et s’il faut mourir, nous mourrons ! […] De saint François déployez la bannière, Allez, mes sœurs, pour Jésus tout souffrir Soyez partout dignes de notre père, Du Séraphin que l’amour fit mourir. O saint François, ô père séraphique, Garde-les bien, garde-les dans ton cœur, Enseigne-leur l’esprit évangélique De tes enfants chers au Seigneur !

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C at h e r i n e B a z i n

De JÉSUS-CHRIST allez soigner l’image ; Que les lépreux reçoivent vos amours. Enflammez-vous d’un généreux courage, Consacrez-vous à les soigner toujours. C’est un martyre… Oh ! la belle couronne Que votre Époux vous prépare en ce jour ! François vous dit : "Mes filles, je vous donne Aux lépreux, chers à mon amour." Lettres d’adieu La Bienheureuse Maria Assunta Pallotta, fmm, à ses parents6 Assunta Maria Pallotta est née le 20 août 1878 à Force, petit village des Marches en Italie. Son père est un paysan modeste, elle est l’aînée de cinq enfants. En 1884, elle commence à aller en classe, mais des circonstances adverses appauvrissent ses parents, son père est souvent obligé d’aller travailler au loin ; vers 11-12 ans elle va elle-même travailler dans une équipe qui répare les routes de la région : travaux durs qui s’ajoutent à ceux de la maisonnée. Puis elle fréquente l’atelier d’un vieux tailleur, apprend à faire la cuisine et est un véritable appui pour ses parents. Très pieuse, familière de Dieu et de la Parole, elle cherche à éduquer à la foi ses frères et sœur et son entourage. Elle entre chez les Franciscaines missionnaires de Marie en mai 1898, et peu avant de prononcer ses vœux perpétuels, elle demande d’être envoyée en Chine, au service des lépreux. Atteinte du typhus le 19 mars 1905, elle meurt le 7 avril ; la chambre où elle vient de mourir s’emplit d’un parfum jamais respiré ! Elle a été béatifiée le 7 novembre 1954.

Rome, le 13 mars 1904 Chers parents, Certainement vous ne vous attendez pas maintenant à cette lettre, et moi non plus je ne pensais pas vous écrire jusqu’à la sainte fête de Pâques. 6   Paola del Pra fmm – Audacia della minorità. Tipografia Porziuncula – Santa Maria degli Angeli (PG), 1981, p. 116. agfr 2.1. Biographies de S. Maria Assunta, 13.

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Je ne désirais rien d’autre que faire la volonté de Dieu. Je ne pensais pas être envoyée en mission, parce que je ne suis pas digne de cette grande grâce. Après avoir fait mes vœux perpétuels, je demandais seulement à Jésus de me laisser mourir plutôt que de l’offenser par la moindre offense volontaire. Je suis restée deux ans dans la maison de Florence : comme vous le savez, toutes y sont très bonnes. Durant la récréation du soir, la mère supérieure m’a montré la lettre dans laquelle il était écrit que je partirais pour la Chine le 19, jour de fête de saint Joseph. Voici maintenant six jours que je suis à la maison de Rome. Je suis très contente de partir en Chine, si telle est la volonté de Dieu et si mes supérieures veulent m’y envoyer. Je peux à peine y croire, car je ne suis pas digne de cette grande grâce. J’espère que vous serez vous aussi très contents de m’avoir remise toute entière à Jésus. Priez pour moi, chers parents, avec toutes les personnes de la famille, afin que Jésus me fasse la grâce d’être bien fidèle à tant de grâces qu’il me fait par l’intercession de la Sainte Vierge. Il n’est pas nécessaire que vous me répondiez : je vous écrirai quand je serai en Chine ou dans la maison que Jésus voudra, car vous savez qu’il y a dans l’Institut beaucoup de maisons, dispersées dans presque toutes les parties du monde. Je vous salue de grand cœur, chers parents, ainsi que tous dans la famille et la parenté qui demande de mes nouvelles. Prions les uns pour les autres, afin de nous revoir en Paradis. (traduction de l’italien) Les lettres suivantes ont été écrites par deux des sept fondatrices de la communauté de Taï yuen Fou : Marie-Hermine de Jésus (Irma Grivot, française) et Marie de la Paix (Marianna Giuliani, italienne). Parties de Marseille le 12 mars 1899, et parvenues à Taï yuen Fou en juin, elles organisèrent l’orphelinat de petites filles, ouvrirent un dispensaire et un atelier de broderie. Ainsi que nous l’avons dit précédemment, elles seront massacrées le 9 juillet 1900, au cours de la révolte des Boxers, avec vingt-six autres chrétiens, évêques, prêtres, séminaristes, laïcs dont six fillettes, Tout ce groupe a été béatifié par Pie XII en 1947, et canonisé par Jean Paul II en 2000.



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Sainte Marie-Hermine de Jésus à mère Marie Notre-Dame de la Garde7 Marseille, 8 mars 1899 Mgr Fogolla est arrivé mardi soir, à 11 heures, avec le joyeux frère André8. Bon Fr. André ! Ne pensez-vous pas que son entrain ferait tourner un moulin, qui donnerait pas mal de farine à la fin du jour ? Pardonnez ma malice, bien-aimée mère ; mère provinciale m’affirme que j’ai besoin d’être déridée. Je suis son conseil. En effet, malgré tous mes efforts, je ne puis empêcher mon cœur de se serrer un peu, quand je regarde autour de moi, et que mon imagination fouille l’avenir. J’ai bien quelque peine à conserver mon calme. Aussi, j’ai pris la résolution de ne pas regarder plus loin que ce qui est devant moi. J’ai Jésus ici, je l’aurai encore en Chine, c’est là toute ma consolation, car, comme vous me le dites sur le petit livre Les six ailes du séraphin, c’est bien Jésus qui m’a choisie pour la charge que l’obéissance m’a donnée ; il sait bien que c’est la dernière que j’aurais demandée. Plus qu’ailleurs, en effet, j’aurai à vaincre ma nature qui aime le calme. Mais Fiat ! Jésus qui demande beaucoup de moi, me traite déjà en vraie missionnaire, en taillant à grands coups tous les fils qui peuvent retenir ce pauvre cœur qu’il veut tout à lui ! En réponse à l’annonce de mon départ pour les missions, X m’envoie une lettre m’appelant Mademoiselle, monstre, etc. J’abandonne tous ceux que j’aime entre les mains de Celui qui a tant aimé sa Mère et son Père, Celui qui a dit : « Je suis venu guérir ceux qui sont malades et non ceux qui se portent bien. » J’espère contre toute espérance. Je m’étends un peu trop sur ce sujet qui m’est bien personnel, mais vous me connaissez si bien, et vous êtes si bien aussi au courant de toutes mes peines que cela me fait du bien de déverser mon cœur dans le vôtre, toujours ouvert pour recevoir les peines des affligés ! Et puis je sais surtout que vous avez l’expérience de cette douleur, et

7   Vie de la mère Marie-Hermine de Jésus et de ses compagnes, publiée par l’Institut des fmm sous la direction des frères Mineurs, 1902, Vanves, p. 174. agfr (Bibliothèque des), Biographies 3.1. 1. 8  Mgr Fogolla et le frère André furent au nombre des martyrs de Taï yuen Fou le 9 juillet 1900.

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je vous parle plus à l’aise parce que je me crois comprise par vous, ma bien-aimée mère de la Garde. Cet après-midi, est arrivé un futur médecin pour l’hôpital, c’est un Tertiaire qui complétera ses connaissances médicales par l’étude des maladies chinoises. Le pauvre était à demi-mort. Il a quitté Parme avec quatre ou cinq Franciscains, parmi lesquels le père Chérubin qui venait ici pour le départ ; mais hier soir, près de Savone, leur train s’est jeté sur un autre. Dans la bagarre, il a perdu ses compagnons de route ; il dit cependant qu’aucun missionnaire n’a été blessé. Mgr Fogolla a été très émotionné. Nous n’avons pas encore beaucoup de détails, mais nous espérons que tous arriveront demain sains et saufs. Merci, mille fois, chère et tant aimée mère Marie de la Garde, pour le petit livre de lecture, Le trésor des Franciscaines missionnaires de Marie avec mon nom écrit par vous, merci pour tout cela, mais… c’est avec une vraie tristesse que j’ai lu et relu les listes du contenu des caisses cherchant vainement l’annonce d’une statuette ou seulement d’une gravure de saint Pascal Baylon9. Ici rien, on nous répond qu’à Paris seulement on trouvera quelque chose de ce saint très peu connu. Et moi qui désire tant le faire connaître ! Son humilité l’a fait nous refuser quelque chose de lui. Mais je ne puis croire que saint Antoine nous laissera partir ainsi sans rien de saint Pascal ! Ma chérie mère de la Garde… ne pourriez-vous pas ? je n’ose pas continuer. Nous avons déjà tant reçu, que vraiment je me trouve trop hardie de demander encore. Je confie cette affaire délicate à mon bon ange, afin qu’il traite avec celui de ma chère et bonne mère de Paris ! Mais il faut finir ; tout passe même les si doux instants d’entretien sur le papier. Un mignon réveil placé devant moi et donné par le bon M. Gauthier, m’indique 6h 1/4, l’heure du courrier. – Adieu ou mieux au revoir. L’immense océan pourra séparer nos corps, mais mon cœur sera toujours uni près de Jésus à celui de ma si chère mère maîtresse, qui voudra bien me permettre de lui écrire quelquefois du fond de la Chine et à qui je demande en grâce de penser près de notre Époux adoré a celle qui ne l’oubliera jamais. 9   Ce saint franciscain espagnol avait été choisi comme patron de la communauté de Taï yuen Fou.



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Sainte Marie-Hermine de Jésus à une amie Ce n’est pas seulement pour sa famille religieuse, que mère Hermine se montre dévouée, ses parents l’occupent aussi, d’autant plus qu’ils n’ont pas accepté sa vocation. Elle cherche à leur adoucir la nouvelle du départ et écrit à une amie d’enfance10.

Vous serez sans doute surprise en recevant une lettre de votre ancienne amie, qui n’avait pas encore donné de ses nouvelles depuis plus de cinq ans. J’ai été un peu silencieuse, je l’avoue, mais croyez bien que je ne vous ai jamais oubliée auprès du bon Dieu. Vous savez sans doute que, depuis cinq ans, je suis religieuse Franciscaine missionnaire de Marie, et mes parents ne m’ont pas encore pardonné ce qu’ils regardent comme un abandon de ma part ; je n’ai jamais revu aucun des miens, notre règle ne nous permettant pas d’aller dans nos familles. Bien que le sacrifice soit douloureux, je l’offre généreusement au bon Maître ; mais ce qui m’afflige, c’est de penser que mes pauvres parents s’éloignent de plus en plus du bon Dieu ; c’est de les voir vieillir avec ces pensées antichrétiennes ! Aujourd’hui surtout, ma bien chère Alice, mon inquiétude augmente. Je viens de prononcer mes vœux perpétuels et, missionnaires, nous sommes toutes destinées à partir pour les missions de Chine ou d’Afrique, des Indes ou du Japon. Bientôt peut-être, je serai du nombre des privilégiées du divin Pasteur pour porter la lumière aux pauvres païens. Mais, avant de partir, je voudrais laisser un guide à mes parents, savoir près d’eux un ange, qui, au dernier moment, puisse les aider à se réconcilier avec le Sauveur ! Je le demandais depuis quelque temps déjà à NotreSeigneur quand, il y a quelques semaines, étant à Rome, près de notre Très Révérende Mère générale, le souvenir de ma chère amie d’enfance se présenta à mon esprit et au sentiment de paix qui soudain se fit sentir en moi, je ne pus douter que ce souvenir ne me fût envoyé par Dieu lui-même.

  Vie de la mère Marie-Hermine de Jésus et de ses compagnes, publiée par l’Institut des fmm sous la direction des frères Mineurs, 1902, Vanves, p. 168. agfr (Bibliothèque des), Biographies 3.1. 1. 10

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C’est pour cette raison, ma bien chère Alice, que je viens frapper à la porte de votre cœur, et vous supplier, pour l’amour de Celui qui est mort pour sauver les âmes, de faire tout ce qui vous sera possible pour ramener au bon Dieu mon père et ma mère, de ne pas les abandonner, surtout à leurs derniers moments. Mon frère et ma sœur ne sont plus à Beaune. Y fussent-ils, leurs sentiments sont malheureusement opposés à la religion, et tout l’entourage de mes parents est de même. Je suis la seule que Jésus, par un effet de sa miséricorde, a retirée du gouffre de l’impiété. Je ne crois pas que ma demande soit sans résultat, et j’espère que ma chère Alice ne refusera pas de travailler au salut des âmes. Le plus difficile sera le premier pas. Vous pourrez prendre pour prétexte le désir de voir ma photographie et parler doucement du départ pour les missions ; ils ont des soupçons, mais je n’ai encore rien dit. Croyez bien, chère Alice, que mes prières vous suivront partout, et que de loin comme de près, vous ne serez pas oubliée. Je pense que votre Révérende Mère supérieure ne s’opposera pas à ce que je vous demande, la promesse de veiller sur mes parents. Extraits de lettres de Santa Maria della Pace à sa famille (traduits de l’italien) À sa petite sœur11 […] Je t’envoie ma photographie, que tu garderas comme un doux souvenir ; je t’en envoie une pour ma tante, mon frère pourra la faire reproduire sur celle-ci. Et maintenant, ma petite sœur, adieu pour toujours sur cette terre, et au revoir au ciel. C’est là que je te donne mon rendez-vous pour l’éternité. Courage… Tout pour Jésus… Soyons généreuses et ne refusons rien à son Amour. Notre voyage durera environ deux mois et demi, donc nous arriverons vers la fin de mai ou au début de juin ; prie pour que nous arrivions à bon port.

  La serva di Dio Madre Maria della Pace – Ed. Tipografia agostiniana, 1926 – auteur non indiqué – Livre préfacé par le Père Ugolino, Paris, ofm – p. 155. agfr 3.2. Biographies individuelles, 8. 11



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Que Jésus et Marie te gardent et te bénissent dans le temps et pour l’éternité ! Je te confie au Cœur adoré du Seigneur, et puis je pars là où m’appelle sa sainte volonté, sans aucune inquiétude. Adieu, ma petite sœur très aimée, adieu, au ciel. Je t’embrasse et je te baise avec une infinie tendresse : ta sœur qui t’aimera toujours en J.M.J. et N. père S.F.12 Maria della Pace fmm À son frère13 Comme je suis très pressée, je t’écris seulement deux lignes pour te dire que le 12 mars je pars en Asie pour la mission de Chine. Le voyage sera très long, six semaines en mer ; ensuite, le voyage sur terre sera bien plus difficile, car la civilisation n’a pas encore touché cette région de Chine. Quelle pauvre nation, presque toute entière païenne, mais par la grâce de Dieu nous espérons en faire beaucoup de très bons chrétiens. Maintenant, je te demande d’être un bon chrétien, de remplir exactement tes devoirs. Souviens-toi quelquefois de ta sœur, qui s’est donnée toute entière au Seigneur et au salut des âmes, mais qui ne t’oublie jamais dans ses prières. Adieu, mon frère très cher, je t’embrasse et te salue très affectueusement, je prie pour toi, et je te laisse avec confiance dans le cœur de J.M.J. et N. père S.F. À Marie de la Passion, qu’elle n’a pu revoir avant son départ14 24 février 1899 Je suis à Marseille depuis le 22 février ; demain il y aura huit jours que j’ai quitté l’Annunziata15. Je suis très heureuse d’être la première missionnaire d’Autriche et je puis ardemment en remercier le bon Jésus, car les prières de ce pays m’accompagnent dans mon voyage   Jésus, Marie, Joseph et Notre père Saint-François.   Idem, p. 156. agfr 3.2. Biographies individuelles, 8. 14   Vie de la mère Marie-Hermine de Jésus et de ses compagnes, publiée par l’Institut des fmm sous la direction des frères Mineurs, 1902, Vanves, p. 394. agfr (Bibliothèque des), Biographies 3.1. 1. 15   L’Annunziata, première fondation fmm en Autriche, à Eichgraben, 30 km à l’ouest de Vienne ; mère Marie de la Paix y a passé près d’un an et y a fait sa profession perpétuelle. 12 13

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vers la Chine. Le bon Dieu m’a bien aidée et je puis partir avec sa grâce comme une vraie missionnaire ; la pensée d’aller chercher des âmes ne permet pas de reculer un instant. Ces âmes sont si précieuses ! Daigne Jésus m’aider à être à la hauteur de ma vocation si belle ; puissé-je surtout, ô mère, rester votre vraie fille, bien fidèle. J’ai fait connaissance avec la bonne mère Marie-Hermine ; je l’avais déjà vue à Vanves plusieurs fois, je suis très heureuse d’avoir une si bonne supérieure ; je tâcherai de lui être très unie et soumise par le bon exemple et la fidélité à la règle. Comme assistante, je le dois et le ferai toujours, le bon Dieu aidant. Nous prierons toutes deux pour obtenir la grâce d’avoir, dans notre nouvelle fondation, un très bon esprit, c’est-à-dire l’esprit de notre cher institut, et nous ferons tout pour l’obtenir ; du reste, les nôtres choisies pour ce départ, semblent toutes très bonnes, et nous espérons bien que cette petite maison de Chine sera toujours votre consolation.



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LE VOYAGE MARITIME Naviguer sous le voile L’expÉrience des premiÈres sœurs de Saint-Joseph de cluny en route pour l’île Bourbon (1817) G ene v iè ve Le c u i r-Ne mo

Le 10 janvier 1817, quatre sœurs de Saint-Joseph de Cluny montent à bord de l’éléphant, au port de Rochefort, à destination de l’île Bourbon1. Elles n’arriveront à Saint-Denis de Bourbon que le 28 juin 1817, des vents contraires les ayant obligées à faire escale à Rio de Janeiro. C’est le premier départ outre-mer dans la petite congrégation, encore bien modeste, fondée par Anne-Marie Javouhey en 1807. En 1816, mère Javouhey, après des débuts difficiles, a laissé les maisons de Bourgogne à ses sœurs et a gagné Paris où elle enseigne avec succès dans une petite école selon la nouvelle méthode à « la mode », l’enseignement mutuel. À la même époque, le gouvernement de la Restauration s’emploie à reprendre en main les quelques colonies restituées par les traités de Paris. L’idée se précise de faire appel à des religieuses pour y restaurer les hôpitaux, mais aussi pour y créer des écoles de filles. Or les congrégations anciennes renaissaient lentement et manquaient de religieuses. En avril 1816, le ministre de la Marine demande au ministre de l’Intérieur et des cultes des frères des Écoles chrétiennes et des sœurs de Saint-Vincent de Paul pour l’île Bourbon, car les sœurs de Saint-Paul de Chartres, hospitalières pour les colonies sous l’Ancien Régime, n’ont personne à envoyer comme institutrices2. Mère Javouhey propose des sœurs au ministre après la visite de l’intendant de l’île Bourbon, Desbassyns de Richemont, à l’école de la 1   L’île a changé maintes fois de nom : l’île Mascareigne devient île Bourbon en 1649, puis en 1793 sous la Révolution la Réunion, île Bonaparte sous l’Empire, de nouveau île Bourbon avec la Restauration. 2  A. N., F19/6208, Le ministre de la Marine au ministre de l’Intérieur et des Cultes, Paris, 27 avril 1816.

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rue de Lodi dont ce dernier avait admiré le fonctionnement. Cette proposition est acceptée rapidement par les ministres3. Il semble qu’elle n’ait pas hésité un instant ; elle aurait vu dans cette demande de l’intendant une réponse à un rêve, une vision où elle se trouvait entourée d’enfants de toutes les couleurs, lors de sa première tentative de vie religieuse chez les sœurs de la Charité de Besançon. Elle aurait désiré partir elle-même, mais sa présence en France était indispensable pour régler les questions liées à la nouvelle orientation des œuvres : modification des statuts en fonction de celle-ci, autorisation définitive de la congrégation, conditions matérielles de la présence des sœurs, etc. 4 La petite « Société de Saint-Joseph » à vocation locale, charitable et enseignante à l’origine voit donc, sous l’impulsion de sa fondatrice, s’ouvrir une nouvelle vocation missionnaire, de nouvelles destinations, de nouvelles activités. Cinq sœurs sont désignées, mais l’une d’elles, malade, n’arrivera qu’après le départ du bateau. Les quatre partantes ont moins de trente ans ; elles viennent de faire profession. Mère Marie-Joseph Varin est la supérieure du petit groupe ; née en 1790, elle a donc 27 ans ; avant d’être désignée pour le départ, elle était assistante dans la communauté de Cluny en Saône-et-Loire. À leur arrivée à Saint-Denis les quatre religieuses sont hébergées pendant trois mois par les sœurs de Saint-Paul de Chartres revenues s’occuper des hôpitaux5. Puis, mère Marie-Joseph rejoint avec ses compagnes SaintPaul où, le 5 septembre 1817, elles s’installent sur une propriété de Mme Desbassyns de Richemont, la mère de l’intendant rencontré par mère Javouhey et à l’origine de leur venue6. C’est leur premier établissement à Bourbon, et les sœurs y ouvrent une petite école pour les enfants noirs.

 A. N., F19/6212, lettre non autographe inédite, signée de mère Javouhey, Paris, rue du Pont de Lodi, n° 2, 6 septembre 1816 et lettre du ministre de l’Intérieur au ministre de la Marine et des Colonies, 6 septembre 1816. 4   La Société de Saint-Joseph avait été autorisée par décret de Napoléon signé à Poznan le 12 décembre 1806, ce qui avait permis à Anne Javouhey ainsi qu’à ses trois sœurs de prendre l’habit religieux et de faire profession le 12 mai 1807 devant Mgr Imberties, évêque d’Autun. Cette autorisation n’était que provisoire. 5   Les sœurs de Saint-Paul de Chartres tenaient, à l’île Bourbon comme dans les autres colonies françaises de l’Ancien Régime, les hôpitaux coloniaux. À Bourbon, les sœurs de Cluny ne sont qu’institutrices. Avec la Révolution, le recrutement de la congrégation de Saint-Paul de Chartres s’est tari et le personnel est âgé ; si la congrégation ne peut fournir des hospitalières nouvelles, elle est cependant maintenue dans les colonies où elle travaillait déjà. 6  Saint-Paul se trouve au nord-ouest de l’île. 3

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Devant les résultats, le gouverneur demande quatre autres sœurs pour un nouvel établissement à Saint-Denis. Mère Marie-Joseph devient alors ­supérieure principale de Bourbon. Son décès prématuré le 12 février 1821, décès dont la cause nous reste inconnue, va déboucher sur un véritable schisme et mettre en danger jusqu’à la congrégation elle-même. Il semble que la congrégation n’ait conservé que quatre lettres de mère Marie-Joseph Varin ; la première est écrite le 18 janvier 1817 sur le bateau en attendant le départ ; elle traduit un certain trouble devant l’inconnu et réaffirme son dévouement à la fondatrice et à la congrégation ; la deuxième, écrite du Brésil le 29 avril 1817, est une description assez pittoresque de Rio et montre l’étonnement des sœurs devant les religieuses cloîtrées qui les accueillent avec beaucoup de charité ; la quatrième du 26 juin 1818 est écrite de Saint-Paul et fait le point des œuvres à cette date7. La lettre retenue ici est la troisième. Le 21 novembre 1817, mère MarieJoseph écrit de Saint-Paul où la communauté est installée depuis deux mois et se plaint d’abord des incertitudes du courrier et de l’isolement moral qu’entraîne cette situation pour la supérieure sans expérience. Elle évoque ensuite brièvement la précarité de leur situation financière et prend plaisir à expliquer comment elles ont réussi à se faire respecter pendant leur voyage particulièrement long ; elle rend compte également de leurs premières activités8.

Lettre de mère Marie-Joseph Varin à mère Anne-Marie Javouhey, supérieure des sœurs de Saint-Joseph de Cluny. Bourbon, le 21 novembre 1817 La sainte volonté de Dieu9 Ma très chère Mère, Voici trois ou quatre fois que je vous écris depuis notre arrivée à l’île Bourbon, et pendant la traversée j’ai saisi toutes les occasions possibles pour vous faire parvenir de nos nouvelles ; j’ose croire d’après les  A. C. St J. C., Bourbon 1817, 3 A/d2.   Les conditions matérielles du séjour des sœurs n’ont pas encore été fixées : après plusieurs accords successifs, mère Anne-Marie Javouhey obtiendra en janvier 1822 la signature d’une convention, l’abonnement. 9  Mère Javouhey commençait alors toutes ses lettres par cette invocation comme le faisait Dom de Lestranges, fondateur de la trappe de la Valsainte ; alors qu’elle cherchait sa voie, elle passa quelques temps sous sa direction, avant de prendre conscience qu’elle n’était pas faite pour la vie contemplative. 7 8



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mesures que j’ai prises pour que ces lettres vous parviennent, que vous les avez reçues ; quant aux vôtres, si vous en avez écrit plusieurs, je n’ai rien reçu que trois ou quatre mots, lesquels vous m’écrivîtes en même temps que Mlle Ambroise et dont la Normande fut porteuse ; cependant voici bien des vaisseaux d’arrivés de France, il y a peu de jours et pas un ne nous a apporté de vos nouvelles ; il est vrai que ce ne sont pas des vaisseaux du gouvernement, et que vous n’êtes pas dans un port de mer ; mais aussi si vous ‹ne› nous écrivez que quand il y aura des expéditions, cela n’arrivera pas souvent ; pensez combien il est triste pour nous qui vous sommes attachées d’être si éloignées de vous, et encore privées de recevoir de vos nouvelles ; en vérité si la Religion et les bonnes vues qui m’ont déterminée à venir si loin ne venaient à mon secours, je fondrais en larmes toutes les fois que ma pensée se porte vers vous ; ne croyez pas pour cela que je sois malheureuse ou que j’éprouve beaucoup de contrariétés car les sœurs que vous m’avez données sont de très bonnes sœurs qui se portent avec zèle à faire le bien, et qui sont bien courageuses ; pour directeur nous avons un saint prêtre capable de nous diriger, et d’être notre soutien dans les peines et contrariétés qui pourraient nous arriver, c’est un prêtre comme il y en a peu, point intéressé, ne cherchant uniquement la gloire de Dieu et le salut des âmes, rien que de le voir une fois on peut juger de son mérite, son air de bonté et de douceur, la paix qui semble régner dans son âme inspirent des sentiments de ferveur et de dévotion ; il se nomme M. Lax. Pardon des plaintes que je viens de vous faire : voici deux paquets de lettres que l’on apporte, ils viennent de France car je connais l’écriture de Mlle Chipelly ; vous devez penser combien ma joie est grande, et quel empressement à lire vos lettres. Ma très chère Mère, votre lettre est datée du premier mai, en voici encore une mais c’est la même répétition, Mlle Chipelly a eu bien de la bonté de se donner tant de peine, je l’en remercie, et je l’embrasse pour sa peine. Voici bien des lettres pour M. Bernard, je suis bien fâchée qu’il ne soit pas à SaintPaul, il aurait participé à notre joie en lisant toutes ses lettres, ma sœur Anne-Marie n’est pas la moins ‹joyeuse› de recevoir une lettre de sa sœur, des images et des prières, ensuite de cela son batistaire (sic) qui la vieillit de trois ans car elle ne croyait avoir que vingt-sept ans10. 10   Baptistaire : registre des baptêmes, extrait du registre des baptêmes, par extension, date du baptême.

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Ma très chère Mère, combien je suis satisfaite de ce que vous me dites relati‹ve›ment nos maisons de la Rochette et Villeneuve-SaintGeorges ; ces deux maisons sont donc solidement établies, malgré les coups funestes que le mauvais esprit ennemi du bien a lancé au commencement pour les détruire, cela nous fait bien voir que les efforts des hommes ne sont rien ; il faut que la volonté de Dieu s’accomplisse11. O ma très chère Mère, vous partirez tranquille de France12, le bon Dieu sait bien ce qu’il fait en faisant ainsi tourner les choses. Venez comme vous nous le marquez pour le premier mai prochain, nous vous attendons avec impatience ; vous ne me parlez pas des orphelines, les avez-vous donc oubliées ? Cependant c’est une chose qui m’intéresse beaucoup, tout mon regret est de ne pouvoir vous aider encore dans cette bonne œuvre  ; j’aurais désiré vous envoyer quelque chose en même temps que cette lettre ; mais cela n’est pas possible dans ce moment-ci ; car je vous dirai qu’on n’a pas encore fixé le traitement, et nous n’avons encore reçu que deux cents francs, voici un mois que nous vivons dessus ; ce sera pour la première fois, je l’espère. Vous me demandez que je vous dise la manière de vous conduire pendant la traversée, mais est-ce à moi à vous dire quelques mots là-dessus ? Vous savez bien mieux que vos filles les règles qu’il faut garder et avec bien plus de prudence que je ne saurais en avoir  ; cependant puisque vous m’en parlez, je vais vous dire les choses essentielles qui nous ont fait respecter : c’est de nous être tenues le plus qu’il nous a été possible dans notre chambre malgré qu’elle était bien petite et que nous avions beaucoup à souffrir de la chaleur et du mauvais air qu’on y respirait, il vaut mieux souffrir que de s’exposer ; jamais nous n’en sortions que toutes les quatre ensemble pour aller en quelques endroits que ce fut. Jamais nous n’avons tenu de conversation avec qui que ce soit et avons répondu très brièvement à ceux qui nous ont adressé la parole ; nous n’avons eu en cela de préférence pour qui que ce soit, car vous savez qu’un coup de langue est bien tôt

11   À la Rochette, mère Javouhey avait accueilli des orphelines dans l’espoir d’en faire des religieuses ; à Villeneuve-Saint-Georges, la congrégation avait accepté de s’occuper d’une fondation des Chevaliers de Saint-Louis qui recevait des dames âgées. 12  Mère Marie-Joseph attend mère Javouhey qui avait promis de venir les voir à Bourbon.



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lancé ; c’est une vie bien ennuyeuse sans doute d’être renfermé dans une petite chambre. Aussi il y a un moyen que nous avons employé pour chasser l’ennui, il faut toujours travailler quand même on a quelque indisposition, car je vous assure que je m’en suis bien trouvée, quand je ne travaillais pas j’étais beaucoup plus malade13. Comme nous n’avions pas emporté assez d’ouvrage, nous avons festonné pour Mme l’intendante, fait des pantalons et des gilets et différentes choses pour les matelots qui n’en ont pas été fâchés, car vous pensez que nous n’exigions aucune rétribution car ils ne sont pas trop riches. Presque tout le monde du vaisseau a eu de notre ouvrage. Nous avons aussi travaillé pour des passagers et même pour le commandant, et cela n’a pas été un obstacle à notre vie retirée, car je puis vous dire que jamais aucun jeunes gens ne s’est permis de nous faire aucune parole de plaisanteries. Lorsqu’on chantait des chansons ce n’était pas devant nous, aussitôt qu’on nous apercevait, si l’on était à chanter, on cessait ; nous avions bien soin de nous retirer aussitôt que nous avions pris notre repas et n’attendions pas qu’on ait fini parce qu’à la fin de ces repas, les jeunes gens s’amusent, chantent toutes sortes de chansons. Dans les jours de beau temps où l’on travaille sous le pont, il est très essentiel de se retirer à la brune parce que c’est le moment que commence la danse ; quand même on nous engageait à rester, nous nous retirions toujours parce que nous savions bien que c’était par honnêteté, car nous les aurions gênés ou bien ils n’auraient plus eu pour nous le même respect. Tout ce que je vous dis n’est ‹que› pour que cela vous serve ; je suis bien éloignée de vouloir vous donner des avis ; mais c’est seulement pour vous faire un petit abrégé de ce qui s’est passé dans le vaisseau ; quand à ceux que vous avez la bonté de me ‹donner› je ferai tout mon possible pour en profiter ; pour celui de fuir les conversations inutiles avec le monde, je n’aurai pas beaucoup de peine à le suivre car je vous assure que chaque fois qu’il faut que je réponde aux personnes qui viennent pour des choses essentielles, je suis obligée de me faire violence, car si je suivais mon penchant jamais je ne parlerais à personne, et dans la charge que vous m’avez donnée il faut que je fasse bien des sacrifices car, si je n’eus pas cru d’aller contre la 13   Le mal de mer est souvent évoqué dans les récits des religieuses ; et certaines ne veulent plus revenir en France après en avoir souffert.

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volonté de Dieu, je n’aurais jamais consenti à me charger de cet emploi. Ma très chère Mère, vous désirez bien partager nos travaux. Sans doute on peut mériter devant Dieu quand on fait tout son possible pour lui ramener des âmes et apprendre à de jeunes enfants à connaître leur religion et leur devoir : dans ces pays on a bien de quoi exercer son zèle car il y a beaucoup de bien à faire, mais il est un peu difficile à faire, il y a beaucoup d’endroits dans l’île Bourbon où il y a une quan‹ti›té de gens qui vivent comme des bêtes ignorant absolument qu’il y a un être au-dessus d’eux. Il faudrait de zélés missionnaires pour persuader à de tels gens (sic), encore ne sera-ce que par un miracle de la grâce de Dieu ; enfin pour nous nous fesons (sic) tout notre possible pour bien élever la jeunesse et nous laisserons à Dieu le soin de ces pauvres âmes qu’il voudra bien regarder dans sa miséricorde. Nous ne nous décourageons pas du peu de progrès que peut-être nos enfants feront ; c’est ici comme en France, ils n’ont pas de très bons exemples devant les yeux et par conséquent ne profiteront pas autant des instructions qu’on leur fait ; heureusement Dieu ne nous demandera pas comp‹te› du fruit que ces enfants retireront mais seulement si nous avons fait tout ce qui dépendait de nous pour cela. Pour cela d’ailleurs vous nous avez envoyées pour préparer, aussi nous vous attendons pour achever l’ouvrage. Voici un mois que nous avons commencé les classes ; nous sommes assez bien logées pour cela, notre maison est bien solitaire, nous sommes comme au milieu des champs. Nous avons déjà cinquante six enfants dans la classe externe et quinze demi-pensionnaires, et quatre pensionnaires. Les enfants en général sont d’un caractère assez doux, mais ils ont la tête dure, n’apprennent pas facilement ; pour ceux-ci on n’a pas beaucoup de peine à leur faire apprendre le catéchisme ; nous ne pouvons pas les mener tous les jours à la messe parce que nous sommes éloignées de l’église d’une demi-lieue, les dimanches et les jeudis seulement nous les conduisons bien rangées. Je finis car ma lettre est assez longue et ce petit morceau de papier que je réserve n’est pas trop grand pour faire mes compliments. Je vous prie de faire bien des amitiés pour nous à toutes nos chères sœurs, en particulier aux chères sœurs qui viendront nous rejoindre, car M. l’intendant ne tardera pas à demander pour Saint-Denis. Je

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pense que Mlle Ambroise a reçu la grande lettre que je lui ai écrite, je l’assure de mon amitié et la prie de m’écrire souvent. Pour vous, ma très chère Mère, je n’ai pas besoin de vous le commander car je suis persuadée que vous aimez trop vos chères filles pour les laisser dans la peine, ni de vous faire de si grandes protestations d’amitié car je suis sûre que vous connaissez la sincérité de mon attachement et le désir que j’ai d’être auprès de vous. Adieu, ma très chère Mère, je suis votre soumise fille. 21 novembre 1817 Sœur Marie-Joseph (Varin14)

  Le patronyme a été ajouté au crayon sur la lettre originale.

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SOUS LE SIGNE DE L’HUMOUR LE JOURNAL DE VOYAGE DE SŒUR PAULE LAPIQUE (1848) C h a nt a l Pa is a n t

Nous avons vu au chapitre précédent dans quelles circonstances quatre sœurs de l’Immaculée Conception de Castres, accompagnées de trois pères du Saint Cœur de Marie, embarquent pour Dakar en décembre 1847. Le départ de Brest était prévu, en principe, la veille de Noël… Mais nous laisserons à sœur Paule Lapique (1812-1868) le soin de narrer le faux départ, et autres surprises, que l’Infatigable réserve aux filles de mère Marie de Villeneuve pour leur premier voyage maritime. Parmi les quatre sœurs désignées par la mère de Villeneuve, deux font parties des postulantes envoyées par le père Libermann  : sœur Cécile Bernard et sœur Paule Lapique. Après une courte expérience chez les carmélites de Nancy, où elle prend conscience de ne pas avoir la vocation contemplative, Rose Lapique s’était rendue à Paris ; elle y fréquente l’église de Notre-Dame des Victoires, véritable centre de l’apostolat missionnaire pour les noirs ; c’est là qu’elle rencontre le père Tisserant1 qui la met en contact avec le père Libermann. Celui-ci l’envoie à Castres où elle entre dans la congrégation le 13 mai 1843, prend l’habit en 1844, fait sa profession religieuse en 1846 et sa profession perpétuelle en octobre 1847, avec l’idée de consacrer sa vie aux missions africaines : son vœu sera exaucé. Sœur Paule passera une grande partie de sa vie religieuse en Afrique ; elle suit les conseils de son directeur, le père Libermann, s’imprègne des mœurs du pays et apprend le wolof. Le voyage inaugural de 1847 sera suivi de deux autres allers et retours, de Brest à 1  Ancien préfet apostolique de Haïti, le père Tisserant est nommé par la Propagande vicaire apostolique des Deux-Guinées en remplacement de Mgr Barron démissionnaire après le désastre du cap des Palmes où mourut le premier groupe de missionnaires.

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Dakar : en 1849, puis en 1853-54, avant un retour provisoire en France. Entre temps, elle sera successivement supérieure de la maison de Dakar, supérieure de la fondation de Sainte-Marie de Bathurst, en Gambie anglaise (en 1850), supérieure provinciale de Sénégambie et des Deux-Guinées (en 1854) – elle partage alors son temps entre Dakar et Sainte-Marie de Bathurst ; en 1858, le chapitre général lui demande de renoncer à l’Afrique et lui confie la charge de vice-assistante, économe générale et secrétaire, elle reste dix ans en France. Mais en 1868, elle part à Libreville remplacer mère Louise, provisoirement en France  : ce sera son dernier voyage. Atteinte d’une fièvre bilieuse et de congestion cérébrale, Paule Lapique meurt à Libreville à cinquante-sept ans2. Une lettre que lui adressait le père Libermann pour la préparer au départ en mission laisse deviner chez sœur Paule un tempérament débordant quelque peu… la vision que l’époque se faisait de l’état de religieuse. Avec une familiarité affectueuse pour celle qu’il a dirigée vers la congrégation de l’Immaculée Conception, le père Libermann lui reproche de « manquer peut-être un peu de modestie religieuse dans ‹ses› manières » et ajoute : Vous avez un naturel un peu trop homme ; il y a quelque chose de trop fort, de trop fier et trop vif dans votre tenue et vos manières. Vous ne vous corrigerez jamais parfaitement de cela, et je n’en suis pas fâché, parce que vous aurez en cela de quoi vous humilier, parce que jamais, aux yeux des hommes, vous ne paraîtrez être une religieuse parfaite ; et devant Dieu, vous n’en vaudrez pas moins pour cela, pourvu que vous soyez douce et humble de cœur. Pauvre sœur ! Comme je vous habille ! Mais si vous n’étiez pas ma chère fille en Notre-Seigneur, je ne vous tiendrais pas ce langage. Si je vous fais souffrir, ce ne sera que le commencement des douleurs ; vous en verrez bien d’autres ! Il faut que vous soyez humiliée, froissée, broyée sous la main de Dieu et que votre âme reste cependant dans la paix et la soumission3.

2   Voir sa biographie par une sœur de Castres anonyme, Une missionnaire intrépide, mère Paule Lapique (1812-1869), première provinciale des sœurs bleues de Castres, Albi, 1932, 32 p. 3   Libermann à la sœur Paule de l’Immaculée Conception, Amiens, le 24 octobre 1847, A. C. S. Sp. ; N.D. IX, p. 300-302, lettre citée par P. Coulon, dans Recherches historiques et archivistiques sur l’origine des « Instructions missionnaires » de Libermann (1847) aux premières sœurs de l’Immaculée Conception de Castres en partance pour le Vicariat apostolique des Deux-Guinées, doc. n° 3/B, Chevilly-Larue, juillet-octobre 1986.

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Dès le premier départ pour l’Afrique, c’est sœur Paule Lapique qui tiendra le journal de la communauté pour des lectrices en France avides de nouvelles exotiques et que son style alerte et désopilant ne décevra pas. Sa supérieure générale aura beau reprocher, de son côté, à l’intarissable conteuse sa façon jugée trop immodeste de mettre en scène l’aventure quotidienne, Paule Lapique ne se départira jamais d’un humour qui rime chez elle avec ferveur. Les sœurs sont accompagnées de trois pères du Saint-Cœur de Marie. Le père Jean-Rémy Bessieux (1803-1876), dont il sera beaucoup question dans le journal de Paule Lapique, est une figure déjà connue des sœurs de l’Immaculée Conception. C’est lui qui avait mis la mère de Villeneuve en relation avec Joseph Libermann. Il a fait ses études au petit puis au grand séminaire de Castres, il est reçu à la prêtrise en 1829. C’est en 1841, lors d’un voyage à Paris, qu’il rencontre, à l’église Notre-Dame des victoires, Joseph Libermann au moment où il jette les bases de l’œuvre des noirs. Le 11 septembre 1843, il s’embarque avec six prêtres et trois frères, à destination de l’Afrique de l’Ouest. L’expédition dite « du cap des Palmes » se termina par une hécatombe. Un frère et lui resteront les seuls survivants. La nouvelle de sa mort, dans le « désastre de Guinée » avait couru. Coraly de Gaïx, amie de la mère de Villeneuve, écrit à ce propos : Sais-tu qui a pris son vol pour se ranger parmi les anges ? C’est l’abbé Bessieux que tu as vu à Saint-Pons. Il partit, plein de zèle avec six de ses confrères, pour aller convertir les nègres de la Guinée ; un seul est revenu et ce n’est pas lui. Ils ont été dévorés par cet horrible climat4. Après un séjour de deux ans au Gabon (1844-46), où il rédigea un essai de grammaire, un catéchisme et un évangile en langue mpongwé, il revient en France pour des raisons de santé, et repart de nouveau en 1847, avec deux frères et le premier groupe des sœurs bleues. La mort de Mgr Truffet, apprise à leur arrivée à Gorée, fait de lui le provincial ; il sera ensuite sacré vicaire apostolique de Sénégambie et des Deux-Guinées, avec le titre d’évêque de Callipolis (14 janvier 1849) ; il a pour coadjuteur Mgr Kobès, qui résidera à Dakar, tandis que lui descendra au Gabon. Il y meurt à soixantetreize ans, le 30 avril 1876, et sera enterré devant l’église qu’il a bâtie à Libreville. 4   Lettre à la vicomtesse de Chefdebien, 7 janvier 1845, citée dans « Correspondance et œuvres », Albien, Beatificationis et canonizationis servae Dei Ionnae Aemiliae de Villeveuve, positio super virtutibus 2, Congregatio pro causis sanctorum, officium historicum, Roma, 1984, p. 445.



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Nous donnons ici la première lettre du journal de sœur Paule Lapique : récit du voyage en mer et des premiers contacts des sœurs tout juste débarquées, avec les noirs.

Journal de Sr Paule Lapique, première lettre5 Dieu seul ! Dakar, 17 janvier 1848 J.M.J.6 La sainte Croix – Le premier départ pour les missions des Deux Guinées eut lieu pour les sœurs de l’Immaculée Conception le 22 novembre 1847. S’embarquèrent à Brest, le 23 décembre : sœur Joséphine ‹Barthès›, sœur Louise ‹Raynaud›, sœur Paule ‹Lapique›, sœur Cécile ‹Bernard›. Grâces soient rendues à Dieu et à notre bonne mère du Ciel pour la protection toute particulière qu’elle nous a accordée pendant notre traversée : nous sommes arrivées sans aucun accident après dix-sept jours de la plus heureuse navigation. Le temps était si favorable que notre commandant nous disait que nous lui avions porté bonheur. Cependant tout ne nous a pas été si favorable que ce ne soit avec grande raison que je commence mon journal par la sainte Croix : c’est à l’ombre de ce signe de salut que nous commençons notre mission et que nous la poursuivrons, selon toutes les apparences. La nouvelle de la mort de Monseigneur Benoît Truffet vous est sans doute parvenue avant que nous la sussions nous-mêmes. Je vais faire le détail aussi précis que possible de notre voyage avant de vous parler de cette terrible catastrophe. Vous tâcherez de me lire comme vous pourrez : je ne puis encore écrire lisiblement ; à peine suis-je remise, ma main tremble et ma tête n’est pas encore solide. J’ai tellement souffert du mal de mer pendant toute la traversée qu’il ne m’a pas été possible de m’occuper de rien ; bienheureuse d’être arrivée en vie. Nous avons quitté Brest, comme nous l’avons marqué, le 22 décembre pour nous rendre en rade ; notre départ a été si précipité que nous n’avons pas eu le temps de jeter un petit mot à la poste.  A. C. S. Sp., 3 F 2. 3a3, 1er cahier de sœur Paule Lapique, 1ère lettre.   Jésus, Marie, Joseph.

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Nous étions, comme vous le savez, chez les bonnes sœurs de Brest, vivant paisiblement parmi elles, nous attendant à passer les fêtes de Noël ; le temps était si mauvais qu’il n’y avait nulle apparence d’un départ prochain. Les missionnaires confessaient les enfants et les pauvres de l’hôpital pour que ces bonnes gens pussent communier à la messe de minuit ; tout le monde était enchanté : on faisait des neuvaines pour que le mauvais temps continuât jusqu’après les fêtes, mais le bon Dieu en avait décidé autrement. Tout à coup un vent d’Est survint, c’était le 22. Un employé de la marine arrive à une heure et nous dit  : « Mesdames, on vous attend à bord depuis dix heures ; peu s’en est fallu que le navire ne soit parti sans vous ; dépêchez-vous, on part à l’instant, on n’attend que vous ; l’amiral est en colère. » Nous ramassons au plus vite nos affaires, nous jetons tout pêle-mêle dans les malles. Monsieur Bessieux arrive tout essoufflé, apportant lui-même tout ce qu’il avait. Tout le monde court, on s’embrasse les uns les autres ; des hommes sont là avec une voiture, nous poussant l’épée dans les reins, si je puis m’exprimer ainsi, pour avoir nos effets. Enfin, après avoir à peu près tout pris, nous partons : une grande chaloupe vient nous prendre et dans un instant nous voilà sur notre Infatigable. Nous nous attendons à trouver tout le monde de mauvaise humeur ; il n’en fut rien : c’était l’amiral qui avait fait tout ce bruit ; le commandant n’était pas si pressé, il n’y avait que quelques jours qu’il était à Brest et il n’avait pas terminé ses affaires. Nous fûmes parfaitement reçues par tous ces messieurs, on pensa aussitôt à nous installer. Le navire était très petit pour sa charge : on ne put nous donner, avec la meilleure volonté, qu’une petite cabine faite en toile où il n’y avait aucune issue. Cependant nous désirions tant nous retirer seules dans notre petit coin que nous fîmes tout ce que nous pûmes pour y demeurer. Nous décrochâmes deux des quatre lits qui y étaient suspendus ; nous les plaçâmes sur des caissons qui se trouvaient là et sur lesquels nous pensions pouvoir nous coucher sans inconvénient. Nous essayâmes donc, après avoir mis un peu d’ordre, de nous occuper à quelque chose dans notre salon sans porte ni fenêtres. La clarté du jour pénétrait chez nous par un petit trou donnant sur le pont. Mais bientôt le défaut d’air nous obligea à en sortir ; il était déjà tard. Il fut décidé que l’on ne partirait que le lendemain, alors nous nous mîmes en

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devoir de vous écrire, tous les passagers en faisaient autant : le carré fut changé en un bureau d’étude. Cependant il fallut bientôt gagner le pont : l’odeur du bâtiment, l’air trop concentré faisaient bondir le cœur et il me tardait de restituer – ce que je fis en sortant. Cela ne m’empêcha pas d’aller dîner, mais sitôt pris, sitôt rendu, et il fallut s’aller coucher sur le caisson. Ce ne fut pas sans rire que nous prîmes possession de notre dortoir branlant. Ma sœur Louise semblait être en cabriolet. Pour moi, j’étais la plus malheureuse  ; j’avais la tête de trop, heureusement qu’elle est de bonne composition, car je ne sais quel est le plus dur, du plafond ou du chef de la pauvre sœur Paule ; j’ai bien regretté la taille de grenadier de ma sœur Aloysia. Enfin la nuit se passa tant bien que mal, les cris de la manœuvre auxquels nous n’étions pas accoutumées nous effrayèrent parfois. On devait mettre à la voile avant cinq heures du matin, mais le vent était devenu contraire, il pleuvait à verse. Le pilote ne voulut pas partir, et il dit même que le mauvais temps continuerait jusqu’au neuf ou dix janvier. Comme nous regrettions d’être embarquées ! Nous en avions déjà assez de la vie de bord ! Mais comment faire ? Le bon Monsieur Le Guine venait nous faire une petite visite de temps en temps ; il nous apportait de Brest ce que nous n’avions pu prendre dans notre précipitation. Nous regrettions singulièrement la messe de minuit : nous étions à la veille. Voilà que le soir arrive une lettre des plus gracieuses de la supérieure de l’hôpital qui nous engage de la manière la plus aimable à venir passer les fêtes de Noël avec elles, et pour débarquer avec plus de facilité, nous dit de ne rien prendre avec nous, que nous trouverons tout ce qui nous sera nécessaire, que nous venions, que nous venions. Nous voilà enchantées, malgré les offres obligeantes de la bonne supérieure nous faisons notre petit paquet pour aller vite à Brest le lendemain. Le bon Dieu riait sans doute de nos préparatifs et il se préparait à nous jouer un autre tour : le vent change, le pilote arrive, on lève l’ancre, nous voilà parties. Adieu Brest  ! Adieu les projets  ! Nous sommes en mer, vent arrière, tout tourne, tout tremble, révolution complète dans les estomacs ; chacun court au plus près et vous pouvez croire que je n’étais 108

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pas la dernière. Nous gagnons nos lits comme nous pouvons, à tâtons : c’était le 24, à dix heures du matin. Le bateau à vapeur de Bordeaux à Nantes n’avait rien vu de comparable à ce que nous éprouvions. La plupart des hommes étaient malades aussi, mais pour nous, nous étions plus mortes que vivantes. Ma sœur Cécile était couchée sur une malle parce que son lit se trouvait être sur celui d’une autre et que celle qui était dessus n’avait pas la force de se lever. Nous restâmes ainsi jusque vers le soir que Monsieur Bessieux vint nous chercher et nous fit monter sur le pont pour nous distraire et nous faire voir que nous marchions. Mais nous ne pûmes y rester longtemps, il fallut regagner la cabine. Nous nous couchâmes sans avoir envie de dîner, je vous assure. Bientôt un roulis épouvantable vint tout renverser : tout tombait, le boulanger avec son pétrin, rien ne restait debout ; la batterie de cuisine roulait, se brisait ; tout le monde était occupé à amarrer ; on n’avait pas plutôt fini d’un côté qu’il fallait courir de l’autre. Il semblait que la mer voulût nous engloutir, et le beau de l’affaire, c’est que mon lit n’était pas suspendu mais bien sur un caisson. Me voilà tombée avec le lit, et par surcroit de bonheur, l’eau entrait par torrents dans notre chambre et je n’avais aux pieds que des pantoufles. Des matelots vinrent à notre secours, ramassèrent l’eau et mirent un peu d’ordre chez nous. Personne des nôtres n’avait la force de lever la tête, je m’étais rejetée sur un caisson, les pieds pendants, pour me sauver du déluge. Un instant après le roulis redouble encore, voilà notre lanterne, les chaises, les cuvettes, les barres de notre muraille de toile, tout pêle-mêle, roulant, se brisant, des morceaux de bois nous tombaient sur la tête, enfin nous étions secouées comme des souris dans une souricière. La plupart se préparaient à la mort. Le jour paraît, même temps. Nous allions sur le pont pour respirer, tant parce qu’il n’y avait pas de place, ayant été obligées de remettre les lits comme auparavant, que parce que nous nous y serions étouffées : l’odeur nous en était devenue insupportable, d’autant plus que monsieur le chat en avait fait ses lieux d’aisance. Pendant cette journée, chacune de nous eut encore plus besoin du lit et des cuvettes que de la table.

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Cependant vers le soir, le dîner étant à quatre heures, sœur Cécile et sœur Louise se mirent à table et mangèrent un peu. Je voulus suivre leur exemple, notre mère était restée au lit, mais après avoir mangé le potage et un morceau de viande que l’on me força de prendre, il fallut partir au plus vite et je ne pus arriver à temps, je perdis en route mon modeste repas. Aussi ne me suis-je plus exposée à cet inconvénient ; je n’ai pu manger une seule fois à table. Mes deux sœurs Louise et Cécile, dès ce jour, ont continué à aller de mieux en mieux et moi de plus en plus mal, ainsi que notre mère, cependant elle s’est tirée d’affaire plus tôt que moi. Au bout de huit jours, elle a commencé à manger et à se fortifier sans être très bien et sans pouvoir aller à table, car elle n’avait pas mieux réussi que moi son essai, et elle ne pouvait non plus que moi se passer du grand air ; de sorte que le pont devint notre salle de communauté, notre réfectoire, notre chapelle, et bienheureuses si nous avions pu en faire notre dortoir. Au reste, nous n’avions pas d’autre endroit pour nous retirer. Le commandant nous avait bien offert sa chambre, mais nous ne pouvions pas en user, c’eût été trop indiscret, et toutes malades que nous étions, il nous fallait être du matin au soir, et par tous les temps, sur le pont. Un jour, je fus obligée d’y venir à trois heures du matin et par la pluie ; j’étais tellement malade que je ne trouvais aucune place bonne. Chaque jour, je m’affaiblissais davantage, je ne gardais absolument rien, enfin je devins dans un tel état que le docteur déclara que je ne pouvais aller plus loin. Il fut décidé qu’on me laisserait à Ténériffe, colonie espagnole qui se trouve en face des îles Canaries. Monsieur Bessieux et une de nos sœurs devaient rester avec moi, c’était le 31  décembre que cette décision fut prise et nous devions passer devant Ténériffe le 3 janvier. Le jour de l’An se passa assez tristement, le commandant invita à dîner l’état major, Monsieur Bessieux fut invité, l’artillerie fit l’exercice. Nous assistions à tout puisque le pont était notre demeure habituelle. Nous y arrivions le matin et nous ne le quittions que bien tard. Cependant les soins ne me manquaient pas, l’on a fait tout ce qu’on a pu imaginer ; nous n’avions pas besoin de parler, on prévenait nos désirs. Les choses les plus délicates et les plus recherchées nous étaient données à profusion : on nous a même donné du lait, des 110

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petits pois, des haricots verts, des vins de toute espèce. Aussi dois-je dire qu’il est rare de rencontrer un équipage aussi bien composé que l’est celui de l’Infatigable. Nous n’avons pas entendu un mot déplacé ; les ordres les plus sévères avaient été donnés à notre sujet, tout le monde nous portait le plus grand respect et avait pour nous toutes les attentions possibles. Monsieur de Lanoi, le commandant, est le plus honnête homme que je connaisse, plein d’éducation et d’esprit, et ce qui est infiniment plus précieux, il est bon chrétien, raisonnant parfaitement religion. C’était un plaisir de l’entendre, il est d’une bonté extraordinaire. Pour vous en donner une idée juste, figurez-vous Monsieur de Villeneuve sur un vaisseau avec quatre religieuses, et vous saurez ce qu’est Monsieur de Lanoi. L’état major était composé de jeunes gens très bien élevés qui ont suivi l’exemple de leur commandant, mais il y en a un que je dois signaler : c’est Monsieur Louvel, le chef de gamelle. Impossible de vous dire les bontés que cet officier a eues pour nous, et ses bons procédés à notre égard. Il nous a fait donner tout ce qu’il a pu imaginer et avec une politesse, une délicatesse exquises. Il doit être de bonne famille, son éducation le décèle, il est plein de moyens. Les autres messieurs étaient aussi très bien. Depuis le jour de notre départ, 24, nous étions toujours venues vent arrière, toujours roulant, ce qui nous tuait entièrement. Le 2 janvier, le vent se calma, la mer devint tranquille, ce qui permit de dire la sainte messe ; on n’avait pu le faire jusqu’à ce jour, pas même le jour de Noël. Le commandant offrit sa chambre de bonne grâce, même avant qu’on la lui demandât, non seulement pour ce jour-là, mais pour toutes les fois qu’il plairait à ces messieurs de la dire. Monsieur Aenarch la dit donc dans la chambre, mais je ne pus y assister. Nos sœurs Louise et Cécile firent la sainte communion, notre mère et moi en fûmes privées, nous vomissions. Monsieur Bessieux s’était réservé de la dire sur le pont, mais quelques coups de vent vinrent ébranler le navire, et il ne lui fut pas possible de réaliser son projet ; il y aurait eu danger. Cependant ce peu de calme m’avait un peu remise, j’éprouvais quelques instants de bien être, il était temps. Le lendemain nous passions devant Ténériffe et j’étais menacée d’y rester, heureusement la mer se calma de plus en plus ; la vue de

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la terre vint nous réjouir, l’espérance d’avoir de bonnes oranges nous ranima. Ces messieurs voulaient en aller chercher, le canot était prêt. Je me trouvai presque très bien, on nous donna du lait, je mangeai des pommes de terre, je me secouai tant que je pus, enfin on me demanda si je voulais aller à terre et je répondis que non. Alors on renonça au projet et je m’estimais fort heureuse d’en être quitte pour la peur. Ce jour fut vraiment beau, la mer était unie comme une glace, les poissons se jouaient dans les ondes, l’eau était transparente et d’un bleu d’azur. Notre navire glissait doucement  ; toutes les batteries étaient ouvertes, on respirait à l’aise. La soirée fut magnifique ; tout le monde était sur le pont ; les matelots chantaient, les religieuses contemplaient la voûte des cieux toute brillante d’étoiles que reflétait la mer, et nos grandes voiles se balançaient majestueusement entre ces deux grandes œuvres de la toute puissance de Dieu. La malade n’était point étrangère à ce beau spectacle : elle était couchée, reposant douillettement sa tête sur un canon. Nos bons missionnaires se réjouissaient et faisaient des projets pour le lendemain : on devait célébrer les saints mystères sur le pont, toutes les mesures étaient prises. Mais que sont les projets des Hommes… Le vent change, la mer devient grosse et houleuse, nous voilà vent arrière et roulant plus fort que jamais ; arrive encore une fois la révolution dans les estomacs, mais les Salvages étaient passées, nous marchions très vite. Notre courage était ranimé par l’espérance d’arriver bientôt. L’horreur des aliments passa un peu ; nous pûmes manger, au risque de ne pas garder dans l’estomac, les forces revinrent un peu, les pommes de terre cuites à l’eau nous ranimèrent et l’on avait la complaisance de les faire cuire exprès pour nous. Elles servaient de pain, car nous étions brouillées à mort avec ce dernier, mère Joséphine et moi, encore me suis-je réconciliée plus tôt qu’elle, car aujourd’hui à peine si elle en mange. Ces messieurs riaient de notre plat recherché et pourtant c’est ce qui nous a sauvées. La fête des Rois s’est faite en règle à notre bord : c’est sœur Cécile qui a distribué le gâteau, comme étant la plus jeune, et elle a fait roi Monsieur Louvel. Tout le monde a été enchanté ; Monsieur Bessieux était heureux ; on semblait être en communauté, excepté pourtant que le confortable était meilleur et plus abondant. 112

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Cette fête passée, on nous en annonça une autre qui ne nous sourit pas autant : c’était le passage du Tropique et le baptême accoutumé pour ceux qui font le trajet pour la première fois. Cette cérémonie est accompagnée de scènes burlesques et il n’y a personne d’excepté. Nous dûmes à l’obligeance de Monsieur le commandant de trouver un asile dans sa chambre et de ne pas recevoir une goutte d’eau sur le corps, tandis qu’il y en eut de bien aspergés. Il est vrai qu’on nous avait assuré que nous ne recevrions qu’un peu d’eau de Cologne dans la manche, mais nous préférâmes rester dans notre petit coin. Nous ne soupirions plus qu’après notre débarquement et il n’était pas loin. Un bon vent survint et nous poussa avec une vitesse extraordinaire, si bien que nous arrivâmes devant Gorée le lundi soir, 11 du courant. Le mal de mer m’avait quittée ; nous dînâmes de bon appétit, nous fîmes de la salade à notre façon, c’est-à-dire bien vinaigrée pour nous refaire de tout le sucre qu’on nous avait fait manger. On jeta l’ancre et bientôt arrivèrent des canots pour nous visiter et dire au commandant qu’il était en quarantaine et que par conséquent personne ne pouvait débarquer avant la visite de l’officier de santé, que d’ailleurs il viendrait de bonne heure. Nous étions toutes heureuses d’arriver et de mettre pied à terre. Monsieur de Lanoi était encore plus impatient que nous de nous y envoyer. Nous ne nous attendions guère à la terrible nouvelle qui nous attendait, le commandant la savait, mais il n’avait pas voulu nous l’apprendre. Quel coup pour ces messieurs ! Nous ne voulions pas la croire, mais bientôt il ne fut plus permis d’en douter, un des missionnaires de Dakar vint nous voir et confirma ce qu’on nous avait dit. Nous avons reçu ce coup avec soumission à la volonté de Dieu et nous confiant entièrement à sa divine Providence. La visite faite, nous prenons congé de notre monde et nous débarquons. Ces messieurs se recommandant à nos prières et dans un instant nous voilà sur la terre d’Afrique, il était dix heures. Monsieur Bessieux, car il était resté avec nous, nous conduisit à l’hôpital où nous avons été reçues par les bonnes sœurs de SaintJoseph avec la plus cordiale charité. Nous assistâmes à la sainte messe, et puis il fallut songer à faire les visites les plus importantes. Nous allâmes d’abord chez le commandant de l’île qui ne nous attendait pas si tôt.

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De là, chez l’ordonnateur qui fut très poli, tout de suite il envoya l’ordre de nous faire donner un logement à l’hôpital où nous sommes encore et où nous devons rester jusqu’à ce que notre habitation soit prête. Nous avons une chambre à quatre lits où nous nous tenons, nous faisons nos exercices de piété et nous mangeons avec nos bonnes sœurs qui nous soignent parfaitement. Elles nous ont fait prendre des bains pour nous délasser et grâce à leurs bons soins, je me trouve très bien. Je récupère le temps perdu. On me demande si je n’ai pas la figure enflée. Admirez la bonté de Dieu ! Et n’est-ce pas un grand péché de se méfier de la Providence. Nous arrivons sans être attendues, Monseigneur étant mort avant d’avoir pu tout arranger, dans un pays inconnu, au-delà des mers, et nous voilà logées, nourries mieux qu’en France et sans démarches ; cependant il y aurait de quoi se décourager en apprenant la mort de Monseigneur Truffet, mais nous nous sommes appuyées sur Dieu seul ! Nous avons vu Monsieur Boler qui nous est entièrement dévoué ; il nous porte le plus grand intérêt. Il est déjà venu deux fois, il veut voir nos plans à Dakar. Nous avons aussi reçu la visite des autorités, entre autres celle de Monsieur le commandant. Nous sommes presque sûres d’avoir une maison en pierre et très convenable pour rien : une bonne dame de Gorée doit nous la donner. Le roi de Dakar est enchanté de notre arrivée : c’est lui qui a demandé des religieuses à Monseigneur. Tout le monde voit notre établissement avec plaisir ; on est persuadé qu’il prendra de l’extension, et que dans peu d’années nous aurons de grandes ressources. Monsieur Bessieux se trouvant par la mort de Monseigneur le chef de la mission, ne nous quittera qu’après notre complet établissement. Tout est au mieux ! C’est bien l’homme qu’il nous faut. Il bénit la Providence que nous soyons arrivées avant la nouvelle de la mort de Monseigneur en France, parce que c’eût été un obstacle à notre départ. Le bon Dieu fait bien ce qu’il fait. Nous sommes entourées de noirs ; ils nous servent à table et font tout dans la maison ; nous en avons du Congo. Il serait bien à désirer que l’on s’occupât d’eux ici ; ils sont dans un état de dégradation et d’abandon qui fait trembler. Ils préfèrent notre costume à celui des sœurs de Saint-Joseph à cause de la croix. Pendant notre séjour à Gorée, nous allons nous occuper activement d’apprendre 114

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la langue, Monsieur le curé doit nous donner quelqu’un pour nous l’enseigner. Les missionnaires du Saint-Cœur de Marie sont des saints dans toute la force du terme ; il ne faut que les voir pour être pénétré de vénération pour eux. Monseigneur a laissé une odeur de sainteté qui ne s’effacera pas de longtemps. On dit dans le monde que c’était un père de l’Église du sixième siècle. Vous savez sans doute qu’il est mort d’une fièvre pernicieuse qui l’a emporté en trois jours. Nous avons ici la température du mois de juin en France ; aussi mangeons-nous des petits radis, de la laitue pommée et de petites carottes, même des haricots frais du jardin des sœurs. On nous donne aussi des pommes de terre et des choux. En France, ces derniers se vendant jusqu’à deux francs chacun. Les sabots sont très nécessaires pour les temps de pluie, les bonnes sœurs qui viendront après nous feront bien de s’en munir, d’ailleurs ils sont quelquefois très utiles sur les navires. J’engage mère Hélène à ne plus déclamer contre ces escarpins. Nos pauvres noirs me crèvent le cœur ; les larmes me viennent aux yeux en considérant l’état où ils sont réduits. Que de bien il y aurait à faire dans Gorée même ! Ne nous plaignez pas, chères sœurs, d’être venues ici, le bien à faire est immense. Priez seulement pour nous afin que Dieu bénisse notre mission et nos faibles efforts. Je pensais terminer ici mon journal, mais je vois que vous ne seriez pas contentes si je ne vous racontais notre voyage à Dakar. Monsieur l’ordonnateur nous a donné une embarcation du gouvernement et nous sommes parties à cinq heures du matin. Nous n’étions pas annoncées, les missionnaires seulement nous attendaient. Notre canot, conduit par des nègres, était couvert de beaux tapis de marine pour nous asseoir. Nous arrivâmes en assez peu de temps, mais le canot ne put arriver jusque sur le bord ce qui nous inquiétait un peu, ne connaissant pas les usages. Comment descendre ? Mais bientôt nous voyons par où il en faut passer. Nos nègres sautent dans l’eau, nous prennent sur leurs épaules et dans un instant nous voilà à terre. Non seulement Monsieur Bessieux nous attendait sur le rivage, mais les nègres nous avaient vues, et ils étaient venus au plus vite. Nous ne savions si c’étaient des hommes ou des femmes, le costume est le même pour qui ne s’y

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connaît pas : cependant nous comprîmes que c’étaient des hommes par la taille : il y en avait de six pieds au moins. Ils voulurent porter nos paquets et nos parapluies et nous suivirent chez les missionnaires, ils étaient d’une joie sans pareille ; ils nous suivaient partout jusqu’à la chapelle et au réfectoire. Ces messieurs leur dirent que nous étions des femmes et que nous venions instruire les femmes comme ils étaient venus eux pour instruire les hommes, et ils les envoyèrent prévenir le roi de notre arrivée, car il paraît que c’est ce dernier, de concert avec Monseigneur, qui nous avait fait demander. Dès qu’on sut qui nous étions, nos pauvres noirs apportèrent des papayes, c’est un cadeau qu’ils avaient pris pour les « abbés femmes » ; ils voulurent nous les remettre euxmêmes. Nous les reçûmes avec actions de grâce comme de précieux cadeaux et ils l’étaient en effet pour nous. Comme nous voudrions pouvoir les partager avec vous, chères sœurs ! Que notre Bonne Mère en mangerait de bon cœur. Quand nous fûmes un peu reposées, nous sortîmes avec ces messieurs pour voir le terrain qui nous est destiné et les restes d’une maison qu’une bonne dame de Gorée nous a donnée. Cette bienfaitrice se nomme Madame Anacola : je la recommande aux prières de la communauté. On doit passer l’acte de donation ces jours-ci, et on commencera aussitôt les réparations, on bâtira à neuf les pièces qui nous sont nécessaires, chose qui n’est pas facile : faute d’ouvriers et de matériaux, on emploie ici des sommes immenses presque pour rien. Notre habitation se trouve au bord de la mer en face de Gorée, nous voyons la rade de chez nous et par conséquent l’arrivée des bâtiments. Nous sommes tout près du village et éloignées des missionnaires comme du couvent de Castres à la cathédrale, ce qui va parfaitement bien. Pendant que nous étions là arrive une bonne femme fumant sa pipe qui vient nous saluer, elle était enchantée ; on lui dit qu’elle viendrait demeurer avec les religieuses, elle pleurait de joie. Elle me fit comprendre par signes qu’elle voulait un habit comme le nôtre. Elle alla nous chercher sa vieille mère qui fut tout heureuse de nous voir. Nous partons de là, toujours escortées de notre troupe dans le dessein d’aller faire notre visite au roi. Nous le rencontrons qui revenait de chez ces messieurs nous faire la sienne. Nous le suivons chez lui, bien curieuses de voir son palais. 116

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Nous traversons d’abord les écuries royales, consistant en deux chevaux attachés sous un arbre, puis nous arrivons à la case du monarque. Figurez-vous un panier de mouches à miel de la grandeur du grand cuvier de lessive ! Vous comprenez qu’il fallut nous baisser pour y entrer. Au milieu se trouvait un petit feu dont la fumée servait à peindre le plafond en paille du palais et à nous rendre modestes, car elle nous crevait les yeux. Une natte un peu élevée servait de lit et de trône, une chaise, un broc, une espèce de cruche, une calebasse et un grand vase composaient l’ameublement du grand roi de Dakar. Sa majesté était pieds nus, enveloppée dans une pièce de toile de coton rayée, un vieux bonnet pointu sur la tête et un bâton à la main. Il s’assit sur sa natte, fit asseoir à côté de lui deux de ces messieurs, on donna un petit morceau de bois au troisième, mère Joséphine prit la chaise, sœur Louise un petit banc, on donna une natte à sœur Cécile et à sœur Paule, ces deux dernières s’assirent à la mode du pays, c’est à dire comme les tailleurs. Il faut remarquer que la terre nue sert de parquet. Pendant la conversation, notre sire s’endormit et se coucha sans façon. Comme nous étions des femmes, les femmes furent admises dans la demeure royale : arrivèrent la sœur et la première femme du monarque. L’une s’assit presque sur Monsieur Bessieux et l’autre sur une natte auprès de nous, elles nous donnèrent des poignées de main plus que nous n’en voulions. Un grand garçon de six pieds au moins qui nous avait suivies nous offrit du couscous en s’engageant à nous en donner tous les jours. Enfin il nous fallut quitter nos Tuileries africaines. Nous saluâmes tout le monde en échangeant avec tous ceux que nous rencontrions le Salamaïcouen qui veut dire « la paix soit avec vous ». On voulut nous reconduire, même porter nos parapluies et les fruits que l’on nous avait donnés afin de nous éviter la peine. Rentrées à la maison, nous ne pûmes nous défaire de notre escorte ; elle nous suivait partout, même à la chapelle, on regardait par la fenêtre ce que nous faisions. Une bonne petite fille appelée Marie et qui veut se faire chrétienne ne nous a pas quittées, nous l’avons trouvée à genoux derrière nous à la chapelle. Monseigneur a prédit qu’elle serait la première religieuse noire ; elle a à peu près neuf ans. Tous les nègres de ces côtes sont mahométans, leur mosquée est à deux cents pas de notre maison. Nous avons eu le malheur de

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montrer des images et quelques médailles, tous les voulaient, ils nous en ont totalement dépouillées, il a fallu leur donner nos épingles. Ils nous demandaient des croix, nous leur en avons promis pour la prochaine fois ; remarquez que c’étaient des hommes de cinq ou six pieds. Vous voyez quel usage vous pouvez faire de vos images, amassez en autant que vous pourrez, nous achèterons des âmes avec. Les coloriées leur plaisent beaucoup ; j’en ai donné une rouge en gomme à un grand garçon qui m’a promis des haricots, il l’a prise pour une merveille parce qu’elle est transparente. La journée s’avançait, il fallait penser à s’en retourner, nous apercevons notre canot qui arrive, nous nous disposons à le joindre, Monsieur Bessieux vient avec nous, des affaires l’appelaient à Gorée. Nos bons noirs veulent nous suivre, les plus forts pour nous porter dans le canot, et les autres se chargent de nos paquets. Nous leur faisons nos adieux en leur promettant de revenir au plus tôt. Nous voilà parties, roulant, sautant dans notre embarcation, la mer était houleuse, nous recevions de temps en temps l’aspersion. Monsieur Bessieux était comme Notre Seigneur au fond de la barque et semblait nous dire : « femmes de peu de foi, pourquoi avez-vous peur ? Votre Père céleste ne veille-t-il pas sur vous ? » Nous sommes arrivées sans accident, à la nuit tombante, dans le port de Gorée, il était six heures. Nous sommes chargées de présents. On nous a promis une petite orpheline d’ici pour nous enseigner la langue, je pense que nous resterons quelque temps à Gorée. Nous observons notre sainte règle de notre mieux, notre lever à cinq heures. Monsieur Bessieux veut placer le cimetière auprès de notre enclos pour nous montrer que nous devons reposer en Afrique jusqu’au jour du jugement. Il faut que je termine malgré qu’il me soit si doux de m’entretenir avec vous, on me presse, c’est le navire la Provençale qui se charge de nos dépêches, il faut les remettre demain. Daignez agréer, chère Mère et bonnes sœurs, les sentiments d’affection de celle qui sera toujours votre sœur en Notre Seigneur et sa sainte Mère. Sœur Paule Religieuse de l’Immaculée Conception 118

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UN NAUFRAGE AU LARGE DE MADAGASCAR 24 NOVEMBRE 1913 Cat her i ne Ba z i n

Les Franciscaines missionnaires de Marie sont arrivées à Madagascar en juillet 1900, appelées par le gouvernement français à diriger une léproserie à Ambohidratrimo. En 1903, elles arrivent à Vohémar, et en 1912, c’est vers Tananarive que naviguent les sept sœurs qui vont y ouvrir leur première maison dans la capitale. Parties de Marseille le 29 octobre 1912, leur navire est pris dans un cyclone entre Diego Suarez et Tamatave, et la supérieure du groupe, mère Marie de Saint-Cloud (Jeanne Mongin), raconte dans une lettre à la supérieure générale, mère Marie de la Rédemption, ce qu’elles ont vécu dans cette situation angoissante. Cette lettre a été publiée dans les Annales des Franciscaines missionnaires de Marie1,

30 novembre 1912. Très Révérende et bien-aimée Mère, Les journaux vous ont déjà appris le naufrage de ce pauvre Salazie, à bord duquel vous-même étiez venue nous embarquer. Nous sommes réfugiées en ce moment à Diégo Suarez, chez Monseigneur, et nous profitons du premier courrier pour venir vous rassurer bien vite sur le sort de vos filles, Mère bien-aimée, et vous donner quelques détails sur la terrible catastrophe survenue au dernier jour de notre traversée. Le samedi 23 novembre, notre Salazie s’arrêtait à Diégo. Il avait à peine fait escale, qu’il était accosté par un canot. C’était le Révérend Père procureur de la Mission qui venait nous chercher. Il voulait

1  Annales des Franciscaines missionnaires de Marie, janvier 1913, p.  28-31. Imprimerie fmm Vanves. agfr Bibliothèque 6.5.2. Annales.

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absolument nous emmener à la résidence pour que nous allions prendre nous-mêmes connaissance d’une lettre de nos sœurs de Vohémar ; aussi nous n’avons pu résister à ses instances. En débarquant, le père nous conduisit d’abord à la cathédrale où nous avons eu la grande joie d’entendre notre première messe sur la terre malgache. Ensuite nous nous rendîmes à l’évêché où Monseigneur nous a accueillies avec une bonté toute paternelle. Cette journée ne nous apportait vraiment que des bénédictions et des consolations pour toutes. Vers 5  heures, renouvelées et fortifiées, nous regagnâmes notre paquebot, heureuses de songer que nous touchions enfin au terme de notre voyage, et le soir, après avoir bien remercié Jésus, nous avons pris notre repas. C’est là que le bon Dieu nous attendait pour nous faire passer de longues heures d’angoisses qui, nous l’espérons, n’auront pas été sans fruits. La mer était si calme que nous n’avons pas tardé à nous endormir ; mais à 11 heures, nous étions brusquement réveillées par de formidables secousses de roulis et de violents coups de tangage. Tout d’abord nous ne fûmes pas effrayées, car nous pensions que cela ne durerait que quelques instants ; hélas il n’en fut rien et nous apprîmes bientôt que nous étions au centre d’un épouvantable cyclone, et en grand danger. À 2 heures du matin, la houle augmentait encore tandis que le vent contre lequel il fallait lutter allait croissant. Notre navire, soulevé par d’énormes lames, dont quelques-unes atteignaient 40 mètres de hauteur, retombait au milieu des flots en faisant entendre de sinistres craquements ; à tout instant de formidables lames balayaient le pont, emportant toutes les marchandises qui y étaient amarrées ; six embarcations, solidement fixées sur leurs chantiers, étaient mises en pièces ; vergues et mâts brisés s’abattaient sur le pont, défonçant les cabines ; pour comble d’infortune, les câbles d’acier qui retenaient la mâture allèrent s’enchevêtrer dans l’hélice, rendant son fonctionnement très difficile. Vainement nous avions tenté de nous lever ; il nous avait fallu, bon gré, mal gré, rester couchées toute cette journée du dimanche, au milieu de l’obscurité la plus complète. À grand peine nous parvînmes à nous maintenir dans nos couchettes en nous cramponnant aux barres de nos lits afin de ne pas être précipitées sur le sol. La matinée s’écoula ainsi, n’amenant aucune accalmie ; le typhon redoublait de violence ; tandis que les avaries du Salazie ne lui per 120

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mettaient plus de lutter contre cette formidable tempête, son hélice était faussée par les câbles d’acier qui s’y étaient enroulés, et son gouvernail à demi brisé. Un officier, aidé de quelques matelots, voulut alors tenter une manœuvre pour remédier à l’insuffisance du gouvernail ; mais une lame furieuse enleva le malheureux lieutenant qui disparut dans l’abîme. À ce moment, il était environ 3 heures, d’énormes paquets de mer s’engouffrèrent dans la chambre des machines, occasionnant la rupture des tuyaux de vapeur. En quelques secondes, des jets de vapeur brûlante envahirent les cabines, les couloirs, et se répandirent jusque dans le salon des premières ; les passagers qui y étaient réunis, crurent tout d’abord à un incendie, mais ils se rendirent promptement compte de ce qui venait de se passer. L’atmosphère était suffocante ; ne pouvant plus respirer, nous essayâmes, mère Marie Edouarda et moi, de nous lever ; ce ne nous fut pas sans peine et force fut de nous habiller dans nos lits car nos cabines étaient envahies par l’eau qui montait de plus en plus. Tant bien que mal nous parvînmes à gagner la salle à manger ; sur nos pas ce n’étaient que portes arrachées de leurs gonds, cloisons effondrées ; armoires veuves de leur vaisselle qui avait été projetée à travers les salons. Pour pouvoir avancer, nous fûmes obligées de nous cramponner solidement aux tables et aux fauteuils vissés au parquet. Dans la salle à manger, faiblement éclairée par une seule bougie, se tenaient les deux pères missionnaires, un monsieur qui s’accrochait à un pilier pour se maintenir debout, et quelques garçons de l’équipage. Nos sœurs ne tardèrent pas à venir nous rejoindre ; nous nous embrassâmes toutes, en proie à une vive émotion, puis ensemble nous récitâmes l’acte de contrition, nous abandonnant entièrement à la volonté de Dieu et lui offrant généreusement le sacrifice de notre vie, pour ce peuple malgache vers lequel nous étions si heureuses d’aller. Appuyées contre un meuble et prêtes à paraître devant Dieu nous attendions debout, le dénouement. La tempête sévissait en ce moment avec une violence inouïe ; le Salazie, désemparé, s’en allait à la dérive, soulevé à des hauteurs prodigieuses par les lames formidables qui menaçaient à chaque instant de l’engloutir. Quelles heures d’angoisse ! Des mères affolées, sortant à demi vêtues de leurs cabines, suppliaient les hommes de sauver leurs enfants ; l’une d’elles nous confia les siens ; une autre vint se jeter dans nos bras. Une petite fille disait à sa mère avec une sérénité parfaite :

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« Nous allons tous mourir, mais nous irons tous au ciel. » Malgré la terreur et l’épouvante de ces longues heures, le calme régnait parmi les passagers. Certains voulurent se confesser une dernière fois car, humainement, nous étions perdus. Le danger devenant imminent, on nous distribua les ceintures de sauvetage, qu’il fallut attacher immédiatement. Quelques dames nous demandèrent de prier avec elles. Aussitôt nous commençâmes la récitation du Rosaire, auquel presque tout le monde répondit, tant le besoin de prier devenait impérieux. Un libre-penseur lui-même avoua plus tard s’être mis à genoux pour demander la protection du ciel. Les pères promirent des messes en faveur des âmes du purgatoire, si nous échappions à la mort, et nous aussi nous fîmes une promesse analogue. Soudain, un bruit sourd se fit entendre et nous ressentîmes un choc violent, il était environ 9 heures. Nous venions d’échouer sur un banc de sable, dans lequel le devant du bateau s’était enfoncé, tandis que la quille était arrêtée par un rocher. Dès que le commandant eût une connaissance exacte de la situation, il envoya rassurer tous les passagers. Il n’y avait plus de danger puisque nous nous trouvions sur un banc de sable, dans l’île de Nossy Komba, tout près de la terre ; le lendemain, avec le jour, on nous débarquerait tous. Une détente se produisit et on nous demanda de prier encore pour remercier Dieu de nous avoir miraculeusement sauvés. Puis, le calme étant revenu, il fut possible au personnel de nous donner quelques biscuits et un peu de lait concentré, car nous étions tous à jeun depuis le samedi. Le lendemain à 7 heures le sauvetage commença. Mais quel sauvetage ! Nous étions à une quarantaine de mètres environ de la terre, et la tempête n’avait épargné que deux petites embarcations. On établit alors un va-et-vient avec Nossy Komba, il fallut traverser le bras de mer qui nous séparait de l’île, dans un canot, puis les pauvres matelots furent obligés de nous porter sur leur dos pour nous déposer sur la terre ferme. À 9  heures tous les passagers étaient en sûreté. Il vous est impossible, Mère bien-aimée, de vous figurer dans quel état étaient vos filles après un pareil naufrage. Vous ne les auriez bien sûr pas reconnues. Nous étions plus noires que blanches et pour comble d’infortune, une pluie torrentielle vint nous tremper jusqu’aux os, mais ne rendit pas à nos robes leur blancheur immaculée. 122

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Dans la journée on dressa des tentes pour nous préserver un peu des intempéries, et on nous servit pour unique repas… un biscuit de soldat et un demi-verre d’eau. Quelques-unes de vos filles étaient bien fatiguées, Mère bien-aimée ; cependant, toutes ont pris les choses par leur bon côté et elles ont cru vraiment avoir pour une fois, dans leur vie, la joie parfaite. Notre vie de camp, au milieu de cette île déserte, a duré trois grands jours et trois longues nuits. Nous couchions sur la terre nue, manquant du nécessaire ; mais la plus cruelle de toutes les souffrances a été la soif. Enfin, le jeudi matin, le secours qu’étaient allés chercher, au prix de multiples souffrances et difficultés, deux des officiers du Salazie, arrivèrent à Nossy Komba. C’étaient le Vaucluse, navire de l’État, la Mpanjaka, des Messageries maritimes, et le Grossos, de la Compagnie havanaise ; ils ont ramené à Diégo Suarez tous les passagers ainsi que les hommes d’équipage blessés ou exténués par la fatigue. Les autres sont restés près du Salazie, pour essayer de sauver bagages et cargaison. Vendredi, de grand matin, en entrant dans la rade de Diégo, nous aperçûmes le canot du père procureur qui venaient chercher les deux pères, deux religieuses de Saint-Joseph de Cluny et vos sept petites naufragées Monseigneur a tenu à nous donner lui-même l’hospitalité et nous a installées dans sa bibliothèque et son oratoire. Ce matin nous avons assisté à sa messe, Sa Grandeur nous a ensuite adressé une touchante allocution. Nous sommes l’objet des plus délicates attentions de la part des bons pères et des religieuses, qui veulent nous faire oublier cette longue semaine de souffrances. Les pauvres religieuses ont été bien éprouvées elles aussi, car leur maison a été détruite par le cyclone. Je crois, Mère bien-aimée, que tous nos bagages de cale sont perdus ! Ceux qui étaient dans nos cabines fortement endommagés. Nous nous confions plus que jamais dans les mains de la divine Providence, certaines qu’elle ne nous fera pas défaut. Nous comptons quitter Diégo le 3 décembre. Dieu veuille que nous arrivions à bon port cette fois. J’espère que saint Raphaël nous conduira.



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C at h e r i n e B a z i n

Tananarive, 25 décembre 1912. Décidément, Mère bien-aimée, le bon Dieu semble vouloir nous faire passer par le feu de la tribulation car nous ne sortons d’une épreuve que pour en retrouver une autre. Arrivées à Tananarive fatiguées et vraiment brisées par ce naufrage et les deux journées passées à Nossi Komba, nous avons constaté avec une douloureuse surprise que la petite somme que vous nous aviez remise à Marseille pour l’ameublement et l’installation de l’hôpital a été perdue aussi. Qu’allons-nous devenir sans ressource aucune ? Mère supérieure, qui vient de faire construire avec grand peine notre orphelinat d’Ambohidratrimo, ne peut nous ouvrir sa bourse pour la raison bien simple qu’elle est à sec et qu’à l’heure actuelle, c’est au prix de nombreuses privations qu’elle arrive à nourrir ses cinquante petites Malgaches qui, je vous assure, ont bon appétit et ne s’inquiètent guère d’où leur vient le riz. L’épreuve est donc bien rude pour nous et c’est vers nos amis de France que nos yeux se tournent. Mère bien-aimée, dites-leur notre détresse, et je suis sûre que pas un d’entre eux ne nous refusera son obole, si minime soit-elle. Je ne puis croire que le bon Dieu nous ait sauvées d’une mort certaine et conduites ici pour nous condamner à l’impuissance, alors que tant de pauvres malheureux viennent déjà journellement implorer notre pitié. Chers lecteurs qui lirez ces lignes, pensez aux pauvres noirs qui meurent sans soins, sans secours dans cette grande île africaine où flotte le pavillon français‚ la prompte ouverture de notre hôpital – dont la maison est prête mais vide, il n’y a que les quatre murs – est entre vos mains, et votre générosité ne saurait nous faire défaut, vous l’avez si souvent prouvée aux humbles filles de saint François. Mère bien-aimée, j’espère que dans ma prochaine lettre j’aurai de meilleures nouvelles à vous communiquer. En attendant, veuillez bénir vos filles respectueuses et aimantes en J. M. J. et N. P. S. F.2. Marie de Saint-Cloud, fmm

  Jésus, Marie, Joseph et notre père saint François. 

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DEUXIème PARTIE LES TERRES DE MISSION : DÉCOUVERTES ET TURBULENCES

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AFRIQUE NOIRE Saint-Louis du Sénégal en 1819 Premiers regards d’une religieuse sur l’Afrique (Saint-Joseph de Cluny) G ene v iè ve Le c u i r-Ne mo

Le Sénégal qui ne comprend alors que Saint-Louis et Gorée, îlots tombés aux mains des Anglais pendant les guerres du début du siècle, a été rendu à la France en même temps que la plupart de ses autres colonies par les traités de Paris (1814-1815) qui rétablissaient également la monarchie1. Mais la France est ruinée par les guerres incessantes et ne dispose plus que d’une flotte restreinte ; la reprise effective des colonies est lente, faute de moyens. La restitution du Sénégal est freinée par la mauvaise volonté des occupants britanniques et par le naufrage de la Méduse qui transportait le nouveau gouverneur Julien Schmaltz et ses troupes : plus heureux que beaucoup de ses hommes dont on connaît le sort funeste, il arrive en canot devant Saint-Louis et se heurte au refus du représentant britannique, Sir Brereton, de rendre Saint-Louis2. Il reçoit l’hospitalité des Lébou sur la presqu’île de Ndakarou. La prise de possession officielle ne se fera que le 25 janvier 1817. 1  Avec le Sénégal, la France retrouvait la Guyane, les Antilles, l’île Bourbon, et les cinq comptoirs de l’Inde. L’Angleterre conserve l’île de France, Rodriguez et les Seychelles dans l’Océan indien, Sainte-Lucie et Tobago aux Antilles. Par ailleurs, elle impose également l’abolition de la traite des esclaves, acceptée par Napoléon pendant les Cent jours, et confirmée par Louis XVIII. Outre Saint-Louis et Gorée, la colonie du Sénégal comprend également les comptoirs ou postes de Podor, Galam, Arguin et Portendick considérés comme des dépendances : Sénégal et dépendances. 2  Une convention annexe aux traités de Paris ajoutait que les Anglais garderaient en garantie « les établissements qu’ils détenaient encore » jusqu’à ce que la France ait payé ce qu’elle devait aux puissances victorieuses. Voir à ce sujet, C. Schefer, Instructions générales données de 1763 à 1870 aux gouverneurs et ordonnateurs des établissements français en Afrique occidentale, t. 1.

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G e n e v i è v e L e c u i r - Ne m o

Schmaltz hérite d’un territoire ruiné et prépare alors son plan de colonisation. Sous l’influence du baron Portal, directeur des colonies, puis ministre de la Marine et des colonies, la politique coloniale de la France s’oriente non vers l’expansion territoriale mais vers la consolidation de points d’appui existants ; ceci s’accompagne de la volonté d’y installer une infrastructure sanitaire, des écoles, des entreprises de culture, de constructions pour héberger les nouveaux arrivants. L’ampleur des préparatifs que demande la reprise de la colonie par le colonel Schmaltz explique le temps d’attente particulièrement long avant le départ3. C’est une petite flotte qui part avec vivres, meubles, linge, matériel pour l’hôpital… le Tarn et les goélettes qui l’accompagnent doivent transporter, outre le gouverneur et sa famille, des soldats, des techniciens, des ingénieurs, des géographes, des colons pour la mise en valeur agricole, sans oublier les sœurs et deux prêtres… Quand, enfin, mère Rosalie Javouhey et ses six compagnes montent à bord, soulagées de voir se dessiner le départ qu’elles redoutaient auparavant, le bateau part bien, mais les vents contraires l’oblige à revenir près de la Rochelle où les sœurs sont confrontées pour la première fois au mal de mer, avant de repartir enfin. Après une escale à Ténériffe le 5 mars 1819, elles repartent vers le sud et arrivent en vue de la terre le 13 mars. C’est là que commence le récit de mère Rosalie de ses premiers contacts avec le Sénégal. Saint-Louis où arrive mère Rosalie n’est qu’un îlot sableux entre deux bras du fleuve Sénégal dans la partie où le fleuve s’écoule vers le sud entre la terre et une bande de sable de 400 à 500 mètres de large mais d’une longueur variable suivant les époques, appelée la langue de Barbarie ; le fleuve se jette alors dans la mer par un estuaire plus ou moins large, souvent très au sud de Saint-Louis. Seuls les petits bateaux pouvaient aller à SaintLouis en remontant le fleuve ; les autres devaient rester au large, la barre empêchant de débarquer sur la langue de Barbarie ou d’entrer dans l’estuaire4.

3   Voir A. C. St J. C., 3A/M. Ros. 16, mère Rosalie Javouhey à mère Marie-Thérèse, 24 janvier 1819. 4   La barre présente sur la plus grande partie du littoral africain est faite de rouleaux dangereux qui se forment sur les hauts-fonds et empêchent les bateaux d’accoster ; il faut attendre que la mer soit moins forte pour transporter marchandises et voyageurs sur des embarcations légères qui peuvent alors rejoindre l’embouchure ; parfois même ce sont des pirogues qui vont directement sur le rivage.

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Les positions françaises au Sénégal entre 1819 et 1848

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Cette lettre de mère Rosalie à mère Javouhey n’est écrite que le 7 avril alors que les religieuses ont fait leurs premiers pas sur l’île le 19 mars ; plus de quinze jours ont passé avant que mère Rosalie ne trouve le temps de donner des détails sur leur arrivée, leur installation dans l’île, leur étonnement devant un monde si différent de ce qu’elles attendaient. Elle décrit avec soin ce qu’elle voit, ce qu’elle fait, avec pour préoccupation de rassurer la fondatrice sur leur sort, sur leur santé. Ce document n’est qu’une copie, mais une copie d’origine, car elle a été faite par sœur Clotilde (Ambroise Javouhey, nièce des fondatrices) qui la certifie conforme. Elle est assez difficile à lire car l’écriture est petite, l’encre passée et le papier très fin laisse transparaître le verso. Il y a très peu de copies dans les nombreuses lettres de mère Rosalie écrites du Sénégal qui, malgré des délais interminables mais classiques à l’époque, ont fini par arriver à leurs destinataires pour la plupart ; mais certaines ont été lues et relues, sont passées de main en main, de maison en maison, en raison de l’intérêt particulier qu’elles représentaient. C’est le cas de celle-ci, la première depuis son arrivée à Saint-Louis du Sénégal qu’il a donc fallu copier pour pouvoir encore être communiquée. Pour mère Rosalie, écrire est une nécessité ; elle écrit facilement et aime sans doute cela ; son style est alerte, son écriture ample, bien formée, élégante (sa sœur lui recommande un jour d’écrire plus petit afin d’économiser le papier !). Pour elle, écrire est le moyen de garder le lien avec ceux et celles qui lui sont chers, mais aussi d’informer sa sœur des difficultés et des satisfactions qu’elle rencontre, de leurs conditions de vie… Même si elle attend de ces échanges un soutien, un réconfort, elle rejoint ainsi les préoccupations de la supérieure générale. En effet, pour celle-ci comme pour la congrégation, cette correspondance est primordiale. Mère Javouhey, n’ayant pu partir comme elle le désirait, en attend des renseignements essentiels pour la conduite à venir des œuvres et l’orientation à donner à la congrégation ; les lettres de sa sœur sont destinées à faire connaître le pays pour pouvoir s’adapter et y œuvrer le mieux possible. De plus, en étant lues et relues dans les communautés, elles peuvent susciter de nouvelles vocations missionnaires. Cette première lettre est un modèle du genre. Mère Rosalie s’attache à traduire la réalité d’un pays connu seulement par quelques lectures romanesques ou récits de voyages : paysages, climat, habitants. Elle est la première religieuse à écrire sur un morceau d’Afrique, si minuscule soit-il, et elle vient d’y arriver. Ses descriptions sont précises, pittoresques et conformes à la réalité dans l’ensemble ; elle décrit ses réactions, ses sentiments, ses étonnements, avec parfois des jugements de valeur rapides et

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contestables sur ce qu’elle ne connaît pas encore5. Le ton reste naturel, le style captive et intéresse… Cette correspondance remplit parfaitement son rôle d’information, pittoresque, rassurante et documentée. Pourtant, avec le temps et l’expérience, elle va devenir plus attachante, plus nuancée, plus complexe, traduisant l’évolution d’une personnalité devant des problèmes grandissants, avec ses faiblesses, ses doutes, ses découragements, mais aussi sa foi, son attachement à la congrégation, et sa marche vers davantage de maturité.

5   En ce qui concerne les populations de Saint-Louis, ses lettres seront plus nuancées par la suite ; il faut également se souvenir que les sœurs avaient peu d’occasions d’avoir des contacts directs avec les autochtones, en partie musulmans ou animistes ; leur travail hospitalier concernait d’abord les Européens, soldats ou gens de l’administration… Et leurs élèves seront d’abord les signares : le terme vient de signora, titre donné par les Portugais aux dames d’un certain rang. À Saint-Louis et à Gorée, elles avaient une place dominante dans la société ; issues de mariages mixtes ou mariées à la mode du pays à des Européens, elles tenaient une partie de la traite, au sens large du terme, dans la vallée du fleuve Sénégal, possédaient de nombreux esclaves et des maisons qu’elles louaient à l’administration.



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Lettre de mère Rosalie Javouhey à la supérieure générale, mère Anne-Marie Javouhey (copie de sœur Clotilde Javouhey) 7 avril 1819, à l’île Saint-Louis6 Ma très chère Mère, Voilà donc mon bureau établi au Sénégal, c’est-à-dire à 900 lieues de vous, je m’y assieds pour la première fois ; je me sens toute émue en prenant cette plume comme seule et unique ressource de mes pensées. J’espère que vous avez reçu ma lette n° 4 que j’ai laissée à Ténériffe où nous avons croisé un bâtiment qui retournait en France ; notre voyage a été depuis assez bon ; nous avons passé le tropique du cancer le huit mars, et là on nous a baptisées marinement (sic), comme on l’a fait à nos sœurs de Bourbon en passant la ligne ; c’est un amusement pour l’équipage et un bénéfice pour les matelots. Tout s’y est passé avec décence, M. le gouverneur a été notre parrain et il l’a été généreusement, aussi nous n’avons eu que quelques gouttes d’eau dans la manche ; mais il a fallu y passer individuellement ; notre bon parrain a pris la main à chacune pour la présenter ; dès que notre tour a été passé, nous nous sommes retirées7. Mon frère n’a pas été plus mouillé que nous. Il y a eu des passagers qui ont été inondés ; on a baptisé tous les militaires à la fois, en faisant jouer la pompe, ils ne savaient où se mettre ; cependant ils n’auraient pas donné ce jourlà pour tous les poissons de l’océan ; ç’a été une distraction pour eux, la seule qu’ils aient eue dans le voyage. Le 13 on a vu la terre, ou plutôt les sables qui couvrent les côtes d’Afrique8, et le même soir nous avons vu notre belle capitale de Saint-Louis. La barre était mauvaise et nous a retenus au mouillage jusqu’au 19, jour de la fête de saint Joseph, notre bon père ; je ne doute pas que sa protection et 6  A. C. St J. C., 3A/M. Ros. 22. Les lettres de mère Rosalie sont numérotées aux archives de la congrégation depuis 1815, date de la première lettre conservée. Mère Rosalie à partir de son départ a numéroté également ses lettres, moyen classique de contrôler la correspondance. Celle-ci porte le n° 5. 7  Il s’agit du colonel Schmaltz qui revient au Sénégal mettre en œuvre son plan de cultures. 8   Ce sont les côtes de la Mauritanie actuelle.

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vos prières ne nous aient beaucoup favorisées. L’on ne passe la barre qu’avec un pilote nègre, et sur des goëlettes ou petits bâtiments. Les grands vaisseaux ne peuvent passer à moins qu’ils ne soient déchargés. Le Tarn est donc resté en rade à trois ou quatre lieues de la barre et à cinq ou six de Saint-Louis. Des pilotes nègres venaient de temps en temps apporter des nouvelles au gouverneur. Le 18, les embarquations (sic) ont commencé, mais sans avantage ; nous nous sommes présentées, les noirs ont cru qu’il y avait du danger ; il a fallu revenir coucher à bord. Une seule goëlette avait passé et c’était précisément celle qui portait les cadres9, les lits ou hamacs de tout l’équipage en sorte que chacun a fait comme il a pu ; on a trouvé pour nous des matelas et des draps. Le 19 enfin la barre a été praticable toute la journée. Nous avons quitté le Tarn pour la dernière fois : le capitaine, M. de la Trayette, et quelques officiers ont accompagné M. le gouverneur ; nous avons toujours fait partie de son escorte jusqu’à une lieue au plus de l’île. Il était tard, les vents ont cessé, alors tous nos commandants sont descendus dans un petit canot qui les a portés lestement avec le secours des rameurs ; ils sont arrivés au coucher du soleil. Comme ils ont mis pied à terre, on a fait une décharge de vingt et un coups de canon pour saluer le digne représentant de sa Majesté, notre bon gouverneur ; en quittant le bord on lui avait déjà fait le même honneur ; au milieu de tout cela il ne nous a pas oubliées, son premier soin a été de nous envoyer une chaloupe pour nous amener ; nos deux prêtres et la communauté seulement ont pu profiter de cette occasion, nous avons ainsi terminé notre voyage sur les huit heures du soir. Le directeur de l’hôpital s’est trouvé exprès au bord du fleuve ; il nous a fait accueil et nous a emmenées à notre maison où tout était disposé pour nous recevoir depuis trois mois, et nos huit jours de rade lui avaient laissé le temps de rafraîchir les apprêts. Comme il était nuit, nous n’avons pu voir qu’en gros quelques arbres, quelques maisons et grand nombre de cases qui se trouvaient sur notre chemin ; l’idée que nous nous étions faite de Saint-Louis nous faisait trouver merveilleux tout ce que nous pouvions apercevoir, excepté ce sable auquel nous ne nous attendions pas et qui semblait 9   Genre de lit garni de matelas et couverture utilisé à bord des bateaux ; on les suspendait pour la nuit sur des « sortes de chandeliers de fer ».



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vouloir en‹gloutir› ; l’on enfonce d’un demi pied à chaque pas ; cependant nous nous en sommes tirées10. Nous avons ouvert de grands yeux en entrant dans notre maison où toutes les chambres étaient éclairées d’une bougie sans autre décoration ni ameublement que sept lits tout neufs, sept chaises, un fauteuil et une table, des murs extrêmement blancs, les planchers très élevés, de grandes portes battantes ouvertes et qui, de trois grandes pièces, n’en faisaient qu’une11 ; quelques nègres et négresses placés de côté et d’autre se sont prosternés pour nous saluer, et puis nous ont servi un excellent souper, dont nous avions grand besoin. De tous les arrivans (sic), aucun, excepté M. le gouverneur, n’a eu comme nous l’avantage de descendre et de coucher chez soi la première nuit ; tout le monde était en chasse, on donnait des billets de logement à tort et à travers ; nos deux prêtres ont été adressés chez un habitant qui n’a pas pu les recevoir. Ils sont venus nous rejoindre et prendre des lits à l’hôpital ; et depuis nous avons cédé un petit cabinet à M. Theyrasse (sic) qu’il occupe encore en attendant que son logement soit préparé12. Quant à M. l’abbé, il n’a passé ici que huit jours et il est parti pour Gorée ; nous avons toujours été à la même table13. Ce n’est pas tout : le lendemain de notre arrivée était un samedi, on a pris des renseignements sur l’église pour disposer tout pour les Saints mystères le dimanche ; il n’y en avait point ; depuis huit mois que M. Jiudicelly (sic) était parti, tout avait disparu, la chapelle était par pièces et par morceaux au magasin général14 ; de plus, il ne se trouvait aucun local 10   Le pied est une ancienne unité de mesure de longueur équivalant à douze pouces, soit un peu plus de trente cm. 11   Cette description correspond aux maisons anciennes qui existent encore à SaintLouis comme à Gorée : la hauteur des « planchers » (séparations de planches entre le rez-de-chaussée et l’étage) permet de conserver une certaine fraîcheur ; les murs étaient passés à la chaux. 12   Le problème du logement était particulièrement aigu et rien n’était prêt pour recevoir tout ce monde ; il y avait peu de constructions en dur et l’habitat était essentiellement fait de cases de paille, facilement inflammables. Pourtant logé par les sœurs, l’abbé Terrasse, nouveau préfet apostolique, trouve ce logement inconvenant, en raison d’une promiscuité inacceptable pour des religieuses obligées de côtoyer des ménages à la mode du pays ; mère Javouhey obtiendra pour elles un logement plus modeste, mais plus indépendant. 13  Il s’agit de l’abbé Tabaudo arrivé également par le même bateau. 14   Le préfet apostolique Giudicelly ne s’était pas entendu avec Schmaltz et était resté très peu de temps.

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libre et disponible ; pour ne pas en être privées si longtemps nous avons offert une de nos chambres qui, de suite a été préparée et le vingt-cinq mars, jour de l’Annonciation, l’on a dit la première messe à Saint-Louis dans notre maison. Voilà donc déjà une époque mémorable pour nous, notre arrivée le 19, jour de saint Joseph, première messe le vingt-cinq mars fête de la Sainte Vierge ; M. le curé de Gorée était encore avec nous et l’a aussi célébrée. Nos meubles sont arrivés avec nous et malgré qu’ils aient beaucoup perdu de leur lustre dans le voyage, ils nous font grand plaisir et font envie à bien du monde car il est très difficile de s’en procurer ; M. Froideveau qui en promettait à tout le monde est lui-même à l’emprunt ; je lui cède provisoirement une armoire, un secrétaire et des chaises à M. le curé15. Nous réserverons un lit à M. Roger et la moustiquaire aussi16. Nous nous trouvons avec chacune deux lits de bord, et vous savez qu’outre les nôtres de Villeneuve, le gouvernement nous en a fourni ; on nous les laisse ; ensuite nous en trouvons ici, et ceux que nous apportons de Rochefort tous garnis. Voyez combien de couches à notre disposition, mais on remettra à l’hôpital ceux dont nous n’aurons pas besoin ; ils seront là très bien employés, c’est la misère toute pure, ce qu’on y a apporté fera grand bien. Il y a très peu de linge et tout en guenilles, jamais lavé autrement qu’à l’eau froide. On ne connaît pas l’usage de la lessive, du moins l’on ne s’en sert pas. Nos sœurs ont fait la première qu’il y ait eu à l’hôpital17. Nous avons fait une barrique qui nous servira plus d’une fois encore en attendant d’autres dispositions à cette fin. Les négresses ne savent rien faire que porter l’eau, battre le mil et choses semblables. Il fau15  M. Froideveau était l’ordonnateur ou intendant arrivé en même temps que les sœurs à Saint-Louis. Il était accompagné de sa femme et de sa fille, situation exceptionnelle à cette époque. La petite fille mourut en septembre 1820 et les parents quittèrent Saint-Louis un peu plus tard. 16   Jacques-François Roger avait donné des conseils juridiques à mère Javouhey ; il devait venir au Sénégal pour s’occuper de l’Habitation du Roi et du développement des cultures. C’était à Dagana une maison avec une concession de plantes expérimentales. Il sera par la suite gouverneur du Sénégal. Il resta jusqu’à sa mort un ami fidèle de mère Javouhey. 17   Les sœurs de Saint-Joseph étaient éducatrices au départ ; à Bourbon, elles sont institutrices, mais le ministre demande pour le Sénégal des institutrices et des hospitalières. Mère Javouhey ne cache pas leur inexpérience dans ce domaine, à quoi le ministre répondit : « on vous donnera un hôpital pour vous exercer. »



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dra bien des années pour les former au service à notre manière. Heureusement que nos sœurs sont actives, car nous sommes obligées de faire par nous-mêmes le blanchissage de nos pauvres malades ; c’est le premier secours que je veux leur donner. De cinq que nous avons trouvés à notre arrivée, il y en a deux de rétablis et un de mort. Il s’est bien confessé et est mort en vrai chrétien. C’est moi qui ai été chargée de lui proposer les secours de la Religion. J’ai réussi. Je crois être payée de tous mes sacrifices et de toutes mes souffrances du voyage. Le salut d’une âme est au dessus de tout. Il y a quinze jours que nous sommes débarquées, le nombre des malades s’est beaucoup augmenté, il y en a 26 ; la plupart sont des arrivants ou de pauvres militaires qui ont vécu de privations pendant une traversée de cinquante sept jours et qui se livrent aux excès du vin et viennent ensuite payer les frais à l’hôpital. Je ne sais par où vous commencer la description de l’île, celle en particulier de notre maison ; ni de quelle couleur vous peindre les habitants. Nous allons de surprise en surprise ; tout est bien nouveau pour nous ; il faut y être et voir les choses pour croire qu’elles existent. De cette manière si je me permettais de vous écrire tout ce que j’ai vu et entendu des usages et habitudes de ce pays vraiment sauvage, vous ne voudriez pas la lire deux fois, ma lettre aurait le sort du plus mauvais roman entre vos mains. Ce serait en effet un grand scandale de vous entretenir des mœurs qui règnent ici, il vaut mieux fermer les yeux, gémir et prier en attendant que Dieu veuille les éclairer18. Nous avons ici trois sortes d’habitants  : les nègres, les Maures, les mulâtres ; la première classe est la plus nombreuse, et presque toute esclave de la troisième qui est la plus riche ; quant aux Maures, ils se croient supérieurs aux uns et aux autres et font toujours

18   Elle fait sans doute allusion à ce qu’on appelait « le mariage à la mode du pays ». Les Européens, militaires ou employés de la Compagnie du Sénégal, étaient séparés de leur famille qui ne pouvait que très rarement les suivre à l’époque ; aussi prenaient-ils une épouse sur place, noire ou signare, pour le temps de leur séjour ; ces unions rendues temporaires par le statut du mari pouvaient durer le temps de son séjour ; l’épouse prenait le nom du mari qui reconnaissait les enfants issus de cette union. Avec le départ de son mari, la femme retrouvait sa liberté ; ce système matrimonial reconnu par la société africaine a donné naissance à Saint-Louis comme à Gorée à une véritable bourgeoisie métisse : les habitants, terme qui peut également désigner les noirs libres (qui possèdent une habitation).

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bande à part ; ils se prêtent cependant au commerce. Outre ceux fixés à Saint-Louis il y en a à un village sur le bord du fleuve vis-à-vis notre maison ; ils viennent tous les jours vendre au marché le lait, le beurre et beaucoup de volailles et même de gibiers. Nous les voyons sortir de leurs cases, traverser au gué la rivière portant leur ca‹le›basse sur leur tête et leur sac de lait sur le dos ; oui, ils portent le lait dans des sacs de peau, c’est l’usage ; il y en a bien d’autres plus ridicules : les hommes sont coiffés et les femmes ne le sont pas. Si vous pouvez vous rappeler l’histoire qu’en a fait M. Demanet que nous avons lu dans notre voyage de Paris à Rochefort, je n’aurai pas besoin de vous en dire plus  ; il les a très bien représentés et quoiqu’il y ait plus de quarante ans qu’il ait écrit, nous retrouvons les mêmes misères, la même ignorance et encore plus de superstitions19. Les marabouts et les grisgris sont en plus grand nombre que dans ce temps là ; il n’y a rien de tels que leurs cérémonies, leur uniforme, leurs cris et leurs gestes, tout cadre parfaitement avec leurs noires figures ; un seul suffirait pour faire peur à tout Paris ; et nous en avons sept à huit mille autour de nous. Je ne puis m’accoutumer à les voir ; il me semble toujours que ce sont des ‹farceurs› dont le rôle va finir et que demain ils seront raisonnables ; mais leurs scènes sont de tous les jours et leur vie entière n’est que comédie20. Dieu ! Nous voilà donc spectatrices de leurs erreurs, sans espoir de les ramener à la vérité ! Il y a une infinité d’obstacles ; celui qui est le plus difficile à vaincre pour le moment, c’est la différence de notre langage ; tous les habitants parlent wolof et n’entendent pas le français21. M. le curé ne pourra pas les instruire à moins qu’il n’apprenne leur langue, et 19   L’abbé Jean-Baptiste Demanet avait accompagné comme aumônier le premier gouverneur chargé des établissements français d’Afrique occidentale, Poncet de la Rivière, et fut curé de Gorée de 1763 à 1765. Il écrivit une Nouvelle Histoire de l’Afrique françoise, enrichie de cartes et d’observations astronomiques et géographiques, de remarques sur les usages locaux et les mœurs, la religion et la nature du commerce général de cette partie du monde, ouvrage en 2 tomes édité en 1767 à Paris chez la veuve Duchesne et Lacombe, libraires. C’est sans doute ce livre que les religieuses ont eu entre les mains. Pour en savoir plus sur l’abbé Demanet, voir A. Camara et J.- R. de Benoist, Histoire de Gorée, Maisonneuve et Larose, Paris, 2003, p. 119-121. 20   Le mot ‹farceur› presque effacé est peu lisible. Le contexte m’a suggéré ce mot. 21   Le Wolof ou Volof était la langue parlée à Saint-Louis du Sénégal et dans le nord du pays. Elle est devenue maintenant la langue dominante au Sénégal.



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il faut du temps ; je ne crois pas qu’il s’en donne la peine, parce qu’il ne croit pas pouvoir rester ; tous les jours il nous parle de la difficulté de son ministère et de la position gênante dans laquelle il peut se trouver, vu le peu de ressources qu’il trouve dans les habitants et le peu d’importance que le gouvernement paraît mettre à la religion. Cependant s’il venait à nous quitter, dans quelle situation il nous laisserait. Dans ce cas j’espère que vous nous rappelleriez ou bien que vous nous enverrez des secours22 ; c’est trop peu d’un seul prêtre, il y a bien de quoi s’alarmer, c’est là toute notre inquiétude, car autrement le temporel s’annonce pour nous d’une manière avantageuse. L’intérêt que nous montre le gouverneur en inspire à tous les administrateurs, chacun s’empresse à nous être utile et à prévoir nos besoins. M. Froideveau qui est le premier dans l’administration y met un zèle sans pareil. Notre maison est la plus belle de la colonie, après celle du gouverneur et la mieux montée. Je n’ai pas encore eu l’occasion de dépenser un sou, il est vrai qu’en parfaite religieuse je n’en avais pas en y entrant ; c’est une chose remarquable que j’ai donné la dernière pièce au canotier qui nous a mises à terre. J’ai dormi tranquille cette dernière nuit, les voleurs ne me pouvaient rien faire. M. Dard a deviné ma position, il m’a offert cent francs que j’ai acceptés, pour ne pas importuner nos bienfaiteurs ; je pourrais les lui rendre aujourd’hui, car je n’y ai pas encore touché, cependant je ne le ferai qu’au terme que je lui ai promis23. Je dois à l’heure qu’il est quatre cents francs, je voudrais en devoir mille et que vous n’eussiez pas plus d’inquiétude que moi à cet égard-là, je n’ai pas affaire à MM. les chevaliers de Saint-Louis mais à des protecteurs, à de vrais amis qui ne me presseront point.

  Le préfet apostolique partit en effet et, pire encore, jeta l’interdit sur SaintLouis, c’est-à-dire qu’il n’était plus possible d’y dire la messe ou de donner les sacrements ; c’était une sorte d’excommunication collective qui ne pouvait être levée que par les autorités ecclésiastiques. Les sœurs restèrent mais ce fut une grande épreuve pour elles de n’avoir plus accès aux secours de la religion. L’interdit ne sera levé qu’en août 1820. 23  Instituteur à Saint-Louis du Sénégal, Jean Dard était bourguignon et avait connu les sœurs Javouhey dans leur école de Chalon. J. Gaucher, Jean Dard et l’école mutuelle de Saint-Louis du Sénégal (1816-1841), Le Livre africain, Paris, 1968, 197 p. ; R. Cornevin, « L’œuvre des Bourguignons (les Javouhey et Jean Dard) au Sénégal et à la Réunion », Revue Française d’Histoire d’Outre-Mer, t. 54, 1967, p. 227-246. 22

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Notre cuisine s’est faite à l’hôpital jusqu’à présent, mais à commencer du 12 on la fera chez nous ; on nous donne pour cela tout ce qui est nécessaire en abondance et sans aucun frais de notre part : le pain, le vin et la viande de boucherie qui n’est jamais que du bœuf, nous seront fournis en mode de ration ; puis l’on nous donne une somme de 157 livres par mois pour les autres choses de la table, dont nous ne devons compte à personne ; le bois, la chandelle, l’huile et le vinaigre et même le beurre n’entrent point dans nos dépenses, le magasin nous fournit toutes ces choses gratuitement, cette somme n’est donc que pour le sel et le poivre, le sucre et le café dont nous ne connaissons encore guère l’usage. Quand on m’a apporté l’arrêté du Conseil pour le règlement de notre cuisine, je n’ai pu tenir secret mon étonnement, et comme je le témoignais, ainsi que ma reconnaissance, il m’a été répondu : « Telles sont les intentions du gouverneur que vous soyez heureuses et contentes autant qu’on puisse l’être ici, et pour cela nous ne voulons vous laisser manquer de rien »24. Je vous le répète, ma chère mère, pour votre satisfaction et votre tranquillité. Quant au climat que l’on nous chantait si dur, si brûlant, nous le trouvons très doux et très agréable ; c’est un ciel sans nuage, et cela constamment, huit mois de l’année sans qu’il tombe une seule goutte de pluie. L’ardeur du soleil est toujours tempérée par un vent frais qui vient du large25. Dans la mauvaise saison au contraire, les vents viennent de terre, ils sont plus chauds et plus chargés, par conséquent plus malsains. C’est le temps des maladies ; il commence aux environs de la Saint-Jean, nous avons encore près de trois mois pour nous acclimater. Nous nous portons toutes très bien, nous avons des mines à faire peur. Si vous voyiez ma sœur Claire et sœur Cécile, elles ne

24   Cet arrêté du Conseil du Sénégal concernant la ration attribuée aux sœurs comme aux personnels de l’administration et de l’armée se trouve aux Archives de la République du Sénégal, dans les registres de délibération de ce Conseil (A. R. S., 3E1, séance du Conseil d’administration de la colonie, 3 avril 1819). La livre est une ancienne monnaie française dont le terme est encore utilisé au xixe siècle comme synonyme du franc. 25  Mère Rosalie et ses compagnes ont eu la chance d’arriver à Saint-Louis au début de la saison sèche, au moment où les alizés soufflent du nord-ouest et la description qu’elle fait du climat est tout-à-fait conforme à la réalité. Dans d’autres lettres elle parle également des périodes où souffle l’harmattan, vent du désert.



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sont pas reconnaissables tant elles sont fraîches. Toutes les dames qui sont ici depuis deux ou trois ans nous disent qu’elles se sont aussi bien portées qu’en France, et même mieux pour la plupart, ce qui fait dire que c’est le pays des femmes. Il y en a en effet de toutes les couleurs, d’une taille et d’une force extraordinaire, ma sœur Éléonore est petite à côté d’elles. C’est surtout dans les noires qu’on en trouve de plus grandes et de plus fortes. Elles sont fort peu couvertes ; deux pagnes forment toute leur toilette, l’un les couvre depuis les reins jusqu’aux genoux, et l’autre de la tête aux pieds mais ce n’est pas souvent que cette dernière est fixée sur elles26. C’est le vêtement de luxe, elles l’ôtent pour travailler ou la relèvent sur l’épaule avec beaucoup de négligence de manière qu’elles sont pour ainsi dire toutes nues. Les hommes sont généralement plus couverts. Les dames du pays qu’on appelle signares ne portent non plus que des pagnes, mais très belles. Il y en a qui ont quelquefois jusqu’à trois cents pagnes et pas une chemise. Mais je ne finirais pas si je voulais tout dire ce que je trouve en elles de ridicule et de singulier. Je vais continuer mon récit et l’adresser à Ambroise ; j’aurai plus d’une fois l’occasion d’y revenir avec vous. C’est par le retour de la Prudente que je vais vous envoyer mes lettres. Je ne sais où vous les adresser ; j’en ferai plusieurs paquets, l’un pour Paris, l’autre pour Villeneuve, mais celui-ci ira à Bailleul où j’aime vous voir au milieu de vos enfants et en demande l’amitié. Votre soumise fille Sr Rosalie Copie conforme par Sr Clotilde.

26   Le pagne est une pièce de tissu rectangulaire que les Africaines drapent autour du corps en le nouant. Mère Rosalie utilise ici ce mot au féminin.

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Des religieuses À tout faire Les multiples occupations Des sœurs de Castres À leur arrivée À Ndakarou (1848-1850) G ene v iè ve Le c u i r-Ne mo

Les premières sœurs de l’Immaculée Conception de Castres à partir en mission arrivent à Gorée le 11 janvier 1848 après un voyage relativement court, et non moins mouvementé, dont sœur Paule Lapique nous a livré le récit1. Mère Marie de Villeneuve a tenu à les accompagner jusqu’à Brest où elles ont embarqué le 23 décembre 1847. Elles sont quatre : sœur Joséphine Barthès, sœur Louise Raynaud, sœur Paule Lapique et sœur Cécile Bernard. Elles sont hébergées momentanément à Gorée par les sœurs de SaintJoseph de Cluny, en attendant de rejoindre la Grande Terre, nom donné à la presqu’île du Cap-Vert où elles doivent s’installer auprès des missionnaires du Saint-Cœur de Marie envoyés par le père Libermann pour évangéliser les noirs d’Afrique2. Quand les sœurs de Castres arrivent à Ndakarou, ce n’est pas à la demande des autorités politiques de la colonie, même si celles-ci les accueillent favorablement3. La politique française est toujours celle des points d’ap  Voir Première Partie de cet ouvrage, p. 103-118.  Sur les relations entre le père Libermann et mère Marie de Villeneuve, voir G. Vieira, « Émilie de Villeneuve (1811-1854) et François Libermann (1802-1852)» dans Mémoire spiritaine,, n° 20, 2e semestre 2004, p. 8-32. Voir également Paul Coulon, Paule Brasseur (et collaborateurs), Libermann (1802-1852), Une pensée et une mystique missionnaires, Paris, Cerf, 1988, 940 p., et sur le départ pour le Sénégal des sœurs de Castres, Geneviève Lecuir-Nemo, Femmes et vocation missionnaire. Permanence des congrégations féminines au Sénégal de 1819 à 1960 : adaptation ou mutations ? Impact et insertion. Doctorat, Paris I, C.R.A., 1995, 974 p., Presses universitaires du septentrion, (thèse à la carte), Villeneuve d’Ascq, 1997, p. 197-267. 3  Ndakarou est le nom du principal village de la presqu’île du Cap-Vert, avant la fondation de la ville de Dakar. La population lébou serait un mélange de Wolof et de 1 2

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pui qui permettaient aux bateaux de se ravitailler et de faire du commerce, mais elle est à un tournant qui se manifeste par la remise en état d’anciens forts dans la vallée du fleuve Sénégal avant de s’orienter bientôt vers l’expansion. Les habitants de Gorée ont des vues sur la Grande Terre4. D’autre part, l’abolition de l’esclavage en 1848 et le progrès des idées favorables à cette abolition posent de nouveaux problèmes sociaux en particulier au Sénégal : la prépondérance des habitants saint-louisiens ou goréens, qui louaient les services de leurs esclaves ou des engagés à temps, est remise en cause5. De plus cette abolition ne touche que des territoires français extrêmement restreints : Gorée et Saint-Louis ; ce qui soulève des conflits avec les royaumes voisins dont les captifs en fuite se réfugient sur le sol français comme le permet l’article 7 de la loi d’abolition de l’esclavage : « Le principe que le sol de la France affranchit tout esclave qui le touche, est appliqué aux colonies et possessions de la République ». Les sœurs de Castres arrivent donc à la demande d’un nouveau type de missionnaires arrivés depuis peu au Sénégal. Jusqu’alors, à Saint-Louis et à Gorée, le clergé colonial dépendait d’un préfet apostolique et venait de la congrégation du Saint-Esprit. Les premiers missionnaires du SaintCœur de Marie, les pères Arragon et Briot accompagnés du frère Pierre, à leur arrivée au Sénégal en 1845, avaient été plutôt mal accueillis par le clergé de Gorée et cherchaient à éviter tout lien avec les autorités coloniales. Ils effectuent rapidement des prospections sur la Petite Côte et en Sérères arrivée sur la presqu’île entre le xviie et le xviiie siècles ; elle est islamisée avec Dial Diop qui fit reconnaître l’indépendance lébou par le damel (roi) du Cayor. La république lébou est sous l’autorité du sérigne Ndakarou, chef suprême et ministre de la guerre élu par les Diambour. 4   Depuis 1820, des relations s’étaient nouées entre les Lébous installés sur la presqu’île du Cap-vert et les habitants de Gorée ; les premiers pratiquaient l’agriculture, vivaient de pêche et étaient éventuellement naufrageurs. Les seconds leur payaient des taxes pour pouvoir prélever de l’eau (celle-ci manquant à Gorée) ou des matériaux de construction ; depuis 1832, ils enterraient leurs morts au cimetière de Bel-Air acquis par le gouvernement français. Dans les années 1840, Gorée, île exiguë, se trouve particulièrement à l’étroit ; sa population augmente rapidement et le commerce se développe vers les Rivières du Sud, terme particulièrement vague pour désigner la côte jusqu’au Gabon. L’extension vers la Grande Terre paraît inévitable et certains Goréens y achètent des terrains ; elle se concrétise en 1857 avec l’envoi de troupes sur la presqu’île et la prise de possession officielle par le commandant Protet. À la même époque, Faidherbe consolide la colonie du Sénégal, c’est-à-dire Saint-Louis et le fleuve, avant d’y incorporer Gorée et ses dépendances dont Dakar, en 1859. 5   Le terme habitant désigne le propriétaire d’une habitation ou d’une propriété foncière et par la suite, à Saint-Louis et à Gorée, la population métisse essentiellement mais aussi les autochtones libres.

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La presqu’île du Cap Vert à l’arrivée des sœurs de Castres



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Gambie où il leur semble qu’il y ait des perspectives prometteuses d’apostolat6. Malgré une première impression négative sur la presqu’île du CapVert, ils s’y installent après avoir été bien accueillis par le sérigne Ndakarou qui leur concède un terrain contre une redevance annuelle de 30 gourdes7. Ce terrain sera occupé par une batterie et la mission s’élèvera non loin, en face de Gorée. Les sœurs seront installées dans une maison louée à une dame de Gorée à proximité. D’autre part, l’encyclique Neminem profecto du 23 novembre 1845 donne les principes d’une nouvelle stratégie missionnaire qui encourage en particulier la formation d’un clergé autochtone capable de prendre le plus rapidement possible la direction des Églises locales, stratégie qui s’appuie sur les œuvres caritatives, les écoles, l’éducation des jeunes filles. Et les congrégations féminines trouvent naturellement leur place dans ce contexte. Sœur Paule est chargée de donner des nouvelles. Dans la première lettre de son journal, elle a rapporté leur arrivée à Gorée, la nouvelle du décès de Mgr Truffet qui devait les accueillir, leur traversée de Gorée à Ndakarou où elles partent en reconnaissance avant de s’y installer ; puis c’est l’installation sur la presqu’île et l’étonnement réciproque qui accompagne les premiers contacts entre les religieuses et les habitants8. Le premier document retenu ici, sa troisième lettre datée du 16 août 1848, permet de dégager les activités des sœurs et les avatars de leur vie quotidienne dans leur nouvelle maison, mais aussi les joies des premiers baptêmes d’enfants. N’ayant pas de ressources autres que celles que la congrégation pourrait leur apporter, elles doivent cultiver leur jardin ; la lessive occupe une grande partie de leur temps, ainsi que la cuisine ; elles élèvent quelques fillettes ; elles sont aussi infirmières, pharmaciennes avec bien peu de moyens, des remèdes du pays ou demandés à la maison mère. Elles se font également couturières pour habiller les premiers communiants ou réparer les soutanes des missionnaires9.

6   En 1847, le père Arragon ainsi que le frère Pierre sont faits prisonniers par le damel du Cayor. Le gouverneur dut intervenir et le roi de N’Dakarou fit pression sur le damel pour les faire libérer. 7  Monnaie valant 5 francs en 1848. 8  Mgr Benoît Truffet était arrivé à Dakar comme premier vicaire apostolique des Deux-Guinées ; il avait décidé d’appliquer les instructions du père Libermann à la lettre : « Faites-vous nègre avec les nègres». Il en mourut le 22 novembre 1847, sans avoir pu préparer l’installation des sœurs. Voir Paule Brasseur, « Un absolu missionnaire » dans Paul Coulon, Paule Brasseur, 1988, p. 457-487. 9  A. C. S. Sp., 3 F 2. 3a3, 1er cahier de sœur Paule Lapique, 3e lettre, p. 43-57.

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Le deuxième document, extrait du journal de Dakar, 1849, n° 410, insiste sur la charge que représente le passage plus ou moins long des missionnaires qui s’arrêtent sur la presqu’île et sur le surcroît de travail que cela entraîne, sans compter le souci de leur santé souvent précaire et l’aide que les religieuses leur apportent dans des domaines aussi variés que l’évangélisation des enfants ou l’élaboration d’un chapeau pour le roi du Sine. L’augmentation du nombre de chapelles entraîne de nouvelles charges, avec l’accroissement du nombre des missionnaires et l’entretien du linge d’église… Sœur Paule Lapique écrit pour donner des nouvelles bien sûr et garder le contact avec sa congrégation. Elle s’exprime avec beaucoup d’humour et un style toujours alerte, inimitable. Elle montre un esprit curieux de ce qui l’entoure, elle s’attache à parler de tout, même des choses désagréables, mais elle garde suffisamment d’humour pour que ses lectrices ne soient pas effrayées et au contraire éprouvent encore plus le besoin de se dévouer et de se préparer de façon positive à ce qui les attend en mission ; elle n’oublie pas d’évoquer les moments de bonheur comme les fêtes de Noël ou les progrès des enfants qui leur sont confiées. Elle entend bien susciter de nouvelles vocations mais, dans son récit, sœur Paule Lapique définit les besoins matériels et spirituels de la mission et par suite les qualités que doivent avoir des religieuses missionnaires.

Journal de sœur Paule Lapique, 1er cahier, troisième lettre (Dakar, 16 août 1848) Dieu seul ! J. M. J.

Yalla rek ndaje Mariama !11 La sainte Croix.

Amour, gloire, louange à notre Dieu maintenant et au delà des siècles à venir par sa très sainte Mère ! Bien que les évènements survenus en France nous aient grandement occupées, nous voyons cependant par vos bonnes lettres que nous avons reçues à des époques un peu éloignées de leur date, il est 10   Extrait du journal de sœur Paule Lapique, journal de Dakar, 1849, n° 4, copie manuscrite plus récente conservée à la maison mère de la congrégation de Notre-Dame de l’Immaculée Conception de Castres, à Rome. 11  Invocation traduite en wolof de « Dieu seul par Marie ». Sœur Paule et ses compagnes ont décidé dès leur arrivée d’apprendre la langue du pays.



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vrai, mais qui ne nous ont pas fait moins de plaisir ; nous voyons, dis-je, que vous n’avez pas oublié les pauvres africaines, et que notre chère mission vous tient fortement au cœur ; nous ne doutions nullement de votre affection pour nous, mais aujourd’hui nous en sommes doublement convaincues12. Je voudrais, d’après le désir que vous nous témoignez, vous dire les choses dans le moindre détail, vous rendre présentes les coutumes du pays, les mœurs de ses habitants et les occupations des sœurs missionnaires ; je vais tâcher de vous satisfaire de mon mieux ; je mets de côté les compliments et les réflexions, sans quoi il me faudrait des in-folios ; nous sommes toutes unies dans la charité de Notre-Seigneur, et quoique sur la terre notre cœur n’est point étranger à ce qui vous concerne, ni indifférent à vos témoignages d’affection. Nous sentons vivement ce que vous nous êtes, des liens indissolubles nous unissent et nous uniront à jamais dans le Dieu bon qui comble de ses grâces ses pauvres servantes, et qui nous prouve bien qu’on ne compta jamais en vain sur sa Providence !… Je reprends donc la suite des choses où j’en suis restée dans mon journal du mois de mai, et je vous envoie le plan de la maison fait par moi, vous savez que je suis habituée à faire tous métiers. Notre maison serait en France une masure, car les murs intérieurs sont à peine recrépis, les grosses pierres sont telles quelles, c’est-à-dire toutes noires ; ce sont des laves volcaniques ; nous sommes pourtant les châtelaines de la côte, les indigènes étant tous logés dans des cases faites en paille, sans portes, ni fenêtres ; aussi nos carreaux sont-ils pour eux la huitième merveille du monde13. Les mois de Marie et du Sacré-Cœur ont été marqués pour nous par des faveurs spéciales, c’est le premier mai que nous avons eu la Ste Messe dans notre pauvre petite chapelle, et c’est le premier juin qu’on nous a accordé la réserve, depuis nous avons la Ste Messe tous

12   Les journées révolutionnaires de 1848 qui mettent fin au règne de LouisPhilippe et débouchent sur la seconde République. 13  Une partie de la presqu’île du Cap-Vert est d’origine volcanique, comme le montrent les Mamelles, anciens cratères, ou les basaltes que l’on trouve à Gorée. Cette maison située en face de Gorée avait été donnée aux sœurs par une signare de Gorée, Mme Anna Colas Pépin  ; il y eut ensuite contestation et les missionnaires firent construire une autre maison non loin de là, à l’emplacement actuel de la maison des sœurs et de l’école de l’Immaculée Conception.

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les jours ; le dimanche, nous allons aux offices chez ces messieurs ; ils suivent en tout le rite romain. Je crois vous avoir dit que notre maison est bâtie tout au bord de la mer, la façade tournée vers ce grand ouvrage de la toute puissance de Dieu. Nous sommes entourées de morts, nous avons d’un côté le cimetière pour les gens de Gorée, et de l’autre celui des gens de Dakar qui enterrent leurs morts sans trop de façon, à fleur de terre et sans cercueil bien entendu ; ils mettent seulement quelques morceaux de bois en travers pour soutenir la terre, de sorte qu’en marchant, lorsqu’on s’y attend le moins, on se trouve assis sur les gens de l’autre monde ; il m’est arrivé en cultivant le jardin de tomber successivement dans trois tombes qui n’étaient pas bien vieilles, car c’est la dernière pluie qui a entraîné la terre qui recouvrait les planches. La peur serait ici un mauvais meuble ; je conseille à nos sœurs de s’aguérir (sic) pour venir en mission. Nous sommes obligées de livrer de temps en temps de petits combats, malgré que nous n’ayons pas la guerre dans notre pacifique royaume, mais il est des ennemis qu’il est prudent d’exterminer. Les serpents nous visitent dans nos appartements ; il faut nous voir alors courir aux armes et poursuivre notre proie avec des pelles et des bâtons ; nous ne les manquons pas, je vous assure. Les serpents noirs sont très mauvais et redoutés des nègres ; mais ils n’osent les tuer parce qu’ils s’imaginent que c’est l’âme de leur grand-père qui revient sous la figure du serpent ; pour se préserver de leurs morsures, ils se couvrent de gris-gris, ce qui, le plus souvent, ne leur sert de rien, comme vous le supposez aisément ; pour nous qui ne croyons pas que nos parents morts reviennent nous voir sous la figure de si vilaine bête, nous ne les épargnons pas et nous prouvons aux gens de Dakar que, sans grisgris, les toubabes savent se délivrer des importuns ; un de ces jours, j’ai failli en prendre un dans la main, il échappa et reparut quelques jours après dans un tas de planches qu’il fallut enlever une à une ; et il trouva son compte14. Les serpents ne sont pas les seuls animaux qui nous importunent, il en est une infinité d’autres qui moins dangereux, ne sont pas moins insupportables ; les fourmis ne nous laissent 14  Sœur Paule écrit toubabes ; toubab (toubabe, toubabesse) est le terme utilisé au Sénégal pour désigner toute personne à la peau blanche (excepté les arabes), Blanc, Européen, Français. Les gris-gris ou grigri sont des objets magiques, des talismans que l’on porte sur soi pour se protéger.



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rien, si nous voulons conserver un peu de sucre ou toute autre chose, il faut l’enfermer dans une caisse à quatre pieds posée dans l’eau ; encore faut-il y mettre de l’huile, autrement les fourmis trouveraient moyen de nager et d’entrer dans le lieu défendu ; les cancrelats, ou rats, nous dévorent le linge ; on trouve des araignées grosses comme des oiseaux, les moustiques commencent à nous faire la guerre, les oiseaux de proie nous mangent les poules. Il nous est arrivé une nuit de nous lever pour courir après les assassins ; entendant du bruit, nous nous écriâmes en volof : kokou, c’est-à-dire : qui est là ? Et comme personne ne répondit, nous sautâmes du lit pour voir de quoi il s’agissait, ce qui n’amusait pas trop ma sœur Cécile qui trouve qu’il est plus prudent de faire Moïse sur la montagne que Josué dans la plaine. Voyez-vous, mes chères sœurs, il faut se faire à tout dans le paradis terrestre de l’Afrique. Il y a ici très peu d’arbres fruitiers et encore le fruit en est-il mauvais, il n’est pas même probable que l’on puisse y faire venir les arbres d’Europe non plus que les plantes : le sol brûlant détruit tout. Les plantes ont à redouter, non seulement le soleil, mais encore le vent du désert qui dessèche tout. Nous avons fait un jardin dans notre cour et un autre assez grand en dehors des murs dont je suis la jardinière. Nous avons semé nos graines de France qui sont assez bien venues dans le jardin abrité, surtout depuis les pluies, mais dans l’autre, je crois bien qu’elles ne réussiront jamais. Si les plantes ne peuvent venir pendant la saison des pluies, que sera-ce pendant la sécheresse où l’eau est si rare. Il y a quelques jours à peine en avionsnous pour boire, et encore fallait-il la payer bien cher. Nous ne pouvions pas laver notre linge, non plus que celui de ces messieurs dont nous nous sommes chargées ; c’est un grand ouvrage d’autant plus qu’on en salit considérablement à cause de la sueur et de la poussière ; on est dans l’eau nuit et jour. Le linge s’use d’une manière extraordinaire, il se pourrit entièrement, et par surcroît les négresses ne savent ni laver, ni couler la lessive15. Il faut leur enseigner absolument tout en mettant la main à l’œuvre, et malgré nos instructions, le plus souvent elles emportent la pièce. Nos robes en laine ne sont plus d’aucune couleur. Voyez vous, chères sœurs, tout s’use ici d’une manière étonnante, la vie comme le reste, le climat est dévorant, on ne brave pas le soleil   Couler la lessive : technique pour blanchir le linge.

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d’Afrique impunément : on dort mal, et le matin on ne se sent guère disposé à rien, mais une pensée nous électrise à nous (sic) religieuses missionnaires ; nous travaillons au salut des âmes, nous sommes au milieu de ces pauvres noirs si délaissés, et l’on se met à l’œuvre, et l’on reprend son énergie dans le cœur de Jésus. Le parasol est ici le meuble le plus nécessaire, non les grands parapluies qui ne peuvent servir, non plus que les petits quand il pleut ; le vent est si violent et la pluie tombe avec tant d’impétuosité qu’il est impossible de rien tenir, ni même de sortir ; on serait emporté dans la mer. On ne peut se figurer en France quels effets produisent les tornades dans ce pays-ci ; tout est cassé, brisé, les choux même sont déracinés. Comme les forces diminuent prodigieusement ici, il est bon d’en apporter une bonne provision de France, on trouve bien à les employer. Que les sœurs qui veulent venir en mission, apprennent à faire la lessive, à la laver même pour l’enseigner à nos négresses, à faire la cuisine, à cultiver le jardin selon le temps et les saisons, à planter les choux, à soigner les malades, et qu’elles tâchent, s’il se peut, de nous apporter des remèdes pour empêcher de mourir, les noirs sont venus nous en demander. Au reste, il faudrait ici une pharmacie complète, ces pauvres gens vivent et meurent dans un dénuement absolu de tout secours ; ils sont pour la plupart couverts de plaies, on trouve même des lépreux. C’est notre chère sœur Louise qui exerce l’emploi de les soigner, et quelquefois votre très humble servante : je vous assure que la pratique ne manque pas, mais plutôt les remèdes ; comme il faut en avoir pour tous, n’importe la maladie, afin de les contenter, nous leur donnons ce que nous avons, priant Dieu d’opérer lui-même, d’autant plus que les noirs ne sont pas persévérants ; ils ne viendraient pas prendre de la tisane pendant plusieurs jours de suite  ; et puis, ils n’auraient rien pour la faire. Il faudrait aussi que ma sœur Anastasie s’exerçât à bien faire les soutanes, les redingotes et tout ce qui concerne le vestiaire des prêtres : de cette façon elle nous sera très utile, nous trouvant parfois assez en peine : nous trouvant ou plutôt ne pouvant suffire à tout16. Comme   Lettre de sœur Paule Lapique, Dakar 20 juin 1849 : « nous sommes extrêmement occupées, la toilette de nos évêques nous a donné et nous donne encore beaucoup d’ouvrage, et ce qu’il y a de plus embarrassant, c’est de ne pas avoir ce qu’il faut pour 16



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il faut être à tout et sortir malgré le soleil, ne pouvant tenir toujours le parasol à la main, nous avons acheté des chapeaux de paille et nous les portons ; malgré cette précaution, Monsieur le soleil a si bien su me peindre que l’on me croit originaire du pays ; plus d’une fois, l’on m’a prise pour une mulâtre, les signares eux-mêmes17. Maintenant que nous sommes en pleine mauvaise saison, je puis vous en donner des nouvelles, les premières pluies ont commencé à tomber vers la fin de juin ; elles avaient été précédées de chaleurs brûlantes qui avaient presque entièrement tari les eaux ; mais vers le 13 juillet arriva une tempête qui faillit emporter la maison, heureusement qu’elle est neuve, autrement nous aurions eu peur. Il est bon de vous dire qu’ici les maisons sont faites à l’orientale, la toiture est plate et couverte de planches et de chaux ; on peut s’y promener, les signares en font leur jardin. Cette tempête fut suivie de quatre jours d’une pluie si forte et si continuelle que nous avons été inondées ; nous n’avions pas un seul coin de la maison où il ne plut, nous ne savions où nous mettre, nos lits étaient les uns sur les autres, nous serrions tout ce que nous pouvions, sortant l’eau, mais bientôt elle entra avec plus d’abondance ; il fallut prendre notre mal en patience ; nous nous mîmes en parapluie et en sabots dans notre chambre, mais comme l’algaman était tout neuf et couvert de chaux, partout où l’eau est entrée, tout est détruit ; nos parapluies de verts qu’ils étaient sont devenus jaunes ainsi du reste. Nous étions mouillées jusqu’aux os ; le jour, c’était encore supportable, mais la nuit comment faire ! Les pauvres noirs, nous voyant si maltraitées, sont venus nous offrir leurs cases ; la femme du grand marabout vint nous voir, ce qu’elle fait assez souvent ; elle nous dit dans son langage : « j’ai deux cases, venez, je vous en donnerai une ; et je garderai l’autre. » D’autres nous disaient : « Pourquoi que toi faire une maison comme ça qu’il y pleut ? Viens dans mon case, il n’y pleut pas. » Nous les remerciâmes et le bon Dieu nous envoya faire les choses ; par exemple, faut-il faire une soutane violette ? on n’a pas de soie pour la coudre, on n’a pas de boutons pour y mettre. A-t-on besoin d’un ornement ? on n’a pas de galon ; des souliers ? pas de cuir pour les semelles et ainsi du reste ; on ne trouve pas ces articles à Gorée et encore moins ailleurs. » 17  Sœur Paule utilise ici le terme signares dans un terme général sans doute synonyme du mot habitants qui désignait les populations métisses de Saint-Louis et de Gorée. Habituellement le mot signare est employé pour les femmes.

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Monsieur Bessieux avec les frères aidés d’un bon Noir qui nous est tout dévoué18. Ils se mirent en devoir de faire dans notre dortoir (sic) et dans celui des enfants une tente avec des draps sous laquelle nous plaçâmes nos lits afin de pouvoir nous coucher ; nous mîmes des planches et des bois par terre pour marcher dessus car la maison n’était plus qu’une rivière. Nous changeâmes notre réfectoire dans les magasins du bas qui sont des espèces de hangars où l’on met le bois, et si bas que je m’y casse la tête ; nous y avions juste un petit coin où il ne pleuvait pas pour mettre notre table que nous plaçâmes comme nous pûmes avec des planches ; encore avions-nous par côté un ruisseau qui conduit dehors les eaux de la cour ; sœur Louise y faisait aussi la cuisine, sans cheminée bien entendu. Elle avait posé son feu où elle avait pu, au risque de pleurer ses péchés en se frottant les yeux dans la fumée, ce qui nous amusait beaucoup. Toutes ces aventures doivent être familières à une religieuse missionnaire qui n’a point de demeure stable sous le soleil. Nous avions toutes bon appétit, et un jour que la pirogue ne put nous apporter nos provisions de Gorée, nous étions déjà bien en peine de nous voir sans pain. Pour mon compte j’étouffais de rire. Tout nageait dans notre cuisine ; la barrique servant d’armoire était portée sur les eaux comme l’arche de Noé, mais la farine ne nageait pas, ni le vermicelle, ni le sel non plus ; cependant la pauvre sœur Louise, aidée de quelques Noirs qui avaient de l’eau jusqu’aux genoux, rattrapèrent quelque chose et vidèrent l’appartement, au risque d’avoir à recommencer. Notre pauvre petite chapelle a été entièrement gâtée ; nous ne pouvions y aller qu’en sabots, cependant on a pu continuer à y dire la Ste Messe tous les jours en mettant des draps, des planches, des calbaces19, etc. La plupart des maisons de Gorée ont souffert de cette pluie ;

18   Le père Jean-Rémy Bessieux originaire de la région de Castres avait rencontré le père Libermann à Paris et était entré au séminaire de la Neuville ; de passage à Castres, il avait rencontré mère Marie de Villeneuve, fondatrice de la congrégation des sœurs de l’Immaculée Conception de Castres. Il fit partie en 1843, du premier groupe de missionnaires qui périt au Cap des palmes ; il est l’un des deux survivants et ne rejoignit le Gabon qu’en 1844 ; il reviendra en France en 1846 avant de repartir avec les premières missionnaires de Castres pour le Sénégal où il remplace Mgr Truffet décédé, puis pour le Gabon. 19   Calebasses sans doute. Ce sont les fruits de plusieurs espèces de cucurbitacées ; vidées et séchées, les calebasses de toutes tailles servent de récipients pour des liquides.



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tout le monde était dans l’eau ; aussi y a-t-il eu beaucoup de malades ; c’était une espèce d’épidémie. Il y a quinze jours, toutes les sœurs de l’hôpital étaient au lit, nous étions sur le point de nous offrir pour soigner les malades ; nous avons été ménagées cette fois, maintenant tout est passé. C’est à la fin de la saison des pluies quand les herbes passent que les fièvres se déclarent à Dakar. Sœur Louise a été souffrante la semaine dernière, je suis aussi un peu indisposée depuis une semaine d’un coup de soleil que j’ai pris au jardin, mais ce ne sera rien. Voilà bien des misères, n’est-ce pas, chères sœurs, mais qui sont bien douces au service d’un si bon maître qui a donné son sang pour le rachat de tant de pauvres âmes encore assises à l’ombre de la mort qui se perdent sans le savoir. Pourrions-nous les acheter trop cher et reculer devant le sacrifice inséparable du genre d’œuvres que nous avons embrassées si librement. Au contraire, quand on a bien l’esprit de sa vocation, les sacrifices, les peines, les tribulations sont comme un aimant qui attire l’âme et l’attache à son devoir. Aussi pouvons-nous dire en toute vérité que nous sommes remplies de joie et que nous ne changerions pas notre position pour l’état le plus prospère selon le monde. Le salut des âmes ! voilà le désir, le repos, la vie des missionnaires, et tant qu’il leur restera un souffle de vie, ce grand cri retentira puissamment au fond de leur cœur. La conversion des peuples est l’ouvrage de Dieu, l’affaire d’une grande patience et de longs et pénibles travaux ; les choses ne vont pas toutes seules comme on se l’imagine quelquefois. Il ne faut pas oublier que nous sommes dans l’empire du démon, car c’est le seul Dieu connu en Afrique, à l’exception pourtant des mahométans qui adorent Dieu, mais ils sont peut-être moins près de la vérité que les autres, parce qu’ils sont plus difficiles à convertir. On ne peut nous faire un plus grand plaisir que de nous dire que l’on prie pour nous et pour nos pauvres noirs ; on ne peut se faire une idée du besoin que nous en avons, priez surtout pour la conversion de quelques personnes que le démon ne peut se décider à lâcher parce qu’il voit d’avance quelle gloire en reviendrait à Dieu. C’est le jour de St Pierre et de St Paul que nous avons eu le bonheur d’offrir à Dieu les prémices de la petite église d’Afrique : deux de nos enfants ont été baptisées en grande solennité comme les adul 152

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tes autrefois ; elles ont porté l’habit blanc pendant huit jours. Nous sommes allées le soir même de la cérémonie nous promener dans le village avec nos nouvelles baptisées et les bonnes sœurs de SaintJoseph20. Nous étions conduites par Soliman, le neveu du roi. Tout le monde nous arrêtait, nous sommes entrées seulement chez les principaux, tels que le roi, le commandant, etc… Dans la case de l’un d’eux, nos enfants ont chanté le cantique : Salut Vierge, ma Mère, qu’elles savent parfaitement, et un cantique volof que Monseigneur a composé21. Avec quel bonheur faisions-nous retentir le nom de Marie sous le toit mahométan, si Mahomet avait pu sortir d’où il est et fendre la lune une seconde fois comme ses sectateurs croient qu’il l’a fait, il serait venu anathématiser les impies. Cependant je suis forcée de dire à la honte de bien des chrétiens que les Musulmans remplissent leurs devoirs religieux avec un zèle, une exactitude édifiante, priant avec recueillement, jeûnant avec un scrupule qu’il n’est pas possible de vous exprimer. Leur jeûne est plus rigoureux que le nôtre, car ils ne mangent qu’après le coucher du soleil. Hier, jour de l’Assomption de Marie, trois autres de nos petites filles ont reçu le sacrement de la régénération avec un petit garçon élève des missionnaires ; sept de leurs plus grands ont eu le bonheur de faire leur première communion : ce sont les premiers, ils ont paru fort sages. Ils étaient en surplis et portaient des pantalons bleu et blanc que nous leur avions faits. Les missionnaires de Joal sont très contents ; la mission marche parfaitement22. Il me souvient que dans mon dernier journal je vous dis que les deux missionnaires s’étaient perdus dans la forêt ; mon papier fini, je ne pus continuer, je vais donc la reprendre (sic). Le frère portant les provisions était parti par mer et était arrivé sans accident

20   Les sœurs de Saint-Joseph de Cluny qui tenaient l’hôpital de Gorée et une école de filles. 21   Le titre du cantique à Marie est souligné dans le texte, sans doute pour attirer l’attention des lectrices. Mais il est intéressant d’y voir associé un cantique en volof (ou wolof ) qui montre la volonté de Mgr Bessieux d’évangéliser en langue vernaculaire, comme le préconisait le père Libermann. 22   Joal est un ancien comptoir portugais où les pères Gallais et Arragon s’installent en 1848. Leur espoir de créer une vraie chrétienté se heurte à une situation particulière ; les habitants sont des serer animistes ; seuls les descendants des Portugais se disent chrétiens, mais ils n’en avaient plus que le nom à cette époque.



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à Joal ; mais au bout de quelques jours d’attente, ne voyant pas arriver ces messieurs, il commença à s’inquiéter et partit pour aller à leur rencontre. Il arrive à Mbour où se trouvait M. le Curé de Gorée qui n’avait vu personne sur son chemin23. Justement, M. Bessieux venait d’y arriver aussi, mais comme c’était dans la nuit et qu’il était fatigué, on le laissa dormir, et on ne lui raconta l’aventure que le lendemain. Il veut partir sur le champ, il prend un guide, le seul chrétien du lieu, et les voilà cheminant sur la route de Joal ; mais après un certain temps de marche, ils passent près d’un village où se trouvait un méchant marabout qui essaye d’effrayer le guide en lui rendant les toubabes suspects24. M.  Bessieux voit bien que ses discours font impression sur son compagnon, mais comme il ne sait pas le volof, il ne peut dissiper ses craintes qu’à demi. Le guide hésite à le suivre, il cherche des excuses, le marabout le poursuit, le menace de telle sorte qu’il ne veut plus suivre M. Bessieux ; il fait encore quelques pas, puis se décharge des effets dont il était porteur, les pose au milieu du chemin et s’en va. Voilà le pauvre missionnaire seul au milieu de la forêt, ne connaissant pas un chemin, par une chaleur brûlante ; il met son paquet sur son dos, se recommande à Marie et à son bon ange, invoque Dieu et suit le chemin qui est devant lui, fort de sa confiance et en la protection de l’ange Raphaël, son protecteur. Il est persuadé qu’il ne tombera pas un seul cheveu de sa tête sans la permission de celui qui le conduit ; il arrive en effet à sa destination d’un seul trait, et sans accident aucun. Ses confrères étaient arrivés dans l’état que je vous ai marqué, mais ce qu’il y a de plus comique c’est que, comme vous savez, étant pressés par la faim, ils allèrent dénicher des abeilles pour manger du miel ; elles se jetèrent sur eux avec tant de furie qu’ils furent contraints de se sauver, laissant leurs chapeaux, leurs manteaux, leurs souliers, leurs livres. Quelque temps après, les propriétaires de la ruche étant venus et voyant ces effets au pied de l’arbre, ils n’osent y toucher ni en approcher ; ils vont chercher du renfort  ; on arrive en nombre  ; même peur, même stupéfaction. Enfin, on revient au village, on raconte l’histoire qui parvient bientôt aux oreilles des missionnaires ; ils comprennent tout de suite ce  Mbour se trouve sur la Petite Côte au nord de Joal. Cette fondation et celle de Ndiangol furent fermées rapidement en raison des conflits avec le damel du Cayor. 24  Musulman respecté pour sa connaissance de l’Islam. 23

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que c’est et ils promettent une récompense à ceux qui seront assez braves pour aller chercher ces effets  ; pour les souliers, on n’en retrouve pas ; ils n’en avaient plus qu’un ; M. Bessieux leur en donna un des siens et s’en retourna avec un seul soulier. Voilà la vie d’un missionnaire. M. le Brunet, notre petit aumônier de Brest, que la bonne Mère connaît et un jeune prêtre qui a été ordonné ici sont à cette mission25. Le bon Dieu bénit leurs travaux, nous en avons eu des nouvelles, il y a peu de temps, ils sont très contents. Ce sont ces messieurs, dans leur indisposition, qui ont mangé les confitures de mère Séraphine, et celles que nous avait données M. Louverture à Bordeaux26. Dans ce pays-ci, où l’on n’a absolument rien, ces petites douceurs de France font grand plaisir à ceux qui sont malades. Je prie les chères sœurs qui viendront de nous apporter toutes les semences qu’elles pourront ; outre qu’il est impossible ou du moins très difficile d’en récolter ici, au bout d’un certain temps, elles dégénèrent, il est bon de les renouveler souvent. Deux sœurs de Saint-Joseph, de l’hôpital de Gorée, se sont noyées dans le fleuve du Sénégal il y a peu de temps avec une vingtaine de signares, les noirs conduisant le canot se sont sauvés à la nage. Priez pour nous, bonnes sœurs, afin que nous fassions le bien dans la portion de sa vigne que le Seigneur nous a confiée ; pensez à nous qui ne vous oublions pas. Votre toute dévouée, Sœur Paule Dakar, 16 août 1848

 Notre bonne Mère est le nom donné par les religieuses de l’Immaculée Conception de Castres à leur fondatrice, mère Marie de Villeneuve. 26  Une lettre de mère Marie de Villeneuve à mère Séraphine Lequeux datée du 25 novembre 1847, alors qu’elle est sur le bateau de Bordeaux à Brest, où elle accompagnait les premières sœurs pour leur embarquement sur l’Infatigable, rappelle cette rencontre à Nantes : « elles ont rendu visite à une dame mariée à un monsieur d’Haïti qui est nègre et fort bon chrétien. » Il s’agit d’un fils de Toussaint Louverture (lettre n° 12, d’un recueil de copies de lettres de la fondatrice conservé à la maison principale des sœurs de l’Immaculée Conception à Dakar). 25



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Journal de mère Paule, journal de Dakar – 1849, n° 4 (copie manuscrite) Dieu seul La sainte Croix de Guinée Depuis fort longtemps je me proposais d’écrire mon petit journal, mais en mission plus que partout ailleurs, on ne peut disposer de son temps, comme l’on veut ; il faut toujours aller au plus pressé surtout dans notre position ayant tant de monde à soigner : tous les jours c’est du nouveau, si ce n’est l’un, c’est l’autre qui a besoin de quelque chose27. Ces pauvres messieurs nous arrivent de la côte tout déguenillés, sans bas, les soutanes en lambeaux, le linge pourri, etc. Il faut compter qu’ils sont déjà 14 prêtres et Monseigneur qui en vaut bien six ; c’est un homme très propre et bien rangé, et pour lui tenir ses petites affaires dans l’ordre qu’exige son caractère d’évêque, ce n’est pas une petite besogne surtout dans ce pays-ci où aucune couleur ne tient devant le soleil. Ensuite 8 frères et les enfants qui brisent tout. Outre le vestiaire, le blanchissage qu’il nous faut faire nous-mêmes, l’entretien du linge, nous avons encore à fournir des ornements à toutes les chapelles qui s’augmentent tous les jours ; nous en comptons déjà cinq sur la côte, la nôtre fait la sixième. Monseigneur est sur le point de fonder quatre nouvelles missions sans compter celle des sœurs de Sainte Marie28. Je crois en être restée, pour mon dernier journal à la fin de juin, laissant les sœurs à Saint-Louis. Pendant leur absence, nous avons reçu la visite de Mgr Monnet, vicaire apostolique de Madagascar, qui se rendait dans sa mission accompagné d’une quinzaine de prê Sœur Paule est rentrée de son voyage en France en 1849 ; elle était partie accompagner la supérieure malade, mère Joséphine. Elle est maintenant la supérieure de la communauté du Sénégal. Mgr Kobès est arrivé à Dakar en tant que coadjuteur de Mgr Bessieux, vicaire apostolique de la Sénégambie et des Deux-Guinées, qui attend de partir pour le Gabon. Les missionnaires ont commencé à prospecter le long de ce qu’on appelle la Petite Côte au sud de la presqu’île de Dakar. 28   Dakar, Ndiangol, Mbour et Joal sont les quatre missions existantes en 1849 au Sénégal. Lors d’un voyage en Gambie, Mgr Kobès avait été sollicité par le gouverneur de Sainte-Marie pour y envoyer missionnaires et religieuses. En août 1849, il demande quatre sœurs pour la Gambie à mère Marie de Villeneuve. Elles y arrivent le 14 avril 1850 avec mère Paule Lapique comme supérieure. 27

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tres parmi lesquels il y avait des missionnaires du Saint-Esprit du Saint-Cœur de Marie (sic), 4 jésuites italiens, plusieurs de leurs frères, un bénédictin et un parent du pape29. Comme le navire a relâché quelque temps à Gorée et que ces messieurs d’ailleurs n’étaient pas très bien à bord, car on ne trouve pas toujours des Achéron, tout ce monde est venu loger à Dakar une partie du temps, les pauvres sœurs de la Conception, à la prière de Monseigneur, ont été obligées de faire la cuisine pour toute la compagnie ; nous avions donc à nourrir 18 ou 20 personnes30. Ils arrivaient quelquefois à midi, sans qu’on les attendît et disant  : «  nous mourons de faim, donnez-nous vite à dîner. » Le plus souvent, nous n’avions rien, nous nous jetions sur le riz, on coupait le cou aux poules, peu s’en fallait qu’on ne les mit toutes vivantes dans la marmite. Nous étions assez embarrassées pour le service n’ayant rien d’assez grand pour envoyer le fricot. Un jour que nous étions fort en peine, nous nous avisâmes de mettre le riz dans une grande bassine et de l’envoyer ainsi par une enfant mais la petite, au lieu d’entrer à la cuisine, alla déposer la bassine sur la table du réfectoire, sans façon, devant nos évêques et toute la compagnie qui riait de bon cœur d’être servie en vaisselle d’argent, et d’une manière si fraternelle. En revanche, nous étions traitées grassement pour le spirituel, nous avions tous les jours deux ou trois messes. Un soir Mgr Monnet nous fit dire qu’il viendrait le lendemain nous dire la messe, mais qu’il fallait lui préparer une bonne tasse de café. Le lendemain notre évêque se retarde, tout était prêt pour le recevoir ; une première messe se dit ; il nous fait avertir par ce prêtre qu’il va bientôt venir ; c’était un jeudi, nous attendons pour faire la sainte communion. Environ deux heures après arrive un frère en toute hâte pour me chercher : Monseigneur veut nous parler tout   La fusion entre la congrégation du Saint-Esprit et celle du Saint-Cœur de Marie fondée par le père Libermann est en cours : en 1848 le nouveau supérieur du SaintEsprit est M. Monnet, missionnaire de l’île Bourbon ; connaissant les missionnaires du père Libermann, il prend la décision de faire la fusion entre le Saint-Esprit et le SaintCœur de Marie. Cette fusion autorisée par Rome est concrétisée par l’élection du père Libermann comme supérieur général de la congrégation le 23  novembre 1849. M. Monnet est nommé vicaire apostolique pour Madagascar. Il fait donc escale à Dakar en route vers sa nouvelle obédience. 30   L’Achéron est le bateau qui ramena sœur Paule au Sénégal après son voyage en France ; cette dernière écrivait à ce propos dans son journal : « L’Achéron est beaucoup moins grand que l’Eldorado, et pourtant nous y sommes infiniment mieux logées… ». 29



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de suite, venez, il est malade. J’arrive, on m’introduit dans la chambre du malade. Mgr Kobès me suit et me voilà en présence de deux évêques comme un grave docteur répondant de mon mieux aux questions du malade, attachant de l’importance à tout ce qu’il me disait, quoique intérieurement j’eusse bien envie de rire, car malgré mon ignorance en médecine, je voyais que la peur était le plus grand mal de notre pontife malgache. Je le dis en sortant à Mgr Kobès qui l’avait trouvé comme moi, quoique cependant Mgr Monnet n’ait pas tout à fait tort de craindre ; il est si fort et si robuste qu’il peut être emporté d’un seul coup dans ce pays-ci, mais pourtant sa peur était trop grande, il se voyait déjà à côté de Mgr Truffet31. Je le rassurai de mon mieux, je lui promis de lui faire de la tisane ce qui lui fit grand plaisir ; je lui envoyais du tamarin, boisson rafraîchissante et délicieuse quand elle est bien préparée ; elle fut tellement de son goût que le frère était continuellement en chemin pour venir en prendre. Le soir je me couchai fort tranquille, il avait pris un bain dans notre cuvier que je lui avais fait porter. À dix heures du soir, on vint frapper à notre porte ; comme nous étions dans notre premier sommeil, nous n’entendîmes pas ; on passa du côté de la mer et l’on vint nous appeler par nos fenêtres. J’entendis crier : « sœur Paule ! sœur Paule ! » Je saute du lit effrayée ; j’ouvre la fenêtre, c’est un frère qui vient demander de la tisane. Il me dit : « Monseigneur est beaucoup plus malade, nous ne savons qu’en faire, je ne sais s’il pourra attendre à demain pour faire venir le médecin. » Je donne ce qu’il faut au frère et il part. Je me recouche, mais impossible de dormir ; me voilà dans une inquiétude terrible, il va s’effrayer davantage, me disais-je, et cette frayeur est capable de le faire mourir. Ce ne serait pas le premier. Que faire ?… Je consulte nos sœurs qui me conseillent d’aller le voir. Je me lève donc, je prends sœur Anastasie et plusieurs enfants. Nous arrivons, le frère infirmier vient au devant de nous. Je m’informe exactement de l’état du malade et je vois que réellement il n’y a rien de sérieux ; alors, au lieu d’entrer, je lui fais dire que nous étions venues savoir comment il se trouvait, et que voyant qu’il n’y avait rien  Mgr Truffet qui devait accueillir les sœurs de Castres à leur arrivée à Dakar, était mort avant leur débarquement. Il semble pourtant que Mgr Monnet avait de réels problèmes de santé, puisqu’il meurt en décembre 1849 à Mayotte ; il n’a que 37 ans. 31

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à craindre, je n’entrai pas ; s’il y avait eu le moindre danger, j’aurais été le voir. Nous nous en revenons. Le lendemain matin qui était le jour de St Pierre et St Paul, il partit pour l’hôpital et on lui répéta exactement ce que nous lui avions dit32. Ce jour-là Monseigneur officia pontificalement ; comme tous les prêtres de Mgr Monnet étaient restés, la cérémonie fut magnifique et toute romaine, car tous les romains étaient en fonction. J’allai à la messe mais il me fallut faire le sacrifice des vêpres. Ces messieurs vinrent nous voir à la récréation qui fut fort joyeuse ; nous avions fait faire aux enfants une petite fête en l’honneur de St Paul. Comme elles étaient au dessert quand l’honorable compagnie arriva, elles chantèrent, ce qui fit grand plaisir. Monseigneur pria de les faire continuer ; alors elles chantèrent tout ce qu’elles savaient en volof et en français. Notre monde se retira, ils étaient bien une vingtaine, et moi, je restai à la maison avec la fièvre ; la fatigue des jours précédents, la frayeur de la nuit jointes à un travail forcé pour terminer une soutane violette n’avaient pas peu contribué à me la donner. Par surcroît de bonheur, il fallut blanchir le linge de nos hôtes pour continuer leur traversée qui devait être encore au moins de deux mois. Malgré notre fatigue, nous étions heureuses cependant de pouvoir exercer l’hospitalité, et rendre un peu ce dont nous avons eu si souvent besoin : c’est en voyage surtout que le cœur devient chrétien et que l’on sent les besoins des autres par soi-même et encore plus à l’étranger et en mer que partout ailleurs. On est si heureux de mettre le pied à terre, après une longue navigation resserré dans les flancs étroits d’un navire, livré aux flots, continuellement suspendu au-dessus des abîmes sans fond qui s’ouvrent et se referment aux caprices du plus inconstant des éléments. Quand, pendant plusieurs mois, l’œil n’a eu pour se récréer que l’immensité des eaux et le spectacle des cieux qui d’ailleurs sont magnifiques, mais que la continuité jointe à un malaise continuel fatigue extrêmement, la terre, quelque aride qu’elle soit, nous semble un ciel ; à peine peut-on croire à son bonheur, on hésite à marcher, le globe semble tourner sous les pieds. On craint qu’un coup de roulis ne vous jette par terre, on est tout étonné de rencontrer des personnes dans les rues. Si l’on entend sonner une cloche, quelle jouissance ! Si l’on peut entrer dans une 32



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  L’hôpital de Gorée.

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église, avec quelle effusion de cœur on se prosterne devant celui qui a formé d’une seule parole, les immenses mers que l’on vient de traverser et qui offrent tant de merveilles à l’œil observateur qui sait apercevoir son Dieu qui se montre si grand dans ces grandes œuvres de la création, on ne sait souvent quel sentiment prédomine dans l’âme. Pensez un peu ce que durent éprouver ces religieux retrouvant sur ces côtes, une maison religieuse, le silence de la solitude, la vie régulière, l’exemple de saints missionnaires éprouvés déjà par plusieurs années de travaux apostoliques et l’insalubrité du climat, un saint évêque qui les a reçus avec la charité d’un père. On ne peut approcher de Monseigneur33 sans être rempli d’admiration pour ses vertus. Il entraîne tous les cœurs, tout le monde le vénère et s’étonne de trouver tant de qualités et de sainteté dans un si jeune homme ; car, comme vous le savez, c’est le plus jeune évêque du clergé français ; aussi tous sont peinés quand il est malade. Depuis 5 ou 6 semaines il est continuellement souffrant. Chaque deux ou trois jours, il a de terribles accès de fièvre, accompagnés de graves accidents ; il a eu déjà 6 fois au moins les sangsues ; il est extrêmement sanguin, c’est pourquoi il souffre plus que d’autres la première année. Dans quel33  Mgr Aloÿs Kobès (1820-1872) entré au grand séminaire de Strasbourg rencontre M. Libermann qui projette de fonder une société pour secourir les esclaves noirs. Ordonné prêtre en décembre 1844, il entre au noviciat de la Neuville dans l’Institut du Saint-Cœur de Marie dirigé par le père Libermann et fait profession en 1847 ; la mort de Mgr Truffet amène le père Libermann à obtenir de Rome sa nomination comme évêque coadjuteur de Mgr Bessieux à la tête d’une immense juridiction qui va du sud de la Mauritanie au royaume d’Angola. Mgr Kobès ne ménage pas sa peine dans la partie sous sa responsabilité, mais bientôt les missionnaires succombent aux maladies ou doivent rentrer épuisés en métropole. Les projets ambitieux de créer des chrétientés tout le long des côtes de Mgr Kobès échouent faute de personnel. Ce dernier s’attache donc à organiser des communautés plus importantes et capables d’assumer les efforts d’éducation et de formation. Il fait porter l’effort sur le développement de la mission de Dakar avec ateliers, écoles, petit séminaire, et même début d’une école secondaire. Il ordonne en 1864 le premier prêtre africain formé en Afrique, Guillaume Jouga ; il met en place une congrégation religieuse africaine, les filles du Saint-Cœur de Marie, confiée à une sœur de Saint-Joseph de Cluny. Il encourage le travail des missionnaires sur les langues du Sénégal et lui-même écrit des manuels en particulier un dictionnaire français-wolof et wolof-français. Après l’échec de l’installation à Ngazobil, il meurt de fatigue et de fièvres. Pour en savoir plus, lire B. Noël, « Aloÿs Kobès (18201872) » dans Paul Coulon, Paule Brasseur (et collaborateurs), Libermann (1802-1852), Une pensée et une mystique missionnaires, Paris, Cerf, 1988, p. 649-657.

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ques temps, le sang ne le gênera plus car il s’appauvrit beaucoup ici. Nous espérons le conserver de longues années malgré sa santé débile. Il aurait besoin de plus de soins qu’il n’en prend ; nous tâchons, dans tout ce qui nous concerne, de le soigner le mieux que nous pouvons. Nos sœurs reviennent de Saint-Louis le 1er  juillet, en bonne santé ; la fièvre a entièrement quitté ma sœur Cécile ; elle peut partir pour le Gabon. On fait les apprêts du voyage, et l’on part le 20 juillet, trois sœurs, une converse et les enfants du Congo qui nous restaient34. Nous les conduisons à bord de l’ Achéron, sœur Aloysia a la tête prise, en débarquant, entre le canot et l’échelle du bâtiment ; elle est blessée à la joue, bienheureuse d’en être quitte à si bon marché ; elle pouvait avoir la tête écrasée ; le docteur lui met une compresse et au bout de quelques instants nous faisons nos adieux à nos sœurs et nous nous dirigeons vers Gorée pour avoir une embarcation pour revenir à Dakar. On ne peut nous en donner le jour même, il faut passer la nuit à Gorée ; la divine Providence l’avait décidé ainsi, parce que le lendemain elle voulait nous donner deux enfants pour remplacer celles qui partaient, avec la différence que celles-ci sont toutes jeunes et wolofes et que nous pourrons en faire ce que nous voudrons au lieu que les partantes étant du Congo ne pouvaient s’habituer avec celles du pays ; c’était de continuelles occasions de querelles. Elles ne sont pas plus tôt arrivées au Gabon qu’elles ont quitté les sœurs, votre Maria, mère Joséphine, que vous aimiez tant et Anna. Il faut rendre justice à cette dernière, elle a eu beaucoup de peine à quitter Dakar, étant à bord, elle voulait encore revenir. Mais je ne voulais pas en priver les sœurs et d’ailleurs, je savais que Monseigneur ne voulait pas de ces enfants, à cause du tort qu’elles faisaient aux autres, aussi l’ai-je engagée à partir.

34   Les sœurs de Castres s’étaient vu confier dès leur arrivée sur la presqu’île quatre fillettes originaires du Congo, provenant sans doute de la prise du bateau négrier, l’Elizia, en 1846, près du Gabon. Il y avait 200 garçons et 60 filles de 8 à 18 ans sur ce bateau qui avaient été ramenés à Gorée, en attendant de trouver une solution ; une partie de ces esclaves libérés restèrent à Gorée, l’autre partit fonder le village de Libreville en 1849. Voir à ce sujet Denise Bouche, « Les villages de liberté en A.O.F. » dans Bulletin de l’Institut français d’Afrique noire, t. 11, n° 3-4, juillet-octobre 1949, p. 514515.



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Nous sommes dans la mauvaise saison, les pluies ont commencé le 8 juillet. Monseigneur est de retour d’un petit voyage pendant lequel il a fait une fondation. Le roi de ce pays lui a accordé tout le terrain qu’il a voulu, il ne lui a demandé en retour qu’un bonnet qui le distinguât des autres. Comme nous sommes les grandes fabricantes de sa Grandeur, l’honneur de coiffer la majesté du roi de Mbour nous est revenu. Je me mets en devoir de faire tout ce que je puis trouver de plus ridicule ; on m’avait dit d’y faire des cornes, je ne manquai pas de me conformer aux intentions du donateur ; j’ajoutai même du mien et vous connaissez mon talent pour la coiffure, la pièce du revenant en a fourni l’exemple et je crains bien que si vous eussiez été ici, quelqu’une se fut décousu le menton à force de rire. Eh bien, cependant, le croirait-on, le fameux bonnet a excité l’envie des gens de Dakar qui le voulaient à toute force ; ils me disaient qu’il fallait que Moudar Sar fut bien bon pour moi pour lui faire un si beau cadeau. Notre Sire se trouve si charmant avec sa coiffure qu’il ne la met qu’aux jours de grande cérémonie, quand il y a grande réunion ou lutte et quand il veut faire acte d’autorité. Par exemple, quand il envoie sa femme chez les missionnaires demander quelque chose, il a soin de mettre son bonnet dans la calebasse pour montrer que c’est de par le roi qu’elle se présente. Le 29 juillet, Monseigneur fut invité à se rendre à Gorée pour consacrer l’église que l’on venait de réparer et d’embellir ; elle a maintenant l’aspect d’une cathédrale. Sa Grandeur voulut nous avoir à la cérémonie avec nos enfants. Il partit deux jours avant pour préparer toutes choses et il décida que nous viendrions le retrouver le dimanche matin avec M. Chevalier qui était resté pour dire la messe à Dakar pour les deux maisons ; elle se dit chez nous et nous partîmes immédiatement après. La mer ne semblait pas mauvaise, cependant un petit ras de marée qui nous fit chavirer en embarquant ne nous annonçait rien de bon, nous partîmes à la rame, je ne voulus pas entendre parler de voile quoique nos rameurs eussent bien envie de les mettre. Nous marchâmes assez bien tant que nous fûmes abrités par les terres, mais dès que nous eûmes doublé la pointe de Dakar et gagné le large, les vagues soulevées et battues par le vent de la pleine mer s’élevaient comme des montagnes et nous faisaient faire des sauts épouvantables, nous semblions parfois nous engloutir au fond des abîmes. Ma sœur Espérance se mourait de frayeur. M. Chevalier 162

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nous rassurait le mieux qu’il pouvait quoiqu’il ne le fût pas trop luimême. Il gouvernait, mais il avait beau vouloir couper la lame, au lieu d’avancer nous reculions. Malheureusement je dis sans réflexion : depuis que je viens à Gorée, je n’ai jamais vu la mer comme cela. Oh alors, ma sœur Espérance n’y tint plus ; cependant il n’y avait pas grand danger ; la mer était grosse mais molle. Enfin nous arrivâmes vers 7 heures. Nous trouvâmes la procession sur la place, elle allait chercher Monseigneur au presbytère ; nous allâmes à l’hôpital nous remettre un peu avant d’aller à l’église. La cérémonie fut magnifique mais bien longue : toutes les autorités y étaient en grand costume ; les marins et les gens de terre, même l’ordonnateur qui est protestant. La messe ne commença qu’à une heure de l’après-midi. Monseigneur était magnifique, il frappa les yeux de tout le monde quand il sortit de la sacristie pour la messe pontificale. Il fait les cérémonies avec autant d’aisance et de dignité que s’il était évêque depuis 30 ans. Pour moi, je ne profitai guère de tout cela : une bonne fièvre avait suivi le mal de mer ; je sortis de l’église à midi pour me coucher, et je restai au lit toute la journée, aussi je fus bien peinée de ne pas entendre l’exhortation de Monseigneur et le sermon de M. Fridoual35 (sic). Nous ne pûmes repartir le jour même, il fut décidé que nous partirions le lendemain matin à 6 heures et comme la mer se trouva trop mauvaise, il fallut attendre l’après-midi. À trois heures on vient nous avertir que l’embarcation nous attend, nous nous rendons au port, nous entrons dans une grande chaloupe capable de contenir tout le monde ; on embarque d’abord les enfants des deux maisons, puis les sœurs et les missionnaires. Ma sœur Espérance regardait la mer et ne disait rien, parce qu’elle avait promis à Monseigneur de ne plus avoir peur, mais quand il s’agit de descendre l’escalier elle pâlit ; heureusement, je me trouvai à côté d’elle, sans cela elle fut tombée. Je la ramène et vais dire mon embarras à Monseigneur : il y aura mon embarcation dans une heure, si vous voulez en profiter, nous vous 35   L’abbé Fridoil est, avec l’abbé Moussa et l’abbé Boilat, un des prêtres sénégalais éduqués et formés en France par la volonté de mère Anne-Marie Javouhey de participer à la formation d’un clergé africain. Ils arrivent au Sénégal à la fin de 1842 pour exercer leur ministère ; celui-ci rencontra de nombreuses difficultés. L’abbé Fridoil fut affecté à la cure de Gorée après avoir échoué à Saint-Louis dans la création d’un internat ; il était réputé pour ses homélies, mais dut quitter le Sénégal en 1853 et mourut pendant la traversée.



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prendrons. Enfin, ma sœur Espérance se décide, nous partons, la mer devient très belle et bientôt nous avons regagné nos foyers. Nous ramenâmes deux enfants de plus qu’on nous avait données. Cette année, comme les noirs, nous avons planté du mil, ou plutôt ce sont eux qui nous l’ont planté et cultivé ; souvent quand nous nous levons, nous voyons nos camarades travailler notre champ. Le 7 septembre Monseigneur est tombé malade d’une fièvre pernicieuse qui l’a conduit aux portes de la mort, on l’a transporté à l’hôpital où les soins actifs des médecins l’ont rappelé à la vie d’une manière très rapide car il n’est resté que 11 jours à Gorée. Il a été remplacé par ses missionnaires venus de tous les côtés parmi lesquels il y en a de bien malades. On a été obligé de renvoyer en France un pauvre frère venu dernièrement avec nous ; après plusieurs mois de souffrances il est devenu entièrement paralysé ; d’autres sont encore à l’hôpital. Plusieurs de ces messieurs sont à Dakar en convalescence. Monseigneur disait ces jours-ci : les sœurs sont plus sages que les frères : elles restent chez elles. En effet nous avons été plus épargnées qu’eux tous. M. Chevalier est parti pour Joal avec une partie de leurs enfants ; c’est là que l’on va fonder une maison d’industrie36. Le roi de Sine a accordé la permission, et tout ce qu’on lui a demandé, en sorte que le reste des enfants va partir au premier jour, il n’y aura plus à Dakar que les nôtres. Ces messieurs sont entrés en retraite le jour de la St André, jour anniversaire du sacre de Monseigneur. Nous avons eu ce jour-là une messe pontificale. La retraite s’est terminée pour la Conception37. Monseigneur avait été bien souffrant toute la semaine ; il vint pourtant nous voir le vendredi soir quoiqu’il eût mis les sangsues ce jour-là même pendant la nuit. Il nous dit que M. Durand

36   En 1849, Mgr Kobès crée une école à Ngazobil, près de Joal, destinée à devenir un séminaire. Mais, finalement, le roi du Sine s’oppose à la confection d’une maison en dur, les missionnaires doivent abandonner momentanément Ngazobil en 1851 et se replient sur Dakar où ils créent des ateliers et une classe de latin pour le petit séminaire. Ils ne reviennent à Ngazobil qu’en 1863 quand le gouvernement leur accorde une concession de 1000 ha. Mgr Kobès a le projet ambitieux d’y créer une colonie agricole et d’en faire une unité autonome, mais se heurte aux fléaux politiques et naturels : guerre du marabout Ma Ba, invasion de criquets qui dévastent les récoltes, incendies, épidémies… Il meurt d’épuisement et de fièvre en 1872. 37   Pour les sœurs de l’Immaculée Conception.

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devait être fait sous-diacre le lendemain s’il n’était pas trop fatigué pour faire la cérémonie, qu’il nous en ferait prévenir ; qu’il avait l’intention d’officier pontificalement mais qu’il y avait renoncé. Il a choisi pour patron de la paroisse, c’est-à-dire de leur chapelle, l’Immaculée Conception ; il nous a appelées dans sa chambre le jour même de la fête pour nous l’annoncer. Je voudrais vous parler des fêtes de Noël qui ont été des plus touchantes, nous étions réellement les bergers traversant les champs au milieu de la nuit tandis que tout ce qui nous entourait était plongé dans le sommeil et les ténèbres les plus épaisses ; ce sera pour une autre fois, car je veux vous dire un mot de nos enfants. Nous en avons douze fort intelligentes et qui profitent bien de nos instructions. Quelques-unes sont réellement pieuses. Je n’aurais jamais cru trouver autant de capacité dans ces pauvres enfants ; elles sont toutes charmantes. Si je suis obligée de les gronder quelquefois, ce n’est jamais en vain, elles reconnaissent leur faute et ne se couchent pas sans venir m’en demander pardon ; elles n’aiment pas me voir mécontente d’elles, elles craignent beaucoup que je sache ce qu’elles font de travers et encore plus que je le dise à Monseigneur. Nous en avons à peu près de tous les âges, depuis trois ans jusqu’à dix-sept. Ces jours-ci nous leur avons fait une crèche : quand elles ont vu l’Enfant Jésus sur la paille, elles se sont mises à pleurer. Je leur ai expliqué la naissance de Notre-Seigneur et les ai engagées à demander chacune quelque chose à l’Enfant Jésus. J’écrivais sous leur dictée tout ce qu’elles voulaient demander. Une petite de 4 ans m’a dit, sans que personne le lui ait suggéré, qu’elle voulait que son père et sa mère fussent bientôt chrétiens. Elles ont été porter leurs billets à la crèche, et nous y allons tous les jours chanter le Gloria in excelcis. Nous n’oublions aucun de nos bons amis de France, sans les nommer ici je les porte dans mon cœur et leur offre ce petit journal, seul souvenir que peut vous donner Votre pauvre sœur Paule



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DE MATADI À NOUVELLE-ANVERS La Mort de SŒUR Marie Gaudentia sur le fleuve Congo (1896) Cat her i ne Ba z i n

Il s’agit ici du premier groupe de Franciscaines missionnaires de Marie envoyées au Congo en 1896 pour fonder à Nouvelle-Anvers la maison Notre-Dame de Saint-Lambert, et travailler à la promotion de la population féminine dans la mission tenue par les pères de Scheut. La jeune supérieure du groupe des six fondatrices, mère Marie du Bienheureux Rizzier (Gabrielle Piette), belge, raconte dans ses lettres à la mère fondatrice ce qu’elles vivent tout au long de ce voyage et leur découverte du Congo. Ces lettres ont été publiées dans les Annales des Franciscaines missionnaires de Marie1.

Tumba, 15 août 1896 Nous avons quitté Matadi hier matin à 6 heures et demie, en prenant le petit chemin de fer qui nous a amenées jusqu’ici. Le trajet est splendide. Nous avons à gravir de hautes montagnes autour desquelles le train circule comme un vrai serpent ; il nous semblait être sur une sorte d’échelle en contemplant à nos pieds l’échelon déjà gravi et sur nos têtes la ligne de rails où nous devions arriver. Il était 7 heures du soir quand nous sommes arrivées à Tumba. Notre vraie vie missionnaire commence ici, il nous faut dire adieu à toutes les commodités de la civilisation et nous habituer à vivre à la congolaise. Cela ne nous fait pas peur, puisque c’est pour

1  Annales des Franciscaines missionnaires de Marie, janvier-juillet 1897, p. 26, 59, 106, 153. Imprimerie fmm, Vanves. agfr, Bibliothèque, 6.5.2. Annales.

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le bon Dieu que nous l’entreprenons, mais je ne sais plus si je pourrai continuer ma correspondance d’une manière bien exacte. À Boma, à Matadi, nous avions encore trouvé des maisons, même de petites chapelles de bois ou de fer. Ici le missionnaire a pour demeure un chimbeck de paille ouvert sur le devant ; la toute petite chapelle de 4 mètres sur 3 à peu près, est faite en carton. À côté, une petite tente où le père couche, un mobilier plus que primitif : une table, trois chaises, et c’est tout. Le bon père Bert qui réside à Tumba se montre plein de complaisance pour nous. Il nous aide à faire dresser nos tentes, sous lesquelles nous nous installons deux à deux. Mais ne croyez pas que la nuit se passe sans incident. J’ai eu, pour ma part, la visite d’un énorme rat qui semblait fort disposé à faire un repas de mes oreilles, mais qu’une bonne douche d’eau froide a mis en fuite. Sœur Marie Alverne ferme le soir sa tente avec des épingles pour ne point entendre dans la nuit les cris des chacals et autres bêtes carnassières qui circulent non loin. Vous devinez que sa précaution n’a pas un grand résultat. Cette même nuit le vent se leva avec une violence inouïe, cependant nos tentes tinrent bon et nous n’eûmes pas comme bien d’autres voyageurs, le désappointement de voir tout à coup les toiles arrachées au milieu de la bourrasque. Nous restons ici jusqu’à mercredi ou jeudi, attendant l’arrivée de nos caisses que, je l’espère, nous pourrons toutes emmener avec nous. Saint Antoine est intéressé dans la cause, je compte qu’il nous aidera. Nous avons eu la messe et la communion pour le 15  août, et aucune de vos petites filles n’a oublié la fête de notre bien-aimée mère. À 9  heures il y avait une seconde messe pour les quelques habitants catholiques de Tumba ; ils sont environ une vingtaine. Nous avons chanté pendant cet office ainsi que pendant la messe du dimanche suivant, nous unissant en esprit aux fêtes que font en ce jour toutes nos maisons. Le samedi soir, profitant de notre halte forcée à Tumba, le père voulut nous montrer les environs. Je pense aussi qu’il désirait nous faire commencer notre apprentissage de caravane, car le chemin que nous eûmes à suivre était des plus accidentés et des plus difficiles. Ce n’étaient que collines et montagnes à gravir et à redescendre, rivières 168

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à demi desséchées qu’il fallait traverser sur de grosses pierres jetées par ci, par là, de manière à indiquer le gué plutôt qu’à former un passage, puis encore des montagnes, et enfin nous arrivâmes à un fort joli pont du chemin de fer jeté entre deux rives verdoyantes. Mais ce pont étant entièrement à jour, on jugea qu’il ne fallait pas s’y engager, et par monts et par vaux nous gagnâmes un autre passage nommé avec raison le pont des singes. En effet pour y arriver, il faut grimper sur une sorte d’échelle construite par les indigènes et de là s’aventurer sur le tablier du pont qui a la forme, la mobilité, la souplesse d’un hamac. Nous trouvant de nécessité le courage nécessaire, nous y passâmes en file indienne, et à la nuit tombante nous regagnâmes notre campement. Comme nous nous trouvions dans un étroit sentier, nous entendîmes un cri lugubre et fauve. C’était un chacal qui s’aventurait non loin de nous et qui fut poursuivi, mais sans succès. Le lendemain, nouvelle promenade moins accidentée. Le lundi nous commençons nos préparatifs de départ espérant bien nous mettre en route dès le lendemain, mais la chère vertu de patience, si nécessaire au Congo, ne veut rien perdre de ses droits, et nous apprenons que nos bagages ne sont pas arrivés, il nous faut les attendre jusqu’à jeudi, et pendant ce temps les porteurs qui sont déjà réunis à Tumba s’impatientent et ne veulent pas remettre leur départ. Fiat ! il faut ici prendre toujours les choses du bon côté. Entre temps nous avons de nombreuses visites  ; il y a si peu d’Européens que la moindre arrivée est un événement. Le commandant, le docteur, un ingénieur, viennent tour à tour parler de l’Europe. Le mercredi, 19 août, nous arrivent même deux femmes, ce qu’on pourrait appeler deux dames congolaises. Elles se promènent en portant un petit instrument de musique qui chante toujours le même air. Leur visite les a satisfaites sans doute car elles reviennent à trois pendant le dîner, nous apporter des noix de coco et quelques œufs. C’est alors pour nous l’heure de donner le matabich, vulgairement pourboire, qui doit répondre à chaque cadeau. Le père nous a fourni pour cela des perles de corail. Comme vous le voyez, le système des cadeaux au Congo n’est qu’un prêté rendu. Ces trois bonnes femmes malgré tout leur intérêt et leur curiosité sont comme de vraies enfants. Lorsqu’on leur parle, elles se cachent et n’osent répondre.

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Elles n’appartiennent pas à la tribu des Bangalas qui peuple notre chère mission. Les Bangalas ne sont pas beaux. Ceux que nous avons vus jusqu’ici n’offrent rien d’attrayant à l’extérieur, mais ce sont de bons travailleurs, et surtout ils ont des âmes pour lesquelles NotreSeigneur a voulu mourir. Chose curieuse, bien que nous soyons au Congo et que dans la journée la chaleur soit des plus fortes, les nuits et les matinées sont si froides qu’on supporte facilement quatre couvertures et un bon châle. La saison sèche continue, et nous espérons être arrivées à Bangalas avant les pluies. En attendant l’heure du départ, nous nous organisons tant bien que mal et commençons à goûter à la nourriture du pays. Ici on ne vit que de viande conservée et de quelques légumes ou encore de la salade indigène qui se compose de feuilles d’ananas dont on coupe le cœur en tranches fines assaisonnées au vinaigre ; puis toujours des bananes qui passent à toutes les sauces. 24 août 1896 Jusqu’à présent aucune n’a souffert du climat, mais il y a deux jours comme je me désolais de ne pas avoir de porteurs pour commencer la caravane, mère Sainte-Valdrée fut prise de fièvre et je vis combien ce retard même avait été un effet de la bonté divine car elle n’aurait pu marcher dans cet état. Aujourd’hui elle est bien remise et les porteurs nous sont arrivés dès 9 heures du matin. Nous allons donc nous mettre en route. La bonté des pères ne se dément pas un seul instant ; ils organisent le départ, du reste le père Van Hove doit nous accompagner jusqu’à Bangalas. Nous dînons encore à la mission, et à 4 heures du soir nous partons pour rejoindre nos porteurs qui avaient pris de l’avance. À peu de distance de Tumba, sous le couvert d’un beau bois, nous découvrons toute la bande fort bien installée et ne témoignant nulle envie de prolonger la marche. Il faut prier, menacer, tempêter, en venir même à de solides arguments et vers 5 heures ils s’ébranlent. Ce n’était pas pour bien longtemps. À 6 heures du soir nous étions arrivés à l’étape, un fort bel emplacement pour un campement où nous dressons nos trois tentes. Le père ne veut rien accepter et se contente de l’ombre d’un chimbeck malgré le froid de la nuit. Nous plaçons nos malles comme des tables et nous faisons un joyeux repas 170

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en plein air, l’appétit et la bonne humeur ne manquent pas. Autour de nous les nègres se sont installés par petits groupes, ils mangent, causent, et finissent par s’endormir. Nous en faisons autant sous l’œil de dieu et la protection de la Vierge Immaculée qui veille sur ses missionnaires. En caravane Il fallait nous rendre dans la journée à Louvitoucou distant d’environ 5 heures de marche. Avec les premiers chants des oiseaux disparaît le silence qui planait sur nous, tout le campement s’éveille, s’agite, la rumeur commence, on fait reprendre les charges, et nous voilà de nouveau sur le chemin. Il n’y avait pas une heure que nous avancions sans encombre, quand tout à coup nos porteurs jettent leurs charges à terre et se sauvent à qui mieux-mieux au milieu des grandes herbes qui nous les cachent en une minute. Qu’y a-t-il donc ? Notre premier embarras fut grand et terrible. Nous nous trouvions au milieu de notre centaine de ballots, sans apercevoir le moindre Noir, et comment les rattraper ? Comment se faire obéir d’eux ? Puis quelle était la raison de leur subite disparition ? Était-ce une frayeur irraisonnée, une trahison ? En une minute tous ces doutes nous vinrent à l’esprit. Nous eûmes non moins vite la clef du mystère. J’avais remarqué depuis un instant que le ciel semblait vaguement se couvrir, un nuage jaunâtre s’avançait sur nous. À peine nos porteurs nous eurent-ils si bien plantés là que le nuage s’affaissa sur le sol ; c’était une vraie inondation de sauterelles plus grosses que le doigt. Des cris s’élevèrent autour de nous dans les herbes, c’étaient nos braves Noirs qui tout heureux récoltaient une ample provision des malfaisants insectes dont ils comptaient bien faire un savoureux complément de leur repas. Il n’y avait qu’à prendre patience. C’est ce que nous fîmes, et lorsque le nuage eut passé, les nègres vinrent l’un après l’autre prendre leur place dans la caravane, non sans qu’il fût besoin comme toujours d’user de tous les moyens de persuasion. Comme ils nous rejoignaient avec la plus grande nonchalance, et de crainte de nous retarder, je fis monter la mère assistante et mère Sainte-Valdrée en hamac pour suivre ainsi la première troupe, et nous restâmes pour surveiller le départ des derniers.

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À une heure de l’après-midi, nous arrivâmes enfin à l’étape de Louvitoucou. Nous poussons un plus loin encore pendant une heure et quart et dressons le campement de nuit dans un grand chimbeck composé de deux pièces. Le silence est profond autour de nous, la nuit splendide, mais nous ne nous arrêtons pas à en contempler les beautés, chacune ayant besoin d’un peu de repos. Le lendemain, lever à quatre heures et horaire de caravane auquel nous serons fidèles. On plie les tentes, on avale un frugal déjeuner, on boucle les malles ou caisses ouvertes pour le campement et avant que la troupe ait repris sa marche sinueuse dans le sentier escarpé, je constate qu’il est déjà six heures et demie. La journée s’annonce bonne, bien que la route soit excessivement fatigante ; nous pensons faire halte vers midi et nous montons presque toutes en hamac. Il paraît que la chose n’est pas du goût de nos porteurs, car au bout de quelques minutes, ils nous déposent à terre et refusent d’avancer. Comme notre éloquence n’a pas de prise sur nos convoyeurs au visage d’ébène, il faut nous résoudre à faire la route cum pedibus. De hautes montagnes se présentent devant nous, il faut en faire l’ascension par de vrais sentiers de chèvres, nos porteurs s’échelonnent sur la route, celui-ci n’avance plus, cet autre se couche par terre. Nous sommes obligées de nous séparer pour mieux remplir notre office de chiens de berger. Trois par trois nous nous répartissons la surveillance de la caravane avec le bon père Van Hove qui fait tous ses efforts pour stimuler le zèle des paresseux Congolais. Je me trouvais avec lui et notre bonne petite Slave, sœur Maria Purita, ralliant les retardataires, quand arrive le moment de la halte de midi. Nous cherchons autour de nous partout où la vue peut s’étendre sur le parcours de la caravane, nous ne voyons pas nos sœurs. Comment se fait-il qu’elles ne nous aient pas attendues ainsi qu’il était convenu ? – Le lieu de l’étape est désert et le prochain arrêt distant de six heures de marche. De plus nos voyageuses ont avec elles toutes les provisions. Nous étions exténuées de faim, de soif et de chaleur, n’en pouvant plus et considérant avec accablement les montagnes escarpées qui nous séparaient de la prochaine halte. Et pas la moindre chose à se mettre sous la dent !… Heureusement j’avise sur les épaules d’un de nos hommes une caisse qui devait contenir quelques biscuits, un peu de vin et peut 172

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être de la viande séchée. Nous remercions le bon Dieu que ce ballot n’ait pas suivi le même chemin que les autres, et après nous être restaurés, nous reprenons notre route avec courage. À 6 heures et demie du soir nous arrivons à l’étape où nos sœurs nous attendaient depuis trois heures. Les vilains nègres n’avaient pas voulu s’arrêter à la halte de midi, ils avaient doublé l’étape malgré les nôtres qui devinaient quelle serait notre inquiétude. Mais toutes nos charges sont loin d’être arrivées, les malles-lits notamment sont absentes. Chacune s’installe tant bien que mal, moitié sur une chaise, moitié sur une caisse et la fatigue procure à toutes un bon sommeil. Après avoir passé en cet endroit un jour entier pour nous reposer de la course folle de la veille, nous repartons à l’heure habituelle, le vendredi 28. La route continue sans grands incidents ; il y a des moments fort pénibles, où nous sommes obligées de bien stimuler nos pauvres nègres qui ont envie de jeter leurs charges à terre dès que la montagne se présente plus abrupte ou plus difficile. Parfois je crois qu’ils cherchent à nous attraper. L’autre jour, étant montée en hamac, mes porteurs prirent une allure si rapide que nul ne pouvait les suivre et que bientôt je me trouvais emportée en tête de la colonne noire, laissant notre groupe missionnaire fort loin derrière. Cela ne me plaisait qu’à moitié. Heureusement il a fallu traverser une rivière, ce qui a retardé le convoi et nous avons pu nous rejoindre. Mais ici point de pont. Chacune traverse le gué comme elle peut et nous voilà occupées à rallier les porteurs, leur criant à tue-tête : « Malo ! Malo ! » (Vite, dépêchez-vous). Le 29, à midi, nous arrivons à Talida et repartons le lendemain pour Mpasa. Le père Van Hove ne vient pas avec nous, il va profiter du grand marché qui a lieu à M’sona Vunda pour y acheter du malafou (espèce de vin de palmier) pour nos porteurs. Mais je suppose que tous nos hommes ont envie de s’arrêter à M’sona Vunda, car nous ne pouvons les réunir ; un seul sur la promesse d’un fort matabich (pourboire) ne nous abandonne pas, et c’est bienheureux, car nous allons presque à l’aventure au milieu du sable et des montagnes. Pour nous donner plus de courage, nous chantons. Peut-être est-ce la première fois que cette route déserte entendait résonner les louanges de notre Jésus, et nous étions heureuses de les répéter… au Congo !

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À midi, il fallut faire halte en plein désert, sans la moindre provision et pas une de nos charges avec nous. Patience ! Nous attendons deux heures, voici quelques porteurs. Une heure encore, et le bon père Van Hove arrive fort inquiet de notre voyage. Le bon Dieu nous protège car malgré cette journée accablante, aucune n’est malade. Nous ne sommes pas au bout de nos difficultés. Le mardi matin, impossible de réunir nos porteurs ; dans la nuit un grand nombre d’entre eux se sont enfuis. dieu sait où nous les retrouverons. Si nous parvenons à les rencontrer à Kimuenza nous nous estimerons bien heureuses. Avec eux sont parties nos cantines de route, il ne nous reste plus que les provisions nécessaires pour la route. Quant au linge, même aux plats et couverts, il faut nous en passer. Ce premier repas tout à fait sur le pouce n’est pas dépourvu de gaieté et nous rions de bon cœur à la vue de ce dîner franciscain. Les boîtes de conserves vides tiennent lieu à la fois de verre et d’assiette, le couteau sert de fourchette et de cuillère. Le soir à l’étape nos porteurs nous font encore défaut, ils sont allés au village voisin chercher de la chikwangue (pain indigène) et ne reviennent pas. Nos lits de camp ne sont pas là ; nous dormons sur des chaises à l’abri d’un chimbeck où les rats nous rendent visite, et font un tel vacarme en courant autour de nous qu’il n’y a guère moyen de fermer l’œil. Du reste ce n’est pas la seule fois qu’il nous a fallu sentir les privations de la route, mais nous tâchons de les prendre courageusement. Enfin le samedi matin nous apercevons une grande et large allée, nos porteurs poussent des cris de joie. C’est Kimuenza et les bâtiments de la mission. Nous ne sommes plus qu’à quatre heures de Léopoldville où nous prendrons le bateau qui nous conduira à notre cher Bangalas. Les bonnes sœurs de Notre-Dame et les pères de la mission nous donnent l’hospitalité. Il y a un orphelinat de quatre-vingt petites négresses. Nous nous reposons un peu et je crois que toutes en avaient besoin. Cette route des caravanes est très fatigante, la marche, la chaleur, les terrains sablonneux et difficiles, l’indiscipline des nègres, sans compter les insectes congolais, la rendent pénible. 174

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Parmi ces insectes terribles des pays chauds, les chiques ont une place d’honneur, car il n’est pas un blanc qui n’en ait souffert, et les nègres aussi en sont victimes. Les chiques sont de petites bêtes noires qui rongent les chairs et s’introduisent particulièrement dans les pieds et sous les ongles. Il faut y faire la plus grande attention et les enlever aussitôt, sans cela leur morsure continuelle détermine de vrais ulcères. Les meilleures chaussures sont elles-mêmes traversées par ces terribles chiques. Vous jugez à quoi l’on doit s’attendre après plus de quinze jours de caravane. Cependant le bon Dieu nous a visiblement protégées. Aucune n’est souffrante. 8 septembre Heureuses de fêter Marie Immaculée dans une chapelle où elles peuvent entendre la sainte messe et communier, vos filles n’oublient pas de prier pour leur mère, pour leur institut et pour la mission qui les attend à Bangalas. Le père Van Hove aurait voulu pouvoir vous envoyer une dépêche pour vous annoncer notre arrivée à Kimuenza ; il est toujours excellent pour nous. Songez, Mère, qu’il y a un mois, le père Van Damme, faisant cette même route, fut sur le point de revenir sur ses pas pour nous engager à ne faire la caravane que quatre par quatre, à cause des innombrables difficultés. Le bon Dieu ne l’a pas voulu et nous a déjà conduites ici. 9 septembre Nous voici maintenant dans un petit bois entre Kimuenza et Léopoldville. Ayant reçu avis de l’arrivée d’un bateau qui se rend à Bangalas, le père nous a engagées à nous mettre en route pour le fleuve, mais comme ce vapeur est petit, il ne peut recevoir que six passagers ; nous sommes donc obligées de nous séparer et j’ai laissé quatre des nôtres à Kimuenza. Or, tandis que nous faisons halte sous cette ombre bienfaisante, nous reposant des brûlants rayons du soleil qu’il nous a fallu supporter depuis deux heures, nous voyons arriver un petit nègre porteur

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d’une missive. Ce billet nous annonce qu’à Léopoldville, Mgr Van Ronslé, le nouvel évêque du Congo, attend toutes vos filles, Mère bien-aimée. Aussitôt on dépêche l’enfant jusqu’à Kimuenza pour appeler nos quatre retardataires. Sa Grandeur se montre plein de bonté pour nous, elle va se rendre en Europe et peut-être la verrezvous ? J’en serais bien contente. À Léopoldville il faut décidément nous séparer. Je monte avec quatre des nôtres sur le vapeur le Roi des Belges. Nous serons bientôt à Berghe Sainte-Marie d’où nous partirons sans retard pour Bangalas. Nous avons si grande hâte d’arriver à notre chère mission. Berghe Sainte-Marie, 15 septembre Je suis triste, Mère bien-aimée, à la pensée de la douleur que je vais vous causer. Le bon Dieu vient de nous envoyer une dure épreuve et mon cœur saigne de sa souffrance, mais surtout de la vôtre. Nous venons de donner au Congo notre première victime dans la personne de notre petite sœur Marie Gaudentia. Arrivée à Léopoldville je la trouvai légèrement fatiguée, je la fis se coucher, se soigner et dès le lendemain elle était mieux. Nous prîmes le vapeur qui nous amena à Berghe où nous avions été devancées par le groupe de nos sœurs laissées à Léopoldville et qui, ayant pris place sur le bateau de la mission, le Notre-Dame du perpétuel secours, ont marché plus vite que nous. C’est à Berghe que nous les avions quittées, de nouveau, le dimanche 13 septembre, parce que le vapeur de la mission devait aller ravitailler les postes du Kasaï et ne pourrait remonter le Congo que plus tard. Trouvant encore sœur Marie Gaudentia fatiguée, j’usais de précaution avec elle. Lundi, à 4 heures du soir, notre vapeur stoppa à Chumbéri (HautCongo) où nous passâmes la nuit, car nous ne voyageons que de jour. Durant cette nuit, j’étais vivement préoccupée de notre malade, et, cédant à mon inquiétude, je me levai. Les vomissements précédents avaient cessé, mais pourtant, en m’approchant, je la trouvai très mal. Dès qu’elle me vit, elle prit dans les siennes mes mains qu’elle serrait comme dans un étau : « Ma mère, dit-elle, ne me quittez plus, et envoyez chercher le père. » 176

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La chère enfant avait deviné son état ; le père vint aussitôt et lui donna les derniers sacrements. Les extrémités de notre petite malade devinrent glacées, et l’aube ne blanchissait pas encore le ciel que la première victime donnée par l’Institut à cette mission du Congo, rendait son âme à Dieu. Le grand fleuve était encore à demi enveloppé d’obscurité, nous étions loin de toute station de missionnaires, presque dans le désert. Au lieu de continuer sa route, le vapeur revint tristement vers Berghe Sainte-Marie, pour que le corps de la missionnaire pût reposer dans une terre bénie où quelquefois des enfants de l’Église viendront réciter une prière sur sa tombe. Quand le soir fut venu, à la clarté des étoiles, on la descendit dans sa petite fosse. La cérémonie vient de s’achever, et, l’âme bien attristée, je suis venue près de vous, Mère très aimée, pour unir mon sacrifice au vôtre. Que Dieu daigne l’accepter pour le rachat de cette terre païenne. Autant qu’il est en mon pouvoir je continuerai de veiller sur les enfants que vous m’avez confiées comme sur des trésors, mais la volonté de Dieu contre laquelle nous ne pouvons rien nous crucifie parfois terriblement. Cependant qu’elle soit toujours faite pour que son règne arrive sur nous et sur nos pauvres noirs du Congo. 20 septembre Quatre d’entre nous abandonnent Léopoldville et la tombe de notre chère petite sœur, et reprennent la route de Bangalas, les trois autres vont attendre le prochain bateau. Le voyage est monotone, nous n’apercevons qu’un crocodile qui se joue dans les eaux. Le fleuve me paraît large, mais comme il renferme une infinité de petites îles, je ne puis le voir dans toute son étendue. L’équipage de notre vapeur est composé exclusivement de noirs, presque tous de la mission de Bangalas, le capitaine est allemand. Notre installation est restreinte, et fort heureusement nous avons avec nous nos provisions qui nous permettent de supporter le voyage. Le 22, le capitaine s’arrête à Irébou et décharge plusieurs ballots. Un passager de l’Albertville, le docteur Reussens vient nous saluer

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et nous invite à visiter sa plantation qui est vraiment très intéressante. Nous parlons de Marie Gaudentia, le docteur n’explique sa mort que par une affection au cœur qui se serait tout à coup déclarée sous le climat brûlant du Congo. Ce qui le confirme dans cette pensée, c’est que notre chère petite sœur n’a pas eu de fièvre. Nous croyions repartir ce soir même, mais nous avions compté sans les retards qui ne cessent de nous exercer à la patience. Il paraît que le vapeur ne donnera que demain le signal du départ. 25 septembre Nous avons stoppé hier, d’abord 2 heures à l’Équateur, puis toute la journée à Coquilhatville, station renfermant dix blancs. Ils sont tous venus, capitaine en tête, nous saluer et nous inviter à visiter leur résidence. C’est décidément la plus jolie station que nous ayons encore vue. Les bâtiments des Européens sont en briques, ceux des soldats noirs (il y en a 1500) sont en pisé. Les chambres de ces derniers sont divisées en quatre compartiments entièrement distincts les uns des autres. Chacun de ces compartiments renferme une grande table qui forme leur couchette ; au-dessous, on leur a ménagé un petit casier où ils déposent leurs bagages. Je m’intéresse beaucoup à ces détails, comme du reste à tout ce qui touche de près ou de loin aux usages et aux coutumes de nos Congolais. C’est pourquoi je me suis informée de bien des choses auprès du bon commandant qui avait absolument tenu à ce que nous nous asseyions à sa table. J’aurais voulu, Mère bien-aimée, que vous vissiez l’entrée triomphale de vos filles dans la salle à manger de cette station perdue au fond du Congo. Des deux côtés, les blancs formaient la haie nous rendant le salut militaire. J’avoue que j’avais fort envie de rire en nous voyant l’objet de tant d’honneurs. Ce matin à 8 heures nous nous sommes remis en route mais pas pour longtemps, une heure après nous voilà de nouveau à l’ancre devant une forêt pour faire du bois. Décidément, notre vapeur est bien ennuyeux avec tous ses délais. Il ne faut plus espérer être à Bangalas avant lundi. Enfin, patience !

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Bangalas, 28 septembre Nous voici dans notre chère mission prêtes à nous mettre à l­’œuvre, Mère bien-aimée, quelle joie pour vous et pour nous ! Nous y sommes arrivées ce matin, un peu émues et fort contentes. Le commissaire a fait aussitôt prévenir le Révérend Père Cneut et nous avons voulu visiter notre future demeure. Je dis future car il n’y a rien d’achevé, pas même un chimbeck. C’est une petite désillusion, car nous croyions trouver tout terminé et commencer immédiatement notre vie missionnaire. Avec leur bonté habituelle, les pères nous ont procuré un gîte et nous l’avons accepté avec reconnaissance. 12 octobre Nous venons de payer notre tribut à la fièvre les unes après les autres, mais nous voici bien remises, et surtout désireuses de voir nos constructions achevées. Hélas ! Elles n’avancent qu’avec lenteur. Je voudrais surtout que la chapelle s’élevât bientôt, car nous aurons alors l’exposition du Très Saint Sacrement et nous avons hâte d’adorer notre Jésus sur la terre congolaise. Nous allons voir tous les jours les travaux, et les pères s’en occupent aussi beaucoup. Ils sont toujours si bons pour nous. Le Révérend Père Cneut nous a promis des plants de bananiers, d’arbres à pain et plusieurs pièces de son troupeau de moutons ; nous aurons aussi des pigeons et des poules, et, ce qui me fait le plus de plaisir, beaucoup de petites négresses, sitôt que nous serons installées. Vous pensez, Mère, si je désire ce moment, et aussi celui où nos sœurs restées à Berghe nous rejoindront. Leur séjour en cet endroit se prolonge plus que nous le prévoyions, c’est un petit sacrifice à faire des deux côtés. Dimanche à 6 heures, il y avait salut chez les pères, les ménages chrétiens et les enfants y assistaient avec piété. Si vous aviez vu le petit bonhomme qui est venu se placer à nos côtés, vous auriez ri. C’est un beau petit négrillon de seize mois, il court seul par toute la mission et sait fort bien trouver son chemin jusqu’à nous. Dimanche donc, je vois la grosse tête noire de mon Hippolyte s’avancer gravement près de moi, le marmot fait la génuflexion et s’agenouille, les deux mains jointes. De temps en temps, il jette un coup d’œil pour

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savoir comment je fais, et après la bénédiction et la station du saint sacrement qu’il récite les bras en croix, voilà mon bonhomme qui fait de nouveau la génuflexion et part avec une gravité capable d’amener un sourire sur les lèvres les plus sérieuses. 27 octobre Enfin, Mère bien-aimée, nos sœurs restées à Berghe nous rejoignent aujourd’hui après cinq semaines de séparation. C’est un bien bon moment pour chacune. Il paraît qu’elles ont essayé de la nourriture des nègres, elles ont mangé de l’hippopotame, de l’éléphant, voire même du singe. Tous ces jours-ci nous avons eu de violents orages, ce qui, naturellement, n’a pas avancé nos travaux. La chaleur est étouffante, malgré cela les nègres font du feu le matin, même à midi, et pendant toute la nuit. C’est qu’il y a ici des léopards, on en a aperçu un qui rôdait tout près de la mission. Les éléphants et les lions y ont aussi leur demeure, mais particulièrement dans l’île qui nous fait face. Quant aux serpents, ils ne sont pas très grands. L’autre jour, les boys de la mission sont allés à la pêche. En route, ils ont tué un sanglier d’un coup de lance, et nous en ont offert une cuisse avec beaucoup de joie. Le petit Hippolyte m’a décidément adoptée comme modèle. Ce matin, à la communion, ne s’est-il pas allongé de tout son long pendant que nous récitions le Confiteor en criant je ne sais quoi qu’il entendait être une prière. J’ai été obligée de mettre à la porte le bébé importun. Le Révérend Père Van Hove nous a quittées pour se rendre dans les villages Bangalas à la recherche de jeunes plants. Je voudrais que nous eussions des cotonniers, seulement il faut un peu de patience car notre terrain est tout à défricher. Mais, Très Révérende et bienaimée Mère, si Dieu me prête vie, je ferai de mon mieux pour semer et tirer le meilleur parti possible de toutes choses. […]

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amérique du nord LES SŒURS DU SACRÉ-CŒUR AUX ÉTATS-UNIS LA MISSION DES INDIENS POTAWATOMI (années 1840) C h a nt a l Pa is a n t

Lorsque Philippine Duchesne (1769-1852) embarque pour les ÉtatsUnis, en 1818, elle a déjà quarante-neuf ans. L’année précédente, la visite de Mgr Dubourg, évêque de Louisiane, chez les dames du Sacré-Cœur à la maison mère de Paris, avait emporté la décision du départ. Depuis des années, Philippine suppliait sa supérieure générale, Madeleine-Sophie Barat (1779-1865). Depuis des années, la lecture des Lettres édifiantes et curieuses des Jésuites, les rencontres avec des prêtres exilés de la Révolution aux États-Unis et qui venaient en France faire campagne pour les missions, avaient contribué à nourrir un rêve obsédant auquel des nuits de grâce et de visions avaient donné le sens d’une vocation toute particulière : instruire les « Sauvages » du Nouveau continent ! L’Amérique que découvre Philippine Duchesne lui réserve une tout autre mission. Même si une classe indienne a pu être ouverte en 1825 à Florissant, à côté de la classe des pauvres, il s’agit d’abord d’instruire les filles d’immigrants qui peuplent rapidement le pays en pleine expansion. Et tandis que les nouveaux États se constituent, la frontière ne cesse de reculer, en même temps que le rêve de mission indienne. Ce n’est qu’en 1841 que les sœurs vont ouvrir une école, dans une mission jésuite, parmi les Potawatomi : vingt-trois ans après leur arrivée aux États-Unis, le rêve de Philippine Duchesne va enfin se réaliser. Elle a soixante-douze ans ! Il fallut que l’évêque de Saint Louis, Mgr Rosati, obtînt l’autorisation du pape Grégoire XVI et celle de la mère Barat, et que le père De Smet, Jésuite flamand, eût rassemblé des fonds quêtés à la Nouvelle-Orléans, pour que la provinciale réticente, la mère Galitzin, souscrive au vœu le plus cher de Philippine et qu’une nouvelle maison soit fondée en 1841 : ce sera à Sugar Creek, dans la partie est de l’État du Kansas.

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C h a n ta l Pa i s a n t

Lucile Mathevon (1793-1876), arrivée aux États-Unis en 18221, est nommée supérieure. Elle sera accompagnée de la mère O’Connor (1785-1864), l’Irlandaise qui tenait la classe indienne à Florissant, et d’une Canadienne, la mère Louise Amyot. Jusqu’à la dernière minute, on hésita à emmener la mère Duchesne, malade et presque impotente. Elles embarquent cependant ensemble sur le Missouri le 29 juillet et arrivent à Sugar Creek onze jours plus tard, le 9 juillet 1841. L’école ouvre dès le 19 juillet, dans une cabane cédée par un Indien. Philippine Duchesne séjournera une année chez les Potawatomi, consacrant tout son temps à la prière, avant de retourner à SaintCharles où elle vivra ses dernières années (1842-1852). Lors de la canonisation de Philippine Duchesne, à Saint-Pierre de Rome, le 3 juillet 1988, une délégation de Potawatomi vint rendre hommage à celle qu’ils avaient adoptée. Mais où en est la question indienne, dans ces années 1840 où les sœurs les rejoignent ? Il nous faut pour le comprendre revenir quelques années en arrière. En 1783, par le traité de Paris, qui mit fin à la guerre d’Indépendance, la Grande-Bretagne cédait tout son territoire à l’est du Mississipi à la nouvelle nation indépendante, à l’exception de la Floride qui revenait à l’Espagne. Le Congrès continental (1774-1789) qui rédigea la déclaration d’indépendance et les articles de la Constitution, reprit à son compte le concept de « Pays indien », instauré par les Anglais. Or dès avant l’indépendance, il était clair que rien n’empêcherait les colons de s’installer sur les terres ancestrales censément réservées aux Indiens. Le Congrès continental s’avéra incapable de faire respecter des frontières que les colons, commerçants et spéculateurs fonciers ignoraient. Il en alla de même des gouvernements suivants et l’ensemble des lois sur le commerce et les relations avec les Indiens (Trade and Intercourse Acts) éditées entre 1790 et 1802 affirme en vain l’autorité du Congrès en la matière. La politique indienne des États-Unis relève du secrétariat d’État à la guerre, et repose elle-même sur la conviction de la supériorité de la nouvelle nation et la légitimité de son droit de conquête. L’idéologie de la «  Destinée manifeste  » des Américains à peupler tout le continent soutient cette expansion. Les résistances indiennes ont donné lieu à des conflits sanglants : en 1791, la victoire du chef indien Little Turtle sur les troupes du général Arthur Saint-Clair, gouverneur du territoire de l’Ohio ; en 1794, la défaite des forces indiennes de Blue Jacket, face aux trois mille soldats du général 1  Au cours de leur voyage maritime, Lucile Mathevon et sa compagne, la sœur Anna Murphy, furent confrontées à une attaque de pirates racontée dans leur journal de voyage. Il fut publié pour la première fois dans Les années pionnières, 1818-1823, Lettres et journaux des premières missionnaires du Sacré-Cœur aux États-Unis, textes rassemblés, établis et annotés par Chantal Paisant, Paris, Cerf, 2001.

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Les sœurs du Sacré- Cœur aux États-Unis

Wayne, à Fallen Timbers, dans l’Ohio ; en 1812-1813, dans le Haut Canada, la guerre menée par les États-Unis contre les forces britanniques auxquelles s’étaient ralliés quelques milliers d’Indiens conduits par Tecumseh : avec la mort de ce dernier, l’union panindienne se dilue ; les vaincus durent signer une série de traités par lesquels ils renonçaient à leurs terres. Avec les Wyandot, Miami, Shawnee, Chippena et Delaware, les Potawatomi avaient fait partie des forces de résistance. Les Indiens comprirent vite qu’aucun traité, aucune terre cédée, aussi vaste fût-elle, ne les protégeraient de l’avidité des colons. Les relations indiennes dans les Territoires du Nord et du Sud obéissent au même schéma. Après l’achat de la Louisiane à la France en 1803, la nouvelle frontière définie par le président Thomas Jefferson pour le Pays indien suivait le cours du Mississipi. En 1825, le président Monroe redéfinit la frontière : elle suivrait les limites occidentales de l’Arkansas et du Missouri, et plus au Nord, celui du Mississipi. Finalement, les responsables les mieux intentionnés, comme Thomas McKenney, à la tête du Bureau des affaires indiennes, et William Clark, commissaire aux affaires indiennes à Saint Louis (sa belle-fille fut pensionnaire chez les sœurs, à Florissant) en vinrent à considérer que la déportation était le seul moyen de protéger les Indiens de l’extermination. En janvier 1825, le président Monroe propose un plan global au Congrès pour déplacer toutes les tribus à l’ouest du Mississipi, aux frais du gouvernement ; les tribus devaient céder leurs terres « volontairement ». Mais lorsque le Congrès signe l’Indian Removal Act, en 1830, le ton a déjà changé : il est clair que les Indiens n’ont pas d’autre choix et que, si nécessaire, la force serait requise pour les en convaincre. Dans son premier message annuel au Congrès, le nouveau président, Andrew Jackson, justifie la loi en ces termes : Cette loi va libérer la totalité de l’État du Mississipi et la partie occidentale de l’Alabama, de l’occupation indienne ; elle permettra ainsi à ces États de croître rapidement en population, en richesse et en pouvoir. Elle séparera les Indiens du contact immédiat avec les Blancs, les soustraira au pouvoir des États ; elle leur permettra de chercher le bonheur à leur façon et selon leurs propres institutions primitives ; elle retardera leur marche vers l’extinction ; elle les incitera peut-être, sous la protection du gouvernement et sous l’influence de bons conseils, à renoncer à leurs coutumes sauvages et à devenir une communauté chrétienne intéressante et civilisée2.

  Cité par Marie-Claude Feltes-Strigler, Histoire des Indiens des États-Unis, L’autre Far West, Paris, L’harmattan, 2007, p. 133. Cette introduction s’appuie en partie sur son ouvrage. 2



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«  Les cinq tribus civilisées  » du Sud, déjà en partie inculturées (Cherokee, Creek, Choctaw, Chixkasaw, Séminole), malgré leur résistance, furent déportées à l’Ouest du Mississipi dans l’Arkansas et l’Oklahoma. Il en alla de même des Potawatomi et des Miami du Midwest. Globalement, en 1832 et 1842, le gouvernement fédéral a « déplacé » dix-neuf tribus, soit plus de cinquante mille personnes. En 1854, malgré les promesses faites aux Indiens quant au respect de leurs nouvelles terres, le Pays indien était réduit à une peau de chagrin. Quant aux « bons conseils » chrétiens, évoqués par le président Jackson, les Potawatomi reçoivent ceux des Jésuites à qui cette mission a été confiée depuis 1837. Présents en Amérique du Nord, depuis leur arrivée au Canada en 1611 jusqu’au leur expulsion en 1762, suite au rétablissement de la compagnie par Pie VII, ils ont créé leur séminaire près de Georgetowm (1817). En 1823, Mgr Dubourg a fait venir dans le Missouri des Jésuites flamands, dont le futur supérieur de Sugar Creek, Félix Verreydt, et le célèbre PierreJean De Smet, déjà évoqué, qui sera missionnaire dans les montagnes Rocheuses. Aux yeux des sœurs du Sacré-Cœur, et de Philippine Duchesne en particulier, les Jésuites incarnent le modèle par excellence d’un absolu missionnaire décrit par Chateaubriand ; ce sont les « robes noires » qui évangélisèrent les Indiens des Grands Lacs, les saints martyrs victimes des Iroquois, les héros des réductions du Paraguay du xviiie siècle, modèle de la mission civilisatrice. L’assimilation entre la mission des Potawatomi et celle des Guaranis de jadis aurait suffit à convaincre Philippe du bien fondé des réserves indiennes, si tant est qu’elle ait pu douter que cette forme de mission s’inscrivît dans les desseins de Dieu. Les sœurs adhérent à la politique du gouvernement américain, par conviction religieuse et aussi par principe. Comme le rappellent les consignes de la mère provinciale, qu’on lira ci-après, l’absence de jugement fait partie de la bonne manière de se comporter en pays étranger. Cela n’empêche pas la lucidité. Les premières années d’expérience américaine leur avaient déjà ouvert les yeux sur la misère de ceux que Philippe appellera toujours les « Sauvages », avec plus de compassion que de jugement : elle note d’entrée de jeu les ravages de l’alcool, le dénuement de ceux qui viennent vendre quelques objets d’artisanat ou mendier dans les villes. Parmi les lettres retenues ici, seules celles de Philippe Duchesne à Sophie Barat ont donné lieu à une publication interne de la part de la congrégation3.

  Sainte Madeleine-Sophie Barat et sainte Philippine Duchesne, correspondance, ­période de l’Amérique, t. 3 (1827-1852), correspondance publiée par Jeanne de Charry, r.c.j., en 2000. 3

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Les lettres de Lucile Mathevon et celles de Philippine Duchesne à sa famille – sa sœur Charlotte, Madame Jouve, et à son frère Hippolyte Duchesne, avec lesquels elle est restée très liée pendant toutes ces années d’Amérique – sont éditées ici pour la premières fois. Ces correspondances privées ont l’intérêt de décrire sans fioriture la vie quotidienne dans la mission, et de montrer un regard sur les Indiens qui tend, du moins chez Philippine Duchesne, à se dégager d’une littérature convenue. Aux textes relatifs à la mission indienne, nous ajoutons les « Notes » de la mère Galitzin, également inédites, sur la manière dont les sœurs doivent se comporter en Amérique. Elles montrent chez la provinciale, par ailleurs nièce d’un père jésuite russe, missionnaire aux États-Unis, l’attention aux caractères des nations et le souci de prendre en compte les clivages sociaux dans les États-Unis des années 1840.

Notes de la mère Galitzin sur la manière de se comporter en Amérique4 1°) Rapports avec les personnes du dehors Éviter avec soin de laisser paraître, même par un air de dégoût et d’ennui, que le pays, ses coutumes, ses lois, ses mœurs ne plaisent pas ; on ne trouverait plus d’accès favorable auprès des Américains si on blessait leur orgueil national et s’ils étaient prévenus par l’idée qu’ils ne sont pas aimés. N’établir avec d’autres pays aucune comparaison défavorable à l’Amérique. Discerner ce qui est bon, le louer, mais sans enthousiasme ; se taire sur le ridicule, glisser sur le mauvais, lorsqu’on n’est pas tenu par devoir de le désapprouver ou convaincu que la désapprobation produira un bien plus grand que le silence. Se montrer particulièrement affectionné aux habitants des villes où sont nos maisons ; témoigner qu’on les estime trop, qu’on a trop confiance en eux pour les soupçonner d’un manque de procédés, de délicatesse, d’honnêteté. Quelqu’un ayant dit à l’une de nous  :

 Archives générales du Sacré-Cœur, CIII Province, USA early history – Visit of E. Galitzin, 1840-1843. La mère Elisabeth Galitzin (1795-1843) décédera de la fièvre jaune à Saint-Michel (Louisiane). 4



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« Combien vous devez haïr ce pays ! Il y a tant de mauvaises gens ici » ; elle répondit : « J’ignore qu’il y en a de mauvaises, je n’en connais que de bonnes. » Cette réponse et d’autres semblables firent plaisir. « Comment voudrions-nous leur faire de la peine, disait-on, elles nous estiment assez pour nous en croire incapables. » Ne pas se prodiguer, se familiariser, le respect et l’estime en souffrent. Éviter cependant avec soin un air de pruderie, de défiance et de fierté. Avec les Américains : tenue posée, air poli, gracieux, aisé ; point de légèreté dans les mouvements, peu de gestes, mais graves et nobles ; point d’éclats de voix, de rires fréquents, de puérilités, du calme dans la manière de s’énoncer, parler avec jugement, marquer ce que l’on dit au coin de la raison, mais d’une raison qui n’ait rien de resserré, de petit ; ne jamais se permettre une réflexion, une épithète désavantageuse. Avec les Créoles : plus de prévenances, d’affection, de facilité, jointes cependant à un certain air de dignité, une modestie douce et grave qui attire et retienne en même temps. Témoigner un tendre intérêt pour leurs enfants ; écouter avec douceur, patience et sans apparence d’ennui leurs continuelles redites à ce sujet ; partager leurs sollicitudes, montrer qu’on ne craint aucun assujettissement pour leur être utile. Ne pas cependant se rendre esclave de leurs exigences, de leurs caprices, employer une autorité douce pour les mener à la raison ; les gronder quelquefois d’une manière affectueuse de ce qu’ils gâtent leurs enfants, leur imprimer une sorte de respect religieux qui les dispose à déférer à ce qu’on leur dit et à le bien recevoir. Convaincre les Américains et les Créoles qu’on ne néglige rien pour leur être utile et même pour leur faire plaisir, mais qu’on ne les craint pas ; ne prouver cependant ce dernier point que par une fermeté, une vigueur prudente, en jamais employer de moyens violents. Tout ceci n’est que pour les étrangers, car la docilité, la droiture, la franchise et la délicatesse des nôtres, demandent qu’on agisse envers elles avec plus de simplicité et de confiance. Ne parler de titres de noblesse, de grands, de princes, que par manière d’acquis et comme sujets indifférents de conversation. À l’occasion, et avec une sorte d’indifférence, parler d’une visite du roi, de la reine etc… mais sans parade et en supprimant les détails 186

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du cérémonial dont on se moque. Ces sortes de choses, ainsi dites, ne laissent pas que donner un relief favorable à la Société. Se tenir fortement en garde contre l’influence de l’esprit et des mœurs ; savoir aussi leur sacrifier quelque chose, faire au besoin de petites concessions pour n’être pas forcé plus tard d’en faire de grandes. Se plier aux usages qui ne sont pas en opposition avec l’esprit de la Société, paraître le faire avec plaisir ; s’il en est quelques-uns qu’on ne puisse adopter pour soi, ne pas les interdire aux élèves ou les tourner en ridicule. C’est un usage de donner la main en s’abordant, les hommes le pratiquent à l’égard des femmes et réciproquement. Mère Xavier s’y était conformée ; une autre le remplaçait par une inclination gracieuse qui l’éloignait d’un pas ; on aimait ce que pratiquait mère Xavier, la manière d’être de l’autre ne déplaisait pas, c’est donc à choisir. Les Américains n’embrassent presque jamais leurs enfants, les Créoles le font à tout instant. Accorder de bonne grâce et avec un air de satisfaction tout ce qui est raisonnable quoique gênant. Pour ce qui est moins raisonnable mais peut cependant être accordé, faire valoir délicatement la condescendance, montrer avec douceur les inconvénients de pareilles demandes, les puiser toujours dans les intérêts des enfants, les seuls qui soient compris ; prévenir quelquefois adroitement la demande par un tour de phrase qui pique l’honneur. Si la demande est tout à fait déraisonnable mais qu’elle soit présentée sous une forme captieuse, peser les conséquences du refus ; seraient-elles plus graves que ne seraient celles de l’acquiescement ? Accorder ; et sans paraître avoir deviné la ruse, laisser la personne dans la croyance qu’elle a donné le change. L’acquiescement alors ne donne pas pied, on reste en droit de refuser une autre fois. Si la demande tout à fait déraisonnable est faite ouvertement et que d’y acquiescer puisse mal édifier ou bien donner lieu de rabaisser la Société et de lui faire la loi, se montrer dégagée et ferme dans le refus, mais se tenir toujours dans les termes de la plus parfaite honnêteté. Ne répondre aux vivacités, reproches ou paroles grossières que par un silence digne ou quelques mots prononcés avec calme et gravité, bien mesurer ses paroles, n’en pas dire quatre si deux peuvent suffire, car on prendrait note pour vous nuire du moindre mot dit inconsidérément.

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Se garder de dire que les protestants et autres hérésiarques sont damnés, qu’il n’y a pas de salut pour eux, ils ne le pardonneraient pas et toute issue au bien serait fermée. Ne pas même dire devant eux qu’ils sont dans l’erreur, ce mot les irrite ; les amener à chercher la vérité par le raisonnement appuyé de preuves simples mais solides. N’employer cependant ce moyen direct auprès des élèves qu’après avoir fait usage du moyen indirect des instructions faites aux ­catholiques devant elles et s’être assuré que leur conversion est assez avancée pour n’avoir pas à craindre qu’elles disent à leurs parents que l’on a influencé leurs principes religieux, ce qui perdrait tout. Ne jamais souffrir que les élèves discutent entre elles sur leurs religions respectives, ne pas exiger que celles qui ne sont pas catholiques fassent leurs prières etc… Pendant les instructions, ne pas les interroger sur le dogme mais seulement sur la morale. Si elles font elles-mêmes des questions, éviter d’y répondre et plus tard amener une enfant catholique à faire cette même question ; alors, donner à la réponse tous les développements désirables. Être difficile pour le baptême, ne pas le faire administrer sans avoir consulté l’évêque et l’avoir instruit exactement de tout ce qui concerne le néophyte et ses parents. Annoncer toujours dans les prospectus qu’on n’exercera aucune influence sur les principes religieux des enfants protestants, qu’on ne leur fera pas apprendre le catéchisme ; seulement, que pour le maintien de l’ordre et de la discipline, elles seront tenues d’assister aux exercices communs de religion. Cette manière de procéder peut seule déterminer les parents à nous confier leurs enfants. Recommander aux maîtresses de ne jamais raconter aux enfants des histoires mystiques ou des miracles non reconnus par l’Église ; elles les répètent à leurs parents qui s’en moquent et en prennent occasion de mépriser la religion. Puiser les histoires dans l’Ancien et le Nouveau Testament que toutes les sectes admettent. Ne jamais mettre en avant ni faire ressortir nos maisons d’Europe par manière de reproche, ne le faire que par manière d’encouragement, afin qu’on les aime et qu’on désire les imiter. Éviter de contracter des dettes surtout envers les marchands, les entrepreneurs, les ouvriers etc… Tel qui pour avoir votre pratique promet de vous attendre deux ans, vous fera peut-être mettre en prison au bout de six mois si vous ne le payez pas. 188

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Faire faire et signer en double les accords, conventions etc… Que les contrats de vente, de donations, d’achat soient revêtus soigneusement de toutes les formalités voulues dans le pays. Toujours faire dresser le devis et fixer le prix d’un ouvrage un peu considérable avant de le commencer, autrement il coûtera le double de ce que vous aurez calculé et vous mettra dans de graves embarras si vous n’avez pas de fonds. Paraître grande et désintéressée dans les comptes  ; regarder comme au-dessous de soi les discussions sur les petits intérêts pécuniaires tels que certains articles des bordereaux : l’une de nous en pareil cas remplaçait l’article par un zéro et faisait dire avec politesse : « Nous n’avons pas l’habitude du commerce, mais celle d’une confiance entière dans la loyauté des parents. » On payait à l’avenir sans mot dire. Ne pas confier ses affaires, ses projets, ses difficultés, qu’avec une prudence extrême ; ne pas trop montrer son empressement pour telle œuvre ou telle entreprise, les méchants en prennent occasion de la traverser. Ne point se mêler des affaires des personnes du monde. Dans les démêlés du dehors éviter d’exprimer son opinion pour ou contre, elle serait aussitôt répétée et vous ferait des ennemis. 2°) Avis au sujet des prêtres N’être censée connaître particulièrement les prêtres qu’à l’autel. En parler rarement et avec une retenue qui n’ait cependant rien d’affecté. Si on les loue, se ranger de l’avis de la personne qui le fait, mais sans enthousiasme ; si on les blâme, ne pas les défendre avec chaleur et comme initiée à des choses qui supposent une certaine intimité ; dans les rapports nécessaires, éviter la fausse prudence qui porterait à prendre des précautions pour n’être pas vue, on y verrait du mystère et l’on croirait au mal ; faire ses affaires sans craindre les regards, mais à part le nécessaire, avoir avec les prêtres le moins de rapports possibles. 3°) Rapports avec l’évêque Mettre dans la réception de l’évêque un certain appareil, y apporter un air de fête ; que les élèves chantent ou récitent quelque morceau, lui présentent leurs dessins, leurs belles pages d’écriture,

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quelques compositions soignées, ces petites attentions lui donnent un air de paternité qui lui plaît. Le consulter sur des choses qu’il indiffère à la Société de faire de telle manière ou de telle autre ; montrer de la dépendance pour toutes celles qui ne sont pas préjudiciables à l’autorité de notre Mère générale comme : le baptême des néophytes, les usages du diocèse etc… Ne lui demander conseil qu’avec une extrême réserve sur les choses qui pourraient amener un avis capable de contrarier les opérations de notre Mère générale, sonder le terrain avant de consulter. Ne jamais perdre de vue qu’on ne doit vouloir son estime et sa confiance que pour le bien de la Société et afin qu’en toute rencontre il la soutienne et qu’il appuie notre Mère générale, dont il faut toujours lui présenter les décisions et les mesures sous le point de vue le plus favorable. Dans les communications qu’on a à faire à Monseigneur de sa part, s’y prendre de telle sorte qu’il ne puisse pas croire qu’elle ait besoin de sa permission ; l’autorité de notre Mère générale en serait affaiblie d’abord, et bientôt tout à fait compromise. Éviter avec soin tout ce qui la mettrait dans le cas de lui opposer de la résistance. Agir de même avec les simples prêtres, toutes proportions gardées. 4°) Les esclaves Leur témoigner de la bonté, leur donner les soins nécessaires à l’âme et au corps, mais leur parler très peu et d’un ton d’autorité tempérée. 5°) Avis pour les voyages Ne pas se singulariser, parler avec modération, agir avec une grande circonspection pour ne pas faire des choses contraires aux usages et qui prêteraient à rire. Ne point se plaindre ni chercher à se faire servir. Ne jamais forcer les circonstances ou bien affronter une opposition trop marquée, ce serait se fermer les issues et se créer des difficultés inouïes. Si on pressent une forte opposition, s’arrêter quand elle se montre, paraître ne plus s’occuper de la chose afin de détourner l’attention, cependant travailler doucement à ôter les obstacles, avoir l’œil ouvert pour saisir le moment favorable. Mais tout ce qu’on peut dire et faire pour le succès des œuvres et 190

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le bien de la Société doit varier suivant les circonstances, les temps, les lieux et les personnes  ; ce qui convient dans un moment ne convient plus dans un autre ; c’est la flexibilité d’esprit et le tact dans le choix des moyens qui amènent les bons résultats. Observer beaucoup, profiter de ses sottises, avancer pas à pas, s’arrêter ou agir à propos ; changer, modifier, varier les moyens selon les besoins ; faire attention aux résultats, les peser, prévoir ceux qui sont éloignés, voir s’ils ne sont pas plus dangereux que les résultats immédiats ne sont avantageux ; agir dans le sens de ceux qui ont produit le plus grand bien, paré au plus grand mal. Ne regarder comme résultat heureux que celui qui entre dans les intérêts de la Société, resserre les liens qui nous unissent à elle et à notre Mère générale et concourt à procurer la gloire du Cœur de Jésus. Note pour les supérieures seules 1°) Les conférences de la communauté sont négligées, il n’y a point d’instructions et pourtant quel moyen plus efficace pour remédier aux abus et se renouveler dans l’esprit religieux ? Les règles ne sont presque jamais expliquées ; comment donc prendra-t-on l’esprit de la Société, comment pratiquera-t-on ce qu’on ne connaît qu’imparfaitement ? Il est urgent que les supérieures fassent exactement les conférences comme il est marqué dans les Constitutions, qu’elles ne négligent pas non plus les instructions du dogme et du simple catéchisme qui sont essentiels surtout pour les sœurs. 2°) Les abus qui se sont glissés aux récréations proviennent de l’absence des supérieures de ces réunions ; quand elles ne peuvent s’y trouver, il faut que les assistantes ou quelques professes des plus régulières y président. 3°) On ne choisit pas avec assez d’attention les livres que l’on donne aux maîtresses pour leur instruction, ni ceux donnés pour prix aux élèves, elles en ont qu’elles ne devraient jamais avoir lus. 4°) On fait venir plusieurs fois dans l’année un nègre pour jouer du violon, afin de faire danser les enfants. C’est un abus qu’il faut supprimer de suite. Les jeunes personnes déjà assez portées au plaisir, surtout dans ces contrées, devraient en perdre le goût chez nous, et c’est l’exciter que d’admettre cette dangereuse récréation. 5°) On reçoit trop facilement des sujets peu capables des vertus religieuses. C’est ouvrir la porte à une foule de désordres, il faut

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examiner soigneusement les vocations et ne garder que celles qui ont les qualités requises pour la Société, et ne jamais en admettre d’un sang mêlé. 6°) Les novices n’ont point de règlement, point d’instruction, ne sont pas surveillées, comment peuvent-elles donc se former ? La réforme sur ce point est urgente. 7°) On admet facilement à l’émission des premiers vœux, et même des derniers, avant que les sujets soient formées [sic] et méritent cette grâce par leurs efforts. On se rendra donc plus difficile sur ce point, et on n’admettra personne à la profession sans une spéciale autorisation de la supérieure générale. 8°) Les sœurs coadjutrices ont la permission d’écrire le dimanche, il faut la leur ôter ; cela ne sert qu’à les entretenir dans des pensées au-dessus de leur condition, et leur donner des regrets qu’elles n’ont nul sujet d’avoir. Lettres des sœurs Philippine Duchesne à Madeleine-Sophie Barat Saint Louis, 15 janvier 18415 Saint Antoine Ma digne et vénérée Mère, Je vous ai écrit au mois de novembre et m’empressai de le faire les premiers jours de cette année, pour vous offrir mes vœux et solliciter l’accomplissement des miens les plus ardents. Un des pères de la mission la plus éloignée est revenu solliciter des secours d’autres pères et frères et enfin des aumônes. Quoique malade, et environnée d’opinions contraires à la mienne, mon feu ancien se ralluma, je voyais tout possible. Et un jour, tirant au sort un verset de psaume pour sujet de mon adoration, je tombai sur celui-ci : In verba tua supersperavi. Je ne savais comment dire à Dieu qu’il pouvait tout, que j’avais en Lui au-delà d’une triple espérance, me rappelant ces nuits

 Autographe, CVII 2) Duchesne c) writing box 2 : Letters to Madeleine-Sophie.

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heureuses où j’avais cru entendre : « cela sera ; pourquoi doutestu ? »6 Loin que mes désirs prennent tournure de s’accomplir pour moi, j’ai lieu de croire encore que je me laisse aller à mon imagination et à ma présomption. Car ayant dit au père que sans miracle je ne pourrais guérir de la maladie dont j’étais atteinte si j’allais aux Sauvages, je suis forcée maintenant de penser et de voir qu’il faudrait bien le miracle tout entier, que je ne suis qu’un fardeau lourd et embarrassant. Ma maladie est une enflure presque universelle qu’on combat par de larges vésicatoires aux jambes. Je pense en moi-même qu’elle est causée par ce changement de vie extraordinaire : passer subitement d’une vie très active pour le corps et la tête à un état complet de désœuvrement, n’ayant qu’un tour et un tricot. Je ne le dis pas ; de quelque part que vienne le mal, c’est toujours Dieu qui le veut et à qui il faut se soumettre ; tout est de sa permission. Peut-être encore guérirai-je. Je me suis crue plusieurs fois à la mort ; mais jamais le médecin ne me l’avait si positivement annoncée. Je ne puis m’empêcher d’être frappée d’une lettre de Monseigneur par rapport à cette mission sauvage que je ne lui demandais pas. Il m’a écrit de Paris qu’il savait que je la désirais, qu’il dirait à une autre « N’y allez pas », mais qu’il me disait à moi d’y aller. Quoiqu’il en soit de mon sort, je rêve toujours à cette œuvre chérie, si nécessaire et maintenant facile. Permettez-moi de vous en parler au moins pour les autres : 1°) L’œuvre est facile : elle est demandée par les missionnaires, pour de bonnes nations où on peut vivre sans aucun danger ; il y a assez de sujets pour commencer. 2°) Elle est nécessaire parce que si on ne se hâte, des foules de ministres7 avec leurs femmes, bien payés par les sectaires des grandes villes fourmillent déjà jusqu’aux hautes montagnes Rocky. Les femmes s’emparent de l’éducation des filles et c’est ce qui va arriver chez la nation convertie la plus voisine. Le prêtre me disait : « voilà des personnes qui pour de l’argent quittent tout, vont donner des enfants à Satan ; et les dames du Sacré-Cœur retarderaient d’en donner à tout prix à Jésus-Christ ? » 6 7



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  C’est Philippine Duchesne qui souligne.   protestants.

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Elle est chère, car dans cette nation convertie on vit absolument comme il nous est présenté dans les missions du Paraguay. Et dans l’autre qui commence, on ne peut pas être mieux préparé. La loi naturelle s’y gardait, les vols, les mensonges, les querelles, médisances y sont inconnus. Mille deux cents ont, en peu de temps, été baptisés et dans le nombre plusieurs ont dit qu’ils s’étaient toujours abstenus de ce qu’ils pensaient être le mal. Deux vieillards de quatrevingts ans sont du nombre. Tous les jours avant le lever du soleil, ils parcourent toutes les cabanes, éveillant tout le monde, faisant donner les premières pensées à Dieu et invitant à la prière commune. Le père a nommé l’un Pierre, l’autre Paul. Ils savent tous la prière en leur langue et même le cantique Jésus paraît en vainqueur. Trente mille âmes pourraient former là une chrétienté un jour. Notre sœur O’connor, Irlandaise qui, à Florissant a soigné les petites Sauvages que nous avions, a tout ce qu’il faut pour l’œuvre. Bien plus que mère Thiéfry dont la santé change beaucoup et dont les idées changent trop facilement. Nous avons une forte orpheline qui était à Saint-Ferdinand et irait volontiers ; elle sait les deux langues et apprendrait facilement le sauvage ; plusieurs jeunes, également propres, iraient avec joie. Je sais que c’est témérité de vous dire mes pensées à cet égard ; mais je me repose sur votre amour pour les Sauvages et sur votre indulgence. Soit que je vive ou que je meure, je crois pouvoir exposer ces pensées : 1°) que l’œuvre, importante et difficile, aura besoin de rapports directs avec la première autorité, qui est vous, au moins les premières années. L’avarice conduit dans ces pays des marchands pour de misérables peaux et alors on peut avoir par les Anglais, par les Français du Canada, sur le cours des rivières Arkansas, Columbia et autres, des voies pour vous écrire plus promptement que par les ÉtatsUnis ; 2°) que la clôture soit tout à fait mitigée, qu’elle se bornât le jour à ne pas sortir de ses terres, à ne visiter que l’église, y étant séparées, à moins qu’il y eût deux prêtres à la même mission ; 3°) que le voile, excepté pour la communion, fût très court, le bonnet plus grossier est sans emploi – comment s’en procurer ? 4°) Point de manteau d’été. 194

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5°) Là où il n’y a pas de pain et où on n’aurait que de la viande un vendredi, en manger. Le père l’a fait tout le voyage, n’ayant que des vaches sauvages que l’on tuait, pendant trois mois, ou que des racines sauvages. 6°) Là où il y aura un père, il y aura un frère. J’ai l’expérience combien ces charges de nourriture dérangent une petite maison ; il faudrait n’avoir aucune obligation et même défense à cet égard. Ce sont toujours les plus difficiles. À Florissant même, donnant tout ce que nous avions de mieux, il y a eu bien des misères. Tous ces points importants arrêtés, autant qu’ils peuvent l’être, par la première autorité, il y aurait plus d’uniformité. Nous avons déjà des règlements de journée différents dans chaque maison. Ici la classe deux heures, de 9h à 11h, instruction d’une demi-heure à 12h, souper pour les dames à 6h ½, pour les élèves et orphelines à 7h. Je n’en ai eu à dire le demi-mot sur rien ; mais ç’aurait été parfaitement inutile. Des enfants bornées avec trois classes par jour, dont une de deux heures, avec de longues études, n’en sauront pas plus par la fatigue que celles qui en auront de moins longues ; sans parler qu’on ruine les jeunes maîtresses. La mère provinciale qu’on m’avait dit « tout comme notre Mère générale » ne m’a pas paru telle pour la facilité à écouter les raisons et les balancer… Je me croyais des plus malades en commençant cette lettre que je pensais être la dernière. Je la finis beaucoup plus forte ! Permettez que je mette ici trois petites feuilles qu’Aloysia pourra adresser : deux ont pour objet cette mission. Je suis à vos pieds, ma vénérable Mère, in corde Jesu. Philippine Duchesne, r.s.c.j. Journal de Lucile Mathevon à mère Gray, supérieure à Saint Louis Jefferson, 1er juillet 18418 Mes bien bonnes mères et sœurs,

8   Copie manuscrite, CIV 1) USA Sugar creek, Lettres sur la mission des Sauvages, p. 23-27.



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Je continue le journal que je vous ai adressé de Saint-Charles. Depuis hier matin, nous avons passé le temps le plus agréable. C’est le plus charmant voyage que j’ai fait dans ma vie : bonne compagnie, beau temps, vue charmante. Il n’y a que mon cœur qui a été un peu gros en pensant à vous toutes dont je me voyais à deux cent cinquante milles. Mais Dieu m’a fortifiée aussitôt en pensant que c’était pour Lui que je faisais ces sacrifices, et pour Lui gagner des âmes. Depuis ce petit combat payé à la nature, j’ai été dans une joie que je ne puis exprimer. C’est une grâce qui ne s’accorde, je crois, qu’à la vocation pour ces missions lointaines ; toutes mes sœurs l’éprouvent de même. Mère O’Connor en ce moment prêche six dames qui n’ont jamais rien entendu de notre sainte religion ; notre gaieté les ravit. Nous ne voyons nos deux pères qu’à table, ainsi que M. Ferrand qui est venu aussi. Tout se passe fort bien ; il n’y a point de dangers à voyager sur le Missouri ; c’est une belle rivière bordée de coteaux, de montagnes de pierres couronnées d’arbres. La nature a fait de ces roches des choses délicieuses ; les unes représentent un vase de fleurs au milieu duquel est un grand arbre, d’autres ont la forme de paniers ; on voit jusqu’aux anses façonnées par l’eau. De là il sort des arbres, des fleurs, de la verdure. Jefferson ‹City› est une belle cité bien bâtie ; la maison du gouverneur et très belle, elle est située sur une montagne en rocher ; cela fait un effet charmant. À huit milles est la rivière Osage, d’une eau très claire, qui vient se jeter dans le Missouri. Nous avons déjà passé devant douze villes très belles et beaucoup plus considérables que Saint-Charles. Mais on a le cœur bien serré de voir tant de peuples sans églises, sans écoles. Une dame de Bonneville, cité la plus importante de ces rivages, est venue nous voir sur le steamboat : « ah ! nous disait-elle, je voudrais bien que vous vinssiez ici ; vous auriez beaucoup d’enfants. » Je n’aurais jamais cru que le Missouri fût si habité : notre steamboat est comme l’âne du moulin, il s’arrête à chaque ville ou habitation ; ce sont des foules qui y arrivent et on cherche à savoir qui nous sommes. Aujourd’hui 2 juillet, il pleut un peu, nous sommes à trois cent cinquante milles de vous. Tout continue de même. Il faut vous dire que dans notre steamboat, il y a prêtres, religieuses, séculiers, soldats, Allemands par centaines, mais tout est tranquille ; nous sommes en bonne santé, dormons bien. 196

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Mère Duchesne est très bien, dort toute sa nuit et travaille tout le jour. Le père Smedts amuse un moment le père Verhaegen, en lui disant « oh ! je suis bien fâché d’être venu » et le père provincial rit de tout son cœur. Samedi, dix heures du matin. Nous arrivons à Lewistown, très belle ville bien située sur une montagne ; je n’aurais pas cru trouver tant de villes et tant de populations, tout cela toujours sans prêtres et sans églises. Ces villes généralement bien bâties sont presque toutes formées de manufactures pour le fer ou le bois, de moulins à farine. Samedi, six heures du soir. Nous sommes à Indépendance. La ville est à quatre milles de la rivière ; dans une heure, nous serons à Liberty et dimanche matin, nous entendrons la messe à Westport. De là, dans deux jours, nous serons parmi nos Sauvages. Ne croyez pas que ce soit dans un [pays] perdu : il est très habité et les villes sont fournies de tout, mais à un très haut prix. Nous jouissons toutes d’une bonne santé ; mère Duchesne se promène sur le pont, comme une jeune personne. Le père Smedts a des frayeurs paniques, ce qui amuse beaucoup le père Verhaegen. Aujourd’hui nous avons fait le 4  juillet. Le père Verhaegen a prêché aux passagers du steamboat ; on avait bien arrangé la salle. Le sermon fini, on a frappé des mains et des pieds ; ensuite on a bu le vin blanc à la glace et nous étions de la partie. Après cela, le père s’est amusé avec eux comme un enfant ; les soldats jouaient du violon, du tambour et de la clarinette. Voilà notre fête. Comme le steamboat descendra avant le père, je remets ma lettre à Mme Kuser, femme de notre capitaine, qui vous la portera. Si elle allait vous voir, je vous prie de la bien recevoir et de lui faire voir la maison. C’est une personne qui peut vous procurer des pensionnaires, elle a bonne langue et nous aime beaucoup. Je vous prie d’envoyer ce journal à Saint-Charles et à Florissant, car je n’aurai pas le temps de leur écrire. Faites en part à Mlle Jelly afin qu’elle en parle à son oncle. Je n’ai plus que le temps de vous offrir mon respect. Votre sœur Lucile Mathevon.



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Lucile Mathevon à mère Galitzin, provinciale [courant juillet] 1841, Sugar Creek9

Indian Territory SSCJM C’est ainsi notre adresse  : à Westport, Missouri, pour Sugar Creek, Indian Territory Ma très Révérende Mère, Je vous ai écrit de Westport où nous étions arrivées en quatre jours ; nous avons mis quatre autres jours pour nous rendre à Sugar Creek. Il n’aurait fallu que deux jours, mais le Révérend Père Verhaegen était si bon conducteur et tendre père qu’il ne nous faisait faire que de petites journées, crainte de nous fatiguer avant d’arriver à la plus intéressante mission de la Société dont, je l’espère, vous voudrez bien lui donner le titre de fondateur. Il a ouvert un vaste champ au zèle des épouses du Sacré-Cœur qui par la suite en grand nombre viendront partager le zèle des Jésuites, de tout temps empressés à aller chercher ses brebis égarées çà et là dans les bois. Il s’est montré un vrai père et promet de nous soutenir autant qu’il le pourra. Notre voyage a été des plus heureux ; mère Duchesne a bien soutenu la route et est assez bien  ; [elle] vit de pauvreté comme nous. Je ne puis pas vous envoyer le journal dans cette lettre, ce serait trop long, mais je vous dirai seulement les principales circonstances et la réception que l’on nous a faite ici, quoique le père Verhaegen m’ait promis de vous écrire, mais vous seriez fâchée que je ne vous en parle pas moi-même. Le Révérend Père Aelen, ayant prévenu les Sauvages de notre arrivée, tout le village a été assemblé la veille et nous a attendus tout le jour jusqu’au soir. Nous étions restés à dix-huit mille ‹de là›, dans l’habitation d’un Français, sur la rivière Osage, qui nous a bien reçus. Le soir le père Verhaegen s’est amusé avec le père Smedts à pêcher   D’après l’autographe, CVII 2) L. Mathevon ; version réécrite in CIV 1) USA Sugar Creek, Lettres sur la mission des Sauvages, 5ème lettre p. 14-23 ; dactylographie de cette version in CVII 2) L. Mathevon. 9

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des poissons dans cette belle rivière des Sauvages et cela nous amusait beaucoup. Mais les Sauvages qui étaient restés tout le jour à nous attendre, ‹ étaient › impatients de savoir si nous arriverions… Deux arrivent à neuf heures du soir. Ils se jettent à genoux, demandent la bénédiction du père Verhaegen et après un petit souper qu’on leur donne, repartent pour aller prévenir que nous arriverions le lendemain matin. Tous les deux milles, nous trouvions deux Sauvages montés sur de beaux chevaux qui venaient nous saluer et nous montrer la route. Arrivés à un mille de la maison du père Aelen, dans une grande prairie, nous trouvons les deux pères à cheval avec leur bonnet carré et les chefs des Sauvages ; deux enfants à cheval qui portaient deux drapeaux, un blanc et un rouge. À la suite, cent cinquante Sauvages à cheval, avec leurs beaux costumes, les chevaux bien harnachés, rangés dans un ordre parfait. Deux Sauvages viennent prendre la bride de nos chevaux pour les contenir. Quatre cents hommes, armés de fusils font une décharge à notre abord. Ensuite des petits garçons marchaient deux à deux, le premier portant un drapeau ; ensuite les demoiselles, les dames qui disaient leur chapelet et les vieillards. Il y avait un ordre parfait. Nos voitures marchaient au milieu de la cavalerie qui faisait des demi-lunes autour de nous, tantôt en rang, tantôt en cercle. Pas un pied de cheval ne dépassait l’autre, l’armée de Bonaparte n’était pas mieux commandée. Arrivés à la maison du père Aelen, on nous a fait descendre et asseoir sur des bancs rangés devant la maison : cinq pères et quatre dames du Sacré-Cœur, tous les Sauvages sur quatre rangs de chaque côté. Alors le chef s’est approché et nous a fait son compliment : « Quel bonheur pour nous de voir arriver des dames qui ont tout sacrifié pour venir instruire nos enfants dans la vraie religion. » Tout nous a été redit par l’interprète. Après, la femme du chef s’est approchée et nous a fait aussi le sien, à peu près de même, et elle a ajouté : « et pour vous marquer notre joie, toutes les filles vont venir vous toucher la main.  » Après le père Verhaegan leur a adressé quelques mots et leur a dit qu’il avait beaucoup voyagé dans les États-Unis, mais qu’il n’avait jamais vu un tel ordre et une si belle réception. Alors il leur a dit que c’était là une dame10 qui depuis plus de trente ans avait désiré de venir les instruire et qu’elle voyait 10



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  La mère Duchesne.

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avec joie ses désirs remplis ; que nous avions tout quitté pour leur bonheur tant spirituel que temporel. Alors les pères sont venus nous toucher à la main, puis le chef ; et après rang par rang, les hommes les premiers, puis les femmes, les filles, les garçons ; il a fallu donner la main à plus de sept cents personnes, jusqu’à un vieil aveugle qui disait comme le vieillard Siméon. Les femmes faisaient le signe de la croix avant de nous toucher à la main. On nous appelle dans leur langue les prêtresses ; ils n’ont pas de mot pour dire « religieuses  ». Après cela, nous sommes allées à l’église suivies de notre bande. Ensuite un grand dîner était préparé chez l’un des premiers Sauvages dont la femme est Américaine de Michigan – une dame bien aimable qui a mille bontés pour nous, ainsi que son mari qui parle anglais et français. Il y a quatre familles de Français, deux américaines, tout le reste est sauvage, mais déjà un peu civilisé. Il y a mille catholiques et plus de deux mille ne le sont pas encore, mais dont on a les plus grandes espérances. Ils sont habillés bien décemment ; tous ceux qui sont catholiques sont près de nous et je puis dire que ce sont des saints. Je n’ai jamais vu en France ni en Amérique plus de piété, par le zèle et les soins du père Aelen. Le matin, ils viennent à l’église où un Sauvage fait la prière tout haut ; après, l’oraison d’une demi-heure ; après, la sainte messe où ils chantent des cantiques en leur langue ; ensuite le Sauvage fait le catéchisme à plus de trente garçons et autant de filles. Il y a plus de cent personnes à la messe tous les jours. Le soir à six heures et demie, la prière se fait à l’église ; après la prière, le père leur donne la bénédiction et tous se retirent. Tous les dimanches, ils chantent la grand messe accompagnés d’une belle musique ; les vêpres de même, où les Américains chantent des cantiques anglais accompagnés d’une basse clarinette. Je n’ai jamais entendu mieux chanter ; c’est à ravir les anges. Comme notre maison n’est pas encore bâtie, nous sommes logées dans la cabane d’un bon Sauvage, qui a bien voulu camper dans le bois pour nous la céder, et c’est de là que je vous écris. Nous y goûtons la joie, la paix, le contentement attachés à la vie de pauvreté apostolique que Dieu a promis à ceux qui ont tout quitté. Aucune ne voudrait donner sa place et ‹chacune› bénit Dieu d’avoir été choisie, quoique indigne de cette belle vocation, sans aucun mérite de sa part. C’est sous votre provincialat que s’est ouverte cette mission qui, je 200

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l’espère, sera à la plus grande gloire du Sacré Cœur. Ne craignez rien pour nous, nous sommes en toute sûreté et ils sont si bons que nous pouvons coucher la porte ouverte ; jamais on ne vole ; ‹ils ont un grand› respect pour nous. Tout ce qu’ils ont, ils nous l’apportent, l’un de la viande fraîche, l’autre du maïs tendre, l’autre des concombres, des citrouilles mûres ; s’ils ont un œuf, du pain, il est pour la vieille dame. Le père nous a donné trois vaches qui ont beaucoup de lait. Nous avons un bon climat, assez chaud, mais toujours une bonne brise et les nuits fraîches ; des terres fertiles autant que nous en voulons. Tout le Territoire est donné aux Indiens, point de Blancs ne peuvent s’y venir placer. Nous avons une compagnie de soldats payée par le gouvernement pour les défendre si les Blancs voulaient s’emparer de leurs terres. Ils reçoivent une rente de trois mille piastres par an et outre cela, tous les mois de la viande, de la farine. Quand toute la nation Potawatomi sera réunie, le gouvernement leur donnera 150 000 piastres. Ils vont avoir un moulin pour leur farine, fait aussi par le gouvernement. Vous apprendrez avec plaisir que nous avons commencé l’école le 9 juillet, jour de saint Vincent de Paul. Nous avons vingt-quatre filles, des femmes qui viennent apprendre à coudre et à tricoter ; d’autres apprennent à lire en leur langue, et nous pouvons les faire lire et apprendre leurs prières ; d’autres qui apprennent en anglais. Mais le père désire beaucoup que nous les conservions dans leur langue pour conserver leur simplicité et innocence. Ils n’ont point de mauvais mot en leur langue. Les Sauvages sont allés à la forêt cette semaine pour couper les bois et faire notre maison qui sera à côté de celle des pères. Nous aurons un grand jardin ‹et un› champ de maïs. Ce n’est que cette première année où il nous faudra quelques secours. J’ai encore 200 piastres, mais il me les faut pour les achats de provisions de l’hiver. Si vous avez quelque argent à nous envoyer, veuillez l’adresser au père Verhaegen à Saint Louis ; il nous le fera parvenir et nous achètera des provisions dont il sait que nous avons besoin. J’espère, ma Révérende Mère, que vous voudrez nous voir, vous ne pouvez pas aller en France sans voir cette intéressante mission. Vous pouvez faire le voyage en moins de trois semaines. Quelle consolation pour nous de vous voir ici ; nous n’avons ni les nouvelles

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règles, ni les décrets11 ; nous n’avons que les anciennes et nous tâchons de nous y conformer autant que possible. Le règlement de la journée est le même, excepté que le souper est à sept heures, à cause des vaches qui ne sont pas revenues avant ; le lait est notre principale nourriture. On ne trouve pas ici tout ce qu’on veut ; quand nous leur aurons appris à élever des animaux et à bien cultiver les terres, tout sera mieux. Ils ont déjà commencé, plusieurs ont des fermes. Notre nègre nous est de la plus grande utilité ; il est l’homme d’importance, il leur apprend la charpente. Ils sont très adroits, mais il faut leur montrer ; ils ont fait une jolie clôture à leur cimetière, mais ils ne pouvaient pas trouver le milieu pour mettre la porte ; Edmond en a fait une jolie. Il est aussi respecté que nous et nous rend les plus grands services. Ici, il est libre, mais je ne le lui dis pas ; cependant je ne crains rien, car il est trop pieux pour nous en abuser. Il est content, il n’y a que des gens de sa peau : ces Indiens sont très bruns, presque noirs, d’un bon naturel et complaisants. Les petites filles sont si bonnes ‹que› c’est à qui ira chercher de l’eau. Aujourd’hui j’en avais quarante-deux, sans compter les femmes qui viennent apprendre à tricoter ; leur montrer à travailler est pour le moment la principale chose. Ma digne mère, si vous pouviez nous faire avoir un ostensoir, vous nous feriez bien plaisir. Permettez que la bonne mère Hardey et mère Thiéfry trouvent ici l’assurance de mon respectueux attachement in Corde Jesu. Mes amitiés à mes sœurs. Recevez, ma très Révérende Mère, le respect le plus profond de votre indigne fille. Je suis à vos pieds pour demander votre bénédiction. Lucile Mathevon, r.s.c.j. Nous avons un bon père et bon directeur qui fait marcher droit.

 Fixé par le Conseil général de 1840.

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Lucile Mathevon à Madeleine-Sophie Barat Sugar Creek, le 3 août 184112 Ma très Révérende Mère, Je vous ai écrit de Saint Louis pour vous demander d’être du nombre de celles que le Cœur de Jésus enverrait à cette intéressante mission des Sauvages et je me réjouis pour vous, ma Révérende Mère, de ce que vous êtes la première à y envoyer vos filles. Le père Verhaegen, provincial des Jésuites, voyant le désir de la mère Duchesne, et sachant que votre intention était d’y accéder, l’a emmenée avec nous ; mais pour y souffrir et y prier, cette bonne mère étant hors d’état de travailler. Elle a vieilli beaucoup depuis deux ans, sa tête s’est affaiblie, et elle a nombre d’infirmités. On craint une attaque pour elle ; nous ne pouvions comprendre comment le bon père pouvait se décider à lui faire entreprendre un pareil voyage. Mais lui plein de confiance en Dieu a toujours répondu à nos représentations : « eh bien, si elle ne travaille point, elle priera pour nos missions, accordons-lui d’y aller mourir. » Cette pauvre mère en effet prie tout le jour, ne pouvant presque plus que tricoter, ce qu’elle fait une grande partie de la journée sur son lit. C’est pour nous une grande souffrance que de ne pouvoir la soigner autant que nous le désirerions. Mais tout nous manque pour cela. Nous avons le bonheur de vivre dans une peuplade catholique dont la ferveur égale ce que l’on sait des premiers chrétiens. Il n’y a dans toute cette paroisse, composée de mille âmes, et dont le curé est le père Aelen, que quatre Blancs ; ce sont des femmes mariées aux Indiens avant leur conversion. Au moment de leur baptême, ils promettent de ne point boire de liqueur et ne manquent jamais à leur résolution. Le chef est attentif à chasser tout Blanc qui leur apporterait de l’eau de vie, du whisky. Ils ont encore un grand sacrifice à faire au moment de leur conversion, celui de renoncer à leurs médecines diaboliques, par le moyen desquelles ils pouvaient se changer en coq, ou tout autre animal. Dernièrement le père Aelen a donné un cheval pour avoir une boîte qui contenait, disaient-ils, un démon.

12   Copie manuscrite, CVII 1) USA Sugar Creek, Lettres sur la Mission des Sauvages, 7ème lettre, p. 30-39 ; copie dactylographiée en CVII 2) L. Mathevon.



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À présent il n’y a rien de tout cela ici, ils ont abandonné ces superstitions et sont presque civilisés. Les idolâtres sont à neuf lieues de nous, le père Aelen va souvent les visiter, de temps en temps il en a ramené à Dieu. Il n’y a pas longtemps qu’il s’est trouvé parmi une troupe de Sauvages qui étaient tous enivrés ; ils avaient suspendu leur sac de médecine à une cabane autour de laquelle ils dansaient. Dans leur ivresse, ils voulurent tuer plusieurs femmes et filles ; le bon père ayant voulu défendre ces malheureuses créatures, un d’eux prit une lance et lui en porta trois coups ; mais trois fois la lance plia à la boucle de sa ceinture… Notre voyage comme vous le savez, ma Révérende Mère, a été fort heureux, sauf quelques petits incidents : tels que nos chevaux se sont enfuis pendant la nuit et il a fallu passer une partie de la matinée à les chercher. Arrivés ici, nous nous sommes mises à apprendre à lire ; deux Sauvagesses ont été nos maîtresses ; en quinze jours nous avions beaucoup de talent : nous lisions et chantions des cantiques en leur langue, mais nous n’en savons pas assez long pour parler. Notre cabane n’étant pas assez grande pour contenir toutes nos élèves, nous avons fait une salle avec des branches d’arbres et c’est là que nous habitons pendant le jour. La cabane qu’on nous a prêtée a quinze pieds de long, sur douze de large ; elle est meublée de deux bois de lit de Sauvages ; c’est là que nous dormons mieux que dans les palais des rois. Le lard, le laitage, les légumes, le riz, le pain de maïs et de blé, voilà notre nourriture. Nous avons grand appétit et nos santés se sont améliorées ; c’est un bon climat. La première fête que nous avons célébrée a été la vôtre, ma Révérende Mère, sainte Madeleine a été pour nous un jour passé fort gaiement. Nous avons parlé tout le jour et fait deux tourtes, l’une pour nous, l’autre pour les bons pères. La seconde fête a été celle de saint Ignace. Nous avons eu grand-messe chantée pour les Indiens, panégyrique du saint. Le soir, salut, suivi des litanies de la Sainte Vierge auxquelles nos petites filles ont répondu Ora pro nobis. C’était pour la première fois. Nous avons à notre école cinquante filles et beaucoup de femmes qui viennent apprendre à travailler : elles sont presque toutes converties nouvellement et par conséquent avec la grâce et la ferveur de leur baptême. Elles nous donnent beaucoup de consolation. Je n’ai jamais vu tant de foi et de simplicité. Quand le père est absent, un Sauvage 204

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le remplace, pour la prière et le sermon qu’il fait avec une onction qui m’a beaucoup touchée l’autre jour, quoique je ne comprisse que quelques mots par ci par là. Il faut voir ces bons Sauvages autour de leur père, c’est comme de petits enfants qui écoutent avec avidité ce que leur dit leur père. Celui-ci à son tour rit avec eux, leur raconte des histoires, et en fait tout ce qu’il veut. S’il en rencontre qui ont passé le mois sans aller à confesse, il leur en demande la raison, « père quand faut-il y aller ? », répond le Sauvage, « Tout de suite », dit le père, ils le suivent et l’affaire se fait. Tous les samedis, le bon père passe toute la journée au confessionnal et cela se prolonge jusqu’à onze heures de la nuit, car les Sauvages ne se confessent pas laconiquement, ils aiment à rester longtemps à confesse. Ils sont fort intelligents et remplis d’esprit ; nos enfants saisissent très facilement tout ce que nous leur montrons ; ils font tout ce qu’ils veulent de leurs doigts. Nous découvrons déjà des commencements de vocations à la vie religieuse. Une Sauvagesse est allée trouver le père pour s’informer comment nous vivons : « oh ! dit-elle, que c’est beau de vivre sans se marier. Est-ce que je pourrais faire cela ? » C’est une question qu’il faut vous soumettre, ma Révérende Mère. On trouverait là de bonnes sœurs qui nous serviraient d’interprètes, ce qui est fort utile ici. Le père Aelen parle leur langue, mais pour prêcher, il se sert d’un jeune Sauvage qui parle anglais et qui a une mémoire surprenante. Il répète tout ce que le père a dit en anglais, y joignant les gestes, l’expression et montrant en même temps les images. Alors seulement l’on peut être sûr que l’on a été compris. Voilà pourquoi ces filles nous seraient si utiles. Ici tous sont libres ; les Sauvages civilisés sont bien vus partout. Dans peu, cette nation formera un état américain ; c’est à cela que nous travaillons et que vous contribuez en envoyant ici vos filles. Oh ! qu’il fait bon, ma Révérende Mère, instruire les pauvres et les simples  ! De quelle joie nous sommes toutes pénétrées, quel contentement nous éprouvons, quelle paix, quelle consolation inondent nos âmes ; jamais je n’ai trouvé Jésus si bon, si tendre. Ici nous sommes dans un silence et un recueillement parfaits, quoique les Sauvages soient tout autour de nous, on n’entend aucun bruit. Ils ont l’habitude de parler bas ; jamais on ne voit un petit garçon s’amuser bruyamment ; il tire en silence sa flèche aux oiseaux. Le dimanche

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seulement les femmes durant la journée presque entière chantent des cantiques à leur porte ou à l’église où ils passent presque tout le jour. Ceux qui en sont éloignés arrivent le samedi pour se confesser et communier le dimanche : ils passent la nuit sous des tentes. Nous serions bien heureuses, ma digne Mère, si vous pouviez nous faire la charité d’un ostensoir. Je vais vous faire la description du nôtre pour exciter votre compassion. C’est une petite boîte ou tabatière qui a un verre dessus. Autour de cela est un morceau de bois peint en jaune avec une gloire en fer blanc bien découpée, que j’ai orné de deux perles blanches. Le pied est celui du calice ; la croix est en fer blanc avec une perle verte. De loin il ne fait pas mal ; mais cependant cela fait mal de voir Notre-Seigneur ainsi exposé. Nos cérémonies se font comme en Europe. Le père a fait faire la procession du Saint Sacrement avec une grande pompe. Les Sauvages avaient fait un beau reposoir. La procession a marché dans le plus grand ordre pendant trois heures. Il y avait plus de quatre cents hommes armés de fusils : deux cents montés sur des chevaux blancs ; les filles portant des paniers de fleurs, les garçons des encensoirs ou des flambeaux. Les cavaliers escortaient le Saint Sacrement ; quatre Sauvages portaient le dais. Nous avons un excellent chœur de musique, je n’ai jamais mieux entendu jouer et accompagner à la grandmesse. C’est à ravir les anges. Nous sommes placées dans le sanctuaire de l’église. Le père Aelen étant allé faire une visite aux Osages, leur a dit que les Potawatomi avaient des religieuses pour élever leurs enfants. « Oh ! j’en voudrais bien, a dit le chef. Dites-leur que nous les aimons, et qu’en attendant nous leur enverrons nos filles. Pour preuve de notre affection, voilà cinq piastres pour aider à bâtir leur maison. » Cette nation a été corrompue par les Blancs, ils ne sont point habillés et sont méchants, mais nous ne doutons pas que si un père peut leur être envoyé, ils ne deviennent comme ceux-ci. Notre nation fait des prières publiques pour leur conversion. Ce bon père pendant cette mission a vécu de racines sauvages, mais « j’avais si faim, nous disaitil, que je n’en ai point senti le goût. » Nous avons peu de ressources pour vivre, mais cela ne nous inquiète point ; nous comptons sur la Providence, et sur la charité de notre chère Société. Ce que nous désirerions le plus c’est quelques matières premières pour leur apprendre à travailler : de l’étoffe pour 206

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faire des robes, de la laine pour filer et tricoter. Le père provincial nous promet notre part des dons de la Propagation de la foi. Ce n’est que cette année que nous aurons bien besoin de votre assistance, et nous l’espérons fermement. Il me reste, ma digne et Révérende Mère, à vous demander de prier pour que nous ne gâtions pas l’œuvre qui nous est confiée. C’est Dieu qui l’a voulue, car tout se tramait sans que nous en sussions rien. C’est aussi Lui qui a choisi les ouvrières, puisque excepté mère Duchesne, aucune n’avait osé s’offrir : ce n’était point faute d’envie puisqu’il y a quatorze ans que le père Van Quickenborne m’avait permis d’en faire le vœu, avec l’autorisation de mes supérieures. Dieu a bien voulu m’exaucer : aussi ai-je été au comble de la joie quand la mère Galitzin m’en a fait la proposition. Jusque là je ne l’espérais pas, vu mon indignité et ma pauvreté en talents et en vertus. Maintenant je suis dans la joie de mon âme d’avoir été appelée à une vocation que j’aime et j’estime tant. J’espère que vous m’y laisserez mourir parmi mes bons Sauvages et que nous irons évangéliser d’autres nations. Recevez, ma Révérende Mère […]13 Lucile Mathevon, r.p. du s.c.j. Philippine Duchesne à son frère Hyppolite Duchesne, à Grenoble Southern Potowatomies, at Sugar Creek, by Westport ce 12 septembre 184114 Mon bien cher frère, J’ai reçu seulement depuis peu de jours la lettre du bon Monsieur de Mauduit15, écrite de ta main, à la fin de laquelle tu m’assurais de ton aimable disposition à mon égard. Comme tu m’avais dit, dans ta précédente, que tu l’exécuterais seulement à mon arrivée ici, d’où je n’ai pas manqué de te prévenir, j’ai été bien agréablement surprise en recevant bientôt après de ta   Coupé par la copiste.   Copie manuscrite, CVCII 2) c) Duchesne, Letters to her family, Box 4, p. 146-

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 Son beau frère.

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part, dans une lettre de Mme de Rolin, ta lettre de change de 500 francs, sur la banque de la Nouvelle Orléans. C’était la meilleure manière de me faire passer cette somme, à moins que les banqueroutes fréquentes à la Nouvelle Orléans, et la chute réitérée des banques qui ont le plus de crédit dans les ÉtatsUnis, mettent un obstacle à l’acceptation de la lettre de change ; je l’ai aussitôt envoyée à Saint Louis, à la personne à qui nous devons le plus pour notre déplacement, et je n’ai pas de doute qu’elle ne soit aussitôt portée en compte pour les avances reçues. Nous sommes quatre dans ce nouvel établissement et nous nous portons toutes mieux qu’à Saint Louis. Le plus grand mécompte que nous ayons éprouvé a été de ne point trouver de maison pour nous comme, par erreur, elle nous avait été annoncée toute faite (bien plus grande que nous ne sommes en état d’en faire une, aidées des habitants et des pasteurs de la paroisse où nous nous trouvons bien heureuses). Les Sauvages ont coupé et transporté les troncs d’arbres qui forment les murs : vingt ou vingt cinq hommes en deux jours ont élevé ces grosses pierres d’un pied ou plus d’épaisseur, après les avoir équarries et ont ainsi formé le cadre de la maison dont le tout s’est fini hier ; il est en petites planches (qu’on appelle en français marins et bardeaux). En attendant, on a loué pour nous la maison mal finie d’un Sauvage qui s’est mis pour cela sous des tentes avec sa famille ; nos lits contre des murs de bois à jour nous procurent le meilleur sommeil ; et pour lever tout soupçon de folie dans notre entreprise, je te dirai que cette petite nation est très bonne, professe notre religion, nous a bien accueillies. Nous avons derrière la maison un champ de terre excellente, l’espace pour cour et jardin, et enfin, pour plus de détails, le curé met à votre disposition cheval, bœufs, charrette pour la culture et les transports. Il nous a envoyé trois belles vaches, des poules et poulets, des oies, une petite et jeune famille de cochons ; nous avons les veaux dans un parc et tous les jours les mères reviennent leur donner un peu de lait ; on prend le reste aussitôt et quand le pasteur a sa portion, tout le reste nous est abandonné et pourrait presque suffire à notre nourriture ; mais nous trouvons de bons légumes et du jambon à 5 sols ½. Nous n’avons rien à attendre des Sauvages, à peine si nous pouvons fixer l’inconstance des enfants et amuser leur paresse de quel 208

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ques petits ouvrages. La langue est extrêmement difficile, mais l’alphabet qui a quatre lettres de moins que le nôtre se prononce comme en français ; les maîtresses ont pu facilement apprendre à lire, et apprennent aux enfants (comme on enseignerait à lire en latin à des enfants), mais ici les enfants, dont aucune ne savait lire, comprennent les mots que nous ne comprenons pas. Voici le Gloria Patri : Kelchiwa wendagosid, gaie wegossimind, gaie wenijitchit Manito, epitchi rilchilwa wendagasibane gaies, gaie nougos kagini gaie ; apine, apine gaie keabi, missa kagini kenigi, apeingi (amen). Dieu se dit : kije Manito ; homme : nenue ; femme mariée : kiwis ; soleil : kisis ; eau : bish ; lune : tepekekisis ; sel : siontaken ; maison : wigwane ; langue : dilkenonoaken ; doigt : oteshikuraish. Ajoutons à cette barbarie des mots de dix, neuf, huit syllabes, point de dictionnaire, de grammaire, un seul livre de prières ; je ne crois pas jamais apprendre une telle langue. Dis à Mme de Rollin16 que je lui écrirai après la lettre reçue qu’elle m’annonce. Dis à cette chère cousine et à ton épouse tout ce que tu sauras de plus aimable. Après avoir lu ma lettre, je te prie de l’envoyer à Mme Jouve pour laquelle j’ajoute ces lignes qui te seront communes. Adieu mon bon frère, je prie le Seigneur pour toi et espère te revoir dans une vie sans fin et toujours heureux. Ta sœur reconnaissante. Philippine [dans la même lettre] Philippine Duchesne à sa sœur, Mme Jouve Ce 12 septembre 1841 Ma chère et bien aimée sœur, Je pense que mon éloignement à six journées de plus ne t’a fait aucune peine : notre voyage a été heureux, nous avons trouvé un village de Sauvages chrétiens et en partie civilisés par de bons missionnaires du Michigan dont l’un a consommé pour eux 32 000 francs et le dernier les a accompagnés ici avec une santé déjà ruinée par les travaux et a fini saintement sa vie. 16  Élisabeth-Joséphine Rollin (1770-1850), fille de Claude et Marie-Charlotte Perier, cousine de Philippine Duchesne.



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Voici l’ordre de la journée qu’ils avaient établi : le matin, prière à l’église au son de la cloche, la sainte messe pendant laquelle on chante des cantiques en langue sauvage, catéchisme pour les enfants. Le principal repas à dix ou onze heures : il consiste principalement en maïs et en viande (beaucoup ont vaches et chevaux). Le soir, il y a encore prière commune, à l’église. Le samedi, le prêtre ne quitte presque pas le confessionnal, et le 15 août, ainsi qu’aujourd’hui, il y a eu plus de cent communions. Les hommes à l’église sont séparés des femmes et les garçons ont un surveillant la baguette à la main. Je suis témoin qu’ils en ont besoin. Les autres ne sont point las de plus longues cérémonies. Leur bon exemple attire continuellement des adultes qui demandent le baptême et dès qu’ils l’ont reçu, on ne voit plus de querelles, d’ivrogneries, de vols, de danses. Rien de si paisible que le village, on dirait même que les chevaux ont des pattes de chat ; les animaux nous sont bons comme les hommes. Plusieurs nations voisines (par nation on entend des tribus de mille, deux mille, trois mille, vingt mille hommes) demandent aussi des prêtres et veulent des églises ; elles n’aiment pas les ministres parce qu’ils ont des femmes. Je ne désespère pas de voir chez elles d’autres établissements ; si Alexandre pleurait de ne pouvoir continuer ses conquêtes, je serais tentée de pleurer de ne pouvoir, par mon âge, tirer de la barbarie tant de pauvres gens qui se détruisent euxmêmes par leur inconduite. Une femme, en étouffant son enfant à sa naissance, disait « Je ne veux pas qu’il soit malheureux comme moi. » Deux filles très grosses ont été grillées au feu pour, de leur graisse, arroser le maïs de la nation ; les efforts des voyageurs et des missionnaires qui allaient aux Rocky n’ont pu les sauver. Sans prévoyance, le diable que beaucoup adorent les rend esclaves de la faim. Alors des racines amères, les poux, les fourmis sont recherchés ainsi que d’autres mauvais aliments qui apportent des mortalités ; pour perpétuer la nation, on force les filles à se marier. Dis-moi, si on pouvait peu à peu changer tant de maux en la situation heureuse de notre village, ne ferait-on pas plus de bien que d’enseigner les ­sciences humaines ? Nos Sauvages sont vêtus décemment : une grosse couverture de catalogne au mois d’août n’est pas trop dure, les premiers vêtements sont très diversifiés et bizarres : j’ai vu sortir des hommes de l’église avec pantalon rouge, chemise blanche par-dessus, arrêtée par un 210

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large ruban bleu ; le costume élégant pour eux est au lieu de la chemise, une jolie camisole de femme avec pèlerine et deux fichus en sautoir de couleur vive. En voilà assez pour te prouver qu’il peut exister une vraie vocation pour notre état actuel, et que Dieu peut la bénir et la récompenser. Toute à toi dans le Cœur du bon Maître, Philippine Philippine Duchesne à Madame Jouve Ce 4 février 184217 Recommandé à saint Antoine S.C.J.M. Ma bien chère sœur, Tu sais déjà mon changement de demeure, mais partout mon cœur se porte vers toi et jouit de pouvoir t’assurer qu’il t’aime. Ma santé a beaucoup gagné dans ce pays, j’y ai repris des forces, une meilleure vue et conserve l’usage de tous mes sens, malgré ma soixante-treizième année. La nation des Potawatomi qui nous a bien reçues, quoiqu’on n’admette pas les Blancs sans permission, est une nation ou plutôt une tribu d’indiens, déjà en partie faits chrétiens, dans le territoire du Michigan. Le Congrès les a repoussés jusqu’ici moyennant une somme qui, tant que le paiement durera, les tirera de la misère. Nous les avons vus, du moins en partie, faire un bon usage de leur argent cette année, achetant des souliers, des chemises et des vêtements qui se rapprochent de ceux des Blancs ; mais la couverture est toujours de grand usage. Le christianisme change tellement ces malheureux qu’un païen est toujours connu à son extérieur farouche et misérable. Dans notre école, de bonnes petites filles commencent à lire en leur langue et d’autres aussi en anglais ; plus de vingt ont appris à filer et à tricoter ; mais avant nous plusieurs cousaient déjà très bien. Elles sont généralement fort intéressantes ; mais ont bien de la peine à se 17



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  Copie manuscrite, CVII 2) Duchene, Letter to her family, p. 153-154.

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fixer longtemps à une même chose. Le pasteur conduit la nation comme des agneaux. Adieu bonne sœur, fais prier pour moi ta chère Joséphine. Je ne t’oublie point devant notre commun Maître, ni toute ta famille, in Corde Jesu. Philippine Duchesne, r.s.c.j. Lucile Mathevon à Madeleine-Sophie Barat Sugar Creek, ce 5 février 184218 Ma très Révérende Mère, Si nous étions plus près d’une poste, je vous écrirais plus souvent que je ne le fais, mais en étant éloignées de plus de vingt-cinq lieues, il faut attendre les occasions. Heureusement nous en avons souvent et nous tâcherons d’en profiter afin de vous mettre toujours au courant de tout ce qui concerne notre petite mission indienne, qui jusqu’à présent paraît prospérer. Les soins et les bontés des Révérends Pères jésuites que nous avons le bonheur de posséder ici, contribuent grandement à sa prospérité. Ces pères se montrent tous dévoués au bien de notre établissement, ils se passeraient de tout plaisir plutôt que de nous voir manquer de quelque chose. Ils vont chercher les enfants dans leurs cabanes pour les amener à l’école. Tout l’été, nous avons eu cinquante petites filles à l’école et l’hiver trente. Plusieurs ont déjà appris à lire dans leur langue ainsi qu’en anglais. Mais ce qui leur est le plus nécessaire c’est de leur apprendre à travailler et c’est ce que nous faisons ; elles cousent, tricotent, filent et cardent très bien ; elles ont une facilité étonnante, mais on ne peut les tenir longtemps au travail, n’y étant point habituées ; ce serait gâter toute l’œuvre que de vouloir les y contraindre. Elles prennent alors le dégoût de l’école et ne reviennent plus. Il faut que nous soyons prudentes pour leur éviter le découragement et nous ne faisons rien sans l’avis des pères qui connaissent mieux que nous la manière de conduire les Sauvages. Tous trouvent qu’elles ont fait des progrès  Autographe, CVII 2) L. Mathevon : le texte original reste visible sous les corrections portées par le secrétariat général ; deux version corrigées, manuscrites, figurent par ailleurs en CVII 2) L. Mathevon. 18

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dans la civilisation. Nous avons fait des changements dans l’habillement des filles, tels que de leur faire porter des chemises, des robes d’indienne et de les leur faire faire à elles-mêmes. Elles avaient auparavant deux aunes de beau drap bleu autour d’elles sans être cousu, comme des langes, ce qui était peu décent ; je le leur ai fait coudre ; pour cela il suffisait que je leur donnasse le fil et elles le faisaient aussitôt. Grâce aux soins et au zèle infatigable des pères, la mission des Potawatomi de Sugar Creek va très bien ; nous avons le bonheur de voir une grande ferveur parmi eux. Tous les dimanches plus de cent approchent de la sainte table et aux grandes fêtes telles que Noël, jusqu’à quatre cents à une seule messe. Dans ce grand nombre, il y a de saintes femmes, quoique Sauvages, qui ont su toucher le Cœur de Jésus. Deux fois la sainte hostie s’est échappée de la main du père et à un pied de distance est allée se reposer sur la langue, ou plutôt sur le cœur, de deux de ces bonnes femmes. Une autre vient de mourir cette semaine ; elle avait été instruite par la Sainte Vierge, elle la voyait souvent, à ce que m’a dit le père Aelen, son confesseur, et elle pratiquait des vertus héroïques. Voilà ce que peut la religion sur nos pauvres gens des bois ; avant de la connaître, c’étaient des hommes remplis de toutes sortes de superstitions et qui avaient commerce avec le démon ; ils faisaient leurs dieux de certaines médecines, dansaient devant elles etc… et c’est ce qui est le plus difficile de leur ôter. Il faut que les missionnaires usent d’adresse pour les attitrer. Le père Aelen est celui qui réussit le mieux : il va chez celui qu’il sait avoir de telles médecines et fait le malade : il a mal à l’estomac, le Sauvage s’empresse de le soulager, à chaque petit suc qu’il donne : « Ce n’est pas cela, dit le père, donnez-moi tout le sac, je le trouverai bien ». Quand il l’a, il dit : « Oh ! je suis mieux, à présent vous êtes bon chrétien, mais il faut venir vous confesser. » Le Sauvage va et bientôt il est changé. Chaque dimanche, il y a des baptêmes de grandes personnes. La plus grande difficulté consiste à tenir en ordre et à éviter qu’on leur apporte des liqueurs fortes, c’est aussi à quoi l’on veille davantage. Il n’y a point de Blancs parmi eux ; ils ont pour eux tout le territoire indien du Missouri ; on chasse les Blancs qui viendraient s’y établir. Les missionnaires, ainsi que nous, y avons été admis par les agents des Sauvages et agréés par les Sauvages.

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Ma Révérende Mère, j’implore votre charité ; nous pourrions faire un bien incalculable si nous avions le moyen de prendre les filles pensionnaires de la nation des Osages qui est à dix lieues de nous. Ils désirent nous en envoyer, mais nous n’avons pas les moyens pour soutenir cette œuvre. Toute cette nation vit dans le paganisme, il est pitoyable de les voir nus, barbares, c’est là où l’on voit la misère humaine… et voilà des filles qui seraient instruites, qui instruiraient leurs parents et qui donneraient entrée aux pères pour aller les visiter. Je le répète, le bien que l’on ferait est incalculable. Il ne faudrait pas beaucoup pour en avoir dix, avec lesquelles on commencerait cette œuvre. Nous espérons avoir cette année un grand champ de maïs, un jardin et élever des bestiaux. Alors on sera bien et on pourra faire davantage pour la gloire de Dieu. Nous ne commencerions pas sans avoir votre permission et sans avoir aussi les moyens pour continuer, mais je m’adresse à la charité de toutes nos Révérendes Mères et des personnes riches pour nos pauvres hommes et femmes des forêts. La bonne mère Duchesne vieillit beaucoup, elle est souvent souffrante, la vie est trop dure ici pour une personne de son âge. Mère O’Connor qui est ici avec moi est toujours une parfaite religieuse, elle s’acquitte bien de ses emplois, ses enfants profitent beaucoup. Je peux en dire autant de sœur Louise Amyot. Nous sommes très unies et très heureuses ; nous ne méritons pas une telle vocation et nous désirons y mourir, si vous voulez nous laisser avec nos Sauvages. Oui, il y a à souffrir ici de la solitude où nous sommes, éloignées de tout ce qui pourrait flatter la nature, mais j’y suis contente et si je pouvais seulement aider à sauver une âme, je serais trop récompensée. Le salut de ces pauvres gens est tout mon désir. Je me recommande à vos saintes prières afin de ne pas gâter l’œuvre de Dieu. Je ne suis exposée que de cela… nous suivons ici tous nos exercices religieux. Tous les quinze jours le saint père Aelen nous donne une instruction religieuse, ces pères ont mille bontés pour nous. Si quelqu’une des nôtres baise les pieds du Saint-Père, qu’elle le fasse aussi pour moi et pour mes Sauvages : lorsque je leur dis que le Grand Prêtre les aime, ils sont dans la joie. Recevez ma très Révérende Mère l’assurance de mon sincère attachement et du profond respect de votre indigne fille. Lucile Mathevon, r. du S.C.J. 214

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Philippine Duchesne à Madeleine-Sophie Barat Sugar creek, chez les Potowatomies, ce 28 février 184219 Recommandé à saint Antoine de Padoue Ma très Révérende Mère, Nous venons d’apprendre dans notre village que vous rappelez promptement notre mère provinciale auprès de vous ; et elle nous annonce qu’à moins d’un contre-ordre, elle ne pourra nous visiter ; nous sommes toutes affligées de cette nouvelle et n’ayant pas le temps suffisant pour vous exprimer le besoin de la voir, pour régler toutes choses avec nos guides, notre consolation unique est de penser au plaisir que vous éprouverez en la revoyant et au grand soulagement qu’elle apportera à vos immenses travaux. Nous bénissons Dieu du retour de votre santé et ne cessons de solliciter sa conservation. Les nôtres ont toutes gagné chez les Indiens. Il ne nous manque rien pour la nourriture avec nos bonnes vaches  ; les autres aliments valent ceux des grandes maisons des États-Unis. Il n’y a que le logement qui offre des sacrifices, n’ayant encore qu’une maison de bois de dix-neuf pieds. Les bois sont préparés pour l’agrandir plus que de moitié, mais les ouvriers manquent ; les Sauvages ne sont pas des travailleurs. Les hommes qui ont bâti l’église prenaient dix francs par jour et leur nourriture en coûtait cinquante par semaine. Elle a été construite aux frais du gouvernement, qui dépense beaucoup pour la civilisation de ces pauvres nations, et avance peu ; aucune de ses écoles n’a pu subsister. Cette nation est la plus avancée, depuis un an surtout ; chaque individu a reçu 175 francs cette année et la présidence a proposé à ses députés 50 000 francs pour fournir au défrichement des terres qui seront ensuite partagées ; on leur a construit un moulin à farine et des métiers qui attendent déjà qu’on veuille bien s’en servir. Le père provincial n’a rien pu obtenir pour ses missionnaires et pour notre école ; mais nous avons fait le plus coûteux pour notre bâtisse. Croirait-on, et je l’ai vu, que huit bœufs n’ont pu transporter une des pièces de bois fendue pour la maison, il en a fallu dix et douze 19  Autographe, CVII Duchene c) writing Box 2, Letters to Sainte MadeleineSophie.



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attelés à un même wagon pour charrier en quatre jours les planches des deux planchers qui étaient déjà à moitié chemin du lieu où elles avaient été sciées ? J’ai l’espérance, quand les grosses pièces seront élevées par les Sauvages l’une sur l’autre (cela ne coûtera que la nourriture de vingt ou trente hommes pendant deux jours) qu’un des frères qui a bâti pour les pères pourra au moins diriger ce qui restera à faire ; ce que vous avez eu la bonté de nous donner y suffira ; mais je ne pense pas qu’on puisse y trouver une petite chapelle. Madame de Rollin a voulu m’envoyer quelque chose (500 francs), mais la lettre n’a pas été acceptée ; je l’ai écrit à mon frère ; si elle n’est pas morte dans l’intervalle, je pense que cela viendra et je vous demande que ce soit uniquement pour une petite chapelle en bois, près la place où doit se bâtir une grande église en pierres : ce serait alors notre place. Nous en avons une près du confessionnal dont nous sommes sans cesse chassées quand il s’y présente quelqu’un, et c’est souvent le dimanche où il y a toujours beaucoup de communions dans cette bonne nation. On assure que le cimetière renferme des corps saints ; aussi dans mes promenades solitaires c’est mon terme et là, à genoux, je sollicite le bonheur d’avoir mes os réunis aux leurs. J’éprouve cependant les mêmes mouvements pour la mission des Rocky montagnes, ou toute autre semblable, que j’éprouvais en France pour servir en Amérique, et puis y étant, pour les pays sauvages. On dit qu’aux Rocky, on vit plus de cent ans ; ma santé étant rétablie et n’ayant que soixante-treize ans, je pense que j’aurai au moins dix ans de travail. D’autres fois, je crois le plus parfait d’attendre les événements qui doivent décider de mon sort. Voyez, ma Révérende Mère, si vous voulez m’autoriser à aller ailleurs, si on me veut, et cela est encore fort douteux ; car ici, je ne suis qu’une charge sans aucune occupation, de plus on se méfie de moi et il est hors de doute qu’on me verra partir avec plaisir. Je m’étais aperçue dès les premiers jours qu’on me voudrait ailleurs. J’ai su que sur quelque mécontentement d’un père, on lui a dit que j’avais parlé, il a répondu que NON, et néanmoins il y a toujours des recommandations de ne rien me dire. Un des missionnaires a eu la permission de rester dans les missions tant qu’il voudrait, on l’aurait cependant bien voulu au collège. C’est ce qui me fait espérer une faveur semblable. Les causes qui augmentent la méfiance sont : 216

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1°) que j’ai montré le désir qu’on ait la messe pour nous ; 2°) qu’on ne prenne pas d’enfant gratuitement ; 3°) qu’on ne les laisse pas sortir à toute heure, s’absenter la nuit et plusieurs jours chez leurs parents ; 4°) que dès qu’on veut, on ne peut pas les punir, qu’on n’ait que des externes ; 5°) qu’on ne les nourrisse pas mieux qu’à Saint Louis ; 6°) qu’il y a pas d’emplois désignés. Le plus ancien des missionnaires dit qu’il faut en passer beaucoup et gagner l’affection des enfants par tous les moyens possibles. Malgré cela il n’a pas pu en conserver vingt qu’il nourrissait et qui se sont tous en allés. Il a ajouté qu’il y a une tout autre manière d’agir avec eux qu’avec les Blancs, qu’ils n’oublient jamais un refus ou un reproche ; que les supérieurs de loin ne peuvent faire un règlement pour eux ; il est d’avis qu’on reçoive les petites filles qui sont trop loin pour venir ‹comme› externes, qu’on compte sur la Providence. C’est le plus habile pour la langue : il a envoyé au ‹supérieur› général ce qu’il veut faire imprimer, promet de faire un dictionnaire, de prêter une grammaire, et avec ce secours, il pense qu’en trois mois on pourrait s’entendre ; j’ai peine à le croire, d’autres en deux ans sont peu avancés dans cette langue si difficile, où on ne trouve pas un seul mot qui ait rapport aux nôtres. Ils s’en trouvent d’hébreux et de grecs et ce père en conclut que les Sauvages descendent des Juifs. Je suis honteuse d’abuser de votre temps, mais je sais que vous êtes mère et mère la plus indulgente. Daignez bénir votre fille qui est à vos pieds, la plus mauvaise mais la plus dévouée de vos filles. Philippine Duchesne, r.s.c.j.



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amérique latine L’INSTALLATION DES PREMIÈRES SŒURS DE PICPUS À VALPARAISO (1838-1841) C h a nt a l Pa is a n t

Les premières missionnaires de la branche féminine de la congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie et Adoration perpétuelle du ­Très-Saint-Sacrement de l’Autel, autrement appelée Sacrés-Cœurs de Picpus, arrivent en Amérique latine en 1838. Les pères et frères les ont précédées. Ils ont déjà développé une mission à Hawaï et dans les îles Gambier et, depuis 1834, ont laissé dernière eux, sur le continent sud américain, le père Chrysostome Liausu, chargé de leur procure à Valparaiso. C’est depuis ce port d’escale pour les missions du Pacifique que va se négocier l’arrivée des sœurs. À Valparaiso, les pères ont un précieux contact : un Franciscain espagnol, le père Caro, rescapé d’un naufrage, fort estimé des autorités locales. Dès 1835, le père Marie-Joseph Coudrin, cofondateur de la congrégation avec la mère Henriette Aymer de la Chevalerie (en 1800), s’adresse à lui pour faciliter la venue des sœurs. Le père Liausu, de son côté, intervient auprès de Diego Portales, vice-président de la jeune république, indépendante depuis 1818 : le décret d’approbation du projet est signé le 4  février 1836 et parvient six mois plus tard à Paris. La mort du père Coudrin, en mars 1837, retarde un peu les choses ; il faut aussi attendre le retour du père Caret, en provenance des îles Gambier et qui doit accompagner les sœurs. Le voyage durera trois mois : parties de Pauillac le 27 mai 1838, les douze premières sœurs missionnaires de Picpus atteignent finalement Valparaiso le 31 août. Des renforts arriveront en 1841, puis après le naufrage du brick Marie-Joseph où les frères et sœurs de Picpus perdront vingtquatre des leurs, d’autres arriveront encore en 1848 et 1850. En cinquante ans, les sœurs créeront une douzaine d’établissements d’éducation, du Chili au Pérou en Équateur, puis en Bolivie : Valparaiso (1838), Santiago du Chili (1841), Lima (1849), Copiapo (1854) – maison déplacée plus tard à Los-Perales, La Serena (1856), Ica (1858) – fermée en 1865, Quito (1862), Cuenca (1863), Riobamba et Guayaquil (1873 et 1874)  – la maison de

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Guayaquil sera détruite par un incendie en 1898 – Arequipa (1878), La Paz (1883). Parmi les figures marquantes, émerge celle de Cléonisse Cormier (1803-1868)1, première supérieure de la mission. Elle a trente-cinq ans lorsqu’elle prend la mer pour la première fois. Elle fondera les quatre premiers établissements avant de rentrer définitivement en France, en 1855. Personnalité exaltée, vivant dans le culte des fondateurs, elle se fâchera avec les nouveaux supérieurs généraux et mourra avec le sentiment d’une trahison de l’œuvre et d’une ingratitude à son égard. Elle a laissé dernière elle près d’un millier de pages manuscrites, jamais éditées : des mémoires, rédigés au retour en France, plusieurs fois repris, jamais achevés. Avec un lyrisme parfois un peu pesant, ils ne manquent pas non plus de détails piquants et constituent un témoignage de première main sur les conditions d’installation des sœurs. C’est à ses Souvenirs, rédigés sous forme de lettres à une sœur de sang, nommée Arsène, que nous empruntons les pages qui suivent. Cléonisse Cormier y intègre des lettres à sa supérieure générale, retrouvées dans les archives de Paris, au moment de son retour en France. Nous complétons de notre côté les Souvenirs, par des documents extraits de son abondante correspondance avec les autorités. En corroborant les dires de la narratrice, ils offrent des échantillons d’un style à l’espagnol que Cléonisse s’efforcera d’imiter (une fois la langue apprise, laborieusement sur place). La préparation au départ est en effet toute spirituelle… Et c’est en les confiant « à la grâce de Dieu » que mère Françoise de Viart, deuxième supérieure générale de l’ordre2, a envoyé ses douze premières missionnaires au-delà des mers. Elles arrivent à Valparaiso avec 25 F en poche ! Les soutiens politiques et ecclésiaux, la demande sociale, et aussi la volonté et la débrouillardise de la mère Cormier, expliquent le succès. Les sœurs vont bénéficier du soutien du consul de France, en la personne du vicomte de Cazotte. Diego Portales ayant été assassiné peu avant leur arrivée (en 1837), l’intervention de l’évêque de Santiago, celle du curé et de la municipalité de Valparaiso permettront aux sœurs d’obtenir le décret d’approbation du président Joaquin Prieto (1831-1841). L’éducation proposée va au-devant

  Deux ouvrages en espagnol témoignent de l’œuvre de Cléonisse Cormier et des sœurs de Picpus au Chili : Maria de Los Angeles Corcuera E. ss.cc., Cleonisse Cormier ss.cc. Mirando nuestra raíces en América del Sur, Congregacion de Los Sagrados Corazones, 1996 ; Maria del Carmen Pérez W. ss.cc., Semillas y cantares, Historia de las religiosas de los SS.CC. en Chile, 1838-1998, Pehuén Editores, 2003. 2  Françoise de Viart (1772-1850) est supérieure générale de 1834 à 1850. 1

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des attentes de l’élite sociale. En dépit des difficultés, et de la concurrence des écoles protestantes (considérées par Cléonisse Cormier comme suppôts de Satan), les pensionnats de Valparaiso et de Santiago vont s’implanter et prospérer. Mais pour l’heure, et selon la tradition picpucienne, il s’agit d’abord d’ouvrir la classe des pauvres, c’est ainsi que s’inaugure un nouvel établissement. Nous centrons ce chapitre sur l’arrivée et l’installation à Valparaiso, l’ajustement de l’offre d’éducation et les négociations pour la classe gratuite, la première visite à l’archevêque de Santiago en vue du second établissement dans la capitale.

Mes souvenirs – Lettre 73 Mon Arsène bien-aimée, Baie de Valparaiso4 Qu’il y a loin de la baie de Valparaiso aux fertiles et belles plaines de la Sarthe ! C’est par plusieurs milliers de lieues qu’il faut compter : environ une demi-douzaine… Tu en es effrayée. Eh bien, figure-toi là, dans ces plages lointaines, sur le point de mettre pied à terre après trois longs mois de navigation où l’œil n’avait en vue que le ciel et l’eau salée, apercevant un nouveau panorama jusqu’alors inconnu pour toi  ! Oh oui, le cœur bat plus fort qu’à l’ordinaire, n’est-ce pas ? Ce fut le dernier jour du mois d’août de l’année 1838 que nous arrivâmes dans le port de la seconde ville du Chili. Cependant la Zélima ne jeta l’ancre que le lendemain matin, par prudence, parce qu’il était tard, la veille, lorsqu’elle arriva en vue de cette terre étrangère. 3   Les extraits des Souvenirs de Cléonisse Cormier, comme l’ensemble des documents cités dans les pages qui suivent, sont des manuscrits figurant dans les Archives générales des sœurs de Picpus, Rome. Dans les premières lettres de ses Souvenirs, Cléonisse Cormier a raconté sa désignation pour l’Amérique, le voyage de Paris à Bordeaux et le voyage en mer de Pauillac à Valparaiso. 4   Les sous-titres sont de Cléonisse Cormier. Elle ajoute des numéros aux différents paragraphes. Nous les avons supprimés ici pour ne pas alourdir le texte inutilement.



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Valparaiso se divise en deux parties distinctes. Celle qui borde la rade s’élève en amphithéâtre sur trois montagnes appelées cerros en langue du pays : on la nomme puerto, mot espagnol qui signifie port de mer. C’est là qu’est la douane et tout le grand commerce. C’est aussi dans cette partie de la ville qu’est le Monte Allegre des Anglais, c’est-à-dire leur Champs Élysées. Là sont réunis les protestants, en majeure partie. Là aussi est leur temple, qui n’était pas fini lors de notre arrivée. À ce sujet, un peu plus tard, je te ferai noter une coïncidence qui m’a frappée car elle a un grand sens à mon avis. L’autre partie de Valparaiso, ‹à› l’extrémité occidentale de la ville, couvre une plaine que l’on nomme Almendral, ce qui signifie lieu des amandiers, parce qu’il y en avait une plantation qui a fait place aux cabanes d’abord, puis à des maisonnettes. Triste nouvelle Dès que nos missionnaires français apprirent l’arrivée de la Zélima, pensant nous y trouver, d’après la lettre de notre supérieure générale qui nous avait précédée, ils se mirent en mer et après quelques minutes de navigation leur barque atteignit notre navire. Montés à bord, le Révérend Père Jean de la Croix Amat en tête, nos missionnaires nous saluèrent. Après les civilités d’usage, qui ne furent ni longues ni gaies, le père supérieur me dit : – Madame, j’ai une triste nouvelle à vous apprendre. – Quelle est-elle, mon Révérend Père ? – Probablement que vous ne pourrez mettre pied à terre et que vous repartirez de suite pour France. En ce moment, défense est faite de vous laisser débarquer. À l’instant nous allons néanmoins parler à Monseigneur de Santiago qui, pour la première fois de sa vie, se trouve à Valparaiso. Sa Grandeur a beaucoup d’influence sur les autorités civiles, peut-être les fera-t-il accéder à nos désirs. À bientôt mes dames. En attentant redoublez de ferveur. Sur ce, nos bons missionnaires partirent. Pauvres et vertueux apôtres ! Qu’ils étaient maigres et pâles ! J’en fus émue de compassion. Voilà, bonne Arsène, de quelle manière cette fondation a débuté. Rien n’arrive sans l’ordre ou la permission de Dieu, tu le sais. Nous avons dit que Monseigneur l’archevêque de Santiago, pour la première fois, est venu visiter la seconde ville de son diocèse. Bien. 222

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Mais pourquoi s’y trouva-t-il précisément à l’heure de notre arrivée ? Pourquoi ni avant, ni après ? – C’est parce qu’alors il y avait une mission à Valparaiso. – Mais pourquoi cette mission se donnait-elle positivement lors de notre débarquement, que l’on ignorait ? – Ce fut par hasard… Hasard ! Vain mot, chimère… C’est là une de ces expressions vides de sens. Le hasard ne signifie rien, n’est rien. Dieu est…. Il ordonne et règle tout selon ses desseins. La Providence coordonne tous les événements… Ce fut par un de ses procédés, fin et tout rempli de tendresse maternelle, que Monseigneur fit donner une mission à cette époque. Époque où il était dans les intentions du Très-Haut de faire commencer une autre mission… Mission nouvelle pour le Chili, où jamais religieuses étrangères n’avaient abordé. Dieu savait qu’il y aurait des difficultés et que l’influence qu’exerçait le saint prélat, plus encore par ses hautes vertus que par son grand savoir, pourrait contribuer à les faire disparaître. […] Promenades maritimes Monsieur du Haut-Cili, amiral ou commandant de la corvette l’Ariane, ami dévoué des missionnaires français, nous honora de sa visite. Après nous avoir saluées d’une manière gracieuse et polie, il se mit à notre disposition pour tous les services maritimes, demanda notre heure pour le débarquement, afin d’envoyer ses canots et ses gens opportunément. Nous le remerciâmes et lui fîmes part des difficultés inopinées. Un envoyé ayant annoncé l’arrivée de l’archevêque de Santiago, Monsieur du Haut-Cili se retira en nous réitérant ses offres obligeantes. Monseigneur Vicuñia m’a-t-on dit, n’avait jamais vu la mer. Néanmoins, dès que sa Grandeur sut l’arrivée des religieuses françaises, elle se hâta de venir à bord de la Zélima, accompagnée de l’élite de son clergé. Le capitaine reçut ou fit recevoir ces messieurs, qui bientôt vinrent nous saluer dans notre chambre où nous attendions, avec une confiance mêlée d’anxiété, la réponse du Révérend Père Jean de la Croix. Monseigneur de Santiago, ni ses prêtres, ne sachant parler français, ni nous l’espagnol, nous ne nous comprenions point. Un tru

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chement eût été nécessaire. La visite de ces messieurs fut courte. De part et d’autre, chacun s’efforça de payer de bonne mine et de révérences. Bientôt ils voguèrent de nouveau vers la rive et non en pleine mer. C’était un sujet d’espérance… Espérance que tu es douce… mais, dis-moi, réaliseras-tu mon espoir ? La journée du premier septembre 1838 nous parut bien longue, car aucune nouvelle n’arrivait jusqu’à nous. Allant et venant, comme dit le conte Barbe-bleue de la jeune épouse éplorée, en vain nous eussions crié : « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? ». La réponse eût été : « Je ne vois que le soleil resplendir et ses lueurs purpurines refléter dans l’océan. » Si, continuant d’imiter les allures des deux sœurs citées, nous eussions répété : « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » Nous eussions pu répondre : « Je vois des cavaliers lançant leurs coursiers à toute bride vers ces lieux. » En effet, sur les quatre heures du soir, nos yeux, qui constamment s’étaient tenus fixés sur la mer, aperçurent des barques venant à toute rame vers notre navire. Ô barque d’espérance arrive, arrive, arrive vite, vite, prestissimo ! Deo gracias : le vénérable prélat est de nouveau sur les eaux, ses ecclésiastiques et les missionnaires français l’accompagnent… Pour la deuxième fois, le même jour, sa Grandeur monte à bord de la Zélima, s’avance et nous bénit. Sur le front des missionnaires nous lisons : victoire, victoire ! Et ces messieurs se hâtent de nous dire que Monseigneur nous apporte une bonne nouvelle. Les pourparlers avec les autorités civiles avaient eu les plus heureux résultats. Enfin, nous avions un bon truchement. Continuant de parler au nom de sa Grandeur, qui tenait fixé sur nous un regard tout paternel, ils nous dirent que Monseigneur Vicuñia avait obtenu la permission de nous faire débarquer, de nous conduire à notre habitation et que nous pouvions y aller en toute confiance… Le commandant du Haut-Cili, qui avait fait mener ces messieurs à bord de la Zélima, avait eu l’obligeance d’envoyer une barque assez grande pour nous douze et d’autres pour nos effets. Débarquement Au moment de descendre, je passai la première dans le but d’aider mes bonnes compagnes. À peine étais-je au milieu de l’escalier, dont une extrémité est fixée au pont du navire et l’autre à la surface de 224

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l’abîme, la Zélima éprouva une espèce de roulis. Ce mouvement me fit perdre l’équilibre. Alors je saisis un des cordages qui se trouvait près de ma main droite. Dans ce moment il y eut non une panique, mais une terreur générale. Le cordage sauveteur n’était pas amarré. Il me suivit, et nous nous penchions ensemble vers l’abîme. Déjà mon pied gauche prenait un bain marin… Grâce à Dieu, l’officier présidant les gens de la chaloupe, bien attentif à son devoir, s’élance avec la rapidité de l’éclair vers moi, me saisit fortement le bras et me fait reprendre mon équilibre… […] L’un des capitaines de la Zélima, que l’on nommait le second, haletant, accourut au secours… Plein d’effroi qu’il en arrivât encore autant, il se tint au haut de l’escalier sans rampe, sur le palier, si je puis me servir ici de cette expression, tenant mes sœurs par une main tandis que moi, du bas de l’escalier, j’atteignais l’autre main. Ainsi elles arrivèrent toutes sans peur ni accident. Je t’assure, ma bonne amie, qu’il y a bien des précautions à prendre en pareil cas, surtout pour quelqu’un qui n’a pas l’expérience des voyages sur mer : plus encore pour des dames gênées par leurs jupons et robes qui, trop souvent, s’accrochent çà et là. Dès que nous fûmes toutes dans la chaloupe, l’officier donna le signal d’usage. Alors les marins, qui étaient nombreux, nous présentèrent les armes. Je n’ai rien vu d’aussi gracieux dans tous mes voyages maritimes. Représente-toi une douzaine d’hommes faisant une évolution spontanée, portant leurs armes en avant, à l’instar du militaire portant son fusil en avant pour faire honneur aux officiers d’un haut grade. Il y avait là quelque chose d’imposant ! Nos Français se reconnaissent partout, sur mer comme sur terre, dans l’étranger comme dans la patrie. L’œil expérimenté et attentif les distingue promptement entre les individus des autres nations, des Anglais spécialement. Nous étions loin de penser que Monsieur le commandant nous ‹ferait› faire de tels honneurs, nous rend‹rait› de si grands services et le jour du débarquement et plus tard. Ses procédés furent notés et nous favorisèrent. Nous voguâmes doucement jusqu’au débarcadère. Monseigneur et ses ecclésiastiques nous y avaient devancées, avaient déjà mis pied à terre et nous y attendaient. Bientôt notre tour arriva. Ce ne fut pas sans émotion que nous foulâmes pour la première fois le sol améri

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cain, malgré que nos cœurs soupirassent depuis longtemps pour la rive étrangère. Qu’il y avait là des spectateurs à nous toiser de pied en cape ! Mais ils n’étaient ni noirs, ni bronzés fortement. Cependant c’était le peuple, je pense, et non des personnages distingués. À un simple signe du vénérable prélat de Santiago, tout ce monde tomba à deux genoux dans la poussière. Nous y étions aussi, mais sur la grève, où nous attendions les ordres de sa Grandeur. Il régnait un profond silence sur toute la plage, où chacun se tenait alors recueilli, respirant après une très grande faveur : la bénédiction du saint. Elle ne se fit pas attendre. La main pastorale s’éleva, tandis que des prières […], glissaient sur les lèvres du saint archevêque […]. Américains et français, réunis sous la houlette du bon pasteur et formant un même troupeau, se tenaient inclinés, ouvrant leurs cœurs à une douce espérance. Hélas ! Non loin des bords de la mer se trouvait déjà un autre troupeau : il n’était pas sien… Que le cœur paternel du saint archevêque eût été heureux si, dans ce moment solennel, sa Grandeur eut pu dire : « Habitants de Valparaiso, tous vous êtes mes ouailles tendrement aimées de votre pasteur unique. » […] Ah ! Il n’en était pas ainsi, tu le verras plus tard. Après cette troisième bénédiction donnée par Sa Grandeur en présence de tant de monde, le saint prélat nous dit avec bonté  : « Mesdames, veuillez vous mettre en rang, deux à deux. Suivezmoi. » (Señoras, en orden, de dos en dos. Me seguirán). Le Révérend Père Jean de la Croix Amat se mit en tête du rang et y marcha jusqu’à notre maison, qu’il désigna lorsque nous y arrivâmes. Monseigneur nous précédait aussi. Ses ecclésiastiques et nos missionnaires français étaient de distance en distance de chaque côté de la petite phalange. Il n’eût pas été facile de nous aborder. En vain le peuple, qui suivait en foule compacte, l’eût essayé. Une seule grande rue En 1838, Valparaiso présentait un aspect triste, malpropre. À un très petit nombre d’exceptions, les habitations étaient de simples maisonnettes ou chaumières. Les premières couvertes en tuiles creuses et les dernières en paille. Point de pierres de taille, point de briques comme les nôtres. Les murs se construisent en grandes briques de terre séchée au soleil. On les fait ainsi à cause des tremblements de 226

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terre, parce que ce genre de maçonnerie est élastique et adhérent, tenace. Il n’y a qu’une grande rue à Valparaiso. Ce mot signifie « vallée du paradis ». Elle commence au port et continue jusqu’à l’Almendral où notre maison est sise. Il nous fallut environ un quart d’heure pour nous y rendre : çà et là, se voient d’étroites ruelles qui conduisent à la campagne. Pendant le petit trajet, de la mer à notre logis, plus d’une chose nous gêna. L’odorat éprouva une sensation non agréable, car ce n’était pas l’odeur de la rose, mais bien les émanations des malpropretés et du suif qui nous assiégeaient. Du moins nous le crûmes ainsi. Mais un peu plus tard nous apprîmes que c’était l’odeur du savon de ce pays. Là, on suit une autre méthode que nous pour le lavage du linge. On n’y fait pas la lessive. Le savonnage y supplée. Quant à la blancheur, je donne la préférence à leur savonnage, mais quant à la propreté, la lessive doit avoir le prix. Leur linge est d’une blancheur éblouissante. J’en fus spécialement frappée en voyant arriver nos ouvriers, maçons et autres, qui certes ne sont pas riches ni cossus en leurs vêtements, mais tous laissaient voir sur leur poitrine une chemise plus blanche que la neige. Voici, à peu près, comment ils atteignent ce degré de blancheur. D’abord ils savonnent le linge, le laissent ainsi dans l’eau plusieurs jours, puis l’en retirent après en avoir extrait la saleté. Après cela ils le savonnent de nouveau et l’étendent au soleil. Il reste là, au séchoir, jour et nuit jusqu’à ce qu’il soit parvenu au degré de blancheur que l’on désire. Nous n’avons pas adopté cette méthode pour le linge ordinaire, parce que l’odeur de leur savon nous suffoquait. Dix-sept années n’ont pas suffi pour m’y habituer. Pour nous, nous avons été assez heureuses pour nous procurer du savon français ou d’autre à peu près égal. Avec ma digression je t’ai amusée peut-être et maintenant tu désires que je continue mon histoire. Bien, bien. Entre les plus grands personnages du Chili, les douze religieuses françaises cheminaient droit à leur communauté future. Arrivées là, nous entrâmes dans une cour carrée entourée de bâtiments. Si ce n’était pas la plus belle maison de Valparaiso, du moins elle pouvait occuper le second rang. Nous nous assîmes à la française, nos bons missionnaires ayant donné ordre qu’on nous achetât des chaises – malgré que ce fût un objet de

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luxe dans le pays, où les habitants s’asseyaient sur leurs talons. Après quelques minutes de repos, non inactif, Monseigneur de Santiago parcourut la maison, la bénit, puis nous entrâmes à la chapelle. Il n’y eût point de bénédiction du Saint Sacrement, parce qu’elle était sans réserve. Mais des chants d’action de grâces furent entonnés ! Mon Dieu, comme vous remplissez les cœurs d’une suave émotion. Ah ! Faites que nous ne les oubliions jamais et que nous les goûtions encore ensemble dans la céleste patrie, et toujours, toujours… Plus de séparation ! Après nous avoir bénies, une quatrième fois, sa Grandeur se retira avec quelques prêtres. D’autres restèrent avec des messieurs et dames pour arranger nos bagages à leurs places ou à peu près. Il faisait nuit, les missionnaires qui avaient commandé le souper le firent apporter. Nous nous mîmes à table avec plaisir, l’appétit faisait appel… Mais, me dit une de mes compagnes, regardez donc ce personnage ? (Elle désignait tout bas) Quel étrangeté de costume ! Est-ce une femme ou un homme ? Je n’en sais réellement rien… Ne voulant pas la laisser dans le doute, je fis la question à l’un des missionnaires qui mangeait près de moi. Il partit d’un éclat de rire… Eh bien ? Eh bien ! c’était un religieux de ses amis, bien encapuchonné… Tout le monde se retira… Les portes fermées, nous nous couchâmes… Bonne nuit, ma sœur chérie, repose-toi aussi. Sœur Cléonisse Mes souvenirs – Lettre 8 Chère sœur, mon amie intime, Maison à la chilienne Il doit te tarder de savoir comment nous avons passé la première nuit, je pense…Grâce à Dieu, nous avons bien dormi. Aucune frayeur panique n’a troublé notre sommeil. Grâce aussi à la charité de nos 228

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missionnaires, notamment du Révérend Père Jean de la Croix Amat, notre supérieur, nous trouvâmes douze lits en bois, tout neufs, bien disposés dans la même salle. Nous n’eûmes qu’à y mettre nos matelas, draps, couvertures de voyage. Ce fut donc bientôt prêt, et très opportun, car notre fatigue acquérait de la recrudescence chaque jour au point que plusieurs blêmissaient. Dès que l’aube du jour parut, nous nous levâmes. Il n’était pas tard, parce que le Chili ayant les saisons à l’inverse des nôtres, le 2 septembre les jours égalent ceux d’Europe vers le 2 mars. Toilette terminée, nous allâmes à la chapelle pour la prière, la méditation, l’office. La portière ne tarda pas à annoncer l’arrivée d’un missionnaire venant nous dire la messe. C’était le Révérend Père Jean de la Croix Amat. Après le saint Sacrifice, l’action de grâces, le déjeuner, nous visitâmes notre maison, que nous ne connaissions point encore en détail, fort heureusement pour notre repos de la première nuit, car nous aurions eu plus d’une panique probablement… Mais avant de passer outre, je veux te parler de nos cuisinières chiliennes. D’après les conseils du Révérend Père Jean-Chrysostome Liausu, une vertueuse famille, la mère avec trois de ses filles, nous avait précédées dans notre maison pour y préparer notre repas, et à notre arrivée et les jours suivants. La nouvelle communauté était mal close : çà et là, des brèches faites par la force ou par vétusté ne nous inspiraient rien. Rien que la confiance, car quiconque eût voulu nous nuire, ou du moins nous faire peur, n’y eût pas trouvé grand obstacle. Cette explication t’est nécessaire pour plus tard. Tu ferais bien de la mettre dans ton calepin. En outre, notre œil fut surpris en avançant dans les cours, non par l’effroi de nouveaux dangers, mais par le noir qui tapissait leurs angles. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’y a-t-on fait ? Nous étions loin de le deviner. Tu ne t’en doutes pas non plus probablement : lors de notre arrivée, les maisons du Chili n’avaient point de cheminée. Seules les familles riches avaient une espèce de cuisine très inférieure aux nôtres. Ordinairement c’était une élévation en terre, de la hauteur et largeur de grands potagers, sur laquelle on faisait le feu, autour de laquelle se mettaient les pots et marmites. La fumée sortait, ou par une ouverture pratiquée dans le toit, ou par le manteau d’une espèce de cheminée, qui n’en n’était pas une, mais seulement

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une ouverture prolongée jusqu’au haut du toit. Les familles ordinaires et les pauvres font leur cuisine à la belle étoile. Ceux qui ont des cours choisissent un des angles. Ceux qui n’en ont point la font à leurs portes, à la vue de tous les passants qui filent à leurs affaires sans mot dire. Aujourd’hui les cheminées à l’européenne se multiplient : elles sont devenues indispensables depuis le changement des saisons, qui s’est fait sentir dans les deux hémisphères. Nous voilà sorties des ombres et des énigmes pour voir nos jardins et contempler le beau ciel bleu de Valparaiso. Oh ! Nous fûmes bien dédommagées… Malgré que l’heure de l’arrivée du printemps n’eût pas encore sonné, une très belle verdure, des fleurs, des fruits, réjouirent nos yeux en entrant dans notre jardin. Il n’y avait pas d’art dans sa culture, mais bien du confortable, que produit en toutes saisons ce sol riche, doué de la plus active végétation. Un berceau de vigne divisait le jardin dans sa longueur et procurait l’avantage d’une très belle promenade ombragée par des pampres vigoureux et d’excellent raisin muscat. Plus loin, çà et là, des limoniers et citronniers se penchaient sous leurs productions perpétuelles. Toute la nature, dans ces lieux bénis, prenait plaisir à étaler ses gracieusetés. Mais que te dirais-je du firmament ? Il est très douteux, pour moi, que le ciel d’Italie si vanté pour ses beautés, soit aussi magnifique que celui de Valparaiso… Est-ce parce que cette dénomination veut dire « vallée du paradis » que le ciel y est si pur, si brillant ? Change la proposition et dis : « les premiers voyageurs arrivés sur ces plages fortunées furent si émerveillés des beautés de son ciel serein et des richesses de cette terre vierge qu’ils s’écrièrent : c’est la vallée du paradis ! ». C’est le soir, c’est la nuit, que plus encore la voûte céleste multiplie ses charmes, ses suavités ! Mon Dieu, que de jouissances pour le cœur qui vous aime : oui, plus que partout le ciel de Valparaiso publie la gloire du Très-Haut… Hélas ! son langage est intelligible à très peu de personnes cependant. Sur le bleu très accentué de ce beau pavillon sans nuage, les étoiles jettent leurs feux d’une manière admirable. Leurs mouvements de scintillation ont une vivacité, un brillant, qui charment l’œil. Néanmoins, lorsque Phoebe arrive avec sa robe d’argent, ses grâces, sa beauté imposent. Vénus même fait la modeste. La scène intéressante ne cesse qu’à l’apparition des rayons dorés du soleil, lequel en commence une autre, non moins belle et bonne. 230

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à Valparaiso, l’été se distingue du printemps par un vent extrêmement fort l’après-midi ; c’est le sirocco américain ; et l’hiver par des pluies torrentielles durant trois mois. Visites et Autorités Chère Arsène, il te souvient que notre supérieure générale, nous mit et nous conseilla de nous mettre tout entière entre les mains de la Providence, de la miséricorde et de la puissance de laquelle elle attendait le succès de la colonie nouvelle. Mue par ce noble sentiment et une inspiration spéciale, Notre Très Révérende Mère sema l’argent qu’elle nous avait destiné, pour la fondation, dans les maisons de France qui en avaient besoin. Indubitablement son espoir ne pouvait être mieux fondé : il fut surpassé admirablement… Plus tard, à son rang, tu prendras connaissance d’une lettre, à mon adresse à Valparaiso, où notre supérieure générale décrit ses prévisions de 1838 que le temps, et surtout l’événement des fameux procès de 1836, 1857, 1858, ont justifiées. Le bras de Dieu n’est ni affaibli, ni raccourci. Au reste, vois les oiseaux des champs, ils ne travaillent ni ne filent. Cependant, dit le Seigneur, Salomon dans toute sa gloire n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux. Et les petits oiseaux de nos bocages ont-ils des greniers pour déposer les provisions d’hiver ? Non assurément, mais le père céleste les nourrit. Ces maximes furent prêchées à Valparaiso, très longtemps avant notre arrivée, par un vénérable missionnaire franciscain qui lui-même les pratiquait à la lettre, car pendant plus de vingt ans de séjour dans ce port, il ne sut, la veille, de quoi il s’alimenterait le lendemain. Les bons Chiliens ont profité de ses secours. J’ai maintes histoires à te raconter qui le prouvent. Conséquemment, nous, religieuses dévouées à son honneur, au salut de ses enfants, nous avions des motifs pour croire très fermement que Dieu ferait nos affaires parfaitement pendant que nous travaillerions aux siennes avec amour. Certes, nous ne tardâmes pas à reconnaître, une fois de plus, que notre espérance n’était pas déçue. À notre arrivée nous trouvâmes cuisinière à notre disposition et comestibles excellents, cuits, apprêtés et prêts à manger. Le lendemain de notre arrivée, une mère de famille, dame distinguée, nous envoya une douzaine de très belles poules : c’était chacune la nôtre. Plus tard, d’autres charitables personnes, pensant probablement que

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ma bourse était peu garnie – car qui aurait cru qu’elle était vide ? – m’envoyèrent de très précieuses pièces d’or, appelées onzas (once), valant environ quatre-vingt-dix francs chacune. Satan qui avait ri sous cape lors des difficultés pour notre débarquement, et qui s’était mordu les lèvres de dépit lorsqu’il fut vaincu, ourdit une autre trame. Il s’en prit à nos colis. Avant de débarquer, je m’étais entendue avec le capitaine de la Zélima relativement aux malles qui contenaient nos vêtements. Elles devaient nous suivre… Point du tout ! En vain nous les réclamâmes. Il fallut faire maintes démarches – desquelles nos missionnaires français eurent la charité de se charger, éprouver bien des déboires, des privations et mortifications. Mais le Ciel aidant, les colis divers arrivèrent à notre domicile, après des semaines d’attente. Pendant ce laps de temps, des ordres ayant été donnés, tous nos effets furent passés en revue – on épilogua… Satan fut encore vaincu, mais il se promit vengeance. C’est un grand nigaud, car il n’en est pas moins malheureux. Ce bon pasteur, [Mgr l’archevêque de Santiago] ne partit pas avant que nous eussions tous nos effets. Il eut le plaisir de nous voir en blanc, non en grand costume parce que sa Grandeur vint nous faire ses adieux sans que nous en fussions prévenues. Loin de nous y attendre, robe retroussée, chacune se hâtait de faire le ménage et de mettre à leur place les divers objets contenus dans les malles. Monseigneur et sa nombreuse suite nous regardaient à l’œuvre avec un air de satisfaction. Vite, nous nous détroussâmes et, nous avançant près de sa Grandeur, nous la saluâmes respectueusement, puis ces messieurs. Mais point de chaises à leur offrir ! La conversation – des yeux, des gestes plutôt que de paroles – se fit debout. Par le truchement, nous apprîmes qu’un peu de musique ferait plaisir au saint archevêque et à son clergé. Sœur Francisca Biron se mit au piano et fut applaudie. Quelques instants passés ainsi, Monseigneur nous bénit une dernière fois, car sa Grandeur ne revint plus à Valparaiso. Ces messieurs se retirant paraissaient satisfaits. Ils ont prouvé leur contentement. Le ministre de l’Intérieur, ou Premier ministre, successeur du digne ministre Portales dont je t’ai parlé, n’ayant point été initié par celui-ci dans son projet qui nous était relatif, écrivit la lettre suivante au gouverneur de Valparaiso dès qu’il sut notre arrivée – 232

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c’est une traduction de l’espagnol, lequel est beaucoup plus expressif que notre français : Monsieur le Gouverneur,

Il est arrivé à la connaissance du suprême gouvernement que quelques dames françaises viennent de débarquer dans le port de Valparaiso, avec le dessein d’y établir un couvent. D’après ce, il a été convenu avec le président de la République que, le fait étant réel, vous avez à prévenir les dites dames, ou la personne chargée de cette entreprise, que, conformément aux lois nationales, il ne peut s’établir sur le territoire de la République aucun couvent ou maison religieuse de quelque sexe que ce soit, ni même avec le titre de résidence, hospice, ou lieu consacré à la piété, sans une permission spéciale du suprême président de l’état, étant défendu à toute autre autorité d’accorder une pareille permission et que si leur but est d’élever ou de fonder un établissement de ce genre, elles doivent commencer par faire les diligences pour obtenir la dite autorisation, en exposant les fins qu’elles se proposent, l’institut qu’elles professent, la dot sur laquelle elles comptent, les exercices auxquels elles se livrent, et enfin tout ce qui peut concourir à ce que le gouvernement accorde ou refuse la dite permission avec pleine connaissance de cause, ayant soin de tout faire passer par vos mains, afin que vous-même exposiez votre jugement sur la dite permission, avec toutes les données nécessaires et après avoir ouï préliminairement la municipalité et le curé de cette ville, vous m’envoyiez cet exposé. Dieu garde votre Seigneurie ! Mariano de Egaña Je répondis à tout de mon mieux. Ils furent contents, si j’en juge par leurs actes postérieurs qui furent très bienveillants. Tu as noté précédemment que notre maison n’était pas en état de recevoir des élèves, malgré que les salles faites en adobès (briques en terre sèche) et en torchis fussent assez solides. Toujours confiantes en la Providence, nous nous hâtâmes de la faire réparer, convenablement, non avec luxe, tu en es persuadée. Il fallut pour cela prendre quantités d’ouvriers  : maçons, charpentiers. Tout en faisant leur ouvrage, ils avaient l’œil sur nous. Notre batterie de cuisine leur plut

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probablement. Du moins il y a lieu de croire qu’ils la convoitèrent, pensant y voir une argenterie précieuse. Voici ce que j’écrivais à ce sujet à Notre Très Révérende Mère Françoise, (lettre qui m’a été remise en France à mon retour) : Valparaiso 5 octobre 1838 Ma Très Révérende Mère, Il est heureux pour nous d’avoir apporté une bonne batterie de cuisine et de n’avoir pas tout mis dans la même chambre. Déjà les voleurs l’ont visitée. Nos soupières et nos cuillères potagères leur ont paru en argent, sans doute, car ils en ont pris plusieurs. Assiettes, écumoires, coutelas, ont aussi disparu de la cuisine. Notre bonne sœur Marianne qui y avait laissé son reliquaire ne l’y a plus retrouvé. Ce dernier vol nous a fait de la peine plus que tout le reste. Les reliques étaient des plus précieuses. Il y avait de la vraie croix et de la sainte couronne d’épines. Nous pensons que ce sont nos ouvriers qui ont fait cela, parce que déjà les frères s’étaient aperçus qu’il leur manquait plusieurs des objets dont ils se servaient. Mais on dirait que ces voleurs ont été saisis d’une panique, car plusieurs ustensiles se sont retrouvés çà et là, dans l’enclos. Il peut se faire que la lumière de l’adoratrice, allant éveiller sa remplaçante, leur a fait peur. Quant à ce qu’ils ont emporté, ils ne seront guère contents lorsqu’ils reconnaîtront qu’au lieu d’argenterie précieuse, ils n’ont entre les mains que du fer battu étamé… Attrape ! À Valparaiso, il est d’usage de faire assurer les maisons comme en France ; c’est non seulement pour le feu, mais bien encore pour les voleurs. Nous allons faire assurer la nôtre. Vers le 15 septembre 1838, le père Jean-Chrysostome Liausu écrit au supérieur général de l’ordre, à Paris, pour l’informer de l’arrivée des sœurs et des premières réactions des autorités politiques chiliennes. Il joint à sa lettre trois pièces traduites en français par ses soins : la lettre du ministre des Cultes et de la Justice au gouverneur de Valparaiso, datée du 14 septembre 1838 (citée ci-dessus par Cléonisse Cormier), sa propre lettre au président de la République, du 2 septembre 1838, et la réponse de ce dernier.

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Le père Jean-Chrysostome à son superieur, à Paris Le [15] septembre 1838 Mon bon Père, Vous verrez, par les trois lettres ci-jointes, l’esprit qui règne parmi ceux qui gouvernent. Ils veulent le bien, mais ayant secoué le joug de l’Espagne, ils craignent tous de devenir esclaves d’autres nations. Sa grandeur, qui est resté longtemps à Valparaiso, nous a visités plusieurs fois ; elle nous aime. Vous trouverez peut-être extraordinaires les pouvoirs qu’elle a donnés au père Jean de la Croix, mais elle m’a dit que vu les circonstances, et attendu que le père Jean de la Croix serait peut-être obligé de produire ses titres au gouvernement, elle les avait donnés dans cette forme : ce peuple, comme je l’ai dit plusieurs fois dans mes lettres, est un peuple enfant. Le gouverneur de Valparaiso, d’après ce que j’ai appris ce soir, est très bien porté pour les religieuses ; nous l’avons visité plusieurs fois avec le père Jean de la Croix. Le Diable a fait tous les efforts pour empêcher l’œuvre, il n’y a point de calomnie que l’on n’ait inventée contre nous sans épargner même Sa Grandeur. Nos sœurs sont contentes ; au reste, je me remets aux lettres de nos pères Jean de la Croix et Francisco. Plus tard, je vous donnerai, mon bon Père, des détails plus étendus. Agréez, mon bon Père, le plus profond respect avec lequel je suis votre tout dévoué fils. Jean-Chrysostome Liausu Le père Liausu au président de la République [traduction du P. Liausu] Valparaiso, le 2 septembre 1838 Très Excellent Seigneur, Hier à dix heures du matin, arriva dans notre port le bâtiment qui conduisait les sœurs de notre congrégation. J’aurais voulu pouvoir écrire à votre Excellence dans le moment même pour lui communiquer leur arrivée, mais il me fut impossible à raison des

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embarras que me donna l’arrangement de la maison entièrement dépourvue qui devait les loger, et où il m’a fallu au moins leur procurer le plus nécessaire pour le moment : ce fut là ce qui m’empêcha d’écrire à l’instant à votre Excellence et d’accomplir plus tôt mon respectueux devoir. Maintenant je me fais honneur de le remplir au nom de Madame la supérieure et de sa petite communauté, composée de douze religieuses s’y comprenant elle-même. L’intéressant objet qui les amène de si loin, le désir qui les anime d’être utiles à ce pays en se consacrant entièrement à l’éducation des jeunes personnes me font espérer et à elles aussi que votre Excellence daignera les recevoir sous sa protection et leur accorder la même faveur qu’elle nous a accordée à nous-mêmes, faveur dont nous serons à jamais reconnaissants. Cette même faveur si digne de votre bon cœur, Monsieur le Président, sera pour elles la plus grande consolation qui puisse leur faire oublier les peines d’un voyage si pénible pour leur sexe délicat, et les indemniser des grands sacrifices qu’elles ont fait pour venir au Chili, avec le seul objet d’être utiles, abandonnant leur patrie, et rompant d’une seule fois pour toujours les liens les plus forts qui les unissaient à leur famille, à leurs sœurs de religion et à tout ce qu’elles avaient de plus cher. La bonne renommée de votre Excellence, dont elles ont connaissance, leur fait espérer qu’elles n’auront rien perdu si elles vous ont pour protecteur, comme elles vont vous appeler dès maintenant. Chacune d’elles en particulier offre ses respects à votre Excellence avec le regret de ne pouvoir la connaître personnellement, traiter avec elle et lui manifester les sentiments et les bons désirs dont elles sont animées. Pour moi je crois pouvoir assurer à votre Excellence qu’elles ne peuvent manquer de faire un grand bien par l’éducation qu’elles donneront à la jeunesse, et de plus qu’elles ne cesseront d’adresser au Ciel les plus ferventes prières pour la conservation des jours précieux de votre Excellence, pour le bien du gouvernement et le bonheur de la République. Tels sont leurs vœux, Monsieur le Président. Daigne votre Excellence les agréer avec le profond respect de son très humble serviteur. P. Jean-Chrysostome

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Le président Prieto au père Jean-Chrysostome [traduction du P. Liausu] Santiago, 6 septembre 1838 Mon Révérend Père et ami, J’ai lu avec beaucoup de plaisir votre bonne lettre du 2 courant, dans laquelle vous m’annoncez l’arrivée à Valparaiso des religieuses de votre ordre qui viennent au Chili avec l’important dessein de se consacrer à l’éducation de notre jeunesse. Ayant donné dès le commencement mon approbation à ce projet philanthropique, je ne puis que me féliciter de voir déjà en notre pays les respectables personnes qui doivent l’y mettre à exécution. J’ai donc par conséquent pour très agréables leurs louables vues et leurs pieux sentiments et je les remercie en même temps de leurs offres de service et des expressions honorables qu’elles m’adressent, vous priant vous-même de les assurer que toujours je serai prêt à leur accorder la protection et l’assistance qui sont en mon pouvoir. Quelque jour, je l’espère, j’aurai le plaisir de les connaître et de leur offrir personnellement mon hommage. Veuillez vous-même les féliciter en mon nom de leur arrivée en notre pays et croire à ma considération distinguée pour vous-même. Joachin Prieto Mes souvenirs – Lettre 8 L’adoration perpétuelle À cause des lenteurs de la douane, ce ne fut que le 16 septembre que nous pûmes, pour la première fois au Chili, reprendre notre costume religieux. Ce même jour, qui était un dimanche, le Révérend Père Saturnin Fournier, l’un des missionnaires français qui avaient fait la traversée avec nous, célébra le saint sacrifice de la messe. Alors, aussi pour la première fois, le Saint Sacrement fut exposé et l’adoration se fit avec les manteaux rouges par les religieuses dans notre chœur, et par les étrangers dans leur chapelle. Néanmoins ce ne fut que le 20 octobre 1838, fête de saint Caprais, que nous rappelant que

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c’était le jour où nos pères et nos mères avaient commencé la congrégation en 1799, nous nous déterminâmes à organiser l’adoration perpétuelle, et à mener une vie réellement religieuse, observant nos saintes règles à la lettre, autant que possible ; ce qui effectivement s’est fait tout le temps que j’y suis restée supérieure. Je ne puis trop louer ici le zèle et la ferveur de mes très bonnes compagnes… Ce jour là, aussi, eut lieu la rénovation solennelle de nos vœux, présidée par le père Jean de la Croix Amat. Afin que tout se fasse sans encombre, tranquillement, nous avons fait faire une porte vitrée à la partie de la chapelle occupée par les étrangers. Cette croisée donne dans la cour où est la loge de la portière. Lorsque les bonnes dames et demoiselles de Valparaiso ont connu la pratique de piété qui nous est si douce, l’adoration perpétuelle, elles ont voulu y être admises. Nous avons accédé à leurs désirs avec bonheur, et les avons enrôlées. Eh bien ! Ces dames, avec une exactitude édifiante, se rendent à l’heure qui leur est désignée pour faire l’adoration à la place qui leur est désignée, où nous avons fait mettre un prie-Dieu. Elles se succèdent avec édification. Si pour un motif quelconque elles sont empêchées de s’y rendre, l’adoratrice va frapper à la porte vitrée, la portière se rend au signal convenu, fait un signe, va chercher une religieuse pour l’adoration, et dès qu’elle y est, la portière va frapper aux vitres, fait un signe à l’adoratrice étrangère qui alors s’en va à ses occupations. Plus tard, une nouvelle étrangère arrivant faire son adoration et ne trouvant personne au prie-Dieu, avertissait la portière en frappant également aux vitres. Celle-ci, à l’instant, va avertir la religieuse adoratrice qu’il y a une étrangère à l’adoration, et qu’elle peut se retirer. Ainsi se passait la journée ; mais la nuit nos sœurs étaient admirables de ferveur et de zèle, quelque chose qui arrivât. Je t’assure que cette pratique déplaît beaucoup à Satan. Si elle a continué, ce n’est pas sans qu’il y soit opposé. Pendant plusieurs semaines, les adoratrices entendaient, pendant la nuit, un bruit effrayant. Tantôt on eût dit que portes et croisées des appartements s’ouvraient et se fermaient avec fracas ; d’autres fois, elles distinguaient des pas : des pas d’hommes, se promenant dans la chapelle des étrangers dont elles n’étaient séparées que par la table de la communion, très simple balustrade, les faisaient frissonner. Maintes fois la portière entendant ce tapage se disait : « J’ai bien 238

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fermé les portes cependant ; comment se fait-il qu’on entende ce bruit ? » Sur ce, elle faisait déjà un mouvement pour aller voir ; puis spontanément arrivait une réflexion  : « J’attendrai la fin de mon heure, alors seulement je m’assurerai de la vérité. » En effet, elle faisait sa visite avant de se recoucher, et trouvait tout dans l’ordre qu’elle l’avait laissé le soir. Jamais elles ne virent quoi que ce soit. Tu penses peut-être que, saisies d’effroi, mes bonnes compagnes laissèrent l’adoration. Non, non. Certes, ma chère amie, au contraire leur zèle prit une nouvelle énergie. Elles résolurent de faire l’adoration double. Ainsi, pendant que leurs sœurs se reposaient, tour à tour, deux religieuses faisaient l’adoration durant cent vingt minutes au lieu de soixante, après lesquelles nos imitatrices des anges allaient se reposer aussi, deux autres ferventes les ayant remplacées. Ceci continua jusqu’à l’arrivée des religieuses pour la fondation de Santiago, en 1841. Néanmoins elles étaient bien peu nombreuses, puisque sur douze il y en avait plusieurs de très malades. J’étais du nombre de ces dernières. Dans une de mes lettres écrites de Valparaiso à Notre Très Révérende Mère, je lis ces mots : Nous tenons à ce qu’il y ait de la place, dans notre chapelle, pour les étrangers, parce que le R.P. missionnaire, qui nous dit la messe le dimanche, pourra leur adresser quelques instructions utiles. Nous pensons réunir, le premier dimanche de chaque mois, toutes les adoratrices habitant Valparaiso. Un de nos missionnaires les instruira spécialement alors, sur leurs devoirs de catholiques et d’adoratrices. Nous attendons de grands fruits de cette œuvre pieuse. Déjà il y a soixante-dix personnes d’enrôlées (en date du 10 novembre 1838). Une grande partie de ces dames fait une heure tous les jours, d’autres une demi-heure et quelques autres une heure tous les quinze jours. Satan chrétien Dans ma lettre 7, je te dis un mot du Mont Alegre et du temple des protestants. Je viens tenir la promesse que je te fis alors à ce sujet. Parmi les cerros qui s’élèvent dans le puerto de Valparaiso, il y a certaines personnes pour lesquelles nous ne devons pas être indifférentes : ce sont des Européens… La hauteur de ces monts étant inégale les a fait baptiser des noms anglais qui signifient : 1° Hune de misaine, 2° Grande hune, 3° Hune d’artimon. Mais les Chiliens les connais

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sent sous les noms de : 1° San Augustin, 2° San Francisco, 3° San Antonio. Deux de ces cerros méritent surtout de nous y arrêter, dit Monsieur Max Radiguet, secrétaire de l’amiral du Petit-Thouars qui commandait nos forces navales dans l’océan Pacifique de 1841 à 1845. Ces deux montagnes sont couvertes de fleurs et d’habitations silencieuses. Une société à part vit sur le premier mont, qu’on nomme cerro Alegre ; le second, nécropole de Valparaiso, s’appelle Panthéon. À peine a-ton fait dix pas sur le cerro Alegre, qu’on reconnaît aux maisons coquettement peintes, aux parterres embaumés, aux sentiers bordés de verdure, cet amour de l’ordre et du confortable qui distinguent partout les enfants d’Albion. Ici les habitations, assez basses pour braver les coups de vents, assez solides pour résister aux tremblements de terre, recèlent un certain nombre de familles qui ont en quelque sorte transporté la patrie sur le sol de l’Amérique. Ces familles trouvent en elles-mêmes assez de ressources pour former des réunions où les étrangers sont rarement admis. Les joies et les fêtes de Valparaiso retentissent à peine jusqu’au sein de cette paisible colonie ; des intérêts commerciaux nombreux et puissants la rattachent seuls à la ville, qui bruit au pied de sa montagne. Dans ma septième lettre, en te parlant du temple des protestants, je te fis remarquer qu’il n’était pas fini lors de notre arrivée. J’ajouterai que l’œuvre fut continuée avec une telle hâte que le 20 octobre 1838 – jour où nous commençâmes l’adoration perpétuelle – ce temple fut ouvert pour la première fois en faveur des adeptes trop fidèles imitateurs de Henri VIII leur feu roi. En considérant ce qui se passait à Valparaiso, lors de notre fondation, je dirai : « L’enfer frémissait de rage ! » À ce sujet, j’ajoute quelques lignes encore de l’auteur cité : « Satan se souvint que la hache et l’épée tombèrent un jour avec le sceptre de César au pied de la croix. Satan était décidément vaincu alors, et il n’eût pas conservé un seul des innombrables autels qu’il avait dans le monde, s’il ne se fut avisé de se faire chrétien… » Ceci te surprend, te scandalise peut-être… Cependant rien de plus vrai. [Cléonisse poursuit en citant toujours Max Radiguet :]

Satan n’a pu entraver les progrès du christianisme qu’en embrassant le christianisme, et en affectant d’être plus chrétien que les chré 240

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tiens. Les montagnes de ténèbres sous lesquelles il avait enseveli le monde depuis quarante siècles s’évanouirent dans la lumière évangélique, et le paganisme devenant, comme l’indique le mot, la religion des vilains, Satan comprit qu’il devait se transformer en ange de lumière, et travailler à la destruction du christianisme. Il inventa les religions savantes des trois premiers siècles… Arius joua son rôle… Avec le christianisme religieux à l’usage des passions, il avait introduit le christianisme politique à l’usage des princes. Sous prétexte de rendre à César ce qui appartient à César, il avait réduit l’autorité de l’Église à je ne sais quoi de si abstrait, qu’elle ne pouvait revêtir une forme temporelle quelconque sans tomber aussitôt sous la domination impériale. Mais le protestantisme en attaquant l’autorité spirituelle sauvegarde des croyances religieuses, en manipulant la raison individuelle foyer de toutes les erreurs, résuma toutes les hérésies. Il fut, pour ainsi dire, la péroraison de Satan. […] Ceci s’est vu à Valparaiso… trop vu et expérimenté. Avant notre arrivée, les protestants n’avaient ni temple ni pensionnat pour les enfants… À peine commençons-nous notre œuvre que leurs procédés sont autant de barricades… On dirait qu’ils veulent nous dominer… Successivement tu noteras et jugeras certains actes et tu verras qui a été vaincus et vainqueurs. Peu après notre arrivée à Valparaiso, des individus, non connus, firent circuler le bruit que notre gouvernement nous avait envoyées dans ce port pour y former une colonie française. De là, maints commentaires, une série de contes… Les journaux s’en remplirent ; leurs colonnes contenaient, dit-on, des choses déshonnêtes, obscènes. Je ne les ai ni lues, ni je n’ai eu envie de les lire. Jamais je n’ai voulu y répondre ni que nos amis répondissent pour nous. Quantité de personnes, des deux sexes, se sont présentées à la portière, sans honte ni prudence, tenant des propos, faisant des questions les plus déplacées. À tout cela gravité, silence… La portière avait une seule réponse à donner  : «  Le temps vous apprendra qui nous sommes… ». Cependant un des missionnaires fort respecté et aimé des Valparaisiens, pour les éclairer et les détromper, leur prouva par une lettre très aimable du président de la République, don Joachin Prieto, que le roi de France n’était pour rien dans notre établissement au

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Chili, que nous y étions venues uniquement dans le but d’y exercer la charité en nous livrant à l’éducation de la jeunesse ; éducation basée sur des principes solides : ceux de la religion catholique. Mon Arsène chérie, avec nous prends patience, espère… Le missionnaire dont je viens de te parler était le Révérend Père JeanChrysostome Liausu, fils unique d’un médecin du Quercy. Je t’en reparlerai. […] [Satan chrétien, suite] Quant à nous, attendant du Ciel notre justification, mais nous souvenant qu’il est dit quelque part « Aide-toi et je t’aiderai », nous nous appliquâmes à l’étude de la langue espagnole. Tous les moments disponibles y furent employés. Il nous tardait d’avoir des élèves, parce que ces enfants nous feraient connaître : c’était le moyen de faire taire les cancans. Pour ces motifs, nous n’attendîmes pas de savoir bien l’espagnol et nous nous hâtâmes d’ouvrir au plus tôt la classe gratuite. Par cet acte, nous accomplissions un des points importants de nos saintes règles, sans responsabilité à l’égard des intérêts pécuniaires. Maintes choses pouvaient s’enseigner sans parler beaucoup : coudre, marquer, repasser, broder, faire lire, écrire, réciter les prières, le catéchisme. En même temps, sans s’en douter, les élèves enseignaient aux maîtresses la prononciation naturelle et l’accent du pays. Ce fut sous les auspices du Cœur Immaculé de Marie, le 3 novembre 1838, premier samedi du mois, que nous ouvrîmes notre classe gratuite. Le dix du même mois, nous y avions déjà cent quarante-cinq élèves. Ce n’était pas assez pour les ennemis du catholicisme d’avoir un temple à Valparaiso, il fallut aussi y avoir des écoles et pensionnats tenus à l’instar des nôtres, avec cette différence : payer, tant par mois, pour les maîtres et maîtresses enseignant l’erreur et la rébellion à l’Église catholique. Tandis que chez nous les enfants recevaient gratis des leçons : 1°) de sainte morale reçue de Jésus-Christ même, 2°) de sciences propres à leur sexe, leur âge, leurs conditions. Toutes les familles ne pouvant pas payer l’enseignement donné à leurs enfants, nos ennemis s’avisèrent d’un stratagème pour fournir des élèves à leurs écoles et dégarnir les bancs de la nôtre. Moyen probablement généreux ; mais l’était-il en effet ? Tu en jugeras à part 242

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toi : ces messieurs ou dames allèrent, de maison en maison, offrir de l’argent pour payer l’école des pauvres enfants, là où le voudraient leurs parents, pourvu que ce ne fut pas à notre établissement. Le nombre de nos élèves ne diminua pas sensiblement, parce que des nouvelles remplaçaient les partantes, incontinent. La malice ne s’en tint pas là. D’après la recommandation de leurs maîtresses, nos élèves s’en allaient à leurs maisons en rang deux à deux. Eh bien ! des jeunes gens tantôt à pied, tantôt à cheval, se jetaient dans les rangs pour y mettre le désordre et faire ce qui leur plaisait. Je fis avertir les autorités qui eurent la charité de seconder mes vues. Les jeunes étourdis furent obligés de céder à la force des commissaires de police ; ils gardèrent le silence sur le motif qui les faisait agir, mais nos élèves furent tranquillement à leurs habitations. Depuis lors, paix fut faite. Les trames diverses ourdies par l’Ennemi du bien ne nuisirent point à la prospérité de notre œuvre : les élèves se multipliaient par leur propre stratagème… à elles. Arrivées à leurs maisons, ces enfants répétaient à leurs parents les leçons des maîtresses de l’école… Leçons de morale et de tout ce qu’elles avaient appris. Tous les jours, comme le prescrivent nos saintes règles, les maîtresses faisaient une demiheure d’explication des vérités que les élèves avaient apprises et récitées préalablement par cœur : catéchisme, abrégé d’histoire sacrée et l’Évangile. Ces instructions très simples, à la portée de ces enfants, formaient leurs cœurs à l’amour de la vertu, les électrisaient. Je ne puis te dire combien ces pauvres petites nous ont donné de consolation. Leurs pères et mères, qui n’avaient jamais vu leurs enfants dans de telles dispositions, voulurent aussi venir à l’école pour assister aux leçons données à celles qu’ils chérissent et en profiter eux-mêmes. Ils supplièrent de les y admettre ; pressèrent si vivement la première maîtresse (sœur Aldérique Bergounioux) qu’elle leur eût consacré ses moments de repos si je n’y eusse mis obstacle, car elle eût succombé sous le poids de la fatigue. Va longtemps et loin quiconque chemine avec méthode, selon sa force. Conséquemment, je lui conseillai de dire à ses élèves de continuer de répéter à leurs parents, tous les jours, les histoires qu’elles apprenaient et les recommandations qui leur étaient faites, mais qu’elle ne pouvait accéder à leur demande.

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Bientôt notre méthode d’enseigner fut connue de tout Valparaiso et des environs. Elle fut tellement goûtée que les personnes qui avaient cédé aux instances des protestants et mis leurs enfants dans les écoles par eux payées, désirèrent qu’elles revinssent chez nous. Ils supplièrent de leur faire cette faveur de nouveau, prétextant des empêchements qui les avaient privés de l’avantage de continuer. […] Visites En différentes villes du Chili et du Pérou, il n’est pas rare qu’une maison ait deux propriétaires : celui du sol et celui des édifices. La nôtre était dans ce cas et nous n’avions acheté que ces derniers. Or il arriva que les calomnies qui eurent lieu à notre arrivée, ayant été mises dans les journaux, les principales familles de Santiago en eurent connaissance très promptement. La dame propriétaire du sol s’attrista à cette nouvelle, ne voulant pas que ses biens servissent à l’iniquité, au crime… Dans le paroxysme de sa peine, elle prit le parti de venir nous mettre à la porte, si ce qu’on disait était véritable… Prudente et pieuse, la riche dame vint visiter ses propriétés de Valparaiso, se rendit à notre chapelle pour y entendre la messe. Après ses prières faites, elle se présenta seule, vêtue on ne peut plus simplement, dit à la portière qu’elle voulait me parler. Notre bonne sœur Benoîte vint aussitôt m’avertir qu’une petite vieille me demandait. Occupée alors, et plus encore parce que je ne savais pas l’espagnol, je priai deux de mes compagnes (la prieure, sœur Anacléta et la maîtresse du pensionnat, sœur Eusébie) d’y aller à ma place, vu qu’elles savaient quelques mots, mais non des phrases entières. Cette compagnie ne suffit pas à notre dame inconnue, qui insista à vouloir me voir. Je me rendis donc au parloir, la saluai et procédai de mon mieux pour me faire comprendre, m’insinuer dans le cœur de cette dame dont la physionomie bonne pouvait me faire croire qu’elle était déjà sympathisante avec nous : ne pouvant parler, il fallait du moins par des manières pleines d’urbanité suppléer aux belles phrases espagnoles. Néanmoins je ne gardai pas le silence, ni je ne jouai pas constamment à la pantomime, mais je me mis à parler français – du moins je le crois ainsi puisque j’ignorais d’autres langues. J’expliquai le but de notre voyage en Amérique, les fins que nos fondateurs s’étaient pro 244

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posées dans l’institution de notre congrégation : l’adoration perpétuelle, l’éducation de la jeunesse, l’application à retracer la vie du Sauveur. Tout ceci fut accompagné de quantité d’épisodes où Dieu a manifesté sa protection constante et spéciale. Ce qui se passait en l’âme de cette vertueuse dame lui prouva la vérité de ma narration ; car elle m’avait comprise et se sentait pénétrée de sentiments nouveaux. Je t’en ferai part dans ma prochaine lettre. La deuxième visite fut celle de doña Transito Portales, sœur du ministre de ce nom, qui nous avait demandées, épouse de Monsieur Ruys-Tagles. J’ai beaucoup de choses intéressantes à te raconter à leur sujet, mais ce sera pour plus tard. La troisième visite fut celle de don Prieto. Il était le président de la République du Chili lorsque son ministre, Monsieur Portales, s’entendit avec le Révérend Père Jean-Chrysostome Liausu pour nous faire venir. Aussi bon catholique que valeureux général, le président Prieto était un ami dévoué aux personnes de bien et aux vrais intérêts de son pays dont il accéléra les progrès par les encouragements qu’il donna aux sciences et aux talents. Averties que son Excellence devait faire un voyage à sa seconde ville, nous espérâmes la faveur d’une visite et nous nous y préparâmes. En effet, arrivé à Valparaiso, son Excellence se fit annoncer et, au jour et à l’heure que le président avait indiqués, nous eûmes l’honneur de le recevoir dans notre enclos. Sa fille unique l’accompagnait. C’était alors une jeune personne d’environ dix-huit ans, très bien : taille svelte, moyenne grandeur, plutôt grande. Elle parle français et l’écrit sans faute d’orthographe. Avec mes compagnes et nos pensionnaires, toutes en grandes tenues, nous saluâmes la première autorité de la République. Son Excellence, vêtu à l’instar de nos généraux de France, se présenta avec toute la dignité d’un prince. Je doute que l’Europe ait un souverain qui ait un plus beau physique. Il est grand et très bien proportionné, peau blanche, teint frais et coloré, manières bonnes et gracieuses. Le président, avec sa suite, visita tout l’établissement. Entré au réfectoire, y apercevant du pain que nous avions fait nous-mêmes, et cuit comme en France, son Excellence en prit un peu et le mangea – « Eso es el pan francès ? (Ceci est du pain français, n’est-ce pas ?) » – « Bueno esta (il est bon) ». Il dut y trouver une très

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grande différence car le pain du Chili, de dimension telle qu’il y en a je crois une demi-douzaine à la livre, a le goût et la couleur de nos bonnes miches. Toutes, nous fûmes enchantées de sa simplicité noble et on ne peut plus bienveillante. Dans le but de donner de la sécurité à notre maison, nous désirions nous faire approuver. Toutes les communautés du pays le sont. L’occasion nous parut très opportune  : nous en parlâmes à son Excellence. Il y eut des difficultés… Je te dirai cela en son temps. […] Premier Noël à Valparaiso J’ai sous les yeux une lettre, que j’écrivais à notre supérieure générale, en date du 25 décembre 1838, de Valparaiso. Elle commence ainsi : Ma bien chère Mère, Vous avez passé une nuit solennelle au pied des autels en attendant la naissance mystique de l’enfant Jésus et nous, nous n’avons rien eu… Au Chili, la messe de minuit est prohibée dans les communautés de femmes. Quelques maisons de religieux n’en sont pas privées, mais il faut que les portes soient fermées. Elles ne s’ouvrent qu’aux personnes vertueuses bien connues… Quel vacarme dans la rue ! C’est une nuit d’horreur : musique militaire, cris perçants, disputes, courses précipitées. Nos sœurs en frémissaient durant leurs heures d’adoration… Quelle préparation à une si grande fête ! Adieu, mon amie, jusqu’à janvier. Mille gracieusetés pour moi à ceux que tu chéris. Ta sœur dévouée, Cléonisse Mes souvenirs – Lettre 9 Cléonisse se fait l’interprète de doña Pétronille Pédrégal (la visiteuse évoquée dans la lettre 8) et de son enthousiasme pour l’œuvre qui s’annonce. Elle donne ensuite les preuves concrètes de ses bonnes dispositions à l’égard des sœurs. Ce sera leur première donatrice.

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Dons et autorisations […] Madame Ocon (le nom de Pédrégal est celui de son père, mais je ne sais pourquoi, on conserve aux dames leurs noms de demoiselles et on les appelle tantôt du nom de leurs pères tantôt de celui de leurs maris, à peu près indifféremment) ne fit pas long séjour à Valparaiso. De retour à Santiago, elle visita la famille Tocornal, une des plus vertueuses et des plus distinguées de la capitale. Le père était alors ministre des Finances. Mme Ocon fut très expansive avec ses dignes amis. Elle leur raconta ce qu’elle avait vu et ce qu’elle projetait en faveur de l’œuvre nouvelle. Il y eut écho… M. et Mme Tocornal, doués de sentiments nobles et généreux que nous avons admirés plus d’une fois, félicitèrent leur amie et l’animèrent à réaliser le bien qu’elle se proposait… Après quelques semaines écoulées, M. le ministre appelé à Valparaiso pour ses affaires, nous honora d’une visite, durant laquelle il nous fit connaître les nouvelles intentions, le bon vouloir de Mme Ocon. Enfin, quelques semaines plus tard, Mme Ocon m’adressa l’acte par lequel elle nous substitue sa place pour jouir du terrain où notre maison est sise. Ce document nous assure à perpétuité la possession du sol, qui est prodigieusement fertile. Néanmoins il n’était alors estimé qu’à dix mille francs environ. Les terrains ayant considérablement augmenté à Valparaiso, je crois qu’il a plus que doublé. Puis les plantations qui y ont été faites, les édifices très vastes et bien construits, avec entresol, premier et second étages, le tout coïncide à faire un des plus beaux établissements de notre Société. D’une de ses belles galeries, on a vue sur la mer. De là, on voit entrer et sortir les vaisseaux de toutes les nations. Dans ma dernière lettre, je te parlais de notre très bon président, de sa bienveillance, de l’espoir que nous conçûmes et de certaines difficultés. […]. À son retour à la capitale, l’excellent président se rappela l’affaire des religieuses françaises et s’en occupa avec qui de droit. Le saint archevêque Vicuña s’unit à son Excellence. Et nous, nous priions… Il y eut concert… Car dans un concert il y a plusieurs instruments et chacun s’occupe de sa partie… Par bonheur pour nous, le diapason se trouvait de notre côté. Il donna un ton si harmonieux et si fort que tous les instruments se mirent à l’unisson.

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Dès le 1er  janvier 1839, de Valparaiso, j’écrivais à Notre Très Révérende Mère supérieure générale les lignes suivantes que j’ai sous les yeux : Ma bien chère Mère, le président d’abord, puis le secrétaire de Monseigneur l’archevêque de Santiago et enfin sa Grandeur ellemême m’ont répondu de la manière la plus consolante relativement à l’approbation. Voici la traduction de leurs lettres. (Elle a dû être déposée dans les archives de notre congrégation. Quant à l’original, je l’ai laissé dans celles de Valparaiso.) Les pièces sont signées par les deux autorités ecclésiastique et civile. Elles nous donnent l’autorisation : 1° De l’établissement de Valparaiso. 2° D’y admettre les personnes qui voudraient s’unir à nous. 3° De suivre nos Saintes règles comme en France. Encore une victoire ! Vivent les Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie ! À eux, salut, gloire, action de grâces ! » Quelque temps après, j’envoyai au vertueux don Pedro de Reyes, secrétaire de Monseigneur l’archevêque et ami intime des missionnaires français, le brouillon de notre prospectus en le priant d’avoir la bonté de le corriger. J’avais bien aussi le désir qu’il le fît imprimer… Eh bien ! Il m’a prévenue, ayant l’obligeance et la charité de faire l’un et l’autre. À peu de jours de là, le bon secrétaire m’adressa plusieurs centaines d’exemplaires du prospectus en très pur espagnol. Monseigneur l’archevêque de Santiago eut la même charité et gracieuseté, relativement à la notice pour l’adoration extérieure que j’envoyai à Sa Grandeur en le priant de daigner corriger ce qu’il jugerait à propos… L’offre d’éducation et les autorisations Dans la lettre en question, datée du 27 octobre 1838, Cléonisse demande en effet à don Pedro de Reyes son point de vue sur le prospectus, et l’offre d’éducation qu’il présente, et ajoute : « Nous avons adopté un costume français. On m’a observé qu’ici ce n’était pas l’usage d’entrer à l’église en chapeau ; je pense que c’est un préjugé : une demoiselle en chapeau et voilée est plus modestement mise qu’étant nue tête. En France, il n’y a que les hommes qui aillent ainsi tête nue à l’église ». Dans sa réponse,

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en date du 3 novembre, don Pedro de Reyes apprécie à sa juste valeur le tarif annoncé, que l’archevêque trouvait trop élevé, et, dans un additif, revient sur cette question du costume : J’ai oublié de dire à Votre Révérende que la personne de qui je vous ai parlé d’abord me dit aussi qu’il conviendrait de réduire à un seul le collège pour les demoiselles, sans distinction et division de haute classe qui est dans le prospectus. Les manières de penser sont différentes et je vois déjà que Votre Révérende a besoin de patience. Dieu la lui accorde ! Par rapport aux élèves, Sa Grandeur me dit que n’étant pas la coutume ici que les dames allassent à l’église en bonnet, Votre Révérende voulût bien se conformer au pays. Mais, hors cela, il n’y a pas d’inconvénient qu’on adopte pour les élèves les usages de France5. Ce débat sur les différences culturelles feront l’objet d’une série de demandes de la part de Cléonisse, et de réponses, toujours aussi courtoises et fermes, de la part de don Pedro de Reyes. Nous en citons deux ci-dessous, à titre d’exemples :

Cléonisse Cormier à don Pedro de Reyes Valparaiso, 10 mai 1839 Monsieur, Le Révérend Père Jean de la Croix m’a fait espérer que nous aurions l’avantage de vous voir incessamment ; je m’en réjouis, ou plutôt nous nous en réjouissons tous, car les uns et les autres, nous vous regardons comme un vrai ami de la congrégation. En cette qualité, voudriez-vous bien encore m’obliger en demandant à Sa Grandeur si nous pouvons faire agenouiller et asseoir nos élèves sur des bancs à l’oratoire. J’en ai fait faire pour nous, et je pensai d’abord en faire faire pour nos pensionnaires. Mais, réfléchissant que peutêtre il ne leur serait pas permis de s’en servir dans les églises du pays, lorsqu’elles seraient sorties de pension, et qu’ainsi un service que nous aurions voulu leur rendre leur procurerait des désagréments, j’ai différé, pensant vous prier de demander si enfin elles pourront   Lettre de don Pedro de Reyes à la Révérende Mère Cléonisse Cormier, 3 ­novembre 1838. Il écrit en français. Arch. gén. des sœurs des Sacrés-Cœurs de Picpus, Rome. L’ensemble des lettres qui suivent sont tirées du même fonds. 5



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s’en servir. Deux raisons particulières me le font désirer : d’abord, elles peuvent sur des bancs avoir un maintien plus modeste, plus décent, plus respectueux à l’égard de la Majesté divine ; en second lieu, c’est que leur taille tourne, se gâte, ainsi accroupies, et leur démarche s’en ressent, plus encore leur estomac, aussi s’en plaignentelles toutes. […] Madame votre mère est présente à notre pensée ; rappelez-nous à la sienne, s’il vous plaît, et ayez pour agréable l’assurance du respect profond avec lequel j’ai l’honneur d’être, Monsieur, Votre très humble, Sœur Cléonisse Réponse de don Pedro de Reyes Santiago, 15 mai 1839 Très Révérende Mère et appréciée dame, […] Votre Révérende me dit dans son appréciable lettre qu’elle me considère comme un vrai ami de sa congrégation : effectivement, je le suis depuis que j’eus l’honneur de traiter avec ses membres et de connaître leur mérite ; Votre Révérende ne se trompe donc pas dans cette pensée, et elle doit me compter au nombre de ses plus attachés, et toujours disposé à vous servir tout ce qui lui sera possible. Je pense que le Révérend Père Jean de la Croix aura dit à Votre Révérende le motif pour lequel je ne lui ai pas répondu plus promptement, mais hier, je parlai à Sa Grandeur pour la commission que vous me donnez relativement à l’usage des bancs pour que les élèves puissent s’en servir pour se mettre à genoux et s’asseoir à l’église. Je suis peiné de vous dire que la réponse de Monseigneur n’a pas été favorable, vu le motif que Votre Révérende indique dans sa lettre ; car habituées dans l’établissement à cet usage, il sera très gênant pour elles de le laisser, lorsqu’elles seront sorties et obligées de suivre les coutumes qui s’observent dans le pays. Je n’ai pas laissé de m’intéresser pour complaire à Votre Révérende en cela ; mais comme ce sont des choses dans lesquelles je ne puis pas délibérer, vous voudrez bien m’excuser. […] Ma mère salue votre Révérende et les autres religieuses […]. Pour moi, j’ai l’honneur de réitérer à Votre Révérende, et à toutes les autres 250

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dames, mes respects et la considération la plus distinguée avec laquelle je suis, de Votre Révérende, Le très affectueux serviteur et chapelain, Pedro de Reyes En janvier 1839, Cléonisse Cormier n’a encore obtenu que des promesses verbales de la part des autorités civiles et religieuses concernant l’approbation des Constitutions de l’ordre. Or cette reconnaissance officielle s’avère indispensable pour accueillir de futures religieuses chiliennes et, par ce renfort, répondre à la demande d’une nouvelle fondation à Santiago, qui s’exprime déjà. Dans un échange de courrier très serré avec l’archevêque de Santiago, Cléonisse Cormier sollicite ses conseils pour l’obtention d’Actes en bonne et due forme. La réponse prudente de l’archevêque souligne les prérogatives du gouvernement en ce domaine. Nous en donnant ici la traduction :

Mgr Vicuňa à Cléonisse Cormier Santiago, 12 avril 1839 Très Révérende Mère, […] Je comprends le sens de vos Constitutions et de quelle manière se sont établies autre part les maisons de votre congrégation ; mais je crois qu’ici il pourra s’offrir quelque inconvénient par rapport à la dot que doivent donner les novices, et également pour ce point des Constitutions par rapport au surplus des rentes de la maison qui doivent se verser annuellement dans la caisse commune déposée entre les mains de la supérieure générale. Si les choses dépendaient de moi seulement, Votre Révérende peut être très sûre qu’il n’y aurait aucune difficulté à ce que votre établissement suivît ici le même ordre qui s’observe dans les autres endroits où Vos Révérendes ont été admises ; mais déjà vous voyez la part que le gouvernement a prise, et les conditions qu’il posa dans son décret. La crainte donc de me compromettre par rapport à cela est ce qui me retient, à cause du zèle extrême du ministre pour les privilèges du gouvernement. […] Début mai, une visite du président Prieto à la maison de Valparaiso, décide Cléonisse Cormier, toujours sur les conseils de l’archevêque (courriers des 10 et 13 mai), à adresser à la Présidence une demande d’abord



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informelle, le 15 mai. Sa demande officielle, datée du 22 mai 1839, suit une visite de la fille du président, Victoria (visite évoquée dans ses Souvenirs, Lettre 8). Nous en donnons ici la version originale en français :

Pétition adressée à son Excellence le président de la République du Chili par la sœur Cléonisse Cormier, le 22 mai 1839 Très Excellent Seigneur, La sœur Cléonisse Cormier, religieuse professe de la congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie et Adoration perpétuelle du Très Saint Sacrement de l’Autel, et supérieure des religieuses qui, selon la permission donnée par votre Excellence, en date du 4 février 1836, sont venues à ce port avec le but d’établir l’adoration perpétuelle du Très Saint Sacrement de l’Autel et de se consacrer à l’instruction des jeunes filles de toutes conditions, selon la présentation qui fut faite à Votre Excellence, et selon leurs Constitutions et règles approuvées par le Saint-Siège, le 17 novembre 1817, et confirmée par un décret apostolique daté du 26 août 1825, représente à Votre Excellence qu’il serait souverainement difficile de donner à cet établissement toute l’extension qu’on lui manifeste être désirée dans cette République, si elle ne pouvait admettre à professer dans la dite congrégation des personnes pieuses et capables. À cette fin, elle a reçu de sa générale l’autorisation d’admettre à la profession religieuse, selon ses Constitutions. Cependant, nécessitant pour cela l’approbation de Votre Excellence, elle la supplie de daigner lui accorder, dans les termes de droit, les permissions nécessaires et opportunes pour qu’ainsi sous la protection des lois de cette République, les dites religieuses puissent s’établir et multiplier leurs monastères, selon le bon plaisir du Suprême Gouvernement. La probation que Votre Excellence donne à la religion catholique, et le zèle avec lequel elle procure le bien de l’État ne laissent aucun doute que Votre Excellence daignera favoriser un institut dont la fin principale est de fomenter dans le cœur des jeunes filles les vrais principes de la plus solide vertu, éclairant leur entendement avec les sciences indispensables qui peuvent les illustrer dans la société. Dieu garde Votre Excellence un grand nombre d’années. Sœur Cléonisse Cormier 252

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Le décret d’autorisation est finalement signé le 23  mai 1839. L’approbation de l’archevêque suit, le 23 juin 1839 et aussitôt une avalanche de remerciements, au président, à l’archevêque, au ministre des Cultes, M. Tocornal. Ce sont ensuite les félicitations et les permissions des autorités locales : Manuel Archer, élu de Valparaiso, écrit à la mère Cormier les 4 et 10 juin, et signe, le 1er juillet, le décret autorisant, « pour ce qui est de [sa] juridiction, l’établissement de cette maison et l’admission des novices à la profession ». Ce même jour, 10 juin 1839, le président Joaquin Prieto adresse un courrier personnel à la mère Cormier ; nous en donnant ici la traduction :

Son Excellence le président de la République à la mère Cormier Santiago, 10 juin 1839 Madame, C’est avec une grande satisfaction que j’ai reçu l’aimable lettre que vous avez bien voulu m’adresser, il y a quelques jours. Vous devez croire, madame, que je serai très heureux si ma position me présentait fréquemment les occasions de vous être utile, ne m’étant pas possible de vous exprimer d’une autre manière l’admiration que votre dévouement pour l’éducation de la jeunesse chilienne m’inspire. Daignez, Madame, vous et votre estimable communauté, agréer la haute considération avec laquelle mon épouse a l’honneur de vous saluer. Veuillez aussi accepter les plus affectueux souvenirs de ma Victoria, et les assurances des sentiments respectueux avec lesquels, Madame, je reste, Votre attentif serviteur. Joachin Prieto Mes souvenirs – Lettre 9 L’école des pauvres Bien certainement, ma bonne Arsène, si tu eusses été à la fondation de Valparaiso, nos petites pauvres auraient vivement suscité ta compassion. Leur mise était des plus misérables. Non seulement elles étaient vêtues salement, mais leurs effets étaient, en trop grande

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partie, vieux et déguenillés… Et l’odeur ? ! Il te souvient de celle du suif, à notre arrivée… Eh bien, figure-toi les maîtresses entourées de centaines d’enfants, dans un très petit espace relativement à tant de monde, par une chaleur de jours caniculaires, à peu près comme en France en juillet et en août. Le moyen de remédier à cela ? Avec le temps, la patience, le bon vouloir. […] – Mi mamita dice que mejor esta comprar ropa nueva que componer la que esta rota. (Ma petite maman dit qu’il vaut mieux acheter des effets neufs que de se donner la peine de raccommoder ceux qui sont déchirés.) Tu sais que les chaleurs excessives énervent les corps, et que l’inaction est compagne de la faiblesse qui bientôt, si on n’y prend garde, dégénère en paresse, laquelle est une espèce de rouille… Eh bien ! Le non savoir travailler de ces enfants avait une autre cause car Valparaiso jouit d’un printemps perpétuel, donc on n’y est point incommodé par les chaleurs. En outre, les Chiliennes sont douées de qualités de talents innés, mais il leur manquait un moteur aimant la jeunesse et dévoué à la cultiver, selon les désirs des familles catholiques et vertueuses du Chili. Par les quelques mots cités précédemment, tu as compris que, malgré ce que j’ai dit du bon naturel des indigènes, il y avait cependant certaines difficultés à vaincre. Avec l’espoir d’y réussir, nous nous mîmes à l’œuvre, en nous appliquant à inspirer du goût pour les occupations relatives à notre sexe. Mais il fallait avoir des étoffes et des ustensiles propres à la couture, au repassage. Comment se procurer tout cela pour des centaines d’enfants ? Faire appel à notre bourse ? Mais nos vingt-cinq francs s’étaient enfuis. Il me vint une pensée… puis un désir… Et comme Dieu est l’auteur des bons sentiments, il me procura l’occasion de réaliser les miens. M. Cazote, alors consul de France à Valparaiso, maintenant consul général chargé d’affaires de France et habitant Santiago, vint me voir et m’offrit ses services avec la plus gracieuse obligeance. Profitant de l’occasion, je lui racontai l’histoire de la couture facile, lui fis part de mes sollicitudes en faveur de nos pauvres jeunes élèves, et de mon impossibilité de les pourvoir de ce dont elles avaient besoin pour apprendre à bien travailler. Son excellent cœur fut ému, sa perspicacité pénétra les très grands avantages qui adviendraient à ces petites, puis aux familles entières, et enfin à la société chilienne, si 254

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mon plan se réalisait. En outre, il voyait clairement qu’une maison d’éducation avait à faire des dépenses immenses à son début et que tout surcroît de dépenses était au-dessus de ses forces. Aussi, sa sagacité discernant tout, Monsieur le consul me dit : « Madame, veuillez me faire une liste de tout ce que vous désirez pour vos pauvres petites. Il me sera facile de venir à votre aide par l’entremise de mes amis, membres de la municipalité. » Avec la franchise que tu me connais, je lui répondis : « Monsieur le Consul, je vous suis très reconnaissante de votre obligeance et me hâte d’en profiter. » Ma liste fut bientôt faite. J’y demandais du calicot, des indiennes, des mouchoirs, des dés, des aiguilles, des ciseaux ou de quoi leur en acheter. « Avec ces matériaux et ustensiles nous leur apprendrons à tailler et à confectionner des vêtements à leur usage. Puis, après un examen de leurs progrès et de leur conduite, fait tous les trois mois, nous distribuerons ces effets pour prix d’application, d’exactitude, de bonne conduite, de progrès. Pour les attirer en plus grand nombre, ces pauvres petites, je voudrais aussi des livres, du papier, pour les classes de ces enfants, et pour prix… Voilà bien des prétentions, Monsieur le Consul ! » – « Bien, Madame, je vous comprends et je seconderai vos désirs de mon mieux. » Telle fut à peu près notre conversation. Voyons ses succès. Comme M. le consul me l’avait fait espérer, ma liste fut présentée à la municipalité et accueillie avec bienveillance par les messieurs qui en étaient membres, lesquels faisaient partie active de l’élite de la ville. Ils accédèrent à ma proposition et fixèrent à deux onces d’or par mois l’aumône qui était, dès lors, destinée à encourager les élèves pauvres aux divers labeurs propres à leur sexe et à les secourir dans leurs pressants besoins. Ces messieurs convinrent que, pour accélérer le bien que nous nous proposions, cette valeur nous serait envoyée par trimestre d’avance. En effet, peu après je reçus six onces d’or (qui font cinq cents et quelques francs). Ponctuellement, chaque trois mois, même quantité m’était envoyée. Avec toute la célérité possible, je fis achat de pièces d’indienne, pièces de calicot, mouchoirs, bas, souliers, aiguilles, dés, ciseaux, livres, papier. Un examen fut fait, un jour désigné pour donner des prix aux plus sages, aux plus appliquées, aux plus exactes, aux plus avancées. L’horloge a sonné l’heure de l’entrée en classe… Chaque élève

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s’empresse d’y arriver à son rang. Bientôt ce jeune essaim s’avance en phalange serrée et joyeuse dans un local préparé où se trouvaient les maîtresses avec leurs pensionnaires. Grand silence ! Des yeux, surpris, fixent un point seul… Point de mire pour tous… Quel est-il ? C’est une table placée dans un lieu choisi… Quantité d’objets utiles s’y trouvent réunis : des piles de jolis calicots, de très belles indiennes, des châles, des chaussures, des livres, des chapelets, des images. Pour qui tout cela ? Se disaient probablement nos petites élèves. Bientôt eut disparu le doute. Appel solennel : Prix de docilité, mérité par la petite Mle… Idem d’application, mérité par la petite Mle… Idem d’exactitude, mérité par la petite Mle… Idem de progrès classique, mérité par la petite Mle… Prix spécial d’attention à la prière, mérité par la petite Mle… Prix spécial pour les remarques sur les instructions, mérité par la petite Mle… Les élèves de la 1ère division ayant reçu leurs prix, chaque élève des divisions suivantes vint à son tour recevoir les siens. Toutes ou presque toutes emportèrent quelque chose à leurs parents. Que d’heureux dans cette solennité ! Mais les pièces d’indienne aux vives couleurs, mais les pièces de jolis calicots au blanc de neige, mais cette masse de châles, de jolis livres à tranche vermeille. Qui aura tout cela ? Vous, mes petites filles, au prochain trimestre, si vos maîtresses et vos parents sont contents de votre conduite et de vos progrès. Déjà plusieurs viennent de recevoir des billets qui leur assurent des vêtements. Dès demain ils seront taillés sous vos yeux, afin que vous appreniez à les faire vous-mêmes. Puis vos maîtresses vous enseigneront à les confectionner. Oh ! Que vous serez habiles dans quelque temps ! Allons courage, application. Si vous faites bien vos prières, si vous aimez le bon Dieu et la Sainte Vierge, vous serez comblées de faveurs. Les plus raisonnables furent les premières appelées et les mieux servies. Ce privilège fut noté des mamans et de leurs petites filles et nous les conquit. Depuis ce moment, l’émulation n’a pas cessé parmi ces élèves. Dans ma lettre, déjà citée, du 1er  janvier 1839, je dis à notre Révérende Mère Françoise de Viart : 256

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Malgré les imprimés que les suppôts de Satan ont fait circuler, plus de deux cents petites pauvres se sont rendues à l’école où elles écoutent les instructions de la bonne sœur Aldérique avec grande attention. Elles ont déjà beaucoup acquis, ces pauvres enfants, sous le rapport de la modestie et du respect dans la prière. Le Révérend Père Jean-Chrysostome Liausu en prépare une cinquantaine pour faire leur première communion au mois de mars. Encore un autre progrès… Naguère on nous jetait des pierres lorsque nous étions dans notre verger. Sans doute ce n’était pas dans l’intention de nous faire du bien. Depuis quelques jours, on a cessé de le faire. Il paraît qu’un parti s’est formé à la classe gratuite en notre faveur. Ces enfants et leurs parents nous aiment et prennent fortement notre défense… Nous avons donné des images aux plus sages des élèves des diverses divisions de l’école gratuite. Cela a fait merveille. N’ayant pas obtenu de réponse de la part de la municipalité de Valparaiso, également sollicitée à propos des fournitures pour la classe gratuite, Cléonisse Cormier écrit à Monsieur Tocornal, ministre de l’Intérieur, pour obtenir son appui. Elle réitère avec détermination, dès le 23 mai, après la visite de la fille du président.

La mère Cormier à Monsieur Tocornal, ministre de l’Intérieur Valparaiso, 23 mai 1839 Monsieur, Je vous remercie de ce que vous avez bien voulu vous occuper déjà de l’affaire dont j’ai eu l’honneur de vous faire part dans ma lettre du 21 de ce mois. J’eus le plaisir de voir Mademoiselle Victoria Prieto le même jour. Je lui ai parlé de la pétition que j’avais adressée, il y a quelques temps, relativement à la classe gratuite, et à laquelle je n’avais pas eu de réponse. Elle m’a dit qu’elle la communiquerait à son Excellence qui a eu la bonté de me faire dire de réécrire cette pétition, afin qu’elle pût être présentée de nouveau. Je me suis empressée de me rendre aux vues de son Excellence. Je vous l’envoie donc, Monsieur, la mettant sous votre protection, et vous priant d’avoir la bonté de la remettre vous-même entre les mains de son Excellence, ou à Monsieur le ministre chargé de ces sortes d’affaires.

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Pardonnez, Monsieur, la liberté que je prends de vous donner tant d’embarras, et veuillez recevoir l’assurance du respect et de la gratitude avec lesquels j’ai l’honneur d’être, Monsieur le Ministre, Votre très humble servante, Sœur Cléonisse Mes souvenirs – Lettre 10 Externat [et maîtresses d’école] Pour faire tout le bien possible, notre classe gratuite et nos deux pensionnats ne suffisaient pas, parce qu’il y avait des familles très bien, mais peu fortunées. Elles ne pouvaient donc pas mettre leurs demoiselles à l’un des pensionnats, cela leur eût occasionné bien des dépenses au-dessus de leurs forces. La classe gratuite n’était pas leur place, parce que là c’est un mélange d’enfants qui leur eût fait tort et les eût humiliées. Ces honnêtes familles n’avaient que les écoles protestantes à leur service. Je souffrais de cet état de chose, autant ou plus qu’elles. Aussi, dès que je le pus, je me hâtai de soustraire ce qu’elles avaient de plus cher à l’empire du protestantisme : j’ouvris un externat le 2 novembre 1840. La promptitude avec laquelle les élèves se multiplièrent fit comprendre que je ne m’étais pas trompée au sujet des sentiments et des sympathies d’une série notable d’habitants de Valparaiso. Bientôt se trouvèrent réunies au nouvel externat, les filles, les nièces et cousines des généraux, intendants, gros négociants. La réputation de l’établissement des dames des Sacrés-Cœurs progressait chaque jour. Le règne de Satan s’affaiblissait en proportion de ce que les âmes s’éclairaient. […] Le philosophe dont je t’ai parlé, fort enthousiasmé de notre manière de procéder, forma un projet. Il en causa avec ses amis ; après s’être bien concertés, ils le proposèrent à la municipalité de Valparaiso qui l’approuva. Il s’agissait d’instruire des jeunes personnes, de les former à la vertu et de les placer maîtresses d’école dans les provinces lorsque leur caractère, leur conduite, leur instruction pourraient assurer un bon succès. Ces messieurs convinrent que le choix de ces 258

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enfants serait fait dans les familles des journaliers de la douane qui étaient au compte du gouvernement et seraient contentes d’assurer ainsi l’avenir de leurs filles. Lorsqu’il fallut réaliser le choix des futures maîtresse des provinces, préalablement ces messieurs prévinrent les parents du but que le gouvernement se proposait  : but très honorable pour ces jeunes filles et très utile aux divers pays où elles seraient placées. Les familles en convinrent. Mais en réfléchissant que le résultat de l’éducation que l’on offrait à leurs filles serait une séparation peutêtre pour toujours, pères, mères et autres parents s’alarmèrent. Ils n’eurent pas la force de consentir à ce qu’elles quittassent le pays natal. Telle fut, à peu près, la réponse de la majeure partie de ces braves gens. Ces premières difficultés ne ralentirent point le zèle de nos philanthropes : dix familles accédèrent enfin à l’offre bienfaisante qui leur était faite, dix jeunes filles furent choisies et entrèrent à notre établissement, sous le nom d’apprenties, afin qu’elles comprissent mieux leur mission du moment et celle de l’avenir. Plusieurs de ces enfants étaient douées de disposition et d’autres non. Je le fis noter à leurs bienfaiteurs qui, très indulgents, comptèrent sur le temps et espérèrent. Une partie de ces jeunes filles s’est distinguée par leur bonne conduite, leur instruction, leurs talents, leur savoirfaire. En général, elles étaient judicieuses, spirituelles. Je ne me rappelle pas avoir reçu de plaintes de ces élèves. Mais je me souviens avec plaisir les éloges que j’ai entendu faire, même au sujet d’une d’elles qui nous avait donné de grandes craintes. Elle a très bien tourné, s’est mariée à un riche négociant, et la voilà grande dame aujourd’hui. Généralement ces élèves ont plus profité de leur séjour à notre établissement pour leur bonheur personnel, que pour la fin que nos philanthropes se proposaient en faveur des campagnes. C’est-à-dire qu’il y a eu plus de mères de familles que d’institutrices sortant de cette classe. La première de ces élèves classée, de mon temps, maîtresse d’école était une jeune fille semi-négresse. Elle tenait ses élèves admirablement bien sous tous les rapports : piété, instruction primaire, travail manuel. Je te cite celle-ci avec satisfaction spéciale, pour que tu saches que les Noirs ne sont pas dépourvus de moyens, comme on le croit en Europe généralement.

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Distribution des prix Il t’en souvient, ma bonne amie, lettre 9e, nous avons parlé des prix à nos élèves de la classe gratuite. Trois mois après cette solennité, un examen eut lieu, afin de savoir qui méritait les châles, les belles robes d’indienne, et tant d’autres objets qu’elles avaient entrevus seulement, qu’elles désiraient ardemment. L’examen terminé, les listes des bons et mauvais points furent scrupuleusement observées et calcul exact se fit de chacune d’elles. Bientôt furent connues les élèves les plus appliquées, les plus raisonnables, les plus polies, les plus exactes, les plus respectueuses dans l’observance des exercices de religion. Les cahiers d’écriture, de calcul, les coutures, les marquoirs, les broderies en blanc, nous firent connaître la dextérité et les progrès de ces petites. Aux questions sur la religion, elles donnèrent des réponses très satisfaisantes, qui nous prouvaient de plus en plus le jugement naturel des jeunes filles du Chili. Dès que le mérite fut bien connu, directement et indirectement, les maîtresses firent des recherches pour connaître les besoins et les goûts de leurs élèves afin de les satisfaire. Les plus pauvres reçurent des chemises, des jupons, des robes, des fichus, des châles, des souliers. Nous donnâmes aux autres de jolis livres instructifs. Les mamans et les filles étaient heureuses, leurs cœurs débordaient de joie et de gratitude, qu’elles ne savaient exprimer à leur gré. Néanmoins leur bonne volonté trouva un moyen : celui des procédés généreux. Peu après leur départ, la portière venait avertir, de moment en moment, que l’on envoyait à la Révérende Mère Prélade ce plateau (bandéja) couvert de fruits magnifiques, cette corbeille (canasta) d’œufs à Madre Aldérique, ces oranges et ces raisins (esar naranjas y uvas) à Madre Sylvina, etc. Pour ne pas mortifier ces braves gens, nous recevions tout très gracieusement. Autrement elles eussent cru que nous en faisions fi ! Le mépris de notre part eût été d’autant plus laid que ces bonnes enfants y allaient de tout cœur. Nos distributions de prix produisent les plus heureux résultats… Puissent-elles faire peupler le Ciel, par l’habitude qu’elles feront prendre, dès l’enfance, de pratiquer la vertu, par le bon emploi du temps, la fuite des occasions de pécher et l’application à faire tout le bien possible pour l’amour de Dieu. Dès que ces élèves ont fini leurs 260

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classes, elles sont placées très avantageusement. Par anticipation, on nous les demande, ou bien à leurs parents. Les Européens, surtout, les recherchent, les uns pour bonnes d’enfants, d’autres pour femmes de confiance (femmes de charge, claveras) et enfin pour épouses. C’est à qui les aura le premier. Il faut que je te fasse faire une remarque, qui t’aurait bien surprise dans ta jeunesse, alors que la vanité n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui et que tu avais moins d’expérience de la folie de dépenses d’aujourd’hui. Parmi les vêtements que nous donnions à nos petites pauvres, il se trouvait une quantité de chemises, beaucoup de robes. Tu croiras, peut-être, que c’était à cause de la différence des prix. Non, ma très chère. Le vrai motif c’est qu’alors, dans l’Amérique du Sud, le linge intérieur n’était pas soigné comme l’extérieur  : on ne disait pas comme en France, « cette jeune personne a trois ou six douzaines de chemises », ce seront les robes qui se compteront par douzaine. Ainsi, telle jeune fille ou femme qui pouvait changer de robes tous les jours, n’avait qu’une ou deux chemises à sa disposition, m’a-t-on dit. Aujourd’hui les choses sont sur un autre pied, le linge est plus abondant. Quelle longue épître, il faut du courage pour la lire. Lorsque tu seras fatiguée, repose-toi dans le divin Cœur. C’est là que je te laisse en te disant : au revoir, ma sœur chérie. Sœur Cléonisse Débats et protections La question de la classe gratuite n’est pas encore réglée. Un débat s’ouvre avec la municipalité de Valparaiso qui, en accordant une subvention (six onces avec lesquelles les fournitures pour la classe gratuite ont été achetées), se réserve aussi le droit d’inspection. Cette pratique n’est pas du goût de la mère Cormier qui n’hésite pas à le faire savoir. S’en suit de nouveau une correspondance serrée avec les autorités locales. Parallèlement, les sœurs sont confrontées à de mauvaises rumeurs qui tendent à détourner les parents de leur établissement. Enfin, le projet d’ouvrir à Valparaiso un second pensionnat, moins chic, pour les familles moins fortunées, est contesté. Mais la mère Cormier sait se défendre sur tous les fronts. Elle entretient de bonnes relations avec l’archevêque de Santiago et le prend à



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témoin de ses bonnes intentions. Elle écrit au président de la République pour argumenter son projet et se mettre sous sa protection, face aux mauvaises langues. Les quatre lettres qui suivent donnent le ton des relations avec les notables.

Monsieur Lézica à la mère Cléonisse, au sujet de l’inspection à la classe gratuite Valparaiso, 2 octobre 1839 Madame la sœur Cléonisse, supérieure à la maison des SacrésCœurs et de l’Adoration Perpétuelle, Madame, Après vous avoir quittée hier, M. Linch et M. Guardian, membres de la municipalité d’ici, se sont occupés, avec moi, de ce qu’ils étaient obligés de faire en conséquence de la mission et de l’inspection qu’ils venaient de faire à l’école gratuite des pauvres. Ces messieurs étaient d’abord comme moi parfaitement satisfaits de l’ordre et de la propreté des élèves, et extrêmement bien convaincus du bon résultat qu’on devait espérer à Valparaiso de ce plantel [sic] de bonnes mœurs et de bonne éducation que votre effort, votre charité et votre bienfaisance ont réussi à rétablir dans notre ville de Valparaiso, en établissant l’école gratuite des pauvres que nous avons eu le plaisir de visiter. Mais devaient-ils, ces messieurs, manifester aussi dans leur rapport à la municipalité qu’il ne vous était pas agréable de recevoir de temps à autre la visite ou inspection de la commission ? Ou devaient-ils cacher, ou plutôt ne rien dire de tout cela pour le moment ? Mon opinion a été qu’ils pouvaient différer le rapport écrit à la municipalité, jusqu’à ce que Monsieur le consul arriverait de Santiago, en vous donnant ainsi le temps de vous conseiller avec lui, ainsi qu’avec d’autres personnes de votre confiance, sur les difficultés que vous avez cru devoir assujettir à notre connaissance avant de permettre la visite de la commission. Nous serions d’accord sur le point, et le rapport serait ainsi différé. En attendant, qu’il me soit permis, Madame, de vous dire aussi quelle est ma manière de voir, sur cette affaire. En thèse générale, ici, comme partout ailleurs, l’autorité civile a le droit d’inspection, vigilance, patrocine, et même, s’il le fallait, de la direction de l’éduca 262

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tion et de la jeunesse. Personne ne s’est avisé de contester un droit semblable, puisqu’il tient à l’existence même et au meilleur ordre de la société. De là s’ensuit également que l’autorité civile puisse faire faire des visites, questionner, faire faire des exposés et recherches afin de s’instruire de ce qui se passe à cet égard dans la société, quand bon lui semblerait. Les municipalités sont les autorités civiles chargées dans les provinces de veiller directement sur les établissements d’éducation, autres que des instituts ou collèges des sciences, établis par le gouvernement central, ou des séminaires d’études ecclésiastiques assujettis à l’ordinaire par le gouvernement. Cela posé, il est aisé de concevoir que la municipalité de Valparaiso aurait le droit de faire visiter ou inspecter votre école gratuite des pauvres quand bon lui semblerait, sans blesser les droits de personne, et au contraire en faisant l’exercice du droit que la Constitution lui accorde pour le maintien et le bon ordre de la société, et qu’il serait de toute justice que vous ne vous refusiez pas à l’exercice de ce droit dans votre case. [maison] Mais voulant faire abstraction de ces principes, d’une évidence incontestable, je ne vois pas d’inconvénient qui dût vous paraître grave dans cette démarche de la municipalité, en considération des secours qu’elle donne, par votre entremise, à l’école gratuite des pauvres. La municipalité a le même intérêt que les religieuses : améliorer la condition des demoiselles pauvres par le moyen d’une bonne éducation, et de plus, elle voudrait, s’il se peut, ajouter encore d’autres sommes pour le même objet. Il est donc naturel qu’elle cherche à se justifier de ce qu’elle donne, faisant voir à tout le monde, s’il le faut, l’emploi le plus utile que vous faites de ce petit secours, et en prenant connaissance par le moyen de la commission, des services que vous rendez au pays et des progrès que l’éducation des pauvres y fait, en vertu de vos efforts et de votre constante charité. Il devrait être à désirer, pour vous, si vous tenez à résider et à vivre au Chili, et à y exercer votre institut et votre charité, que votre école soit visitée et inspectée de temps en temps, par l’autorité. On verrait un spectacle qui charme tous les yeux, et qui parle au cœur de tous ceux qui doivent avoir un intérêt quelconque pour les progrès de leur pays. J’entrerai volontiers dans d’autres détails à ce sujet, soit avant, soit après que Monsieur le consul arriverait de Santiago, quand il vous plaira.

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En attendant, veuillez agréer, Madame, ma considération le plus distinguée. Y. Lézica Réponse de la mère Cormier à M. Lézica Valparaiso, 4 octobre 1839 Monsieur, Je suis infiniment reconnaissante de votre attention à nous obliger. Votre lettre m’a fait un sensible plaisir, aussi l’ai-je communiquée de suite aux membres de mon Conseil. Nous n’avons point refusé, Monsieur, la visite de la commission chargée d’inspecter les écoles primaires ; mais nous avons témoigné qu’elle nous était sensible. En voici les raisons : étant religieuses, et reconnues par lettre du gouvernement, nous sommes jalouses de conserver les privilèges accordés partout aux communautés qui se livrent à l’enseignement, et qui ne sont, nulle part, assujetties aux examens auxquels sont soumis généralement les seuls pensionnats séculiers. Nous ne trouvons ni étonnant, ni mauvais, une première visite, c’était une chose juste, naturelle, car nous n’oublions pas que nous sommes étrangères, mais nous espérons que l’expérience d’un bon mode d’enseignement prouvera le désir que nous avons de nous rendre utiles à un pays devenu le nôtre depuis que nous l’avons adopté. Pour ce qui est de l’aumône accordée si généreusement par le cabiddo, nous ne la refusons pas non plus  ; mais nous désirons le changement de la destination, c’est à dire qu’elle soit employée à faire élever quelques jeunes personnes (au choix de ces messieurs), douées de moyens naturels, qui pourraient être placées dans les campagnes, comme les six dont nous avons parlé. Voici les motifs qui nous portent à demander le changement : nous ne voulons pas qu’il soit dit de nouveau aux enfants que nous nous approprions l’aumône qui leur était destinée et que nous sommes payées pour enseigner des pauvres, nos Constitutions nous imposant de la faire gratis. Nous désirons que la ville conserve le mérite de faire le bien. Et enfin, nous pensons que ce sera le moyen de mettre fin aux mécontentements qu’ont déjà témoignés quelques 264

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individus ; et nous éviterons la continuation des [lettres] anonymes piquantes que nous avons déjà reçues. Du reste, dès que nos réparations seront terminées, nous donnerons à nos frais, de temps à autres, des récompenses propres à stimuler [les enfants]. Recevez, Monsieur, l’assurance du plus profond respect de Sœur Cléonisse Cléonisse Cormier à Monseigneur l’archevêque de Santiago Valparaiso, 10 décembre 1839 À Sa Grandeur, Monseigneur l’archevêque de Santiago, Monseigneur, Bien des jours se sont écoulés depuis que je n’ai eu l’honneur de m’entretenir avec Votre Grandeur, et bien des peines nous sont survenues. Nos cœurs n’en sont point émus cependant ; nous disons avec le Roi Prophète : « Quand nous verrons une armée rangée en bataille, nous ne craindrons point, si le Seigneur est avec nous. » Mais les pauvres parents des élèves de la classe pauvre se laissent prévenir ; ils nous retirent leurs enfants. Ils reçoivent des papiers pour les empêcher de continuer de nous les envoyer ; on veut leur persuader aussi que nous prenons leurs enfants pour en faire des domestiques pour nos pensionnaires. Quelques-uns se laissent tromper ; mais d’autres qui savent connaître la vérité n’y font aucune attention, et continuent de nous envoyer leurs filles. Dieu cependant fait son œuvre au milieu de ces persécutions. Nous avons quatre postulantes, deux de bonnes familles et deux sans fortune. Une de ces dernières nous a occasionné de la peine, parce qu’elle entra incognito, sachant que la dame qui l’avait depuis son enfance ne voudrait pas la laisser à notre communauté. Cette dame vint la chercher de suite, voulait l’emmener de force, nous dit les choses les plus désagréables et nous menaça même du gouverneur. Mais nous répondîmes peu de choses, lui dîmes que la jeune personne avait toute liberté pour partir, et bientôt cet orage se calma. Une vingtaine de pensionnaires nous ont été présentées ; plusieurs doivent entrer la semaine prochaine ; soixante-quinze personnes se sont fait inscrire pour faire l’adoration à notre chapelle des étrangers, afin de participer aux prières et aux bonnes œuvres de tout

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notre institut. Pour exciter la ferveur de ces nouveaux prosélytes, j’ai pensé qu’il serait bon de faire imprimer la notice, ici incluse. Veuillez y donner un coup d’œil, je serais flattée que mon zèle vous fût agréable, j’ai à cœur de faire le bien comme le désire Votre Grandeur. Mes sœurs et moi, qui de concert adressons tous les jours des prières pour votre conservation et votre bonheur, Monseigneur, nous nous mettons à vos pieds pour recevoir votre bénédiction et vous offrir l’hommage du plus profond respect. Sœur Cléonisse Cléonisse Cormier à Son Excellence, le président de la République Valparaiso, 10 décembre 1839 Excellence, J’ai été flattée de l’aimable lettre que vous avez bien voulu m’écrire. Votre Excellence remarque que j’ai suivi les observations qu’elle m’a fait l’honneur de m’écrire et que j’ai accédé avec plaisir à ses différentes représentations. Il y aura maintenant une grande diminution pour la pension, nous étant chargées des livres, plumes, papier, encre etc. et prenant en cela pour la tranquillité des pauvres une forte charge et dépense pour nous. J’ai su que quelques personnes n’approuvaient pas que nous eussions deux pensionnats ; mais je les ai laissés pour la raison que si les enfants de famille faisaient leur éducation avec les artisans, les manières, les usages de celles-ci pourraient nuire aux autres. Au reste, l’instruction, les connaissances des unes doivent être plus étendues que celles des autres ; leurs devoirs, leurs obligations relatives à elles-mêmes, à leurs parents et à la société n’étant pas les mêmes. Votre Excellence n’ignore pas sans doute tout ce que des plumes et des langues ennemies du bien ont débité à notre sujet. Ils ne comprennent rien à notre genre de vie ; il est au-dessus de leur sphère ; mais qu’ils nous persécutent, qu’ils nous nuisent, nous ne cesserons ni de leur vouloir du bien, ni de redoubler d’efforts pour le faire. Ce qui nous afflige sensiblement c’est de voir que les pauvres parents des enfants de la classe gratuite se laissent prévenir et ne veulent plus permettre à leurs filles de venir chez nous pour s’instruire. Nous espérons cependant que le Seigneur voudra bien mettre fin à tout cela. 266

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Daignez agréer, Monseigneur, l’assurance de mon respect et de la haute considération avec lesquels j’ai l’honneur d’être, de Votre Excellence, La très humble, Sœur Cléonisse

Mes souvenirs – Lettre 11 L’établissement de Valparaiso va bientôt pouvoir s’installer sur un nouveau terrain et dans de nouveaux locaux neufs, dont Cléonisse dirigera la construction.

Fruit de la réputation […] Grâce à la protection de la Sainte Vierge, notre établissement acquérait une réputation croissant de jour en jour. Je t’ai dit, il m’en souvient, que Santiago enviant le sort de Valparaiso, le doyen de la cathédrale, Monsieur le docteur Alexis Eyzaguierre, m’avait envoyé quinze mille francs pour payer le voyage des maîtresses nécessaires à la fondation d’un nouvel établissement dans la capitale du Chili. Apprenant cette nouvelle, Monsieur le docteur Raphaël Huidobro, prêtre distingué, voulut coopérer à cette œuvre, la hâter le plus possible et lui assigner un terrain qu’il tenait d’un ami intime, Monsieur le curé Hurtado, prêtre vénérable de Santiago. Je ne sais combien de temps avant que nous arrivassions au Chili, le respectable curé Hurtado, fort zélé pour le bien public de son pays, avait projeté la fondation d’une maison d’éducation pour les jeunes filles sans fortune, mais la mort le frappa avant qu’il pût l’effectuer. Sur le point d’expirer, il chargea un de ses amis de la mission qu’il s’était proposée et lui fit don d’un terrain pour cette bonne œuvre. Monsieur Raphaël Huidobro ne put de suite réaliser le projet de son ami, faute d’un personnel suffisant. Ayant entendu parler de notre établissement, il vint à Valparaiso pour s’assurer de la vérité. Les nouveaux renseignements qu’il reçut furent tels, que dès lors il jeta les yeux sur nous. Alors Monsieur Raphaël nous honora de sa visite, nous raconta le projet de feu son ami, nous demanda un plan de maison d’éducation, s’informa si nous pourrions aller ailleurs, et

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nous dit encore maintes autres choses de ce genre. Je lui répondis de mon mieux ; mais non en bon espagnol, car je ne savais pas encore cette langue. Néanmoins, Dieu aidant, Monsieur Raphaël fut très content. Si content que, de retour à Santiago, il enthousiasma les autorités en notre faveur, ou plutôt en faveur d’un nouvel établissement de notre Société qui, dans la capitale, eut des résultats au moins égaux à ceux de la maison de Valparaiso, deuxième ville du Chili. Ce fut alors qu’il se joignit à Monsieur Eyzaguierre, premier moteur et bienfaiteur de la maison de Santiago. À notre arrivée à Valparaiso, notre enclos avait une belle étendue en longueur, mais il était très étroit. Point d’espoir de l’agrandir parce qu’à droite, il y avait une rue, à son extrémité, c’était une route ; à son entrée, c’était une rue encore ; à gauche, c’était la propriété d’un indien qui l’avait louée à une famille anglaise qui s’y plaisait. Eh bien ! La Providence nous ménageait cet unique moyen de nous mettre un peu plus à l’aise. En 1840, je ne sais pourquoi, le propriétaire de la maison contiguë à la nôtre voulut quitter Valparaiso et vendre son bien. Il me fit faire, par notre père supérieur Jean de la Croix, la proposition de l’acheter, quinze mille francs, si je la payais dans quinze jours après l’acte passé… Belle proposition ! J’étais pauvre comme Job. Eh ! que faire sans argent ?… Il me vint une pensée… Le doyen de la cathédrale de Santiago, Monsieur Alexis Eyzaguiere, m’ayant écrit pour me faire part des dispositions du premier président de la République du Chili, M. Owinghi, en faveur d’un établissement d’éducation catholique pour les jeunes Chiliennes et pour savoir si nous pourrions nous en charger, je répondis affirmativement, puis je lui proposai comme moyen d’accélérer le voyage des maîtresses, d’avancer quinze mille francs pour la navigation. Mais je posai la condition que cette somme lui serait rendue si les sujets demandés pour cette fondation n’étaient pas arrivés deux ans après cet arrangement. M. Eyzaguierre accéda à ma proposition et m’envoya les quinze mille francs. Me voilà tirée d’embarras relativement à la maison, mais si j’emploie cet argent à l’acquisition, que donnerai-je au capitaine du navire porteur de nos sœurs ? Il n’attendra pas… Prions Dieu d’inspirer nos amis, dis-je à mes compagnes… Et nous priâmes. En même temps, je tâchais de bien faire comprendre aux familles de nos élèves combien il importait pour la santé de leurs demoiselles 268

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d’avoir un enclos plus grand et l’impossibilité de faire l’achat proposé, qui convenait parfaitement, si je n’étais pas aidée. Puis je leur insinuai d’avancer le paiement de la pension. J’eus écho, et, battant le fer pendant qu’il était chaud, j’entrai en marché prestissimo pour la dite maison. L’acte se passa et je fis le paiement à l’époque et dans les termes voulus. Tu vois, ma sœur chérie, combien la Providence nous protégeait.

Projet pour Santiago Tandis que les travaux du nouvel établissement se poursuivent à Valparaiso, le chanoine Eygzaguierre sollicite la création d’une maison d’éducation, dévouée aux pauvres, à Santiago. Une correspondance régulière s’établit entre l’archevêché de Santiago et la mère Cormier. Les archives de la congrégation ont conservé une trentaine de lettres pour la période de février à fin novembre 1839. Elles marquent les étapes de la négociation pour le nouvel établissement à Santiago. Dans les circonvolutions de la plus parfaite déférence s’expriment l’intransigeance de la supérieure de la maison des Sacrés-Cœurs au regard des principes définissant l’institut et sa vocation. La lettre qu’elle adresse à Alexis Eyzaguierre, le 25 février, indique la ligne très ferme dont elle ne se démarquera pas.

Cléonisse Cormier à Joseph Alexis Eyzaguierre Maison des Sacrés-Cœurs et de l’adoration perpétuelle à Valparaiso, le 25 février 1839 Monsieur, Le Révérend Père Jean de la Croix Amat m’ayant communiqué la lettre que vous avez eu la bonté d’écrire relativement au louable projet que vous paraissez avoir de former un établissement de notre ordre à Santiago, et voyant qu’il est de mon devoir d’y répondre, j’aurais désiré le faire de suite. Mais obligée de surveiller constamment les ouvriers qui travaillent à nos réparations, il m’a été impossible jusqu’à ce jour d’avoir cet honneur. Veuillez donc m’excuser. J’approuve, Monsieur, votre manière d’agir : il est certain qu’avant d’accorder son estime, sa confiance, il faut connaître ; la prudence le requiert. Il n’est pas étonnant qu’au premier aperçu nos règles ne vous

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paraissent pas aussi sages qu’elles le sont réellement, ne connaissant pas les vues qu’ont eues, en les établissant, nos vénérables fondateurs. J’aime à me persuader que, dès l’instant où vous en aurez un détail précis, vous serez convaincu que nos bons fondateurs étaient vraiment inspirés par l’Esprit-Saint. Mais pour répondre par ordre aux différents articles de votre lettre, Monsieur, je commence par le premier, dans lequel vous paraissez croire que nous nous sommes établies dans une absolue indépendance par rapport aux évêques. Ceci, Monsieur, est tout à la fois opposé à nos sentiments et à notre conscience. Nous devons dépendre des évêques respectifs, nous n’avons jamais méconnu ce devoir, et nous pouvons vous assurer, Monsieur, que nous ne sortirons jamais des bornes de l’obéissance due à l’ordinaire. Nous souhaitons autant de la rendre aux premiers pasteurs que nous sommes désireuses de voir nos supérieurs jouir des privilèges que leur a accordé le Saint-Siège. Notre conduite à l’égard de Monseigneur de Santiago, comme à l’égard de tous les prélats qui nous ont demandées pour leur diocèse, prouve que ce que j’ai l’honneur de vous dire, Monsieur, est vrai. Vous parlez aussi, Monsieur, d’un monastère érigé à Santiago : sans le connaître, je trouve qu’un parallèle ne peut être tiré entre lui et le nôtre. Cet établissement naissait à ce qu’il paraît et le nôtre tient à un corps, à un institut approuvé, favorisé par le Saint-Siège depuis de nombreuses années, dans son gouvernement, dans sa discipline, et que le Cœur de Jésus, auquel il est consacré, a soutenu dans les tempêtes révolutionnaires, soutient encore et soutiendra à jamais, j’espère. Pour ce qui est des comptes rendus aux supérieurs généraux, je ne vois pas de moyen plus direct pour éviter les mauvais emplois des recettes, l’amour du gain, et qui soit plus propre à faire pratiquer la pauvreté, la charité, vertu des premiers chrétiens qui déposaient l’argent de leurs revenus aux pieds des apôtres, premiers procureurs, premiers économes de l’Église naissante qui pourvoyaient à tout, ou par eux-mêmes ou par des personnes de confiance préposées à cette effet. Voilà, Monsieur, le but qu’ont eu nos pieux fondateurs. Dieu veut que nous retracions les vertus des premiers siècles de l’Église : il faut donc en prendre les moyens. Dans notre institut, aucun membre n’a rien en propre, les supérieurs généraux eux-mêmes sont obligés de rendre compte de leur administration. Le surplus des revenus 270

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est déposé dans une caisse commune pour le besoin de chaque maison (où un si grand nombre d’enfants sont élevés gratis, où l’on fait du bien à tant d’infortunés), et pour fonder de nombreux établissements. C’est cette caisse commune qui nous a fourni tout ce qui nous a été nécessaire, et pour les frais de voyage, et pour notre maison de Valparaiso. Certainement, sans elle, nous ne serions point dans ce port. Vous me prévenez, Monsieur, oui, c’est en envoyant le surplus de ses revenus à la maison mère que chaque établissement s’acquitte de la dette sacrée qu’il a contractée lors de sa fondation ou dans les cas de nécessité. Il est bon de vous observer, Monsieur, que jamais nous n’avons rien accepté d’aucun gouvernement, pas même de celui de France, et cependant déjà nous avions vingt-quatre établissements florissants lors de notre départ et l’on nous demandait en différents pays. Il est vrai, plusieurs prélats et autres personnes de grand mérite se sont fait un plaisir, un honneur de contribuer à la fondation d’un assez grand nombre de nos maisons, mais leurs offrandes ont toujours été un don guidé par la charité, la générosité ; toujours nous avons été libres, maîtresses chez nous. En effet, n’est-ce pas absolument nécessaire pour la paix, la sécurité, l’ensemble de la congrégation ? Vous sentez, Monsieur, qu’il ne faut pas qu’on puisse nous dire à chaque instant « Je veux que vous changiez cette coutume, que vous adoptiez ce règlement, ou que vous vous retiriez ». Bientôt, ainsi, il n’y aurait plus d’unité dans le gouvernement de notre institut, ce qui détruirait l’œuvre en elle-même. C’est pour tous ces motifs que le Révérend Père Hilarion, secrétaire de notre congrégation, eut un entretien avec Son Éminence le cardinal Oppironi, le 5 janvier 1815. Plusieurs bulles données par les successeurs de saint Pierre sont conservées dans les archives de la congrégation pour attester, rassurer notre Approbation. Dans notre prospectus, nous n’avons point détaillé l’emploi de chaque heure de classe pour les enfants pauvres, mais les sacrifices que nous avons faits exclusivement par zèle, charité, doivent persuader, je crois, que nous ne négligerons rien pour être utiles aux enfants qui nous seront confiées. Je ne connais par l’ouvrage intitulé « L’éducation propre », mais je pourrai peut-être me le procurer, et voir ce qui pourrait nous convenir. En agréant l’expression de ma vive gratitude pour les vues bienveillantes que vous avez pour notre institut, et l’envie que j’ai d’y

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répondre, veuillez recevoir, avec bonté, l’assurance du respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, Monsieur, Votre très humble. Sœur Cléonisse, supérieure Dans une lettre du 4 juillet 1839, Joseph Alexis Eyzaguierre sollicite de nouveau la mère Cormier pour fonder un établissement à Santiago et le père Frédéric, en visite à la capitale, confirme de son côté que le chanoine peut mettre 3000 piastres à sa disposition, et onze mille dans cinq mois : « Le chanoine m’a chargé de vous dire que si vous voulez positivement réaliser le projet, il demandera lui-même la patente au gouvernement et à l’archevêque et mettra à votre choix le terrain et les maisons pour que vous puissiez les distribuer selon vos besoins. » (Lettre du 25 septembre 1839). Le 31 octobre, Alexis Eyzaguierre envoie à Cléonisse Cormier copie des autorisations officielles pour cette nouvelle fondation et lui présente les termes de son contrat avec elle : après de multiples allers retours, le contrat sera finalement signé un mois plus tard.

Mes souvenirs – Lettre 11 [suite] Fêtes et émois Le 15  octobre 1840, j’écrivais à Notre Très Révérende Mère Françoise de Viart les lignes suivantes : Deux bateaux à vapeur ont paru dans le port de Valparaiso, ce sont les premiers. Aussi les Chiliens, pleins de joie à la vue d’une telle merveille, ont-ils fait fête brillante. Le canon valparaisien a salué ces nouveaux venus à coups redoublés. Ils sont anglais et viennent de Conception. Leur voyage a été heureux et accéléré. Nous prenons une vive part aux réjouissances du pays, à ce sujet, parce que les navires nous donnent l’espérance… – l’espérance de recevoir enfin de vos nouvelles. Pourquoi, ma bonne Mère, ne nous écrivez-vous pas ? Pourquoi un an s’est-il écoulé sans que vos filles aient reçu de vos nouvelles ? […]

Déjà, chère Arsène, tu as appris une série d’histoires qui te prouvent les grandes bontés de la Providence à notre égard. Voici encore un nouvel épisode qui te le répétera une fois de plus. Pendant que 272

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nous savourions les angoisses du silence inattendu de nos supérieurs généraux, le bon Dieu fit partir, de l’Océanie, son ange consolateur et le conduisit à Valparaiso. La portière, toute rayonnante de joie, vint me dire un jour : « Mère Prélate, Mgr Rouchouze6, arrivant de l’Océanie, vous demande au salon. » Je t’assure que nos cœurs battaient plus fort qu’à l’ordinaire. Toutes, nous regardions Sa Grandeur comme un saint. Cette opinion d’estime et de respect profond, bien justement mérités, nous pressa de lui parler de nos affaires et de nos embarras. […] Alors avait commencé de s’organiser régulièrement la ligne des bateaux à vapeur d’Europe, par Panama, dans les mers de l’Amérique du Sud. Un d’eux s’arrêtait à Valparaiso deux ou trois jours, pour les correspondances et les passagers, puis il retournait à Panama recueillant les passagers et les correspondances des ports de la côte du Chili, de la Bolivie, du Pérou, de la même manière qu’il les y avait déposés quinze jours avant, à peu près. De Panama en Europe, il fallait aussi environ quinze jours. Même répétition pour le retour d’Europe. Donc, il fallait un mois pour aller et un mois pour revenir. Aujourd’hui les choses sont encore améliorées. Il y a deux bateaux à vapeur. L’un fait le trajet du Havre à Carthagène, l’autre de Carthagène à Colon. Là, on prend les wagons du chemin de fer qui conduit à Panama. Dans le port de cette ville, on entre dans le dernier bateau qui va jusqu’au Chili. De cette manière, on peut avoir des lettres, ou de France ou d’­Amérique, tous les quinze jours, ayant néanmoins un mois de date, au moins. Les passagers ne peuvent faire ce voyage en moins d’un mois. Je reviens à la lettre d’espérance. Qu’elle était douce, cette espérance ! Elle consola nos cœurs, nous électrisa… Revoir des sœurs de France, recevoir des nouvelles de ses parents et amis ! Et cette nouvelle au moment que nous souffrions tant ! Ce contrecoup se ressentit avec d’autant plus de sensibilité qu’il était inattendu. Impossible de t’exprimer notre joie… Bénis Dieu avec ta sœur que te chérit, Cléonisse 6   Vicaire apostolique de l’Océanie, Mgr Étienne Rouchouze revint en effet en France en 1841 pour y recruter de nouveaux missionnaires et obtenir une aide financière pour sa mission. Lors de sa visite, il encourage les sœurs à ouvrir un nouvel établissement à Santiago. Peu après leur arrive la nouvelle des futurs renforts.



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Mes souvenirs – Lettre 12 Chère Arsène En attendant l’arrivée de nos sœurs de France, je vais te raconter une série d’anecdotes, qui t’intéresseront et t’amuseront. Argenterie des boliviennes, linge de dentelle Jadis, en France, la vaisselle était d’étain (tu n’as pas vu cela, toi, et moi très peu). Eh bien, tout ce que nos pères possédaient en ce métal, l’Amérique du Sud le possède, et plus encore, en argent, très bon argent. Au Chili, j’ai vu des plats magnifiques, très grands, très bien faits. D’autres étaient plus simples, mais tous étaient en excellent argent. En Bolivie, en outre de la vaisselle d’argent comme au Chili, les familles riches ont, aussi en argent, les vases d’usage pour la nuit. Quelques-unes de nos élèves de Valparaiso, venant des frontières de Bolivie, ont apporté leurs vases de nuit en argent, à la pension. Ils sont généralement pesants et ne brillent pas. Leur grandeur et leur forme sont, à peu près, comme les nôtres qui sont en faïence. Lorsque les Boliviens vont en voyage, ils emportent toute la partie de leur ménage qui leur sera nécessaire : lits, composés de bons mais très durs matelas en laine, draps ornés de large dentelle le long des lisières sur les côtés, ou de jolis festons avec broderies également de chaque côté, une magnifique couverture en laine rouge ou bleu ciel foncé sur laquelle se pose une courtepointe d’un beau blanc en mousseline claire, brochée, deux longs oreillers recouverts d’une très belle taie en toile de fin lin ou percale, ayant de larges dentelles ou des filets en feston aux extrémités. Leur batterie de cuisine, l’argenterie les suivent également partout. Une pensionnaire en chambre garnie nous est arrivée avec tout cela, et plus encore, car ses chinas (ou esclaves familières) ne devaient pas la quitter. Or elle en avait trois, à qui serait la plus laide à nos yeux. Elles étaient peut-être des beautés chez elles. Cette pensionnaire était très richement montée en vaisselle et petits ustensiles d’argent. À son départ, une très grande chocolatière en argent et un énorme plat rond, en argent aussi, me restèrent. J’en ai fait cadeau à notre supérieure générale à mon arrivée en France. Il eût 274

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pu, ce plat, contenir de la nourriture pour vingt à trente personnes environ. Suites des négociations avec M.  Eyzaguierre pour la fondation de Santiago : Dès le mois d’août 1840, Cléonisse Cormier se préoccupe du logement des sœurs qui doivent arriver de France pour Santiago. Dans une lettre du 11 janvier 1841, à M. Eyzaguierre, elle exprime ses hésitations à entreprendre le voyage, au moment où les travaux de la maison de Valparaiso requièrent sa présence : « Jusqu’à ce jour, je n’ai pu savoir, et je ne sais pas encore, si je ferai le voyage de Santiago. Monsieur Bessanille a commencé le plan, m’a dit le respectable don Pedro, j’attends. Si les choses peuvent s’arranger, je serai bien aise, ayant plusieurs ouvriers que je ne puis quitter. » Le voyage n’aura finalement lieu qu’après l’arrivée des renforts, en juin 1841. Le 6 février 1841, Cléonisse Cormier adresse à M.  Eyzaguierre une demande urgente de nouvelle avance financière : « environ huit cent piastres. Si vous pouviez nous les procurer, Monsieur, aux mêmes conditions que les douze autres, nous serions infiniment reconnaissantes. Dans le cas où votre grande complaisance veuille les confier au frère Théodule, je donne un reçu à celui-ci. »

Mes souvenirs – Lettre 12 (suite) Notre maison [de Valparaiso] Dans ma 8e lettre, j’ai commencé de te parler de notre maison. J’aurais dû te dire tout ce qu’il en était. Je vais réparer cette omission, cela me conduira à ce que je t’ai annoncé relativement à l’abandon des vertueux habitants du Chili, élèves du père André. L’entrée de notre établissement était un grand portail s’ouvrant sur un porche où étaient deux portes latérales conduisant aux salons, à droite et à gauche. En face du portail d’entrée était un autre portail donnant passage dans la première cour, qui était pavée de galets fichés en terre comme des œufs sur leurs pointes. Cette cour, agréable, mais petite, était entourée de bâtiments construits en adobes. Une large galerie longeait la façade intérieure où étaient des salons et cabinets très logeables. C’est là que nous passâmes notre première nuit.

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Sauf ces appartements, il y avait un ouvrage immense à faire pour mettre l’établissement en état de recevoir des élèves. Grâce à Dieu, qui inspira les missionnaires en notre faveur, quantités d’ouvriers, surveillés et dirigés par un excellent frère convers de ces messieurs, avaient déjà commencé les travaux indispensables. Nous les fîmes continuer avec le plus de célérité possible. Mais la célérité n’est pas chose facile à obtenir de certains artisans qui observent la leçon du père André à la lettre, mais non selon l’esprit du zélé missionnaire. Ces pauvres gens-là pensent peu au lendemain, ni pour eux ni pour leurs proches. Ils se donnent beau jeu tant que la bourse dure, mais quand arrive la faim et qu’ils n’ont plus un réal (pièce d’environ 12 sous et demi), ils voient qu’il faut penser à travailler de nouveau. Alors ils retournent au chantier continuer l’ouvrage commencé. Mais voilà que sonne l’heure du déjeuner, vite, ils s’approchent et se présentent au maître pour recevoir la pièce qui leur procurera de quoi assouvir leur soif et leur faim. Ce paiement est, à peu près, le tiers de celui de la journée entière de leur travail relatif, et doit suffire aux dépenses des vingt-quatre heures. Ils partent gaiement et reviennent – oui ou non – une heure après. Oui : ils reprennent le travail si la bonne volonté leur est venue en aide et persévère. Non : on ne les revoit pas, si l’envie de travailler s’en est allée avec la faim. Si les besoins de manger ou de changer de chemise, de pantalon, de veste, etc…les pressent beaucoup, ils reprennent le chemin du chantier. Il n’y a que les riches, en général, qui aient ces sortes de vêtements en nombre collectif. Mais peu importe, on ne doit rien : le maître de l’ouvrage a payé le travail fait, l’ouvrier l’a dépensé, c’est son affaire. À la fin de la semaine, on règle les comptes de ceux qui sont retournés à l’ouvrage, puis on ouvre sa bourse. Hélas ! que voit-on en jetant un coup d’œil alternatif sur les tableaux des dépenses et des recettes ? Plus d’une fois celui-ci s’est trouvé plus faible que celui-là. Où aller chercher de quoi couvrir le déficit ? Devine ? L’auteur de bonnes pensées nous donnait celle d’aller au tronc de notre chapelle. Je m’y rendais, et l’ouvrant, je trouvais en effet la quantité qui me manquait ; plus ou moins : quelquefois c’était seulement quatre ou cinq sous. Note en étant prise, nous rendions à la chapelle la valeur, au moins, que la piété des fidèles avait déposée pour le culte. Te dire combien ces finesses d’amour de la Providence 276

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excitaient notre gratitude et nous rendaient heureuses est chose impossible. […] Curiosités Le Panthéon de Valparaiso (décrit par un officier français) n’est point un lieu de sépulture réservé exclusivement aux citoyens illustres : c’est tout simplement un cimetière où la ville dépose ses morts les plus vulgaires, en faisant payer pour les uns un certain droit d’inhumation et en jetant les autres dans des fosses communes, près de la place réservée aux protestants. La porte principale du Panthéon est surmontée d’une petite tour et flanquée de deux galeries basses. Dès l’entrée, une atmosphère chargée d’émanations suaves surprend et réjouit l’odorat. La rade azurée apparaît couverte de navires et sillonnée de barquettes ; puis, à travers une rumeur confuse, l’oreille charmée distingue le chant joyeux des travailleurs et la plainte incessante des flots. Rien n’est moins funèbre que ce cimetière pimpant et fleuri, où gazouille, voltige et folâtre un monde d’oiseaux, de papillons et d’insectes. Les sentiers sablés et ratissés avec soin, séparent des plates-bandes couvertes de tombes coquettes, montrant leur robe blanche sur les rosiers et les chèvrefeuilles ; des rameaux vagabonds couronnent les urnes cinéraires, des guirlandes sont suspendues aux bras des croix. Le cyprès, l’if au feuillage sombre, le saule aux rameaux éplorés semblent bannis de ce parterre où les rosiers festonnent les marbres, auxquels ils ont à regret cédé une place ; au milieu de l’allée principale, un cadran solaire, muni d’un canon de cuivre, semble marquer ironiquement les heures de l’éternité. Je ne suis pas allée au Panthéon pour deux motifs dont je bénis Dieu : 1°) parce que nous observons la clôture, quoique non cloîtrées ; 2°) parce que aucune de mes compagnes n’est morte pendant que j’étais à Valparaiso. Et alors même que Dieu m’eût affligée de la perte de ces chères sœurs, amies dévouées, je ne l’aurais pas vu, nos sœurs décédées étant déposées dans un caveau construit à cet effet. À Valparaiso, il s’expédie pour l’Europe une si grande quantité de fourrures qu’on a pu craindre un moment la destruction des précieux animaux qui les fournissent. La gazette L’union, en date du 8 décembre 1863, dit ce qui suit : « Le maréchal Santa-Cruz vient

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de donner au jardin d’acclimatation deux bissayas ou viscaches, lagostomus ou lagotis, apportées par Monsieur Wernes, négociant français à Santiago. » Il n’y a pas bien longtemps que les viscaches sont connus des naturalistes. Ce sont des rongeurs de la jolie famille dont on tire les belles fourrures à poil si doux et d’un beau gris perlé, connu sous le nom de chinchilla. Le chinchilla est l’écureuil du Pérou. La viscache est de la grosseur d’un gros lièvre ; elle est surtout remarquable par sa queue en balai ; on la nourrit facilement avec du maïs et des racines bulbeuses. C’est un animal fort doux qu’on peut élever dans l’intérieur des maisons sans aucun désagrément et qui paierait les soins qu’on lui donnerait par le prix de sa fourrure. Un repas prêt depuis deux ans ! Cléonisse Cormier raconte ici l’arrivée des nouvelles sœurs de France et le repas de fête organisé pour leur accueil.

Journal de Sr Amica Gauthier7 Le journal rédigé par l’une des nouvelles arrivantes raconte l’accueil des sœurs à Valparaiso et la première visite à l’archevêque de Santiago. Nous en donnons ici les principaux extraits. La mère Cormier y est désignée comme « la Prélade ».

10 juin La Révérende Mère Prélade prend le chemin de Santiago, accompagnée d’une sœur. Elles sont parties à cinq heures et demie. La veille, elle se confessa et fit confesser sa compagne de voyage ; le Révérend Père supérieur l’avait effrayée, lui disant que les chemins étaient fort dangereux ; alors, cette vertueuse Prélade dit : « Si nous devons être exposées, préparons-nous comme pour mourir ».

7   Titre  : «  Journal sur la fondation de Santiago, capitale du Chili, dédié aux Révérendes Mères Françoise, supérieure générale, Augusta, prieure, Esther, économe, Pauline, maîtresse des novices, Adélaïde, Céleste, Perrine ; et à ma bonne Madame Narcisse ».

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Le voyage fut heureux et agréable ; néanmoins la bonne Prélade était soucieuse, réfléchissant à ce qu’elle avait à traiter. En effet, elle parlait peu le castillan ; elle devait voir tant de personnes distinguées. Mais la sœur qui n’avait rien plus à faire que de se promener et examiner, contemplait délicieusement cette belle nature dans laquelle il semble que Dieu s’est plu à répandre ses dons avec profusion ; ces jardins, ces bosquets enchanteurs, sans autre culture que la main du céleste jardinier ; les fleurs de grenadiers sauvages, ces myrtes, ces jolies plantes grasses avec des fleurs magnifiques ; tout portait à bénir le Seigneur dont les œuvres sont si belles et si pleines d’amour ; ces coteaux au penchant duquel s’aperçoit un troupeau de brebis dont la blancheur au milieu de la verdure produisait un coup d’œil charmant. Et pour compléter le pittoresque, ces petites cabanes de roseaux à la base du coteau, ouvertes de toute part, semblaient inviter le voyageur à venir partager le pain de l’hospitalité. Les habitants se reposaient, ou étendus au soleil, ou caressant un peu de feu établi au milieu de la pauvre habitation remplie souvent de fumée. On pourrait se reporter aux temps primitifs, et voir nos patriarches antédiluviens habitant sous des tentes, ou n’ayant d’autre toit que le ciel ; il en est presqu’ainsi en Amérique. Le soir était arrivé, le soleil était tombé sous l’horizon, au crépuscule avait succédé la reine de la nuit, et notre chère mère voyageait encore dans ces routes peu entretenues, et dans lesquelles les mauvaises voitures peuvent se briser à chaque pas. Un spectacle attira l’attention de notre chère voyageuse : c’étaient les simples habitants de ces petites chaumières, qui assemblés autour d’un grand plat, y puisaient tour à tour l’aliment grossier qu’il contenait. D’autres environnaient un feu, établi comme je l’ai dit au milieu de la cabane ; conversaient familièrement. On arrive au lieu de repos. Les voyageuses sont introduites dans une chambre, comme l’avait demandé la Révérende Mère Prélade ; on servit à souper ; mais le meilleur fut le lit, car les secousses, les frayeurs en tout genre, avaient fatigué notre tendre mère. Sa fille dormit fort paisiblement, mais la mère veillait et ne reposait qu’à moitié. 11 juin On se remet en route avant le jour, après avoir récité les prières du matin. La Mère Prélade commence l’office, la méditation et enfin, après plus de trois heures d’oraison, la pauvre sœur avait perdu sa

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dévotion. Voyant que la mère n’en finissait pas, elle lui demanda si elle voulait dire le sub tuum : – « Pas encore, méditez encore une heure » – « mais, mère, je suis à la fin » – « prenez un livre ». Et notre bonne Prélade arrangeait son discours, y préparait tout pour la plus grande gloire de Dieu, la sœur le voyait bien. Enfin, après plus de cinq heures consécutives, la Mère ne dit rien à la fille ; la pauvre malheureuse avait de la peine de voir la Mère Prélade si sérieuse. Enfin, vers dix heures, l’on était en plaine. La Mère Prélade proposa de prendre quelque chose ; elle riait du long silence qu’elle avait fait garder à sa compagne. Le temps était sûr ; un soleil d’hiver dardait avec force et réchauffait leurs membres engourdis par la fraîche nuit et la brise fraîche des montagnes ; tout paraissait se réjouir de l’arrivée de la digne Prélade dans la capitale et du bonheur du respectable archevêque. Vers une heure de l’après-midi, la Mère Prélade était à la porte du palais épiscopal ; elle se fit annoncer. Plusieurs jeunes ecclésiastiques viennent à sa rencontre et l’introduisent dans un riche salon où le vénérable prélat l’attendait. Il ne savait pas que ce fut elle qu’on lui avait annoncée. Lorsqu’il la vit s’avancer, il se leva avec précipitation de dessus son sofa, courut à elle, lui tendit les bras de toute leur longueur ; elle se mit à genoux, voulut parler, mais il ne lui en donna pas le temps : « Oh ! mi Madre Cleonissa, mi madre ». Au rapport de la sœur qui l’accompagnait, elle croyait qu’il allait l’embrasser, et peu s’en fallut. Il la releva, la conduisit à son sofa, l’y fit asseoir ; l’accabla de questions ; lui demanda qui était cette sœur qui serait Prélade à Santiago, et sur sa réponse affirmative que ce serait la mère Cléonisse, il recommença à lui presser les mains. Il était content, il était dans un transport incroyable : il va, vient, donne des ordres, fait avertir plusieurs prêtres, entre autres le doyen, don Eyzaguierre et don Pedro de Reyes son secrétaire. Il était fort étonné que la Mère Prélade pensât à retourner à Valparaiso, mais elle lui fit entendre qu’il le fallait, et qu’elle espérait revenir avec sa petite colonie au commencement de juillet. Ce temps lui parut long, il fallait pourtant passer par-là et attendre. Le secrétaire arriva ; la présence de la mère lui causa beaucoup de plaisir, mais celui-ci est plus froid, quoiqu’avec des sentiments très affectueux et portant beaucoup d’intérêt à l’œuvre. La Mère Prélade est priée de visiter le palais et les Exercices (maison qui sert pour loger, pendant les retraites, les exercitants [sic] 280

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qui suivent pendant dix jours les exercices de saint Ignace). Monseigneur lui-même donne ces retraites spirituelles. Toutes les curiosités furent montrées, expliquées par Monseigneur qui paraissait ne pas se lasser ; il n’en était pas de même des deux hôtesses. Enfin, se termina la visite ; la Révérende Mère Prélade voulant de nouveau prier le Saint-Esprit, afin qu’il l’éclairât dans le règlement qu’elle aurait à faire, demanda et obtint la permission de se retirer à la chapelle de Monseigneur. Après s’y être rendue, elle s’est mise en prières ; et y serait encore restée si le saint archevêque ne fût venu la distraire de ses colloques avec Dieu ; mais ce bon prélat avait besoin de la voir, de parler de l’œuvre. Arrivées au salon, les religieuses sont invitées à se mettre à table pour dîner, avec Monseigneur et son secrétaire. L’usage ici (mais qui passe un peu de mode) est de boire dans le même verre. Monseigneur présentait toujours son verre, l’approchait de la Mère Prélade (elle continuait je crois son oraison) car ne s’en apercevant pas, ou feignant de ne pas s’en apercevoir, elle ne répondait pas à cette caresse de Monseigneur. Sa compagne qui était près d’elle, et qui craignait que la Mère Prélade ne bût dans le grand verre qu’il lui aurait indubitablement passé, regardait de côté et prit le plus tôt qu’elle put un petit verre qui était à peu de distance d’elle ; la Mère Révérende en fit autant. Tout fut servi en vaisselle plate et magnifique. L’usage est encore ici de servir beaucoup et de ne manger qu’une bouchée de chaque chose. Les femmes chez Monseigneur ne sont guère plus décentes que partout ailleurs ; leur châle jeté sur l’épaule sans être attaché s’ouvre souvent ; les robes décolletées jusqu’aux extrémités des épaules présentent un triste tableau ; il est nécessaire d’être modeste ici et de tenir toujours les yeux baissés. Le repas terminé, Monseigneur annonça à la Mère Prélade qu’elle serait conduite à Sainte-Rose, ancienne communauté et encore maison de retraite. Deux voitures étaient à la porte du palais : la première (celle de Monseigneur) était destinée pour les religieuses ; la seconde pour deux ecclésiastiques qui accompagnaient ces dames. Ce bon Monseigneur, après avoir conduit la Mère Prélade jusqu’à la voiture, promit de la visiter le lendemain ; alors elle se mit à genoux, il la bénit de cette bénédiction paternelle qui ne laisse rien désirer ; il releva les religieuses qui étaient à ses pieds ; vint voir si elles étaient bien, les salua et se retira.

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Les voitures prennent le chemin de Sainte-Rose. Tous les Chiliens et Chiliennes sortaient pour voir Monseigneur et ne voyaient que des dames à leur grande surprise. Arrivées à Sainte-Rose, elles rencontrèrent le bon doyen, le maître de Santa-Rosa, le Senor Hurtado, qui les espéraient ; elles furent reçues aussi par une ancienne demoiselle et sa vieille tante ; ces deux personnes restent là pour soigner les prêtres durant les exercices. On les accueillit avec bonheur ; on proposa à la Révérende Mère de visiter Santa-Rosa, ce qu’elle fit, mais comme la nuit s’avançait, la Mère vénérable ne put bien voir si cela lui convenait. On pensa à se retirer de part et d’autre ; ces messieurs prirent congé des mères qui restèrent seules avec ces demoiselles et leurs suivantes. Après un moment de conversation, la Mère Prélade fut prier avec sa compagne dans un petit oratoire ; mais la malheureuse sœur, non tant grave que la mère, vit dans cette chapelle deux poupées habillées pour représenter le saint enfant Jésus, qui levaient une jambe comme pour danser. Elle ne put se retenir, elle éclata, plus la mère la grondait, plus elle riait – heureusement qu’elles étaient seules. Il fallut aller se coucher, les distractions étaient trop fortes de voir ces petits Jésus avec leurs chapeaux, leurs petites robes et levant la jambe. On se mit au lit. La demoiselle conseilla à la Mère Prélade de ne pas éteindre la chandelle. Vers le milieu de la nuit, la sœur se réveille et croit voir un grand fantôme près de son lit : c’était un religieux fort grand qu’elle avait vu chez Monseigneur, sa figure sinistre l’avait frappée. Elle poussa un cri ; la Mère Prélade s’effraya et ne put dormir de la nuit ; ce qu’il y a de certain, c’est que l’on a entendu frapper rudement à la porte. 12 juin Le matin, le bon doyen est venu dire la messe à Santa-Rosa, les mères y ont assisté en manteaux. L’église s’est remplie de curieux. Deux tapis étaient préparés pour les religieuses près de la sainte table. Après la sainte messe, la méditation, l’office, on les avertit de sortir pour le déjeuner qui fut servi à la chilienne. Après, la matinée se passa à visiter aussi une jolie mais trop petite maison pour une communauté ; elle ne convient pas à la Mère Prélade vu qu’elle est située entre deux couvents d’hommes. […] On dîna. Après, Monseigneur fut prendre un peu de repos durant que la Mère Prélade, le secrétaire, le maître de Santa-Rosa 282

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furent voir le terrain donné. Au retour, Monseigneur attendait pour savoir qu’elle décision avait prise la Mère Prélade ; il se donna la peine lui-même de parcourir Santa-Rosa, et ne quitta la mère qu’à la nuit, et toute noire ; il ne cessait de la combler de marques d’estime et d’amitié. Durant le séjour de Monseigneur à Santa-Rosa, la Mère Prélade voulut faire un cadeau à ce bon prélat. Elle lui offrit un joli bénitier, mais par malheur il était cassé. Il fallut dissimuler. La Très Révérende Mère, après avoir entortillé le cassé avec précaution, lui offrit son présent : peu à peu elle déroule le christ, ôte un papier, puis un autre, en fait voir un endroit et l’autre, sans jamais découvrir l’endroit malade. Le bon archevêque a cru avoir quelque chose de charmant, il l’aura trouvé en morceaux. Nous avons bien ri de la dextérité avec laquelle la Mère Prélade a fait cette offrande. 13 juin Le secrétaire de Monseigneur vint dire la messe aux religieuses ; après, elles reçurent la visite de sa nombreuse famille. Ce saint ecclésiastique déjeuna avec les mères, mais les parentes se retirèrent. La journée se passa encore en arrangements et affaires d’intérêt. La Révérende Prélade ne se lassait pas de se promener dans ces superbes galeries de Santa-Rosa, formant un carré garni de cadres sur différents sujets de la vie de sainte Rose. Le milieu de la cour était occupé par de superbes orangers chargés d’innombrables fruits. Vraiment, il y avait de quoi admirer, mais ce côté, nous ne devions pas l’occuper, il restait aux Exercices. Néanmoins nous avions aussi de jolies galeries à parcourir, ornées des faits les plus notables de l’histoire de Samson ; ces cadres étaient de plus de quatre pieds en carré. La cour d’entrée était magnifique, ornée encore de quelques cadres, entre autres la visitation de la Sainte Vierge. Enfin, vers le soir, ces visites cessèrent. Monseigneur envoya à la Révérende Mère deux voitures ; un jeune ecclésiastique vint de la part de Sa Grandeur pour accompagner les mères qui devaient aller faire leurs adieux à ce bon prélat et visiter Madame Pédregal, bienfaitrice de Valparaiso. Cette dame reçut la Mère Prélade avec joie, lui promit de s’occuper de la donation, que les écritures seraient bientôt remises. De là, la Très Révérende Mère Prélade se rendit au palais épiscopal  ; il était déjà bien tard.

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Monseigneur lui offrit un plateau d’oranges pour ses filles ; lui fit promettre de revenir au plus tôt ; elle prit congé de Sa Grandeur et retourna à Santa-Rosa. 14 juin Le matin, un vénérable vieillard vint dire la sainte messe. La Mère Prélade ne voulut pas faire la sainte communion, elle craignait de scandaliser, comme elles étaient en couleur. Après le déjeuner, on s’occupa du départ, le cabriolet était à la porte ; vers dix heures, les mères prirent le chemin de Valparaiso. Le voyage de retour fut aussi heureux que l’autre. 15 juin Jour du Sacré-Cœur de Jésus. On officia à la chilienne. C’étaient des pères Augustins et Franciscains ; le chant, la musique étaient extraordinaires à nos usages. Le soir, le capitaine de la Nouvelle Gabrielle vint nous faire une visite, il fut enchanté de la maison de Valparaiso. Jusqu’au départ de la Mère Prélade, il n’y eut rien qui mérite votre attention  ; les classes se continuaient, les paquets se faisaient  ; Monseigneur, le doyen, ne cessaient d’écrire que le temps leur paraissait long, mais malgré tout, la Très Révérende Mère Prélade ne put partir que le 10 août. Quelle que soit la qualité de l’accueil que leur a réservé l’archevêque, la mère Cormier a soin d’assurer la mise en œuvre des engagements de Mgr Vicuna, et les conditions d’une implantation pérenne dans la capitale.

Cléonisse Cormier à Monsieur J. A. Eyzaguierre, doyen et chapelain de la cathédrale de Santiago Communauté des Sacrés-Cœurs et de l’Adoration perpétuelle, 25 [juillet] 1841 Monsieur, Déjà plus de huit jours se sont écoulés depuis notre retour de Santiago et je ne vous ai pas encore écrit. Je conçois que vous devez 284

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être surpris. Monsieur, mon silence n’a d’autre cause que les occupations multipliées chaque jour. Voyant enfin le temps s’écouler, je prends le parti d’écrire la nuit, pour vous avertir qu’à l’instant où nous recevrons la donation du terrain, contigu à la maison des Exercices (auquel nous nous sommes fixées), nous serons prêtes à partir. Veuillez avoir la bonté de faire faire ces écritures, selon les formes voulues, pour que dans la suite nous ne soyons inquiétées, ni par le gouvernement, ni par les héritiers du testateur, ni par autre personne. Le moment de la mort est incertain, il est urgent d’assurer de suite cette œuvre à perpétuité. Ces précautions sont indiquées par la prudence, la charité, d’ailleurs. Je vous prie aussi, Monsieur, de vouloir bien décharger la maison de Valparaiso de l’hypothèque des trois premiers mille piastres envoyés pour le voyage des religieuses et de nous adresser au plus tôt cette pièce d’écriture, avec celle de la donation du terrain pour l’établissement de Santiago. Monsieur, j’ai oublié de vous demander si on pourrait faire à Santiago trente-six lits en fer, sans traverses au milieu, tel que je l’ai expliqué à M. le frère du fondateur de la maison des Exercices. Je compte faire mettre de la toile en place. J’aimerais que les extrémités fussent à peu près comme la tête du lit dont je me suis servie à la maison des Exercices. Il ne faudra rien en haut pour les rideaux ; j’ai une autre manière de les mettre. Il serait à désirer qu’on pût le faire pour deux cents piastres, ou un peu moins, s’il était possible. Nous n’avons aucun meuble. Si quelques bonnes âmes nous en procuraient, nous serions reconnaissantes, et le Seigneur les récompenserait de cette charité. Veuillez me permettre d’assurer Monsieur votre neveu de mon respectueux souvenir et agréer l’hommage de votre très humble servante, Monsieur. Sœur Cléonisse, supérieure P.S. Monsieur, permettez que je me rappelle ici au souvenir de Mademoiselle Rosarite et de la bonne ancienne dame aux prières desquelles je me recommande. Je crois me rappeler que le terrain contigu à la maison des Exercices a environ 220 ares d’étendue. Je m’occupe du plan.



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Plein cap sur santiago AVEC Anna du Rousier, rscj (1853) M a r ie -Fr a nce C a r r e e l

La fondation à Santiago du Chili s’inscrit dans le sillon de celles de Philippine Duchesne en Amérique du Nord où dix-sept maisons étaient établies en 1852 lorsque Anna du Rousier s’y rendit pour les visiter1. À cette date, la Société du Sacré-Cœur avait plus de soixante-cinq maisons dans douze pays et trois continents2. L’intuition créatrice de Sophie Barat, appelée « l’idée primordiale de notre petite société », déployait toute sa force de créativité3 ; ici et là, une même audace était à l’œuvre : faire connaître à toutes les nations la force de compassion et de libération de Jésus-Christ. En 1853, la supérieure générale réussit un autre défi : ouvrir une maison d’éducation au Chili. Depuis plus de vingt ans, des demandes de fondation parvenaient d’Amérique du Sud, adressées par d’anciennes élèves. Elles avaient été refusées à cause de la précarité des moyens de transport et des insécurités politiques. En 1851, Mgr Raphaël-Valentin Valdivieso, archevêque de Santiago du Chili sollicita une implantation dans son diocèse. « La tendre dévotion de ce prélat pour le Cœur de Jésus lui inspira la pensée qu’il trouverait dans une Société toute dévouée à l’honorer, les éléments propres à réaliser l’œuvre qu’il méditait4. » Sophie Barat, supérieure générale, hésita à cause de la distance et des dangers du voyage. Mais après

1   L. Callan, Philippine Duchesne 1769-1852. Traduit de l’américain par J. Erulin, Imprimerie G. de Bussac, 1989. 2   C. Paisant, Les années pionnières, lettres et journaux des premières missionnaires du Sacré-Cœur aux États-Unis, 1818-1822, Paris, Cerf (Cerf Histoire, Terres de mission), 2001, 707 p. 3   P. Perdrau, Les Loisirs de l’Abbaye, A.G.S-C., Rome, 1934, p. 223-224 ; M.-F. Carreel, Sophie Barat, Un projet éducatif pour aujourd’hui, Éditions Don Bosco, 2003, p. 6-8. 4   Lettres annuelles, Amérique méridionale, Santiago, 1854-1855. A.G.S-C., L. A., p. 27-35.

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quelques négociations, elle y envoya Anna du Rousier, alors supérieure vicaire des maisons d’Amérique du Nord. Aux archives générales de la congrégation, quinze relations de voyage ont été conservées et de nombreuses lettres également. Notre choix s’est fait selon deux critères : sélectionner les premiers récits de voyage et saisir les réactions des religieuses à leur arrivée. Seuls, quelques récits ont ainsi été retenus pour ce chapitre intitulé  : Plein cap pour Santiago, Anna du Rousier, 1853. La plupart des lettres qui sont présentées mettent en dialogue les religieuses et leur supérieure générale5. L’une d’elles a un caractère tout à fait inédit. Écrite par une femme de vingt ans, Céleste Dumont, elle révèle avec une certaine fraîcheur la force et l’audace d’une vocation missionnaire, témoigne de l’affection reçue et donnée entre les membres de la Société du Sacré-Cœur. Sept séquences sont développées, respectivement intitulées : Arrivée en terre d’Amérique ; Une aventure au-delà de toute description ; Fondation à Santiago  ; Lorsque le grain tombe en terre  ; Un voyage intérieur  ; Premières satisfactions ; Fondation à Talca. Au travers des documents et sur l’horizon missionnaire du Chili, on aperçoit ainsi quelques femmes réalisant des exploits insoupçonnés avec une gratuité et une confiance sans égales. Leurs préventions n’étaient pas illusoires car le passage de l’isthme de Panama s’avéra très dangereux et bien des déconvenues les attendaient à l’arrivée à Santiago, les promesses de l’archevêque n’étant pas suivies d’effet. En cette seconde moitié du xixe siècle, les sciences humaines commençaient à peine à se développer en Europe et elles n’avaient pas encore transformé les mentalités. Participant à cette culture ethnocentrique, les éducatrices envoyées à Santiago expriment parfois des jugements qui dénotent un manque de connaissance et d’appréciation de l’histoire de la population chilienne et de ses valeurs. Le lecteur court ainsi le risque de les recevoir sans distance historique, comme s’ils étaient exprimés aujourd’hui. S’il évite cela, il lui devient possible de découvrir comment ces « aventurières de Dieu » ont su tisser au jour le jour, humblement et courageusement, des liens de solidarité avec le pays d’accueil, dès leur arrivée, en dépit des nombreuses difficultés rencontrées6.

5   Cent quatre-vingt treize lettres de Sophie Barat à Anna du Rousier, écrites entre 1838 et 1864, ont été répertoriées aux archives générales. 6   L’expression, « aventurières de Dieu » est repris du titre du livre d’Élisabeth Dufourcq, Les Aventurières de Dieu, Trois siècles d’histoire missionnaire en France, J-C. Lattès, Paris, 1993.

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Les quelques aquarelles qui accompagnent le texte ont été peintes par Catherine Nicholl, anglaise, arrivée au Chili avec quatre autres religieuses le 10 octobre 1874. En décembre, Anna du Rousier alla visiter les maisons de Talca, Chillán et Concepción. Pour l’accompagner, elle prit avec elle la jeune religieuse ; elle lui demanda de rédiger le journal du voyage entre Santiago et Concepción et lui proposa de laisser libre cours à l’une de ses activités chéries : le dessin. Ces aquarelles évoquent bien les difficultés rencontrées par la mère Marie du Lac lors de son premier voyage à Talca (cf. « Premières satisfactions »), tout en suggérant de superbes paysages.

Arrivée en Terre d’Amérique Première rencontre et premier appel À l’âge de huit ans, Anna du Rousier perdit son père, assassiné en raison de son appartenance au parti légitimiste vendéen. Elle reconnut ensuite que sa vocation religieuse datait de ce moment tragique où, soudainement, elle prit conscience du contraste entre l’ignominie de certains actes humains et la bonté infinie de Dieu7. Quelques mois après, avec l’une de ses sœurs, elle fut admise comme pensionnaire à la maison du Sacré-Cœur de Poitiers. En 1818, un évènement « vint aiguiller sa vocation naissante vers les plages lointaines  »  : la Société du Sacré-Cœur envoyait Philippine Duchesne en Amérique du Nord. Avant de s’embarquer à Bordeaux, la missionnaire fit un arrêt à Poitiers :

La curiosité, l’enthousiasme des petites pensionnaires étaient fort excités. La mère Duchesne les réunit : de haute taille, mince, ferme, avec des traits plutôt austères que le sourire de la charité transformait, elle donnait par son seul aspect l’idée du détachement. Anna savait que cette mère laissait une famille nombreuse et très aimée, un vieux monastère dauphinois sauvé par elle de la Révolution, une  Anna Pélagie du Rousier (20 décembre 1806-28 janvier 1880) est née le 20 décembre 1806 au château de Lambertière. En 1814, son père, le chevalier Barthélémy du Rousier subit une mort cruelle, attaché à la queue d’un cheval qui dévalait en pleine forêt. Lorsque des villageois ramenèrent le corps meurtri au domaine de Lambertière, Anna aperçut le visage défiguré de son père allongé sur une civière. Alors « une double lumière tomba sur cette petite âme profonde : la méchanceté des hommes » avec, en contraste, la justice et la grandeur de Dieu « que nul ne peut arracher à qui l’aime ». M. de Canecaude, La Vie voyageuse et missionnaire de la Révérende Mère Anna du Rousier, religieuse du Sacré-Cœur, 1806-1880, Beauchesne, Paris, 1932. 7



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Société née depuis moins de vingt ans, et une jeune fondatrice dont la sainteté attachait à jamais les cœurs qui l’avaient une fois connue. Le zèle de la missionnaire déborda en paroles de feu. « Si le vaisseau eût été là, disait une enfant, nous serions toutes parties ». Anna était moins impulsive, mais plus profonde. La grandeur de la vie apostolique lui apparut. À sa manière silencieuse, elle résolut de s’y préparer8. « Comme la feuille qu’emporte le vent » Ce premier contact avec la personnalité de Philippine Duchesne fut décisif. Cinq ans plus tard, au cours d’une retraite spirituelle, elle prit la décision d’entrer au noviciat des religieuses du Sacré-Cœur. Mgr de Vareilles, vieil ami de la famille du Rousier, lui adressa ces propos : « Vous serez entre les mains de Dieu comme la feuille qu’emporte le vent, comme la semence jetée dans les régions lointaines pour y porter du fruit : abandonnez-vous donc au souffle de la grâce. » Anna eut alors « comme une intuition prophétique de son avenir. » En l’apprenant, sa mère s’opposa à son projet et la menaça de ne plus la revoir. Anna en eut le cœur brisé mais ne se détourna pas de sa vocation. Le 13 novembre 1825, elle fit son premier engagement comme religieuse du Sacré-Cœur au noviciat de la rue de Varennes à Paris et, un mois plus tard, elle se rendit à Turin9. À la mère Bigeu qui l’accompagnait dans son voyage, elle confia son désir de rejoindre Philippine Duchesne en Amérique du Nord. Elle reçut la réponse suivante : « Ainsi donc, ma bonne enfant, sans rejeter le désir que vous éprouvez pour la Louisiane, ne vous y attachez cependant pas. Donnez à Dieu ce qu’il vous demande à chaque instant de votre vie. Ce sera la bonne et sûre préparation à ce que sa volonté demandera plus tard. » Cet attrait missionnaire ne fut pas un feu de paille. Lorsque l’empereur des Birmans sollicita une fondation dans son pays, Anna du Rousier écrit   Idem., p. 2-11.   Le 10 juin 1831, elle fit sa profession religieuse, c’est-à-dire son engagement définitif. Elle reçut ensuite la charge de maîtresse générale du pensionnat de Turin, puis de supérieure de la maison, et ensuite de maîtresse des novices. Elle avait un grand ascendant sur les élèves, eut comme collaboratrices les mères Thérèse du Lac et Louise de Limminghe. Tout semblait lui sourire lorsque la révolution piémontaise survint. Malgré la protection du couple royal, les religieuses du Sacré-Cœur furent expulsées des neuf maisons fondées en Piémont. Anna du Rousier fut alors appelée à Paris pour y diriger le pensionnat de l’Hôtel Biron. En 1851, elle fut nommée visitatrice des quinze maisons d’Amérique du Nord. 8 9

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à la mère Barat : « Je serais au comble de mes vœux si vous daigniez m’y envoyer. Vous ne m’avez acceptée ni pour l’Amérique, ni pour l’Afrique, veuillez me faire grâce pour l’Asie. Je ne le mérite pas, mais Jésus répondra pour moi. » Le projet ne se réalisa pas mais en 1851, Anna du Rousier fut nommée supérieure vicaire des maisons d’Amérique du Nord. Quelques semaines auparavant, une conversation avec la mère Barat en fut comme le signe avant-coureur. Pauline Perdrau l’évoque dans Les loisirs de l’Abbaye, parlant d’abord de Sophie Barat :

Je la vois encore, ôtant les noyaux des prunes destinées aux confitures de l’année 1851 ; ses mains et celles de la Révérende Mère du Rousier faisaient cette laborieuse extraction et jetaient les prunes dans une terrine verte que je vois encore. On parlait des missions, et la Révérende Mère du Rousier dit humblement : – Je ne vaudrais pas la traversée. Sans cela, je partirais volontiers pour la plus lointaine… La mère Barat reprit : Et si je vous prends au mot ? – Ma mère, je dirais : Dieu le veut, dit la future missionnaire de l’Amérique méridionale. Les noyaux enlevés des prunes valaient les filets déchirés que Jacques et Jean raccommodaient dans leurs barques quand JésusChrist les appela10. Du Havre à Harlem Le 9 mai 1853, les mères Anna du Rousier, Thérèse Talon, Anaïs Lesire et les sœurs Marie Richard, Antoinette Pissorno quittèrent Paris pour se rendre à New-York. Elles s’embarquèrent au Havre à bord du Humbold, en compagnie d’une demoiselle dénommée Julia qui souhaitait se faire une situation en Amérique. La sœur Antoinette, d’origine piémontaise, appréhendait beaucoup la traversée. Anaïs Lesire le raconte avec amusement à la mère Barat, sans omettre les difficultés et les sentiments éprouvés au cours du voyage maritime. Une lettre de M me Barat attendait Anna du Rousier à son arrivée au village de Harlem, le 24 mai 1852. Son ardeur missionnaire s’accompagne d’une affection non feinte :

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  P. Perdrau, Les loisirs de l’Abbaye, t. I, Rome, 1934-1936, A.F.S-C., p. 224.

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Mon cœur, encore sous l’impression des adieux de samedi, sent le besoin de vous dire combien il a été touché des quelques lignes que vous m’avez adressées avant votre embarquement… Cependant, j’ai senti dans l’intimité de mon âme que le divin Cœur voulait pour vous cette mission dans laquelle il vous prépare des croix, sans doute, mais bien des mérites et des consolations. Dites à toutes combien elles me sont chères. Vous savez combien je les aime ! Si j’étais plus forte et surtout moins âgée, je voudrais traverser ces parages11. L’ultime rencontre Peu après son arrivée, Anna du Rousier entreprit la visite des quinze maisons du Sacré-Cœur établies aux États-Unis et au Canada. En novembre 1852, elle se rendit à Saint Louis (Missouri). Là, elle eut l’intuition de devoir aller jusqu’à Saint-Charles où résidait Philippine Duchesne. On essaya de l’en dissuader car une tempête de neige paraissait imminente, mais elle n’en fit aucun cas. À son arrivée à Saint-Charles, elle trouva Philippine alitée et dans un état bien proche de la mort12. L’entrevue, des plus touchantes, fut lourde de symbole : les deux missionnaires échangèrent leurs croix de profession. Par ce geste, Anna était investie de la mission de Philippine : faire connaître et aimer le Cœur du Christ « à toutes les nations » du continent américain. L’une des ses biographes relate ainsi l’évènement :

L’âme ardente de la mère Duchesne avait non seulement désiré d’embraser l’Amérique du Nord de l’Amour du Sacré-Cœur, mais encore de mettre le pied dans l’Amérique du Sud, à Lima, près de Sainte-Rose, sa patronne, ou à Carthagène avec Saint-Pierre Claver. Malgré la tempête de neige qui faisait rage, et tout ce qu’on tenta pour la détourner, la mère du Rousier atteignit Saint-Charles. La mère Duchesne, tout émue et déjà mourante, reçut sa bénédiction, puis consentit à lui donner la sienne. Et, dans les mains de ces deux saintes, élevées pour la prière, enlacées par la charité, la Société du Sacré-Cœur unissait entre elles sa patrie d’origine et les deux vastes continents où Dieu l’appelait à travailler. La visiteuse ne  M. de Canecaude, Ibid., p. 108.   Philippine Duchesne (29 août 1769-18 novembre 1852) a été béatifiée le 12 mai 1940 et canonisée le 3 juillet 1998. 11

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pouvait s’arracher à ce lit qu’entourait un parfum de ciel. Le surlendemain mourait la mère Duchesne et la visiteuse bénissait l’inspiration qui l’avait entraînée13. Le 18 novembre 1852, « la femme au cœur de chêne, la femme qui prie toujours », s’éteignait paisiblement à l’heure où sonnait l’angélus14.

Quand le rêve devient réalité À plusieurs reprises, l’archevêque de Santiago avait sollicité l’ouverture d’un pensionnat du Sacré-Cœur dans son diocèse. En mars 1853, à la suite de négociations avec Don Joaquin Larrain-Gandarillas, directeur du grand séminaire de Santiago, Sophie Barat décida d’envoyer une délégation pour examiner les conditions d’une fondation. Dans ce but, elle écrivit à Anna du Rousier15 :

Voudriez-vous, chère Anna, me tracer votre plan de voyage ou de visites ! Je voudrais savoir s’il entre dans ce plan que vous reveniez bientôt au Nord ou si vous comptez aller voir, en Amérique du Sud, l’Établissement que l’on nous propose tout aux frais des fondateurs. Nous pensons que ce serait vous éviter une augmentation de chemin considérable de vous embarquer à la Nouvelle Orléans. Puis, quelle serait votre compagne ? D’après la secousse que souffre en ce moment ‹la maison de› Manhattanville, il serait imprudent d’en ôter la mère Hardey16. Contrairement aux attentes des religieuses, l’archevêque de Santiago ne parlait pas des conditions financières. En avril, elle en informa la mère Barat : « Je n’ai pas reçu de réponse du Chili. D’après vos ordres, j’ai écrit en décembre, suppliant l’archevêque de donner une réponse positive sur les avantages ou conditions qu’il offre à l’institut, ainsi que sur l’époque où Sa Grandeur désire voir commencer la fondation. » Et elle ajouta judicieu-

 M. de Canecaude, Ibid., p. 108-110.  M.-J. Bultó, supérieure générale, qualifie ainsi P. Duchesne dans sa lettre circulaire du 29. 06. 1969, Lettres circulaires de mère María Josefa Bultó, Tipografia Poliglotta della Università Gregoriana, Rome 1991, p. 48. 15   Cent quatre-vingt treize lettres de Sophie Barat à Anna du Rousier, entre 1838 et 1864, ont été répertoriées. Elles laissent apercevoir les liens profonds qui les unissaient et leur style de gouvernement. 16   Lettre 173 à du Rousier. Paris, mars 1853. A.G.S-C., C-I, A-1, Boîte X 24-C, p. 177. 13 14



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sement : « Ma bien Vénérée Mère, un pareil voyage est long et fort coûteux. Je crois qu’on ne peut pas l’entreprendre sans compter sur quelque chose de certain »17. Le père de Smet, jésuite résidant à Saint Louis, l’encourageait à la prudence18.

Le combat de Jacob Trois mois après, à Buffalo, Anna du Rousier reçut la demande express de rejoindre Don Joaquin Larrain à New York car le « départ pour le Chili devait avoir lieu à quelques jours de là19 ». Toutefois, connaissant les réticences d’Anna pour entreprendre un tel voyage, Sophie Barat la laissait libre de se faire remplacer par Aloysia Hardey. Devant un tel choix, Anna hésita pendant quelques heures. La paix qui l’habitait sembla la quitter. Elle qui avait rêvé d’être missionnaire dans les contrées les plus lointaines, jusqu’en Chine, connut alors une lutte des plus violentes. Elle l’exprima ainsi à la mère Louise de Limminghe :

Je confierai à vous seule que, dans cette circonstance, j’ai éprouvé le plus grand combat intérieur de toute ma vie. La perspective de me transporter des bords du lac Érié presque jusqu’à l’extrémité de l’Amérique méridionale, soulevait en moi tant de répugnances et de révoltes qu’une nuit entière (celle qui a suivi la réception de la lettre), s’est passée dans une lutte terrible. Vraiment, je crois avoir éprouvé alors quelque chose de l’agonie de Jésus au Jardin des Olives : le cœur, l’esprit, l’imagination, tout était renversé. Les périls de ce long voyage, l’isolement, l’abandon, les difficultés dans lesquelles j’allais me trouver, mille autres craintes et appréhensions m’effrayaient tellement que, malgré mes supplications et mes prières, je sentais mon âme défaillir. Cependant, après des actes réitérés d’acceptation de tout et d’abandon pour tout, répétant de cœur, malgré la tempête, « l’Ita Pater », l’orage se calma et une grande impression d’abandon et d’amoureuse paix s’établit dans mon âme20. 17  Anna du Rousier, Saint-Michel, 18  avril 1853. A.G.S-C., C-III-IV. Chili, Boîte 1. 18   Le père de Smet sj. est l’auteur d’un livre intitulé Mission de l’Oregon, Voyages aux montagnes rocheuses, 1845-1846. 19  M. Dufour, Vie de la Révérende Mère du Rousier, religieuse du Sacré-Cœur de Jésus et fondatrice des maisons de cette même Société au Chili, A.G.S.-C., B, ROU, DUF, p. 188. 20   Lettre à Louise de Limminghe. Cité par M.  Canecaude, Ibid., p.  113  ; par M. Dufour, Ibid., p. 189.

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Au bon plaisir de Dieu Anna comprit qu’elle devait se rendre à Santiago. À l’image de son caractère, son consentement fut entier. Sans attendre l’évaluation de la situation, le 2 août, elle proposa à Sophie Barat de hâter le départ d’une autre équipe de religieuses. Et pour l’accompagner dans sa mission de prospection, elle choisit la mère Marie McNally, irlandaise, qui parlait assez bien l’espagnol et la sœur Antoinette Pissorno :

Ma très Révérende Mère, Nous partons le cinq pour le Chili. Et, pour ce grand voyage, je viens, Mère vénérée, vous demander une bénédiction spéciale. Elle obtiendra force et courage. J’en ai besoin, l’esprit, le cœur sont bien malades. Cependant, la souffrance n’ôte pas la soumission. Et, si je n’ai pas la générosité de dire comme vous le supposez, ma Vénérée Mère, ‘Amplius’, au moins je proteste à notre bon Maître et de tout cœur, ce me semble : que même sans plaisir, je veux trouver mon plaisir dans son bon plaisir21. La proximité du départ nous a laissé peu de liberté sur le choix de celle qui devrait m’accompagner. Ma sœur McNally nous a paru, plus que toute autre, propre à cette mission. Elle s’entend aux voyages et peut être pleine de ressources dans les cas difficiles. M. Larrain nous a fait toute espèce d’offres de services. Ce digne prêtre nous sera d’un grand secours pour la traversée. Je bénis la divine Providence et vous, ma Vénérée Mère, de nous l’avoir procuré. Par trois fois, Monsieur Larrain m’a recommandé d’insister auprès de vous, ma très Révérende Mère, pour vous conjurer de profiter du départ des sœurs de Charité qui vont au Chili et d’envoyer en leur compagnie la petite colonie destinée à Santiago. Des missionnaires Lazaristes et plus de vingt sœurs quittent Paris au mois de septembre. Une telle occasion se présentera difficilement plus tard. L’abbé Larrain insiste sur l’importance, pour notre fondation, des premiers élans de la nouveauté. Ce feu, une fois tombé, ne se rallumera plus. Arrivée à Santiago, il me faudra, après vous avoir écrit l’état des choses, attendre pendant quatre mois votre réponse, ma Vénérée

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  Elle se réfère à la lettre de Sophie Barat de mars 1853.

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Mère. C’est long et dans l’intervalle, bien des choses peuvent surgir. Nous allons par obéissance, le Seigneur sera avec nous22. Elle ajouta une note sur les conditions financières : « Les frais de notre voyage seront considérables : 6000 fr. pour le moins. Monsieur Larrain n’était pas en mesure de nous faire cette avance et les fonds que l’archevêque doit fournir, seront envoyés à Paris. »

Une aventure au-delà de toute description Le 5 août 1853, les trois religieuses s’embarquèrent à New York à bord d’un steamer américain, en compagnie de M. Larrain. Après un arrêt en Jamaïque, elles parvinrent le 17 août à Aspinwall. Là, il leur fallut entreprendre à dos de mulet le passage de l’Isthme de Panama. Comme Anna n’avait jamais fait d’équitation, cette traversée représentait un véritable exploit. Mais les faits dépassèrent toute imagination ; contrairement aux prévisions, le convoi n’arriva à Panama que le lendemain, après une série de périls dont certains auraient pu être tragiques. Marie McNally en informa sans tarder Aloysia Hardey :

Ma Révérende et bien digne Mère, Nous sommes enfin arrivées à Panama. Notre Révérende Mère eût bien voulu vous faire donner plus tôt de ses nouvelles, mais nous ne nous sommes arrêtées nulle part assez longtemps pour pouvoir écrire. Notre première station fût à l’île de Jamaïque à Kingston. Nous avons passé une journée de communauté avec les pères jésuites qui demeurent à cinq au vicariat apostolique. Nous nous sommes confessées, nous avons eu la messe du bon M. Larrain et nous avons eu le bonheur de recevoir la sainte communion. Les pères nous ont reçues comme si nous eussions été des leurs. Nous avons dîné et soupé en communauté avec eux et nous avons passé quelques heures aux pieds de Notre-Seigneur. Cette journée du 13 août nous fut donnée, sans doute, pour nous préparer à celle qui nous attendait le 19 en passant l’isthme. Jamais, ma Révérende Mère, avec toute l’imagination possible, on ne se fera une idée de ce chemin. Si j’essayais de vous le peindre, vous croiriez 22

 Anna du Rousier à Sophie Barat, Manhattanville, 2 août 1853, Ibid..

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que j’exagère et, cependant, je serais encore loin de la vérité. C’est maintenant la saison des pluies. Il pleut ordinairement deux fois le jour, une pluie de déluge. Le chemin est en conséquence à son plus mauvais état. Ces messieurs qui sont pour nous tout ce que la Providence peut envoyer de plus excellent, ont trouvé mieux que ma mère passât sur une mule bien conduite que dans un hamac. Mais malgré des soins, je dirais les plus tendres, de M. Larrain, de son frère, d’un autre monsieur espagnol et d’un de leurs domestiques, elle a souffert tout ce que l’on peut souffrir hors la mort ou tous les membres fracassés23. Un choix lourd de conséquences Par la suite et à la demande de Sophie Barat, Marie McNally relata l’aventure dans ses moindres détails. En voici le récit accompagné de soustitres pour en marquer les différentes étapes 24 :

Le parcours du chemin de fer, bien court alors, était entouré d’une si luxuriante végétation que notre admiration devant ces merveilles de la nature nous portait à bénir mille fois le Seigneur. Mais après une heure seulement, il fallut faire trêve à notre enthousiasme pour descendre sous un soleil ardent à l’endroit où se terminait la voie ferrée. On s’était beaucoup préoccupé au sujet de la manière dont la Révérende Mère du Rousier ferait la route. Une dame américaine assurait par expérience que la litière ou le hamac était le seul moyen à prendre pour une personne qui n’a pas fait ses preuves en équitation. Il eût fallu pour cela trouver de bons porteurs, chose difficile, et donner quatre cents francs. Ces messieurs néanmoins, très persuadés qu’ils amenaient à leur pays un véritable trésor, n’eussent pas hésité de faire la dépense. Mais ils craignirent l’insolation, très dangereuse sous le soleil brûlant et dans la position qu’exigeait le hamac. Il fut donc décidé que la mère du Rousier prendrait une mule.

23   Lettre de Marie McNally. Le 21 août 1853, Panama. A.G.S-C. C-III : Chili, Boîte 1, Premiers récits. Voyages. 24  Marie McNally est irlandaise. Le français est donc pour elle une seconde langue.



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À Barbocoa, nous suivîmes le gros des voyageurs jusqu’à une habitation appelée hôtel où nous payâmes un dîner que les aventuriers se hâtèrent de manger sous nos yeux ; ce qui arriva partout où nous nous arrêtâmes avec les foules, les vivres étaient toujours très rares en ce lieu, et les voyageurs de ce genre moins que scrupuleux sur les moyens de se procurer le nécessaire. À bord d’une pirogue Après avoir joui du spectacle peu fortifiant de voir manger les autres, nous allâmes au débarcadère où un nouveau moyen de transport nous attendait pour gagner la petite ville de Cruz. Plus de cent canots étaient préparés sur la rivière et destinés aux voyageurs et aux bagages. Ces pirogues étaient faites avec des troncs d’arbres. Six nègres, à peine vêtus, assis sur des planches qui longent le canot à l’extérieur, vont et viennent avec de longs pieux qu’ils plongent dans la vase pour faire avancer l’embarcation, et cela, avec des cris répétés. À l’aide de planches, de cordes, et soutenues par nos guides, nous gagnâmes enfin notre barque. On y avait dressé à l’arrière un petit pavillon où nous pûmes dire notre office, tandis que ces messieurs causaient entre eux. La traversée dura sept heures. Souvent le canot avait peine à avancer, faute d’eau, et les nègres devaient user de tant d’efforts que la sueur ruisselait sur leur visage farouche et animé par l’eau-de-vie. Leurs cris sauvages résonnaient mal à l’oreille de la sœur Antoinette déjà indignée de ce qu’ils employaient si peu d’étoffe pour s’habiller. Du reste, tant que dura le jour, l’aspect de la forêt que nous traversâmes était ravissant. Les perruches, les oiseaux de tout genre aux plus riches plumages, semblaient nous demander pourquoi nous venions troubler leur repos. À l’approche de la nuit, le spectacle changea et la forêt nous parut bien sombre ! Il fallait penser que les anges veillaient sur nous pour chasser la peur car les animaux féroces avaient là leur demeure et c’était pour eux le moment du réveil ! En compagnie des chercheurs d’or Nous arrivâmes à Cruz avant les autres voyageurs, grâce à une pièce d’argent donnée à nos rameurs. Ce qui nous valut d’avoir une chambre pour passer la nuit : elle avait environ cinq mètres carrés et contenait trois grabats, une table et une fenêtre sans vitre. Ces mes 298

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sieurs s’installèrent dans la seconde chambre. On nous fit descendre pour le souper dans une longue salle. À la lueur de quelques chandelles, nous la vîmes remplie d’hommes aux figures sinistres, dont l’aspect nous saisit d’effroi. C’étaient, nous dit-on, des chercheurs d’or. Nos protecteurs s’étant aperçu de notre pénible impression, nous disaient tout bas : « Observez-vous, n’ayez pas l’air de vous méfier d’eux car ils sont à craindre ». Fidèles à cet avis, nous prîmes aussitôt une expression de grande bienveillance. Le négociant péruvien eut bien de la peine à nous frayer un chemin au milieu de ces bandits qui, laissant à peine un étroit passage, nous toisaient de la tête aux pieds comme pour prendre à notre égard une détermination. Cependant, après bien des difficultés, nous parvînmes à nous asseoir à table. Tous ceux qui avaient payé, y étaient déjà. Les autres debout, en masse serrée, enlevaient aux garçons les plats qu’on nous destinait, et quand il en arrivait jusqu’à nous, ils disparaissaient aussitôt par l’habileté des brigands appuyés sur le dossier de nos chaises. Toutefois, la valeur de quelques-uns des messieurs de notre cercle l’emportant sur la force et la ruse, nous pûmes avoir chacune un beefsteak et un morceau de pain qui avait senti à peine la chaleur du four et dont la farine était un des moindres ingrédients. N’espérant pas autre chose, nous quittâmes ce champ de bataille pour regagner notre petit réduit. Nous trouvâmes le chanoine Herrero et M. Larrain qui récitaient leur bréviaire dans la chambre voisine. Ils nous dirent qu’ils allaient rester tout près de nous avec les Espagnols. Ils étaient si prêts en effet qu’une méchante cloison mal close nous séparait seule, en sorte que nous ne pouvions faire un mouvement sans que nos protecteurs et amis vinssent nous dire de tenir notre porte bien barricadée, la maison étant pleine de bandits. L’humble demeure du Dieu caché Le lendemain de bon matin, la sœur Antoinette, dont le lit était prêt de la fenêtre, nous éveilla en s’écriant : « Venez vite voir, toute la place est couverte de chameaux ». Elle nommait ainsi les mules réunies là en grand nombre. Les unes étaient chargées de bagages ; d’autres attendaient les voyageurs, toutes sellées et équipées. C’était un spectacle curieux. Avant de prendre nos montures, il fallait faire la toilette exigée par les circonstances et la grande chaleur. Des jupons noirs et blancs très légers nous servirent d’amazones, des paletots contre la

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pluie remplacèrent le corsage et des chapeaux ronds, achetés la veille à Aspinwall, complétèrent nos costumes. Nous avions à peine terminé quand M. Larrain vint nous engager à aller entendre la messe dans un lieu qui conserve encore le nom d’église. C’était un édifice en ruine, mais peut-être plus triste au dedans qu’au dehors : des murs noirs et sales, un pavé formé de débris de pierres sépulcrales qui, depuis longtemps, n’avaient pas été balayées. L’autel de pierre, soutenu par deux colonnes brisées, se cachait à peine sous une guenille qui servait de nappe, tandis que sur les angles on posait caisses, vieilles malles et barils. Dans une niche, on voyait une poupée de quatre à cinq pieds de haut qui était censée représenter la Très-Sainte-Vierge : une vieille robe noire et une sorte de cornette en calicot en faisaient tout l’ornement. Et lorsque, en entrant, nous vîmes le chanoine Herrero prosterné devant l’autel, nous comprîmes qu’il faisait amende honorable à Notre-Seigneur, cherchant autant qu’il le pouvait, à dédommager ce Roi de gloire logé si indignement. Après la messe, on nous invita à aller déjeuner, mais ce fut la même scène que la veille, et pire encore, car à peine une tasse de café était-elle placée devant nous, qu’on l’enlevait avec adresse, avant même que nous ayons pu en respirer l’odeur. Convaincus bientôt de l’inutilité de nos efforts, nous nous levâmes de table, avec l’unique avantage de payer nos places et le déjeuner que nous n’avions pas pris. Vêtues comme des amazones Il était sept heures du matin quand nous vînmes à nos montures. La sœur Antoinette, après bien des exclamations, se mit en mouvement avec sa mule, accompagnée de M.  le chanoine Herrero. M. Larrain l’avait mise sous la garde de son neveu, Don Manuel. Quant à lui, il restait auprès de la Révérende Mère du Rousier qu’il ne quitta pas un seul moment au cours de ce trajet si périlleux. Il avait eu soin de prendre des nègres pour guider la mule de cette Révérende Mère mais ils remplirent bien mal leur office. Pendant une demi-heure, nous suivîmes une route pierreuse et remplie d’ornières creusées par les pluies. Bientôt, il fallut nous frayer un chemin dans les passages étroits et escarpés que les ruisseaux ou les torrents avaient formés entre les rochers. Et, pour ne pas avoir les pieds broyés 300

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contre la pierre, nous devions nous asseoir sur la selle à la carmélite. D’autres fois, il fallait nous incliner jusque sur la tête de l’animal lorsqu’il se mettait droit sur ses deux pattes de derrière pour gravir une colline, ou bien nous jeter en arrière jusqu’à toucher la queue lorsqu’il descendait un précipice. Tout autre exercice d’équitation était inutile : il n’y avait qu’à laisser la mule se livrer à son instinct. L’unique chose indispensable était de se tenir ferme sur la selle et de ne pas s’effrayer des secousses, des sauts, des ondulations et même des caprices de cette bête indomptée. Quelquefois, elle s’arrêtait comme pour calculer les distances, puis elle prenait son élan et, d’un bond, elle franchissait une hauteur de six à sept pieds. À chacun de ces terribles sauts, nous pensions à la pauvre sœur de Charité qui avait été jetée sur les pierres, au fond d’un précipice. Par précaution, notre Révérende Mère du Rousier avançait lentement, ce qui donna à la caravane espagnole le temps de nous atteindre et même de nous dépasser. La sœur Antoinette dut s’y joindre pour rester auprès de son guide obligeant. Nous demeurâmes donc auprès de M. Larrain, son frère Don Ladislas qui accompagnait la mère Mary McNally, le colonel Izarnotique, officier de la délégation péruvienne, un cavalier du même pays et un jeune nègre, domestique de M. le Chanoine Herrero qui avait eu la bonté de le laisser dans notre petite troupe pour soigner la mule de notre Révérende Mère. Première chute dans la glaise Une circonstance qui augmente de beaucoup les risques du passage de l’Isthme, ce sont les caravanes arrivant en sens contraire. Les heures d’arrivée des bateaux à vapeur du côté du golfe du Mexique correspondent à ceux du Pacifique et les deux compagnies de voyageurs se croisent au passage de l’Isthme. Si la rencontre a lieu dans un endroit ouvert, il n’y a rien à craindre, mais si c’est un défilé, il faut se hâter de rebrousser chemin au risque de se faire écraser contre les rochers par les mules et leurs bagages. Afin d’éviter ce péril, les muletiers, aussitôt qu’ils entrent dans un de ces étroits passages, se mettent à crier de toute leur force pour avertir de leur approche et inviter l’adversaire à rétrograder ou à répondre, de telle sorte qu’euxmêmes ne s’y engagent pas. Nous devions courir ce danger et reconnaître à notre préservation la bonté de la divine providence à notre égard.

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Nous étions déjà bien avancés dans un défilé tortueux, si étroit et si profond qu’on n’apercevait au-dessus de nos têtes qu’une raie bleue indiquant le ciel. Les rochers nous serraient de toutes parts lorsque, derrière les rocs du plus voisin détour, les cris d’un muletier nous avertissent de l’approche de la caravane redoutée. Don Ladislas qui conduisait la petite troupe, se retourna effrayé et s’écria : « Que faisons-nous ? » Personne n’eut le temps de lui répondre. Aussitôt, une mule apparut chargée d’énormes caisses. Elle fut bientôt suivie d’une vingtaine d’autres qui foncèrent sur nous avec autant de rapidité que leur charge pouvait leur permettre. Nos guides se jetèrent au-devant d’elles en criant et en étendant leurs bras pour les arrêter, mais inutilement. Délibérer sur le parti à prendre était chose impossible. Chacun se jeta à bas de sa monture et se hâta de grimper sur les flancs d’un rocher ; d’autres s’attachèrent aux branches d’un arbre et restèrent ainsi suspendus pendant que la caravane défilait. Quant aux mules, elles se sauvèrent comme elles purent, mais elles furent bien maltraitées. Notre Révérende Mère n’ayant pu mettre assez rapidement pied à terre, fut renversée par le choc d’une mule qui portait une large caisse. Elle tomba dans un creux rempli de terre rouge, ce qui amortit la chute. Deux pointes saillantes de rocher la défendirent et la caravane passa devant elle sans la toucher. Mais l’étrier, la sangle, la selle de sa monture, tout fut broyé ou déchiré. Il y a eu à son égard un miracle dont nous rendîmes grâce au Cœur de Jésus. Quoique brisée par sa chute, notre Révérende Mère du Rousier reprit sa mule que l’on accommoda le mieux possible. Pendant ce temps, nos guides et les conducteurs de cette caravane déchargèrent les uns sur les autres un torrent d’injures et de blasphèmes. Quand le ciel se déchaîne Dans l’isthme de Panama, les nègres se regardent comme les maîtres et seigneurs. Ils connaissant leur importance, les blancs ne pouvant traverser le pays sans leur secours. Eux seuls, en effet, savent le dédale de ces chemins tortueux et, là, sur leur terrain, ils semblent vouloir se venger de la servitude qu’on leur fait souffrir ailleurs. L’un d’eux, avec ce sentiment, se jeta en travers du chemin pour arrêter la bête que montait la sœur Antoinette, en jurant qu’elle ne passerait pas. M. le marquis de la Pica, qui avait eu l’extrême bonté de la prendre sous sa protection, ordonna de laisser le passage libre. Le nègre 302

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dut céder mais pour se venger, il heurta si violemment la pauvre sœur qu’elle tomba à terre. Son courageux défenseur la releva et la remit sur sa mule. Nous apprîmes ce détail un peu plus tard. À peine avions-nous échappé à un danger que nous fûmes menacées par un autre. Vers midi, le ciel s’obscurcit tout à coup et nous entendîmes au loin gronder le tonnerre. Tout semblait annoncer un violent orage. Nous l’attendions avec crainte, mais non sans curiosité, car on nous avait tant parlé de ces fameux ouragans, que nous n’étions pas fâchées d’en voir un, pourvu qu’il respectât un peu nos personnes. Cependant, la prudence nous conseillait de nous revêtir promptement de nos manteaux de caoutchouc et de prendre nos grands chapeaux de paille. À peine avions-nous fait cette toilette indispensable que les cataractes du ciel s’ouvrirent. Le déluge commença, les torrents de pluie nous inondèrent et les chemins devinrent affreux. Devant nous se présentait une vaste forêt dont les arbres touffus et gigantesques offraient un aspect lugubre. Pénétrer sous ces grands arbres que la foudre menaçait à chaque instant, n’était-ce pas une témérité ? Sauvée par un tronc d’arbre en haut d’un précipice Nous recommandâmes nos âmes à Dieu et, sans faire la moindre observation, nous suivîmes nos guides. À mesure que nous avancions, les chemins devenaient plus difficiles, l’eau convertissait le sable rouge en une boue légère dans laquelle nos pauvres bêtes s’enfonçaient jusqu’à mi-jambe et quelquefois plus profondément encore. Quant à nous, nous étions mouillées jusqu’aux os et nous avions de la boue jusqu’à la ceinture. Enfin, peu à peu, les éclairs diminuèrent, la pluie cessa et nous arrivâmes à une espèce de hutte où l’on s’arrêta pour faire boire les mules. Nos nègres conducteurs voulurent aussi s’y rafraîchir mais ils burent un peu trop de liqueur et, ne pouvant plus se conduire eux-mêmes, ils pouvaient difficilement guider la mule de la Révérende Mère du Rousier dont ils avaient pris d’ailleurs fort peu de souci. Nous suivions alors un petit sentier très étroit, bordé d’un côté par un immense étang de boue rouge et, de l’autre, par un horrible précipice ; quelques arbres placés au bord empêchaient d’en voir le fond. On nous avait bien recommandé de laisser nos mules choisir leur chemin : la plupart, instinctivement, allèrent s’enfoncer dans la boue.

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Tout à coup, le colonel Izarnotique jeta un cri qui nous fit tressaillir ! Nous nous retournâmes : la Révérende Mère du Rousier avait disparu !… M. Larrain, les mains et les yeux levés vers le ciel, semblait consterné. La mule était couchée sur le bord du précipice et les conducteurs, penchés sur l’abîme, criaient : ‘ La señora est tombée !’ Quel affreux moment ! Dieu seul en a connu toutes les angoisses, mais son œil paternel veillait sur nous. La mule avait, par un faux pas, précipité dans l’abîme notre mère qui devait naturellement être brisée sur les rochers à une profondeur de plus de cent pieds ! Elle s’est sentie tomber sans crainte, s’abandonnant à la Providence, lorsqu’un tronc d’arbre cassé l’a arrêtée ! Son bon Ange lui donna la présence d’esprit de l’entourer de ses bras et elle restait ainsi suspendue au-dessus du gouffre… M.  Larrain commanda aussitôt aux muletiers de descendre pour la secourir : promesses, menaces, tout fut inutile. Elle allait lâcher prise lorsque Manuel, le nègre du chanoine Herrero, indigné d’une telle barbarie, prit un autre nègre par l’épaule et le força à descendre avec lui. Il exposait sa vie car le péril était imminent, il n’y avait pas où mettre le pied ! Dieu sans doute envoya des anges pour le conduire et couronna de succès sa généreuse entreprise. Il arriva jusqu’à l’endroit où notre mère, épuisée, mais résignée à tout, attendait du secours. Il obligea les muletiers à lui venir en aide au moyen de cordes et parvint à gravir avec son précieux fardeau les bords escarpés du précipice. On juge facilement de l’état de souffrance de la mère du Rousier, couverte de contusions. Mais aucun de ses membres n’avait été brisé. M. Larrain, pénétré de reconnaissance pour une préservation aussi miraculeuse, répétait souvent : « Comme Dieu les aime ! comme Il les aime ! » Aidé du bon nègre qui venait de sauver la vie à la Révérende Mère, il la remit sur sa mule et se tint à ses côtés avec le colonel Izarnotique. Impasse dans une mare de boue Toutefois, son calice d’amertume n’était pas encore épuisé. Cette mule semblait avoir reçu du diable la mission d’empêcher la fondation du Chili car au lieu d’éviter, comme le firent ses compagnes, un étang de boue qui se trouvait sur le passage, elle y marcha tout droit et s’y enfonça jusqu’aux oreilles. La mère du Rousier y était plongée jusqu’à la ceinture. Dans ce pénible voyage, elle paraissait une victime destinée au martyre. Aussi le colonel Izarnotique disait en se tordant les 304

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mains : ‘ Elle mourra ! elle mourra !… c’est impossible que cette dame en endure davantage ! ’ Il est vrai qu’elle ne pouvait ni se soutenir, ni soulever le poids de sa robe tout imprégnée d’une boue gluante. Il fallut donc lui couper toute la jupe. Dès lors, M. Larrain eut l’extrême bonté d’échanger sa mule contre la sienne jusqu’à ce qu’on put lui trouver un hamac. Nous avancions si lentement qu’il paraissait impossible d’arriver à Panama avant la nuit. Cependant ces messieurs l’espéraient toujours car ils craignaient de devoir la passer dans ces bois fréquentés par les nègres, les voleurs et les esclaves des îles occidentales, qui convoitent l’argent des voyageurs. Une décision malencontreuse À quatre heures, nous arrivâmes devant l’hôtel assez propre qui avait pour enseigne ‘Ici, on loge à pied et à cheval’. Un Français nous fit beaucoup d’instances pour nous engager à y entrer, nous assurant que c’était une témérité de continuer notre route, que la caravane qui nous avait précédés avait deux heures d’avance sur la nôtre et qu’actuellement, elle devait être arrivée au lieu du rendez-vous. Ce conseil paraissait être celui de la prudence car, déjà, le soleil commençait à disparaître et notre Révérende Mère du Rousier était incapable de continuer son chemin. Cependant, par délicatesse, elle consentit au désir de ces messieurs qui pensaient arriver à temps pour rejoindre le chanoine Herrero et le négociant péruvien. La distance était d’environ quatre milles et le trajet d’au moins deux heures. Et il n’était pas probable que ceux qui avaient tant d’avance sur nous eussent attendu. Le maître d’hôtel insistait beaucoup pour que nous passions la nuit chez lui. Voyant notre intention de poursuivre promptement notre route, il nous engagea du moins à dîner, en nous énumérant tous les plats indiqués sur sa longue carte. Le parti eût été fort sage car nous étions à jeun. En outre, l’incertitude de retrouver un autre hôtel aurait dû nous engager à nous conformer à son avis. Mais ces messieurs avaient hâte de partir ; il fallut donc se mettre en route. Après deux heures de marche très pénible, nous arrivâmes à huit heures du soir à ce fameux hameau qui consistait en une misérable cabane et un champ indiquant quelque culture. Trois nègres à figures sataniques étaient assis sur un monceau de paille, à la porte de la

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cabane. Nous les questionnâmes sur la première caravane. Ils nous dirent qu’elle était passée à trois heures sans s’arrêter et qu’à neuf heures, elle serait à Panama. Or, si tous ceux qui en faisaient partie mettaient six heures pour regagner Panama à partir de l’endroit où nous étions, quelle espérance nous restait-il d’y arriver avant le soir ? Un torrent d’injures Les nègres nous voyaient donc demi-mortes de fatigue et, malgré cela, ils ne nous proposaient même pas de nous arrêter !… Cependant, M. Larrain mit pied à terre et demanda à dîner. On lui répondit qu’il n’y avait rien. « Donnez-nous un peu de viande ! Il n’y en a point ! Au moins un peu de pain ! Il n’y en a point ! » Sur ces entrefaites, une jeune fille apparut et nous offrit du lait. On accepta pour ne pas mourir d’inanition, mais quel lait ! C’était du vinaigre ; nous en prîmes cependant pour nous rafraîchir. Nous descendîmes enfin de nos mules : il y avait treize heures que nous ne les avions pas quittées. On plaça notre Révérende Mère sur une chaise qui n’avait que trois pieds, un débris de baril forma le quatrième. M. Larrain, convaincu qu’elle ne pouvait continuer ainsi son voyage, essaya de lui procurer un hamac. À cet effet, il s’adressa aux trois nègres pour avoir celui qui était accroché à la porte, mais ils le regardèrent sans vouloir lui répondre. Après un moment de silence dédaigneux, l’un d’eux, nommé Encarnacion, lui dit insolemment qu’il n’y en avait pas et que la seule chose qu’ils pouvaient faire était de nous engager à passer la nuit dans la hutte. On lui montra le hamac que l’on désirait, il répondit encore qu’il ne le donnerait pas et paraissait jouir de notre embarras. On lui offrit vingt-cinq francs, puis cinquante, enfin soixante-quinze ; mais il resta sourd à de si belles propositions et vomissait un torrent d’injures contre les blancs en général, et en particulier contre les prêtres et les religieuses. Tous attendaient la fin de cette discussion avec impatience, pour savoir quel parti prendre. Mère Mac Nelly demanda à M.  Larrain ce que lui répondait Encarnacion : ‘ Vous êtes trop heureuses de ne pas le comprendre. Remerciez-en le bon Dieu ’. 306

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Le méchant nègre, voyant que ces messieurs étaient résolus à partir, alla consulter ses deux compagnons et revint dire qu’ils voulaient bien se charger de porter la Révérende Mère dans le hamac et que lui aussi nous accompagnerait. Encarnacion, debout au milieu de nous, aiguisait un grand coutelas à deux tranchants et chargeait son fusil à balles, en murmurant : « Celui qui recevra cette décharge ne bougera guère après ! » Ce début n’était pas rassurant !… Nous le sentions tous. Et ce fut avec bien des pressentiments que nous aidâmes la Révérende Mère du Rousier à se placer dans le misérable hamac que les deux sauvages mirent sur leurs épaules. En hamac à la merci des porteurs Nous montâmes tous en silence sur nos bêtes et suivîmes nos guides. On nous avait dit que la lune éclairerait notre route, mais, hélas ! elle n’était pas encore levée et la nuit était obscure. Il fallait donc toujours se confier à l’instinct des mules. Notre marche ressemblait à un cortège funèbre. Ces messieurs se tenaient auprès du hamac tandis que Don Ladislas allait en avant pour sonder le terrain car, disait-il, ma chute vous avertira du danger ! Au départ, M me McNally lui dit : « Maintenant, je suis tranquille sur le sort de ma Révérende Mère. Et moi, reprit Don Ladislas, je ne le suis ni pour elle, ni pour mon frère. Il n’est point armé et nous sommes chargés d’or. Ces nègres sont des démons et nous devons rester quatre heures à leur discrétion ! Mais vous avez des armes ? Oui, j’ai deux paires de pistolets et mon poignard. Je pourrais en tuer cinq, mais qu’est-ce que cela  ? Nous ne sommes que quatre contre tous les nègres du pays et ils complotent ensemble pour dépouiller les voyageurs. Manuel se défie beaucoup des guides que nous avons pris à Cruz. Il pense qu’ils sont restés en arrière pour nous faire voyager de nuit. Priez, Madame, car Dieu seul peut nous secourir. » De temps en temps, don Ladislas appelait son frère pour savoir si rien ne lui était arrivé.

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Lorsque la colère gronde Nous cheminions, tremblant au moindre bruit, lorsque tout à coup, nous entendîmes derrière nous les pas rapides d’un grand nombre de mules : c’étaient les Mexicains qui avaient fait le voyage avec nous depuis New York jusqu’à Aspinwal ; et, bien que leur compagnie ne fut guère engageante, ils auraient pu nous défendre au besoin. Don Ladislas les pria donc de bien vouloir ralentir leur marche pour s’unir à notre caravane. L’un d’eux lui répondit d’un air moqueur : Pourquoi traînez-vous ainsi ? C’est que nous avons une dame qui est bien souffrante. Elle appartient à Dieu et si vous venez nous aider à la protéger, le Seigneur vous bénira.’ Mais ils furent sourds à nos prières, à nos pressantes instances, et poursuivirent leur route en doublant le pas. Bientôt, nous les perdîmes de vue. Notre voyage dans les ténèbres avait duré près d’une heure lorsque nous arrivâmes à une espèce de cabane. On apercevait de la lumière à l’intérieur et un homme était assis à la porte. Là, les nègres qui portaient le hamac, s’arrêtèrent et jurèrent qu’ils n’iraient pas plus loin. Pour rien au monde, ces messieurs ne pouvaient se résoudre à passer la nuit dans une cabane qui, peut-être, était un guet-apens. Aussi, déclarèrent-ils résolument qu’ils continueraient leur marche. Les porteurs du hamac, furieux, le jetèrent violemment à terre ; les pierres blessèrent cruellement notre Révérende Mère du Rousier déjà si meurtrie par ce qu’elle avait souffert précédemment et par la position gênante où elle se trouvait. On leur ordonna de reprendre leur fardeau ; ils s’y refusèrent avec des paroles de menace, de blasphème. Ces messieurs tirèrent leurs pistolets, les nègres leurs coutelas. Cette scène, au milieu de la nuit, avait quelque chose d’infernal ! Pour arrêter cet horrible conflit, M. Larrain s’écria que lui et Don Ladislas se chargeraient du hamac. Mais cette résolution généreuse ne fit qu’augmenter la fureur des porteurs. Don Ladislas, perdant enfin toute patience, tira un pistolet, l’arma et le dirigea vers Encarnacion qui, de son côté, le coucha en joue avec son fusil. Notre Révérende Mère, à terre à leurs pieds, suppliait qu’on l’y laissât et s’adressait tantôt à Don Joaquin, tantôt au colonel, les conjurant de faire cesser la lutte qui eût été funeste pour tous. 308

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Un oasis de fraternité M. Larrain se décida donc à demander un abri dans la hutte. ‘Volontiers’, répondit le vieux nègre assis devant la porte, et il se leva aussitôt. C’était le maître de l’humble habitation. ‘Ces deux señoras sont des religieuses, ajouta M. Larrain, et le bon Dieu vous rendra ce que vous ferez pour elles. – Des religieuses, Ave Maria !, s’écria-t-il. Puis il appela sa femme et une jeune fille qui apportèrent la lumière à la porte. Pendant tous ces débats et ces pourparlers, notre Révérende Mère était restée à terre dans le hamac. On s’empressa de la transporter dans la cabane. Elle fut conduite à une petite pièce séparée de la plus grande par un grillage de bambous et on la plaça sur des planches nues : c’était le lit des maîtres du logis. Les messieurs eurent alors l’extrême bonté de réunir leur manteaux pour lui faire une espèce de matelas, afin qu’elle sentît moins toutes ses meurtrissures. Ensuite, M. Larrain s’occupa de lui rendre les services les plus humbles : sous prétexte de lui faire nettoyer ses bas et ses souliers tout imprégnés de boue, il les prit et se livra lui-même à cet acte d’admirable charité… Une jeune négresse, fille du propriétaire de l’habitation, offrit son hamac qui était suspendu dans la même pièce à mère McNally qui l’accepta volontiers. Après un souper fort apprécié, la nuit se passa sans incident, mais chacun restait sur le qui-vive. Au petit matin, les voyageurs reprirent la route. La fin du trajet ne ressembla en rien à ce qu’ils avaient pu connaître la veille. À l’entrée de la ville de panama, ils furent reçus par la délégation péruvienne accompagnée de M. Herrero, chanoine de la cathédrale de Lima et ambassadeur à la cour de Rome. « Les amis s’embrassèrent d’autant plus cordialement qu’ils s’étaient attendus avec la plus vive impatience ou, pour mieux dire, la plus grande inquiétude »25. Il était onze heures. Le voyage se poursuivit en longeant les côtes de l’Océan Pacifique à bord d’un navire anglais. Un arrêt à Lima permit de prier sainte Rose dans sa maison transformée en église. Le 12 septembre 1853, le convoi atteignit Valparaiso et le 14, Santiago.

 M. de Canecaude, Ibid., p. 139.

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« Je me sentais entre les mains de Dieu » À Louise de Limminghe, sa confidente, Anna reconnut avoir vécu ces épreuves dans un total abandon à la Providence divine :

L’amoureuse paix de mon âme a crû avec les dangers du voyage. Aussi, au passage de l’isthme, lorsque je suis tombée à l’entrée d’un précipice, n’étant retenue que par le tronc d’arbre que j’avais embrassé, je n’ai pas eu peur. Je me sentais entre les mains de Dieu, et pleine de confiance en sa bonté, j’ai attendu que les nègres vinssent me retirer26. Ultérieurement, Sophie Barat évoqua l’évènement en laissant libre cours à ses sentiments : « Maintenant, ma fille, un mot pour répondre à votre feuille de direction ‹spirituelle› que je n’ai pu lire sans attendrissement. Ah ! je n’ai rien à vous pardonner ! Que pouviez-vous faire de plus pour Jésus, pour la Société ‹du Sacré-Cœur›, que de risquer votre vie comme vous l’avez fait en soutenant un voyage et une mission au-dessus de vos forces pour leur prouver votre attachement et votre amour ! » 27 La confidence faite peut surprendre : une « amoureuse paix » envahissait Anna alors qu’elle était suspendue à un arbre au-dessus d’un ravin. Une telle circonstance appelle ordinairement des sentiments contraires.

Fondation à Santiago L’archevêque accueillit les nouvelles arrivées avec empressement. Mais contrairement à ses promesses, il n’avait ni maison à leur offrir, ni établissement scolaire à leur proposer. Face à une telle pénurie, Don Joaquin Larrain les invita à habiter chez lui ; sa mère se montra pleine de prévenances et de délicatesses à l’égard de ses hôtes.

La demande du président de la République Toutefois, pour ne pas importuner la famille Larrain, les religieuses choisirent de loger chez les sœurs Clarisses. Elles y demeurèrent quelques mois. Durant ce séjour, Anna du Rousier reçut une offre tout à fait inattendue : le président de la République, Dom Manuel Montt, et le ministre   Ibid., p. 140.   Lettre 182 à du Rousier, Paris, 25.06.1855. A.G.S-C., C-I, A-1, Boîte X 24-C, p. 190. 26 27

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de l’Instruction publique, M. Ochagavia, lui proposaient d’ouvrir une école normale. Estimant que la formation de futures institutrices correspondait bien au but de la congrégation, Anna du Rousier donna son accord. Ainsi la fondation d’une maison du Sacré-Cœur allait prendre forme : « Les conditions ayant été posées et acceptées, les premiers obstacles qui s’opposaient à notre établissement dans le pays furent levés par là-même, le gouvernement donnant la maison avec l’ameublement, les trousseaux des jeunes filles, les livres, etc. »28.

Installation à San Isidor La recherche d’un local se poursuivit durant trois mois, « les employés du gouvernement se montrant fort peu pressés » de réaliser les démarches. En janvier 1854, ils trouvèrent à louer une maison à moitié construite. Les Lettres annuelles de la Société du Sacré-Cœur en font ainsi l’état des lieux :

Comme tout, ici, procède avec une incroyable lenteur, les fondatrices pensèrent que leur présence sur les lieux animerait peut-être les ouvriers et se décidèrent à quitter leur paisible retraite. Le 2 février, elles prirent congé de leurs charitables hôtesses et s’installèrent dans la maison qu’on venait de louer. Le lendemain, 1er vendredi du mois, M. Larrain vint y offrir le saint Sacrifice. Toute sa famille voulut y assister et reçut la sainte communion avec la petite communauté. Il serait difficile de rendre l’état de délabrement de cette demeure qu’on avait commencé à bâtir depuis plusieurs années sans jamais l’achever : quelques pièces sans carrelage, ni plafond ; d’autres d’une malpropreté révoltante. En résumé, deux chambres habitables, sans meuble aucun car on resta trois mois sans pouvoir obtenir une table. Les égouts étaient bouchés. Et les eaux infectes ne trouvant point d’issue, inondaient jardin, cours et cuisine. Les ouvriers qu’on y avait établis depuis peu, abattaient les cloisons, perçaient des fenêtres et des portes. Nos mères entraient dans un amas de ruines. L’aspect était décourageant ! 29

 M. Dufour, Ibid., p. 217.   Lettres annuelles, 1854-1855, A.G.S-C., L. A., p. 29-30.

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Quand le minimum vient à manquer La relation décrit ensuite les incommodités de tout genre que les religieuses durent affronter en ce début d’année 1854. La compassion des ouvriers devant le manque d’eau potable, la solidarité des Clarisses et d’un prêtre du voisinage permirent de pallier aux pénuries. Quant à l’archevêque, il ne semblait guère s’en soucier :

On aurait peine à croire que dans la riche et catholique Santiago, avec des connaissances et des amis dévoués, les religieuses du SacréCœur eurent le bonheur de manquer littéralement des choses les plus nécessaires à la vie. Il est vrai que Monseigneur s’était chargé de pourvoir à leur entretien, mais ici on n’a pas les mille commodités d’Europe pour se procurer des vivres ou tout autre article. Les marchands ne se dérangent pas plus pour envoyer les objets que les fournisseurs ne se croient obligés à l’exactitude de service. Il nous arrive encore journellement d’attendre le pain jusqu’à neuf heures et souvent le boucher fait dire le matin qu’il n’a pas de viande. Nos mères n’avaient pas de domestique, en eussent-elles eu un, elles auraient à peine pu lui confier la moindre somme, tant la fidélité est rare parmi le peuple. Leur souffrance la plus pénible fut le manque d’eau dans le fort de l’été sous un climat brûlant. Il n’y a ni puits, ni fontaines dans les maisons particulières. On achète une eau boueuse que les pauvres eux-mêmes font distiller. N’ayant personne pour aller leur en prendre, ni filtre pour la rendre potable, nos mères s’abandonnèrent à la charité des ouvriers. Parfois, ils se prêtaient à leur chercher un peu d’eau. Un bon vieux prêtre du voisinage, don José Salvo, avait pris en affection la petite communauté. Il pénétrait de temps en temps jusque dans les deux pièces où elles logeaient, apportant sous son manteau une carafe d’eau filtrée et quelques petits pains, aliment qui n’était même pas toujours à leur disposition. D’autre part, les bonbons, les chocolats et les ragoûts de ce pays, si étrangement assaisonnés, ne faisaient pas défaut. Les religieuses clarisses et d’autres personnes pieuses avaient la charité d’en envoyer fréquemment, de sorte que l’entretien de la communauté se réduisait presque à rien. Et l’on peut dire avec vérité que, pendant plusieurs mois, elle eut le bonheur vivement apprécié de recevoir des mains de la divine Providence le pain de chaque jour. 312

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Les limites d’une circulaire ne permettent pas de raconter ici les épreuves de la bonne sœur Antoinette qui remplissait alors tous les offices domestiques auxquels elle joignit plus tard ceux de surveillante et d’infirmière. Un petit feu allumé en plein air, suivant le cours du soleil, une poêle à frire, une casserole et une cafetière formaient toute la batterie de sa cuisine ambulante dans laquelle les poules faisaient souvent de désastreuses invasions. Comme blanchisseuse, elle n’eut pas moins à pâtir : les énormes fourmis chiliennes paraissent friandes d’empois, elles rongèrent sans pitié les bonnets et le linge. Lorsque le castillan fait défaut La demande du ministère était parvenue à la mère du Rousier par l’intermédiaire de Don Joaquin Larrain qui vint ensuite régulièrement superviser les travaux d’aménagement. Au cours d’une de ses visites, il leva un malentendu provoqué par le manque de connaissance de la langue et de l’histoire du pays :

N’ayant pas encore acquis entièrement l’habileté de la langue castillane, les rapports avec les personnes du dehors n’étaient pas dénués de difficultés, d’autant plus qu’elles demandaient parfois des explications auxquelles on était loin de s’attendre. Une personne étant venue solliciter l’admission de sa fille, notre digne mère répondit que le gouvernement avait la disposition des places et que c’était à lui qu’il fallait s’adresser. L’interlocuteur, interdit, s’informa où demeurait ce Caballero (ce M. Gobierno, gouvernement). Une autre fois, elle reçut une supplique du style le plus pompeux en faveur d’une enfant et signé  : « Candelaria », 1er Sergent de l’armée. Peu après, on la demanda au salon pour ce même personnage. Notre mère crut qu’elle allait se trouver en face d’un militaire, mais elle ne vit qu’une femme vieille, petite et borgne. Alors, elle soupçonna quelque mystification et se retira en riant. M. Larrain étant dans la maison, elle alla lui conter l’aventure. Celui-ci répondit gravement qu’en effet, Candelaria ayant combattu dans la guerre du Pérou et, plus vaillamment encore, dans celle de l’indépendance du Chili où, souvent, elle s’était trouvée dans le feu, le sénat lui avait accordé le titre de 1er Sergent de l’armée, en foi de quoi sa fille fut reçue parmi nos enfants30.   Lettres annuelles 1854-1855, Ibid., p. 31.

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Ouverture du pensionnat et de l’École normale Sans tarder, quatre pièces furent prêtes pour recevoir les premières pensionnaires : Melles Primitiva et Teresa Echeverria, nièces de M. Larrain. Leur mère, doña Rita Echeverria, était atteinte d’une maladie grave et voulait « avant de mourir, remettre à notre digne mère ce dépôt chéri. Elles entrèrent le jour de la fête de saint Joseph. » Leurs cousines et quelques nièces de Mgr Valdivieso vinrent les rejoindre le mois suivant. En quelques mois, le pensionnat appelé « Premier collège » fut composé d’un bon nombre d’élèves :

Il fut impossible de se refuser plus longtemps aux instances pressantes de Monseigneur et de M. Larrain pour recevoir quelques enfants de leurs familles au pensionnat. Dès lors, un travail qui nous paraît encore incroyable, remplaça le repos des premiers temps. Pendant que M me McNally s’occupait de l’enseignement de la langue castillane et des autres branches d’instruction, notre mère remplissait les plus humbles fonctions du ménage, rendues mille fois multipliées par l’incurie des personnes de service et l’inimaginable désordre qui paraît ici sous toutes les formes possibles. À son tour, elle remplaçait M me McNally au pensionnat et ce n’était qu’après le coucher de leurs cinquante-trois élèves que nos mères se voyaient un moment pour se concerter au jour le jour sur ce qu’il y avait à faire et terminer leurs exercices de piété, pris sur le repos de la nuit. Pour installer aux frais du gouvernement l’école normale, dénommée «  Deuxième collège  », les religieuses furent aidées par Doña Manuela Portalis de Moran. Le 1er mai 1854, tout était prêt pour recevoir les étudiantes :

Au mois de mai, les élèves ‹de l’école normale› commencèrent à entrer et, successivement, elles atteignirent le nombre de quarante. Elles avaient été choisies parmi d’honnêtes familles de Santiago et des provinces environnantes. Mais nos mères s’imaginaient difficilement jusqu’à quel point étaient portés leur ignorance, leur manque absolu de savoir-vivre et, surtout, leur excessive malpropreté dont les écoles externes d’Europe donnent à peine une faible idée. À force de patience et de soins, nos mères parvinrent en assez peu de temps à modifier notablement la grossièreté de leurs manières et ce qu’il y avait de plus choquant dans leurs usages. 314

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À l’heure de l’adaptation Les différences culturelles ressenties par les éducatrices concernaient aussi l’art religieux et les pratiques liturgiques. La forme de sensibilité des élèves leur était étrangère :

Le jour de l’Assomption, on offrit à Marie la première communion de trois petites filles. Ayant remarqué qu’il n’y avait ici ni statue, ni image de la Sainte Vierge, don José eut l’amabilité d’envoyer celle de la paroisse. Les enfants allèrent la recevoir processionnellement, mais il fallait un œil chilien pour la regarder avec dévotion. Les longs cheveux flottants, les robes en brocard, les parures originales et les fleurs en clinquant dont on orne les statues de bois de ces contrées, nous sont encore peu sympathiques. Il est de fait pourtant que, lorsqu’à la fin de l’octave, on vint reprendre cette Sainte Vierge dont l’attitude même nous paraissait étrange, les enfants sanglotèrent comme si réellement on leur avait enlevé une mère31. Dans une de ses lettres, Sophie Barat recommandait à la mère du Rousier une sage adaptation aux mœurs du pays : « L’essentiel est que tout soit uni à la Société ‹du Sacré-Cœur› et à vous. Mais dans tous les pays étrangers, il faut se faire à leurs usages, coutumes, lorsqu’ils n’attaquent pas l’institut. Notre esprit nous l’impose comme chez les Jésuites. »32 Anna du Rousier savait d’ailleurs apprécier la culture chilienne. Elle n’omettait pas non plus de souligner la magnificence des ornements liturgiques des églises du pays, qui connotait la foi des habitants :

Leurs mœurs, le caractère national doivent se juger par celui des Espagnols, avec quelques modifications. La foi est peut-être ici plus pratique et l’élan pour le progrès plus prononcé. Généralement, le peuple est plein de foi. La classe la plus élevée de la société, surtout, est très religieuse. C’est dans son sein, aux dires de tous, que s’est conservée l’ancienne piété espagnole. L’exercice public de la religion catholique est le seul toléré par les lois. Nous avons été étonnées du luxe et de la décoration des églises à Santiago. Au moins, la pauvreté est inconnue dans le sanctuaire et nous ne pourrions faire usage ici des ornements dont on se sert dans d’autres fondations. 31

  Lettres annuelles, 1854-1855, Ibid., p. 30-31.   Lettre 177 à du Rousier, Paris. 05.04.1855, Ibid., p. 183.

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Vous savez, ma très Révérende Mère, que Monseigneur l’archevêque, en demandant notre institut, a eu en vue l’éducation des jeunes filles des premières classes de la société. Il comprend que l’éducation doit progresser avec l’influence européenne et veut faire tous ses efforts pour que la religion et la foi dirigent ce progrès33. Un choc culturel contrasté Trois mois après l’ouverture de la première maison du Sacré-Cœur à Santiago, cinq religieuses de diverses nationalités quittèrent la France pour rejoindre le trio fondateur34. Pour éviter la traversée de l’Isthme de Panama, elles choisirent de passer par le Cap Horn, s’embarquèrent au Havre le 6 août 1854 et le 9 octobre, elles arrivèrent à Valparaiso. Elles terminèrent le voyage en voiture à cheval et arrivèrent à Santiago le 3 novembre 1854. À leur grande surprise, une délégation les y attendait. Leur journal communique tour à tour leur admiration devant les paysages rencontrés, leur compassion face à la misère des gens, leurs critiques acerbes devant certaines incommodités :

La route de Valparaiso à Santiago est des plus pittoresques. Elle est tracée sur une chaîne de montagnes dont quelques unes sont fort escarpées. Elles rappelaient à notre digne mère le passage des Alpes au Mont Cenis. De loin, on voit les Cordillères couvertes de neige. On rencontre plusieurs torrents ; tous sont guéables mais il nous paraissait étrange de voir les chevaux entrer dans l’eau jusqu’à mijambe. D’innombrables charrettes traînées par des bœufs parcourent cette route. À la nuit tombante, les charretiers s’arrêtent n’importe où ; ils allument un feu et se couchent par terre au milieu des bœufs. Par ci, par là, se trouvent de misérables huttes en argile ou en feuillage, sans portes ni fenêtres. Leurs habitants paraissent plongés dans la dernière misère. Nous nous arrêtâmes à la Casa Blanca, hôtellerie passable où l’on mit deux heures à nous préparer un bien modeste repas, l’usage étant de ne rien tenir prêt pour les voyageurs. Vers 9 heures, on entra dans le village de Curacavi pour y passer une partie de la nuit. Nous descendîmes à l’hôtel soi-disant français. À 11 heures, on servit le sou M. Dufour, Ibid., p. 231.  Il s’agissait de : Thérèse du Lac, Joséphine Echeverria, Marie Lenoir, Isabelle Plandiura et Elisa Sieburg. 33

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per. Le premier plat consistait en un potage où le vermicelle, le riz et la poule dure se confondaient. Le second était exactement semblable. De vin et de serviettes, il ne fut pas question. Ayant été prévenues de la malpropreté des lits, nous eûmes garde de nous y coucher. Nous reprîmes notre costume religieux et, vers 3 heures du matin, nous remontâmes en voiture, soupirant après l’heure où il nous serait donné de revoir notre Révérende Mère du Rousier. Un accueil sans précédent Au faubourg, la voiture est arrêtée. Les cloches commencent à sonner. Un monsieur s’avance, nous présente deux charmantes petites filles, premières élèves de la maison et nous invite à descendre un moment chez le Curé où flottait la bannière chilienne. En vain, notre digne mère réplique qu’il ne nous est pas permis de descendre. On lui objecte un ordre de Monseigneur. On nous introduit dans un salon encombré des familles les plus distinguées de la ville. C’étaient les parents des élèves du 1er Collège (pour nous servir des expressions usitées ici). On les présente à notre digne mère. Il y en a déjà treize qui sont très attachées au Sacré-Cœur. On nous parla avec enthousiasme du dévouement de la Révérende Mère du Rousier et de la mère McNally. Elles se sont acquis une vénération universelle. M. le Curé nous adressa une harangue italienne et plus tard, d’autres en français et en espagnol. M. Joaquin Larrain, à la tête d’une députation de séminaristes, et M. l’Aumônier de la maison vinrent complimenter ma mère. Une dame espagnole en avait fait autant au nom de tous les parents. Cette scène se prolongea pendant deux heures. On nous offrit ensuite un déjeuner splendide. M. le Curé et tous ces messieurs se faisaient un honneur de nous servir. Nos mères comprendront notre malaise : nous étions confondues. Jamais, je n’ai dit mon Domine non sum dignus de meilleur cœur ! On vint nous avertir que Monseigneur nous attendait. Il avait envoyé un homme sur la tour de San Isidoro pour prévenir de notre arrivée et sonner le grand carillon. Une vingtaine de voitures d’apparat attendaient à la porte. On avait congédié les nôtres après les avoir couvertes de fleurs ; les chevaux en avaient jusqu’aux oreilles. Ces dames se disputaient à qui nous offrirait son équipage. Elles nous

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accablaient de caresses. Chacune se vit entraînée en quelque sorte et, toutes séparément, nous fûmes conduites à l’église de la paroisse. Nous nous retrouvâmes sur le banc de communion. Après le chant de l’Inviolata et la bénédiction du saint sacrement, on entonna le Te deum solennel. Il était 1 heure. Enfin, nous partîmes pour notre nouvelle résidence, escortées par les mêmes dames. La maison était toute pavoisée, la cour semée de fleurs. Les quarante pensionnaires du 2d Collège nous y attendaient, ivres de joie de voir arriver las Madres35. « Jésus est le centre de tout » À son arrivée à Santiago, Thérèse du Lac remit à Anna du Rousier une lettre de Sophie Barat. Les convictions qui s’y expriment relèvent de l’intuition créatrice de la Société du Sacré-Cœur : communiquer l’amour du Christ à toutes les nations36.

Paris, 4 août 1854 Je ne puis vous tracer que quelques lignes, chère mère et fille. Nos partantes vous diront l’empêchement37. Ces lignes seront pour vous exprimer, bonne Anna, mon tendre et bien profond attachement. Oh ! oui, ma fille, plus vous êtes éloignée de nous, plus notre union en Jésus-Christ devient étroite et solide, car quelles preuves de dévouement et d’attachement vous donnez à la Société en vous exilant au Chili, loin de toutes nos maisons actuelles ! Mais cette partie de l’Amérique ne devait-elle pas aussi posséder le Sacré-Cœur ? Ah ! si nous sommes fidèles, espérons que le divin Cœur se dilatera dans ces belles contrées de l’univers où la foi et la piété subsistent encore, mais où, peut-être, comme partout, l’éducation laisse à désirer… Comme nous allons prier pour la mission dont vous êtes chargée ! Que de travaux et de sollicitudes elle exige ! Mais Jésus est le centre de tout ; il sera votre force et votre soutien38. 35   Elisa Sieburg, Relation du Havre à Santiago, Novembre 1854, C-III-IV, Chili, Boîte 2, p. 17-21. 36   P. Perdrau, Ibid., p. 422-424. 37  Sophie Barat avait mal au bras droit, suite à une chute. 38   Pais, 4 août 1854, cité par A. Cahier, Vie de la Vénérable Mère Barat, fondatrice et première supérieure générale de la Société du Sacré-Cœur de Jésus, t. 2, Édition de Soye et fils, imprimeurs, Paris, 1884, p. 248.

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Lorsque le grain tombe en terre « Restez à votre poste » Anna du Rousier avait été envoyée à Santiago pour y étudier seulement les conditions d’une fondation. En fait, régulièrement, son retour en Amérique du Nord était différé car l’ouverture d’un noviciat à Santiago était envisagée ainsi que des fondations au Guatemala, au Brésil et en Argentine. En août 1855, elle reçut cette consigne : « Restez à votre poste. Nous verrons plus tard, si on s’établit à Guatemala, à quelle vicairie nous devrons renouer cette maison ! Quelle fatigue nous vous épargnons ! 39 ». Le 13 novembre 1855, Anna du Rousier apprit que les fondations projetées au Guatemala et à Rio de Janeiro ne pouvaient avoir lieu par manque de sujets. Trop de religieuses en Europe et en Amérique du Nord avaient trouvé la mort au cours d’épidémies de fièvre jaune, de choléra ou de fièvre typhoïde. Une supérieure vicaire des maisons d’Amérique du Nord avait été nommée car les circonstances retenaient Anna au Chili.

Quand la séparation se fait sentir Avec simplicité, la mère Sophie Barat n’hésitait pas à partager ses sentiments devant l’éloignement et la lenteur du courrier. Sa satisfaction n’était pas feinte lorsque les nouvelles lui parvenaient :

J’ai été heureuse, chère fille, de recevoir ces jours derniers votre lettre du 26 juin, celle de la bonne mère du Lac. Il faut être à une distance aussi considérable que celle qui nous sépare pour comprendre la satisfaction que l’on éprouve lorsqu’on reçoit une feuille qui vous assure que tout ce qui nous est cher se porte bien ! Nous avons encore à regretter la non-arrivée de la petite colonie. Espérons que le prochain courrier nous donnera cette bonne nouvelle tant désirée. Nous ne cessons de prier afin que le divin Cœur daigne nous exaucer40. Quelle consolation, chère mère et fille, lorsque nous recevons le courrier de Santiago ! Vos lettres de septembre nous sont parvenues la semaine dernière. Avec quel empressement, nous les lisons et, quelquefois avec anxiété, craignant que quelqu’une soit souffrante. Il en coûte pour s’acclimater ! Vous en avez fait l’expérience, ma fille,   Lettre 183 à du Rousier. Paris, 29.08.1855. Ibid., p. 191.   Lettre 183 à du Rousier. Paris, 29.08.1855. Ibid., p. 190.

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et je ne puis que bénir le bon Dieu de la grâce qu’il nous accorde que vous soyez mieux dans cet air si différent du nôtre. Jésus soutient ; c’est pour Lui que vous êtes ainsi exilée. Cette vue de foi adoucit tous les maux41. « Ce pays du bout du monde » Quelques mois après, la supérieure générale réitéra sa recommandation car elle estimait que les nouvelles approfondissaient les liens et l’intérêt pour les missions :

Je saisis avec empressement, chère mère et fille, un moment de loisir pour répondre à votre lettre du 12 janvier, reçue ces jours-ci. Combien je vous en remercie. Si vous saviez avec quel intérêt d’affection, nous lisons les détails que vous nous donnez sur ce qui vous concerne, ainsi que vos petits succès dans la mission qui vous est confiée dans ces pays si reculés sous tous rapports. Ne les abrégez pas et lorsque, extraordinairement, vous trouvez des occasions, nous vous serions un gré infini d’en profiter. Depuis des semaines, je dirais depuis des mois, chère mère et fille, je désirais vous écrire et répondre à vos dernières lettres reçues toujours avec un si vif plaisir. Hélas ! le travail, les sollicitudes de tout genre forcent d’expédier le plus pressé et les affaires présentes. Et, pourtant, je suis loin de vous perdre de vue ; sans cesse, je pense à ma bonne et ancienne fille et à sa petite famille presque exilée, tant la distance qui nous sépare est considérable. Ah ! si je l’avais calculée naturellement, jamais je n’aurais eu le courage de favoriser votre éloignement, surtout si j’avais soupçonné les difficultés qui vous attendaient pour vous loger convenablement et vous aider dans les œuvres de notre Société en vous fournissant le nécessaire. […] Notre Céleste que vous avez demandée, mère Jendroly de Blumenthal, une Espagnole et une sœur de cette nation attendent à la rue de Varennes le premier départ. Nous ne prévoyons même pas quand nous aurons une occasion cette année : aucun missionnaire ne se présente pour ce pays du bout du monde. Et je n’ai pas le courage, je vous l’avoue, ma fille, de les livrer sans secours spirituels aux

  Lettre 184 à Du Rousier. Paris, 13.11.1855. Ibid., p. 192.

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caprices et souvent aux tempêtes d’une mer qui a englouti de tous temps un si grand nombre de victimes !42 Bâtir avec audace et prudence Sophie Barat s’offusquait du manque de soutien financier de la part de l’archevêque et du gouvernement :

Depuis des semaines, je dirais presque des mois, chère mère et fille, je désirais vous écrire et répondre à vos dernières lettres reçues toujours avec un si vif plaisir. Hélas ! le travail, les sollicitudes de tout genre forcent d’expédier le plus pressé et les affaires présentes. Et pourtant, je suis loin de vous perdre de vue ; sans cesse, je pense à ma bonne et ancienne fille et à sa petite famille presque exilée, tant la distance qui nous sépare est considérable. Ah ! si je l’avais calculée naturellement, jamais je n’aurais eu le courage de favoriser votre éloignement, surtout si j’avais pu soupçonner les difficultés qui vous attendaient pour vous loger convenablement et vous aider dans les œuvres de notre société ‹du Sacré-Cœur› en vous fournissant le nécessaire, comme on nous l’offre par exemple au Guatemala ! une maison immense dont on nous a envoyé le plan, des revenus attachés au local, des Jésuites en nombre dans cette même ville ! Et il nous faut refuser, faute de sujets que l’on nous promet pourtant, que vous ne trouvez pas chez vous et cependant, j’y avais compté !43 Lorsque je pense à votre gêne pécuniaire, à votre manque de local, au peu que les autorités de ce Pays font pour vous aider, mes regrets redoublent d’avoir accepté, tandis que je suis obligée de refuser Guatemala qui nous offre un local immense tout préparé, des revenus assez considérables tenant à cette maison ; 15 à 18 000 fr. pour payer les voyages et autres objets demandés et des Jésuites qui desserviront cette communauté ! beaucoup de postulantes offertes et nous refusons par manque de sujets. […] Encore une réflexion sur votre position ! Ne pourriez-vous pas avec l’agrément de votre digne archevêque, faire une demande au gouvernement pour qu’il vienne en aide pour bâtir, au moins une partie. Car est-ce à nous de loger les sujets des Écoles ? Il ne le sem  Lettre 186 à du Rousier. Paris, 28.06.1856. Ibid., p. 197.   Lettre 186 à du Rousier. Paris, 28.06.1856. Ibid., p. 197.

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ble pas. Ne vous enfoncez pas dans les dettes ! Si vous bâtissiez sans aide, n’ayant que vos seules ressources, vous ne pourrez vous en tirer. De grâce, voyez les moyens à prendre pour nous attirer quelques ressources. Ah ! si Guatemala n’était éloignée de Santiago que de 300 lieux, je vous aurais conseillé de vous y transporter, au cas où l’on ne vous aide presque en rien44. La visite du président de la République Le gouvernement chilien avait été à l’initiative de l’ouverture de l’école normale dont il supportait les frais d’internat. Il n’est donc pas étonnant qu’il vint y faire une visite officielle. Les Lettres annuelles relatent l’évènement :

Quelques jours après l’arrivée de la première colonie, le président de la République, accompagné du ministre de l’Instruction et du Culte, vint visiter l’établissement. Sa réception fut des plus simples, n’étant en mesure d’y donner le moindre appareil. Les élèves du 2d pensionnat lui adressèrent un compliment et quelques couplets. À l’église, on chanta le Domine salvum fac republicam. Son Excellence parut très satisfaite de l’ordre de la maison et de la tenue des enfants. Il dit à notre mère qu’il était persuadé que, dans peu de temps, l’État recueillera les fruits des sacrifices qu’il s’impose pour l’éducation de ces jeunes personnes, tandis qu’il faudra plusieurs années pour obtenir les mêmes résultats parmi les jeunes gens. À Noël, nous eûmes la messe de minuit. Cette fête qui tombe ici au plus fort de l’été, quand les plus belles fleurs abondent et que les nuits sont délicieuses, est plus qu’ailleurs considérée comme fête de famille. On s’envoie des lettres de félicitation et des cadeaux, comme en France à la Nouvelle année. Le lendemain, les enfants du 1er Collège (c’est ici le nom de rigueur) nous quittèrent pour aller passer leurs vacances auprès de leurs parents. Nous gardâmes celles du 2d Collège, qui ne sortent pas pendant les années de leur éducation45.

  Lettre 187 à du Rousier. Paris, 2.11.1856. Ibid., p. 198-199.   Lettres annuelles, 1854-1855, Ibid., p. 32.

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Un voyage intérieur Le 9 novembre 1856, quatre nouvelles religieuses s’embarquèrent au Havre à bord du Costa Rica pour rejoindre la communauté existant à Santiago46. Ce fut un long voyage : parties le 9 novembre 1856, elles arrivèrent le 12 février 1857. Parmi elles, se trouvait Céleste Dumont, nièce d’Anna du Rousier. Elle n’avait que vingt ans lorsqu’elle s’éloigna pour la première fois de la maison du Sacré-Cœur de Conflans47. La lettre qu’elle écrivit à Sophie Barat relate différents moments de son expérience. Après avoir raconté quelques faits vécus à bord du navire, elle lui confia ses sentiments éprouvés au moment du départ, au cours de la traversée et à l’arrivée à la maison de Santiago. Ce document est unique par son type de témoignage et la fraîcheur de son expression.

À bord du Costa Rica Le 8 décembre 1856 Ma très digne Mère, C’est la première fois que j’écris depuis que je suis à bord du Costa Rica, malgré tous mes projets. Oh ! il est donc bien vrai que l’homme propose et que Dieu dispose ; je l’ai éprouvé pendant cette longue traversée. Avant d’aborder d’autres détails, je me hâte de tranquilliser votre cœur sur l’état des pauvres voyageuses. Toutes ont payé plus ou moins le tribut à la mer, Madame de Gubernatis surtout a été extrêmement fatiguée. Aujourd’hui nous fêtons notre Mère Immaculée et tout, il me semble, prend part à notre fête : le temps est beau, la brise douce et la mer calme au point qu’on s’aperçoit à peine du mouvement des flots. Aussi, ce matin, nous avons eu le bonheur d’entendre la sainte messe et d’y communier. Notre musique, hélas ! était des plus sim Il s’agissait de Marie-Amélie Jendroly, Dévotine de Gubernatis, Dolores Socca et Céleste Dumont. 47   À son départ de France en 1853, Anna du Rousier fit ses adieux à Céleste « dont la vocation se dessinait. » Elle lui demanda si elle désirait l’accompagner aux États-Unis. La réplique ne se fit pas attendre : « Oh ! non, non. Je ne suis pas encore décidée ! La bonne tante sourit. Elle augurait bien de cette petite alouette qui ne lui avait donné que des consolations et qui, en effet, porta ses chants jusqu’au Nouveau Monde en 1857. Elle fut un précieuse ouvrière au Chili dont elle aimait les enfants au cœur fidèle. » M. de Canecaude, Ibid., p. 105. 46



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ples. Nous n’avions que nos voix en assez mauvais état mais, au moins, nous les avons données de tout notre cœur en nous unissant à ces dames du Bon Pasteur. Nous avons chanté selon le désir de M. l’abbé B., ô vierge immaculée, cantique si bien approprié à la circonstance. Le saint Sacrifice terminé, nous eûmes une consolation sensible, un souvenir du Sacré-Cœur : cinq ou six enfants de sept à huit ans au plus, vêtues de blanc et un cierge à la main, entourèrent une petite statue de Marie, fixée non sans peine, au grand mât. Là, l’une d’entre elles fit, au nom de toutes, la consécration que nous lui avions apprise. Puis, après quelques paroles de bonté et d’encouragement, M. l’abbé donna à chaque enfant une petite médaille de l’Immaculée Conception. Je voudrais pouvoir vous peindre, ma digne Mère, la joie qui brillait alors sur tous ces petits fronts à la vue de la médaille et surtout du ruban bleu auquel elle était suspendue. Jamais, on n’avait vu semblable cérémonie sur le navire. Aussi, les passagers et les pauvres matelots paraissaient enchantés. Me permettez-vous maintenant de vous parler, mais à vous seule, ma très digne Mère, de l’impression de mon pauvre cœur au départ. Notre-Seigneur m’attendait là, oh ! oui, je ne l’aurais jamais compris si je ne l’avais senti moi-même, ce brisement de la séparation. Je ne me reconnaissais plus et, après un dernier adieu, un dernier regard à la France ou plutôt, à tout ce que j’y laissais, je courus m’enfermer dans ma cabine et je fondis en larmes. C’était faiblesse, je l’avoue, mais j’avais tant besoin de pleurer. Tout m’y portait alors : le chant de l’Ave Maris Stella qu’exécutaient ces dames du Bon Pasteur, m’allait au fond de l’âme ; il me semblait un écho de Conflans et redoublait mes larmes en ravivant mes souvenirs. Peu à peu cependant, le navire se dégageait, nous nous éloignions doucement et la paix et la joie revinrent à votre pauvre enfant, après le sacrifice et la prière. « Santiago, 14 février 1857 » Me voici donc enfin au Sacré-Cœur. Oh ! quel bonheur, l’exil est fini ! J’ai retrouvé ici le calme et le silence et, en même temps, un doux souvenir de Conflans. Vous dirai-je, ma digne et bonne Mère, ce que m’ont inspiré ces trois mois de traversée ? Oh ! vous le devinez sans peine : c’est un attachement plus intime pour ma vocation, l’amour le plus tendre pour ma vie religieuse. Oh ! combien j’ai apprécié la grâce que Jésus m’a faite en m’appelant à lui lorsque j’ai vu de près la misé 324

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rable existence de tant d’âmes qui le méconnaissent ou le suivent de loin. Mais aussi, combien j’ai senti alors ma lâcheté et mon ingratitude ; que j’ai été profondément humiliée en me trouvant si peu généreuse en bien des occasions. Oh ! oui, je le comprends mieux maintenant, la distance est grande entre la théorie et la pratique et il y a loin du noviciat à celle du navire. Que de fois, j’ai été peu fidèle au recueillement, à la prière. Je me suis laissé aller et qu’en est-il résulté ? comme toujours, hélas ! ma très digne Mère, des saillies de caractère, ce je ne sais quoi de raide et de désagréable que vous connaissez. À présent, j’ai mis tout cela aux pieds de Notre-Seigneur et je commence ma nouvelle mission avec une nouvelle expérience de ma misère et de mes défauts. Au moins, cela me console parce que je puis bien vous l’avouer, ma Mère, j’en suis humiliée. Et, pour moi, vous le savez, c’est tout ce qu’il y a de mieux. La barrière de la langue La petite colonie de Santiago entre en retraite ce soir, à l’exception de notre digne mère, de la mère du Lac et des trois nouvellement arrivées pour qui c’est une vraie consolation de servir déjà de soulagement à nos chères sœurs. Nous essayons de les remplacer à l’école normale. Les enfants sont cinquante et hier, pour la première fois, je me suis trouvée près d’elles à l’étude, à la récréation et, ce matin, à l’ouvrage. Toutes parlent castillan, mais comprennent un peu le français. Aussi, tant bien que mal, nous parvenons à nous entendre. Cependant, je ne suis pas encore fort habile. Et voici, entre bien d’autres, un aperçu de mon savoir-faire : Le lendemain de mon arrivée, un bon vieux prêtre, l’un des premiers bienfaiteurs de la fondation, vint dire la messe en action de grâces de notre heureux voyage. Après le saint Sacrifice, il désira nous voir et nous lui fûmes présentées au salon. Ayant fait, je crois, quelques réflexions sur ma jeunesse, il me demanda : « Quantos dios hay – combien y a-t-il de dieux ? » Et, moi, fière d’avoir compris car vraiment j’avais cru comprendre, je lui répondis : « veinte, Padre, vingt », comme s’il m’eût demandé mon âge. Ce n’est encore qu’un échantillon. J’assiste, malgré cela, aux instructions du Révérend Père Fernandez et grâce à Notre-Seigneur, je saisis toujours quelque chose. Au reste, ce sont les exercices de saint Ignace ; ce qui m’aide singulièrement, vu que je les ai suivis plusieurs fois.

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Le noviciat de Conflans « en miniature » La retraite s’est ouverte sous la protection de Notre-Dame des Sept Douleurs et de saint Joseph car nous avons ici ce double patronage. Ainsi, je retrouve toutes mes dévotions du noviciat. À propos du noviciat, permettez-moi, ma très digne Mère, de vous faire la description de celui de Santiago. C’est vraiment bien pour le moment le grain de sénevé. Il n’y a qu’une seule novice, mais à la fin de la retraite, notre premier ruban ‹de mérite› et, aussi, enfant de Marie du pensionnat, prendra le voile. Elle n’a que 18 ans. Nous serons donc trois car je vais faire partie de cette petite famille, grâce à mes quelques mois d’aspirat48. Oh ! quel bonheur de reproduire ici Conflans en miniature. Oui, rien ne nous coûtera pour réaliser ce désir et la Vierge fidèle protégera aussi notre petit cénacle car, nous l’espérons, tout y sera selon son Cœur. Figurez-vous, ma digne Mère, une petite chambre à peu près carrée dont les murs rose tendre sont d’un assez joli effet ; un lit dans chaque coin, puis une petite chaise ; au milieu, trois pupitres et enfin, vis-à-vis de la porte d’entrée du côté opposé, le plus modeste des autels. C’est l’ordre toscan dans sa plus grande simplicité : une caisse de bois, couverte d’une toile peinte en gris de diverses nuances, sert de piédestal tandis qu’un baril de sucre se trouve métamorphosé en colonne au moyen du même procédé. Voilà toute notre architecture, mais cela supporte une charmante statue de Marie immaculée, doux souvenir de la maison de Blumenthal ; deux branches de lis en papier peint collé sur le mur, entourent notre divine Mère. Puis, un peu au-dessus de la statue, on aperçoit le portrait de saint Stanislas. Et c’est toute notre richesse. Oh ! si vous saviez combien nous aimons déjà ce petit Nazareth car nous y serons si unies à nos dignes mères et sœurs de Conflans ! S’il vous plaît, « un petit mot, un seul » Dans cette lettre, ma digne et si bonne Mère, il ne m’est guère facile de vous donner certains détails qui pourraient vous intéresser. Je ne connais pas encore au juste quelles seront mes occupations. 48   Ce terme est utilisé pour parler du temps de formation entre le noviciat et l’engagement définitif.

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Cependant, d’après ce que m’en a dit ma mère, j’aurai deux cours de français, une leçon à l’école normale et je m’occuperai du chant. Avant de terminer, ma digne Mère, je suis heureuse de servir près de vous d’interprète à toutes mes chères sœurs retraitantes, en particulier à M mes Villeaubert, Lenoir, Lliros qui m’ont tant demandé de vos nouvelles. Mais voilà plus de trois mois que je n’en ai reçues moi-même. Un petit mot, ma Mère, un seul, me ferait tant de bien car qui mieux que vous sait ce qu’il faut à votre pauvre Céleste ? Mon Dieu, je n’essaie pas, ma digne et bonne Mère, de vous exprimer tout ce que j’éprouve au seul souvenir de vos bontés. La reconnaissance est ma vie et le sentiment qui m’anime et m’encourage sans cesse. Oh ! oui, là est toute ma force : quand je suis triste et fatiguée de ma faiblesse et de mes misères, je jette un regard vers Conflans. Je me rappelle ces dernières paroles : « Soyez tout à NotreSeigneur et alors tout passe  ». Oh  ! ma Mère, qu’il m’a souvent consolé ce souvenir et qu’il me fait de bien ce oui que je redis de tout mon cœur comme la première fois. Je n’ai pu écrire pendant la traversée. Nous n’avons pas rencontré un seul navire qui retournait en France. Maintenant, je vais m’en dédommager et donner quelques détails du voyage à mes chères sœurs novices. Veuillez agréer, ma digne et vénérée Mère, l’assurance de mes tendres et respectueux sentiments. Permettez-moi de les exprimer aussi à ma digne et bonne mère de Franciosi et daignez, je vous en supplie, bénir votre pauvre enfant. Céleste Dumont, religieuse du S.-C. de Jésus49 De son côté, Sophie Barat avait souffert du départ de Céleste. Elle ne manque pas de le dire à sa tante, tout en soulignant les qualités de la jeune religieuse :

Notre céleste est un sujet d’espérance pour tout, presque. Suivie dans la pratique de l’esprit et des vertus religieuses, elle pourra plus tard remplir tous les emplois. Elle peut déjà les exercer au pensionnat ; seulement, à son âge, il faut la ménager. Sa santé dépérirait bien vite 49   Céleste Dumont à Sophie Barat, 8 déc. 1856-14 fév. 1857. A.G.S-C. C-III : Chili, Boîte 1, Voyages.



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si elle avait trop de travail, d’autant qu’elle a à faire sur elle-même ! Et elle fait des efforts, étant vraiment religieuse, sa vocation est sûre. J’aime à vous l’avouer, ma fille, je n’ai pu en faire le sacrifice que pour vous. Nous en avions un vrai besoin rue de Varennes ! Mais comment résister à la consolation de vous en donner une et d’adoucir autant que nous le pouvons les pénibles sacrifices que la Société ‹du Sacré-Cœur› vous a imposés en vous chargeant de cette lourde et difficile mission ! 50 Premières satisfactions « Nulle habitude de se contraindre » La réputation de l’établissement attira un grand nombre d’élèves. Un an après son ouverture, il comptait cinquante-deux normaliennes et quatrevingt-une pensionnaires. Bien que les jeunes chiliennes ne fussent pas accoutumées aux exigences des éducatrices, les résultats ne se firent pas attendre :

Le 1er pensionnat a successivement atteint et même dépassé la centaine. Ce nombreux troupeau réclame tous nos soins et d’autant plus de vigilance que nos petites chiliennes nous arrivent sans nulle habitude de se contraindre en quoi que ce soit ; le travail, le silence, l’étude ont pour elles peu d’attraits. Leur caractère mélangé de légèreté, de pétulance et de mollesse les rend peu propres à se plier au règlement. Néanmoins, elles font chaque jour des progrès et pendant les deux dernières années surtout, nous avons remarqué une amélioration sensible. Les deux premiers mois de leur séjour au SacréCœur, les heures destinées à l’ouvrage manuel étaient presque les plus difficiles de la journée. Nos enfants dissimulaient à peine leur dégoût et prétextaient mille maux imaginaires pour s’exempter du plus léger travail. Aujourd’hui, elles sont tout étonnées de broder ou de coudre pendant un temps assez long, non seulement sans éprouver le moindre malaise, mais encore avec plaisir. Elles se sont tour à tour occupées à confectionner des vêtements pour les pauvres, du linge   Lettre 187 à du Rousier. Paris, 2.11.1856. Ibid., p. 198.

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d’église et des ouvrages d’agrément pour les expositions des sociétés de bienfaisance. En 1857, la petite vérole a exercé d’affreux ravages parmi les populations de Santiago et des alentours. Quand cette maladie se déclare au Chili, elle prend tous les caractères d’une véritable peste ; l’usage du vaccin est loin d’y être généralement répandu tandis que la mauvaise nourriture, les habitations malsaines et surtout le défaut de propreté contribuent puissamment à développer l’épidémie. Les hôpitaux ne suffisaient plus à contenir les malades. Nos enfants eurent alors la pensée de faire en leur faveur le sacrifice des prix du semestre. Le montant de ce qu’auraient coûté les livres fut envoyé à l’intendant de la ville avec des vêtements préparés dans les cours d’ouvrage. Ce trait de bienfaisance a fait bon effet et fut même relevé dans les journaux. Plus tard, Monseigneur l’archevêque leur témoigna la vive satisfaction avec laquelle il avait accueilli un don qu’elles lui avaient offert pour les pauvres églises du diocèse, ajoutant qu’il verrait avec bonheur se former ici, comme en Europe, de pieuses associations qui veillent à la décoration des sanctuaires de la campagne où le Seigneur de la gloire habite dans la pauvreté. En effet, si les églises de la capitale sont richement pourvues d’ornements, rien n’égale le dénuement du petit nombre de chapelles disséminées dans l’intérieur du pays51. Le départ des premières normaliennes À la fin de 1857, les dix premières élèves du pensionnat secondaire nous ont quittées pour aller se dévouer à l’œuvre des écoles fiscales. Deux d’entre elles sont restées à Santiago, les autres ont été placées dans les provinces et, déjà, plusieurs centaines d’enfants sont confiées à leurs soins, viennent puiser auprès d’elles avec des connaissances élémentaires, celles de la religion et ces précieuses habitudes d’ordre et de travail que nous nous sommes efforcées de leur inculquer. Toutes entretiennent avec leurs anciennes maîtresses une correspondance et des rapports qui leur sont d’autant plus utiles qu’elles ont bien peu de secours spirituels52.   Lettres annuelles 1857-1858, Ibid., p. 416-417.   Lettres annuelles 1856-1858, Ibid., p. 418. L’effectif des normaliennes ne cessa de se développer : de cinquante en 1858, il atteignit quatre-cents en 1878. 51

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Transfert à la Maestranga Une autre équipe de religieuses européennes fut envoyée à Santiago en janvier 1857. Sophie Barat réitéra ses plaintes : « Ce n’est pas non plus une petite douleur pour moi de voir le peu que l’on fait dans ce Pays pour lequel vous vous sacrifiez sans relâche, tandis que les autres sont aidées à souhait. Est-ce que Monseigneur, votre si digne évêque (mais on dit qu’il a été obligé de quitter ; est-ce vrai ?) ne pourrait pas vous aider pour bâtir, puisque personne ne vous donne !53 » Neuf mois après, le 13 octobre 1857, un terrain fut acheté à la Maestranza. Le 16 janvier 1858, M. Larrain vint bénir la pose de la première pierre. Le 28 décembre 1860, le transfert put avoir lieu dans des locaux adaptés aux besoins et au nombre croissant d’élèves. D’autres œuvres d’éducation, un « asile » pour les orphelines et un externat gratuit pour les filles de famille pauvre, furent également ouverts.

En route vers Talca Des demandes de fondation dans d’autres villes parvinrent à Anna du Rousier qui refusa, en accord avec Sophie Barat, celle de La Serena et accepta celle de Talca, troisième ville du Chili. Le curé doyen de cette ville, Monsieur Tapia, offrait une jolie maison avec jardin, contigus à une grande et belle église. Atteint d’une maladie grave, il désirait effectuer son projet avant sa mort car ses héritiers ne se conformeraient peut-être pas à ses intentions. En octobre 1859, la mère Marie du Lac et une jeune religieuse chilienne s’y rendirent pour accomplir les démarches notariales et les premiers aménagements. Une relation décrit les étapes et les conditions fort inconfortables du voyage. Elle renseigne aussi sur certains aspects du choc culturel éprouvé par Marie du Lac qui vivait à Blumenthal en Allemagne avant son arrivée au Chili54 :

Talca est éloignée de quatre-vingt lieues de Santiago55. Les chemins de fer n’existant pas encore et le service des diligences n’étant même pas encore établi sur ce trajet, on devait faire les voyages dans des voitures particulières. Cette dépense était si considérable que le premier trajet de la mère du Rousier s’était presque élevé au même

  Lettre 188 à du Rousier. Paris, 29.01.1857. Ibid., p. 200.   Détails sur quelques maisons du Chili, A.G.S-C., C-III, Chili  : Early history (Santiago), Talca, p. 33-55. 55   Talca se trouve à 230 kilomètres au sud de Santiago. 53

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prix que le transport d’une des nôtres du Chili en Europe, en passant par le cap Horn. Pour éviter cet inconvénient doublement onéreux vu la pauvreté de la maison, nos mères partirent par le courrier, petite voiture qui n’avait de places que pour deux personnes, et qui n’offrait d’autre avantage qu’une diminution de prix. Il faut savoir qu’au Chili, la poste n’était pas, alors surtout, organisée comme elle l’est en Europe. Les deux voyageuses partirent le 8 octobre 1859. Au bout de quelques heures de marche, elles entrèrent dans des plaines à peu près incultes et n’offrant pas même l’apparence d’une route tracée. Des rivières nombreuses viennent souvent ajouter de nombreux obstacles. La manière de les traverser est assez curieuse : comme les eaux sont en général peu profondes, on peut y passer en voiture mais il n’est pas rare alors d’avoir les pieds dans l’eau aussi longtemps que dure le trajet. La solitude de ces lieux est si grande qu’il est rare de trouver un village. Dès le premier jour, la grande difficulté qu’on avait eue à passer les rivières, retarda le voyage. Aussi ne put-on atteindre e leu qu’on avait fixé pour passer la nuit. On se trouva donc à 10 heures du soir dans ces immenses solitudes sur le bord d’une nouvelle rivière ; la nuit était fort obscure. Pour comble de malheur, le conducteur s’aperçut que les chevaux qui, selon l’habitude, suivent la voiture, s’étaient égarés. Et il déclara qu’il fallait s’arrêter jusqu’à ce qu’ils fussent retrouvés. Nos mères auraient désiré trouver au moins quelque chaumière pour s’y abriter, mais leurs yeux cherchaient en vain une petite lumière qui indiquât un lieu habité. De plus, elles avaient la crainte de tomber entre les mains de ces bandes à demi-sauvages qui errent dans ces lieux déserts. Enfin, après une demi-heure de halte, les chevaux ayant été retrouvés, on remonta en voiture et bientôt, on découvrit une cabane dans laquelle on crut pouvoir passer la nuit. C’est là qu’on peut se faire une idée de l’état d’un peule resté en dehors de la civilisation. Un feu était allumé au milieu de la chambre et, à l’entour, hommes, femmes et enfants étaient couchés à terre, pêle-mêle et dans un état qui faisait pitié. Cependant, comme malgré cet état sauvage, on trouve partout dans ce pays le germe de la foi, on vit ces pauvres gens saisis de respect à la vue des deux religieuses. Un seul grabat se trouvait dans la chaumière et la vieille mère qui

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l’occupait, en descendit précipitamment pour l’offrir aux voyageuses, faisant des instances en leur disant qu’il était encore tout chaud. Elles refusèrent comme on le suppose bien et préférèrent se retirer dans un petit grenier voisin. Comme elles ne pouvaient passer la nuit debout, elles demandèrent des chaises. Ces bonnes gens répondirent que c’était chose inconnue et, pour y suppléer, ils apportèrent quelques morceaux de bois qu’elles approchèrent du mur destinés à leur servir d’oreiller. Comme il était tapissé d’araignées, elles étendirent leurs châles en forme de draperie ; ce qui leur fut très facile, le mur étant construit en bois, les épingles s’y enfonçaient sans peine. Elles allaient goûter un peu de repos lorsqu’elles entendirent autour d’elles des sauts et des bonds, accompagnés de cris semblables à ceux des petits enfants. Allumant une bougie dont elles avaient eu l’heureuse idée de se prémunir, elles aperçurent des rats affreux de la taille d’un gros lapin. Jusqu’au matin, elles furent obligées pour se défendre de donner continuellement des coups de bâton autour d’elles. Dès les premières heures du jour, elles sortirent avec empressement de ce misérable gîte et reprirent la route de Talca. Traversée d’un pont suspendu Elles n’étaient pas au bout de leurs dangers. Deux des plus grandes rivières restaient à traverser. Elles s’aperçurent en s’approchant qu’elles étaient tellement grossies par la fonte des neiges qu’il ne fallait pas songer à les passer en voiture. Elles virent pour la première fois des espèces de ponts suspendus dont on se sert en pareille circonstance. Ils sont formés de bambous, croisés en forme de grillage assez large pour qu’on voie parfaitement les eaux qui bouillonnent au-dessous. On les attache aux quatre coins à d’énormes pieux plantés sur chaque rive. Cette espèce de tissu est d’une telle solidité que les voitures traînées à bras d’hommes peuvent le traverser. Dans ce cas, les chevaux passent la rivière à la nage tandis que les voyageurs suivent à pied la voiture sur cet effrayant chemin. On comprend combien ce pont mobile et vacillant, qui ne dérobe pas même la vue de l’abîme ouvert sous les pas, offre un passage dangereux. Malgré tant de dangers, grâce à la protection du Sacré-Cœur de Jésus qui veillait sur elles, les religieuses arrivèrent sans malheur à Talca. Le bon curé les reçut avec la plus grande joie. Elles le trouvèrent sur pied mais très affaibli et sans aucune espérance de guérison. 332

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Selon son désir si souvent exprimé, elles prirent possession de la maison et virent clairement qu’à moins de renoncer à la fondation, il fallait l’exécuter de suite. Elles repartirent donc aussi promptement que possible, promettant au respectable prêtre de hâter les préparatifs afin qu’il put encore jouir de son œuvre. La Révérende Mère du Rousier à qui elles rendirent compte de leur mission, forma sans délai la petite colonie destinée à la fondation. Et, le 21 novembre, fête de la Sainte Vierge, elle se mettait en marche. La supérieure qui lui fut donnée était l’assistante de Santiago, la même qui venait de faire le voyage précédent. Fondation à Talca Un accueil solennel Le bon curé ne voulut pas que l’arrivée des fondatrices se fit incognito comme avait eu lieu la prise de possession. Il avait profité du mois de délai qui venait de s’écouler, pour leur faire préparer une réception d’autant pus solennelle que c’étaient les première religieuses qui mettaient le pied dans la ville. Grâce aux précautions prises, le voyage s’effectua cette fois avec moins de fatigue. Lorsqu’on fut arrivé à une lieue de la ville, et au passage de la dernière rivière nommée Lircay, on vit apparaître des hommes à cheval, armés d’un énorme plumeau avec lequel ils époussetèrent la voiture dans un profond silence. Sans dote, on voulait par là, la mettre un peu plus en harmonie avec la réception éclatante qui se préparait. Bientôt, on vit apparaître plusieurs voitures : à leur tête était celle du vénérable curé qui, malgré sa faiblesse, avait voulu être le premier à recevoir les religieuses. On obligea celles-ci à descendre et à se disperser comme elles l’avaient fait à Santiago, dans des carrosses de parade. À l’entrée de la ville, la foule était telle qu’on dût aller au pas dans la crainte de quelque accident. Ce n’était plus seulement le son joyeux des cloches, mais la musique militaire qui accueillit la colonie. Ainsi escortée, elle fut conduite jusqu’à l’église principale où les différents ordres religieux d’hommes l’attendaient, rangés sur deux lignes avec des flambeaux allumés à la main. À la porte de l’église, on offrit solennellement à la supérieure de l’eau bénite avec le goupillon. Le vénérable curé prit pour la der

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nière fois la parole au milieu de ses paroissiens pour leur faire apprécier le don que Notre-Seigneur leur envoyait : ‘ De même, leur dit-il, que la Bonne Nouvelle de la naissance du Sauveur a été annoncée par des anges, ainsi Dieu vous envoie des anges terrestres pour vous apporter la précieuse nouvelle du bienfait d’une éducation chrétienne. ’ La bénédiction du Saint Sacrement fut ensuite donnée après le chant du Te Deum. Les religieuses eurent bien de la peine à regagner leurs voitures, vu la foule immense qui se pressait autour d’elles pour baiser leurs vêtements et leurs chapelets ; ce qui prouve une fois de plus la simplicité naïve et touchante de ce bon peuple. Accompagnées toujours de la musique militaire, elles arrivèrent à la maison qui leur était destinée. Le Saint Sacrement exposé les y attendait. Avant de pouvoir pénétrer dans la petite chapelle, elles avaient dû traverser les cloîtres sous une pluie de fleurs qu’on leur jetait même à la figure comme on le fait dans les processions solennelles. Dans une des salles, on avait préparé des glaces et toute espèce de rafraîchissements, tant pour les religieuses que pour la suite… Au bout de ces longues heures de représentation, elles purent enfin se retrouver seules et, dès le lendemain, elles travaillèrent à mettre partout l’ordre et la propreté afin de pouvoir ouvrir le plus tôt possible le pensionnat. Le mort du fondateur Deux jours après leur arrivée, la maladie du vénérable fondateur prit un caractère plus alarmant. Les médecins lui conseillèrent de partir sans délai pour des eaux renommées dans le pays. Il en revint quelques jours après encore plus malade. Il occupait dans la maison le modeste appartement réservé au chapelain, dans un corps de bâtiment séparé ; et encore, la Révérende Mère du Rousier avait-elle été obligée de lui faire les plus vives instances pour le contraindre à l’accepter car il disait ne vouloir déranger en rien les religieuses après leur avoir tout donné. Le soir même de son retour des eaux, il fit appeler la supérieure et la pria de lui procurer la consolation de voir de suite les religieuses réunies. Elle fut frappée de l’altération de ses traits et même de la difficulté qu’il avait à parler. Elle lui fit donc observer que le repos lui était absolument nécessaire mais, que le lendemain, toutes seraient heureuses de le revoir. Le bon curé se montra satisfait. Il se faisait encore un peu illusion et conservait 334

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l’espoir de dire sa messe le jour suivant qui était la fête des rois. Mais la Sainte Vierge à qui il avait une particulière dévotion, et à qui il avait sacrifié tous ses biens en lui dédiant le couvent et l’église, avait hâte de lui obtenir la récompense. Elle avait déjà accompli son vœu le plus cher car il lui avait souvent demandé de ne pas mourir avant de voir les religieuses dans le lieu qu’il lui avait consacré sous le vocable de Notre-Dame du Mont Carmel. Dès 5 heures du matin, on vint avertir la supérieure que les symptômes devenaient plus alarmants. Elle s’y rendit et trouva en effet qu’il n’y avait plus un moment à perdre. On s’empressa de l’administrer. À 9 heures, il entrait en possession d’un repos qu’il avait bien acquis par ses vertus. Comme il était le bienfaiteur insigne de la maison puisqu’elle tenait tout de lui, la supérieure obtint de le faire inhumer dans une partie de l’église inachevée, avec l’intention de le transporter plus tard au pied du maître autel. L’exhumation se fit trois ans après, en présence de témoins, et quelle ne fut pas la surprise générale de le trouver presque intact. Sous tous les rapports, cette perte fut grande pour la maison. Non seulement, elle perdait un protecteur, mais encore un ami dévoué. Privées de cet appui, il fallait donc se remettre plus que jamais entre les mains de la divine Providence. Mais les épreuves de la petite fondation n’étaient pas à leur terme. Lorsque la guerre civile éclate Quinze jours après ce douloureux évènement, la guerre civile qui, depuis quelque mois, commençait à fermenter dans l’ombre, éclata tout à coup au sujet de l’élection d’un nouveau président de la République chilienne. Les premières hostilités eurent lieu à Talca et furent si imprévues que la ville se trouvait tout entière au pouvoir des rebelles, avant même qu’on ait pu s’en douter. Arrêter l’Intendant et le Commandant, jeter en prison les particuliers dont ils espéraient les plus fortes rançons, barricader la grande place, se précipiter dans les maisons emportant tout ce qui leur tombait sous la main, répandre partout l’épouvante et la terreur, fut pour les insurgés l’affaire de quelques heures. Le Sacré-Cœur était situé à l’une des extrémités de la ville. Toutes les familles honorables qui habitaient la place principale y demandèrent un asile, se croyant là en sûreté sous tous les rapports.

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Comme on n’avait pas encore d’élèves, on put leur céder tout le local qui leur était destiné et, bien qu’on n’agît pas dans ce but, ce fut pourtant un puissant moyen d’attirer à la Société [du Sacré-Cœur] des amis dévoués. Plus d’une centaine de dames furent ainsi accueillies. Le local du pensionnat n’était pas encore meublé et ces dames, ayant été obligées de quitter leurs maisons à la hâte, n’avaient pu soustraire aux insurgés que leurs objets les plus précieux. Elles n’avaient apporté au Sacré-Cœur qu’un matelas et quelques vêtements. La grande salle d’étude ressembla donc bientôt à un véritable bivouac. Les matelas placés à terre se touchaient presque tous, et les mères couchaient leurs petits enfants au pied de leur lit. Plusieurs autres salles offraient le même aspect. Chacune de ces dames avaient amené sa femme de chambre et un dortoir commun les réunissait toutes. Quant au réfectoire, la grande confusion y régnait au commencement. Chaque famille prenait un repas à une heure différente. Comme on ne pouvait leur offrir au Sacré-Cœur la facilité d’un feu général, vu que le cuisine n’était pas plus organisée que le reste, il en résultait qu’on voyait de petits feux particuliers dans tous les coins du jardin. Les tables étaient dressées tantôt dehors et tantôt dans un corridor couvert. Au bout de quelques jours, la supérieure voyant que cette guerre menaçait de traîner en longueur, voulut établir une sorte de règlement parmi toutes ces dames. Les heures de repas furent fixées, ainsi que le lieu où l’on devait les prendre. Un temps fut marqué pour les exercices de piété ; la chapelle et les lectures avaient lieu en commun ; les neuvaines au Sacré-Cœur et à la Sainte Vierge se succédèrent pendant plusieurs semaines. Mission improvisée sous les balles rebelles Peu habituées à dominer leurs impressions, chaque mauvaise nouvelle arrivant de la ville produisait sur la plupart de ces dames de bruyantes explosions de douleur. Les unes priaient à haute voix dans l’église, d’autres gémissaient et tombaient en défaillance ou avaient de violentes attaques de nerfs. L’une d’elles, apprenant que son mari avait été arrêté, en fut tellement émue, qu’étant entrée dans l’église comme hors d’elle-même, elle renversa trois personnes et même le prêtre qui venait lui apporter quelque consolation. De plus, dans son désespoir, elle s’accrocha à un rideau en cassant la tringle de fer qui 336

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le soutenait. La supérieure était obligée de passer les journées et une partie des nuits à soigner les unes et à consoler les autres. Presque toutes les églises étant cernées par les rebelles, la chapelle du Sacré-Cœur fut choisie comme paroisse. On y transporta les vases sacrés et tout ce qui était nécessaire pour l’administration des sacrements. Il est à remarquer que plusieurs des petites filles qu’on baptisa alors reçurent le nom de la supérieure, leurs parents croyant par là, dans la simplicité de leur foi, attirer sur elles des bénédictions particulières. Le prêtre qui remplissait les fonctions de curé vint s’établir dans une chambre près de la porterie, et c’était lui qui ouvrait quand on frappait à des heures indues ; ce qui arrivait fréquemment lorsqu’il fallait céder aux menaces des insurgés et mettre les cloches en branle pendant des heures entières pour célébrer leurs prétendues victoires. Une nuit qu’on ne trouvait pas assez vite à leur gré les clefs de l’église pour le carillon, on tira un coup de fusil à une fenêtre placée près de la cloche. La sœur qui se trouvait en face pour prendre la corde se baissa au moment de la détonation et évita ainsi le coup. Pendant ces temps malheureux, la petite communauté, continuant dans le calme ses exercices journaliers, n’avait d’autres rapports avec les personnes du dehors que ceux qui étaient indispensables pour quelques unes. Elle ne s’était réservé que deux chambres et une petite cuisine. Ce dernier appartement réclame une description particulière. Privé de fourneaux et de cheminée, le feu se faisait au milieu et la petite marmite reposait sur des briques. Les tables étaient placées autour de ce foyer improvisé car cette cuisine servait en même temps de réfectoire. Cet état de choses n’était pas sans avantages : la serveuse n’avait qu’un pas à faire de la marmite à la table ; de plus, le dîner n’était jamais froid. Mais pour contrebalancer cela, la fumée aveuglait tellement tout le monde qu’on sortait toujours du réfectoire les yeux rouges. Pour éviter de rencontrer quelques personnes étrangères, on entrait et on sortait par la fenêtre de cet humble réduit. Au bout de quelque temps, le nombre de familles réfugiées au Sacré-Cœur devenant plus considérable, il fallut leur céder encore la petite cuisine. Pour y suppléer, on éleva au fond d’une cour une cabane en cannes de maïs. Ce rustique édifice n’eut pas d’autre toit que les branches d’un arbre qui défendait un peu des rayons du soleil car, pour la pluie, il n’en est pas question dans ce pays pendant l’été.

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Malheureusement, cet ombrage ne mettait pas à l’abri des balles ennemies qui sont tombées quelquefois jusque dans la marmite. Une multiplication des pains Depuis quelques semaines, les rebelles étaient maîtres de la ville, aucune force n’étant là pour les regrouper. Ils avaient bien choisi leur moment car ils n’ignoraient pas que les troupes du gouvernement étaient alors occupées à repousser une excursion de sauvages qui avait eu lieu sur les frontières méridionales du Chili. Quoiqu’au premier signal de la révolte, on les eut rappelées précipitamment, la distance qu’elles avaient à parcourir était si considérable et les routes si difficiles que, quelque diligence qu’elles pussent faire, elles n’arrivèrent à Talca que lorsque de nombreux excès avaient déjà été commis. Dès qu’on annonça l’approche des troupes ministérielles, les soldats insurgés qui avaient paru si fiers, commencèrent à trembler. Ils coururent en foule au Sacré-Cœur qu’ils avaient entouré jusque là de leurs respects. Ils demandaient des scapulaires, disant qu’ils allaient mourir pour la bonne cause et qu’ils voulaient être protégés par la Sainte Vierge : la portière leur en distribua plus de deux cents. Le lendemain vers 3 heures de l’après-midi, la supérieure entendit tout à coup un bruit épouvantable dans la grande église restée inachevée. Elle accourt ; quelle ne fit pas sa surprise en la voyant envahie par des troupes qui en avaient brisé la porte dans leur précipitation à s’y réfugier. Les chefs à cheval y donnaient des ordres et, déjà, les échafaudages étaient couverts de soldats qui se mettaient à la hauteur des fenêtres pour commencer la fusillade. Ils faisaient ainsi connaître aux insurgés que le gouvernement était dès lors assez fort pour les repousser. Les chefs traitèrent la supérieure avec tout le respect dû à l’habit religieux et l’assurèrent qu’elle n’aurait rien à souffrir de leur part. La journée se passa à faire de cette immense église une forteresse : des canons furent braqués à toutes les entrées et tout le bois qui se trouvait là, dut servir à construire dans la rue une forte barricade. La supérieure le céda de bonne grâce mais, vu sa pauvreté, elle leur fit promettre que, s’ils étaient vainqueurs, le bois serait rendu à sa destination primitive. Cette précaution d’économie les amusa un peu, mais ils y souscrivirent volontiers et, en effet, ils tinrent parole. 338

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Cependant, les pauvres soldats, exténués par des marches forcées et par le travail de la journée, tombaient de lassitude et de faim. À 9 heures du soir, ils firent demander à la supérieure si elle ne pourrait pas leur donner quelque chose. Elle n’avait rien à sa disposition ; comment donc songer à rassasier autant d’hommes affamés ? Elle aurait bien désiré alors pouvoir multiplier l’unique pain qui était dans la maison pour la communauté. À défaut de miracle, il fallut recourir aux industries de la charité : on se souvint que quelques légumes restaient au jardin. On alla donc, à la lueur des lanternes, remplir une grande corbeille de courges, de tomates, d’oignons, d’ail, de haricots et de maïs. Le tout fut jeté pêle-mêle à la hâte dans de grandes marmites. Et cette soupe, d’une invention toute moderne, fut trouvée excellente par les nouveaux convives. À l’heure des affrontements Dès le point du jour, l’attaque commença : les balles se croisaient, sifflaient, tombaient dans les cours intérieures. Le domestique eut même l’épaule effleurée. Pendant toute la durée du siège, toute communication était si difficile que la supérieure ne put même pas faire connaître à la Révérende Mère du Rousier la vraie situation des choses ; ce qui fut pour l’une et pour l’autre l’occasion d’un mutuel sacrifice. Le Sacré-Cœur, placé au centre de l’action, était protégé par les deux parties ; à tous, il semblait un asile sûr et il le fut surtout pour les blessés. Bientôt, il devint impossible de se procurer les choses les plus indispensables, les magasins étant fermés ou au pouvoir des soldats. Une des nôtres s’était avisée de demander à un officier ministériel s’il n’y aurait pas moyen d’acheter du pain. « Je m’en charge, dit-il. Et, quelques instants plus tard, un soldat parut, chargé de la moitié d’un veau, de pain, de légumes, etc. Depuis lors, pendant plus d’un mois, le capitaine qui faisait la distribution des vivres au soldat, n’oubliait jamais la « porcion de las monjas » (la part des religieuses). Les hostilités durèrent plusieurs jours avec acharnement et l’on ne pouvait pas en prévoir le terme lorsque Dieu permit qu’une balle vînt atteindre à la jambe le général en chef des insurgés. La blessure était grave, aussi le découragement ne tarda pas à gagner toute sa troupe et, bientôt, il fut facile aux ministériels de la repousser hors de la ville.

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La mort du chef rebelle Parmi les nombreux prisonniers qui tombèrent entre leurs mains, se trouva le chef qui venait d’être blessé. Selon les lois de la guerre, il devait être fusillé immédiatement, mais son état empêcha l’exécution. Il fut transporté dans une maison de campagne, voisine de la ville, où il devait être gardé à vue. Ses souffrances étaient affreuses : la balle qui avait pénétrée dans la jambe, était remontée peu à peu jusque dans la poitrine en suivant le cours du sang, chose qui surprit beaucoup les médecins. Le danger était pressant et, pourtant, personne n’osait parler de confession au pauvre malade. La supérieure du Sacré-Cœur, apprenant son état, eut la pensée de lui envoyer par l’aumônier un scapulaire et une médaille, en le conjurant de bien vouloir les porter. Elle l’assurait en même temps que toute la maison priait beaucoup pour lui. Le chapelain reçut de plus la mission de l’exhorter à ne pas différer davantage de se préparer aux derniers sacrements. Il écouta cette proposition d’une manière beaucoup plus favorable qu’on ne s’y attendait et, quelques heures après, il recevait la dernière absolution dans des sentiments très édifiants. Il mourut le lendemain, laissant à sa famille la plus grande consolation qu’elle pût recevoir au milieu de sa douleur. Le partage du butin Avant que la victoire eût été décisive, bien des excès avaient été commis par les deux partis. Sous prétexte que les insurgés, en se retirant, ne manqueraient pas de tout piller sur leur passage, les ministériels voulurent leur en ôter la facilité en s’appropriant d’abord eux-mêmes tout ce qu’ils rencontraient. Pour témoigner aux religieuses leur reconnaissance de l’hospitalité qu’ils avaient reçue, et les sachant du reste fort dénuées de tout, ils eurent l’idée de leur faire partager le produit de leurs vols : paquets de sucre, café, thé, huile, chandelles, confitures, eau de vie ; tout fut apporté au Sacré-Cœur. Ils allèrent jusqu’à enlever des ornements d’église et à dépouiller les statues des saints, assez nombreuses au Chili, et offrirent ces objets à la supérieure, sous prétexte qu’ils devaient être à sa convenance. Aussi fut-elle obligée plus tard d’ouvrir une espèce d’exposition où chacun vint reconnaître son bien. 340

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L’ouverture du pensionnat et de l’école externe Les troupes du gouvernement étaient donc pleinement victorieuses et le calme se rétablit peu à peu. Le dimanche suivant, le général en chef et son état major assistèrent à une messe solennelle d’action de grâces qui fut célébrée au Sacré-Cœur. Au bout de quelques jours, ces dames se retirèrent en exprimant leur reconnaissance de la manière la plus touchante. Chacune aurait désiré la témoigner par une offrande considérable en faveur de la nouvelle fondation. Mais cette guerre civile avait causé de si grands ravages que, non seulement leurs maisons avaient été complètement dévastées, mais encore, on avait exigé des sommes énormes pour rançons. Les religieuses ressentirent bien aussi elles-mêmes les tristes effets de cette guerre qui venait d’appauvrir le pays. La gêne des familles ne leur permit pas de placer immédiatement leurs enfants au Sacré-Cœur comme elles l’auraient désiré. Néanmoins, le pensionnat se forma peu à peu et une année ne s’était pas écoulée que, déjà, elle comptait une vingtaine d’élèves. Dans ces premiers temps, la Providence vint souvent en aide à nos mères par des traits aussi touchants que ceux que nous admirons dans la fondation des anciens ordres religieux. En 1864, cette petite fondation si éprouvée dans ses commencements, recevait déjà de vraies consolations de plusieurs enfants rentrées dans leurs familles56. Et elle comptait près d’une cinquantaine d’élèves, ainsi qu’une école des pauvres composée de cent quarante enfants57. Anna du Rousier a fondé la société du Sacré-Cœur en Amérique du Sud, tout en étant à des milliers de kilomètres de la supérieure générale, Sophie Barat. Agissant en lien étroit avec elle, elle a su prendre des décisions personnelles en fonction des circonstances. Son œuvre a commencé grâce à l’initiative du gouvernement chilien et le soutien de quelques amis. À la suite de Philippine Duchesne, Anna du Rousier contribua à réaliser le but de la Société du Sacré-Cœur : faire connaître et aimer la tendresse du

56   D’autres fondations eurent lieu à Concepción en 1865, à Valparaiso en 1870 et à Chillán en 1873. 57   Détails sur quelques maisons du Chili, A.G.S-C., C-III, Chili  : Early history (Santiago), Talca, p. 33-55.



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Cœur du Christ à toutes les nations, par le moyen de l’éducation des filles. Les documents utilisés font apparaître des acteurs aux rôles diversifiés. À certains est confiée une mission de prospection et de décision, à d’autres de réalisation, d’enfouissement en terre étrangère. Dans cet ouvrage intitulé La mission au féminin, cette mise en scène offre un espace où s’articulent étroitement le familier et l’inconnu, l’ici et l’ailleurs, le singulier et l’universel. Pour passer de l’un à l’autre, le récit montre qu’il n’est pas nécessaire de recourir au dieu Hermès, comme le suggérait la mythologie grecque. Le courage et l’audace de ces femmes arrivées d’Europe ont leur source dans une relation personnelle au Christ. Il s’agit bien « d’écritures au féminin » où la vulnérabilité et la force s’expriment tour à tour. Au cours des voyages, les missionnaires éprouvèrent de la compassion en découvrant la misère de certaines chaumières, la pauvreté de certaines églises. Elles furent rebutées par la malpropreté de certaines auberges, la présence des mulots dans les greniers qui leur servaient de chambre, effrayées par les mines patibulaires des bandits de grand chemin. Leur fragilité s’est exprimée de façon inédite devant les détachements envisagés et les séparations vécues. Ce type de combat intérieur semble d’ailleurs avoir été plus douloureux que l’inconfort des voyages, la lenteur des entreprises ou la non réalisation des promesses de l’évêque de Santiago. Leur force relevait en partie de la solidarité vécue en communauté et de leur affection mutuelle. Au cours des premiers mois de la fondation à Santiago, aucune tâche ne les rebutait. L’essentiel était de préparer les locaux des futures pensionnaires et normaliennes. Durant le siège de Talca, elles surent héberger dans des locaux très restreints une centaine de personnes, se réservant comme cuisine un local où atterrissaient parfois les balles des militaires. Elles ont secouru les blessés de l’armée rebelle comme de l’armée officielle. Leur affection réciproque et leur humour leur permettaient de souligner les limites des unes et des autres avec amusement et complicité. Par leur caractère, leur histoire personnelle et leur formation au noviciat de la Société du Sacré-Cœur, ces éducatrices étaient prêtes à s’enraciner en terre étrangère. À leur manière, elles surent témoigner que toute décision se fait sur fond de risque. Et, par leur propre vie, elles ont montré que la vraie liberté s’acquiert lorsqu’on se fie délibérément à la personne de JésusChrist.

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CHINE LE VOYAGE DES FONDATRICES DE TONG-YUEN-FANG AU CHEN-SI, FMM (1890) Cat her i ne Ba z i n

Sophie de Villèle, née à la Réunion le 2 mars 1844, d’une famille illustre et profondément chrétienne, entra dans la Société de Marie Réparatrice, qu’elle avait connue par sa tante Marie de Nazareth, assistante générale. Elle y reçut le nom de Marie Agnès de Saint-Jean-Baptiste  ; après son noviciat, elle fut envoyée au Maduré1 en juillet 1868 et y prononça ses vœux perpétuels le 19 janvier 1873. Après avoir été assistante locale à Trichinopoly, où on l’appelait « la mère au caractère clément »‚ elle fut ensuite quelques années supérieure à Adéikalabouram, la plus pauvre des maisons des Réparatrices au Maduré : « cette maison semble faite pour elle »‚ disait Marie de la Passion. Après un nouveau séjour à Trichinopoly, de septembre 1874 à février 1876, elle retourna comme supérieure à Adéikalabouram où elle vécut la tragédie de la séparation de la Société de Marie Réparatrice le 11 juin 1876, jour dont elle se souviendra toujours, écrivant chaque année à cette date, même du fond de la Chine, à Marie de la Passion dont elle fut compagne pour la fondation de l’institut à Rome en janvier 1877, puis pour celle du premier noviciat de Saint-Brieuc. Le 19 février 1878 elle repartait pour l’Inde avec un groupe de novices, guidant ainsi le premier départ missionnaire de l’Institut. La déposition de charge de Marie de la Passion en 1883-1884 lui fut cause de grandes angoisses et souffrances, car elle se trouvait, comme supérieure de mission, isolée du reste de l’institut, ne recevant que des nouvelles tardives et fragmentaires, en sorte que sa santé en fut gravement atteinte. Revenue en Europe pour participer au Chapitre général de juillet 1884, elle y fut nommée assistante générale. C’est encore avec Marie de la Passion qu’elle fonda la maison de Marseille, où elle resta supérieure, tout en étant chargée des finances de l’institut. En 1890, elle partit pour accompagner les six fondatrices de Tong-yuen-fang au Chen-si : elle devait y 1

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 Maduré : région à l’extrémité sud-est de l’Inde.

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rester seulement quelques mois et revenir, mais à cause des difficultés du voyage l’évêque posa la condition que celles qui montaient resteraient. Marie de la Passion, consultée, répondit par câble à Marie Agnès de SaintJean-Baptiste qui attendait à Han-kow : « Montez. » ; c’est ainsi qu’étant partie pour quelques mois, elle restera au Chen-si jusqu’à sa mort. Alors qu’elles arrivent, prêtes à tous les dévouements, après six mois de voyage, les religieuses ne trouvent d’abord que bien peu d’activité : c’est le temps de la prière et de l’apprentissage courageux du chinois. Les épidémies successives fauchèrent les années suivantes plusieurs jeunes religieuses ; en 1899 c’est Marie Agnès de Saint-Jean-Baptiste qui est frappée du typhus et meurt le 30 avril 1899. Désirant vivre son anéantissement jusqu’au bout et ne laisser aucun souvenir, elle demanda qu’on glisse dans son cercueil toutes ses notes et lettres personnelles. Il ne reste donc pour la rappeler que la collection des nombreuses lettres qu’elle avait adressées à Marie de la Passion et dont la lecture passionnante révèle à la fois l’histoire de son âme et l’aventure missionnaire, parfois crucifiante, vécue par les fondatrices de la première maison de l’institut dans l’inaccessible Chen-si. « Préparer les voies du Seigneur et voilà tout ; c’est ma mission à moi et je ne l’échangerai pour aucune autre », écrivait Marie Agnès de Saint-Jean-Baptiste, que son nom mettait sous la protection du Précurseur. Par ailleurs les mots que, dans le pressentiment de sa mort, elle avait tracés sous son nom, de sa propre main, dans le cahier où elle notait le souvenir de ses sœurs rappelées à Dieu, semblent résumer sa vie : L’amour ici l’a conduite, l’amour ici l’a crucifiée, l’amour ici s’est fait son éternelle récompense. Qu’elle repose en paix ! Les lettres choisies pour cette édition vont du 28 mai (jour où Marie Agnès de Saint-Jean-Baptiste reçoit son envoi pour la Chine et manifeste sa disponibilité) au 26 décembre 1890, peu après l’arrivée au poste de mission. Elles sont tirées de deux sources : L. V. Alini fmm, L’Institut, un apôtre envoyé de Dieu, publication de La Sorgente, 1987, Grottaferrata ; ces lettres, précédées de l’introduction ci-dessus reproduite, y sont publiées en annexe ; la lettre du 26 décembre 1890 étant incomplète dans ce volume, elle a été reprise des Annales des Franciscaines missionnaires de Marie. Un premier groupe de lettres, jusqu’ici réservées à une publication interne, va du 28 mai au 13 juin 1890 ; il est alors question pour Marie Agnès de Saint-Jean-Baptiste, supérieure à Marseille où elle vient d’achever, au prix de grands efforts, la chapelle de la maison Saint-Raphaël, d’un

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envoi en Amérique, qui, à l’improviste, devient une obédience pour conduire en Chine les fondatrices de la maison de Tong-yuen-fang. Ces extraits font ressortir la disponibilité d’une ancienne missionnaire, dont la santé est déjà usée, prête à partir ici ou là, comme à rester à Marseille, dans un détachement où s’exprime le don total d’elle-même2.

Mercredi, 28 Mai 1890 Je reçois à l’instant vos décisions et celles du Conseil général de l’institut et vous suis très reconnaissante d’avoir pensé à moi pour la nouvelle fondation de Chine. Je suis toute prête à partir le 15 Juin selon votre désir, trop heureuse de l’occasion qui m’est offerte encore une fois, avant de mourir, d’aller porter notre cher Jésus sur la terre païenne, de l’y adorer, de me montrer entièrement soumise à vous, ma Très Révérende Mère, à l’Institut que vous représentez, et de vous prouvez mon dévouement dans une parfaite obéissance…. Je vais laisser Saint-Raphaël dans un moment pénible et difficile à cause du changement de maison, de la venue de Mme de Greling chez nous, de l’installation dans la nouvelle chapelle. Notre personnel est insuffisant, notre pauvreté excessive, ce qui rend tout plus ardu. J’attire votre attention sur ces deux points, ma Très Révérende Mère, à cause de mère Marie de la Croix qui devra passer ce moment. Elle a bonne volonté, ne demandera pas mieux que de se dévouer, mais avec elle, il y a une mesure à garder, pour qu’elle reste en équilibre, elle aura besoin d’être aidée et que les choses ne lui soient pas trop difficiles. Samedi, 7 Juin Dès hier matin je suis allée chez Monseigneur. Il a été tout saisi de l’annonce de mon départ, si saisi même qu’il m’a laissée à genoux devant lui pendant les trois minutes qu’a duré ma visite, sans me dire un mot, et sur ma demande d’une bénédiction il m’a répondu : « Oui, bien volontiers, mais c’est surtout la bénédiction du retour que je vous donne » ; il a répété ces paroles deux ou trois fois et avec une très grande bonté. 2   Lettres du 28 mai au 13 juin 1890, L. V. Alini fmm, L’Institut, un apôtre envoyé de Dieu, annexe, p. 219-223. agfr, Bibliothèque, 6.1. Histoire 62.



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Je lui ai dit que samedi 14 nous irions toutes lui dire adieu, ce qui a semblé lui faire plaisir ; ensuite je lui ai demandé quelque chose de sa chapelle pour celle de Sig-nan-fou. « Oui, oui, bien volontiers », a répondu Monseigneur… Je vous remercie de votre bonne lettre, Mère, et de tout ce que vous me dites d’encouragement. Vous me demandez d’être fidèle ; je vous assure que je me sens toute disposée et désireuse de l’être, je compte beaucoup sur le bon Dieu. La grâce qu’Il m’accorde m’écrase et j’ai besoin pour y répondre de me faire petite, très petite, je crois à cette parole « Jésus croîtra à mesure que Jean diminuera » et j’ai le plus grand désir de cette diminution de moi et de cette croissance de Lui… Adieu, Mère, bénissez-nous toutes. Elles souffrent les pauvres enfants, mais sont bien généreuses et il me semble que le bon Dieu doit être content d’elles. La plus impressionnée est notre sainte Marthe, qui l’aurait cru ? Elle ne peut plus me voir sans que ses larmes coulent, la pauvre  ; je suis si contente que mère provinciale vienne, dites-lui de rester quelques jours après le départ… Mardi soir 10 juin 1890 L’heure du sacrifice approche à grands pas, il me rapproche de vous, Mère, tout en m’éloignant ; puisse-t-elle, cette heure, me rapprocher bien près de Jésus et me tenir là pour le reste de ma vie… Adieu, Mère… Vendredi soir 13 juin 1890 Non, non ne vous inquiétez pas de ce que peut dire et écrire Miséricorde ; il y a longtemps que je suis au-dessus de ces bêtises-là ; ces appréciations ne me touchent nullement, je ne pense pas à ma santé, je ne m’en inquiète absolument pas, elle est entre les mains du bon Dieu avec tout mon être – trop heureuse suis-je de l’occasion qu’Il me donne de sacrifier toute chose, de me sacrifier surtout moimême, pour sa gloire et son amour. Vous m’avez dit que vous vouliez que je revienne dans 18 mois, je l’ai dit à Notre-Seigneur. en demandant de me garder pour que je puisse vous obéir. Il le fera. Ne vous inquiétez pas, je vous en prie, et quand vous tiendrez Miséricorde, pour le bien de son âme, montrez-lui combien elle gagnerait si elle 346

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était plus généreuse, moins femme. Il y a cinq ans que je travaille à cela et je n’ai pas lieu d’être fière des résultats obtenus… Vous verrez que Monseigneur m’a gâtée ; M. Brusco m’a apporté des ornements et de tous côtés on m’a donné quelque chose pour la chère chapelle de saint Jean-Baptiste. À Dieu, Mère, je ne sais plus écrire ce soir, je suis ahurie mais bien près de vous avec mon cœur. Bénissez V. A. Les lettres du deuxième groupe, dont certains passages ont été publiés dans les Annales des années 1890-1891, tandis que d’autres, de nature plus intime, sont encore inédites, relatent, de juillet à décembre 1890, les étapes du voyage qui, commencé à Marseille le 15 juin, se termina par l’arrivée à Tong-yuen-fang le 20 décembre. Mais à travers les pages épiques de ce récit apparaissent aussi les sentiments d’isolement, « d’appréhension, de terreur » qui parfois glacent d’effroi Marie Agnès de Saint-Jean-Baptiste, mais qu’elle surmonte avec courage dans l’offrande et l’abandon total et dans la joie d’avoir été choisie pour étendre le Règne de Dieu et porter l’adoration du Saint Sacrement sur ces montagnes presque inacces­sibles3.

Singapore, 8 Juillet 1890 À l’église chinoise entre un individu qui venait apporter un drap mortuaire, la sœur Hilarien [de la congrégation de Saint-Maur] lui pose une question en malais, il fait signe qu’il ne comprend pas ; je reconnais le type indien et lui demande son nom pendant que déjà ses yeux se fixaient sur nous et semblaient nous dire : je vous connais. Au son de ma voix il n’a plus de doute « Comment, Tayaré, c’est vous, et vous ici ; je suis Hanerimouttou que vous avez connu aux Indes, quelle joie de vous revoir, et où allez-vous ? » La joie du bonhomme était bien partagée, je t’assure, nous avons passé un bon petit moment ensemble. Il suivit notre voiture pour me revoir à l’église indienne. Là, autre surprise, c’est Missel-Amal, la mère de notre ancienne petite Oubagaram qui se trouve au bas de la porte au moment où je sors de l’église ; c’est une vraie explosion de surprise et de joie.

3   Lettres du 8 juillet au 10 décembre 1890, L. V. Alini fmm, L’Institut, un apôtre envoyé de Dieu, annexe, p. 224-245. agfr, Bibliothèque, 6.1. Histoire 62.



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Les « haya tayaré » n’arrêtent pas ; elle me demande des nouvelles de la Passion-tayar, de la Ronica-tayar [mère Marie de SainteVéronique], de la Mishel-tayar [mère Marie de Saint-Michel], de la Spiriton Sancten-tayar [mère Marie du Saint-Esprit], de toutes, et pleure quand je lui dis que ces deux dernières ne sont plus de la terre. Apprenant que je vais en Chine : « Allez, me dit-elle, peuplez la terre de vos couvents, sauvez les âmes, et que la bénédiction du Seigneur vous accompagne. » L’avouerai-je ? oui, pourquoi pas, j’étais émue et je m’arrachai de ces deux êtres apparus soudainement sur mon passage et dont la présence réveillait tout un passé de souvenirs doux et tristes à la fois. La ville de Singapore est d’une végétation luxuriante, les Anglais y ont des villas ravissantes, je retrouve sur la route à peu près tous les fruits, tous les arbres, toutes les plantes de mon cher Ile [sic]4, ce qui pour moi rend la promenade plus belle encore, chatouille agréablement mon pauvre cœur pendant que mon âme vole au ciel, remercier la Providence de cette douce après-midi. Shanghai, 19 Juillet 1890 Nous arrivons, Mère, et il me serait difficile de vous dire l’émotion qui m’a gagnée, quand j’ai mis les pieds sur cette terre de Chine, arrosée du sang de tant de martyrs. J’ai offert le mien, jusqu’à la dernière goutte à Notre cher Seigneur ; Il ne le prendra sans doute pas, ce serait par trop de chance, mais il comptera je l’espère, mes sueurs, mes sacrifices, le don parfait de mon être tout entier que je veux lui offrir au fur et à mesure, sans retour, sans calcul… Réception parfaite par les filles de Saint-Vincent. Mon Dieu que la charité est donc une douce chose. Nous avons eu de Hong-Kong à Shanghaï un épouvantable typhon qui a été le bouquet de notre pénible traversée : ça a été tout à fait comme un dernier coup de patte du diable ; je pense qu’il a demandé et obtenu la permission de susciter cette dernière épreuve, avant notre arrivée en Chine. Dans tous les cas et comme toujours, s’il réussit à nous faire beaucoup souffrir, il n’a pas eu la permission  Il s’agit de la Réunion.

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de nous nuire, puisque nous sommes arrivés sains et saufs. Je serai contente que vous fassiez dire une messe d’action de grâce à saint Raphaël. Je n’entre pas dans le détail de ce que nous avons souffert, c’était horrible ; mais c’est passé et le Ciel compte tout. Toutes nous allons bien et commençons à nous remettre un peu de nos fatigues ; après-demain soir nous prenons le bateau pour Hankow ; encore quelques jours et nous pourrons dire avec vérité « Nous mourons au monde et le monde meurt pour nous. » Quelle grâce, mon Dieu ! Nous allons nous enfoncer dans la Chine, et nous ne nous reposerons qu’à l’extrémité de ce vaste empire ; les uns disent que nous avons six semaines de voyage à faire, les autres deux mois ; à Hankow nous saurons d’une manière plus certaine ; je vous écrirai encore une dernière fois de là, mais après, madre mia, n’attendez plus rien de votre Agnès pendant longtemps. Ne soyez pas inquiète, nous sommes dans les bras de la Providence qui veille si bien sur nous, saint Raphaël nous garde, et la Sainte Vierge donc ! enfin un peu tout le Ciel, je pense, s’occupe de nous en ce moment, on le prie tant pour nous ! Les pères ont dû partir à midi transformés en Chinois !… je n’ai trouvé partout pour nous que la plus grande sympathie, la plus cordiale charité, une indulgence très grande… […] Hankow, 29 Juillet 1890 Nous voici arrivées à Hankow, après une navigation de quatre jours sur le fleuve bleu, que nos sœurs d’Ichang ont traversé avant nous, et dont elles vous auront parlé. Les Chinois appellent ce fleuve « Le Yang-sey » (fils de l’Océan) et c’est bien trouvé, car en vérité, il est plus une petite mer qu’un fleuve. Nous étions seules passagers sur le Pékin, magnifique vapeur anglais où on est encore mieux que sur les Messageries maritimes – belles cabines donnant sur le premier pont, beau salon, second pont, large, spacieux. Je ne vous dis rien de la table, nous y faisons pénitence, les mets anglais ressemblent si peu aux nôtres ! Un commandant, quatre officiers, un pilote, voilà pour le personnel européen : quelques Chinois, et c’est tout. À bord un silence parfait, interrompu seulement de temps à autre par le Chinois qui mesure la profondeur du fleuve et le crie toutes les deux minutes. […]

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Arrivées ici, Mère, l’épreuve nous attendait. Nous comptions poursuivre de suite notre voyage vers le Chen-si, mais la rivière est trop haute, les chaleurs trop excessives, il faut stopper… deux mois à Hankow. Dame nature a fait un bond, devant cette nouvelle, à laquelle elle était si loin de s’attendre. […] Ici, ce sont les bonnes sœurs canossiennes5 de Vérone qui nous donnent l’hospitalité. Elles ont mis à notre disposition une grande salle où nous avons oratoire, dortoir, réfectoire, salle d’étude, de récréation, tout enfin. On nous porte nos repas, mais nous faisons notre petit ménage par ailleurs, tout comme si nous étions dans notre couvent. Hankow, 30 Juillet 1890 Je vous assure que le bon Dieu ne me ménage pas, je suis dans une phase d’appréhension, de terreur, de crainte, d’angoisse, bien pénible à la pauvre nature : ce sont les pierres fondamentales de la maison Saint-Jean-Baptiste ; c’est la grâce qui prend sa place de droit, c’est Jésus qui travaille son enfant… la force à mourir, c’est le démon qui cherche à décourager et qui n’y arrive pas ; c’est l’espérance du bien que fera la chère maison plus tard ; c’est souffrir et mériter pour le Ciel ; c’est enfin une grâce et je remercie Dieu de tout, car la foi me dit que tout est un don de son amour à nos âmes… Deux fois aujourd’hui nous revoyons notre cher ostensoir pendant quelques instants, ce qui m’est une vraie consolation, sa présence me manque tant ! À ses pieds je comprends combien c’est une grande chose que de planter un grain de sénevé dans le jardin de l’Église, surtout en Chine, combien la souffrance est nécessaire à cette œuvre, combien nous sommes indignes de la faire, combien nous sommes heureuses d’avoir été choisies ; je passe ces pensées aux sœurs pour les encourager. Hankow, 4 Août 1890 Mère, que vous avez été bien inspirée de ne pas envoyer de la jeunesse seulement ! Pauvres enfants, qu’auraient-elles fait ! Le bon   Congrégation italienne de Filles de la charité, fondée au début du xixe siècle par sainte Madeleine de Canossa, née dans la noblesse de Vérone, et qui quitta en 1808 le palais Canossa pour se mettre avec ses compagnes au service des pauvres. 5

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Dieu qui savait ce qui nous attendait ici, et les difficultés de ce voyage, a eu pitié d’elles, et vous aussi, Mère. Il s’est montré père une fois de plus. Et maintenant que je suis à la porte de ce Chen-si, que le bon Dieu a si bien montré sa chère volonté dans mon départ, je puis bien vous raconter une petite histoire. L’année dernière au mois de Juin, le père G. arrivait à Marseille, bien malade ; son esprit, son âme, son cœur, me parurent aussi si ce n’est plus malades que son corps ; il nous conta ses peines, les difficultés qu’il avait eues au Chen-si, nous fit de cette mission le plus triste des tableaux. Un jour en sortant d’un de ces parloirs, les récits du père m’avaient tellement impressionnée que, rentrée à ma chambre, je dis à Marie de la Croix. « Oh Croix ! en voilà une mission où je ne voudrais pas aller. » Comme notre cher Seigneur a dû sourire en m’entendant, Lui qui savait qu’un an après presque jour pour jour, je m’embarquerais pour cette même mission. Pendant cette année de juin 89 à juin 90 il s’est fait un tel travail de détachement dans mon âme, que je ne pouvais me l’expliquer ; aujourd’hui je comprends que Jésus travaillait son précurseur pour sa mission du Chen-si ; en juin 89, il n’était pas prêt, s’aimait encore trop, en juin 90, il pouvait partir. Magnificat anima mea Domino. Il a regardé la bassesse de sa servante, dites toutes que je suis bien heureuse et priez, oh Mère, priez et faites prier pour que nous soyons fidèles ; fidèles aux sacrifices à mesure qu’ils viendront à nous, fidèles à la croix ; nous allons à elle, mais dans la croix se trouve le salut, ce salut que nous désirons aux âmes qui nous entourent. Je ne vous envoie rien encore de ce que je vous ai promis, je n’ai pu rien faire sur le fleuve bleu ; il a fallu se laisser souffrir d’un bon abcès à la bouche, tout est bon, puisque tout vient de la main de Dieu. Les sœurs vont bien ; elles sont un peu impressionnées de tout ce qu’elles entendent du voyage, mais sont bien courageuses. Hankow, 16 Août 1890 Le courrier de Tong-yuen-fang arrive et voici ce que dit Monseigneur – sa lettre au père Vandagna à notre sujet est bienveillante – Monseigneur dit que si nous sommes arrivées, nous attendions chez les sœurs canossiennes, il leur paiera notre pension. Pour le voyage, Sa Grandeur désire que nous prenions le costume chinois ;

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voilà cette question tranchée, j’en suis bien aise. Elle laisse au père la faculté de nous faire partir toutes les six ensemble ; pourvu que trois attendent quelques jours sur la route, et arrivent un peu après ; trois attendront donc soit au pied de la montagne chez des chrétiens, soit à moitié route, chez le père Fontania. Monseigneur recommande que nous prenions quelques provisions à cause de nos santés ; là-bas, paraîtil, il n’y a rien de ce qui donne un peu de confort à la vie. Monseigneur veut aussi que nous emportions d’ici tout ce qu’il faut en fait d’aiguilles, dés, ciseaux, fil, etc. pour faire travailler les orphelines. Mais… et c’est ce qui rend cette lettre très importante pour moi, Monseigneur ajoute : « Si parmi celles qui viennent, il y en ait qui doivent redescendre après quelque temps, la fondation faite, je les engage à ne pas monter, le voyage étant trop difficile pour des femmes. » La phrase de Monseigneur en italien est très carrée ; on sent qu’il donne la raison du voyage, mais que sa volonté est qu’on ne vienne pas si l’on vient pour redescendre. Or, c’est justement mon cas. Si je monte, connaissant cette intention de Monseigneur qui ne veut pas qu’on redescende bientôt et la vôtre qui au contraire veut que je revienne dans un an (il y aura six mois que j’ai quitté la France quand nous arriverons à Sig nan), si je monte dis-je, je vous trompe tous les deux, et absolument je ne veux pas le faire, ni d’un côté ni de l’autre. J’attendrai donc ici que vous ayez la bonté de m’envoyer une dépêche en réponse à cette lettre d’aujourd’hui. J’ai dit vos directions touchant mon retour au père Vandagna, il trouve aussi que je ne puis monter sans vous avoir avertie, que Monseigneur s’opposera à ce que je redescende dans un an : le père dit qu’il faut en compter trois. Si donc vous voulez, Mère, que je poursuive ma route vers le Chen-si, il faut compter que je dois rester là trois ans. Le père pensait que je pouvais prendre sur moi d’envoyer Marie de Jésus à ma place et que je prenne la sienne, mais je lui ai expliqué que je n’avais aucun pouvoir pour faire cela, et que je ne le ferais pas, mais que je vous exposerais la difficulté et que j’attendrais ici votre réponse ; cela retardera un peu le départ, pas beaucoup car le fleuve ne sera vraiment navigable que fin septembre. Je vous mets sur une feuille à part l’adresse et les conventions. Votre télégramme peut venir directement ici. Mère, je vous dirais qu’avant même d’avoir reçu cette lettre de Monseigneur je me demandais comment je ferais pour redescendre dans un an, quand j’ai vu toutes les difficultés que soulève ce voyage… Tant que la voie restera 352

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ce qu’elle est, nous ne pourrons ni monter à Sig nan, ni en redescendre sans que Monseigneur non seulement nous y autorise, mais se prête à ces voyages, ainsi que ses pères et ses chrétiens, sans compter que tous ces dérangements reviennent très chers. Nous serons bloquées là-bas, il faut bien que vous le sachiez, Mère. […] Pourquoi Dieu permet-il que cette difficulté soit soulevée, alors qu’il avait paru si bien me désigner pour cette fondation  – je n’y comprends rien. Dans tous les cas, elle ne change pas mes dispositions, je me tiens humblement devant notre cher Seigneur, lui offrant mon désir unique de faire sa volonté, de me dévouer à sa gloire, soit en faisant cette chère fondation, soit en ne la faisant pas ; Il a tout le droit de me traiter comme Il veut, de me prendre, de me laisser, de se servir de moi, de me mettre de côté, de me faire aller là et une fois à moitié route, de changer d’avis – je veux sourire à toute chose, « à ce tour » comme à tout le reste. Donc, Mère, pour ce qui me regarde, soyez bien à votre aise, ce que vous aurez décidé, je le baiserai avec amour. Hankow, 25 Août 1890 Il me prend des peurs bleues de ne pas arriver jusque là-haut ; je ne pense pas que Notre-Seigneur en soit offensé, car en vérité, je ne veux que ce qu’Il veut. Mais que ce mois d’août qui touche à sa fin nous a paru long, mon Dieu ! Savez-vous qu’il m’a fait souvent penser à sœur Émilion et à la rue le Goff [Paris, maison de la famille d’Erceville] – ces deux attentes si pénibles dans leur incertitude ! Avec la différence qu’ici nous attendons la fondation d’une maison, là-bas c’était celle autrement importante, de l’institut. Hankow, 9 septembre 1890 Le mois de septembre s’avance, et nous entrevoyons enfin le jour du départ. Les chaleurs ont diminué, la rivière commence à baisser, nous pensons que le père demandé par le père Vandagna pour nous accompagner, arrivera la semaine prochaine. J’attends votre réponse vers le 30, la saint François tombe un samedi, nous ferons la fête ici sans doute, et partirons le 5 ou le 6, plutôt lundi 6. Pour aujourd’hui, adieu, Madre. Bénissez-nous toutes les six.

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Hankow, 17 septembre 1890 Fête des stigmates de saint François – oh que je me demande et désire l’amour de la Croix, pour tous les membres de l’institut, pour moi en particulier. Que je remercie Dieu des sacrifices qu’il m’a donnés à faire, que je m’offre volontiers à tous ceux que son amour m’imposera, puisque sa grâce les accompagne toujours. Hankow, 18 septembre 1890 Mon âme subit un tour de pressoir, le Chen-si se dresse comme un calvaire, son éloignement, son isolement me glacent d’effroi ; son évêque, ses pères me font peur. C’est l’heure de la tentation et pour ne pas succomber, je prie beaucoup et je laisse le Divin Maître travailler mon âme qui désire si vivement plus s’unir à Lui, être sa chose, la chose de son bon plaisir ; cette heure sombre passera et me laissera plus forte, je l’espère de la grâce de mon Jésus. La journée s’écoule sans événement ; nous commençons à attendre tous les jours désormais le père ou le Chinois qui doit venir du Chen-si pour nous prendre. […] Pesez bien l’affaire du costume blanc pour les voyages, Mère, et savez-vous qu’aux Indes et en Chine, les nôtres ôtent constamment leur robe en été et restent en tablier… J’ai donc l’idée, à tort ou à raison, que la génération qui viendra après nous et qui sera moins forte que nous et moins forte que la jeunesse actuelle, ne pourra garder ce cher costume tel que nous l’avons fait. Hankow, 23 Septembre 1890 Sœur Marie Incarnation qui était bien mieux, hier soir avait un peu de fièvre. Va-t-elle être en état de partir la semaine prochaine ? Je me pose cette question avec un brin d’anxiété. Que ferai-je si elle n’est pas dans un état satisfaisant pour entreprendre un voyage comme celui qui nous attend ? Hankow, 29 Septembre 1890 Pour répondre à votre lettre je vous crie de loin, oui, mère, oui, j’ai le plus grand désir de ne travailler ici et partout et toujours qu’en 354

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précurseur ; il me semble que mon âme a reçu cette grâce à Marseille, et je l’estime si grande, que j’ai le plus grand désir d’y être fidèle ; j’espère que le bon Dieu me fera la grâce de conserver cette grâce ; hier je priais à la chapelle et la pensée de rester dans le fond de la Chine, si loin aux pieds du tabernacle, d’y passer le reste de ma vie et d’y mourir, me transportait de bonheur ; je me sentais dans mon attrait, dans mon élément et j’allais dire à Notre-Seigneur « n’estce-pas que vous arrangerez les choses ainsi ? », mais je ne l’ai pas fait et j’ai dit « Mon Dieu, pour moi, pour ma consolation personnelle je vous dirai : laissez-moi mourir ici, mais je veux disparaître, n’être comptée pour rien, je vous demande au contraire, pour notre mère, pour l’institut, pour nos maisons de Chine, accordez-moi la grâce de revoir mère. » Je ne puis vous dire les quantités de fois dans la journée que je me remets entre les mains de Dieu pour faire sa volonté, être sa chose, je sens très bien en le faisant que ma prière est vraie. […] Il faut l’avouer, pour cette jeunesse, cette attente ici est bien dure, et puis nous savons, Mère, toutes les épreuves qui assaillissent ces pauvres enfants à leur arrivée en mission  ; combien il faut de la patience et de la charité pour laisser passer ces premiers mois. Nous menons ici une vraie vie de carmélites, entre quatre murs ; de la prière nous passons à l’étude, au travail, et vice-versa ; le tout chauffé par une chaleur épouvantable, les repas où dame mortification doit forcément prendre la présidence ; le soir à 6 heures on vient nous chercher (comme on cherche des condamnées), pour nous faire prendre un peu l’air dans le jardin ; s’il y en a un brin on l’hume tant qu’on peut, le plus souvent il n’y en a pas et il faut s’en passer. Pour l’ordinaire la gaîté est maîtresse et préside à toutes choses ; vous aimeriez entendre nos joyeux éclats de rire qui disent bien haut que nous sommes contentes d’être les enfants du bon Dieu, ses heureuses missionnaires. […] Tong-yuen-fang, Chen-si Septentrional, 26 Décembre 1890 Nous y voilà enfin, depuis sept jours seulement ! Notre dernière lettre datée de Tchien-kiao-keou, vous annonçait que nous allions gravir la montagne. Nous avons mis neuf jours pour la monter. Quel voyage ! Neuf jours sans nous changer, allant du matin au soir dans

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des chemins impossibles à décrire ; tantôt nous étions au sommet des pics les plus aigus, ayant la neige des deux côtés, la glace sous nos pieds, tantôt nous côtoyions le bord de quelque précipice, nous disant que le moindre faux pas pourrait nous y précipiter. Nous nous arrêtions pour dîner, ou plutôt pour prendre ce que nous trouvions, presque toujours du macaroni, du pain chinois, rien de bien appétissant pour nos palais européens. Le soir nous faisions halte dans une auberge ; là, bêtes, gens, tout le monde loge ensemble ; le Révérend Père Xavier s’est ingénié à nous trouver un petit coin et grâce à lui nous étions un peu isolées de la gent chinoise. Ce voyage a été bien pénible à la nature, mais ravissant à l’âme, heureuse de penser à la gloire qui en résulterait pour son Bon Maître. Notre caravane se composait de trente-quatre mulets portant les caisses ; un palanquin pour le bon père Zenobio toujours malade ; sept brancards et quatorze porteurs pour le père Xavier et nous, le cuisinier, qui marchait en avant, arrêtait les places et nous préparait ce qu’il trouvait ; enfin un porteur pour les couvertures, qui nous servaient de couchette la nuit et un autre pour les menus bagages. Nous avons été favorisés d’un temps splendide, mais bien froid, nos santés à toutes ont été excellentes et nous pouvons dire en toute vérité que l’archange saint Raphaël nous a portées sur ses ailes et nous a déposées ici. Tout a été fait par le Ciel dans l’histoire de cette fondation ; nos cœurs ont été émus, quand visitant notre nouvelle maison, nous avons vu, appendu aux murs de la cellule destinée à la supérieure, un vieux tableau représentant saint Jean-Baptiste, reposant entre la Sainte Vierge et l’Enfant Jésus et quand à la première messe à laquelle nous assistâmes dans la petite chapelle nous entendîmes la lecture de l’évangile où le saint précurseur dit : « Préparez la voie au Seigneur. » Détails complémentaires publiés dans les Annales des fmm, mai-juin 18916

6  Annales des Franciscaines missionnaires de Marie, mai juin 1891, p. 148-156 ; juillet-août 1891, p. 212-222. agfr, Bibliothèque, 6.5.2. Annales.

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Selon notre promesse, nous continuons à vous donner des détails sur notre voyage. À Loo-Ho-Kou, nous prîmes une autre barque qui nous conduisit à Tchien-kiao-keou. Cette traversée se fit sans grave accident. La maladie du Révérend Père Zenobio et un temps épouvantable nous obligèrent à une nouvelle halte. Ainsi que je vous l’ai dit, le Révérend Père Xavier Volster, Hollandais de la province belge, avait été prévenu de notre arrivée ; il nous reçut avec une charité digne d’un fils de saint François. La petite église de Tchien-kiao-keou eut notre première visite. Quelle joie d’apercevoir la modeste veilleuse qui dit la présence du Maître ! Comme nous étions heureuses de revoir le tabernacle, de prier près de Lui ! Et puisque nous retrouvions Jésus, cette nouvelle étape pouvait bien se prolonger. Le temps du reste passa bien vite ; deux de nous veillèrent le Révérend père Zenobio qui était au plus mal ; nos prières du jour et de la nuit essayaient de disputer à Dieu ce pauvre missionnaire. Le reste de la communauté s’occupa de blanchir le linge de la sacristie, de le réparer, de le repasser. Cela ne se faisait pas sans peine, notre unique savon était bien près de finir et vous ne devinerez jamais ce qui nous servit de fer à repasser… une petite casserole remplie de charbon ; ce n’était pas du plus commode, mais avec de la bonne volonté et l’aide du bon Dieu on vient à bout de tout. La chrétienté du Tchien-kiao-keou est sous le vocable de l’Immaculée Conception et nous y arrivâmes le second jour préparatoire à cette grande fête. Chaque aurore ramenait au pied de l’autel un bon nombre de chrétiens, dont la tenue pendant la sainte messe nous édifia grandement ; un instant ils suspendaient leurs prières pour nous laisser chanter l’ Ave Maris Stella qui, tous les jours et dans chacun de nos sanctuaires, demande à l’Étoile de la mer de bénir nos pérégrinations de l’exil, en même temps que notre grand voyage vers l’éternité. Les chrétiens étaient ravis, pour la première fois ils voyaient des vierges européennes, ils nous comparaient naïvement à des anges descendus du ciel. Cependant la pluie ne discontinuait pas ; notre maison était située à trois minutes de la résidence et de la chapelle ; pour aller et venir, il fallait passer par un petit sentier escarpé, glissant, boueux. Rien de plus comique que de nous voir monter et surtout descendre cette

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côte : l’une aidée d’un bâton et courbée en deux, essayait d’arriver sans encombre ; une autre s’accrochait comme elle pouvait aux branches des taillis ; la troisième saisissait sa compagne, cherchant ainsi un point d’appui. Peine perdue ! Nous roulions l’une après l’autre, au milieu des éclats de rire de toute la bande. Le 8 décembre, la chapelle revêtit ses plus beaux ornements, un habile décorateur en avait couvert les murs de tentures de soie gracieusement drapées. L’église étant trop petite, tous les chrétiens ne purent pénétrer dans son enceinte. Les communions furent nombreuses. Nous chantâmes tout le temps de la messe, ce qui donna à la fête un cachet unique. Musique chinoise, pétards, canon, rien ne manqua pour honorer Marie Immaculée. Elle se montra mère. Ce jour-là, le docteur chinois, qui soignait le Révérend Père Zenobio, déclara son malade hors de danger et nous fit espérer que nous pourrions entreprendre bientôt l’ascension des Sillings Monts. Un somptueux dîner chinois, fut donné par le père Xavier aux chrétiens qui avaient contribué aux frais de la fête ; ils se régalèrent sur la place de l’église, ne se doutant pas que nous admirions leur foi et leur simplicité. Un beau salut termina cette heureuse journée et chacun se retira bien content. Une riche veuve, de Tchien-kiao-keou, sollicita pour elle et sa famille l’honneur de nous offrir un repas, le lendemain chez elle. À l’heure convenue nous nous rendîmes chez la bonne femme, ayant eu soin d’emporter notre fourchette pour éluder les bâtonnets. La maîtresse de la maison, qui avait veillé toute la nuit pour apprêter son dîner, voulut nous faire elle-même les honneurs de son salon et, quittant un instant sa cuisine, cuillère en main, elle vint nous souhaiter la bienvenue et nous prier de nous asseoir. Tables grandes et petites, fauteuils, chaises, tabourets, rien ne manquait à l’ameublement. Une grande image du Sacré-Cœur de Jésus et une de la Sainte Vierge garnissaient la cheminée ; un peu plus loin, l’apparition d’un saint Raphaël frappa nos regards et nous parut un sourire du Ciel. Ce fut dans ce salon, que notre hôtesse dressa le couvert : petites assiettes de porcelaine, mignonnes tasses, microscopiques bols pour l’indispensable Tsioud zou (vin chinois). La table se recouvrit de soucoupes à dessert : noix, pistaches, coings de Chine, sucreries variées. Les viandes arrivèrent ensuite : du porc pour commencer, du porc 358

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pour continuer, du porc pour finir, en tout quinze plats qui n’avaient pas trop mauvaise mine. La mère et ses filles se pressaient autour de nous, chacune voulant nous servir. Mais, malgré les instances de ces braves femmes et notre bonne volonté de leur faire plaisir, vous devinez que nous ne pûmes tout absorber. Le dîner fini nous visitâmes la maison. Arrivées dans la chambre du défunt mari, sa veuve nous fit son panégyrique, sa voix trembla, ses yeux se remplirent de larmes. Enfin, nous nous retirâmes promettant des prières pour le repos de ce cher mari, qui, paraît-il, n’a jamais battu sa femme. Est-il permis d’ajouter que Madame a tout l’air d’avoir porté pantalon et chapeau, c’est sans doute ce qui lui a valu de ne pas goûter du bâton. Une promenade dans la montagne, quelques visites par-ci par là, chez les familles chrétiennes achevèrent notre journée. Le 11 Décembre il fallut songer à se remettre en route, rester davantage eût été imprudent, nous courrions le risque d’être bloquées par les neiges. Nos perplexités étaient grandes ; l’ascension des Sillings est si difficile ; qu’allions-nous devenir, seules avec une troupe de porteurs et le père malade ? Vous savez comment la divine Providence est venue à notre aide. Mgr Banci, vicaire apostolique du Houpé septentrional, sans se douter de nos difficultés, mais inspiré sans doute par son bon ange, écrivit au père Xavier, l’autorisant à nous accompagner jusqu’au Chen-si si cela était nécessaire. Avec quelle reconnaissance nous accueillîmes cette bonne nouvelle ! Le même jour, comme pour sanctionner notre résolution de partir, le ciel cessa de pleuvoir et un coin bleu se montra au firmament. Vous connaissez comment fut composée notre caravane, 18 chrétiens et 8 païens furent nos porteurs. Une petite barque qui nous attendait au pied de la montagne, nous transporta à Man-tchoan-koan. Cette petite ville fait partie du vicariat du Chen-si. Mgr Pagnucci, qui en est premier pasteur, a là une famille chrétienne qui reçoit les pères quand ils font la mission ; les caisses, les provisions de l’année y stationnent jusqu’au moment de leur expédition chez Sa Grandeur. Nous y arrivâmes de nuit. Malgré l’obscurité, les curieux encom

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braient les abords de la maison. Sitôt que la première de nous eut mis le pied hors de la barque, la foule silencieuse, ébahie, se sépara en deux pour nous laisser passer ; Pierre muni d’une triste lanterne, ouvrait la marche. Nous suivions silencieuses, émues ; ce petit défilé nocturne avait quelque chose d’imposant. Enfin, nous voici pour la première fois hébergées dans une case chinoise. Au milieu de la chambre du père de famille, qui tenait à la cuisine et où la fumée pénétrait sans se gêner, se trouvait une petite table préparée pour le modeste souper. Un vigoureux appétit assaisonna ce repas que la gaîté présidait. Tout était si drôle autour de nous. Cette longue pipe qui sortait de la bouche des femmes et qu’on nous présenta pour nous faire honneur ; cette petite chambre située là, en face, qui n’a ni porte, ni fenêtre et où nous devons passer la nuit pressées comme des harengs ; ce porc monstrueux qui n’était pas loin et qui ne cessa de grogner ; ce petit âne, faisant aussi partie des habitants de la maison et tous ces gens, bouche béante, nous examinant de la tête aux pieds, épiant nos moindres mouvements, nous dévorant des yeux. Rien ne manquait à ce pittoresque tableau. Après avoir pris notre repas, nous remerciâmes Dieu des grâces reçues et nous mettant sous la sauvegarde de notre père qui est aux cieux, nous nous étendîmes sur le khan chinois afin de prendre un peu de repos. Il était onze heures du soir, le lendemain le réveil devait se faire au point du jour. À 4 heures nous étions sur pied. Le temps était splendide, les étoiles brillaient dans un firmament sans nuage. Le froid était piquant, mais sec : en un mot, le bon Dieu nous avait préparé un beau jour. La prière du matin fut courte mais fervente. Le Révérend Père Xavier rassemblait ses porteurs, assignait un poste à chacun et après avoir bu de l’eau de café et mangé une tartine de gelée de coing, nous nous mîmes en route, le père Zenobio en palanquin, nous en chaise. Il faut venir en Chine pour faire connaissance avec ce dernier système de locomotion. Figurez-vous deux longs bambous, sur le milieu desquels est attachée une planchette qui représente le siège ; derrière, et pour servir de dossier, les couvertures, les habits des porteurs roulés, ficelés et formant un petit magasin bien habité… dont les personnages courent de côté et d’autres… Le soleil n’est-il 360

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pas fait pour tout le monde ?… Deux bouts de corde retiennent une autre planchette très étroite, qui ne cesse de remuer que lorsque les pieds y sont posés ; pas d’accoudoir. C’est ainsi qu’on est huché sur les épaules des porteurs ; l’équilibre est de première nécessité. Nous voilà donc enfonçant dans un vrai dédale de montagnes ; nous avions de la glace sous nos pieds, de la neige tout autour de nous. Glaces et neiges qui, en maints endroits, résistent aux ardeurs du plus beau des soleils et offrent à l’œil un magnifique spectacle. Bien souvent le chemin se trouvait dans le torrent lui-même ; alors, il fallait le traverser soit sur des pierres peu solides, soit sur des ponceaux plus branlants encore ; le moindre faux pas d’un des porteurs nous eût occasionné un bain d’eau glacée ; mais non, ces braves gens ont le pied fait à de telles routes et surtout saint Raphaël nous gardait. Plus d’une fois les Chinois ont trébuché, la chaise a frémi et notre cœur a battu ; mais nous n’avons jamais eu le moindre accident. Nous ne saurions oublier un de ces passages au milieu de l’eau. Les deux montagnes, dans lesquelles le torrent se trouvait encaissé, se touchaient de si près, qu’à peine pouvions-nous apercevoir un coin du firmament ; rien de plus pittoresque. D’un côté et de l’autre, à une hauteur immense, des grottes naturelles toutes plus belles les unes que les autres. Dans nos pays, les solitaires se seraient retirés dans de semblables cavités. Comme de ces antres sauvages, suspendus entre le ciel et l’eau, les accents de la prière, les gémissements de la mortification monteraient bien vers le ciel ! […] Cette abrupte nature demeure ravissante et redit la puissance créatrice de Celui qui a semé les beautés par le monde. Notre route à travers la montagne a été de 680 lies ; les sentiers en étaient parfois si impraticables, que nous en avons fait plus de 200 à pieds, grimpant comme nous pouvions, ou descendant les rochers quasi à quatre pattes. Avec quelle joie nous arrivions au moindre plateau, à la plus petite vallée ; une mauvaise auberge s’y trouvait toujours, on s’arrêtait alors ; les hommes se passaient la pipe ; nous, nous grignotions quelques morceaux de pain dur et au premier signal donné par le Révérend Père Xavier, notre général en chef, la caravane se remettait en route. Nous vous avons fait la description de nos chaises : devinez et comprenez s’il nous était facile de garder l’équilibre sur ce siège uni

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que en son genre. Quand le sentier descendait, nous croyions tomber tête première ; si nous montions, c’était pis encore. Le premier jour surtout l’apprentissage a été laborieux, mais dès le lendemain nous étions déjà aguerries. Il est bon que celles qui viendront nous rejoindre connaissent notre secret : le premier mouvement, quand vous êtes soulevée de terre, est de vous cramponner aux deux bambous sur lesquels vous reposez ; c’est ensuite de vos pieds que dépend tout l’équilibre, tandis que vos mains n’ont rien autre à faire qu’à tenir l’ombrelle, si le soleil est chaud, ou à égrener votre rosaire : il fait si bon le réciter en traversant ces belles montagnes ! Huit jours se passèrent ainsi ; même beau temps, mêmes accidents de chemin ; toujours un grandiose panorama avec des points de vue variés à l’infini. Quand arrivait le soir, la caravane s’arrêtait à la première case décorée du nom d’auberge. Dame nature doit se compter pour rien en semblables circonstances. Notre hôtel était une sale masure ; des gens […] nous entouraient, nous regardaient ébahis ; ils avaient bien vu des Européens, mais des Européennes ! Jamais. Pendant que chacun satisfaisait sa curiosité, le père Xavier s’ingéniait à nous trouver le coin où nous pourrions passer la nuit. Pour y arriver, il fallait le plus souvent faire déloger soit le porc, soit les poules, ou l’âne, ou le bœuf. Le porc en Chine semble faire partie de la famille, pas une maison qui n’ait le sien. Quand on le délogeait à cause de nous, il grognait et bien sûr, s’il avait su parler, il nous aurait maudites. Les poules nous laissaient un héritage peu commode, l’âne faisait le récalcitrant ; le bœuf plus pacifique se laissait emmener à la belle étoile. Une nuit nous couchâmes dans une étable, en compagnie d’un âne et d’un bœuf ; nous en étions heureuses, en nous rappelant Marie et Joseph dans l’étable de Bethléem. Nos veillées étaient tout à la fois gaies et sérieuses. Nous pouvions rire, mais pas trop ; la fumée du fourneau se chargeait de nous faire pleurer, tandis que tout ce qui nous entourait, excitait notre hilarité. Il nous est arrivé plus d’une fois, de faire à la lueur des étoiles et au réveil de l’aurore plus de 20 lies à pieds. Aussi, de quel hourrah saluait-on l’auberge où l’on devait déjeuner. Cette étape du matin avait un cachet tout particulier. À peine étions-nous dans la case, que le maître de la maison nous apportait de l’eau chaude pour faire notre toilette ; on s’installait tant bien que 362

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mal sur un banc ou sur une chaise et là coram populo, nous nous lavions les doigts et le bout du nez. Les bols remplaçaient les cuvettes, l’eau de café était trouvée délicieuse ; les porteurs absorbaient d’effrayantes platées de macaroni ou de bouillie de millet, ils fumaient une bonne pipe et la bande joyeuse se remettait en route. Le neuvième jour, c’est à dire le 22  décembre, à 8  heures du matin, nous descendions la dernière montagne et nous tombions dans une plaine de toute beauté, dont la vue nous a rappelé la France. Les derniers rayons du soleil, qui ce jour nous a paru plus radieux encore, devaient éclairer notre entrée à Tong-yuen-fang  ; nous allions retrouver l’Hôte du tabernacle, le couvent, et aussi notre cher costume religieux. Le pays paraissait magnifique, quelques heures après il devint monotone et sans couleur. Le peuple nous sembla simple, très paisible ; les moindres villages fourmillaient d’habitants, notre passage au milieu d’eux était un grand événement. À 20 lies de Tong-yuen-fang, se trouve le fleuve Yu-hô  ; un immense radeau fait du matin au soir la barque de Charon. Là-dessus, bêtes, gens, colis, sacs, paniers, tout s’embarque à la fois pêle-mêle, pendant que l’on débarque les voyageurs et les marchandises venus de l’autre bord. C’est une cohue, une bousculade des plus comiques : on voit un petit aliboron7 qui refuse obstinément de descendre ; il joue si rudement des pieds que personne ne peut en approcher ; six ou huit hommes le tirent par le licol sans grand succès ; un mandarin carrément installé dans un char fait son apparition au milieu de nous ; des mulets chargés de leur double bât prennent place ; une petite marchande de fritures arrive avec son fourneau et sa poêle se disposant à régaler les voyageurs et à remplir sa poche de sapèques8 ; les porteurs essaient de monter avec leurs longs bambous, des ballots de coton, des chèvres, que sais-je encore ? C’est une vraie arche de Noé. Enfin le radeau est comble, on est foulé, pressé, forcé de rester debout ; le signal du départ est étouffé par les cris des voyageurs restés sur les bords du fleuve. Au 7  Aliboron, du nom du philosophe arabe Ali-Birûni, connu au Moyen Âge sous le nom de Maître Aliboron. Ce mot désigne un ignorant qui se croit propre à tout. Nom donné à l’âne par La Fontaine. 8  Ancienne monnaie chinoise ou indochinise ; petite pièce de la plus faible valeur.



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moyen de gigantesques rames nous traversâmes l’eau et nous pûmes nous dire au but de notre voyage. À peine étions-nous sur l’autre rive, qu’un père européen, en costume chinois, vint au devant de nous. C’était le Révérend Père Étienne Rouget, franciscain de la province de France ; il paraissait ému : « Mes sœurs, nous dit-il, je vous apporte la plus paternelle bénédiction de Monseigneur et je vous souhaite la bienvenue. » Les chars de la résidence nous attendaient. Nous y prîmes place tandis que les pères firent le chemin à cheval. Le trajet dura deux heures, avec le coucher du soleil nous arrivions à Tong-yuen-fang. Qui redira les émotions de ces derniers instants ? À mesure que nous avancions vers le terme de notre route, nos âmes étaient agitées par la reconnaissance et l’amour, par l’angoisse et la crainte. Nous étions au terme de notre long parcours toutes en parfaite santé, nous allions retrouver notre chère vie religieuse, et tout ce que notre holyhome renferme de saints bonheurs ! Tant qu’avait duré le voyage la distance ne nous avait rien paru, maintenant nous nous sentions loin, si loin de tous ceux qu’aiment nos cœurs. Qu’allait être pour nous cette nouvelle vie au fond de la Chine ? Quelles épreuves nous y attendaient ? Quelles croix nous étaient réservées dans cet isolement dont le froid nous glaçait ? Toutes ces pensées se heurtaient, se croisaient, nous oppressaient, et mêlaient de joie et d’amertume cette heure si impatiemment attendue, si longtemps désirée. Cependant nous commencions à apercevoir dans le lointain les tours carrées de la cathédrale ; nous passâmes rapidement devant la ville de Collengen, résidence du mandarin du lieu et bientôt ce furent les murs crénelés de Tong-yuen-fang qui se dessinèrent dans la demiobscurité qui enveloppait la nature. Les accents du bourdon sonnant l’Ave Maria arrivèrent jusqu’à nos oreilles  ; puis, tout le carillon s’ébranla, on nous avait aperçues, on saluait notre arrivée. Les chars entrèrent par la porte orientale de la petite ville. Mgr Pagnucci, ses prêtres, ses séminaristes nous reçurent dans l’église. Nous suivîmes ce cortège avec les chrétiens accourus pour nous voir et nous pénétrâmes dans le lieu saint au chant du Te Deum. Le Saint Sacrement fut exposé, l’émotion nous gagna, nos larmes coulèrent, mais des larmes de bonheur et de joie. Il était si bon notre Jésus de se montrer ainsi à nous ! Sous les rayons de ce divin Soleil se levant tout à-coup pour éclairer notre arrivée, tous les nuages se dissi 364

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pèrent ; la confiance succéda à la crainte, la paix au trouble ; la distance ne compta plus. Nous avions retrouvé la Vie de notre vie, le repos de nos cœurs, l’Ami qui tient lieu de tout, Jésus et Jésus exposé. Après le salut Monseigneur nous conduisit à l’orphelinat où tout avait été préparé pour nous recevoir. Rien n’avait été oublié, à chaque pas on sentait qu’un cœur de père avait présidé à ces apprêts. Sa Grandeur semblait heureuse de nous voir si gaies, si bien portantes. Nous prîmes notre repas et après avoir déballé notre costume religieux et l’avoir mis bien près de nous, afin de le retrouver le lendemain dès notre réveil, nous pûmes goûter enfin un repos rendu nécessaire par tant de fatigue. Vous devinez avec quel empressement nous avons laissé de côté l’accoutrement chinois pour vêtir de nouveau les blanches livrées de Marie. Certainement, Mère, si vous aviez vu le détail de ce voyage, vous n’auriez pas songé à le faire faire à une de vos anciennes de 47 ans ; mais Dieu le savait et m’a voulu cette grâce. Eh bien, je l’ai supporté mieux que les autres ; par ces chemins indescriptibles, toutes sont tombées plus d’une fois, moi jamais ; le soir elles arrivèrent bien fatiguées aux auberges, moi pas du tout, et je marchais autant qu’elles ; une fois ici, elles n’en pouvaient plus, les pauvres enfants, pour moi il semblait que je n’avais pas quitté ma chambre. J’ai été portée et déposée ici. Je ne puis vous dire la reconnaissance de mon âme, devant cette grâce que Dieu m’a accordée, son bonheur de se sentir si loin du monde, sur la terre païenne aux pieds du Saint Sacrement. […] Vous devinez l’émotion de nos cœurs, le mien était gros et plein : une nouvelle autorité à connaître, de nouveaux visages, une fondation si loin avec tout le cortège de difficultés inconnues qui m’attendent, oh ! il faut passer par ces émotions pour les comprendre. Mais, quelle n’est pas ma consolation en entrant dans l’église ! Un prêtre sortait d’une petite chapelle emportant le Saint Sacrement au maître autel : c’est donc ce cher ostensoir qui nous a reçues, lui que j’aime tant, Lui que j’ai désiré adorer encore une fois sur la terre païenne avant de mourir. […]



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LES PERSÉCUTIONS DE I-TCHANG-FOU (1891) C h a nt a l Pa is a n t

Un épisode tragique est resté dans la mémoire de l’institut des Franciscaines missionnaires de Marie, celui des sept martyres de Taï yuen Fou, au Shanxi. La maison avait été créée en 1899, à la demande de Monseigneur Fogolla, coadjuteur du vicaire apostolique du Shanxi septentrional. Marie de la Passion avait eu soin de préparer les sept sœurs destinées à ce pays depuis longtemps sous tension. Depuis les années 1895 en effet, des émeutes sporadiques, liées aux conséquences du conflit sino-japonais, famines, banditisme, résistances à l’impôt, soulevaient les campagnes. Des agressions avaient déjà été commises contre les missions. Parmi les sociétés secrètes agissantes, à partir de 1898, les fameux Boxers canalisaient les mouvements anti-occidentaux. L’impératrice douairière Ci-Xi, avait restauré la monarchie absolue et soutenait les Boxers contre les étrangers. L’année 1900, le mouvement xénophobe se répandit dans tout le pays. À Pékin, le ministre allemand fut assassiné, les légations étrangères assiégées. Les violences firent plus de trente mille victimes parmi les chrétiens, deux cents prêtres, quarante-cinq religieux et religieuses y laissèrent leur vie. À Taï yuen Fou, le vicaire apostolique entraîna d’autorité les religieux dans une résidence surveillée. Mais deux jours plus tard, le 9 juillet 1900, leur exécution eut lieu en présence du vice-roi et d’une foule déchaînée. Marie de la Passion n’apprit la mort de ses sept filles que le 22 septembre : « Ce sont mes sept douleurs et mes sept joies, dit-elle. » Elle consacra une biographie à la supérieure de Taï yuen Fou, Marie-Hermine, et à ses compagnes. Les Franciscaines ont été béatifiées le 24 novembre 1946, avec vingt-deux autres chrétiens exécutés en Chine à la même époque. Elles ont été canonisées par Jean Paul II le 1er octobre 2000. Ce n’était pas la première fois que Marie de la Passion envoyait ses filles en Chine. Cinq maisons y avaient été créées depuis la première implantation, en 1885, notamment celle de I-Tchang-Fou, dont il va être question dans ces pages.

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En 1889, Marie de la Passion répond favorablement à une demande des Franciscains belges, en charge de la province de l’Hubei : il s’agit de créer une nouvelle maison, dans la cité administrative de I-Tchang-Fou, au bord du fleuve Jaune. On pouvait envisager d’y ouvrir une école ou un petit hôpital. Les oppositions populaires à l’impérialisme étranger, soutenues par les notables, vont contrecarrer le projet. En 1891, les agressions se multiplient dans toute la vallée du Yangzi. En septembre, le couvent des sœurs est pillé et incendié. Les religieuses ont tout juste le temps de s’enfuir à bord d’un navire européen mouillant dans le fleuve. C’est ce « baptême du feu », prélude au martyre du sang, déjà envisagé, que nous avons choisi de retenir ici. Le récit, à la fois tragique et rocambolesque qu’en donne la sœur Marie de Jésus, ne pouvait manquer de figurer dans les Annales des Franciscaines missionnaires de Marie. Ces dernières réservèrent également une place de choix à l’hommage que rendit Mgr Christiaens, vicaire apostolique du Hu-pei méridional, à la mère Marie de la Passion, dans le style grandiloquent de l’époque : « Ces faits peuvent être inscrits en lettres rouges dans les Annales franciscaines, déclare-t-il ; au Ciel, c’est en caractères d’or qu’ils se trouvent gravés à jamais. »

Annales des Franciscaines missionnaires de Marie Lettre de la mère Marie de Jésus Hankow, 13 septembre 18911 Très Révérende et bien-aimée Mère, Je vous ai promis dans ma dernière lettre de vous raconter en détail la persécution que nous avons traversée. Je veux donc vous en faire le récit simple et naturellement émouvant. Vous vous rappelez, sans doute, qu’au mois de mai dernier il y avait eu à notre I-Tchang des rumeurs, des bruits menaçants de la part de Chinois ; mais le bateau de guerre et les mesures prises par les mandarins avaient arrêté les complots sinistres. Depuis lors tout était rentré dans le calme le plus parfait ; pas le moindre indice qui put faire craindre, soupçonner quoi que ce soit. Nous nous ressentions de ces événements ; fort peu de malades venaient à notre dispensaire et d’enfants on ne nous apportait plus,  Annales FMM, 1891, novembre-décembre, p. 330-343.

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sauf un, le dernier jour de juin. Cela nous attristait, mais en revanche l’intérieur de notre maison nous donnait les plus douces et les plus chères consolations. Depuis les dernières réparations, le couvent avait pris un aspect général de régularité et de discipline qui faisait plaisir à voir ; notre chapelle était fraîche, jolie, même un peu riche. Quant à nos nombreuses orphelines, elles offraient un charmant coup d’œil ; j’aimais à les voir le dimanche avec leur petit costume en percale rouge pour les plus jeunes, bleue pour les aînées ; elles étaient si propres, si gaies, si joyeuses. Ces enfants se développaient à merveille et nous affectionnaient de plus en plus ; un signe, un geste suffisait pour qu’elles volassent à ce qu’on leur demandait. Leur unique préoccupation était de nous faire plaisir, nous savoir contentes leur seul désir. Dans ce milieu nous étions heureuses comme jamais nous ne ­l’avions été et quelquefois nous communiquant ce sentiment de jouissance que nous éprouvions, nous répétions entre nous : qu’il fait bon être ici ! Hélas ! notre ciel ne devait pas longtemps demeurer sans nuage ; un coup de foudre a détruit en un instant ce calme extraordinaire. Le premier septembre, un Chinois d’apparence très pauvre se présenta à notre porte, nous apportant un enfant de deux ans, une petite fille, disait-il, que sa mère voulait donner à la Sainte enfance. Il ajoutait que cette pauvre femme était veuve, qu’elle avait encore trois autres enfants et que malade, il lui était impossible de se procurer les remèdes nécessaires à son état ; il nous demandait donc un peu d’argent pour qu’elle pût se soigner. Nous remerciâmes le Santo Bambino du présent du jour et je fis écrire à cet homme l’acte de donation. Je lui donnais ensuite deux dollars, mais en lui expliquant que c’était à titre d’aumône et point pour payer l’enfant que nous ne voulions pas acheter. Le Chinois dit qu’il comprend très bien, remercie et s’en va. Un peu plus tard, la femme chargée des bébés vient me dire que l’enfant apporté le matin est un petit garçon. Craignant que cet homme n’ait voulu nous tromper, je fais appeler le concierge et le jardinier et je leur demande s’ils ne pourraient retrouver le Chinois qu’ils ont vu au couvent dans la matinée. C’était difficile, ils ignoraient son domicile, mais ils me promettent de regarder attentivement de tous les côtés et de me l’amener dès qu’ils l’auront rencontré.

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À 4 heures, le père Ansgaire Braun, notre aumônier, vient nous donner le salut ; je lui raconte le fait, lui montrer le papier ; il me rassure un peu en me disant qu’il n’y a rien à craindre, mais nous jugeons plus prudent de ne pas baptiser l’enfant. Le lendemain, en revenant à son travail, le jardinier me raconte qu’une femme de son quartier était à la recherche d’un enfant de deux ans qu’on lui avait volé. Je renvoyai le jardinier à la recherche de cette mère désolée. Elle nous arriva bientôt, mais avec une cinquantaine d’hommes qui stationnèrent dans la cour du concierge. La femme entre, reconnaît son petit qu’elle est heureuse de retrouver et nous remercie avec effusion des bons soins que nous lui avions donnés depuis la veille. Craignant si j’ouvre la porte que la foule ne fasse irruption chez nous, je fais passer la Chinoise par une porte de derrière, en lui disant de revenir par devant afin que les hommes la voient et s’en aillent avec elle. La femme ne comprend pas et ne pensant à autre chose qu’à son fils retrouvé, elle s’en alla droit chez elle. Mère Marie-Madeleine de Pazzi vient m’avertir que les Chinois ont l’air terrible et menaçant ; je vais à la fenêtre grillée du parloir, je leur parle, ils me paraissent calmes, ils attendent le paoudze (l’enfant) me disent-ils ; malheureusement le paoudze était déjà parti. J’appelle alors le jardinier et lui demander d’aller de nouveau chercher la femme ; il part aussitôt mais, dans son trouble et son effroi, il va appeler le père Braun. Durant toute cette affaire, le docteur se trouvait chez nous ; il était venu voir une de nos Chinoises opérée au pied l’avant-veille. Je lui conseillai de partir par la porte de derrière, c’était plus prudent. Il part, mais inquiet il revint me trouver à la fenêtre où nous étions encore et me dit que ces hommes ne peuvent rester là, qu’il allait prévenir le comte d’Arnoux. Un instant après le père Braun, un prêtre chinois, le comte d’Arnoux et le docteur arrivaient chez nous en même temps. Les premiers Chinois s’en allaient peu à eu, mais il en entrait d’autres à figures peu rassurantes. Effrayée, je fais mettre les enfants en prière. Le docteur court chez le consul pour qu’il fasse appeler les mandarins. Ceux-ci ne tardent pas à arriver avec des satellites et en un instant notre cour est débarrassée, grâce à deux ou trois baguettes de bambou avec lesquelles les satellites frappaient sur le dos des Chinois. Le comte d’Arnoux nous conseilla d’ouvrir la porte qui jusque là était restée bien close. Un mandarin entra avec le père, le comte 370

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d’Arnoux et le docteur. Nous apportâmes au parloir bière, vin, biscuit, tout ce que nous possédions, le thé traditionnel ne fut pas oublié. Un séminariste, que le père avait fait appeler, servait et arrangeait avec beaucoup d’adresse, à la façon chinoise et européenne. Nous donnâmes aussi de la bière et du pain fait de biscuit aux satellites ; le séminariste les fit entrer au parloir chinois et ces pauvres gens étaient ravis de manger du pain. Puis tout paraissant calme, le comte d’Arnoux et le docteur nous quittèrent pour retourner à leur bureau. Le mandarin partit aussi, mais fut remplacé par un autre qui s’assit, prit son thé et causa avec bienveillance. On entendit des cris dans la rue ; je le lui fis observer, mais il me répondit tranquillement que c’étaient des enfants et ne se dérangea pas. Cela s’étant répété, il se leva pour aller voir et nous restâmes sans mandarin, ni satellites, les portes grandes ouvertes. Le père seul ne nous avait pas quittées. Les cris devenant de plus en plus perçants, nous montâmes au premier étage pour voir par les fenêtres les causes du tumulte. Un attroupement s’était formé devant la maison de notre voisin, M. Souderley, ministre protestant. La foule débouchait de toutes les rues, toutefois personne ne semblait penser à nous, ce qui me fit croire un moment qu’on ne nous voulait aucun mal. Effrayée du sort de notre malheureux voisin, je fis réunir la communauté et les enfants à la chapelle. J’allais remonter, quand arrivèrent deux mandarins qui demandèrent par quelle fenêtre ils pouvaient voir chez le ministre protestant. Je les conduisis au premier étage de l’orphelinat ; mais horreur ! Nous restons atterrés. Les misérables Chinois avaient déjà envahi la maison où ils brisaient, saccageaient tout ce qui leur tombait sous la main : meubles, matelas, linge, tout passait par les fenêtres. Pouvant à peine me soutenir sur mes jambes, je courus chercher la relique de la vraie croix, en laquelle j’ai une grande confiance, et la tenant élevée du côté de la maison de Monsieur Souderley, nous demandâmes au bon Dieu de la protéger. Puis je courus à la chapelle demander à Jésus-Eucharistie de nous sauver. Le père nous dit qu’il fallait essayer de sortir ; mais impossible, notre maison était déjà cernée de toutes parts. Les pierres commençaient à frapper les fenêtres de la chapelle ; je mis les enfants à la sacristie et j’allai chercher les autres dans leur

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classe. Comme je passais, la petite porte près de l’école cédait sous les coups. Je rebroussai chemin en criant : « À la chapelle, à la chapelle ! » Tout le monde y courut, nos trois portes étaient enfoncées à la fois. Sœur Marie de Saint-Elzéar, arrivée la dernière, s’entrave dans des branches de volubilis. Je m’arrête pour lui porter secours et fermer la porte de la chapelle. Deux Chinois à figures sinistres courent vers nous ; l’un était armé d’une barre de bois enlevée sans doute chez notre voisin. Il se précipite à notre suite et me décharge un grand coup sur la tête. Je crois bien que c’est un miracle qu’elle n’ait pas été fendue. Toujours est-il que peu décidée à mourir et indignée qu’un Chinois de cette espèce, un Chinois révolutionnaire, eût osé me toucher, je cède à un mouvement naturel et lui arrachant la barre des mains, je la lève contre lui d’un air terrible, mais sans le toucher, bien entendu. Mon Chinois épouvanté prend la fuite dans le jardin, l’autre avec lui, et nous pouvons fermer notre porte. Toutes nos enfants, nos Chinoises, étaient arrivées par la sacristie ; je barricade les portes et nous voilà comme dans une citadelle ; hélas ! Notre place forte n’était point difficile à prendre. Les Chinois brisant tout obstacle entrèrent comme des tigres furieux. Le père Braun consomme l’hostie de la custode, puis prend le ciboire et l’élevant entre ses mains, il nous dit : « Acte de contrition ». Nous tombons à genoux, le front à terre et les Chinois s’arrêtent stupéfaits. Peu après, ils s’avancent de nouveau et arrivent jusqu’à l’autel. Sœur Marie du Saint-Suaire y était encore prosternée. Je crus la pauvre sœur assommée et il me sembla que je mourais moi-même ; mais comme si quelque chose avait arrêté le bras du Chinois, il ralentit le coup et le laissa tomber sur le dos de Marie du Saint-Suaire qui se releva intacte. Le même homme veut frapper le père, encore debout devant l’autel avec le ciboire : deux fois son bras retombe comme s’il n’avait pas la puissance de frapper. Toutes nous nous trouvions à la porte de la sacristie ; le père avança vers nous et nous donna la sainte communion en viatique. Pour recevoir mon Jésus, je dépose la barre de bois que j’avais arrachée au Chinois et que je n’avais pas lâchée. Un instant, je me suis mise en face de la mort et de la pensée que, dans quelques minutes peut-être, je verrais face à face ce bien-aimé Sauveur qui se donnait à nous, sous les voiles eucharistiques, pour adoucir cette heure 372

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suprême si terrible à la nature. Mais le souvenir de mes chères petites orphelines m’est revenu à l’esprit et de nouveau j’ai saisi mon morceau de bois. Les misérables brisaient notre autel, notre cher autel, objet de tant de soins et de sollicitudes ! Tout roulait à terre, notre belle exposition toute neuve, le tabernacle, les grands chandeliers de cuivre, les vases de fleurs, et à chaque objet qui tombait mon cœur se serrait et je murmurais doucement : le bon Dieu le veut ! le bon Dieu le veut ! L’ostensoir qui avait été préparé pour l’exposition du Très Saint Sacrement est aussi jeté par terre. Marie du Saint-Suaire va le ramasser pour le soustraire à la profanation des ces sacrilèges. Quand les Chinois ont eu fini à l’autel leur ouvrage de destruction, ils se sont tournés vers nous. Le père et moi nous étions sur le seuil de la porte de la sacristie, derrière nous se trouvaient la communauté et les enfants. Notre bon aumônier priait calme et recueilli, élevant vers le Ciel le saint ciboire ; il était admirable ; et moi, j’agitais d’un air de menace ma grande pièce de bois, criant d’une voix terrible : « Bou laï, bou laï » (ne venez pas, ne prenez pas) et ces lâches ont reculé. Le père craignant, je pense, que la colère ne m’emportât, me dit tout bas : « Ne les touchez pas ». Mais non, mon intention n’était pas de les blesser, seulement de les effrayer ; ils avaient peur en effet et nous donnaient un peu de répit. Je me demande si sainte Claire arrêtant les barbares avec le Saint Sacrement a été contente de moi ? J’aime à croire qu’elle ne m’a pas désapprouvée, car le père Braun faisait son office, et moi, il me semble, celui de l’archange saint Michel. Nous avons lutté ainsi, pendant un temps qui a paru bien long, allant d’un côté ou de l’autre, selon l’endroit où nous attaquaient les Chinois ; nous défendant de notre mieux, en menaçant, mais sans jamais toucher personne. Mère Marie-Madeleine de Pazzi et sœur Marie-Angéline, armées aussi d’un débris de planche, suivaient mon exemple. Nos pauvres enfants nous entouraient, s’accrochaient à nous ; elles étaient si gentilles, si courageuses !… Aucune n’a crié, elles priaient à haute voix : « Jésus, ayez pitié de nous, Sainte Vierge Marie, saint Joseph, protégez-nous » ; mais pas un cri ne s’est fait entendre. Un moment tout a semblé perdu, nous étions cernés de tous côtés ; les coups pleuvaient sur le père et sur nous. Chose singulière,

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nous sommes sorties entières de ce péril, alors qu’il y avait plus qu’il ne fallait pour nous tuer. C’est le Saint Sacrement qui nous protégeait ; les Chinois se montraient le ciboire que le père tenait, mais pas un n’a osé le toucher. Une fois, j’ai été frappée en pleine figure avec un énorme morceau de bois ; voyant venir le coup, j’ai cru ma tête en pièces et j’en ai été quitte pour un peu d’enflure à la lèvre. Ces tigres frappaient de toute leur force et c’est à peine si nous sentions les coups, il y a là certainement quelque chose d’extraordinaire. Je ne pouvais plus me servir de mon arme, car j’étais serrée contre un mur et plusieurs enfants se pressaient autour de moi. Enfin, le secours est venu alors qu’humainement parlant nous allions périr. Des satellites, des chrétiens je crois, et un grand Chinois qui paraissait avoir beaucoup d’influence sur les émeutiers sont entrés et leur ont défendu de nous frapper. Ils nous ont fait sortir de la sacristie et conduites au jardin où venaient d’arriver un mandarin chef et quelques petits mandarins. À la sortie de la sacristie, j’étais la dernière et je trouvai sur mes pas une de nos plus petites filles, grosse enfant de quatre ou cinq ans plus large que longue, qui pleurait et ne savait de quel côté se tourner ; je la pris à la brassée. Au même moment, je reçus dans les jambes le vieux broc du jardin, je le ramassai, pour montrer que j’étais prête à la défense, et je l’emportai aussi. C’est avec ces deux charges que j’ai rejoint les autres groupes au milieu du jardin ; et pensant au coup d’œil que je devais présenter avec l’enfant sur un bras et l’arrosoir de l’autre, je n’ai pu m’empêcher de sourire. Quand on est Français, je crois qu’on rit jusqu’à la mort, si l’occasion s’en présente. J’arrivai donc au milieu du groupe que protégeaient les mandarins, un chrétien me déchargea de l’enfant et j’abandonnai mon arrosoir. Je regarde si toutes nos sœurs sont là ; aucune ne manquait, mais trois n’avaient plus leur voile qu’on leur avait arraché. Je leur fis mettre leur mouchoir de poche sur la tête. Le père tenait toujours le saint ciboire ; la présence du Bon Maître faisait tant de bien au cœur ! Comme autrefois sur le lac de Génésareth, Il dormait pendant la tempête, mais Il était là avec nous dans la tourmente et son divin Cœur veillait sur nous. L’une des nôtres observe que le feu est déjà à la maison. On nous fait sortir ; les émeutiers voyant que nous leur échappions poussaient des cris de rage. 374

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En traversant la cour du concierge, nous apercevons la maison de notre voisin entourée de flammes. J’étais encore la dernière et à la porte de la rue, quelqu’un me saisit par la robe, sans doute pour m’empêcher de sortir ; par contre, deux satellites me tiraient en avant par les mains. C’est ainsi que j’ai franchi le seuil de cette chère et tant aimée maison dont vous m’aviez confié la fondation, Mère chérie, il n’y a pas encore deux ans. Mon cœur saignait, mais quelque chose me disait en même temps qu’après l’épreuve vient la récompense et que de cette ruine sortirait peut-être une riche moisson. Une fois dans la rue, les mandarins nous ont laissés ; quelques satellites sont restés avec nous. Tout le long de la route nous passons sous une grêle de pierres qui frisent nos têtes ou heurtent nos jambes. Chaque fois que les Chinois ont frappé quelques coups terribles, ils crient avec triomphe  ; la seda  ! la seda  ! (elle est morte, elle est morte). Mais ils se trompaient, le bon Dieu ne le voulait pas ainsi. Nous n’avions reçu aucune blessure grave. Ce que voyant, un Chinois est venu me frapper sur la tête avec une grosse pierre et le sang coule cette fois, mais sans que je m’en aperçoive, car j’avais à peine senti le coup. Soudain, le père reçoit une énorme pierre à la tête près de la tempe, il chancelle, le sang jaillit, nous nous arrêtons et levant les yeux au Ciel je m’écrie : « Nous mourrons lapidés ! » Un satellite aide le père qui bien vite reprend sa course, portant toujours le saint ciboire et nous nous remettons en marche nous aussi. Plusieurs des enfants s’étaient attachées à nos pas et nous les entraînions dans notre fuite. Les autres étaient restées avec les vierges et les femmes chinoises. « Où allons-nous ? demanda le père » – « Au bateau européen », répondirent les satellites et nous courions de plus en plus. Je ne sais comment, je me trouvais encore la dernière ; un satellite dégage l’enfant que je tenais de la main droite, il me saisit par le bras et m’entraîna ; à mon tour, j’emmenai de la même façon l’enfant que je tenais de la main gauche. C’était notre petite Raphaela, cette charmante enfant baptisée il y a dix mois et dont je vous ai quelquefois parlé ; elle a fait sa première communion le 15 août, jour de votre fête.

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Le fleuve est bas maintenant, pour y arriver il fallait descendre par un petit sentier presque impraticable. Le plus court était de sauter, de dégringoler comme l’auraient fait de vrais écoliers. Je n’hésitai pas et sautai comme les autres, deux satellites me tendaient la main pour m’aider. Ils nous font entrer dans la première barque venue, car quelques pierres nous poursuivaient encore. Ils retinrent nos pauvres enfants, impossible de les faire entrer dans cette petite embarcation et ce n’était point elles qu’on cherchait à massacrer. Pressée de tous côtés, Marie du Saint-Suaire tomba dans le fleuve ; heureusement on lui porta secours. À mon tour, j’entrai dans la barque, le père y descendit après moi et nous voilà à l’abri des pierres, protégées par la petite toiture de l’embarcation. Notre bon père Braun était tout couvert de sang  ; le voile du ciboire en était empourpré. Notre barque de salut était enclavée par d’autres ; impossible de quitter la rive et nos ennemis approchaient à grands pas. C’est alors que comme les Apôtres nous avons pu dire à Jésus : « Seigneur sauvez-nous, nous périssons. » Et il nous a sauvés. Les satellites crièrent, commandant aux barques de s’écarter ; la nôtre eut enfin un passage, nous pûmes gagner le large, nous respirions. Je m’aperçois alors que la guimpe de mon assistante était pleine de sang. « Dans quel état vous êtes, pauvre mère Madeleine : lui dis-je. – Ma mère, vous êtes dans le même état », me répondit-elle. Je ne m’en doutais pas, j’avais senti si peu le mal. Nous étions dans un steamer. Le premier officier s’était hâté de venir à notre rencontre avec son canot ; dans son empressement il s’est fait une entorse. Nous arrivâmes enfin à bord. Là, nous n’avions plus rien à craindre. Mais quel coup d’œil ! En regardant du côté de la rive, nous voyions notre maison en flammes, c’était un feu immense. Malgré le premier sentiment d’horreur, une pensée nous soulagea. Il était préférable que tout fût en cendres, plutôt que de rester entre les mains de ces profanateurs. Il y avait encore beaucoup d’hosties dans le ciboire, rempli le matin même. Le père nous donna encore la sainte communion et plusieurs hosties à chacune pour les consommer toutes. Nous avons donc communié trois fois ce jour-là ! Comme notre Jésus se montrait bon envers nous. 376

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Puis, le père tomba à genoux et commença le Te Deum ; nous le récitâmes avec lui. Mère Marie-Madeleine et moi nous étions privilégiées, ayant plus que nos sœurs arrosés de notre sang la vigne où le Bon Maître nous avait envoyées travailler et les autres enviaient notre sort. On a remarqué du reste qu’aucun Européen n’a été blessé, sinon ceux qui sont venus porter en Chine la bonne nouvelle de Jésus. Notre bonheur eût été parfait sans la pensée de nos pauvres enfants. Le père Braun nous assurait qu’on ne leur ferait aucun mal, nous ne pouvions que les confier à la garde des saints anges plus puissants que nous. Le capitaine, les officiers nous apportèrent des mouchoirs, des bas, des souliers, car trois religieuses avaient perdu leurs chaussures dans la fuite. Mère Marie du Précieux-Sang se trouvait sans jupon et malgré notre dénuement complet nous n’avons pu nous empêcher de rire. Dans notre pauvreté nous pouvons dire en toute vérité : « Notre père, qui êtes dans les cieux », et jamais nous n’avions prononcé cette prière avec tant de confiance et de consolation. Nous n’avions pu emporter que le vêtement qui nous couvrait ; le ciboire et l’ostensoir affreusement abîmé, voilà ce que nous possédions. À peine étions-nous à bord que les autres Européens en résidence à I-Tchang venaient nous y rejoindre ; eux aussi n’avaient eu que le temps de prendre la fuite. À peu près au même instant leurs maisons étaient en feu. Le ministre protestant nous raconta que les Chinois avaient voulu le tuer, mais il s’était enfui à travers le cimetière et il leur a été impossible de le poursuivre. Il a couru droit chez le consul, lui criant de tous ses poumons : « Vite, vite, envoyez chez les sœurs, elles sont perdues ! » Que Dieu récompense sa charité. Le docteur de la mission protestante était à bord, il a soigné nos blessures avec une sollicitude admirable et tous les autres ont été envers nous de la plus délicate bonté. Nous sommes restés deux jours encore à I-Tchang, le steamer ne pouvant quitter avant qu’il n’en fût arrivé un autre. Pendant ce temps nous nous sommes occupés de nos petites orphelines ; elles avaient été recueillies chez deux mandarins. Malgré toutes les garanties qu’on nous donnait à leur endroit, mon pauvre

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cœur était brisé de partir et de les abandonner. Nous apprîmes que deux de nos femmes chinoises, dont l’une est fervente Tertiaire, et l’autre une excellente chrétienne, étaient avec nos enfants, c’était une assurance. Deux de nos vierges chinoises avaient fui à la campagne chez notre ancien concierge. Elles vinrent nous voir au bateau, quelques chrétiens vinrent aussi et tous pleuraient en voyant l’état dans lequel nous étions. Notre steamer se mit en marche pour Hankow, le samedi matin, entre trois ou quatre heures. Entendant lever l’ancre, je quittai ma couchette pour jeter un dernier regard sur ces rives que j’avais tant aimées et d’où nous étions si cruellement chassées, par ce peuple à qui nous n’avions voulu et n’avions fait que du bien. Le firmament était pur, les étoiles brillaient et, regardant le Ciel notre patrie où nous attend la récompense, je demandai au bon Dieu de pardonner à nos ennemis, de les convertir et de répandre ses bénédictions sur cette pauvre cité, surtout sur ceux qui nous ont été bons et qui nous ont sauvées. Mère chérie, voudriez-vous prier pour les satellites qui ont eu pour nous un dévouement qui étonne ? Je voudrais tant que nous les retrouvions en paradis ; ils sont tous païens. Il faut aussi prier pour le docteur, car il a été notre premier sauveur, sans lui ni mandarin, ni satellites, ni le père ne seraient venus et nous aurions été perdues. Quel soutien pour nous que la présence de cet excellent père alors que nous étions aux prises avec ces barbares ! C’est l’avis général, et tout le prouve, que c’était un coup monté ; c’est la révolte manquée en juin que les Chinois ont exécutée le 2 septembre. Cette fois ils ont été habiles à tenir secrets leurs horribles projets. Que le bon Dieu leur pardonne. Il me semble, Mère bien-aimée, que maintenant nous sommes doublement vos filles. À ce titre je vous demande une maternelle bénédiction et vous redis l’assurance du plus filial et tendre respect de mon cœur, de mon plus entier dévouement. Marie de Jésus, fmm

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MADAGASCAR Des obsÈques de la reine Rasoherina AU couronnement de Ranavalona II (1868) G ene v iè ve Le c u i r-Ne mo

En 1846, mère Javouhey avait accepté d’envoyer des sœurs à Mayotte et à Sainte-Marie, île située près de la côte est de Madagascar, pour y tenir l’hôpital colonial, et deux ans plus tard, quatre autres religieuses arrivaient à Nossi-Bé (près de la côte nord-ouest) où elles devaient, outre l’hôpital, créer une école. Mais Madagascar, que l’on appelle la Grande Île, reste toujours fermée aux étrangers et à leurs religions. La reine Ranavalona 1ère incarne cette résistance à la présence occidentale et au christianisme. À sa mort en 1861, Radama II lui succéda et proclama la tolérance religieuse ; ce qui permit l’arrivée rapide de missionnaires catholiques qui attendaient cela depuis longtemps ; ce sont des Jésuites : les pères Finaz, Jaouen et Webber. Les sœurs de Cluny parties de la Réunion arrivent à Tamatave sur la côte nord-est de l’île. Et le 14 octobre 1861, mère Gonzague Maux écrit de Tamatave, où elle vient de débarquer, à mère Aimée à la Réunion, pour dire sa surprise… et son appréhension avant de partir pour Tananarive1. C’est elle qui, arrivée à Tananarive avec une autre sœur, va tenir le diaire, c’est-à-dire le cahier dans lequel sont transcrits au jour le jour la vie et les événements marquants de la communauté ; les supérieures étaient tenues de tenir ou de faire tenir ce genre de journal, surtout quand il s’agissait d’une nouvelle fondation2. À une époque où les relations épistolaires  A. C. St J. C. Madagascar 1, 2A-n3.7, mère Gonzague Maux à mère Aimée à la Réunion, Tamatave, 14 octobre 1861. Annette Maux, née le 21 mars 1831 à Limoux, a fait profession le 28 septembre 1852 et pris le nom de sœur Gonzague ; elle arrive à Tananarive en 1861 ; elle devient supérieure de la communauté en 1868. 2  A. C. St J. C., Madagascar 1, 2A-n3, « Notes sur les commencements de la Mission, et de la première maison des sœurs de Saint-Joseph de Cluny, à Tananarive ». 1

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étaient difficiles, il fallait conserver la mémoire des pionnières. Dans la pratique, le diaire est tenu de façon irrégulière ; les indications de dates sont précises au début, mais par la suite beaucoup moins souvent. Plus tard, il arrive visiblement que les événements soient retranscrits après une longue période avec des retours en arrière fréquents. Mais la continuité de l’ensemble n’est pas remise en cause, ce qui fait l’intérêt de ce journal. L’écriture est régulière, en général bien formée et lisible, mais le style rapide devient souvent lourd avec des ajouts, des corrections entre deux lignes, donc plus difficiles à lire, des notes dans les marges et parfois même en travers du texte. La rédactrice n’hésite pas à utiliser des abréviations sans surprise ou des expressions stéréotypées comme « le bon père » et va rarement à la ligne ; la ponctuation est souvent inexistante. Il n’y a pas non plus de constance dans l’utilisation des majuscules et des minuscules, ni dans les variations orthographiques encore fréquentes à cette époque. Le diaire commence avec l’évocation de la mort de Ranavalona 1ère, le 17 août 1861, et le récit de l’arrivée des missionnaires à Tananarive, en septembre de la même année. Ils sont logés chez Jean Laborde3 qui revenait d’exil et était l’ami du nouveau roi, Radama II. Le 11 novembre, les sœurs de Saint-Joseph et le père Boy rejoignent les premiers arrivés ; les sœurs sont hébergées dans une petite maison dans le quartier Ambatomiangara près de la place d’Andohalo4. Leur première élève est Rasija, la fille de Rainimaharavo, le jour même de l’arrivée des sœurs5. L’année suivante, les communautés sont plus fournies, la maison qu’occupaient les pères devient l’église Ambodin’Andohalo, une ambassade franCe cahier à couverture cartonnée de 107 pages numérotées, commencé en 1861, se termine en décembre 1892. 3   Jean Laborde (1805-1878) fut le premier français admis à la cour malgache. Il créa les premières industries malgaches, devint architecte à l’occasion et sut s’adapter à la culture malgache. Il put profiter de l’intérêt que la reine Ranavalona I portait au développement d’industries dans son pays. Il dut partir en 1857 avec les autres Européens expulsés. Revenu en 1861, il devient consul de France et son influence devient prépondérante jusqu’au décès du roi Radama II. Le parti hostile à la France revient au pouvoir. Sur cette période 1861-1868, voir R. Haja et B. Hübsch, « L’instauration de la liberté religieuse (1861-1868) », dans Madagascar et le Christianisme, B. Hübsch, éd., Paris/ Tananarive, ACCT/Ambozontany/Karthala, 1993, p. 259-273. 4   Cette place était située au nord du Rova, la place-forte du palais royal. C’est la plus ancienne place publique ; là se trouvait la pierre sacrée où les souverains de l’Imerina prononçaient leur discours d’investiture ou intervenaient publiquement en cas de danger. C’était aussi un centre économique (marché). 5   Rainimaharavo est un Grand (noble) malgache ; concurrent de Rainilaiarivony, devenu premier ministre, il soutenait la London Missionary Society (LMS).

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çaise vient à Tananarive, et Radama II est couronné avec son épouse Rabodo ; les sœurs sont priées d’assister à cette cérémonie. Après avoir relaté le contexte et les conditions de leur arrivée, mère Gonzague évoque les troubles et les difficultés auxquelles elles sont très rapidement confrontées. En effet, l’année 1863 est marquée par les débuts de la révolution contre Radama II qui aboutit au massacre de ses amis, les Menamaso, et à son propre assassinat le 10 mai6. Après l’assassinat de son mari, Rabodo règne sous le nom de Rasoherina de 1863 à 1868  ; elle dut épouser Raharo (Rainivoninahitriniony), le ­premier ministre instigateur du complot à l’origine de l’assassinat de son mari ; puis elle épousa le frère de Raharo, Rainilaiarivony qui jouera un rôle de premier plan, pendant trente ans, en tant que Premier ministre jusqu’en 18967. La narratrice n’omet aucun détail des luttes entre factions malgaches, des complots, des contentieux entre Français et Anglais, entre Malgaches et gouvernement français à propos du traité signé par Radama II avant son couronnement, et autorisant une compagnie française confiée à Joseph Lambert8… Sur le fond, le diaire apporte une foule de renseignements sur les traditions, les personnes, les lieux, l’histoire de cette période, sans doute vue par le petit bout de la lorgnette, mais plutôt documentée. L’intérêt est inégal, en particulier en ce qui concerne les coutumes que mère Gonzague ne perçoit que de l’extérieur, mais par ses yeux on découvre la vigueur de certaines rivalités religieuses et politiques à la fois, même si elle n’a pas toutes les clefs de ce qu’elle décrit : rivalités et antagonisme catholiquesprotestants, reflet des luttes coloniales franco-anglaises9 ; guerre entre écoles, suspicion de corruption, complots, persécution sont des mots ou

  Voir sur cette période et plus particulièrement sur les enjeux politiques, les traditions, le « complot », l’étude essentielle de F. Raison-Jourde, Bible et pouvoir à Madagascar au xix e siècle : invention d’une identité chrétienne et construction de l’État, 17801880, Karthala, 1991, p. 270-289. 7   En effet, après le décès de Rasoherina en 1868, il épousa tour à tour Ranavalona II dont le règne dura de 1868 à 1883, puis Ranavalona III, reine de 1883 à 1897. 8   Jean Laborde avait recommandé Joseph Lambert, armateur et commerçant, arrivé en 1856, qui fit signer au prince Rakotondradama, fils de Ranavalona I, le futur Radama II, une charte lui donnant des droits exorbitants ; le complot qui s’ensuivit avait débouché sur des persécutions et l’expulsion des Français pour un temps. Cette charte Lambert va peser lourdement et pendant longtemps sur les relations franco-malgaches malgré la reprise des relations avec les missionnaires en 1861. 9   La monarchie mérina utilisa ces rivalités pour poursuivre son expansion et maintenir son pouvoir. 6



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expressions qui reviennent souvent ; à partir de 1890, la franc-maçonnerie et l’anticléricalisme deviennent un nouveau sujet d’inquiétude et tendent à prendre la relève. Le texte choisi se situe au moment d’un nouveau changement monarchique avec le décès de la reine Rasoherina en 1868. Mère Gonzague Maux rappelle le décès de la reine Rasoherina et les rites qui accompagnent ses obsèques puis le couronnement de la nouvelle reine, Ranavalona II, qui va prendre des engagements différents dans le domaine religieux et politique, même si elle conserve, comme époux et comme premier ministre, Rainilaiarivony.

Texte extrait du Diaire de mère Gonzague Maux, p. 37-44 Le 23 janvier 1868, époque à laquelle tombait la fête appelée du bain ou du fandroana, les chers frères ainsi que les sœurs avaient préparé leurs enfants à un petit concours comme cela avait eu lieu deux ans auparavant10. Le jour même où les chers frères devaient faire le leur, on était déjà rendu dans l’église décorée pour cela, lorsque le bruit courut que la Reine expirait. Tout fut laissé là. Et les enfants s’en retournèrent chez eux bien désappointés. Cependant il n’en était rien et trois jours après la Reine pour montrer qu’elle était bien vivante, alla à Ambohimanga en changement d’air11. Cela calma les esprits qui déjà fermentaient passablement. Car le parti protestant qui avait ourdi une conspiration n’attendait que le moment de la faire éclater. Deux mois après, la Reine toujours bien malade avait quitté Ambohimanga, et pour se rapprocher de Tananarivo, était allée se reposer à Tsarasaotra, village à une heure de la ville. Là, elle se trouva beaucoup plus mal, on crut que c’était fini. Ce fut alors que la conspiration éclata. Les conspirateurs voulaient écarter la famille du premier ministre et nommer un roi parmi les leurs. Dans ce but à un signal donné, voilà que les chefs qui se trouvaient là-dedans, et 10   La fête du bain de la Reine est le rituel d’ouverture de l’année malgache et fête nationale. Les frères des Écoles chrétiennes étaient présents à Madagascar depuis 1865 et avaient recruté rapidement du personnel malgache. 11   Rasoherina, restée neutre vis-à-vis du christianisme, était très attachée au culte traditionnel. Ceci explique qu’elle aille à Ambohimanga se reposer. Ce lieu sacré de la monarchie mérina où ont été inhumés Andriapoinimerina, puis les reines Ranava­ lona 1ère et Ranavalona II, était la capitale mérina avant le choix de Antananarivo.

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qui se trouvaient, par l’absence de la Reine, maître du champ de bataille, tombèrent à l’improviste sur les membres de la famille prescrite. Ce fut une vraie alerte. Aussitôt la Reine et le premier ministre sachant ce qui se passait firent crier par les rues que la Reine était bien et firent appel à tous leurs dévoués, beaucoup coururent les secourir12. Les soldats de leur côté (ceux qui étaient à Tananarivo) qui avaient été dupes de la fourberie des conspirateurs et leur aidaient (sic) dans leurs coupables projets, se rangèrent tout de suite du côté de l’autorité et la conspiration put être dominée. Tout de suite on se mit à la recherche des coupables. Le jour même plusieurs personnes qui avaient été attachées furent déliées, et les quelques coupables furent pris et garrottés. Le lendemain samedi, la Reine rentra à la capitale et on continua les arrestations. Le jeudi suivant elle mourut. On le déclara publiquement vers 9  heures du matin et en même temps le 1er ministre présenta au peuple Ramoma qui avait été choisie comme sœur de la Reine pour lui succéder sous le nom de Ranavalona  2ème. Le peuple l’accepta. Aussitôt, elle présenta le 1er ministre comme devant continuer ses fonctions. Tout fut accepté et Ranavalona 2ème hérita de la couronne. Ranavalona – f – 2 1868 (2 avril)13 Le grand deuil dura 15 jours, pendant lequel on fit un beau tombeau pour la défunte. Un anglais en fut chargé et s’en acquitta bien. Pendant ce temps aussi le palais resta ouvert jour et nuit au peuple qui, à des heures marquées, allait se réunir dans un grand salon pour pleurer. La Reine cependant était sur son lit. Toutes les hautes familles lui envoyaient chacune leurs lambas précieux (présent qu’on fait aux morts)14. On l’enveloppa dans tous ces lambas et on lui fit une pirogue en argent pour l’y faire reposer ; le tout fut mis dans un beau catafalque en or surmonté d’une couronne royale. On l’entoura des manteaux royaux dont les Français lui avaient fait présent, c’était splendide et vraiment royal. Pendant le grand deuil, le deuxième jour, les Révérends Pères allèrent faire leur visite, le sixième jour, les sœurs   Le premier ministre est Rainilaiarivony devenu son mari.   Titre souligné plusieurs fois, mais peu explicite. 14   Les lambas étaient des étoffes précieuses portées seulement dans les grandes occasions et pliées soigneusement pour les conserver. 12 13



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y allèrent à leur tour, Français et Anglais furent invités à voir les funérailles qui eurent lieu dans la cour du palais même ; le tombeau se trouvait là à l’orient à côté de celui de son père Radama 1er. Pendant les quinze jours du grand deuil, les canons retentissent autour de la ville et jusqu’en haut de la montagne toutes les heures, plusieurs fusillades suivaient, cela dura jusqu’à ce qu’elle fut mise dans le tombeau ; ce qui eut lieu un mardi après le soleil couché, et quoique la cérémonie soit commencée vers trois heures, elle ne fut terminée qu’à une heure de la nuit. Pendant toute cette nuit le canon ne cessa pas de gronder jusqu’à l’heure où pour marquer la fin on les fit partir tous à la fois. Il est même d’usage dans ces circonstances d’en charger un si fort qu’il éclate en pièces. Voici quel fut l’ordre des funérailles. Tous les grands précédaient le catafalque ; des rubans de diverses couleurs s’en détachaient de tous les côtés et étaient tenus par les grands15. À la suite du catafalque venaient les pleureurs, marchant pliés en deux ; puis les parents que l’on portait sur le dos. Le peuple était assis ou debout dans l’enceinte de la cour, sans cependant boucher un large chemin préparé pour le convoi16. On avait préparé un monceau de pierres bien installées pour faire monter le corps vers la porte du tombeau qui se trouvait à une certaine hauteur se trouvant sur un caveau de pierres lequel était lui-même élevé au-dessus du sol. Quand elle fut arrivée à la hauteur, on la déposa sur une place préparée à cet effet. Alors chacun prit sa place : les grands, les parents, les pleureuses, les musiciens et les soldats. Autour du katafalka (sic) il y avait une douzaine de femmes tenant de longs bâtons rouges au bout desquels se trouve une espèce de fleur de trèfle en or, dans ce genre-ci17, chacune tenait son bâton et penchait la tête vers la défunte en la balançant, cela est une manière de chasser le mauvais esprit. Tout le monde étant installé, le 1er ministre fit un commandement aux soldats après quoi il dit quelques mots au peuple comme ceci : « voilà que nous allons faire les funérailles de la Reine de Madagascar ». Il n’en dit pas davantage,

15   Le terme grand désigne la classe la plus haute, les familles liées à la reine et à ceux qui gouvernent. 16   sans … convoi : barré dans le texte. 17  Un petit dessin manuscrit (techniquement difficile à reproduire) figure à cet endroit sur l’original.

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soit que la peine lui rendit la parole difficile, soit pour d’autres motifs ; puis il s’inclina vers la défunte comme pour lui parler et après lui avoir fait ainsi ses adieux, il se retira avec sa suite, tout éploré. Alors on commença à transporter dans le tombeau tous les objets précieux qu’elle avait à son usage, comme robes, châles, couronnes, armoires, chaises, candélabres, etc. C’était pitoyable ‹de›voir de si belles choses, de si belles et précieuses broderies aller dans ce caveau pour y pourrir. On y porta en tout près de sept cents paquets. Les moindres choses furent laissées aux enfants, à Rasoaveromanana et à Ratahiry comme héritage avec de grands biens et sous la protection de la nouvelle Reine et du 1er ministre surtout, lequel en prit grand soin. On fit entrer le corps dans le caveau vers huit heures du soir. Enfin à une heure tout fut terminé et le peuple selon l’usage se retira en pleurant, c’est une espèce de manière de pleurer en chantant. Dans ce chant pleuré, chacun récite ce qu’il connaît des qualités et des vertus de la défunte. Enfin tout rentra dans le silence et chacun alla prendre un repos dont il avait grand besoin. Pendant les jours du grand deuil, tout le monde se rase la tête, excepté les blancs ; on ne lave pas de linge, on ne peut ni rire, ni chanter, ni travailler à de la couture, à plus forte raison à d’autres ouvrages plus grands. On ne peut ni sonner les cloches ni faire raison de la musique. Cependant on peut lire et écrire. Le lendemain des funérailles on tua les bœufs d’usage et puis on songea de nouveau à terminer l’affaire des malheureux conspirateurs dont deux étaient déjà morts de leurs chaînes. On leur fit construire une espèce de prison et on les y enferma tous ensemble. Deux petites lucarnes seulement pour faire passer leur nourriture y donnaient de l’air et du jour. Le deuil ne dura que quatre mois et on recommença à chanter dans l’église et à sonner les cloches. Ce fut dans ce temps que l’on commença à bâtir les classes de l’Immaculée Conception (16 juin). Le deuil terminé, la Reine qui était agglomérée (sic) dans la religion protestante, commença à tenir des réunions dans son palais18. Les plus zélés ministres protestants étaient là. Entre tous, on y voyait triomphant le fameux Rainimaharavo qui était devenu

18   Ranavalona II se convertit au protestantisme en 1869 avec son époux et la religion réformée devint religion principale.



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l’ennemi mortel des catholiques19. Il reprit alors avec plus d’audace son plan de persécution. On fit courir le bruit que la Reine ordonnait à tout le monde de prier et que l’on regarderait comme conspirateurs tous ceux qui n’entreraient pas dans une religion quelle qu’elle soit. Et chacun de se demander : « Où ça que j’irai prier ? » (sic) Beaucoup allèrent chez les protestants. Beaucoup aussi vinrent chez les catholiques. Alors on vit se renouveler les scènes des anciens Ariens. On venait chercher les gens chez eux pour les forcer à aller au temple ; on venait même les arracher de l’église. Cette manière de faire indisposa le peuple ; plusieurs, rien que pour les contrecarrer, vinrent chez les catholiques. Il y eut même des grands qui se montrèrent hautement en leur faveur. L’un d’eux, interrogé dans le palais pourquoi il se tournait du côté des catholiques où il n’y avait, disaient-ils, que des gens de néant, répondit : « La Reine a dit que l’on est libre de prier n’importe quelle religion, et moi j’ai choisi la religion catholique, parce qu’elle me paraît la meilleure et jamais je ne la quitterai sous quelque prétexte que ce soit. » On lui laissa la paix. Quant à un autre qui paraissait se tourner de notre côté, on le monta de beaucoup en grade, afin de le lier par là et de l’obliger à quitter la Religion, mais il n’en fit rien et toute sa famille est encore catholique. Au milieu de tous ces débats, les enfants de la Reine qui avaient trouvé dans la Régnante une seconde mère revinrent à l’école20. Ce fut le 1er ministre qui les fit revenir, car elles étaient toutes gagnées aux protestants et leur bonnes aussi, excepté la bonne du petit garçon Ratahiry qui à cause de cela conserva une partie de l’amitié qu’il avait pour les pères. Malgré toutes les entraves, nos églises se remplissaient de plus en plus et devenaient trop petites. De tous les côtés on demandait des pères et des sœurs. Alors on songea à augmenter le nombre des églises dans Tananarivo, en même temps que l’on visait à fonder quelques nouveaux établissements dans les villages voisins. Mais on s’aperçut bientôt que les quelques Grands qui avaient offert des terrains, cherchaient moins la prière qu’à escamoter quelque argent aux pères ; aussi on ne se pressa pas d’accepter. En même temps, août  Il tenait le poste de ministre des Affaires étrangères et se présentait comme le chef politique des protestants. 20  Il s’agit des enfants de la reine défunte, Rasoherina. 19

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1868, Monsieur Garnier, consul français, eut le bonheur de terminer avantageusement le traité commencé par M. le comte de Louvières d’honorable mémoire, et cela non seulement nous fit de l’honneur mais nous vint en aide fort à propos21. Le 3 septembre eut lieu la fête du couronnement de la nouvelle Reine22. On y invita Français et Anglais. Le jour étant venu nous nous réunîmes (tous les Français) chez M. Garnier consul ; on vint nous prendre vers huit heures et demie et l’on nous introduisit. La Reine arriva presque aussitôt sur la place du couronnement (à Andohalo) sur le haut de la montagne, au centre de la ville. Elle fut reçue et proclamée Reine par le 1er ministre au bruit du canon et de l’Obi. L’Obi c’est tout bonnement un hou prolongé, que tout le monde fait ensemble, c’est une marque d’honneur particulière aux Rois. Ensuite elle monta sur le trône (salut général du peuple ; coups de canons). Enfin, après un gracieux prélude de clairons, la Reine parla au peuple et fut grandement applaudie. Ensuite on lut les lois du royaume et on lui présenta les hommages ordinaires, les Grands d’abord, ensuite les Français, puis les Anglais, ensuite chaque province l’une après l’autre. On se retira vers quatre heures du soir. Le soir même on vint remercier M. Garnier et tous les Français d’avoir bien voulu assister au couronnement et en même temps on nous invita pour les jeux qui doivent se faire le lendemain. Trois pères et

  Le comte de Louvières venu à Madagascar en 1866 pour signer un traité qui reconnaissait aux Français le droit de propriété, mourut à son arrivée. À propos de ce traité, Pierre Vérin écrit : « Sur le plan politique Rainilaiarivony leva l’hypothèque contractée sous Radama II en faisant racheter la charte Lambert, en 1865, pour 240 000 piastres ; les Français finirent par accepter un traité d’amitié et de commerce en 1868, bien similaire à celui signé par les Anglais quelques années auparavant. Les exigences françaises contrarièrent durablement le Premier ministre et influencèrent peut-être son adhésion au protestantisme de la LMS. » P. Verin, Madagascar, Khartala, Paris, 2000, p. 115. 22   Ramoma, cousine de Rasoherina et deuxième épouse de Radama II, devient reine et prend le nom de Ranavalona II. Après avoir été intronisée devant la Bible, et non devant les sampy royaux, elle se fait baptiser en secret, mais proclame ensuite officiellement sa conversion dans une cérémonie publique, après avoir fait détruire les sampy. Lire sur les sampy (ou talismans), R.  Jaovelo-Dzao, dans Madagascar et le Christianisme, p. 83-87. Sur les conséquences du baptême de la reine et du premier ministre, voir F. Raison-Jourde, « Baptême des gouvernants et querelles religieuses », dans Madagascar et le Christianisme, p. 277-285. 21



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[…] sœurs y allèrent 23. On fit danser les différentes danses propres à chaque tribu. Ce fut la Reine qui ouvrit le bal en dansant avec son premier ministre. Tout le monde enchanté en fit autant. Les jeux finirent vers quatre heures du soir et nos sœurs en revinrent toutes contentes non seulement des jeux qui s’étaient bien passés, mais aussi des égards pleins d’honneur que l’on avait eus pour les pères et pour elles. Quinze jours après la Reine alla faire sa visite à Ambohimanga selon l’usage de ses prédécesseurs24.

  Le nombre est illisible.   Haut-lieu de la royauté mérina, première capitale d’Andrianampoinimerina qui unifia l’Imerina. 23 24

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L’expulsion des religieux catholiques de Madagascar, vécue par mère Gonzague Maux (1883-1886) G ene v iè ve Le c u i r-Ne mo

Avec l’arrivée au pouvoir de Ranavalona II et de son premier ministre Rainilaiarivoni, en 1868, l’influence des Anglais et le protestantisme avaient progressé puisque la reine et son mari s’étaient convertis au protestantisme et dès 1869 cette religion était devenue religion d’État1. Une première crise entre le pouvoir malgache et la France s’était développée en 1881-1882, à un moment où les rivalités coloniales européennes et plus particulièrement franco-britanniques s’exacerbaient en Afrique et dans le monde2. La flotte anglaise fait une démonstration devant Madagascar et la France réplique en envoyant un avertissement au gouvernement malgache ; celui-ci tente de négocier et envoie une délégation malgache à Paris en octobre-novembre 1882 qui échoue dans sa mission, car les Malgaches contestent la succession Laborde et les droits de la France sur la côte nord-ouest, avec comme principes que les Européens ne peuvent pas être propriétaires sur le sol malgache et que toute l’île et ses dépendances appartiennent aux ancêtres et à la reine. La flotte française instaure le blocus de l’île. Au début de 1883, le nouveau ministre de la Marine, pour très peu de temps d’ailleurs, est le député de la Réunion, François de Mahy3. Celui-ci fait adresser par l’amiral Pierre un véritable ultimatum au gouvernement malgache, exigeant la satisfaction des revendications françaises et le pro1   P.  Vérin, Madagascar, Karthala, 2000, p.  113-114, en particulier note 11  : « Rainilaiarivoni, en acceptant le mariage chrétien que désirait la Reine, dut divorcer de son épouse dont il avait plusieurs enfants. » 2   J. Meyer, J. Tarrade, A. Rey-Godzeiguer, J. Thobie, Histoire de la France coloniale des origines à 1914, A. Colin, Paris, 1991, p. 601-602. 3  On ne peut négliger l’importance des groupes de pression de la Réunion dans les décisions prises à cette époque.

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tectorat sur la monarchie mérina4. C’est le début de ce qu’on a appelé la première guerre franco-hova (1883-1885). Devant le refus des Malgaches, l’amiral Pierre bombarde Majunga en mai 1883 et occupe Tamatave, mais ne va pas plus loin, la France ayant d’autres préoccupations devenues prioritaires comme la crise du Tonkin où le commandant Rivière se fit tuer devant Hanoï. Jules Ferry ne pouvait commencer deux campagnes coloniales en même temps contre l’avis du Parlement français. Cette intervention limitée a pour conséquence immédiate l’expulsion des missionnaires catholiques et des Français par les Malgaches. Mère Gonzague Maux évoque ces événements et l’exode qui s’ensuivit dans cet extrait du diaire, donnant ainsi le témoignage d’une religieuse, française certes, et par là même témoignage en grande partie subjectif et partial, mais témoignage incontestable sur le vécu d’une crise à la fois politique et personnelle, avec les déchirements de la séparation d’avec les novices, les enfants des écoles ou les chrétiens abandonnés à eux-mêmes ; on sent aussi le chagrin de quitter un pays et des habitants auxquelles les sœurs se sont attachées5. On y voit également toujours évoqués les antagonismes franco-anglais confondus avec les rivalités religieuses entre protestants et catholiques. Il y a parfois surabondance de détails, de noms de lieux. Mais ces noms de lieux ont été modifiés depuis et il m’a été pendant longtemps impossible de reconstituer l’itinéraire suivi par les expulsés. Le Voyage à Madagascar du docteur Louis Catat, daté de 1889-1890, m’a enfin confirmé l’existence des localités, petites villes ou villages, citées par mère Gonzague dans son récit ainsi que leur situation géographique6. Cette expédition se fait de Tamatave vers Tananarive, en sens inverse de celui des missionnaires expulsés. Une comparaison rapide entre ces textes montre que les lieux cités par mère Gonzague dans le diaire le sont aussi dans le « Voyage à Madagascar », présentés avec beaucoup plus de précisions.

4   Denise Bouche écrit à ce sujet : « Les prétextes en étaient la récupération de la succession Laborde, confisquée par le gouvernement mérina et la défense des chefs sakalaves du nord-ouest de l’île, plus ou moins protégés français. » dans Histoire de la colonisation française, Fayard, 1991, t. 2, p. 81-82. 5   C’est pourtant à ce moment-là que naît le mouvement de Jeunesse laïque catholique ; les fidèles ont maintenu leur communauté catholique et conservé leur foi. 6   Le « Voyage à Madagascar » du docteur Louis Catat (1859-1933) a été publié dans Le Tour du Monde, nouveau journal des voyages, Librairie Hachette, entre 1893 et 1894. C’est le récit de son expédition à Madagascar avec Casimir Maistre et Georges Foucart en 1889-1890.

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Saint-Joseph de Cluny à Madagascar



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On constate également que les exilés ont pris le chemin habituel pour rejoindre Tamatave. En effet, le docteur Catat remarque : […]généralement, pour aller à Tananarive on prend à Andovoranto des pirogues qui remontent le fleuve Iharoka pendant quelques kilomètres, puis un de ses affluents, et arrivent, après cinq heures de navigation dans l’ouest, au village de Maromby d’où repart la route de la capitale. Cette voie fluviale, habituellement suivie, abrège considérablement cette partie du chemin et surtout évite aux voyageurs la traversée si pénible des marais de Tanimandry. Néanmoins, obligés de poursuivre nos travaux, nous choisissons ce dernier itinéraire. Il ne s’agit pas de comparer ces deux documents dont l’esprit est très différent. Le « Voyage à Madagascar » a pour objectif de rassembler le maximum de renseignements sur le relief, le climat, les sols, la faune, la flore et décrit les populations rencontrées, les localités traversées, tout ceci de façon scientifique mais aussi très pittoresque, dans l’esprit de la revue qui le publiera. Mère Gonzague n’a pas le même souci du détail, elle ne décrit pas les paysages qu’elle traverse. Elle veut ici simplement faire œuvre de mémoire et d’édification ; peut-être utilise-t-elle des notes, mais cette partie du diaire a très certainement été écrite après coup. Les expulsés avaient bien autre chose à faire que d’écrire pendant ce voyage épuisant et fait dans des conditions morales et matérielles très éprouvantes. Les événements et les circonstances étaient suffisamment marquants pour qu’ils ne soient pas oubliés.

L’exode de 1883 vu par mère Gonzague Maux7 Ce n’était pas la mission seule qui souffrait alors, tant ce qui représentait le pouvoir de la France était bafoué. Commerçants aussi bien qu’employés du gouvernement français, tous avaient leur part d’ennuis. Malheureusement quelques-uns la méritaient par leur inconduite. On se plaignait au gouvernement français qui faisait la sourde oreille. Il ne pouvait, peut-être, pas remédier, préoccupé qu’il  A. St J. C., Madagascar 1, 2A-n3.7, Notes sur les commencements de la Mission, et de la première maison des sœurs de Saint-Joseph de Cluny, à Tananarive, diaire de mère Gonzague Maux, p. 57-70. 7

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était d’affaires plus inquiétantes pour lui. La bonne cause était à la merci des méchants. Ce fut alors qu’un Anglais nommé Sorétra, que le gouvernement anglais avait insinué et fixé auprès du 1er ministre, offrit à ce dernier d’aller soumettre au gouvernement Hova deux petites îles où la France avait arboré son drapeau. C’était Nosilava et Nosimitsio8. Il y avait aussi trois autres postes sur la côte ouest de la Grande terre de Madagascar où la France avait fait reconnaître son protectorat9. La peur fit céder ces pauvres insulaires qui se trouvaient surpris et sans secours. Quand la France eut connaissances de ces violences, elle somma le gouvernement malgache d’ôter son drapeau, sous peine de le voir jeter dans la mer. Il y eut des menaces de part et d’autre ; les choses se compliquèrent et devinrent sérieuses. Le consul de France, M. Baudois, qui avait remplacé M. Garnier, descendit à Tamatave, l’union des deux nations était rompue. Alors le 1er ministre envoya en France son neveu Ravoninahitrarivo accompagné de […] et de Marc Rabihisoa10. Ils allèrent comme ambassadeurs pour finir les affaires. Ils avaient projeté la rupture définitive. Ils furent parfaitement reçus et traités. Quand vint le moment de traiter les affaires, ils firent des propositions si ridicules, ils firent et défirent si bien que le ministre des affaires étrangères finit par leur écrire ces mots significatifs : « ce ne sont pas des affaires que vous voulez, c’est du canon, vous l’aurez. » Ils furent effrayés et se sauvèrent en Angleterre où ils espéraient trouver du renfort. Mais l’Angleterre ne voulut pas, fort prudemment, se mêler de leurs affaires, elle promit seulement de ménager des incidents favorables à leur cause. En Allemagne et en Prusse, id11. Ils revinrent fort désappointés ; et quand ils abordèrent sur la 8   Le mot Hova désigne à l’origine les « hommes libres » par opposition aux Andrianas ou « nobles » dans l’Imerina (royaume central de Madagascar qui domine au xixe siècle une grande partie de l’île). Le terme est employé ici de façon plus générale. Nosi Misio est une petite île située au nord de Nosi Bé (nord-ouest de Madagascar) ; Nosi Lava se trouve plus au sud près de la côte ouest. 9  Nom donné à l’île principale qui apparaît comme une «  île-continent  ». La ­distance du nord au sud est de près de 1600 km et d’est en ouest de 580 km à la latitude de Tananarive. Le relief très accidenté rend la circulation difficile. 10  Un nom manque dans le texte. 11  On ne peut pas demander à mère Gonzague Maux de saisir tous les tenants et aboutissants de cette période troublée où la Grande Île est l’objet des convoitises de grandes puissances comme la France et l’Angleterre au moment où elles cherchent à



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mère patrie, nos vaisseaux de guerre étaient devant Tamatave, après avoir bombardé plusieurs de leurs ports. La guerre dura deux ans et demi. Elle fut meurtrière surtout pour les Malgaches qui y perdirent à peu près tous leurs soldats. Forcés d’en finir malgré tous les efforts des Anglais qui s’étaient mis à la tête de leurs armées, ils firent la paix le jour de Notre-Dame d’Espérance, le 18 décembre 188512. Que fit la Mission pendant ce débat ? Le voici. Les journaux nous apprenant ce que la France projetait on craignait, mais surtout on espérait le secours d’en haut. Le jeudi de la Fête-Dieu comme nous venions de faire la procession d’Ambohi-Po, Victor nous apprit que l’amiral Pierre avait bombardé Mojanga et que le gouvernement malgache furieux et poussé par son Conseil, composé alors par les anciens élèves des Anglais, ne songeait à rien moins qu’à nous renvoyer du pays13. Le lendemain vendredi, nous reçûmes l’ordre positif de partir le mercredi suivant, sous peine d’être livrés au peuple, ils auraient dû dire aux écoliers anglais ; car ce sont les seuls qui nous aient maltraités14. Nous étions donc à la veille de quitter une sorte de patrie qui nous était devenue chère. Le Très-Saint-Sacrement fut exposé dans l’ostensoir que la famille de Villèle a donné à la Mission. L’église qui était parée comme pour la Fête-Dieu avait été laissée, je ne sais par quelle inspiration, dans ses plus beaux atours. Elle ressemblait à une jeune épouse qui meurt le jour de ses noces. Les chrétiens ayant eu vent de ces tristes événements, accouraient de tous les points vers les centres pour se confesser et communier une dernière fois ; pour faire baptiser leurs enfants, arranger leurs mariages. La table sainte était continuellement assiégée de personnes pleurant et sanglotant en recevant la sainte communion. Le lundi, on ne nous laissait plus circuler, disant que nous voulions par vengeance empoisonner les fontaines, etc., etc. Notre bonne Victoire, nièce du agrandir ou à se constituer un empire colonial. La conférence de Berlin (15 novembre 1884-26 février 1885) a pour but l’établissement de règles entre puissances pour éviter des conflits et débouche sur des accords entre ces puissances ; c’est ainsi que l’Angleterre acceptera que Madagascar passe dans la zone d’influence de la France. 12   Cette indication montre clairement que toute cette partie du diaire a été écrite longtemps après, sans doute au retour d’exil. 13  Mojanga est évidemment Majunga, sur la côte ouest de Madagascar, en pays Sakalave. 14  Souligné dans le texte.

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1er ministre qui nous affectionnait beaucoup, était au désespoir15. Elle allait et venait craignant tout pour nous. Les Révérends Pères pour faciliter notre sortie réglèrent que nous, sœurs avec quelques Français en famille et quelques pères et frères partirions le mardi matin et que nous irions les attendre à Ambohimalaya où se ferait le vrai départ. Nous partîmes donc le mardi. Quand les habitants nous virent partir à pied, avec chacun son sac à la main, ce fut une explosion de murmures tels que le 1er ministre dut s’excuser et dire au peuple : « Je ne les renvoie pas, je ne veux que les mettre à couvert de ce qui pourrait arriver  ; car ils nous ont fait du bien et je les regarde comme nos amis. » On dit même qu’il alla pleurer dans sa chambre et qu’il avait blâmé en face les Anglais de la fureur avec laquelle ils poussaient les choses. Notre chère Victoire surtout fut désolée de nous voir partir comme des proscrits, elle alla se jeter aux genoux du 1er ministre en lui disant : « Me voici devant toi, tue-moi si tu ne veux pas donner de filanjana16 aux sœurs et aux frères. » Le 1er ministre lui répondit, « je ne les laisserai pas partir ainsi. » Mais elle, toute effarée, n’entendit que ces mots « je ne les laisserai pas partir », de sorte que passant de la mort à la vie, pour ainsi dire, elle courut en filanjana chez les pères pour leur dire : « Ne vous pressez pas d’envoyer vos affaires, vous ne partirez pas. » Elle envoya aussi un messager aux sœurs qui étaient déjà parties disant : « N’allez pas plus loin. » Les porteurs de cette bonne nouvelle coururent tellement que l’un d’eux faillit se trouver mal en arrivant. Elle avait promis une piastre à celui qui arriverait le premier. Pour nous qui étions parties à 6  heures de Tananarivo, nous étions arrivées à 11h  1/2 à Ambohimanga-Koly, où nous eûmes le message de Victoire 15   Victoire Rasoamanarivo fit partie des premiers baptisés en 1863 après l’arrivée des jésuites ; belle-fille du premier ministre, elle demeura catholique alors que la plupart des grands penchaient vers le protestantisme. Sa présence active, sa foi inébranlable ainsi que celle du frère Raphaël Rafiringa et des jeunes de l’Union catholique arrivèrent à maintenir l’Église privée de son clergé pendant trois ans. Victoire Rasoamanarivo fut béatifiée en 1989 par le pape Jean-Paul II. Depuis le corps de la bienheureuse a été transféré dans une chapelle en bois construite devant le portail de la Cathédrale d’Andohalo. Sur le rôle des laïcs malgaches pendant cette période difficile de l’Église catholique, voir F. Noiret, Pierre Ratsimba, (1846-1919), le fondateur oublié de l’Église de Fianarantsoa (Madagascar), Karthala-éd. Ambozontany, (collection Mémoires ­d’Églises), 1999, 207 p. 16   Filanjana : sorte de chaise à porteurs couramment utilisée.



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Rasoamanarivo17. Nous ne pûmes croire à tant de bonheur et nous eûmes raison car le 1er ministre nous envoya des aides de camp dans la soirée pour nous dire : « attendez ici même, le 1er ministre vous fait dire, à vous (les sœurs) qu’il va vous envoyer des filanjana. » La supérieure répondit : « et les pères donc, est-ce qu’on ne leur en donnera pas  ?  » Ils répliquèrent  : « On ne nous a parlé que des sœurs. » La supérieure dit alors : « Si les pères ne peuvent pas partir, nous les attendrons ; non, nous ne pouvons aller seules18.» Malgré les offres du 1er ministre, nous partîmes à pied dès le lendemain matin pour nous rendre à Ambohimalaya. Plusieurs de nos élèves, des chrétiens et nos chères novices nous avaient suivies depuis notre sortie de Tananarivo, portant à tour de rôle notre petit paquet qui commençait déjà à nous paraître bien lourd. Nous causions en chemin sur les précieuses espérances que l’épreuve nous faisait concevoir ; et nos causeries étaient souvent mêlées de larmes. À moitié chemin, pour se reposer un peu, la maîtresse des novices s’assit avec elles à l’ombre et leur recommanda de rester unies, de s’entraider. Mais les pauvres enfants voulaient nous suivre jusqu’à Tamatave. Une d’elles étant fort malade, elle la recommanda aux autres afin qu’elle ne mourut pas sans assistance. Des sanglots accueillirent cette triste recommandation et on pleurait tout en marchant. Enfin nous arrivâmes à 10h 1/2 à Ambohimalaya. C’était un mercredi ; nous attendions là avec anxiété nos bons pères qui devaient venir nous rejoindre. En effet, le père de la Vaissière qui était alors supérieur et vice-préfet apostolique en l’absence du Très Révérend Père Payet, parti pour France quelques mois avant, le Très Révérend Père de La Vaissière, dis-je, homme très intelligent, après avoir fait partir devant le plus urgent pour notre nourriture, dut enfin quitter la ville. Le même jour, il avait fait célébrer une messe en musique en l’honneur de Notre-Dame du Sacré-Cœur dont la fête se trouvait fort proche. Ce fut comme le dernier adieu de la mission et son cri de détresse vers la patronne des causes désespérées. On avait fait des démarches pour obtenir du gouvernement l’autorisation de laisser à Tananarivo un ou deux pères qui étaient anglais mais les  Ambohimanga-Koly se trouve au nord-est de la ville ancienne, au point de départ de la route pour Toamasina (Tamatave) distante de 370 km. 18   Ceci écrit au crayon est presque effacé. 17

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Anglais s’y opposèrent et on partit, laissant notre chère mission sous l’unique protection de la Divine Providence, sous les ailes de celle que nous avions chantée et invoquée tant de fois sous le titre de Secours des chrétiens, Ancilum christianorum. Après la messe, le Révérend Père Caussèque donne des conseils aux chrétiens, leur trace la ligne de conduite à tenir, chargeant l’Union catholique de prendre la direction des œuvres jusqu’à notre retour. Puis il leur fit ses adieux. Que de larmes coulèrent : au moment où l’on éteignit la lampe du sanctuaire, ce fut comme un cri étouffé dans toute l’église qui était pleine. Enfin, après un bien triste dîner, ils sortirent de leur résidence. Ils entrèrent une dernière fois dans l’église pour offrir à Dieu leur sacrifice et partirent tous. Un peuple nombreux couvrait la place d’Andohalo, et disant par son profond silence, sa douleur et son admiration19. Certains, plus hardis que les autres, venaient presser la main des pères. À part les payés des Protestants20, leurs écoliers, tout le monde gémissait au fond du cœur, et plusieurs ne purent dissimuler les larmes. On croyait voir l’accomplissement des craintes qu’on avait éprouvées quelques mois avant, car une comète magnifique avait paru en septembre et les Malgaches y avaient vu un signe de malheurs. De fait notre expulsion était un grand malheur pour eux à tous points de vue. Aussi toute la population de Tananarivo était en émoi. Les Anglais effrayés se retirèrent dans le palais sans oser en sortir. Pour les pères, ils quittèrent enfin la ville et en entrant dans la campagne, ils durent comme nous l’avions fait la veille, traverser les camps qui avaient été formés pour les soldats appelés et venus de loin. Ces derniers avaient été travaillés par les Anglais, et au passage, ils nous prodiguèrent l’insulte et même divers outrages, mais tout fut supporté en silence et avec résignation. Vers trois heures les sœurs qui étaient déjà à Ambohimalaya virent enfin arriver les pères. On passa là deux jours pour organiser le départ. Quand tout le monde fut arrivé, il fut constaté que plusieurs caisses et malles contenant de l’argent avaient été volées. On évalua

19   La place d’Andohalo est une très ancienne place publique où se faisaient les discours politiques. L’église se trouvait sur cette place. 20   À cette époque, la lutte entre les églises catholiques et réformées entraînait des jugements hâtifs et contestables de corruption que l’on retrouve dans les écrits des missionnaires. Ces rumeurs étaient d’ailleurs réciproques.



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la perte à 10 000 frs. Nous apprîmes aussi le même jour que l’on avait commencé à piller nos maisons à Tananarivo et le 1er ministre y fit placer aussitôt des gardiens. Nous apprîmes là aussi que l’église et la demeure des pauvres lépreux avaient été incendiées21. Le 31 mai comme nous venions de déjeuner. Une femme, la sœur aînée d’une de nos novices (sœur Bénilde), la fit enlever par 4 esclaves pour l’emmener avec elle  ; mais sœur Bénilde les força de la lâcher. Elle en appela au chef du village qui ayant écouté les plaintes se mit à écrire et demanda à la novice son nom. « Je me nomme sœur Bénilde, répondit-elle – Ton nom malgache, dit l’homme de pouvoir – Je n’en ai pas. Sœur Bénilde est mon seul nom. » Elle dit cela avec une telle résolution que l’on ne poussa pas plus loin. Ensuite elle demanda à ce que sa sœur (sœur St Léonine) et elle fussent conduites chez leur mère pour échapper aux poursuites de cette perfide qui la voulait livrer à prix d’argent sans doute à quelque libertaire (sic) protestant22. Elle plaida si bien son affaire qu’elle obtint ce qu’elle demandait après avoir fait partager son indignation à tous ceux qui étaient présents. Quelques instants après le Très Révérend Père de la Vaissière voyant ce qui se passait fit quitter le saint habit aux novices. Ce fut un nouveau coup pour elles. Sœur Julitte, voyant qu’il fallait obéir, s’exécuta la première23. Elle encouragea si bien ses compagnes que chacune fit son sacrifice d’une manière fort édifiante. Après cela sœur Julitte nous quitta. Sa mère était venue pour la prendre. Élisabeth aussi. Pauvres enfants. Ah, que tout cela était triste. Les autres passèrent encore une dernière nuit avec nous. Que de larmes pendant cette nuit et les précédentes. La maîtresse et les six novices couchées sur un seul matelas qu’on se partageait le mieux possible, dormaient fort peu et pleuraient beaucoup. Cette dernière nuit parut encore plus triste, deux novices nous avaient quittées et les quatre autres devaient nous quitter le lendemain, et pour combien 21   Ce qui suit est écrit sur un morceau de feuille collé (détails ajoutés sans doute). Ce morceau est écrit recto et verso. 22  Sans doute mère Gonzague veut-elle dire « libertin ». 23  Sœur Julitte Razay, née en 1836 à Tananarive, fut élevée par les sœurs et entra au noviciat ; restée fidèle à sa vocation pendant la période décrite par le texte, elle ne fit profession qu’en 1888, après le retour des sœurs à Tananarive. Elle mourut centenaire en 1938 dans sa communauté.

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de temps ? Telle était la terrible question que chacune s’adressait au fond de son cœur. Le 1er juin, Fête du Sacré-Cœur de Jésus, le Très Révérend Père de la Vaissière dit la messe à 4 heures du matin. Toute la Mission était là. On eût dit une messe aux catacombes. Avant de distribuer la sainte communion, le Très Révérend Père officiant fit une allocution sur l’épreuve présente et nous a proposé de faire un vœu au SacréCœur que nous accomplirions une fois rendus à Tamatave si ce Divin Cœur daignait nous conserver la vie jusque là. C’était une neuvaine de messes pour les pères et une neuvaine de communions pour les sœurs, etc. Après la messe nous vîmes arriver les porteurs que le 1er ministre nous envoyait à quatre piastres par homme. Il fallut accepter. Mais on n’avait envoyé des filanjana que pour les sœurs. Peu de pères avaient pu s’en procurer ; mais notre chère Victoire fit tant qu’elle put en envoyer un bon nombre. Malgré tout cela plusieurs pères entreprirent le voyage à pied, car les porteurs manquaient. Mais la providence ne fit pas défaut. Tous les pères au bout de six jours purent avoir des filanjana aussi. Voici comment : le 1er ministre prévoyant qu’avec la guerre il ne pourrait plus rien faire monter à Tananarivo, fit faire un gros achat de toile. Or les porteurs de cette toile, ayant entendu dire que les missionnaires catholiques descendaient, et que les porteurs qu’ils payaient quatre piastres manquaient, ils eurent l’excellente idée de confier leur toile à quelque gardien et vinrent s’offrir aux pères comme porteurs ; l’appât des 4 piastres en fit venir beaucoup et bientôt chaque père eut son filanjana. Le 1er juin donc, qui était, cette année, la fête du Sacré-Cœur de Jésus à 8 h du matin, les sœurs et quelques pères avec tous les Français séculiers, quittèrent Ambohimalaya. Quel moment que celui d’une si cruelle séparation. Nos novices et nos élèves étaient comme éperdues. Pourtant quelques pères restèrent encore jusqu’au soir. Nos porteurs voyant que quelques-unes d’entre nous versaient des larmes, en avaient de la peine. Le 1er jour du voyage on alla jusqu’à Manjaka Andriana24. Nous eûmes de la peine à être logées parce qu’une armée de 300 soldats  Manjakandriana.

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qui avait ordre de nous conduire s’y trouvait avant nous. Mais les soldats partirent bientôt, et désormais, ils nous précédèrent toujours d’une demi-journée, ce qui faisait que quand nous arrivions dans un nouveau poste, il était toujours excessivement sale et dépourvu de provisions  ; riz, viande, fruits etc  ; et pourtant nous étions 83 expulsés25. Après huit jours de marche, arrivés à un certain endroit appelé Behena, les porteurs faillirent nous abandonner, plusieurs ne quittèrent le village que longtemps après les autres26. Le soir, nouvel incident. Plusieurs purent arriver à Ambava ny hasina (sic), mais certains chefs de village gagnés sans doute aux protestants, arrêtèrent nos porteurs à Ampasimpotsy. De sorte que nous fûmes séparés. Ceux qui avaient pu atteindre le but, Ambavanihasino, craignaient pour les arriérés (sic) et ce fut une nuit pleine d’alarmes27 ; mais le lendemain après avoir pu baptiser un homme mourant en faveur duquel, sans doute, Dieu avait permis ce fâcheux incident, les retardés arrivèrent enfin et ce fut une bien douce joie pour tous de se retrouver. Dès le début, la Mission avait cheminé partagée en trois bandes. Depuis ce moment les trois se rejoignirent et marchèrent ensemble28. Le 17 juin, nous arrivions à Ambavanihasino. C’est là que l’on entendit le canon. On bombardait Tamatave. À Ranomafana, le 1er ministre avait donné ordre de faire tuer cinq bœufs29. On fit un kabare, et le chef du village dit que les bœufs étaient offerts par le

  Dans la marge mère Gonzague a ajouté « dont 33 pères, 12 frères coadjuteur, 4 chers frères de la doctrine chrétienne et onze sœurs de Saint-Joseph sans compter les blancs commerçants, etc, plus, les porteurs de chacun et des paquets, ce qui nous mettait au nombre de 800 personnes. » 26   Behana était un hameau situé non loin de Ampasimpotsy. 27  Mère Gonzague veut sans doute dire : ceux qui étaient restés en arrière. 28  Une petite note en marge dans le sens de la hauteur : « voici le règlement de la mission pendant le voyage : on faisait plusieurs maisons pour se loger et d’autres y dire des messes. Dans l’une avait lieu la messe en communauté à 4 heures ; les pères, frères et sœurs communiaient tous les jours. Les malgaches venaient écouter les chants qui étaient fort beaux et ils disaient entre eux : ‘Voilà la vraie religion.’ Puis on faisait les prières pour le voyage. Le soir tout le monde rentrait de bonne heure chez soi et les pères alors chantaient en chœur les litanies de la Vierge ». 29   Le nom veut dire « sources chaudes » 25

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1er ministre aux amis de la Reine30. Les porteurs firent une réjouissance. Arrivés à Maromby, un habitant fort dévoué à la Mission nous offrit sa case qui est très grande. Il nous apporta des oranges excellentes. On en acheta aussi et on put ‹en› avoir 60 pour 4 sous. Là il se passa un incident assez curieux. Un porteur en ayant blessé un autre, il s’alluma une dispute qui s’envenima au point que le coupable se voyant en danger, se réfugia dans notre grande case. Il y fut poursuivi et on allait entrer en tumulte lorsque qu’une de nos sœurs, notre bonne sœur Athanase de pieuse mémoire les arrêta : « où allez-vous, leur dit-elle – nous sommes, dirent-ils, en querelle avec un de nos compagnons qui a blessé un de ses amis. Il est chez vous, nous voulons le saisir – Vous n’entrerez pas. Si vous entrez, gare à vous. » Personne n’osa faire violence et le soir notre fugitif sortit de la maison et alla se cacher ailleurs. Le chef qui nous conduisait put arranger l’affaire et dit aux pères : « Les sœurs m’ont rendu aujourd’hui un grand service. Cette affaire aurait pu devenir grave, je les en remercie. » Ce Grand qui était venu de Tananarivo et avait été envoyé par le 1er ministre tout exprès pour nous garder et protéger, ne cessa de le faire et grâce à lui certains villages montés par les protestants n’osèrent bouger31. Il prenait notre défense en toute rencontre et avec affection. À notre dernière station, il nous quitta les larmes aux yeux, nous souhaitant le plus prompt retour possible. Il se nommait Malay. À Maromby, les porteurs demandèrent leur paiement, et cela fait, beaucoup se retirèrent. Il n’en resta plus que ce qui nous était absolument nécessaire pour transborder les paquets. Il fallut donc renoncer au filanjana, mais Dieu nous aidait sensiblement ; car le filanjana put être remplacé par la barque. C’est ainsi que quittant Maromby, nous longeâmes la grande rivière qui mène à Andévoranto32. Nous y arrivâmes sans accident malgré la forte brise qui rend ce passage très dangereux. À midi nous entrions dans le village. Là, plus d’ha Sans doute kabary ce qui veut dire sermon, discours.   Le pronom relatif « qui » est rayé dans le texte. Il est pourtant indispensable. 32   À Maromby se trouve le point d’arrivée de la route de Tananarive ; de là on rejoint Andévoranto en barque sur un fleuve, l’Iharoca, ce qui représente cinq heures de navigation d’après le docteur Catat, puis Ampanirano et Ambodisiny à pied avant d’y reprendre le bateau pour Ivondro et atteindre enfin Tamatave. 30 31



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bitants, ils avaient peur d’être bombardés et s’étaient enfuis. Tous les villages que nous eûmes à traverser et qui sont au bord de la mer en avaient fait autant. Comment faire pour la nourriture de 130 personnes à peu près, que nous étions encore ? Mais la Providence de Dieu ne nous fit pas défaut. D’abord elle nous fit trouver là un Français boulanger, le seul individu qui fut resté, et nous en fumes fort heureux, car depuis 4 jours nous n’avions plus de pain, et la fatigue du voyage jointe à cette privation nous rendait tous malades. Or ce boulanger providentiel nous fit tout de suite 83 pains, ce qui lui fit liquider sa farine dont il était fort embarrassé. Pour remplacer la viande qui nous manquait on tua une famille de porcs que le propriétaire avait laissée là. Ainsi rien ne nous manqua. Dans tous les autres villages, devenus déserts aussi, ce furent les mêmes marques de la bonté de Dieu, et partout en cherchant dans les maisons abandonnées nous trouvâmes de quoi vivre. Il y eut une chose surtout qui sauta aux yeux des porteurs et dont ils nous parlèrent ainsi : « Nous voyons clairement, nous dirent-ils, que votre religion est bonne et que Dieu vous aime ; car les marques de sa protection sur vous sont visibles. Ainsi grâce à cette protection nous avons traversé toute la forêt sans une goutte de pluie et aujourd’hui que nous la quittons, voilà la pluie qui arrive ; c’est la saison des pluies et il pleut à verse presque continuellement. Si Dieu n’avait arrêté le cours des choses, nous n’aurions jamais pu nous arracher des précipices avec tant de monde surtout. Voici encore, ajoutaient-ils, une autre marque que Dieu est avec vous. Nous, porteurs, nous sommes des gens disputeurs quand nous sommes ensemble, nous ne pouvons passer une heure sans avoir quelque pourparler désagréable et même sans bataille sérieuse. Or, depuis 3 semaines que nous avons quitté Tananarive pas de dispute ; et pourtant nous avons été bien nombreux. Une autre remarque qui nous convainc de la vérité de votre religion, c’est la joie, la paix qui est peinte sur vos visages. On dirait non une expulsion, mais une fête. En vérité, Dieu seul peut faire cela ». Pourtant la marche devenait bien fatigante, à cause de la fièvre qui règne sur les bords de la mer. Voyager sur l’eau des journées entières, en plein soleil, c’était dur ; aussi les sœurs, les pères tombaient malades et avaient à tour de rôle de forts accès de fièvre. Arrivés à un village appelé Ampanirano*, nous reçûmes une lettre de nos chères novices restées à Tananarivo. Elle nous apprit que 402

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le dimanche après notre départ on était allé dans l’église écrire les noms des chrétiens pour les effrayer. Victoire par sa fermeté en avait inspiré aux autres. On voulait fermer les églises, elle les avait fait rouvrir. Son courage soutenait tout. Nous en fûmes bien édifiées et bien attendries. Oh  ! que de grâces Dieu versa alors sur toute la mission, mais que d’épreuves aussi33. Nous avions bien les nôtres ; car arrivés à Ampanirano*, le reste de nos porteurs restés fidèles, au nombre desquels se trouvait encore celui auquel nous avions sauvé la vie à Maromby, nous abandonna. Donc plus qu’une douzaine avec nous. Ils portèrent ceux qui étaient trop malades, tous les autres allèrent à pied. On partit du village à 4 heures du matin, après avoir ouï la sainte messe. Les pères Caussèque, Bregère commençaient le défilé. Les sœurs, les frères marchaient mêlés aux pères ; mais un à un, car on commença par faire les prières de règles. On marcha ainsi longtemps en silence. Quand le soleil fut levé, nous étions déjà loin, on se rapprocha pour causer agréablement. Arrivés à un poste Hova, on voulut nous arrêter. Nous avions une jeune élève avec nous, Christine, esclave de Mme Orieno, qui rentrait à Tamatave et deux autres Jacqueline et Véronique, esclaves des dames Laborde, qui avaient voulu nous suivre depuis Tananarive pour nous aider dans nos besoins, lavage, cuisine etc ; c’était à elles qu’on en voulait, mais le Révérend Père Caussèque fit si bien qu’il n’arriva rien de pénible, on les laissa continuer leur route. À 11  heures  1/4 nous arrivâmes à Ambodisiny exténués de fatigue34. Le temps se met à la pluie, plusieurs eurent de forts accès de fièvre. Le père Conellan (Anglais) l’avait depuis plusieurs jours, le père Caussèque tomba aussi avec d’autres et deux de nos sœurs, ma sœur Sylvanie et ma sœur Isidore35. Ma sœur Alexandre l’avait déjà depuis huit jours. On passa là le reste de la journée à se reposer. Le bon Malay dont les soins et le dévouement ‹nous permirent d’› arriver sains et saufs jusqu’aux dernières limites, vint nous trouver

  Le texte de * à * a été rajouté verticalement dans la marge et sur le texte.   C’est de là que les voyageurs pouvaient prendre des pirogues pour traverser l’Ivondro dernier fleuve avant Tamatave et débarquer au village du même nom. 35   Le père Connellan était effectivement sujet britannique, ainsi que le père de la Vaissière originaire de l’île Maurice. 33

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et nous dit : « nous touchons au pays conquis par les Français, nous allons nous séparer. Vous n’avez plus qu’à traverser la rivière (la grande rivière d’Ivondro, qui se transforme là en un lac immense) et vous voilà avec les vôtres36. Pour moi, je vais vous faire chercher des barques pour traverser l’eau ; après quoi, je vous dirai adieu, au revoir, à bientôt ; c’est mon vœu bien sincère et je ne suis pas le seul à le former. » En disant cela, il avait des larmes dans les yeux, et nous aussi, car nous lui devions beaucoup. Le lendemain matin, en effet, nous vîmes arriver des barques, notre bon Molay vint nous serrer la main une dernière fois et nous nous embarquâmes pour Ivondro, où nous arrivâmes à 11 heures du matin. Là, nous étions chez les Français mais en grand danger du côté des Malgaches, car leurs bandes étaient à peu de distance dans la forêt et nous n’avions plus aucune protection ; mais ce que Dieu garde est bien gardé. On s’installa avec les paquets, comme on put dans quelques maisons vides de meubles, et un de nos pères avec deux Français alla à pied jusqu’à Tamatave pour annoncer notre arrivée. Le Très Révérend Père Cazet, depuis nommé évêque, avec M. Campan, neveu de feu M. Laborde, premier consul français à Tananarivo, avec M. Baudais consul du moment, se hâtèrent d’envoyer les filanjana et les porteurs dont ils purent disposer, avec 200 soldats armés. Ils arrivèrent à Ivondro vers quatre heures du soir. En les attendant nous avions visité le village. L’église était en ruines ainsi que presque toutes les maisons. Les bandes des soldats malgaches avaient tout brisé, meubles, lits, pianos, etc37. À quatre heures nos soldats étant arrivés, ils se rangèrent sur deux lignes comme pour une procession et nous allâmes à pied au milieu d’eux. Quatre filanjana servaient à porter les plus âgés ou les plus fatigués. Au passage de la rivière, les filanjana nous passèrent les uns après les

36   La rivière Ivondro se jette dans l’océan au sud de Tamatave ; son embouchure communique aussi avec d’autres cours d’eau et des lacs immenses, le lac Nosi Vé et le lac Sarobakin. L’ensemble de ces lagunes constituait déjà une voie d’eau remarquable entre Ivondro et Andévorato. Elle sera canalisée et prolongée vers les lagunes du sud jusqu’à Mananjary pour former ce qu’on appelle le canal des Pangalanes. 37  Suit une phrase barrée par la rédactrice qui dut trouver la note inutile ou saugrenue : « À notre approche une vingtaine de chats mourant de faim sortirent des décombres ».

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autres38. Enfin vers 8 heures nous arrivions au premier poste de nos sentinelles avancées. Mais les soldats de ce poste nous prenant pour des ennemis nous tirèrent dessus ; heureusement que personne ne fut atteint. Une demi-heure après nous entrions à Tamatave où nous étions attendus avec impatience. Voilà pour ce qui concerne les missionnaires de Tananarivo. Mais il y avait d’autres centres dans l’intérieur de Madagascar et dans chacun se tenaient des pères jésuites et plusieurs de nos sœurs. Le premier de ces centres était le poste très important de Fianarantsoa39. Étant à huit jours de distance de la capitale les ennemis de notre sainte religion pouvaient persécuter plus à leur aise ; aussi depuis des années ils ne cessaient d’exciter des troubles qui en plusieurs occasions devinrent des tumultes entre protestants et catholiques et où plusieurs de nos élèves faillirent trouver la mort. L’un d’entre eux qui, par suite des coups qu’il avait reçus, était resté évanoui pendant une journée, ayant ‹voulu› leur échapper, vint à Tananarivo et se présenta à la Reine avec ces paroles : « Maîtresse, tu as donné à tes sujets la liberté de prier où bon leur semblerait. J’ai choisi le catholicisme ne pensant que cela put t’offenser, mais ceux qui ne suivent pas la loi que tu as promulguée ont voulu me forcer de prier avec les protestants. Leur ayant résisté, ils m’ont tellement frappé que j’ai cru mourir ; mais après un long évanouissement, j’ai retrouvé la vie. Je me suis échappé des mains de mes ennemis et j’ai couru vers toi comme à mon refuge, à ma protectrice. Me voici devant toi. Si tu veux que je vive, protège moi et je vivrai ; sinon mes ennemis seront les plus forts et je le vois bien, je n’ai plus que la mort à attendre.» Hélas une supplique si éloquente ne fut point écoutée ; les persécutions continuèrent à Fianarantsoa et dans les postes environnants. Dans une de ces échauffourées un père fut battu, un autre blessé d’un coup de couteau à la main, et jamais le gouvernement ne 38   Le docteur Cantat parle d’une petite rivière qui se trouve à la sortie de Tamatave, le Mananareza. 39  Fianarantsoa est la capitale du Betsileo, fondée en 1830, après sa conquête par la monarchie mérina. Voir F. Noiret, Pierre Ratsimba (1846-1919), le fondateur oublié de l’Église de Fianarantsoa (Madagascar), Karthala-Ed. Ambozontany, 1999, 207 p. Le chapitre 3 intitulé « Dans la tourmente (1883-1886) » évoque les persécutions, le départ des prêtres et la relève par les laïcs malgaches catholiques.



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voulut sévir contre les coupables ni même examiner les choses pour les juger. L’enfer triomphait partout ; c’était, on pourrait le dire, l’heure de la puissance des ténèbres ; aussi le décret d’expulsion qui nous chassait de Tananarive arriva bientôt à Fianarantsoa et les pères et les sœurs furent obligés de quitter le pays sans filanjana et sans leurs malles. Ils allèrent à pied tout un jour. Pourtant ces mauvais chefs finirent par s’effrayer de leur propres actes et ayant probablement appris qu’à Tananarivo on avait fini par se montrer plus humains, ils procédèrent de même. On envoya donc des filanjana pour les sœurs et elles les partagèrent avec leurs bons pères dont quelques-uns étaient très fatigués. Or pour ne pas qu’ils se rencontrassent avec les Révérends Pères de Tananarivo ils les obligèrent à prendre la route de Mananjary qui est au sud de Madagascar40. Dans les villages qu’ils traversaient, défense aux habitants de leur procurer les choses nécessaires à la vie. Sans la pitié de quelques-uns de leurs porteurs qui pendant la nuit s’enquéraient de leur nourriture, ils auraient tous péri de faim. Enfin, ils arrivèrent à Mananjary et là ils trouvèrent un commerçant qui voulut bien les prendre à son bord et les porter jusqu’à Tamatave. Les vents furent contraires et dans un simple petit navire ils eurent beaucoup à souffrir, aussi en quel état ils arrivèrent. Le second centre était celui d’Ambositra où il n’y avait encore que deux pères et un frère coadjuteur ; les chefs qui étaient gagnés aux protestants leur ordonnèrent de partir, avant qu’ils eussent reçu aucune lettre des supérieurs de Tananarive41. Ils étaient même sans argent. Notre chère Victoire ayant eu connaissance de tout cela leur envoya de l’argent, des provisions de bouche, des porteurs. Enfin ils partirent toujours brutalisés et tellement que deux d’entre eux y perdirent la vie. Ce fut le Révérend Père de Batz qui était le supérieur et le frère Bretail, coadjuteur. Le troisième seul put arriver à Mananjary et de là à Tamatave42. Quand tout le monde fut arrivé, le Très Révérend Père Cazet voyant que beaucoup avaient la fièvre organisa un départ pour

  En bordure de l’océan indien à l’est de Fianarantsoa.  Ambositra se trouve entre Antsirabé et Fianarantsoa. 42   Le nom actuel est Toamasina. 40 41

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Bourbon43. Cependant plusieurs qui le désirèrent restèrent à Tamatave. Ceux qui allèrent à Bourbon y furent reçus à bras ouverts. Les prêtres de la colonie tinrent à honneur de loger les pères chez eux. Nos mères de Bourbon également, se montrèrent pleines de bonté pour nos sœurs expulsées, dont plusieurs furent très malades. Enfin après quelques semaines de repos, les Révérends Pères et les sœurs furent disséminés dans les différents postes de la colonie. Le Très Révérend Père de la Vaissière qui était resté à Tamatave partit pour France avec mère Gonzague que notre Très Révérende Mère Marie de Jésus avait appelée depuis plusieurs années. Tamatave était alors au pouvoir des Français et les Malgaches étaient venus plusieurs fois jusqu’au fort pour les attaquer et chasser ; mais leurs tentatives étaient restées vaines. Ce fut sur ces entrefaites que le 14 juillet, fête de la République, l’un et l’autre s’embarquèrent sur l’Argo qui allait à Bourbon. Le 17 il entra dans la rade Saint-Denis et le même jour à 3 heures du soir après avoir vu nos mères et nos pères à Bourbon, tous les deux s’embarquèrent sur la malle qui allait partir pour France. Quand tout le monde fut ainsi dispersé, un nouveau genre de souffrance vint peser sur nos cœurs. À part la séparation qui nous était si pénibles, de nouvelles manières d’être un peu différentes de nos habitudes missionnaires nous firent sentir le besoin et le vif désir de retour à Madagascar. Quand nous avions quitté Tananarivo, hélas, nous espérions y retourner bientôt ; car les affaires semblaient aller vite ; d’ailleurs le peuple nous regrettait beaucoup et de nouvelles mesures pouvaient être prises à notre sujet. Mais les affaires s’aggravaient. La guerre de Chine vint aussi préoccuper la France qui, trahie de tous les côtés, ne pouvait se tirer des nombreux embarras que lui suscitaient aussi les affaires de Madagascar lesquelles, par moments, semblaient reprendre un bon cours mais retombaient bientôt, et le terme de nos chères espérances, semblable au mirage, disparaissait à mesure que nous approchions des moments qui semblaient devoir réaliser nos vœux.

 Mère Gonzague parle toujours de l’île Bourbon, alors qu’à cette date celle-ci porte définitivement le nom de la Réunion, avec la proclamation de la IIde République en 1848. 43



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De temps en temps, nous recevions des nouvelles de notre cher Madagascar. Nous apprîmes avec douleur que nos chrétiens étaient fort persécutés surtout dans les villages. Mais l’Union catholique fondée par le Révérend Père Caussèque s’organisa de manière à tout soutenir. Nos novices se partagèrent nos écoles et tout continua de marcher tant bien que mal. La guerre continuait son cours, l’amiral Pierre fit bombarder les postes importants au nord de Madagascar, mais n’étant pas suffisamment secondé, il mourut de chagrin, dit-on44. […] La paix fut signée le 17 décembre 1885 à Tamatave, mère Gonzague termine ainsi cette partie de son récit45 :

Ces heureuses nouvelles arrivèrent bientôt à Bourbon et nous comblèrent de joie. En février le retour fut résolu et le 3 mars 1886, quelques pères et quelques sœurs s’embarquèrent pour Tamatave où ils arrivèrent le 6 du même mois. L’amiral Miot nous fit prendre à bord par son canot et nous voilà arrivées enfin dans notre chère Mission. […]

44  Il ne fut pas autorisé à marcher sur Tananarive, et mourut en mer en septembre 1883, en revenant en France. 45   Ce traité franco-malgache de Tamatave était avantageux pour la France : elle bénéficiait d’une sorte de protectorat puisque Madagascar acceptait qu’elle la représente dans les relations extérieures. Les autorités mérina acceptaient de payer une indemnité de guerre très importante ainsi que la présence d’un résident français à Tananarive avec escorte militaire. De plus la France pouvait occuper la baie de Diego Suarez et se voyait reconnaître sa souveraineté sur les territoires du nord-ouest ; elle reconnaissait l’autorité de la reine, Ranavalona III, sur l’ensemble de l’île. En effet Ranavalona II était décédée le 13 juillet 1883. Ce traité ambigu ne pourra empêcher la détérioration de relations entre Madagascar et la France, la reprise de la guerre dix ans plus tard et l’établissement d’un vrai protectorat cette fois-ci sur la Grande Île, suivi de révoltes, de répression et de l’exil de la reine Ranavalona III, à la Réunion puis en Algérie.

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MARTINIQUE L’ÉRUPTION DE LA MONTAGNE PELÉE (1902) : LE TÉMOIGNAGE DES SŒURS DE SAINT-JOSEPH DE CLUNY C h a nt a l Pa is a n t

Le 8 mai 1902, l’éruption de la montagne Pelée, accompagnée d’une nuée ardente, détruit la ville de Saint-Pierre, faisant trente mille victimes sur les 40 000 habitants. Le volcan que l’on croyait éteint depuis 1851 dominait de ses 1350 m la ville commerçante, à vingt-deux kilomètres de Fort-de-France, chef-lieu administratif de la colonie. La catastrophe fait la Une de tous les quotidiens de l’époque. Le petit Parisien du 25 mai 1902 compare le séisme à ceux de Pompéi, d’Herculanum et au tremblement de terre de Lisbonne. L’article commente une large gravure aux couleurs apocalyptiques, sous-titrée « Terrible éruption d’un volcan à la Martinique – La ville de Saint-Pierre anéantie ». Le seul rescapé sera un prisonnier protégé par les murailles de sa geôle creusée dans le roc. Un saisissant Rapport de Monsieur l’abbé Parel, administrateur du diocèse, à sa Grandeur Monseigneur de Cormont, évêque de la Martinique1, décrit l’événement jour après jour. L’éruption commence le 3 mai par des colonnes de fumée noire et une pluie de cendres qui s’étendent sur toute l’île. Les bourgs de Sainte-Philomène, le Prêcheur, le Morne-Rouge se remplissent des habitants des campagnes fuyant les hauteurs. Il fait nuit en plein jour. Les prêtres et la population passent la nuit en prière dans la cathédrale. Les collèges, lycées, écoles sont évacués. Le 5 mai, l’usine Guérin située à quelques kilomètres de Saint-Pierre disparaît dans un torrent de boue incandescente. L’abbé Parel observe le déchaînement des éléments depuis un bateau : J’aperçus les flancs du cratère, recouverts de boue, de rochers et labourés de rayures verticales creusées par les eaux sortant de son sein. Deux pitons qui l’encadraient lui formaient une vallée avancée 1  Il sera publié dans les Annales Apostoliques de la congrégation du Saint-Esprit et du Saint-Cœur de Marie, n° 7, juillet 1902.

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C h a n ta l Pa i s a n t

qui recueillait ses eaux d’où elles se précipitaient en zigzag pour former le torrent bouillant qui passait devant nous. Les détonations commencées le 6 mai se précipitent : le 8 mai, deux cratères crachent le feu, Saint-Pierre n’est plus qu’un vaste brasier engloutissant la population qui s’était réfugiée dans les casernes, écoles et églises. La rade où trente à quarante navires s’alignaient la veille est couverte d’épaves en flammes. Parmi les victimes figurent le chef de la colonie, M. Mouttet, et son épouse, le colonel Gerbault et son épouse, onze prêtres séculiers, treize pères du Saint-Esprit, trente et une sœurs de Saint-Joseph de Cluny, vingt-huit sœurs de Saint-Paul de Chartres, dix sœurs de Notre-Dame de la Délivrande. Seuls ceux qui avaient pu quitter Saint-Pierre à temps survivront. Les pluies de cendres et éruptions se poursuivent entre le 17 et le 20 mai, de nouveau les 6 juin et 9 juillet, et reprennent encore les 24 et 30 août. Les sœurs de Saint-Joseph de Cluny étaient en Martinique depuis 1824. L’ensemble des écoles du gouvernement ayant été laïcisées en 1883, elles ont ouvert des écoles libres, pensionnats et externats, au Robert, au MorneRouge, à Macouba, au Centre, à Notre-Dame de la Consolation (maison principale du territoire de Saint-Pierre) et au Lamentin. La communauté de Notre-Dame du Sacré-Cœur, à Fort-de-France, tient également un pensionnat. Les deux seules maisons qui subsistent après le cataclysme, et ouvriront de nouveau leurs portes à la rentrée 1903, sont celles de Fort-deFrance (143 élèves) et du Lamentin (52 élèves) – qui subira l’épreuve d’un cyclone, le 8 août 1903. Les dernières lettres des sœurs qui vont mourir, publiées ici pour la première fois, constituent des témoignages directs particulièrement émouvants. Ils sont complétés par ceux des sœurs qui ont pu partir à la dernière minute et qui furent publiés dans le Bulletin des sœurs de la congrégation de Saint-Joseph de Cluny, en 1902 et 1903.

Mère Marie-Thérèse Futsch2 , supérieure de la communauté de

Saint-Pierre, à mère Saint-Melchiade, supérieure au Lamentin Saint-Pierre, le 6 mai 1902 Ma bien chère fille, Comment vous décrire les émotions par lesquelles nous passons, sans dire le reste ! Pluies de sable, suffocations de soufre etc. etc.  Archives générales, Saint-Joseph de Cluny, 2B. h1, manuscrits.

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L’é r u p t i o n d e l a m o n t a g n e Pe l é e

À certains moments, lorsqu’une rafale de vent vient nous porter le sable des toits et des arbres, nous sommes comme asphyxiées, et les détonations, les grondements continuels de la montagne ! Vraiment, si ce n’était effrayant, ce serait par instant majestueux à voir. Mais nous sommes en vie et on nous assure même que le danger est écarté. Mais les malheureuses victimes de l’avalanche qui est tombée comme un éclair sur l’usine Guérin ! Pauvre famille Guérin, l’usine, tout est emporté, mais le plus triste c’est la disparition de M. et Mme Eugène Guérin qui ont été entraînés sous les yeux de leur père. On dit que tout le personnel de l’usine a péri, mais on ne sait pas encore au juste, on voit aussi le fils Duquesne au nombre des victimes. Allez en notre nom faire visite à cette pauvre famille si cruellement éprouvée, exprimez-leur toute la part que nous prenons à leur immense douleur. Cette nuit, toute la ville a été encore affolée par les cris des inondations de la rivière Roxelane, ‹à› Trois-Rivières et ‹au› Centre3 ; la ville dans l’obscurité, pas de lumière électrique. À 3 heures ½, les cris sont arrivés jusqu’à nous et nous nous sommes toutes habillées. Hier à 2 heures, j’allais vous envoyer quatre pensionnaires qui nous restaient, avec mères Élisabeth, Angèle, sœurs Isabelle et Anastasie, mais le bateau n’a pris personne. Cette lettre a été faite pour sœur Florentine ; comme elle est venue me surprendre en personne, je vous l’envoie à vous, puisque les détails sont pour vous aussi bien que pour elle. Elle est partie à deux heures, en emmenant six. Je vous remercie de l’offre que vous nous faites ; si nous sommes obligées de fuir devant le danger, nous nous partagerons entre vous et sœur Florentine. Depuis midi la montagne fume moins ; mais combien de temps cela durera ? Priez avec nous et pour nous et espérons que le bon Dieu aura pitié de nous. À toutes mes chères filles ainsi qu’à vous, j’envoie mon souvenir le plus maternel. Votre mère, toute vôtre, Sr Marie-Thérèse

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  Centre = quartier de Saint-Pierre.

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7 mai 1902 [dernières lignes de mère Marie-Thérèse, veille de la catastrophe]

À mère Florentine] Ma chère fille, Rien de nouveau. La montagne fume et gronde toujours, surtout la nuit. Hier soir, alerte pour nos sœurs du Centre, rivière un peu débordée, faisaient leurs paquets. Rivière des Pères4 a fait des ravages. Hier soir, pas d’accident de personnes, néanmoins panique générale. Ici, sommes tranquilles, on nous rassure de plus en plus ; et puis le bon Dieu protège ses enfants. Mon affection à toutes, surtout à mes exilées. Votre mère bien vôtre en Jésus, Marie-Thérèse Circulaire de mère Marie-Basile [Chevreton], supérieure générale Paris, le 26 mai 1902 La sainte volonté de Dieu ! Mes bien chères filles, C’est hier, 25 courant, que j’ai reçu de notre communauté de Fort-de-France, les premiers détails concernant la terrible catastrophe de Saint-Pierre. Parmi le grand nombre de personnes qui en ont été les victimes notre part a été large. Le bon Dieu a rappelé à Lui trente et une de nos chères sœurs, c’est-à-dire toutes celles qui se trouvaient sur les lieux de Consolation et au Centre. Vous ayant envoyé un premier billet mortuaire collectif pour les quatorze dont les noms nous avaient d’abord été communiqués par le ministère, je joins ici un second billet indiquant les noms des dix-sept autres sœurs qui complètent la longue liste de nos victimes. Je ne peux, mes chères filles, vous donner aujourd’hui tous les détails que votre bien légitime attente désireraient avoir sur les circonstances de ce triste événement. Nous les réservons pour le premier bulletin. 4   Plusieurs rivières descendaient de la montagne Pelée : rivière Sèche, rivière des Pères, rivière Roxelane.

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Mais ce que je ne veux pas différer de vous faire connaître, c’est que nos bien chères sœurs n’ont pas été surprises à l’improviste. Les premiers symptômes de l’éruption de la montagne Pelée s’étaient révélés dès les derniers jours d’avril, pour se manifester de plus en plus menaçants, sans interruption, jusqu’au jour de la catastrophe. Un certain nombre de personnes avaient cru devoir se soustraire au danger en quittant la ville, mais la généralité de la population, rassurée d’ailleurs par l’autorité civile et d’autres personnes compétentes, était restée sur les lieux, malgré l’appréhension commune dont on ne pouvait se défendre. La Révérende Mère Marie-Thérèse, à la tête de la communauté, donnait en cela l’exemple du courage, tout en acceptant à l’avance les conséquences probables d’une situation si périlleuse. Nos bien-aimées sœurs ont supporté ces cruelles appréhensions pendant cinq jours, depuis le 3 mai jusqu’au 8, jour de la consommation de leur sacrifice auquel elles se sont indubitablement préparées avec ferveur et générosité. Cependant la mère supérieure de Fort-de-France, partageant les craintes générales, était allée le 6 à Saint-Pierre pour engager mère Marie-Thérèse à venir avec sa communauté se mettre à l’abri du désastre qui semblait imminent. Nous ne pouvons connaître les raisons qui ont déterminé la mère supérieure à rester à son poste malgré tout, mais nous ne pouvons pas douter cependant que ce ne soient des raisons d’un plus grand bien que les sœurs partageaient avec elle, puisque leur ayant proposé d’aller à Fort-de-France, six seulement sur trente-sept s’y sont rendues et ont ainsi échappé à la mort, qui le surlendemain devait ouvrir à leurs compagnes les portes du paradis. Assurément, mes chères filles, une belle fin est plus digne d’envie que de regrets, malgré les larmes qu’elle fait couler en abondance. Nous pleurons le départ d’un aussi grand nombre de nos chères sœurs : ce sont des ouvrières de moins dans le champ du père de famille. Mais le courage dont elles ont fait preuve excitera le nôtre au besoin ; et en priant Dieu pour elles, nous demanderons aussi que leur intercession, unie à celle de notre famille du Ciel, nous obtienne tous les secours dont nous avons besoin à l’heure actuelle et dans les événements que le bon Maître permettra que nous ayons à traverser. Nous pouvons peut-être dire aussi sans témérité que nos chères filles disparues viennent déjà en aide à leurs compagnes restées sur le champ de bataille par le courage et le dévouement dont elles ont

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fait preuve en la circonstance. Ainsi la mère supérieure de Fort-deFrance et celle de Lamentin, bien loin de vouloir se mettre à l’abri, ne désirent qu’une chose : reprendre au plus tôt leurs œuvres de dévouement auprès des enfants pour les empêcher d’aller aux écoles laïques et cela sans souci des privations de toutes sortes qu’elles endurent, et même de leur vie. Ces dispositions si religieuses nous sont un grand sujet de consolation. Cependant nous ne sommes pas encore bien fixées sur le sort de nos chères survivantes, nous ne savons pas jusqu’à quand elles pourront soutenir la situation et rester à leur poste. D’après les nouvelles données par les feuilles publiques, le volcan de la montagne Pelée est toujours en activité. Il y aurait même eu une éruption le 19, plus violente que la première, laquelle aurait atteint Fortde-France par une pluie de cendres et des scories embrasées et aurait augmenté l’émoi de la population qui demande à déserter l’île. De sorte que nous sommes encore dans une très grande inquiétude. Mais que notre confiance en Dieu demeure ferme, restons abandonnées à tous les événements de sa paternelle Providence, dont nous devons toujours adorer les desseins, tout impénétrables qu’ils nous paraissent. Vu le deuil immense qui atteint un si grand nombre de familles, et nous en particulier, il nous semble convenable de supprimer pour cette année toutes les fêtes accoutumées, d’abord celle de la supérieure générale et des mères supérieures, en ne conservant que le côté religieux, puis de ne donner aux distributions de prix que le moins d’éclat possible là où on ne pourrait le faire d’une manière privée. Pour nos fêtes religieuses, elles peuvent avoir lieu selon l’usage en ce qui concerne le côté pieux. Votre dévouée mère en Jésus, Marie, Joseph Sr. Marie-Basile, sup. gén. Mère Marie-Basile Paris, 10 juin 1902 La sainte volonté de Dieu ! Ma bien chère fille, Quelques mères supérieures ou directrices de nos maisons d’enseignement nous ont exprimé le désir d’intéresser leurs élèves en 414

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faveur des sinistrés de la Martinique dont la presque totalité de ceux qui survivent sont réduits à la misère par suite des pertes irréparables qu’ils ont subies. Je ne saurais qu’approuver et encourager cette pensée, vu que c’est une occasion bien opportune d’inculquer le devoir de la charité chrétienne qui nous oblige à venir en aide aux malheureux dans la mesure de nos moyens. Puis, le désastre qui a frappé cette malheureuse colonie est si extraordinaire et a semé le deuil dans un si grand nombre de familles que les parents comme les enfants se prêteront très volontiers, sans aucun doute, à cette bonne œuvre. Mais afin d’agir d’une manière uniforme, voici, ce nous semble, ce que l’on peut faire. Déjà dans quelques unes de nos maisons, peu cependant, on a suggéré aux élèves de faire l’abandon total de leurs livres de prix, ce qui a été accepté sans hésitation ; dans certaines même ce sont les enfants qui ont eu l’initiative de ce sacrifice. Nous pensons qu’il serait bon d’adopter un moyen terme, c’est-à-dire de proposer aux élèves de ne leur donner qu’un livre de moyenne valeur, avec une carte indiquant, pour chacune, les prix et récompenses qu’elle a mérités. Sur cette même carte, on mentionnerait aussi que l’enfant a fait abandon de ses prix en faveur des sinistrés de la Martinique. La somme résultant de la valeur des livres abandonnés serait réunie à la maison mère pour être envoyée au plus tôt à Monseigneur de Cormont, évêque de la Martinique, qui est le mieux à même d’en faire une juste répartition. Ma chère fille, il nous paraît que cette mesure est bien justifiée par la situation présente de la colonie et qu’elle est aussi favorable à l’éducation chrétienne des enfants en leur apprenant à savoir se sacrifier pour faire la charité à ses semblables. Je ne peux donc que vous engager à faire ainsi, à moins que nous n’y voyiez quelque inconvénient sérieux. En tout cas, on retranchera des distributions de prix, ainsi que nous l’avons dit, tout ce qui en fait communément un jour de fête : musique, chant, représentation de théâtre. Veuillez, bonne mère, communiquer cette lettre aux maisons d’enseignement des différentes communautés de votre district et vous en entendre avec elles. Votre affectionnée mère en J. M. J.

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Bulletin des sœurs de la congrégation de Saint-Joseph de Cluny Désastre de la Martinique5 Tous les membres de notre chère famille religieuse attendent, avec une légitime impatience, les détails promis par notre bien chère mère générale, dans sa lettre circulaire du 26 mai, sur l’épouvantable éruption volcanique du 8 mai, qui a ravi à la congrégation trente et une de nos sœurs. Dieu a gardé le secret des dernières heures de ces chères victimes, mais nous pouvons facilement conjecturer ce qu’a dû être leur rencontre avec le divin Époux, en lisant le récit des dispositions généreuses qu’elles ont manifestées pendant les jours d’angoisse qui ont précédé leur suprême sacrifice. Dieu, qui proportionne toujours sa grâce aux épreuves qu’il envoie, les a préparées lui-même au dernier passage, en mettant dans leurs âmes une héroïque soumission à sa divine volonté, qui leur faisait renouveler, à chaque instant, le sacrifice de leur vie et, ainsi purifiées, elles ont dû, d’un élan rapide, répondre à l’appel de Jésus qui les conviait à aller célébrer au Ciel la fête de son Ascension. Les détails qui nous sont venus des survivants nous font partager leurs émotions jusqu’au 6 mai, avant-veille du désastre qui nous les a ravies. « Dans le courant d’avril, écrit-on de Fort-de-France, le volcan fumait, on s’en inquiétait peu, les quelques naturalistes de SaintPierre, les pères en tête, suivaient la marche du phénomène sans s’en effrayer. Un professeur universitaire rassurait constamment la population qui s’affolait. Dans la nuit du 2 au 3 mai, on entendit des détonations comme des coups de tonnerre, accompagnés d’éclairs, et le cratère lança une telle quantité de cendres qu’elles arrivèrent jusqu’à Fort-de-France. À Saint-Pierre, la couche était de deux à trois centimètres, le premier jour. Nos sœurs en se levant virent leurs appartements, quoique fermés, couverts à l’intérieur d’un tapis de cendres. Dès lors, nos pauvres sœurs vécurent dans une agonie mortelle, se regardant mutuellement sans mot dire, se soumettant à la décision de notre mère.   Bulletin n° 66, juin 1902, p. 523-528.

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Le 5, le volcan tonnait, grondait fortement ; nous entendions ici, à trente kilomètres, ses détonations formidables. Une plus forte éclata vers midi ; une masse énorme de boue et d’eau bouillante se précipita par une des bouches du cratère et ensevelit l’usine Guérin, au bord de la mer. Après ce lugubre événement, mère Florentine envoya à mère Marie-Thérèse une dépêche insistant pour qu’elle quittât SaintPierre. Le 6, au matin, elle s’y rendit elle-même redoublant ses instances pour emmener tout le monde, mais mère Marie-Thérèse pensait, d’après tous ceux qui s’efforçaient de la rassurer, que le danger n’était pas imminent : les pères eux-mêmes se faisaient illusion sur la nature de ce phénomène. Cependant, six sœurs, dont le tempérament paraissait plus faible, furent envoyées à Fort-de-France. Mère Marie-Thérèse disait à l’une d’elles, en la quittant : « Ah ! si vous saviez comme je souffre moralement, ne sachant quel parti prendre pour ma communauté ! » Cette bonne mère, ainsi que plusieurs de nos sœurs, comprenait la gravité du danger, mais elle ne pouvait quitter alors qu’on rassurait la population affolée. « Si quelqu’un me disait de fuir, je partirais volontiers, disait-elle deux jours avant la terrible éruption, mais les pères et les prêtres restent, nous ne pouvons quitter. » Les autorités administratives et les savants voulaient tout expliquer par la science et riaient de ceux qui avaient peur, mais nos chères sœurs avaient la certitude du danger et faisaient chaque jour le sacrifice de leur vie. Le 7, la nature était triste et la population fuyait. Le gouverneur, pour rassurer le peuple, était descendu à Saint-Pierre avec plusieurs fonctionnaires ; ils devaient réunir une commission afin de calmer tout le monde ; tous ont été victimes de la terrible catastrophe. Le matin du 8, une de nous alla au bateau, espérant que quelques sœurs plus effrayées se seraient décidées à fuir  ; elle cherchait quelqu’un qui put au moins donner des nouvelles. Les passagers avaient, tout le temps du voyage, trouvé la montagne très calme et regrettaient presque d’avoir fui inutilement, quand, tout à coup, une colonne de cendres d’une dimension formidable arriva sur Fort-deFrance. Le ciel devint sombre comme en pleine nuit et une pluie de cendres durcies tomba avec une effroyable intensité. La terreur nous fit pâlir. Nous nous réfugiâmes à la chapelle avec les quelques enfants

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déjà arrivées pour la grand messe : il était 8h ¼ du matin. Notre ferveur était grande, nous pensions que c’en était fait de nous. La pluie de cailloux dura bien un quart d’heure, les cendres tombèrent ensuite, et après vint la pluie. Vers 9 heures, le bateau prit le large et se dirigea sur Saint-Pierre ; à mi-chemin il dut retourner, la ville ayant disparu comme un immense brasier. Quand les passagers rapportèrent cette terrible nouvelle, ce fut un émoi universel. » Une lettre écrite de la Trinidad par une des sœurs qui s’éloignèrent de Saint-Pierre, le 6, va nous faire contempler l’attitude de nos chères victimes pendant leurs derniers jours. Trinidad, 21 mai 1902 Très Révérende Mère générale, Votre cœur de mère a déjà été brisé par la triste nouvelle du malheur qui a frappé la Martinique, et particulièrement en apprenant la mort de nos bien-aimées sœurs. Oh ! oui, très chère Mère, nos cœurs aussi ont été brisés et nous ne pouvions nous décider à vous envoyer le télégramme annonçant la terrible catastrophe. Les lettres du 11 mai vous ont donné quelques détails sur l’affreux jour du 8 mai, et nos prières ont été ferventes en demandant au bon Dieu de vous donner force et courage pour supporter un tel coup. Vous avez déjà appris, très chère Mère, que nous sommes six que le bon Dieu, dans ses desseins, a trouvé bon de sauver, et c’est une d’elles qui vous écrit. Mère Florentine était descendue, mardi 6 mai, à Saint-Pierre, inquiète à notre sujet, et insistant auprès de notre mère pour emmener quelques sœurs à Fort-de-France. Je fus du nombre des six qui furent désignées ; ce n’est pas sans verser des larmes que je quittai notre bonne mère et toutes mes chères compagnes, mais l’obéissance avait parlé, il fallut se séparer. Vous avez eu tous les détails depuis la première éruption, vendredi soir, jusqu’au jour fatal ; je n’en dirai rien, mais je ne puis garder le silence sur les cinq derniers jours que j’ai passés avec nos chères sœurs. C’était un deuil général, depuis la pluie de cendres arrivée dans la nuit du vendredi au samedi, 418

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du 2 au 3 mai. Le matin, en nous levant, nous étions toutes plongées dans une tristesse inexprimable, nous demandant ce qui allait nous arriver. Descendues à la chapelle, en présence de Jésus-Hostie nous fîmes le sacrifice de notre vie, renouvelâmes nos saints vœux et notre sincère volonté de mourir enfants de la congrégation. Nous entendîmes la sainte messe avec beaucoup de peine, à cause de la pluie de cendres qui nous arrivait malgré les fenêtres fermées. Nous fîmes toutes avec ferveur la sainte communion, comme si c’était la dernière de notre vie, priant Jésus de nous recevoir avec lui dans la sainte patrie. Les larmes coulaient de tous les yeux. À six heures, on vint chercher nos élèves pensionnaires ; elles voulurent se confesser avant de partir ; puis toutes nos sœurs allèrent recevoir une dernière absolution. Toutes très calmes, nous attendions notre dernière heure, et la maison prit un aspect de deuil et de tristesse. Ainsi passèrent les journées de samedi, dimanche, lundi : le volcan devint de plus en plus menaçant, il fit entendre des grondements affreux, surtout les nuits qui nous paraissaient des semaines. Il faut que je vous parle de nos bien-aimées sœurs pendant ces jours où j’ai été témoin de leurs vertus. Durant cette longue agonie qui a duré plusieurs jours, elles séchaient de frayeur, elles ne dormaient plus, ne mangeaient plus, attendant, calmes, paisibles, à chaque minute qui durait une heure, l’appel de leur céleste Époux. J’aime à vous dire, bien chère Mère, l’héroïsme de leur obéissance : elles voyaient la mort qui les poursuivait et disaient entre elles : « Mon Dieu, si c’est possible, éloignez de nous ce calice », mais aussitôt on entendait : « Non, Jésus, votre volonté… notre vie, si vous le voulez, pour la conversion de la Martinique. » oh ! il me semble encore les voir, toujours ensemble, répétant mille fois, nuit et jour, les mêmes paroles. Elles avaient peur, elles ne vivaient plus, c’était une agonie mortelle, mais, de crainte d’aller contre la sainte volonté de Dieu, elles se taisaient, elles n’osaient parler, ni laisser voir ou deviner leur désir de quitter Saint-Pierre. Elles disaient : « Si le bon Dieu veut que nous soyons sauvées, il inspirera à notre mère de nous laisser partir ; en attendant, restons tranquilles, nous sommes sûres de

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faire la sainte volonté de Dieu. » C’était toujours leur cri : Jésus l’a entendu et il est venu les chercher lui-même, le jour de son Ascension. C’était admirable, cette agonie de six jours acceptée avec tant d’esprit de foi, avec une obéissance si héroïque ; elles ont été recevoir leur récompense. Elles voyaient le volcan prêt à éclater, mais elles ne désiraient partir qu’autant que l’obéissance le leur dirait ; les yeux pleins de larmes, elles renouvelaient le sacrifice de leur vie. Très chère Mère, c’est avec le désir de vous donner une consolation que je vous donne ces détails sur nos regrettées sœurs ; je suis sûre que Jésus, les ayant trouvées si bien préparées, les a conduites avec lui pour recevoir leur récompense. En les quittant, mardi soir, elles nous ont dit adieu en nous faisant un petit reproche de ne pas rester pour mourir ensemble. Il est inutile de vous dire nos angoisses, surtout jeudi matin, en entendant la terrible catastrophe ; cela ne peut s’exprimer. Voilà le dernier écho qui nous parvient de cette chère communauté de Saint-Pierre… Que fut la matinée du 8, jusqu’à l’heure où la pluie de feu s’abattit sur la ville avec la rapidité de la foudre ? Nous ne pourrons jamais le savoir ; mais il nous semble qu’elle a dû avoir quelque ressemblance avec ce qui se passait à la même heure, au Morne-Rouge, et que mère supérieure nous décrit ainsi : 1er juin La petite localité du Morne-Rouge, visiblement protégée par Notre-Dame de la Délivrande, n’a échappé à la mort, qui déjà planait sur nos têtes, que par miracle. Notre sacrifice était fait. Le père Mary, curé de la localité, voyant le danger imminent, après une absolution générale, nous a donné une seconde fois la sainte communion, mais en viatique pour empêcher les saintes espèces de brûler, et là, au pied du volcan, après une pluie de pierres et de cendres, dans une obscurité complète à huit heures du matin, les bras en croix, nous attendions à chaque instant le dernier coup… Le peuple était affolé… C’étaient des pleurs, de cris, des gémissements, des prières où chacun exprimait tout haut ses besoins, ses émotions… mais le bon Dieu s’en est contenté et n’a pas voulu que nous mourions par ce martyre, comme notre bien 420

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aimée mère Marie-Thérèse et nos chères sœurs de Saint-Pierre et toute ma famille que je perdais en même temps. C’est donc, nous pouvons le croire, dans un acte d’union intime avec le divin Époux qu’elles ont été appelées aux noces éternelles. Tout porte à croire que leurs souffrances ont été de courte durée et que l’asphyxie, avant la violence du feu, a mis fin à leur existence. Dieu a choisi des victimes innocentes dans cette cité où sa justice a passé d’une manière terrifiante. Puissent-elles avoir obtenu par leur sacrifice le salut d’un grand nombre de pécheurs ! Tout est détruit à Saint-Pierre, nous n’aurons même pas la satisfaction de rendre aux corps de nos chères victimes les derniers devoirs, l’administration seule pénètre sur les ruines et on est encore loin d’arriver à la Consolation6 : qu’y trouvera-t-on ? Je souhaite que tous ces cadavres soient réduits en cendres avant qu’on n’y touche. L’administration n’a pas encore été sur nos ruines, le père Voegtli seul y a pénétré : il m’a dit que tout est nivelé chez nous, on ne trouve pas trace de cadavres, nos pauvres victimes sont réduites en cendres ou ensevelies sous les ruines, elles y reposeront jusqu’à la résurrection générale. Ce bon père m’a rapporté pour tout souvenir un christ tout noirci par le feu et une statue de sainte Thérèse également calcinée. C’est tout ce qui nous reste de ce cher couvent qui avait coûté tant de peine à mère Onésime et de sueurs à mère Marie-Thérèse !… On ne trouve rien, absolument rien, que de la cendre où l’on enfonce jusqu’à la ceinture. Condoléances 7 Nous citons ici quelques unes des nombreuses lettres de condoléances publiées dans le Bulletin des sœurs de Saint-Joseph de Cluny.

Dieu demande de temps à autre des victimes innocentes afin que sa justice soit apaisée ; c’est à votre congrégation qu’il l’a demandé  Notre-Dame de la Consolation, maison principale des sœurs de Saint-Joseph de Cluny. 7   Extraits du bulletin n° 66, p. 529-532. 6



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d’une manière si éloquente en cette circonstance. Si d’un côté, la perte de tant de vos filles doit affliger votre cœur, elle doit aussi le consoler en voyant un signe de prédilection du cœur de Jésus et aussi un argument sûr que votre congrégation est destinée à faire beaucoup de bien dans l’Église. (Mgr Tonti, archevêque de Port-au-Prince) Le coup est si terrible que l’on se demande quels ont pu être les impénétrables desseins de la divine Providence. Un jour, en cela comme en toute chose, le bon Dieu se montrera juste, miséricordieux et bon. Nous verrons sans doute briller la couronne du martyre, du zèle, de la charité et de la résignation à la sainte volonté de Dieu sur le front de chacune de vos chères sœurs et enfants de la vénérée mère fondatrice. Et qui sait si, intimement unies à Jésus par la sainte communion, le matin même de la fête de son Ascension glorieuse, elles ne se sont point élancées du milieu des flammes purificatrices, pour aller jouir au Ciel du vainqueur du péché et de la mort ! (R.P. Delaplace) Pour un prêtre et pour une religieuse missionnaire, c’est vraiment une mort digne d’envie : un dernier regard d’amour vers Dieu et le réveil dans le Ciel. (R.P. Bernard, trappiste à l’abbaye de NotreDame des Neiges (Lozère), parent d’une des victimes.) Vos sœurs sont au Ciel ; puissent-elles préserver, par leur intercession, les congrégations que menacent les sectaires, plus terribles que la lave des volcans. (T.R.P. Ange Le Doré, supérieur général des Eudistes.) Pauvres enfants ! Elles sont tombées comme tombent les braves, c’est-à-dire au poste de combat que la sainte obéissance leur avait assigné. Qui n’envierait leur sort ? Les souffrances d’une mort commune les ont aujourd’hui réunies au Ciel, et en succombant ainsi victimes de leur héroïsme, elles ajoutent une page nouvelle au martyrologue des sœurs de Saint-Joseph de Cluny. (abbé Maumus) Nouvelles de la Martinique8 La désolation plane toujours sur cette île infortunée, dont le terrible volcan a des périodes d’apaisement suivies d’effrayants réveils d’activité, aussi la situation de nos chères sœurs est un continuel sujet   Bulletin n° 67, septembre 1902, p. 601-660.

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de sollicitude pour notre bien chère Mère. Déjà le personnel a été réduit en proportion des œuvres qui n’ont plus qu’une existence précaire et incertaine pour l’avenir, et des mesures sont prises pour permettre à celles qui restent de se soustraire au danger, s’il persiste à les menacer. Elles se sont montrées bien édifiantes et bien courageuses, prêtes à reprendre leur mission de dévouement auprès des enfants, autant qu’il sera possible de continuer les classes. Nos sœurs du Morne-Rouge, qui paraissaient d’abord les plus exposées, ont contemplé le terrifiant spectacle de l’incendie de SaintPierre et, après plusieurs jours d’angoisses et de privations, elles ont pu se rendre à l’appel de mère Florentine, qui les envoya chercher. De nouvelles éruptions, visibles à Fort-de-France qu’elles semblaient menacer, ont eu lieu le 17 et le 20 mai, le 6 juin et le 9 juillet ; cette dernière, plus effrayante, jeta la population dans l’angoisse, mais l’action dévastatrice, cette fois encore, ne franchit pas la ligne de démarcation tracée le 8 mai autour de l’immense nécropole qui fut autrefois Saint-Pierre. Un temps de calme relatif fit renaître l’espérance, le travail reprit et de nombreuses familles rentrèrent dans leurs habitations désertées au moment du péril. Le bon père Mary, venu malade à Fort-deFrance et se sentant mieux, reprit son ministère au Morne-Rouge où il passait quelques jours chaque semaine ; il trouva encore le temps et les forces de donner à nos sœurs, à Fort-de-France, trois jours de retraite. Celles du Lamentin s’y rendirent aussi. « Quelle retraite, écrit l’une d’elles, après de tels événements ! Nous n’avions pas de peine à nous recueillir en pensant que, en si peu de temps, un tel changement s’était opéré parmi nous ; ce nombre restreint, cette petite chapelle, tout nous portait naturellement à la méditation du néant, de l’instabilité des choses d’ici-bas, en nous rappelant la nécessité de nous préparer à la mort, qui est toujours suspendue sur nos têtes. » Le 24 août, une forte secousse de tremblement de terre fut le prélude d’une série d’éruptions, dont la plus violente se produisit le 30  août au soir. Les grondements sinistres du volcan, l’immense nuage noir étendu sur toute l’île comme un drap mortuaire que déchiraient de nombreux éclairs aux formes bizarres, jetèrent partout l’épouvante, la consternation. Quand le jour parut, on put constater la destruction du Morne-Rouge et de plusieurs communes environ

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nantes. Nos sœurs n’étaient pas retournées au Morne, comme la population trop confiante, mais le bon père Mary y fut frappé à son poste d’héroïque dévouement. Il ne se faisait pas d’illusion et, en terminant la retraite de nos sœurs de Fort-de-France, il leur disait : « Vous entendrez dire bientôt que le père Mary est brûlé » Au Morne-Rouge, il multipliait les exercices de piété où les fidèles étaient plus assidus ; le chemin de croix se faisait chaque jour en commun et, le samedi soir, peu d’heures avant la terrible éruption, arrivé à la dernière station, le pieux serviteur de Marie dirigea les intentions : « pour obtenir à tous une bonne et sainte mort. » Dans la nuit, la paroisse fut rasée par le fléau dévastateur, qui ne laissa intacte, au milieu des ruines, que la belle statue de Notre-Dame de la Délivrande et les saintes Espèces, qui furent recueillies après le désastre et rapportées à Fort-de-France. Le bon père Mary voulut se rendre à l’église, malgré ses brûlures mortelles ; il tomba devant saint Joseph, où on le trouva après la tourmente. Rapporté mourant à Fort-de-France, il y reçut les derniers sacrements et ne cessa, jusqu’à son dernier soupir, d’édifier comme le font les saints. Sa mort est un deuil pour la colonie qui pleure déjà sur tant de tombes, et tous, même les impies, rendent hommage à cette « belle et noble figure sacerdotale. » En présence de tels dangers, un grand nombre d’habitants vont demander asile à des terres plus hospitalières, le nombre de nos élèves diminue chaque jour et il est à présumer que bientôt nos sœurs, n’ayant plus de motif suffisant pour y prolonger leur séjour, abandonneront, elles aussi, cette île où nous nous sommes dévouées pendant plus de cinquante ans. La prière jaillit fervente de nos cœurs en pensant aux périls, aux épreuves de nos chères compagnes ; sans cesse nous implorons pour elles le secours du Ciel. Que Notre-Dame de la Délivrande les protège, les garde contre tout danger et qu’elle les console dans la mesure de leurs afflictions !

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RUSSIE LES FRANSCISCAINES MISSIONNAIRES DE MARIE EN RUSSIE (1914-1922) Cat her i ne Ba z i n

En Europe, des fondations fmm se réalisaient durant la période située entre le Chapitre de 1905 et la congrégation générale de 1911 ; la plus intéressante et aussi la plus audacieuse fut celle de Saint-Pétersbourg en Russie où le Tsar Nicolas II exerçait alors son pouvoir autocratique. L’entrée dans ce grand pays, jalousement fermé à l’influence catholique, avait déjà tenté la fondatrice, mère Marie de la Passion. Mère Marie de la Rédemption, supérieure générale qui lui avait succédé, encourageait les relations avec certaines familles russes qui faisaient chaque année de longs séjours dans les capitales européennes ; elle aurait été heureuse de pouvoir réaliser un jour le désir de la Fondatrice d’entrer dans ce pays… En 1906, sur le conseil du père Raphaël Delarbre ofm, la « Famille de Marie » forma un projet de fusion avec l’Institut des fmm. Cette congrégation, fondée vers le milieu du xixe siècle pour l’éducation dans la foi catholique des enfants polonais qui résidaient en Russie (à cette époque, la Pologne avait été rayée de la carte), avait deux maisons à Odessa, deux à Kiev, trois à Saint-Pétersbourg, trois à Varsovie, avec cent-cinq religieuses de vœux temporaires ou perpétuels et des novices. Les deux premières Franciscaines missionnaires de Marie, mère Marie de la Garde et mère Maria Lucia de Catalagirone, arrivaient en Russie en novembre 1907. La fondation Franciscaine missionnaire de Marie se fit à Saint-Pétersbourg, maison Saint-Pierre, en janvier 1908 ; le projet de fusion progressa doucement, et les onze capitulaires de la Famille de Marie le votèrent à l’unanimité en avril 1908. Mère Marie de la Rédemption, lors de son voyage en Russie en août-septembre 1908, reçut partout un accueil chaleureux. Dans la maison Saint-Pierre commença un petit atelier, où travaillaient cinquante-huit jeunes ouvrières, autant russes que polonaises, mais il fallut les diviser en deux salles, à cause du nationalisme de ces fillettes. Les en-

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fants polonaises désiraient entretenir leur propre identité comme polonaises et non comme russes. À la congrégation générale de 1911, mère Marie de Saint-Jean, vicaire générale de la Famille de Marie en 1908, devient assistante générale de l’institut ; les maisons de Russie et Pologne faisaient partie de la Province de l’Annonciation1 et, à la veille de la guerre qui allait préparer le terrain à la révolution de 1917, il est bon de noter les maisons et œuvres citées dans le rapport annuel de 1913 : À Saint-Pétersbourg, il y avait encore à cette époque-là la maison Saint-Paul (140 ème ligne) avec 21  religieuses, 10  novices et 5 agrégées pour un orphelinat de 115 fillettes et une école pauvre pour 150 enfants. À la maison Saint-Nicolas (Micolajowska), sur l’autre rive de la Neva, six religieuses, dix agrégées pour une soixantaine d’orphelines, travaillant toutes à la campagne, soutien de la maison de Saint-Pétersbourg. De plus, un petit asile de vieillards avec une religieuse et 2 agrégées (Sapinière et Datcha). À Kiev, une des deux maisons avait été fermée par ordre du gouvernement en 1911. Dans l’autre maison, il restait encore une dizaine de religieuses pour tenir l’orphelinat et l’école. À Odessa, deux maisons : l’une pour le noviciat qui comptait une quinzaine de novices, l’autre pour les œuvres  : orphelinat, école, école industrielle. À Varsovie, entre les deux maisons dont les œuvres étaient les mêmes (orphelinat, école et petit ouvroir), il y avait une trentaine de religieuses, deux novices et six postulantes. Les textes qui suivent sont extraits de Notre Histoire – dite parfois aussi Notre Histoire de famille – ouvrage inédit qui comprend treize tomes, chacun étant divisé en plusieurs volumes. Commencé vers 1926, il a été rédigé par deux Franciscaines missionnaires de Marie, mère Marie Antoinette de Saint-Louis (Marguerite Jeannerod) et mère Marie Notre-Dame de Déols (Jeanne Hubert) ; il retrace l’expansion de l’institut depuis sa fondation jusqu’en 1972. Il est écrit à partir de documents des Archives générales : correspondances, actes officiels, journaux de voyages, journaux de fondations, récits d’événements importants, etc. C’est une source capitale pour l’histoire des fondations dans les différents pays où l’Institut s’est implanté ;   Cette province était formée de l’Autriche, la Mandchourie, la Mongolie, la Pologne et la Russie du Nord. La supérieure provinciale en était mère Marie Hildegardis, Constance Euteneuer, Allemande. 1

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mais il n’envisage pas l’évolution des communautés et des œuvres extérieures au long du temps, lacune très regrettable… Ouvrage dactylographié, il n’existe qu’en trois exemplaires conservés aux Archives générales (agfr et agfg) et au Bureau d’Histoire de l’institut 2.

Journal de la maison de Saint-Paul de Petrograd (extraits) Ces quelques pages du journal de la maison Saint-Paul de Petrograd donnent un aperçu du courage et de la confiance en Dieu de mère Marie Mélanie-Rose pendant ces premières années de la révolution bolchevique3.

Février 1917 – Le 23 février, la révolution éclata. Dès le commencement, Dieu nous entoura d’une protection spéciale. Prévoyant de longs et grands troubles, nous avons acheté 800 kilos de farine que quelques-unes de nos sœurs ont pu transporter à la maison presque sous les coups de fusil. Ces provisions ont sauvé nos enfants de la famine qui commença avec la révolution. Les bandes de soldats ivres entraient dans les maisons sous prétexte de perquisitions, mais c’étaient de vrais pillages. Plusieurs fois par jour, ils cherchèrent à enfoncer nos portes de bois, les murs tremblaient, mais aucune fois ils ne parvinrent à entrer chez nous. Nous attribuons ce fait à l’exposition du Saint Sacrement et à la présence des pauvres qui pendant ces jours affreux venaient chez nous bravant les balles pour avoir à manger. Juillet 1917 – Au commencement de juillet, la révolte bolchevique éclata contre le gouvernement révolutionnaire. Les pillages recommencèrent, mais la même protection providentielle nous garda ainsi que les trois autres maisons. Septembre 1917 – Dans les premiers jours de septembre, le mouvement de Korniloff éclata. Notre maison de la Sapinière se trouvait juste sur le passage des cosaques. On pouvait tout redouter de ces hommes qui brûlaient, pillaient tout sur leur passage ; là encore, ce 2   Notre Histoire, t. 6, vol. 6, 1905-1911, Chapitre XXXIII, p. 714-733, Appendice I-V. agfr Bibliothèque 6.1. Notre Histoire 42. 3   Notre Histoire, t. 6, vol. 6, 1905-1911, Chapitre XXXIII, appendice I-IV. agfr Bibliothèque 6.1. Notre Histoire 42.



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fut la prière devant le saint sacrement exposé qui fut notre unique secours. Octobre 1917 – La seconde révolte bolchevique contre le gouvernement de Kerenski éclate avec violence ; sanglants combats dans les rues. La terreur règne ; l’évêque nous permet l’adoration nocturne. Le nouveau gouvernement bolchevique décrète la peine de mort pour le brigandage. Un ordre relatif se rétablit dans la ville. Novembre 1917 – Les difficultés d’approvisionnement deviennent de jour en jour plus grandes ; comment nourrir les centaines de bouches des enfants et pauvres, et religieuses ? Le transport des légumes de notre maison de la Datcha comporte de grands dangers, non seulement de la part des armées qui surveillent, mais du fleuve à traverser et qui commence à geler. C’est alors que nous touchons du doigt la protection de saint Antoine à qui nous avons confié nos enfants. Les chariots semblaient guidés par une main invincible pour les faire arriver à bon port. Décembre 1917 – L’appréhension d’un carnage en masse se répandit dans la ville. La communauté de la Sapinière était en grand danger. Tous les voisins avaient été pillés, certains avaient payé très cher la milice pour les défendre. Nous n’avions pas d’autre défense que le Saint Sacrement, et nous traversâmes ce temps affreux en toute sûreté. En la fin de l’année 1917, nos quatre maisons étaient remplies d’enfants, de vieillards, de malheureux de tous genres. Les pauvres du dehors venaient chercher leur dîner, car la famine devenait toujours plus affreuse. Février 1918 – Le nouveau régime soviétique est introduit ; tous les habitants doivent payer de fortes amendes sous peine d’emprisonnement. À cette première rencontre où nous avons dit aux Soviets que nous ne pouvions continuer à nourrir tant de pauvres et d’enfants s’il fallait encore payer l’amende, les loups se sont transformés en agneaux, et nous pûmes obtenir quelques provisions pour nos externes qui s’évanouissaient de faim pendant les leçons. En mars, nous apprîmes la prise d’Odessa par les Allemands ; nous étions de plus en plus isolées dans un chaos qui augmentait. Notre seul recours était à Dieu. Nous étions sans aucun secours humain, mais Dieu était avec nous. Mai 1918 – Les décrets des bolcheviques pleuvaient, ordonnant la nationalisation de tous les établissements. 428

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Suit le récit de visites de la police, de différents comités, avec en conclusion ces mots :

Le commissariat fut satisfait et nous distribua les provisions sans parler de nationalisation. Nous avions confié cette affaire à NotreDame du Bon Conseil. Octobre 1918 – C’est la terreur. À la maison de la Datcha, tout est enregistré  : pommes de terre, blé, etc. De nouveau, menaces de nationalisation des écoles et des orphelinats. L’Evêque dit de s’y opposer le plus longtemps possible, cette nationalisation signifiant : suppression des chapelles et de l’instruction religieuse, co-éducation, co-habitation et leçons de morale libre. Visite d’inspection : voyant les enfants bien tenues, l’Inspecteur ne parle plus de nationalisation, mais ce sera seulement pour un temps. Novembre 1918 – Déclaration de guerre de l’Allemagne ; la persécution redouble ; plus de commerce ; nous nous trouvâmes devant des difficultés sans issue. Nous allâmes alors au marché vendre tous les petits objets dont on pouvait se passer et les magasins étant fermés, nous réussîmes grâce à cela à survivre. Décembre 1918 – Visite des bolcheviques polonais qui déclarent venir après Noël faire l’ordre chez nous. Nous redoublons de prières, nous confiant à l’archange saint Michel. L’archevêque Ropp vient pour Noël. Sa présence nous fut d’une grande consolation Janvier 1919 – L’épidémie de typhus augmenta en ville ; on mourait de faim, de froid et d’épidémie. En ville, confusion, à cause d’une nouvelle mobilisation. Les bolcheviques polonais viennent à la Sapinière décréter la nationalisation immédiate ; on obtient un délai de deux jours. Ils ne vinrent pas, grâce à l’intervention d’un jeune homme russe, Mr Boris. Celui-ci voyant que les bolcheviques russes voulaient à leur tour nationaliser nos établissements, engagea le comité à venir visiter les lieux ; une fois de plus, les enfants purent rester. La grippe espagnole fit alors ses ravages dans nos maisons ; plusieurs sœurs furent atteintes. Mars 1919 – Un nouveau danger nous menace ; seuls les établissements nationalisés pourront toucher des vivres. La Sapinière était menacée de nationalisation. Mr Boris alla trouver le comité bolchevique et parla avec tant de force des abus qu’il avait trouvés dans les établissements nationalisés qu’une fois de plus, pendant que nous priions devant le Saint Sacrement, tout s’arrangea.

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Mai 1919 – Persécution de plus en plus forte contre tout ce qui est catholique. Mgr Ropp est emprisonné. Les catholiques font une grande manifestation et obtiennent qu’il soit seulement gardé dans une maison en liberté surveillée. Mais ce ne fut que pour un temps. Pendant ce temps, la maison de la Sapinière allait être nationalisée, sous peine de se voir refuser les vivres. Là étaient encore des provisions pour 5 jours. Mère Marie Eva obtint ce délai de 5 jours. Mais où trouver les vivres ? Dans la nuit, sept enfants furent envoyées de la Sapinière à la maison Saint-Paul. Avec les billets de retour, trois sœurs partirent avec des provisions. C’était risquer la prison, mais pendant que la communauté se mettait en prière, toutes les provisions apportées par dix-huit personnes étaient placées sous les wagons du train ; les trois sœurs arrivaient à les débarquer à la Sapinière. C’était d’ailleurs le dernier train ; le pont sauta après le passage du train. Le 31 mai, il fallait cependant renouveler les provisions. Deux sœurs allèrent les demander au commissariat ; tout le monde nous disait que c’était folie, que nous serions emprisonnées, mais tandis que nous priions, les sœurs obtinrent du commissariat ce qu’elles désiraient. Ce même mois, nous reçûmes des nouvelles d’Odessa avec quelques nouvelles de mère et la permission de faire leurs vœux à vingt de nos sœurs. Cette lettre nous apporta une grande consolation et un renouvellement de courage pour toutes. Juillet 1919 – Mgr Ropp et plusieurs otages furent conduits à Moscou. Les armées blanches entouraient de toutes parts Petrograd – la question de la nourriture n’était plus aussi difficile que l’année dernière ; aussi pûmes-nous augmenter dans nos maisons le nombre des enfants internes et externes. Août 1919 – La situation de la maison de la Datcha devient de plus en plus difficile, le bétail est réquisitionné. Septembre 1919 – La communauté de la Datcha achevait la retraite. Mère Mélanie-Rose, sachant que les soviets allaient venir nationaliser cette maison, s’y était rendue. À leur arrivée, ils commencèrent par menacer de mort mère Mélanie-Rose pour avoir élevé les enfants dans la crainte de Dieu. Mère Mélanie-Rose, inspirée, dit qu’il était dangereux de nationaliser cette maison sans le consentement des parents des enfants. On remit l’affaire au lendemain, mais comme était en tête des soviets un nommé Koijro, homme bas et méchant qui avait décidé la fermeture de la maison, il n’y avait aucun espoir. 430

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Mère Mélanie-Rose avait cependant confiance, car demain se terminait la neuvaine à saint Michel. Ce même jour, en effet, arrivait Mr Jean Sym, un russe grand ami des maisons, qui avait eu un pressentiment de venir à la Datcha et qui s’était fait donner un mandat du commissariat central comme inspecteur du département auquel appartenait notre Datcha. Une fois de plus, nous fûmes sauvées à la Datcha, mais la lutte recommençait pour la maison Saint-Paul. Octobre-novembre 1919 – Les armées blanches doivent se retirer, mais bombardent Petrograd dans leur retraite. L’hiver arrive et le bois manque : une des maisons de bois de Saint-Paul est démolie par les soviets pour prendre le bois. Il faut resserrer encore les enfants dans l’autre maison, laissée heureusement pour compte. Nous n’avons plus aucune nouvelle d’Odessa ; nous vivons comme dans un désert, entourées de bêtes féroces. Dieu seul nous reste. Quelle consolation d’être sûres que nous sommes gardées et défendues par Celui qui peut tout et qui nous aime. Noël 1919  – L’heure de nationaliser la maison Saint-Paul est venue ; les bolcheviques polonais envoient une délégation pour en intimer l’ordre. Nous prévenons les parents de nos enfants qui viennent nous entourer et s’opposer à cette mesure. Nous obtenons que la nationalisation soit remise de quelques jours. Le 30 décembre, lorsqu’arrivent les soviets, ils trouvent quelques centaines de personnes qui les attendent. Entre temps, on a décidé de remettre la maison au commissariat russe, et non aux bolcheviques polonais. Mme Ours… présente aux soviets son mandat de déléguée du Commissariat central et proclame que dans cet établissement, elle a toujours vu régner la vérité et la charité. Cela met en rage les bolcheviques qui s’efforcent de démontrer que la maison est un centre de contre-révolution et qu’il faut emprisonner la directrice. Les femmes, les enfants et les domestiques se laissèrent alors emporter à une indignation sans borne. Un des bolcheviques cherchant à sortir pour aller chercher la milice, les femmes lui arrachent son pardessus, barrent la porte. Une vraie bagarre, mais qui eut pour résultat de permettre à la bonne Mme Ours… de signer un protocole confiant la maison au commissariat central. Les bolcheviques polonais étaient furieux, mais une fois encore, nous avions échappé… Ce n’était pas une complète victoire, car cela signifiait une nationalisation proche, mais cependant à la fin de cette année, voyant nos enfants si nombreuses et si unies,

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nos vieilles si bien disposées, les catholiques qui nous entouraient fermes dans leur foi, nous chantions d’un cœur plein de reconnaissance le Te Deum au soir du 31 décembre, car la Croix est le plus grand bien pour l’éternité. Le journal de la maison Saint-Paul s’arrête ici. Le rapatriement des Polonais ayant été permis, des petits groupes d’enfants et jeunes filles purent, sous la conduite des sœurs, passer la frontière et aller soit en Pologne, soit en Autriche où les novices continuèrent leur noviciat à Eichgraben près de Wien, couvent de l’Annunziata.

Lettre de mère Marie Mélanie-Rose4 Pendant deux mois, je n’avais aucune nouvelle d’Odessa quoique je leur aie écrit souvent, enfin je viens de recevoir une triste nouvelle, c’est que Filomena est morte du typhus le 22  juin. Une autre, Marcianna, a eu aussi le typhus, mais elle a guéri. Elles demandent de leur envoyer quelqu’une d’ici. C’est une question difficile. Siegfrieda m’écrit que tout va assez bien chez elle (à Kiev) mais elle est inquiète du départ de la directrice de son école, tante de Carola, car on ne sait pas par qui elle sera remplacée. Quant à nous, ce sont toujours de grandes épreuves qui continuent. Le projet de mettre l’établissement à nos frais a échoué. La sapinière et la Datcha sont comme elles étaient avec notre personnel. L’asile de Wyborska et la maison centrale n° 27 sont encore libres, mais partout nous sommes persécutées d’une manière diabolique et enragée. Quant à la grande maison n° 25, cela va mal. Melle Wanda est renvoyée et deux communistes sont à sa place ; nous continuons notre travail comme si les communistes n’étaient pas là. Monseigneur5 nous encourage dans cette manière d’agir, donc nous y voyons la volonté de Dieu, sans cela on pourrait craindre que cela ne soit de la témérité. Nos enfants sont admirables pour défendre leur foi : cela rappelle les 4   Notre Histoire, t.  6, vol.  6, 1905-1911, Chapitre XXXIII, p.  731-732. agfr Bibliothèque 6.1. Notre Histoire 42. Mère Marie Mélanie-Rose (Mélanie Jablonska, polonaise, 1858-1946) appartenait à la famille de Marie et devint Franciscaine missionaire de Marie lors de la fusion de cette congrégation avec l’institut, en août 1908. Elle put rester dans le nord de la Russie jusqu’en 1924. 5  Mgr J. M. Amoudru, o. p., évêque de Pyrgos, administrateur apostolique de Leningrad (Saint-Pétersbourg).

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premiers temps du christianisme. Pour sûr, au commencement de l’année scolaire tout changera. Si le bon Dieu ne fait pas un miracle, nous serons chassées de Saint-Paul. Si vous saviez, Mère chérie, combien nos ennemis se donnent de peine pour nous ruiner. Comme en nous imputant le crime de cléricalisme ils n’arrivaient pas à nous chasser, car le peuple est pour nous, donc ils ont inventé que nous sommes des espions politiques. De cette manière, ils parvinrent à mettre dehors Melle Wanda. Maintenant ils voudraient s’emparer de la maison où se trouve la chapelle. Ce serait un grand malheur, car la chapelle est ouverte, malgré les persécutions de plusieurs mois, le peuple s’est attaché à cette chapelle d’une manière exceptionnelle, justement à cause de ce qu’ils ont tant lutté et souffert pour ce sanctuaire…. Nos sœurs d’Odessa ont de quoi manger et elles ont la Messe chaque jour, seulement elles sont très isolées et l’épidémie de typhus fait des ravages dans la ville et aux environs…. En tout cas, toutes ces luttes font beaucoup de bien aux âmes ; les catholiques sont devenus fervents et les Russes se réveillent aussi de leur torpeur. Le danger de voir toutes nos églises fermées continue toujours. On avait promis de le faire hier à Petrograd6 ; le peuple gardait les églises jusqu’au soir et la journée a passé tranquillement. On se sent heureux et honoré de se trouver au milieu de cette lutte pour la foi… Cependant, veuillez prier pour nous afin que le bon Dieu nous donne les forces physiques et morales, car ces luttes continuelles agissent sur les nerfs. Mes compagnes, surtout celles qui ont de la responsabilité, sont bien fatiguées et moi depuis quelque temps, je sens faiblir ma tête ; il y a des jours où je ne puis travailler mentalement. Inutile de vous raconter que chaque jour nous apporte de nouvelles peines ou inquiétudes : visites de nos persécuteurs, menaces ouvertes ou cachées. Mais s’il est difficile de vivre dans ce pays, il est d’autant plus attrayant d’aller chez le bon Dieu. M. Camille a eu une très forte dysenterie qui a fait mourir beaucoup de personnes ; elle était bien préparée pour la mort et nous édifiait par sa piété, son calme, son amour de Dieu. Elle était bien contente d’aller voir le bon Dieu, mais on voit que de telles âmes sont nécessaires ici, car elle va mieux et j’espère qu’elle guérira, malgré ses 70 ans. Mère Marie Mélanie-Rose, 9 août 1922 6



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  Petrograd : nom donné à Saint-Pétersbourg après la Révolution d’octobre.

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LA PASSION RUSSE DE LA MÈRE MARIEANASTASIE GIRARD-REYDET, SAINT-JOSEPH DE CHAMBÉRY (1917-1922) C h r i st ia n S or r e l

La mission contemporaine, on l’oublie parfois, ne se déploie pas seulement outre-mer, mais aussi en Europe, dans les pays luthériens, réformés ou orthodoxes, où le statut du catholicisme reste divers au long du xixe siècle et au début du xxe siècle, en dépit d’une tendance à l’amélioration. La congrégation des sœurs de Saint-Joseph de Chambéry, rameau savoyard des filles du père Médaille, passée en quelques décennies du rang d’institut de droit diocésain (1817) à celui de congrégation internationale soumise à la juridiction des congrégations romaines de la Propagande (1889) puis des Religieux (1908), illustre bien la complémentarité entre la mission outremer et la mission européenne, qui plongent toutes deux leurs racines dans les terres de chrétienté1. Active depuis le milieu du xixe siècle sur le ­continent américain (Brésil puis États-Unis), elle s’oriente dans le même temps vers l’Europe non catholique (Danemark, Suède, Norvège, Russie), sans négliger les pays catholiques plus accueillants, surtout avec la crise congréganiste de 1901 (Italie, Belgique, Suisse, Autriche-Hongrie). Dans cet ensemble diversifié, la Russie, où la congrégation s’établit à partir de 1872, tient une place modeste en termes de personnel avec 98 religieuses, dont 85 Françaises, sur un total de 1652 membres, professes voilées, converses, novices et aspirantes, en 1912. Mais elle est le lieu d’une expérience originale dans un État qui reste largement hostile au catholicisme, même après l’octroi en 1905 d’une liberté religieuse toute relative, et accueille plus du tiers des sœurs obligées de quitter la Savoie entre 1900 et 1912 (61), avant

  C. Sorrel, « Romanisation et expansion internationale : les sœurs de Saint-Joseph de Chambéry de 1843 à 1914 », dans Religious Institutions and the Roman Factor in Western Europe 1802-1914 (colloque international, Rome, 27-29 mai 2004, à paraître). 1

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Chr isti a n Sor r el

de devenir le théâtre d’événements dramatiques à l’heure de la révolution2. Les sœurs de Saint-Joseph de Chambéry sont alors présentes dans les deux capitales où elles s’occupent en priorité d’œuvres françaises. À Moscou, elles gèrent l’hospice de vieillards Sainte-Darie et les écoles Sainte-Catherine et Saints-Pierre-et-Paul. À Saint-Pétersbourg, elles s’occupent de l’asile français de bienfaisance, auquel est rattaché l’hôpital Sainte-Marie-Magdeleine, de l’école française (ancienne pension Lebourdais-Cappronnier) et de l’orphelinat international de Chouvalov. Au total, elles soignent 900 malades ou vieillards et scolarisent 2525 élèves (1912), avec l’appui des diplomates et des hommes politiques qui visitent leurs établissements, malgré la conjoncture anticléricale. Il est vrai que les religieuses, qui ont dû renoncer à porter sur la terre orthodoxe l’habit, signe de leur mise à part, n’apparaissent pas toujours en tant que telles. Elles dépendent étroitement, comme employées, des comités de notables et de dames patronnesses placés à la direction des œuvres françaises (Saint-Pétersbourg) ou des conseils syndicaux des paroisses françaises et polonaises habilités à posséder les immeubles et à gérer les fonds (Moscou). Leurs relations avec la hiérarchie locale, notamment l’archevêque de Mohilev, primat de Russie en résidence à Saint-Pétersbourg, sont presque inexistantes et elles prennent appui, non sans heurts, sur les desservants des paroisses diplomatiques, Saint-Louis des Français (Moscou) et Notre-Dame de France (Saint-Pétersbourg). Tout prosélytisme leur est interdit, même si elles contribuent à désarmer les préventions contre le catholicisme dans leurs écoles qui accueillent des élèves de confession orthodoxe par leur mère et participent au rayonnement de la langue et de la culture nationale. Elles ne peuvent pas compter dès lors sur un vivier de vocations, comme dans d’autres pays de mission, et tentent de pallier la difficulté en créant un noviciat, hors de l’Empire, mais à proximité de la frontière, en Galicie austro-hongroise (Tarnopol), pour attirer des Polonaises, à vrai dire sans grand succès. La Grande Guerre représente vite une épreuve pour la centaine de religieuses présente en août 1914. Elles découvrent les difficultés matérielles de l’arrière et la violence du front en accueillant les blessés ou en suivant des ambulances militaires (trois infirmières sont prisonnières des Allemands pendant quelques semaines en 1915). Elles souffrent de l’éloignement de leur pays natal avec lequel la correspondance devient difficile et de l’isole2  S. Vulliet, La congrégation des sœurs de Saint-Joseph de Chambéry de 1885 à 1914, mémoire de maîtrise, Université de Savoie, 1997 ; P. Trottet, La congrégation des sœurs de Saint-Joseph de Chambéry en Russie 1862-1922, mémoire de maîtrise, Université de Savoie, 1994 ; C. Sorrel, Des Savoyardes dans les prisons de Lénine. Le drame russe de la congrégation de Saint-Joseph de Chambéry, Chambéry, 2003.

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ment psychologique dans une population qu’elles ne respectent guère et aiment moins encore : « C’est si réconfortant de voir passer de temps à autre un de ces virils chrétiens, de ces grands héros de France qui font un si grand contraste avec tous ces nitchevos », écrit l’une d’elles en janvier 1915 pour saluer la visite du général de Castelnau. Avec l’année 1917, la réalité devient tragique et les religieuses sont emportées dans le cycle révolutionnaire. Le climat de violence politique et sociale, les crises de février-mars et octobre-novembre, la politique bolchevik rendent leur vie pesante, mais elles s’efforcent de poursuivre leurs tâches à la demande des diplomates, des militaires, des notables et du clergé français. L’intervention militaire alliée aggrave toutefois la condition des étrangers à l’heure de la « terreur rouge », légalisée en septembre 1918. À Moscou, début août 1918, quatre religieuses sont arrêtées, mais elles sont aussitôt relâchées. Début septembre, cinq autres religieuses connaissent le même sort et découvrent le siège de la Tcheka, rue Loubianka, avant de séjourner dans les prisons de Novyski et Boutyrki. Elles sont libérées au bout de vingt jours, à l’exception de la mère Joséphine-Émilie Morens, jugée à partir du 25 novembre et finalement acquittée le 3 décembre3. Commence alors, avec les convois français, le rapatriement des sœurs de Saint-Joseph dont les œuvres sont abandonnées. Elles ne sont plus que treize, regroupées à Petrograd, fin mars 1919 et la supérieure générale rappelle en août 1920 les rares religieuses encore présentes. Il faut pourtant attendre deux ans pour que les dernières exilées savoyardes retrouvent la France. La mère Marie-Anastasie, née Marguerite Girard-Reydet (Saint-Jeoire-Prieuré 1872), devenue sujette russe pour faciliter la gestion de l’école française de Petrograd qu’elle dirige depuis 1910 après avoir enseigné pendant douze ans à l’école Saints-Pierre-et-Paul de Moscou, n’est pas autorisée, en effet, à quitter la Russie et une humble converse, la sœur Gasparine, née Françoise-Jeannet maison (Moye 1876), reste pour l’assister dans ses tribulations. Si cette dernière, arrivée en Russie en 1904 et assimilée à une domestique, n’est pas inquiétée par les autorités, tout en vivant douloureusement sa condition4, il n’en est pas de même pour sa « patronne », exposée en raison de ses fonctions comme le mon  Lire les récits publiés par C. Sorrel, Des Savoyardes, p. 43-91.   De rares lettres, à la graphie et à l’orthographe incertaines, disent le dévouement et le drame de celle qui signe « Françoise marmiton » en s’adressant à la supérieure générale : « Parfois, je n’en puis plus ni moralement, ni physiquement que je me demande si un jour j’arriverai à passer la frontière pour respirer à l’aise  » (22 août 1921 ?) ; « pauvre madame, comme la vie est dure, la croix lourde à porter parfois ; vous dire ce que je souffre de me sentir si seule, vous ne pouvez pas le comprendre » (15 septembre 1921) ; « je vous assure que ce n’est pas sans peine et sans ennui que j’ai tenu ma 3

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trent les lettres qu’elle adresse à la supérieure générale, la mère Marie du Sacré-Cœur, et le récit qu’elle rédige à son retour en France. La mère Marie-Anastasie partage avec nombre de ses sœurs une méfiance instinctive pour le peuple russe qui la conduit au rejet immédiat de la révolution : « Les Russes disent qu’ils feront sauter Petersbourg plutôt que de la laisser prendre. Ils seraient bien capables de cela », écrit-elle en août 1914 ; « la seule chose que l’on peut constater autour de soi, c’est que le désordre et le manque de vivres n’ont pas diminué », affirme-t-elle en mars 1917. « La Russie court à sa perte par la folie de ses enfants », reprendelle dans l’été 1917, « la liberté les enivre, ils perdent la tête. Les patriotes voient le péril, mais ils sont impuissants à retenir la masse inconsciente influencée par les Allemands nombreux ici […]. La nourriture est à un prix exorbitant, tout est hors de prix, les magasins se ferment à cause des exigences des employés, les patrons ne peuvent plus tenir. L’armée refuse de se battre : ils allaient au combat comme le bœuf à son sillon. Il n’y a personne pour tenir le gouvernement du pays, ou mieux, tout le monde est maître, personne ne veut se soumettre aux chefs provisoires, c’est l’anarchie complète, on entend des choses étranges. Je me demande comment des cerveaux humains peuvent produire de semblables inepties, j’en conclus que leur cerveau tient de l’animal et de l’enfant, c’est quelque chose d’incomplet. » Le ton est plus dramatique encore après les journées d’octobre : « En plein jour, on déshabille les gens dans la rue, on vole montre et argent, on tue, on dévalise les maisons », raconte-t-elle en janvier 1918. Quelques jours plus tard, elle semble pourtant moins sévère, entre réalisme et illusion : « La noblesse russe est ruinée, toutes les institutions sont anéanties, c’est la mort pour une foule de choses et les personnes auront bien de la peine à vivre, même si l’ordre se rétablit. Nous devrons aller à la classe pauvre et faire le bien comme il se présentera, et je crois qu’il sera possible d’en faire beaucoup. Ce qui sera nécessaire, ce seront surtout de vraies religieuses, simples et dévouées ; les demoiselles ont fini leur temps. Je ne puis pas louer les bolcheviks en tout, mais je vous assure qu’il y a aussi de bonnes innovations dans les méthodes qu’ils emploient, et je suis d’accord avec eux sur plus d’un point. » Mais la critique l’emporte vite à nouveau : « Plus de notes, plus de diplômes, plus de surveillance. Depuis que le gouvernement est bolchevik, les enfants savent se gouverner tout seuls… et nous devons néanmoins leur apprendre qu’ils appartiennent plus à l’État qu’à leurs parents », écrit-elle en juillet 1918.

supérieure jusqu’au bout […] ; je l’ai prise en grande affection et pitié depuis sa dernière prison, j’ai eu tant de peine pour la nourrir pendant deux mois » (2 avril 1922).

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Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que la mère Marie-Anastasie veuille quitter la Russie : « Je suis prisonnière, rivée à ma chaîne comme tous les citoyens russes », se lamente-t-elle en août 1920. Mais la contrainte fait aussi place au consentement dans la foi dans la mesure où l’asile de bienfaisance est un havre pour les malheureux et les enfants qu’elle est autorisée à recevoir à l’internat français, nouvelle dénomination de son école, rouverte en janvier 1920 : « La noblesse ne vint pas seule à notre école ; les nouveaux riches, ceux qui n’avaient pas faim, les communistes, les petites gens, les ouvriers se pressaient sur nos bancs. Chose remarquable, la bonne harmonie régnait parmi ce petit peuple disparate », explique-t-elle en dénonçant les autres établissements comme autant de «  foyers de corruption  ». Dès l’été 1920, l’internat abrite 250 enfants, confiés à « des personnes de la bonne société qui, sans cela, auraient été envoyées aux travaux sur la voie publique ou dans les chantiers ». L’État nourrit, chauffe et blanchit les élèves et les maîtres, dont le salaire de 5000 roubles permet tout juste d’acheter une livre de beurre sur le marché libre. Mais il ne respecte pas toujours ses engagements et tolère simplement l’expérience, soumise aux intrusions incessantes des « inspecteurs du soviet » et livrée aux soubresauts d’une situation sociale explosive, avant comme après la mutinerie de Kronstadt (février-mars 1921) : « Un trait de plume peut tout briser, nous sommes exposés à tous les périls », écrit la supérieure qui doit renoncer en octobre 1920 à la prière avant et après les repas, tout en conservant un temps de silence et en refusant d’enlever les images pieuses. Sa prudence ne la met d’ailleurs pas à l’abri des inquisitions de la Tcheka, qui l’arrête à deux reprises, le jour de Pâques 1920 et le 15 août 1921. La première fois, elle est interrogée sur un certain Girard, son mari ou parent, et passe vingt-cinq jours en prison, confrontée à la faim, à l’entassement, à la saleté et aux humiliations des geôliers. La seconde fois, impliquée par erreur dans une affaire de correspondance et de filière d’évasion vers la Finlande, elle est soumise à un isolement rigoureux dans une cellule étroite, où elle a toutefois la chance de retrouver une détenue française. « L’idée de la mort prochaine, de la mort brutale, ‹la› glace d’effroi », mais elle l’apprivoise en rejoignant le Christ à Gethsémani et en unissant son agonie à la sienne pour le « salut des âmes ». Elle recouvre finalement la liberté après sept semaines – les inspecteurs scolaires seraient intervenus en sa faveur – et est fêtée par le soviet de son quartier. Cette détention conforte sa résolution d’abandon à la providence, de plus en plus nette depuis 1918. Sans cesse elle redit son vœu d’être délivrée de « la servitude » et de « l’esclavage » (juillet 1921). Mais sans cesse aussi, elle redit son angoisse à la pensée de quitter ses « chers petits », tandis que



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l’administrateur apostolique, Mgr Cieplak, et les familles la supplient de rester : « Quand je songe que mon départ est peut-être la perte d’une multitude d’enfants, mon cœur se serre et je demande au bon Dieu de me donner la force de faire sa volonté, quelle qu’elle soit, rester pour souffrir ou m’en aller pour me reposer dans le calme et la solitude », écrit-elle en mai 1921. « Dieu, précisait-elle deux ans plus tôt, permet tout pour le plus grand bien de nos âmes, souvent il contrarie nos desseins les plus chers et, malgré tout, la soumission parfaite à sa sainte volonté donne tant de paix et de consolation que, pour rien au monde, nous ne voudrions lâcher la croix qu’il nous a donnée. » Et alors qu’une pneumonie fait craindre pour sa vie fin 1920, elle voit dans une amélioration soudaine, qu’elle associe à la communion apportée par le curé de Notre-Dame de France, le dominicain Amoudru, un signe de la protection divine. Elle essaie toutefois de se « faire à l’idée de ne jamais revoir la France », dont la pensée « la presse si fort » qu’elle ne peut « s’empêcher de pleurer », et offre le sacrifice de sa vie si « Dieu veut cela pour le salut des âmes » : « On ne meurt pas deux fois, et l’éternité sera si longue pour se reposer des travaux et des peines de l’heure présente », écrit-elle à la supérieure de la congrégation ; « ne m’attendez plus, comptez-moi comme morte, mais priez pour moi que Dieu me donne la force de supporter patiemment toutes les épreuves que sa bonté me ménage », reprend-elle à l’adresse de sa famille (1921-1922). De ces épreuves, la moindre n’est pas celle que lui impose la mère Marie du Sacré-Cœur en lui ordonnant au printemps 1921, après un long silence, de partir, même clandestinement, et en la soupçonnant de vouloir désobéir : « Savez-vous que, si je tâche de m’évader, je puis manquer mon coup, être arrêtée, emprisonnée et fusillée et, si on me laisse la vie, je suis dans la rue, n’ayant plus le droit de remettre le pied à l’école. » La supérieure générale n’en continue pas moins à la rappeler et à solliciter une démarche des autorités françaises, au risque de la mettre en danger, comme le curé de Notre-Dame de France le lui fait savoir par l’intermédiaire d’une Franciscaine missionnaire de Marie islandaise rapatriée en octobre 1921 : « Comme elle est sujet russe, le gouvernement bolchevik a pris la réclamation du gouvernement français comme une affaire politique et douteuse. Donc le père Amoudru vous demande et vous supplie de ne plus réclamer votre sœur et surtout que le gouvernement français ne se mêle plus de cette affaire. » Les reproches ne cessent pas pour autant et attisent la souffrance de l’exilée : « Quand me suis-je opposée aux efforts que d’autres ont fait pour me libérer ? Si je reste, c’est parce que je n’ai pu m’opposer à la prison, à la misère, à l’isolement […]. J’ai senti passer la mort, vraiment il me semble que je reviens du tombeau, et ce n’est pas dans cet état qu’on a envie de désobéir », confie-t-elle en décembre 1921.

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Son attitude peut toutefois paraître ambiguë, surtout à partir du moment où le commissaire du peuple aux affaires étrangères l’autorise à quitter la Russie (janvier 1922). Elle effectue des préparatifs de départ et affirme sa joie de revoir la Savoie, mais elle hésite toujours à abandonner son école, « la meilleure de la ville », d’autant que la NEP laisse entrevoir la réouverture du pays et une libéralisation de la politique scolaire. La légation de France en Estonie peut en effet ravitailler l’établissement dès janvier 1922, tandis que le soviet supprime toute subvention en mai, ce qui oblige les parents à s’organiser pour ouvrir une école privée et payer les pensions. Il n’est donc pas étonnant que la religieuse diffère son départ de jour en jour : elle refuse d’abord de se joindre à un convoi en raison des conditions de transport, elle attend ensuite la restitution du passeport de la sœur Gasparine, puis décide de finir l’année scolaire avec l’espoir que la supérieure générale change d’avis ou envoie une sœur américaine ou suédoise pour prendre la relève. Mais la mère Marie du Sacré-Cœur ne cède pas, en dépit des interventions du ministre de France en Estonie et du président de l’œuvre d’assistance aux réfugiés français de Russie qui jugent « l’ordre de rappel prématuré » et insistent sur les « services si importants » qu’elle rend aux Français (mai 1922). Le 28 juillet 1922 toutefois, les deux Savoyardes quittent un pays miné par la famine, où le Guépéou, successeur de la Tcheka, pérennise la répression et où le décret de confiscation des objets du culte a inauguré une ère de persécution antireligieuse radicale, malgré l’accord conclu avec le Saint-Siège pour l’envoi d’une mission d’aide aux affamés : le premier vendredi d’août, elles arrivent à Paris et se rendent aussitôt à la basilique de Montmartre pour remercier le Sacré-Cœur de leur délivrance. La province russe de la congrégation de Saint-Joseph de Chambéry prend ainsi fin et le silence retombe vite sur son histoire. Le récit de la mère Marie-Anastasie, décorée de la Légion d’honneur sur la proposition de l’ancien ambassadeur Paléologue, est enfoui dans les archives jusqu’en 1988, lorsque la célébration du millénaire de la Russie donne aux sœurs l’occasion de redécouvrir le passé à l’heure du premier pape slave, héros de la résistance polonaise au communisme athée, condamné en 1937 par Pie XI après des années d’hésitations tactiques pour sauver le rêve unioniste affirmé avec la chute du trône des Romanov. Quant à la religieuse, fidèle à ses vœux, elle poursuit sa mission en Scandinavie (professeur à l’école française de Stockholm, assistante de la supérieure de l’hôpital de Copenhague, supérieure de l’école Jeanne-d’Arc de Copenhague) puis en Savoie (supérieure de l’asile Sainte-Hélène de Chambéry) où elle meurt le 16 février 1943, vingt et un ans avant la sœur Gasparine et quarante ans avant la dernière survivante savoyarde de l’aventure russe.



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Souvenirs de sœur Anastasie de son séjour en Russie5 Le 26 février 1917 éclata la révolution à Petrograd6. Les premiers jours firent déjà pressentir ce que serait la suite. Les optimistes croyaient à une ère nouvelle de liberté et de bonheur, mais il fallait être bien peu clairvoyant pour ne pas prévoir les horreurs dont seraient capables ces ouvriers russes dès qu’ils seraient livrés à euxmêmes7. Pour ce peuple grossier et ignorant, la liberté consistait à faire tout ce qui lui passait par la tête : tuer, voler, tromper fut à l’ordre du jour. Plus d’autorité aucune, le soldat ne reconnaît plus de chef, l’ouvrier n’a plus besoin de patron. On vit alors les soldats arrêter leurs officiers et les massacrer brutalement, les ouvriers s’emparer des usines, des fabriques, se croyant capables de les faire marcher plus avantageusement que les propriétaires. Faute de charbon et de matériel, les usines s’arrêtèrent bien vite ; plus de travail, plus de pain, la misère grandit de jour en jour. Pour se procurer un morceau de pain, les ouvriers pillaient les fabriques, 5   Les archives de la congrégation de Saint-Joseph de Chambéry, aujourd’hui déposées aux archives diocésaines de Chambéry, conservent deux versions du récit de la mère Marie-Anastasie, achevé le 15 septembre 1922, un mois et demi après son retour en France. L’une est manuscrite et correspond au texte original de la religieuse. L’autre est dactylographiée et présente des différences notables, peut-être liées à un projet de publication. Les principaux changements concernent la composition et le style (réorganisation des paragraphes, concision du texte, suppression des répétitions, élégance de l’expression). Dans quelques cas, les modifications sont importantes pour effacer des noms propres, apporter des précisions ou des corrections, sinon supprimer des détails jugés inopportuns. Les remaniements les plus significatifs concernent la fin du récit, à la fois réduit (les précisions sur les circonstances du départ de Russie sont omises) et amplifié (jugements sur le communisme et l’état du pays en septembre 1922). Il a semblé préférable de publier le récit original, malgré ses imperfections stylistiques (les paragraphes ont cependant été restructurés et la ponctuation corrigée), tout en donnant, dans les notes infra-paginales, les passages modifiés les plus révélateurs de la version dactylographiée. Ce document a été publié une première fois par C. Sorrel, Des Savoyardes, p. 95-124. 6   Les événements de Petrograd commencent en fait le 23 février (calendrier julien) ou le 8 mars 1917 (calendrier grégorien). 7   La correspondance de la mère Marie-Anastasie avec la supérieure générale, la mère Marie du Sacré-Cœur, révèle un jugement immédiatement négatif sur la révolution russe, à la différence de quelques autres religieuses ; il n’est donc pas étonnant que son récit glisse sur les événements de l’année 1917 et ne mentionne pas explicitement la révolution d’octobre.

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vendaient ou emportaient tout ce qu’ils pouvaient en emporter. Le nouveau gouvernement nationalisa tous les biens et les individus euxmêmes, tout était considéré comme propriété de l’État ; le commerce particulier fut supprimé, les magasins fermés, les marchandises confisquées. Les malheureux surpris à vendre ou à acheter étaient impitoyablement emprisonnés. Au mois de septembre, nous nous faisions encore illusion et nous nous préparions à recommencer nos classes. Un décret du soviet ajourna la rentrée de toutes les écoles jusqu’au 15 octobre et obligea tous les maîtres et maîtresses à suivre des cours pour se préparer à enseigner selon les nouvelles méthodes. Cet enseignement n’était pas si nouveau, ce n’était qu’imitation de ce qui se pratiquait à l’étranger, et déjà en usage chez nous. La vie devenant chaque jour plus difficile, le ravitaillement à peu près impossible, tous ceux qui avaient les moyens de fuir quittaient Petrograd ; les étrangers rentraient dans leur pays, et les autres s’en allaient vers le Sud, du côté de la Sibérie. Chacun croyait ne s’éloigner que pour un temps très court. Nous aussi, nous décidâmes alors de suspendre provisoirement les cours de notre école8 et de rentrer en France avec le convoi qui se préparait ; le 2 novembre, un train partit, emmenant plusieurs centaines de Français de Petrograd ; de ce nombre se trouvaient les sœurs de l’école, quelques sœurs de l’asile, avec leurs enfants et les vieillards un peu valides9. L’hôpital10 continuait à fonctionner, l’asile restait ouvert, un refuge avait été installé dans un palais mis sous la protection du Danemark. Les Français arrivant de tous les points de la Russie étaient logés et nourris dans cette maison jusqu’à leur départ pour

  La mère Marie-Anastasie dirige depuis 1910 l’ancienne pension de jeunes filles Lebourdais-Cappronnier, devenue l’école française de Saint-Pétersbourg, dont la congrégation de Saint-Joseph de Chambéry a accepté la charge en 1902 après la retraite de la directrice laïque, Marie Lebourdais. 9   La congrégation de Saint-Joseph de Chambéry a pris en 1894 le relais d’une laïque, Catherine Jambon, à l’asile français de bienfaisance, destiné à accueillir les Français en détresse. 10  Il s’agit de l’hôpital français ou hôpital Sainte-Marie-Magdeleine, adjoint en 1901 à l’asile. 8



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la France. Ces trois établissements étaient entretenus aux frais du gouvernement français, sous la protection du Danemark11. Après le départ des sœurs de l’école, trois d’entre elles, étant restées pour surveiller leur maison et attendre les événements, furent chargées du refuge. À Noël, les bolcheviks les prièrent de s’en aller de la maison. Ils s’offrirent à transporter les bagages des habitants à l’hôpital, puis ils s’y installèrent après avoir emporté toutes les richesses renfermées dans ce palais. Quelques jours plus tard, le palais avait changé d’aspect : les parquets et même les murs avaient pris la couleur de la boue. En partant, ‹on› confiait son appartement, son mobilier à des amis, nul ne se figurait que le retour serait impossible. Ils sont nombreux ceux qui ont abandonné ainsi d’immenses richesses et sont obligés de vivre d’aumônes et de privations dans les pays qui les ont recueillis. Quelle leçon pour ne pas s’attacher aux biens de ce monde ! Le soviet affermissait son pouvoir et mettait en action les principes du communisme. Des décrets successifs firent peu à peu tout passer sous la direction de l’État. Non seulement on ne pouvait plus vendre ou acheter, mais encore il fut interdit de sortir les effets ou les meubles des appartements sans la permission du surveillant de la maison, sorte d’espion chargé de tout contrôler. Personne n’avait le droit d’occuper plus d’une pièce ; les chambres et les salons qui étaient en plus des membres de la famille étaient donnés à des ouvriers, des gens malpropres, qui, en quelques jours, avaient sali et abîmé des meubles de prix. Le nouveau venu était considéré comme propriétaire de tout ce qui se trouvait dans la chambre à son arrivée, il pouvait en user sans le moindre contrôle ; toutefois, ‹il› ne pouvait rien emporter. Néanmoins, il n’était pas difficile de recevoir l’autorisation de dévaliser les appartements et de transporter ailleurs tout ce qu’on voulait. Le mobilier des appartements laissés libres par le départ des propriétaires était confisqué et distribué à ceux qui en faisaient la demande. Un décret paru en 1922 rendit propriétaires du

11   La version dactylographiée supprime cette précision qui repose, semble-t-il, sur une confusion chronologique. La France confie en effet la protection de ses ressortissants au Danemark en février 1918, après le repli de ses diplomates à Vologda, et non fin 1917.

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mobilier les personnes qui habitaient un appartement depuis trois ans. L’État s’étant rendu ensuite maître de tous les biens devait en conséquence pourvoir aux besoins de tout le monde. Des conférences multipliées faisaient connaître au peuple la nouvelle vie qui s’organisait, le pays ne devait plus former qu’une grande famille. Tous les actes de la vie étaient dirigés par le gouvernement (par ses agents) ; tous les individus valides, hommes et femmes, devaient avoir un emploi fixé par l’État, les mères de famille furent obligées de mettre leurs enfants dans des maisons aménagées pour les recevoir ; des surveillantes les gardaient pendant que leurs mères faisaient ailleurs du travail imposé. Ces travaux n’étaient pas mesurés aux forces, c’était parfois creuser des tranchées, scier du bois, couper des arbres, casser la glace, enlever la neige dans les rues, etc. Il est impossible de décrire la désolation des parents lorsqu’ils étaient forcés d’abandonner leurs enfants à des personnes qui non seulement négligeaient leur santé et leurs études, mais encore s’efforçaient de les pervertir. Dans les écoles, garçons et filles étaient ensemble, le maître n’avait pas le droit de les punir ; les élèves pouvaient faire ce qu’ils voulaient ; ils avaient la liberté d’aller porter plainte aux autorités scolaires si leurs parents ou leurs maîtres contrariaient leurs caprices ou leur infligeaient une punition : il s’en est trouvé qui ont fait emprisonner leurs parents. Les gouvernants voulaient la dissolution de la famille, la ruine de la morale chrétienne. Cependant, il semble qu’à un certain moment, l’étendue du mal les effraya, car, dès 1921, il a été permis de renvoyer les garçons de plus de douze ans ; en 1922, il y avait déjà quelques écoles pour les filles, et d’autres où il n’y avait que des garçons. Il est clair que ces lois scolaires n’ont pour but que d’arracher de l’âme des enfants toute idée de respect, de soumission à l’autorité paternelle et divine. Il est défendu de parler de Dieu, d’enseigner la religion aux enfants avant l’âge de dix-huit ans ; d’après une circulaire parue en mars 1922 sont suspendus de leurs fonctions et passibles de la prison les maîtres qui parlent de la religion à leurs élèves ou les conduisent à l’église. La fréquentation de l’école est obligatoire, les parents qui n’y envoient pas leurs enfants sont punis. Notre école, qui avait été rouverte en 1920, faisait exception à la dépravation générale ; c’était la seule à Petrograd qui avait conservé les préceptes de la morale et le

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respect de l’autorité. De tous côtés, les parents accouraient pour nous confier leurs enfants ; impossible de les accepter tous, et il était parfois bien pénible de les refuser. “Si vous ne prenez pas mon fils dans votre maison, me disait un jour un père de famille, je le garderai à la maison, je serai arrêté, peut-être fusillé, mais je préfère tout souffrir plutôt que d’exposer mon enfant.” Comment ne pas se gêner alors, et l’on se serrait si bien que l’école était comble. Pendant que les parents travaillent, que les enfants sont dans des crèches ou des écoles, l’État se charge de la préparation de la nourriture. Des salles à manger communes fonctionnent dès le mois d’août 1918 ; tous les citoyens de la libre Russie sont forcés de prendre leurs repas dans ces établissements ou d’emporter leur ration à domicile. Cette pitance était généralement si mal préparée et si repoussante que les chiens refusaient d’y toucher. Il fallait pourtant la manger pour ne pas mourir de faim. Comment se préparer une autre nourriture quand on a été dépouillé de tout, que les magasins sont fermés, que les denrées n’entrent en ville que par contrebande, que celui qui se hasarde d’aller à la recherche des vivres s’expose à être dépouillé et emprisonné à son retour ? En ces années 18-19-20, une foule de personne sont mortes de faim. À la famine s’ajouta la privation non moins dure du bois et de l’eau ; sans bois, impossible de faire du feu pour cuire les aliments ou se chauffer ; pour faire bouillir l’eau pour faire le thé, on brisait les meubles, et peu à peu tout passait dans le samovar. Par les grands froids de l’hiver en Russie, l’eau gèle dans les conduites si les maisons ne sont pas chauffées. À la famine se joignirent la malpropreté et toutes les maladies qui en sont la suite. On peut difficilement se faire une idée du martyre enduré par la majeure partie de la population pendant ces douloureux hivers où toute la famille devait se réfugier dans la cuisine, même pour y dormir, la température étant de plusieurs degrés au-dessous de zéro dans les autres pièces de l’appartement. Les vieillards pouvaient entrer dans les asiles, ils devaient y être logés, nourris, vêtus, mais ils grelottaient dans les chambres sans feu et étaient obligés d’aller souvent au-dehors pour se procurer de l’eau bouillante pour leur thé et devaient se contenter d’une soupe répugnante pour toute nourriture. Les chevaux aussi tombaient d’inanition dans les rues, les gens se jetaient sur les chevaux morts, emportaient tout ce qu’ils pouvaient 446

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pour le manger  : la faim enlève tout dégoût. Avec quelle joie on achetait du pain, de la viande, du beurre apportés en ville cachés sous les vêtements des paysans ! Pour sortir de leurs cachettes ces choses, il fallait trouver un coin assez retiré à l’abri des regards des agents du soviet, sinon c’était la prison pour le marchand et l’acheteur. Les gens de la campagne n’avaient pas de sel ; pour s’en procurer, ils se résignaient à venir en ville pour échanger du beurre, de la viande contre du sel : souvent, nous avons eu l’occasion de nous procurer de la nourriture de cette manière12. Que de souffrances Dieu a comptées en expiation des crimes commis ! Tous n’acceptaient pas leurs privations en esprit de pénitence ; néanmoins, beaucoup reconnaissaient que Dieu envoyait ces malheurs comme châtiment de leurs péchés. Pendant ces années d’épreuves, la providence veilla sur nous d’une manière visible ; chaque jour, nous pouvions constater que nous avions le centuple promis en ce monde. Au mois de décembre 1918, l’hôpital fut fermé, vu la difficulté de se procurer de la nourriture et les remèdes nécessaires aux malades. Un groupe de sœurs partit pour la France vers la fin du mois, les autres s’en allèrent à la fin janvier 191913. Les malades et les réfugiés qui se trouvaient encore à l’hôpital furent installés à l’asile, dans les locaux laissés libres par les enfants. Toutes les œuvres, ainsi que les sœurs restant à Petrograd, furent ainsi réunies à l’asile français ; les sœurs de Chouvalof y vinrent aussi au mois de février quand le soviet prit possession de l’asile international14. La situation devenait critique, nourrir tout le monde devenait un problème difficile. À cette   La version dactylographiée gomme la participation des religieuses au marché noir, tout en ajoutant des détails : « Il ne faut pas s’étonner si les hommes se jetaient sur les chevaux morts dans les rues en emportant tout ce qu’ils pouvaient pour le manger. La faim enlève tout dégoût. C’était une bonne aubaine et un régal de se procurer du pain, de la viande, du beurre apporté en ville caché sous les vêtements des paysans ou du sucre dissimulé dans leurs bottes. Pour sortir ces choses précieuses de leur cachette, il fallait encore trouver un coin assez retiré à l’abri des regards inquisiteurs des agents du soviet, sinon c’était la prison pour l’acheteur et le marchand. Si ce n’était pas si triste, il y aurait à raconter des scènes grotesques à ce sujet. » 13   L’hôpital est fermé le 11  janvier 1919 sur ordre du ministre de France à Copenhague. 14   Depuis 1897, la congrégation de Saint-Joseph de Chambéry procure du personnel à l’orphelinat international de Chouvalov, situé à quelques kilomètres de la capitale et géré par la Société internationale pour la protection des orphelins catholiques. 12



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époque, il est vrai, il y avait encore des conserves laissées par la mission militaire15, mais ces réserves s’en allaient à vue d’œil, d’autant plus que, de tous les coins de la ville et de la province, les gens arrivaient pour demander du secours, tous avaient faim ; les provisions étaient petites, et les affamés innombrables, il fallut se borner et restreindre les distributions. Mais comment renvoyer les mains vides des malheureux exténués, à bout de forces, et ne sachant à qui s’adresser pour avoir un morceau de pain ? Il fallait partager avec ceux qui avaient plus faim que nous ; les individus isolés mourraient de privations, mais les institutions reçurent peu à peu des secours du soviet qui s’organisait. Un système de cartes fut établi, les cartes réunies de tous les habitants d’une maison formant une sorte de commune donnaient le droit d’acheter des rations fixées par le soviet. Grâce à ces rations et aux réserves restées, l’asile français fut à l’abri de la famine pour quelques mois encore, mais il était évident que cet état de choses ne pouvait durer ; il fallut songer à évacuer l’asile : les plus valides partirent en février et en mars, les vieillards infirmes devaient attendre les beaux jours. Une déception nous attendait : quand tout fut prêt pour l’exode, la frontière se ferma. Pendant une année encore, aucun Français ne put quitter la Russie, à moins de passer la frontière en cachette au risque d’être tué ou emprisonné. Un train de Français venant de Moscou s’arrêta à Petrograd ; après quelques semaines d’attente, le convoi rebroussa chemin, mais nous laissa un grand nombre de vieillards et d’enfants. Comme l’asile ne pouvait abriter tous les Français, des amis influents nous obtinrent la permission de joindre aux cartes de la maison les cartes de vivres de quelques personnes demeurant en ville. Grâce à ce secours, bon nombre de Français pouvaient recevoir des rations égales aux nôtres. Les privilégiés qui avaient leurs cartes inscrites sur le registre de l’asile pouvaient emporter les provisions données. Les rations étaient plus abondantes que celles qui étaient distribuées en ville ; en général, chacun recevait 400 gr de pain par jour, tandis que les autres n’en recevaient que 50 gr. À partir du 1er janvier 1922, les salles à manger communes cessèrent de fonctionner, les cartes aussi : chacun dut s’ingénier pour trouver sa nourri15   L’école a hébergé dans l’été 1917 la mission militaire française qui comptait alors une quarantaine d’officiers à Petrograd.

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ture, le soviet toléra alors le commerce et les échanges16. La providence divine nous envoya aussi des vivres par l’entremise de personnes travaillant dans les hautes sphères communistes, les vieillards et les enfants reçurent quelquefois des suppléments de nourriture, et aussi de vêtements. Ces mêmes personnes qui s’intéressaient à l’asile français me pressaient de rouvrir l’école sous le nom d’internat français. Après de longues hésitations, l’ouverture fut décidée pour le 1er janvier 1920. Le soviet devait payer et nourrir le personnel, nourrir et vêtir les enfants ; le soviet devait tout donner, mais si les parents n’avaient pas habillé leurs enfants, ils n’auraient pas été vêtus, et la plupart venaient en classe pieds nus. Néanmoins, l’école occupa quatorze personnes qui, sans ce secours, seraient mortes de faim et de froid. Les enfants arrivèrent vite nombreux. Les familles étaient heureuses d’avoir une école où ils étaient en sécurité : tout semblait marcher vers le mieux, quand un triste événement vint nous surprendre. On avait arrêté tous les représentants de la colonie française, il n’y avait donc plus de consul, ni d’autorité quelconque. Un de ces messieurs était mort de misère en prison17. D’autres souffraient dans les cachots, notre évêque était sous les verrous18 : j’eus le pressentiment que mon tour viendrait.   La version dactylographiée corrige et précise ainsi ce passage : « Un essai de cette époque donne le moyen de subsister à un grand nombre de familles demeurant en ville : ce fut de prendre leurs cartes d’alimentation et de les adjoindre à celles des habitants de l’asile. Les privilégiés qui purent avoir leurs cartes à l’asile pouvaient emporter à la maison les denrées reçues chaque semaine ; les portions individuelles étaient relativement avantageuses, la part de pain était de 800 gr. Avec leur carte, les personnes qui ne faisaient pas partie d’une institution ne recevaient que 100 gr de pain par jour et la soupe des salles à manger communistes. Cet essai, tenu secret d’abord, fut autorisé par le soviet pour un nombre déterminé de personnes, et ce mode de secours aux Français dura jusqu’en décembre 1921 (à partir du 1er janvier 1922, les salles à manger cessèrent de fonctionner ; chacun dut s’ingénier pour trouver sa nourriture.) » 17  Il s’agit du président de la Chambre de commerce et de la Société de bienfaisance de Petrograd, M. Darcy, « si riche, mais si bon », selon une religieuse. Arrêté en octobre 1918 sous le chef d’inculpation de spéculation dans le contexte de l’offensive bolchevik contre les étrangers en riposte à l’intervention armée des puissances alliées, il meurt deux mois plus tard en prison à Moscou. 18  Mgr Édouard de Ropp, archevêque de Mohilev, est arrêté le 19 avril 1919 et reconduit à la frontière polonaise le 19 novembre après l’intervention du cardinal secrétaire d’État Gasparri auprès du commissaire du peuple aux affaires extérieures, 16



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Le dimanche des Rameaux19, pendant le chant de la Passion, il m’a semblé que Notre-Seigneur me demandait d’accepter d’aller en prison ; ce fut dur, enfin je me suis résignée à souffrir tout ce qu’il voudrait. Le dimanche suivant, jour de Pâques, des individus à mine louche se présentaient à l’asile pour avoir l’adresse de quelques personnes. Quand ils eurent ce qu’ils exigeaient, ils me prièrent d’aller avec eux pour donner quelques renseignements, m’assurant que je serais libre dans quelques instants. J’eus la simplicité de les croire, mais les sœurs comprirent que j’étais arrêtée, et elles eurent la précaution de me préparer un sac renfermant les choses les plus nécessaires, couverture, oreiller, savon, un peu de nourriture. Une auto m’emporta à la prison. Après quelques formalités, une femme m’emmena, me déshabilla de la tête aux pieds, fouillant jusque dans les bas, m’enleva montre, argent, canif, livres ; l’inspection achevée, un soldat armé d’un fusil me prit et me poussa dans une chambre où déjà était enfermée une foule de personnes de toutes conditions. Il est difficile de rendre l’impression d’horreur que présentait la vue de ce cachot. La tenue, le langage, les propos, la malpropreté, tout inspire le dégoût ; une coquette se peint les lèvres une glace à la main ; à côté d’elle, une bonne femme fait la chasse à la vermine ; dans un coin, une nouvelle arrivée pleure pendant qu’une autre chante une chanson grivoise. Bon gré mal gré, il faut rester là. Une détenue me montre un grabat inoccupé ; me voyant hésitante, elle m’assure qu’il est propre, que je puis le prendre sans crainte. Un moment après, on apporte la soupe, on me donne une cuillère de bois en m’invitant à puiser dans une cuvette. Il y avait trois ustensiles semblables pour une trentaine de personnes ; les récipients servaient à différents usages, on les prenait tour à tour pour la toilette, pour laver du linge et pour manger. J’étais trop bouleversée pour me décider à manger cette soupe où flottaient des arêtes, des écailles de poisson et d’autres déchets ; mes voisines disaient de moi : “Elle n’a pas faim, cela viendra.” En effet, quelques jours plus tard, la faim me

Tchitchérine, soucieux de ménager le Saint-Siège. Les sœurs de Saint-Joseph avaient assez peu de contacts avec le prélat, un baron balte, que l’une d’entre elles décrivait en avril 1918 comme « un vrai type de boche », qui « parle très bien le français, mais ne paraît pas très francophile ». 19   1920.

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força à goûter au régime de la prison. Il était permis aux prisonniers de recevoir des vivres du dehors deux fois par semaine. Les vivres étaient distribués à tous les détenus de sorte que ce qui aurait été suffisant pour une personne ne faisait qu’une bouchée pour trente. Cela explique la voracité avec laquelle on se jetait sur cette soupe repoussante. À cette époque, les prisons étaient bondées de personnes arrêtées comme otages pour les membres de leur famille qui étaient partis à l’étranger, et même des gouvernantes, des domestiques qui étaient restés dans les appartements pour garder le mobilier de leurs maîtres absents. Le lendemain de mon arrestation, je fus appelée pour être interrogée. L’interrogatoire porta sur un M r Girard qui devait être mon mari, ou mon frère, ou un parent. Je sus plus tard qu’un M r Girard était parti pour la Belgique depuis longtemps, c’était un militaire. Sur ma réponse négative, le juge me posa encore quelques questions sur mes occupations, puis il me congédia, m’assurant que je serais libérée le soir même ou le lendemain matin. La journée passa, d’autres avec, sans apporter la libération promise. Le vendredi, de grand matin, un soldat entre, une liste à la main, il nomme les personnes qui doivent le suivre : je suis du nombre. Tout le monde descend dans une cour. Le cortège se forme en silence, les hommes sont en avant, des soldats armés de fusils encadrent les prisonniers. Sur un signe, le groupe se met en marche, puis fait halte dans la rue ; les passants s’arrêtent, bientôt une foule entoure les prisonniers qui attendent les pieds dans la boue. Enfin, nous voilà en route, on nous dirige vers une grande prison. La distance était assez longue, il fallait suivre le milieu de la rue sans tenir compte des flaques d’eau formées par la neige dégelée, de la glace et de la boue. À cette époque, les prisonniers passaient le plus souvent sous nos fenêtres20. Arrivée devant la maison, je tournai la tête pour essayer de voir quelqu’un. Heureusement, une personne me vit et put annoncer que j’étais transférée dans une autre prison. Cette année-là, Pâques se trouvait une semaine plus tard chez les orthodoxes, de sorte que ce transfert eut lieu le Vendredi saint. Pour me donner du courage, je pensais à Notre-Seigneur, promené lui aussi dans les rues de Jérusalem, cela

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  Celles de l’asile français.

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me consolait de me voir en pareille compagnie. Parmi les détenues, on pouvait aussi remarquer des personnes bien élevées21. Nous arrivons enfin à la prison, le troupeau humain doit attendre dans la cour jusqu’à ce que tous soient inscrits. Nous ne sommes pas au bout de nos humiliations. Encore une inspection minutieuse ; de nouveau, il faut se déshabiller devant la foule jusqu’à ce que tout le monde y ait passé. La répartition des nouveaux venus commence, ma place est marquée dans une chambre assez vaste où il y a dix couchettes, mais vingt-cinq personnes doivent s’y entasser. C’était le même genre de personnes que dans l’autre prison, le même régime aussi, sinon un peu plus dur ; le plus pénible était l’incertitude de l’avenir. Il y avait là des personnes enfermées depuis de longs mois pour avoir vendu ou acheté quelque chose, même pour des raisons inconnues. Elles vivaient là, privées de tout secours, n’ayant d’autre nourriture que celle de la prison. N’ayant pas de linge de rechange, sans savon pour se laver, elles étaient dévorées par la vermine. Malgré toutes les précautions, il était impossible de ne pas recevoir quelquesuns de ces hôtes incommodes. Comment n’être pas contaminé quand on habite vingt-cinq dans une chambre où il n’y a de place que pour dix ? La nuit était encore plus pénible que le jour, le sol était couvert de dormeuses ; moi, j’étais sur la table, les pieds pendants, une dame partageait la table avec moi22 ; en dessous, sur l’asphalte, il y avait d’autres personnes : l’une d’elles avait la gale, quel voisinage ! Chaque jour, des soldats venaient faire l’appel, les détenues se plaçaient sur deux rangs et devaient répondre pour montrer leur présence. Presque chaque jour, quelques personnes disparaissaient. C’était pour être libre, aller en exil ou à la mort. Une nuit, tout le monde fut réveillé par les cris des gens qu’on menait à la mort ; leurs lamentations étaient dominées par le moteur d’une voiture. Les gar  La version dactylographiée accentue l’identification de la passion de la religieuse à celle du Christ : « On me voit par la fenêtre, je fais un signe, mais un soldat brutal me rappelle à l’ordre et se moque de moi. C’était le Vendredi saint vieux style ; la pensée de Notre-Seigneur portant sa croix par les rues de Jérusalem me donnait la force de supporter mon épreuve, l’humiliation d’être promenée par la ville en compagnie de braves gens, c’est vrai, mais dans le nombre, il y avait aussi des criminels de profession. » 22   La version dactylographiée précise : « Moi, j’étais installée sur la table avec une sœur de charité très propre. » 21

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diens nous surveillaient, il nous était défendu de remuer et de dire un mot. Les exécutions en masse se faisaient au-dehors de la prison, les condamnés creusaient un fossé, puis on les alignait au bord, les balles les couchaient dedans, on les recouvrait sans même s’inquiéter s’ils étaient bien morts. Les bourreaux héritaient des vêtements des victimes : pour éviter de les salir, les condamnés étaient dépouillés avant d’être exécutés. Chaque jour m’apportait de nouvelles angoisses. Une fois, l’inspecteur de la prison fit l’inspection de tous les prisonniers ; il se vantait d’avoir trois ans de prison sous le tsar. Je me permis de le prier de s’intéresser à moi, de s’informer pour savoir la cause de mon arrestation. « C’est une affaire sérieuse qui vous retient, me dit-il, on a arrêté beaucoup de monde, vos amis travaillent pour vous libérer, mais cela n’aboutira à rien. » À qui m’adresser ? que faire ? Le bon Dieu seul pouvait m’arracher des mains de ces bandits. Un morceau de journal avait pénétré dans le cachot. J’appris ainsi que les Français de l’asile pouvaient partir ; j’allais rester seule, et en prison. Serai-je libérée un jour, ou envoyée en exil ? Si je retrouve la liberté, aurai-je une maison pour m’y réfugier ? Jusqu’à ce jour, j’avais reçu des vivres et du linge par les soins de nos sœurs, mais ce secours allait me manquer si les maisons françaises étaient évacuées ; je pouvais m’attendre à ne plus retrouver ma place à l’école. J’ai su un peu plus tard que ma remplaçante avait été nommée. Dans la partie de la prison où je me trouvais alors, la nourriture était presque exclusivement donnée à ‹ses› destinataires de sorte que, la dernière semaine, je n’eus pas faim. Mais le reste du temps, j’ai éprouvé ce que c’est que la famine ; un jour, une personne compatissante me donna un petit morceau de pain, je n’ai pu le manger seule, une de mes voisines était encore plus exténuée que moi. Je ne m’attendais plus à être libérée quand, tout à coup, un soir vers les sept heures23, on m’annonce que je suis libre. Les préparatifs de départ ne furent pas longs. Une heure après, j’étais à la maison, les sœurs de l’asile et les Français étaient partis la veille24 ; un autre train devait se former quelques semaines plus tard. 23   La version dactylographiée précise  : « Un soir, le vingt-cinquième de ma ­réclusion. » 24   La version dactylographiée ajoute : « Mais trois sœurs étaient restées pour m’attendre. »



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Depuis plus d’une année, nous étions sans nouvelle de nos supérieures. La dernière lettre reçue nous engageait à rester à notre poste, mais, pendant ma réclusion, l’ordre était venu de tout abandonner et de rentrer en France. Je me mis tout de suite à l’œuvre pour avoir mon passeport et me faire inscrire pour le prochain départ. Des personnes amies que j’avais dans les bureaux me prévinrent que je devais renoncer à ce projet. Je risquais de me faire arrêter à la frontière, car on savait que j’avais un passeport russe25. Il aurait fallu sortir avec un faux passeport, c’était trop dangereux. Il fallait, de deux maux, choisir le moindre, rester et attendre les événements qui pouvaient changer la situation. Il était pénible de voir partir tout le monde et de rester seule avec une autre sœur, à la merci des bolcheviks. Une consolation me restait, les enfants étaient soignés et préservés, les parents satisfaits et reconnaissants. Les difficultés ne manquaient pas, les inspections se succédaient, tout était contrôlé ; en général, les inspecteurs s’en allaient satisfaits, l’un est resté notre protecteur dévoué. Il y eut pourtant des déceptions. Un beau jour, une juive, accompagnée d’une communiste notoire, voulait me faire enlever un tableau de la Sainte Vierge placé dans la pièce qui me servait de bureau et de parloir26. “Non, lui dis-je, ce tableau restera où il est, c’est la copie d’un chef-d’œuvre, je tiens à l’avoir, c’est un souvenir, je ne cache pas mes opinions ; si vous me voulez pour travailler avec vous, prenez-moi telle que je suis, sinon la France me recevra, je m’en vais.” Elles n’insistèrent pas, l’image resta en place, mais elles furent si fâchées qu’elles voulurent faire fermer l’école, disant que c’était un foyer de réaction, que je préférais m’en aller plutôt que d’enlever les objets religieux. ‹Le› 1er octobre 1920, la mission militaire française et beaucoup de personnes de Moscou et de Petrograd purent enfin rentrer en   La mère Marie-Anastasie avait demandé et obtenu la nationalité russe pour faciliter la gestion de son école. La version dactylographiée précise : « On savait à la Tcheka (commission extraordinaire qui visait tous les passeports) que j’étais sujette russe, on ne me laisserait pas sortir de Russie ou on m’arrêterait. » 26   Bien des religieuses expriment dans leurs lettres un antijudaïsme traditionnel, sans doute conforté par le climat antisémite russe. La mère Marie-Anastasie n’y échappe pas comme le montre son analyse de la révolution de février 1917 adressée à la supérieure générale : « Les juifs triomphent, bien entendu, ils se sont faufilés à la tête de tout, aussi gare à eux quand les Russes en auront assez. » 25

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France. La solitude était bien grande, il nous restait cependant un grand appui dans le curé de notre paroisse : nous avions en lui un conseiller sûr au milieu de nos perplexités27. Les mauvais jours n’étaient pas finis, le bon Dieu, qui ne veut pas qu’on s’inquiète trop pour ce qui regarde le soin du corps, nous envoya une provision de vivres. La mission militaire avait encore quelques réserves, tout ce qui lui restait fut remis aux quelques Français qui ne pouvaient s’en aller : la part qui me fut faite était assez abondante. Ces vivres nous permirent d’améliorer notre régime et de venir en aide autour de nous pendant plus d’une année. La grippe espagnole vint nous visiter28. C’était le 20 octobre. Le cinquième jour, j’étais à la dernière extrémité, la mort prochaine était attendue comme une délivrance, j’allais échapper aux bolcheviks. Mourir dans son lit, quel bonheur quand on songe au massacre auquel on a échappé et qui vous guette encore  ! Le bon père Amoudru29 dit la messe pour moi et m’apporta la sainte communion, qu’il me donna après une prière fervente ; un mieux subit se déclara. Le médecin constata qu’il s’était passé quelque chose d’extraordinaire, la guérison commençait, mon heure n’avait pas sonné. « Non, pas encore la récompense, pas encore le repos des saints, mais le labeur, la souffrance. À plus tard le repos des saints. » Ces vers d’un chant composé pour mère Saint-Jean30 me revinrent à la mémoire et me donnèrent un peu de courage. Il me semblait que cette vie qui m’était donnée était un supplément et que je devais l’employer pour la gloire de Dieu, le bien des âmes, et ne pas perdre un instant. Grâce aux soins affectueux de ma sœur Gasparine, l’unique compagne qui me restait31, et aux attentions de mes bonnes infirmières, après quelques semaines, je pus reprendre mon travail auprès des  Il s’agit du père Jean-Baptiste Amoudru, curé depuis 1907 de la paroisse NotreDame de France, confiée aux dominicains après l’expulsion des jésuites par le tsar Alexandre Ier en 1816. En 1935, il sera sacré secrètement évêque comme administrateur apostolique de Léningrad, mais il devra quitter l’URSS la même année. 28   La version dactylographiée parle de «  fièvre espagnole  » et de «  pneumonie ». 29   Voir note 27. 30   Plusieurs religieuses de la congrégation ont porté ce nom, mais peut-être s’agitil de la mère Saint-Jean Boissat (1821-1862), missionnaire en Inde. 31  Françoise-Jeannet maison (1876-1964), en religion sœur Gasparine, est con­ verse. 27



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enfants. Cette maladie nous montra combien les parents tenaient à l’école, et jusqu’où allait leur charité ; pour hâter mon rétablissement, tous s’ingéniaient pour me trouver de la nourriture. L’un apportait un verre de lait, un morceau de sucre, un autre un petit pain blanc, une pomme. Il semble que ce sont des riens quand on a tout à sa disposition ; ces mêmes choses représentaient une peine inouïe pour cette époque. Malgré l’insuccès de mes démarches précédentes, j’essayai de tenter un nouvel effort pour obtenir mon permis de partir32. Tout l’été se passa sans réponses, en courses inutiles. Le 15 août33 m’apporta la décision de la Tcheka. Il était deux heures du matin, tout reposait dans la maison quand un violent coup de sonnette mit tout le monde en émoi. C’était une perquisition : une dizaine d’hommes ou plutôt de brutes se précipitèrent dans la maison, cherchant dans tous les coins, jusque dans les cendres des poêles, bouleversant tout, brisant les meubles résistants et volant ce qui leur plaisait. Cela dura jusqu’à sept heures du matin. Une chose me frappa, ils cessèrent leur besogne après avoir découvert une relique de Pie X que j’avais égarée. Leurs exploits terminés, le chef de bande me fit emmener par deux soldats armés de fusils. J’étais consternée, ne comprenant rien à ce qui m’arrivait. Un moment après, je me trouvai dans une chambre sombre. Un homme inscrivit mon nom et me demanda la cause de mon arrestation. J’étais bien en peine de le lui dire. Une femme vint me prendre là pour me visiter et me fouiller, comme on a l’habitude de le faire, puis ce fut le tour du photographe qui me prit dans différentes poses. Enfin, on me ramena dans une pièce malpropre, assez vaste, où des soldats fumaient en montant la garde ; l’air était irrespirable. Je restai là assez longtemps, la journée avançait, un soldat posa devant moi, sur la table crasseuse, une gamelle de soupe, une tranche de pain et un bout de sucre. Je ne pouvais manger, j’étais trop bouleversée par tout ce qui se passait, je priais pour avoir la force de supporter cette épreuve et espérais encore pouvoir rentrer à la maison.

  La version dactylographiée précise : « Néanmoins, au mois de mai, pour obéir au désir de mes supérieures, je fis de nouvelles démarches pour rentrer en France. » 33   1921. 32

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Vers le soir, un homme me fit signe de le suivre… Était-ce la liberté ? L’espoir ne fut pas long : il m’enferma dans une cellule. Le premier moment de stupeur passé, et mes yeux s’habituant à cette semi-obscurité, je regardai autour de moi. Je me trouvais dans une chambrette de deux mètres de long sur un mètre de large ; servant de siège et de lit, une petite table carrée en fer était fixée au mur ; point de fenêtre, à l’exception d’un guichet placé dans la porte par lequel passaient l’air et la nourriture. L’intérieur était éclairé par une lampe électrique tout à fait terne. Cette cellule était noire de mouches, les autres étaient pleines d’insectes plus désagréables. Je m’assis sur ma planche et pus laisser couler mes larmes contenues depuis le matin. Je me plaignis au bon Dieu, ne comprenant pas ce qu’il voulait : ne m’avait-il pas abandonnée ? pourquoi m’avoir laissé prendre par ces bandits ? Je me disais que la conscience des honnêtes gens ne leur permettait plus de vivre parmi ces brigands, il faut leur ressembler pour ne pas être inquiété. Les heures passaient, pendant que je restais plongée dans l’épouvante. Ma pensée me transporta à Gethsémani, et je trouvais une grande consolation à répéter les paroles de Notre-Seigneur : “Mon Dieu, que votre volonté soit faite et non la mienne, que mon agonie unie à la vôtre serve aussi au salut des âmes.” La nuit passa au milieu de ces réflexions, je faisais bonne retraite, même les attentions des soldats de garde – car tous n’étaient pas des malfaiteurs – me firent penser au plaisir que Notre-Seigneur devait éprouver quand nous le visitions dans la solitude du tabernacle. Que s’était-il passé à la maison après mon départ ? Après m’avoir expédiée, ces forcenés, ayant travaillé toute la nuit, avaient besoin de se réconforter et de prendre du repos. Ils emportèrent de quoi manger et ne laissèrent que deux soldats à la porte de l’école. Ils avaient l’ordre de laisser entrer tout le monde, et de ne laisser sortir personne. Bientôt, la maison fut remplie de parents et d’enfants, malgré les précautions de quelques personnes qui s’étaient placées aux alentours pour arrêter ceux qui venaient à l’école. Le siège de la maison dura jusqu’à six heures du soir ; alors seulement, il fut permis de préparer un peu de nourriture pour les enfants et le personnel de l’école. Il était d’usage alors de garder la porte d’une personne arrêtée pendant plusieurs jours, un mois même, afin de prendre tous ceux qui la fréquentaient et découvrir ainsi les organisations contre-révo

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lutionnaires. Les prisons étaient pleines de gens pris ainsi dans ces embuscades  ; il en est qui sont restés des mois sous les verrous, d’autres ont été fusillés sans qu’on ait su pourquoi. Les exécutions se faisaient rapidement, quitte à reconnaître ensuite que tel ou tel avait été fusillé par erreur. Dans la prison, on est à la merci d’une force aveugle, il faut se tenir prêt à tout. Le troisième jour de ma réclusion, un soldat vint me chercher. J’eus un moment d’espoir, ce ne fut pas long. Une auto m’emmena à toute vitesse dans la direction de la gare de Moscou. Je me crus perdue. À Moscou, personne ne pourrait venir à mon aide et me procurer nourriture et linge propre ; si ce n’était pas la mort violente, c’était la mort certaine, de misères et de privations. Enfin, je pus respirer, la voiture changea de direction et s’arrêta devant une grande maison. On me fit monter et entrer dans une chambre claire, assez vaste. On me donna pour compagne une vieille femme arrêtée en même temps que moi à l’école. Dans la pièce voisine, on chantait en français ; dans le corridor, les soldats allaient et venaient et semblaient s’amuser. Je me figurai alors que j’étais là pour un moment, que je serais libre bientôt, car, dans cette chambre, il n’y avait que les quatre murs, ni chaise, ni table, rien. Je me mis à me promener de long en large en attendant. J’attendis quinze ‹heures›. N’en pouvant plus, je m’assis sur le bord de la fenêtre puis par terre ; enfin, je me couchai sur le plancher. Personne ne savait que j’avais été transférée ailleurs ; ce n’est qu’après de longues courses que ma sœur Gasparine finit par me trouver quatre jours après et put me faire parvenir un petit matelas, une couverture et de la nourriture. La surveillance n’était pas sévère, et nous pûmes nous écrire quelques mots sur les papiers qui enveloppent les envois de vivres : c’était dangereux, nous n’avons pas été prises heureusement. Avec quel bonheur je découvrais ce qui était écrit, et combien de fois je tournais et retournais les papiers pour y chercher s’il ne s’y trouvait plus rien ! Un jour, mon message ne fut pas découvert par la sœur. Je le compris, parce que je ne reçus pas ce que je demandais et que la moitié du papier était revenu au fond du panier. Malgré les horreurs de la situation, il faut reconnaître que le bon Dieu me favorisait. J’étais traitée comme une espionne, cela me valait d’être dans une cellule toute seule ou avec une seule personne : je pouvais être tranquille pour prier et méditer. Dans les chambres 458

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voisines, les personnes étaient entassées. Impossible de se reposer et de se préserver des insectes. On s’habitue à tout. Le plancher ne me paraissait plus si dur, et je m’étais fait un siège de deux boîtes de conserves ; ces boîtes me servaient aussi de cuvette pour me laver. Les jours passaient sans apporter de changement à ma situation : je fis les instances pour obtenir de voir un chef et lui demander de me libérer. Le 29 août, je fus interrogée. La brute qui faisait fonction de juge me posa une foule de questions sur des gens que je ne connaissais pas : les noms de quelques personnes désignaient les parents des élèves, mais ce n’était pas cela qu’il cherchait. Le juge insistait pour me faire avouer que j’avais entretenu de la correspondance avec la Finlande, il voulait savoir le nom de mes correspondants, il tournait et retournait ses interrogations afin de m’embrouiller. À la fin, ne pouvant rien obtenir de moi, il essaya de m’effrayer en me disant qu’il avait des preuves et me menaça d’un cachot plus sévère et de me priver de nourriture. « Non, lui dis-je, vous n’avez pas de preuves, je n’ai jamais écrit en Finlande, je n’y connais personne, faites de moi ce que vous voudrez, je ne puis vous apprendre ce que j’ignore. » Il me fit signer que je ne savais rien ou que je ne voulais rien dire, et que je serais mise dans le cachot. Je rentrai contente : j’étais partie en priant le Saint-Esprit de m’aider, de ne pas permettre que je dise une parole compromettante pour moi ou pour d’autres. C’est en fatiguant, en harcelant les victimes que ces bandits réussissent à surprendre les secrets et multiplient ainsi leurs arrestations, un soupçon leur suffit. Il me semblait que mon innocence devait leur paraître visible, et que j’allais être libre. Il n’en fut rien. Le 1er septembre amena le transfert d’un grand nombre de prisonniers, des groupes étaient expédiés dans les villages du centre de la Russie. Il y avait là des hommes pris au travail et emmenés sans chapeau, ni manteau, le froid était proche, mon tour arriva. Je fus cognée dans une auto avec deux messieurs, et en route. Pour où… ? Moscou peut-être. Je pus respirer quand la voiture se dirigea vers la prison où j’avais déjà passé quelques semaines l’année précédente. À l’arrivée, nouvel interrogatoire et nouvel examen : il fallut passer dans une chambre, être déshabillée et fouillée. J’étais seule, cette femme chargée de l’inspection semblait mettre de la pitié dans sa besogne ; elle m’enleva mes livres, mon travail, même la ficelle qui

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attachait mon paquet ; à ma demande, elle consentit à me la laisser et me pria de la bien cacher. Il n’y avait plus d’illusion, j’étais prise pour une criminelle, il fallait en subir le sort, puisqu’il y avait erreur. Je me préparai à en supporter les terribles conséquences. On me conduisit alors dans la section la plus sévère34, là où sont enfermés les grands prisonniers politiques en attendant d’être menés à la mort. Mon guide me fit passer par de longs corridors et monter plusieurs rampes d’escaliers en fer. Au bout d’un balcon se trouvait la cellule que je devais occuper ; la grosse clef fit grincer la serrure, une lourde porte s’ouvrit et se referma sur moi. J’étais consternée. La cellule était déjà occupée, une jeune dame était arrivée un peu avant moi. Elle me salua en français, elle devina tout de suite qui j’étais, ayant entendu parler de moi dans l’autre prison (c’était elle qui chantait en français). Nous fîmes bien vite connaissance, son père était français, il avait fait le plan de ‹la› place de l’église Notre-Dame de France35. J’avais confié sa sœur à notre curé pour être instruite, car elle voulait être catholique. Cette dame était très gaie ; malgré sa tristesse, elle tâchait de plaisanter. Ensemble, nous fîmes l’inspection de notre demeure. La cellule avait à peu près un mètre cinquante de large sur deux mètres cinquante de long ; en face de la porte, une petite fenêtre garnie de barreaux et de grillage laissait entrer la lumière ; le long du mur de droite se trouvaient deux grabats, dont l’un était fixé à la muraille. Chaque lit était muni d’un sac contenant un peu de paille ; sur le mur de gauche, on voyait un portemanteau, une tablette, un siège, une fontaine et une toilette à eau courante ; nous avions de l’eau, c’était un trésor : avec du savon, nous pourrions nous défendre de la vermine. Ceux qui avaient passé avant nous avaient laissé des inscriptions sur les murs ; ces réflexions n’étaient pas de nature à nous rassurer, elles exprimaient la terreur et le désespoir. Et nous, qu’allions-nous devenir ? Ne sortirions-nous pas de là que pour aller mourir sous une balle ? Il était évident que le traite-

  La sixième section, précise la version dactylographiée.   La version dactylographiée omet la précision sur la filiation de la compagne de la mère Marie-Anastasie. Il peut s’agir de l’architecte Benois, qui appartient à une dynastie d’artistes actifs en Russie au début du xxe siècle (l’église Notre-Dame de France a été reconstruite en 1906-1909). 34 35

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ment qu’on nous infligeait avait une cause grave, donc le meilleur pour nous était de nous préparer à une mort prochaine. Nous étions toutes les deux sans provisions, notre transfert avait eu lieu le jour de la distribution des vivres : nous ne les avions pas reçus, tout était resté dans l’autre prison. Cependant, la faim n’était pas ce qui nous tourmentait, nous étions trop épouvantées pour songer à la nourriture ; le lendemain seulement, nous avons compris que nous devions jeûner pendant quatre jours consécutifs. La nuit arriva, nous étions assises sur nos grabats, nous consolant mutuellement et nous encourageant à accepter la volonté de Dieu. Enfin, je me mis à genoux pour prier, ma compagne fit comme moi ; notre prière accompagnée de larmes dura longtemps, le bon Dieu nous donna la force d’accepter notre sort. Enfin, nous essayâmes de prendre un peu de repos et nous préserver du froid, l’air de notre cellule étant comme celui d’une cave. Mais impossible de s’endormir, nous n’étions pas habituées aux grincements des serrures, aux gémissements de ceux qui arrivaient ou qui partaient, aux visites des geôliers qui projetaient brusquement sur nous une forte lumière électrique. Il y avait mieux, une chose étonnante, on faisait de la musique. C’est qu’un théâtre était installé dans la prison ; les acteurs étant pris parmi les détenus, il arriva que les acteurs étaient attendus à leur sortie de la séance pour recevoir la balle qui leur était destinée. Le lendemain nous trouva courageuses, mais affamées. Il fallut se contenter de la pitance de la prison, de l’eau dans laquelle nageaient une arête de morue, un haricot, un champignon véreux, une feuille d’arbre, beaucoup de terre. Pour ménager nos forces, il valait mieux ne pas faire trop de mouvements  ; nous restions assises ou couchées presque toute la journée, il nous était interdit de parler haut, de lire, de travailler. D’ailleurs, on nous avait tout enlevé, le geôlier ne répondait à nos questions que par un « je ne sais pas ». Nous comptions les jours en effaçant les dates sur un calendrier improvisé, et les heures en suivant le soleil sur les murs de notre cachot. Au moment de l’inspection, j’avais réussi à cacher un petit crayon et un canif ; nous devions veiller à ce que ces objets ne soient pas vus, ils auraient été confisqués immédiatement. Le cinquième jour de notre sévère réclusion, vers le soir, il nous fut permis de recevoir ce que nos amis nous envoyaient. Après ce long jeûne, je ne pouvais presque plus me tenir debout et porter le paquet qui m’était destiné.

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Le geôlier eut la charité de le porter jusqu’à la cellule. Avant de nous livrer les envois, les gardiens visitaient tout minutieusement. Aucun écrit ne devait ni entrer ni sortir ; de plus, ils prenaient ce qu’ils voulaient. Cependant, je fus à l’abri de la faim à partir de ce jour, et même il me fut possible de faire la part de ceux qui ne recevaient rien. Après avoir examiné nos vivres et réservé une part pour chaque jour, ma compagne et moi mettions de côté tout ce qu’il était possible de donner : le geôlier le portait aux personnes que nous connaissions. Impossible de savoir ce qui se passait au-dehors, ni de donner de nos nouvelles : on nous donnait des cartes pour écrire deux fois la semaine, mais notre correspondance n’était pas envoyée, ni reçue. Cette facilité pour écrire n’était qu’un piège pour surprendre ce que nous écrivions et l’adresse de nos correspondants ; nous vivions dans une angoisse terrible. Avant d’être au secret, nous avions appris qu’une conspiration contre le soviet avait été découverte. Le bruit avait couru que les étrangers se préparaient à prendre Petrograd. Nous nous imaginions être des otages qu’on fusillerait à la première alerte. Heureusement, la prière nous fortifiait, Dieu nous consolait : que d’actes de confiance nous faisions en sa bonté ! Parfois, néanmoins, l’idée de la mort toute proche, de la mort brutale comme la donnaient les bolcheviks, nous glaçait d’effroi, la pensée de se voir jeter comme un animal au fond d’un trou nous révoltait. Évidemment, on nous prenait pour des criminelles. Je songeais alors à ma chère congrégation, qui serait humiliée par la conduite et la mort honteuse d’un de ses membres, et à ma famille, qui me croirait coupable d’un crime. Je ne pouvais savoir de quoi j’étais accusée. Quand je pensais à la peine causée à mes deux familles, j’en voulais à mes persécuteurs. Mais avec la prière, le calme revenait, la résignation ‹supplantait› la colère. Jamais je ne serai mieux préparée à la mort que maintenant. Je me disais, puisqu’en ce moment, je n’avais ‹pas› autre chose à faire, que je faisais cet acte suprême en pleine connaissance. Le bon Dieu, qui permettait tout, saurait mieux que moi consoler tous ceux que ma mort allait affliger. Peu à peu, nous étions familiarisées avec la pensée de la mort, nous l’attendions avec moins d’effroi. Les journées étaient longues, il y avait du temps pour prier, pleurer et aussi pour causer, quelquefois pour rire, car ma compagne avait un caractère enjoué. Nous nous entendions bien, nous menions 462

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la vie commune. Quand les vivres arrivaient, c’était jour de fête. Tout était étalé sur les lits et par terre, nous comptions nos richesses, faisions le menu de chaque jour, réservions la part des plus abandonnées, nous partagions tout ; s’il n’y avait qu’une pomme, chacune en prenait la moitié. Ma compagne n’avait pas été aussi sévèrement gardée que moi au début. Dans la première prison, elle avait appris des choses intéressantes pour moi. À cette époque, personne ne pouvait quitter la Russie sans l’autorisation du soviet, la poste commençait à fonctionner après plusieurs années de suppression, des organisations secrètes faisaient passer des gens, des lettres et des paquets. Le soviet s’en apercevait, mais ne parvenait pas à découvrir les agents de ces organisations ; on arrêtait les personnes ayant porté ou reçu des lettres qui avaient essayé de passer la frontière, sans pouvoir faire cesser les communications régulières avec l’étranger. Enfin, au commencement du mois d’août 1921, les agents du soviet se saisirent d’un courrier portant des adresses numérotées, ils cherchèrent en vain celui qui avait les lettres, il échappa à leurs poursuites, les arrestations se multiplièrent, tous ceux dont les adresses avaient été saisies sur le courrier furent emprisonnés : c’était le cas de ma compagne, cinq membres de sa famille étaient alors sous les verrous. Mon adresse n’était pas sur cette liste, cependant je fus prise dans le même coup de filet. La personne qui recevait les courriers, expédiait les colis et les lettres à leur adresse, ne sachant pas ce qui était arrivé, fit accompagner un groupe de personnes qui voulaient passer en Finlande. Le groupe fut découvert et tous furent pris. Parmi eux se trouvait un monsieur français qui avait mon adresse sur lui et celle de la personne qui était à la tête de cette organisation. Cela explique la rigueur de ce traitement qui m’était infligé, on croyait que j’étais membre de cette société. M r Lyon, le monsieur qui avait mon adresse, fut grièvement blessé en essayant d’échapper, il mourut presque tout de suite. M me Lyon emportait dans ses bras un bébé de onze mois, l’enfant lui fut arraché et mourut aussi quelques jours après. Cette dame ne me connaissait pas, mais, ayant entendu mon nom, elle se souvint que c’était le nom de la directrice de l’école où son mari avait fait inscrire sa fille aînée. Mme Lyon me vit quelques instants – nous avions été enfermées seules un quart d’heure dans une chambre –, elle me demanda pardon de leur imprudence, du mal

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qu’ils m’avaient causé ; mais qu’était ma douleur auprès de la sienne, son mari tué, son enfant morte, sans nouvelles des siens qui la croyaient en Finlande, mourant de faim, légèrement vêtue, et il faisait froid. Elle avait aussitôt que possible fait savoir à l’instructeur de l’affaire que mon adresse s’était trouvée dans le portefeuille de son mari parce que c’était l’adresse de l’école, que nous ne nous connaissions pas. J’étais tout de même contente d’apprendre ces choses, et j’eus l’occasion de les confirmer ensuite pendant mon second interrogatoire. Les prisons étaient combles, on nous adjoignit une compagne, nous n’étions qu’à demi-rassurées, croyant avoir à faire à un nouveau genre d’espionnage. Un beau jour, une commission américaine fit le tour des cellules, demandant aux détenus ce qu’ils désiraient. Je les priais de m’obtenir un interrogatoire en français, espérant m’expliquer plus clairement qu’en russe. Après quelques semaines de sévères réclusions, un jour, de grand matin, je fus de nouveau interrogée, mais pas en français. L’individu à qui j’eus à faire avait l’air moins féroce que le premier. Devant lui, sur son bureau, se trouvait un papier portant le cachet de l’Instruction publique. Les inspecteurs de Petrograd réunis avaient présenté une requête en ma faveur, priant la Tcheka de me punir ou de me rendre la liberté si j’étais innocente. Cet homme me posa une foule de questions sur des personnes qui m’étaient complètement inconnues. Il écrivait toutes mes réponses et insista beaucoup sur M r Lyon. Comme je n’avais vu ce monsieur qu’une fois, lors de l’inscription de sa fille comme élève pour la rentrée de septembre, que je ne connaissais pas sa femme, tout concordait avec les réponses de M me Lyon. Ce juge parut satisfait. Son air bienveillant et ses paroles ne me rassuraient qu’à demi : tous les procédés sont bons quand on veut savoir quelque chose si la conscience ne guide plus. Toutes ces questions avaient un but, il essayait de me faire dire des choses contraires. « Pourquoi M r Lyon avait-il votre adresse ? – Parce qu’il était venu faire inscrire sa fille pour la rentrée prochaine. – Quelle est votre opinion sur le soviet ?  – Je ne m’occupe pas de politique, je me soumets au gouvernement quel qu’il soit. – Ne pourriez-vous pas me donner des leçons de français ? – Non, monsieur, mon temps est tout pris par le soin des enfants, je ne puis donner des leçons particulières. Si vous le désirez, je vous enverrai une très bonne 464

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maîtresse. » Ce n’était pas cela qu’il voulait. Enfin, il me congédia, m’assurant que je serai libre le lundi suivant. Il m’accompagna jusqu’à la porte et me baisa la main. C’était un jeudi. Le soir même, je fus tirée du cachot, je me croyais libre et me réjouissais intérieurement. À ma grande surprise, après de longs détours dans ce dédale de corridors et d’escaliers, je me retrouvai dans la même chambre où j’avais passé trois semaines l’année précédente. J’étais si émue de me retrouver en société après ces longues semaines de réclusion que cette demi-liberté me parut un grand bonheur. J’avais l’espoir de rentrer à la maison le lundi suivant, je pouvais sortir une heure pour prendre l’air, c’était bientôt la délivrance. Ma compagne était restée dans le cachot, mais elle était pleine d’espoir, nous avions fait une neuvaine à Notre-Dame du Rosaire, lui promettant un ex-voto si nous étions libérées pour sa fête ou dans l’octave36. Le lundi passa ; le mardi vers deux heures du soir, je fus de nouveau photographiée. L’inquiétude me saisit, qu’allait-on faire de moi ? Au lieu de rentrer à la maison, n’était-ce pas l’exil qui se préparait ? On parlait de départ pour Arkhangelsk et la Sibérie. Une dame à qui on avait promis la liberté dans deux jours était encore là un mois après la promesse qui avait été faite. Ce soirlà, on fit l’appel, une troupe de femmes fut emmenée, entourée de soldats armés, à cheval. C’était affreux et déchirant de voir partir ces malheureuses, à peine vêtues, sous une pluie glaciale. Plusieurs avaient les pieds nus. J’étais bouleversée. Demain, ce sera mon tour peut-être ! Que vont-ils faire de moi ? Pourquoi cette photographie si je dois être libérée ? Et je me voyais déjà en route pour les travaux forcés en Sibérie ou ailleurs. Il ne me restait que la prière. Pendant qu’on s’agitait autour de moi, je pris mon chapelet, les ave succédaient aux ave, et avec quelle ferveur ! Le calme et la confiance ‹remplacèrent37› la terreur ; la Sainte Vierge m’avait tirée du cachot, elle voulait laisser au Cœur de Jésus le soin et le plaisir de me libérer. Ces pensées me soutenaient.

36   La version dactylographiée attribue la promesse d’un ex-voto à la co-détenue française de la mère Marie-Anastasie. 37   La leçon du manuscrit est à l’évidence fautive : « Le calme et la confiance firent place à la terreur. »



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Le vendredi suivant était le premier du mois, je ne voulus plus écouter les paroles décourageantes de mon entourage. Mon espérance ne fut pas trompée : le jeudi matin, à sept heures, la porte de la prison s’ouvrit, j’étais enfin libre, ma compagne fut aussi libérée en même temps. À mon arrivée à la maison, tout fut en fête ; malgré la misère, on trouva des fleurs, on avait tant souffert, il fallait bien se réjouir. J’étais si exténuée que je ne pus me remettre au travail le premier jour. Mais combien de désordres s’étaient accumulés en mon absence ; beaucoup de choses étaient restées telles que la perquisition les avait jetées. Il fallait sans trop tarder se remettre à l’œuvre pour réparer les dégâts qui se voyaient à chaque pas. Je dus me présenter au soviet de notre quartier avant de reprendre ma place à l’école ; j’y fus reçue de la façon la plus aimable, tous ceux qui me connaissaient se réjouirent de me voir. À ma grande surprise, une personne qui était à la tête de tous les internements, et qui passait pour une communiste du plus beau rouge, m’embrassa de tout son cœur. L’inspecteur général des écoles fut aussi très bienveillant, il me dit que je n’avais pas perdu ma place, ‹que› je n’avais qu’à continuer comme auparavant. L’école comptait alors deux cent cinquante enfants ; sur ce nombre, soixante étaient pensionnaires, quarante filles et vingt garçons. Le personnel, maîtres ou domestiques, comptait trente personnes. Tous étaient payés par le soviet et recevaient une ration pour chaque jour. Nous n’étions pas les plus à plaindre et pourtant, quel travail, quelles combinaisons pour subvenir à tous les besoins ! Le souci de se procurer du bois n’était pas des moindres ; dès 1918, il fut difficile de se procurer du bois ; les provisions qui se trouvaient en ville furent vite épuisées. En 1919, on commença à démolir les maisons de bois pour se procurer du combustible. C’était lamentable de voir des enfants, des dames, des messieurs de la haute société travailler à arracher des poutres, les emporter sur de petits traîneaux, ou simplement les traîner jusque chez eux au moyen d’une corde, et cela par la pluie, la neige et le froid qui raidissait leurs membres. Nous aussi, nous avons reçu des maisons à démolir pour en avoir le bois ; mais alors, des soldats affamés s’offraient avec la permission des chefs et, moyennant la nourriture de la journée et un morceau de pain, ils accomplissaient cette rude besogne. Souvent aussi, nous avons eu le privilège de recevoir du bois sans être obli 466

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gés d’aller couper les arbres ou démolir les maisons  ; on tenait compte un peu de ce que les enfants de l’école étaient très jeunes. Une fois pourtant, tout le monde dut être mobilisé ; il fallut s’atteler à la démolition de lourdes barques hors d’usage. Une grue soulevait ces masses imbibées d’eau comme des éponges et les déposait sur le quai. Aussitôt, nos soldats de bonne volonté déclouaient les planches et nous les traînions plus loin  ; ceux d’entre nous qui n’avaient pas la force de travailler gardaient le bois amassé. La garde de ce bois précieux devait se continuer tout le jour et la nuit jusqu’à ce que des voitures l’aient amené chez nous. Ce bois plein d’eau dut être séché dans le four du poêle avant de pouvoir brûler. C’était un souci continuel  ; néanmoins, nous avions du chauffage. Le bon Dieu veillait paternellement sur nous ; nous avons constaté avec admiration et reconnaissance que le bois ne nous a jamais manqué absolument. Quand les dernières bûches étaient à la cuisine, une ou deux voitures arrivaient dans la cour. Ce n’était pas seulement l’école qui profitait de cet avantage, tous les voisins jouissaient du bienfait de notre cuisine, tous venaient prendre de l’eau ou faire cuire leur pauvre nourriture sur notre immense fourneau quand il était allumé. Non seulement les voisins, mais d’autres malheureux connaissaient le chemin de notre cuisine. Parfois, des prisonniers avaient la liberté d’aller en ville pour quelques heures ; ces gens mourraient de faim. Quand l’un d’eux avait trouvé notre maison, il y amenait ses compagnons. Nous étions seules à avoir de l’eau dans la maison. Ils étaient si affamés qu’ils allaient jusqu’à chercher dans les déchets de cuisine pour manger et emportaient tout ce que nous ne pouvions pas donner aux enfants. Ces hommes se considéraient comme très heureux d’avoir tout ce que les enfants laissaient sur leurs assiettes. C’était un spectacle pénible à voir, notre maigre menu semblait une délicatesse à côté du repas de ces infortunés. On pouvait voir à leurs manières que ces pauvres n’étaient pas des mendiants ordinaires. Quelques-uns étaient d’anciens riches propriétaires, des marchands. Les nobles étaient les plus à plaindre ; après avoir lutté longtemps, il y en a qui ont été obligés de venir nous demander un peu de soupe. Pendant que la noblesse et la bourgeoisie russes souffraient les plus dures privations, une certaine classe de la société était au pouvoir : c’étaient des forçats, des malfaiteurs libérés au commencement de la révolution. Pour eux,

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rien ne manquait, leur table était abondamment servie. Pour eux seuls les voitures, et les autres, les particuliers, n’avaient pas la permission de s’en servir. Pendant assez longtemps, même les tramways furent supprimés ; tout le monde allait à pied, souvent avec des chaussures de fortune, quelquefois pieds nus38. Nous avons eu des périodes bien pénibles, la nourriture donnée par le soviet n’était pas toujours appétissante, si même elle était passable. À la longue, l’estomac se refusait à absorber pendant des mois le même gruau, les mêmes pommes de terre gelées, les mêmes poissons salés. Le beurre manquait, il fallait se contenter de pommes de terre gelées à l’huile de foie de morue ou à la graisse de phoque. Et c’était ces restes d’aliments que recevaient avec reconnaissance les malheureux qui attendaient leur part à notre porte. Ils sont nombreux ceux qui bénissent l’école, la maison du bon Dieu comme ils l’appelaient. L’école, qui avait été réorganisée en 1920 sous le nom d’internat français et qui devait servir à tous les étrangers qui n’avaient pas d’école spéciale, fut peu à peu remplie par les enfants russes. Les Danois partirent les premiers, puis les Belges, les Italiens et enfin les Français. Le personnel de l’école avait d’abord été pris parmi les étrangers : c’était le moyen de les aider à vivre. Après leur départ, tous les maîtres et les maîtresses étaient russes, tous étaient dévoués et pleins de bonne volonté. Les enfants appartenaient aux meilleures familles, les plus grands noms figuraient sur les listes qu’il fallait 38   La version dactylographiée développe ce paragraphe : « Pendant que la noblesse russe et la bourgeoisie vivent et meurent dans la plus profonde misère, une certaine classe de la société qui, jadis, vivait dans les prisons et les taudis gouverne le pays et le mène à sa perte. Ces parvenus jettent des millions ; pour eux, rien n’est trop cher ; ils vivent dans une opulence incroyable pendant que les victimes qu’ils entassent dans les prisons y sont oubliées et périssent de misère et de faim. Ils se sont enrichis en dépouillant leurs victimes, leurs cœurs sont insensibles à la pitié. S’il était permis aux malheureux Russes d’échapper à leurs bourreaux, ils seraient moins à plaindre. Mais ils sont forcés de mourir où ils se trouvent ; la loi leur interdit de quitter le pays sans l’autorisation du soviet ; leurs biens ont été confisqués, ils sont sans ressource et sans travail. Des milliers de nobles ont été fusillés, des milliers meurent de faim. Il est facile de comprendre que donner un morceau de pain à un homme, c’est lui faire un grand cadeau. Le peuple doit recevoir tout de l’État, mince consolation pour celui qui a été dépouillé et qui ne reçoit rien en réalité. Pendant longtemps, non seulement on ne recevait rien, il était même défendu d’aller en voiture, les agents du soviet avaient seuls le droit de se servir des voitures et des autos. »

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présenter à chaque instant ; dans les autres écoles, c’était le soviet du quartier qui imposait les élèves ; comme toutes les places étaient occupées chez nous, il fut impossible de nous imposer des enfants. J’ignorais que je n’avais pas le droit de faire moi-même le choix, et ceux qui étaient à la tête des écoles m’ont toujours laissé faire sans me gêner. Mais à un certain moment, une communiste acharnée trouva que cette école était un refuge contre-révolutionnaire et qu’il était urgent de le faire disparaître. À partir du 1er mai 1922, le soviet cessa de payer les maîtres et ne donna plus aucun secours pour les enfants. Les parents se réunirent et prirent l’école à leurs frais. Devant le soviet, c’était l’école d’une société, je n’étais que leur employée. La rentrée eut lieu le 1er septembre 1922 (j’étais partie le 28 juillet). Un mois après, les bolcheviks s’emparèrent de l’école, dispersèrent les élèves et les maîtres qui ne leur convenaient pas et en installèrent d’autres de leur choix. Bientôt après, le mobilier fut aussi emporté ailleurs. Du 1er janvier 1920 au 31 mai 1922, l’école fut la providence d’une foule de personnes auxquelles elle donna du travail, un abri et du pain, et ce ne fut pas seulement les enfants des nobles qui la fréquentèrent, mais ceux des ouvriers et même des communistes. Tous ont bien des fois manifesté leur reconnaissance pour tout le bien que la maison leur a procuré. Une atmosphère de paix régnait à l’école, tous ceux qui la visitaient en étaient frappés. Une communiste, dont la fille était parmi nos élèves, eut la naïveté de me dire qu’ils montraient volontiers notre maison aux visiteurs étrangers pour leur donner une bonne impression ; je compris alors pourquoi les visites étaient si fréquentes39.

39   À propos de l’école, la version dactylographiée ajoute les précisions suivantes dans un passage largement remanié : « Jusqu’en octobre 1920, nous pûmes faire la prière en commun matin et soir, ainsi qu’avant et après les repas. Mais à cette époque, je reçus une défense formelle ; plutôt que de fermer l’école, il fallut se résigner à supprimer cet usage. Mais la prière se continua ; chaque enfant a une image de piété à son lit devant laquelle il s’agenouille pour prier matin et soir ; tous font une petite prière en particulier, mais ostensiblement, avant et après le repas […]. Les secours religieux ne nous ont jamais manqué ; nous avions la messe tous les jours à sept heures. Il fallait parfois un effort pour affronter la pluie, le froid, le vent, l’obscurité ; mais la consolation et la force que Notre-Seigneur voulait bien nous donner chaque matin nous donnaient le courage de surmonter tous les obstacles. Une atmosphère de paix frappait tous ceux qui visitaient la maison ; nous sentions une force surnaturelle, indépendante de la nôtre,



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Enfin, l’heure de la délivrance arriva. En 1918, l’ordre de nos supérieures avait été de rester quelques-unes. Les communications ayant été interrompues en 1919 jusqu’en 1921, je ne savais quelle décision prendre. Je priais Dieu tous les jours de décider lui-même, de m’empêcher de partir ou de ne pas permettre que je reste contre sa volonté : c’est ce qui se réalisa. J’aurais pu me joindre au convoi du mois d’avril 1920 : j’étais en prison. J’aurais pu me joindre au convoi du mois d’octobre 1920 : je risquais de me faire arrêter à cause de mon passeport russe, la Tcheka ne m’aurait pas laissé partir. Mes amis restés en France avaient essayé d’obtenir ma libération  ; cette intervention ne fit qu’irriter les bolcheviks. Étais-je donc si importante pour que la France s’occupe ainsi de moi  ? Raison de plus pour me soupçonner d’espionnage  : j’aurais bien voulu que mes amis m’oublient. Cependant, le bon Dieu veillait. Au mois de février 1922, on me fit appeler au commissariat. « – Connaissez-vous Nansen40 ?, me demanda-t-on. – Je le connais comme explorateur, mais pas davantage. – Pourquoi s’occupe-t-il de vous ? Parce que ma famille s’inquiète à mon sujet et qu’on l’a prié de s’intéresser à moi et m’aider à rentrer en France. – Vous pouvez rentrer chez vous demain si vous voulez, et par n’importe quel chemin.  » Quel soulagement, j’étais libre  ! Mais la joie ne pouvait être complète, ma compagne ne pouvait pas quitter la Russie par n’importe quel chemin. Il fallait l’attendre à mon tour. Le commissariat s’inquiéta de mon retard et, craignant de faire croire qu’il ne tenait pas la promesse de me libérer, me fit appeler de nouveau. Je répondis que ma santé ne me permettait pas de partir par les grands froids, ‹que› je préférais attendre les beaux jours.

qui nous dirigeait. Plus d’une fois, nos projets ont échoué, nos plans ont été détruits ; chaque fois, nous avons pu constater que c’était pour notre plus grand avantage. » 40  Fridjof Nansen, explorateur et homme politique norvégien, a joué un grand rôle dans la séparation entre la Norvège et la Suède en 1905 ; pionnier de l’action humanitaire, délégué de la Norvège à la SDN, il s’occupe des réfugiés et cherche à leur donner une identité grâce au “passeport Nansen” qui leur permet de rester dans le pays qui l’a délivré.

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Une autre raison grave aussi, c’est que nous n’avions point d’argent pour payer notre voyage. Un convoi se préparait pour le mois d’avril, nous pensions en faire partie. Quand il fallut donner les passeports, celui de sœur Gasparine manquait, impossible de partir avec ce groupe. Enfin, à force de démarches, au mois de juillet, nous étions arrivées à nous faire embarquer avec un convoi d’Estoniens. Le départ était fixé au mercredi. Le dimanche, nous apprenions que le voyage, qui se fait en quelques heures en temps normal, devait durer un mois, que nous vivrions tout ce temps dans des wagons à bestiaux, hommes, femmes, enfants, vingt-cinq personnes ensemble ; qu’à la frontière aurait lieu une triple vaccination contre le typhus, le choléra, la vérole noire, puis une désinfection en règle. Les vêtements étaient enlevés et rendus tout mouillés, et quelquefois hors d’usage. Je n’eus pas le courage de prendre cette voie. Le passage par la Finlande était moins pénible, nous pouvions profiter d’un convoi qui partait le 25 août, nous aurions été dans des wagons avec des personnes de notre connaissance. Ce n’est pas ainsi que le bon Dieu voulait, il avait bien mieux arrangé les choses. Le convoi estonien était parti le 12 juillet. Le vendredi suivant, la Croix-Rouge française arrivait avec un bateau chargé de vivres et de vêtements pour les affamés russes. Le chef de la mission me dit qu’il avait la permission de nous emmener, mais que je devais faire toutes les démarches ; il n’avait pas le pouvoir d’intervenir auprès des bolcheviks. Pour moi, c’était facile, je pouvais partir par n’importe quel chemin, mais, pour ma compagne, il fallut parlementer et simuler un convoi de Français. Déjà, quelques personnes se présentaient pour profiter du bateau, les bolcheviks acceptaient de les laisser partir. Le commandant du navire déclara qu’il ne pouvait prendre personne à son bord, excepté les sœurs et les trois orphelines ; sans rien dire de cela aux bolcheviks, les passeports furent préparés pour nous seulement. Le bateau, ayant déchargé sa cargaison, devait partir le lendemain, mais nos passeports n’étaient pas encore en règle. Nous allions être obligées de rester encore. Le commandant du bateau attendit un jour, nos passeports étaient enfin prêts. Le chef de la mission me dit ces paroles qui me frappèrent : « Vous ne pouvez pas ne pas partir, le bateau vous attend depuis hier soir. » C’était donc la volonté de Dieu de quitter pour toujours ce pays où nous ne pouvions plus rien faire.

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C’était le 28 juillet41 ; six jours plus tard, après une traversée des plus calmes, nous arrivions à Paris, la veille du premier vendredi du mois d’août. Il nous fut bien doux de monter à Montmartre pour remercier le Cœur de Jésus de sa protection si évidente et de lui demander de bénir les personnes qui nous avaient aidées à sortir de Russie. Sœur Thérèse de Saint-Augustin, supérieure de notre école de Stockholm, a été l’instrument dont Dieu s’est servi42. Grâce à ses relations avec des hommes influents, elle parvint à m’obtenir de Moscou la permission de rentrer dans mon pays. Jamais je ne pourrai remercier Notre-Seigneur de toutes ses faveurs pendant ces années terribles, il faudrait un volume pour raconter toutes les attentions de la providence. Il est à remarquer que nous avions très souvent une agréable surprise le premier vendredi du mois  : ses faveurs étaient parfois si visibles que nous en étions touchées jusqu’aux larmes. Les secours de la religion, la messe, la sainte communion ne nous ont jamais manqué. Pour la nourriture et le vêtement, nous avons maintes fois expérimenté le centuple promis en ce monde, tout arrivait au moment voulu, jamais beaucoup, toujours assez pour partager avec d’autres plus malheureux. Le bonheur de s’évader de l’enfer bolchevik était troublé par le chagrin de laisser tant d’enfants, tant d’amis qui ne pouvaient nous suivre. La pensée s’envole souvent vers ceux que nous avons laissés là-bas et qui luttent encore pour empêcher le mal. Notre prière seule peut les aider. Dieu seul peut leur venir en aide. Il est dangereux de leur écrire, même le moindre soupçon risque de les perdre. Le bon Dieu, qui nous a gardées au milieu des dangers, veille sur eux, comme il l’a fait sur nous. Quand la mémoire rappelle le souvenir des événements qui ont rempli ces années terribles, tant de preuves des attentions de la divine providence pour nous se pressent qu’il est impossible de faire le choix et de raconter ces merveilles. Il est consolant de penser que l’éternité montrera à tous la bonté paternelle de Dieu pour les deux isolées. Maintenant, le cœur ému et plein de

  1922.   La mère Marie-Anastasie lui succédera, peu après sa mort, en 1922.

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reconnaissance, nous ne cesserons de répéter : « Mon Dieu, dans notre détresse, nous avons senti la force de votre bras et l’étendue de votre amour pour nous. Ainsi soit-il43. »

  Tout le passage du manuscrit consacré au départ des deux religieuses est résumé en quelques lignes qui gomment les interventions en leur faveur. Mais un développement conclusif est ajouté en écho à la relative détente associée à la NEP après les drames du communisme de guerre : « Le communisme s’est cru capable de gouverner le monde et de réformer le décalogue. Les ruines accumulées en Russie prouvent à l’univers entier qu’on ne se dispense pas impunément de la loi divine. Depuis 1921, le soviet commence à comprendre qu’il a fait fausse route ; peu à peu, des décrets tendent à ramener la vie à une forme plus raisonnable ; le commerce est permis ; la propriété est reconnue dans une certaine limite. Mais qui relèvera les ruines ? Qui retrouvera les richesses emportées des palais ? Tant d’objets d’art ont été détruits inconsciemment par les ouvriers, les enfants qu’on a installés dans les demeures princières. Les riches avaient assez longtemps joui de leurs maisons, de leur confort ; le peuple voulait profiter à son tour. Malheureusement, il ne sut que gaspiller. Peu lui importait ; les palais étaient assez nombreux ; quand celui où il était installé était assez souillé, il en choisissait un autre. Un souffle de vie ranime lentement Petrograd ; la circulation en voiture est autorisée pour tous les citoyens depuis 1922 ; les tramways font leur service jusqu’à onze heures depuis le mois de juillet ; la magistrature est rétablie. Chaque jour amène une amélioration ; les écoles ne sont qu’en très petit nombre subventionnées par l’État, elles sont entretenues par les parents ; l’ancien régime revient à grands pas. » 43



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l’éducation des filles LES COLLÈGES DES SŒURS DE PICPUS À SANTIAGO DU CHILI (années 1840) C h a nt a l Pa is a n t

Nous avons laissé la mère Cléonisse Cormier et ses compagnes à Valparaiso, au moment où se négocie un deuxième établissement dans la capitale du Chili1. Nous les retrouvons maintenant à Santiago. Avec les correspondances de Cléonisse Cormier, deux témoignages, également conservés dans les archives générales de la congrégation, vont nous permettre de découvrir la vie quotidienne des sœurs et de leurs élèves, les principes d’éducation et méthodes d’instruction mis en œuvre  : les Souvenirs de Cléonisse Cormier, déjà présentés, et d’autre part, le journal rédigé semaine après semaine par les sœurs de Santiago. Les détails factuels du journal complètent, et confortent sur le fond, les récits et exposés, toujours passionnés, parfois grandiloquents, de la mémorialiste. En revivant ses souvenirs, Cléonisse Cormier a en effet à cœur de laisser une sorte de testament éducatif, utile pour la postérité : les Souvenirs, en magnifiant l’œuvre accomplie, se veulent la somme d’une expérience personnelle et de savoirs de référence en la matière. Les souvenirs proprement dits sont ainsi enrichis de longues citations (dont nous n’avons gardé que des échantillons), qui témoignent de sa culture humaniste, de son goût des sciences naturelles et de sa passion pédagogique. Sa sœur de sang, Arsène, auxquels ils sont dédiés, y joue le rôle d’élève idéal, prétexte à des leçons de choses et anecdotes instructives. L’intérêt des Souvenirs et du journal est aussi de constituer un document, souvent haut en couleurs, sur les rituels communautaires, usages locaux et mentalités des élèves et parents, auxquels s’adresse l’éducation « à la française » proposée par les sœurs. Comme à Valparaiso, Cléonisse Cormier va ouvrir une classe gratuite, un externat, et deux pensionnats : l’un payant, l’autre sans frais de scolarité, à l’intention des « familles nobles peu fortunées ». Cette offre diversifiée répond à une large demande d’éducation de la part des parents, mais dut 1

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  Partie II de cet ouvrage.

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être défendue auprès des notables, l’Église locale et les autorités civiles, d’abord réticents et finalement ralliés à ce projet. Dès l’indépendance, en effet, les gouvernements successifs ont eu à cœur de développer l’éducation qui, dans la Constitution de 1833, s’inscrit comme une priorité. Les sœurs vont bénéficier d’un terrain légué par le curé Hurtado « pour y former un établissement d’éducation gratuite, dit sœur Cormier. Le président O’Higgins, mort sans enfants, laissa une somme également dans ce but. » La classe gratuite recevra jusqu’à deux cents enfants. Le premier pensionnat rassemble une élite sociale, composée des tenants du pouvoir politique (filles et nièces de généraux et colonels, anciens présidents et ministres, de moyenne extraction) et du pouvoir économique (la vieille aristocratie terrienne, propriétaire de vastes hacienda, et la nouvelle bourgeoisie du négoce, qui investit aussi dans les mines). S’ajoutent quelques filles d’expatriés, la fille d’un médecin anglais, celle du consul de France en Haïti. Le second pensionnat accueille quelque cinquante élèves, sur les cent vingt à cent trente pensionnaires que compte l’établissement. Elles recevront des bourses d’État. L’inauguration, racontée par Cléonisse, est célébrée en grande pompe, en présence de l’archevêque de Santiago, Mgr Vicuna, et du président de la République, le général Bulnès (1841-51). Comme à Valparaiso, de nouveau, ce succès n’ira pas sans susciter des jalousies et campagnes de presse diffamatoires, qui mobilisent à leur tour les défenseurs des sœurs. Les principes qui définissent l’éducation des jeunes filles sont largement importés. Lorsque les sœurs occuperont leurs propres locaux, dont la supérieure elle-même a dessiné les plans, les élèves de la classe gratuite et les pensionnaires auront leurs espaces respectifs, lieux de promenades et courettes séparés. Le souci de répondre aux besoins de la jeunesse riche et pauvre va de pair avec une culture de classe, conforme à la mentalité chilienne et en vigueur en France, à la même époque : l’idée que l’éducation doit être différente selon les catégories sociales fait l’objet d’un large consensus et la force des congrégations enseignantes féminines est précisément de savoir s’adapter à toutes les couches sociales. Le point commun est dans la finalité : le rôle de l’éducation est de préparer la femme à son rôle d’épouse et de mère, et « En général, dit Cléonisse Cormier, ces messieurs qui épousent nos élèves sont très contents. Elles sont bonnes, attentives, très dévouées à leurs devoirs. » Mais lorsqu’elle souligne le rôle d’éducatrice de la femme, c’est pour en faire un agent de progrès, au sein de la famille et pour le pays, avec des « connaissances utiles », au progrès moral et à celui des santés physiques. Il s’agit à la fois de former des maîtresses de maison accomplies et d’assurer un travail rémunéré aux filles pauvres qui seront aux services des classes aisées – futures servantes, couturières, et nurses. Elle ira jusqu’à promouvoir un

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projet de formation d’institutrices issues du peuple et qui ouvriraient des écoles rurales. Comme le montrent le prospectus, et aussi les commandes de livres faites en France, les contenus d’enseignement prennent en compte les réalités du pays : l’une des différences notables est que l’instruction se donne en langue castillane – défi pour les sœurs ! qui imposera, nous le verrons, des stratégies aventureuses… Le programme de la classe gratuite se centre sur les savoirs de base : lecture en langue castillane, écriture, orthographe usuelle, arithmétique, éléments d’histoire et de géographie du Chili, travaux manuels – blanchisserie, couture, cuisine, broderie en blanc (considérée comme une récompense). Ici, comme en France, et pour longtemps encore, les travaux d’aiguille sont essentiels et donnent lieu à des chefsd’œuvre. L’instruction religieuse est centrale, elle est la base de l’éducation morale. À ces enseignements communs à toutes les élèves, les pensionnaires ajoutent : histoire générale avec la chronologie, cours de rhétorique pour demoiselles (entendons : art de la conversation), mythologie, pages choisies des auteurs modernes, initiations aux langues (français, anglais), géographie, cours d’hygiène, botanique à usage domestique. À tout cela s’ajoute, comme dans toute pension chic d’Europe, ce que l’on appelait les arts d’agrément : dessin, peinture, fleurs artificielles, chant et musique. À côté du piano, le pensionnat des sœurs des Sacrés-Cœurs offrent judicieusement une option guitare : Max Radiguet, que cite souvent Cléonisse, s’enchante des airs de guitare dans les rues de Valparaiso, et les Souvenirs de cette dernière sont truffés de romances… Les Souvenirs décrivent abondamment les méthodes pédagogiques. Si l’enseignement mutuel (les grandes enseignant les petites) est relativement moderne, la pédagogie du pensionnat adapte aussi des méthodes qui firent le succès des collèges jésuites, depuis les xviie et xviiie siècles : le travail de la mémoire, l’histoire considérée comme réservoir de modèles vertueux, les narrations (historiques et poétiques), le théâtre (elle privilégie les créations des élèves, sur un scénario mettant en scène la vie des saints, l’histoire de l’Église). Les médailles et récompenses selon les mérites contribuent à l’émulation. L’anniversaire de la supérieure et la remise des prix donnent lieu à des fêtes et dîners où les usages de France et du Chili se mêlent de la plus pittoresque manière. L’ouverture culturelle a cependant ses limites… Le tempérament bouillant des « lutins » dansant la farandole dans le dortoir et entonnant des romances pendant le Salve Regina à la chapelle, le décolleté de ces demoiselles, les caprices à propos des confesseurs… donneront lieu à quelques remises en ordre. Mais dans l’ensemble, le règlement, dit Cléonisse, qui y tient comme à la prunelle de ces yeux, fut compris et respecté par les parents.



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Reste que l’intendance n’est pas facile à assurer. L’enclos comporte une vigne, un verger, un poulailler, des vaches (cadeau du président !), mais plus d’une fois, la supérieure est obligée de solliciter des aides auprès de son protecteur archevêque. Le journal évoque ces nuits où, telle Mademoiselle Lamourous, fondatrice de la Miséricorde de Bordeaux, la mère Cormier entraîne ses sœurs à la chapelle, pour implorer de plus hauts secours, les bras en croix. Il faut aussi compter avec les aléas, tremblement de terre, pluies diluviennes qui inondent les dortoirs, maladies. Cléonisse souffrira pendant trois mois d’une pleurésie attrapée sur le chantier des nouveaux bâtiments, qu’elle dirige. Sans compter que, comme le veut la règle des Sacrés-Cœurs, les sœurs assurent, nuit et jour, à tour de rôle, l’Adoration perpétuelle du Saint Sacrement. Ce n’est pas le moindre paradoxe de la personnalité attachante de Cléonisse Cormier de conjuguer une fidélité absolue à la règle des fondateurs (qu’elle refusera opiniâtrement de voir évoluer, au point d’en appeler au Vatican quand elle rentrera en France) et une capacité immédiate d’adaptation au nouveau monde : comme on en jugera dans les pages qui suivent, la rigueur avec laquelle elle entend faire respecter les statuts n’a d’égale que son avide curiosité pour le pays qui l’accueille, la confiance qu’elle accorde à l’enfance, et son souci de dissiper les préjugés sur le caractère des nations du Sud.

Mes souvenirs – Lettre 132 Arrivée à Santiago […] Nous voici dans la capitale du Chili, ce n’est pas une petite ville. Il te souvient qu’elle renferme cent mille habitants. C’est là que viennent finir leur carrière les personnes riches qui se retirent des affaires. Il y en a de tous les points de la République. Santiago est bâtie dans le genre de nos anciennes cités de France. Alors, généralement, les maisons n’avaient que le rez-de-chaussée. Je n’ai vu aucune tourelle, aucun belvédère, ni cheminée à l’européenne à ces habitations de familles patriarches qui sont bâties autour de cours carrées, 2   Comme au chapitre consacré précédemment à la période de Valparaiso, nous reprenons ici des extraits de la seconde version des Souvenirs de Cléonisse Cormier. Ce texte, comme le journal de la maison de Santiago, ainsi que les lettres sélectionnées, sont des manuscrits, figurant dans les Archives générales des sœurs des Sacrés-Cœurs, Rome.

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aux murs desquelles sont flanquées de larges galeries, où ‹peuvent› se promener trois personnes de front, et plus encore, et passer d’un appartement à l’autre sans souffrir des intempéries. Les murs de ces cloîtres ont de très belles fresques ; l’œil se plait à les regarder. Du moins c’est l’effet qu’elles ont produit à mon passage rapide. Aujourd’hui on y remarque un changement notable. Non seulement il y a un premier aux maisons, mais il n’est pas très rare d’y voir un troisième, ou bien le second couronné d’un belvédère. Les cheminées à l’européenne s’y sont multipliées surtout depuis le changement qui a lieu dans les saisons  : depuis environ une vingtaine d’années, elles sont réellement devenues nécessaires. Les braseros n’y suffisent plus. Le brasero !… Qu’est-ce ‹donc que ce brasero› qui remplaçait nos cheminées ?… Le brasero américain est un bassin, à trois pieds, plus ou moins grand, où l’on met la braise pour réchauffer une chambre. Ce bassin est en métal, en cuivre ordinairement. Enfin arrivées à notre maison, nous nous y occupâmes à arranger notre petit ménage. Sans être riches, nous étions cependant moins pauvres qu’à la fondation de Valparaiso, ni que sainte Thérèse alors qu’elle n’avait, ‹lors d’une› fondation qu’une seule couverture pour elle et ses compagnes. Journal de l’établissement des sœurs des Sacrés-Cœurs à Santiago Le journal de la maison de Santiago commence par le récit du voyage vers la capitale : « la Révérende Mère supérieure (Cléonisse), la mère prieure (Aloïsia), la mère maîtresse de la classe gratuite (Sylvina), la mère sacristine (Maria Josepha), la sœur cuisinière (Luce) partirent sous la garde des saints anges, pour Santiago, avec l’intention de commencer la classe gratuite le 15 août, sous les auspices de la Très Sainte Vierge, supérieure de l’établissement. » Il rend compte ensuite jour après le jour des menus événements de la vie quotidienne. Le 15 août étant un dimanche, la classe gratuite est ouverte dès le lundi matin.

16 août Le lendemain commence la classe gratuite. Bien des visites ont lieu avec un grand nombre de dulcees (on appelle dulcees tout espèce de bonbons, confitures, patisseries, biscuits, massepains, fruits

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confits…). Il est d’usage ici d’envoyer un présent de ces sortes de choses aux personnes qui arrivent, lorsque l’on désire faire leur connaissance et avoir leur amitié. Quelques fois les plats que l’on envoie valent plus de dix-sept piastres. De toutes les communautés de Santiago (et il y en a beaucoup) une seule n’a pas envoyé de dulcees – elle est très pauvre. Le dimanche au soir, le bon doyen apporta des livres en castillan, et annonça la visite du Senor Valder, riche et respectable vieillard. En effet, le 17 ou 18, le doyen, son neveu et le Senor Valder arrivèrent. Le premier donna huit ou dix livres en castillan et dix onces d’or ; le troisième, même somme pour la classe gratuite. Vers le soir du même jour, le Révérend Père supérieur (le père Théodose) et le Révérend Père Emmanuel arrivèrent de Valparaiso au grand contentement de la petite communauté qui, depuis son arrivée jusqu’à ce jour, n’avait pour aumônier qu’un pauvre ecclésiastique si vieux, si infirme, qu’il fallait aller, en l’honneur des douze années de l’enfance de Notre Seigneur, se mettre à ses pieds près de l’autel, pour recevoir la sainte communion. […]. Beaucoup de visites sont faites aux religieuses françaises. Une foule de curieux viennent pour les voir et plus d’une fois est entrée dans la cour malgré la portière qui aurait eu quelquefois besoin de la force de Samson pour fermer la porte. Souvent lorsque la portière va demander aux personnes qui sont à la porte ce qu’elles veulent, on lui répond « Miror na mar », « voir, rien plus ». Elle leur ferme la porte au nez. Beaucoup de propositions de pensionnaires et de postulantes sont faites. 21 août 1841 Samedi, M. le doyen apporta la donation du terrain et les prospectus. Toute la semaine s’est passée en arrangements, visites, réceptions de cadeaux ; en présentation de pensionnaires ; en examen de terrain ; ensuite, des réparations indispensables pour pouvoir loger des pensionnaires. 26 août 1841 La Mère Prélade ayant prévu que malgré sa bonne volonté le peu de local forcerait de ne se charger que d’un petit nombre d’élèves, 482

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beaucoup de familles s’empressent de retenir des places pour leurs jeunes personnes et d’envoyer des lits afin de s’assurer que les places demandées ne seront pas prises par d’autres. Mes souvenirs – Lettre 13 (suite) Mission de la femme […] La Providence fit voler la renommée de l’établissement de Valparaiso de manière que l’élite de Santiago avait un désir véhément de cette fondation. Sans y penser, nos élèves du premier port du Chili devinrent les apôtres de leur pays. Leurs progrès se soutenant vérifiaient ce que j’avais dit relativement au but que nos vénérés fondateurs s’étaient proposés en s’adonnant à l’éducation de la jeunesse, et à l’adoration perpétuelle du Très Saint Sacrement de l’Autel. Oui, formant leur cœur à la vertu, ornant leur mémoire, illustrant leur esprit, les jeunes personnes ont une part immense dans les progrès de la civilisation et des bonnes mœurs. Mission importante imposée à la femme… Je vais t’en dire quelque chose. Monsieur Charles Sainte-Foy, dans son ouvrage intitulé, Les heures sérieuses d’une jeune femme, traite si bien ce sujet que je préfère te répéter textuellement une partie de ce qu’il en dit, que de parler moimême. Écoutons-le bien. Il dit : 1°) Peu d’hommes comprennent et apprécient la dignité de la femme. Beaucoup la considèrent comme devant être l’esclave de l’homme. Quelques-uns la regardent comme appelée à répandre quelques charmes sur leur vie et à en faire l’ornement, mais ce point de vue n’est guère plus honorable pour la femme. 2°) Il est même vrai de dire que les fautes et les peines de la plupart d’entre elles viennent de ce qu’elles ne comprennent point assez le but et la mission qui leur ont été assignés par la Providence, et de ce qu’elles ne s’estiment point assez à leurs propres yeux. Car le respect qu’elles ont pour ellesmêmes est tout à la fois et la garantie et la mesure de celui que l’homme leur porte ; et la femme qui ne sait pas commander à l’homme le respect et l’estime est bien près d’être coupable et malheureuse.

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3°) Trompées par les descriptions mensongères des romans ou par les flatteries insidieuses des hommes qui cherchent à les séduire, les femmes se font sur elles-mêmes et sur leur mission dans le monde les plus étranges illusions. 4°) Ce n’est ni à la passion ni à la poésie qu’elles doivent demander le secret de cette mission, mais c’est à la foi seule et aux enseignements du christianisme, qui a une solution pour tous les doutes, une clef pour tous les mystères. 5°) De même, en effet, que Dieu a choisi la plus humble de toutes les femmes pour accomplir par elle le mystère de l’incarnation, aussi a-t-il plus d’une fois choisi des femmes pour exécuter par elles les desseins de la miséricorde sur certains peuples. N’est-ce pas à l’intervention et à la salutaire influence d’une femme que plusieurs nations de l’Europe doivent la connaissance du vrai Dieu et la lumière de l’Évangile ? Aussi ces peuples semblent-ils avoir voulu témoigner à la femme leur reconnaissance pour un si grand bienfait en posant sur son front comme une auréole de gloire. Rappelle-toi ce que dit l’histoire, au iiie siècle, de Mamée et d’Alexandre Sévère son fils empereur romain ; au ve siècle, de Clotilde et de Clovis roi en France ; au vie siècle, de Théodelinde, reine de Lombardie et d’Agilulf ; au xe siècle, de la princesse Olgo ou sainte Hélène, reine de la Moscovie, et d’Uladomis son petit-fils, etc. etc. 6°) Avant que Dieu eût donné la vie par la mort…, la femme et les enfants, et les esclaves, étaient comptés pour rien… Mais lorsqu’on vit Dieu opérer les plus grandes choses par les plus petits moyens, on comprit qu’il y a quelque chose au-dessus de la force, et que Dieu n’ayant pas besoin de nous pour manifester la puissance de son bras, toute la nôtre consiste à nous assouplir comme un instrument docile sous sa main et à le laisser agir comme il lui plaît. 7°) C’est pour cela que la femme, quoique plus faible à certains égards que l’homme, lui est néanmoins souvent supérieure et que Dieu la choisit quelquefois de préférence à l’homme pour exécuter par elle les desseins de sa miséricorde et de son amour. Dans les conjonctures qui exigent de nous ou une grande docilité, ou une patience inaltérable, ou une 484

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parfaite résignation, la femme est souvent supérieure à l’homme, et montre une persévérance dont celui-ci ne serait pas toujours capable. 8°) Parallèle : Si l’homme sait agir avec plus de force et de persévérance, la femme sait souffrir avec plus de constance et d’énergie… Si l’homme a une intelligence plus vaste, la femme a un esprit plus fin et plus délié… souvent elle apercevra une imperfection ou soupçonnera une difficulté qui aurait échappé aux regards de l’homme. Si celui-ci sait mieux contraindre les autres par la puissance de son génie… la femme saura mieux souvent les subjuguer par l’ascendant de la vertu… L’homme attaque de front ; il va droit à son but, parce qu’il a la conscience et comme l’orgueil de la force… La femme, au contraire, attaque ordinairement de côté et marche à son but plutôt par les voies qui lui paraissent plus sûres3 que par celles qui lui paraissent les plus promptes, parce qu’elle a la conscience de sa faiblesse. 9°) C’est surtout dans le malheur que la femme est vraiment forte et que sa grandeur se manifeste dans tout son éclat. Semblable au saule qui croît au bord des fleuves, et penche ses rameaux pleurant sur leurs ondes fugitives, le cœur de la femme semble reverdir et prendre une nouvelle vie dans la douleur et les larmes. L’adversité, qui consterne et renverse l’homme, la redresse, au contraire, et multiplie ses forces. S’oubliant elle-même pour ne songer qu’aux autres, elle suffit à porter le poids de ses propres douleurs, et à soulager les misères de ceux qu’elle aime. Son âme se dilate et s’agrandit à mesure qu’elle s’emplit de larmes, et les traits de son visage semblent refleurir sous les pleurs, et s’empreindre d’une beauté nouvelle. 10°) On peut dire en un certain sens que la femme naît mère, et qu’aussitôt que son esprit commence à entrevoir vaguement le but pour lequel elle a été créée, son cœur s’y porte instinctivement avec toute la force dont il est capable ou plutôt son cœur, ici comme toujours, devance sa raison… Enfant, elle joue…, s’attache à l’être privé de vie et de mou3



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  C’est Cléonisse Cormier qui souligne.

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vement qu’on lui donne pour occuper ses loisirs, éprouve pour lui des tendresses, des sollicitudes maternelles… Et si, pour suivre une vocation plus élevée, elle renonce aux joies que donne une maternité qui vient du sang, c’est pour se consacrer aux fonctions d’une maternité plus sainte… Elle se fait l’épouse de Jésus-Christ, pour devenir par la miséricorde et la charité la mère des petits enfants qu’elle nourrit du lait de la doctrine de vie, ou des malades et des infirmes, qu’elle entoure de ses soins, qu’elle purifie de ses prières, qu’elle console par les discours et édifie par ses exemples. 11°) D’autres font de leur vie entière comme une prière continuelle dont les gémissements inénarrables attirent perpétuellement sur la terre de nouvelles grâces…C’est dans leurs cœurs toujours embrasés de charité que se forment ces germes de salut et de vie que le souffle de l’esprit s’en va porter dans les âmes languissantes ou flétries, et que la grâce y féconde de la divine chaleur. Le monde ingrat regarde leur vie comme inutile et oisive, et parmi ceux qui les accusent, plusieurs leur devront un jour leur bonheur éternel… 12°) Cette double maternité, celle de l’Esprit et celle de la chair, a été unie par Dieu dans la Sainte Vierge Marie, qu’il a choisie pour être sa mère Marie Immaculée. En effet, avant de concevoir dans les chastes entrailles l’auteur de notre salut, elle l’avait conçu dans son cœur par la prière, la foi et la charité… […] Je m’arrête là ; mais j’aimerais que toutes les femmes connussent, et pratiquassent surtout, les divers ouvrages de Monsieur Charles Sainte-Foy, relatifs à notre sexe. La classe gratuite […] Quantité de familles pauvres désiraient nous confier leurs filles ; mais le local ne permettant pas de les recevoir toutes, nous en choisîmes douze le jour de l’Assomption, en l’honneur des douze premières années du Sauveur et du triomphe de sa Sainte Mère. Leurs noms inscrits sur notre registre, elles se retirèrent avec l’assurance que dès le lendemain nous leur ferions la classe, et le jour suivant, à l’heure indiquée, nous leur ouvrions la porte, car elles 486

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furent exactes. Au fur et à mesure que nous eûmes plus de local, ses élèves se multiplièrent. Nous en avons reçu des centaines. En général ces enfants ont une foi vive, sont doués de simplicité judicieuse et de beaucoup de facilité et d’application à s’instruire. Nous leur enseignons à lire, à écrire, à calculer, l’orthographe, un peu de style épistolaire, à coudre, marquer, broder en blanc pour récompense de leur application et bonne conduite. Il va sans dire, que l’instruction religieuse tient la première place. Elles apprennent le catéchisme de Monsieur Salr, qui est une traduction du catéchisme français dit de l’Empereur Napoléon Ier ; l’histoire sainte en abrégé, et l’Évangile des dimanches et fêtes. Tous les jours la principale maîtresse fait une explication relative aux matières religieuses apprises préalablement. Celle de l’Évangile se fait le dimanche. En outre, l’aumônier a ses jours et heures fixes pour les instructions et explications religieuses qu’il juge à propos de faire. ‹Les instructions› ont lieu à la chapelle, et les ‹explications› en classe. Celles-ci durent une demi-heure chaque fois ; les autres plus longtemps. En général, les Santiagaises ont une très bonne physionomie, point de bossues, ou très peu. Leur taille est droite, mais non svelte. Le teint est européen des plus blancs. En voyant nos élèves gratuites, Monseigneur de Juliopolis, un jour qu’il nous fit une visite, me dit : « Mais, cette classe paraît être un pensionnat d’Europe, de France même ». Tous ces dons du Créateur leur procurent un sort heureux dans la société. Les unes sont de vertueuses femmes de confiance (ilaveras), d’autres d’excellentes mères de famille. Plusieurs se sont livrées avec succès à l’éducation des jeunes filles de leur condition, et bon nombre se sont fait religieuses très ferventes. Ces élèves nous ont donné bien de la consolation. […] Les sœurs de Valparaiso, attendues pour ouvrir le pensionnat, ont fait la route au péril de leur vie… Les cochers (birlocheros) ayant manqué plusieurs fois de renverser l’équipage sur les chemins escarpés.

Mes souvenirs – Lettre 14 (extraits) L’ouverture du pensionnat Quant à toi, mon amie, tu regardes le calendrier et tu dis : « Les maîtresses sont arrivées et nous voilà au 8  septembre, fête de la

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Nativité de Notre-Dame, ce sera probablement ce jour que commencera le pensionnat de Santiago ». Tu ne te trompes pas. […] Dès la veille, au matin, divers effets arrivèrent : les premières familles, à l’envi, voulaient nous confier leurs demoiselles. Chacun avait peur de ne pas avoir de place : l’enthousiasme était à son apogée. Le jour de la Nativité, dix-neuf enfants, d’un trait, entrèrent à l’établissement, le front brillant de joie et l’âme pénétrée d’une haute estime pour leurs nouvelles maîtresses. Successivement le nombre s’augmenta beaucoup. Nous continuâmes d’en recevoir tant que le local le permit. Dès l’ouverture du pensionnat les élèves furent divisées en trois classes, savoir : grandes avec surveillantes, moyennes avec surveillantes, petites avec surveillantes. Chaque division eut son dortoir spécial, sa classe spéciale. Même réfectoire pour toutes, mais tables spéciales pour chaque division. Même chapelle pour toutes, mais espace spécial pour chaque division. Trois cours pour les récréations. Chaque division avait sa surveillante, et toujours la même, aux récréations, au dortoir, au réfectoire, à la chapelle. Les nouvelles maîtresses se hâtèrent d’étudier la nouvelle langue, les nouveaux usages, les nouveaux caractères : caractère des élèves seulement, car elles avaient peu ou point de rapport avec les étrangers, or il est reconnu que, à quelques modifications près, les enfants sont les mêmes partout. Généralement, la jeunesse est telle qu’elle est élevée (mais il n’y a point de règles sans exception : Caïn et Abel avaient les mêmes pères et mères, cependant que de différence !). Caractère des Chiliens et usages Je vais donner le caractère des Chiliens, non d’après moi, je craindrais de me tromper, n’ayant eu de rapports qu’avec les parents et amis de nos élèves. Car, quoique non cloîtrées, nous observions la clôture ! Je te citerai ce qu’a écrit le secrétaire de l’amiral DupetitThouar4, dans son voyage de 1841 à 1849 au Chili et sur le Pacifique. L’officier dit :

4  Il s’agit de l’écrivain Max Radiguet, secrétaire de l’amiral Dupetit-Thouars, souvent cité par Cléonisse Cormier.

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Le caractère des hommes au Chili, en général, est peu expansif. Mais nous rencontrâmes au contraire chez les femmes un sans-façon qui, de prime abord, nous surprit et nous eût inquiété, s’il n’avait été compensé par toutes sortes d’adroites prévenances. Les Chiliennes ont un cœur d’or, sont très charitables et douées d’un grand bon sens. Nos premiers bégaiements dans la langue espagnole, si féconde en équivoques, déterminaient quelquefois le rire ; mais ce rire de bon aloi est si peu déconcertant qu’après l’avoir provoqué, on s’empressait d’y prendre part. Disons en passant que, si rien n’égale la patience stoïque du Chilien quand il s’agit d’écouter la conversation d’un étranger, rien n’égale non plus l’assurance du français à parler une langue qu’il estropie. Les étrangers peu familiarisés avec les habitudes de las Chilenas pourraient souvent tirer, de la franchise de leurs ojeadas (œillades) et d’une assez grande liberté de parole, les conclusions les plus caressantes pour leur amour propre. Tantôt c’est une fleur qu’une jeune femme leur offre, après l’avoir arrachée à l’édifice de sa chevelure, tantôt elle partage avec la main étrangère un pastélito (petit gâteau). Eh bien ! ces gracieusetés ont un seul et unique but, celui de témoigner à la personne étrangère combien sa présence est agréable. Les Chiliennes jouent agréablement du piano. La romance française règne en souveraine à Valparaiso. Mais quand les Chiliennes chantent la romance espagnole, leur voix prend un charme particulier, et on les écoute avec un vrai plaisir. Dans les salons de second ordre, quand la chanteuse faisait frémir sa viguela (guitare) les assistants semblaient obéir à un pouvoir magique et unissaient leurs voix à la sienne. Un de ces concerts improvisés nous est resté dans la mémoire. Quelqu’un pria une jeune fille de chanter : elle fit d’abord la moue (celle-là faisait exception parmi les Chiliennes qui sont très obligeantes) ; mais sur une remontrance que sa mère lui adressa en ces termes : « Vaya puès niña, no sea majadera  !  » (Allons donc, enfant, ne sois pas désobligeante, ennuyeuse), Elle commença une romance : Debo partir, mi duebre mamita. / La suerté cruel lo exige asi / Patria y honor asi la mandan, / Mi corazon de queda aqui.

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(Je dois partir, ma douce mère. Le sort cruel le veut ainsi. Patrie, honneur me le commandent, mais mon cœur reste ici). Au second vers, une voix grave sortit de l’un des manteaux et se joignit à celle de la chanteuse ; une deuxième voix, puis une troisième, murmurèrent timidement d’abord, bientôt elles prirent leur essor, et ce fut le signal d’un chœur où tous les assistants exécutaient leur partie avec un flegme imperturbable. Quelques notes de musique avaient suffi pour arracher les hommes à leur silence stoïque, les vieilles femmes à leurs graves discours, et les jeunes filles à leurs folles causeries. À l’époque de l’année où les beautés de Santiago vont à Valparaiso chercher dans les bains de mer un soulagement contre les ardeurs de l’été, les salons de la seconde ville du Chili présentent une animation inaccoutumée. Alors chaque soir on entend le piano jeter, par les fenêtres ouvertes, ses notes évaporées. Des jours gaiement remplis succèdent aux soirées bruyantes. Ce sont des promenades sur l’eau, des visites aux navires étrangers. Des cavalcades joyeuses traversent les rues, amazones en tête, voiles et chevelures au vent, éclairs dans tous les yeux, sourires sur toutes les lèvres : on court chercher l’ombre à plusieurs lieues. On se rend à Villa la Mar (petite ville), à la Quebrada Verde (terrain creusé par l’eau et rempli de verdure). Jamais mieux que durant ces quelques semaines entièrement consacrées aux fêtes et aux distractions élégantes, on comprend l’attrait qu’a toujours eu Valparaiso pour les voyageurs et marins de toutes les nations. Le costume de las Chilenas, à défaut d’une coupe originale, se distingue par les plus téméraires oppositions de couleurs : un châle de laine écarlate, bleu de ciel, ou rose tendre, surmonte ordinairement un jupon d’indienne rayé ou fleuri. Nous disons « surmonte », parce que le châle se porte d’une façon toute particulière : on le drape avec grâce autour du buste en rejetant par-dessus l’épaule ses longues pointes, qui pendent sur le dos, et ne descendent pas jusqu’au jupon. La Chilena est toujours en cheveux ; une raie blanche comme l’ivoire sépare en deux parties sa magnifique chevelure noire, dont elle laisse flotter les tresses longues et belles. 490

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Généralement, aujourd’hui, les modes françaises sont suivies au Chili, du moins à Santiago, à Valparaiso, à Copiapo, etc… par les dames et les messieurs. Mais les guassos conservent leur costume, qui est curieux. Je t’entends me demander ce qu’on appelle ainsi. Eh bien ! Je te dirai que le guasso est le paysan du Chili. Il personnifie le centaure antique : lui et son cheval ne font qu’un ; il boit, mange, dort en selle… Habitué à vivre en plein soleil, il porte ordinairement un mouchoir sous son chapeau de paille, ou sous son feutre en forme pain de sucre ; le poncho, la curotte de toile et las botas complètent le costume. Tout à l’heure, je vais t’expliquer cela. En attendant parlons d’un personnage, qui nous a rendu service : le séréno. Le nom de sérénos a été donné aux gardes de la nuit, parce que ce mot est leur cri le plus ordinaire quand ils annoncent l’état de l’atmosphère, le ciel d’Espagne, de Valparaiso étant presque toujours serein. Les sérénos ont été établis d’abord à Valence en 1777, puis à Madrid, et successivement, dans les possessions espagnoles. Quand un séréno a besoin d’aide pour arrêter un malfaiteur, il avertit ses camarades au moyen d’un coup de sifflet. Ceux qui l’entendent accourent aussitôt pour prêter main forte. Le séréno porte la hallebarde, (arme d’hast emmanchée au bout d’un long bâton) garnie par en haut d’un fer long, large et pointu, qui est traversé d’un autre en forme de croissant), à laquelle il attache une lanterne allumée. En Amérique, tous les habitants sont obligés d’avoir une lanterne ou réverbère suspendu à leurs portes. Le séréno est chargé de faire mettre à l’amende, ceux qui y manqueraient. Les sérénos veillent sur les incendies, conduisent et éclairent les étrangers qui se sont égarés, vont éveiller les personnes qui veulent partir à une heure marquée de la nuit. Si l’on a besoin des secours de la religion ou du médecin, on appelle le séréno, qui va chercher le confesseur ou le médecin. Cette institution manquait à Paris et dans presque toutes les villes de France. Mais à la fin de l’année 1854 on a établi à Paris de nouveaux gardes qui veillent jour et nuit dans chaque quartier, et remplissent les fonctions de sérénos en Espagne, au Chili, au Pérou et des watchmen en Angleterre et en Allemagne. Le chant du séréno, au Chili, est toujours préludé par une prière, que voici : « Ave Maria purissima !… » et il y ajoute l’heure qu’il est. Par exemple : « Las nueve han dado… Séréno !… » C’est-à-dire : « Je

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vous salue, Marie Immaculée !… Neuf heures sont sonnées… Le temps est serein… » À toutes les heures il répète son même chant, avec les modifications indiquées par l’horloge et le ciel. Il y a des sérénos qui chantent si bien ce refrain qu’on les écoute avec plaisir. […] Premières élèves L’heure du travail, à la jeune vigne du Seigneur, avait sonné. Les ouvrières avaient hâte de la commencer. Les notables familles de Santiago, heureuses de nous confier ce qu’elles avaient de plus cher, s’empressaient d’accélérer le moment de l’entrée de leurs demoiselles, je te l’ai dit. Tous les pères et mères et autres parents de nos élèves nous manifestèrent les plus grandes sympathies, et une déférence absolue au dispositif du prospectus. Il est vrai qu’avant de faire celuici je consultai notre digne doyen de la cathédrale, plus tard archevêque élu, M. Aléxis Eyzaguierre notre bon fondateur, et quelques-uns de ses amis. Rien n’y fut négligé, relativement à ce qui peut hâter le progrès de la jeunesse. Les sorties des élèves furent fixées à un jour par trimestre, de 7h ½ du matin à 7h ½ du soir ; un mois de vacance à la fin de l’année classique : il y avait liberté de rester à l’établissement, si pour une raison quelconque, les parents n’eussent pas voulu faire sortir leurs enfants. Si les sorties tombaient en Carême ou en Avent, les parties de plaisir étaient renvoyées après les fêtes de Pâques ou de Noël. Quant aux vacances, il est arrivé que quelques élèves les ont prolongées jusqu’à près d’un trimestre, parce qu’elles étaient à leurs haciendas, (tu ne comprends pas cette expression, bientôt je t’en ferai la description) qui sont plus ou moins éloignées de la capitale, de cinq, dix, quinze, vingt lieues. Mais pour obliger les élèves à rentrer à l’époque fixée par le règlement, et conséquemment leur faire éviter la perte du temps, nous tenions fortement à l’observance du prospectus : rien n’était diminué du prix fixé par trimestre. Je n’ai pas souvenance d’avoir eu des difficultés pour les paiements. Les Chilenos sont généreux et justes : toute convention doit s’accomplir de part et d’autre. En effet, ne pas tenir aux règles d’un établissement, que l’on a faites ou auxquelles on a souscrit, c’est être inconséquent avec soi-même, c’est imiter les enfants qui, dans leurs jeux, se contredisent à chaque difficulté qui se rencontre. 492

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Quelques personnes pourront dire à cela : « Mais, en ne cédant pas, en n’accédant pas aux exigences des parents, on s’expose à perdre des élèves ! ». Peu importe ; le bien des âmes avant tout ; l’ordre, la justice, la réputation de l’établissement avant l’or et l’argent… Nous n’avons pas de fortune à faire sur cette terre d’exil. Nous visons à notre salut d’abord, puis à celui des personnes que Dieu nous a confiées : pour en assurer le succès nous devons prendre tous les moyens convenables. Loin de nuire à l’établissement, l’observance de notre prospectus, qui te paraît peut-être un peu strict, a fait sa force : sa réputation s’est promptement faite, puis elle a volé jusqu’à Chiloé, au Pérou, d’où nous avions des élèves. Lorsque je quittai Santiago pour aller fonder l’établissement de Lima, je laissai environ cent cinquante internes dans la maison de la capitale du Chili – où les autorités m’avaient demandé de fonder trois autres maisons d’éducation : il y en aurait eu aux quatre angles de la ville. Je ne te donnerai pas le nom de toutes nos premières élèves, mais seulement quelques-uns : ceux des demoiselles dont les parents nous manifestèrent le plus de sympathie : 1°) Les nièces de Monseigneur Vicuñia, archevêque de Santiago 2°) Les nièces de Monseigneur Eyzaguierre, successeur de Monseigneur Vicuñia 3°) La fille de Monsieur Pinto, ex-président du Chili 4°) La fille du général Bulnès, président du Chili 5°) Les filles de messieurs Larrain, nobles de la capitale 6°) Les filles de messieurs Ruys-Taglès, nobles de la capitale 7°) Les nièces de don Pedro de Reyes, secrétaire de Mgr de Vicuña, et chanoine de la cathédrale 8°) Les nièces de Monsieur Huidobro, vénérable ecclésiastique de Santiago 9°) Les filles de Monsieur Hurtado, frère du curé vénérable de ce nom et ami de Monsieur Huidobro ; lesquels sont nos bienfaiteurs dont je t’ai parlé 10°) La fille du colonel Bustamanté, dont j’aurai occasion de te parler à la fondation de Lima 11°) Les petites-filles du respectable don Borjas Valdès, l’ami de notre classe gratuite qu’il protégeait 12°) La fille et petite-fille du respectable Monsieur Exquerdo

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13°) La nièce du vénérable Monsieur Salas, auteur de l’excellent catéchisme de Santiago, ecclésiastique aussi zélé que savant 14°) La nièce de doña Dolores Prados y Palasios, dame des plus respectables de Santiago, l’amie des pauvres 15°) Les filles des dames de Correas, si justement respectées 16°) La fille de Madame de Viel, née de Toro 17°) Les sœurs et nièces de Monsieur Montt, ex-président du Chili 18°) Les nièces de Mgr de Valdivieso, archevêque actuel de Santiago 19°) Les nièces de Monsieur le ministre Egaña 20°) Les filles de Monsieur Gandarillas y Valdes 21°) Les filles du colonel Boza, gouverneur de Quillota 22°) Les filles de Monsieur de Cobo, dont l’une est religieuse. […]5 Journal de Santiago Les sœurs occupent provisoirement la maison Sainte-Rose qui leur a été prêtée, mais la mère Cormier a en vue un terrain propice pour la construction de leur futur établissement.

24 septembre 1841 Vendredi, jour, je crois, dédié à Notre-Dame Auxiliatrice, la Révérende Mère Prélade alla, accompagnée de deux sœurs, avec le Senor Hurtado (don Manuel), Diego ouvrier et le frère Sulpice, ouvrir des passages dans les fossés. Avant de rentrer, la Révérende Mère Prélade plaça au milieu du terrain une médaille miraculeuse de Marie conçue sans péché, pour faire entrer la Sainte Vierge en possession du nouveau domaine qu’elle lui consacrait. Toutes les sœurs, à l’exception de la mère Sylvina et de la mère Maria-Josèpha, encore novices dans la langue, ont bien à souffrir avec les enfants qu’elles ne peuvent entendre et dont elles ne sont point entendues. Celles mêmes qui comprennent quelques mots de

 Suit ici une « Anecdote édifiante » concernant « l’aristocratie du Chili »

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français ont assez de malice pour ne vouloir entendre que les compliments. Les maîtresses font les pèlerines, sacs, nœuds… des costumes avant que les mères qui sont encore à Valparaiso arrivent. Vers la même époque, le Senor Valder, accompagné de don Manuel Hurtado et d’un autre Monsieur, témoignèrent à la Révérende Mère Prélade le désir de voir les sœurs. Elle crut ne pouvoir le leur refuser. Nous nous réunîmes au salon. Après les compliments d’usage, la conversation roula sur le père Théodose : l’on disait qu’il était incapable de confesser en castillan ; que quand bien même il entendrait assez de cette langue, il était impossible qu’un seul prêtre confessât les pauvres, les pensionnaires, les religieuses ; qu’on devait laisser aux enfants la liberté de choisir leur confesseur. La Mère Prélade répondit que pour l’ordre de la maison, il était impossible qu’on permît à chaque enfant de faire venir son confesseur ; que ce serait une perte de temps pour elles qui seraient dérangées dans leurs études et pour les mères qui seraient obligées de recevoir ces messieurs, ici où les visites sont si longues ; que si un prêtre ne suffisait pas, les supérieurs auraient la bonté d’en donner un pour chaque département. Ce mot de département paraissant ne pas leur plaire, il fallut que la Mère Prélade leur répétât plusieurs fois qu’elle entendait par département la classe gratuite, le pensionnat, la communauté. Tout ce qu’elle put leur dire ne les satisfit point ; ils voulaient toujours la liberté pour leurs enfants. Pour comble de malheur, une jeune personne assez bonace veut s’adresser à son confesseur ordinaire parce qu’elle n’entend pas le français et que le père Théodose n’entendrait pas ce qu’elle lui dirait en castillan. Ses compagnes la plaisantent sur ses désolations ; mais adoptent ses sentiments par rapport au père Théodose. Journal d’octobre 1841 Chaque semaine, et je pourrais dire chaque jour, voit arriver de nouvelles pensionnaires. La Mère Prélade convertit tous les appartements en dortoirs, même sa chambre. Elle ne se réserve qu’un très petit cabinet fort incommode. Nous faisons des couvertures blanches pour les lits des enfants et des rideaux pour les croisées. Tous les lits de la maison vont être verts, en fer peint ; c’est fort propre et moins sujet aux punaises. La jeune personne qui ne voulait se confesser qu’au prêtre qui la dirigeait depuis la maison paternelle, continue à le demander ; cela

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monte la tête aux autres qui veulent aussi le leur ; les parents prennent le parti des enfants, la chose va jusqu’à Monseigneur, qui veut aussi que les enfants aient la liberté de choisir leur confesseur ; il préfère même nous voir partir plutôt que contraindre les enfants à ne se confesser qu’au père supérieur. Nous prions. La Mère Prélade fait toutes les démarches que lui suggère la prudence pour terminer cette affaire. Monseigneur nomme deux ecclésiastiques pour venir entendre les confessions des enfants ; mais Dieu, content de la soumission de ses enfants, ne pousse pas plus loin l’épreuve ; les pensionnaires demandent d’elles-mêmes d’aller se confesser au Révérend Père supérieur ; elles y vont pour la première fois un samedi. Sept font la sainte communion ; toutes sont contentes. Les parents se plaignent de ce que les maîtresses ne peuvent se faire entendre de leurs élèves, ni être entendues. Les ennemis de la maison s’en prévalent ; il faut pour quelques jours changer les maîtresses. La mère Sylvina et la mère Maria-Josepha se partagent la journée au pensionnat. La Révérende Mère avait réclamé la mère Privat qui était destinée pour Santiago ; la mère Anacleta demande à la garder à Valparaiso pour aider aux sœurs qui sont fatiguées et la mère Delphine désire rester encore quelques mois pour la guitare qu’elle doit montrer. Nous sentons en ce moment combien elles seraient utiles, surtout la mère Privat qui parle un peu et qui a le talent de se faire aimer des enfants. Mes souvenirs – Lettre 15 (extraits) Rites funéraires… Lors de notre arrivée à Santiago, à la mi-août, c’était encore l’hiver au Chili, mais il touchait à sa fin. Septembre vit poindre le printemps et nous donna les premières fleurs de la capitale. Alors le ciel voulut cueillir les siennes tout près de nous. Une musique et des chants non connus encore retentissaient derrière notre habitation : pour nous, inhabituées [sic] à ces sortes d’accords, nous n’y comprenions rien. La guitare faisait entendre de fortes vibrations, une espère de tam-tam suivait sa mesure et des chants joyeux les accompagnaient. Nul doute, il y avait une fête solennelle dans le voisinage, un simple mur nous en séparait ; mais notre perspicacité ne pénétrait pas le mystère. 496

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Le lendemain, nous y fûmes invitées. On nous dit qu’un petit enfant était mort et que, selon l’usage en pareil cas, ses parents avaient élevé un autel dans leur appartement, l’avaient orné de leur mieux, puis y avaient déposé, au point le plus élevé, le corps de l’être chéri qui avait expiré. Ceci terminé, parents et amis s’étaient réunis dans ce lieu pour y chanter les louanges du bon Dieu, en union avec leur ange qui les avait précédés au Ciel. Ces cantiques d’action de grâces durèrent une grande partie de la nuit. Quelle foi ! Quelle résignation ! […] Plan pour une maison d’éducation Quoique faible en savoir sur l’architecture, je fis un plan de notre future maison avec tous les logements que j’y voulais et comme je savais qu’ils seraient utiles et agréables. Après quelques jours de travail, ma feuille de papier représentait un carré long d’environ cent vingt pieds, et large en proportion. Quatre ailes de bâtiments l’entouraient. Ils n’avaient que le rez-de-chaussée, excepté la façade intérieure qui eut son premier dans toute sa longueur et son second dominant juste le milieu avec grâce. Le porche, ou entrée principale de l’établissement, donne dans la rue Sainte-Rose. Sa grande porte est en bois d’acajou. À droite et à gauche, en entrant, sont de vastes salons, ayant de quarante à cinquante pieds de longs, dont l’entrée est dans le porche même, et indiquée par de grandes portes collatérales en beau cèdre et vitrées. Ces salles sont destinées aux visites des pères et mères de nos internes. À la suite de ces pièces sont d’autres pièces plus ou moins grandes. À gauche est une salle énorme servant de chapelle provisoire. À droite est un parloir avec une grille pour les amis et parents éloignés des élèves, puis un petit cabinet, tapissé en joli papier rose, où la supérieure reçoit les personnes qui désirent lui parler. Il a aussi sa grille. Mais ces divers grillages n’ont rien d’effrayant, on se voit presque comme s’il n’y en avait pas. C’est là seulement une mesure de prudence, non d’obligation. La cour d’entrée est divisée par une large allée qui va aboutir à une porte très grande et à grille, laquelle permet de voir la sainte vierge placée sur l’autel de la chapelle du jardin. De chaque côté de cette allée sont des plates-bandes et des ronds-points garnis de fleurs et d’arbustes toujours verts.

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Les bâtiments à droite et à gauche sont assez grands pour servir de dortoir à trente élèves, et bien à l’aise. Comme ce sont des pièces doubles, qu’il y en a quatre, deux de chaque côté, il s’en suit que ces parallèles peuvent contenir cent vingt lits. La façade intérieure a ses pièces doubles aussi, en bas et en haut. Ces salles sont destinées aux classes et aux arts d’agrément. Néanmoins, il a fallu se servir d’une partie du rez-de-chaussée pour dortoir, ayant eu jusqu’à cent cinquante internes, et leurs maîtresses en outre. La chapelle et la maison des religieuses étaient sises dans une autre cour. On y communiquait par de grands corridors. Du reste, nous pouvions, dès le commencement, aller partout sans mettre le pied dehors. Nous étions logées commodément, mais la maison était loin d’être finie, à mon goût, lorsqu’il fallut aller faire la fondation de Lima. Dieu m’a privée de cette consolation, il la réservait à d’autres… Si, après avoir cueilli des épines dans cette vallée de larmes, le Seigneur daigne me couronner dans le Ciel, ne l’en bénirai-je pas à jamais ? Journal de Santiago 3 novembre 1841 Le Révérend Père Doumer vient, accompagné du Révérend Père Frédéric, pour affaire. La Révérende Mère Prélade en profite pour réclamer les sœurs destinées pour Santiago et que l’on garde à Valparaiso. Quelques jours après, la mère Andréa Maîtresse de broderie, la mère Privat et sœur Hildegarde sont à leur destination. Elles sont fatiguées on ne peut plus de la route, surtout la mère Andréa. 11 novembre La Révérende Mère Prélade voudrait que le père Doumer6 restât pour la bénédiction de la première pierre, mais sa santé étant un peu dérangée et ses affaires le rappelant à Valparaiso, il part. […]   Le père Magloire Doumer (1806-1878), supérieur de la maison de Valparaiso, il sera ensuite provincial des missions de l’Océanie (1847) et sacré évêque de Juliopolis (le 27 août 1848). 6

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Milles affaires, mille embarras, se succèdent pour l’acquisition d’un terrain que désirait faire la Révérende Mère Prélade, après avoir reçu la parole du propriétaire, fait les écritures, fixé le jour de terminer cette affaire et signer les contrats. Le jour arrivé, cet homme paraît se repentir. L’affaire semble entièrement manquée. Quelques personnes s’y sont intéressées et la Révérende Mère Prélade avec son adresse ordinaire est venue à bout de renouer ce marché et de le terminer avantageusement. Autre affaire : une petite maisonnette avec un petit jardin enclavé dans le terrain gênant beaucoup, la Mère Prélade, d’après le conseil de l’archevêque et du doyen, traite pour l’acheter. Les conventions sont faites, l’acte passé, le propriétaire daigne le signer. Mes souvenirs – Lettre 15 (suite) Arrivons à la contrariété, il est bon que tu saches que les meilleures œuvres n’en sont pas exemptes. Pour réaliser le plan que je viens de te donner, je comptais sur un petit terrain contigu au nôtre, dont l’acte était passé, mais non signé. Néanmoins j’étais sans méfiance, le titre du propriétaire étant de nature à l’éloigner. Les ouvriers se mirent à l’ouvrage, et tout alla à merveille durant quelques jours. Mais voilà que Satan s’éprit de jalousie et voulut entraver le travail. Le propriétaire du petit terrain se dédit, se refusa absolument à signer l’acte. Donc il fallut cesser la manœuvre, quelques instants, réfléchir avec le plan en main, pour voir comment se tirer d’affaire pour ne pas donner au prince des ténèbres le malin plaisir de déjouer l’œuvre du bon Dieu. Eh bien, rien ne fut défait, le plan se suivit, sauf quelques changements dans les salles destinées à servir de dortoir aux élèves. Leur largeur fut diminuée d’une vara, c’est-à-dire environ trois pieds anglais, et un peu plus de deux pieds français. Certes, le démon n’y a rien gagné, parce que, les dortoirs étant moins larges, il a fallu mettre les lits en long ; c’est-à-dire pied contre pied. Ce qui rend la surveillance beaucoup plus facile. Il est presque impossible aux élèves de faire une petite espièglerie sans être vues de tous les yeux. Dans le cas contraire, c’est-à-dire lorsque les lits sont en travers à côté les uns des autres, il peut se faire beaucoup de choses à l’insu d’une

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surveillante, dont elle ne se doute pas même… Trop souvent Dieu a été offensé par celles des élèves dans lesquelles les maîtresses avaient confiance, jugeant leur cœur favorablement d’après un certain air modeste et timide… L’expérience de plus de cinquante ans passés avec ou près des enfants m’en a beaucoup appris… Qu’il faut de la vigilance dans un pensionnat ! C’est ce qui a fait dire à un auteur consciencieux : « La garde de l’enfant doit être un ange. » Que de personnes sont dans l’erreur à ce sujet ! Mais s’il faut de la vigilance auprès des enfants, il ne faut pas moins de prudence… Car il importe grandement de ne pas donner l’idée du mal à ces jeunes êtres, en trouvant du péché là où il n’y a que simplicité. Je dis plus, on leur rend un très grand service, on leur fait un bien réel, on leur donne de la noblesse de sentiments, en leur supposant une telle grandeur d’âme que l’on aime à croire qu’elles ont à cœur de plaire à Dieu, d’augmenter le nombre des personnes généreuses qui veulent glorifier Dieu en faisant tout le bien possible, afin de les dédommager de la malice des ingrats. Si l’élève est innocente, un tel langage l’électrise, la porte à la vertu. Si elle est coupable, la douleur, la honte brisent son cœur. Elle déteste le mal… Au contraire, si une maîtresse apostrophe une élève innocente par une épithète offensante, celle-ci s’irrite, elle peut pardonner mais elle n’oublie jamais ce qui lui a été dit injustement, et son estime ne grandit pas, même avec les années, pour celle qui l’a ainsi humiliée. L’expérience l’a prouvé. Si le mal est évident, il faut implorer les lumières du Saint-Esprit et procéder d’après son inspiration, pour la plus grande Gloire de Dieu, le bien des âmes, et non autres motifs quelconques. Écoute-moi, chère mère de famille : qui veut atteindre un but doit prendre les moyens d’y arriver… Puisons-les dans une très bonne source : Les trésors de Cornélius à Lapide (extrait de ses commentaires sur l’Écriture sainte, par l’abbé Barbier. T. 1, p. 671). Cet ouvrage nous dit : « Pour que la terre produise une abondante moisson, il lui faut trois choses : une bonne culture, un bon laboureur, une bonne semence. » La terre, c’est l’enfant ; le cultivateur, c’est celui qui l’élève ; la semence, ce sont les bons principes que l’enfant doit recevoir. Ainsi parlait jadis un païen : Plutarque, philosophe historien de Chéronée en Béotie, qui florissait sous le règne de l’empereur Trajan ; mort vers l’an de Jésus-Christ 140. « Voulez-vous, 500

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dit saint Chrysostome, laisser à votre fils de grandes et vraies richesses ? Apprenez-lui à être doux et bon. S’il est mauvais, quand bien même vous laisseriez en mourant une fortune immense, vous ne laissez personne qui puisse la conserver. Il vaut mieux que les enfants mal élevés soient pauvres que riches. » Le même saint docteur enseigne que les parents n’ont pas de plus grand devoir à remplir que de donner une éducation chrétienne à leurs enfants ; leur procurant d’excellents maîtres, capables de leur inspirer de bons sentiments et de faire croître la vertu dans leur âme. […]7 Bénédiction de la première pierre Sous tous les points du firmament, les divers pays de la terre ont leurs curieux, sans exception pour Santiago où, à notre arrivée, ils se succédèrent avec une telle affluence à notre établissement que nos salons de réception ne suffisaient pas. Il fallut leur céder nos longs et larges cloîtres de la cour d’entrée. À coup sûr, que si toutes les enfants dont alors on nous parla fussent entrées à la pension, notre maison, quoique très vaste, n’eût pas suffi. Mais connaissant le monde, de vieille date, je ne me dissimulai pas que parmi ces personnes si polies, si gracieuses, si amies des usages européens, beaucoup étaient conduites par Madame curiosité. La conversation était soutenue et prolongée très longtemps par une série de questions sur la France, sur nos usages, notre costume, notre mode d’élever la jeunesse, sur les branches diverses d’instruction, arts d’agrément, langues étrangères etc. Tu comprends, mon amie, que plus d’une fois ta sœur, qui payait de sa personne, s’est trouvée énormément fatiguée après des heures entières passées en parlant espagnol : alors surtout que cette langue ne m’était pas encore familière, la construction des phrases me donnait un travail immense… Si ma mémoire n’est infidèle, ce fut le 15 octobre 1841, jour de la fête de sainte Thérèse, que Mgr l’archevêque de Santiago, assisté du haut clergé, vint bénir les fondements de notre future chapelle et ceux de tous les autres édifices de l’établissement. À cette cérémonie, qui se fit avec grande solennité, se rendirent le président Bulnès avec

7   Cléonisse Cormier cite ensuite abondamment tous les auteurs classiques, Platon, Aristote, Cicéron, Sénèque.



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ses ministres et l’élite de sa garde et des nobles familles de la capitale. La France y avait son représentant dans la personne de M. le vicomte de Cazotte, gérant de notre consulat général à Santiago. Les hauts personnages étaient suivis d’une très grande affluence de tous les âges. Il va sans dire que nous y étions aussi, accompagnant nos élèves en grande tenue ; nous, en vêtements religieux, et nos élèves en costume de pension. Préalablement, Monseigneur s’était occupé des reliques où le sceau de Sa Grandeur était apposé, et nous les fit apporter par M. de Reyes. Elles furent déposées dans une pierre de taille où avait été ménagée une cavité et y furent celées et placées à l’endroit où devait être le maître autel. Une croix d’environ douze pieds y fut plantée pour en conserver le souvenir. Monseigneur avec ses prêtres, le président avec sa cour, notre consul de France avec des amis, s’étaient réunis à notre maison de Sainte-Rose que nous habitions depuis le mois d’août. Là, j’eus l’honneur de les saluer et de les inviter, au retour après la cérémonie. Tout étant disposé, ces messieurs se rendirent, par la rue Sainte-Rose, à l’enclos de la bâtisse, et nous nous y rendîmes par les jardins sans sortir dans la rue. Le vénérable archevêque parcourut tous les fondements qui étaient creusés et prêts à recevoir la bâtisse, les bénit par des prières pleines de ferveur en les aspergeant. Tout le monde regardait, en grand silence et respect. Les amis de notre établissement convinrent ensemble qu’il fallait profiter de la circonstance pour faire une quête. Sur ce, deux messieurs distingués, plateau d’argent en main, se placèrent au passage. Un certain nombre de personnes se montrèrent généreuses. Le président détermina qu’une somme d’environ trente mille francs serait, en son nom, donnée en faveur de la classe des pauvres, de la manière suivante : la moitié de suite, pour aider à bâtir ; l’autre moitié placée à intérêts, qui seraient versés par trimestre pour acheter papier, plumes, livres etc. aux élèves de la classe gratuite. Non seulement elles reçoivent ces objets, mais, en outre, des vêtements et nourriture nécessaires, au moment du besoin, et comme prix de leurs progrès dans toutes les branches qui leur sont enseignées : ainsi l’on fait d’une pierre deux coups, comme dit l’adage. Quelque temps avant la cérémonie de la bénédiction des fondements et du terrain de l’établissement, le vénérable don Pedro de 502

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Reyès, m’avertit d’un usage qu’il était opportun de suivre dans ces circonstances là. Il me parla en ces termes, à peu près : – Mère Prélade, nous avons de grands préparatifs à faire ; il faut nous procurer beaucoup de choses. Tout d’abord nous avons à nous occuper de trouver une vaste salle, puis des tapis, sofas, fleurs naturelles et artificielles, flambeaux, rafraîchissements : helados et autres. Nous trouverons tout cela ici, mais non les fruits estimés et délicieux de différentes espèces dont nous avons besoin : il faut les faire venir de Quillota. Mon frère Manuel et moi, nous chargerons de tout… » – Mais… Monsieur… – Laissez-nous faire. Nous voulons que cette collation soit à la mode du Chili : je désirerais savoir s’il y a une salle où nous pourrions nous installer sous vos yeux… – Monsieur, le plus grand appartement de cet enclos, c’est la remise, ici près de la porte d’entrée ; mais, voyez comme c’est peu décent… – Eh ! Nos personnages savent fort bien que nul n’est tenu à l’impossible… Il est certain que ce lieu n’est pas joli… Bah  ! Néanmoins, je crois que sa toilette faite, il pourra faire notre affaire. Je vais en parler et voir ce qu’on en pense. Le temps presse. Il se retira, et peu de jours après cette conversation, je vis arriver successivement : 1°) Charrettes pleines de tables, sofas, tapis, bouteilles, carafes, verres, coupes en cristal, corbeilles à dessert, couteaux de tables etc. 2°) Des corbeilles et mannequins remplis de fruits divers et exquis  : naranjas, platanos, chirimoyas, lucumas, uvas, granadas, mathé. Tu peux me dire : « ma chère amie, tu parles espagnol, je ne sais de quels fruits il s’agit ! ». Je me hâte de traduire : 1°) Naranjas 8 veut dire oranges. Celles de Quillota sont les meilleures oranges que j’aie mangées en Amérique et en Europe. Il y en a d’une espèce, surtout, qui sont exquises : on les appelle grana Note de Cléonisse Cormier : « On prononce naranras ; la lettre « j » se prononçant du gosier comme le « r » adouci. » La note ci-dessous, n° 9, est également de sa main. 8



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dillas, parce qu’à leur partie supérieure, elles ont de petites glandules dans le genre de la grenade, lorsqu’elle n’est pas ouverte. 2°) Platanos. Ce sont des bananes ; fruits du bananier ou platano, lequel ne produit qu’une fois. Sa large corolle monopétale, campanulée, obcordée9, est de couleur iris et violette. Les feuilles du platano peuvent avoir jusqu’à douze pieds de long et trois de large. La tige du bananier meurt après avoir donné son fruit. Trente, quarante, cinquante parfois sont réunis à une espèce de branche appelée régime. Autour de la première tige, il y a une quantité de rejetons. Ainsi une première plantation se peut perpétuer, pourvu qu’elle ne manque pas d’eau, sans autre travail que d’ôter les feuilles mortes. Cette plante est d’une utilité immense : ses fruits sont très nutritifs et rafraîchissants, ses feuilles servent à envelopper les comestibles que les paysans portent en ville ou dans les champs et les voyages. De leurs filaments ils font des cordes très fortes, surtout celles qui proviennent des filaments du tronc. Peut-être bien que l’on pourrait en faire de la toile, mais je n’en ai pas vu. 3°) La chirimoya. C’est la poire d’Amérique. Elle est le fruit du corossolier, et a le goût, à peu près, de la châtaigne mêlée avec de la crème douce. Il est encore plus délicieux que celui de nos poires fondantes : on peut le manger à la cuillère, tant il est tendre. La chirimoya répand beaucoup de parfum très agréable. Sa couleur primitive est vert foncé, pâlissant ou jaunissant faiblement à sa maturité. Au Chili, ces fruits sont de la grosseur du coing, à peu près ; mais à notre établissement de Lima ils sont énormes comparativement, ils ont une forme conique, comme de petits pains de sucre. Ces derniers font un très excellent dessert à plusieurs personnes. Ils renferment des pépins noirs ou marron, de la grandeur de ceux de nos potirons, à peu près. Nous en récoltons beaucoup dans nos beaux jardins de la capitale du Pérou. 4°) La Lucuma (prononce loucouma). C’est un fruit de couleur et de grosseur de nos pommes de reinettes, à peu près ; mais sa pelure est plus mince. Sa chair, jaune et pâteuse comme un jaune d’œuf presque dur, est parfumée et très savoureuse. Il a un noyau de forme et de couleur du marron d’Inde. La tige qui le porte est un arbre plus ou moins grand que celui qui donne la chirimoya, mais le feuillage 9

 Obcordé : au cœur renversé (note de la mère Cormier).

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est bien différent. Le chirimoyo, appelé assiminier en français, a les feuilles à peu près pareilles à celles du tilleul, tandis que les feuilles du lucumo sont pareilles à celles du laurier cerise, à peu près. 5°) Las granadas, sont nos grenades ; mais plus grosses généralement. L’arbuste devient presque un grand arbre. Il y en a de douces et d’aigres. Ces dernières, ainsi que toutes les racines du grenadier quelconque, sont un remède efficace pour les vers. Les personnes jeunes ou vieilles qui en souffrent peuvent se soulager sans grand frais. 6°) La uva (prononce ouva) est notre raisin. Le Chili en produit beaucoup, et d’excellent, d’espèces fort variées. 7°) Le mathé ou maté, est une herbe originaire du Paraguay, où elle se nommait aussi herbe de Saint-Domingue ou Dominique. Si l’on en croit la tradition, saint Dominique visita cette contrée, et, satisfait sans doute de sa visite, il voulut y consacrer par un miracle utile le souvenir de son passage. Or, saint Dominique convertit les propriétés vénéneuses d’une herbe, fort commune dans le pays, en qualités bienfaisantes et salutaires. Le maté fut dès lors en grand usage au Paraguay, il devint le dictame (plante médicinale), la panacée universelle. Bientôt la renommée de cette plante se répandit dans toute l’Amérique du Sud, où le maté fait depuis ce temps les délices de las tertulias – cette dernière expression signifie : réunion d’amis ou société ; cercle que l’on forme le soir généralement. Le maté se prépare à peu près comme le thé, mais on boit cette infusion d’une manière toute pittoresque. Le vase affecté au maté est de forme ovoïde, enrichi de filigranes et monté sur un pied ciselé. L’ouverture est étroite, néanmoins elle peut donner passage à une bombilla (petite boule trouée comme l’arrosoir), ou ampoule grosse comme une noisette ou une petite noix soudée à l’extrémité d’un tube. Cet appareil est ordinairement en or, ou argent chez les riches, en bois ou en terre chez les pauvres. On introduit dans le vase une pincée de feuilles de maté, un morceau de caramel, quelquefois des épices et on le remplit avec de l’eau bouillante. La bombilla plonge dans cette mixture, dont on aspire à petites gorgées, par l’autre extrémité du tube toute la partie liquide. Voici ce que raconte un de nos officiers de marine royale : Le jeu de cet instrument, dit-il, nous parut d’une simplicité primitive. Celui d’entre nous qui fut le premier servi

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s’empressa d’en faire l’essai, et porta le tube à ses lèvres en fumeur expérimenté. Près de lui, une femme semblait prendre à l’opération un vif intérêt ; elle vit le mouvement, et, mue par un sentiment charitable, elle s’écria : « Cuidado, Señor, està muy caliente el mathé ! » (« Prenez-garde, Monsieur, le mathé est très chaud ! ») Il était trop tard. À la première aspiration, l’infortuné bondit comme en délire et laissa tomber à ses pieds la boisson infernale. Il avait reçu dans la bouche un jet liquide, bouillant et dévorant comme du plomb fondu. Cette mésaventure éveilla notre prudence, et nous pûmes savourer sans encombre cette liqueur, dont l’arôme et le goût nous parurent infiniment préférables à ceux du thé. Revenons à nos grands personnages invités à la collation. Après la cérémonie de la bénédiction de la première pierre et des fondements des édifices, les autorités citées plus haut revinrent à notre établissement rue Sainte-Rose où les attendait une table splendide, non par la variété des viandes, il n’y en avait pas, mais par l’arrangement symétrique des vases de fleurs, cristaux, flambeaux, belles corbeilles fruitières etc. Jamais table ne m’a offert un coup d’œil aussi agréable par sa gracieuseté, ni aussi pittoresque. Une autre chose m’y plut énormément. C’était une noble simplicité, un laisser-aller de bon aloi qui rappelait d’agréables souvenirs des mœurs patriarcales. Les honneurs étaient réciproques : on se passait les rafraîchissements tantôt de la main à la main, tantôt dans les vases qui les contenaient ; ainsi tantôt l’un, tantôt l’autre se levait pour aller prendre sur la table ce qui était de son goût, en mangeait, en présentait aux convives, en mettait dans ses poches pour ses autres amis présents ou absents. Ce fut ainsi que le consul de France, avec qui je parlais, et moi fûmes servis par un des notables de la société. Tout le monde était assis, non près de la table, mais autour de la salle, sur des sofas adaptés à la muraille momentanément. De cette manière, sans nul encombre, tout ce qui était servi se voyait de la place de chacun des invités et un choix était facile à faire avant même de se déranger de son siège. Je crois que la seule boisson, en outre du maté, était l’aloja. Elle se fait de différentes manières, est très rafraîchissante et stomachique. Tantôt l’aloja est composée d’eau de miel et d’épices (cannelle, 506

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clous de girofles), tantôt elle est à l’orange, et d’autres fois au maïs, ou aux amandes. C’est un liquide très agréable, bien préférable au vin ou aux liqueurs, surtout pour les dames. La collation terminée, nos convives se retirèrent ayant l’air satisfait. Du reste, il était temps : l’obscurité avait invité à allumer les candélabres et les autres flambeaux. Journal de Santiago 14 novembre 1841 Don Pedro fait apporter une magnifique table du salon, des tapis, fauteuils, sofas ; un service de table magnifique, une quantité de rafraîchissements pour Monseigneur, le clergé et les autorités qui doivent assister à la cérémonie [et] qu’il eût été impossible de recevoir si ce bon monsieur ne se fût chargé de tous les frais. Il est inutile de dire que tout était à la chilienne ; les plats étaient remplis de fleurs – c’est ainsi que l’on mange les viandes froides. Au reste, le luxe américain ne cède en rien au luxe européen. 15 novembre Le lendemain, Monseigneur, accompagné de tout son clergé et des principales autorités de Santiago, vient bénir les premières pierres de la nouvelle communauté et poser les fondements de l’église. La Révérende Mère Prélade y a assisté et a fait conduire les pensionnaires en costume, par la mère Orsinie, la mère Privat et la mère Austrude. Une forte rage de dents a empêché mère Anna Régis d’y aller. Une des personnes qui assistaient à la cérémonie dit à la Révérende Mère Prélade qu’elle et ses sœurs étaient venues ici pour faire de grandes choses. Il faut toujours avoir quelque chose à souffrir, Dieu ne laissant jamais ses amis sans quelque peine. Pendant la cérémonie, l’ordre ayant été peu gardé par les gens qui n’y entendent rien, les pierres fondamentales furent brouillées. Celle qui avait été destinée à don Pedro fut placée on ne sait comment. La Révérende Mère Prélade en fut extrêmement mortifiée, craignant qu’il ne pensât que c’était un fait exprès. Après la cérémonie, toutes les personnes invitées sont venues se rafraîchir au salon.

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1er décembre 1841 Mercredi, on a mis dans le salon qui sert d’église, deux tableaux de la Sainte Vierge, dont l’un représente Notre-Dame-du-Mont Carmel, tenant un scapulaire ; l’autre représente la Sainte Vierge tenant l’enfant Jésus, environnée d’anges. Notre petit salon n’aura plus l’air d’un temple protestant. 3 décembre Premier concours de musique. La Mère Prélade a réuni toutes les maîtresses au salon où toutes les élèves entrent en grande tenue, les unes joyeuses, les autres tristes de se voir obligées de donner à connaître leur ignorance. Une enfant d’environ huit ans ouvre le concours qui est un peu monotone au commencement ; vers la fin, les grandes qui ont commencé dans les autres pensions, touchent des danses, des valses ; alors tout le mode se réveille et ne fait pas peu en prenant sur soi de rester à sa place et ne pas aller danser. Vers minuit, on va se reposer. Dans la soirée, le Senor Hurtado est venu donner avis à la Révérende Mère Prélade qu’on désirait lui faire quelque aumône considérable en argent. On lui a dit aussi que l’on s’occupait des pièces qui doivent assurer à la congrégation la possession des terrains où elle fait élever une bâtisse. Mes souvenirs –Lettre 15 (suite-extraits) Haciendas Quoique très vaste, cette propriété de Monsieur Hurtado10 était loin d’être une hacienda, ou maison de campagne comme celles de nos élèves, où elles allaient prendre leurs vacances. Tout naturellement, je te dirai que je n’ai jamais été dans aucune hacienda ; mais nos pensionnaires m’en ont entretenue si souvent que, d’ici, je vois ce que

10   maison Sainte-Rose que les sœurs occupent en attendant que leur nouvel établissement soit construit.

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c’est, à peu près cependant… Mais voici la description qu’en fait monsieur l’officier de marine dont je t’ai parlé : Les haciendas ou domaines, sont des propriétés rurales. Au Chili, le sol n’est pas morcelé. Il est réparti entre quelques grands propriétaires. Les travaux s’y partagent entre la culture du sol et l’élevage de troupeaux. L’étendue des haciendas est considérable, surtout dans les provinces du Nord et du Sud, qui sont moins peuplées que celles du milieu. Une riche hacienda possède ordinairement dix mille têtes de bétail  ; quelques-unes en contiennent vingt mille. Or, les travaux d’une hacienda de quatre mille bestiaux nécessitent au moins cent chevaux et cent cinquante juments. Ceci donnera une idée de la quantité de bestiaux répandus sur le territoire de la république, car nous ne parlons pas du menu bétail ; le mouton, par exemple, est si commun au Chili, qu’il se vend au plus vil prix sur les marchés (certes, il n’en est pas de même au Pérou). Énumérer les opérations d’une hacienda, ce sera faire connaître, à peu près, la vie laborieuse des campagnards du Chili sous toutes ses faces. Les quatre opérations des haciendas sont : los rodeos ; la matanza ; la trilla ; la vendemia. 1°) On nomme rodéos la réunion, faite au printemps, de tous les animaux dispersés sur la hacienda. À cette époque, plusieurs centaines de cavaliers poussent devant eux les troupeaux innombrables qu’on rassemble d’abord pêle-mêle dans un enclos immense entouré de pieux. Ce spectacle est à la fois curieux et grandiose. L’enclos se remplit comme si une mer vivante s’y précipitait après avoir rompu ses digues. Le guasso triomphe au milieu de cette mêlée furibonde. C’est alors qu’il se sent roi et qu’il regarde avec pitié l’habitant des villes ou le voyageur européen que la curiosité attire aux rodéos. Les différentes espèces d’animaux sont chassées de l’enclos commun dans des enclos plus petits. On marque au fer rouge les veaux, les génisses, les poulains nouveaux, et l’on sépare le vieux bétail en deux troupeaux, dont l’un est destiné à l’engorda (engraissement) et l’autre à la matanza (abattage). 2°) Lorsque les bestiaux sont engraissés de façon à pouvoir donner cinquante kilogrammes de suif, on les considère

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comme bons pour la matanza qui constitue le second travail de l’hacienda. Ils sont alors conduits dans les ramadas, sortes de hangars couverts, où, après les avoir abattus, on les dépèce. Une partie de la chair approvisionne les marchés du pays, l’autre partie, salée, séchée au soleil, est dirigée sous le nom de charqui, vers le nord du Chili où la terre est peu fertile et où les mines occupent un nombreux personnel. (Le charqui, ou viande sèche, se cuisine et s’assaisonne à peu près comme nos hachis de France. Les oignons, le persil etc. y vont parfaitement bien. C’est un bon plat ; mais, à mon goût du moins, il n’égale pas nos viandes fraîches ; les suifs et les peaux s’exportent à l’étranger). 3°) La trilla comprend les travaux de la maison. Lorsque le blé est fauché, on l’éparpille jusqu’à une certaine hauteur dans une vaste grange circulaire. Les juments y sont introduites, courent sans relâche sous le fouet et piétinent en tournant la paille pour en faire choir le grain. Cette paille, ainsi hachée, sert à faire le mortier avec lequel on bâtit au Chili : on la mélange avec la terre qu’un péon piétine (le péon est un manœuvre, dans ce sens ; il se dit aussi d’un journalier). 4°) La vendemia ou la vendange, est la dernière grande opération de l’hacienda. Dès qu’on a foulé le raisin, on fait bouillir un premier jus dans une chaudière, et quand il a pris la consistance du sirop, on le verse dans d’énormes jarres de terre jusqu’à la hauteur d’un quart, puis on remplit ces jarres avec le jus de raisin non cuit. La fermentation s’accomplit et le vin est mis en barriques. Les vignobles les plus productifs du Chili se trouvent entre la province d’Aconcagua, au nord de la capitale, et celle de la Conception ; les vins doux et très capiteux que produit cette dernière province sont particulièrement estimés. Durant plusieurs mois de l’année, la sécheresse est complète au Chili, aussi les irrigations sont-elles indispensables et jouent-elles un grand rôle dans la culture des terres. Les provinces du Nord, privées d’eau, sont moins fertiles que celles du Sud, où les rivières sont abondantes. Parmi les céréales qui figurent principalement dans les récoltes, on compte le froment, l’orge et le maïs. Les deux premières viennent de 510

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rulo ; c’est-à-dire sans irrigation, sur presque tous les points du territoire. L’exportation des grains ne se fait pas sur une très grande échelle. Le Pérou, qui est le marché principal, en reçoit tout au plus cent mille hectolitres ; le pays conserve donc un surcroît immense d’approvisionnement et le manque de débouchés empêche les cultivateurs de donner une plus grande extension à cette branche de l’agriculture. À Santiago, le pain n’est pas cher. En 1841, on donnait vingt-cinq petits pains pour un réal (pièce d’environ quatre-vingt-dix centimes). Or ces pains étaient un peu moindres que ceux d’un sou en France. Je te quitte pour aller prier. C’est aujourd’hui la fête de saint Michel, 29 septembre 1866. Ta sœur amie, Cléonisse Panique […] Parlons d’un phénomène de la nature, très fréquent au Chili : c’est un fléau qui déjoue toutes les prévisions humaines, qui vient sans cesse crier au Chileno un terrible memento mori. Ce fléau est le tremblement de terre. Alors les trois éléments s’émeuvent. Les volcans crèvent le sol, soufflent la flamme, vomissent des flots de lave et d’asphalte. Parfois même ils chassent de la mer, en colonne de fumée noire et empestée, leur haleine infernale qui couvre la grève de poissons asphyxiés. La mer, violemment secouée, s’éloigne des côtes ; puis, tout à coup, elle revient furieuse et semble pousser ses flots à la conquête de l’ennemi qui la trouble. Il se répand dans l’air certains symptômes mystérieux, alarmants, qui se manifestent par le vol inégal et incertain des oiseaux. Les animaux devinent instinctivement le danger ; les chiens font entendre un hurlement plaintif, les rats désertent avec effroi leurs retraites souterraines, et les chevaux hennissent comme à l’approche d’une bête féroce. […]11 Peu après notre arrivée à Valparaiso, nous fûmes réveillées en sursaut par un bruit et une secousse dont nous n’avions pas encore l’expérience. Un grondement sourd retentit, les vitres frémirent comme ébranlées par un convoi d’artillerie, les lampes vacillèrent,   Cléonisse décrit ensuite les tremblements de terre de 1822 et 1823.

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les maisons tremblèrent de la base au faîte. En même temps le plâtre des plafonds s’écailla et neigea sur les têtes. En un clin d’œil, le dortoir des élèves fut vide ; on eût dit que des ressorts intérieurs chassaient les personnes qui l’occupaient. Les enfants s’agenouillèrent dans la cour, se frappaient la poitrine, tendaient vers le ciel des bras suppliants, et, en criant, répétaient ces mots qu’elles avaient entendus prononcer par leurs parents en pareil cas : « Misericordia señor moi ! Misericordia ! ! ! Ay de mia, Dios moi ! ! ! » (Miséricorde, Seigneur ! Miséricorde ô mon Seigneur ! Ayez pitié de moi ô mon Dieu !). Maintes fois ces voix enfantines m’ont navré le cœur. Elles me saisissaient d’une émotion qu’il m’est impossible d’exprimer. À Santiago et à Lima, nos élèves venaient se jeter dans nos bras, en exhalant leurs lamentations, versant d’abondantes larmes, tremblant de frayeur comme si elles eussent vu entrer la mort avec sa faux tranchante et impitoyable. L’habitude des tremblements de terre ne tempère point l’épouvante. Souvent, dans ces frayeurs nocturnes, ont lieu des scènes, des épisodes qui amusent beaucoup, après que la terreur causée par ces horribles secousses est passée. Dans ces cas menaçants, chacun est tellement saisi qu’il ne pense qu’à éviter le péril qui le menace, et il tombe de Charybde en Scylla trop souvent. Alors, les uns sautent de leur lit, courent dans la rue avec quelques vêtements à la main, qu’ils ont saisi à la hâte ; d’autres n’ont fait qu’un bond de leur lieu de repos à la belle étoile, tels qu’ils s’étaient couchés. Presque tous sont nupieds, les cheveux au vent… Sur la quantité, les uns sont indisposés, en transpiration, d’autres sont malades. Eh bien, elles peuvent, ces personnes, trouver la mort là où elles croyaient l’éviter ; car les nuits sont très fraîches au Chili, surtout à Valparaiso. Ceux qui se portent bien, rient, plaisantent – après le péril – en notant la singulière toilette de leurs voisins, qui, aussi eux, s’égayaient en leur retournant leur plaisanterie. Une nuit de tremblement de terre, croyant se mettre en un lieu de grande sûreté, une de mes compagnes nouvellement arrivée de France alla bien vite s’appuyer au mur de la maison. C’était précisément l’inverse de ce qu’elle devait faire, car plus on est éloigné des habitations, moins on est exposé… […] Qu’est-ce qui occasionne les tremblements de terre ? Dieu seul le sait positivement, mais la science dit : 512

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Les tremblements de terre doivent leur origine aux feux souterrains qui agitent et remuent le sol comme les flots d’une mer en furie. Les volcans ne sont que la conséquence des tremblements de terre. (Zeller, p. 76). Les éruptions volcaniques sont communément regardées comme plus désastreuses que les tremblements de terre. Cependant, les volcans sont plutôt un bienfait de la Providence qu’une calamité ; ce sont autant de soupiraux naturels par lesquels les vapeurs souterraines peuvent se dégager et diminuent ainsi la violence des tremblements de terre, que ces vapeurs pourraient occasionner par la prodigieuse tendance qu’elles ont à se dégager de l’atmosphère. » (Meissac, Histoire naturelle, p. 45) La direction (qu’on a observée) que prennent les tremblements de terre a été généralement du nord au sud, et l’expérience a démontré que de l’Équateur au Tropique du Capricorne, les plus violentes secousses ont eu lieu tous les cinquante ans. Le règne végétal souffre beaucoup de ces grandes commotions. La dernière grande secousse qu’a eu Lima eut lieu en 1806. Le Chili qui, depuis le tremblement de terre qu’eut le Pérou en 1678, a été considéré comme le grenier de Lima, de Guayaquil et de Panama, a tellement perdu depuis le tremblement de terre de 1822 que les récoltes y ont manqué. Journal de Santiago 5 décembre 1841 Les pensionnaires sont fort mécontentes  : jusqu’à présent, la Révérende Mère Prélade avait pardonné les mauvais points  ; aujourd’hui pour la première fois, celles qui en ont le plus sont privées d’aller au salon voir leur famille. Les parents sont tellement idolâtres qu’ils sont plus peinés que les enfants. De cette privation, la mère d’une élève, je crois, se trouve mal ; mais on ne cède pas à ses instances et l’enfant s’en trouve mieux. […]



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9 décembre La Révérende Mère Prélade a eu l’assurance que les écritures étaient terminées pour le terrain qu’on a acheté ; qu’on apporterait les papiers à signer demain ; et qu’après-demain elle entrerait en possession de sa propriété ; on l’a aussi assurée qu’on allait lui donner mille piastres et qu’on lui paierait tous les mois les intérêts d’un capital de trois mille piastres. Ce capital doit être donné à la congrégation dans la suite ; la donation est faite. 11 décembre La Révérende Mère Prélade dit qu’elle est de mauvaise humeur parce que ces Chiliens sont lambins ; ils n’en finissent point pour leurs écritures. 13 décembre Après le chapelet, la Révérende Mère Prélade entre à la chambre commune en disant : « Venez donc mes sœurs ! Venez donc ! Tout est fini ! Nous sommes dans nos biens, les écritures sont faites et signées. Je vais ouvrir la porte au frère pour lui montrer l’endroit où je veux faire faire le mur de séparation [pour] que nous puissions nous promener  ; je vais faire mettre des bois pour marquer les allées, [pour] que nous puissions sortir ». Une sœur demandant si toutes les affaires sont terminées tant pour Valparaiso que pour Santiago : « Ah ! non, nous a répondu la Mère Prélade, la donation de Madame Pédregal n’est pas terminée ». Une sœur lui disant qu’elle obtenait de Dieu et des hommes tout ce qu’elle voulait : « Je m’arrange d’abord avec Dieu, dit la Révérende Mère Prélade ; il est vrai qu’il m’accorde bien des choses que je lui demande ; si j’étais meilleure, il m’éprouverait d’avantage ; il le fait assez quelquefois, quoique je ne sois pas bien bonne. Je lui demanderai que vous viviez toutes longtemps et que vous soyez toutes des saintes et il m’accordera ce que je demande pour vous. » Quelques jours après, le Révérend Père Théodose va voir sa petite maisonnette située sur le bord de notre nouveau terrain, mais séparée par un mur. Il congédie les locataires et commence les réparations quelques jours après la signature du contrat. La Révérende Mère Prélade a payé deux mille piastres ; le reste doit être compté 514

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dans deux ou trois ans ; en attendant, l’intérêt se paiera à cinq du cent. Dans le courant de décembre, par un décret du gouvernement, ont été données à notre établissement mille piastres pour aider à bâtir la classe gratuite et l’intérêt à cinq du cent de trois autres mille piastres qui sont aussi destinées à l’établissement, mais plus tard. Mes souvenirs – Lettre 16 (extraits) Quelques leçons […] Chère amie, si je ne connaissais ton expérience, si je ne t’eusse pas fait connaître le grand bon sens, le cœur généreux des Chiliennes, je craindrais de manquer à la charité en te faisant part des espiègleries et de certains actes de nos premières élèves de Santiago. Je te dirai même les malices, les défauts de quelques-unes, parce que j’ai la confiance que, après t’avoir surprise et amusée, tu seras édifiée. Ainsi je ferai honneur à la docilité, aux sentiments distingués des jeunes personnes qui furent confiées à nos soins. […] Notre grande affaire, au début du pensionnat, était de bien étudier le caractère et de distinguer l’humeur12 qui prédominait dans chacune de nos jeunes élèves. Ces deux connaissances acquises, le travail est le plus lucratif. En général, peu de temps suffit pour bien connaître les enfants  – les enfants innocentes, candides, naïves. Parmi les nôtres, il s’en trouva quelques-unes qui nous donnèrent de l’ouvrage, je t’assure. C’était à qui d’entre elles saurait mieux faire le lutin. Arrivaient-elles à la chapelle, leurs têtes étaient autant de girouettes… Chantait-on le Salve, nos impertinentes entonnaient des romances en espagnol…. (dans nos maison, il est d’usage de chanter le Salve, en latin, à huit heures du soir). Entraient-elles au dortoir, elles sautaient sur leurs lits de fer, et, pour ainsi dire, dansaient la farandole, non à la provençale, mais en courant d’une extrémité à l’autre du dortoir, enjambant leurs lits qui frémissaient sous leurs 12   Cléonisse, a précédemment décrit les quatre tempéraments, ou humeurs (sanguin, flegmatique, bilieux, mélancolique) en empruntant à « L’homme religieux, du R.P. Saint-Juré de la Compagnie de Jésus (Nouvelle édition, t. 3e, liv. 2e, ch. 2e, p. 24) », précise-t-elle.



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pieds… Combien n’en ont-elles pas cassé ? ! S’amusaient-elles au jardin, elles dépouillaient de leur écorce de magnifiques orangers, rappelant les pommes d’or du jardin des Hespérides. Avec des gaules, elles abattaient non seulement leurs fruits rafraîchissants, mais encore ceux qui étaient verts, ainsi que leurs fleurs et leurs boutons perpétuels pour ainsi dire… Avaient-elles envie de quelque objet de toilette ? Qui, un col, qui, un caleçon, qui une ceinture, qui une paire de bas ? Prestement, sans se gêner le moins du monde, elles allaient visiter les malles de leurs amies ou parentes et y choisissaient ce qui s’y trouvait à leur goût, puis s’en paraient, faisaient les belles devant leurs compagnes sans que celles-ci se plaignissent… Les rubans, la chenille, la soie, la laine à broder, disparaissaient-elles de la salle d’ouvrage ? On les trouvait ; mais non dans le sac à ouvrage de ces demoiselles, ni dans leur boîte, ni dans leur panier et corbeille, ni dans leur réticule… Veux-tu le deviner ? À l’instar de Madame de Sévigné, je te le donne en dix, en vingt etc. Tu n’y arriveras pas… Eh bien ! Ces objets étaient… étaient, très soigneusement serrés… Où donc ? Tu sais ce qui est dit de l’armoire de Louis XVII… Mais tu ignores qu’un Indien, pour ne pas compromettre ses chefs, et n’ayant aucun moyen de soustraire à ses ennemis les papiers dont il était porteur, les mangea dans sa prison où l’autorité le gardait à vue… Quoi ! Ces demoiselles mangeaient des rubans, de la chenille et de la soie à broder ? Non, mais elles usaient d’un stratagème qui leur réussissait… Ces jeunes lutins avaient leur armoire, leur coffre, où elles savaient qu’on n’oserait pénétrer… : dans le devant de leur corsage de robe, sur la poitrine… Un jour, quantité d’objets de ce genre ayant disparu, on m’avertit qu’une demoiselle grande et forte les avait pris. Comment s’y prendre pour la corriger sans trop blesser son amour propre ? Je la fis venir dans ma chambre sous je ne sais quel prétexte. Là, seule avec elle, à quatre yeux, nous parlâmes. Je regardai sa toilette et me mis en train de la perfectionner, sans doute arrangeant ses cheveux et son col. Ce faisant, j’aperçus quelques chiffons dans le dit sac à ouvrage : « Eh ! Qu’est-ce que c’est que cela ? », lui dis-je, tout en tirant les marchandises nombreuses du magasin nouveau, « Quelle provision vous avez là… Pourquoi ne les laissez-vous pas à la salle d’ouvrage ? ». En disant cela, ou chose équivalente, car franchement je ne me rappelle pas le mot à mot, je tirais toujours de nouveaux 516

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articles. Tu ne te fais pas une idée de leur nombre et de leur diversité… La pauvre enfant se laissait dévaliser sans mot dire. C’était pitoyable ! Quoique j’ai apporté à cette correction beaucoup de sang froid, de précaution, de douceur, de discrétion, je crois qu’elle pénétra dans les familles et y produisit son effet – effet louable. Peu après cet épisode, une dame des premières familles, mère de quatre de nos pensionnaires, me demanda au salon, et, après les civilités d’usage, me dit : – Mère Prélade, je viens vous prier de me rendre un service. Corriger une de mes parentes qui a une manie qui nous fait honte… Quoique fille unique, adorée, à qui rien n’est refusé, néanmoins cette enfant se permet d’ouvrir les malles des élèves et d’y prendre ce qui lui plaît : cols, caleçons etc. et d’en faire usage comme s’ils étaient à elle. Elle sait trouver les moments favorables, ses maîtresses ne s’en doutent pas, et ses compagnes gardent le silence afin qu’elle ne soit pas punie. Je vous en supplie, veuillez lui faire perdre cette vilaine habitude, mais sans me compromettre… – Soyez tranquille, ma chère Madame, vos désirs seront satisfaits… Et j’espère que désormais Mademoiselle N., votre parente, vous donnera de la consolation et ne fera plus rougir ses bonnes cousines. Successivement, de mieux en mieux, tu apprendras chère amie, à connaître et à apprécier le naturel de nos judicieuses Chiliennes. Pour aider leurs heureuses dispositions et hâter leurs progrès dans la vertu, tous les jours nous leur expliquions les vérités religieuses. C’était spécialement ma tâche. […] Avant [nos] instructions quotidiennes sur la religion, nous implorions les lumières du Saint-Esprit. Nous le priions de répandre sa céleste rosée sur le sol vierge que nous venions cultiver, avec l’espoir qu’il le fertiliserait. Voici nos prières en espagnol, qui se chantaient on ne peut plus joyeusement : Ven en nuestras almas O Espiritu Santo Enviamos del cielo Du tu lux un rayo […]

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D’autres fois nous chantions en français, avec beaucoup d’entrain : « Venez Esprit-Saint dans nos âmes / Vous y ferez régner la paix / Gravez en nous, en trait de flammes / Le souvenir de vos bienfaits… etc. » Ces prières se faisaient à genoux. Puis, tout le monde s’asseyait. Chaque élève avait sa place spéciale, selon la classe dont elle était membre. Les plus petites étaient près de moi. J’aime à avoir ces chères enfants sous mes yeux dans nos réunions ; leur innocence a tant de crédit auprès du bon Dieu ! En leur considération, le Seigneur accorde bien des faveurs aux grandes personnes. Un profond silence s’établissait et régnait dans tous les rangs de notre jeune auditoire. Alors tous les regards se dirigeaient vers un seul point : sur ton heureuse sœur qui était là comme une tendre mère au milieu de sa famille chérie. Dans ces instants bénis, je parlais à nos intéressantes élèves, de manière à être comprise des plus jeunes comme des plus âgées, sur leurs obligations envers Dieu, envers elles-mêmes, envers la société, tout en expliquant le catéchisme et l’histoire sacrée, chaque jour une demi-heure celle-ci, et autant celui-là  ; mais non d’un trait. Ordinairement, chaque moitié du jour avait son entretien spirituel. Les dimanches et les fêtes étaient destinés au récit et à l’explication, durant une heure, des Épîtres et Évangiles du jour, qui, préalablement, avaient été appris par cœur. Je t’ai dit, je crois, que, pour laisser plus de temps libre à mes compagnes afin qu’elles apprissent plus promptement l’espagnol, je me chargeais de la direction de tout le train de la maison. Conséquemment je restais longtemps sans pouvoir parler correctement l’espagnol. La conjugaison des verbes et l’emploi et concordance des temps me faisaient défaut. Or, comment s’exprimer sans verbes  ? Pour dire les choses les plus simples, il fallait user de périphrases ayant les verbes à l’infinitif ; donc il fallait les faire précéder d’une préposition. Vois quel travail intellectuel tout le temps de l’instruction ! Je t’avoue que je craignais beaucoup d’induire les élèves en erreur. Aussi, pour m’assurer si mon travail était passable ou défectueux, j’avais soin, avant chaque instruction, de faire faire une narration verbale aux plus grandes élèves sur l’entretien de la veille. Préalablement je préparais mes questions, les écrivais et les tenais 518

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en main. Quelle n’était pas ma surprise, ma joie, en entendant ces ­chères enfants me répéter avec une correction et un enthousiasme admirables tout ce qui avait été dit dans notre conférence… Afin de graver la sainte doctrine dans le cœur de nos élèves en caractères indélébiles, je leur conseillais d’écrire le résumé de ce qu’elles m’avaient dit de vive voix… Tiens, voici quelques échantillons de leur travail. Ils suffiront pour que tu puisses juger de leur aptitude. Un jour voyant une petite pensionnaire, qui avait environ dix ans, tourner la tête çà et là pour regarder ses compagnes, je la crus distraite. Afin de rappeler son attention à ce qui se disait je la priai de répéter ce qui venait d’être expliqué, croyant bien qu’elle me répondrait : « mère, je ne sais pas. » Cette fois là, l’instruction était spécialement en faveur des grandes. Il s’agissait de la formation de l’Église, la source des sacrements : mystère du côté de Jésus-Christ ouvert. Eh bien ! Avec le plus grand sang-froid, la jeune enfant répéta mon instruction, la prenant dès son commencement et la continua jusqu’à ce qu’elle arrive au point où j’en étais restée. Immensément surprise, je lui demandai où est-ce qu’elle l’avait appris. – Ici, mère, vous venez de le dire, me répondit-elle. Les grandes élèves ne furent pas moins surprises que moi. Voici, à peu près, en français ce que je lui dis en espagnol : « Mystère du côté de Notre Seigneur Jésus-Christ ouvert… Dans cette circon­ stance, Dieu prouva l’excès de son amour pour les hommes… 1°) Jésus ne se contenta pas de nous donner son cœur souffrant, en mourant pour nous, il veut encore que le cœur nous soit ouvert, que nous en voyons sortir les dernières gouttes de son sang répandu pour nous, que nous y lisions l’excès de son amour ardent, que nous y entrions comme dans une fournaise de charité, pour y fondre les glaces de notre pauvre cœur, pour nous y embraser d’amour, pour nous transformer en lui et ne plus respirer que le feu sacré de sa divine charité. 2°) La formation de l’Église… Comme Dieu donna à Adam une épouse tirée de son côté, chair de sa chair, os de ses os, de même Dieu a donné à son fils, et le fils s’est donné à lui-même, une épouse qui est l’Église tirée de son côté, lavée de son sang, pure et sans tache. Car le premier Adam était en cela le modèle du second qui devait venir, avec cette différence que le premier ainsi que son épouse et ses

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enfants étaient terrestres  ; et que le second Adam ainsi que son épouse et ses enfants sont célestes. L’Église est le corps de JésusChrist et nous en sommes les membres tirés de son côté, de sa chair et de ses os. Dieu a voulu que non seulement tous les hommes vinssent du premier, en naissant de son épouse, mais que son épouse même, mère de tous les hommes, fût elle-même tirée du premier homme. Et en cela le premier Adam était encore le modèle du second Adam qui devait venir : car c’est ainsi que Dieu a réglé et veut, non seulement que personne ne puisse être au nombre des fidèles adorateurs, obtenir la grâce de la justification et parvenir au salut, qui ne soit engendré par l’Église, mais encore que l’Église elle-même, épouse de Jésus-Christ, vînt de lui, qu’elle fût tirée et formée de son côté. Enfin, comme l’union d’Adam et d’Ève, dans une même chair, était la figure et le modèle de l’union de Jésus-Christ avec son Église, de même l’union de Jésus-Christ avec son Église est le modèle du mariage… Que de mystères ! Que Dieu a préparés de loin, et qu’il a réunis en Notre Seigneur Jésus-Christ. 3°) La source des sacrements… Outre les mystères que nous venons d’expliquer, les saints pères reconnaissent encore dans le côté ouvert de Notre Seigneur Jésus-Christ la source de tous les sacrements, parce qu’ils sont tous l’effet de son amour et le prix de son sang. Mais le sang et l’eau qui découlent ici de son côté, nous rappellent en particulier l’idée du baptême et de l’eucharistie. Le sang de JésusChrist est dans l’eucharistie, et l’eau est la matière du baptême. C’est en mémoire de ce qui arriva ici que dans les saints mystères on mêle l’eau avec le vin. Sous quelque espèce que nous recevions l’eucharistie, nous recevons le sang de Jésus-Christ, et celui qui a coulé de son côté ouvert. De quelque souillure que nous nous lavions, soit du péché originel dans le baptême, soit du péché actuel dans la pénitence, c’est toujours l’eau sortie du côté de Notre-Seigneur JésusChrist qui nous purifie. 4°) Fête en l’honneur du Sacré Cœur… L’Église a établi une fête pour honorer le divin cœur de Jésus-Christ ; ce cœur qui a été ouvert pour nous, ce cœur, le centre de tant d’amour ; ce cœur, source de tant de bienfaits. Cette maison, toutes les personnes qui l’habitent, sont consacrées à ce divin cœur. Les religieuses, jour et nuit, se dévouent à ce divin cœur : par l’adoration perpétuelle ; la réparation des outrages qu’il reçoit de la malice des hommes ; la médiation entre 520

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Dieu et les enfants d’Adam ; l’immolation comme victime pour apaiser la colère du Très-Haut irritée par tant de milliers de millions de péchés… Tu conçois, chère Arsène, qu’une telle narration nous remplit de surprise. Surprise qui tint l’auditoire entier suspendu aux lèvres de la jeune élève. Depuis lors je pris plaisir à lui faire dire ses remarques sur les explications diverses et à la questionner. Toujours elle me répondait d’une manière judicieuse, exacte relativement à la grammaire, et très précise quant au texte. Voyons maintenant les réponses d’une pensionnaire de quatre à six ans… Elle s’appelait Anna ou Annita. Demande : Anna, pouvez-vous me dire quand est-ce que, pour la première fois, Dieu promit le Messie à son peuple ? Après avoir réfléchi un instant, elle mit sa petite tête de côté, et me répondit avec timidité : – Mère, ce fut après le péché d’Adam… Ce pauvre Adam avait bien du chagrin, d’avoir désobéi à Dieu, et il pleurait beaucoup… Alors, pour le consoler, le Seigneur lui promit que le Messie naîtrait d’une Vierge et qu’il sauverait les hommes en mourant pour expier leurs péchés. – Bien ma petite Anna ! Très bien ! Vous rappelez-vous une autre circonstance où Dieu renouvela cette promesse ? Penchant encore sa petite tête, et un rire modeste sur les lèvres, elle dit : – Oui, mère, ce fut à Abraham, pour le récompenser de son obéissance. Parce que Dieu, pour éprouver sa foi, lui avait commandé de lui sacrifier Isaac, son fils unique. Déjà le patriarche avait le glaive en main et le bras levé pour égorger son cher enfant qui regardait le coutelas brillant aux rayons du soleil et gardait un morne silence… Alors un ange, envoyé par le bon Dieu, saisit le bras d’Abraham et arrêta le coup… Pour prix d’une si parfaite obéissance, le Seigneur promit au saint patriarche que le Béni des nations, le Messie promis à Adam, naîtrait de sa race… » – Bravo ! Brava ! Ma chère petite Anna. Venez, venez à moi pour que je vous fasse un baiser sur le front ! Oh ! Que de bons points je vais vous noter ! Je ne ferai pas d’autres citations ; tu conçois que si les plus jeunes répondaient ainsi, les grandes le faisaient plus longuement et mieux

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encore. Il y en avait un certain nombre qui, d’un seul trait, eussent narré l’instruction entière des jours précédents. Du reste, je les appelais tour à tour pour ces narrations ; mais, d’après mes recommandations, elles restaient à leurs places. De là, en présence de leurs maîtresses et compagnes, elles disaient à haute voix ce qui s’était gravé dans leur mémoire. Ce n’était qu’après cette espèce de compte rendu que je commençais une nouvelle explication. Par le moyen d’une telle méthode, les élèves se forment le cœur, leur mémoire s’enrichit, leur émulation s’électrise et les rend très attentives à tout ce qui se dit dans ces entretiens. Nous terminions ces instructions par le chant suivant : Bénissons à jamais, Bénissons, bénissons à jamais, Le Seigneur […] Le goût pour les travaux de l’esprit Quelques mots encore relativement à la seconde période de l’histoire du Chili : La période ouverte à la victoire de Jungay a été marquée par un progrès rapide et pacifique dans l’ordre matériel comme dans l’ordre intellectuel. Dans l’ordre matériel, les travaux des mines et les travaux agricoles, ces deux sources de richesse publique, ont été repris avec un redoublement d’ardeur. Le goût pour les travaux de l’esprit va croissant dans la jeunesse chilienne. Sous l’ombrageux règne de l’Espagne dans ce pays, les seuls livres de piété avaient leur franchise au Chili. Cette colonie était la plus arriérée de toutes celles du Nouveau Monde à l’époque où elle conquit son indépendance. L’éducation presque française que reçut la jeunesse, l’essor que prit notre littérature vers 1830 et qui en répandit les productions non seulement en Europe, mais dans le Nouveau Monde, telles furent les influences qui présidèrent aux premiers pas du Chili dans la carrière intellectuelle13.

  Cléonisse Cormier cite de nouveau ici l’amiral Dupetit-Thouart.

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Narrations Tu me préviens, chère Arsène… En effet, nous n’avons pas seulement pour but de former à la vertu le cœur de nos élèves, nous devons aussi orner leur esprit et meubler richement leur mémoire. Du reste, l’un est une conséquence de l’autre. Les divers accidents de la vie, les révolutions, les ruines de familles ont occasionné tant de maux qu’un poète a fait chanter : L’homme est honnête, Mais par malheur, Tout dans sa tête, Rien dans son cœur… Quelle triste manière d’être ! Rien dans son cœur, oh ! oui ! Il n’en était pas ainsi de nos pensionnaires. Appartenant aux familles les plus distinguées, les plus pieuses, les plus lettrées, elles avaient dans le cœur la semence de la morale catholique et des sentiments nobles ; mais, comme les enfants de leur âge, elles n’avaient encore que peu ou rien d’acquis quant aux sciences. Naturellement nos jeunes Chiliennes ont de la facilité pour le style épistolaire, les narrations, les amplifications. Que celles-ci soient historiques, poétiques ou badines ou très sérieuses, nos Santiagaises s’en font une espèce de jeu et sautent lestement à pieds joints par-dessus les difficultés qui se trouvent sur leur route. Pour exciter leur émulation, encourager leur goût pour les travaux intellectuels et hâter leurs progrès, je leur conseillai d’écrire leurs narrations et résumés en forme de dialogue, comme si elles s’entretenaient avec des amies ou avec une enfant pour l’éducation de laquelle leur dévouement serait des plus absolus. Par exemple, avec une petite orpheline envers laquelle leurs sentiments seraient affectueux et tendres. Mon idée fut parfaitement accueillie. Les jeunes imaginations s’électrisèrent. Spontanément, pour ainsi dire, nous eûmes des descriptions, des amplifications toutes pittoresques, de plus en plus propices à fixer l’attention des nombreuses émules. Tantôt elles nous peignaient un paysage aux arbres touffus, ombrageant un sol fertile d’où sortent le lait et le miel. Tantôt un verger, un vignoble aux fruits dorés. Ce spectacle leur rappelait ce

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qui est dit de l’Éden… Et de citer les beaux vers de Delille14 sur la création. […] À l’occasion d’une promenade dans un jardin et dans un verger aux beaux fruits d’or, il y eut une deuxième narration relative aux privilèges d’Adam. 1°) Son agréable surprise à la vue de l’Éden où Dieu l’établit roi de la nature entière. 2°) Sa joie, toute pure, lorsqu’à son réveil le Créateur lui présenta la belle et gracieuse Ève, la lui donna pour compagne et augmenter ses jouissances. 3°) La tentation du démon jaloux du bonheur de nos premiers parents. 4°) La promesse du Rédempteur du genre humains… Espérance consolatrice. Une troisième narration nous parlait d’un riche vignoble dont le précieux nectar réjouit le cœur de l’homme. Imagine-toi que pour y arriver il faut traverser un bocage au frais ombrage, où l’on se repose quelques instants avant de monter et après avoir descendu la Côte d’or… Ces circonstances prêtent leur concours à l’accomplissement de ce qui avait été projeté : 1°) L’histoire de Noé et de ses fils, que l’on raconte… 2°) La culture de la vigne… 3°) Les premiers résultats de son fruit… 4°) Les richesses des anciens patriarches… Le chant suivant termine – chant joyeux : Charmants oiseaux de ce riant bocage, Chantez, chantez, redoublez vos concerts, Par vos accents, rendez un digne hommage Au Dieu puissant qui régit l’univers. […] La campagne, les habitations qui précèdent ces deux villes, et la route qui y conduit, ont fait des progrès immenses depuis vingt ans et plus : çà et là, dans tout le parcours du chemin de la capitale à son port principal, se sont élevées des habitations. À la vérité, elles ont   Jacques Delisle (1738-1813), écrivain, abbé laïc de Saint-Séverin, maître de la poésie descriptive et didactique au xviiie siècle : auteur du recueil Les jardins (1782), traducteur des Géorgiques de Virgile (1769), élu à l’Académie française en 1774. 14

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l’aspect de pauvres chaumières, mais ce ne sont plus les cahutes d’autrefois, d’où sortaient des négrillons dégoûtants. Je dis négrillons par ironie, à cause le leur malpropreté et des haillons qui les couvraient à peine, car leur couleur naturelle est olivâtre. Aujourd’hui ces chaumières ont un certain attrait. Leur contour est arrosé, bien balayé. Un auvent ombrage la porte et toute la façade ; il consiste en une toile posée en forme de tente. Là, sur cette espèce de petite place, est une table en bois couleur naturelle et revêtue d’un linge dont la blancheur égale celle de la neige. Elle est couverte de petits monts ou tas de fruits divers et de pains fraîchement cuits. De l’eau cristalline remplit un verre énorme. Le tout est disposé avec beaucoup de symétrie et de goût, et fait honneur aux hôtes de ces lieux, qui, maintenant, sont vêtus très convenablement. Non loin de Santiago passe le Maypo, rivière qui a donné son nom à la fameuse bataille où les Chiliens anéantirent la puissance des Espagnols. Les eaux du Maypo divisent une fertile vallée qui précède une plaine immense et fort élevée. En traversant celle-ci, tu t’amuserais à voir les nombreux troupeaux qui y paissent et les agnelets bondissant çà et là. Les frais ombrages de la vallée t’inviteraient à chanter les vers que voici, et que tu dois aimer : Aimables fleurs qui parez ce rivage / et que l’aurore arrose de ses pleurs, / de la vertu vous me tracez l’image, / par l’éclat pur de vos vives couleurs. […] La description de ces lieux ayant une certaine analogie avec celle que fait l’histoire des possessions d’Isaac où il allait chaque jour faire sa méditation sous les yeux de Dieu, rendre grâces de ses faveurs, naturellement le récit des faits relatifs à ce patriarche venait à la mémoire des élèves, et leurs plumes les décrivaient. Lectures sur le gazon […] Les transitions que, quatre fois chaque année, nous subissons pendant que notre planète fait sa période autour du soleil, n’existent que peu sensiblement à Valparaiso. Ni glace, ni neige ne se voient dans cette ville, mais bien des pluies torrentielles durant les trois mois appelés hiver. À Santiago, cette rude saison est à peu près comme dans nos villes du midi, en France, durant les mois de novembre et février :

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gelées blanches et à glace mince, quelquefois de la grêle et de la neige, pluie ordinaire. Malgré que les saisons soient peu sensibles sur certains points du Chili, les habitants les distinguent très bien. Ainsi, ils se réjouissent en septembre (où commence leur printemps), saison spéciale des fleurs, et en mars (qui est l’automne), saison de la grande maturité des fruits que l’on veut garder. En novembre, décembre, janvier, février, ils se baignent (c’est le temps des grandes chaleurs ou été, surtout décembre et janvier), tandis que nous, nous grelottons, [et que] nos rivières navigables se glacent au point que charrettes chargées et harnais y passent comme sur une route impériale. Mais, dès le commencement d’avril, époque où généralement on quitte les fourrures en Europe, les habitants du Chili s’occupent de les mettre au plus tôt. Le sexe, parmi les familles distinguées, porte des palatines en martre. Nos élèves en avaient. Tu te rappelles que, dans ma 12e lettre, je t’ai parlé de deux biscayas, des fourrures connues sous le nom de chinchillas. De concert, le Sud et le Septentrion concourent aux belles et bonnes toilettes… Il te souvient qu’en septembre 1841 le pensionnat de Santiago s’ouvrit. C’était le mois qui devait voir poindre la quinzième primavera (printemps) de nos grandes élèves. Nos vergers et vignes aux feuillages vert tendre, aux boutons roses, aux fleurs épanouies et se chargeant de fruits, nous invitaient aux promenades de l’aurore ou des fraîches soirées. Au premier signal du départ, notre pensionnat joyeux, prévenu en temps opportun, se chargeait de ses cahiers de résumés des instructions et, brillant de gaieté, écoutait s’il n’entendait pas les mots désirés : « En rang Mesdemoiselles, deux à deux, chacune sa compagne ordinaire… Partons. » Après avoir traversé le jardin aux magnifiques orangers naguère, mais dépouillés par les petites lutines de leurs robes préservatrices, nous longeâmes une vigne par une allée, pour ainsi dire à perte de vue, et bordée de rosiers à taille gigantesque dont les fleurs exhalaient un parfum délicieux. Cette allée était ombragée par de vieux saules aux longues branches et rameaux touffus. Vers le milieu de notre route, se trouvait une espèce de pelouse naturelle au gazon vert tendre, due probablement à la négligence du vigneron qui n’a pas soin, en temps opportun, de substituer des jeunes plans aux ceps tombés en vétusté. Cette vigne étant contiguë à notre enclos actuel, nous l’avons achetée et cultivée. Elle est magnifiquement riche en raisins. 526

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Ce lieu nous parut commode et fort agréable. Les regards des élèves interrogeant les nôtres, un coup d’œil suffit pour leur faire comprendre que nous approuvions leur désir : chacune se hâta de prendre place sur le tapis de verdure. Nous voilà parfaitement installées… Les cahiers se déroulent… Un profond silence règne dans ces lieux. La lecture des résumés commence et tout le monde y est attentif. Je t’avoue que les maîtresses et moi, nous fûmes très agréablement surprises en entendant lire le travail intellectuel de nos chères élèves. Si elles ne l’eussent pas fait sous nos yeux, nous eussions cru qu’elles avaient copié quelques fragments de livres relatifs aux questions que je leur avais données et expliquées préalablement. Tu conçois que nous éprouvions une bien douce consolation, et tu y prends part. En retour, je félicitai nos élèves, encourageai leur application et leur promis la continuation de nos promenades champêtres : non seulement pour la lecture de ces devoirs classiques, mais encore pour les jours qu’il ferait beau temps. En effet, les soirées de congés se passaient dans ces innocents plaisirs. Les fraîches matinées, dès que l’aurore commençait de poindre, nous parcourions le circuit intérieur de notre très vaste enclos, mais n’en sortions jamais, quoique nous n’ayons point fait vœux de clôture. Notre troupe joyeuse, conservant ses rangs, causait, riait, folâtrait selon son âge… Nul œil malin n’était là pour contrôler les actions… À peu près une heure de marche non accélérée se passait ainsi. Puis, avec l’appétit le mieux aiguisé, nos élèves entraient au réfectoire où elles trouvaient le déjeuner délicieux… Leur exercice en avait été le meilleur assaisonnement… Après les grâces récitées, avec respect, notre petit bataillon, toujours en rang au premier signal, se rendait en silence aux salles d’études assignées à chaque élève : non par degré de savoir, mais par âge, afin de ménager l’amour propre des grandes. Personne n’aime à être humilié. Ce ménagement a produit des effets qui ont dédommagé les maîtresses des fatigues de l’enseignement augmentées par l’inégalité des connaissances acquises. Par ce procédé charitable, les grandes gardent la supériorité sur les petites, se surveillent elles-mêmes et se respectent davantage. Au besoin, elles viennent en aide aux maîtresses pour la surveillance et maints petits détails de soins que réclame le très jeune âge. Cette méthode les forme peu à peu à ce que, plus

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tard, elles feront dans leur ménage. Leurs mamans en ont été enchantées. Soit pour le piano et autres arts d’agrément, soit pour les classes, nos savantes venaient aussi en aide aux maîtresses auprès des plus jeunes et des moins avancées. Par ces moyens et autres, qu’inspira le bon Dieu, une émulation enchanteresse électrisait nos élèves, et nous causait d’agréables surprises : des progrès rapides se notaient chaque mois ! Que dis-je ? Ils se notaient même chaque semaine aux jours de composition. Oh ! Alors nous avions de nombreuses preuves palpables de l’aptitude de nos élèves santiagaises. De plus en plus tu le noteras toi-même, chère lectrice. Calomnies démenties Tu le sais, chère sœur, l’élite de Santiago nous avait désirées. Elle se hâta de nous prouver ses sympathies en nous confiant les objets de sa tendresse et l’espérance de l’avenir de la patrie. En revanche, messieurs les professeurs de pension des demoiselles dans la capitale ne nous voyaient pas de bon œil ; sinon tous, du moins une partie. Ils insistaient sur notre [ignorance de] l’espagnol, dans leurs dénigrements trop fréquents. Par malheur pour nous, il était facile de prouver qu’en ceci il n’y avait pas de calomnie. En effet, la moins ignorante en castillan ne pouvait faire une longue conversation sans être obligée de s’arrêter ou de continuer sa causerie en français. Les maîtres dénigreurs ne pouvaient être démentis. Il importait cependant beaucoup de leur fermer la bouche au plus tôt… Que faire ? Une langue étrangère ne s’apprend pas, ne se parle pas surtout, du jour au lendemain de l’arrivée dans un nouveau pays. Le Ciel nous vint en aide, en me donnant une pensée qui, réduite en action, réussit très admirablement. Voici : faire faire notre réputation par les élèves elles-mêmes au plus tôt. À cette fin, je priai mes bonnes et chères compagnes de faire copier très proprement et très gentiment, par leurs élèves, tous les résumés sur la religion et l’histoire, tous les devoirs de grammaire ; un cahier pour chaque branche d’enseignement… Je les avertis qu’à chaque sortie générale, ces demoiselles emporteraient leurs cahiers aux parents – mais sans être corrigés. Notre convention se réalisa à la lettre. Les familles se hâtèrent de se plaindre à moi de la quantité de fautes d’orthographe qu’elles avaient notées dans les devoirs de leurs enfants. Parmi ces demoiselles, il y avait plusieurs grandes qui 528

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nous étaient venues d’autres pensions où elles étaient restées des années. De pied ferme, j’attendais ces reproches auxquels je répondis : – Eh ! Ces devoirs ne sont point corrigés… Il en sera de même de tous ceux que ces demoiselles emporteront aux sorties générales… – Pourquoi donc ? – Parce que, de cette manière, vous verrez vous-mêmes les progrès actifs ou lents de vos enfants, d’une sortie à l’autre. C’était bien là la vérité quant aux élèves. Cela suffisait… On s’en contenta. Toujours Dieu aidant, quand on l’en prie, les progrès furent très rapides… Enfin arriva un heureux jour… Jour de triomphe après les jours néfastes… Les journaux avaient été les échos des maîtres dénigreurs… Eh bien ! Les journaux se chargèrent de tout réparer. Comment ? Voici : Une de nos élèves qui avait un oncle prêtre très savant, chanoine et membre distingué du conseil de l’archevêque, présentant ses cahiers à l’ordinaire, ses parents les lurent avec un intérêt nouveau. Monsieur le chanoine se prit à dire : « Tout prêtre que je suis, jamais je n’ai vu une explication aussi belle du mystère de l’Incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ ! » Et quelques instants plus tard, de très nombreuses lignes furent insérées dans les colonnes d’un journal de Santiago. Elles résonnèrent si haut, si éloquemment sur les progrès des élèves que la guerre des dénigreurs finit… Ta sœur aimante, Cléonisse Journal de Santiago 31 décembre 1841 La Révérende Mère Prélade a reçu, terminée et signée, la donation de Madame Pédregal qui assure à la maison de Valparaiso la possession d’un jardin évalué à trois mille piastres (quinze mille francs). Paraît dans le Mercurio de Valparaiso un article fait sans doute par les amis des autres pensions relativement à la somme donnée par le gouvernement. On y crie à l’ingratitude : le gouvernement n’a, dit-on,

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d’autres vues que de contribuer à la charité officieuse des directrices de l’établissement ; mais on veut vérifier si notre plan d’instruction n’a pas d’autre objet que la bienfaisance publique et si l’éducation promise à la classe indigente n’est pas seulement un accessoire que les religieuses font valoir pour réaliser un numéraire lucratif et systématique. En effet, dit-on, nous trouvons pour base de l’établissement un nombre donné d’internes nourries, nombre précis, inaltérable et conditionné, relatif à la sécurité des pensionnaires et à la permanence des internes. Après leur introduction, sous ce point, nous croyons devoir le considérer comme collège public, rangé sur la même ligne que les autres collèges de jeunes personnes de la capitale. Dans cette pensée, continue-t-il, qu’il nous soit permis d’observer, avec la plus grande surprise, que dans le cas présent, on le met au-dessus des établissements dirigés par des dames respectables du pays, dont les soins ont été prodigués gratuitement ; non une éducation monacale, mais une éducation de société, adaptée à la condition etc. etc. Des amis, des protecteurs de la maison sont venus demander à la Révérende Mère Prélade des renseignements sur la congrégation pour répondre à cet article également injurieux au gouvernement, aux parents des élèves et à nous. Elle ne voulait pas en donner, désirant qu’il ne fût plus question de nous dans les journaux. Elle ne l’a fait que parce que ces messieurs ont dit que le gouvernement ne pouvait laisser ces articles sans réponse et qu’ils avaient besoin de renseignements pour ne pas avancer des choses fausses. Les sœurs ont offert leurs vœux du premier de l’an, au Révérend Père Théodose, notre supérieur, et à la Révérende Mère Prélade. Que de souvenirs fait naître le retour de ce jour si heureux dans la patrie. La Révérende Mère Prélade reçoit aussi les vœux des sœurs de Valparaiso. Ayant désiré que les pensionnaires de Santiago liassent une correspondance avec celles de Valparaiso, on profite de la circonstance pour le leur proposer ; elles s’y prêtent de bien bon cœur. 1er janvier 1842 La Révérende Mère Prélade a reçu l’assurance d’une rente de deux onces par mois (150 à 170 francs) pendant la vie durant de M. Valder. Combien la divine Providence veille attentivement sur les besoins de ses enfants ! Toujours elle leur ménage des secours ‹et› quelquefois, pour exercer leur foi, elle permet qu’on soit à court. Plus d’une 530

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fois les pensionnaires ont prêté l’argent nécessaire pour aller à la place ; mais jamais encore la Providence ne nous a laissées manquer du nécessaire ; la Révérende Mère Prélade nous conduit quelque fois à l’église prier les bras en croix, pour avoir ce dont elle a besoin. Le Cœur de Jésus lui envoie presqu’aussitôt ce qu’elle a demandé. […] 18 janvier La Révérende Mère Prélade, après avoir terminé ses examens pour l’instruction chrétienne, prépare ses récompenses. Cette année, le pensionnat est trop nouveau pour donner des prix. Le soir, concours de musique ; les enfants dansent à la chilienne. Cette danse est fière, égoïste, dédaigneuse ; mais très décente. 19 janvier À quatre heures, la Révérende Mère Prélade fait une distribution de récompenses aux enfants de la classe gratuite ; toute la communauté y assiste. Déjà plusieurs de ces enfants écrivent passablement en demi-gros ; elles ont un air intéressant et paraissent plus soumises que les pensionnaires. Les plus pauvres reçoivent des robes, les autres des livres, des images. On désire et on espère que ces récompenses les engageront à venir plus assidûment et en attirent d’autres. Vers cinq ou six heures, commence la distribution des récompenses du pensionnat. Elle a lieu dans une grande salle ; on a placé des tapis au lieu de chaises, n’en ayant que très peu dans la maison ; les enfants s’assoient dessus au milieu de l’appartement, les mères sont placées des deux côtés, la Révérende Mère Prélade au haut, au milieu des sœurs, une table devant elle sur laquelle sont les récompenses. Les médailles de sagesse, de bonne conduite ont été méritées par Mlles Mercédès Portalès, Mercédès Larrain et Gandarilla, Pedro Reyès, Trinidad Taglès. Après chaque récompense, une enfant touche quelques petits morceaux de musique. Toutes les enfants ont quelque chose ; elles paraissent contentes. Elles témoignent le désir de danser pour terminer la soirée ; la Révérende Mère Prélade le permet. Un moment avant de terminer la distribution, la Révérende Mère Prélade engage les enfants à se rappeler, au sein de leur famille, les conseils qu’elle leur a faits ; toutes le promettent ; elle leur dit qu’elle s’informera près de leurs parents si elles y ont été fidèles.

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On se lève à trois heures. À quatre, le Révérend Père supérieur a la bonté de dire la sainte messe ; à cinq heures, déjà des enfants sont parties. Le soir, deux seulement restent, Mlle Mohernon et une autre. 23 janvier 1842 La Révérende Mère Prélade écrit au doyen pour le prier de lui envoyer quelque cents piastres  ; la bourse, lui dit-elle, la pauvre bourse, est entièrement vide ; elle le prie, s’il connaît quelques personnes généreuses désirant notre établissement, de s’intéresser près d’elles en notre faveur, le remerciant de ce qu’il ‹est› déjà connu dans toute la congrégation comme l’un de ses bienfaiteurs distingués. 24 janvier La Révérende Mère Prélade va partir pour Valparaiso. On se lève à trois heures pour pouvoir l’embrasser et lui souhaiter un bon voyage. Le voiturier manque de parole ; il faut en chercher un autre ; elle ne peut partir qu’à deux heures après midi, accompagnée de la postulante Carmen. 28 janvier La mère Andréa se trouve mal à l’adoration, on la croit morte ; on la met sur son lit, elle revient peu à peu. 1er février La mère Andréa se lève pour la messe. Nous recevons l’annonce de l’heureuse arrivée de Monseigneur Rouchouze en France. Le Révérend Père Théodose peut à peine dire la messe. Malgré sa faiblesse, il entend quelques confessions. La mère Andréa est toujours à peu près dans le même état. Le retour vivement désiré de la Révérende Mère Prélade est retardé de quelques jours. 4 février 1842 La Révérende Mère Prélade arrive à sept heures du matin, pendant l’office, accompagnée de la mère Marcellin, deuxième Maîtresse de piano, elle enseigne aussi la lyre et la guitare. La Mère Prélade est 532

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affligée de l’état de la mère Andréa ; elle lui commande, au nom de l’obéissance, de demander sa guérison au bon Dieu. L’état du père Théodose ne l’afflige pas moins. Les sœurs de Valparaiso jouissent d’une bonne santé et sont des modèles de régularité. 5 février 1842 Rentrée des enfants. 6 et 7 février Un médecin français vient voir le Révérend Père Théodose, la mère Andréa et sœur Crispine, qui sont toujours dans le même état. La Révérende Mère Prélade donne les emplois. On recommence les classes. Mes souvenirs – Lettre 17 (extraits) Incidents et maladie […] Dès le début de notre bâtisse, immense, les appartements de la première cour n’étant pas encore à la toiture, un maître ouvrier qui, par sa bonne conduite, son dévouement au bien, son savoir dans la spécialité, pouvait rendre les plus grands services à l’œuvre naissante vint à mourir… Ce fervent catholique s’était présenté au vénérable Monsieur le doyen Eyzaguierre notre bienfaiteur, en lui demandant, comme faveur, de nous obliger, en mettant à notre disposition son expérience et son travail de menuisier. Ce brave homme passa dans son éternité sans qu’on s’en doutât, car il était robuste et avait l’air de jouir d’une bonne santé… Une fois de plus il prouva aux mortels qu’il ne faut pas se fier aux apparences…, et qu’il est doux d’avoir bien vécu, et, ainsi, de s’être bien préparé au grand et dernier voyage… Je l’ai regretté beaucoup, pour mon propre compte, ce digne artisan ; mais Dieu content, sans doute, de son zèle pour sa gloire, se hâta de l’appeler à lui pour l’en récompenser. Je ne sais si cette mort, quasi subite, effraya notre architecte… Ce qu’il y a de certain c’est qu’il alla se claquemurer dans un couvent, se contentant de m’en faire prévenir… N’ayant personne, de

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capacité à moi connue, il fallait que je le remplaçasse auprès des ouvriers qui alors étaient, à peu près, de quatre-vingts à cent… Il est vrai que, moi-même, j’avais fait les plans des édifices que je voulais ; mais l’architecte, avec lequel je m’étais entendue, les faisait exécuter… Or, les hommes aiment mieux être commandés par un monsieur que par une dame… Que faire donc ?… Saisir sa croix…, la presser sur son cœur…, la porter sous les yeux du bon Dieu avec courage… Le menuisier décédé avait un ami, un très bon ami, mu des mêmes sentiments. Je crois qu’il le pria de le remplacer. Toujours est-il qu’il se casa au chantier où tout se passait très bien. Mais le bon Dieu, sans doute pour nous accoutumer à nous reposer sur lui seul entièrement…, nous ôta encore ce brave homme… Il expira après peu de jours de maladie… Requiescat in pace… Son fils le remplaça tout d’abord : pauvre jeune homme à tête remplie des principes modernes… il faiblit, fut infidèle au devoir… Néanmoins il termina quelques ouvrages  ; mais il fallait que je surveillasse et le maître et les ouvriers… En outre, recevoir les matériaux, les visites, les compter, les écrire sur le registre, donner des reçus aux charretiers… Puis, un peu plus tard, payer le tout. La besogne abondait de tous côtés… À ce sujet, un évêque disait de nous : « Elles n’ont pas le temps de pécher… » – c’est bien là, la meilleure affaire du monde. Moi aussi, avec un père du désert, j’affirme qu’un des puissants moyens pour être délivré de la tentation même  c’est un travail continu…  : prière du cœur, travail manuel ou intellectuel, pour l’amour de Dieu incessant. Au milieu des occupations fastidieuses, parfois il arrive certains épisodes qui excitent le rire. En voici un… Nos paysans du Chili, qui charroyaient nos matériaux, ne connaissent que les habitants du pays. M’apercevant en costume religieux, ils s’écrièrent remplis de stupéfaction : « Que cosa es eso ?… Equisas un obispo ?… » (Qu’est-ce que c’est que cela ?… Peut-être un évêque ?…) Sans doute qu’ils n’en avaient jamais vu. Mon bonnet leur fit l’effet de la mitre dont ils avaient entendu parler probablement. En France, les supérieures éprouvent des difficultés, des fatigues et maintes autres choses, je le sais, pour les bâtisses et autres ouvrages de maçonnerie et de menuiserie. Mais elles connaissent des hommes capables auxquels elles peuvent confier leurs travaux, 534

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et, avec de l’argent, tôt ou tard, elles parviennent à bien faire faire ce qu’elles désirent, sans trop se préoccuper, s’inquiéter. Mais à l’étranger, lorsqu’on a même tout l’argent nécessaire, on ne fait rien qui vaille, ne connaissant pas les sujets capables d’exécuter le plan proposé. Eh bien, après la disparition des trois maîtres dont j’ai parlé, et auxquels je n’avais personnes à substituer, il fallait payer de sa personne, rester des heures, de longues heures, à la rigueur d’un soleil tropical, surveillant les travailleurs et les matériaux… Puis, à l’instant désigné pour les instructions religieuses et autres affaires importantes, se hâter de se rendre à l’établissement dans un appartement trop frais pour quelqu’un qui est en transpiration… C’est là, que Madame pleurésie me fit une seconde visite… Je reçus la première à Cahors, de longues années auparavant. N’oublie pas, chère amie, que la transition d’une très grande chaleur à une très grande fraîcheur est des plus périlleuses, parce que tous les pores sont en ébullition. Sans aucune considération pour nos travaux, Dame pleurésie me cloua sur mon lit, et m’y tient ainsi durant des semaines, des mois. Qui est-ce qui surveillait le chantier, les maçons, les menuisiers, les peintres  ? L’œuvre resta à l’abandon…- l’abandon à la Providence… Je n’ai noté aucune perte, aucun vol… Néanmoins, je n’assurerais pas que rien n’ait été dérobé. Il y avait tant de planches, de clous, et maints autres objets qu’il eût été facile d’emporter inaperçu. Enfin, un ami de l’établissement m’envoya un homme entendu, qui avait donné des preuves de vertu. Tout se passa très bien durant quelque temps… Trop bien… Se voyant maître, l’argent en main, il faiblit… L’amour des plaisirs sensuels l’agita, il fit des connaissances, se relança dans le monde et se maria. De nouveau l’œuvre resta sans directeur masculin. La Providence en prit un soin spécial… Tout fut mené si rondement que nous allâmes habiter la maison neuve à peu près un an depuis la bénédiction dont je t’ai parlé. Sans être finie, [elle nous permettait de nous loger] au nombre de plus de cent internes, et, deux cents pauvres, mais sans luxe assurément… Lorsqu’on est chez soi, on s’arrange… Petit à petit l’oiseau fait son nid, dit l’adage.



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Journal de Santiago 28 février 1842 Deux petites anglaises sont annoncées. Leur père est médecin ; il désire la pratique de la maison pour que ses visites paient en partie les pensions de ses filles ; il désire aussi qu’elles ne parlent qu’anglais qui est leur langue maternelle. Le soir, les pensionnaires reçoivent la statue qu’elles ont fait acheter pour l’offrir à la Révérende Mère Prélade le jour de sa fête. Elle n’a que la tête, le cou et les mains en plâtre. Le reste est un morceau de bois couvert en toile. Madame Portalès fait broder à ses frais les vêtements de la statue : ici on serait scandalisé de voir une statue de saint sans vêtements, mais on ne l’est pas de voir les femmes vêtues indécentes. 2 mars 1842 Vers midi, les enfants de la classe gratuite offrent leurs vœux à la Révérende Mère Prélade. La mère Sylvina leur dit de jeter des fleurs par terre, elles l’ont mal comprise ; celle qui était chargée de faire le compliment et de lui offrir le bouquet le lui a jeté de l’autre extrémité de la classe ; elle a eu la bonté de le relever et de le recevoir comme s’il lui eut été offert de la manière la plus polie. Vers deux heures, les sœurs sont heureuses de pouvoir lui exprimer leurs sentiments, leur amour, leur reconnaissance. Elles ont chanté des couplets ; les musiciennes ont joué un morceau à quatre mains. Cette fête rappelait des souvenirs bien touchants ; on riait, on pleurait ; la Révérende Mère Prélade partageant nos sentiments ; les enfants venaient malgré tout écouter la musique. Les enfants ont choisi pour la fête la [salle de] la classe gratuite, comme l’appartement le plus commode. Elles y ont placé un fauteuil sur des gradins, ont couvert le plancher de tapis ; pour illuminer, elles ont mis une planche à chaque bout de la classe et sur cette planche quatre chandelles. Les pensionnaires en blanc sont placées sur trois rangs dans le fond de l’appartement ; les grandes sont derrière, les moyennes devant elles et les petites en avant. Au moment où entre la Mère Prélade, les pensionnaires chantent des couplets en français, les plus avancées pour la musique jouent quelques mor 536

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ceaux ; Ignacia Vargas fait le compliment en castillan au nom de ses compagnes (la mère Amica l’a composé, mais en prose). En finissant, toutes lui disent de demander la grâce d’une petite que la mère Amica renvoie de sa classe et qui le sera de la maison si sœur Austrude ne la reçoit dans la sienne. Elle est si orgueilleuse qu’elle ne veut pas demander sa grâce ni avouer qu’elle ait besoin de changer de conduite, elle se trouve bonne. La Révérende Mère Prélade la renvoie à sa place ; on la ramène à ses pieds ; elle promet de changer de conduite. La Révérende Mère Prélade lui trace celle qu’elle aura à suivre, lui désigne celles de ses compagnes avec qui elle peut aller, l’engage à faire chaque jour, au nom de Jésus, une courte prière pour obtenir sa conversion. La mère Austrude consent à la recevoir dans sa classe pour voir si elle se corrigera (on avait été obligée de la mettre avec les grandes afin qu’elle ne gâtât pas les autres et la mère Amica ne veut plus la garder). Après lui avoir fait subir bien des humiliations, la Mère Prélade consent à attendre encore quelque temps pour voir si elle se corrigera ; toutes les enfants la remercient. On continue la fête, on chante, on touche plusieurs morceaux, on termine par le chant de quelques couplets français de la composition de la mère Anna Régis. Les enfants demandent trois congés et la permission de danser toute la soirée. Mercédès Portalès offre à la Révérende Mère Prélade la Sainte Vierge que les pensionnaires lui ont achetée ; elles sont contrariées de ce que les vêtements ne soient pas encore faits. On apporte aussi une quantité de grands plateaux de dulcees que lui offrent presque toutes les pensionnaires ; l’une d’elles fait cadeau d’un énorme veau qu’elle a fait saigner et qui n’est pas encore écorché. 3 mars 1842 Les enfants se lèvent fort tard ; la seconde messe est à dix heures, leur déjeuner ensuite. Grand congé pour tout le monde. Le soir, la Révérende Mère Prélade servit un charmant dîner à la vigne où tout le monde est réuni ; les dulcees des enfants en sont les plus beaux fruits. Le soir après le Salve, on répète les chants, les morceaux de musique d’hier, et les pensionnaires dansent encore. Je crois que c’est la première chose qu’on apprend dans ce pays, des petites filles de cinq

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ans ont beaucoup amusé par leur danse. Une d’elle (Carmelia Taglès) voyant qu’on riait, est allée s’asseoir, tout son petit amour propre étant choqué, et a constamment refusé de continuer ; depuis elle n’a plus dansé ; elle entendait parfaitement la mesure. 4 mars 1842 La mère Amica, la mère Anna Régis profitent du congé pour faire la retraite prescrite par la règle. La mère Marcelin est chargée de la surveillance des grandes pendant ces trois jours. Après les avoir fait déjeuner, elle vient en pleurant prier la Révérende Mère Prélade de l’en décharger. Touchée des larmes de son enfant, elle l’engage à faire sa retraite et donne la surveillance à une autre. 5 mars 1842 La Révérende Mère Prélade fait venir les sœurs à l’église sans dire pourquoi. On récite cinq Pater et cinq Ave, les bras en croix. Il faut que la Révérende Mère Prélade donne huit cents francs pour la bâtisse et elle ne les a pas. C’est la deuxième fois qu’elle nous envoie frapper à la porte du Sauveur, toujours si bon pour nous. […] 20 mars 1842 La Révérende Mère Prélade a encore frappé à la porte ; elle n’a plus que quelques réaux ; elle est bien fatiguée, cela nous donne des craintes. Dimanche des Rameaux… Nos belles fêtes se passent bien tristement dans notre salon où entrent les poules, les chiens et jusqu’à l’âne (plusieurs sœurs et plusieurs enfants prennent le lait d’ânesse). C’est encore au trou des carreaux que nous allons recevoir les rameaux bénits. Que doivent penser les pensionnaires habituées qu’elles sont à voir célébrer les fêtes avec tant de pompes et d’extérieur ? Quoique les mœurs de pays soient extrêmement corrompues, on tient plus qu’à la vie aux anciens usages, particulièrement aux usages religieux ; aller contre serait blesser les habitants à la prunelle de l’œil. On a apporté ce soir à la Révérende Mère Prélade trois grandes branches de palmier parfaitement travaillées ; les feuilles sont nattées de différente manières, des fleurs artificielles sont bien imitées et des rubans embellissent et ornent les nattes, c’est magnifique dans son genre, ce 538

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sont les religieuses qui les font. On a aussi apporté un pantin habillé de rouge qui est Judas ; il a tout le long des jambes de son pantalon des espèces de fusées ou pétards, sans doute pour le mieux brûler puisqu’il est condamné au feu. Il paraît que dans la ville, il y a une cérémonie pour brûler une poupée habillée en Judas. 21 mars La Révérende Mère Prélade, malade depuis le 17, prend une médecine aujourd’hui. Ce soir, elle se lève un moment et va voir la bâtisse. Les parents d’une pensionnaire malade demandent à la Révérende Mère Prélade la permission de l’emmener en ville. Le père de la petite étant à la campagne ; ‹comme il y a› une grande mortalité en ville, elle répond qu’elle ira chez son père où elle restera. 22 mars Le médecin venant voir la petite malade, demande des nouvelles de la Révérende Mère Prélade. On le remercie de sa part et on le prie de ne pas prendre ‹cette› peine ; elle est mieux et on ne peut la voir. Sans en entendre davantage, il va droit à sa chambre (sans doute il prévoyait ce qui arrive). Dans la journée, la Révérende Mère Prélade est plus mal, elle ne quitte pas sa chambre ; on craint une pleurésie. Elle fait ‹demander› au Révérend Père Doumer quelqu’un pour continuer les travaux. La petite est plus mal, ces deux jours derniers ; on craint beaucoup. On a offert toutes les communions pour elle ; dans le jour, elle est mieux. 23 mars La Révérende Mère Prélade souffre beaucoup, on la saigne. Ce soir elle n’est pas mieux, on rouvre la saignée. Le médecin ordonne un vésicatoire sur le côté pour enlever la douleur. Si demain elle n’est pas mieux, Monsieur Poette (le médecin) amènera Monsieur Vassie pour voir ensemble ce qu’il y aura à faire. Le vésicatoire a enlevé le point de côté, il y a de l’amélioration dans la santé de notre bonne Mère Prélade, quoiqu’on ait encore de la peine à l’entendre parler.

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24 mars Jeudi saint. On a chanté la messe, c’est tout ce que nous pouvons conserver des belles cérémonies de ce jour dans notre petit oratoire. Les enfants rient beaucoup de nous voir baiser la terre à la fin de l’Évangile, il paraît que ce n’est pas l’usage ici. On ne peut faire de tombeau, le bon Dieu reste dans le tabernacle comme à l’ordinaire. La bonne mère Prélade fait fermer les portes et défend de rien recevoir pour les enfants, cela pourrait scandaliser. Dans ce pays, depuis la messe du Jeudi saint jusqu’après celle du Samedi saint, tous les travaux, les voyages qui ne sont pas indispensables, sont suspendus. On ne parle point dans les rues, on n’y va ni à cheval, ni en voiture. Les médecins seulement peuvent se servir de leurs chevaux parce que leurs courses sont indispensables. Les jeunes gens se réunissent pour aller à l’église faire leurs stations, pendant la route ils disent le chapelet. Les plus grandes des pensionnaires demandent d’aller faire leurs stations dans l’église de sainte Rose ; elles ne peuvent se coucher, disent-elles, sans les faire ; elles disent aussi qu’en ville, on passe le jour à l’église où il y a beaucoup de cérémonie. « Et qu’y fait-on ? », leur demande la mère Amica : « On regarde l’évêque laver les pieds de douze pauvres, et les toilettes des personnes qui y sont et qui n’y sont probablement que pour être vues. » Ce petit aperçu peut donner une idée du pays, les jeunes personnes qui parlent ainsi appartiennent aux premières et aux plus religieuses familles, le peuple est on ne peut plus ignorant en matière de religion. Les petites ne connaissent pas encore tous ces usages, il est plus facile d’en faire ce que l’on veut. 25 mars […] Toutes les pensionnaires jeûnent. Mlle Portalès ne veut rien prendre jusqu’à dimanche, la Mère Prélade peut seule la faire dîner par obéissance. Cette jeune personne donne beaucoup de consolation par sa bonne conduite, elle veut être religieuse, elle n’est entrée au pensionnat que dans cette intention. Quelques autres, à son imitation, font quelques grimaces pour dîner, mais il ne faut pas les prier beaucoup. La Révérende est mieux, elle a mangé un peu de poulet. 540

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27 mars Le saint jour de Pâques, la Mère Prélade a assisté à deux messes, elle a aidé aux chanteuses, elle a également chanté les vêpres. Tout le jour les sœurs s’exercent au chant dans sa chambre, elle chante avec elles. Entre janvier et mars 1842, Cléonisse Cormier adresse à plusieurs reprises une demande d’aide financière à son protecteur, le chanoine de la cathédrale, Joseph Alexis Eyzaguierre.

Lettre de Cléonisse Cormier à Joseph Alexis Eyzaguierre Valparaiso, établissement des SS. CC., 30 janvier 1842 Bien respectable Monsieur, Je mérite d’être grondée, et peut-être d’être punie de votre part, je me soumets à la pénitence, mais il y en a une que je redoute par dessus toutes celles qui pourraient m’être infligées. Donc je m’empresse de vous demander en grâce de ne point me la donner. Veuillez ne pas être mécontent. Veuillez de plus nous continuer nos bontés paternelles. J’ai eu bien tort de ne pas vous avertir de mon voyage pour Valparaiso, vous eussiez eu peut-être quelques commissions à me donner, mais les mille et mille petites occupations que j’ai eues m’ont fait oublier ce devoir. Veuillez en agréer mes excuses. Si maintenant que je suis dans le port, je pouvais vous être de quelque utilité, soyez assez bon pour le faire savoir. Je voudrais bien retrouver notre bâtisse avec la couverture de tuiles, mais les fonds auront peut-être manqué. Cependant, je vous l’avoue, dans ma simplicité, ma confiance est si grande en votre bonté, votre habileté, que je suis aussi tranquille comme si j’avais quelques mille piastres dans ma bourse. Je viens d’être bien trompée, jusqu’à présent Madame Pedregal nous avait assuré que 5500 piastres nous seraient données ; ses vues ont changé ou on la fait parler dans un sens contraire à ce qu’elle m’avait dit. Ainsi au lieu de recevoir, nous sommes obligées de donner 1800 piastres pour le second terrain que nous avons acheté. Heureusement que j’avais pressé et obtenu enfin la donation écrite du premier terrain que nous avons. J’eusse su cela plus tôt, je n’eusse pas autant entrepris au nouvel établissement de Santiago. Néanmoins,

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tout se terminera avec honneur et utilité pour le pays, j’espère. Pour cela, nous comptons beaucoup sur vous, Monsieur, qui êtes regardé, avec justice, comme le fondateur, le protecteur, le père, de cet établissement naissant. De mon côté, je ferai tous les sacrifices possibles pour hâter cette œuvre. Mes sœurs sont dans les mêmes dispositions que moi. J’aurai le plaisir de retourner dans la capitale la semaine prochaine. Dans quelques jours, nous allons recevoir novices quelques postulantes. Ce sont des enfants de notre classe gratuite de Valparaiso. J’espère qu’elles seront de vertueuses et utiles converses. Notre classe gratuite, en ce moment, est des plus intéressantes, elle est plus nombreuse que jamais. Mes sœurs et moi pénétrées de la plus vive gratitude, nous vous offrons nos hommages respectueux. Monsieur, veuillez les agréer. Sœur Cléonisse Journal de Santiago 2 avril 1842 La mère Privat est moins souffrante. Il est entré une pensionnaire dont les jolies manières, la politesse, la sensibilité la feraient prendre pour une française, cependant les maîtresses ne s’en émerveillent pas : les Chiliennes sont si dissimulées qu’il ne faut pas juger sur une première entrevue ; on y est presque toujours trompé. 3 avril 1842 Après midi. Les jardins de Sainte-Rose tenant à notre terrain, il nous est facile d’aller voir les travaux, sans être vues, quand les ouvriers n’y sont pas. La Révérende Mère Prélade conduit toute la famille, mères et enfants, à la maison neuve. Les fonds n’ont pas encore permis de s’occuper de l’église. Au retour, les enfants font la collation à la vigne où les pêchers sont tellement chargés qu’ils se coupent. M. Hurtado a eu la bonté de donner aux enfants tout le raisin des treilles qui sont devant leurs classes ; je crois qu’il a pris le meilleur parti : on n’eût pu les empêcher de le manger. 542

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4 avril 1842 Un frère arrive de Valparaiso pour la bâtisse. Sœur Luce étant à la vigne et s’y croyant seule est fort surprise d’entendre abattre des pêches. Elle va voir ce que c’est ; elle trouve un homme qui lui dit sérieusement qu’elle en a trop, qu’elles se perdent, c’est pour cela qu’il vient en prendre. Tout le monde est voleur dans ce pays. 7 avril 1842 Nos jeunes personnes sont tellement nerveuses que deux des plus âgées se trouvent mal pour avoir de mauvais points  ; cela met le pensionnat en révolution. Punir un enfant c’est punir toute la classe, tant elles se soutiennent contre les maîtresses. Les peines et les travaux de nos sœurs ne sont cependant pas entièrement perdus ; les enfants, au moment où elles sont entrées, étaient d’une indécence à faire rougir ; elles deviennent modestes. Une petite circonstance a prouvé leurs sentiments à cet égard. La semaine dernière, on vint prier la Révérende Mère Prélade de recevoir une petite anglaise. Elle l’envoie dans les différentes classes, voir les pensionnaires. Aussitôt que les petites l’ont aperçue, elles ont crié qu’elle était laide, elles ne voulaient pas la regarder  ; cette enfant était décolletée jusqu’aux épaules. 14 avril 1842 La mère Privat a beaucoup souffert de la dysenterie toute la semaine ; aujourd’hui, elle souffre moins. 1er mai 1842 Pour célébrer ce mois consacré à Marie avec toute la solennité possible, dans notre petit salon ou oratoire, les enfants élèvent un autel sur lequel brûle une chandelle tout le jour. La Révérende Mère Prélade voulait que la mère Sylvina commençât à faire la classe à la maison neuve qui est dédiée à l’Immaculée Conception. La chambre qui est destinée pour les pauvres n’a pu les recevoir que mercredi 4.



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Juin 1842 La Révérende Mère Prélade a fait une distribution générale de récompenses et nous a annoncé qu’à toutes les sorties générales, elle ferait semblable distribution pour donner de l’émulation aux élèves qui en général en ont moins qu’en France ; elles sont naturellement molles et paresseuses, défaut ordinaire dans tous les climats chauds. Le 24, sortie générale des pensionnaires. Plusieurs en sont privées pour avoir découché contre la règle de l’établissement. Les plus avancées des enfants ont fait des cartes de géographie pour leurs parents qui sont d’autant plus exigeants que la plupart n’ayant point reçu d’éducation croient que la science s’acquiert avec la même facilité qu’on en parle ; néanmoins, ils sont contents en général. Juillet 1842 Le doyen, M. Eyzaguierre, vient annoncer à la Révérende Mère Prélade une rente de quinze cents ou deux mille francs pour acheter des livres aux enfants pauvres et du pain à celles qui n’en ont pas. Le 24, la Révérende Mère Prélade a l’honneur de recevoir la visite du consul. Le 28, Mme la Présidente et sa mère honorent la Révérende Mère Prélade de leur visite ; cette dame paraît flattée des porte-montres que la Révérende Mère Prélade a offerts au président. Courant juillet, les sœurs sont fatiguées. Sœur Anna a une maladie de foie qui traînera en longueur, dit le médecin. Le 29, sœur Ludger souffre de la poitrine. 5 août 1842 La Révérende Mère Prélade touche pour la première fois l’intérêt de l’argent placé en faveur de la classe gratuite. 13 août 1842 On fait des préparatifs pour porter processionnellement une statue de la Sainte Vierge prendre possession de la communauté. Dans le courant d’août, plusieurs dames, mères de nos pensionnaires, se sont entendues pour prier le président de faire en leur nom 544

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une pétition à la Mère Prélade ; elles désirent une sortie générale pour les Glorieuses. La Révérende Mère Prélade a été heureuse de trouver le président disposé à entrer dans ses vues et a détourné ces dames de leur projet. Vers la même époque, Mme la Présidente l’honora aussi de sa visite. Elle fit tomber la conversation sur la pétition. La Révérende Mère Prélade lui montra l’utilité d’une éducation simple, éloignée des fêtes bruyantes pour les jeunes personnes. Cette dame d’un esprit juste est entrée dans les vues de la Révérende Mère Prélade et lui a promis de s’employer de tout son pouvoir à détourner de demander davantage cette sortie. Le président que nous avons redouté avant son élection est un de nos zélés protecteurs. Ces jours derniers, il a envoyé deux vaches à la Mère Prélade. 4 octobre 1842 Départ du Révérend Père Théodose pour Valparaiso. Vers la fin octobre, le Révérend Père Emmanuel vient remplacer le Révérend Père Théodose. Tout le monde est soumis à la volonté de Dieu ; mais la sensibilité que lui-même a éprouvée à la mort de son cher Lazare ne peut lui déplaire. La nature sent la perte d’un père, mais la religion impose silence. Comment les pensionnaires prendront-elles ce changement de confesseur, ayant déjà fait tant de difficultés pour le Révérend Père Théodose ? Le lendemain, il leur fait sa première instruction et leur promet qu’on ne chantera plus les vêpres où elles s’ennuient à la mort, mais le Trisagio, comme on fait dans le pays ; il a la bonté de les exercer lui-même à le chanter pendant une heure. 28 octobre 1842 Dès le matin, une vingtaine d’ouvriers, sous la surveillance du frère Léon, emportent les lits, les malles etc. Les enfants emportent les chaises, leurs métiers. Le soir, le Révérend Père Emmanuel, accompagné des enfants et des sœurs, bénit la chapelle et la maison, il n’oublie pas un petit coin, jusqu’à sœur Marcelin qu’il asperge dans son lit. Elle se trouvait alors malade de la scarlatine (espèce de rougeole) qui régnait alors. En

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qualité de la plus jeune, elle seule a été atteinte ; c’est elle aussi qui a étrenné l’infirmerie neuve. Le démon est poursuivi partout. Puisset-il être pour toujours banni de notre demeure. Notre père supérieur se dirige ensuite, suivi du même cortège vers Sainte-Rose pour chercher le Saint Sacrement près duquel quelques sœurs sont restées en attendant qu’on l’emportât. La présence de notre Bon Maître bénit nos terrains. C’était à la brune, le spectacle était imposant. Mes souvenirs – Lettre 17 (suite-extraits) Fête de la patrie Disons un mot des journées glorieuses pour les Chiliens. Il te souvient qu’en avril 1818, l’armée espagnole fut défaite et le Chili indépendant… Eh bien, tous les ans, les Chiliens solennisent cette fameuse victoire de Maypo, et celle de Jungay, où Santa Cruz fut vaincu, en 1838… Après avoir rendu grâce à Dieu par des offices solennisés avec grande pompe dans les églises, les Chiliens célèbrent leurs faits d’armes par des fêtes splendides et joyeuses… Nos élèves ne sont par les moins en train… Ce jour-là, il y a liberté au pensionnat. Sous les yeux d’une active surveillance… liberté : 1°) de se vêtir comme les dames du monde ; 2°) de demander à leurs parents les comestibles qu’elles veulent, car il y a grand festin. Avant de se livrer aux jeux de l’après-dîner, on exécute un chant magnifique : chant de la patrie, où s’exaltent les victoires de Maypo et de Jungay. 3°) de faire venir des chevaux, bien élevés, pour leur cavalcade dans l’enclos – qui y est très propice par la largeur et la longueur des allées… Tout cela dure trois longs jours… Tu vois qu’on s’y entend… Aussi crie-t-on : « Viva !… Viva Chili ! »

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Mes souvenirs – Lettre 18 (extraits) Ma sœur bien-aimée, Les examens et les prix […] Assurément tu aurais joui en voyant nos élèves tout occupées de leurs examens relatifs aux prix. Bien certainement ceux qui croient que l’émulation, l’ardeur pour l’étude ne se trouvent point dans l’hémisphère austral sont fort arriérés dans la connaissance du Nouveau Monde. Les Chiliens, je le répète avec jouissance, aiment la science et les arts ; ils s’y appliquent et y réussissent admirablement. J’ai toujours été très satisfaite des examens de notre établissement de Santiago. Plus d’une fois, les élèves ont fait des réponses qui parlaient très haut en leur faveur ; tu l’as noté précédemment. Lorsque j’interrogeais les élèves de la première division, sur l’histoire par exemple, je prenais une chronologie que j’ouvrais au hasard. Puis je demandais une narration verbale des faits qui y étaient indiqués, tant pour le sacré que pour le profane, tels qu’ils se trouvaient là selon les époques historiques. Pour la grammaire, la géographie, la cosmographie, même méthode, selon ce qui correspondait aux divisions des classes et à leur force relative. Tu conçois que pour répondre à des questions imprévues d’une manière claire et précise, il faut avoir beaucoup d’acquis. Nous étions dans l’habitude de faire les examens tous les trois mois. C’est une rude corvée pour une supérieure qui, dans un pensionnat de plus de cent internes, fait ellemême toutes les questions. Aussi, ordinairement j’y acquérais une extinction de voix qui durait longtemps. Mais je me trouvais bien dédommagée par les progrès des élèves qui, pour rivaliser avantageusement avec leurs nombreuses émules, travaillaient énormément et avec une ardeur constante. Nous l’avons palpé très souvent, puisje dire : l’émulation est une machine électrique qui allège prodigieusement le travail, les fatigues des maîtresses et des élèves. Ces examens trimestriels ne doivent pas se négliger. Plus d’un motif engage à y être exact : 1°) l’émulation qu’ils fomentent ; 2°) les progrès qu’ils obtiennent ; 3°) ils facilitent immensément celui qui doit décider des prix… Tout cela se faisant entre nous. Mais, au jour et à l’heure fixés pour la distribution solennelle des prix, Monseigneur l’archevêque de Santiago avec l’élite de son clergé

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venait couronner nos élèves et leur glisser en main les prix que nous leur avions décernés. Oh ! je t’assure que, pour tous, c’était une fête, un grand triomphe. Un ou deux jours auparavant cette solennité, nous faisions l’exposition des divers ouvrages manuels de nos élèves, tels que : couture, broderie en blanc, en laine, en soie, or, argent ; dessin, peinture, tableaux représentant des paysages brodés en bosses, cartes de géographie, travaux historiques. Plusieurs tables étaient recouvertes des premiers objets et d’ouvrages d’agrément : bourses, porte-montres, fleurs. Les tableaux tapissaient les murs d’une énorme salle. Elle a de quatre-vingts à cent pieds de long. [Il faut] voir comme les bonnes familles de Santiago sont généreuses et zélées pour les cultes ! Une année, deux de nos grandes élèves qui étaient sœurs, brodèrent un voile de Saint Sacrement dans la confection duquel il entra pour environ deux mille francs d’or et de pierreries. Une autre élève broda, pour sa mère, une énorme pointe-fichu en velours noir. À l’extrémité de l’angle droit se voyait un magnifique bouquet de roses, qui s’allongeait en serpentant de chaque côté, jusqu’à l’angle aigu ; avec les roses s’entremêlaient de beaux lilas. Toutes ces fleurs étaient en bosse. Quoique magnifiques, en valeur et en beauté, ces deux derniers ouvrages, à en juger par le coup d’œil, n’ont pas attiré l’attention et n’ont pas été appréciés comme certains ouvrages de fantaisie, tels que bourses, ridicules, porte-montres, bobèches, qu’ils n’avaient pas vu encore nulle part, tandis que les magasins offraient des objets analogues à nos beaux ouvrages. Le départ des pensionnaires Bonne Arsène, jugeant d’après ton cœur, tu me préviens au sujet de celui de nos élèves de Santiago… Oui, assurément, nos élèves, aiment leurs maîtresses. Généralement, il leur en coûte beaucoup de se séparer d’elles. Ces enfants sont d’un naturel très riche, plein de sentiments. Elles comprennent les sacrifices qui se font en leur faveur, et s’efforcent de donner des preuves de leur gratitude. Dès la première année, quand approcha le temps des vacances, une espèce de souci, de nuage, planait sur les têtes et gênait la joie toute naturelle que causait la proximité du jour des prix. À ce moment décisif du départ, le brouillard se résolvant, en pluies abondantes, 548

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deux torrents de larmes coulèrent des yeux de nos élèves aimantes… Jusqu’alors, jamais je n’avais été témoin d’une sensibilité si grande, si réelle, chez des enfants, en pareille circonstance. Ces chères petites !… En nous disant adieu, elles nous serraient sur leur cœur, nous embrassaient en sanglotant. Cette tendresse était si vraie, qu’elle donna de l’ombrage, de la jalousie à certains parents… Ils craignaient qu’elle fût un pronostic de vocation religieuse… Erreur qui a été préjudiciable aux personnes mêmes, car une telle crainte mit un obstacle invincible à la rentrée des sujets distingués, que les parents lancèrent dans les fêtes du grand monde pour leur faire oublier la pension… Ils ne tardèrent pas à s’en repentir, mais il n’était pas en leur pouvoir de remédier au mal. À part ce très petit nombre, qui ne monta pas à trois que je sache, toutes nos élèves mettaient à profit, près de leurs bons parents, les leçons qu’elles avaient reçues, et passèrent avec autant de simplicité que de joie les heureux instants destinés aux vacances. Celles-ci terminées, le retour à la pension eut lieu tout gaiement. La vie du pensionnat se recommença avec un nouvel entrain, sous les auspices des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie. Journal de Santiago 20 novembre 1842 Le démon toujours furieux contre les enfants des Divins Cœurs se déchaîne plus que jamais ; on nous calomnie. Des enfants sorties, il y a quelque temps pour raison de santé, ne sont pas encore rentrées ; les parents de plusieurs autres sont mécontents ; ils se plaignent ; les pensionnaires annoncées n’entrent point. Quelque chose de sourd paraît se tramer contre nous. […] Dans le courant du mois, on reçoit des nouvelles des îles. Le Réverend Père François de Paul souffre beaucoup, il dit qu’il fait la classe à des soldats au lieu de prêcher des Sauvages (il est logé près d’une caserne). Il manque même de pain. Le capitaine qui a apporté sa lettre dit que s’il ne fût arrivé dans les îles, il serait mort de faim et de misère ; il ne vivait que de cocos qu’il allait cueillir fort loin et seulement tous les quinze jours ; les insulaires le poursuivaient à coups de pierre quand il sortait. Le Révérend Père Caret demande

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des rideaux pour sa maison à Sandwich qui, dit-il à la Révérende, sera peut-être bientôt la sienne ; il espère y voir des sœurs. Vers le milieu de décembre, la Mère Prélade se détermine à conduire à Valparaiso sœur Anna souffrante depuis plusieurs mois et condamnée des médecins si elle reste à Santiago ; et même en changeant d’air, ils regardent sa guérison comme douteuse. Des affaires d’intérêts l’y engagent aussi fortement. […] Janvier 1843 Vers les premiers jours, un archidiacre du Pérou vient à Santiago pour affaire. Il se dit chargé par Monseigneur de Lima d’examiner notre établissement et de lui en rendre compte, désirant en établir un semblable dans sa métropole. La Révérende Mère Prélade lui a offert des cahiers de religion faits par les enfants, une pale. 1er février 1843 […] La Révérende Mère Prélade reçoit la visite des premiers personnages de la République attirés par l’exposition des ouvrages des enfants. Madame la Présidente ainsi que sa mère l’honorent aussi de leur visite. Le ministre de la Guerre veut aussi juger des talents de nos élèves. Il paraît dans les journaux un article indiquant plusieurs réformations à faire au collège des religieuses françaises, dont voici les principales : elles n’ont point de galeries qui défendent les enfants de l’humidité de la saison pluvieuse et du soleil brûlant du mois de janvier. Les cours des élèves ne sont point pavées, chose beaucoup plus nécessaire qu’en France ; on ne peut marcher quand la terre est humectée par la pluie, sans que les pieds s’enfoncent comme dans un jardin nouvellement bêché. On voudrait que chaque enfant eût une mère pour la surveiller et la contenir et l’on convient que presque toutes le sont. On se plaint de ce qu’il faut apporter chaque semaine une corbeille de fruits et de bonbons. (Ceci est bien contre le vœu de la Mère Prélade et des maîtresses, mais la plupart des parents, craignant que leurs enfants soient privées, comme dans plusieurs autres collèges, veulent qu’elles aient des provisions ; les autres par amour propre, pour montrer qu’ils ont autant d’aisance que les premiers, veulent les imiter  ; on a voulu empêcher ces 550

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dépenses, et l’on n’a réussi qu’à en occasionner de plus grandes. Ces enfants accoutumées à mille douceurs, les cachaient dans leurs malles, dans leurs lits et perdaient par des taches des vêtements fort chers). On trouve que des vacances d’un mois sont fort longues, la pension courant toujours. Les enfants n’ont point de manières, elles ne savent pas répondre quand on leur parle, mais elles se cachent la figure dans les mains. On prie de donner pour professeur de castillan celles des mères qui parlent le mieux cette langue. Signé, un père de famille. Quelques jours après paraît un second article, qui sous prétexte de nous défendre, nous critique plus adroitement. Entre autres réponses, on y remarque cette satire : comment choisir parmi les religieuses françaises une bonne maîtresse de castillan ; comment effacer leur accent nasal, leurs tours de phrases, elles qui commencent à parler cette langue, et comment de saintes religieuses, qui ont circonscrit leur propre idiome aux oraisons de leur règle, peuvent assez connaître cette abondante source du castillan, pour bien juger de ses synonymes, étymologies, acceptions, équivoques, significations. Quelques jours après paraît un nouvel article qui commence encore par notre apologie, et nous sommes ensuite à sa censure. Néanmoins, malgré sa critique, il convient que les religieuses françaises déposent dans le sein de la société chilienne un germe d’amélioration dont elle recueillera les fruits plus tard. Pendant presque toutes les vacances, les articles à notre sujet se succèdent, toujours plus critiques, plus mordants les uns que les autres. 23 février Époque fixée pour la rentrée des vacances. Huit seulement se rendent à l’appel. Le pensionnat paraît tomber ; il n’est pas de chose que l’on n’invente pour faire tomber notre pension et relever les autres. Le bon Dieu éprouve bien sensiblement ses enfants ; une maison à moitié faite et bâtie avec des fonds empruntés dont il faut sous peu rendre une partie ; la seule ressource pour s’acquitter, le pensionnat, est tombé. N’est-ce pas pour nous forcer à ne mettre notre confiance qu’en lui Seul ?



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24 février On dit que Monseigneur de Santiago ne sera plus dans vingtquatre heures. On demande des prières pour que son Illustrissime fasse une mort précieuse devant le Seigneur. 3 mars Fête de la Révérende Mère Prélade. Très peu de pensionnaires étant rentrées, on chante seulement quelques couplets et on lui offre des fleurs, mais point de cadeaux ; on attend pour célébrer cette fête avec plus d’appareil que le carême soit passé. Les pensionnaires rentrent peu à peu ; le bon Dieu le permet sans doute pour que les maîtresses puissent les mieux former. L’année dernière, elles étaient si nombreuses dans chaque classe et si dissipées que les pauvres maîtresses avaient bien à souffrir et n’en pouvaient presque rien faire ; maintenant qu’elles sont peu, on les habitue au silence et à l’ordre. Ne rentrant que l’une après l’autre, à plusieurs jours de distance, il est facile de leur faire suivre la marche des premières ; les classes sont un ciel, vu ce qu’elles étaient l’année dernière où tous les lutins étaient rentrés le même jour. Nous espérons qu’elles feront beaucoup de progrès cette année. Dans le courant de carême, Monseigneur dont la santé s’affaiblit toujours va voir si l’air de Valparaiso lui sera salutaire ; les médecins le lui ont conseillé. Avril 1843 La semaine après Pâques, les enfants célèbrent la fête de la Mère Prélade qui avait été remise. Les grandes lui offrent les tableaux du Via Crucis, avec un pupitre en acajou pour l’autel, les moyennes un missel qui leur a coûté cent quarante francs, ainsi qu’un tapis pour le sanctuaire. La Révérende Mère Prélade leur donne un charmant dîner à la française et servi de la même manière. Une sœur se charge de la symétrie, des places, de découper et de servir ; mais il y a trop de monde et elles sont trop peu habituées aux tables bien servies pour qu’une personne seule puisse bien faire le service. Les sœurs ont aussi une petite dînette pendant laquelle les enfants avaient offert de faire ‹le service›. 552

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30 avril 1843 L’archevêque du Pérou fait à nos pensionnaires l’honneur de leur répondre  ; il envoie du chocolat à celles qui lui ont envoyé des cahiers. 1er mai 1843 Le Révérend Père Emmanuel fait le mois de Marie avec toute la communauté ; pour mieux ‹le› célébrer et préparer les enfants à la première communion, il fait l’instruction tous les matins. 3 mai 1843 On annonce la mort de Monseigneur, arrivé à Valparaiso ces jours derniers. On avait fait une neuvaine publique chez nos pères pour sa guérison, après laquelle il se trouva mieux pendant quelques jours. […] Mes souvenirs – Lettre 18 (suite-extraits) Dîners Il s’agit maintenant d’une belle solennité… C’est la plus intéressante, la plus douce de la vie du catholique… le grand jour de la première communion ! Nos élèves sont préparées avec soin par des catéchismes, des conférences sur la morale et l’histoire sacrée, et par d’autres exercices pieux relatifs à la circonstance. […] Après que les âmes eurent pris le bon repas – selon l’expression du vénérable Curé d’Ars, après qu’elles l’eurent savouré, et expérimenté combien il est exquis, nous leur donnâmes la réfection temporelle. Les premières communiantes du pensionnat furent invitées à un déjeuner-dîner chez la supérieure. Là, leurs maîtresses les servirent, en grand pour tout : mets et couverts furent soignés minutieusement. Les premières communiantes de la classe gratuite furent invitées à un déjeuner-dîner au réfectoire des pensionnaires. Là, les élèves décorées du ruban et médaille d’honneur et de sagesse leur servirent très convenablement, une nourriture abondante assaisonnée selon leurs usages, puis des fruits pour dessert. Chacun s’appliqua, payant

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de sa personne, à coopérer à rendre cette solennité riche en souvenirs délicieux… Elle le fut en effet… Voilà bien de vraies jouissances que les mondains ne peuvent expérimenter… […] Mon Arsène chérie, tu apprendras, non sans intérêt, les nouvelles destinées à ce numéro, savoir : l’ouverture du deuxième pensionnat. Après avoir organisé notre classe gratuite, tout d’abord, puis le premier pensionnat, j’ouvris le deuxième, où furent admises cinquante élèves, très bien sous tous les rapports. La plupart appartenaient à l’aristocratie chilienne. L’éducation, les livres et les fournitures de bureau, leur étaient donnés gratis, mais, parfois, elles payaient une demi-once d’or, pour leur nourriture. C’était la valeur approximative des dépenses que fait un individu chaque mois pour la nourriture, simple généralement, quoique très nutritive. Deux mets ont droit de préséance sur toutes les tables au Chili aux repas principaux du riche et du pauvre, savoir : 1°) le puchero ; 2°) la casuela. Le premier est notre plat le bouilli, mais beaucoup plus nourrissant. Ordinairement, ils mettent dans l’olla (pot à bouillon) du bœuf, du mouton, du porc, du boudin. Les légumes sont des choux, navets, pommes de terre, carottes ou patates douces, oignons. Le potiron, appelé sapaillo, se fait cuire dans le bouillon, mais dans un pot à part. On procède de la même manière pour les pommes de terre. Ainsi cuits dans le bouillon, on sert ces légumes avec le bouilli que l’on met au centre d’un énorme plat. Autour de cette viande, on arrange les légumes avec symétrie près les rebords du plat, ayant grand soin de ne pas mêler ces différents aliments. Au moment du repas chacun passe son assiette, qui est de grandeur suffisante pour recevoir une copieuse portion de tout. La personne qui sert doit être attentive à observer, pour chaque assiette, la même symétrie qu’elle voit dans le plat du puchero : la réputation de sa dextérité y est fort intéressée… Ainsi servis, les convives mangent ce qui leur plaît et laissent le reste… Le potiron, qui a été coupé par grosses tranches comme le melon avant de le mettre à cuire, se mange sur la tranche avec une cuiller à bouche ordinaire, celle qui a servi pour la soupe ou potage. Ce légume, bon au goût, est encore meilleur pour la santé. Il est à désirer qu’il soit propagé. Je ferai la même observation en faveur des pommes de terre cuites dans le bouillon, 554

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après avoir été pelées. Ainsi, elles sont beaucoup plus nutritives… Voilà, réellement, des mets à bon marché. Il n’en est pas tout à fait de même du second plat national : La casuela ou ragoût ; le met très épicé, composé de divers ingrédients, se fait avec du poulet ou du mouton. On y mêle du riz, des œufs, des pommes de terre, des oignons. Tout se fait cuire dans la même olla et ensemble… Oh ! Voilà, réellement du confortable !… Mais la casuela bien faite, bien cuite, est plus délicieuse que le puchero. Rien ne lui est préféré par les habitants du Chili. Nous en donnons deux fois la semaine ordinairement, le dimanche et le jour de congé. Tandis que le puchero se sert tous les jours à dîner. […] Théâtre Mon amie de prédilection, je te souhaite tout l’entrain qui règne au pensionnat : il est à son apogée. Une fête tout à la fois des plus joyeuses pour la jeunesse, et des plus intéressantes pour l’étude de l’histoire, occupe nos élèves, grandes et petites, parce qu’elles se proposent de s’amuser beaucoup. Il faut des jeux aux enfants, des jeux très utiles surtout… Voici ce qui donna lieu à la fête désirée qui devait être si belle : À l’époque dont je te parle, le Chili n’avait pas encore de cours d’histoire en espagnol. Nous, nous n’avions que quelques traductions si insipides, que nos élèves préféraient se donner la peine d’étudier le français, le traduire, ou verbalement ou par écrit. Alors un souvenir se présenta à ma mémoire. Je me rappelai que, nombreuses années auparavant, j’avais fait composer, à nos élèves de Cahors, une pièce intitulée : Rome païenne et Rome chrétienne. Elle avait fait florès au pensionnat ; c’était son ouvrage et les personnes présentes lorsqu’elle fut jouée en furent enchantées. Un jour, tout en m’amusant avec nos Santiagaises de notre première division, je leur racontai ce fait, et leur proposai de l’imiter… La timidité s’emparant d’elles, j’eus pour réponse : « Oh ! nous ne sommes pas de force… Nous ne pourrions faire cela ! » – « Écoutezmoi, leur dis-je, vous viendrez dans mon cabinet. Là, vous pourrez travailler tranquillement. Je serai avec vous au moment où vous aurez besoin de moi, et vous aiderai. C’est ainsi que nous procédâmes en France, lors de la composition de cette pièce ». Mon mot d’encouragement les électrisa… Les éclairs de leurs yeux me révélant leur bon

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vouloir, j’ajoutai : « Allons, allons, à l’ouvrage… Ne perdons point de temps… Voici du papier, des plumes, un cours d’histoire, un dictionnaire… Du courage… Pensez au plaisir que vous aurez lorsque votre tâche sera finie ! » Nos jeunes personnes entrèrent dans le cabinet, et se mirent à l’ouvrage. Elles se tirèrent à merveille de leur composition… On vit paraître sur l’estrade, tour à tour, les principaux personnages romains : conquérants, guerriers distingués durant le paganisme… Probus ne fut pas oublié… Marchant tête levée, il s’arrête enfin, regarde si le lieu lui convient… Le trouvant à son goût, il s’assied au milieu de ses soldats, et mange son morceau de porc salé…. D’autres scènes se succédèrent… Puis pleine de majesté, la religion s’avance, tenant gracieusement Constantin d’une main, et la croix de l’autre… S’avançant encore, elle regarde le trône de César… s’avançant toujours elle y monte et s’y assied avec l’Empereur… Alors la musique fait entendre ses chants de victoire ! La pièce se termine… Journal de Santiago L’année 1843, le journal dit l’attente vaine des frères et sœurs qui devaient arriver sur le Marie-Joseph. Le schooner acheté par la congrégation, parti de Saint-Malo le 15 décembre 1842, disparut corps et biens, sans doute pris dans une tempête au large du Cap Horn, en mars 1843. Il avait à son bord six pères, un frère étudiant, 7 frères converses et dix sœurs  ; parmi eux, Mgr Étienne Rouchouze, vicaire apostolique d’Océanie.

12 mai 1843 On reçoit de Valparaiso la certitude du départ de France de Monseigneur de Nilopolis pour les îles. Une des sœurs qui l’accompagnent est morte à bord. Le navire manquant d’eau, il a relâché à Sainte-Catherine. Il profite de cela pour faire les obsèques de la sœur que l’on enterre dans la cathédrale. Dans la semaine, le ministre des Cultes envoie examiner la classe gratuite. L’envoyé refusa de venir dans l’établissement, il resta au salon, s’en rapportant aux notes que la Révérende Mère Prélade lui donne. 556

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28 mai 1843 Point de nouvelles de Valparaiso depuis le treize. 30 mai 1843 Les sœurs écrivent de Valparaiso que si à la fin de mai la Sainte Vierge n’amène pas Monseigneur, on pourra faire pour lui les prières des morts. Déjà la mère Francisca lui a dit un De Profundis. 31 mai 1843 À la prière des sœurs, la Révérende Mère Prélade fait commencer une neuvaine de messes pour obtenir l’heureuse arrivée de Monseigneur de Nilopolis. 1er juin 1843 À la neuvaine de messes, les sœurs obtiennent que l’on ajoute une neuvaine de salut du Saint Sacrement. On donne la bénédiction avec le saint ciboire. On chante Pace Domine et Vivat Cor Jesus trois fois. 11 juin 1843 Depuis le 13  mai, on nous a annoncé deux fois l’arrivée de Monseigneur et deux fois notre joie s’est évanouie. La première fois, Madame Cana crut avoir vu sur le journal Progresso l’arrivée d’un navire français à Valparaiso, au bord duquel est un évêque amenant des religieuses pour les îles. Ne doutant pas que ce ne fût le prélat si vivement désiré et dans le transport de sa joie, elle fait annoncer cette heureuse nouvelle à la Mère Prélade. Plusieurs autres personnes disent avoir lu la même chose. Le fait paraît certain, le cœur des pauvres exilées jubilent, ce n’est partout que cris d’allégresse. Les pensionnaires ne se possèdent plus. À notre grand déplaisir, nous apprenons le soir même, par une lettre de Madame Cana, qu’elle s’est trompée. Le journal qu’elle nous fait passer dit en effet « Nous apprenons dans Le Toulonnais que deux évêques se rendent à Hippone pour porter les reliques de saint Augustin ».



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La seconde lettre nous a été donnée par des Jésuites : vers la fin de juin, ils dirent au Révérend Père Emmanuel que le consul de Valparaiso avait informé le consul de Santiago qu’un évêque, plusieurs prêtres et des religieuses ont débarqué à Valparaiso. La Révérende Mère Prélade attend une lettre de la mère Aloïsa pour se mettre en route. Le lendemain, point de lettre. Le surlendemain, la mère Aloïsa lui dit que sœur Anna est plus mal, qu’elle désire la voir avant de mourir. Elle ne sait rien de Monseigneur. Plusieurs prêtres de Picpus viennent à bord d’un navire de guerre dont Monsieur Vincent Ferrier est aumônier. La Révérende Mère Prélade fait des préparatifs de voyage. Mes souvenirs – Lettre 18 (suite-extraits) Horticulture Bonne Arsène, tu verras que nous nous occupons tout à la fois de la culture de la jeunesse et de celle de la terre : travail ardu. Notre enclos était non seulement en friche, mais rempli de cavités, parce qu’on y avait pris quantité de matériaux pour des bâtisses en ville. […] Donc nous prîmes des travailleurs pour défricher les terres, les défoncer profondément et en ôter les pierres. La partie correspondant à la façade de notre maison fut divisée en huit grands carrés, ou jardins potagers en majeure partie, une fraisière, un quinconce pour les externes gratuites. Ces carrés se divisèrent par de très larges allées où furent plantés des arbres fruitiers. Des cerisiers de toutes espèces ombragent la longue et vaste allée du milieu qui conduit de la porte d’entrée à la chapelle de la Sainte Vierge à l’extrémité du jardin. Dans une autre, ce sont des poiriers ; dans une autre, des pruniers ; dans une autre, des pêchers  ; dans une autre, des figuiers. Le long de l’allée qui traverse la façade de la maison, dont elle est séparée par les cours des pensionnaires, il y a de la vigne vigoureuse qui forme un berceau aussi utile qu’agréable. Cette belle promenade se prolongeant forme une équerre avec l’allée qui longe nos vergers et vignes. Extérieurement, du côté des allées, tous les carrés furent entourés d’une haie de rosiers qui embaument l’air de leur agréable parfum, en même temps qu’ils réjouissent la vue. Le coup d’œil est 558

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délicieux au printemps surtout. Cette ceinture du jardin, formée de verdure tendre, de roses fraîches et vermeilles, considérée des balcons a quelque chose qui élève l’âme… […] Les cours du pensionnat en face des classes, au nombre de trois (pour les grandes, les moyennes et les petites) ont aussi leurs quinconces et leurs parterres. En outre, çà et là, se plantèrent des saules pleureurs pour divers motifs : leur ombrage gracieux porte à des réflexions salutaires. Comme il pleut rarement au Chili, Dieu a fait suppléer aux eaux du ciel par des moyens qui empêchent la végétation de souffrir : ces moyens sont les irrigations dans les terres. Les irrigations se font avec l’eau courante des grands ruisseaux ou petites rivières qui ont leurs sources dans les montagnes des Andes, couvertes de neige toute l’année. Chaque propriétaire reçoit, dans un fossé creusé exprès, une partie du fil d’eau relative à son terrain, et à la somme dont il l’a achetée et payée chaque année. À ce fossé, conducteur des eaux premières, commencent des rigoles qui serpentent dans tous les sens les terres que l’on veut arroser. Ainsi elles coulent doucement là où on la dirige selon le besoin. Ce travail de direction des eaux n’est pas très fatigant pour l’horticulteur, et il est très agréable, divertissant, à quiconque n’a qu’à contempler la limpidité de ces eaux sinueuses. Tant à cause de ce mode d’arroser, que parce que le climat est tempéré et le sol de bonne nature, la végétation est si active que le Chili peut être appelé le grenier du Pérou. Conception fait un très grand commerce de blé avec le Pérou qui, en retour, lui donne son or et son guano. […]

Journal de Santiago La mère Cormier est en visite à Valparaiso.

Juillet 1843 Le Révérend Père Emmanuel s’occupe des plantations et met une quantité de peupliers dans les jardins. Les maîtresses surveillantes envoient chaque semaine la liste des points et les lettres des enfants à la Révérende Mère Prélade qui a la bonté de les encourager et de répondre à quelques-unes de leurs lettres. […]

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29 juillet 1843 La Révérende Mère Prélade n’étant pas de retour et les pluies commençant, nous perdons l’espoir de la voir d’ici quelque temps. 30 juillet 1843 Dimanche, le dortoir des petites est inondé. La mère Remberte porte ses lits dans un des salons, celui de la mère Austrude souffre beaucoup. [31 juillet, 1er août] Lundi, point de nouvelle de Valparaiso. Mardi, point davantage. Les murs de la vigne sont presque tout abattus par l’eau. Mercredi, la Révérende Mère Prélade dit que les pluies ont été fortes à Valparaiso, que le mur du jardin des sœurs est tombé du côté de la sainte vierge et la statue de Marie est à demi brisée. Les propriétés des pères ont aussi beaucoup souffert. Les habitants de Valparaiso ont fait des pertes considérables. Les pluies abondantes font toujours de grands dégâts ; dans ces contrées tout est bâti en terre. Il semble, nous dit la Révérende Mère Prélade, que Dieu veuille inonder la terre d’un déluge nouveau ; elle nous engage à demander le beau temps pour hâter son retour ; quelques jours après, votre prière exaucée, nous dit-elle, je serai au sein de ma famille. On reçoit des arbres pour le jardin. […] 20 août M. le doyen annonce à la Révérende Mère Prélade douze mille piastres qui avaient été destinées par notre bienfaitrice à une demoiselle dans le cas où elle consentirait à épouser un jeune homme qu’elle lui désignait ; dans le cas contraire, cette somme devait revenir à l’œuvre pie. Cette demoiselle préférant conserver sa liberté à l’hymen, les douze mille piastres viennent fort à propos pour payer une somme égale pour la bâtisse15.

  Cette anecdote fait dans Mes souvenirs l’objet d’un long épisode vertueux.

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7 septembre 1843 Les Révérends Pères Doumer et Vincent Ferrier recommandent aux prières des sœurs leurs personnes et la mission des Marquises. Vers neuf heures, ils partent pour Valparaiso. Celles des pensionnaires qui ont fait leur première communion témoignent depuis longtemps le désir de la renouveler. Le Révérend Père Emmanuel a la bonté de leur donner une retraite. La Révérende Mère Prélade se charge de faire les lectures. La première communion se fait ici sans cérémonie ni préparation extraordinaire, aussi très peu de nos enfants se rappellent du jour où elles ont fait cette grande action. 18 septembre 1843 Grand congé pour fêter la patrie. On apporte aux enfants des plateaux de dulcees. Elles invitent la Révérende Mère Prélade à leur fête. Pour ne pas les mécontenter, elle est obligée de dîner avec elles. Plusieurs se font amener des chevaux ; tout le pensionnat monte dessus, jusqu’aux novices veulent chevaucher pendant que les enfants dînent. 23 septembre 1843 Samedi, on annonce le retour des demoiselles Portalès, sorties depuis plusieurs mois ; des revers de fortune ne permettant pas à leurs dignes parents de payer les pensions et ne voulant pas être à charge. L’aînée désire toujours être religieuse. 24 septembre 1843 Dans la nuit, des messieurs sont allés frapper à la porte du curé de notre paroisse, le priant de venir confesser une malade qui se meurt. Ce bon ecclésiastique les suit ; ils le conduisent dans une [mot manquant] ; là ils lui demandent mille francs. Sur sa réponse qu’il ne peut les leur donner, ne les ayant pas, ils lui attachent les pieds et les mains, prennent la clef de sa maison et le laissent seul. Au bout d’une heure, il vient à bout de se détacher et se rend à son église pour dire la messe. Après le saint sacrifice, une personne le voyant tout changé lui demande des nouvelles de sa santé ; il conta son histoire et dit

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qu’il ne connaissait pas encore sa perte, l’agitation où il était ne lui ayant pas permis de s’en occuper. Ce bon monsieur avait promis à la Révérende Mère Prélade de lui donner une maison de dix piastres de rente par mois, de payer tous les vendredis une messe en l’honneur du Sacré Cœur de Jésus et de payer tous les frais nécessaires pour célébrer avec toute la pompe possible, dans notre église, la fête du Sacré Cœur de Jésus. N’ayant pas encore exécuté sa promesse, une sœur dit que c’est pour cela que le bon curé se fait prendre son argent. 25 septembre 1843 Depuis plusieurs jours, on passe une partie des nuits pour rassembler ces petites notes, pensant qu’elles pourraient faire plaisir ; il y en a qui pour cela seront privées d’écrire aux sœurs, mais elles préfèrent le plaisir général que pourra peut-être faire l’histoire des pauvres exilées à leur satisfaction particulière. 26 septembre 1843 Rentrée des demoiselles Portalès. Elle remplit de joie leurs maîtresses et leurs compagnes. Notes : 1. Lorsque l’on voulut envoyer les enfants se confesser pour la première fois, la Révérende Mère Prélade alla au pensionnat faire l’examen, feignant d’ignorer la répugnance qu’avaient les enfants à s’adresser au Révérend Père Théodose. Elles n’osèrent rien dire devant elle, mais quand elle fut sortie, elles dirent qu’elles ne voulaient pas y aller. Mlle Portalès dit avec fermeté à la mère Amica qu’elle ne se confesserait jamais à un étranger. Sa mère était sur le point de la retirer. Enfin, se sentant poussées, les grandes envoyèrent leurs petites sœurs ; elles se cachèrent ensuite pour leur demander si elles étaient contentes. Les petites furent enchantées ; il les avait appelées «ses très chères élèves ». Pour se faire appeler « chères ­élèves », elles demandèrent d’elles-mêmes à se confesser. Quelques temps après, Mme Portalès, qui était une des plus opposées à ce que ses filles s’adressassent à un étranger, alla remercier le Révérend Père Théodose des soins qu’il donnait à sa fille. 562

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2. Le doyen et don Pedro signaient « Votre Chapelain » quand ils écrivaient à la Révérende Mère Prélade. Lorsque les sœurs arrivèrent à Santiago, le curé de la paroisse s’offrit à les confesser, tous les prêtres désiraient être confesseurs des religieuses françaises et dire la messe à leur chapelle. Il est inutile de dire qu’on n’accepta point ces offres généreuses de services. 3. La dernière visite qu’a faite Monseigneur l’archevêque a été chez nous ; quelques jours après, se déclara sa maladie. L’archevêque du Pérou est mort le même jour que Monseigneur de Santiago ; ils avaient reçu leur bulle en même temps, c’est une chose bien remarquable. [Fin du journal de Santiago] La lettre 19 des Souvenirs s’achève sur les adieux de Cléonisse Cormier au Chili : appelée d’abord en Bolivie, à peine les malles sont-elles bouclées qu’elle reçoit une confirmation pour le Pérou. Elle fondera à Lima le troisième établissement des sœurs de Picpus



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V. C. J. S. PROSPECTUS16 DES COLLÉGES DES RELIGIEUSES DES SACRÉS CŒURS DE JESUS ET DE MARIE ET DE L’ADORATION PERPETUELLE DU SAINT SACREMENT DE L’AUTEL, À VALPARAISO Ayant eu connaissance du désir du gouvernement suprême de cette République de voir s’établir une maison de notre Institut, et ayant reçu l’accord correspondant, nous avons essayé de le réaliser dans les meilleurs délais. Afin de nous rendre utiles à toutes les classes sociales, nous nous consacrons à l’éducation de la jeunesse pauvre et riche, en essayant de la former dans la pratique des vertus chrétiennes et sociales. Nous serons heureuses si en ajoutant nos faibles débuts à ceux d’autres institutions, honorées justement, avec l’appui du gouvernement, nous pouvons contribuer quelque peu au bonheur de ces populations et à la prospérité de la République. En vue des objectifs poursuivis, et conformément au destin de notre Institut, nous mettons en place un cours gratuit pour des filles pauvres, et deux collèges. À savoir : 1. Un collège dont la pension mensuelle sera de 18 pesos 2. Un autre collège de 12 pesos par mois pour donner aux familles nombreuses la possibilité de faire instruire leurs filles, sachant que notre désir est de faire le mieux que nous pouvons. Si on nous confie deux ou plus internes de la même famille, on diminuera le prix de la pension. De même, lorsque une pensionnaire

16   Traduction du document original, intitulé « Propecto de los colejios de las religjioses de los Sagrados Corazones y de la ordacion perpetua del Santisimo Sacramento del altar, en Valparaiso », 1838- arch. gén. sscc, Rome. La mise en forme est conforme à l’original.

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sera inscrite à deux ou plusieurs cours séparément, on diminuera le prix de chacun. On reçoit dans les deux collèges les filles de 2 à 12 ans, et elles pourront rester jusqu’à 18 ans si leurs familles le souhaitent. On applique le même règlement au cours destinée aux pauvres. Dans les deux collèges, on sépare les pensionnaires cadettes des aînées, le jour et la nuit, pour faciliter les soins propres à chaque âge. Religion et Morale La religion étant la base d’une éducation solide, elle constitue la première et principale connaissance que nous voulons transmettre à nos pensionnaires. Nous essayons de leur en faire suivre les préceptes et de les inspirer dans l’amour et la pratique de la vertu : nous nous efforçons d’enrichir leur intelligence, de former leur jugement, enrichir leur mémoire et de leur faire acquérir cette simplicité, douceur et bon caractère qui font le bonheur de la société et qui contribuent à donner les bonnes manières et la bonne civilité qui convient à une jeune fille. Les pensionnaires sont sous surveillance jour et nuit. Les femmes chargées de cette tâche sont là, au lever et au coucher, aux récréations, et prennent soin de leur santé avec une rigueur et un intérêt qui ne laissent rien à désirer à la sollicitude maternelle. Toutes les pensionnaires se lèvent à six heures du matin (si elles sont en bonne santé) et se couchent à 20H 30, sauf les filles de 8 ans, si leurs parents le souhaitent. Études religieuses et profanes dans le 1er collège Les pensionnaires apprennent tous les jours le catéchisme du diocèse, l’histoire sacrée, l’histoire de l’Église et participent à une instruction familiale sur les obligations du chrétien en relation avec Dieu, les parents, envers soi-même et avec le prochain. On leur donne des leçons de lecture, d’écriture de plusieurs formes, d’arithmétique, d’algèbre, de grammaire castillane, de grammaire française, d’histoire ancienne et moderne, de géographie, de cosmographie, de mythologie, de style épistolaire, de résumé, de rhétorique. À celles qui le souhaitent, on apprend aussi à tenir leurs livres.

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La couture On apprend à ces jeunes filles à faire leurs vêtements, les recoudre, broder avec du fil de coton, doré et argenté, avec des perles, et à faire des fleurs à la main. On leur apprendra aussi, si elles le souhaitent, à repasser et à faire la cuisine, pour qu’elles sachent commander leurs servantes. Études religieuses et profanes dans le 2ème collège Elles apprennent chaque jour le catéchisme du diocèse et l’histoire sacrée, et participent à une instruction familiale sur les obligations du chrétien en relation avec Dieu, avec les parents, vis-à-vis du prochain et avec soi-même. On leur donne des leçons de lecture et d’écriture, d’arithmétique, de grammaire castillane, de grammaire française, de géographie, de style épistolaire. La couture On leur apprend à faire leurs vêtements, à les raccommoder, à border avec du coton, à repasser et à faire la cuisine, si elles le souhaitent. Cours que l’on paye à part, par mois Musique vocale ; 3 pesos Abonnement de musique : 1 Piano : 7 Dessin : 5 Guitare : 4 Langue anglaise : 4 Les repas Le repas sera servi abondamment, bien assaisonné, avec des aliments frais et variés selon les saisons et selon les besoins. Au petit déjeuner, il y aura de la soupe, du lait, ou du café ou du thé etc. Au déjeuner, de la soupe, deux plats de viande et desserts ; au goûter, des fruits et du fromage etc. ; au dîner, de la viande grillée et des desserts. 566

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Au deuxième collège le repas sera le même, sauf un plat de moins au déjeuner ; au dîner, il y aura du potage et un plat de viande, ou un plat de viande et desserts. Après chaque repas, on donne à toutes un temps raisonnable de récréation. Habillement dans le 1er collège Les dimanches et jours fériés de l’hiver, les pensionnaires portent une blouse et une étole de soie noire, un col plat et un voile noir pour aller à l’église. L’été, elles portent une blouse et une étole blanches, un col plat, un voile noir, un voile blanc, un chapeau de paille blanc pour le jardin. Dans toutes les saisons, elles porteront un ruban bleu ciel et un sac de soie de la même couleur. Habillement dans le 2ème collège L’habillement des pensionnaires du 2ème collège sera noir dans toutes les saisons, la qualité du tissu est laissée au choix des parents. Les rubans, le sac et le voile sont noirs. Afin que les pensionnaires se maintiennent toujours propres, elles auront deux blouses noires. Trousseau 3 paires de draps – 12 serviettes – 12 chemises – 18 mouchoirs – 4 garde-pieds – 12 paires de bas – 6 paires de chaussures – 2 paires de gants blancs – 2 paires de gants noirs – 6 bonnets de nuit – 2 chemises de nuit – 3 foulards – 2 blouses noires – 2 blouses blanches – 3 blouses de couleur – 6 cols plats – 1 cruche et une bassine – 1 timbale et un couvert d’argent – 1 chaise – 1 sommier – 1 matelas et un coussin – 1 bahut – des brosses pour le linge, pour les chaussures, pour les dents, et des peignes. Remarques 1°) Les familles des pensionnaires paieront au début de chaque trimestre.

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2°) On fera un contrat particulier avec les parents qui ne pourront pas préparer le trousseau complet. 3°) Pour que le dortoir soit plus régulier, tous les lits seront identiques ce qui simplifie le travail des parents. 4°) En plus des soins apportés par les maîtresses et par l’infirmière, on fera appel à un médecin réputé, en cas de besoin. Dans le cas d’une maladie grave, on préviendra les parents dans les 24 heures. 5°) À la fin de chaque trimestre, on envoie aux parents un rapport concernant la santé, le comportement et les progrès de leurs filles. 6°) Pour encourager les pensionnaires au bien, on leur distribuera des médailles d’instruction religieuse, de vertu, d’application, de politesse, d’ordre et de réussite, de couture. 7°) À la fin de chaque année, on accorde des récompenses et des prix aux pensionnaires qui se sont fait remarquer par leur docilité et par leurs progrès tout au long de l’année. 8°) Pour les pensionnaires du premier collège, le jeudi sera libre et pour celles du 2ème collège le mercredi. Elles ne sortent pas de l’établissement, mais les parents peuvent les voir dans une salle sans grilles. Pour recevoir des visites d’autres personnes, elles seront accompagnées d’une religieuse dans une salle avec une grille. 9°) Les deux collèges ne se communiquent pas entre eux. Les pensionnaires prennent leurs récréations dans un grand jardin clos, partagé par une vigne en quinconce magnifique, et deux cours. 10°) La lessive est à la charge des parents, l’établissement prendra des effets sous sa garde. Cours gratuit Aux jeunes filles pauvres, on apprendra le catéchisme du diocèse, elles assisteront tous les jours à une instruction faite par la maîtresse chargée de leur enseigner les principes de la religion et de la morale, et de les exercer dans la pratique de la vertu. On leur apprendra à lire, à compter, à coudre, à broder, à repasser, à faire la cuisine, enfin tout ce qui peut leur être utile dans la vie, non seulement pour elles, mais aussi pour la République, étant donné que ce cours donne la possibilité de faire appel à des servantes, des femmes pour la couture, pour garder les enfants, etc. Les plus jeunes sont dans des classes séparées des grandes. Elles ont une cour pour la récréation d’une heure et demie. 568

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LE SOIN AUX MALADES ET CONDAMNés Hospitalières en 1819 Les tÂches des religieuses À l’hôpital de la Marine de SaintLouis du Sénégal G ene v iè ve Le c u i r-Ne mo

Quand mère Javouhey est sollicitée pour envoyer des sœurs hospitalières au Sénégal, elle ne cache pas au ministre que ses filles n’ont aucune expérience dans ce domaine. La congrégation devenue mixte, est à la fois enseignante et hospitalière. Au départ, les religieuses sont en principe appelées à remplir les deux fonctions ; mais au Sénégal la fonction hospitalière est prioritaire ; l’hôpital est dans un état de dégradation avancé (sans portes ni fenêtres) et le nouveau gouverneur ne peut faire que les réparations les plus urgentes, le reste devant attendre devis et autorisation du gouvernement1. L’hôpital est trop petit pour répondre aux besoins d’une population accrue par l’afflux des nouveaux arrivants. Le travail est tel à cette époque que l’école est reportée à plus tard. La formation était inexistante, même si dans la pratique les religieuses pouvaient être appelées à soigner des malheureux. Mère Javouhey se voit donc proposer pour la congrégation de reprendre l’hôpital

  Les hôpitaux de la Marine créés dans les colonies tirent leur nom du fait qu’ils dépendaient du ministère de la Marine et de ce que les médecins qui y exerçaient étaient formés spécialement pour servir sur les bateaux ou dans ces hôpitaux. Les plus anciens créés à Saint-Domingue, au Canada, à l’île Bourbon, à Cayenne, au xviiie siècle, étaient confiés aux sœurs de Saint-Paul de Chartres qui les dirigeaient et en assuraient la gestion. La Révolution avait tari leur recrutement et leur congrégation avait des difficultés à fournir du personnel pour tous les hôpitaux de la Marine dans les colonies à peine récupérées, ce qui explique que le ministre ait fait appel à la congrégation de SaintJoseph de Cluny. Ces hôpitaux de la Marine étaient destinés aux militaires et aux fonctionnaires, français et autochtones, mais dans la réalité, ils s’ouvrent aux civils en cas de nécessité. 1



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de Beauvais : les sœurs destinées aux colonies pourront y faire des séjours instructifs. La fondatrice envisage par la suite une formation spécifique, mais il faudra attendre la fin du xixe siècle pour que les sœurs reçoivent un véritable enseignement qui en fera des infirmières. Mais dans l’immédiat, elle a besoin de savoir quels sont les besoins concrets sur place. Dès son arrivée à Saint-Louis du Sénégal, mère Rosalie avait décrit ce qu’elle voyait et ce qu’elle faisait mais, très vite, elle n’a plus le temps d’écrire tellement le travail à l’hôpital l’absorbe ainsi que les autres sœurs ; de plus la mauvaise saison arrive et complique encore la situation2. Les médecins militaires sont débordés, le matériel et les médicaments manquent. Au mois de novembre, elle trouve enfin le temps d’écrire. Deux lettres se complètent pour saisir la diversité des tâches des religieuses : la première adressée à mère Marie-Thérèse Javouhey évoque la vie quotidienne des sœurs à l’hôpital pendant la mauvaise saison ; la deuxième adressée à la supérieure générale se penche avec précision sur la fonction de la supérieure et les responsabilités qui lui incombent. Le ton diffère selon la destinataire : plus intime avec mère Marie-Thérèse, il devient plus direct et plus précis avec la fondatrice qui attend ces renseignements essentiels sur l’avenir de la colonie et sur le comportement des sœurs. Ces deux lettres permettent de saisir ce que recouvre le terme d’hospitalière ; il y aura peu de changements dans le fonctionnement de l’hôpital pendant des années. Les soins sont le fait des médecins et des infirmiers et on utilise pour les gros travaux de la main d’œuvre locale, des captifs loués aux signares ou parfois même des forçats3. Les religieuses s’occupent de la gestion, de l’intendance et des tâches ménagères, mais surtout du « bienêtre » des malades par leur présence attentive jugée parfois trop prosélyte.

Lettre de mère Rosalie Javouhey à sa sœur, mère Marie-Thérèse Javouhey, supérieure à Cluny Mère Rosalie à mère Marie-Thérèse Javouhey, à Cluny4 Saint-Louis, le 17 novembre 1819 Je puis enfin, ma bonne sœur, vous donner une légère preuve d’amitié et de reconnaissance au nom de toutes mes compagnes dont 2   L’hôpital de Saint-Louis construit en 1786 est en très mauvais état quand les sœurs arrivent. Il sera reconstruit en 1827. 3   Ceux-ci pouvaient parfois tenir lieu d’infirmiers ! 4  A. C. St J. C., 3A/M. Ros. 36.

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je suis l’interprète en vous annonçant l’envoi d’une somme de sept cent cinquante francs que nous venons de compter et qui sera remboursée pour vous à Paris à ma chère mère de Bailleul, comme étant sur les lieux, nous lui avons adressé tout en lui faisant connaître l’intention de la communauté à laquelle je ne doute pas qu’elle ne fasse droit5. Je n’ai pas eu le temps de vous écrire par l’occasion du premier billet et encore moins par celle qui a emporté le second, mais je ne manquerai pas cette troisième. Vous saurez, ma bonne sœur que je prends sur mon sommeil pour le faire, mais c’est avec bien du plaisir, cette nuit va me paraître courte, au moins le tems qui vous est consacré, il me semble vous voir et vous entendre accueillir mes pensées solitaires. À propos de pensée, vous avez dû en recevoir une en qualité de pensionnaire ; donnez-nous en des nouvelles pour ne pas manquer de parole, nous payons aujourd’hui son premier quartier. La date de ma lettre vous annonce que la mauvaise saison est finie, le beau jour de saint Martin, on a congédié l’orage, la pluie, la chaleur exc‹ess›ive par un gros coup de cannon (sic) qui a fait trembler la colonnie (sic) une bonne fois, pour la laisser en repos pendant sept à huit mois. Nous en voilà quittes, sans avoir à nous plaindre, elle n’a fait aucun tort à nos santés, cependant nous en avons bien vu mourir6. Voilà plus de soixante enterrements que nous voyons à l’hôpital, tant militaires que marins, il est vrai que c’est le refugium de tous les blancs et qu’il n’en meurt guère autre part que par accident ; nous avons eu jusqu’à cent trente malades à la fois et l’hôpital n’est pourvu que pour cinquante, il a fallu tirer à quatre pour faire toucher les deux bouts, il fallait fabriquer le logement, les meubles, le linge, tout à la fois. Heureusement qu’il y a un magasin général assez bien   Les conditions matérielles du séjour des sœurs à Saint-Louis du Sénégal et leurs faibles besoins personnels leur permettent d’envoyer de l’argent à la maison mère contribuant ainsi à l’entretien du noviciat, qui reçoit davantage de jeunes filles, ainsi qu’à la fondation de nouvelles maisons en France. Le château de Bailleul-sur-Thérain, près de Beauvais, avait été mis à la disposition de mère Javouhey par la comtesse de Ruffo pour y accueillir des enfants, avec pour seule contrepartie des prières pour son mari et ses fils décédés. En raison de sa proximité de Paris, un deuxième noviciat y sera installé également. 6   L’hivernage est le terme utilisé pour désigner la saison des pluies pendant laquelle chaleur et humidité favorisent les maladies. L’utilisation du canon pour marquer la fin de cette saison est attestée dans d’autres textes de l’époque. 5



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pourvu, des ouvriers habiles et surtout des administrateurs complaisants qui ne refusaient rien de tout ce qu’ils voyaient nécessaires au service, cela a forcé à faire des avances de bien des choses qui nous mettront plus à l’aise pour la suite. Nous commençons à voir diminuer le nombre de malades, l’effectif aujourd’hui est de cent trois ; il est bien temps qu’il n’en meure plus privés des secours de notre sainte religion ; tous ceux qui ont échappé aux soins de nos chères sœurs ne sont pourtant pas perdus, plusieurs ont donné des marques de repentir et de confiance qui nous ont édifiées. La sœur Cécile a fait faire bien des actes de contrition que le bon Dieu a reçus dans sa miséricorde ; je crois bien aussi que ma sœur Françoise en a mis quelques-uns des siens en paradis, elle en a beaucoup moins perdu. La dyssenterie (sic) est ici la maladie la moins dangereuse et la plus commune pendant la mauvaise saison ; elle est confiée aux soins de ma sœur Cécile qui peut faire avec ses malades de grandes économies pour le Ciel, par le moyen de la patience et de la charité, car dans ces salles, tout répugne à la nature, elle est la seule qui ne s’en aperçoive pas. Ma sœur Claire et ma sœur Célestine tenaient pour elles deux la succursale destinée aux officiers et aux convalescents, elles ont eu jusqu’à soixante hommes à soigner dont une salle de trente lits, trois petits magasins, au rez-de-chaussée, de dix lits chacun, avec cela la lingerie pour les deux maisons ; tous les jours, des lavages, toutes les semaines des lessives, et chaque fois des ouvrières nouvelles à dresser. Elles ont eu bien de la peine et ce n’est pas encore fini, je tremblais particulièrement pour elles à cause du soleil, auquel leur emploi les exposait souvent en plein midi ; grâce à Dieu, elles n’ont pas plus succombé à l’ardeur du soleil que ma sœur Ursule à celle du feu de la cuisine, elles se sont toutes bien portées. Si je reviens si souvent sur l’article de notre santé, c’est qu’en regardant derrière nous je vois le danger qu’elles ont courru (sic), et je suis toute glorieuse et reconnaissante de ce que la providence nous ait préservées. Aucune de nous n’est assez parfaite pour ne pas craindre la mort dans la position où nous sommes, ce qui fait que nous craignons jusqu’aux apparences. Si nous avions un prêtre, moi, je dirais de tout mon cœur : fiat voluntas 7 ; l’on a signalé ce soir l’arrivée d’un bâtiment, peut-être est-ce celui qui doit mettre un terme à nos inquiétudes, au moins nous   Expression soulignée par l’auteur de la lettre.

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aurons des nouvelles  ; s’il n’arrivait pas bientôt un prêtre, je ne réponds pas de soutenir plus longtemps le courage affaibli de quelques-unes de mes sœurs8. Supposez qu’il n’y ait encore rien de décidé à cet égard, priez bien le bon Dieu pour nous et pressez ma chère mère et tous ceux que vous croirez pouvoir s’y intéresser qu’ils n’y mettent plus de retard. C’en est bien assez sur notre compte, j’ai tant de choses à vous demander, de questions à vous faire pour m’acquitter fidèlement de ma charge. Dites-moi donc, ma bonne sœur, comment va le train de votre maison si chérie, si regrettée, et pour laquelle on voudrait tout sacrifier. Non, je ne crois pas que l’imagination puisse rien offrir de si agréable que le tableau des Recollets ; c’est tout pour mes sœurs, elles ne désirent sur la terre d’autre récompense que d’y aller finir leurs jours9. Nos récréations se font souvent sous les marronniers, si l’on nous offre quelques fruits, chose rare dans ce pays aride, nous les comparons tout de suite à ceux de Cluni (sic). Ô que vous les trouveriez bien plus délicieux si vous connaissiez comme nous ceux de ce pays ; et que vous priseriez davantage vos pommes de terre s’il vous fallait, comme nous, les payer douze sous la livre ; nous n’en mangeons pas une sans parler des vôtres et du profit que donnerait le jardin s’il pouvait s’embarquer et venir aborder à Saint-Louis. Nous voudrions savoir à combien s’est montée votre grande récolte ? Ambroise nous a dit qu’il y avait eu des grêles, des orages terribles, en avez-vous souffert plus que les carreaux de vitres ? et le noviciat est-il nombreux ? je ne doute pas qu’il ne soit très fervent ; s’il y a des sujets destinés aux colonnie (sic), que ce ne soit qu’après de longues épreuves de renoncement, d’humilité et de charité, c’est là tous les 8   Le préfet apostolique, l’abbé Terrasse, était parti deux mois après son arrivée en jetant l’Interdit sur la ville, par lequel il ne pouvait plus y avoir de célébration des offices religieux ni de sacrements ; ceci laissa les sœurs dans la consternation. Elles passent l’hivernage sans secours religieux et s’attachent à prodiguer leurs prières et leur soutien aux malades et aux mourants. Elles vont rester sans prêtre jusqu’en août 1820 : le curé de Gorée vient alors pendant deux mois apporter son secours, mère Javouhey ayant obtenu la levée de l’Interdit. Mais il leur faudra attendre le 1er novembre 1820 pour qu’arrive un nouveau préfet apostolique, l’abbé Baradère, qui quittera lui aussi le Sénégal dès 1822. 9   Balthazar Javouhey avait acheté pour ses filles l’ancien couvent des Récollets à Cluny en 1812 ; c’était devenu la maison mère de la congrégation qui hébergeait également le noviciat.



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talents qu’il faut pour réussir, ne leur en donné (sic) pas d’autres. Nos sœurs anciennes voudront bien nous donner part à leurs prières et dévotions, si nous sommes privées du culte extérieur de la religion, au moins que nous ayons toujours part au mérite et à la communion de son esprit ! Que font nos bonnes sœurs de Rully et celles de Saint-Marcel ? C’est là tout votre arrondissement, plus de Chalon, s’il était donc vrai qu’il y eut un Dracy ! Quelles (sic) en sont les sujets ? Quelle a été la suite de la retraite et du projet de l’île de Corse ? Ma sœur MarieJoseph est-elle retournée dans son pays de neige glacée ? La mort n’a-t-elle point enlevé de nos sœurs ? De nos connaissances, depuis ma petite Sr Marie-Joseph Trotty ? Donnez nous aussi des nouvelles de ces dames de l’hôpital chargez vous ma bonne sœur de leur offrir nos respects ainsi qu’à monsieur Barreau et à messieurs les curés de Saint-Marcel et de Notre-Dame, nous ‹nous› recommandons à leurs prières à la Ste messe et vous ma chère quand vous l’entendez, n’oubliez pas celles qui en sont privées. Hélas je fait (sic) bien des questions qui seront longtemps sans réponse. C’est toujours une satisfaction que je me donne en les faisant. Adieu, adieu ma bonne sœur, ma chère mère, ma sincère amie, vous êtes tout cela. Adieu. Sœur Rosalie Le navire signalé d’hier est arrivé. Il n’y a rien pour nous10. Lettre de mère Rosalie Javouhey à Madame la supérieure générale des sœurs de Saint- Joseph, à Noailles ; poste restante – Dépt. de l’Oise Sénégal, île de St Louis, le 29 novembre 1819, n° 1911 Ma chère Mère, Je rentre d’un grand dîner au gouvernement avec ces dames, c’està-dire chez elles, il a été très souvent question de vous et de Madame 10  Mère Rosalie et ses compagnes attendent toujours du courrier qui tarde à venir. Cette lettre est sans doute écrite à la hâte comme le montrent les fautes d’orthographe et le manque de ponctuation plus fréquents que d’habitude. 11  A. C. St J. C., 3A/M. Ros. 37.

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de Montluçon avec l’accent de la plus tendre amitié, il ne manquait que monsieur le gouverneur pour appuyer le sentiment qu’il partage à votre égard avec tant de sincérité, mais il est encore absent pour quelques jours occupés à faire les concessions de Dagana ; je n’ai pas cru pouvoir me dispenser de répondre au moins une fois aux invitations réitérées de ces dames ; cela a paru leur faire grand plaisir, mais elles sont bien prévenues que nous ne ferons plus jamais brèche au règlement ; ça a été la condition12. Ainsi ma chère Mère, ne me grondez pas, quoiqu’il soit sept heures du soir, comme nous rentrons ; la lune a remplacé le soleil, nous n’avons pas fait un faux pas13. J’ai appris au gouvernement qu’il partait un navire pour France demain, je me hâte d’en profiter pour vous adresser cette troisième et dernière lettre de change que je souhaite n’arriver qu’à son tour, j’espère que vous avez reçu les deux premières auxquels (sic) j’ai joint l’intention de deux donatrices qui ne respirent que leur cher Cluny. J’écris par cette occasion à ma sœur pour lui annoncer ce que peutêtre vous avez déjà exécuté, car je ne doute pas que vous ayez autant de plaisir à recevoir pour elle que pour vous. Nos intérêts ne sont-ils pas les mêmes partout ? Cependant nos sœurs veulent qu’on ait égard à leurs intentions, il faut nous y prêter si cela est possible. Il est arrivé depuis quelques jours un bâtiment qui nous a donné comme bien d’autres le plaisir cruel d’attendre en vain des nouvelles du prêtre charitable que nous demandons depuis si longtemps ; nous craignons qu’on finisse par oublier notre position, il y a ici plus qu’ailleurs de ces moments terribles à passer où l’on est en butte avec le découragement, l’ennui et toute leur suite ; combien il serait consolant d’avoir un guide sûr pour diriger ces combats, si pénibles et si

12   Le colonel Schmaltz était parti dans la vallée du Fleuve Sénégal où commençait la mise en œuvre de son plan de développement agricole autour du village de Dagana. Les dames dont parle mère Rosalie sont l’épouse et la fille du gouverneur. Elles garderont le contact avec la congrégation de Saint-Joseph de Cluny après leur retour en France. 13   La règle de la congrégation interdisait toute vie mondaine et préconisait la réserve vis-à-vis des personnes « du monde ». Pourtant, les congrégations de vie active sont, par là-même, dans le monde. Il était effectivement difficile à mère Rosalie de refuser une invitation de la femme du gouverneur et risquer ainsi de se montrer indélicate. Les religieuses aspiraient à retrouver le calme et le silence de la communauté.



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fréquents, combien il est nécessaire, oh ma bonne chère Mère, ne nous laissé (sic) pas plus longtemps livrées à nous-mêmes. Je ne vous répéterai pas, ma chère Mère, ce que je dis à Ambroise des nouvelles de la colonnie (sic), il n’y a rien de plus incertain que sa prospérité, le retour de monsieur le commissaire extraordinaire à Paris décidera de tout ; jusque là il ne faut pas désespérer, il se trouve dans un bon moment pour connaître le vrai et le faux, il pourra en juger sûrement par tout ce qui se rencontre avec son séjour soit à Saint-Louis, soit en rivière, soit à Dagana ; il a été témoin de tout ; que je voudrais savoir et connaître sa pensée sur le compte qu’il doit rendre au roi de la mission ! Mais c’est un secret que vous saurez bien plus tôt que moi14. Je crois, ma chère Mère, vous avoir souvent parlé dans mes lettres des emplois de mes sœurs ; et je ne me rappelle pas vous avoir rien dit du mien. Ce serait curieux à vous faire le détail de la comptabilité dont je suis chargée par jour, par semaine et surtout par mois ; toutes les consommations se reçoivent et se délivrent aux poids et mesures ; l’on ne donne pas une once de pain, un centilitre de vin qu’il ne soit marqué, chaque malade à une ration différente, qui change tous les jours selon que son état le demande ; mon premier soin est donc tous les matins de faire un relevé de toutes les quantités, ce qui exige des calculs infinis, j’en ai pour une heure ; ensuite je fais la carte de cuisine, c’est autre chose ; il faut marquer aux uns du poulet, aux autres du poisson, un autre des œufs, etc., et surtout n’oublier personne ou bien ce sont des plaintes et des réclamations terribles ; à peine ma carte est tracée que je cours bien vite en donner connaissance à ma bonne sœur Ursule qui n’a souvent qu’une heure devant elle pour faire tout ce qui est demandé, on se presse, on s’inquiète, on ‹n’›est pas à soi jusqu’aux heures fatales de la distribution, de neuf à dix   Le plan de colonisation de Schmaltz était déjà contesté en raison du coût de l’opération et de la dégradation de la situation dans la vallée du Fleuve. Après l’inspection faite par le capitaine de Mackau, Schmaltz sera rappelé rapidement en France. Son successeur, Lecoupé, va lancer une politique d’économie dans tous les domaines, y compris l’hôpital, ce qui va rendre encore plus difficile le travail des sœurs, obligées de réduire jusqu’à la nourriture des malades. Sur le séjour de mère Rosalie Javouhey au Sénégal voir G. Lecuir-Nemo, Femmes et vocations missionnaires. Permanence des congrégations féminines au Sénégal de 1819 à 1960 : adaptation ou mutations ? Impact et insertion. Presses universitaires du Septentrion, 1997, p. 68-121. 14

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heures du matin et de trois à quatre du soir ; vous nous verriez à peine dans la graisse et dans la fumée, je quitte la queue de la poêle pour revenir prendre ma plume et soumettre à l’approbation de nos administrateurs le travail du matin, et après la distribution du soir, il faut enregistrer les dépenses d’aliments légers, la quantité et les prix de chaque chose, tout ceci doit se faire régulièrement tous les jours et à la fin de chaque mois dresser un état général de toutes ces dépenses dont on envoye (sic) un double au ministre ; il faudra un jour que je vous en adresse aussi un, chère Mère, pour vous montrer combien nous dépensons en œuf, poulet, poissons, lait, etc, le mois dernier seulement quinze cent francs à ‹la› colonnie (sic). Il doit partir un autre bâtiment dans trois ou quatre jours ; j’en profiterai pour écrire à mon papa et à maman ; il est trop tard, le sommeil m’accable, mon cousin ne me donnera pas le temps demain matin, il vous écrit de son côté et portera toutes nos lettres au capitaine, mon frère ne le fait pas, il dit qu’il compte sur moi15. C’est un paresseux qui n’a pas voulu déranger son sommeil, il se porte bien, toutes mes sœurs aussi. Agréez l’hommage tendre et respectueux de tous nos sentiments réunis. Votre soumise et dévouée, Sr Rosalie

  Pierre Javouhey avait accompagné sa sœur au Sénégal avec un statut incertain. On lui avait trouvé un travail à l’hôpital. Il va partir rapidement. Mère Javouhey avait également convaincu un de ses cousins, Boissard, à partir pour le Sénégal, accompagnant Roger dans son premier séjour pour le seconder dans la mise en valeur de l’« Habitation du Roi » sorte de jardin d’essai à Richard Toll, puis dans la vallée du Fleuve près de Dagana. Il y mourra en 1825. 15



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LES FRANCISCAINES MISSIONNAIRES DE MARIE AU JAPON LA LÉPROSERIE DE BIWASAKI (1898-1900) C h a nt a l Pa is a n t

L’extension missionnaire répond chez la supérieure générale des Franciscaines missionnaires de Marie, mère Marie de la Passion, à la volonté de rejoindre les peuples les plus éloignés (Inde, Chine, Afrique, Canada…) et les plus déshérités (des quartiers pauvres de Lyon à ceux de Madras). C’est ainsi qu’en 1897, elle va fonder la léproserie de Mandalay, en Birmanie, et répond parallèlement à une autre demande, venant du Japon, pour la région de Kumamoto : la léproserie de Biwasaki sera fondée l’année suivante. L’appel aux volontaires qu’elle lance à ses filles, le 10 septembre 1897, reconnaît dans cette concomitance le signe de Dieu : Je ne serais pas vraie, si je ne vous avouais pas maternellement qu’il en coûte à ma nature, à mon cœur, de faire un appel à mes filles pour un tel ministère. Mais si ma faiblesse tressaille, bien plus encore mon âme est remplie d’allégresse, en pensant que la main divine grave en nous cette nouvelle ressemblance avec le divin Maître, avec François le Séraphique et nos premiers pères1. Une lettre de l’évêque de Nagasaki rappelle, en avril 1898, les conditions sommaires proposées par le père Corre, des Missions étrangères de Paris, présent sur place et initiateur du projet : Au risque de répéter ce que vous avez sans doute appris directement de Kumamoto, je vais essayer de vous présenter la situation sous son véritable point de vue afin que vous puissiez à l’avance vous 1   Lettres circulaires de Marie de la Passion, imprimé, arch. FMM, Rome, 10 ­septembre 1897, p. 76.

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rendre bien compte des sacrifices nécessaires pour entreprendre et mener à bien l’œuvre que je vous propose, et que vous accepterez avec la grâce de Dieu, j’en ai la ferme conviction, malgré tout ce qu’il pourra vous en coûter. De fait, vos sœurs missionnaires en arrivant ici, ne peuvent compter que sur une maison d’habitation provisoire, des terrains assez vastes pour les besoins de l’avenir et quelques légères constructions permettant de commencer l’œuvre des malades. Dans mon appréciation, la maison que l’on vous offre et dont une partie devra être transformée en chapelle en attendant mieux, peut, à la rigueur, suffire à loger, vaille que vaille, cinq ou six Franciscaines. Mais ce ne peut être qu’en passant, car une construction japonaise est tout le contraire de ce qu’il faut pour une communauté religieuse, et je suis persuadée que les religieuses, à peine arrivées, se trouveront en présence de l’obligation impérieuse de bâtir couvent et chapelle. Cette dépense, d’après les derniers renseignements donnés par le père Corre, resterait à votre charge, de même que le voyage de vos sœurs, de leur entretien complet, dès leur arrivée au Japon. À part le don une fois fait des terrains et des constructions dont j’ai parlé, le missionnaire qui vous appelle ne répond que de l’entretien des malades, et encore seulement pour commencer, son intention étant toujours de vous remettre l’œuvre tout entière et de ne plus s’en occuper dès que la chose sera possible. Actuellement l’œuvre loge et entretient à Nakaomaru, à quelques milles de Biwasaki, vingt à trente malades. Il y a là une construction comprenant deux salles  ; l’une pour les hommes, l’autre pour les femmes. Les malades y sont réunis sans égard pour la nature de la maladie. Une trentaine d’autres sont soignés dans les huttes qu’ils habitent aux environs. Le missionnaire assure qu’il a entre les mains les ressources suffisantes pour entretenir l’œuvre sur ce pied-là pendant quatre ans, et espère que peu à peu la charité catholique lui enverra des secours pour compléter les constructions provisoires. Son plan serait de laisser les maladies infectieuses à Nakaomaru et de ne recevoir à Biwasaki, près de l’habitation des sœurs de l’aumônerie, que les malades ordinaires, ceux contre lesquels il n’y a pas de précautions à prendre. Voilà, ma Révérende Mère, l’œuvre telle qu’elle m’apparaît et que je vous prie de l’envisager. […]2 2

  Visitation and japonese martyrs 1, à Kumamoto-Shi, Japon, Arch. gén. FMM.

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Il n’en fallait pas tant pour décider des Franciscaines… les cinq partantes quittent la France le 4 septembre 1898 pour leur nouvelle maison qui s’appellera « maison des martyrs japonais et de la Visitation », l’année 1897 où elles furent appelées étant le troisième centenaire du martyre de saint PierreBaptiste et de ses compagnons. Elles arriveront le 19 octobre 1898. Deux types de textes nous donnent à connaître de leur expérience. D’abord les Annales, fondées en 1886. Le biographe d’Hélène de Chappotin, Marcel Launay3, reconnaît en elle une véritable « Femme d’entreprise missionnaire », habile à mobiliser toutes les ressources au profit des plus pauvres. Avec les multiples publications qui sortent de l’imprimerie SaintAntoine, créée en 1891, porte de Vanves, la vente des produits et les quêteuses, remplacées bientôt par les « commissionnaires », les Annales sont l’un des grands vecteurs de promotion des missions et d’appels aux dons. L’écriture de lettres-journaux, à l’intention des Annales, fait partie des devoirs de la supérieure de la maison. La confrontation avec les originaux, montre qu’elle est le plus souvent assez entraînée pour que le secrétariat de rédaction à Paris puisse publier ses textes pratiquement tels quels. Les lettres dites « réservées » (à la supérieure générale) donnent quant à elles les nouvelles de la communauté et des détails d’intendance considérés sans intérêt pour le grand public. Nous en avons retenu quelques pages où s’expriment, plus authentiquement que dans les Annales, les sensibilités.

Journal de la fondation de Biwasaki4 Biwasaki, 28 octobre 1898 Très Révérende et bien-aimée Mère, Depuis ma dernière lettre, vos filles sont venues prendre possession de leur maison japonaise. Je ne parle que de la maison, car dans l’œuvre nous devons user de précautions pour approcher nos malades, les habituer à nous voir, puis à être soignés par nous. Ils sont sauvages et craintifs comme de pauvres abandonnés. Une trentaine loge dans une sorte de hangar ; c’est la léproserie proprement dite. Le reste est réparti dans les yadoyas, sorte d’auberges pour eux, ou traînent sur les chemins. C’est misérable !  Marcel Launay, Hélène de Chappotin et les Franciscaines missionnaires de Marie, éd. Du Cerf, Histoire, 2001. 4   Annales des FMM 1898, janvier-février, p. 24-26- mère Marie Colombe. 3



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Notre maison n’a point d’étage. Un mur haut de 75 centimètres en marque les bornes, le toit est supporté par des piliers. Le jour, on vit comme en plein air. La nuit on déploie tout un système de petits volets de papier qui vont du mur au toit. Et voilà une clôture que les voleurs ne pourront briser… mais les chats y passent. Heureusement que le raccommodage est aisé. Le bon père Corre nous a reçues avec une charité tout apostolique. Il avait fait l’impossible pour que nous ne manquions de rien, et avait été aidé à préparer l’installation par les sœurs de Kumamoto. Petit à petit, à mesure que la langue japonaise nous deviendra plus familière, nous prendrons une part plus active à l’œuvre. 1er novembre Aujourd’hui nous sommes allées faire l’inventaire chez nos malades : le père nous a dit de venir de temps en temps voir ce qui s’y passait. « Il faut aussi que vous alliez dans les yadoyas, nous a-t-il dit, ce sont les hôtels où se retirent les lépreux, venant ici en pèlerinage. » Nous y avons été. Les pauvres gens sont là entassés les uns sur les autres, exposés aux quatre vents, sur des nattes dégoûtantes, ils donnent deux sous par jour pour leur logement et s’en vont mendier leur nourriture. Quand ils en arrivent à ne plus pouvoir mendier de porte en porte et à faire des dettes, les maîtres des hôtels, qui sont quelquefois eux-mêmes malades, sans pitié pour leurs hôtes les mettent dans la rue, et les pauvres malheureux s’étendent sous un arbre et y meurent, à moins qu’une main charitable n’aille les secourir. Quand nous allons les voir, nous leur donnons deux sous, argent que le père Corre se procure par ses quêtes. Ce bon père a des idées grandioses, aussi bien pour les œuvres que pour nous, et il compte avec une foi admirable sur la Providence ; il voudrait que nous ayons une maison capable de recevoir une quinzaine de religieuses. « Vous quêterez par lettre, dit-il, et tout ira quand vous serez installées convenablement. » 2 novembre Notre maison missionnaire se garnit ; nous avons reçu une lampe et un vase pour mettre notre provision de riz. Le père va nous donner des nattes pour nos lits et l’on apporte en ce moment de sa part 582

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cinq bouteilles de vin. La Providence veille toujours sur nous, et nous sommes l’objet de ses délicates attentions. Nous n’avons point de dessert, le bon Dieu nous l’envoie au jour le jour. Hier le hurumaya (boucher) donne deux caquis à mère assistante ; ce matin, le menuisier de la maison nous apporte une assiette de gâteaux japonais, à midi nous arrive un gros fruit du pays, de la famille des oranges, nous en avons au moins pour deux jours. En vraies Franciscaines nous acceptons l’aumône : il nous est arrivé du riz sans que personne ne l’ait commandé, ni la domestique, ni nous. Je ne sais si on viendra nous en demander le prix, mais en tout cas, ces attentions de la Providence nous touchent beaucoup. Nous apprenons tous les jours la langue, et déjà nous pouvons donner nos commissions : nous n’arrivons pas toujours à nous faire comprendre de suite, mais on ne se fait pas de chimpai (chagrin). La veille de la Toussaint, je désirais avoir de la verdure pour notre chapelle ; un gamin était à nous regarder… je lui montre une branche et lui fais signe d’aller en couper : quelques instants après il revient avec un paquet énorme qui a servi à garnir notre petite chapelle. Le père nous annonce que Monseigneur va venir lundi ou mardi ; je lui demanderai, avec la sainte Réserve, l’exposition du Très Saint Sacrement. 3 novembre Aujourd’hui c’est la fête de l’empereur ; pour bien l’honorer ses sujets doivent, paraît-il, caresser ce soir la dive bouteille. Pour notre compte, nous avons seulement arboré un pavillon. Mais il est d’usage que lorsque des étrangers viennent habiter le pays, ils fassent visite aux voisins et leur offrent un repas. Il ne faut pas blesser nos Japonais en manquant aux coutumes. Nous allons les voir, conduites par le domestique du père, qui fait tous les frais de la conversation, et dans une demi-heure, nous rendons visite à dix ménages. Nous ne restons longtemps nulle part, étant reçues sur la porte de chaque demeure. Chacun vient à son tour nous saluer, se prosternant jusqu’à terre et nous partons ayant bien envie de rire. J’ai encore vu aujourd’hui nos chers malades. Ils sont couchés par terre, sur une natte, boivent et mangent sur place. Quand ils n’aiment plus y rester, ils ne font que changer leur natte de place, de sorte que tout cela est très sale, et même un foyer d’infection et de propagation

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du mal. Pour les soigner nous sommes obligées de nous agenouiller à terre à côté d’eux, mais nous espérons que le père arrivera à se procurer des lits, comme on en a dans les hôpitaux du gouvernement. Tout le monde va bien. Sœur Annick, notre Bretonne, ne rêve que vaches et pelles ; elle cultive avec grande ardeur notre petit morceau de terre ; je vais lui acheter des oignons, en attendant que les graines de France nous arrivent, et j’espère qu’avec le temps ce petit jardin nous sera un revenu. 12 novembre Hier je suis allée faire les commissions à Kumamoto avec sœur Annick qui voulait avoir une paire de sabots et des bêches pour son jardin. Elle a planté des pois, des choux et des oignons ; on nous a promis deux canes, nous allons acheter quelques poules afin de monter une basse-cour, car ici tout coûte cher. 13 novembre Nous avons eu la première visite de notre bon Pasteur. Elle a été plus courte que nous ne l’aurions désirée, mais espérons bientôt une seconde. Mgr Cousin nous a accordé bien volontiers de posséder la sainte Réserve. Oh ! comme notre petite maison de papier va nous sembler belle et riche, possédant le divin Trésor. Monseigneur va donner au père Corre un troisième vicaire qui sera l’aumônier d’ici, mais qui ne s’occupera que de la chapelle, l’œuvre restant dans les mains du premier missionnaire. Nous aurons alors l’exposition du Très Saint Sacrement ; mais je ne sais pas encore si ce prêtre est un indigène ou un Européen ; cela importe peu. Aujourd’hui le père, en parlant de l’ordre franciscain, nous a dit une chose bien consolante. « Des quatre ordres qui ont évangélisé le Japon, on ne retrouve que la trace d’un seul, celui de saint François. » Monseigneur et le père Corre ont fait des études là-dessus, et Sa Grandeur a publié un opuscule à ce sujet, il y a quelques années. « L’esprit franciscain, nous dit-il, s’accommode à tout, et va de l’avant sans penser aux difficultés ; il rit et se fait tout à tous, voilà ce qui plaît à ce pays. Tous les chrétiens qu’on a retrouvés descendaient de ceux qu’avaient formés les frères Mineurs. » Je m’informe et je demande si nos martyrs sont 584

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passés loin d’ici. « À quelques lieues seulement, dit-on, en venant de Nagasaki. » Pendant plusieurs heures, nous avons donc suivi le trajet qu’ils avaient fait pour se rendre au lieu de leur martyre. Nous avons été chez nos malades et nous avons fait les premiers pansements. Ces pauvres créatures n’ont jamais été soignées, aussi avons-nous eu un mal impossible pour les décider à se laisser toucher. Enfin une femme me donne son pied ; j’ai passé vingt minutes à lui nettoyer et lui panser deux doigts. Nous n’avons encore aucun bassin, mais j’espère, sous peu de temps, avoir au moins quelque baquet pour faire baigner les parties malades. Dans le milieu, il y aura une traverse où le pied se reposera, de sorte que le lépreux souffrira moins, et nous aurons plus de facilité pour le soigner. Le père fera faire de petites pinces qui nous sont indispensables pour soulever les peaux et enlever les chairs mortes. Si d’Europe on pouvait nous envoyer du linge, même du vieux linge, nous serions si contentes ! À présent nous avons de la mousseline, mais nous l’avons achetée et cela coûte bien cher. Je suis bien longue dans mes récits, mais je sais que notre colonie japonaise vous tient à cœur. Bénissez-la de loin, Mère bien-aimée, ainsi que votre petite enfant en J.M.J. et N.P. S.F.5 Marie Colombe de Jésus, fmm sup. Journal de la léproserie de Biwasaki (suite)6 7 décembre 1898 On a acheté du bois pour la léproserie ; les lépreux le scient et le mettent en paquets. L’un d’eux a un pied dans un état affreux. De profondes crevasses nous disent que ce membre se détachera bientôt ; nous coupons la peau et pansons les plaies. Le courrier nous apporte des nouvelles de notre Mère tant aimée et un manuscrit contenant les renseignements sur les soins à donner à la lèpre et les précautions hygiéniques à prendre. Oui, notre Mère peut avoir confiance, nous serons prudentes, car nous voulons tra5 6



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  En Jésus, Marie et notre père saint François ;  Annales FMM 1899, juillet-août, p. 134-137.

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vailler pour le bon Dieu. Nous avons de longs tabliers bleus qui ne servent que pour les malades et ne sortent pas de Nakaomaru. Pour les pansements, nous nous servons de tampons d’ouate, trempés dans l’eau phéniquée. Pour nettoyer les plaies, chacune de nous a une paire de petites pinces, afin de soulever les peaux et les pourritures de sorte que nous pouvons panser sans beaucoup toucher la plaie. Le nettoyage fait, nous remettons au malade la bande destinée à recouvrir le pansement et lui-même achève l’opération. Avant de rentrer, nous nous lavons les mains dans l’eau phéniquée ; et si le bon Dieu veut que nous mourions lépreuses, nous ne pourrons pas nous reprocher de ne pas avoir été prudentes. À la maison, sœur Annick sème du blé et plante des pois. Les Japonais la voyant tant travailler, la prennent parfois pour un homme, mais peu lui importe ; son but est de venir en aide à ses sœurs. Un gamin passe près d’elle et lui crie jasos : c’est une insulte que les païens jettent aux chrétiens. Ce mot a plusieurs significations, il veut dire protestants et Christ. Notre sœur ne se laisse pas davantage troubler par cette injure. Le charpentier nous apporte un râteau commandé et s’excuse de ne pas pouvoir travailler à notre lessive. Il veut nous faire comprendre qu’il a un ouvrage à faire pour l’armée et emploie pour cela le langage des signes. Il prend 1°) la position du soldat tirant un coup de fusil ; 2°) fait le salut militaire ; 3°) pose ses deux doigts sur la couture d’un pantalon qu’il n’a pas, et pour en finir, me crie dans l’oreille qu’il n’est pas soldat. Ma compagne rit aux larmes ; j’ai beaucoup de peine à garder mon sérieux. Quand nous saurons bien la langue, nous n’aurons plus besoin de ces mimiques, mais en attendant, nous prenons les choses du bon côté ; quand nous ne comprenons pas, nous demandons l’explication à notre professeur, car autour de nous, nous n’avons que des Japonais. 8 décembre Aujourd’hui tous les cœurs sont en joie ; nous avons l’exposition du Très Saint Sacrement jusqu’à dix heures. Nous étions à déjeuner, quand le père japonais vint me dire en toute hâte : « Le surplis et l’étole ! Le père catéchiste se meurt ; apportez ce qu’il faut pour l’extrême onction. » Je prends bien vite de la ouate, de l’eau bénite, deux cierges, un christ. Malheureusement la distance qui nous sépa 586

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rait ne nous permit pas d’arriver aussi vite que nous aurions voulu. Le malade avait déjà perdu connaissance ; à ses côtés deux des siens étaient à genoux, le reste de la famille fumait la pipe, parlait fort, et ne se souciait guère du pauvre malade. Le père lui administra les saintes huiles, et nous le quittâmes, laissant près de lui notre infirmière de Nakaomaru, Japonaise convertie et gouvernante de la léproserie jusqu’à notre arrivée. À 11 heures on vient nous annoncer la mort de ce brave homme. À trois heures, nous faisons notre consécration à la Sainte Vierge et lui offrons les clefs de la maison, selon l’usage de l’institut. Nos clefs consistent en dix pointes. Voilà les serrures de sécurité des maisons japonaises. Aux pieds de la Sainte Vierge, nous récitons un chapelet aux intentions de notre Mère et de l’institut. En nous rendant à Nakaomaru, nous avons rencontré beaucoup de pèlerins qui allaient à la pagode ; tous disaient la même prière et sur le même ton. Comme c’est triste de voir ces pauvres créatures adorer le diable et le prier avec tant de ferveur ! Pour arriver à la pagode, il y a une trentaine de marches à monter, et là sont échelonnés une quarantaine de lépreux demandant l’aumône. Nous leur donnons un sou à chacun, et les invitons à venir à Nakaomaru. Nous approchons de la nouvelle année et notre pauvreté n’ayant rien à offrir à Monseigneur nous lui broderons un coussin. Il est si bon pour nous qu’il mériterait quelque chose de bien plus beau, mais il verra au moins notre bonne volonté. Je dois vous quitter, Mère bien-aimée, non pas cependant avant de vous avoir demandé de dire à Jésus de me faire sainte ! Nous pourrions faire tant de bien au Japon, si nous étions vraiment bonnes  ! Le Japonais, au fond, n’est pas mauvais, il est enfant et orgueilleux ; il faut se faire enfant avec lui, oublier extérieurement que nous sommes Européennes et devenir Japonaises afin de le gagner au bon Dieu. Si Jésus m’a demandé de me séparer de vous, il m’accordera la grâce d’être votre consolation, n’est-ce pas, Mère ? 1er janvier 1899 Le premier de l’an au Japon a cela de commun avec les autres pays qu’on fait d’avance une foule de préparatifs. Huit jours durant toutes les maisons se nettoient de fond en comble, puis on songe à s’occuper de la nourriture. Le grand régal du jour est le mochi que l’on confec

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tionne en faisant fermenter du riz pendant deux jours, on le cuit ensuite à la vapeur, on l’écrase avec le pilon, enfin on le transforme en petits gâteaux ronds, durs comme des cailloux. À cette enveloppe de riz, on ajoute soit de la purée de haricots noirs sucrée, soit du millet, et pendant trois ou quatre jours c’est un festin de Balthasar. Le mochi s’accommode à toutes les sauces : grillé sur le charbon, c’est excellent, cuit à l’eau et sucré, cela peut passer, mais l’extra c’est la soupe que nos Japonais confectionnent avec des plantes marines et des pommes de terre du pays. À dire vrai, les estomacs européens ont du mal à supporter. Le jour de l’an arrive, on visite parents et amis. « Shoguats omedeto » se répète-t-on à qui mieux-mieux, et cela signifie : « Tous mes vœux de bonne année. » Le visité offre à son visiteur du vin de riz dans une soucoupe de terre, des carottes confites dans le shoyu et des choux préparés de la même façon. Le tout se sert sur un plateau où trône une orange avec ses feuilles reposant sur deux fougères et des pousses de bambou. Remarque : la grosseur de l’orange varie selon la fortune et le fruit n’est consommé que lorsqu’il a reçu tous les visiteurs. Voilà pour l’intérieur des familles, l’extérieur des maisons est en harmonie. Elles sont toutes ornées de deux sapins dans lesquels on plante des branches de bambou. Tout est au nombre de deux dans ce pays-ci. Plus on est riche, plus le sapin est beau. Une guirlande de fougère court tout autour de la maison ; une grosse touffe de la même plante orne l’entrée principale qui porte en outre deux oranges, une touffe de navets et de je sais plus trop quels légumes. De tous ces usages, nous n’avons adopté que les cadomats (sapins) et le pavillon. Par contre, nous avons dîné à la japonaise. La bonne fille qui nous aide nous avait suppliées de lui faire ce plaisir. Elle nous confectionna donc des légumes confits dans le shoyu du poisson : une espèce de soupe qui ne flattait guère notre palais européen ; enfin elle nous servit le fameux vin qu’ils appellent « de longue vie ». Ce matin nous nous sommes installées devant ce régal japonais et, munies de nos bâtonnets, nous nous sommes forcées d’accomplir joyeusement cette bonne petite mortification. Les visites, après cela, ne nous ont pas manqué. Les plus sensibles à nos cœurs ont été celles des lépreux. Pauvres gens ! Ils nous remerciaient si chaleureusement ! J’avais acheté hier une masse d’oranges, 588

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ils en ont reçu trois chacun, ce qui a épanoui tous les visages. Cet après-midi nous avons été en porter aux plus malades qui ne peuvent marcher. 6 janvier Les fêtes du premier de l’an durent encore ; visiteurs et amis courent de droite et de gauche portant ou rapportant des cadeaux ; le vin de longue vie continue à circuler et s’il ne prolonge pas l’existence, il enivre assez bien les Japonais. Le fils spirituel de sœur Annick (le charpentier) nous a apporté son miagé (cadeau). C’est un gâteau de Savoie. Comme il était accompagné de tous ses ouvriers et qu’il trouvait le temps long, il est allé relancer sa mère spirituelle jusqu’à la lessive afin de lui faire admirer son casteran (nom du gâteau). Bien que ce soit fête et grande fête aujourd’hui, puisque nous célébrons l’Épiphanie, je vais à Nakaomaru soigner nos lépreux. Pendant que je manœuvre mes pinces sous la peau d’une vieille bonne femme, elle se met à réciter son Ave Maria en remerciant. Cette action si simple m’émeut profondément. […] Journal de la léprosererie de Biwasaki (suite)7 25 février 1899 Une de nos bonnes femmes, une vieille lépreuse, est partie pour le Ciel. Depuis une quinzaine de jours elle gardait le lit, lorsque jeudi matin nous la trouvâmes bien malade. En quelques heures, elle était à l’agonie ; mère provinciale la baptisa alors sous le nom de MarieHélène. Les dispositions de la pauvre vieille étaient bien touchantes : de ses mains déjà glacées par le froid de la mort, elle essayait encore de faire le signe de la croix. Elle est morte dans la nuit et hier matin nous lui avons rendu les derniers devoirs. Savez-vous, Très Révérende Mère, comment on procède ici pour l’enterrement d’un lépreux ? On prend trois caisses à pétrole qu’on lie ensemble ; le corps et ensuite plié en deux, les pieds étant placés sous la tête, et ce cercueil d’un nouveau genre, où sur toutes les faces  Annales FMM, 1899, novembre-décembre, p. 213-217.

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on lit « Raffinerie de pétrole », est porté au cimetière sur des cordes de paille par deux japonais. Au champ du repos, la fosse est creusée ; c’est un carré de la même dimension que les boîtes ; on les y enfonce, on les recouvre de terre, en ayant soin d’élever un petit monticule sur le sommet duquel on place une pierre et un écriteau portant le nom et l’âge du mort. C’est bien la dernière fois qu’on enterrera ainsi sous nos yeux ; coûte que coûte, nous arriverons à avoir des cercueils pour nos pauvres chers malades. 10 mars Nous faisons la visite des yadoyas. Ce sont là nos vraies journées missionnaires. C’est bien le mot, Mère, car nous courons à la recherche des âmes dans les huttes où la misère morale surpasse la détresse physique. Deux Japonais sont très malades ; l’un d’eux est mourant. Impossible de le baptiser, il est tellement sourd que ni nous ni notre catéchiste ne pouvons nous faire comprendre. Le second consent à apprendre les prières, et d’un coup de poing, envoie son idole à la porte de la hutte. Mais le diable nous suit en la personne d’une femme qui, après avoir empêché son mari de recevoir le baptême, entre après nous dans les yadoyas pour dissuader les malades de nous écouter. 12 mars C’est le jour du catéchisme à Nakaomaru. Après la séance nous distribuons des oranges aux lépreux, puis, comme il en reste, nous nous passons le divertissement de les jeter à qui les attrapera, ce qui est toujours fort goûté de nos malades. Le spectacle est comique. Ces grands enfants suivent le mouvement de nos mains qui jettent souvent en arrière ce qu’elles font mine de précipiter en avant ; ils rient, crient, se bousculent ; un vieux de soixante ans combat contre un gamin de douze ans. Cette récréation s’achève par des cris reconnaissants de nos pauvres chers infirmes. 15 mars Grande nouvelle ! ! Nous mangeons les premiers légumes venus de notre jardin, semés et cultivés de nos mains. Est-ce cela qui nous les fait trouver délicieux ? Peut-être… […] 590

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Lettres réservées : De mère Marie Colombe de Jésus8 Les martyrs japonais et de la Visitation Très Révérende et bien-aimée Mère, 4 novembre ‹1898› Vendredi, je partais pour Kumamoto afin de faire quelques provisions. J’allais quitter la maison quand je vois arriver une de nos voisines nous apportant comme cadeau dix livres de viande. Je vous assure que je lui fis un salut des plus gracieux. La bonne femme aurait voulu causer. Comme j’étais très pressée, je lui dis de revenir le lendemain. Nous nous embarquons, Trifine et moi, pour la ville sans trop connaître notre chemin. Arrivées au bon milieu, je m’aperçois que je ne retrouve pas la maison des sœurs. Je ne pouvais demander mon chemin en français. Je prends mon dictionnaire et je fais mille questions qui restent incomprises. Pour une vieille quêteuse, on ne se décontenance pas, et me voilà cherchant dans la direction où je croyais trouver la maison. Je reconnais le catéchiste des femmes et cette fois me voilà retrouvée. Une joie m’attendait au retour, eh bien Maman, c’était l’anniversaire de mon baptême. J’avais quelques jours auparavant exprimé le désir d’avoir un cadre pour y placer votre photographie telle qu’on l’a en Europe dans nos parloirs. Le cadre était arrivé et Maman était installée dans la salle de communauté. Maintenant, Maman, c’est vous qui présidez tous nos exercices, on vous a dans toutes les charges. La vue de votre portrait nous fait oublier notre éloignement. 5 novembre Nous avons une matinée comique. Nos dix voisines viennent en chœur nous rendre leur visite et nous apportent un grand gâteau sur un beau plateau. Nous les faisons entrer et visiter la maison comme le demande l’étiquette du pays, puis on leur offre le thé. Nous nous asseyons toutes à la mode du pays, c’est-à-dire sur nos talons, et les voilà toutes à jaser et à nous faire des questions. D’abord, quel est ce 8



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portrait – en voyant le vôtre ; nous leur jargottons [sic] que c’est notre mère de France qui nous l’a envoyé. Elles veulent savoir pourquoi nous portons un voile sur la tête et demandent à voir nos cheveux, car nous trouvant belles (paraît-il), nos cheveux doivent l’être plus. Nous leur disons qu’ils sont coupés et offerts au bon Dieu ; elles n’en reviennent pas. Nous les emmenons à la chapelle et leur faisons comprendre que c’est là que nous adorons Jésus. Pendant qu’elles examinent tout, je prie pour leur conversion car toutes sont païennes à l’exception de la domestique du père qui tient conversation pour nous. Nous avons un mal terrible à nous en débarrasser. Ne sachant comment faire, je fais semblant de prendre moi-même le thé et voilà toute la compagnie qui file joyeuse, laissant après elle une odeur de pipe épouvantable. Il y a de quoi faire mourir instantanément toutes les mites du quartier. Le père vient l’après-midi pour nous donner le nombre de malades inscrits depuis janvier et qui viennent se faire instruire. Ils sont au nombre de 60. Lui qui ne voulait pas que nous nous occupions des malades avant trois mois a l’air de vouloir renoncer à son projet. Je le laisse faire et attends qu’il se décide lui-même. 6 novembre Le père Corre vient nous dire la messe et nous confesse. Hier, je suis allée le lui demander en compagnie de Trifine dont l’état moral ne s’améliore pas. Il a tout deviné par les mots qu’elle dit de droite et de gauche et à tort et travers. Il lui demande si elle est habituée – Non mon père. Vous voulez, je crois, aller en Chine, lui dit-il, et demander votre changement – J’aimerais, lui dit-elle. – Eh bien, sachez, ajoute-t-il, que c’est là pour vous une tentation ; vous irez en Chine, vous aurez encore des difficultés, vous demanderez un nouveau changement, et petit à petit vous finirez par regagner le chemin de France et peut-être celui de votre famille. Quels avantages trouvez-vous à vous en aller ? Ne vaut-il pas mieux rester ici ? Le pays n’est-il pas plus beau ? Et puis vous avez des compagnes bretonnes, un directeur breton que vous ne trouverez pas ailleurs et puis si vous partez, moi je serai seul… C’est ça, lui répond ma compagne, je ne demanderai plus mon changement, au contraire, j’écrirai qu’on me laisse.  – Écrivez, lui dit-il, toutes vos difficultés à vos supérieures, mais laissez-les libres de vous et ne demandez rien. En sortant de confession, 592

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ma compagne s’écrie : « Le père a fait la confession d’un brigand, je ne sais ce qu’il ne résultera. » Cet après-midi, nous allons chez les malades. Les sœurs de Kumamoto y reviennent et le père les décharge de la responsabilité des malades pour nous les passer. Je lis les Actes de l’œuvre et nous observons que la propriété où nous habitons a été achetée et le contrat passé le jour de la Visitation, le premier malade reçu dans l’œuvre est entré le jour de la Visitation et c’est un couvent qui porte son nom qui a fait connaître notre institut au missionnaire, et lui qui avait eu un peu de peine à accepter que nous placions la maison sous le vocable des martyrs japonais et de la Visitation finit par avouer que la Providence a dirigé notre mère dans le choix de nos patrons. Je vous parlais du premier malade reçu dans l’œuvre, le 2 juillet, eh bien il a attendu notre arrivée ici pour s’en aller chez le bon Dieu. Il était mourant depuis longtemps et voilà deux jours qu’il est parti chez le petit Jésus. Il est mort comme un saint, édifiant tous ces compagnons. Le père n’avait jamais vu de mort de ce genre ; tous les malades lui en parlent. Malheureusement, nous n’avons pu l’assister, n’étant pas prévenues. Il a été enterré au cimetière païen, sans prêtre, pourtant il est chrétien, mais les choses n’étant pas encore organisées, le père laisse faire. Vous voyez, Mère, ce qu’il y aura à faire, mais Jésus nous aidera, j’en ai l’intime conviction. Je souffre intérieurement de l’infidélité de Trifine. C’est une preuve que le diable est lâché. Aussi je suis remplie d’espoir, mais je me prépare à la lutte. 7 novembre J’allais faire nos comptes, quand le père m’envoie un mot pour me rendre chez les malades afin d’y compter le nombre d’enfants. J’y vais avec sœur Pureté et nous feuilletons tous les livres en japonais. Nous trouvons cinq enfants à domicile et quarante que nous assistons en ce moment. Ceux-ci viennent avec leurs parents recevoir des secours et se faire instruire. Sur la liste, on en remarque beaucoup qui sont venus et enfuis de nouveau n’ayant pas un local assez vaste. Actuellement nous avons trente malades à domicile et quatre-vingts autres qui viennent régulièrement se faire instruire. Les catéchistes s’en occupent, mais le père voudrait que nous apprenions suffisamment la langue pour le faire nous-mêmes. Le père demande si nous avons obtenu un secours de la Sainte enfance. Je lui dis que nous

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allons le demander. – Que ferez-vous de l’argent, demande-t-il ? – Oh, mon père, nous ne serons pas embarrassées, le plus inquiétant c’est de pouvoir l’obtenir, mère dira bien ce qu’il faut en faire. – Oui, dit-il, nous sommes sur place, nous combinerons nos plans et les lui enverrons à approuver. – C’est ça, lui dis-je, elle pourra aussi nous aider beaucoup car elle connaît les œuvres et les missions et les aime. Puis il nous dit qu’il faut absolument que nous allions voir les malades qui sont dans les yadoyas, afin de les secourir. Il va nous donner une sœur qui les visitait avant. Il nous recommande de ne pas prendre son esprit car, dit-il, elle n’a pas compris le Japon et n’a pas le jugement droit. Je lui réponds que nous ne prendrons que l’esprit de nos Constitutions qui est de gagner le plus d’âmes possibles et de nous faire partout où nous allons. J’agis avec lui carrément. Hier, il voulait savoir de quel droit nous avions la permission de purifier le linge d’Église. Il désire voir le Bref. Je le lui montre dans le livre du Chapitre général. Il me demande ce que contient cette brochure. – Les Actes de l’institut, mon père, et il nous est défendu de le communiquer à personne ; je ne peux vous montrer que ceci. – C’est bien, ajoute-t-il, et il me le rend. Je ne le crois pas trop exigeant, mais il entre jusque dans les petits détails. – Sur quel principe basez-vous la bénédiction que vous demandez au prêtre ? demande-t-il encore. – Sur le respect dû au sacerdoce, lui dis-je, et comme le prêtre nous représente Jésus-Christ, nous avons l’habitude de lui demander sa bénédiction… Puis s’occupant de notre santé, il dit est tout simplement : « Vous savez que dans ces pays, on doit faire attention aux fatigues du mois qui souvent agissent sur les caractères ; il est bon de prendre du vin blanc, dans ces conditions, le saviez-vous ? – Oui, lui ai-je répondu. – Quand vous n’en aurez pas, vous m’en demanderez. » Puis il me dit : « Vous savez qu’en principe, la cire et le vin de messe, c’est vous qui devez le fournir ; je vous le dis pour que, si vous avez un aumônier, vous n’en soyez pas surprise, mais en attendant, quand vous n’en avez pas, demandez-en. » On place une fontaine à la sacristie, une pendule à la chapelle et nous faisons un confessionnal franciscain : c’est tout simplement une grille placée devant un paravent, puisque dans la maison nous n’avons pas d’autres cloisons. […]

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Les martyrs japonais et de la Visitation 18 novembre 1898 Je vous ai déjà parlé des yadoyas ou hôtels où se réfugient les lépreux repoussés de leurs familles. Nous avons fait notre première visite aujourd’hui, veille de la fête de sainte Élisabeth. Il pleuvait depuis deux jours et tous les malades étaient à domicile. Difficilement on peut dépeindre la misère de ces espèces de huttes. Chaque hôtel renferme des cinquantaines de malheureux, les uns lépreux, les autres syphilitiques, couchés les uns à côté des autres pêle-mêle. Un enfant au milieu de vieillards a attiré ma pitié. J’ai demandé s’il avait ses parents. Il nous a répondu qu’il était confié à son instituteur et nous a montré ce dernier qui se promenait d’un air fier. Son élève doit être de bonne famille, mais cette dernière veut sans doute se débarrasser de lui et c’est pour cela qu’on l’a envoyé dans ce coin de l’empire où il pourra vivre caché. Viendra un jour où il sera abandonné de tous et cet enfant deviendra l’enfant de la Providence. Puisse ce malheur nous le conduire et Jésus en faire son serviteur. C’est le vœu que nous formons en sortant. Je dis à notre femme d’avoir l’œil sur lui. Toutes les semaines nous devons faire deux ou trois visites des yadoyas afin d’avoir des catéchumènes. 19, Fête de sainte Élisabeth de Hongrie, amie des lépreux En l’honneur de la sainte nous faisons quelques pansements. Cette fois, c’est sœur Pureté qui débute ; nos malades commencent à s’apprivoiser. Tous voudraient être pansés. Ils nous montrent leurs plaies. Nous les renvoyons à demain, il n’y a absolument rien ‹pour les soigner› et le père n’a pas encore fait les achats. Ce soir, le père nous donne la première conférence ; il prend pour sujet la fin pour laquelle l’homme a été créé ; il nous engage à tendre à cette fin en servant bien Dieu avec amour et fidélité. 20 novembre Le père nous montre la propriété en détail et fait des plans pour bâtir sa résidence, nous faisons les nôtres ultérieurement et je me dis qu’il vaudrait mieux qu’il choisisse son emplacement ailleurs. Dans notre propriété, nous avons une jolie rizière alimentée par trois petits

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bassins d’eau. Nous aurons ainsi la facilité d’élever des canards et même des oies, mais pour le moment nous ne sommes pas assez nombreuses. Il faudra attendre. 21 novembre Je vais à Nakaomaru assister au catéchisme et je retrouve grand nombre des habitants des yadoyas venus pour apprendre leurs prières. Deux catéchistes hommes les font réciter. On répète dix, vingt fois le même mot sans le savoir et au bout d’un quart d’heure, les élèves reçoivent deux sous et se retirent pour faire place à un autre. Les femmes viennent avec leurs enfants sur le dos. Je remarque trois enfants d’un bonze à qui nous avions donné 30 sous la veille. La conquête de cette famille serait une bonne affaire. 22 novembre, fête de sainte Cécile Nous sommes toutes chanteuses, tout le monde veut assister au goûter que nous réunissons au souper. J’ai acheté quelques gâteaux du pays et ainsi nous serons toutes contentes, mais c’est une surprise car personne ne s’y attend. Voici, Maman chérie, comment se passent nos journées : la matinée, après déjeuner, étude et leçons de japonais jusqu’à dix heures, à onze moins le quart chacune selon sa charge a deux heures d’office, après quoi deux vont aux malades pendant que les autres font leur ouvrage. Le soir arrive si vite qu’on ne sait vraiment où passe le temps. Pour la communauté, voici comment elle va : mère assistante est toujours si bonne que j’ai honte de n’être pas moi-même meilleure. Sœur Annick est si dévouée qu’elle ne vise qu’au moyen de nous nourrir toutes par son travail ; elle plante, bêche, sarcle et sème. Nos graines nous sont données par nos voisins mais en toute petite quantité ; nous en avons fait demander à un missionnaire qui s’occupe de culture, mais je ne sais si nous pourrons en obtenir… Pour le quart d’heure nous n’avons que des pois, des fèves, des choux, des poireaux, tout cela en germe. Pas de fumier que celui des vidanges, mais petit à petit, on se montera. J’ai l’intention de demander à M. Ple de rester quelque temps avec nous pour nous installer quelque chose. S’il est là, j’aurai moins peur de nous lancer. Pour le terrain, nous ne pouvons le prendre tout de suite n’ayant pas de bras pour la culture et ne 596

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sachant pas assez la langue pour nous faire comprendre des hommes que nous pourrions prendre. Sœur Pureté se prête à tout, est à la lingerie, vestiaire, cuisine et malades. Tout le monde y met du sien, sauf Trifine qui reste toujours la même sous l’influence du mauvais esprit, prenant tout de travers et interprétant les choses de même. Elle est questionnée en confession et se plaint de ses épreuves, mais pour les faire cesser, elle laisse sa règle et son coutumier. Rien ne peut la changer, ni la douceur ni la bonté, il n’y a qu’à prier et attendre. La pauvre petite se nourrit du désir de fuir la souffrance et de trouver son plaisir ; du moment où elle contrariée, il n’y a plus rien qui tienne. Elle s’est prise d’affection pour le père et ne parle que de lui en récréation. Nous tâchons de porter la conversation ailleurs, petit à petit peut-être se fera-t-elle. Je le demande au bon Dieu, prie et souffre en m’efforçant d’être douce et bonne pour elle, mais tâchant de la rapprocher de sa règle. Je lui ai dit bien des fois que le jour où elle fera sa règle toutes ses difficultés disparaîtront. Quant à moi, Mère bien-aimée, je tâche de rester unie à la volonté divine, de conserver la paix intérieure et de vivre de la présence de Dieu. Je n’arrive pas toujours à faire tous mes exercices, un jour c’est l’adoration, un autre jour la lecture, mais je tâche d’y suppléer en gardant l’esprit surnaturel. Pour la propriété, nous avons commencé par prendre un grand champ, nous devons prendre des précautions pour ne pas froisser les voisins. Du reste tant que nous ne saurons pas la langue de façon à nous faire comprendre, je crois que nous n’avons guère d’avantage à avoir un domestique. Dans trois mois, on nous assure que nous pourrons nous tirer d’affaire, donc nous patientons jusque là. Le champ que nous avons pourrait, je crois, nous fournir de légumes, si nous arrivions à planter de suite, car c’est la meilleure terre que nous avons choisie. Nous pouvons, paraît-il, faire la récolte de pommes de terre européennes deux fois l’an. Quand nous aurons l’habitude du pays, nous y arriverons peut-être, mais il faudra que nous soyons plus nombreuses d’ici quelques années, car le père voudrait nous employer pour la quête qu’il fait par correspondance. Je pense que pour cela il paierait les sœurs qui s’en occuperaient du moins en partie, mais il ne me l’a pas dit. D’ici ce temps, nous pourrons peut-être former quelques bonnes agrégées. Je demande à Jésus de nous aider à faire son œuvre belle et bien belle afin que nous puissions lui gagner des

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âmes. Mais je crois que le diable doit être furieux de nous voir arriver au Japon, c’est pour ça qu’il s’attaque à la meilleure de toutes et par là fait souffrir les autres. Mère, je vois son action dans cette épreuve et je suis tellement convaincue que le petit Jésus en tirera sa gloire que cette seule pensée me donne courage. Mais l’épreuve est bien pénible aussi bien d’un côté que de l’autre. 23 novembre Aujourd’hui, c’est toute une colonie de pères qui nous arrivent pour faire connaissance ; vraiment on dirait que nous sommes des oiseaux curieux à montrer ; il faut que nous défilions devant tout le monde. Ce matin, deux pères japonais, ce soir deux européens, il faut montrer et la maison et la communauté. Parmi ceux qui sont venus ce soir, l’un d’eux est Lozérien ; il nous en débite et se met en quatre pour nous faire rire  ; il représente le théâtre japonais ancien et moderne. Nous leur offrons à goûter, ce sont des apaise-faim qu’on leur donne. Ils s’en vont et promettent de revenir. On arrange la maison de l’aumônier, ce qui nous donne à supposer qu’il ne va pas tarder à nous arriver, mais nous ne savons encore rien, peut-être dans une quinzaine. Nous aurons alors l’exposition du Saint Sacrement pendant peut-être une heure. Ce matin, un lépreux est venu se présenter et demander son admission. Le pauvre malheureux a les deux pieds emportés et marche sur ses genoux et ses mains. Je lui ai fait donner de l’argent pour son riz. Aujourd’hui je demande au père son admission ; il est d’avis de le faire attendre quelques jours, mais on lui donnera pendant ce temps de quoi se nourrir. Notre vieille de 89 ans est partie pour le Ciel ; nous aurons bientôt une remplaçante, c’est tous les jours que nous aurions des malades à recevoir si nous avions de quoi. Maman bien-aimée, veuillez dire à Jésus de nous aider à faire le bien qu’il attend ; dites-lui de nous rendre saintes et toutes à lui. Afin qu’il nous exauce, veuillez, Mère bien-aimée, bénir votre enfant japonaise qui vous aime bien respectueusement. P.S. Il nous tarde, Mère tant aimée, de recevoir une de vos lettres. Voilà trois mois que nous avons dit adieu à notre Maman sans avoir eu de nouvelles.

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Les martyrs japonais et de la Visitation, 14 décembre 1898 Très Révérende et bien-aimée Mère, Je vous ai quittée vendredi matin, mais je reviens aujourd’hui vous donner des nouvelles de toute la semaine. Samedi les ouvriers ont commencé une lessive que le père Corre nous fait bâtir. Ici les maisons sont vite construites : une grosse charpente puis un treillis en bambous attaché avec de la paille, une espèce de mortier fait avec de la terre dans laquelle on a coupé de la paille ; les hommes pétrissent cela avec leurs pieds et jettent ça sur le treillis de bambou et voilà un mur qui résiste aux vents et aux tremblements de terre. À propos de ces derniers, je crois vous avoir dit que nous en ­avions eu un, mais comme je n’en suis pas sûre, je me répète. C’était au beau milieu de la nuit, nous nous réveillons bercées dans nos lits, nous étions à nous demander ce que cela pouvait bien être quand notre fille nous crie : « ah assama jsihin ! » Je cherche mon dictionnaire et je vois la signification. Trifine meurt de peur et veut se sauver ; nous l’engageons à rester tranquille et pour la consoler sœur Pureté lui dit que sa sacristie va être transportée au milieu des rizières ; pour chasser la peur je les laisse rire. On va voir où se trouve la sacristie ; elle n’a pas bougé ; une seconde secousse se fait sentir et puis c’est fini. Néanmoins Trifine ne peut se rendormir et nous fait passer la nuit quasi blanche. Confession comme d’habitude. Le malade que nous avons baptisé dimanche dernier nous demande son admission. Le père nous demande avis et dans la crainte qu’en le rebutant il renonce à sa joie, on va le prendre. Mais ce malheureux n’ayant aucun papier, il faut faire les démarches. En attendant le catéchiste va le voir tous les jours et lui donne l’argent nécessaire à sa subsistance. Dimanche Le père dit la messe de l’Immaculée Conception. Il nous donne la conférence et cette fois il en arrive aux vœux. Il nous parle du vœu de pauvreté au point de vue matériel et nous dit qu’une vraie religieuse ne doit avoir de préférence et d’attachement pour aucune chose, pas même pour une image  ; on voit qu’il connaît nos Constitutions et qu’il veut se baser dessus ; il nous dit qu’il reviendra

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sur ce sujet. Après la conférence, il nous communique la lettre d’un père voisin demandant l’entrée d’un malade de son district. Le pauvre ne va pas être reçu de suite, il est maître de maison et on craint qu’il ne puisse s’habituer. On va le placer dans un yadoyas pour qu’il apprenne à connaître la misère et qu’ainsi il ne fasse pas de mauvais esprit en arrivant avec nos autres malades. Nous décidons le père à placer la photographie de maman Passion dans la salle des malades afin que ceux que nous soignons connaissent celle qui les aime tant et se dévoue pour eux. Nous lui demandons de nous donner un compagnon ; il nous dit de prendre saint François ou le Saint-Père ; nous n’avons ni l’un ni l’autre, mais nous nous réjouissons de voir notre Maman faire son entrée dans la salle des lépreux. Lundi, le père indigène s’absente pour faire la visite d’une chrétienne. Nous allons être plusieurs jours sans messe ; le temps est trop mauvais pour que le père Corre vienne le matin. Mardi, nous avons un temps affreux ; il fait un vent épouvantable, on dirait un typhon ; notre maison est très secouée. Nous restons dans l’obscurité jusqu’à neuf heures dans la crainte de voir la maison démolie par la tempête, si le vent s’engouffre dedans. Un père en visite vient nous dire la messe. Son hurumaya a été renversée par le vent ; par bonheur il n’y a pas eu d’accident. Mercredi Même temps qu’hier ; pas de messe. Nous faisons notre chemin de croix et communions spirituellement. À neuf heures, nous allons voir les malades. On barbotte dans la boue, car les chemins à travers les rizières ne sont pas faciles. Les malades sont complètement apprivoisés et veulent tous être soignés. Notre bonne femme qui s’était obstinée à ne vouloir pas être touchée de nos mains nous supplie de la soigner. Sœur Annick et moi la prenons par-dessous les bras, la seule partie non atteinte. Nous l’asseyons dans une chaise et les pieds dans un baquet d’eau chaude, nous commençons le nettoyable. Sœur Trifine qui débute aujourd’hui est un peu impressionnée. Il y a de quoi. Les pieds de notre pauvre vieille sont abominables, les orteils existent mais n’ont aucune forme, les ongles sont rentrés dans la chair et doivent occasionner des souffrances atroces. Je prends ciseaux et pinces et me mets à tailler, rogner et arracher. Notre vieille est contente et rit de bonheur. Nous seringuons à l’eau phéniquée et la 600

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laissons faire le bandage car elle a ses idées et préfère mettre ses chiffons tricolores. Nous la laissons après avoir passé plus d’une heure à la nettoyer. Chez les hommes cela va plus vite. Jeudi Nous avons aujourd’hui la messe par le père du district voisin. Il déjeune chez nous et nous retient une heure au parloir, ce qui ne nous arrange guère. Il a l’air d’une vraie femme. Le père Corre nous a dit de le secouer un brin, mais comme ce n’est guère notre affaire nous ne disons rien ; seulement il nous tarde qu’il s’en aille car nous avons passablement d’ouvrage. Figurez-vous que n’ayant rien à offrir à Monseigneur pour le nouvel an, nous avons imaginé de lui faire un coussin brodé et cependant aucune de nous n’a jamais fait cela. Nous nous y mettons, Pureté et moi, c’est une branche d’églantine que nous allons faire. Je fais la première feuille, cela ne va pas trop mal ; nous allons continuer, le bon Dieu bénissant nos efforts, peut-être réussirons-nous. J’ai également essayé un pétale d’églantine et je trouve que pour une apprentie qui n’a jamais eu que sac au dos et boîte au bras cela ne va pas trop mal ; vraiment le petit Jésus nous aide bien, et si d’un côté il nous donne la croix, de l’autre il ménage quelques consolations. Nous avons l’intention de faire un bénitier pour le père Corre et pour les sœurs de Kumamoto, nous ferons cela en velours ou peluche. Les cadeaux du premier de l’an seront faits en votre nom, Maman tant aimée, notre désir étant de vous gagner les cœurs de ce pays que vous chérissez tant. Après le bonheur de sauver des âmes, il me semble que je n’en trouve pas de plus grand que celui de vous faire aimer ; ça me coûte bien d’être loin de vous, il faut bien que je me dédommage par ailleurs. Dites au petit Jésus de me garder toujours dans ces dispositions, il me semble qu’ainsi je ne vous ferai jamais trop de peine. En tout cas, Maman chérie, grondez-moi quand je vous ferai du chagrin ; je veux être votre fille toujours. Je vous disais, il y a quelques jours, que je faisais mes efforts pour être plus douce, le bon Dieu m’aide. Du reste les occasions de m’humilier ne manquent pas, ce qui serait malheureux. Je vous disais dans ma dernière lettre et dans celles qui l’ont précédée, combien Trifine nous faisait du chagrin, vraiment le diable est furieux. Je crois qu’il voudrait même s’emparer de sœur Annick si dévouée ; je crois qu’elle souffre elle aussi, mais elle lutte. Je suis peut-être cause de leurs souffrances, cependant ma plus grande souffrance, c’est de les voir

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souffrir elles-mêmes. Le diable est bien furieux, espérons que Jésus en retirera sa gloire. Je le lui demande, je le désire. Mère assistante est bien bonne, sœur Pureté aussi, les autres ne le sont pas moins. L’épreuve est forte. Je vous avoue, Maman bien chérie, que deux ou trois fois j’en ai éprouvé une profonde tristesse. Je m’en suis confessée, on m’en a demandé le motif ; j’ai répondu que c’était de ne pouvoir faire le bien que je voulais. Le père m’a dit que ma charge était remplie d’épines, mais qu’il fallait rester dans la joie : « ne vous troublez pas, a-t-il ajouté, si vous avez une observation à faire, faites-la, tant pis si on la prend de travers ; c’est à vous de la faire avec douceur quand nous croyez que c’est nécessaire. » Je vous assure, Mère, que si je m’écoutais, je n’en ferais jamais, et cependant quand je les vois manquer à la règle je ne puis m’en empêcher. Ce qui a fait ma force en commission c’est la pratique de mon coutumier, je veux en faire également mon arme en mission. Au dedans ma paix n’en est nullement troublée, je sens que tout vient du diable et qu’il doit être furieux. Donc je reste calme pour ne pas lui laisser prise et je prie et m’abandonne à la volonté de Jésus ; si je ne souffrais pas ce ne serait pas bon signe. Je ne vous ai pas encore parlé de la chapelle provisoire que vous nous avez dit de bâtir. J’ai demandé au père ce que nous pourrions faire avec mille francs. Il nous a répondu qu’on ne pourrait rien faire du tout. Nous allons tâcher de mettre de côté quelque chose tous les mois. Si nous avions la chapelle provisoire, nous pourrions avoir peut-être un peu plus de monde à la messe. Je vous ai aussi parlé des visites des yadoyas ; je ne sais si vous aimeriez beaucoup cela ; dans ces réduits tout le monde ne peut guère aller et comme il est marqué dans nos Constitutions que nous devrons avoir de pieuses veuves pour aller où nous ne pouvons aller, jusqu’ici je n’y suis allée que deux fois avec sœur Pureté. J’envoie le catéchiste plusieurs fois par semaine, du reste nous ne savons pas beaucoup la langue. La fête de Monseigneur se trouve au mois d’avril. Je ne sais trop quoi lui offrir. Si vous pouviez, Mère, nous faire envoyer une porcelaine peinte… Saint Michel est le patron du Japon, saint PierreBaptiste et ses compagnons ceux de la cathédrale de Nagasaki ; une fête en l’honneur de la Sainte Vierge a aussi été établie au jour commémoratif de la découverte des anciens chrétiens et par un dessein 602

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de la Providence nous sommes dans un district qui a cette fête comme protection. De plus, mère assistante et moi avons comme patron de l’année saint Michel. Je vous quitte, Mère tant aimée, en vous demandant de bien vouloir beaucoup prier pour nous et nous bénir toutes. Le jour de Noël, nous ferons une longue prière pour notre maman Passion. En ce moment nous faisons une neuvaine, car nous n’oublions pas que les fins d’années apportent toujours à notre mère souffrance et croix. Pour que nous-mêmes nous n’en soyons pas cause, veuillez, Maman chérie, nous bénir. Votre enfant respectueusement affectionnée en J.M.J. et notre P.S.F. Marie Colombe de Jésus, fmm



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LES SŒURS DE SAINT-PAUL DE CHARTRES DANS LES BAGNES DE GUYANE (1852-1905) C h a nt a l Pa is a n t

Les sœurs de Saint-Paul de Chartres arrivent à Cayenne dès le début du xviiie siècle. Les quatre premières débarquent le 12 septembre 1727, à la demande de Monsieur de Maurepas, secrétaire d’État et ministre de la Marine. Elles viennent desservir l’hôpital et travailler à l’instruction des enfants des officiers et colons. Un nouvel hôpital sera construit en 1789. Les sœurs en assurent le service jusqu’à la laïcisation des hôpitaux militaires en 1904. Elles émigrent alors rue Shoelcher en avril 1905, puis place des Palmistes, où elles sont encore aujourd’hui. Elles sont également au camp Saint-Denis. À 1 km à l’est de Cayenne, dans une plaine marécageuse entre le mont Tabor et la mer, l’État fonde en 1836 une salle d’asile pour les enfants des employés du domaine colonial, alors esclaves. Les sœurs Éloïne et Brigitte, résidant à l’hôpital militaire de Cayenne, s’y rendent chaque jour. En 1848, avec la suppression de l’esclavage, il ne resta au camp Saint-Denis que peu d’enfants, orphelins ou infirmes ; le camp devient également un asile de vieillards. Sœur Macarie en est nommée supérieure. En 1849, à la demande du ministère, la supérieure générale, mère Thaïs, envoie deux institutrices, les sœurs Saint-Victor et Alexandrine. La sœur Macarie défriche, assainit les marécages, irrigue : on cultive, on plante des vergers, on élève des troupeaux. Un hospice de douze cases, cent vingt-quatre lits est ouvert en 1850. En 1852, lors d’une remise de prix aux enfants de l’école, l’Ordonnateur de la colonie déclare à la mère Macarie : « Le camp Saint-Denis, c’est votre gloire, ma sœur supérieure et celle de vos compagnes. » En 1859, l’établissement s’ouvre à la population civile et devient l’hôpital-hospice civil du camp Saint-Denis ; un directeur est nommé en 1880, les sœurs quant à elles gardent le service hospitalier auprès des malades, des incurables, des lépreux. Leur mission en Guyane ne s’arrête pas là. Les sœurs de Saint-Paul de Chartres sont aussi dans les pénitenciers.

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Les déportations en Guyane L’histoire des déportations en Guyane française coïncide pratiquement avec celle de la colonie. Elle commence dès le xviie siècle (la Guyane est française en 1637), et ne se terminera qu’au milieu du xxe siècle : les déportations prennent fin en 1936, les derniers condamnés seront rapatriés en 1954. L’idée de faire de la Guyane le lieu de déportation des opposants politiques date de la période révolutionnaire. L’Assemblée législative vote la déportation des prêtres non jureurs (loi du 21 avril 1793). L’exécution de la loi est suspendue, par crainte des réactions de l’Angleterre, maîtresse des mers, mais, ironie de l’histoire : les deux premiers déportés, qui arriveront en 1795, sont des membres du Comité de salut public, renversé par le revirement politique du 9 Thermidor, Billaud-Varennes et Collot d’Herbois, considérés, avec Robespierre, comme responsables des abus de la Terreur. Ils se retrouveront à l’hôpital de Cayenne, soignés par les sœurs ! Les déportations se poursuivent sous le Consulat et le Premier Empire. Le 12 novembre 1797, le navire La vaillante débarque seize victimes du coup d’État du 18 fructidor, soupçonnés de menées réactionnaires, déportés sans jugement  ; après un séjour à l’hôpital de Cayenne, ils seront envoyés à Sinnamary. Ils restent deux témoignages : le Journal de ma déportation à la Guyane, de Laffon-Ladebat, président du Conseil des anciens ; et Journal d’un déporté non jugé, 1835, du Marquis de Barbé-Marbois, membre du Conseil des Cinq Cents. Le 12 juin 1798, la Décade débarque cent quatre-vingt-treize déportés dont cent cinquante-cinq prêtres. Parmi eux le vicaire général de Chartres, Charles-Pierre d’Hozier, le chanoine de Notre-Dame de Chartres, Jacques-Abraham Évrard, le curé de Saint-Martin de Chartres, Nicolas Seguin, un certain Jean-Jacques Aymé qui publiera des souvenirs, dans lesquels il rend hommage aux sœurs. Le 29  septembre 1798, la Bayonnaise ­débarque une centaine de prêtres ; neuf malades, dont Jean-Charles Brumaux de Beauregard, vicaire général de Luçon, vont à l’hôpital de Cayenne, les autres sont envoyés dans le désert humide de Conamama. L’occupation de la Guyane par les Portugais en 1809 va suspendre pour un temps les déportations de ce côté. En 1802, le ministre de la Marine et des Colonies avait écrit au préfet d’Eure-et-Loir pour lui demander des sœurs de Saint-Paul de Chartres en renfort  – « si du moins, leur maison de Saint-Maurice-lèsChartres-en-Beauce existe encore… » car les liens ont été coupés depuis la Révolution. De fait, la congrégation avait été dissoute et ses biens confisqués. La supérieure, mère Marie Josseaume (1790-1834) n’a plus de sœurs en France…. À Cayenne, à partir de 1809 et huit ans de suite, une seule sœur va rester sur place. Ce n’est qu’en 1817, que les renforts attendus arrivent enfin : cinq sœurs, avec à leur tête sœur Alexandre.

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Les déportations reprennent sous la deuxième République et le Second Empire. Le père Paul Mury, sj, dans son histoire de la mission des Jésuites à Cayenne, rapporte le message que le prince Louis-Napoléon, président de la République, adressait à la Chambre des députés, le 12 novembre 1850 : Six mille condamnés renfermés dans nos bagnes de Rochefort, de Brest et de Toulon, grèvent notre budget d’une somme énorme, se dépravent de plus en plus et menacent la société. Il me semble possible de rendre la peine des travaux forcés plus efficace, plus moralisatrice, moins onéreuse et en même temps plus humaine en l’utilisant au progrès de la colonisation française1. Après les détenus politiques et les prêtres, ce sont les condamnés de droit commun qui prennent la direction de Cayenne. Le décret du 27 mars 1852 substitue à la peine des travaux forcés la transportation volontaire à la Guyane française. Le rapport de la commission d’enquête sur les nouveaux établissements pénitentiaires avait désigné cette colonie comme particulièrement adaptée : Quoique située dans la zone équatoriale, la Guyane a une température bien moins élevée que sa latitude ne le laisserait supposer ; elle s’abaisse jusqu’à 22° et s’élève au maximum à 32. Les maladies des pays chauds, fièvres intermittentes, hépatite, dysenterie, y sont en général rares et peu intenses. Sur tout le littoral, rafraîchi par les vents alizés, de l’île de Cayenne au Maroni, s’étend sur plus de quarante lieues un banc de terre végétale mêlée de sable où il suffira de quelques travaux d’assèchement pour obtenir une grande salubrité. Ajoutons que la Guyane est couverte d’immenses forêts qui, pendant des siècles, pourraient fournir les bois qui manquent à nos constructions civiles et militaires ; qu’elle est capable de produire toutes les cultures des deux Indes. […] La Guyane française va donc devenir le siège de nos établissements pénitentiaires et les bagnes qui souillaient le sol de la métropole y seront transférés. Les travaux, conduits avec intelligence et discipline, achèveront d’assainir ces terres et d’assurer la prospérité de notre colonie. Les travailleurs pourront entrevoir, dans un avenir plus ou moins proche suivant leur conduite, la possibilité de devenir propriétaires du 1   Paul Mury, Les Jésuites à Cayenne, Strasbourg 1895 – cité par le chanoine Jean Vaudon, dans Les filles de Saint-Paul au bagne, Procure des sœurs de Saint-Paul, Chartres, 1930. Ce dernier ouvrage est extrait de son Histoire générale de la Communauté des filles de Saint-Paul de Chartres, en quatre volumes. Les citations intégrées à cette introduction lui sont empruntées.



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sol qu’ils auront fécondé. Vous aurez ainsi rendu la peine des travaux forcés plus efficace et moins coûteuse, tout en la faisant servir aux progrès de la colonisation française. Après ce tableau idyllique, il était supposé que les déportés au bout d’un an subviendraient à leurs besoins. Durant des décennies, ce mirage d’un bagne colonisateur résistera à toutes les contre-épreuves de la réalité : épidémies, climat débilitant. Cependant la différence entre le nouveau pénitencier et les anciens bagnes est suffisamment appréciable pour susciter des volontaires : trois mille forçats, sur les six mille détenus dans les bagnes de métropole, partent en Guyane. Chassagnol, forçat transporté de Toulon à Cayenne et dont les archives du ministère de la Marine ont conservé des notes manuscrites, nous en donne à connaître. Dans les bagnes, les condamnés sont en livrée : pantalon jaune, casaque rouge, bonnet rouge pour la condamnation temporaire, bonnet vert pour une condamnation à perpétuité ; une manche jaune à la casaque rouge pour les récidivistes (dits « chevaux de retour »). Ils portent « la manille », cercle de fer autour de la cheville auquel est rattachée une lourde chaîne qui peut se suspendre à la ceinture. Les chaînes sont rivées deux par deux, accouplant les condamnés nuit et jour sans relâche. À cette épreuve s’ajoutait, la nuit, celle du « ramas » : les condamnés étant couchés serrés côte à côte sur des planches nues, les garde-chiourmes prenaient le dernier anneau de chacune des chaînes, et y passaient une longue barre de fer qui traversait de bout en bout le hangar servant de chambre et se fixait au sol par des crampons et cadenas. Au pénitencier en revanche, il n’y aurait plus ni chaîne, ni accouplement, ni ramas ; la livrée serait remplacée par l’habit d’ouvrier. Après deux ans de bonne conduite, les condamnés seraient regardés comme des « engagés » pouvant recevoir une « concession », pourraient contracter mariage ou être rejoints par leur famille, recouvrer en partie leurs droits civils… Une mesure de prudence, cependant : le transporté, après expiation de sa peine, en tant qu’engagé, devrait rester en Guyane un nombre d’années égal à celui de sa condamnation, ou rester à vie dans la colonie, s’il avait été condamné à huit ans ou plus. L’œuvre de moralisation et de colonisation escomptée ne pouvait aller, dans l’esprit du ministre, sans l’appui de la religion. Les sœurs de Saint-Paul de Chartres, en Guyane depuis près d’un siècle et demi au service des militaires, marins et colons, sont tout naturellement appelées pour cette œuvre nouvelle. Par ailleurs : Un aumônier sera attaché à chacun des camps, déclare le ministre de la Marine Théodore Duclos, dans le rapport du 20 février 1852. L’instruction religieuse entrera ainsi largement dans le régime du

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pénitencier, et la parole des ministres de l’Évangile exercera une influence salutaire sur la réforme des coupables destinés à peupler notre colonie. Les pères du Saint-Cœur de Marie, de Libermann, et les Lazaristes, les uns et les autres présents en Guyane, déclinèrent l’offre. Les Jésuites, premiers missionnaires de la Guyane, auxquels on ne songeait plus, proposèrent leurs services. Trois pères (les pères Hus, supérieur, Ringot et Morez) et deux frères, partis de Brest sur la frégate la Forte, débarquent le 20 mai 1852, aux Iles du Salut, avec six cent trente transportés : trente condamnés politiques, deux cent quarante forçats libérés, trois cent soixante forçats en cours de peine, tirés de divers bagnes. Ils devaient faire aux îles une halte d’acclimatation avant de rejoindre le continent. Le forçat Chassagnol se souvient de la harangue du nouveau gouverneur de la Guyane, Sarda-Garrigua, arrivé avec un premier convoi de trois cents forçats ouvriers, quelques jours plus tôt (le 11 mai 1852) : Mes amis, il n’y a pas sous le soleil de plus beau pays que celui-ci, ni plus riche. Il est à vous. Le prince Louis-Napoléon m’envoie pour vous le partager. Vous allez descendre, travailler, préparer le terrain, élever des cases. Pendant ce temps-là je parcourrai la colonie. Je choisirai dans les sites les plus charmants les cantons les plus fertiles ; puis, ces terres cultivées en commun seront partagées entre les plus méritants… […] Les arbres tombent sous la hache, les broussailles disparaissent. Le terrain est déblayé, on le nivelle. Les cases avaient été construites en France ; on en assemble les pièces et, après quinze jours de travail, les condamnés peuvent quitter le bateau où ils retournaient coucher chaque soir. On a peine à comprendre ce miracle d’activité qui ne s’est pas renouvelé depuis. Le climat des tropiques eut très vite raison des santés. Le 22 janvier 1852, le ministère avait demandé six sœurs de Saint-Paul de Chartres pour les pénitenciers  ; le 15  avril, une autre dépêche portait leur nombre à douze. Débarquent de la Nouvelle-Amélie le 27 mai 1852, les sœurs Victoire Cabrouiller, Symphorose Bargues, Rosine Douris, Sainte-Soline Martin, Saint-André Lefèvre, Saint-Ambroise Jousse, Saint-Dominique Leroux, Sainte-Paule Gaillard, Sainte-Clémence Constant, Aurélie Thomas, Marie-Amélie Granet, Julia Texier. Dès le 3 juin, la supérieure principale de la mission de Guyane, en charge de l’hôpital de Cayenne, mère Félix Peluche, recevait de l’aide de camp Pradier une lettre confirmant la demande pour les pénitenciers : Le vapeur le Voyageur partira demain pour les îles du Salut. M. le commissaire général [ainsi désigne-t-on le gouverneur], s’étant



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a­ ssuré que les logements avaient été préparés, m’a chargé de vous prier, Madame, de vouloir bien désigner quatre sœurs pour aller continuer leur mission sainte à l’hôpital des îles.

L’organisation des pénitenciers À partir de 1890, les pénitenciers seront répartis en trois groupes : Le groupe des Iles du Salut comprend l’Ile Saint-Joseph où se trouvent les condamnés à la réclusion cellulaire et un asile d’aliénés ; l’Ile Royale, la plus grande, où sont envoyés les transportés jugés les plus dangereux ; l’Ile du Diable, réservée aux déportés. C’est là que Dreyfus sera interné. Très difficile d’accès, elle est reliée à la côte par un câble où l’on acheminait la nourriture du prisonnier et de ses gardiens. Le groupe du Maroni comprend le camp des Malgaches (où sont les condamnés noirs), le camp Godebert (où sont emprisonnés ceux qui ont commis un délit en Guyane), le Nouveau camp (pour les impotents), SaintMaurice (centre des concessionnaires) et quelques postes où sont placés des transportés chargés de la réparation des lignes télégraphiques. Ils seront supprimés en 1935. Le groupe de Cayenne comprend le pénitencier du chef-lieu, celui de Kourou, avec le camp de Maracaïbo et les postes de Sinnamary, d’Iracoubo et d’Organako, qui disparaissent également en 1935.

La législation2 Longtemps empirique, la transportation est régie par des textes à partir de 1854. La loi Miral (du nom de son rapporteur) du 30 mai 1854, sous la signature de Napoléon III, fixe l’exécution de la peine des travaux forcés et transfert officiellement le bagne hors de France, avec pour territoire d’accueil, entre autres, la Guyane. Le principe est le suivant : les travaux forcés seront exécutés sur une terre lointaine, « dans des établissements créés par décret de l’empereur sur le territoire d’une ou de plusieurs possessions françaises autres que l’Algérie » (art. 1). Au moment de sa libération, le condamné sera tenu de rester dans la colonie un temps égal à celui de sa peine et il y restera toujours, s’il est condamné à huit ans et plus. Ce principe de « doublage » fait que « le libéré », jeté du jour au lendemain dans la rue sans ressources, et sans espoir de trouver du travail, n’avait plus

2   Les précisions qui suivent, concernant le régime des sanctions figurent dans Jean-Claude Michelot, La guillotine sèche, histoire du bagne de Cayenne, Fayard, 1981.

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qu’à commettre un autre délit qui, en le ramenant au bagne, lui assurerait au moins sa pitance. L’administration a pratiquement droit de vie et de mort sur les prisonniers, du moins jusqu’à la fin des années 1870. En 1878, Victor Schoelcher fait approuver une loi interdisant la bastonnade dans les pénitenciers ; et en 1880, les gouverneurs reçoivent l’ordre de surseoir à l’exécution de toute sentence capitale. Les derniers décrets de 1889 et 1891, et deux arrêtés de 1904 et 1905 vont définir le régime du bagne, qui se maintiendra jusqu’en 1925 : mutilations et bastonnades étant interdites, il reste l’emprisonnement spécial (de nuit) et la réclusion cellulaire (jour et nuit, avec un travail dans la cellule). Les fortes têtes, affectées aux travaux de construction des routes et exploitations forestières, vivent de véritables calvaires. Albert Londres, alors reporter du Petit Parisien, publia à ce propos une enquête explosive (août-septembre 1923), qui s’achève par une lettre ouverte à Albert Sarraut. Fidèle à son style décisif, le journaliste interpelle ainsi l’autorité : Monsieur le Ministre, j’ai fini. Au gouvernement de commencer. Vous êtes un grand voyageur, M. Sarraut. Peut-être un jour irez-vous à la Guyane. Et je vois d’ici, l’homme qui, en Indochine, a fait ce que vous avez fait. Vous lèverez les bras au ciel, et d’un mot bien senti tombera du premier coup votre réprobation. Ce n’est pas des réformes qu’il faut en Guyane, c’est un chambardement général3.

Les îles du salut Quatre sœurs, parmi les anciennes, partent le 9 juin 1852 pour l’Ile Royale  : Cyprienne Legoux, supérieure, Victoire Cabrouiller, Ananie Housseau, Césarie Têtu. La mère Félix Peluche les accompagne.

Mère Félix Peluche à la supérieure générale Le 10 juin 18524 C’est du milieu des déportés que je vous écris, ma très chère Mère, hier mercredi nous nous sommes embarquées, sœurs Victoire, Cyprienne, Ananie, Césarie et moi sur le Voyageur.  Albert Londres, Œuvres complètes, éd. Arléa, 1992, p. 96.   Lettre citée par le chanoine Jean Vaudon (1930). Cet ouvrage est la source principale des lettres citées lorsque les originaux n’ont pu être retrouvés dans les Archives générales de la congrégation. 3 4



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Les îles du Salut où nous sommes sont charmantes. Elles sont trois, séparées l’une et l’autre d’un kilomètre à peu près. Sur la principale, qui est l’île Royale, sont les habitations des transportés. Sur le plateau est bâti un hôpital provisoire avec à côté la case des sœurs. Nous sommes « baraquées » car ce ne sont que des baraques partout. On trace des chemins afin de pouvoir faire le tour de l’île par le bord de la mer. Au bas de la montagne, j’ai remarqué deux belles fontaines dont l’eau est excellente, ce sera une grande ressource pour la colonie. On creuse aussi plusieurs puits. L’air est pur et sain. La deuxième de ces îles est Saint-Joseph, la troisième est l’île du Diable, couverte de reptiles. Personne n’aura l’intention d’aller s’y réfugier ! Je vous avoue, ma très bonne Mère, qu’il ne nous semble pas être au milieu de personnes qui ont été contraintes de quitter la France à cause de leur conduite. Ces pauvres gens paraissent heureux ici. Ils travaillent le matin de cinq heures à huit heures trente puis de une heure à cinq heures. Ensuite ils vont se promener dans l’île. Hier nous sommes allées visiter leur cimetière où il y a déjà huit fosses et, dessus, des petites croix qui en attendent d’autres, mieux confectionnées. Si vous aviez vu hier ces pauvres gens descendant de la montagne après leurs travaux, un gros morceau de bon pain et de bonne viande à la main, mangeant de bon appétit, venir à nous, nous tirer leur bonnet et nous dire avec une figure épanouie : « Mes sœurs, nous sommes heureux de vous voir. Nous ferons tout notre possible pour que vous soyez heureuses au milieu de nous et nous répondrons par notre reconnaissance à vos bontés et aux soins que nous recevrons de vous. » Et je pensais à la miséricorde de Dieu sur ces malheureux qui leur donne un asile où ils pourront couler des jours, sinon heureux, du moins paisibles, et aussi à cette même bonté céleste qui ne permet pas que de pauvres filles soient exposées au milieu de ces hommes, hier encore l’effroi du genre humain… Ils sont déjà au nombre de sept cents, et l’on attend un autre navire qui en apportera de nouvelles centaines, et ce ne sera pas le dernier…

La supérieure générale de l’ordre est alors mère Victorine Gougeon (1849-1855).

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Je m’en retourne ce soir à Cayenne, très satisfaite… Oh ! oui, la mission de nos sœurs me paraît belle, et je voudrais la partager… Nous avons ici trois bons pères jésuites qui sont chargés des îles pénitentiaires. Par conséquent, nos sœurs se trouveront sous leur direction. Vous voyez que le bon Dieu nous gâte en nous accordant des grâces aussi abondantes et aussi privilégiées. Le père Ringot est sur place ; les pères Hus et Joseph Morez sont retournés à Cayenne. La réalité des îles, et de la Guyane en général, contraste avec ces premières impressions lénifiantes de la mère Félix. Sœur Symphorose, cinquième envoyée dans l’île royale, mourut de la fièvre typhoïde peu après son arrivée, le 11 décembre 1852, première victime de la mission des transportés. Elle fut enterrée dans l’île où les transportés lui élevèrent un tombeau. Sœur Floride meurt en 1853 : à l’époque l’on n’enterrait déjà plus dans l’île ; les condamnés étaient jetés à la mer ; le personnel d’encadrement était, quant à lui, enterré au cimetière de l’île Saint-Joseph. Très vite, le gouverneur Sarda-Garrida s’avère incapable d’assurer l’ordre dans la colonie et le ministère des aumôniers se heurte à des obstacles administratifs délibérés. Aumôniers et religieuses lui sont imposés par la métropole, mais sur place il a tout pouvoir et aussi celui de brimer les religieux, en restreignant les allocations alimentaires, voire en ouvrant leurs courriers. La transportation de femmes dans les bagnes s’étend de 1852 à 1900. Les motifs de condamnation sont essentiellement la prostitution et l’avortement. Au total, 517 furent envoyées à Cayenne. Elles devaient participer au peuplement de la colonie  : après six mois de bonne conduite, elles étaient autorisées à se marier avec des « engagés » (condamnés libérés). 1200 enfants naquirent de ces unions ; peu survécurent aux épidémies. Un épisode a marqué les sœurs de Saint-Paul de Chartres, celui des onze négresses condamnées à la Martinique, transportées aux Iles du Salut et que Sarda-Garrigua voulut marier avec des forçats. Il n’y eut qu’un seul candidat au mariage… refusé par les filles. Elles furent ensuite transportées à Cayenne, isolées dans un coin de l’hospice civil. Les sœurs leur donnent des rudiments de religion, le père Hus les catéchise ; fin 1852, six d’entre elles firent leur première communion. En 1853, le gouverneur les transporta au camp de la Montagne d’Argent.



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Sœur Cyprienne à la mère supérieure générale Îles du salut, 27 juin 18565 Peines et contrariétés ne diminuent pas, ma Bonne Mère, elles viennent à nous comme l’eau à la mer. L’hôpital, établi à peu de distance de notre case, facilitait le service, mais le nouveau commandant l’a fait transporter au milieu du camp, c’est-à-dire à cinq cents mètres au moins de la cuisine des malades et sans fermeture ni entourage, pour l’installer la moitié plus loin, en sorte que cuisine, buanderie, hôpital, forment les trois extrémités de l’île. Jugez des fatigues de notre service ! Vous savez que les sœurs sont obligées d’être deux toutes les nuits pour faire le quart et le tour de chacune revient toutes les quatre nuits, plus souvent même à cause de celles qui sont en souffrance. Sœur Julia Texier et sœur Sainte-Foi Vigier n’iront pas loin, si la fièvre jaune continue. Bien ou mal portante, il n’en faut pas moins parcourir toutes les rues pour aller faire ces rondes nocturnes. Figurez-vous donc six cases différentes formant quatre rues, entourées de toutes celles des forçats, et deux pauvres filles trottant dans la nuit. Elles sont, il est vrai, accompagnées de la sentinelle qui les garantit contre la peur, mais non pas contre le vent qui souffle, furieux, sur la pointe du rocher au milieu de la mer ; contre la pluie et la boue, dans la saison mauvaise qui est celle de la Guyane les deux tiers de l’année. Cette période est pénible ; cependant elle est préférable au temps de la sécheresse où nous sommes réduites à n’avoir que de l’eau salée pour faire la cuisine, pour boire et pour laver le linge. Ce genre de misère est bien préjudiciable à la santé et nous oblige aux plus grandes privations. Il ne serait pas difficile d’y remédier, si on voulait, car, dans la saison des pluies, il tombe tant d’eau que, si on construisait des citernes, on n’en manquerait jamais. L’autorité se réserve celles en fer qui sont envoyées de France, et, dans la crainte de manquer d’eau douce, nous en refuse. Nous partageons donc les détresses de 5   Lettre citée par le chanoine Jean Vaudon (1930). La nouvelle supérieure générale est alors la mère Maria Rouyrre (1855-1861). C’est son second mandat, elle fut également supérieure générale de 1834 à 1843. Née en 1791, elle meurt en 1869, après avoir fondé vingt-cinq établissements.

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nos malheureux transportés, souvent réduites nous-mêmes à refuser l’eau nécessaire à étancher la soif de nos pauvres malades ; Dieu sait ce que nous en souffrons ! Et si j’entrais dans le détail de nos souffrances physiques et morales, un volume n’y suffirait pas. Voilà quatre ans que je suis au bagne ; je vous assure que vos filles n’y sont pas heureuses tous les jours !… Mais par bonheur, Vénérée Mère, Dieu est là, c’est pour sa gloire que nous travaillons et souffrons. Heureusement encore, nous avons pour nous encourager à porter notre croix et pour nous guider dans la voie douloureuse où le Christ a voulu marcher le premier, l’exemple et le zèle des pères jésuites. Il semble donc que Dieu veuille nous dédommager de nos misères par ce surcroît de grâces auxquelles chacune d’entre nous fait effort pour répondre généreusement. Sœur Cyprienne à mère ‹Maria Rouyrre› Île Royale, 30 juin 18596 Ma très chère bien-aimée et vénérée Mère, L’ Amazone vient d’arriver, elle nous apporte cinq cents hommes de toutes les catégories, c’est-à-dire politiques, repris de justice et forçats. Les Iles du Salut contiennent ces trois sortes de détenus, les ­politiques à l’Ile du Diable, les repris de justice à Saint-Joseph et les forçats à l’Ile Royale. Voilà la population des Iles du Salut. L’hôpital est à l’Ile Royale et nous y avons toujours beaucoup de malades parce qu’ils viennent de quatre pénitenciers ; celui qui nous en envoie le plus et les plus gravement atteints est celui de Kourou7 qui se trouve sur la grande terre, à trois lieues des Iles du Salut. En ce moment,  Même source.   Kourou fut le théâtre d’une affaire tragique alors oubliée. Elle remonte au lendemain de la guerre de Sept ans où le gouvernement Choiseul (1761-70) décida de donner à la Guyane les moyens de devenir une colonie prospère, d’où pourraient partir des renforts, en cas de nouveau conflit avec l’Angleterre. On allécha les candidats à l’expatriation, Alsaciens et Lorrains notamment, par la perspective de terres gratuites. Pas plus de mille européens et quelques milliers d’esclaves vivaient alors en Guyane. Douze mille nouveaux colons arrivèrent en quelques semaines. Rien n’avait été prévu pour les accueillir. La famine s’abattit sur les camps improvisés ainsi que la fièvre jaune, la ­t yphoïde, le paludisme… Sept mille y laissèrent leur vie, les autres s’en ­retournèrent. 6 7



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nous sommes dans la bonne saison, nous n’avons pas plus de cent quarante malades et point d’épidémies, nous nous portons toutes assez bien, nous avons de l’eau en abondance et même plus que nous n’en voulons : il pleut tous les jours et beaucoup ; s’il était en notre pouvoir d’en conserver pour les temps de sécheresse… mais non, il faut la voir couler et quand les pluies sont passées, être réduites à la plus grande misère. Cependant, cette année, on a fait quelques travaux pour agrandir le réservoir de notre rocher, peut-être nous rationnera-t-on moins strictement que nous ne l’étions les autres années. On bâtit notre maison, on nous fait espérer que l’année prochaine, c’est-à-dire dans un an, nous pourrons l’habiter. […] Fin 1852, un nouveau chargement de 399 transportés arrivait à bord de la frégate l’ Érigone : cent soixante et un forçats, quatre-vingt-quatorze repris de justice, cent quarante-quatre condamnés, ce qui allait porter le nombre des occupants de l’île Royale à mille deux cents. Il fallait en conséquence répartir cette population sur les îles avoisinantes. Les forçats en cours de peine resteront dans l’île Royale ; les condamnés politiques sont envoyés à l’Ilet-la-mère : sur les cent quatre-vingts détenus entrés à l’hôpital de l’Ilet-la-mère, cinquante moururent en 1854, suite aux mauvais traitements  ; les autres furent envoyés à Saint-Joseph. Le père Herviant, aumônier de l’Ilet-la-mère, meurt à l’hôpital de Cayenne, le 12 juin 1853, à quarante-trois ans. Le corps du père Herviant fut exposé dans la chapelle des sœurs puis inhumé à Cayenne. Son ministère avait duré six mois. Après une première visite dans l’Ilet-la-mère, la mère Félix y conduit quatre de ses filles, le 29 octobre 1853 : les sœurs Macarie Touzet, SainteAnne Tafforeau, Sainte-Soline Martin, Saint-André Lefèvre. Les aumôniers, les frères Louis et Florent Ringot les accueillent et les conduisent dans leur carbet de bois. Un mois plus tard, leur supérieure, sœur Aurélie Thomas, étant arrivée, sœur Macarie Touzet quitte l’Ilet-la-mère pour le camp Saint-Denis, le 29 novembre 1853. À la demande du ministre de la Marine, sept nouvelles hospitalières s’embarquent à Nantes le 17 février 1853. La sœur Rosalie, atteinte de la fièvre typhoïde, meurt au cours de la traversée. Le 18 juin 1860, sœur Romaine Réveillac meurt à l’âge de 29 ans.

Moins de cinq cents firent souche. Cf. Jean-Claude Michelot, La guillotine sèche, Fayard, 1981, p. 23.

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La Montagne d’Argent Les déportés continuant à arriver, il fallait prévoir leur installation sur le continent. Dès 1852, le gouverneur Sarda-Garrida avait fait acheter par le gouvernement la Montagne d’Argent, jadis mise en valeur par les Jésuites. Située à trente lieues au sud-est de Cayenne, à l’embouchure de l’Oyapock, elle doit son nom aux feuilles argentées de l’ « arbre à canon » dont elle était entièrement couverte au moment de la découverte. La presqu’île tient au continent par un marais. Sans attendre la fin des aménagements, on y expédie, fin 1852, deux cents déportés blancs et noirs, censés fonder la colonie. Jetés dans des carbets ouverts à tout vent, vingt-trois d’entre eux meurent en six semaines, frappés par les fièvres. Le père Morez y rejoint les déportés le 13 février 1853. Il y mourra le 3 octobre de la même année, à quarante-trois ans. À cette même date, deux cases neuves étant terminées, on y installe cinquante-huit déportés parmi les plus malades. Un autre pénitencier est ouvert au Sud, à Saint-Georges sur l’Oyapock, en avril 1853 : cent quatrevingt Blancs y sont transportés ; quatre-vingt-dix meurent en six mois. Le père Bigot, envoyé auprès d’eux, décède à son tour peu après son arrivée. Sarda-Garrida fait aussi transporter à la Montagne d’Argent, pour les y livrer sans surveillance, les onze négresses que les sœurs commençaient à éduquer. Des bagarres entre Noirs et Blancs éclatent aussitôt pour en avoir le monopole… Le père Hus part en France faire un rapport sur les agissements scandaleux du gouverneur. Le 15 février 1853, arrive le vapeur de guerre le Caméléon, avec à son bord le contre-amiral Fourichon, nouveau gouverneur de la Guyane, accompagné du père Hus. Le contre-amiral donnera sa démission et quittera la colonie un an plus tard, le 3 février 1854, après avoir constaté les difficultés d’acclimatation pour des Européens, les maladies et les morts fréquentes, l’impossibilité de faire exploiter ce pays par des condamnés, incapables de subvenir à leurs besoins. Le père Hus a noté dans son journal, la confidence que lui fit le contre-amiral : Quand même on m’offrirait la Guyane tout entière, fût-elle aussi riche que la Californie, je ne resterais pas ici. Je ne puis rien pour améliorer l’affreux état des pénitenciers. Dès lors, je ne suis plus que le premier bourreau de la France, chargé d’exécuter des hommes dont aucun n’a mérité la sentence de mort. Que ceux qui ont promis le succès viennent le réaliser. Pour moi, mon honneur et ma conscience me répètent à chaque instant que je ne dois ni ne



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puis diriger plus longtemps une œuvre contraire aux intérêts de la mère patrie8. Cinq sœurs de Saint-Paul de Chartres s’installent à la Montagne d’Argent  le 1er  avril 1854  : les sœur Aurélie Thomas, supérieure, Amédée Portheault, Claudine Échalier, Soline Martin, Azélie Pinsonnet. Dès leur arrivée, elles devront faire face aux restrictions budgétaires imposées par le nouveau gouverneur Bonnard, capitaine de vaisseau, ancien gouverneur de Taïti, arrivé fin janvier 1854. Par un arrêté du 9 mai 1854, il prenait en effet l’initiative de supprimer l’indemnité de nourriture de cinquante francs par mois, allouée aux hospitalières détachées sur les établissements pénitentiaires (arrêté du Conseil privé en date du 2 juillet 1852) ; les sœurs n’ont plus droit qu’à la ration militaire de campagne qu’elles sont supposées améliorer avec le produit de leur petit élevage.

Sœur Félix Peluche à M. le Gouverneur de Guyane Cayenne, 16 mai 1854 9 […] la pauvre sœur hospitalière ! exposée à des fatigues excessives, passant les nuits au chevet d’un moribond, compromettant sa santé et même sa vie, dans une salle infectée par les maladies plus ou moins contagieuses… la pauvre sœur hospitalière sera encore privée d’une nourriture essentiellement nécessaire à la conservation de sa santé ! Elle sera forcée, si la communauté ne vient à son secours, de se conformer au régime des malheureux pour lesquels elle s’est dévouée si généreusement ! Elle est, par le fait, assimilée au forçat exilé pour ses crimes. La sœur hospitalière ne doit pas penser seulement à sa nourriture avec 600 F. : il faut encore pourvoir à un entretien très coûteux, surtout dans ces pays où l’on paie 4 F. ce qui n’en coûte que 2 en France. J’ai aussi l’honneur de vous faire observer, Monsieur le Gouverneur, que notre communauté a un personnel de sœurs très nombreux qui, après avoir passé dix, quinze ou vingt ans dans les hôpitaux des colonies et ailleurs, ont sacrifié leur existence au soulagement des nombreux souffrants, sans autre espoir que de finir paisiblement leurs jours 8   Cité par le père Paul Mury, Les Jésuites à Cayenne, p. 68. Ces propos coûtèrent à l’amiral Fourichon une disgrâce de quinze ans. 9  Manuscrit, Archives générales des sœurs de Saint-Paul de Chartres, A.M.M. Guyane, 3F/1-9.

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dans cette maison qui leur a procuré le bonheur de se livrer à la pratique des bonnes œuvres. Voilà pourquoi, Monsieur le Gouverneur, nous déléguons le tiers de notre traitement [à la maison mère]. Mais aujourd’hui, nous ne pourrons plus satisfaire à ce devoir que la charité et la reconnaissance nous imposent, mais encore il ne sera plus permis de remplir le devoir de mère que m’impose la qualité de supérieure des sœurs que la divine Providence a confiées à mes soins ! Il me faudra les voir manquer du nécessaire… ; j’aurai la douleur de les voir souffrir sans moyens pour les soulager ! Je sais qu’elles ne se plaindront pas, mais leurs peines me sont personnelles. Vous ne condamnez pas, Monsieur le Gouverneur, les plaintes que j’ose manifester sur un arrêté qui nous met dans l’impossibilité de rester dans la Guyane avec de telles conditions. Daignez donc, Monsieur le Gouverneur, accueillir favorablement ma demande qui n’est basée que sur le désir d’être utiles à l’œuvre de la transportation, dans la part qui nous est confiée, et de remplir fidèlement le but de notre sublime vocation. J’ai l’honneur d’être, Monsieur le Gouverneur, avec un profond respect, Votre très humble servante, Sœur Félix Le médecin-chef de l’hôpital, M. Laure, argumenta en leur faveur. La supérieure générale, Victorine Gougeon, écrivit au ministre de la Marine et des Colonies (lettre du 14 juillet 1854). Dans sa réponse du 3 août, le ministre Ducos reconnaissait que le profit tiré par les sœurs de leur bassecour, de leurs jardin et étables, était largement repartagé aux malades et qu’en conséquence il ne convenait pas « de soumettre ces produits à une surveillance et une comptabilité que ne comporte pas la nature des choses. » C’était clairement reconnaître le caractère mesquin de l’arrêté du gouverneur Bonnard. Une indemnité de 1 Franc par jour serait versée aux hospitalières des établissements pénitenciers. L’église du pénitencier, SaintFrançois Xavier, est bénite le 3 janvier 1855. En 1859, les festivités de la Fête-Dieu dureront quatre jours. Fièvres, diarrhées, mauvais traitements, contagion du désespoir, tentatives d’évasion fortement réprimées déciment la population des condamnés. La rade est peu fréquentée, un immense marais rattache la presqu’île au continent, chaque capture donne lieu à une prime appréciable. En 1854, un évadé a été surpris et tué dans son sommeil ; un autre meurt sous les



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coups. Le 23 décembre, on dresse à la Montagne d’Argent une guillotine pour un dénommé Baptième qui tenta de s’évader avec dix autres forçats dans une embarcation, après avoir jeté le surveillant à la mer. Les évasions suivirent de plus belle. Les suicides se multiplient. Parmi les déportés, figurent des personnes que leur éducation n’a guère préparées à la promiscuité des camps. La mère Macarie évoque de ces cas nombreux, nobles et prêtres notamment : Monsieur le gouverneur vient de nous confier un repris de justice, M. de…, afin de le séparer de la masse. Je ne puis vous dire l’impression que j’éprouve en voyant cette noblesse de France revêtue des insignes des bannis de la société. J’ai pu lui donner des vêtements plus convenables et il ne savait comment m’en exprimer sa reconnaissance (Lettre du 28 septembre 1863). Parmi d’autres prêtres déportés, les sœurs rencontrent le fameux M. Chassagnol qui s’offrit à écrire l’histoire des sœurs de Saint-Paul à la Guyane, comme il le faisait pour les pères Jésuites. Débarqué à la Montagne d’Argent, il fut ensuite admis à l’hôpital de Cayenne « en attendant de le placer, selon les prescriptions ministérielles, dans un endroit éloigné ou isolé de la masse » (Lettre de mère Macarie, 15 janvier 1864).

Sainte-Marie-de-Cacao et Saint-Augustin La Montagne d’Argent étant comble, le gouverneur Bonnard prospecte les rives de la Comté, au sud de Cayenne, pour y établir les « libérés » et crée successivement deux nouveaux établissements, Saint-Marie-de-Cacao et Saint-Augustin. On y envoie les libérés les plus soumis et robustes, parmi ceux qui doublent leur temps de peine. Les premiers arrivent en août 1854. Les lieux sont tellement malsains qu’ils seront évacués cinq ans plus tard (1859). L’aumônier, le père Raulin, tombe malade dès son arrivée à SainteMarie, de même que le commandant et le médecin… Ce qui n’empêche pas le gouverneur Bonard de faire savoir par voie de presse que serait poursuivi quiconque oserait parler de l’insalubrité de l’établissement. Le père Raulin, quant à lui, sera expulsé de Sainte-Marie pour avoir demandé aux transportés de se cotiser pour bâtir un autel que l’administration lui refusait (mai 1855). Il mourra à l’Ile Royale. Les sœurs arrivent à Sainte-Marie-de-Cacao en janvier 1856. Elles sont quatre, avec pour supérieure sœur Ananie Housseau qui avait auparavant dirigé l’hôpital flottant de Cayenne. Comme partout en Guyane, le premier

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contact avec la nature est enchanteur ; on s’extasie devant les gigantesques lianes fleuries à l’assaut des arbres centenaires et toutes les variétés de ­plantes tropicales. L’année 1856, trois forçats évadés avaient mangé l’un de leurs compagnons de fuite et passaient sous l’échafaud. La même scène de cannibalisme s’est reproduite en 1858 : cette fois, les coupables étaient quatre ; deux eurent la tête coupée ; un troisième, qui avaient refusé de manger la chair humaine, dut assister à l’exécution et porter la tête des deux autres dans ses mains à l’amphithéâtre. Il en devint fou. Quand Sainte-Marie est comble, à son tour, on envoie les libérés à Saint-Augustin, à une lieue de Sainte-Marie. Le commandant Armand Jusselain décrit le site : au sommet aplati, le logement du commandant dominant les cases des transportés, étagées en amphithéâtre ; pas de blockhaus, ni enceinte fermée ; un hôpital pour les personnes libres, un autre pour les transportés ; des concessions sous les palmiers, les orangers ; la forêt verte à perte de vue… Mais l’illusion de climat idéal pour les santés… est vite dissipée : Cette illusion s’évanouit avec la lumière. Le soir, lorsque l’ombre commença à couvrir la forêt, nous vîmes descendre, de tous les points du ciel, de longues colonnes de vapeur. Elles s’étendirent, peu à peu, en une immense nappe horizontale sous laquelle la terre entière fut comme ensevelie. Les nègres, toujours superstitieux, soutiennent que ce sont de grands zombies (fantômes) blancs qui viennent la nuit s’accroupir sur la coupole de la forêt et y semer le poison de la fièvre. Pour nous, il nous semblait voir notre campagne de France dormant, une nuit d’hiver, sous son manteau de neige. Mais ce manteau, si sain là-bas, porte ici la mort dans ses plis. Du sommet de la colline (où a été construite la maison du commandant), on voit surgir de cette blanche surface, comme des rochers sur la mer, les cimes noires de quelques grands arbres. Audessus brille, dans toute sa splendeur et sa sérénité, le ciel étincelant des tropiques. Mais bientôt tout cet océan, immobile d’abord, s’ébranle. Les flots montent comme une marée, battant les flancs de notre colline. Les cases à nègres, les palmiers jusqu’à la cime, notre plateau où nous semblons des naufragés d’un déluge universel, tout est submergé… Une à une, les étoiles s’éteignent, et la Comté tout entière est plongée au fond de l’océan pestiféré…10

10   Commandant Armand Jusselain, Un déporté à Cayenne, Paris, C. Lévy, 1878, p. 280.



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Dans une lettre du 4 juin 1856, la mère Félix Peluche annonce à la supérieure générale, mère Maria Rouyrre, que le gouverneur réclame deux sœurs pour Saint-Augustin : « M. le gouverneur veut que les sœurs soient là le 1er juillet et je n’ai personne à y mettre, écrit-elle. Un navire part demain pour les Iles du Salut ; je compte m’embarquer pour voir si je ne pourrais pas en prendre une ou deux ; cela sera difficile, car il y en a trois qui ne sont pas bien. » Quatre vont cependant débarquer du canot Oyapock, dont sœur Sainte-Monique Journiac, supérieure, qui venait de l’Ilet-lamère, et sœur Ananie. Une épidémie éclate en 1856, dans la Comté, puis de nouveau en 1859. Le supérieur des Jésuites, voyant que le père Gaudé, successeur du père Bertrand, succombait à son tour, décide d’abandonner les postes de la Comté. Fin décembre 1859, les deux pénitenciers de Sainte-Marie et de Saint-Augustin furent évacués. Deux mille deux cents victimes sont enterrées dans la clairière, le tiers de l’effectif des deux établissements.

Sœur Félix Peluche à la supérieure générale, Maria Rouyrre Sainte-Marie de Cacao, le 22 janvier 185611 C’est du nouvel établissement de Sainte-Marie que j’ai l’honneur de vous écrire. Nous y sommes depuis quatre jours, et dans deux jours je dois retourner à Cayenne. Nous avons embarqué sur un joli petit vapeur le surveillant, nos sœurs Ananie, Antoinette, Sainte-Anne, Saint-André et moi, le jeudi 17 courant à 8H du matin pour nous rendre à notre destination ; nous y sommes arrivées à 5H du soir. […] Pour arriver à cette colonie pénitentiaire, il y a je crois seize ou dix-huit lieues à traverser, mais comme c’est un voyage de rivière et non de mer, le cœur est moins malade, pour ne pas dire pas du tout. Le commandant, M. Jacquemin, a été rempli de bontés et d’attentions pour nous. Nous avons pu voir à loisir se jouer au bord de la rivière les serpents et les caïmans ou crocodiles qui fuyaient à l’approche du navire. […]

11  Manuscrit, Archives générales des sœurs de Saint-Paul de Chartres, A.M.M. Guyane, 3H/1-5-2.

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Il y a beaucoup d’habitations sur les bords de la rivière, habitations jadis florissantes et cultivées avant l’émancipation des Noirs, mais aujourd’hui tombant en ruines par l’état de décrépitude dans lequel se trouvent les malheureux colons dont les terres sont incultes et n’offrant plus aux yeux des passants que le tableau de la misère et de la paresse. Après dix heures de navigation, nous arrivons à la première colonie sur le chemin, c’est-à-dire Saint-Augustin, sous la dépendance de Sainte-Marie. Cet établissement est destiné à recevoir les forçats libérés, les repris de justice et les volontaires. Ces individus sont en ce moment au nombre de trois cents. Plusieurs d’entre eux, en récompense de leur bonne conduite, ont obtenu du gouverneur des concessions de terrain et du bétail dont le produit est pour eux. Il est fâcheux que le climat ne leur soit pas favorable, car ceux qui ont mérité cette faveur se trouveraient dans leur position. Les autres de la même catégorie qui ont su gagner l’estime des honnêtes gens et attirer l’attention des chefs, sont placés à Cayenne, dans des habitations où, séparés de la masse, ils goûtent en paix les douceurs de la société. D’autres, de la même catégorie, ne pouvant se rétablir ici, ont été renvoyés à l’Ile Saint-Joseph où l’air est plus sain. […] [Arrivées à Sainte-Marie, le commandant les conduit à leur habitation, «une jolie petite case, qui n’est pourtant qu’une baraque. »]

La position de cet établissement est mieux que celle des autres pénitenciers. Le plateau sur lequel est située la transportation est très vert, parfaitement nivelé. Seize cases ou grandes salles placées en amphithéâtre forment le centre de la transportation, c’est-à-dire la localité des condamnés ; autour de cette localité est une barrière qui sépare les gens libres des condamnés. Aux quatre coins sont quatre blockhaus ou prisons pour les condamnés dans le bas, et corps de garde dans le haut, de telle sorte que ce camp est toujours sous la surveillance active des militaires. Près du débarcadère se trouve le logement du commandant, des officiers de santé, d’administration, du génie d’infanterie de marine et autres, voilà pour une extrémité du camp. L’autre est occupée par l’aumônier de l’église (qui n’est pas encore terminée), la caserne, l’hôpital et enfin les sœurs qui, sans être isolées, sont ou seront tout

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à fait chez elles. Elles vont avoir leur basse-cour et un jardin, déjà elles ont dix poules. Nous attendons aujourd’hui une vache et une chèvre laitières de Cayenne. J’espère qu’elles ne seront pas mal pour le temporel, si Dieu veut leur accorder la santé. Pour les secours spirituels, ils ne leur feront pas défaut, car les Révérends Pères Jésuites sont très zélés. Ainsi ma très bonne Mère, selon la prévoyance de mon petit jugement, les sœurs y seront aussi heureuses qu’il est possible à l’âme chrétienne et religieuse de l’être sur la terre. Elles peuvent faire beaucoup de bien parmi ces malheureux qui regardent les sœurs comme leur seconde Providence. Elles amolliront des cœurs endurcis et les prépareront au passage de l’éternité. […] Me voici rentrée à Cayenne et en proie aux plus vives inquiétudes : l’épidémie qui paraissait avoir disparu vient de se réveiller par l’arrivée des Européens. Nous perdons tous les jours trois ou quatre personnes. Toutes nos pauvres sœurs vont y passer. Déjà Sr Sainte-Eléonore, Sr Vincent, Sr Antoinette ont été prises de cette cruelle maladie, pourtant elles vont mieux. Aujourd’hui, Sr SaintCasimir est très malade depuis huit jours avec les symptômes de cette fièvre. Dieu sait comment cela va tourner. […]

Les Rives du Maroni, Saint-Laurent et Saint-Louis du Maroni Les pénitenciers de la Comté étant fermés, les autorités prospectent à l’autre extrémité de la Guyane, sur les rives du fleuve Maroni, frontière naturelle avec la Guyane hollandaise. M. Mélinon, savant botaniste, alors commandant supérieur du Maroni, avait considéré, dès le début de la transportation, que la région de Saint-Laurent convenait pour une exploitation agricole. L’entreprise amorcée, ensuite abandonnée par les gouverneurs successifs, est finalement reprise, en 1857, par le gouverneur Baudin. Avec Mélinon et le père Jardinier, aumônier, il va tenter de réaliser l’œuvre de réhabilitation dont avait rêvé l’empereur en 1850. L’établissement est inauguré le 21 février 1858, le père Jardinier bénit les terrains, destinés à vingtquatre concessionnaires. Le 16  mars 1858, la mère Macarie se rend sur place avec la sœur Cyprienne prise au passage aux Iles du Salut. Reçues par le commandant Mélinon et sa femme, elles visitent l’hôpital et les concessions :

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Il nous reçut avec toutes les démonstrations du respect et de la joie, écrit-elle, puis nous conduisit à sa maison, où nous fûmes parfaitement accueillies par sa femme, laquelle, quoique souffrante d’une forte névralgie, s’était levée pour nous saluer et nous conduire à la chambre qu’elle nous avait préparée chez elle. […] Nous eûmes un instant de peine en voyant les premiers malades, six blessés, trois fiévreux, si mal installés. […] Ce qui nous parut admirable c’était de voir ces transportés travaillant comme des journaliers consciencieux, sans surveillance et en silence. Nous n’entendions que les coups de hache au loin, les coups de pioche auprès, les coups de marteau des ouvriers, le bruit des scieurs de long. L’ordre règne partout. L’on sent que ces hommes sont confiants en celui qui les dirige. Tous ont paru heureux de voir des religieuses12. Par ailleurs, le gouverneur poursuivait le projet de pénitencier de femmes : il avait écrit au ministère pour obtenir des sœurs de Saint-Paul et un premier convoi de femmes était attendu début 1859 ; la mère Macarie avait pris toutes les dispositions, mais la direction du pénitencier fut finalement confiée aux sœurs de Saint-Joseph de Cluny. Le recours aux plus hautes instances, le ministère des Colonies, Napoléon III lui-même, ne changea rien à l’affaire : cette mission était réservée aux filles de la mère Javouhey, qui avait réalisé, en Guyane, le miracle de Mana, dans les années 18281843 : un groupe de colons vivant de façon communautaire, une exploitation agricole luxuriante là où tous les projets de colonisation précédents avaient échoué ; des africains esclaves ou relégués à qui l’éducation par le travail et une règle communautaire permettraient d’accéder à la libération et la dignité.

L’amiral Baudin, gouverneur de la Guyane à son Altesse le Prince Napoléon 12 novembre 185813 Monseigneur, Par une dépêche du 16 dernier, votre Altesse Impériale me fait l’honneur de me prévenir que des engagements étaient déjà pris avec Madame la supérieure générale des sœurs de Saint-Joseph pour charger les religieuses de cet ordre de la direction d’un pénitencier de femmes qui doit être prochainement établi à la Guyane, lorsque ma   Lettre de mars 1858, citée par le chanoine Jean Vaudon (1930).   Lettre, comme la suivante, citée par le chanoine Jean Vaudon (1930).

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lettre du 7 juin qui demandait des sœurs de Saint-Paul de Chartres est parvenue à votre département. Je prie Votre Altesse de me permettre de lui faire respectueusement observer que ce n’est pas seulement par la lettre du 7 juin que j’avais demandé de confier aux sœurs déjà employées dans les hôpitaux des établissements pénitentiaires, la direction d’un pénitencier de femmes  ; dès le 15  mars de la même année, dans ma lettre qui contenait le projet de ce pénitencier, je m’exprimais ainsi : l’introduction des femmes est une partie très difficile de la mission qui nous est confiée ; j’espère que personne ne sera au-dessous de sa tâche. Quatre sœurs hospitalières seront nécessaires pour le premier établissement, et je prie en conséquence votre Excellence de vouloir bien augmenter de quatre le personnel de ces religieuses attachées à la colonie. La sœur que nous destinons à être supérieure de ce pénitencier ira se rendre dans le Maroni, afin de s’entendre avec M. Mélinon et régler avec lui les premières installations. Ainsi que je l’annonçais dans cette lettre, la supérieure se rendit sur le nouvel établissement du Maroni où elle fit un assez long séjour, pendant lequel les détails des bâtiments à construire et les différentes installations intérieures furent convenus entre cette dame et M. Mélinon. Pendant que ces constructions se poursuivaient avec activité, la correspondance ministérielle vint, à notre grand étonnement, nous faire connaître qu’on allait prendre des engagements avec un ordre étranger au lieu de choisir, comme je l’avais proposé, les religieuses qui devaient diriger ce pénitencier de femmes parmi les sœurs hospitalières dont le zèle infatigable et le dévouement excitent depuis six ans l’admiration sur tous nos pénitenciers. Ce fut alors que j’écrivis la lettre du 6 qui, dans ma pensée, devait suffire pour prévenir les suites d’une interprétation erronée de ma demande du 15 mars. Dans ma conviction, j’ai laissé nos sœurs hospitalières présider aux soins d’une première installation du pénitencier où elles se sont rendues déjà depuis un mois et demi, et aux préparatifs de la réception des femmes, et c’est sur ces entrefaites que m’est parvenue la dépêche déjà citée du 16 juillet, dans laquelle Votre Altesse Impériale annonce que ma lette du 7  juin n’est parvenue au département 626

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qu’après les engagements pris avec Mme la supérieure générale de sœurs de Saint-Joseph. J’ai dû en donner connaissance à Mme la supérieure des sœurs hospitalières, qui s’est montrée consternée d’une mesure qu’elle considère comme exclusivement humiliante, en ce qu’elle semble placer l’ordre auquel elle a l’honneur d’appartenir sous la fâcheuse présomption d’un défaut d’aptitude ou d’un dévouement insuffisant. Elle me prie d’écrire de nouveau à Votre Altesse Impériale pour la supplier de revenir sur une décision qui va porter la douleur et le découragement dans toute la communauté. Elle me prévient que, de son côté, elle allait s’adresser à Mme la supérieure générale pour aller porter aux pieds de Votre Altesse Impériale l’expression de leur profonde affliction et de leur légitime plainte. En présence de la douloureuse impression que paraît avoir produite l’annonce de l’arrivée de religieuses étrangères à leur ordre qui vont les faire renvoyer d’un établissement où elles sont déjà installées et les faire exclure d’une mission pour laquelle à mon avis, elles réunissent tous les genres d’aptitudes, j’ai cru devoir, par reconnaissance pour le courageux dévouement dont elles ne cessent de donner des preuves depuis le commencement de la transportation, aussi bien que dans l’intérêt de l’œuvre nouvelle tentée dans le Maroni, me faire l’interprète de nos bonnes sœurs de la charité près de Votre Altesse Impériale… Mère Maria Rouyrre, supérieure générale, à son Altesse Impériale Monseigneur, Depuis plus d’un an, j’ai été entretenue par une correspondance de Cayenne assez suivie, d’un projet formé pour l’établissement d’un pénitencier de femmes au Maroni. À mesure que ce projet prenait de la consistance, l’autorité du lieu me le faisait savoir pour que j’eusse à me tenir en mesure de donner des sœurs propres à cette mission, aussitôt que Votre Altesse Impériale en ferait l’appel. L’époque à laquelle les sœurs devaient être demandées était indiquée pour le mois de juillet ; j’en avais alors réservé quatre de bon choix pour la direction de cette œuvre difficile, mais devant laquelle nous ne reculons pas dans l’espérance du bien moral qui doit en résulter pour cette classe infortunée.

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Les sœurs n’arrivèrent pas au temps où elles étaient attendues. M. le gouverneur amiral en fit détacher quatre autres des pénitenciers d’hommes déjà existants dans la colonie, qui furent conduites par son ordre au Maroni pour y prendre possession de cet établissement naissant. La supérieure principale fut chargée par l’autorité locale de les accompagner pour les installer dans leurs nouvelles fonctions. Aujourd’hui, je reçois de cette même supérieure une lettre en date du 12 novembre qui me dit que, par une dépêche ministérielle, Votre Altesse annonce l’arrivée de quatre sœurs de Saint-Joseph pour la direction du nouveau pénitencier du Maroni. Cette bonne supérieure, atterrée par ce coup, exprime, en outre, sa crainte de voir peser sur elle et ses compagnes mon mécontentement à la suite d’une décision aussi inexplicable et en même temps si disgracieuse à notre endroit, ce dont je n’aurais garde, sachant que, de toute part, on les proclame admirables de courage, de dévouement et de zèle parmi les populations au milieu desquelles elles sont placées pour en adoucir et soulager les misères dans les hôpitaux qu’elles desservent. Mais je viens respectueusement et avec confiance, Monseigneur, faire appel à la justice de Votre Altesse sur les conséquences d’une mesure qui tendrait à nous couvrir d’ignominie, si nous étions forcées d’abandonner une mission déjà remplie par nous depuis plusieurs mois et avec succès… Serait-ce donc là le prix du dévouement et des sacrifices de la congrégation pour le service des hôpitaux de votre département qui, pour la Guyane, date de 1727 sans interruption ? Oh non ! Votre Altesse ne nous payera pas ainsi, ce serait nous couvrir d’un affront qui blesserait au cœur la communauté. Je crois utile, Monseigneur, de faire connaître à Votre Altesse une mesure prise par son département en 1835, je crois, dans le but de fixer les attributions de chaque congrégation religieuse attachée à son service, par une démarcation spéciale pour obvier à toutes les difficultés et tous les conflits. Il fut décidé alors que les dames de Saint-Joseph seraient exclusivement chargées de l’instruction et que les sœurs de Saint-Paul desserviraient tous les hôpitaux. J’ose vous supplier, Monseigneur, de faire revivre cet arrêté et j’espère que Votre Altesse voudra bien le rendre applicable au cas 628

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dont il s’agit, pour adoucir la peine bien vive de nos chères sœurs de la Guyane et la mienne à la vue de l’humiliation qui nous menace. Si Votre Altesse daignait m’accorder une audience, j’aurais l’honneur de me rendre auprès d’elle au jour et à l’heure indiqués. Le 30 décembre, le ministre de la Marine et des Colonies répondit en ces termes au gouverneur de la Guyane : Si la congrégation de Saint-Joseph a été choisie c’est qu’elle s’est présentée la première en rappelant comme un titre que les sœurs de cette communauté avaient pris part aux premières tentatives de la colonisation faite à la Mana. Tel a été le principal motif de ma décision, et je ne pense pas que Mme la supérieure des sœurs de Saint-Paul puisse y voir rien de blessant pour sa communauté. Elle sait comme nous que le zèle intelligent et l’abnégation des sœurs hospitalières n’ont été jamais mis en doute. L’administration à la tête de laquelle je suis placé n’a laissé échapper aucune occasion de rendre justice à ces dignes sœurs, et le service des hôpitaux offre à leur dévouement un champ assez vaste pour que ma détermination ne laisse en elles aucun regret. En réponse aux questions du gouverneur, le ministère répartit les tâches entres les deux congrégations : les sœurs de Saint-Joseph de Cluny furent chargées du pénitencier de femmes, les sœurs de Saint-Paul de ­l’hôpital des femmes. Selon le témoignage du père Beigner, aumônier, on envoyait au Maroni les malades et tarés, ceux dont on ne voulait plus ailleurs. M. Mélinon qui avait voulu supprimer les punitions et cachots dut construire un blockhaus à l’entrée du camp ! Les épidémies s’enchaînant, l’hôpital ne désemplissait pas. Les sœurs épuisées sont contaminées. Sœur Saint-Denis meurt le 18  décembre 1859 à 33 ans. Sœur Marie-Amélie Granet, supérieure, puis sœur Claudine Échalier qui la remplaça, durent l’une après l’autre rentrer en France. En 1860, la fièvre jaune fait une hécatombe. En 1870, c’est la petite vérole. Saint-Laurent accueillit jusqu’à sept cents condamnés, suite à la fermeture des pénitenciers de la Comté, et cela s’avéra insuffisant. À quatre kilomètres de là, sur le fleuve, le gouverneur Baudin créa, en septembre 1859, un nouveau centre baptisé Saint-Louis. Il ne s’agit pas d’y recevoir des concessionnaires en voie de réhabilitation, comme à Saint-Laurent, mais des condamnés en cours de peine. Quatre sœurs y arrivent en janvier 1860, avec à leur tête sœur Sainte-Soline qui venait d’échapper à la mort aux Iles du Salut. Trois cent cinquante déportés sont envoyés dans ce camp où la violence du régime militaire imposé par le commandant local semble



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n’avoir eu d’autre effet que d’accroître le crime et la perversion. Le père Nicou, aumônier du pénitencier en 1860, et les sœurs exaltent des cas de sainteté au milieu des horreurs.

Épidemies La variole sévit en 1847, la fièvre jaune en 1851, 1855, 1873, 1877, 1885, 1886. Des cas de fièvre avaient été constatés à Cayenne début 1855, mais on avait évité d’ébruiter la chose par crainte d’effrayer la population qui se souvenait du fléau de 1851. L’épidémie éclata en juillet 1855 et fut très meurtrière : 400 condamnés succombèrent sur les 500 nouveaux arrivés cette année-là. À la Montagne d’Argent 10 hommes mouraient par jour. L’épidémie, qui courut dix-huit mois, fit 2000 victimes, soit le tiers de la population des pénitenciers. Le commandant Bonnard atteint de la fièvre jaune est rapatrié en France en juin 1855. Il est remplacé en février 1856 par l’amiral Baudin. L’hôpital de Cayenne est débordé. Toutes les cases disponibles, la gendarmerie, sont occupées ; on construit un hôpital flottant près du port, sur deux vieux navires démâtés, appelés les « pontons ». Cent cinquante malades y sont alités. Sœur Azélie Pinsonnet y sert avec deux compagnes. Roulis incessant, odeur nauséabonde du bord. Elle fait la cuisine des malades dans un coin du pont, à côté du cuisinier de l’équipage. Elle mourra le 28 juillet 1855, à trente et un an. Le médecin de l’hôpital flottant meurt deux jours après. Et puis une autre religieuse de Saint-Paul, sœur Saint-Julien Saulier. L’épidémie atteint la Montagne d’Argent et l’Iletla-mère, réputé l’endroit le plus salubre, puis la Comté. Les médicaments manquent. L’administration décerne des médailles aux sœurs pour leur dévouement pendant le fléau. Malgré le surcroît de travail, l’administration refuse d’augmenter l’effectif de ses employés. Dans une lettre, datée du 12 décembre 1856, le ministre Lamelin répond au gouverneur qu’il n’y a pas lieu de porter à quarante-sept le nombre des sœurs de la colonie : trente-six (trente-deux soldées et quatre surnuméraires) apparaît suffisant : « D’après l’état joint à votre lettre du 18 octobre, il y a encore actuellement quarante et une sœurs à la Guyane, c’est-à-dire cinq de plus que ne comporte le cadre du budget. Vous aurez à rentrer dans les limites de ce cadre aussitôt que possible. »

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La suspension des transportations Dès 1857, l’empereur Napoléon, inquiet des rapports sur la situation sanitaire en Guyane, demanda le transfert des établissements pénitentiaires vers un autre lieu. Ce sera, pour un temps, la Nouvelle-Calédonie. Un dernier convoi arriva encore en Guyane en 1867. Ensuite, pendant vingt ans, de 1867 à 1887, les transportations de France furent suspendues : on n’envoya plus en Guyane que des condamnés coloniaux, Arabes et Annamites. Les établissements du Maroni furent le centre principal de la colonisation pénale. Les chiffres pour la Guyane, de 1852 à 1867 sont les suivants : 17017 transportés dont 1770 libérés rapatriés ; 6806 morts ; 809 évadés ; 166 en résidence volontaire à la Guyane14. La suspension des transportations pendant la période de 1867 à 1887 eut pour conséquence la réduction des effectifs des personnels d’encadrement et de soin. Il ne restait plus que six camps : trois au Maroni, un à Cayenne, un aux Iles du Salut, un à l’Ilet-la-mère. Après la mort du père Gaudé et du père Demangin, les Jésuites se retirèrent définitivement. Ils vont remettre l’œuvre apostolique aux pères du Saint-Esprit. Le dernier Jésuite partit le 18 avril 1874. Avec les fièvres, la question des effectifs de sœurs imposés par l’administration devient le thème principal de la correspondance de la supérieure de Guyane. En 1872, les sœurs ne sont plus que trente-deux avec solde ; on prévoit une diminution de moitié.

Mère Marie-Eulalie Poulvé à mère Élie Jarret, supérieure générale Cayenne, le 27 janvier 187215 Ma bonne et chère Mère, Avec le renouvellement de l’année, arrivent les tribulations : sous prétexte d’économie, on vient déjà, à partir du premier de ce mois, de nous supprimer deux sœurs, nous ne devions plus être que trentedeux sœurs soldées au lieu de trente-quatre, maintenant on ne se borne plus à ce chiffre ; l’ordonnateur vient de faire un projet qui a

  Jean-Claude Michelot, La guillotine sèche, p. 36.   D’après l’original Manuscrit, arch. gén. Saint-Paul de Chartres, A.M.M. Guyane 3H/1-7-5. Élie Jarret est supérieure générale de 1861 à 1867. Elle succède à mère Maria Rouyrre. Elle est de nouveau supérieure générale de 1874 à 1880. 14

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déjà la sanction du gouverneur où il demande la suppression de 15 sœurs : ce chiffre est exorbitant ; on ne peut pas retirer ce nombre du milieu de nous ; nous ne pourrions plus faire face aux exigences du service et j’aurais la douleur de voir nos sœurs succomber sous le faix sans pouvoir les soulager. Ce n’est encore qu’un projet qui n’est pas encore passé par le Conseil privé. Je viens de voir l’un des sept membres du Conseil privé, il m’a promis de faire tout ce qui dépendrait de lui en notre faveur ; et voici le conseil qu’il m’a donné : il faut de toute nécessité que votre supérieure générale voie elle-même le ministre de la Marine, M. l’amiral Pothurin, je crois, et le directeur des Colonies ; qu’elle leur fasse voir qu’une réduction semblable est impossible dans les colonies où le service est plus pénible qu’en France, où il faudrait un personnel plus considérable à cause de l’insalubrité du climat qui nous fait demander assez souvent des congés, ce qui donne un roulement continuel dans notre personnel et qui fait que nous ne sommes jamais au complet. De plus, dans les hôpitaux de la Marine, les bâtiments se relient entre eux par des galeries ; ceux de Cayenne ne sont pas ainsi construits, ce qui oblige les sœurs de garde la nuit (deux sœurs font régulièrement des rondes la nuit, dans les salles) de sortir dehors souvent par une pluie torrentielle, comme il y en a souvent en Guyane. Depuis quelques années, plusieurs de nos sœurs ont été obligées de rentrer en France ; ne serait-ce pas dans ces sorties de nuit qu’elles auraient pu contracter ces maladies de poitrine ? Il faut aussi leur dire que la domesticité est devenue tellement difficile à Cayenne que les habitants du pays ne peuvent même pas en avoir et sont obligés d’en faire venir des Antilles ou de s’en passer. Nous avons pour infirmiers des transportés européens qui subissent aussi comme tels l’influence du climat, ils sont souvent malades et comme ils sont réduits à un très petit nombre, les sœurs sont obligées souvent de faire le travail que ne peut faire l’employé. Les sœurs sont chargées, comme dans tous les hôpitaux, de la cuisine, ce qui est très fatigant dans les pays chauds, de la buanderie et de la lingerie ; confection et raccommodage. Nous ne sommes que tout juste le nombre nécessaire ; il n’y a pas même une sœur pour faire reposer les autres quand elles sont malades. Pour en arriver à leurs fins, le rapport dit que : les sœurs, après les visites des médecins, ne font que de rares apparitions dans les salles ; ceci est un mensonge formel ; les sœurs restent toute la journée dans leurs services, excepté 632

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le temps des repas, encore sont-elles souvent dérangées pour le soin des malades. Ce chiffre de quinze en diminution a été pris au hasard sans consulter les besoins de chaque service et de chaque pénitencier. Alors on ne craint pas de spéculer sur la santé des sœurs qui ont déjà des emplois si pénibles au cœur et au corps et parfois bien dégoûtants que la religion seule peut faire supporter. Je reprends ma lettre, après l’arrivée du courrier. Le 30, j’ai vu plusieurs membres du Conseil privé, ils m’ont promis de nous être favorables, mais – faut-il le dire ? – cela n’empêche pas de faire partir le projet et de porter dessus ce qu’ils voudront. Le gouverneur est Gascon ; je l’ai vu dimanche dernier, il a dissimulé un peu ; je ne pouvais pas aller plus loin sans compromettre la personne qui me l’avait annoncé le premier ; ma visite a été sans grand résultat. On m’a conseillé d’écrire au Révérend Père préfet apostolique qui se trouve peut-être à Paris en ce moment ; je le fais par ce courrier, je lui donne connaissance des menées qui se font et des injustices qu’on nous fait subir ; je le prie d’être notre défenseur auprès du ministère, il pourra donner des détails sur notre situation et sur ce que nous faisons. Cela ne vous empêchera pas d’y aller, ma Mère, c’est nécessaire que vous fassiez cette démarche avant même qu’on ait envoyé le rapport. Je vous en supplie, ma Mère, ne manquez pas d’aller au ministère aussitôt la réception de cette lettre, nos intérêts sont compromis. Je viens de demander l’adresse du Révérend Père préfet apostolique, père Hervé, rue l’Homond [sic], ancienne rue des Postes, n° 30, à Paris ; il pourrait se faire qu’il n’y fût pas dans le moment où vous irez, mais au moins, il sera prévenu de votre démarche. J’aurais désiré vous écrire sur une autre feuille en cas que vous voulussiez montrer cette lettre qui est déjà griffonnée. Je n’ai pas le temps de la recommencer, nous sommes à la fin du mois et ayant le départ du courrier ; de plus, le Révérend Père Gally, jésuite, nous donne deux instructions pendant le triduum qui précède la rénovation de nos saints vœux et je n’ai pas un instant à moi. Je vous assure, ma Mère, que je ne crois pas pouvoir résister encore longtemps aux tracasseries de tout genre qu’on nous cherche de tous côtés. J’aurais besoin de me reposer et l’esprit et le corps, car je souffre toujours des mains. J’atteins un âge où loin que ces affections de la peau diminuent, elles ne font qu’augmenter. Tâchez de

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me donner une échappatoire pendant quelques mois, vous me rendriez bien service ; néanmoins je me soumettrai à tout ce que vous m’ordonnerez. Veuillez, ma bonne Mère, avoir la bonté de donner communication de cette nouvelle à notre père ; je ne puis pas lui écrire, ou du moins je crains de ne pouvoir le faire assez détaillé. […] Agréez, ma bonne Mère, les sentiments respectueux de toutes vos filles, et principalement de celle qui se dit, en Notre-Seigneur et en sa sainte Mère, Sr. M. Eulalie Mère Norbert Delisle à mère Élie Jarret, supérieure générale16

Cayenne, 29 mai 1877 Ma Révérende Mère, Notre bonne petite sœur Eudoxie-Joseph s’est endormie dans le Seigneur le 14 mai à dix heures et demie du matin. Sa mort a été, comme les six mois qu’elle est restée sur son lit de douleurs, très édifiante. C’est Mgr Émonet, préfet apostolique, qui l’a assistée et a reçu son dernier soupir. Je crois qu’elle l’attendait pour mourir car, quoique très fatiguée, rien ne présageait une fin si subite. Lorsque je fis dire à Monseigneur que je la trouvais plus fatiguée, il vint aussitôt, il l’entretint quelques minutes, lui donna une dernière absolution et, comme il finissait les prières, elle expirait. Sa mort a laissé en nous une impression profonde, puissions-nous ne pas la perdre… Je vous disais, ma chère Mère, dans ma dernière lettre je crois, qu’une dépêche ministérielle était parvenue au gouverneur dans laquelle on lui demandait pourquoi on avait laissé le même nombre de sœurs hospitalières au service pénitentiaire, puisque des établissements avaient été supprimés. Monsieur l’ordonnateur s’est chargé d’en donner la raison et pour prouver la nécessité urgente de sœurs hospitalières, une demande de six doit être envoyée par ce courrier : deux pour remplacer nos sœurs décédées, trois pour remplacer nos sœurs fatiguées qui ont besoin de rentrer et une pour le service local 16   Citée par le Chanoine Jean Vaudon (1930). Il en va de même des lettres suivantes.

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du camp Saint-Denis, en augmentation d’effectif. Si la demande vous parvient, veuillez, je vous prie, ma Révérende Mère, envoyer nos sœurs aussitôt qu’il vous sera possible. Ma sœur Saint-Georges a été prise de la fièvre d’une manière foudroyante, le 21 ; grâce à Dieu et aux soins assidus de notre bon médecin, elle commence à entrer en convalescence. Nos chères sœurs Saint-Fulbert et Marie-Priscille sont un peu mieux, elles sont retournées au camp Saint-Denis pour se distraire et non pour travailler, car elles ne sont pas assez fortes. J’ai dû prendre deux sœurs de l’hôpital pour les remplacer dans leur poste et je viens d’envoyer ma sœur Hélèna et ma sœur Azéline au secours de nos sœurs des Iles du Salut où la fièvre décime la nouvelle compagnie ; nos chères sœurs Sainte-Candide et Soline-Marie sont épuisées ; depuis un mois elles sont couchées, sans pouvoir prendre de nourriture substantielle, rien que du bouillon et du vin ; vous voyez, ma Révérende Mère, combien nous avons besoin qu’on nous envoie du renfort. Les Iles du Salut sont en quarantaine, de sorte que tout ce qui va vers ces îles reste. Nos sœurs malades ne peuvent revenir à Cayenne, ce que je regrette pour elles et pour nos sœurs qui sont obligées de leur donner des soins et qui ont tant à faire dans les salles. Enfin, il faut se résigner. Je n’ai plus entendu parler de l’évacuation de l’établissement de Saint-Laurent, il paraît que c’est à l’état d’étude. Madame Loubère17 commence à faire défricher le terrain où elle doit faire bâtir son ouvroir ; si cela réussit, nos sœurs du camp SaintDenis auront leur cour mitoyenne avec celle de cet établissement. Elle voulait demander des sœurs par ce courrier, je lui ai conseillé d’attendre ; elle continue à venir tous les jours à la maison voir les sœurs et les malades des salles, leur apporter quelques petites choses. […] Sœur Norbert Delisle, écrit de Cayenne, le 9 juillet 1877 : « L’épidémie semble disparaître, cela ne diminue pas le nombre des malades car, dans la transportation, il y a bon nombre de gens usés par le climat, c’est ce qui nous donne beaucoup de fatigue. Ce ne sont pas les fièvres contagieuses

 Épouse du gouverneur de la Guyane. Le départ du gouverneur, en 1877, mit fin au projet d’ouvroir dont il est question dans cette lettre. Son neveu, le comte de GontautBiron, vingt ans, mourut dans cette épidémie de fièvre jaune. 17



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mais l’anémie qui les emporte. Tant qu’on ne recevra pas de nouvelles troupes, la fièvre jaune ne reparaîtra pas ; si nos sœurs pouvaient venir bientôt, elles en seraient à l’abri. ». La réduction des effectifs ne s’en poursuit pas moins.

Monsieur le directeur de l’administration pénitentiaire À Madame la supérieure des sœurs de Saint-Paul ‹sœur Norbert Delisle› Le 29 mars 1880 Madame la Supérieure, L’administration pénitentiaire doit se conformer rigoureusement aux instructions du Département qui a déterminé l’effectif des sœurs à attacher en 1880 à chacun des hôpitaux pénitentiaires. Cet effectif a été fixé à douze sœurs pour l’hôpital de Saint-Laurent et à huit pour les Iles du Salut. Sur ce dernier établissement, le service est devenu difficile en raison des évacuations effectuées par l’hôpital militaire et par celui de Saint-Laurent, ainsi que par la création de la section des incurables, annexe de cet hôpital. Les évacuations des malades de Saint-Laurent doivent apporter au service des salles un allègement appréciable. Au 22 février, l’effectif des malades de Saint-Laurent était de soixante-neuf, celui des îles de quatre-vingt-trois auquel il y a lieu d’ajouter vingt-trois incurables. En outre, Saint-Laurent peut recruter, parmi les femmes de la communauté, un certain nombre d’infirmières pour les salles des femmes et des enfants. Je crains, Madame la Supérieure, que vous n’ayez pas bien saisi le but de ma lettre, puisque vous m’informez que vous ne pouvez donner suite à ma combinaison. Ma communication avait simplement pour but de vous demander, par déférence, quelle était celle de ces dames que vous désiriez diriger de Saint-Laurent vers les Iles du Salut. Si l’effectif des sœurs attachées à l’hôpital de Saint-Laurent demeure fixé à douze, il est évident que l’administration peut, dans un but d’économie, faire passer d’un hôpital sur l’autre les sœurs qui ne sont pas absolument indispensables à un des hôpitaux pénitentiaires, en raison de l’effectif de malades. 636

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Je regrette, Madame la Supérieure, de ne pouvoir augmenter en ce moment l’effectif des sœurs. Lorsque la Direction s’occupera de dresser le projet de budget des hôpitaux pénitentiaires pour 1881, elle examinera, s’il y a lieu de le faire. À ce sujet, je vous serai obligé de vouloir bien faire parvenir à la Direction, pour chacun de ces hôpitaux, un état énonçant le service confié à chacune de ces dames, avec les observations dont vous jugerez convenable d’accompagner ce travail. En 1885, la fièvre jaune réapparaît. L’administration coloniale poursuit cependant la réduction de l’effectif des sœurs.

Sœur Norbert Delisle ‹à la supérieure générale, mère Saint-Luc Bleuze› Cayenne, le 26 février 1885 18 Ma Révérende Mère, Le monsieur que nous appréhendions tant de voir revenir l’année dernière est venu et repart par le courrier du 18 mars ; mais avant de quitter la colonie, il vient de prendre une décision pour les hôpitaux pénitentiaires qui réduit le nombre de sœurs hospitalières et des employés : à Saint-Laurent, quatre sœurs sur douze, elles restent huit ; aux Iles du Salut, quatre sur huit, elles restent quatre. Cette décision doit être exécutée au 1er mars, mais rien ne m’a été communiqué. L’ayant appris officieusement, j’ai été trouver M. le gouverneur qui m’a dit que c’était exact ; alors je lui ai dit que si quatre sœurs étaient enlevées, trois postes seraient supprimés. Je demande que les sœurs soient déchargées de la cuisine, de la dépense, de l’économat et de l’atelier de réparation et confection du linge, et cela pour les deux établissements. Monsieur le médecin en chef qui n’a pas été consulté pour cette circonstance m’a fort approuvée d’abandonner tous les services en dehors du soin des malades. […]

18  Mère Saint-Luc Bleuze succède à mère Élie Jarret, elle est supérieure générale de 1880 à 1887.



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La relégation et le retour des transportations Cependant du côté de la Métropole il était question depuis longtemps de se débarrasser des récidivistes. L’Assemblé nationale adopte la loi du 27 mai 1885 prévoyant leur expédition en Guyane. Le centre choisi pour cette relégation est Saint-Jean du Maroni. L’épidémie de fièvre jaune qui sévit alors retarde leur envoi : le premier convoi arrive finalement à Cayenne le 16 juin 1887. Il comprenait 324 récidivistes dont 24 femmes. En 1902, il y en aura jusqu’à 2720 dont 242 femmes Le régime de la relégation diffère de celui du bagne : le pénitencier de Saint-Jean était un camp libre où le « relégué collectif », c’est à dire à demeure au camp, était seulement astreint à répondre deux fois par jour à l’appel nominatif, au lever et au coucher du soleil. En cas de bonne conduite, il pouvait devenir « relégué individuel » : il pouvait alors quitter le camp et s’installer en Guyane ; il n’aurait alors plus qu’à répondre à deux appels par an, en juin et septembre. La colonie eut beaucoup à souffrir de ces récidivistes en liberté. Sur 15 995 récidivistes envoyés en Guyane de 1886 à 1935 : 1035 seulement obtinrent la remise de leur peine ; 9769 moururent sur place ; 2688 s’évadèrent. Les tentatives d’évasion atteignirent le chiffre de 22 750 ! Un domaine de 80 000 hectares fut alloué aux récidivistes entre SaintLaurent et Saint-Jean du Maroni. À la demande du ministère, quatre hospitalières de Saint-Paul arrivèrent en 1888, en pleine épidémie. Deux d’entre elles furent aussitôt atteintes et moururent à Saint-Laurent où la supérieure principale, mère Delisle, les avaient envoyées pour protéger les deux autres : sœur Florine Cerisier (39 ans) et sœur Thérésine Rodier (23 ans). Les deux autres arrivèrent à Saint-Jean en août 1888.

Sœur Saint-Martin ‹à la mère La Croix Binet, supérieure générale› Saint-Jean, 24 septembre 188819 Il doit vous tarder de recevoir de nos nouvelles et de savoir comment nous sommes installées dans notre Saint-Jean. Nous n’avons trouvé en arrivant que quatre murs de notre habitation mais beaucoup de bienveillance de la part du commandant et un empressement touchant pour nous procurer le nécessaire. Nous ne nous attendions point à un tel accueil de la part de ces pauvres relégués. Tous s’em19   La mère La Croix Binet a succédé à mère Saint-Luc Bleuze. Elle est supérieure générale de 1887 à 1907.

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pressent à nous rendre service, ils expriment tout haut leur bonheur d’avoir des sœurs et nous répètent les paroles des sœurs de Lazare  :  « Ah  ! si vous aviez été ici, nos frères ne seraient pas morts ! » Nous avons beaucoup à confectionner et à coudre car l’hôpital est absolument dépourvu de tout. Draps, chemises, traversins, tabliers, tout est à faire : nous prenons notre récréation en travaillant. Le bon père Buisson vient tous les matins dire la messe dans la paillote qui sert d’église et que nous tâcherons de pourvoir en linge et ornements indispensables. Comme nous n’avons ni horloge ni montre, nous nous levons à des heures impossibles. Par deux fois cette semaine, nous nous sommes levées à trois heures du matin. Nos sœurs me demandent si je les prends pour des carmélites… Vendredi dernier, sœur Laurentine m’éveille et me dit : « Je crois qu’il est temps de nous lever ! » Je me lève. Il était deux heures. Le père Buisson ayant appris nos aventures nous a prêté sa montre. Pendant le jour, c’est moins gênant car on tinte les heures sur une cloche. Le dimanche soir, notre bon commandant vient nous chercher avec toute sa famille afin de nous montrer les travaux exécutés dans la relégation : la culture, les installations des récidivistes établis à leur compte. L’un fait du café, l’autre de la limonade gazeuse, un troisième tient une épicerie, les menuisiers font des meubles pour vendre. Tout récidiviste qui a passé six mois sans punition peut s’établir à la seule condition de se suffire désormais et de ne plus réclamer de vivres à l’administration. Parfois, ils s’associent deux ou trois et vont dans les bois chercher ce qui leur convient. On nous annonce un convoi de trois cents hommes pour la fin de septembre et un même nombre pour la fin de novembre. […] La suspension de la transportation dure peu : Le traitement des forçats étant jugé trop doux en Nouvelle-Calédonie, la loi du 15 avril 1887 rétablit le système du bagne en Guyane pour les condamnés à plus de huit ans de travaux forcés. Ils devaient être chargés des travaux de défrichement préalables à la colonisation ! En dépit des échecs, le législateur restait attaché à l’idée de conjuguer exil, travail forcé et colonisation…



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1904-1905 : L’expulsion des sœurs et leur réinstallation Le 12 janvier 1904, un décret ministériel expulse les sœurs de l’hôpital militaire de Cayenne ; six mois plus tard, elles sont expulsées de tous les pénitenciers. En juin 1904, un télégramme de l’administration précisera les modalités du départ : « Les religieuses partiront en deux groupes, le 3 août et le 3 septembre. Elles seront embarquées à Cayenne où le vapeur Maroni les ramènera le jour du départ des Iles du Salut où elles seront en subsistance ; celles de Saint-Laurent partiront : 1er groupe, et celles de Saint-Jean et Iles, second groupe. »

Mère Célina Aubril, à mère La Croix, supérieure générale Cayenne, 2 février 190420 Ma bonne Mère, Nous voilà dans la même situation qu’en France. La circulaire envoyée ici en février 1903 n’avait pas été oubliée, elle est revenue en janvier 1904, plus formelle. Nous avons donc quitté notre cher hôpital le 31 au soir, après bien des larmes, des tourments, des tracas de toutes sortes. Ce n’était pas une petite affaire de vider une maison principale habitée depuis cent soixante-dix-sept ans ayant toutes les fournitures des autres maisons. Monsieur l’Épinay nous a donné un mois, et pour cela il a reçu un blâme de Monsieur Garnier de la Martinique qui n’a donné à nos sœurs de Fort-de-France que quatre jours ; nous avons été heureuses de ce délai qui nous a permis de vendre beaucoup de choses nous appartenant et d’emporter ce dont nous avions besoin. Ma bonne Mère, vous rappelez-vous de Monsieur Hérard ? Il nous a donné son habitation pour rien pour le moment ; nous ne sommes pas plus loin du quai que lorsque nous étions à l’hôpital, mais à quatre cents mètres de l’église  ; enfin, nous sommes heureuses d’avoir trouvé ce pied-à-terre. Beaucoup de personnes nous offrent de la couture, cela ne nous manquera pas, c’est notre cher hôpital qui nous manque ; tous ces messieurs sont bons pour nous, le boucher nous donne un kilo de

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  Citée par le chanoine Jean Vaudon (1930).

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viande, le boulanger nous fait aussi des concessions, nous remercions le bon Dieu de ce qu’il prend ainsi soin de nous. Ma bonne Mère, quoique nous cherchions à nous installer, nous ne pourrons pas toutes rester, car plusieurs de nos sœurs ne savent pas coudre, et pour le moment nous n’avons que ce seul moyen de vivre, cependant nous attendrons le printemps, car il fait trop froid en France pour partir maintenant. Nous sommes dans l’appréhension pour nos sœurs des pénitenciers et du camp ‹Saint-Denis›, je crains bien qu’elles aient le même sort que nous. […] Fin février, les sœurs du camp Saint-Denis ont reçu à leur tour le décret d’expulsion : « Ma bonne Mère, on a dit à nos sœurs du camp Saint-Denis, ces jours derniers, que leur maison était laïcisée, mais on leur donne le temps de partir ainsi qu’à nos sœurs des pénitenciers. On dit qu’au mois de mai, il n’y aura plus ni frères, ni sœurs. » (lettre de sœur Célina à mère La Croix, 1er mars 1904). Côté France, la supérieure générale qui doit elle aussi faire face aux décrets d’expulsion, n’est pas en capacité de répondre aux demandes pressantes des sœurs de Guyane pour tenter de sauver la mission. Les consignes de l’administration seront exécutées. Dans une lettre datée de Cayenne, le 2 mars 1905, la sœur Célina fait le point : « Nous avons quitté l’hôpital de Cayenne le 31 janvier 1904, n’ayant été averties officiellement que le 12 du même mois. Nos sœurs ont quitté le camp SaintDenis le 1er juillet 1904, ayant été averties six mois à l’avance. Nos sœurs ont quitté Saint-Laurent du Maroni vers le 25 juillet, pour se rendre aux Iles du Salut, afin de s’embarquer sur le courrier du 3 août à son passage. Nos sœurs ont quitté Saint-Jean du Maroni vers le 23 août, pour se rendre aux Iles du Salut afin de s’embarquer sur le courrier du 3 septembre. ». Cependant cinq sœurs vont rester en Guyane : trois pour travailler dans un ouvroir indigène à Sinnamary ; douze vont ouvrir un hôpital privé à Cayenne. L’abbé Fabre, futur préfet apostolique de la Guyane, a mis un immeuble à la disposition des sœurs de Saint-Paul pour ouvrir un petit ­hôpital au n° 4 de la rue Nationale, à Cayenne. Il est composé de deux chambres, l’une de quatre lits au rez-de-chaussée, pour les femmes, l’autre de deux lits, au premier, pour les hommes. De son côté, le curé de Sinnamary, le père Miennée, a proposé au Conseil paroissial de faire venir quelques sœurs pour s’occuper d’une garderie et d’un ouvroir ; une souscription permettra aux quelque 1400 habitants de subvenir aux besoins des sœurs, durant les premiers mois. Le village est sur la côte, à l’embouchure du fleuve Sinnamary, au nord des Iles du Salut. Les sœurs abandonneront ce poste en 1923.



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Sœur Marie-Adolphe à la mère La Croix Sinnamary, 30 mars 190521 Bonne et vénérée Mère, J’aurais bien désiré vous écrire plus tôt, il m’a été impossible de le faire. Nous commençons à nous installer dans notre pays de Sinnamary ; c’est dans la pauvreté que nous exerçons, nous comptons sur la Providence. Saint Joseph ce mois-ci nous a bien servies, nous avons reçu ce mois-ci deux pensionnaires, un (sic) de trois ans et une de sept ans, nous en avions déjà une de huit ans et six enfants à la garderie ; elles se préparent à la première communion. Elles couchent dans le grenier, au-dessus de nos appartements : ouvroirs et chambre. Nous avons fait un entourage pour mettre le lit de ma sœur PierreJoseph, il était impossible de laisser les enfants seuls. Dans ce moment-ci, nous avons une malade âgée, atteinte de douleurs. Que d’ennuis pour la recevoir ! Ne rien avoir pour cela… On nous a donné un lit en bois et nous avons cherché des sacs pour faire une paillasse. Cette pauvre femme n’avait chez elle qu’un matelas dégoûtant, n’étant que sur la paillasse, elle est mieux que chez elle. Que c’est pauvre, chez tous ces gens-là ! Quand il fait chaud, c’est bien, mais au moment des pluies, l’eau tombe dans leurs cases comme dehors, c’est leur mauvaise saison. Ensuite, nous avons une quarantaine d’enfants, garçons et filles, pour le catéchisme et encore des petits enfants pour leur apprendre leur prière. Ils nous paient 2,50 F par mois, ceux de la première communion seulement. La plupart sont des habitants très éloignés, ils ne viennent à l’école que l’année de leur première communion, alors ils ne savent pas lire, le catéchisme est difficile. Ma Mère, je crois que l’œuvre prendra, il y a beaucoup de bien à faire aux enfants, les habitants en général estiment la religion, témoignent beaucoup de sympathie au père et aux sœurs. Pour les malades, par exemple, c’est très difficile : il n’y a pas de médecin, ils ont l’habitude de se soigner avec des herbes que nous ne connaissons pas, et

21   D’après l’original manuscrit, arch. gén. de Saint-Paul de Chartres, A.M.M. Guyane 4H/5-7.

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ensuite l’installation sera bien difficile. Enfin, si le bon Dieu le veut, il y mettra la main. Ma Mère, nous essayons aussi un ouvroir, nous avons une jeune fille seulement, on nous donne beaucoup de travail à la couture, nous faisons robe, chemise et de la broderie. J’ai été obligée de m’y mettre, le bon Dieu m’a aidée, malgré les lunettes que je suis obligée de porter ; ils sont contents, ils en rapportent d’autres. C’est vous dire, ma Mère, que nous avons de quoi nous occuper. Le pis est que jusqu’ici je n’ai pu trouver personne pour laver notre linge, nous avons continué comme à l’habitation à faire notre lessive et notre repassage, ce sont des jours fatigants. Je prends bien un enfant pour étendre au soleil, mais malgré cela il faut bien y aller. Le père Miennée est bien bon pour nous, bien dévoué, il vous offre son respect. Comme je vous serais reconnaissante si vous pouviez m’envoyer deux paires de ciseaux (je souffre de ce côté-là, impossible de pouvoir couper quelque chose, c’est des ciseaux en fer, ils se rouillent tout de suite, pas moyen de s’en servir) ; de la soie pour faire tiger des fleurs, et des feuilles en papier pour monter des roses. Ma bonne Mère, vous me rendrez un très grand service et ‹me ferez› bien plaisir ; bien des personnes nous ont demandé des bouquets de roses pour les reposoirs de la Fête-Dieu, je pense trouver le papier à Cayenne, notre mère nous le procurera. Ma bonne Mère, si vous pouvez nous envoyer quelque chose qui fasse beaucoup d’effet dans les bouquets, les gens aiment beaucoup cela. Ma bonne Mère, je connais votre bon cœur, c’est pourquoi je vous demande tout cela, sûre d’avance que vous me l’enverrez. Agréez, ma bien chère Mère, l’hommage de mon profond respect et celui de mon obéissance religieuse. Nos sœurs Lydia et PierreJoseph le font avec moi, Votre très humble fille, reconnaissante et dévouée, Sœur Marie-Adolphe Trois semaines à peine après l’ouverture (le 25 septembre 1905) de leur hôpital, les sœurs reçoivent un rappel à l’ordre du gouverneur de la Guyane exigeant l’autorisation légale conformément à la loi de 1901.



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Le gouverneur de la Guyane française à Madame la supérieure des sœurs de Saint-Paul de Chartres Cayenne, 14 novembre 190522 Madame, J’apprends par la rumeur publique qu’à la suite de la laïcisation de l’hôpital colonial de Cayenne, vous auriez fondé sous les auspices de M. L. Hérard, conseiller général, un hôpital qui compte actuellement bon nombre de malades auxquels des soins sont prodigués avec le concours de plusieurs médecins civils et moyennant le remboursement des frais de traitement. J’ai l’honneur de vous faire connaître que la création de cet établissement aurait dû donner lieu à l’accomplissement de certaines formalités qui me paraissent avoir été perdues de vue. Je ne sache pas, en effet, qu’on ait eu la précaution d’ouvrir une enquête de commodo et incommodo et de provoquer l’avis du Conseil sanitaire sur le danger que pourrait présenter pour l’hygiène publique l’installation au milieu d’une agglomération de maisons d’un hôpital qui doit être rangé dans la catégorie des établissements incommodes et insalubres. D’autre part, en admettant que les dames de Saint-Paul de Chartres fassent partie d’une congrégation autorisée, elles ne pouvaient fonder hôpital sans l’approbation préalable de l’autorité supérieure. Je devrais, en m’appuyant sur les règlements en vigueur, prescrire la fermeture immédiate de l’établissement dont il s’agit, mais cette mesure risquerait de compromettre gravement la santé des nombreux malades qui y sont actuellement traités et pour cette raison je n’ordonne pas un brusque déplacement. Je ne puis néanmoins souscrire tacitement à l’initiative illégale qui a présidé à cette innovation en tolérant le maintien du statu quo et je vous prie, Madame la Supérieure, de vous mettre immédiatement en instance auprès de moi en vue d’obtenir, s’il y a lieu, l’autorisation qui vous était indispensable dans la circonstance.

22   Citée par le chanoine Jean Vaudon (1930), de même que la réponse de sœur Célina Aubril.

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Je dois ajouter qu’il sera nécessaire, pour permettre à l’autorité supérieure de statuer sur cette demande, de joindre les statuts ou le règlement intérieur concernant l’administration et le fonctionnement de cet établissement hospitalier ainsi que le tarif des journées d’hospitalisation. Agréez, Madame la Supérieure, l’hommage de mon respect. Mère Célina Aubril à Monsieur le gouverneur de la Guyane française Cayenne, 17 novembre 1905 Monsieur le Gouverneur, J’ai l’honneur de vous accuser réception de votre lettre en date du 14 novembre, par laquelle vous me rappelez les formalités auxquelles j’aurais dû me soumettre avant d’ouvrir un hôpital civil. Soyez assuré, Monsieur le Gouverneur, que je me serais conformée au règlement en la matière si j’en avais eu connaissance. Mais je dois à la vérité de dire que, dès le mois de février 1905, j’avais avisé Monsieur le Maire de la ville qui m’en avait accusé réception par sa lettre du 28 février 1905. J’ai donc l’honneur de vous prier de bien vouloir m’autoriser à poursuivre l’œuvre que j’ai commencée de soigner les malades dans un hôpital que j’ai ouvert, place des Palmistes, avec le concours des sœurs de Saint-Paul de Chartres dont je suis la supérieure en Guyane. Ci-joint un extrait du règlement concernant le mode d’admission, le service et le prix des journées d’hôpital selon les catégories des malades. Veuillez agréer, Monsieur le Gouverneur, l’hommage de mon profond respect. En septembre 1907, l’hôpital de la place des Palmistes s’agrandit par l’achat d’un second immeuble baptisé « maison hospitalière des sœurs de Saint-Paul ». La mère Célina Aubril meurt quelques semaines plus tard, le 8 octobre 1907, après quarante-quatre ans de vie en Guyane. Depuis 1975, un hôpital moderne a été ouvert en dehors de la ville et la maison de la place des Palmistes est transformée en maison de retraite pour personnes âgées.



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la promotion de la femme et la formation professionnelle Les ouvroirs des Franciscaines missionnaire de Marie ou « la grÂce du travail » Cat her i ne Ba z i n

Durant ses années de vie missionnaire en Inde, mère Marie de la Passion s’est ouverte à de nouvelles cultures et imprégnée d’une respectueuse attention à l’autre. Marquée dès sa jeunesse par l’amour de la pauvreté et des pauvres, elle y a aussi rencontré une grande pauvreté matérielle, sociale et spirituelle. Elle voue sa famille religieuse à la mission universelle, qu’elle définit ainsi : « Manifester Jésus au monde en tout, partout, toujours », et elle lui ouvre des horizons d’activités multiples : œuvres traditionnelles et nouvelles initiatives, toujours en réponse aux besoins des sociétés en évolution, avec une préférence pour les milieux pauvres et une attention spéciale à la situation sociale de la femme. Le premier réflexe de sa charité en ce domaine a été de développer au maximum créativité et générosité, et elle a entrevu tout un programme missionnaire d’accueil, de réhabilitation et de promotion humaine, en proposant une solution qui paraissait réalisable en Occident comme en Orient, en Afrique comme en Amérique, et reposait sur quatre lignes : apprendre à la femme, souvent dès l’enfance, un travail adapté, lui offrir un gagnepain, lui enseigner la dignité du travail, la préparer à la vie de famille. Dans ce but, les sœurs ont été préparées à différents types de travail féminin, pour former des ouvrières ; elles ont mis leur instruction, leur expérience technique au service d’ateliers créés soit en Europe, soit dans les autres continents. Ceux-ci ne devaient jamais devenir une « affaire d’argent », mais de vraies écoles : il s’agissait de former des ateliers où seront enseignés des travaux de goût quasi artistique, qui auront toujours une valeur que la machine ne peut atteindre1.

1   Lettre de la Bienheureuse Marie de la Passion à l’avocat Ernesto Pacelli, 27 ­décembre 1903, agfg, 245.827-cor, p. 18-19, 27.31.

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Toutes les ouvrières étaient payées, même en période d’apprentissage : « Comment rétribuer l’ouvrière ? En cherchant une vente assurée à son travail ! » Toutes étaient éduquées à un harmonieux développement de leur personnalité. Les résultats produits témoignent de la créativité de Marie de la Passion et de ses filles, mais surtout de leur foi qui a osé lancer ces ateliers dans une grande pauvreté, « avec des moyens infimes et expédients. » « J’ai beaucoup acquis du contact missionnaire de mes filles avec les pauvres. Sans bruit, en aimant et en cherchant à procurer du travail, que d’âmes n’avons-nous pas ramenées à Dieu2 ! » Les écrits missionnaires présentés ici sont soit des extraits de lettres de religieuses envoyées en mission et chargées de débuter et développer des ateliers, soit des passages de journaux (diaires) de leurs communautés. Les lettres de missionnaires sont adressées à la supérieure générale, jusqu’en novembre 1904 ; ensuite à la vicaire générale qui lui a succédé après sa mort, mère Marie de Sainte-Véronique3 ; à la supérieure générale élue en mai 1905, mère Marie de la Rédemption4  ; enfin au père Raphaël Delarbre d’Aurillac ofm, ancien Définiteur général de l’ordre des Frères Mineurs, qui avait particulièrement accompagné la mère fondatrice de 1882 à 1904 et connaissait personnellement beaucoup des premières Franciscaines missionnaires de Marie. Toutes ces lettres sont conservées aux archives générales de l’institut des Franciscaines missionnaires de Marie. Les journaux de maisons sont gardés soit aux archives locales, soit aux Archives provinciales, soit très rarement aux archives générales. Les extraits retenus ici présentent des situations vécues dans des continents et lieux différents. Partout il s’agit d’activités qui débutent, lancées par des religieuses qui arrivent et doivent démarrer leurs activités au service d’enfants et de femmes, au sein de cultures et de contextes qu’elles ont à découvrir elles-mêmes. Elles sont presque toutes jeunes, affrontées à un monde complètement nouveau pour elles. En arrière-fond, il y a non seulement l’adaptation au climat, au vivre et au couvert, l’apprentissage de la langue, les coutumes inconnues, le manque du nécessaire, mais aussi les maladies et épidémies – typhus, typhoïde, petite vérole, peste même – qui déciment les missionnaires et les enfants, les guerres locales et les menaces de persécution, les famines, la misère des populations. On peut lire entre   Ibid.  Mère Marie de Sainte-Véronique (Joséphine de Guigné), française, 1841-1916. 4  Mère Marie de la Rédemption (Jeanne de Geslin de Bourgogne), française, 18601917. 2 3

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les lignes la somme de patience, la force intérieure, l’intrépidité qu’il leur a fallu aux sœurs pour entreprendre et développer des activités qui devaient contribuer à la vie et à la dignité des personnes : enfants abandonnés, femmes pauvres et marginalisées par la société… Certes, elles étaient envoyées par l’Église et œuvraient avec les pères de différentes congrégations missionnaires qui suscitaient, conseillaient, encourageaient leurs initiatives. Il y avait aussi une certaine collaboration avec d’autres congrégations plus expérimentées et le soutien mutuel en communauté. Mais surtout leur foi solide et profonde de Franciscaines missionnaires de Marie, appuyée sur leur amour du Christ et sur leur vie eucharistique, a pu les soutenir pour dépasser les épreuves, se donner totalement, être heureuses et créatives, rayonner l’espérance dans les milieux où elles avaient été envoyées.

En Chine, Tong-yuen-fang Où débuta dans les œuvres de Chine le travail du coton et de la soie ? Probablement au grand orphelinat de Tong-yuen-fang. Dès leur arrivée au Chen-si, en 1891, les Franciscaines missionnaires de Marie ensemencèrent un vaste champ de coton, et mère Marie de Saint-Jean-Baptiste5 évoque « la tisserie que j’aimerais, dit-elle, mettre en route l’année prochaine6 ». Les premières récoltes furent superbes. Mais le matériel faisait encore défaut. En même temps, les orphelines étaient occupées à la dentelle et à la broderie. En 1893, elles reçoivent 10 livres de laine et commencent le filage ; bientôt elles peuvent offrir à la chapelle « un tapis composé de 17 790 petites pièces entourées d’un point de boutonnière en soie de différentes couleurs, et disposées en grandes rosaces, tapis que toute la mission admire7. » C’est seulement en 1897 qu’on essaie de tisser. « Je suis en train de vouloir installer enfin un métier pour tisser8. »

La Sainte Vierge, elle, a pris à cœur la tapisserie que je lui avais confiée, nos essais sont bien consolants ; il y a sept semaines que nos deux petites apprennent, et presque, elles pourraient se passer de la 5  Mère Marie de Saint-Jean-Baptiste (Marie Josèphe Sophie de Villèle), 18441899, française, est celle-là même qui a raconté le voyage épique du groupe de sœurs venant fonder au Chen-si, à Tong-yuen-fang, la maison Saint-Jean-Baptiste dont elle fut la première supérieure. Elle fut rappelée à Dieu le 29 avril 1899. 6   Lettre de Marie de Saint-Jean-Baptiste à mère fondatrice, 21 novembre 1891. 7   Ibid., 4 juillet 1893. 8   Ibid., 5 mai 1897.



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maîtresse, alors qu’ici on nous disait qu’il fallait compter un an et plus avant de pouvoir réussir. Deux pièces d’étoffe ont déjà été tissées, je les ai destinées aux pauvres de la Vierge et de saint Antoine, c’était bien juste de leur donner ces prémices, n’est-ce pas ? Trois autres pièces sont sur les métiers, et le vieux Monseigneur9 en a été si content ; il les trouve fortes et bien faites. C’est un pas énorme que nous venons de faire pour l’orphelinat et pour l’avenir des petites que nous marierons par la suite10. En souhaitant la fête [de saint Jean Baptiste] à la servante du Seigneur de la maison Saint-Jean-Baptiste, les orphelines ont déposé à mes pieds les habits du prochain hiver des 7 petits orphelins que nous avons parmi les ouvriers. Le coton de ces habits a été planté l’année dernière par le vieux Mgr, récolté, dégraissé, filé, tissé par les petites. La toile a été teinte par elles, les habits coupés, ouatés, cousus aussi par elles, c’est un pas immense fait par l’orphelinat11… L’année suivante la sécheresse survint. Plus de deux ans et demi sans une goutte de pluie, la terre dure comme la pierre resta inculte. Années lugubres ! La terreur des Boxers, le séjour de l’impératrice à Si-gnan-fou coïncidèrent en 1900 avec une effroyable mortalité. Le typhus et la peste suivirent ; 800 malades étaient soignés dans l’enclos ; entre enfants et réfugiés, il y eut dix à vingt morts par jour ; deux évêques, deux prêtres, quatre religieuses moururent à la peine. Le 2 février 1902, la Sainte Vierge – n’est-elle pas la trésorière de toutes les joies – envoya une pluie abondante. Ce fut la vie ! ‘Kounénée12, dit un jour une fillette montrant ses fuseaux chargés de beau fil, Kounénée, j’ai filé ceci pour vous, permettez que cet après-midi je file pour la Sainte Vierge ?’ Certes, dorénavant, elle fila toujours pour la Sainte Vierge. Au début on avait essayé de teindre avec des fleurs séchées. L’on put ensuite faire venir de l’indigo de l’ouest de la province et installer une vraie teinturerie. Il mérite bien une petite mention ce nouvel atelier, car pour l’organiser, la supérieure alla chercher des ouvriers cantonnais émigrés aux

9  Monseigneur Pagnucci, vicaire apostolique émérite de Sian Fou, dont dépendait Tong-yuen-fang. 10   Lettre de Marie de Saint-Jean-Baptiste à mère fondatrice, 17 avril 1898. 11   Ibid., 26 juin 1898. 12   Kounénée : sœur, en chinois.

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environs de Tong-yuen-fang et le fait entraîna la conversion de 200 familles cantonaises, le village entier ! D’autres années d’épreuves suivent encore, mais l’espoir se lève enfin :

Les vers à soie promettent quelque chose pour cette année. Notre mère provinciale m’a donné des semences de vers du Chantong, j’aime à croire qu’il ne fera pas trop chaud ici. Je fais aussi commencer la sculpture, je me suis réservé cette branche, je commence par faire des tabernacles pour les vendre aux missionnaires. Si je puis avoir des vitres, nous pourrons avoir un magasin où chaque missionnaire pourra trouver ce qu’il lui faut pour sa chapelle. Notre mère Saint-Honoré13, outre l’imprimerie, va apprendre la reliure14. Mgr Gabriel est occupé à l’imprimerie où mère Saint-Honoré imprime la vie de Mgr Athanase, demandée par le Révérendissime Père général, ainsi que l’histoire du Chen-si. Je suis heureuse de penser, mère Chérie, que vous en aurez un exemplaire illustré (je crois vous avoir dit que c’était mère Georgina15 qui reproduisait). Si vous saviez, mère, combien cette histoire du Chen-si est intéressante, je crois que cela rendra service soit pour les Annales ou autre ouvrage. La mythologie chinoise y est présentée de façon si vivante16 ! Mère Georgina vient de me faire la surprise pour ma fête de tisser deux pièces de soie… L’année prochaine, nous pourrions perfectionner et vous les envoyer. On a aussi commencé à tisser la laine blanche, ce n’est pas encore très fin ; il nous manque un rouet d’Europe, et alors on pourrait tisser une espèce de serge pour les robes17.

 Mère Marie de Saint-Honoré (Juliette Buck=, 1874-1954, française, arrivée en Chine en 1900. 14   Lettre de mère Marie de Sainte-Rosalie à la supérieure générale, 27 avril 1909. Mère Marie de Sainte-Rosalie (Emilie Schwach) française, a succédé à mère Marie de Saint-Jean-Baptiste à sa mort. 15  Mère Marie Georgina (Ida Meuwly), 1875-1960, suissesse, arrivée en Chine en 1899. 16   Lettre de mère Marie de Sainte-Rosalie à la supérieure générale, 7 août 1909. 17   Ibid., 7 septembre 1909. 13



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Nos enfants travaillent de plus en plus. Les ouvrages en cire ne sont pas mal réussis, mais la soie l’emporte ; malgré cela, nous ne pouvons rien écouler, enfin patience18 ! J’étais si heureuse de penser que nous pouvions cultiver avec avantage cette année les vers à soie. J’avais demandé avec la permission de notre mère provinciale les graines de vers au Sutchuen. Mais avec l’épidémie de petite vérole nous avons tout lieu de craindre que l’heure de la réussite ne soit pas encore arrivée19… La guerre civile de 1911 mit la débâcle dans les petites industries chinoises, alors les cultivateurs apportaient leur fil à teindre et à tisser à l’orphelinat. L’habileté des enfants leur valut une réputation merveilleuse, toutes les mères de famille les voulurent pour belles-filles, et de ces mariages surgit une nombreuse population chrétienne.

Nous avançons dans le travail des vers à soie. Nous avons 80 nattes, c’est bien de l’ouvrage, mais nous avons confiance que l’année sera bonne en ce qui concerne la soie. Les travaux de nos enfants pour ce qui est du tissage de la soie et du coton sont vraiment chose merveilleuse avec de si petits moyens. Toutefois nous n’arriverons pas de suite à faire le beau, brillant et fort satin. C’est un peu terrible pour des fillettes, parce que pour le tissage du satin il faut travailler seule, tandis que pour d’autres soies on peut travailler à trois au même métier, c’est moins lourd. Notre mère Georgina est vraiment passée maîtresse en ces genres d’ouvrage, elle se donne bien de la peine… Nos brodeuses travaillent aussi très bien. Je viens de découvrir une surprise : elles sont à broder un beau crucifix, prenant la longueur du dos d’une chasuble, au point des Gobelins. Le travail de la dentelle de Venise n’est pas mal, de même que les dentelles au fuseau. Je reçois une lettre du Han sou, d’un Belge qui était venu installer les machines pour le lainage ; il nous revient, je serais si contente si en passant il pouvait nous installer les métiers pour tisser la laine, puis perfectionner notre petite fabrique de savon20.   Ibid., 15 juillet 1911.   Ibid., 25 février 1911. 20   Ibid., 27 mai 1912. 18 19

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Les progrès dans les travaux manuels se continuent surtout pour le tissage de la soie, ainsi que la fabrication des tapis de Flandre21. La saison des vers à soie n’a pas été brillante cette année. La magnanerie était le quart de l’année dernière, il faut dire que l’année a été mauvaise de toutes façons : sécheresse, maladies contagieuses, tout cela n’était pas fait pour favoriser la prospérité des vers à soie22. Nous venons de fêter dans l’intimité de famille les vingt-cinq ans de fondation de la maison Saint-Jean Baptiste… Les petites filles de l’orphelinat apportèrent en chantant le fruit de leur travail, non seulement des pièces de toile fine, et pour la première fois elles avaient tissé de belles cotonnades… Elles étaient heureuses et fières23. Lors de la première visite de Mgr Massi24 à l’orphelinat, ce qui attira encore davantage son attention, ce fut le métier de soie brochée que nous avions fait monter pour la circonstance, car on ne peut guère y travailler l’hiver. Mgr admira beaucoup la petite qui était en bas du métier faisant si bien filer sa navette d’un bout à l’autre, et les deux petites qui sont en haut du métier, tirant les ficelles du dessin qui forme la fleur dans la soie25. L’orphelinat de Tong-yuen-fang compta vers 1918-1919 jusqu’à cinq ou six cents enfants. Tout ce monde vivait de son travail : culture, élevage, tissage, et comme il fallut agrandir la maison, on se mit encore à pétrir les briques. Puis la sécheresse revint avec son cortège de fléau : peste, fame et bello. Confiantes malgré tout, missionnaires et enfants persévéraient, le travail un moment arrêté était toujours repris.

Au Japon, Biwasaki, Hitoyoshi Le tissage de la soie est une des traditions les plus chères des Japonais ; l’élevage des vers est presque une institution nationale et se pratique dans le palais de l’empereur comme dans la plus humble paillote paysanne. Au   Ibid., 10 août 1912.   Ibid., 3 juin 1913. 23   Ibid., 28 décembre 1915. 24  Mgr Massi, nouveau vicaire apostolique de Si-ngan-fou, fait sa première visite à Tong yuen Fang. 25   Lettre de mère Marie de Sainte-Rosalie à la supérieure générale, 7 décembre 1916. 21

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moment choisi, printemps, été, automne, toute la famille concourt au grand et passionnant travail ; de leur côté, les enfants nippons s’amusent déjà à élever pour leur compte quelques petits vers, les regardent grignoter la feuille et s’enrouler dans le cocon. Quand les Franciscaines missionnaires de Marie accueillirent, à côté de l’œuvre des lépreux de Biwasaki, débutée en octobre 1898, leurs premières orphelines, elles commencèrent par les initier au tissage du coton, si nécessaire pour habiller les malades. Et selon les capacités de ces enfants, elles leur enseignèrent d’autres travaux féminins.

Vendredi (2 juin), le père Corre nous propose une jeune fille dont la famille est lépreuse et elle-même a les premiers symptômes de la maladie. Elle a été élevée chez les religieuses et ces dernières ont promis de donner 3 yens par mois pour son entretien. Nous allons la mettre à la montagne Nakaomaru, près de Biwasaki, où était installé provisoirement l’orphelinat de filles ; elle sait tisser, et si elle reste, mon intention est de lui acheter un métier pour la faire travailler ; nous avons deux petites filles, l’une de 13 ans, l’autre de 15, qui pourraient apprendre. Si nous arrivons à pouvoir faire un petit tissage, simplement pour habiller nos malades, je serais bien contente26. Samedi, j’ai passé ma journée complète à Nakaomaru à tailler des habits pour nos bonnes gens, car pour votre fête nous les habillerons des pieds à la tête. Vous auriez ri en voyant leur joie naïve, admirer leur habit et le retourner en tous les sens… Vraiment pour habiller les gens dans ce pays, cela revient cher. Avec le temps, nous tisserons nos habits nous-mêmes, car enfin nous avons acheté un métier ; j’espère que la semaine prochaine nous commencerons à tisser ; si nous réussissons, nous vous enverrons un échantillon27. Nos métiers sont arrivés ; nous payons pour les deux dans les 80 francs… ce ne sont pas nos métiers de France, et la largeur de l’étoffe

  Lettre de mère Marie Colombe de Jésus à mère fondatrice, 7 juin 1899). Mère Marie Colombe de Jésus (Pauline Marty), 1871-1951, française, était arrivée au Japon en 1898 ; elle fut d’abord supérieure de Biwasaki, puis supérieure de mission au Japon lorsque les communautés devinrent plus nombreuses. Jusqu’en 1911, le Japon formait une province avec la Chine et la Mongolie. 27   Ibid., 11 juillet 1899. 26

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ne va pas à 50 centimètres, mais dans tout le Japon il y a une largeur adoptée pour les habits et on ne peut pas la changer28. Aujourd’hui, nos deux petites filles finissent une pièce d’étoffe, ce qui nous donnera deux habits ; quand tout sera fini d’installer et qu’elles sauront bien tisser elles pourront faire une pièce par semaine chacune, ce qui nous permettra d’augmenter le vestiaire de la léproserie et de recevoir quelques malades de plus. Je tâcherai de les stimuler un peu, afin que nous arrivions ; plus tard cela pourrait nous être une ressource29. On nous a apporté de quoi faire 15 pièces d’étoffe, nos petites filles se sont mises en train de faire l’encollage et dès le lendemain nous commencions à ourdir. Je vais commencer un cahier comme celui des ateliers pour voir si nous avons des bénéfices, en tous cas, il n’y aura pas de perte, nous ne payons pas la jeune fille qui sert de professeur ; tout au contraire on nous donne 3 dollars pour sa pension. Je vais tâcher de faire apprendre le tissage à sœur Pureté30, et j’espère que nous pourrons arriver à faire l’étoffe pour la léproserie31. Mardi, j’ai fait une course à la montagne pour faire mettre en train deux pièces d’étoffe bleue. Dans huit jours nous allons commencer à faire du rayé. Je voudrais que sœur Pureté apprenne le tissage, mais c’est un peu difficile tant que nous n’avons pas nos gens auprès de nous, cela viendra, je l’espère, d’ici peu si nous faisons bâtir l’hôpital32. C’est au printemps de 1902 que mère Marie Colombe fait venir une femme experte dans l’élevage des vers à soie. On acheta alors de la semence, et cette femme organisa une minuscule magnanerie. On se mit à l’œuvre au mois de juin, car il faut mentionner parmi les activités si variées des filles japonaises, la hâte avec laquelle il faut dépouiller les mûriers de leurs feuilles pour les petites bêtes gloutonnes ; il devait y avoir quelques mûriers sur la propriété, on en planta beaucoup d’autres.

  Ibid., 9 août 1899.   Ibid., 14 septembre 1899. 30  Sœur Marie de la Pureté (Marie-Josèphe Boulais), 1875-1933, française, arrivée au Japon en 1898. 31   Lettre de mère Marie Colombe de Jésus à mère fondatrice, 28 septembre 1899. 32   Ibid., 20 septembre 1899. 28 29



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Quelques semaines plus tard, se présente la jeune sœur d’une agrégée à la communauté, qui n’avait pu, malgré sa ferme volonté, venir au couvent elle aussi, retenue dans son village par son curé à cause de son habileté pour le tissage de la soie. Elle avait promis d’être là trois ans plus tard. Elle tint parole, et le 21 août 1902, elle arriva exactement. Elle s’appelait Marie, mais comme il y avait déjà deux Marie ou Maria parmi les filles, on l’appela Cécile, et plus tard elle deviendra sœur Colette, agrégée elle aussi.

La tisseuse en soie est arrivée depuis huit jours et paraît bien gentille. Elle voudrait être religieuse, je l’ai mise au rang des agrégées, car je crois que ce n’est pas bien de trop nous presser33. Les vers commencèrent leur travail les premiers jours de septembre : Tout le monde est occupé des vers à soie, il y en a qui commencent à filer… Le lendemain, on lit encore : On est encore très occupé avec les vers à soie ; on pense que ce sera fini demain, les premiers sont déjà bien avancés… Quelques jours plus tard : Aujourd’hui, on commence à dévider la soie, c’est à l’hôpital qu’on le fait ; pendant la récréation, nous sommes toutes allées le voir faire, c’est bien intéressant34. Aujourd’hui on dévide les cocons de soie. Cette soie est magnifique, nous espérons avoir de quoi tisser un huméral ; je le vois déjà dans ma pensée sur le métier de notre tisseuse ; cette année nous allons planter des mûriers afin de faire un plus grand élevage l’an prochain ; car cette fois-ci, ce n’est qu’un essai qui a réussi plus que nous n’avions osé espérer. La dévideuse nous dit que nous aurions 300 grammes de soie (de quoi tisser trois mètres d’étoffe), c’est quelque chose pour commencer35. Enfin le 20 octobre, Cécile se mit au métier à tisser : « Pendant la récréation, nous allons voir Cécile, qui commence aujourd’hui à tisser la soie. » (journal de la maison) Elle dut aller vite, il y en avait si peu, mais le succès encouragea à recommencer en plus grand l’année suivante.

  Ibid., 26 août 1902.   journal de la maison, 3, 4, 9 septembre 1902. 35   Lettre de mère Marie Colombe à mère fondatrice, 8 septembre 1902. 33

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Tandis que les essais avec la soie occupent l’attention, le vieux tissage du coton rend de vrais services… Du coup, mère Marie Colombe rêve d’avoir six métiers au lieu de trois.

Je voudrais monter un tissage de six métiers. Mère provinciale nous a promis de prendre de l’étoffe, si nous pouvions arriver à nous suffire et à en faire en plus. Jusqu’ici nos trois métiers ont travaillé pour les lépreux qui n’avaient absolument rien à notre arrivée, mais peut-être, Jésus aidant, pourrions-nous arriver, si nous avions des ressources ; nous trouverions bien des femmes qui viendraient travailler comme à Chefoo, mais inutile d’y songer. Aujourd’hui, j’ai commencé à entrer en pourparlers pour un métier mécanique qui ferait une pièce par jour, je rêve comme Perrette de l’acheter ! Voilà encore un rêve qui va vous faire sourire ! Le nombre de nos petites filles augmente ; nous avons essayé de les réunir comme une petite « Sainte enfance »36. Sœur Pureté a la surveillance de tout ce petit monde et s’en tire très bien. Trois font aller la navette, les autres dévident du fil, et les écolières, en rentrant de classe, vont faire de la dentelle37. Nous avons fait une dizaine de mètres de dentelle [au fuseau], j’ai demandé à mère provinciale de nous la placer [en Chine] ; j’attends sa réponse pour faire commencer d’autres ouvrières, en attendant trois métiers [à dentelle] sont dans ma chambre, je ne puis m’empêcher de rire toutes les fois que je les voie… De plus, pour le tissage, nous avons reçu un lépreux qui sait faire le satin, et comme il a les mains libres, j’ai envie qu’il enseigne à nos filles… Jusqu’ici le tissage nous a bien réussi et actuellement nous n’achetons aucun morceau d’étoffe, ni pour les lépreux, ni pour nos filles38. Pendant les récréations, nos filles sortent pour ramasser des feuilles pour les vers à soie, ils grandissent et leur appétit aussi39. Ainsi mère Marie Colombe trouve le moyen d’occuper toutes les mains qui s’offrent à elle, et quand elle prendra le chemin de Rome à la fin de 36   La Sainte enfance, œuvre des orphelinats de mission, dépendant de l’œuvre de la Propagation de la Foi. 37   Lettre de mère Marie Colombe à mère fondatrice, 4 mai 1903. 38   Ibid., 31 mai 1903. 39   journal de la maison, 17 mai 1903.



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1903, elle ne manquera pas d’emporter une belle pièce de soie à mère Fondatrice, réalisant ainsi un de ses innombrables rêves. Elle était en même temps une réalisatrice, la culture des vers à soie reprendra en 1904.

L’autre jour, je suis sortie avec mère Marie Adélard40 à la recherche de bouquins pour la peinture japonaise ; nous avons trouvé deux brochures où il y avait des coussins tout prêts, naturellement style japonais ; nous avons acheté pour une dizaine de francs de soies et aujourd’hui j’ai vu notre premier coussin, je le trouve ravissant ; je me propose d’aller fouiller dans les vieilles librairies. Nous allons préparer un petit envoi de 100 yards de dentelles, et si on réussit à la vendre, nous nous mettrons le fonds dans un petit ouvroir. En ce moment, les tisseuses au nombre de trois seulement ont sur le métier l’étoffe pour les matelas et traversins de celles qui vont venir pour les prochaines fondations ; nous avions préparé pour une maison seulement et, à la réception de votre dernière lettre, on s’est mise à l’œuvre pour la seconde, car il ne faudrait pas que nous soyons prises au dépourvu. Après cela nous nous mettrons au tissage de la soie : deux peuvent travailler dans la soie, mais nous n’avons qu’un métier, si j’en trouve un d’occasion, je l’achèterai, si non, nous en ferons faire un second. Nous n’avons recueilli de soie que pour une pièce, nos mûriers étant encore jeunes, mais j’espère qu’à la longue nous pourrons élever plus de vers à soie  ; en attendant nous achetons la soie, notre tissage jusqu’ici n’a fourni que les habits de la Sainte enfance et de la léproserie, et c’est déjà bien beau41 ! J’ai été bien contente de savoir que vous avez trouvé notre soie jolie, nous avons planté ce printemps un bon carré de mûriers et nous allons continuer l’élevage des vers à soie ; en ce moment nous en avons à peu près 39 litres, cela représente une bonne pièce de soie ; quand les mûriers seront grands, on pourra voir l’élevage en grand et il faut espérer qu’alors le local ne nous manquera pas ; car pour

40  Mère Marie Adelard de Saint-Joseph (Emma Lemay), 1885-1974, canadienne, arrivée au Japon en 1905. 41   Lettre de Marie Colombe à mère Marie de la Rédemption, supérieure générale, 25 août 1905.

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avoir une bonne magnanerie il faut de grandes salles aérées et à l’abri de l’humidité, et cela d’après les Japonais42 ! De la nouvelle maison d’Hitoyoshi, fondée en 1906, arrive le premier ouvrage des enfants de l’ouvroir : Je vous l’envoie, Mère bien-aimée, afin que vous donniez une bénédiction spéciale aux travailleuses. Ce petit mouchoir vous représentera également le travail de Biwasaki, car la soie à broder est entièrement préparée ici : on a élevé les vers, blanchi, tordu et préparé le fil ! J’y joins aussi quelques écheveaux de soie de couleur préparés ici également. Je crois que nous garderons le monopole du fil de soie et de la dentelle, donnant à Hitoyoshi la broderie et lui fournissant les matériaux ; de cette façon nous nous aiderons et formerons un petit syndicat tout franciscain43. À Hitoyoshi, les œuvres vont aussi bien que possible : ce matin sœur Mercedes44 m’annonce une enfant pour son ouvroir, (ajoutant que) si nous pouvions écouler le travail ici aussi nous aurions du monde pour travailler ; mais hélas l’écoulement est difficile et avant d’accepter des ouvrières il faudrait être sûres de placer leur travail. Il y a trois jours la dame du sous-préfet est venue me demander si nous ne pourrions pas donner du travail à un certain nombre de jeunes filles qui, ayant fait leurs études et se trouvant sans place, n’osent pas se mettre à travailler la terre. J’ai proposé de leur faire faire la dentelle au fuseau, c’est un peu plus long à apprendre et je ne sais si elles reviendront ; elles auraient mieux aimé les fils tirés, mais pour ces derniers c’est plus difficile à expédier et à placer. Tandis que sous un petit volume on peut expédier beaucoup de dentelles et cette dernière trouve toujours son écoulement45. À l’occasion de votre fête nous vous expédions par la poste une dentelle au filet faite à Hitoyoshi, un coussin brodé par les écolières catéchistes de Biwasaki et deux branches de fleurs également faites par elles. La dentelle qui garnit le coussin est également faite à

  Ibid., année 1906, sans précision de date.   Ibid., 27 août 1906. 44  Sr Maria Mercedes de San Andrès, Rosa Aldaz Ayudar, 1880-1960, espagnole, arrivée au Japon en 1905. 45   Lettre de mère Marie Colombe à mère Marie de la Rédemption, 9 avril 1907. 42 43



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Biwasaki ; le fil préparé ici provient de nos cocons, de même que celui qui a servi pour la dentelle au filet. C’est peu, Mère bien-aimée, mais c’est le cœur qui vous l’offre46. Je vous ai écrit en mai que nous faisons cette année un grand élevage de vers à soie, mais comme nous nous trouvions à court d’argent nous avons vendu l’élevage du printemps. Celui d’été, nous venons de dévider la soie pour faite une pièce de crêpe, c’est la première fois que la fille tissera ce dernier, mais elle m’affirme qu’elle réussira. Nous élèverons encore en automne une petite quantité de vers pour une pièce de soie ordinaire. Et nous allons planter un grand champ de mûriers pour qu’à l’avenir nous n’ayons pas besoin d’acheter les feuilles ; dans ce but on défriche en ce moment un coin de broussailles qui, planté, peut d’ici deux ou trois ans nous donner de quoi avoir pour trois ou quatre pièces de soie. Nous allons très doucement dans notre développement à cause des ressources, car je ne voudrais pas faire de dettes n’ayant pas de quoi les payer. Hier j’ai expédié à Chefoo cinq paires de rideaux, une douzaine de mouchoirs et un tapis de table : en ce moment elles ont la flotte américaine qui vide leur magasin, et mère vicaire47 m’avait écrit de lui envoyer nos ouvrages, qu’elle nous les placerait ; c’est une petite somme – 72 yens- mais avec cela la maison d’Hitoyoshi peut vivre un ou deux mois et d’ici ce temps on peut travailler ! À Chefoo, avec les bateaux, elles peuvent placer leurs ouvrages, ici nous n’avons pas cet avantage… Nous avons fait en janvier un petit envoi à mère Agnelle48, je ne sais pas si elle l’a reçu, car elle ne me répond pas. Maintenant pour ce qui est des ateliers je vous dirai, ma Mère, le plan que je forge : à cause des lois du pays, au lieu de leur donner le nom d’ouvroir ou d’atelier, prendre celui d’école : nous le pourrons quand nos filles auront fini leurs classes, et cela afin d’éviter de payer la patente ; ces classes, ou soi-disant écoles, seront occupées par nos 46

1907.

  Lettre de mère Marie Colombe à mère Marie de la Rédemption, 1er  juillet

47  Mère vicaire, représentante de la supérieure provinciale en Chine, résidant à Chefoo. 48  Mère Marie Agnelle de Jésus, Marie Goussé, 1874-1975, française, successivement envoyée au Canada, aux États-Unis, en Chine, en Argentine ; elle est alors provinciale du Canada.

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orphelines ou agrégées et peut-être par des enfants du village, les professeurs seront nos enfants… En donnant aux ateliers le nom d’écoles et ayant quelques Japonaises brevetées, nous éviterons les soupçons et les patentes49. J’en reviens à Biwasaki : j’en suis à préparer pour mars prochain l’ouverture de l’atelier de broderie, et pour cela nous tissons la soie de nos cocons ; hier on m’a remis 6 mètres de crêpe de soie, c’est le premier que nous faisons, il n’est pas parfait, mais cela ira mieux. Je ne vous envoie que l’échantillon pour que vous me disiez ce que vous pensez… Quand nous aurons tout tissé, cela nous fera les premiers matériaux, et les écolières seront diplômées. Alors nous pourrons commencer sans avoir trop de dépenses à faire, ce qui évitera des frais, car il ne faut pas que nous allions plus vite que notre cheval50 ! Ces entreprises vont se poursuivre et grandir ; 10 et 20 ans plus tard, Biwasaki aura une vaste magnanerie occupant un nombreux personnel, le tissage sera grandement installé, la soie en sortira toujours plus belle, Hitoyoshi aura développé aussi son atelier/école pour former de jeunes ouvrières et les préparer à la vie.

Au Maroc, Meknès En 1917, le «  tapis missionnaire  » est ramené dans sa patrie51. Les Franciscaines missionnaires de Marie qui, depuis 1913, habitaient déjà la Medina de Meknès, ne pouvaient se contenter de soigner, en tant que toubibas52, les femmes marocaines ; elles rêvaient d’un bien plus grand, d’une œuvre plus large, d’une charité plus durable. En février 1916, la maison avait commencé une école pour des enfants européennes, filles de colons ou de militaires ; mais le général Lyautey insistait beaucoup pour que les religieuses entreprennent une œuvre en faveur des femmes indigènes, on pensa donc créer un atelier de tapis et dans ce but deux Franciscaines missionnaires de Marie récemment arrivées à

  Lettre de mère Marie Colombe à mère Marie de la Rédemption, 24 juillet 1907.   Ibid., 17 septembre 1907. 51   Les premiers ateliers de tapis de l’institut étaient à Anvers et en Bretagne aux Châtelets près de Saint-Brieuc. 52   Toubibas : féminin pluriel de toubib : médecin, ou ici : infirmière. 49 50



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Meknès, sœur Marie de Notre-Dame de la Peinière53 et sœur Marie du Bienheureux Chanel54, qui savaient quelque peu nouer le point de tapis pour l’avoir appris au noviciat, allèrent à Agouraï, au pied du Moyen Atlas, pour y étudier, sous la tente même des Berbères, la manière indigène, strictement berbère, de la manipulation de la laine comme tissage.

Ce matin sont parties pour Agouraï, dans une voiture peu confortable vraiment, sœur Peinière, sœur Chanel et Rosette, une fillette qui sait l’arabe. Elles doivent y apprendre des femmes indigènes la façon de faire les tapis comme elles. Elles prendront modèle des métiers peu pratiques afin d’ouvrir un atelier où tout soit bien indigène55. Les arabisantes qui reçoivent à Agouraï du bon capitaine Courtois une généreuse hospitalité nous en feraient presque envie, si au contact des femmes arabes elles ne prenaient autre chose que la connaissance de leurs usages… Mais en bonnes missionnaires, elles prennent vaillamment leur parti. Il leur tarde d’être de retour56. À une heure, sont arrivées nos petites sœurs d’Agouraï, bien heureuses de rentrer au cher couvent. Elles apportent avec elles un métier et sont très satisfaites de tout ce qu’elles ont appris. En vraie maalma57, sœur Chanel se déclare capable de copier tous les modèles de tapis et selon la caïda58, avec leurs irrégularités59. De retour à Meknès, elles dressèrent deux rustiques métiers dans l’antique poudrière. Mais les ouvrières, où étaient-elles ? Mère Marie Charles60 le raconte :

53  Soeur Marie Notre-Dame de la Peinière (Marie Reine Collet), 1886-1969, française, arrivée au Maroc en 1912. 54  Sœur Marie du Bienheureux Chanel (Elisa Charle), 1892-1920, belge, arrivée au Maroc en 1913. 55   journal de la maison, 21 août 1916. 56   Ibid., 24 août 1916. 57   Maalma : maîtresse d’ouvrage. 58   Caïda : coutume. 59   journal de la maison, 13 septembre 1916. 60  Mère Marie Charles (Charlotte Dein de la Buraiserie), 1860-1938, française, arrivée au Maroc en 1912 comme fondatrice des premières communautés Franciscaines missionnaires de Marie en ce pays et vicaire provinciale en dépendance de la maison généralice.

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Nous avions beau faire, aucune famille n’osait nous confier ses enfants, tant elles étaient effrayées ! Les bruits les plus fantastiques circulaient à notre sujet. Alors nous demandâmes au général Poeymirau, commandant du corps d’armée de Meknès, de nous venir en aide. Il parla fort sérieusement au Pacha qui promit de nous faire avoir des ouvrières. Celui-ci s’adressa aux prisonniers arabes, et leur fit grâce de quelques jours de prison s’ils consentaient à nous envoyer leurs enfants. Dès le lendemain deux fillettes épouvantées nous arrivent entre deux mokhrazni61, l’une d’elle pleura toute la journée, croyant qu’on allait la manger. À notre grande surprise, elles revinrent les jours suivants, protestant que les voisins n’avaient pas dit vrai. Elles étaient enfin rassurées pour leurs petits gigots noirs ! Petit à petit, les enfants furent dix, puis vingt. Le directeur des beaux-arts de Fez nous conseilla de faire des tapis berbères et nous permit de relever des modèles dans les musées. Il nous était difficile de trouver des laines noires, grises et brunes, naturelles, nécessaires à la confection de ces tapis, aussi fut-il décidé d’avoir un troupeau de brebis de couleurs. On l’acheta, mais il nous fallait un berger ; on choisit un arabe de vingt ans qui avait l’air d’un brave garçon. Un jour il vint nous dire qu’on lui avait volé une brebis ; « c’est toi le voleur », lui répondit-on aussitôt, mais il nous assura qu’il s’était bien défendu au contraire contre deux hommes plus forts que lui et qu’il connaissait bien. « Si tu les connais, montre-nous leur troupeau. » En effet, le signalement était exact  ; deux de nos sœurs qui n’étaient pas peureuses allèrent en voiture jusqu’à l’enclos indiqué et purent s’en rendre compte. Un policier arabe qui les avait rencontrées avait jugé prudent de les accompagner, mais le propriétaire du troupeau, malin comme un singe, agitait si bien toutes ses bêtes qu’il était impossible d’y rien distinguer. Le policier usa de son autorité pour faire sortir l’homme dehors, et nos sœurs aperçurent leur brebis perdue, dont la toison était reconnaissable et qui avait d’ailleurs une marque à l’oreille. Bien entendu l’individu jura ses grands dieux qu’il n’avait jamais pris cette brebis et qu’il ne savait pas comment elle était arrivée là. Le policier le menaça, mais les sœurs intervinrent, se contentant de reprendre leur bien pour cette fois, et elles rentrèrent triomphantes à la maison.   Mokhrazni : gendarme.

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Mais il fallait chercher un nouveau berger plus fort, capable de défendre son troupeau. On choisit alors le plus grand voleur du pays, ce qui inquiéta le Pacha. C’est tout exprès, lui répliqua-t-on ; il l’avertit qu’au premier mouton disparu, nous le lui enverrions pour recevoir la bastonnade sans chercher ailleurs, le coupable ne pourrait être que lui. Ainsi prévenu, Abdullah fut un gardien modèle, jamais un seul agneau ne manqua. L’année suivante, les enfants étaient 28, dans une nouvelle salle appuyée au gros mur de la vieille poudrière, 28 petites brunettes en caftans multicolores, petits fronts tatoués, menottes agiles surtout à la dispute, assises à terre près des tas de laine dont elles trient les couleurs, ou bien devant les grands métiers où le tapis, singulièrement moelleux, monte lentement. Ce sont des enfants très pauvres, pas précisément l’élite de Meknès… Et au bout d’un an, il est demandé aux responsables de l’atelier d’apporter leurs travaux à une exposition organisée par la Résidence à Rabat :

Grand départ de Révérende Mère vicaire, de sœur Peinière et de la maalma avec six moukères62 qui emportent leurs tapis à l’exposition. Les enfants sont au comble de la joie, les parents viennent faire leurs recommandations. Révérende Mère vicaire est bien étonnée qu’on les lui confie et avait toujours pensé qu’au dernier moment elles refuseraient, mais pas du tout, elles se sont joyeusement embarquées. En voiture comme dans le train, elles ont trouvé que les arbres marchaient et au premier sifflet du train entendu, elles se sont précipitées vers les sœurs à la grande joie des employés qui ont bien ri de leur frayeur… À Aïn Djemaa (halte pour la nuit), elles ont fait connaissance avec la fourchette, et voulant manger à l’européenne, elles ont tenu triomphalement la fourchette de la main gauche pendant qu’elles mangeaient avec la main droite ! À Rabat, les tapis ont été admirés et trouvés très jolis. Le général Lyautey a commandé le pareil à Madame, d’autres commandes ont été faites, et il y en a déjà une quinzaine. Les moukères ont été fêtées. Madame Lyautey leur a payé des bas roses et les a conduites à la pâtisserie. Zhor, un des meilleurs numéros, lui a demandé à voir le général, mais le vrai et pas un en papier comme celui qu’elles ont à l’atelier. Madame Lyautey a bien ri et les   Moukère : petite ouvrière, apprentie.

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a conduites sous la tente du général où ces demoiselles ont pris le thé… Elles ont vu la mer et sont allées sur les chevaux de bois. Que ne vont-elles pas avoir à raconter à leur arrivée63 ! Arrivée de Révérende Mère vicaire avec tout son petit monde. Les parents ont vite su leur arrivée et sont venus les chercher. Il fallait les voir montrant à tous le petit paquet de cadeaux reçus à Rabat64. Si, tout d’abord, les sœurs étaient allées sous la tente des Berbères pour connaître la façon indigène, on voulut aussi étudier et varier les types. La mère supérieure, après avoir visité bien des maisons arabes et surtout la fameuse collection de la Kasbah de Rabat, put reconstituer plusieurs dessins anciens. Peu à peu, l’atelier produisit les tapis appelés « Aït Segbrouchen, Aït Youssi, Aït Alahan », selon le nom des tribus de l’Atlas qui en ont gardé la tradition. Ils sont clairs, fond blanc, striés de simples lignes noires ou grises formant des losanges, ouriil en arabe, aferkach en berbère ; parfois des points de couleur, tir en arabe, égaient un peu l’ensemble. Les Beni m’guild, Beni m’tir et quelques types moins anciens des Aït Youssi se tissent au contraire en couleur. Le dessin est essentiellement linéaire, mais la répétition ou l’opposition de ses lignes brisées forme des compositions géométriques. Et d’autres ateliers se fondèrent à Marrakech, puis à Midelt, en pleine montagne berbère.

Au Congo belge, Nouvelle-Anvers (Makanza) Dès 1901, une Franciscaine missionnaire de Marie installait une petite presse sur les rives du Congo ; c’était à Nouvelle-Anvers65, pays bangala. Elle fabriquait ses rouleaux, montait sa machine, s’ingéniait pour organiser aussi un matériel de reliure ; tout était difficile dans une mission où l’on ne pouvait se procurer la moindre des choses. Mère Marie Bernadette 66, celle-là même qui devait mourir quelques années plus tard de la maladie du sommeil, ne pouvait imprimer qu’une page à la fois, faute de caractères. Du carton manquait-il ? Il fallait écrire en Europe ou prier saint Antoine…

  journal de la maison, 1er octobre 1917.   Ibid., 9 octobre 1917. 65  Nouvelle-Anvers : le nom local était Makanza. 66  Mère Marie Bernadette (Bernadette Beaupré), 1877-1908, canadienne, arrivée au Congo belge en 1900. 63

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L’atelier était un petit chimbeck de pisé, quelques nattes servaient de cloison intérieure. La correspondance de la supérieure de mission, mère Marie du Bienheureux Rizzier67, avec ses supérieures, leur fait revivre le but et les difficultés de l’entreprise, parallèlement à celles des autres ateliers.

Hier, le bon père provincial a apporté une machine pour l’imprimerie, donc demain nous l’installons. Mère Bernadette sait l’imprimerie, elle l’a apprise au Canada, et je pense que vous en serez contente, Mère. Voilà comment je vais faire : de notre réfectoire, nous allons faire un atelier ; il est assez grand ; j’y installe le tissage, l’imprimerie, la cordonnerie, et Mgr voudrait une reliure à Léopoldville, dit-il, mais si je pouvais commencer ici, je voudrais bien ; je ferai tout ce que je puis pour avoir toutes les œuvres possibles. Je mets tout dans une place, Mère ; d’abord je puis mieux surveiller, ensuite, quand il y a des visiteurs, ils voient le tout ensemble. Je pense que vous serez contente de ces nouvelles… Les enfants gagneraient l’amour du travail, et nous pourrions rendre bien des services à l’État68. Tout va toujours très bien ici ; notre imprimerie est installée : il y a deux enfants de Berghe qui savent déjà aider, et c’est mère Marie Bernadette qui est le chef. Il y a encore une chose, ma Mère : vous en ai je parlé ? Je ne sais plus, mais Mgr voudrait la reliure… À ce qui paraît, nous aurions beaucoup d’ouvrage pour l’imprimerie et la reliure : nous avons tout le catéchisme illustré à arranger69… Le 21, au bateau : ah ! Voilà la caisse de la reliure, mais pas de presse à rogner, pas de carton ; pourtant, il faut que je l’installe avant l’arrivée de Mgr. Alors, ma Mère, je suis en train de remonter chacune, leur donner une bonne dose de patience et ce courage : ‘Allons, mes enfants, à l’ouvrage pour l’amour de Dieu !’ Et j’aide chacune à

 Mère Marie du Bienheureux Rizzier (Gabrielle Piette), 1869-1919, belge, arrivée au Congo comme supérieure du premier groupe envoyé en 1896. 68   Lettre de mère Marie du Bienheureux Rizzier à mère fondatrice, 3  février 1901. 69   Lettre de mère Marie du Bienheureux Rizzier à la mère provinciale, mère Marie de Montfort, 15 février 1901. 67

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tirer une caisse par-ci, un coup de marteau par là : et me voilà toute fière de voir une installation en plus70 ! Je suis à faire marcher toutes les machines. Premièrement, le tissage qui attendait tout le coton : Deo gratias ! sœur Placide71 peut recommencer à faire travailler ses filles72. Mère Bernadette est chargée de l’imprimerie, et bien qu’on n’imprime pas des volumes ni des journaux, il y a tantôt ceci, tantôt cela, elle a tous les jours de l’ouvrage ; après la classe il y a deux enfants qui vont à l’imprimerie et qui savent déjà composer ; je vous envoie un échantillon de l’imprimerie73. Vous savez, bien-aimée mère provinciale, que mère assistante74 est toute la journée à son imprimerie ; en plus, j’ai dû lui donner sœur Arsène75, car mère assistante ne peut plus rien faire d’autre. Vous vous demandez ce qu’elle peut avoir à imprimer ainsi, sans doute. Jusqu’ici il n’y a jamais eu une vraie langue et Mgr et le père de Boeck s’en sont occupés. Mgr a traduit le récit de la Passion et mère assistante doit l’imprimer, ainsi qu’une grammaire. Cela demande de la besogne, d’autant plus qu’il n’y a pas beaucoup de caractères. Après avoir imprimé tout cela, il faudra qu’elle en fasse de petites brochures, et puis Mgr voudrait qu’on imprime toute la vie de NotreSeigneur, le travail ne manquera plus ! – Le frère a fait une presse à rogner, mais nous n’avons pas de carton et plus de ficelle. Ces deux charges marcheraient très bien, ma Mère, mais c’est avec le tissage que je suis vraiment en peine, le voilà arrêté76 ! Depuis quinze jours, le frère Henri est arrivé, mais il doit faire avancer notre maison et puis, toute la mission est en réparation. Ainsi je ne puis songer tout de suite à un autre métier de tissage, mais j’ai   Ibid., 29 juillet 1901.  Sœur Marie de Saint-Placide (Hortense Thomas), 1869-1903, française, arrivée au Congo belge en 1898. 72   Lettre de mère Marie du Bienheureux Rizzier à mère fondatrice, 12 septembre 1901. 73   Ibid., 15 mai 1902. 74  Mère Bernadette était assistante de la supérieure. 75  Sœur Marie Arsène (Joséphine Bruyneels), 1872-1938, belge, arrivée au Congo belge en 1898. 76   Lettre de mère Marie du Bienheureux Rizzier à la mère provinciale, mère Marie de Montfort, 10 décembre 1902. 70 71



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encore dit à Mgr et au père Foncé que dès que le frère a fini ses constructions et réparations, je compte sur d’autres métiers  ; en attendant j’espère que dans quinze jours la salle de tissage sera tout en ordre et que le métier pourra marcher sans plus s’arrêter77. Les œuvres marchent toujours très bien ; nous avons l’imprimerie qui est en bonne voie ; il y a quatre imprimeurs, des gamins de 8 à 10 ans qui composent l’un très bien, les autres assez bien ; ce sont des enfants de la mission et un petit indigène qui est venu en classe chez nous, a reçu le baptême et a déjà fait sa première communion ; quatre autres apprennent la reliure. Au tissage, il y a une trentaine de fillettes de la Colonie-scolaire78 qui travaillent par groupes de 10 ; aussi toutes sauront tisser, filer. Ces enfants sont bien disposées et nous devrions en faire de ferventes femmes de ménage. Ces enfants sont à l’État et destinées à devenir les épouses de soldats de la Colonie des garçons. C’est une chose importante, car devant suivre leur mari partout, elles pourront donner le bon exemple et faire aimer et connaître le bon Dieu, parfois dans des endroits où le missionnaire n’a pas encore pu pénétrer79. Il faudrait voir votre vieux Rizzier à son tissage, je le dirige tant que je puis, je raccommode les fils cassés, car le coton est si mauvais qu’il casse à chaque instant ; pourtant je le colle comme sœur Placide le faisait ; elle m’avait dit qu’il n’y avait presque pas moyen de travailler avec, tant il était mauvais, mais j’espère qu’avec de la patience j’arriverai au bout80. Grâce à Dieu nos gamins imprimeurs font très bien leur travail : ils composent tout seuls et impriment également seuls ; mère assistante corrige et examine, mais c’est eux qui font le travail  ; c’est amusant de voir ces petits bouts à l’ouvrage  ; l’aîné peut avoir le

77   Lettre de mère Marie du Bienheureux Rizzier à la mère provinciale, mère Marie de Montfort, 2 juillet 1903. 78   La Colonie scolaire, organisation extérieure à la mission, dépendant directement de l’État Indépendant du Congo (EIC) 79   Lettre de mère Marie du Bienheureux Rizzier au père Raphaël Delarbre ofm, 24 juillet 1903. Ce religieux, qui accompagna de ses conseils mère Marie de la Passion lors de la fondation de l’institut, connaissait bien ses premières filles envoyées en mission. 80   Lettre de mère Marie du Bienheureux Rizzier à la mère provinciale, mère Marie de Montfort, 21 octobre 1903.

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premier prix. C’est un petit indigène, un bon petit garçon, un de mes premiers élèves indigènes qui soit venu en classe, intelligent, et chose rare chez un nègre, actif, il est le premier à l’atelier et en quitte le travail le dernier ; il est en plus sérieux et rappelle les autres gamins à l’ordre quand ils l’oublient. Après avoir fait un panorama des activités proprement scolaires, mère Marie du Bienheureux Rizzier continue :

Maintenant, il reste l’atelier : à la reliure, il y a deux fillettes de la Colonie-scolaire, dont l’une surtout très intelligente ; n’importe ce qu’on lui montre, elle sait : elle peut travailler au tissage, enfin tout ce qu’on lui montre. L’autre est assez dégourdie aussi, mais étant parfois bien distraite, elle met la tête en bas81. Au milieu de la matinée, une grande visite, sans être annoncée ; c’était un commissaire et deux autres messieurs ; par malheur les filles étaient allées chercher du bois et les imprimeurs à nettoyer la machine ; ils étaient ravis et disaient que c’était la première mission et la première fois qu’ils rencontraient des ateliers au Congo ; ils ont demandé à prendre la photographie des ateliers ; j’était bien contente parce qu’on ne voit jamais rien de notre mission et qu’au moins cela fera connaître l’institut82. Notre travail avance à l’imprimerie, j’espère que cette semaine le vocabulaire sera fini, nous prions bien que le diable n’y mette pas la queue car, pensez, Mère, que ces terribles protestants en ont déjà fait un, mais ce n’est pas un bon ; pour cela c’est très pressé ; c’est dommage que les pères n’ont pu faire le leur plus vite, mais avec la mort de tous ces pères il y a deux ans, il y a eu du retard ; le père de Boeck qui doit aller à Boma pour parler de la Colonie, voudrait en apporter un pour le gouverneur ; je vous en enverrai par la première occasion, Mère bien-aimée, ainsi que le catéchisme83. Au tissage en attendant du coton, nous essayons de tisser des fibres de raphia, ce qui serait peut-être recherché en Europe ; c’est très original, je pense que cela pourra réussir ; j’ai déjà plusieurs   Lettre de mère Marie du Bienheureux Rizzier à mère fondatrice, 30 novembre

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1903.

  Ibid., 16 février 1904.   Ibid., 10 juillet 1904.

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échantillons. Si une occasion se présente je les enverrai à mère provinciale pour les faire parvenir à Mère. D’abord aucune enfant ne voulait se donner la peine de préparer les fibres, nous disant : « jetez cela, ce sont des herbes », mais je leur ai fait comprendre et montré qu’on pouvait en faire de belles choses et, en voyant un échantillon, elles étaient ravies parce que je disais que j’allais l’envoyer à notre Mère, et depuis elles se mettent à l’ouvrage… C’est amusant de voir travailler tout ce petit monde et elles sont fières de savoir quelque chose84. Chère mère provinciale, j’ai reçu de Boma, du secrétaire général, un peu de semence de coton  ; il y a trois espèces différentes, de l’égyptienne, du New Orléans et [mot illisible]. J’ai fait préparer du terrain pour semer demain s’il plaît à Dieu, ce coton en pépinière, et j’espère que je pourrai faire après une grande plantation ; j’ai bien un peu de chagrin que les pères ne sont pas plus portés pour ce tissage et je me trouve parfois à regretter que je ne sais pas scier du bois etc. pour me faire moi-même des métiers, mais pas même un pauvre clou ; qu’il faut de la patience en ce bas monde, et encore en prenant mille précautions pour ne froisser personne ; mais le bon Dieu m’aidera et je ferai mon possible (bien que cela demandera beaucoup de peine et de patience) à faire une belle plantation de coton ; si du moins toutes les filles du village voulaient venir avec la houe, ce serait vite fini… mais elles ne sont pas toutes de bonne volonté85 ! Tissage, imprimerie, reliure, travail de fibres végétales… Ce furent des tentatives diversifiées, à la fois nécessaires à l’entretien de l’orphelinat et au développement de la formation humaine et de l’évangélisation. Certaines échouèrent, comme par exemple le tissage, en raison de vraies difficultés apparues dans la culture du coton en cette région du Congo. Mais d’autres connurent un bel avenir, et vingt ou vingt-cinq ans plus tard, de jeunes novices congolaises étaient initiées à leur tour aux différentes étapes de l’imprimerie et à la reliure.

84   Lettre de mère Marie du Bienheureux Rizzier à mère Marie de la Rédemption, assistante générale, 9 octobre 1904. 85   Lettre de mère Marie du Bienheureux Rizzier à la mère provinciale, mère Marie de Montfort, 23 octobre 1904.

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L’Hôpital Pasteur ET LA FORMATION des religieuses infirmières de Saint-Joseph de Cluny (1905-1909) G ene v iè ve Le c u i r-Ne mo

La formation des religieuses soignantes est jusqu’à la fin du xixe siècle très empirique ; les sœurs qui partent outre-mer font leur apprentissage « sur le tas », juste avant de partir quelquefois, dans des hospices, ou bien sur place auprès des sœurs soignantes1. Il faut rappeler que pour les infirmières laïques la situation est la même ; dans les années 1870, en France, apparaissent quelques cours municipaux de formation d’infirmières, ou des formations similaires par des sociétés privées telles que la Croix-Rouge, aux résultats encore décevants. Le début du xxe siècle marque un tournant 2. Il ne faut pas oublier que les progrès médicaux restent limités pendant presque tout le xixe siècle : ils concernent essentiellement la chirurgie ; le vaccin contre la variole est utilisé au Sénégal en cas d’épidémie, mais comme il ne se conservait pas, on prélevait directement la vaccine sur les malades pour vacciner les personnes saines. Autrement, en cas de fièvre jaune ou de choléra, maladies épidémiques qui faisaient des ravages, la médecine était désarmée et on se contentait d’établir une quarantaine ou de mettre les malades dans des lazarets. Quant aux médicaments, ils étaient rares et peu

1  Mère Javouhey après son passage en Afrique est très consciente de la nécessité d’une formation de base et accepte que la congrégation prenne en charge l’hôpital de Beauvais où les sœurs peuvent alors recevoir une instruction, mais cela dure bien peu de temps. À partir de 1827, la congrégation ne prend plus en charge en France que des asiles d’aliénés, Alençon, Rouen ou Limoux. La fonction hospitalière outre-mer du début du xixe consiste en grande partie en une gestion pratique de l’hôpital militaire et dans l’accompagnement des malades. 2   Lire le témoignage de sœur Laure, dans Y. Kniebiehler, dir. Cornettes et blouses blanches, les infirmières dans la société française, 1880-1980, Paris, Hachette, 1984, p. 15-18, ainsi que V. Leroux-Hugon, « Émergence de la profession », p. 41-79.

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efficaces. Les religieuses utilisaient des remèdes à base de plantes importées de France ou encore des remèdes du pays… À la fin du xixe siècle, la révolution pastorienne marque un tournant décisif. Pasteur apparaît comme le fondateur de la microbiologie ; outre les progrès de la vaccination liés à la découverte de nouveaux germes, la mise au point de nouveaux vaccins et surtout l’utilisation de l’asepsie, ainsi que de l’antisepsie, permettent de combattre les maladies infectieuses3. Une souscription publique internationale finance la construction, à Paris, de l’institut Pasteur, institut privé reconnu d’utilité publique par le président de la République, Jules Grévy, en 1887 et inauguré par son successeur, Sadi Carnot, un an plus tard. Le 8 décembre 1899, le directeur de l’institut Pasteur signe avec la supérieure générale des sœurs de SaintJoseph de Cluny, une convention par laquelle seize sœurs sont mises à disposition de l’hôpital ; outre les conditions matérielles qui sont précisées, il est écrit que « les sœurs se conformeront pour le soin des malades aux prescriptions des médecins. Elles seront également tenues de se conformer, chacune en ce qui les concerne, aux règlements de la maison ; mais elles se réservent toutefois la faculté de vaquer aux exercices religieux prescrits par leurs règles ; mais le service devra toujours être assuré4 ». Les sœurs de Cluny sont appelées à travailler à l’hôpital Pasteur, inauguré en 1900, le premier au monde à faire respecter des conditions d’asepsie et d’antisepsie très strictes5. L’hôpital est également un centre de recherche clinique lié à l’institut Pasteur et aux recherches vaccinales. Les premières sœurs participent activement à la préparation de l’hôpital : elles font le ménage, meublent les chambres, confectionnent même des matelas. Leur habit lui-même doit être modifié pour répondre aux consignes d’hygiène : il est simplifié, il n’y a plus de longs voiles, mais des manches courtes pour pouvoir laver les mains correctement à tout moment, peu de

  L’asepsie utilise des gestes simples comme le lavage des mains, la stérilisation des pansements et des instruments par la chaleur pour prévenir tout apport microbien dans l’organisme. L’antisepsie englobe l’ensemble des moyens utilisés pour détruire ou arrêter le développement des germes pathogènes. 4  A. St J. C., Paris-Pasteur, P3 n° 2, Contrats et conventions entre l’institut et la congrégation. 5   Pasteur est mort en 1895. L’hôpital a été conçu et organisé par ses disciples, les docteurs Émile Roux (qui deviendra directeur de l’institut Pasteur en 1904) et Louis Martin, ce dernier ayant eu des contacts avec les sœurs à Madagascar avait pris lien avec la supérieure générale, mère Marie-Basile Chevreton, ce qui déboucha sur la signature de la convention du 8 décembre 1899. 3

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plis pour éviter de transporter des microbes… et il fallut demander l’autorisation de Rome pour cela ! Le Bulletin de la congrégation diffuse auprès des communautés du monde entier l’enthousiasme de ces sœurs qui évoquent rapidement les débuts de l’hôpital Pasteur mais soulignent leur formation et leur science nouvelle6. Les religieuses insistent surtout sur les découvertes du moment et sur celles qui concernent les maladies tropicales avec la volonté d’informer des lectrices particulièrement sensibilisées à ces maladies que tentaient de soigner les membres de la congrégation outre-mer et qui les décimaient sans pitié depuis des décennies. La date du premier bulletin proposé est remarquable, car, en 1905, la loi accélère la laïcisation des hôpitaux ; pourtant les sœurs ne quitteront pas l’hôpital Pasteur, fondation privée. C’est pourquoi, dans la description de leur travail, elles n’omettent pas de rappeler qu’elles veulent montrer que des religieuses hospitalières sont capables de progresser, de suivre avec succès une formation, mais aussi qu’il est nécessaire pour elles de ne pas oublier le sens de leur vocation en particulier dans l’accompagnement des malades et des mourants. Ceci s’accompagne des récits édifiants de conversions de malades, de baptêmes d’enfants en danger de mort, de la lutte inutile d’un malade chrétien contre la rage, ainsi que de comptes-rendus des nombreuses visites que reçoit l’Institut. Le deuxième extrait du bulletin de la même communauté daté de 1909, proposé ensuite, insiste sur l’extension de l’institut, les progrès dans la connaissance et la prévention de la maladie du sommeil et sur l’intérêt pour les sœurs œuvrant outre-mer de prendre les précautions élémentaires pour s’en protéger.

6  Avec la croissance de la congrégation et sa diffusion à travers le monde, il a fallu trouver le moyen de faire le lien entre toutes ces communautés ; les lettres circulaires de la supérieure générale remplissaient ce rôle à l’origine mais deviennent dans la seconde moitié du xixe siècle insuffisantes ; en 1886 naît le Bulletin, à usage interne, qui apparaît comme le principal lien ; il est rédigé à partir des bulletins de chaque maison (ceux-ci sont alimentés par les journaux de communautés) et de chaque province ; les premiers sont centrés sur l’historique de chaque communauté. Puis s’y ajoutent les nécrologies des sœurs défuntes. Il donne les instructions venues de la maison mère, les voyages, les mutations des religieuses, les résultats de leurs œuvres et les évènements auxquels elles participent là où elles sont. Par exemple, le vécu de la laïcisation des écoles et des hôpitaux au Sénégal et le même vécu en France sont très différents. Il en est de même pour la Grande guerre… Le Bulletin constitue un élément non négligeable de l’unité de la congrégation et de son histoire.



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Bulletin n° LXX, juin 1905, t. VI, Communauté du Bon pasteur, rue de Vaugirard, 213, Novembre 1901 – Mai 1905 (extraits) 1 – Lors de notre dernier bulletin, l’œuvre était encore à ses débuts ; pendant le cours de ces trois années, elle s’est solidement affermie. « L’hôpital Pasteur, disait son futur directeur quelques semaines avant son inauguration, sera une œuvre de science et de dévouement. » Il parlait vrai. Aujourd’hui nous pouvons dire que l’hôpital Pasteur est cela et qu’il est plus que cela ; il est une œuvre sociale et bienfaisante. Son action est à ce point de vue, à la vérité, très discrète et bien restreinte encore, elle s’arrête pour ainsi dire au seuil de la maison, mais peu à peu, nous l’espérons, elle s’exercera sur un plus vaste champ, et l’hôpital Pasteur, fondé sur les assises fécondes de la charité chrétienne, deviendra l’œuvre bienfaisante, l’œuvre sociale dans la large acception du mot. Dès maintenant le champ ouvert à notre action est vaste, les occasions d’exercer le zèle ne manquent pas, mais notre mission très belle présente de sérieuses difficultés. 2 – La situation des religieuses infirmières est aujourd’hui particulièrement délicate. Il nous faut, à force de labeur et de savoir-faire, renverser un échafaudage de préventions, de plaintes et de récriminations élevées contre nous. Les laïcisateurs (sic) d’hôpitaux signalent les religieuses comme réfractaires à tout progrès, inséparables de la routine, esprits systématiquement fermés à toutes les innovations, à tous les progrès de l’art thérapeutique. De ces plaintes outrées, les médecins catholiques eux-mêmes se font parfois les échos et nous disent que les congrégations hospitalières sont restées en arrière, que la bonne volonté et le dévouement ne suffisent plus pour une infirmière et qu’il lui faut l’instruction professionnelle. Notre objectif étant de faire l’œuvre de Dieu, nous nous plions aux exigences des médecins autant que cela nous est possible. À cette fin, dès l’année 1901, notre mère supérieure suivit le cours de microbie technique à l’Institut Pasteur. Les conférences étaient faites par le docteur Roux, directeur actuel de l’Institut, et par les divers professeurs, chefs de laboratoire. Nous voyant désireuses de compléter notre instruction professionnelle, le docteur Martin fit, dans le courant de l’année 1902, aux 674

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sœurs infirmières de la communauté, une nouvelle série de conférences comprenant des notions assez développées d’anatomie, de physiologie, de bactériologie. Notre bonne Mère se fit professeur à son tour et grâce à tant d’efforts réunis, onze sœurs obtinrent leur diplôme aux examens de l’Association des dames françaises7 : cinq en 1903 et six en 1904. Six sur les onze méritèrent d’être invitées à prendre part à un concours d’honneur. Grâces en soient rendues à notre Mère bénie du ciel à qui nous avions confié nos inquiétudes scolaires et qui nous a si visiblement protégées. Le diplôme conféré n’a pas, il est vrai, un caractère officiel, bien que l’Association des dames françaises soit reconnue d’utilité publique, mais il a le grand avantage de prouver que l’enseignement professionnel est aussi bien accepté par les religieuses que les mesures imposées par le progrès de la science. D’ailleurs si nous restons bien convaincues que les qualités morales constituent la principale valeur d’une garde-malade, nous ne trouvons pas moins qu’un enseignement théorique est non seulement utile, mais indispensable. Faire mieux que les autres sous le rapport du dévouement ne nous dispense pas de faire au moins aussi bien sous le rapport de la science8. Les médecins nous savent gré des efforts faits en vue de notre instruction et nous accordent beaucoup plus facilement confiance et bienveillance. Malgré l’orientation si peu orthodoxe de l’institut Pasteur, nos rapports avec ces messieurs restent les meilleurs. M. Duclaux, le directeur décédé, ne manquait pas au jour de l’an, devant tout le personnel de l’Institut qui se réunissait pour lui présenter ses vœux dans la vaste et magnifique bibliothèque de la maison, d’adresser à notre mère supérieure les paroles les plus élogieuses sur la manière dont ses religieuses s’acquittaient de leurs fonctions. Après les vœux présentés à Mme Pasteur, il venait à la communauté et tenait à témoigner sa satisfaction à toute la communauté réunie. Le docteur Roux, son successeur, suit les mêmes traditions et, au moment de sa nomi-

7   Voir à ce sujet V.  Leroux-Hugon, « Émergence de la profession  » dans Y. Knibielhler dir., Cornettes et blouses blanches, les infirmières dans la société française, 1880-1980, p. 52. Cette association fondée par le docteur Duchaussoy en 1879 donnait plusieurs niveaux d’enseignement. 8   L’expression est en italique dans le texte.



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nation, il vint assurer notre bonne Mère de sa bienveillante sympathie. 3 – Pendant l’année 1901, nous avions presque exclusivement soigné des varioleux. Cette épidémie de variole, triste héritage de l’Exposition de 1900, recueilli par les pauvres, fut suivie d’une terrible épidémie de diphtérie. De mémoire de médecin, on n’en avait pas vue de pareille à Paris ! On aurait dit que le divin Médecin voulait former au plus vite ses infirmières pasteuriennes en les mettant dès leurs débuts en présence de deux des plus terribles maladies contagieuses. La diphtérie n’est pas d’un aspect répugnant comme la variole, mais elle est presque aussi meurtrière. Par suite de l’intoxication de l’organisme, intoxication quelquefois foudroyante que le sérum antidiphtérique ne peut pas enrayer, un arrêt brusque du cœur est à redouter, et pendant les deux mois que l’épidémie sévit avec rage, nous eûmes à déplorer une dizaine de morts subites, tant d’adultes que d’enfants. Depuis nous avons vu passer sous nos yeux le long cortège des souffrances humaines. Jusqu’à quinze maladies contagieuses différentes se donnent à la fois rendez-vous au pavillon. Des cas particulièrement intéressants se présentent de temps en temps. Citons celui d’un jeune Haïtien atteint de filariose9. Cette maladie propre aux pays chauds et par conséquent peu connue en France, a fort intéressé nos docteurs. La filaire, agent de l’infection, est un parasite de trois à quatre centimètres de long que l’on trouve dans le sang du malade ; détail curieux, on ne le trouve que la nuit, aussi quatre médecins se donnèrent-ils rendez-vous à minuit près du lit du malade et, armés de bistouris et de lancettes, comme autant de vampires se saisirent du malheureux dormeur. La récolte fut fructueuse. Nous eûmes la joie scientifique de contempler au microscope ces parasites nocturnes. La filariose n’est pas contagieuse en Europe ; la filaire ne se reproduit pas dans le corps de l’homme ; elle reste dans le sang à l’état d’embryon. Dans les pays chauds, les moustiques propagent la maladie : en suçant le sang, ils avalent aussi les embryons

9  Il y a plusieurs sortes de filariose ; l’une d’elle provoque la terrible maladie de l’éléphantiasisme.

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qui, dans leur estomac, subissent une transformation, et à l’état de larve infectent l’organisme humain. Dernièrement, un bon père du Saint-Esprit, atteint de la maladie du sommeil, fut confié à nos soins. Malheureusement la science reste impuissante en présence de cette maladie ; elle n’est même pas bien fixée sur la cause du mal. On supposa d’abord que le coupable était un streptocoque, déjà présenté au monde médical sous le nom d’hypnocoque ; puis on le déclara innocent et aujourd’hui on attribue ses prétendus méfaits à un parasite, le trypanosum, que l’on trouve dans le sang au début de la maladie, dans le liquide céphalo-rachidien quand les phénomènes méningés se manifestent. Quoi qu’il en soit, on ne réussit pas à trouver un traitement efficace et si les injections d’acide arsénieux contrarient un peu l’hypnose, elles n’empêchent pas une issue fatale. Le Révérend Père Gourdy resta avec nous environ trois semaines. Nous n’eûmes pas la consolation de le soulager. Quelques jours après son départ de l’hôpital, nous apprenions avec douleur la nouvelle de sa mort. Le vaillant missionnaire avait gagné sa couronne. Deux fois nous avons soigné de malheureux lépreux. En ce moment nous nous occupons d’un jeune homme de trente ans, natif de Cayenne, dont l’état est réellement pitoyable… Il sent la mort faire lentement mais sûrement son œuvre de destruction : déjà ses pauvre yeux sont morts, et ses pieds ulcéreux, ses mains atrophiées lui refusent tout service. C’est le plus douloureux, mais aussi le plus éloquent des spectacles. Il nous rappelle à chaque instant notre glorieux et divin Roi Jésus qui, par amour pour nous, a daigné se laisser comparer à un lépreux… Ô nos chers malades, quelle prédication vivante vous êtes pour nous !… 4 – Mais il y a d’autres maladies que celles de l’organisme. Ces pauvres corps que la douleur torture et que guette la mort abritent tant d’autres souffrances ! Tout souffre quelquefois. C’est l’âme triste parce qu’elle a erré, c’est le cœur déçu qui a failli, c’est l’esprit qui doute, ce sont les passions laissées longtemps sans frein et devenues autant de tyrans… C’est le passé qui est un remords, le présent qui est une angoisse, l’avenir qui est une terreur. Grâce à Dieu nous avons la consolation de penser que la plupart de nos malades subissent une certaine influence moralisatrice. Presque tous sont bien impressionnés dès leur arrivée ; quelque chose d’inconnu pour beaucoup, le bien-être et l’affection, les pénètre et

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les émeut, et si tous ne sont pas dès lors accessibles aux bons sentiments, presque tous à la longue subissent, même sans s’en rendre compte, une heureuse transformation. Les moyens employés sont toujours les mêmes  : près d’eux le dévouement, près de Dieu la prière. Quelques-uns ont trouvé, dans leurs dernières heures vécues ici, leurs premières heures de paix, et ils disaient avec reconnaissance : « Dieu est bon, il a pensé à moi, je l’avais cependant bien oublié ». Ah ! qu’elles sont ineffables d’amour et de miséricorde les vengeances divines !… Et du fond de la province des lettres touchantes nous arrivent parfois ; des parents nous remercient d’avoir aidé leur enfant à bien mourir – cet enfant qui les avait fait rougir et pleurer ! Ces lettres nous remuent jusqu’au fond de l’âme. Nous vous pourrions citer des traits bien touchants concernant nos malades ; glanons-en quelques-uns. Un homme nous arrive dans un état grave. Sa femme nous supplie en larmes de ramener son mari au bon Dieu ; les sociétés antichrétiennes dont il était membre lui avaient arraché des promesses qui gênaient sa conscience. Peu à peu, les dispositions hostiles du malade s’adoucissent ; un jour, voulant sans doute faire plaisir à la sœur, il fait un prodigieux effort de mémoire et récite, pas trop mal, un Ave Maria. Le lendemain, il recommence et docile se laisse guider comme un enfant. Guéri de son érésipèle, on le transporte à la Charité pour subir une opération. Il nous quitte à contrecœur. Quelques semaines après, nous recevions la nouvelle de son décès. La veuve ne tarda guère à venir nous donner les derniers détails. « Il était tout changé, disait-elle, il répétait sans cesse que sa première sortie serait pour les sœurs, il priait tous les jours et il a vu un prêtre avant de mourir. » Dans sa douleur, la pauvre femme était heureuse. […] 5 – […] Deux mois plus tard, octobre 1904, notre mère supérieure quittait de nouveau momentanément pour se rendre à Londres, où le docteur Martin, notre directeur, et un grand nombre de médecins français allaient visiter les hôpitaux londoniens et étudier leur organisation et leur fonctionnement réputés si parfaits. Notre Très Révérende Mère générale donna à notre mère comme compagne de voyage la Révérende Mère Anne-Marie du Cœur-deJésus, maîtresse des novices. 678

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Ce voyage indiquant chez des religieuses le désir de s’instruire produisit une bonne impression parmi le monde médical. Plusieurs médecins ont félicité notre mère d’appartenir à une congrégation qui montrait si bien comprendre les besoins actuels et qui préparait un personnel apte à s’y satisfaire. À la demande du docteur Martin, notre mère supérieure écrivit un rapport sur le personnel secondaire des hôpitaux de Londres, rapport qui fut publié par le Bulletin médical de Paris. […] 8 – Bien que notre hôpital date déjà de plus de quatre ans, les visiteurs s’y succèdent toujours. Les médecins de tous les pays d’Europe et d’Amérique le visitent avec grand intérêt. Le célèbre Dr Koch, qui découvrit le bacille de la tuberculose, parcourut notre établissement lors de son dernier passage à Paris. […] Au moment presque de clore notre bulletin, les médecins anglais rendent à leurs confrères de France leur visite d’octobre. Le programme tracé longtemps d’avance désignait le 13 mai pour la visite à l’Institut et à l’hôpital Pasteur. […] Notre pavillon étant unique en son genre non seulement en France mais à l’étranger, a le privilège de ne pouvoir être mis en parallèle avec aucun autre hôpital ; aussi fut-il visité avec un visible intérêt et apprécié avec intelligence. Nous avions d’ailleurs fait ce qui dépendait de nous pour que la propreté du pavillon et la tenue des malades et des box fussent irréprochables. Ces messieurs ne pouvaient taire leur étonnement de ce qu’une même sœur pût soigner à la fois plusieurs cas contagieux différents sans faire un échange de microbes. Et certes la chose n’est pas aisée ; les précautions requises sont d’un assujettissement tel, le service d’une telle minutie, que pour se plier à une si fatigante contrainte, il nous faut avoir gravée dans l’esprit et dans le cœur la devise qui est l’orientation et le pourquoi de notre vie « la sainte volonté de Dieu10 ». […]   « La sainte volonté de Dieu » est la devise adoptée par Anne-Marie Javouhey après son passage à la Trappe de la Valsainte au moment où elle cherchait sa voie. Elle l’avait reçue de Dom Augustin de Lestranges qui fut un temps son conseiller et son 10



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Bulletin n° xcii, mars 1909, t. IX, Communauté du Bon Pasteur à Paris, 213 rue de Vaugirard (extrait) En annonçant dans notre dernier bulletin – mai 1905 – la prochaine inauguration du deuxième pavillon, nous faisions prévoir le développement de notre œuvre. En effet, dès 1906, nous avons pu doubler le nombre de nos malades ; nous en hospitalisons depuis lors de 110 à 120, et notre personnel a été porté à 42 religieuses. Les consultations ont également pris un grand accroissement  ; on y accueille des malades de toutes sortes. Dans les pavillons exclusivement affectés tout d’abord au service des contagieux, nous recevons depuis quelque temps des coloniaux atteints de « trypanosomiase » (maladie du sommeil) dont le contage (contagion) n’est pas à craindre. Ceci a modifié un peu notre service, car ces malades ne sont pas condamnés à l’isolement de leur box vitré ; l’accès des jardins leur est permis. Depuis quelque temps la maladie du sommeil fait beaucoup parler d’elle ; elle n’est cependant pas nouvelle ; mais tant qu’elle ne sembla faire des victimes que dans la race noire, elle ne provoqua qu’un médiocre intérêt chez nos savants européens. La question se posa tout autrement quand on s’aperçut que le Blanc n’était pas, comme on le supposait, réfractaire à la maladie. En effet, missionnaires, fonctionnaires, agents de commerce, furent successivement atteints par le fléau. Toutes grandes l’hôpital Pasteur leur ouvrit ses portes, et pendant que nous nous dévouons près de ces malades d’un nouveau genre, nos médecins s’acharnent aux expériences de laboratoire pour trouver enfin le moyen de combattre ce mal terrible et étrange. On est fixé sur la cause du mal, on sait comment on le contracte, et l’on commence à avoir bon espoir sur la voie d’un traitement efficace. Nos chères sœurs de la côte occidentale de l’Afrique doivent se défendre contre la mouche tsé-tsé (la Glossina Palpalis) qui est l’agent de l’inoculation des trypanosomes. Cette mouche transporte la maladie en piquant une personne saine après avoir piqué un nègre ou un animal infectés. La tsé-tsé se rencontre surtout au bord de l’eau et

directeur de conscience. Elle en a fait la devise de la congrégation de Saint-Joseph de Cluny.

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particulièrement le jour, à une température de 28°. Aussi nos sœurs missionnaires dans leurs courses apostoliques, éviteront-elles de faire halte près d’un cours d’eau, et encore moins dans le voisinage d’un marais. Il faut aussi savoir dépister la maladie, car la somnolence n’est qu’une de ses dernières phases, et encore ne se manifeste-t-elle pas toujours. Ici nous avons dû enfermer dans la salle des enragés un malade du sommeil avec accès de folie furieuse ; cette folie était due au même germe qui, plus tard, provoquera peut-être l’hypnose chez ce même malade ; en ce moment il n’est pas encore « dormeur », mais il est paralysé… […].



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la libération des esclaves LE VERTIGE D’UNE SUCCESSION SŒUR ISABELLE MARION, GARDIENNE DU MANA DE MÈRE JAVOUHEY (1843-1867) Pa s c a le C or n u e l

Le 5 juin 1843, Anne-Marie Javouhey, fondatrice de la congrégation des sœurs de Saint-Joseph de Cluny annonçait au gouverneur Laÿrle son départ imminent pour la France. À regret, elle quittait la Guyane française et, plus encore, le village qu’elle y avait fondé sept ans plus tôt, Mana, et auquel elle consacrait toutes ses forces depuis lors. Elle ajoutait : « j’ai une parfaite confiance en la personne que j’ai laissée à ma place, chargée de l’administration de l’établissement pendant mon absence. 1 » Mais elle ne devait jamais revenir et la personne ainsi intronisée allait rester trente ans supérieure, à son immense consternation.

Un héritage vertigineux Quand sœur Isabelle arrive à Cayenne en 1834, un petit établissement existe déjà depuis six ans, à 220 km plus au nord-ouest, sur les bords de la Mana. Y vivent alors une centaine de personnes en l’occurrence 25 sœurs de Saint-Joseph, 32 esclaves, 15 soldats en garnison et 14 colons restés au terme d’une tentative de colonisation qui a commencé en 1828 et s’est achevée en 1831. Depuis quelques mois, les sœurs de Saint-Joseph ont aussi en charge une léproserie, à quelques heures de rame de Mana, au bord d’un de ses affluents, l’Acarouany. Les lépreux y sont arrivés peu avant Noël

1  Anne-Marie Javouhey. Correspondance, éd. Cerf, 1994 (lettre 529bis, 2, 5 juin 1843), t. 2, p. 533.

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1833, sur la proposition d’Anne-Marie Javouhey, indignée devant les lamentables conditions de vie qui leur étaient jusqu’alors réservées2. Cependant, elle-même est alors en France depuis six mois. Elle y est en grande discussion avec Edme Filleau Saint-Hilaire, directeur des Colonies, dont l’intention est de lui confier un demi-millier d’Africains alors objet d’un statut particulier dans la colonie. Depuis 1815, les interdictions répétées de la traite sont en effet restées peu ou prou sans effet. Pire, elles ont eu un effet pervers : certains bâtiments négriers arraisonnés par la Marine royale ont été envoyés aux Antilles et en Guyane aux fins d’étoffer les ateliers d’esclaves appartenant au roi. Avec la chute des Bourbons en 1830, les choses ont bougé un peu. Le 4 mars 1831, une loi a renouvelé les interdictions et conjointement libéré les victimes de ce trafic illégal, sous réserve cependant d’un engagement obligatoire de sept ans. Forts de cette clause, les habitants esclavagistes et l’administration coloniale se sont accordés pour vider la loi de tout contenu. Pour les “libérés-engagés”, tout est donc resté comme avant. Mais en août 1833, le parlement britannique vote le principe d’une abolition dans ses colonies à compter d’août 1834. Le mouvement abolitionniste français s’en trouve d’autant stimulé. Au moment où Anne-Marie Javouhey rentre en France, cette dynamique en est à ses débuts, et joue en sa faveur. Le gouvernement, soucieux de ne déplaire à personne, se dit prêt à tenter une expérience en vue de l’émancipation et décide de lui confier les “libérés-engagés”, le temps que ces derniers finissent leur engagement. C’est ainsi qu’ils se retrouvent tous sur les bords de la Mana à partir de 1836 « pour y être préparés par le travail et par les bonnes mœurs, à la liberté dont ils doivent bientôt jouir. 3 ». Ce sont 377 Africains, auxquels s’ajoutent 100 enfants nés depuis leur arrivée sur le continent américain. Avec les sœurs de Saint-Joseph et les esclaves déjà sur place, l’établissement compte un demi-millier d’habitants. Pour la religieuse, cette mission est une “pieuse entreprise”, voulue par Dieu. Elle y développe ce qu’elle appelle son “système”. Sa priorité est la population elle-même, son bien-être et son salut. Soins de l’âme et soins du corps sont tout un pour elle. Aussi, à leur arrivée, les “libérés-engagés”,

2   Pour éviter la contagion, les esclaves lépreux étaient depuis 1823 relégués sur l’île du Diable, plus connue en France pour avoir accueilli à la fin du xixe siècle le capitaine Dreyfus. Ces esclaves n’étaient pas soignés et devaient se nourrir eux-mêmes alors que les conditions climatiques de l’île étaient néfastes. La nouvelle léproserie, située dans un lieu splendide, a fermé en 1976. 3   CAOM. FM/SG/GUY61/F5(20). Arrêté ministériel du 18 septembre 1835 signé par Anne-Marie Javouhey, le 22 septembre 1835.

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souvent en très mauvais état physique, sont pris en charge par les sœurs. Conjointement ils sont baptisés, et avec une célérité d’autant plus grande que certains sont presque mourants. C’est en missionnaire qu’agit AnneMarie Javouhey, et à Mana, sans surprise, l’évangélisation va bon train. Sœur Isabelle souligne ce que ce cadre a de rassurant pour des personnes gravement perturbées par tout ce qu’elles ont vécu. Point de grands projets, point de grandes entreprises, l’exclusion des étrangers, le silence des bruits du dehors, la paix au dedans, le nécessaire, d’abord dans leurs cases, puis un certain bien-être, l’amour de leur condition, l’attachement au sol et à leur famille, tel fut le sens dans lequel la congrégation essaya de diriger leurs facultés. (L5) Une telle phrase recèle, sans doute à l’insu de sœur Isabelle elle-même, tout ce que le « système » a d’original et ce, bien plus qu’il ne le laisse paraître à première vue. Dès son arrivée, Anne-Marie Javouhey a renvoyé tous les militaires. En dehors de sa communauté et de quelques cousins qui ont toute sa confiance, elle ne veut sur les lieux personne qui ne soit africain, tout juste tolère-t-elle l’officier de santé puisqu’elle ne peut faire autrement. Les colons français sont également priés de partir. Elle ne leur propose de revenir qu’en 1839. À cette époque, l’établissement compte trois belles allées le long desquelles s’alignent 150 maisons et 80 hectares de terres sont déjà drainés. La population a fait ses preuves et ce faisant, pris confiance en elle-même. C’est un autre rapport qui alors se développe avec ces “Blancs” qui auraient pu incliner à se sentir supérieurs. On le voit : Anne-Marie Javouhey témoigne d’un remarquable sens psychologique en développant notamment une très intéressante pédagogie par l’action. Toutes ces avancées sont constatées et appréciées par le gouverneur Nourquer du Camper4 qui vient procéder aux premières libérations en 1838, soit sept ans après la loi du 4 mars 1831. Il fait un rapport très élogieux de son inspection auprès du ministre. Les choses se gâtent cependant très vite. Ce rapport déchaîne les foudres des habitants de la colonie. Ces derniers se sentent menacés par une expérience qui veut démontrer que l’esclavage n’est pas une nécessité impérative. Cependant, Anne-Marie Javouhey provoque aussi le malaise au ministère. Son projet en effet ne vise pas à développer une colonie de plantation mais à bâtir un village chrétien sur le modèle de celui qu’elle a connu 4  Il s’agit du gouverneur Paul de Nourquer du Camper qui signe le 1er septembre 1838 un rapport dit « Rapport Ducamper ». CAOM. FM/SG/GUY61/F5(20).



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dans son enfance en Bourgogne. Mana ne devient pas une “habitationsucrerie” mais un gros village à productions principalement vivrières. Une autre “anomalie” choque l’administration coloniale. La supérieure générale manifeste une totale indifférence aux statuts des uns et des autres. L’état civil mélange “Noirs” et “Blancs”, libres, engagés et esclaves. Leurs activités sont fort peu différenciées. Tout le monde travaille sur son “abattis”, une parcelle de terre où se pratique la culture sur brûlis, principalement consacrée au manioc. Certains deviennent artisans, chacun peut apprendre à lire et à écrire. Dans une colonie qui ne connaît que les “quartiers”, unité administrative, et les “habitations” unité économique, ce village est unique en son genre et une véritable provocation, en ce qu’il nie toutes les catégories d’une société, et coloniale, et esclavagiste. Il se différencie aussi de ce qui est en train de se mettre en place en France. À Mana, si la propriété est encouragée, elle reste directement liée au travail de ses détenteurs, ce qui freine d’autant l’enrichissement de ces derniers. Le « système » d’Anne-Marie Javouhey ne permet pas le développement de trop grandes disparités de fortune et favorise en priorité un sens communautaire, expression, pour la religieuse, de la fraternité en Jésus-Christ : Il ne suffit pas de leur avoir appris à travailler et à satisfaire à leurs besoins purement matériels. Il faut encore qu’ils sachent vivre avec la société et avec eux-mêmes, qu’ils sachent ce qu’ils doivent à Dieu et à leurs frères5. Enfin, ce village est dirigé par une femme, ce qui en fait un cas unique bien au-delà des frontières coloniales. Tel est l’établissement que sœur Isabelle reçoit en responsabilité en 1843. Le vertige qu’elle ressent est, on le voit, largement justifié. Mais ce n’est pas tout. Elle prend ses fonctions à un moment très délicat. Filleau Saint-Hilaire, ce directeur des Colonies si bienveillant, a pris sa retraite depuis le printemps 1842. Son successeur, Henri Galos, est un Bordelais, proche des milieux négociants dont il est originaire. Il est d’emblée acquis aux vues des habitants de la colonie. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui dictent à Anne-Marie Javouhey son retour à Paris. Comme au lendemain de la chute des Bourbons, la position de la congrégation à Mana est fragilisée et elle veut en discuter6. Ses sœurs s’en réjouissent, qui, de longue  Anne-Marie Javouhey. Correspondance (lettre 429, 2, 25 juillet 1840), t. 2, p. 332-

5

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6   La supérieure générale avait monté un établissement sur les bords de la Mana en 1828. Celui-ci était fondé sur la base d’une association de colons français pour une

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date, demandent instamment son retour à Paris, mais 1833 n’est pas 1843 et cette fois-ci, le voyage s’avère sans retour.

Une supérieure malgré elle Dans la mémoire des sœurs de Saint-Joseph de Cluny, Anne Marion, sœur Isabelle en religion, n’a pas laissé de traces. Des sœurs de Guyane de cette époque pionnière, en dehors de la Fondatrice, ne demeure que le souvenir de la supérieure de Cayenne, sœur Madeleine Collonge. C’est un fait d’autant plus remarquable que c’est bien sœur Isabelle qui a eu la difficile charge de succéder à Anne-Marie Javouhey à Mana, si emblématique dans la mémoire de la congrégation. La raison en serait fort prosaïque  : il existe de nombreuses lettres d’Anne-Marie Javouhey adressées à son homologue de Cayenne. Sœur Isabelle aurait-elle été délaissée par sa supérieure générale ? Les lettres ont peut-être tout simplement disparu. Cependant, l’hypothèse n’est pas totalement satisfaisante. Le premier commandant de Mana revenu sous contrôle de l’administration confie au gouverneur de la colonie : Chacun sait, que Mme Magdeleine a toute la pensée de Mme la supérieure générale, tandis que Mme Isabelle n’en a jamais été bien traitée. 7 Anne Marion est originaire de Saint-Jean sur Veyle, dans le département de l’Ain. Elle y est née le 10 août 1803. Postulante en 1823, elle prononce ses vœux en 1824, fait ses débuts un an plus tard à Basse-Terre en Guadeloupe où elle échappe, peu après son arrivée, à un cyclone dans lequel sa supérieure trouve la mort. En 1829, de Mana, Anne-Marie Javouhey entreprend un voyage aux Antilles. Elles font alors connaissance. Plus tard, la Fondatrice témoigne de sa loyauté qu’elle apprécie8. Cinq ans plus tard,

durée de trois ans renouvelable. Le ministère de la Marine et des Colonies apportait un soutien basé sur un bail de deux ans également renouvelable. Cependant, par suite de la chute des Bourbons, rien de tel n’est arrivé. Après bien des péripéties, Anne-Marie Javouhey est rentrée en France pour faire le point avec le directeur des Colonies. 7  Archives départementales de Guyane (ADG), série X, liasse 188. Lettre d ­ ’Eugène Mélinon au gouverneur, 3 janvier 1848. Eugène Mélinon a succédé à sœur Isabelle à la tête de Mana, le 1er janvier 1847. 8  Anne-Marie Javouhey. Correspondance (lettre 224, 2, 2 février 1831), t. 1, p. 485 : « J’ai recu des nouvelles de la Guadeloupe qui ne m’ont pas fait grand plaisir ; je n’ai trouvé de bien que ma sœur Isabelle… les autres n’ont mis aucune franchise dans leur lettre. »



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en 1834, elle la fait venir en Guyane. Elle séjourne d’abord à Cayenne puis rejoint Mana dans le courant du second semestre de 1837. Elle est alors dans sa trente-cinquième année. Il lui en reste autant à vivre. Sœur Isabelle laisse cent quarante lettres. À l’exception de quatre d’entre elles9, toutes sont dans les archives de la congrégation. Elle s’y adresse avant tout aux religieuses, à la supérieure de la communauté de Cayenne (18 lettres dont 17 à sœur Madeleine Collonge) et à la supérieure générale (70 lettres), successivement Anne-Marie puis Rosalie Javouhey, et Marie de Jésus Bajard10. L’autre groupe de destinataires est formé des membres de l’administration locale (42 lettres dont 28 à l’ordonnateur). Il est hautement vraisemblable que certaines se soient perdues. Cependant l’étude de leur périodicité reste signifiante. Plus de la moitié de ces lettres, 75 sur 140, sont écrites entre 1843 et 1846. Ce sont les années où sœur Isabelle est supérieure de la communauté de Mana, du départ de la supérieure générale à la fin du monopole de la congrégation sur le village, le 31 décembre 1846. C’est au reste durant ces années que les membres de l’administration coloniale figurent comme destinataires. On observe une reprise de l’activité épistolaire de 1857 à 1860. Cela tient à la conjoncture de Mana, théâtre d’un conflit colonial douloureux pour sa population. Les huit lettres ici choisies et présentées par ordre chronologique ont pris en compte la force de ces deux moments. Isabelle fait partie des sœurs les mieux alphabétisées de la congrégation, ce qui n’exempte pas ses lettres de fautes d’orthographe que nous avons volontairement laissées. Elles s’expliquent sans doute aussi par le fait que le papier et le temps manquent. En confiance, la religieuse se dispense de faire un brouillon, celui-ci ne s’imposant que dans la correspondance administrative, beaucoup plus formelle. Le ton dont elle use avec les autres sœurs de Saint-Joseph est celui de la conversation, sœur Isabelle écrit comme elle parle. « Je veux causer », dit-elle (lettre 1). Mais cela ne va pas sans inconvénient. La religieuse, toujours inquiète de bien faire, inonde de détails des sujets qui gagneraient à être synthétisés. Pour cette raison, il a été difficile de dégager des lettres complètes qui ne s’enlisent pas trop dans des informations quelque peu répétitives et l’une d’elles (lettre 6) a dû souffrir d’une coupure. Cependant, cet inconvénient est largement compensé par bien des avantages. Les lettres de sœur Isabelle sont fortes de leur 9   Ces quatre lettres sont au Centre des Archives d’Outre-Mer (CAOM) d’Aixen-Provence. Deux autres sont présentes dans les deux fonds. 10  Anne-Marie Javouhey a été supérieure générale de 1807, date de la fondation de la congrégation, jusqu’à sa mort en 1851, Rosalie Javouhey de 1851 à 1868, puis Marie de Jésus Bajard, de 1868 à 1884.

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sincérité et d’une vérité corroborée par le croisement avec d’autres sources. À ce titre, elles sont précieuses car elles constituent la première source d’information sur ce qu’il est advenu du village après les années extraordinaires de sa naissance11. Quand Anne-Marie Javouhey quitte Mana en mai 1843, c’est un choc pour la population mais aussi pour sœur Isabelle. Elle ne veut pas être supérieure à Mana, n’a jamais voulu l’être. Dès les premiers mois qui ont suivi son arrivée, il en a pourtant été question. Obstinément, elle a tenté d’écarter cette perspective. Avec l’espoir que le Très-Haut partage ses vues, elle a imploré Sa Volonté : Je me confie en Lui et en sa très Sainte Mère ; c’est surtout pendant ce mois qui lui est consacré que je veux la conjurer d’ouvrir les yeux à mes Supérieures pour qu’elles connaissent celle qu’il veut pour continuer son œuvre, jusqu’au retour de celle qui la fait si bien (lettre 2). Les raisons n’en tiennent pas seulement à la charge. Son tempérament y est pour beaucoup. Elle n’a de cesse de se fustiger. En 1860, elle écrit : Ma bien chère mère, je viens de relire ma lettre, si j’avais le temps et je pense pouvoir mieux l’écrire, je la recommencerai (sic), mais il est probable qu’elle serait aussi mal car les mauvais ouvriers ne font jamais du joli travail (lettre 7). Ce regard sombre sur elle-même est contredit par d’immenses qualités. Ne lui en déplaise, sa « révérende mère » a fait le bon choix, ce que confirment ces lignes écrites à son sujet au soir de sa vie par la supérieure de la communauté de Cayenne : Un grand respect pour nos saintes règles et pour les ordres de nos Supérieures. Rien de superflu pour la pauvreté, très simple dans tout. Caractère calme, doux, jugement droit, un peu timide, elle craint toujours de se tromper. 12 Mais justement, de telles caractéristiques nourrissent son tempérament inquiet. Peut-être y a-t-il là l’une des raisons pour lesquelles sa mémoire n’a pas été préservée. 11   Dans la lettre n° 5 de notre sélection, sœur Isabelle revient sur ces premières années du village. 12  Archives des sœurs de Saint-Joseph de Cluny (SJDC) 2Ai.4.4.5.1. Rapport du 11 juillet 1872, de sœur Célestine Lapostole, nouvelle supérieure de la communauté de Cayenne, sur sœur Isabelle Marion.



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Ses rapports extérieurs avec les sœurs sont un peu froids, pas assez d’ouverture. Si quelque chose lui a fait de la peine dans la manière d’agir d’une sœur, elle laisse voir du mécontentement, elle fait des reproches indirects ce qui ne fait pas plaisir aux sœurs qui aimeraient mieux être reprises directement. 13 Elle-même est consciente de ces traits un peu difficiles de son caractère. Parlant d’une sœur qui a du mal à s’adapter aux rugosités de la vie à Mana, elle ajoute : Il lui faudrait quelqu’un qui eût beaucoup de prévenances et vous savez que je ne suis pas prévenante. Je suis froide, ce qui n’arrange pas tout le monde…14 Elle a raison. Il est difficile de trouver tempérament plus éloigné de celui d’Anne-Marie Javouhey. Animée d’une profonde joie de vivre, celleci passe sur ce qui va mal pour mieux tracer son chemin. Inversement, sœur Isabelle gémit et, d’une santé aussi fragile que son humeur est chagrine, ressent vivement les contrariétés. Anne-Marie Javouhey écrit non sans agacement : Ma sœur Isabelle est toujours malade, et je crois que ce sera pour toute sa vie ; oh qu’elle est à plaindre ! 15. Ainsi, entendue ni par la Vierge Marie ni par la mère générale, elle devient supérieure et en fait une jaunisse, au propre et au figuré16. Sensible, émotive et introvertie, sœur Isabelle fait partie de ces personnes qui appartiennent à l’inconfortable catégorie des gens qui gagnent à être connus. Elle est sans rayonnement à un poste où une telle qualité aplanirait bien des obstacles. S’ajoute à cela un autre handicap. En 1843, sœur Isabelle, pourtant à Mana depuis cinq ans, peut parfaitement être considérée comme arrivée après la bataille. Les années 1836 et 1837, elle est encore à Cayenne. Or, ce temps est à Mana celui de tous les périls. La venue de 477 nouveaux arrivants y coïncide en effet avec une disette consécutive à des pluies diluviennes, ces deux années-là successivement. Toute la colonie est affectée et sans   ibidem.  SJDC 2Ai.4.4.2.68. Lettre du 15 janvier 1858, de sœur Isabelle Marion à sœur Marie de Jésus Bajard. 15  Anne-Marie Javouhey. Correspondance (lettre 377, 2, 3  janvier 1838), t.  2, p. 224. 16  SJDC 2Ai.4.4.2.7. Lettre du 22 octobre 1843, de sœur Isabelle Marion à AnneMarie Javouhey. 13 14

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espérance d’approvisionnement à proximité, le Para voisin étant plongé dans une guerre civile. La famine menace alors que de toutes ces personnes, 150 tout au plus sont valides pour construire les infrastructures requises pour une population multipliée par cinq en quelques mois. Les finances du petit village à peine né sont alors gravement lésées car il faut acheter au prix fort les vivres manquants. Quand sœur Isabelle écrit en 1839 de Mana : « je le crois sauvé » (lettre 1), il faut prendre la phrase dans son sens le plus concret. Mana a failli mourir dans les premiers mois de son existence. Mais elle n’était pas là quand c’est arrivé. Sœur Isabelle ne fait pas partie de ces religieuses avec qui les liens se sont, dans pareille adversité, consolidés. À cela s’ajoute sa relative jeunesse17. Elle a vingt-quatre ans de moins qu’Anne-Marie Javouhey dont presque tous les Mananais auraient pu être l’enfant, le petit-enfant ou l’arrière-petit-enfant. Aussi, ce jour de mai où la « Ché mé »18 quitte Mana, ces derniers observent-ils avec chagrin et inquiétude cette dame triste qui, de surcroît, en la remplaçant, incarne implicitement son absence. Dans de telles conditions, les premières années de sœur Isabelle sont très difficiles. Elle est confrontée à un problème de légitimité et son autorité s’en ressent. Les Mananais n’en font qu’à leur tête. Certes, il faut relativiser le contraste entre le temps d’Anne-Marie Javouhey et le sien. À mots couverts, on comprend des lettres de la Fondatrice que les Mananais n’ont pas toujours été avec elle des anges de douceur, mais elle ne s’arrête pas sur les petites misères de la vie quotidienne. Inversement, sœur Isabelle détaille tout. Elle dramatise à souhait quelques infidélités conjugales, pour elle, une absolue calamité, et quelques soucis de culture dans les 80 hectares de rizières du “dessèchement sud” drainé et mis en valeur par leurs soins. C’est un fait que les Mananais n’aiment pas cultiver dans ces terres basses exposées à la montée des eaux en saison des pluies. L’entretien des digues et des canaux, indépendamment de la pénibilité de la tâche, exige un fonctionnement communautaire, un lien social puissant. En Pays de Saône, dans des villages où les familles vivent depuis des siècles au même endroit, ce lien va de soi. Non seulement ce n’est pas leur cas puisqu’ils n’ont été rassemblés que par un malheur commun, mais ce travail collectif leur rappelle de surcroît la servitude de fait qu’ils ont subie dans l’atelier colonial. Tout ceci, avec le temps, se serait probablement atténué. Le problème est que ces turbulences se combinent avec des forces destructrices autrement graves, à Mana même et, plus encore, à Cayenne.  Nous disons bien « relative » car 35 ans au xixe siècle, et sous les tropiques, est un âge fort avancé. 18   « Chère mère » en créole. 17



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Le combat d’Isabelle la Mananaise Pour tout troubler, le régisseur de l’Acarouany hurlera bravo à tous les coups que le pauvre Mana va recevoir, et notre cher docteur, posé en dehors de la scène, s’écrit déjà d’un air de satyre : Rira bien qui rira le dernier19. Auguste Javouhey, jeune cousin et secrétaire d’Anne-Marie Javouhey à Mana, fait ici allusion à deux hommes, un ancien ouvrier arrivé en 1828 à Mana, Simon Massé, et l’officier de santé, Jean-Baptiste Vergès, en poste presque continuellement depuis 1825. Le premier a tissé des liens avec des membres de l’administration de Cayenne. Il a obtenu en 1842 de devenir régisseur de la léproserie. Sous la pression des habitants esclavagistes, Anne-Marie Javouhey a dû en effet renoncer à l’administrer directement. Les sœurs n’y sont plus présentes qu’en tant que soignantes. Un régisseur a été nommé, puis un second, Simon Massé, qui leur mène la vie dure. Quant à Vergès, il est à Mana proprement dit, où il n’a de cesse de décrédibiliser les sœurs. C’est notamment le cas lors d’une inspection réalisée par deux membres du Conseil colonial et l’ordonnateur, en avril 1839. Tous les trois ont pour but de contrer le rapport très favorable rédigé quelques mois plus tôt par le gouverneur Nourquer du Camper. Pour fustiger la « paresse » des Mananais, l’ordonnateur dit s’appuyer, dans son rapport, sur une « personne recommandable »20. La seule à Mana qui puisse être concernée par ce qualificatif est l’officier de santé. L’animosité de Massé et de Vergès tient au fait qu’ils n’ont jamais accepté d’être dirigés par une femme. Le départ d’Anne-Marie Javouhey est donc pour eux une aubaine. Ils voient là le moment tant attendu où leur heure enfin sonne, car le nouveau gouverneur entend en finir avec le monopole des sœurs de SaintJoseph à Mana. Sans attendre d’avoir visité l’établissement, le gouverneur Laÿrle, en octobre 1843, envoie un très long rapport au ministère dans lequel il n’a pas de mots assez durs pour y déplorer l’absence de cultures coloniales, mais aussi pour éveiller le soupçon sur la bonne foi des sœurs de SaintJoseph. S’adressant au nouveau directeur des Colonies, Henri Galos, il 19  SJDC. 2Ai.4.4.3.10. Lettre du 7 août 1844, d’Auguste Javouhey à Anne-Marie Javouhey. 20   CAOM. FM/SG/GUY61/F5(20). Rapport du 5 octobre 1839 de l’ordonnateur Guillet, p. 9. L’inspection des trois hommes s’intégrait dans une mission plus large qui s’étendait aux colonies britanniques où le processus abolitionniste était en route depuis 1834. Le rapport sur Mana fait donc partie d’un plus vaste ensemble où l’ordonnateur s’emploie à démontrer que les Anglais font fausse route.

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n’hésite pas à écrire que l’idée même d’une telle expérience confiée à une religieuse mérite un blâme. Rien ne trouve grâce à ses yeux sinon une certaine « moralisation » de la population, ce qui au reste, ajoute-t-il en substance, justifie la fin du monopole des sœurs sur Mana. Sur ses ordres, l’ordonnateur durcit ses exigences : Il a en conséquence rendu compte au gouvernement de son intention de rentrer dans la voie du règlement et sans attendre la réponse du ministre, il m’a prescrit de ne payer aucun acompte, ni solde de travaux, qu’autant que ces travaux auront subi les épreuves d’examen et de réception prescrites par les règlements financiers21. L’administration devient alors extrêmement procédurière, exigeant des justificatifs pour toute dépense avant de débloquer l’argent. Pour sœur Isabelle, la situation devient vite intenable. Elle proteste : Vous devez connaître les difficultés que nous éprouvons pour ne pas dire l’impossibilité où nous nous trouvons pour remplir à cet égard les désirs des bureaux n’ayant à Mana qu’un service tout spécial, des moyens très bornés et des connaissances presque nulles des formes usitées officiellement (lettre 3). À cela s’ajoute, plus gravement encore, une offensive sur le pivot économique du village, le magasin. Par le magasin transitent achats et ventes. Grâce à lui, les sœurs qui en ont le monopole, doublent les recettes de l’établissement. Elles y réalisent en effet des marges bénéficiaires sur les vivres des Mananais vendus par leur entremise à Cayenne et, inversement, sur les produits qu’ils y acquièrent et qu’elles font venir de l’extérieur. Ces recettes permettent d’éponger la dette occasionnée par la disette de 1836 et 1837, et les achats de vivres alors payés au prix fort. Ils permettent aussi d’assurer la gratuité de la scolarité, la santé, ainsi que la prise en charge des personnes dépendantes et des orphelins. L’administration fait alors pression pour que le magasin passe en des mains séculières ce qu’on appellerait aujourd’hui une « privatisation » et ce, au moment où les Mananais, de leur côté, exigent des salaires plus élevés, tout en cherchant à vendre leur manioc directement, ce qu’ils font avec peu de bonheur, les transports étant difficiles entre Mana et Cayenne. Plus tard, le magasin passera aux mains d’un négociant de Cayenne associé au cousin d’Anne-Marie Javouhey, Auguste. L’affaire fera long feu faute de rentabilité, apportant ainsi la preuve tardive que, dans la 21  SJDC. 2Ai.4.2.1. Lettre du 31 janvier 1845, de l’ordonnateur Cadéot à sœur Isabelle Marion.



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gestion du magasin par les sœurs, il n’y avait aucune volonté de faire du bénéfice au détriment des Mananais. Si sœur Isabelle, sans charisme et sans appuis, subit douloureusement critiques et attaques, elle n’en inscrit pas moins son action strictement dans la continuité de l’œuvre de la Fondatrice. Pour mieux l’apprécier, nous l’avons mise en regard de la gestion du principal inspirateur des attaques, Michel Favard. Propriétaire d’une puissante habitation, « La Caroline », il est jusqu’à 1848 le délégué colonial de la Guyane. Vieil ami du directeur des Colonies22, il obtient de devenir directeur de l’Intérieur ce qui inclut la gestion de la ville de Cayenne en mai 185223. Pour une telle charge, il reçoit 12000 F quand les sœurs de Mana, qu’elles soient 15 ou 25, n’en ont jamais reçu plus de 10000. Mais voici ce qu’en écrit un gouverneur en 1855 : M. Favard, qu’on ne saurait accuser de manquer d’une certaine habileté, persiste dans les fâcheuses tendances qui lui ont déjà plus d’une fois attiré des reproches assez vifs de M. Bonard24. Moimême, je me suis déjà trouvé à différentes reprises dans l’obligation de repousser des demandes qui tendent toujours à favoriser des créatures sans se préoccuper de leur aptitude ni de leur moralité. En général, cette administration ne sort de son inertie habituelle que pour proposer des mesures qui trahissent moins de sollicitude pour les intérêts du trésor et les vrais besoins du pays, que de mesquines préoccupations de coterie25. Mana n’est pas Cayenne. Une trésorerie bloquée, un magasin fragilisé, une population de plus en plus exigeante notamment en salaires : qui se réjouirait de diriger une entreprise dans de pareilles conditions ? Et pourtant, sœur Isabelle, si chagrine, révèle une envergure insoupçonnée. 22  Ironie du sort, la révolution de 1848 a fait tomber le directeur des Colonies Henri Galos mais il a été remplacé par son bras droit, Henri Mestro, ami des habitants esclavagistes de la Guyane et ennemi de toujours d’Anne-Marie Javouhey dans ce même ministère. 23   CAOM. FM/EE 855(24). Dossier personnel de Michel Favard. Lettre du 16 mai 1852 de Favard au directeur des colonies. 24   Louis-Adolphe Bonard (1805-1867) est gouverneur de la Guyane en 1854 et 1855. Son mandat a été interrompu en raison d’une fièvre jaune qui a nécessité son retour en France. Bonard est le gouverneur qui a mis fin, le 4 novembre 1854, au statut spécial de Mana, prolongé encore sept ans après la fin de la direction des sœurs de Saint-Joseph. 25   Ibid. Lettre du 15 décembre 1855 du commandant militaire, gouverneur par intérim, au ministre de la Marine et des Colonies.

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« Au milieu de tout cela, conclut Auguste Javouhey, je crois sœur Isabelle assez embarrassée pour penser n’avoir plus qu’à s’en remettre à la volonté de Dieu. 26 » Auguste n’a pas tort mais semble suggérer par une telle phrase un grand désarroi chez la supérieure de Mana. Ce n’est pas le cas. Sœur Isabelle, écrit son homologue de Cayenne, « a un très grand esprit de foi dans toutes ses actions ». Or, nos recherches démontrent que quand une religieuse est convaincue de faire la « Volonté de Dieu », elle en tire une force remarquable. Sœur Isabelle, par ailleurs si différente de la supérieure générale, est tout aussi sûre qu’elle de son Seigneur. À cela s’ajoute le fait qu’elle assume pleinement l’héritage. « J’aime Mana et encore plus l’œuvre de Mana » (lettre 1), écrit-elle, en soulignant la phrase, quelques mois à peine après son arrivée. Il faut de ce point de vue signaler que les sœurs se sont positionnées différemment vis-à-vis de Mana, de l’adhésion totale, dans le sillage de la Fondatrice, à l’impossibilité complète de s’adapter. Évoquant un échange avec une religieuse hospitalière nouvellement arrivée qui aurait souhaité soigner des « personnes bien élevées », sœur Isabelle rétorque : « Ce sont des créatures de Dieu, créées à son image comme celles que vous avez soignées. » Et cette supérieure qui ne voulait pas l’être, va étonner son entourage. Contre toute attente, elle tient tête au nom de la double volonté de Dieu et de sa supérieure générale à qui elle en réfère systématiquement, quelque temps que mette la réponse à lui parvenir. C’est elle qui assume la direction des travaux de Mana qu’Anne-Marie Javouhey a laissé dans l’état d’un chantier certes bien avancé, mais chantier tout de même. Maître d’œuvre pleine de fermeté, elle manifeste, écrit la supérieure de Cayenne, « beaucoup de simplicité et de finesse dans ses rapports avec les gens d’affaire. »27 Ainsi, quand l’administration coloniale utilise les textes pour l’empêcher de disposer de sa trésorerie, elle en fait autant et s’appuie sur l’arrêté ministériel du 18 septembre 1835 pour lui interdire de s’immiscer dans la gestion de l’établissement. Certes, elle n’empêchera pas l’inévitable et le 1er janvier 1847, Mana passe sous le contrôle d’un commandant de quartier, Eugène Mélinon, choisi par le gouverneur et l’ordonnateur de la colonie. Désormais sans pouvoir, les sœurs de Saint-Joseph sont reléguées à la marge du village. Il est convenu qu’elles vivront désormais à sa lisière, tout à côté du « dessèchement sud ». En 1849, elles déménagent dans une nouvelle bâtisse, celle 26  SJDC. 2Ai.4.4.3.10. Lettre du 7 août 1844, d’Auguste Javouhey à Anne-Marie Javouhey. 27  SJDC. 2Ai.4.4.5.1. Rapport du 11 juillet 1872, de sœur Célestine Lapostolle, sur sœur Isabelle Marion.



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où elles se trouvent encore aujourd’hui28. Paradoxalement, c’est à partir de cette date que pour la communauté de sœur Isabelle, la vie s’améliore. Jamais les religieuses de Mana n’ont été si bien installées. Elles étaient à l’arrière d’un presbytère, les voici chez elles. L’ensemble est plus spacieux, chaque sœur dispose bientôt de sa propre cellule. La supérieure, délestée de la direction du village, organise la nouvelle vie qui s’annonce. Le répit vient aussi dans ses relations avec les Mananais. Ces derniers se retournent contre le nouveau commandant de quartier. Heureux de ne plus être sous la tutelle des sœurs, ils réalisent que la liberté qui leur est dorénavant concédée est celle de cultiver des denrées coloniales, de payer frais de scolarité et journées d’hôpital, ce à quoi s’ajoute une nouveauté, l’impôt direct. Mais il y a plus grave. L’administration ne reconnaît pas les concessions de terres qui leur ont été accordées avec le titre de libération qu’ils ont reçu au terme de leurs sept ans d’engagement. Elle argue de leur caractère provisoire et conditionne leur confirmation par la culture de denrées coloniales. Conjointement, arrivent à Mana des habitants en vue de s’y installer puisque le village est désormais libre d’accès. C’est à ce moment que le mot de « liberté » dévoile sa dangereuse polysémie. Quand les Cayennais se battaient pour la “liberté de Mana”, ils parlaient de la leur propre, aux fins d’acquérir des concessions dans le village et d’y engager une main d’œuvre libre, c’est-à-dire disponible. En 1857, le processus prend une tournure dramatique, comme le relate ici un prêtre venu remplacer un prédécesseur peu scrupuleux. Quelques habitants (blancs) étaient venus à Mana pour y faire fortune, se proposant surtout de se servir, pour y arriver plus tôt et plus sûrement, de la loi d’engagement qui force tous les noirs de s’engager29. Sans dorer un peu la pilule, on se servit de grands mots comme machine centrale, où les noirs pourraient vendre les cannes, à les entendre on ne fesait (sic) tout que pour leur intérêt. Et pendant ce

  Elle a depuis lors connu quelques agrandissements.  Il n’y a pas de loi « qui force tous les noirs de s’engager ». En revanche, il y a des tentatives de faire un usage abusif du décret du 13 février 1852 dont l’esprit se résume dans ces mots de Théodore Ducos, ministre de la Marine et des Colonies en conclusion de sa circulaire ministérielle du 20 février 1852 : « Vous saurez faire comprendre à la population laborieuse, que la liberté est un bien auquel il ne sera jamais porté atteinte, et que le décret en question n’a d’autre objet que d’assurer à la colonie, par la régularité du travail libre, une prospérité qui est le véritable intérêt de tous, et dont les travailleurs et leurs familles sont les premiers appelés à profiter. » Bulletin officiel de la Guyane française (BOGF) 1852, acte 171). Il résulte de ladite « régularité » un faisceau de contraintes habilement exploitées qui affectent gravement le statut d’homme libre des Mananais. 28 29

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temps, on se faisait adjuger à Cayenne comme concessions les plus belles et les plus fertiles terrains des quartiers, sans considération pour les habitants qui avaient défriché une partie de ces terres.30 Par ce « on », il faut entendre trois frères, Eugène, Émile et Constant Bar, installés au bord du Maroni et qui ambitionnent de développer leurs intérêts jusqu’à Mana en y implantant une usine centrale31 sur le modèle de ce qui se développe aux Antilles. L’affaire tourne au cauchemar pour les Mananais : Soit que le Commandant, M. le Curé et son frère y trouvassent leur intérêt, ou qu’ils fussent trompés par les magnifiques promesses et les beaux calculs où ils croyaient voir la prospérité du quartier, le Commandant, M. le curé et le chirurgien de l’Acarouany y donnèrent tête baissée et favorisaient le plus ostensiblement ces ambitieux. En sorte qu’on voulut de force contraindre les habitants à s’engager, eux qui jusqu’ici vivaient tranquillement par un travail libre, exploitant à leur propre profit des terrains concédés provisoirement. On mit la main sur ces terrains en voulant forcer les possesseurs de les implanter de cannes au profit de l’usine, qui voulait les payer il est vrai, mais qui présentait peu de garantie32. Ces lignes soulignent l’étau dans lequel se trouvent les Mananais, encourant d’un côté l’amende du commandant de quartier, de l’autre le châtiment divin, si d’aventure ils décident de refuser de travailler pour le compte des frères Bar. C’est dans ce contexte qu’intervient sœur Isabelle. Soutenue par la supérieure de la communauté de Cayenne, elle appelle à la rescousse le gouverneur qui arrive en personne avec deux prêtres dont l’auteur des lignes ci-dessus. Mais l’affaire n’en est pas restée là. Une sœur de Mana témoigne : Le bon Dieu, qui n’abandonne pas les siens leur a envoyé un libérateur dans la personne de M. le gouverneur, lequel leur a fait justice et a condamné M. Bare (sic) à rendre les abattis qu’il s’était   congrégation du Saint-Esprit (SPI) 3Q1.2b. Journal d’un prêtre en Guyane. Expédition du 31 juillet 1857. Il s’agit d’un missionnaire du nom de Charles Ledhui (1826-1881). 31   L’usine centrale a représenté aux Antilles l’alternative à l’habitation-sucrerie traditionnelle après l’abolition de l’esclavage. Elle raffinait le sucre de plusieurs habitations. Un tel projet est toujours resté lettre morte en Guyane où l’absence de capitaux, la faiblesse de la main d’œuvre et l’implantation du bagne ne lui donnaient aucune espérance. 32  SPI. 3Q1.2b. Journal d’un prêtre en Guyane. 30



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appropriés. Maintenant, ce monsieur tourne ses vues d’un autre côté : il a fait des démarches pour s’établir près de nous, précisément du côté où il pourra s’étendre plus facilement aux dépens des pauvres noirs33. En s’attaquant conjointement aux concessions des sœurs et aux parcelles des Mananais, ces derniers sont assurés d’une belle opération. Le tout équivaut à 140 hectares de terres mises en valeur depuis vingt ans. Sœur Isabelle a le triste privilège d’assister à la tentative la plus forte et la plus cohérente d’appropriation de « l’œuvre de Mana », opération guidée par l’intérêt pour les terres et l’hostilité à l’égard des sœurs qu’il s’agit d’évincer définitivement. Mère Isabelle est très peinée de cette démarche, car elle n’ignore pas que ce monsieur la voit de très mauvais œil depuis qu’il sait qu’elle a pris le parti des nègres. « Ces jours derniers, le commissaire-commandant de Mana a fait demander le plan de l’arpenteur afin d’avoir les bornes de notre terrain et donner la concession que demande M. Bare (sic). Comme ce plan a été envoyé à Cayenne et qu’il y est resté, ma mère n’a pu le livrer. »34 On peut se demander pourquoi les trois frères maintiennent leur offensive après avoir été désavoués sur le terrain par le gouverneur lui-même. La raison en est simple. Sur le fond, l’administration coloniale est d’accord avec eux. Le 30 mars 1857, soit trois mois avant l’éclatement de l’affaire, elle les a autorisés à implanter une usine centrale à Mana35. Son intérêt est donc de favoriser le développement de leurs concessions. Cependant, contre toute attente, ils renoncent, et ce n’est pas grâce à sœur Isabelle. Pour le comprendre, il nous faut évoquer son dernier combat. La dernière menace est venue d’un gouverneur, Tardy de Montravel36 qui, à son tour, cherche à obliger les Mananais à produire des denrées

 SJDC 2Ai.4.4.2.68. Lettre du 16 décembre 1857 de sœur Isabelle Marion à Rosalie Javouhey. 34   Ibid. Une autre sœur a pris la plume pour sœur Isabelle. 35   Le 16 septembre 1857, un arrêté colonial a décidé de régler les conditions de l’administration des concessions dans ce dessèchement par suite d’une décision prise le 30 mars d’accorder aux frères Bar « la concession d’un terrain dans le bourg de Mana, pour y fonder une usine centrale mixte pour la fabrication du sucre ». Ceci signifiait une rapide reconversion de la rizière dans laquelle les Mananais disposaient de lots remis avec leur certificat de libération. (BOGF 1857, acte 542). 36  Il s’agit du gouverneur Louis Marie François Tardy de Montravel (1811-1864), nommé le 16 février 1859 à cette fonction. 33

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coloniales. Sœur Isabelle, cette fois, agit de concert avec le préfet apostolique Dossat, aux antipodes de son prédécesseur qui, lui, était tout acquis aux habitants de la colonie37. Tous deux argumentent avec succès sur un terrain original. Ils remettent en question la notion même de “denrée coloniale”, en voulant l’appliquer au riz qui, à l’époque, ne sert qu’à la consommation locale. Le compromis est curieux. Il n’a d’ailleurs aucun effet, puisque ce riz ne sera pas pour autant envoyé en France, seule manière d’en faire une denrée coloniale. Les sources n’en disent pas plus sur le sujet. Il est possible que le gouverneur n’ait pas insisté face à un débat sans issue et au demeurant déjà obsolète. Car le sort de Mana est cette fois définitivement scellé pour une raison qui a fait fuir les frères Bar. La Guyane, depuis six ans, est devenue terre de déportation. Le 10 février 1858, est officiellement inaugurée la colonie pénitentiaire de Saint-Laurent sur le Maroni et les bagnes vont bientôt essaimer dans le nord-ouest de la colonie. Les denrées coloniales dans un tel contexte n’ont plus aucun intérêt et le harcèlement prend fin. Mais jusqu’au bout, sœur Isabelle combat pour défendre « l’œuvre », la « pieuse entreprise », dont elle devait bien s’entretenir quand elle allait marcher le soir aux côtés de la Fondatrice « autour des habatits (sic) qui sont à perte de vue » (lettre 1).

Fin d’une Époque Sœur Isabelle a eu le « mauvais » rôle. Elle a dirigé le village puis sa seule communauté de sœurs en ces années où s’effritait leur pouvoir et où s’étiolait le grand rêve de la Fondatrice. Force est de reconnaître qu’ellemême n’avait pas son envergure ni sa hauteur de vues. Ainsi, n’était-elle pas dénuée de préjugés sur « la paresse surtout et l’apathie si naturelles au Noir » mais les clichés ne franchissaient pas les limites de son territoire : À Mana, à part ceux que des infirmités habituelles ou de longue date, privent des moyens de se pourvoir, il n’y a personne que la paresse ait réduit à la charge des autres (lettre 5). En reprenant à son compte ce qui se dit sans trop se poser des questions sauf s’il s’agit de Mana, sœur Isabelle se distingue de sa supérieure générale 37  Nicolas Guillier (1770-1847) préfet apostolique de Guyane de 1818 à 1844, a fait tout ce qui était en son pouvoir pour nuire à Anne-Marie Javouhey. C’est lui qui l’a notamment privée des sacrements pendant deux ans et demi, jusqu’à son départ de la Guyane, en juin 1843.



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qui jamais ne tient ce genre de propos. Elle ne prend pas de recul. Champ de réflexion et champ d’action, pour elle, sont tout un. Elle est tout aussi convaincue de l’égalité de toutes les «  créatures de Dieu, créées à son image » (lettre 6), mais ne cherche pas à peaufiner sa pensée plus avant. Rien non plus dans sa correspondance ne fait allusion aux événements qui secouent alors l’histoire des colonies. Elle s’occupe de Mana, « munie de la meilleure volonté du monde » (lettre 1) comme elle dit et c’est déjà beaucoup. Pendant presque trente ans, avec courage, sœur Isabelle, supérieure malgré elle, aura assumé la vertigineuse succession. Mais ce faisant, à défendre Mana comme elle l’a fait, elle s’est engagée sur une voie potentiellement subversive de résistance à un processus colonial prédateur. L’a-t-elle réalisé ? Nous ne le croyons pas. Mais de toute façon, les dés étaient jetés. La reconversion de la colonie en bagne était lancée en même temps que commençait la ruée vers l’or. Le combat de sœur Isabelle appartenait dès lors à un autre temps. Le 8 septembre 1873, elle rendait le dernier soupir.

Lettre 1 SJDC. 2Ai.4.4.2.2. Lettre du 12 mai 1839, à Marie-Thérèse Javouhey Quand sœur Isabelle écrit cette lettre, elle vit à Mana depuis un an et demi environ. Elle y est arrivée entre août 1837 et le 2 janvier 1838, les sources ne permettent malheureusement pas d’être plus précis. Elle vient d’apprendre le retour en France de Marie-Thérèse, la sœur cadette d’AnneMarie Javouhey38. Les deux femmes s’étaient liées d’amitié aux Antilles, des communautés desquelles Marie-Thérèse avait la charge depuis 1826 alors que sœur Isabelle exerçait en Guadeloupe. Dès 1839, il est question du départ de Mana de la supérieure générale, instamment demandée en France. Dans cette lettre, ressort la vive inquiétude de sœur Isabelle. Elle sait en effet qu’Anne-Marie Javouhey l’a déjà choisie pour lui succéder, une perspective qui l’effraie, tant elle est convaincue de ne pas être à la hauteur, ce qu’elle s’emploie à démontrer. En même temps, cette lettre exprime son grand attachement pour le petit village et fait prendre la mesure, par le choix de ses mots, du péril qu’il a encouru dans ses premières années de vie. Les passages soulignés le sont par elle. 38   Pierrette Javouhey (1785-1840) est la deuxième des quatre sœurs Javouhey. Elle est devenue religieuse sous le nom de Marie-Thérèse. Supérieure à Cluny, elle est partie en Martinique à la demande de sa sœur et supérieure générale, pour assumer la responsabilité des communautés des deux îles. Elle rentre en France en 1839. Victime d’un accident de diligence, déjà souffrante, elle décède peu après.

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Ma très chère mère Marie-Thérèse Ce n’est plus à la Martinique que je vous écrirai mais en France où vous serez, ou du moins bien prête d’y arrivée (sic) lorsque cette lettre vous parviendra. J’en suis bien aise pour ma bonne chère mère MJ39, afin de la consoler ainsi que toutes les sœurs de la longue absence de ma très chère mère générale. Mais ma bien chère mère, quel coup cette nouvelle m’a donné en pensant que je ne vous reverrais peut-être jamais car je n’espère pas retourner en France au lieu que j’avais toujours espoir d’aller à la Martinique. Je vous avoue que votre départ m’en ôte entièrement le désir. Quelle a dû être la peine de toutes nos chères filles de la Martinique et des environs… Ma bien chère mère, la trop bonne opinion que votre extrême bonté, et votre grande indulgence vous porte à avoir de moi, et que vous avez bien voulu manifester dans votre lettre me touche infiniment et me donne un grand désir de la mériter à l’avenir, mais pour cela j’ai besoin du secours de vos ferventes prières ; veuillez, ma bien chère mère, recevoir toute ma gratitude pour l’intérêt et la bienveillance que vous avez la charité de me porter. Il faut que je vous parle un peu de notre pays que vous avez vu, ma bien chère mère ; mais bien différent de ce qu’il est aujourd’hui ; car il est en grande voie de prospérité au point de n’être pas reconnaissable auprès de ce qu’il était ; vous auriez bien du plaisir à le voir maintenant, aussi êtes-vous ma chère mère souvent le sujet de nos entretiens, de ma bonne chère mère générale et de moi, dans nos promenades autour des habatits (sic)40 qui sont à perte de vue. Malgré la haine et les efforts des méchants, Mana prospère et prospérera toujours car je le crois sauvé. Soyez donc sans inquiétude sur cet intéressant établissement. Mais ma bonne chère mère, la présence de ma chère mère y est nécessaire et absolument nécessaire pour 39  Marie Javouhey (1787-1863) est la troisième des quatre sœurs Javouhey. Elle est devenue religieuse sous le nom de Marie-Joseph Javouhey. C’est elle qui administre la congrégation en France en l’absence de la supérieure générale, implorant son retour dans de nombreuses lettres. 40   L’abattis est le nom donné aux parcelles de terre mises en valeur selon la technique de la culture sur brûlis. On y cultive, encore aujourd’hui, principalement le manioc.



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longtemps. Il faut ses connaissances, son mérite, son courage et enfin ses grandes vertus. Croyez-le bien. Mana n’est pas comme le premier établissement venu. Quant à moi, ma bonne chère mère, je fais tout ce que je peux. Je suis munie de la meilleure volonté du monde. J’aime Mana et encore plus l’œuvre de Mana. Je m’y dévoue entièrement avec ma chère mère mais sans elle, je ne suis rien et absolument rien. J’en ai fait l’essai pendant trois semaines qu’elle s’est absentée pour aller faire des emplettes à Cayenne. Je vous assure que le temps me dure déjà beaucoup. Ma bien chère mère, mon cœur ne serait pas satisfait s’il ne vous faisait pas part de ce qui s’y passe relativement au sujet de ce que vous me dites pour remplacer ma chère mère. Il me semble que vous, ma chère mère, connaissez assez la répugnance que j’ai toujours eue pour cette charge pour vous faire une idée juste de tout ce qui se passe dans moi dans toutes les fois qu’il est question de m’imposer ce fardeau. J’ai eu plus de vingt fois la pensée de faire part à ma chère mère de tout ce que j’éprouve à ce sujet mais je ne l’ai pas encore fait. C’est un grand combat pour moi, je voudrais obligé (sic) la Communauté en lui procurant le retour de ma bien chère mère, je sens tout le besoin que l’on a d’elle en France, mais je suis sur les lieux et je connais aussi le besoin que l’établissement a de sa présence. Je ne me sens réellement pas le courage de me charger de nouveau de la Supériorité, j’en sens toute mon incapacité à bien remplir ses différents devoirs. Vous savez que l’ennui et le découragement se suivent de près chez moi, et alors je ne fais rien de bien. J’en ai fait la triste expérience, c’est précisément ce qui m’effraie, et ce qui me fait faire des grandes réflexions sur ce que je dois faire. S’il y avait constamment à Mana mon père Lagrange41 ou un autre ecclésiastique qui eût le même mérite que lui, qui sût avoir de l’ascendant sur les nègres, enfin qui connût son affaire comme lui ; alors ma répugnance serait toujours la même pour la place, mais je ne l’écouterais pas par la raison que je 41   J. B. Lagrange (1803- ?) est un prêtre originaire du diocèse d’Autun. Arrivé à Mana avec la Fondatrice en mars 1836, il s’est trouvé confronté avec un autre prêtre déjà sur les lieux depuis quelques mois, Antoine Lafon. Chaleureux, de contact facile, il semble cependant un éternel insatisfait. Désireux de développer sa propre entreprise à Mana, il se heurte à la supérieure générale. Déjà présent par intermittences à Mana, il en part définitivement en janvier 1840. Il quitte la Guyane en 1841 et disparaît des sources consultées.

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n’aurais pas la crainte de nuire à la réussite de l’entreprise par mon découragement ; car je serais soutenue. Mais par M. Terral42, c’est presque comme s’il n’y en avait pas. Jugez, ma bonne chère mère, comme je devrais être tranquille, si j’acceptais une telle place… Je ne puis pas m’imaginer que l’on puisse penser à moi pour cela. Dans le temps que j’étais malade, je me désolais de ne pouvoir être utile à ma chère mère, et maintenant que je suis presque entièrement rétablie, je me tourmente d’être bâtie comme je suis, parce que cela m’empêche de ne pouvoir les aider davantage : n’importe de mon peu de capacité tant que ma chère mère sera ici, je serai heureuse et contente, ce sera le pays qui mettra plus mon cœur à son aise : mais avec ma chère mère. Cependant, ma bonne chère mère, si Dieu veut de moi pour cela, il me donnera la force lorsque le moment sera arrivé. Je me confie en Lui et en sa très Sainte mère ; c’est surtout pendant ce mois qui lui est consacré que je veux la conjurer d’ouvrir les yeux à mes supérieures pour qu’elles connaissent celle qu’il veut pour continuer son œuvre, jusqu’au retour de celle qui la fait si bien. Voilà le bras sur lequel je m’appuie. Il faut que je vous quitte, ma bonne chère mère. Je n’ai plus de papier et je veux aussi causer un instant avec ma bonne chère mère M.J. Recevez ma chère mère l’assurance du profond respect et l’attachement de votre toute dévouée fille, Sœur Isabelle Lettre 2 SJDC. 2Ai.4.4.272. Lettre du 22 octobre 1843, à Anne-Marie Javouhey Sœur Isabelle a pris ses fonctions, la mort dans l’âme. La lettre qui suit est déjà la troisième qu’elle envoie à la supérieure générale depuis le retour de cette dernière en France. Elle arrive alors de Cayenne où elle a dû se rendre pour faire le point avec l’administration qui devient de plus en plus exigeante et multiplie les exigences procédurières. Il ressort d’une telle missive une vie à Mana bien morose, dans laquelle la nouvelle supérieure

42   Terral, dont nous ignorons quasiment tout, est arrivé à Mana en 1835 avec le curé Lafon. Originaire de l’Aveyron, il est ordonné à Trinidad. Il quitte la Guyane en mars 1841. Toutes les sources consultées le disent limité, « minus habens » selon le préfet apostolique de la Guyane.



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fait face, puisqu’il le faut bien, à toutes les rugosités du quotidien. On y pressent les changements à venir. La gestion du magasin commence à être discutée, les Mananais laissent à l’abandon les rizières qui exigent un travail collectif auquel ils ont toujours été réfractaires. Sœur Isabelle n’a pas encore gagné sa légitimité et, tout en exerçant sa fonction scrupuleusement, elle ne perd pas espoir dans le retour de la supérieure générale à qui elle manifeste une vive affection.

Ma très chère et tendre chère mère, Je suis partie de Cayenne pour me rendre à Mana. 2 jours après vous avoir écrit, je suis arrivée très fatiguée et deux ou trois jours après, la jaunisse s’est déclarée avec une inflammation à l’estomac. J’ai cru que j’allais mourir mais je n’étais pas encore prête ; je suis presque guérie, il n’y a que mes forces qui ne veulent pas revenir. Ma bien chère mère, vous ne serez pas étonnée d’apprendre que ma bonne sœur Alexis43 n’est plus à la Carouany (sic) depuis à peu près un mois. Le régisseur44 avait dit qu’il sorte ou elle, mais il lui en a tant fait qu’elle a été obligée de lâcher prise. Il l’a menacée deux fois de la battre, dont une il lui a levé la main dessus. D’après cela, j’ai vu qu’il était inutile d’attendre une amélioration puisqu’il était si bien appuyé que l’on ne pouvait pas même porter des plaintes, puisqu’elles ne servaient qu’à l’irriter davantage, puisque celles que vous aviez portées avant départ lui ont été écrites mot par mot d’après ce qu’il a dit, et sa conduite a prouvé la vérité de ses paroles. Je me suis donc contentée

43  Sœur Alexis Denfer (1802-1868), originaire de Cluny, est arrivée en Guyane en 1834. Son nom reste attaché à la léproserie de l’Acarouany qu’elle a fondée, puisque l’accord signé avec Anne-Marie Javouhey a connu son application alors qu’elle était en France. Sœur Alexis fait partie des religieuses qui ont effectué toute leur vie de religieuse à Mana où elle est décédée. 44   Depuis le 1er mars 1840, sous la pression des habitants de la colonie, la léproserie n’est plus administrée par les sœurs mais par un régisseur du nom de Simon Massé, un ancien colon de Mana. Un problème relatif à l’approvisionnement en couac (farine de manioc) semble à l’origine du dissentiment avec sœur Alexis. Cependant, la raison en est plus profonde. Sœur Alexis a exercé à la léproserie jusqu’à 1840 les fonctions qu’il occupe et avec une compétence qui a fait l’unanimité. Les Annales de la congrégation relatent ainsi une visite du prince de Joinville à l’Acarouany et le cadeau qu’il fait à sœur Alexis de son fusil à une religieuse de la léproserie. Annales historiques de la congrégation de Saint-Joseph de Cluny, par une religieuse de la même congrégation, Solesmes, imprimerie Saint-Pi.

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d’écrire à M. le gouverneur que j’avais retiré momentanément ma sœur Alexis près de moi, à cause de plusieurs intercations (sic) très vives qu’elle avait avec le régisseur par des raisons de service. Je le prévenais que si des mêmes cas se représentaient à l’égard des sœurs qui y seraient à l’avenir, je les retirerais de suite. M. le gouverneur a fait par (sic) de sa lettre à M. l’ordonnateur qui a soutenu le régisseur et c’est lui qui a répondu à la lettre. Je vous envoie sa lettre. Vous verrez qu’il fait tomber tout le tort sur la pauvre sœur Alexis. Ma sœur Marthe45 est toujours seule. Je pense lui envoyé (sic) ma sœur Marie-Joseph46. C’est toujours ma sœur Alexis qui y va pour acheter le couac comme nous devons quitté (sic) la fourniture à la fin de l’année, alors elles n’auront à s’occuper que des malades et d’instruire ceux qui sont ignorants… Ma très chère mère, une chose qui vous étonnera surtout d’après ce que je vous disais dans ma dernière lettre. Ma sœur Stanislas47 a été à mon retour de Cayenne pour faire des emplêtes (sic) puisqu’il n’y avait qu’elle qui était capable de les faire et aussi pour la raison que je vous donnais de ce qu’elle ne pouvait pas s’arranger de mon père Ichier48. Elle est arrivée le jour que M. Lembert49 avait com-

45  Sœur Marthe de la Croix Roques (1811-1892), originaire des environs de SaintAffrique dans l’Aveyron, exerça en Guyane de 1837 à 1853. Tout son service s’est accompli à la léproserie de l’Acarouany. 46  Nous avons eu des difficultés à identifier cette sœur. À la même époque, deux sœurs effectuèrent un séjour assez bref à Mana, leurs patronymes respectifs sont Moreau et Rose. C’est tout ce que nous avons pu glaner sur l’une ou l’autre. 47  Sœur Stanislas Prinstet (1803-1866) dite plus loin « sœur S. », est née à Saffres en Côte-d’Or. Elle séjourna à Mana de 1828 à 1846. Elle fait partie de ces sœurs arrivées converses et qui apprirent sur le terrain à lire et à écrire, ce qui leur valut de devenir “sœurs de voile” et de figurer dans le “cadre” des postes budgétés par le ministère. Sœur Stanislas avait en charge le magasin de Mana, par lequel transitaient les marchandises en partance (couac, riz) et en provenance de France et de Cayenne. C’est ce qui explique les « emplêtes » auxquelles sœur Isabelle fait allusion. 48   Guillaume Ichier (1807- ?), ou le « père I. » fut curé de Mana de 1841 à 1852. La cohabitation avec Anne-Marie Javouhey commença mal car il prit ses fonctions à Mana avec ordre de lui refuser la communion. Il agissait ainsi sur l’ordre du préfet apostolique qui lui fit un portrait fâcheux de la supérieure générale. Il se fit ultérieurement son jugement par lui-même et leurs relations s’améliorèrent en conséquence. Au temps de sœur Isabelle, tout va donc bien. 49   « M. Lembert » ou « Lambert » est un prêtre de Cayenne sur lequel nous n’avons trouvé aucune information.



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mencé la retraite à nos sœurs de Cayenne. Vous êtes, bonne chère mère, surprise de ce choix mais vous ne l’êtes pas plus que moi et que le sont toutes les personnes qui connaissent les dispositions de ce Monsieur à l’égard des supérieures de Saint  J. et surtout dans la maison que dirige ma sœur Madeleine50 ; mais enfin, il y a des choses qui sont des vrais mystères pour moi. Revenant au résulta (sic) de la retraite, ma sœur Stanislas l’a faite et ne revient plus à Mana. Eh ! pourquoi ? ma sœur Madeleine dit comme vous le verrez, car je vous envoie sa lettre et celle de ma sœur S., qu’elle garde ma sœur et que si je pouvais sortir les sœurs du magasin, je serais plus heureuse et tout le monde avec moi, et ma sœur Stanislas ; je ne sais pas comment vous allez vous arranger pour le magasin, ma sœur Madeleine a eu bien de la misère. Elle doit vous en donner connaissance, et mon père Guillier51 doit donner des ordres à M. Ichier. Je ne transcris pas le reste puisque je vous envoie le tout, car dans ma grande charité, je n’y ajoute pas foi. Maintenant, mon père Guillier dit à mon père Ichier : la sœur S. a fait la retraite qui a annoncé la résolution de ne pas retourner à Mana et elle en a encore ammené (sic) une autre qui est qu’il ne restera pas de sœurs au magasin, il sera remis à la famille Javouhey qui a bien le temps de s’en occuper…

50  Sœur Madeleine Collonge (1797-1874) est la supérieure de la communauté de Cayenne. Très amie d’Anne-Marie Javouhey avec qui elle partit au Sénégal en 1822, elle dirige très fermement sa communauté. Sa relation avec sœur Isabelle ne fut jamais facile. Les deux supérieures s’estimaient mais leurs tempéraments étaient très différents. S’y ajoutait une tendance chez chacune d’elles à privilégier la communauté dont elle avait la charge. 51  Nicolas Guillier (1770-1847) est né à Flavigny-sous-Ozerain en Côte d’Or. Prêtre à Digoin mais, par vocation missionnaire, il partit en Guyane en 1817 où il fut nommé, un an plus tard, préfet apostolique, une fonction qu’il assuma jusqu’à son départ de la colonie, en novembre 1844. Ce prêtre se prit d’une aversion profonde pour Anne-Marie Javouhey dont il ne partageait pas les vues en faveur de l’émancipation des esclaves. Proche des habitants, soucieux de plaire à l’évêque d’Autun, il n’hésita pas à avoir recours à la calomnie pour nuire à la supérieure générale. C’est lui qui la priva d’eucharistie et lui refusa la confession avant sa traversée de retour en France en 1843. En 1844, c’est sœur Isabelle qui fait les frais de son hostilité. Il fait pression sur elle pour qu’elle abandonne la responsabilité du magasin de Mana, ce qui signifie la perte de la direction du village par les sœurs. En maintenant la sœur Stanislas à Cayenne, il nuit de facto à son fonctionnement.

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Lorsque j’ai eu lu ces lettres et que mon père Ichier m’a eu donné connaissance de ce que lui disait mon père Guillier, j’ai dit que je ne sortirais pas les sœurs du magasin sans avoir reçu de vous, ma bonne chère mère, une décision, et que vous m’ayez indiqué la manière dont vous vouliez qu’il soit remis à la famille Javouhey. Mon père Ichier qui n’est pas d’avis qu’il n’y ait pas de sœurs au magasin, mais qui désire au contraire beaucoup qu’on les conserve, a écrit à M. le préfet à effet de conserver les sœurs au magasin, du moins jusqu’à ce que je puisse avoir votre réponse à ce sujet. Vous avez cru, ma bonne chère mère, garantir le magasin des poursuites de ces messieurs52 en faisant régler les prix par M. Auguste53, et c’est précisément ce qui le détruit, parce qu’ils disent que les sœurs se trouvent par ce moyen soumises à un séculier, et que les religieuses ne cessent d’avoir de responsabilités qu’autant que c’est la supérieure qui l’apprend (sic) sur elle. J’ai tout lieu de penser que c’est ma sœur Stanislas qui a fait connaître aux MM. prêtres de Cayenne que c’était Auguste qui fixait les prix, puisque mon père I. ne le savait pas ni moi non plus. Ce n’est que puis (sic  : depuis) ces lettres que j’en ai parlé à M. Javouhey, qui m’a dit ce que vous lui aviez dit à ce sujet. Il m’a dit s’être aperçu plusieurs fois que ma sœur Stanislas était fâchée de cela et depuis, d’autres personnes m’ont dit qu’elle en avait été très mortifiée… La goëlette part demain pour se faire réparer à Counamama54. M. Auguste va pour convenir du prix avec les ouvriers qui sont avec Vincent qui fait construire celle de M. Io55, c’est son gendre futur 52   « Ces messieurs » sont les habitants esclavagistes de la colonie et les administrateurs qui leur sont acquis. 53  Auguste Javouhey (1822- ?) ou « Auguste J. » est le fils d’un cousin d’AnneMarie Javouhey. Il arriva à Mana en février 1839 et en repartit en 1867. C’était le secrétaire personnel de la supérieure générale. Avec son aide, les sœurs cherchèrent à pallier les problèmes occasionnés par l’hostilité des habitants et qui se répercutaient sur le magasin. Il semble que cela occasionna quelques tensions avec la sœur Stanislas. 54   Counamama est une bourgade située sur la rivière du même nom. Son nom est en général associé aux prêtres et hommes politiques victimes de la déportation consécutive au coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797). 55  Io Roméo († 1861) était le pilote de la goélette « la Bonite ». Io Roméo est alors une vieille connaissance de la congrégation. Il travailla longtemps à son compte en tant



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qui est le capitaine de la nôtre. Il fait assez bien, nous vous dirons par les premières lettres combien cette réparation aura coûté. Les travaux vont toujours bien doucement. On doit monter les servitudes de l’hôpital à la fin de la semaine. Les scieurs de long n’ont pas scié depuis près de deux mois. Ils ont toujours des habatis (sic) plus qu’ils ne peuvent faire et ils ne sont encore jamais contents. Voyant que nous avions besoin de planches pour nous et pour l’administration qui en demandait pour la maison de nos sœurs de la léproserie, et ayant surtout un maître que nous payons bien cher56, nous avons été obligées de leur donner 1,20 F et la ration. Je leur ai dit que je vous en parlerai et que si vous trouviez que c’était trop, je cesserais de les payer ainsi. Nos habatis (sic) sont toujours les mêmes mais nous avons été obligés de faire fouiller les faussés (sic) de Malvin57 car tout le monde les laissait en friche. Nous tâcherons aussi de faire la chose pour l’abattis mon père58 ; car ils ont tout noyé cette année aussi nous n’avons pas été payés !… Il me semble que je vous disais dans mon autre lettre que nous cherchons à emmener un ou deux ouvriers de Cayenne. Il y en a un depuis une dizaine de jours ; quant à ceux que nous avions, il nous

que caboteur. C’est lui qui notamment amena les lépreux de l’île du Diable à l’Acarouany en décembre 1833. Il s’entendit si bien avec Anne-Marie Javouhey que tous deux firent affaire. Elle lui acheta sa goélette dont il devint le patron salarié par la communauté. C’est cette goélette qui permit à la supérieure générale de ne plus dépendre de l’administration pour ses transports. Quant à Vincent, nous n’en savons pas plus sur son compte que ce que cette lettre en dit. 56  Il s’agit d’Auguste Ménard (1801-1849), charpentier arrivé à Mana en 1828. Il fait partie de ces quelques colons qui se fixèrent à Mana. Contrairement à ce que le ton de sœur Isabelle peut laisser suggérer, l’entente était bonne et quand il décéda accidentellement en 1849, l’affliction fut générale au village. 57  Malvin était un des rares habitants installés dans le nord-ouest de la colonie dans les années 1820. Sous sa direction, commencèrent les travaux de drainage des terres au futur village. Il décéda inopinément le 29 août 1828. 58   C’est un autre ensemble de terres drainées plus tardivement et qui jouxtent également le bourg, mais au nord.

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en reste que trois qui sont Réservé59, Cyprien60 et Saint-Jean61, les autres nous ont tant voyé (?) et étaient si insolents qu’il n’y a pas eu moyen de les faire travailler. Ma bien bonne chère mère, je vous prie de croire ce que je vais vous dire relativement à moi. Je suis si lasse, si faible, et j’ai tellement perdu la mémoire qu’il faut que je me casse la tête pour pouvoir m’occupé (sic) d’affaire et cela m’embrouille à un tel point que j’en suis inquiète. C’est ma sœur Victoire62 qui s’occupe de tout depuis deux mois puisque j’ai été un mois absente, et voilà un mois que je suis malade ; je vous assure qu’elle fait très bien ; elle est beaucoup plus patiente et est infiniment mieux que l’autre fois, mais elle parle toujours de s’en aller ainsi que ma sœur Louise, à cause de ses parents et de sa santé, sa sœur ne compte pas moins sur [son] retour en France63. Il y a ma bonne sœur Alexis qui s’ennuie à mourir et qui 59   Raphaël Réservé (vers 1809- ?) est un ancien esclave d’Anne-Marie Javouhey. Des déductions faites à partir des sources (Souvenirs d’Auguste Javouhey. SJDC. 2Ai.3.8.2) conduisent à penser qu’il faisait partie de cette quinzaine d’esclaves marrons qui se réfugièrent au village vers 1830, et qu’Anne-Marie Javouhey racheta au gouverneur. Il devint menuisier et apprit à lire et à écrire. Son nom figure à maintes reprises dans le registre des naissances comme témoin au côté d’un colon picard également menuisier, alors que lui-même est encore esclave. Ceci en dit long sur l’indifférence d’Anne-Marie Javouhey à l’égard des statuts des habitants de Mana, tous pour elle des chrétiens, d’abord et avant tout. 60   Jean-Baptiste Cyprien (1811/1816-1888) était un esclave de Pierre Martin, chef du chantier de bois de l’Acarouany. Sur le départ, en 1832, ce dernier décida de le vendre, lui et les huit autres esclaves en sa possession. Anne-Marie Javouhey s’en porta acquéreuse et ils s’installèrent à Mana. Cyprien devint également menuisier. (Acte de vente notarié du 23 juin 1832. SJDC. 2Ai.3.12.2) 61  Saint-Jean est un orphelin originaire de Martinique. Il fut élevé par les sœurs. Les Annales de la congrégation relatent l’anecdote selon laquelle un Mananais aurait, lors d’un banquet célébrant l’émancipation générale de 1848, levé son verre et porté un toast à Anne-Marie Javouhey. C’était lui. C’est la supérieure de Cayenne qui relate l’anecdote dans une lettre du 18 février 1849 : « Après la liberté générale, les jeunes gens donnent un repas au grand chef. Au milieu du repas, Saint-Jean se lève, vive ma chère mère. Clovis et tous les jeunes gens se lèvent spontanément, oui, mes amis, vive ma chère mère, c’est lui (sic) qui nous donnée (sic) la liberté. Il répète vive ma chère mère ». (Correspondance de sœur Madeleine Collonge, SJDC. 2Ai.4.4.1.48) 62  Sœur Victoire Richard (1807-1871) est originaire de Saffres en Côte d’Or. Elle arriva à Mana en 1828 et n’en repartit jamais. Converse, cette religieuse apprit à lire et à écrire, devint sœur de voile en 1839 et fut affectée à la pharmacie. 63  Il s’agit des sœurs Métiffiot, sœurs dans les deux sens du terme. L’aînée, sœur Louise (1811-1853) avait en charge la salle d’asile. La cadette, sœur Gonzague (1813-



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réclame aussi. Je vous avoue que je ne sais réellement comment je ferai si vous [ne] désignez pas celles qui doivent partir et celles qui doivent encore attendre. Je vous prierai aussi, ma bonne chère mère, de dire de celles que vous envoyez quelles doivent être celles de Cayenne et celles de Mana en désignant leur emploi. Nous avons eu deux noyés en peu de temps qui sont Congo qui s’est laissé tombé (sic) la nuit du accon64 dans la rivière en revenant de la Carrouany (sic) et le plus grand des garçon (sic) d’Amédée qui s’est noyé dans le canal un jour qu’il avait poussé dans la tête de nos sœurs Marie-Joseph et Clémence 65 de mener promener leurs enfants. Monsieur Vergès vient de passer médecin de seconde classe, ce qui lui donne droit aux appointements de 3600 F et il m’a prié de vous en donner connaissance afin de faire ajouter sur le budget les six cents66. Ma bien chère mère, je ne sais si M. Auguste J. vous parle de quelques différents (sic) que nous avons eux avec M. Javouhey l’officier67 au sujet d’un homme qui avait résisté à M. Auguste et j’ai fait dire qu’on le mette à la geolle (sic) et cela en trois fois différentes sans que cela fût exécuté ; il y a eu mécontentement de part et d’autre et enfin M. Javouhey ayant été mortifié de ce que son neveu lui dit (sic) 1863) fut affectée à diverses tâches. Les deux passèrent leur vie en Guyane mais à la fin des années 1840, furent affectées à d’autres communautés. 64  Acon ou accon : embarcation à fond plat qui sert plutôt au transport de marchandises, d’où leur utilité alors entre Mana et la léproserie, à quelques heures de rame. 65  Sœur Clémence Viguier (1814-1867) originaire de Roussennac en Aveyron, arriva à Mana en 1834, y passa au moins dix ans, puis à nouveau deux années entre 1853 et 1855 avant d’être affectée à l’Acarouany durant quatre ans. Elle fut momentanément enseignante mais ne donna pas satisfaction dans cette activité. 66   Ceci constitua un souci financier de plus pour sœur Isabelle. En effet, cette augmentation de 600 F constituait 1,09% du budget global du village que le ministère n’augmenta pas pour autant. 67  Il s’agit de Louis Javouhey Laurenceau (1808-1888), oncle d’Auguste et cousin germain d’Anne-Marie Javouhey. Il arriva avec elle à Mana en 1828. Affecté à diverses tâches dont l’état civil, on peut dire qu’il apprit à écrire avec les actes lesquels, dans les premières années, étaient truffés de fautes d’orthographe. Marié à la fille d’un colon breton de Mana, Louis Javouhey était un homme apprécié pour sa bonté mais dans les fonctions administratives, ses compétences laissaient réservé son impétueux neveu, un jugement que confirma ultérieurement le commandant de quartier, successeur des sœurs à la tête de Mana. Avec son épouse, Louis rentra en France en 1850.

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qu’il n’avait rien à examiner lorsqu’on lui disait de le faire, de sorte que M. Javouhey est venu me trouver en disant que si on n’était pas content de son service, qu’il n’y tenait pas. Je lui ai dit que l’on ne changeait pas si facilement et que d’ailleurs que (sic) je n’étais que par intérim et que je pensais bien que l’intérim ne serait bien long. C’est aussi ma bonne chère mère ce que j’espère de votre grande bonté. J’oubliai de vous dire en parlant du Magasin que l’on m’avait fait une proposition qui est de fixer moi-même les prix et que l’on me trouvait une ligne de modification qui serait selon la justice ou bien que l’on ne dirait rien68 et qu’on était sur (sic) que l’on interdirait le magasin aux sœurs si je n’y consentais pas. Je ne savais guère que répondre, mais ne sachant pas non plus comment les choses se passeraient, j’ai cru que vous seriez plus contente que je m’en charge quoique [cela] m’en coûte beaucoup si j’y consens ; maintenant la décision de M. le préfet… Veuillez donc, ma bonne chère mère, me dire ce que j’ai à faire si on nous force à laisser le magasin à la famille J.69 et ce que j’aurais à faire s’il nous (un mot manquant) aux conditions que l’on demande… Mes compagnes me chargent de vous offrir leurs très humbles respects et vous prie ainsi que moi de nous donner de vos nouvelles. Mon père Ichier a été bien sensible à votre bon souvenir ; il me prie de vous offrir le sien. J’ai l’honneur d’être ma très chère mère votre très humble et très respectueuse fille, Sœur Isabelle

 Il faut comprendre : que l’on suggérerait des modification en cas de besoin.  Il s’agit de la famille Javouhey, en fait Auguste. Sous la pression, l’idée de confier le magasin à un membre de la famille Javouhey semblait un compromis pour les deux parties, la supérieure générale espérant que son jeune cousin maintiendrait l’esprit dans lequel il était géré, l’administration y voyant l’inverse. Cependant, rien ne changea aussi longtemps que les sœurs dirigèrent Mana, jusqu’au 31 décembre 1846. 68 69



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Lettre 3 SJDC. Livre de la Correspondance officielle. Lettre du 8 janvier 1845, à l’ordonnateur colonial La lettre qui suit donne une idée du harcèlement administratif grandissant dont Mana fait l’objet. Ainsi, le gouverneur et son ordonnateur exigent de Mana la remontée de toutes les pièces comptables dans leurs services, y compris les plus anodines, alors que le papier lui-même n’y suffit pas toujours pour pouvoir tout consigner par écrit. Dans ce cas précis, le surcroît de travail qui en résulte amène la supérieure à retarder le départ de la Bonite70, ce qui perturbe le fonctionnement des échanges du village71. La lettre fait également état du procès d’une Mananaise, Clémence Lanfranc. Aujourd’hui, cette affaire ferait partie de ce que l’on appelle un “fait divers”. Clémence Lanfranc a été suspectée de tentative d’empoisonnement sur son mari, et ce avec la complicité de son amant. Il n’y a eu finalement aucune suite mais le tout a occasionné un procès coûteux car l’administration a saisi l’occasion d’exiger la présence des témoins à Cayenne, les frais de transport étant à la charge de Mana, autre moyen de nuire à l’établissement car la somme était lourde.

Monsieur l’Ordonnateur, J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 18 décembre dernier et en même temps celle du mois de novembre 1843 qui contenait la commission de M.  Vergès à qui je me suis empressée de faire la remise de son titre de chirurgien de 2ème classe. 70   « Vous devez trouver, écrit sœur Isabelle à la supérieure de Cayenne, que nous avons gardé la goélette bien longtemps cette fois. C’est à cause des écrits qu’il y avait à faire pour la fin du trimestre. » 71   Elle s’en explique dans une lettre écrite le lendemain, le 9 janvier 1845 à sœur Madeleine Collonge. (SJDC 2Ai.4.4.2.17 (12). Il faut savoir en effet qu’à cette époque de navigation à voile, si la Bonite mettait trois à cinq jours pour effectuer le trajet Cayenne-Mana, le retour était deux à trois fois plus long, en raison des courants contraires. C’est la raison pour laquelle la supérieure de Mana préférait immobiliser la Bonite quelques jours de plus, plutôt que reporter l’envoi de sa missive à la prochaine navette, trois semaines plus tard. On ne peut apprécier Mana sans la connaissance de tels détails. On n’imagine pas à quel point les problèmes suscités par les transports et les rapports ont pesé sur l’accomplissement de la « pieuse entreprise », comme disait Anne-Marie Javouhey.

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Je vous adresse moi-même, 1°. Le certificat d’un compte que j’avais délivré à M. Auguste Javouhey, le 10 octobre dernier de la somme de 2000 F et que j’ai refait selon votre désir. 2°. Un autre certificat de solde de la somme de 1500 F pour activement des servitudes de l’hôpital. 3°. Un état de journées d’hôpital pour le 2ème semestre de 1844. 4°. Deux comptes de fournitures faites tant à Mana pour le service de la léproserie qu’à l’Acarouany même par les sœurs qui y sont détachées pour les services des malades de cet établissement. Ces deux comptes s’élèvent ensemble à la somme de 192 fr. 85 c. y compris le reçu de M. le régisseur pour deux bandages herniaires. 5°. Un compte de huit journées employées à l’hôpital de Mana d’un matelas de la goélette du Roi, la Mignonne, en avril 1843. Je vous remercie beaucoup, Monsieur l’Ordonnateur, des avis que vous voulez bien me donner sur les diverses parties du service pour parvenir à mettre dans nos remises de comptes et dans nos demandes de fonds ainsi que dans tous autres objets, la régularité nécessaire et pour nous conformer aux dispositions de l’administration de Cayenne ; mais vous devez connaître les difficultés que nous éprouvons pour ne pas dire l’impossibilité où nous nous trouvons pour remplir à cet égard les désirs des bureaux, n’ayant à Mana qu’un service tout spécial, des moyens très bornés et des connaissances presque nulles des formes usitées officiellement. Je puis bien vous promettre de faire mes efforts pour simplifier et accélérer l’expédition de nos affaires en employant la manière que vous voudrez m’indiquer, mais je ne puis répondre que je me trouverai toujours en mesure de remplir à la lettre les intentions que vous me manifesterez. Ainsi, aujourd’hui, je suis réduite à regretter de ne pouvoir vous adresser, selon votre demande, notre projet de budget pour l’année 1847, certaines prévisions ne m’étant pas encore assez démontrées pour régler un état des dépenses dans importance aussi majeure. J’ai vu que les frais faits pour le procès de Clémence Lanfranc étaient de 2500 F mais je ne puis savoir sur quelle partie du service cette somme aura pu être prélevée, l’article des dépenses éventuelles et imprévues, n’étant que de 1600 F. Monsieur Vergès m’a prévenue, Monsieur l’Ordonnateur, de vous demander qu’il vous adresse pour qu’il lui soit permis de se présenter

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à Cayenne devant un Conseil de santé qui l’autorisera à effectuer son retour en France. Je donnerai à M. Vergès les facilités qui lui seront nécessaires. Veuillez me faire savoir, je vous prie, ce qu’il sera opportun de faire en les circonstances. J’ai reçu, avec votre lettre du 17 décembre, les titres de libération définitive de 18 Noirs et négresses de cet établissement, avec l’arrêté de M.  le gouverneur qui les concerne. Je ferai successivement la remise de ces titres à chacun des ayant-droit. Je suis, avec les sentimens [sic] d’un profond respect, Monsieur l’Ordonnateur, Votre très humble et très obéissante servante La supérieure directrice de Mana, sœur Isabelle Lettre 4 SJDC. 2Ai.2.8. Lettre du 15 février 1845, à l’ordonnateur colonial Dans la lettre qui suit, sœur Isabelle commence à donner sa pleine mesure. Jusque-là, elle est apparue comme une supérieure scrupuleuse, assumant ses tâches de gestionnaire au mieux, cependant toujours inquiète et doutant d’elle-même. Mais voici que l’offensive de l’administration commence à menacer sérieusement l’autonomie du petit village, garantie pourtant aux termes de son arrêté fondateur du 18 septembre 1835. Cette lettre révèle une religieuse d’une grande fermeté et témoignant de beaucoup de finesse dans sa manière de résister, distinguant bien le respect dû aux personnes de son refus d’obtempérer à des exigences injustifiées. C’est une combattante que les autorités coloniales, avec désagrément, découvrent en face d’eux.

Monsieur l’Ordonnateur, Les modifications que vous me faites l’honneur de me communiquer par votre lettre du 31 janvier dernier dans la marche du service suivie entre Cayenne et Mana, m’ont paru de la plus grande importance et vous avez dû penser que si je venais à les accepter, ce ne serait au moins pas sans observations mais cette acceptation ne m’est pas possible, et je vous le déclare pour ce qui me concerne, dès le commencement de ma réponse. Sans vouloir entrer en discussion relativement à la question d’indépendance et d’isolement de l’établissement de Mana, position que 714

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l’arrêté ministériel du 18 septembre 1835 avait faite à la colonisation et que les administrations soumises de Cayenne avaient jusqu’à ce jour respectées, sans prétendre restreindre en aucune manière l’autorité que Monsieur le gouverneur croit avoir sur toutes les parties du service soumises à sa haute juridiction ; sans qu’il me vienne même en pensée que Mana doive toujours rester ce qu’il est et qu’il ne puisse rentrer un jour dans la condition ordinaire des autres localités ; sans vous dire que je ne crois pas que dépende de moi d’accepter qu’on y fasse revenir immédiatement et par le seul fait d’un arrêté local, je vous préviendrai, Monsieur l’Ordonnateur, que Mana restant ce qu’il est, je ne puis adhérer à l’application des mesures que vous me faites l’honneur de me transmettre et cela, à cause de la responsabilité que je dois à la personne qui m’a confié le soin de diriger un établissement qui n’avait été remis qu’à elle, et à laquelle, je rendrai le compte de ma gestion. Lorsque j’ai eu l’honneur de réclamer vos avis sur la manière de présenter les pièces relatives à l’expédition des fonds de l’établissement, je ne pensais, M. l’Ordonnateur, que vous prier de me faire connaître la forme des états, certificats, etc., que nous adressons à l’administration, mais je n’ai pas cru que l’intervention d’employés étrangers deviendrait nécessaire. Je ne veux du reste que le consentement de Mme Javouhey, ma supérieure générale, pour déférer à ce que vous désirez, et je ne veux que le temps de lui faire part de vos propositions, en conséquence, je vais lui adresser la copie de votre lettre et de ma réponse. J’agirai d’après ses prescriptions. Je comprends les retards et probablement la gêne où va (sic) me mettre les choses de l’établissement, la suspension du paiement des sommes dont nous avons besoin mais en m’y résignant, si cela devient nécessaire, je ne me dispenserai pas de l’observation que si les mesures nouvelles doivent s’appliquer aux dépenses de 1845, il nous devient extrêmement pénible de voir que les sommes de 1844, sur lesquelles nous comptions, et pour lesquelles nous avions fourni des justifications admises encore hier comme suffisantes, nous soient retenues jusqu’à exhibition de nouveaux états. Quant à l’arrivée d’agents de l’administration de Cayenne, pour quelque objet que ce soit, elle aura lieu, selon ce qui sera ordonné. Mais sauf néanmoins la visite d’inspection que M. le gouverneur doit

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faire de notre établissement, ce sera sans aucune coopération de ma part, tant pour l’acceptation de nos constructions que pour toute autre observation de même nature. Ceci, bien entendu, s’applique aux objets des visites, et nullement aux personnes que je recevrai et considérerai toujours avec le respect que je dois. Je suis avec les sentiments du plus profond respect, Monsieur l’Ordonnateur, votre très humble et très obéissante servante, La supérieure Directrice de Mana, sœur Isabelle Lettre 5 SJDC. 5A. Mana II. N° 114 et N°115. CAOM. FM/SG/GUY61/ F5(21) Rapport du 20 août 1846, au gouverneur de la Guyane française Cette lettre au gouverneur de la colonie, Pariset 72, est un long rapport sur Mana. Sœur Isabelle l’écrit car c’est désormais une certitude : la direction des sœurs touche à son terme. Ce sera chose faite le 31 décembre 1846 et il revient à la supérieure de Mana de préparer la transition. L’historique et la description qu’elle livre ici de l’établissement en donnent une idée assez précise ainsi que de l’esprit qui a animé sa fondatrice.

Monsieur le Gouverneur J’avais pensé que d’autres pourraient être chargés d’apprécier la valeur des moyens que la congrégation a employés, et des succès qu’ils ont obtenus, et que je ne serais pas appelée, moi-même, à témoigner dans ma propre cause. D’ailleurs la visite que vous venez de nous faire l’honneur de nous rendre, Monsieur le Gouverneur, les renseignements que vous avez pris sur les lieux, l’examen que vous avez fait par vos propres yeux de toutes les parties du service et de tous les détails de la direction, doivent vous avoir mis à même, mieux que tous les comptes que l’on pourrait actuellement vous transmettre, de juger l’état des choses, mais vous m’avez réitéré votre demande et je me fais un devoir de vous obéir.  André Edme Pariset (1795-1872) effectua la plus grande partie de sa carrière en Guyane. Il y fut gouverneur du 17 février 1846 au 15 mai 1850. C’est donc lui qui promulgua le décret d’abolition de l’esclavage dans la colonie. 72

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Le ministre de la Marine, en remettant à la congrégation de Saint-Joseph de Cluny, le soin de former, par l’éducation morale et religieuse à la vie sociale et à l’habitude du travail, une population de cinq cents Noirs provenant de saisies sur les bâtiments en contravention aux lois sur la traite, et en lui prescrivant de les rendre aptes à jouir de la liberté à laquelle ils devaient être admis après quelques années d’engagement, lui avait laissé toute latitude et toute indépendance dans le choix des moyens qu’elle croyait les plus propres à obtenir le but que le gouvernement lui avait indiqué. Une éducation toute de famille, des bons conseils, des exemples, tels furent ces moyens. Une grande simplicité dans les manières, la douceur dans le commandement, ses encouragements aux progrès, l’instruction religieuse furent substitués au régime usité jusqu’alors à l’égard des libérés. Point de grands projets, point de grandes entreprises, l’exclusion des étrangers, le silence des bruits du dehors, la paix au dedans, le nécessaire, d’abord dans leurs cases, puis un certain bienêtre, l’amour de leur condition, l’attachement au sol et à leur famille, tel fut le sens dans lequel la congrégation essaya de diriger leurs facultés : pour bien apprécier la justesse du plan qu’elle s’était tracé, il faut connaître les personnes et les choses. Les Noirs libérés provenant de traites étaient depuis peu d’années dans la colonie, lorsque la loi les appela à la liberté. Employés avec moins d’exigences que les Noirs des habitations dans les chantiers et les ateliers du gouvernement, ils avaient eu peu de temps pour apprendre les arts et les métiers auxquels on les avait attachés ; ils connaissaient encore moins les usages de la vie sociale, ils n’avaient aucun principe religieux. Il eût été dangereux de les livrer à eux-mêmes et de les rendre maîtres de leur volonté dans de pareilles circonstances ; leur ignorance qui les mettait dans l’impossibilité de suffire à leurs premiers besoins, leur origine récente de la côte d’Afrique, leur caractère violent, exalté par le sentiment de leur nouvelle condition, firent naître des craintes dans l’esprit des habitants de la colonie qui cherchèrent un moyen de les éloigner de leurs ateliers ; la congrégation St Joseph s’en chargea. Elle eut à lutter contre bien des difficultés, contre bien des traverses ; contre la paresse surtout et l’apathie si naturelles au Noir, si douces pour lui, lorsque le besoin est peu pressant et que l’impression

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de plaisir et de la nouveauté ne vient pas l’agiter73. Il fallut d’abord pourvoir à l’installation des libérés sur les lieux qui devaient être leur résidence, et où le peu qui avait été fait ne se trouvait nullement en rapport avec les besoins d’une si grande quantité de nouveaux habitants ; c’était ce qui avait servi à une colonisation de soixante personnes, consistant en quelques bâtiments dont le gouvernement faisait abandon à l’entreprise et d’autres appartenant à la congrégation, quelques arpents de terre strictement suffisants à la faible population qui les avait préparés. Les premiers libérés eurent donc à se bâtir des cases pour euxmêmes et pour l’établissement, il fallait des hangars, des ateliers, des magasins ; ils durent mettre en défrichement et en voie de rapport une certaine quantité de terres pour assurer leur existence. La nourriture des deux premières années était à la charge de la congrégation qui acheta des vivres à Cayenne où une sorte de disette les avait mis à un très haut prix. Plus tard, on construisit une église, un hôpital avec ses dépendances, on releva et on répara les anciennes constructions qui furent aussi agrandies. Chaque ménage des libérés eut sa case. Pour quelques-uns de ces bâtiments, le gouvernement accordait des prestations, la congrégation fit seule la dépense de plusieurs autres. L’instruction et l’éducation morale et religieuse avaient été également mises en pratique pendant ces premiers travaux d’installation. Les soins de la direction s’étaient surtout attachés à amener entre les libérés des unions légitimes. Les exercices religieux étaient suivis avec assiduité. Les jeunes gens fréquentaient une école établie à leur intention, et lorsque M. Ducamper74, gouverneur, vint au mois d’août 1838 apporter à 169 individus leur titre de libération définitive, il 73  Il s’agit là du point de vue de la sœur Isabelle. La correspondance d’Anne-Marie Javouhey n’incrimine pas la paresse des Mananais, un mot dont elle fait un usage qui le différencie de la fainéantise. Les rares fois où elle fait état de la “paresse” des Mananais, elle évoque leur état de santé, il est vrai calamiteux, et les séquelles de l’esclavage. Dans ses lettres, elle parle plus souvent de la « paresse » des sœurs qui, à son gré, n’écrivent pas assez souvent, un défaut qu’elle se reconnaît et pour lequel elle incrimine sa charge de travail et sa vue de plus en plus basse. 74  Il s’agit de Paul de Nourquer du Camper (1776-1866). Gouverneur de la Guyane du 2 novembre 1837 au 26 novembre 1839, il fut le seul qui, dans cette fonction, défendit Anne-Marie Javouhey et l’établissement de Mana. En août 1838, au lendemain des premières libérations, il rédigea un long rapport dit « rapport Ducamper » très favorable à Mana, ce qui mit les habitants de la colonie en fureur.

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rendait de l’établissement un témoignage très favorable. Il trouvait que beaucoup avait été fait à Mana et que les choses étaient dans la meilleure voie possible. Le moment de la première libération avait été jugé très difficile. On avait, en effet, à observer l’attitude que prendraient les nouveaux libres et même l’impression que produirait sur l’esprit de ceux qui ne devaient être libérés que successivement, l’acte qui s’accomplissait à Mana et auquel on avait donné la plus grande solennité. On pouvait douter que des gens établis depuis si peu de temps, consentissent à demeurer ainsi éloignés des autres questions ; que des idées d’indépendance mal entendues ne vinssent les exciter à se soustraire à la continuité d’une action trop immédiate. On pouvait penser aussi que la position des premiers, venant à faire envie aux plus jeunes, les porterait à réclamer un bénéfice que la loi leur promettait, mais sous la condition d’un temps d’épreuve, et qu’ils ne supporteraient qu’avec impatience le délai auquel ils se trouvaient astreints. Mais rien de la part des Noirs ne parut devoir réaliser ces craintes. Non seulement les libérés restèrent fixés à l’établissement dont ils dépendaient désormais librement comme ils en avaient fait partie auparavant à titre d’engagés ; ils s’y trouvaient attachés par de nouveaux liens contractés sous les auspices de la direction et qu’ils commençaient à aimer, liens de famille et de propriété jusqu’alors inconnus, mais les engagés qui jouissaient déjà des mêmes avantages consentirent sans peine à attendre, pour leur position, une sanction qui n’y apportait, à proprement parler, d’autre profit que la faculté d’employer à leur propre compte, deux journées de la semaine qu’ils étaient dans l’obligation de donner à la direction et qu’on n’exigeait jamais d’eux avec beaucoup de rigueur. C’était donc beaucoup d’amener les uns et les autres à se trouver assez satisfaits de leur condition pour ne pas concevoir le désir de la changer. La direction, il est vrai, avait eu soin de mettre à leur portée dans un magasin bien approvisionné, tous les objets de consommation qui pouvaient leur être nécessaires ou même agréables. Ils achetaient, au moyen du produit de leur travail à la terre, faible d’abord, puis plus considérable, les vêtements, les meubles et les ustensiles dont ils avaient besoin. À cette époque, l’établissement de Mana possédait assez de terres en rapport, et des approvisionnements suffisants pour assurer sa sub

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sistance. Les Noirs avaient été presque toujours occupés aux travaux que la direction faisait exécuter dans la pensée de se mettre au-dessus d’un cas de besoin ; et ils y étaient employés, non seulement pendant le temps dont ils étaient redevables, mais encore les autres jours, pour un salaire convenu ; c’était donc le moment de les engager à cultiver pour leur propre compte, et surtout de les amener à entreprendre librement, par association suffisante, et sans le concours de la direction, que pour leur donner les conseils dont ils pouvaient avoir besoin, des travaux de grande culture. Il entrait dans les intentions du gouvernement d’essayer leurs forces sous ce rapport, et de connaître leur aptitude et les ressources que devait présenter leur nouvelle condition, à l’avenir de la production des denrées coloniales. La congrégation chargée de leur faire goûter ces intentions et de les y faire concourir, ne négligea aucun des moyens qu’elle possédait pour les y disposer ; les conseils, les offres de secours, même d’avances pécuniaires et d’usines banales leur furent présentés ; mais elle doit avouer que tous ses efforts n’ont pu être couronnés de succès à cet égard75. Il fallait surmonter trop d’obstacles pour y parvenir, et surtout, le plus fort de tous et qu’on ne vaincra jamais, le peu de confiance que les Noirs ont les uns dans les autres76. Ils commencèrent à cultiver, chacun en particulier, ils ne cultivèrent que des vivres. Aujourd’hui, dix ans se sont écoulés depuis la première installation à Mana. De 479 individus remis aux mains de la congrégation, la population s’est élevée à 573 dont 32 seulement restent encore à libérer. L’établissement présente, en y comprenant les blancs employés, quelques Noirs dépendant de la congrégation qu’elle a 75   Rien dans les lettres d’Anne-Marie Javouhey n’évoque la perspective d’une « usine banale », au demeurant peu d’actualité dans le temps où elle est encore en vie. En revanche, la supérieure générale dit bien que les Mananais ne veulent pas produire de denrées coloniales. Cependant, il faut préciser qu’elle n’a pas fait grand chose pour les en convaincre. Elle dit même explicitement à un ami philanthrope qu’elle n’a jamais compris sa mission en de tels termes (Lettre au baron Roger du 1er  janvier 1841. Correspondance, lettre 441, 3, t. 2, p. 363). C’est d’ailleurs un fait qu’une telle exigence ne figure pas explicitement dans l’arrêté fondateur de Mana du 18 septembre 1835. 76   Les Mananais venaient de diverses contrées d’Afrique. Une fois arrivés en Guyane, ils furent répartis entre divers ateliers. Ils ne formaient donc pas une communauté à proprement parler, ce qu’Anne-Marie Javouhey voulait susciter, sur le modèle des communautés rurales des campagnes française d’Ancien Régime.

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libérés, et d’autres Noirs admis librement, un personnel de 646 individus. Il possède en bâtiments, tant de ceux construits au moyen des prestations de son budget particulier, qu’aux frais de la congrégation elle-même, une église, un hôpital avec ses dépendances, un presbytère, un magasin général, une salle d’asile, plusieurs logements d’employés, plusieurs hangars et ateliers, une maison commune, une de l’officier civil, une sucrerie et ses accessoires et environ 150 cases à nègres. Tous les travaux en ont été exécutés à la journée par les Noirs libérés, sous la conduite de maîtres blancs. Il y a des charpentiers, scieurs de long, menuisiers, couvreurs, maçons, charpentiers de marine, tous plus ou moins habiles et qui se sont toujours trouvés suffisants pour les besoins de la colonisation. Les cultures consistent en 70 hectares de terres basses défrichées dont 30 entretenues par la congrégation, pour son compte particulier, au nord du bourg, et 40 divisés par portions aux Noirs et plantés en manioc. 40 autres hectares avaient été également mis à leur disposition et en bon état mais la difficulté pour eux de s’entendre77 pour le maintien des digues et des fossés de dessèchement les leur a fait abandonner pour y substituer sur bancs de sables et sur diverses terres hautes de la rivière, des plantations de vivres dont il est impossible de déterminer l’étendue. Les rizières sont également établies vaguement dans les endroits qu’ils ont jugés les plus favorables. Du produit de leurs cultures, outre la quantité nécessaire à la consommation du pays, ils exportent tant par l’intermédiaire de la congrégation qu’à leur propre compte78 de 150 à 200 mille kg de vivres ; quelques autres articles d’exportation consistant en sucre, café, en 77   L’absence de sens communautaire des Mananais se traduisait notamment dans leur manque d’engagement à entretenir collectivement les rizières. Il est vrai que cellesci étaient source d’un travail ingrat, avec souvent de l’eau jusqu’à la taille et risque d’être mordus par la faune. De surcroît, un tel travail rappelait de bien mauvais souvenirs de travail pour ceux qui, dans l’atelier des esclaves du roi, avait été astreints à des tâches identiques. 78  Au temps d’Anne-Marie Javouhey, les sœurs avaient le monopole complet sur les ventes de vivres mais après son départ, certains Mananais, semble-t-il, décidèrent de vendre à leur profit direct. Malheureusement, il n’existe aucune information à ce sujet, notamment sur la façon dont ils finançaient leurs déplacements. La seule certitude réside dans la corrosion progressive du rôle du magasin dont les bénéfices servaient à financer la caisse de l’établissement, ce qui, en régime de commune, aurait correspondu aux finances municipales.



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planches et autres bois de menuiserie et d’ébénisterie, s’élèvent environ à 15 ou 20 mille francs79. Les importations ont été pour chacune des trois dernières années de plus de 40 mille francs. Le service se faisait au moyen d’une goélette appartenant à la congrégation. et entretenue par elle, pour assurer la régularité des approvisionnements. Outre leurs cultures, les Noirs élèvent de la volaille et du menu bétail. La congrégation possède une quarantaine de têtes de gros bétail ; plusieurs Noirs ont manifesté l’idée de se livrer à cet essai, et ont demandé qu’on leur en cédât. Leurs cases dont quelques-unes sont en bonne charpente, toutes couvertes en feuilles et construites en gaulettage80, sont en général tenues convenablement. Elles ont ordinairement deux chambres. Il y en a qui possèdent des meubles parfaitement assortis. Lorsque l’emplacement le permet, la case a ses dépendances, un entourage et un jardin. Dans plusieurs rues, se trouvent des platines communes pour la manipulation du couac81 et de la cassave82, mais beaucoup préfèrent d’en avoir une montée chez eux-mêmes. Ils n’ont point de puits et ne paraissent pas encore en avoir senti le besoin : l’eau de la rivière leur convient beaucoup mieux et elle est bonne pendant toute l’année. Sur le chiffre de la population, il doit nécessairement se trouver des gens incapables de se suffire à eux-mêmes, tels que infirmes, orphelins ou enfants d’infirmes et aliénés. Jusqu’à ce jour, la congrégation, en ajoutant cette charge à la masse des autres qui pèsent sur elle, a pu pourvoir à leur entretien et à leur nourriture. La dépense 79   C’est ce déséquilibre entre productions vivrière et commerciale qui fut source de la déception du ministère de la Marine et des Colonies. L’expérience mananaise pour lui visait à vérifier la possibilité de maintenir le régime de la plantation coloniale sans l’esclavage. 80  Il s’agit d’une technique qui assemble des lamelles de bois souple de manière à en faire une sorte de treillis, lequel est, le cas échéant, « bousillé », c’est-à-dire recouvert d’un mélange de vase, de sable et de cailloux ou, à Mana, de noyaux d’awara, le fruit d’un palmier. 81   Le couac est le nom donné à la farine de manioc. Celui-ci, précédemment râpé et débarrassé de sa substance toxique, était cuit sur des platines sensiblement plus grandes que celles qui servent à faire des crêpes bretonnes. Un tel procédé est toujours en usage. 82   La cassave est la galette de farine de manioc.

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de l’hôpital, où tous étaient admis, était faite par la congrégation moyennant un prix de journée qu’elle recevait sur l’allocation prévue au budget de la colonisation, mais depuis le 1er janvier de cette année, il a été signifié aux Noirs libres d’avoir à se traiter à leurs frais dans leurs maladies, et l’hôpital n’a plus que cinq lits ouverts pour les indigents83. La congrégation continue à entretenir un lieu où les femmes qui veulent se rendre à leurs travaux de culture, déposent leurs petits enfants pour y être gardés et soignés jusqu’à leur retour. Tels sont à peu près les renseignements que la direction peut donner sur la position matérielle de l’établissement, position qui, sans rien présenter d’extraordinaire ni de bien saillant, ne laisse plus que d’offrir à ceux qui en jouissent un bien-être simple et facile, et que je les crois très désireux de conserver. Il reste encore à examiner et à constater au point de vue moral le degré d’avancement où ils sont parvenus, et les chances qu’ils offrent à une nouvelle organisation d’ordre de choses. Je crois pouvoir le faire sans affectation et sans crainte d’être mal interprétée, car il ne s’agit pas ici de faire agréer comme supérieures les vues et les moyens qui ont été mis en usage à Mana, pas même de faire l’éloge du caractère de la personne à qui l’œuvre avait été particulièrement confiée, et qui l’a dirigée elle-même, pendant huit années dans la voie que nous avons tâché de conserver, et qui seule a le mérite de ses inspirations, il s’agit de faire connaître un résultat, il s’agit d’accuser des faits. Les Noirs de Mana sont libres sous la direction des sœurs de St Joseph, libres de former telle entreprise compatible avec leurs moyens ; libres d’accepter le travail qu’on leur offre pour le prix qu’on leur propose ; libres de chercher au dehors de l’établissement l’exercice de leurs facultés et de leurs talents et un placement plus avantageux du produit de leur travail. Plusieurs l’ont fait, tous sont revenus84. À Mana, il n’y a pas pour le prix des journées de travail,  Il y a dans cette impossibilité nouvelle de soigner les Mananais à l’hôpital un exemple de corrosion du pouvoir des sœurs avant même que leur direction n’ait pris fin. 84   Parmi les attaques dont Anne-Marie Javouhey faisait l’objet, figurait celle d’interdire aux Mananais de sortir du village. Il est vrai qu’elle s’efforçait de les convaincre de rester une fois libérés, et que visiblement son autorité était telle qu’ils n’essayèrent 83



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pour l’achat des denrées et le débit des objets de consommation, la concurrence qui facilite l’écoulement des produits et encourage le développement et la supériorité du talent, mais sans répéter que les Noirs de Mana peuvent chercher ailleurs le bénéfice de cette concurrence, nous devons dire que le gouvernement, en accordant à la congrégation l’exclusion et la spécialité qu’elle avait réclamées pour l’exercice de sa direction, a dû lui reconnaître assez de justice et de désintéressement pour croire qu’elle n’abuserait pas de sa position. Il eût peut-être été bien plus dangereux encore, en voulant retenir les Noirs libérés à Mana, de les livrer, nouveaux et ignorants comme ils étaient, à la spéculation des marchands et d’entrepreneurs de toutes qualités qu’à une communauté qui avait déjà obtenu tant de confiance. D’ailleurs, je le répète, il ne s’agit pas de justifier des idées et une manière de voir particulière, nous n’avons qu’à rendre compte des faits85. En général, la paresse et l’imprévoyance sont des défauts ordinaires aux Noirs ; cependant à Mana, à part ceux que des infirmités habituelles ou de longue date, privent des moyens de se pourvoir, il n’y a personne que la paresse ait réduit à la charge des autres86. Nous avons dit que plusieurs avaient des ménages très bien montés. Quelques-uns ont des économies de six, huit cents et même de mille francs. Sous le rapport de la tenue, de la soumission à l’autorité, et des mœurs, à côté du bon se trouve placé, nécessairement bien du défectueux. On désirerait parfois plus de respect et plus de reconnaissance pour le bien dont on les a fait jouir, plus de fidélité dans les unions, plus de déférence aux conseils et aux avertissements, mais ces petits désagréments de détail sont absorbés dans la masse des préoccupapas. À son départ, certains voulurent se rendre à Cayenne. L’étude des sources corrobore les propos de sœur Isabelle. Ils revinrent effectivement tous. Ceux qui partirent définitivement du village furent très rares et beaucoup plus tardifs, bien après la fin du monopole des sœurs sur le village. 85   L’étude des finances de Mana démontre une absence totale de bénéfices au profit des sœurs. Dans le meilleur des cas, Mana fut une opération blanche pour la congrégation. 86  Sœur Isabelle fait état ici d’un préjugé dont elle exclut les Mananais. Nous n’avons rien trouvé de tel dans la correspondance d’Anne-Marie Javouhey qui ne parle jamais que des Mananais. En revanche, elle fait état de leur difficulté à se projeter dans l’avenir et l’impute à l’esclavage.

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tions de l’administration. Ce sont des écarts toujours isolés et qui n’ont point de durée. L’action et l’ascendant de la direction ont toujours suffi pour le maintien de la paix et de la police, jamais elle n’a réclamé l’intervention ni le secours d’aucune force étrangère. Les liens et les affections de famille qui étaient autrefois ignorés des Noirs ont eu sur ceux de l’établissement une heureuse influence. Tous aiment leurs enfants et les entretiennent avec beaucoup de soin. On pourrait presque dire qu’ils les aiment trop, en ce qu’ils craignent trop de les contrarier au point de ne pas oser les contraindre de se rendre à l’école, malgré les invitations qu’on leur en fait et les avantages qu’ils en retireraient pour leur avenir. Le soin des enfants sera un des plus puissants motifs pour les fixer à Mana. Tel est, Monsieur le Gouverneur, le rapport que je crois pouvoir vous rendre de la colonisation des Noirs libérés de Mana. J’ai pris les choses à leur origine, j’en ai suivi le développement, et je vous en ai démontré le résultat. C’est le compte des soins de la congrégation, et de ses travaux de dix ans en faveur de la population que le gouvernement lui avait confiée ; travaux qui avaient pour but de procurer à des hommes et esclaves et sans condition, une position et le bienfait de la liberté et qu’elle croit avoir été couronnés d’assez de succès. Il reste maintenant à faire faire aux libérés l’application aux choses ordinaires de la vie sociale et civile, de cette étude et de cette éducation. C’est cette expérience qui en sera le complément. La congrégation pensait qu’elle serait appelée à la faire elle-même, toujours dans le sens qu’elle a constamment suivi. Elle aurait encore pu y employer l’ascendant qu’elle a su se ménager dans leur esprit, elle pouvait y faire concourir les moyens qu’elle s’était créés ; mais puisque les affaires sont réglées autrement, elle voit avec reconnaissance que l’on présume assez de ses efforts, pour souhaiter que leur influence prédomine encore dans la nouvelle organisation. Elle sera heureuse de voir les Noirs de Mana jouir, sous la seule action des lois, des avantages que peut leur offrir la société ; elle le sera même de regretter de n’avoir pas su plutôt (sic) les affranchir de cette position intermédiaire et de tutelle dans laquelle ils ont été maintenus si longtemps et dont le développement de leurs facultés intellectuelles et morales méconnues ne leur faisait plus un besoin. La congrégation n’a eu qu’un but, elle n’a plus qu’un désir, le bonheur de la population qu’elle dirige.

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Je devrais m’arrêter là, Monsieur le gouverneur. Je n’avais mission que de vous rendre compte d’un régime d’administration que nous avions pensé être le plus convenable dans l’exécution de l’entreprise dont nous nous sommes trouvées chargées ; mais au moment où les ordres sont venus de lui en substituer un autre, vous m’avez fait connaître que vous désiriez que je vous dise qu’elle (sic) est ma pensée au sujet de ce nouvel état de choses, au sujet des Noirs de leur maintien à Mana, au sujet de quelques mesures à adopter pour l’admission des étrangers ou plutôt des gens du dehors dans l’établissement. Je conçois très bien que l’administration ayant à faire entrer la population de Mana dans cette voie de libre communication que l’on réclame pour elle avec le reste de la colonie, cherche les moyens de le faire avec tous les ménagements possibles, mais je me représente trop difficilement de quelle manière aura lieu l’organisation de ce service de transition pour oser donner aucune idée à cet égard. Je dirai seulement que je crois très possible de maintenir ici les Noirs de l’établissement, en leur ménageant et en leur conservant les avantages qu’ils possèdent. J’ai déjà dit que la possession de leurs cases, le soin de leur famille, la permission de cultiver les terrains qui les nourrissent et de placer leurs produits, les approvisionnements à leur portée, sont des liens qui les attachent à leur nouvelle patrie. Si on y ajoute l’avantage de marchander le prix de leurs journées et de leurs denrées, ils préféreront sans doute continuer de jouir d’une installation quelque modeste qu’elle soit, qui leur offre toutes les chances possibles de durée que d’aller au loin, faire des essais qui pourraient ne pas répondre à leur attente. Je sais que l’administration est disposée à n’employer à Mana que des agents qui lui présentent toutes les garanties de morale et de capacité nécessaires : celui surtout qui aura la remise de la direction principale jouira de toute la confiance que mérite sa charge  ; il connaîtra le caractère des Noirs, il ne serait peut-être pas superflu qu’il s’appliquât à se rendre compte de la manière dont ils ont été régis jusqu’à ce jour. Je sais qu’elle n’admettra à la fréquentation de l’établissement que des gens qui justifieront des motifs et des moyens qui les y amènent ; qu’elle limitera les permissions d’exploitations de tous genres et de débit aux personnes qu’elle jugera incapables d’en abuser ; je sais qu’elle constituera de la manière la plus sage le service 726

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de police, mais je crois pouvoir prévenir de bien considérer l’opportunité de l’installation d’un poste militaire à Mana, et s’il ne serait pas plus avantageux d’y établir quelques gendarmes suffisants pour le maintien de la tranquillité et beaucoup moins à redouter sous le rapport des mœurs. Que ceci ne soit ni un conseil ni une demande, car il est nécessaire avant tout, que les mesures adoptées pour l’organisation du service soient compatibles avec les conditions de sécurité, de libre communication et de plus grand bien-être avenir (sic) qu’il s’agit d’assurer à l’établissement. Lettre 6 SJDC. 2Ai.4.4.2.67. Lettre du 14 janvier 1858, à « mère Emmanuelle »87 Douze ans ont passé. Anne-Marie Javouhey est décédée le 15 juillet 1851. En deux moments, Mana est rentré dans le rang. D’abord le 1er janvier 1847, jour à partir duquel le village est passé sous le contrôle de l’administration coloniale, puis le 4 novembre 1854, quand il est devenu un quartier comme un autre, avec comme premier effet la suppression de l’hôpital et l’une de ses deux écoles.

Nous ne présentons ici que deux passages majeurs de la lettre. Le premier fait référence à ce moment, dont nous avons fait état en introduction, dramatique mais aussi emblématique des intentions réelles des habitants, en l’occurrence dans ce cas précis, des trois frères Bar, bien implantés sur le Maroni et soucieux de développer leur emprise jusqu’à Mana. Bien bonne mère Emmanuelle, Nos sœurs sont arrivées dans un moment que j’avais bien de la peine, des tracasseries que l’on faisait aux pauvres Noirs. Tandis qu’il n’y avait rien de fait à Mana, personne ne se présentait pour faire défricher les terres et surtout abattre les grands bois. Mais lorsque  Il s’agit vraisemblablement de sœur Emmanuel Petitjean, conseillère générale de Rosalie Javouhey, au moins de 1858 à 1867. Son patronyme suggère une parenté avec les sœurs Javouhey. Les Petitjean étaient une de ces familles de paysans aisés qui développaient de véritables stratégies matrimoniales dans le canton de Seurre. C’était du moins le cas jusqu’à l’arrivée d’Anne-Marie Javouhey qui ouvrit d’autres perspectives aux filles du canton. 87



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ce travail a été fait, il s’est présenté des familles qui voulaient faire leur fortune. En peu de temps pour cela, il fallait prendre les terrains que les pauvres Noirs travaillaient à défricher depuis 20 ans. Alors c’était des demandes de concessions d’une étendue à envahir tous les terrains travaillés et non travaillés. Il fallait que les Noirs de Mana soient engagés par force ; comme s’ils n’eussent pas été libres, ou bien ils étaient condamnés à payer une amende de 50 F s’ils refusaient à s’engager près des personnes qui voulaient les remettre dans une espèce d’esclavage. Jugez, bonne mère, de ma position lorsque j’ai vu une pareille tyrannie et surtout lorsque j’ai vu que le coup partait de celui qui devait être leur pasteur et ne s’occuper qu’à sauver des âmes à Dieu, s’occupant au contraire à nuire à leurs intérêts temporels. Le pays était tout bouleversé : heureusement que mère Madeleine se trouvait à Mana et que l’on a écrit au gouverneur qui s’est rendu de suite sur les lieux ; et amenait avec lui deux pères du Saint-Cœur de Marie88 et a ramené celui qui y était. Il a arrêté les engagements forcés ; a enfin fait justice aux pauvres Noirs. Mais, bonne mère, je crois que nous serons tranquilles que lorsque l’auteur de ces misères sera rentré en France ; car il est toujours le conseiller des personnes qui voulaient s’enrichir au dépens du pauvre. Je suis vue par les gens qui voulaient être les maîtres de Mana comme une personne qui n’a pas de charité, et ils cherchent à nous faire tout le mal qui est en leur pouvoir. Mais ma bonne mère, ce qui me console, c’est qu’ils ne peuvent nous faire du mal qu’autant que le Seigneur le leur permet. Malgré cette confiance, je ne suis pas sans soucis, je vous assure. […]

88   Ces deux prêtres étaient les spiritains Charles Ledhui (1826-1881) et André Neu (1829-1866). Ils ne sont pas membres de la congrégation du Saint-Cœur de Marie, comme l’écrit sœur Isabelle. À l’heure où elle écrit, elle n’existe plus. Son supérieur et fondateur, François Libermann, a accepté, le 23 novembre 1848, de la fondre dans la congrégation du Saint-Esprit dont il est élu supérieur général. Mais sœur Isabelle n’entre pas dans ces subtilités d’autant que l’un de ces deux prêtres, Ledhui, a sûrement connu Libermann, ayant fait son séminaire quand il était encore vivant. Sœur Isabelle sait qu’Anne-Marie Javouhey vit en Libermann l’homme à qui Dieu assignait la mission d’évangéliser les Africains, au point de nourrir le projet de fusionner sa propre congrégation avec le Saint-Cœur de Marie, ce qui ne se fit pas.

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Ma bonne Eudoxie89 a bien de la peine à s’habituer à Mana. Elle n’a rien vu de semblable dans les maisons où elle est restée. C’est pour elle un nouveau monde. Elle dit souvent : mais ma chère mère ne connaît pas cette maison ou elle m’a trompée. Moi qui ai toujours été avec des personnes bien élevées, et je suis avec des gens de cette espèce. Que pensez-vous que je réponde à de telles paroles. Ce sont des créatures de Dieu, créées à son image comme celles que vous avez soignées. Ces gens sont les enfants de notre vénérée chère mère défunte… Il faut cependant lui rendre justice, car elle a des idées différentes à présent…90 Lettre 7 SJDC. 2Ai.4.4.2.85. Lettre du 31 juillet 1860, à Rosalie Javouhey91 Contrairement aux autres lettres de sœur Isabelle, celle-ci est rédigée à Cayenne. Elle remplace en effet sœur Madeleine Collonge, supérieure des lieux, alors en France. Elle manifeste la même émotion à l’idée d’exercer une fonction encore plus lourde dans la capitale de la colonie. Jusqu’au bout, sœur Isabelle déplorera le fait que sa congrégation s’obstine à la vouloir supérieure. Elle arrive de Mana où elle ne s’est rendue que pour nommer une remplaçante le temps où elle-même assure l’intérim de sœur Madeleine. Ce bref passage a cependant coïncidé avec celui du nouveau gouverneur, Tardy de Montravel92. Sœur Isabelle y relate un intéressant échange avec lui. Le gouverneur, à l’instar de ses prédécesseurs, exige de Mana, la culture

 Sœur Eudoxie était une religieuse nouvellement arrivée à Mana. La lettre de sœur Isabelle est la seule source la concernant. 90   Cette remarque souligne ce que Mana avait de marginal dans la congrégation des sœurs de Saint-Joseph de Cluny. Toutes les sœurs ne s’habituaient pas à cette petite société. En revanche, celles dont c’était le cas, comme sœur Isabelle, partageaient pleinement les vues d’Anne-Marie Javouhey, qui aurait, comme elles, souhaité y mourir. 91   Claudine Javouhey (1790-1868) est la benjamine des quatre sœurs Javouhey. C’est elle qui ressemble le plus à son aînée. Elle a fondé en 1819 la communauté de Saint-Louis au Sénégal qu’elle quitte en 1822, a pris la direction de la communauté de Saint-Denis à Bourbon dans des circonstances dramatiques en 1824. Rentrée en France en 1839, supérieure à Cluny, elle succède à Anne-Marie Javouhey à son décès en 1851 à la tête de la congrégation. 92  Il s’agit du gouverneur Louis Marie François Tardy de Montravel (1811-1864), nommé le 16 février 1859 à cette fonction. 89



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de denrées coloniales, mais recule devant le préfet apostolique qui défend pied à pied les habitants. Sœur Isabelle, toujours aussi modeste, ne dit pas qu’elle était à ses côtés, ce que le préfet apostolique relate dans un courrier à la congrégation du Saint-Esprit. « J’étais sur les lieux, écrit-il, lors de la visite du gouverneur. Il est certain qu’il était décidé à opérer de grands changements. Mais la supérieure a dignement soutenu la cause de Mana. J’ai chaudement pris parti pour la communauté et après une conférence de près de deux heures, le gouverneur s’est rendu à nos raisons et il a quitté Mana très satisfait. »93

Ma très chère Mère générale, J’aurais dû vous écrire depuis le courrier du 15 juin, mais comme nous avons reçu votre lettre du 15 Mai qui rappelait mère Madeleine et que vous me donniez l’ordre de la remplacer à Cayenne pendant son absence, j’ai été terrassée par cet ordre au point qu’il m’a été impossible de vous écrire. J’étais encore à Cayenne ; mais mon départ était arrêté pour le 15 de Juin et je suis partie comme il était convenu pour nommer ma remplaçante et afin de ramener avec moi ma bonne sœur Eudoxie que vous aviez destinée pour la Martinique. Votre intention ne m’ayant pas été communiquée, je n’avais pu la suivre, c’est lorsque je suis arrivée à Cayenne que mère Madeleine m’a montré votre lettre, je devais donc me faire un devoir d’exécuter votre volonté le plutôt (sic) qu’il m’était possible. J’ai laissé nos sœurs de Mana bien tristes de voir qu’après m’être absentée trois mois, je les quittais de nouveau et surtout ne sachant pas pour combien de temps. J’ai eu de leur nouvelle (sic) depuis pour le Maroni94 ; elles se portaient bien mais elles n’étaient pas entièrement résignées… je crois, ma bien bonne chère Mère, que si vous ne deviez pas renvoyer mère Madeleine, vous seriez obligée d’envoyer une supérieure pour Cayenne surtout si réellement votre intention était que l’on fasse un pensionnat, il faudrait une personne qui s’y 93   16 décembre 1860. Lettre du père Daussat à un prêtre non identifié, SJDC. 2Ai.4.4.4.8. 94   L’établissement pénitentiaire de Saint-Laurent sur le Maroni fut inauguré deux ans plus tôt, en 1858. Les sœurs reçurent la responsabilité des femmes. À cette époque, persistait encore quelque espoir de voir les bagnards coloniser le Nord-Ouest dans leur intérêt et celui de la métropole, ce que les propos de sœur Isabelle confirment un peu plus loin.

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entendît. Pour moi, vous connaissez mon incapacité pour ne pas songer à m’y laisser, je ne conviens pas sous tous les rapports et je crois, ma bien chère Mère, que vous ne pouvez pas laissé (sic) Mana longtemps avec la supérieure que j’ai nommée, je ne pouvais pas en mettre une autre : d’ailleurs, je pense que mère Madeleine vous dira cela. Mais ma bonne chère Mère, ce que je tiens à vous dire moi-même, c’est l’effet de la visite que M. le gouverneur a faite à Mana. Il était très mal disposé pour les pauvres nègres, mais il est heureusement venu pendant que Mgr Dossat y était et qui a défendu Mana a le brouillé (sic) avec M. le gouverneur. Ils ont eu une très forte discussion chez nous-mêmes au sujet des habitants de ce pauvre pays, mais Mgr Dossat les a soutenus avec calme, mais avec des raisons si fortes que M. le gouverneur a été convaincu de ces raisons et a dit au bon père Ledhuy que Monseigneur et lui nageaient dans les mêmes eaux. Il a été convenu que les gens de Mana se livreraient à la culture du riz et qu’elle serait regardée comme denrée d’exportation…95 Maintenant, ma bien chère Mère, il faut que je vous dise un mot de l’établissement pénitentiaire de Saint-Laurent. Je le regarde comme étant parvenu au but que l’on se proposait. M. le gouverneur a été très content dans sa dernière visite, aussi a-t-il été bienveillant pour nos sœurs, il leur a accordé un cinquième mobilier. M. Robert, qui en est le commandant, est émerveillé du résultat que nos sœurs ont obtenu sur les femmes. Mgr a été très content à son passage. Le mariage qui est fait depuis le mois d’octobre va très bien. Les 4 faits en mai sont aussi très bien et onze ont eu lieu le 19 juillet. Les femmes ont édifié tout le monde et 3 autres doivent se faire cette semaine. Je pense qu’ils seront aussi bien que les autres. D’ailleurs, ces femmes sont aimées de tout le monde. Elles travaillent très bien et on se plaît à leur donner de l’ouvrage… Ma chère Mère, nos sœurs vont avoir un peu de vacance (sic), car il ne leur restera que trois femmes après les derniers mariages : elles ont (sic) profiteront pour faire la retraite car elles ne l’ont pas faite l’année dernière parce qu’elles étaient toujours quelques-unes malades, cette année elles vont bien. Il en est pas (sic) de même de Cayenne car nous avons depuis quelques jours, j’aime à croire que ce ne sera   Ce curieux compromis est commenté en introduction de ces lettres.

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que des indispositions, mais en attendant c’est toujours fort gênant puisque cela double les emplois : heureusement que nos chères sœurs sont très courageuses, et qu’elles s’entendent bien ensembles (sic)… Ma bien chère mère, il paraît qu’au 30 Juin vous n’aviez pas encore reçu les comptes de Mana, j’en suis étonnée car les avons envoyés de Mana à Cayenne les premiers jours de Mars pour être expédiés par le Paket 96 du 15 ou, au plutard (sic) celui du 30. Je suis arrivée à Cayenne le 4 avril, je les croyais partis je n’en ai pas parlé à mère Madeleine dans la persuasion qu’elle les avait envoyés par la première occasion. Je pense qu’elle ne les a pas envoyés si cela est, elle les aura emportés avec elle. Maintenant pour les procès verbeaux (sic) des vœux, nous n’avions envoyé que celui des perpétuels puisqu’il n’y en avait pas pour les temporaires, nous avons fait comme les années précédentes, dit sur une lettre que les sœurs avaient renouvelé pour temps (sic) de temps leurs vœux ; s’il faut faire autre chose, vous auriez l’extrême bonté, ma bonne chère Mère, de le dire. Je crois que le tout était dans le même paquet. La note des sœurs employés (sic) a été envoyé par mère Madeleine à la fin de Juin, je crois qu’elle envoie celles de Mana et de l’Acarouany avec celles de Cayenne. Cependant s’il était nécessaire de les envoyer à part ou bien si c’était la note de toutes les sœurs en général, je vous l’enverrai aussitôt que je connaitrai (sic) votre volonté à ce sujet. Ma bien chère Mère, je viens de relire ma lettre, si j’avais le temps et je pense pouvoir mieux l’écrire, je la recommencerai (sic), mais il est probable qu’elle serait aussi mal car les mauvais ouvriers ne font jamais du joli travail. Je pensais écrire à ma bonne chère Marie Joseph et à mère Marie Thérèse97, mais le temps ne me le permet pas par cette occasion, je le ferai par le Paket du 15. Veuillez ma chère Mère permettre qu’elles y trouvent l’expression de mes sentiments pour elles ainsi que les autres mères leur respect filiale (sic) et moi, ma bonne chère Mère, je suis avec un profond respect votre très humble et toute dévouée. Sœur Isabelle

  Paket de « Paket-boat » qui a donné « paquebot ».  Il s’agit d’une nièce Javouhey, à ne pas confondre avec la sœur cadette d’AnneMarie Javouhey alors décédée de longue date. 96

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Nos sœurs malades vont mieux. Mère Madeleine sera près de vous lorsque vous recevrez ma lettre. Je me rappelle à son souvenir. Lettre 8 SJDC. 2Ai.4.4.2.76. Lettre du 12 août 1867, à Rosalie Javouhey Cette lettre est écrite à l’époque où la dernière des quatre sœurs Javouhey, Rosalie, supérieure générale, vit les derniers mois de son existence. Elle décède en effet le 11 mai 1868 au terme de trois années de maladie ponctuée de rémissions comme celle dont sœur Isabelle fait ici état. Cette lettre n’apporte rien de nouveau, mais conclut une vie émouvante durant laquelle, jusqu’au bout, sœur Isabelle demande à ne pas être supérieure, un vœu jamais exaucé. Désormais, plus aucune lettre d’elle ne parviendra à la maison mère. Sœur Isabelle, supérieure malgré elle, meurt le 8 septembre 1873, dans ce village qu’elle aura aimé et défendu, animée du même esprit que celle qui l’avait fondée, Anne-Marie Javouhey.

Ma Très Révérende Mère générale Ma bonne mère Marie de Jésus m’a répondu à la lettre que je vous écrivais par M. Auguste Javouhey. Les nouvelles agréables qu’elle nous donne de votre état de santé nous fait (sic) plaisir, et nous réjouit toutes. Nous désirons qu’il continue longtemps pour notre consolation. Ma bien Révérende chère Mère, je profite de l’occasion de votre fête pour vous écrire au nom de toute la Communauté de Mana qui s’unit aux mères et aux sœurs de Paris pour vous la souhaiter bonne et heureuse, que sainte Rosalie vous obtienne les grâces dont vous avez besoin. Vous savez sans doute à présent que notre bonne sœur Augustine98 est allée recevoir la récompense de ses souffrances endurées avec une grande patience. Elle ne s’est jamais plainte de ce qu’elle éprouve de peines, de souffrances. Pour ma sœur Alexis, elle est mieux quoique toujours faible, elle a beaucoup vieilli99.

 Sœur Augustine, née Christine Delmas, originaire de Cadayrac en Aveyron est décédée à Mana le 10 (ou 19) juillet 1867, à l’âge de 24 ans. 99  Il s’agit de la sœur Alexis Denfer qui meurt le 18 avril 1868. 98



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Ma très chère Mère, j’ai reçu le 7 de ce mois la circulaire que vous avez eu la bonté de nous envoyer. J’ai commencé à en faire la lecture aujourd’hui, à 1 heure. Je ne puis vous dire tout ce qu’elle m’a fait éprouvé (sic) à lire les écrits de notre Révérende Mère fondatrice100, il me semble que je la vois et que je lui parle… Vous avez cru, ma Révérende chère Mère, que je désirai (sic) me reposer lorsque je vous demandais mon changement d’emploi, et non de lieu, ni de la surveillance des abatis, c’est la charge des supérieures qui me gêne parce que je n’ai pas ce qu’il faut pour en remplir comme il faut les obligations. Voilà ce que je demande et tout en le demandant, je me soumets à votre volonté pour tout ce que vous voudrez, pour tout le temps que vous voudrez. Un mot au sujet des récoltes de cette année : presque point de café, les pieds ont beaucoup souffert des grandes pluies. Celle des cannes bonne ainsi que celle des vivres… Les classes des garçons ont été dérangées par la maladie des maîtresses et surtout par la mort de ma sœur Augustine. Que vous dirai-je, ma Révérende Mère, au sujet du spirituel dans la communauté de Mana. Les sœurs seraient de saintes religieuses, si elles avaient à leur tête une personne fervente, ardente pour le bien, mais je suis lâche, je me traîne dans le service de Dieu au lieu d’y courir. Toutes vos filles de Mana, ma très Révérende chère Mère, se joignent à moi pour vous offrir les sentiments de respect, de reconnaissance et sincère attachement. Agréez, ma très Révérende chère Mère générale, les sentiments du plus profond respect de votre humble et toute dévouée fille, Sœur Isabelle Marion

 Sœur Rosalie Javouhey, dès le décès de son aînée, commença à rassembler tous ses écrits et solliciter les témoignages de toutes les personnes qui l’avaient connue. Sœur Léontine Fontaine entreprit alors la rédaction des Annales de la congrégation. 100

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LE TEMPS et l’éternité LES DERNIERS JOURS D’UNE PIONNIÈRE : PHILIPPINE DUCHESNE (1849-1852) C h a nt a l Pa is a n t

Saint-Charles du Missouri, près de Saint Louis, fut la première maison du Sacré-Cœur ouverte aux États-Unis par Philippine Duchesne et c’est là qu’elle reviendra vivre ses dernières années (1842-1852), après son séjour d’un an parmi les Indiens Potawatomi. Née à Grenoble, de Pierre-François Duchesne, avocat au parlement et de Rose-Euphrosine Perier, issue d’une riche famille d’industriels qui fournit nombre de députés à la France, dont le célèbre Casimir Perier, Rose-Philippine (1769-1852) est la deuxième d’une fratrie de huit enfants. Le couvent des Visitandines de Sainte-Marie-d’en-haut, où elle fut pensionnaire puis novice, après la tourmente révolutionnaire devient, en 1804, la deuxième maison du Sacré-Cœur, sous la direction de la jeune supérieure générale Madeleine-Sophie Barat. Elle y fait ses vœux en 1805 et quittera définitivement Grenoble en 1815, pour devenir conseillère et bientôt secrétaire générale de la congrégation. Elle part aux États-Unis en 1818 et mourra sur cette terre du Nouveau monde où elle fut la première supérieure du Sacré-Cœur. Elle y fondera six établissements, comprenant couvent, pensionnat et classe des pauvres : Saint-Charles (1818), Florissant (1819), Grand Coteau (1821), Saint-Michel (1826), Saint Louis (1827), Bayou-la-Fourche, vite fermée (1828-1830). Elle verra s’ouvrir Sugar Creek, à l’est de l’État du Kansas (1841), Natchitoches (1847), Bâton Rouge (1851). En 1918, l’État du Missouri érigera une plaque de bronze à la mémoire de ceux qui ont construit le pays, explorateurs, savants, négociants, planteurs, manufacturiers. En tête de la liste des « pioneer women », figure le nom de la Vénérable Philippine Duchesne. Elle sera canonisée en 1988. Arrivée sous la présidence de James Monroe, en trente-deux ans de vie américaine, elle aura vu les États se constituer, la fédération s’élargir : l’achat de la Floride à l’Espagne (1819), le Texas, le Nouveau Mexique,

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l’Arizona, la Californie enlevés au Mexique. Elle a connu la première voie ferrée (1830) ; traversé les crises économiques de 1819-22 et de 1830 ; vécu le compromis du Missouri (1821) qui établit le partage entre les États esclavagistes du Sud et les États abolitionnistes du Nord, et celui de 1850 qui apaise encore pour un temps les tensions entre adversaires et défenseurs de l’esclavage. Elle meurt dix ans avant la guerre de sécession (1861). L’ensemble de sa correspondance avec la mère Sophie Barat a été édité par Jeanne de Charry, r.s.c.j., sous le titre Sainte Madeleine-Sophie Barat, sainte Philippine Duchesne, correspondance : période de l’Amérique 1 (18181821), Rome 1989 ; période de l’Amérique 2 (1821-1826), Rome 1992 ; période de l’Amérique 3 (1827-1852), France, 2000. Les lettres à sa famille, pour la période de 1818-1823, figure dans le volume Les années pionnières que j’ai publié aux éditions du Cerf, 2001. En revanche, les lettres à sa famille qui constituent l’essentiel de sa correspondance dans les dernières années de sa vie, et dont nous avons retenu ici les principales, sont des inédits. Celle qui, des années durant, a bâti, géré des maisons, dirigé des communautés et des pensionnats, celle qui a mené avec ses sœurs la vie dure des pionniers confrontés aux disettes et épidémies, la femme d’action conjuguant les rôles de supérieure, d’éducatrice et de guide spirituel, se voit aujourd’hui immobilisée par la maladie, réduite à l’impuissance. Elle a maintenant quatre-vingts ans, il lui reste encore deux ans et demi à vivre. Demeurent intacts la lucidité, la vigueur du style, l’esprit critique qui peu à peu fait place au détachement, face à une œuvre qui ne lui appartient pas. Demeurent la liberté de pensée et l’exigence de cœur de celle qui reprenait fermement une jeune sœur refusant de faire la lessive aux côtés des esclaves, en déclarant : « Ils ont été rachetés du même sang que nous » ; celle qui naguère cherchait les moyens d’intégrer des noires dans la congrégation et qui aujourd’hui se demande pourquoi des indiennes ne seraient pas reçues religieuses. Demeurent toujours aussi vifs la passion pour l’œuvre des missions, l’amour de l’Amérique qu’elle aime à faire partager, la curiosité pour les nouvelles de France guettées dans les gazettes. Demeure fidèle à elle-même, l’extrême sobriété de ton qui va à l’essentiel. Au moment où le corps trahit la volonté (la main qui tient la plume, la mémoire qui s’échappe), l’attirance vers les pauvres et le goût du dépouillement qui l’ont portée toute sa vie trouvent dans l’ultime épreuve du vieillissement la voie de l’abandon, dans l’union à Dieu qu’elle aspire à rejoindre et dont elle craint le jugement, dans la communion avec les êtres chers qui ne cessent de l’habiter.

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Philippe Duchesne à sa sœur, Madame Jouve Saint-Charles du Missouri, 25 avril 18491 Ma bien chère sœur, Chaque fois que j’envoie un souvenir, je pense que c’est le dernier en cette vie ; l’âge me le disait et aujourd’hui la maladie me le dit plus encore. C’est une enflure qui se porte de côté et d’autre et quand elle sera aux parties nobles, on dit qu’elle m’enlèvera de cette vie. Je suis en cet état plus ou moins fatiguée, depuis la fin de novembre. Je suis loin de fuir la mort et je soupire après, si je n’avais beaucoup à craindre du jugement, puisque le juste même n’est pas assuré de son sort, Dieu devant juger les justices mêmes. Cette pensée est effrayante, prie et fais prier pour moi ; je le fais aussi pour toi et ta famille. Je puis cependant traîner encore longtemps, Dieu seul connaît le terme. J’ai appris les malheurs de Lyon, auxquels j’ai bien pris part, heureusement que je te savais à l’abri des dangers. J’ai su aussi que mon frère avait mis une de ses nièces à la Ferrandière2 et qu’il y a été bien accueilli. Le voilà revenu de ses préventions contre l’éducation religieuse. Je demande à Dieu que les autres tombent. Il y a du bon en lui, il a fait l’appui de bien des malheureux. Adieu, bonne sœur, heureux le jour qui nous unira ! Qui finira les douleurs et assurera le bonheur éternel, dans le sein de notre Sauveur, en qui je suis ta sœur et amie. Philippine Duchesne, r.s.c.j. Philippine Duchesne à Madame Jouve Saint-Charles du Missouri, ce 12 septembre 18493 Ma bien aimée sœur,

1   Copie manuscrite, CVII 2) Duchesne, Letters to her family, p. 176-177, arch. gén. SSCC. Madame Jouve, née Charlotte-Euphrosine Duchesne, est la deuxième sœur de Philippine. 2   maison du Sacré-Cœur fondée en 1819, à Villeurbanne, près de Lyon. 3   Copie manuscrite, CVII, Duchesne, Letters to her family, p. 177-180.



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J’ai répondu à deux de tes lettres : la première, de février, m’arriva peu de jours après que je t’avais écrit, ce qui fit suspendre ma réponse ; tu m’y parlais de l’exil de notre Saint-Père, des dispositions de la France à son égard. Tu m’y donnais des détails sur la famille Bergasse qui se relève de longues épreuves ; je ne doute pas que les vertus de notre Amélie4 n’aient attiré les bénédictions du ciel sur ses enfants. Ta seconde lettre est de juillet et me détaille la résolution de juin5 ; je la connaissais par nos gazettes qui se sont très multipliées dans les États-Unis. Les ouvriers, les domestiques même reçoivent les gazettes ; il s’en imprime dans de petits villages et les télégraphes, extrêmement multipliés, apportent rapidement les nouvelles d’Europe. Il en arrive dans l’Est après huit jours, de l’Angleterre ou de la France, et par ces deux États, il en parvient de toute l’Europe. Notre ville de Saint Louis fait paraître trois gazettes ; deux sont journalières et sur grand papier, la troisième, haute de trois pieds, paraît toutes les semaines. Cette ville de Saint Louis vient de fournir un terrible exemple des châtiments que Dieu envoie pour l’observance mal gardée de ses lois : le luxe, l’ivrognerie, le dimanche mal gardé pour la cessation du travail et l’assistance à la messe, ont attiré premièrement un incendie qui a consumé entièrement trente six steamboats et trois cents maisons dans les rues proches de la rivière, le feu ayant commencé sur les steamboats, il a duré plusieurs jours ; il s’est renouvelé une seconde fois et a brûlé cinq steamboats. Le choléra est venu à la suite de la dysenterie ; ces deux maladies ont fait périr dix mille habitants ; il y a eu des jours où l’on en portait cent quatre-vingts aux cimetières ; dans des maisons, il n’est resté que les petits enfants. L’asile des orphelines, composé de soixante, est tout de suite monté à cent trente deux. Malgré le zèle de prêtres à assister les mourants, aucun n’est mort. Dans le collège des Jésuites, environné de morts et de mourants, personne n’a été atteint. On était deux cents dans la maison, mais on y priait avec ferveur la Sainte Vierge ! Nos sœurs de Saint Louis ont perdu huit sujets en six semaines dont six par le choléra en 4  Nièce de Philippine Duchesne, troisième enfant de sa sœur Marie-Amélie de Mauduit, elle a épousé Henri de Bergasse en 1818. 5   Philippine fait allusion dans ce paragraphe aux différents événements qui ont marqué en France l’avènement de la deuxième république, en 1848 et 1849.

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peu de jours. Il est venu aussi à Saint-Charles, mais il n’y avait guère qu’un ou deux morts par jour ; il ne nous a pas attaquées. Après Saint Louis, je crois que la ville où le choléra est le plus sévère, c’est Cincinnati. Je désire vivement que les disgrâces de ce monde trompeur amènent au service de Dieu mon frère et mon beau frère ; je les porte tous les jours au pied des autels. Notre chère Aloysia6 m’écrit de Montréal qu’elle y a vu son frère cadet qui s’est établi à New York. Elle paraît moins surchargée de son fardeau et est très aimée de ses filles. J’espère qu’elle sera pour elles une autre Constance7, je suis charmée qu’elle t’ait vue ainsi que le père Henri, à qui je demande une messe, en qualité de marraine. Pour juger des progrès de la religion catholique dans les ÉtatsUnis, je te dirai seulement qu’il s’y trouve plus de vingt évêques, et après l’autorisation du pape, sept archevêques ; la ville de Cincinnati, en 1832, n’avait que six mille catholiques, maintenant il y en a quarante mille ; il n’y avait qu’une église de bois, il y en a maintenant dix grandes en briques. Nous y avons dix établissements, la Visitation cinq ou six, les sœurs de la Charité, de Saint-Joseph, de la Croix, de la Merci, bien davantage. Il s’y trouve des Jésuites, des Augustins, des prêtres de la Croix, des Trappistes etc… Dans le temps du choléra, le président des États-Unis fit une adresse pour chaque État renfermant l’ordre de consacrer à la prière le premier vendredi d’août et d’y faire cesser tous les travaux publics pour s’humilier devant Dieu et en obtenir la cessation du choléra. Le président, ci-devant général Tyler à la tête des Américains dans la guerre du Mexique8, prenait souvent ses délassements avec un Jésuite, à la suite des troupes catholiques, savant et parfait religieux… Il a été tué par des Sauvages qu’il allait évangéliser. Tu me feras

6  Amélie Jouve, nièce de Philippine, rscj., elle a repris le nom de religion de sa sœur, morte de longue maladie, à vingt-quatre ans, au couvent de Sainte-Marie-d’en-haut. 7  Autre nièce de Philippine, sœur d’Amélie, également religieuse du Sacré-Cœur. 8   John Tyler (1790-1862), successeur de H. W. Harrison à la présidence, de 1841 à 1844. L’annexion du Texas par les États-Unis (1845) provoque une guerre (1846-1848) qui se solde par le rattachement aux États-Unis de la Haute Californie, de l’Arizona et du Nouveau-Mexique, au détriment du Mexique.



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plaisir de transmettre ces petits détails de nouvelles pour Mme Rollin9, afin de ne pas me répéter dans ce billet que je joins ici. Reçois l’expression de ma vive affection, dans les cœurs de Jésus et de Marie. Philippine Duchesne, r.s.c.j. Philippine Duchesne à Madeleine-Sophie Barat Saint-Charles, le 30 juin 185010 Ma bien-aimée et vénérée Mère, Je vous remercie de tous vos beaux présents. Ma reconnaissance s’est surtout portée sur les expressions de votre tendre charité pour moi, qui en suis si indigne. Je vous ai répondu à la lettre confiée à mère Guinand que je n’ai encore eu le plaisir de voir, mais elle m’a écrit. Je ne savais comment contenir ma sensibilité à la vue et lecture de votre lettre et ma reconnaissance pour vos présents ; je cherchais à l’exprimer en vous répondant mais je n’avais pas d’expression pour la satisfaire. Il faut que continuellement je présente à mon Dieu ma dette envers vous pour pouvoir l’acquitter. Je vous ai encore écrit, mais votre dernière lettre est toujours celle de septembre 1849. Je me trouve encore bien favorisée par vos lettres, étant devenue tout à fait inutile, la seule charité peut m’en procurer. Lorsque j’ai appris le dépérissement du Révérend Père Varin11, j’espérais quelques lettres qui nous missent au courant de sa maladie. C’est dans la gazette du Kentucky que j’ai appris sa mort ; et on l’y fait connaître comme l’auteur de nos Constitutions. Que de souvenirs cette mort a rappelés ! Que de reconnaissance envers lui, qu’on ne peut acquitter ! Que de compassion pour ma vénérée mère, déjà tant éprouvée par la perte d’un frère, son appui. Il faut une grande

9  Élisabeth-Joséphine Rollin (1770-1850), fille de Marie-Charlotte Perier, cousine de Philippine. 10  Autographe, CVII 2) Duchesne C) box 2 : Letters to Ste Magdeleine-Sophie. 11   Joseph Varin d’Ainvelle, père de la Foi, puis de la compagnie de Jésus (17691850) ; supérieur de la Société des dames du Sacré-Cœur dès ses débuts à Amiens, il a favorisé la réunion avec la communauté fondée par Philippine Duchesne à SainteMarie-d’en-haut, après l’expulsion des Visitandines, en 1792.

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âme pour porter le poids de tant de peines avec celui des révolutions. Nous avons eu mère Cutts12 quinze jours dans le Missouri ; elle a fait partir deux sujets pour mère Lucile13 ; mais peut-être deux reviendront : mère Basile et notre première sœur épuisée par les travaux ; le reste est bien ferme et réussit parfaitement. Nous désirons beaucoup le retour de mère Hamilton14 : elle a un talent particulier pour soigner les congrégations  ; on ne l’avait demandée que pour un an et en voilà trois qu’elle nous manque. Les deux maisons du Canada prospèrent15, après quelques épreuves, et en général celles des États-Unis. On m’a fait donner mon avis sur les vœux des deux anciennes aspirantes : combien je désire qu’elles ne soient pas arrêtées ! Il y en a encore qui ont passé leur temps. Ces longues épreuves sont ce qui les dégoûte quand elles voient des maisons où leur sort est assuré après un ou deux ans. C’est là qu’on se rendra pour ne pas s’exposer à être renvoyées après six ou huit ans. Notre maison a autant de sujets et d’élèves qu’elle peut en contenir. On pense à l’augmenter et cela paraît bien nécessaire pour les santés. Je suis avec le plus profond respect, ma vénérable Mère, votre fille très humble et obéissante servante. Philippine Duchesne, r.s.c.j. En novembre 1851, mère Régis Hamilton écrit à mère Barat, à son arrivée à Saint-Charles :

Vous savez que je suis maintenant à Saint-Charles avec ma sainte mère Duchesne qui, au lieu de dire son Nunc dimittis, est presque 12  Maria Cutts (1811-1854), de famille protestante, convertie à seize ans, entre au noviciat à Paris en 1829. Professe en 1836, elle part aux États-Unis, à Grand Coteau où elle passera le reste de sa vie religieuse. Depuis 1841, elle est vice-vicaire des maisons de Louisiane ; à partir de 1851, elle sera vicaire de l’Ouest. 13   À Sugar Creek, mission des Indiens. 14   Eulalie Hamilton, rscj. dite sœur Régis, (1805-1888), née d’une famille anglaise et irlandaise établie dans le Maryland en 1750 puis dans le Kentucky vers 1790 ; son père s’installe dans le Missouri ; avec sa sœur Mathilde, qui deviendra sœur Xavier, elle fait partie des premières pensionnaires de la maison de Florissant. 15  Saint-Jacques et Saint-Vincent



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ressuscitée. Lorsque je la vis, à mon arrivée, pouvant à peine marcher et se faire entendre, je fus saisie d’une tristesse que je ne pus exprimer. Elle me demanda si je pouvais coucher dans sa chambre : jugez si j’en suis heureuse ! Je l’arrange le soir dans son lit, je l’aide le matin à s’habiller, enfin, je la soigne, non pas comme je veux, car elle a encore l’idée qu’elle doit faire pénitence et que tout est trop bon pour elle. Il en résulte que nous nous disputons quelquefois : tantôt je gagne, et tantôt je perds. Mère Barat à Philippine Duchesne. Lettre confiée à mère Cutts, pour « sa vieille fille aimée Philippine », Paris, 16 janvier 1852 Nos mères partent demain, chère bonne mère Duchesne, pour aller rejoindre leur chère maison. Je ne doute pas que la mère Cutts ne soit empressée de vous faire, à son retour, une petite visite pour vous parler de la Société, de vos anciennes mères qui vous conservent toujours un si tendre souvenir. Surtout elle vous dira combien notre réunion a été consolante, et, j’espère, utile à toute la Société. Ce sera donc, chère Philippine, une consolation de vos vieux jours ! Mais comme dans ce monde l’épine est toujours la compagne de la plus belle de nos fleurs, ainsi la Croix est de toutes nos œuvres. La maladie, les pertes réitérées, la difficulté d’arracher les sujets à leur famille, nos révolutions si fréquentes qui éloignent aussi les vocations et qui servent de prétextes aux parents. Tout ce concours de difficultés nous fait beaucoup souffrir et retarde le progrès de nos œuvres. Ah ! c’est que nous ne sommes sans doute pas encore à la hauteur de notre vocation, qui demanderait des vertus parfaites ; alors le divin Jésus retient ou restreint ses dons et ses faveurs ; car s’il nous venait des âmes aussi zélées et dégagées que l’étaient les mères qui ont envahi le pays où vous êtes, il ne faudrait pas tant de monde et les fondations seraient faciles. Mais il en faut maintenant un si grand nombre qu’il devient impossible de les trouver : alors il faut refuser. Priez donc, chère et bonne mère, avec instance et ferveur, que le divin Maître ait égard aux besoins des âmes qui nous réclament et qu’il daigne nous envoyer des sujets selon son Cœur. Il vous exaucera, j’en suis sûre, vous ma vieille fille, qui avez si bien compris le prix des âmes et qui n’avez reculé devant aucun obstacle, lorsque Jésus vous 742

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a appelée à les secourir. J’ai la conviction, que si nous prions avec confiance et persévérance, le divin Cœur de Jésus nous exaucera. Faites-le aussi pour votre mère, dont les besoins croissent avec les années et l’étendue de son travail. J’ai demandé en vain que l’on me décharge du fardeau porté depuis un demi-siècle ; on a été sourd ! J’ai encore l’espoir que Jésus m’accordera cette grâce de mourir hors de cette terrible responsabilité. Aidez moi, chère mère et fille, à obtenir cette faveur. Je n’entre dans aucun détail des nouvelles qui vous intéressent. Je ne puis trop vous recommander de prier pour nos dernières défuntes. Notre Seigneur a beaucoup moissonné en peu de temps. Je ne suis pas sans inquiétude pour votre nièce Constance16 : elle souffre de la poitrine. Je la recommande à vos prières afin que le divin Cœur éloigne de nous cette croix. Je ne sais comment nous la remplacerions ! Adieu, chère mère et fille, recevez l’assurance de mon inaltérable et bien intime attachement in C.J.M. Votre mère Barat Philippine Duchesne à Madeleine-Sophie Barat Saint-Charles, 22 avril 185217 Saint Antoine de Padoue Ma bien vénérée Mère, J’ai été étonnée et bien consolée en recevant votre lettre. Depuis Pâques de l’année passée, je ne croyais la finir, surtout pendant l’été où plusieurs fois je n’ai pu écrire mon propre nom ; le froid m’a rendu des forces, mais la mémoire s’altère de plus en plus, ainsi que la vue. Dieu m’a donné une grande consolation par le retour de ma mère Hamilton ; les cœurs et les bras s’étendaient vers elle depuis longtemps. Les sœurs qui la connaissaient étaient souvent bien tentées, et celles qui ne la connaissaient pas se sont réjouies dans le Seigneur   Elle mourra six mois plus tard, le 15 juin 1852, à quarante-cinq ans.  Autographe, CVII 2) Duchesne C) Box 2 : Letters to sainte Magdeleine-Sophie. En bordure de la lettre figure une mention de la main de mère Barat : « Est-elle à lire à la récréation ? » 16 17



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et toutes se trouvent heureuses après de grandes tentations causées par le chagrin. Les pères l’estiment et sont contents et les pensionnaires lui sont plus attachées qu’aux précédentes mères et encore les amies du dehors, ce qui est sujet de reconnaissance envers Dieu qui relève après les épreuves. La charité de celle qui gouverne est un exemple pour toutes. Elle couche dans la même chambre que moi, ce qui donne bien de l’exercice à sa charité. Elle a lieu de l’exercer encore davantage par la maladie d’une sœur converse et d’une jeune pensionnaire qui sont mortes et ensevelies ensemble. Il est survenu plusieurs pensionnaires ; mais il serait impossible de passer le nombre de trente-cinq sans se gêner beaucoup et sans s’exposer à de nouvelles maladies ; on aurait besoin d’une augmentation et, étant si inutile, j’ai demandé à Dieu ma mort pour avoir deux lits de plus à placer. Si la maison de Saint Louis pouvait aider, cela serait facile. Nous attendons avec empressement la visite qui nous est annoncée et qui sera le complément de vos heureux travaux qui, je l’espère, seront toujours bénis par le Dieu si riche en miséricorde et si libéral en récompense. Il les a prodigués par l’heureux succès du Conseil18 dont nous désirons bien avoir la connaissance. Je pense qu’il faudra attendre la visite de la vicaire et de mère Cutts ; elle m’a envoyé votre lettre dont j’ai été bien reconnaissante aussi que de la croix, qui, si elle tarde, pourrait bien ne jamais arriver. J’ai reçu une lettre de mère Dinval, de la part de mère Henriette19, je les en remercie beaucoup, mais je ne suis guère capable d’être lue : il faut la maternité la plus indulgente comme la vôtre pour pouvoir me lire. Cependant mon amour pour les Sauvages m’engage à vous tracer l’état du seul établissement que nous ayons parmi eux et qui souffrira du manque de sujets, si on n’y pourvoit. Toutes les maisons d’Amérique réclament ainsi pour des sujets. Mère Lucile Mathevon me dit qu’elle a, à son pensionnat, plus de soixante élèves, quatre personnes qui aident beaucoup les maîtresses religieuses et qui ont la vocation pour le devenir. Le gouvernement paie pour l’entretien des prêtres nécessaires, des religieuses de l’école et d’un certain nombre d’élèves : filles et garçons. Le surplus   Conseil de la Ferrandière.  Mère Aimée Dinval, mère Henriette Coppens.

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dans ces classes de l’établissement vient du produit de l’immense terre donnée à l’établissement, ou d’autres pensions des parents. Ces terres sont cultivées et on a eu cette année beaucoup de maïs à vendre ; elles ont plus de soixante bêtes à cornes, beaucoup de légumes. Il serait bien aisé de former là des maîtresses et religieuses en même temps qui seraient pour cette mission, et plus tard pour celles que l’on demande, avec des règles suivant leurs travaux. Faudrait-il que des saintes personnes soient privées de la vie religieuses parce qu’elles ont du sang des Sauvages ? Elles ont pour la plupart autant d’esprit que les Blancs et peuvent parvenir à une haute sainteté. Il vient d’y avoir le fléau de la petite vérole qui est terrible pour les Indiens et la plupart sont morts en saints. Les secours spirituels sont abondants. Cette maison est la résidence de l’évêque de tout le territoire ; il y a quatre ou cinq pères jésuites, huit frères pour les travaux de la culture et autres et pour enseigner et aider les Sauvages ; ils ont aussi un paiement du gouvernement. Notre archevêque à Saint Louis est loin d’avoir d’aussi belles cérémonies la Semaine sainte. Le pauvre évêque a officié pontificalement trois jours. L’office a été solennel les trois jours des ténèbres et clamé à trois voix. Un frère, habile musicien, avait formé les païens indiens à chanter la Passion à la partie du peuple et ils l’ont fait admirablement. L’évêque a donné la retraite à nos sœurs et leur fait une instruction tous les quinze jours. Si vous voulez établir un noviciat à Kaw River, il faudrait, pour ne pas nuire aux secours que donnent déjà les personnes dont m’a parlé mère Lucile, qu’elles eussent des emplois auprès des enfants, pour ne pas trop les retirer des travaux laborieux dont elles sont le plus capables et ‹qui sont› plus à leur portée. Je connais bien peu de personnes qui ont le bonheur de vous voir ; mais j’ai bien de l’empressement à me recommander aux prières des mères Desmarquest, Thérèse et Constance Jouve, que je n’ai vue qu’enfant. Ma lettre si mal écrite m’a cependant obscurci la vue et me force à me mettre à vos pieds pour recevoir votre bénédiction, avec toute l’affection et respect possibles, dans le Cœur de Jésus. Philippine Duchesne, religieuse du S. Cœur



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Philippine Duchesne à Madame Jouve 7 juillet 185220 Mère Constance Jouve, nièce de Philippine Duchesne, est décédée à Paris le 15 juin, mais l’annonce de sa mort ne lui est pas parvenue.

Ma bien chère sœur, J’ai reçu hier ta lettre du mois de janvier, ce qui m’a bien étonnée, car les lettres font leurs cours très exactement. Dieu, sans doute, aux privations de l’absence a voulu me faire supporter celle de ta correspondance. Il a fallu se résigner ; il n’y a plus pour nous que les peines de la vieillesse ajoutées à celle des événements de la vie, contraires à nos désirs. Nous voudrions, dans notre état, la paix, la tranquillité, les douceurs des jouissances de l’amitié et tout dans la vieillesse, en nous en faisant supporter le poids, nous accable encore par les événements malheureux soit publics, soit autour de nous. Je suis étonnée que tu aies à te plaindre du silence de ta chère fille ; tout le monde l’accuse d’être paresseuse pour écrire, mais elle est très agissante dans sa maison ; on en fait de grands éloges ; tout y va très bien. Elle m’écrit rarement, et je n’avais pas besoin d’être aiguillonnée pour écrire, car j’ai cru quelquefois qu’il fallait rompre les correspondances pour ne pas montrer du ridicule. C’est surtout l’été passé que je perdais la mémoire et le raisonnement ; mais au lieu de mourir dans l’hiver qui a été rigoureux, je me suis trouvée plus forte au printemps et ne calcule plus l’époque de ma mort ; elle sera quand Dieu voudra ; la vieillesse a bien des sacrifices à faire et qui peuvent être de valeur pour en faire un purgatoire. Il sera toujours moins rigoureux que celui de l’autre vie. Notre établissement chez les Sauvages va très bien ; il y a soixante pensionnaires et le gouvernement paie la pension de vingt et celle de plusieurs maîtresses. C’est aussi le gouvernement qui a fait bâtir l’église, les écoles et le logement des pères jésuites et de nos sœurs. Je crois que cette année il y avait plus de douze cents bêtes à cornes 20

  Copie manuscrite, CVII 2) C) Duchesne, Letters to her family, p. 182-184.

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et des légumes en abondance. Quand le gouvernement repousse loin de son voisinage les Indiens, il y a toujours un paiement de leurs terres qui s’emploie en bâtisses et en pensions pour les hommes, femmes et enfants. Il y a bien peu de peuples qui soient si équitables. Ceux qui traitent avec eux ont porté de leurs ouvrages au gouvernement et disent tous qu’il faut des catholiques pour civiliser les Sauvages ; mais les ouvriers manquent pour la moisson. Cette année, le premier des missionnaires qui pouvait parler quatorze ou quinze langues sauvages, outre celles des civilisés, est mort du choléra, en servant ceux qui en étaient attaqués. Il y en a un autre aux portes de la mort chez les Osages. Ce sont de grandes pertes. Je n’ai personne ici qui te connaisse mais la charité nous fait bien prier pour les amis des amis ; ainsi tu as part à toutes nos prières. Je suis in corde Jesu. Philippine Duchesne Philippine Duchesne À Madeleine-Sophie Barat 185221 Ma bien révérende Mère, Je viens vous faire mes adieux dans le sens que Dieu seul peut savoir en ce moment. J’aurais beaucoup à m’étendre sur les peines que je vous ai données, si vous étiez moins indulgente et moi plus en état de m’exprimer. Dans le courant de cette dernière année, j’ai absolument perdu la mémoire, je ne pensais pas cependant que ma tête pût se dérégler. Mais Dieu a voulu humilier mon orgueil. Depuis quelques semaines, je m’apercevais d’absences et d’oublis continuels. Je crus cependant devoir commencer ma retraite l’avant-dernier dimanche où je vous écris. Je passais presque tout le jour à la chapelle et j’étais chaque jour plus fatiguée. Notre confesseur me dit qu’il ne fallait pas m’appliquer et je le sentais moi-même. Le premier trait de ma folie fut de coudre ma couverture sur mon drap ; je trouvais cette invention admirable, mais comme elle ne l’était pas, je me dégoûtai. Plus j’avançais dans ma retraite, plus je 21



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 Autographe non daté, CVII 2) Duchesne C) box 2 bis.

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perdais le sens de la mémoire. Enfin dimanche dernier, je tournai le dos au Saint Sacrement pendant la bénédiction en me plaignant de n’avoir pas été à vêpres ; ce que je ne pouvais me rappeler ; il a fallu que plusieurs de nos sœurs m’assurassent ce que j’y avais fait. Le docteur m’a trouvée le soir une forte fièvre ; mais je la déplore bien moins que le dérangement de ma tête. Il faut bien savoir que Dieu fait tout pour notre bien, pour envisager ma situation actuelle, la perspective de la perte de la raison. Rien ne me manque pour les attentions. C’est notre mère qui couche dans ma chambre et veille avec tendresse à tous mes besoins. Je n’ai aussi que de bons traitements de mes sœurs. Je vous prie de les comprendre dans les prières que je sollicite pour moi, surtout de la part de nos premières mères, que je ne puis nommer car tous les noms m’échappent. Je vous demande bien pardon des peines que je vous ai données ; je ne crois pas pouvoir encore le faire. Je suis à vos pieds, ma Révérende Mère, votre toute indigne fille, Philippine Duchesne, r.s.c.j. Philippine Duchesne à Madame Jouve, le 17 août 185222 S.S.C.J.M. Ma chère et bien bonne sœur, Je viens de recevoir une de tes lettres et le temps presse pour y répondre. J’ai reçu hier les derniers sacrements ; je te laisse avec la douleur de te laisser dans la solitude. Mais Dieu ayant promis le centuple à ceux qui quittent pour Lui père et mère, tu as la grande faveur d’obtenir aussi ce centuple, car tes sacrifices surpassent ceux de tous tes enfants. Toutes les bonnes œuvres qu’ils font, tu en partages le mérite. Courage donc. Dans les sacrifices qu’on fait pour Dieu, il y a toujours à gagner. Fais prier pour moi tes pieux enfants ; leur souvenir et le tien m’accompagnent dans l’éternité. Adieu, bonne et chère sœur. Philippine Duchesne 22

185.

  Copie manuscrite in CVII 2) Duchesne Box 4 – Letters to her family, p. 184-

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À mère Barat, août 185223 C’est la dernière lettre qu’elle écrira à Sophie Barat.

Ma bien révérende et chère Mère, C’est selon toutes les apparences la dernière fois que je pourrai vous écrire ; hier, j’ai reçu les derniers sacrements ; mais peut-être Dieu voudra-t-il me faire attendre encore le bonheur de le voir. Les égarements d’esprit que j’ai eus ne venaient que d’une forte fièvre avec laquelle j’allais toujours. Je ne sais quand arrivera ma fin. Je viens encore me mettre à vos pieds, vous demander mes pardons, vous assurer de mon profond respect. Philippine Duchesne, r.s.c.j.

 Autographe, CVII 2) Duchesne C) Box 2 bis.

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Un parcours religieux hors norme mÈre rosalie chapelain et le noviciat des filles du saint-cœur de marie (ANNÉES 1850-1860) G ene v iè ve Le c u i r-Ne mo

Jeanne Caroline Chapelain est née en 1822 à Bucey-les-Gy dans le diocèse de Besançon ; son père d’origine modeste, devenu orphelin à trois ans, fut élevé par une famille très riche de la région, à laquelle il resta lié toute sa vie en devenant leur intendant ; sa mère d’une famille plus aisée le suivit. Caroline élevée dans l’amour de ses parents reçoit une éducation très stricte et très pieuse de sa mère ; elle s’éveille à une foi naïve, profonde et touchante ; c’est au moment de sa première communion qu’elle dit avoir reçu son premier appel. Très vite, encore enfant, à la lecture des Annales de la Sainte enfance, elle oriente son désir de vie religieuse vers les missions1. Elle a également une grande admiration pour saint François Xavier. Mais elle a peu de goût pour les études. L’arrivée de religieuses de la Charité de Besançon dans son village consolide son désir de devenir religieuse. Mais elle se heurte à l’opposition de son père qui ne peut envisager une telle vocation. Elle entame alors, avec persévérance une longue marche vers la réalisation de son désir. Elle part pour Paris en 1842, quittant sa famille avec douleur, et finit par s’engager comme domestique avec l’objectif de se 1   Les Annales de la Propagation de la foi sont nées de l’initiative d’une jeune Lyonnaise, Pauline Jaricot, qui lança la collecte du « sou de la propagation de la foi » pour soutenir la congrégation de Lyon et les Missions étrangères de Paris dès 1818. Cette collecte connaît un grand succès, est reprise par l’Œuvre de la propagation de la foi qui associe par la prière les chrétiens à la Mission et publie, à partir de 1822, des Nouvelles des Missions devenues bientôt Annales de la Propagation de la foi. Les Annales lues en France et à l’étranger touchent des centaines de milliers de fidèles ; elles soutiennent des œuvres comme celles de la Sainte Enfance (1843).

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constituer la dot nécessaire à l’époque pour entrer dans une congrégation. Mais elle doit envoyer cet argent à ses parents en difficulté ; elle finit par obtenir l’autorisation de son père pour devenir religieuse, autorisation exigée par son confesseur pour l’aider dans ses recherches. « Cette fois, écritelle, plus rien ne me retenait… je sentais un attrait irrésistible pour les missions au point que la pensée d’entrer dans un ordre qui ne part pas me remplissait le cœur de tristesse…». Après bien des hésitations et des recherches, elle entend parler des sœurs de Saint-Joseph de Cluny, n’a pas la patience d’attendre l’accord de son confesseur et se présente seule devant mère Anne-Marie Javouhey qui sut, sans doute, reconnaître une vraie vocation, puisqu’elle l’accepte aussitôt sans dot. De nouveaux obstacles mettent encore sa patience à l’épreuve. En effet, elle entre dans la congrégation en décembre 1847, prend l’habit de postulante le 2 février 1848 et le nom de sœur Rosalie ; mais les événements politiques de 1848 repoussent son entrée au noviciat à l’année 18492. Finalement, exceptionnellement, c’est à Bièvres où elle se trouve qu’elle prononce ses vœux, le 11 septembre 1850, après en avoir obtenu l’autorisation de mère Javouhey  ; et le 25  septembre 1851, elle part pour Gorée comme hospitalière. En 1853, elle est toujours à Gorée, mais elle y fait la classe aux fillettes et aux jeunes filles3. Et en 1858, elle est appelée à prendre la direction du noviciat des filles du Saint-Cœur de Marie au moment de sa création par Mgr Kobès à Dakar. Comment comprendre ce choix d’une religieuse plutôt effacée dans sa communauté et peu instruite sinon par l’existence de qualités particulières ? Son « autobiographie » apparaît comme un document étonnant et d’une grande richesse qui permet d’éclairer ce choix. Les circonstances de cette rédaction sont déjà particulières4. Le père Risch, son confesseur, lui écrit alors qu’elle est depuis un certain temps à la tête du noviciat : 2   Elle est admise comme converse, sans doute en raison de son manque d’instruction ; c’est un nouveau drame pour elle, car les sœurs converses ne partaient pas en mission. Elle obtient cependant de devenir novice de chœur. Le noviciat ne pouvait se faire ailleurs qu’à Paris. 3   Elle leur faisait sans doute le catéchisme et semble avoir eu un grand ascendant sur ces enfants, au point que certaines deviendront les premières novices de la nouvelle congrégation. 4  Il est devenu habituel de désigner ainsi les six petits cahiers écrits par mère Rosalie. Ils sont conservés aux Archives de la congrégation du Saint-Esprit sous la référence 3i1.12a, b. Les trois premiers cahiers concernant sa jeunesse et sa vocation constituent le dossier 1a ; le dossier 1b comprend les cahiers 4 (1850-1857) et 5 (18571865), ainsi que le sixième intitulé « compléments (mai 1867-1868) ».

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Voici l’objet de ma demande : donnez-moi, écrit sur le papier, ce que vous avez eu la bonté de me communiquer de vive voix, il y a une année, sur votre vie dans ses rapports éloignés et proches avec votre vocation religieuse. Depuis le temps où le bon Dieu vous a parlé vaguement jusqu’à votre profession, et votre arrivée dans l’œuvre des filles du Saint-Cœur de Marie. Faites cela très simplement, sans vous préoccuper de rien, sans vous fatiguer, sans effort de mémoire et d’esprit, en forme de saint passe temps ; car voyez-vous, ce sera pour ainsi dire, une maison que vous ferez, ayant pour sujet de revenir sur les grâces que le bon Dieu vous a faites, ce que tous les hommes devraient faire5. Mère Rosalie s’incline et commence à écrire avec beaucoup de simplicité, respectant l’ordre chronologique de sa vie ; les premiers cahiers évoquent sa famille, son enfance, son éveil à la foi, sa vocation, les difficultés rencontrées pour la réaliser. Les cahiers suivants sont consacrés à sa vie religieuse. Il semble qu’elle ait commencé à écrire au début de 1866. Le père Risch étant décédé de la fièvre jaune, son successeur dans la direction de mère Rosalie est le père Renoux ; celui-ci a laissé un écrit assez long intitulé « Notes sur la mère Rosalie » pour accompagner ces cahiers, écrit dans lequel il explique comment il s’est intéressé à mère Rosalie6. […] C’est sur la fin de l’année 1866 que j’eus les premiers rapports avec cette servante de Dieu. Quand je fus appelé à la confesser ordinairement tous les 8 jours, je ne tardais pas à reconnaître une âme vraiment sainte et avancée dans les voies de la perfection. Elle m’ouvrit son cœur avec la simplicité d’une enfant […].

Ce document autobiographique a ceci de particulier qu’il a été écrit par une religieuse à la demande de son confesseur, alors qu’elle est la maîtresse des novices d’une nouvelle congrégation, les filles du Saint-Cœur de Marie. 5  A. C. S. Sp., 3i1.12a, b, père Risch à mère Rosalie, sans date. 6  A. C. S. Sp., 3i1.12a, b, père Renoux, « Notes sur la mère Rosalie, Saint-Joseph (N’Gazobil) Sénégal, le 26 mai 1868 ». Ces notes accompagnent les cahiers déjà accompagnés d’une autre note du père Risch adressée à sœur Marie alors supérieure à Dakar : « Remettez ces écrits à mère Rosalie, mais priez-la de ma part de vous les léguer après sa mort pour la petite société. Ce sont quelques mots sur sa vie relativement à l’action de la Providence la formant, la guidant et la faisant arriver jusqu’à être la supérieure fondatrice de votre œuvre ».



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Il lui vint alors la même idée de lui faire mettre par écrit les principaux traits de sa vie ; mère Rosalie lui apporte alors les cahiers faits à la demande du père Risch, cahiers qu’elle avait pensé brûler. Il les conserva précieusement et lui demanda quelques compléments d’informations qui constituent le sixième cahier (1867-1868). Ces cahiers sont d’abord le témoignage direct, simple et vivant d’une religieuse qui montre comment est née sa vocation, les obstacles qu’elle a dû surmonter pour la réaliser, ses difficultés personnelles liées à ses origines modestes et à une instruction insuffisante. Elle évoque aussi comment elle fut appelée à devenir la maîtresse des novices d’une nouvelle congrégation, la conscience aigue de ses faiblesses et de ses insuffisances, ses difficultés avec sa communauté d’origine et sa congrégation qu’elle n’a jamais quittée7. Ces cahiers montrent également une personnalité attachante par sa foi sans faille, sa persévérance, son humilité sincère et profonde, son affection naturelle pour les jeunes filles dont elle a la charge, son esprit d’abnégation. Mère Rosalie ne cherche pas à faire œuvre littéraire, mais laisse parler son cœur, avec une sincérité qui nous touche. Son écriture est grande et assez bien formée, mais l’orthographe phonétique, la déficience de la syntaxe et le manque de ponctuation rendent la lecture parfois difficile. Malgré une aisance certaine dans l’exposé, elle écrit comme son cœur le lui commande, ce qui donne parfois des résultats étonnants à la lecture du texte, avec des répétitions, des retours en arrière, des mots omis. Il a donc fallu corriger en partie l’orthographe et le manque de ponctuation, tout en essayant de ne pas trahir la fraîcheur et le naturel du récit de mère Rosalie. Les extraits retenus ici évoquent la période de la création de la congrégation des filles du Saint-Cœur de Marie qui devait répondre à la faiblesse du recrutement local des congrégations déjà établies au Sénégal et surtout mieux toucher les populations autochtones8. Mgr Kobès entend créer une congrégation de religieuses autochtones appelées à suivre les missionnaires

  La congrégation de Saint-Joseph de Cluny.   Les sœurs de Saint-Joseph de Cluny et les sœurs de Castres avaient bien tenté de recruter et gardent avec fierté le souvenir de leurs premières religieuses indigènes d’autant plus remarquables qu’elles sont peu nombreuses à cette époque. En ce qui concerne le contexte et les conditions de la création de la congrégation des filles du Saint-Cœur de Marie, voir G. Lecuir-Nemo, « Une solution : la congrégation des filles du Saint-Cœur de Marie» dans Femmes et vocation missionnaire. Permanence des congrégations féminines au Sénégal de 1819 à 1960 : adaptation ou mutations ? Impact et insertion. Doctorat, Paris I, CRA, 1995, 2 t., 974 p., Presses universitaires du Septentrion (Thèse à la carte), 1997, p. 509-556. 7 8

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en brousse, à les aider dans l’évangélisation, à instruire les enfants et à soigner les malades. Il a besoin pour cela d’une religieuse pour encadrer les novices et les former à la vie religieuse. Ce sera mère Rosalie Chapelain9.

Autobiographie de mère Rosalie Chapelain (extrait)10 […] En 1856, il m’écrivit au mois de mai qu’il partirait pour une autre mission et cependant il espérait revenir en Afrique et un mois après il débarquait à Gorée, pour finir ses jours sur la terre d’Afrique11. Je priais qu’il fasse une bonne traversée puisqu’il devait s’embarquer et le bon Dieu nous l’a rendu. Ah ! quelle joie j’ai éprouvée dans mon cœur, j’ai repris bientôt tous mes exercices et mortifications ; je n’avais plus besoin de lui écrire et souvent il venait à Gorée et j’avais la permission de lui parler et j’allais aussi à Dakar et je jouissais du même privilège. C’est à cette époque en 1857 qu’il me communiqua les intentions de Sa Grandeur et les sien‹ne›s. Je l’ai approuvé et aidé dans tout ce que j’ai pu. J’ignorais que je serais chargée de cette œuvre comme je vous l’ai dit souvent. Cependant je ne pouvais me défendre d’un pressentiment que je serais attachée à cette œuvre et que je serais libre de me livrer tout à mon aise à cet attrait de la mortification. J’éprouvais cela sans avoir le désir que cela se réalise. Je me suis remise de suite entre les mains de mon Dieu. Je n’ai rien dit au père de ce que j’éprouvais et cela par le sentiment de mon incapacité et mon indignité et comme je ne savais pas comment

9   Les filles du Saint-Cœur de Marie fêtent en 2008 le cent-cinquantième anniversaire de leur congrégation. 10   Cahier n° 4 (1850-1857), p. 188-192. 11  Il s’agit du père Barbier qui, en 1854, avait dû partir en France pour raison de santé. Il était son confesseur à Gorée. Auparavant il enseignait la théologie en France et était attaché à l’administration générale de la congrégation du Saint-Esprit. Missionnaire en Afrique à partir de 1853, il établit des structures pour les fidèles de Dakar, Gorée et Saint Louis : congrégation de jeunes filles, conférence Saint-Vincent de-Paul, orphelinat. À son retour en janvier 1857, il est vicaire général de Mgr Kobès. Il réforme les écoles de la mission, participe à la fondation des filles du Saint-Cœur de Marie, et voyage beaucoup pour Mgr Kobès au Sénégal, en Gambie anglaise et jusqu’au Gabon ; en 1859, il meurt de fièvres à Gorée.



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je pourrais avoir de tels sentiments je repoussais cela comme des pensées d’orgueil et de vanité. Dans ce temps, Mgr Kobès était en France et aussitôt son arrivée les choses se sont arrangées12. Maintenant, vous connaissez mieux que moi les différentes circonstances et dans le mois de novembre, le Révérend Père Barbier nous a fait la retraite et au commencement, je me préparai à la faire avec une grande ferveur. Le premier jour, je vais trouver le père au confessionnal et après m’avoir écoutée, il me dit « faites votre retraite dans un grand silence et recueillement ; à la fin, si le bon Dieu le veut, je vous dirai quelque chose. » Cette parole a été un trait de lumière, j’ai compris clairement que cela regardait l’œuvre, mais j’ai gardé le silence ; jamais je n’ai fait une retraite avec tant de calme, je jouissais d’une paix et d’une joie incompréhensible. Enfin le samedi, ce cher père me dit clairement les intentions de Mgr : « de prendre chez les sœurs de Saint-Joseph une sœur pour commencer l’œuvre dont nous ‹nous› entretenons depuis longtemps et, sans que Mgr vous connaisse beaucoup, il vous a nommée, ce qui m’a surpris ; ensuite il m’a demandé mon avis ; j’ai vu de suite la sainte volonté de Dieu. J’ai répondu à Mgr que j’approuvais son choix et ai dit à Sa Grandeur d’écrire à votre supérieure générale et tout cela s’est fait sans votre consentement, certain que vous ferez la sainte volonté de Dieu si les choses se réalisent comme nous l’espérons, du reste vous n’avez pas autre chose ‹à faire› que d’obéir».  Aloÿs Kobès (1820-1872), ordonné prêtre en décembre 1844, entre deux ans plus tard au noviciat de la Société du Saint-Cœur de Marie fondée par le père Libermann. À la mort prématurée de Mgr Truffet, premier vicaire apostolique des Deux-Guinées, en 1847, il devient coadjuteur de Mgr Bessieux, à la tête d’une juridiction très étendue dépendant de la sacrée congrégation de la Propagande. L’objectif est d’installer des communautés sur le littoral jusqu’à l’Angola. Mgr Kobès est donc chargé de la partie occidentale ; à son arrivée, en février 1849, il trouve les communautés de Dakar, Joal, Sainte-Marie de Gambie et Ndiangol auxquelles il ajoute rapidement Mbour, Ngazobil et Albréda. Les missions sont fragiles, menacées par les guerres internes de la région et les maladies qui déciment les missionnaires. Mgr Kobès limite ses ambitions ; il rattache la préfecture du Sénégal à son territoire et crée en 1863 le vicariat de Sénégambie indépendant de la Sénégambie. Il est impossible de montrer l’importance de son œuvre dans une note ; rappelons cependant la formation d’un clergé autochtone (séminaire, congrégation des filles du Saint-Cœur de Marie), l’étude des langues locales, le développement économique de la mission de Ngazobil… Mgr Kobès meurt, épuisé, le 11 octobre 1872. Lire à ce sujet B. Noël, « Aloÿs Kobès » dans P. Coulon et P. Brasseur, Libermann, 1802-1852, Cerf, 1988, p. 648-657. 12

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Dans cet entretien, je sentais mon cœur s’enflammer du désir de me dévouer à une si belle œuvre. Il y aura des vierges en Afrique, je me disais, et je vais les aider à se donner à Dieu. J’ai conçu une haute idée de ces belles choses ! Je ne voyais que le beau côté, je n’ai vu le revers de la médaille que lorsque je l’ai eue entre les mains. Dieu soit béni, il a fait ce qu’il a voulu. Autobiographie de mère Rosalie Chapelain – Cahier n° 513 […] C’était en 1856, je lui ai rendu compte des jeunes personnes qu’il connaissait déjà ; elles étaient cinq ou six qui désiraient se faire religieuses et quatre étaient déjà parties de Saint Louis pour notre communauté. Deux seulement ont persévéré ou plutôt trois. La troisième est sœur Ligori. Une est morte à Gorée ; comme une petite sainte, elle a eu de rudes combats à soutenir mais le bon Dieu lui a fait la grâce de […]14. Une autre est encore dans notre communauté mais elle est restée en France. Elle est fervente religieuse. Celle qui a eu le plus de peine de quitter sa famille, elle est partie malgré sa mère, et une autre est dans les chemins de perdition, juste châtiment de ces résistances à la grâce ; il restait d’autres qui étaient ferventes et qui désiraient de tout leur cœur se consacrer à Dieu. Je lui rends compte de tout ce qui s’est passé pendant son absence, car le bon Dieu avait permis que ces jeunes filles s’adressent à moi pour me communiquer leur désir15. Je faisais de mon côté pour les encourager et les soutenir dans ces bonnes dispositions, car mon plus grand désir était de voir des âmes se consacrer à Dieu dans la vie religieuse. Car depuis mon entrée en religion, j’ai tant éprouvé de joie, de bonheur dans cette vocation que mon désir le plus ardent a toujours été de voir les âmes vraiment appelées de Dieu être fidèles à cet amour de prédilection… Mais je crois qu’il y en a beaucoup qui sont infidèles et c’est leur propre malheur et celui de la société toute entière. Cela me faisait faire des efforts pour les aider à triompher des difficultés. Je sais par expérience les souffrances d’une âme qui veut se donner à son Dieu et qui trouve sans cesse des obstacles à franchir et qui n’a personne pour les soutenir dans cette lutte ; je   Le cahier n° 5 porte sur les années 1857-1865.   La phrase est inachevée. 15  Mère Rosalie avait la charge du catéchisme à Gorée. 13 14



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sentais leur peine et j’aurais voulu les en affranchir afin qu’elles puissent librement se cacher dans cette sainte solitude de la vie religieuse. Dans le nombre était sœur Marie, qui s’appelait dans le monde Louise de Saint-Jean, et une de ses sœurs peu favorisée des biens de la nature mais riche des biens de la grâce16. Elle est morte postulante et sœur Joséphine qui dans le monde s’appelait Thérèse Jacques Sagna et trois qui n’ont pas eu le courage de franchir les difficultés que le démon a bien su entraver car leurs familles ont tout soulevé pour y mettre des obstacles et il y en avait d’autres qui avaient ces désirs sans les manifester. Ce n’est qu’après avoir vu les premières qu’elles ont dit leurs désirs. Après avoir donné à ce cher père tous les détails qui pouvaient l’intéresser au sujet de ces âmes qu’il aimait lui aussi d’une de prédilection (sic) vu leurs bonnes dispositions à se donner à Dieu dans la vie religieuse, car il brûlait du désir de voir s’implanter cette belle vertu de la virginité sur cette terre infidèle17 ; il me donna des avis pour aider ces âmes à persévérer dans leurs bonnes dispositions, nous nous sommes unis de prière et de sacrifice pour obtenir de Dieu les grâces qu’elles avaient besoin (sic) pour être fidèles au dessein de Dieu sur elles. Je lui demande la permission de reprendre les petites mortifications qu’il m’avait permis dans le temps […]18. Je sentais en moi un désir si fort de me sacrifier tout entière à la gloire de mon Dieu ‹à› la pensée que c’était lui que j’allais soulager

16   Louise de Saint-Jean, née à Gorée en 1835, fut élève des sœurs de Saint-Joseph de Cluny et subit sans doute l’influence de mère Rosalie Chapelain ; jeune signare aimée de ses parents, enjouée, aimant la danse, elle change progressivement et prend la décision de devenir religieuse en 1858 ; elle a 23 ans mais elle doit affronter l’opposition de ses parents. Elle prend l’habit le 9 juillet 1858 et devient sœur Marie. Après sa profession en 1860, elle reste à Dakar jusqu’en 1863, puis participe à la fondation de la communauté de Joal ; ensuite elle part avec le noviciat à Saint-Joseph de Ngazobil et en devient supérieure. Elle revient à Dakar en 1865 ; puis retourne à Ngazobil pour aider mère Rosalie. Il semble qu’elle passe alors par une période critique de doute sur sa vocation et même de révolte. Elle est emportée par la maladie en 1871. 17  Mère Rosalie veut sans doute écrire, comme plus haut, « d’un amour de prédilection ». 18  Mère Rosalie exprime longuement son besoin de se consacrer aux malades et aux tâches les plus dures dans un désir de perfection. Il semble qu’elle ait toujours eu un grand désir de mortification, du martyre pour vivre comme le Christ.

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dans la personne des malades et que je le visitais lui-même. Cela me donnait une force que je ne ressens pas dans ce moment que je l’écris. Cinq ou six mois se sont passés sans que le père B. me dise rien des intentions qu’avait Mgr Kobès de former une œuvre pour faciliter leur désir de se consacrer à Dieu19. On avait déjà remarqué par les quatre qui étaient à Saint Louis qu’elles auraient de grandes difficultés à persévérer dans une communauté de sœurs européennes ; cela se disait parmi nous, mais moi je croyais comme je le crois encore que la grâce de Dieu peut aussi bien agir sur le cœur des pauvres noirs que sur le cœur des blancs. Dans ces sortes de conversation je gardais toujours le silence d’abord parce que je ne voyais pas les choses comme on les disait et parce que je me regardais comme incapable de dire un mot qui puisse faire du bien surtout pour ces sortes de choses. Je me contentai de prier […]. Il me parle comme de coutume de ces jeunes personnes qui désiraient être religieuses. Pour la première fois il me dit les intentions de Mgr sur une œuvre qu’il désirait depuis longtemps. Il me demande le secret le plus inviolable… Mais j’ajoute au père qu’il leur faut une sœur qui, déjà formée à la vie religieuse, les dirige et les soutienne longtemps, alors il me répond que c’était l’intention de Mgr qu’il devait confier cette œuvre à une sœur de l’Immaculée Conception ; nous avons éprouvé l’un et l’autre un grand bonheur d’avoir vue encore dans les lointains de cette œuvre20. Je redoublais de zèle auprès de ces âmes et surtout pour sœur Marie qui avait le plus de difficulté, le père Barbier tenait à la faire marcher la première car dans le pays elle avait de l’influence et il pensait que son exemple en déciderait d’autres. Comme il me tenait au courant de tout, de mon côté je faisais tout ce que je pouvais pour seconder ces désirs.

  Le père Barbier, son confesseur revenu au Sénégal.  Il s’agit toujours du père Barbier. Mgr Kobès va revenir sur ce choix d’une sœur de l’Immaculée Conception pour finalement confier l’œuvre naissante à une sœur de Saint-Joseph de Cluny, ce qui n’est pas toujours bien accepté par les congrégations concernées. Lire sur cette période transitoire : G. Lecuir-Nemo, Femmes et vocation missionnaire, p. 509-513. 19

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[…] À quelque temps de là, le père fit entrer sœur Marie à l’hôpital comme postulante21. Il lui dit cependant qu’elle n’y resterait pas mais elle devait elle aussi garder le silence et le secret de ce qui avait été dit touchant l’œuvre. Pour moi je recevais des désagréments de la part de la famille de cette jeune personne, car on n’ignorait pas que je la protégeais. Toute l’île en parlait. Je n’y étais pas bien sensible… J’éprouvais même de la joie de souffrir quelque chose pour la gloire de Dieu et le bien d’une âme qui allait se donner à son Dieu dans la vie religieuse. Mais le démon ne me laissait pas tranquille, il troublait mon âme en me donnant des doutes si j’allais faire la volonté de Dieu ou non ; je le soumis de suite au père Barbier et cela se dessina en prenant la ferme résolution de ne rien faire que par obéissance, règle à laquelle je me suis attachée inviolablement. Notre supérieure provinciale est venue de Saint-Louis à Gorée et c’est elle qui a ‹ar›rangé les choses. C’est elle qui m’a envoyée avec une autre sœur jusqu’à ce que notre supérieure générale ait répondu. Cette compagne est restée trois ans avec moi, ensuite je suis restée seule. Enfin nous étions dans le mois de mai en 1858, le 24, jour de la fête de Notre-Dame auxiliatrice. Un lundi de la Pentecôte, j’ai quitté la communauté de Gorée. Ce changement a fait en moi une impression vive ; j’ai passé quelques jours dans la peine de me trouver presque seule et livrée à moi-même ; il fallut me livrer à une tout autre vie. La pensée que j’allais me dévouer plus directement au salut des pauvres noirs et cela dans l’obéissance me donnait des forces et bientôt toute peine, toute inquiétude, toute préoccupation ont fait place dans mon cœur à l’amour de cette vie ‹de paix› et cachée22. Je n’avais plus de rapport avec personne, on m’avait donné pour compagne une religieuse âgée déjà de 60 ans mais plus avancée dans la vertu, dans la vie intérieure que moi. Nous étions heureuses de nous trouver ensemble. Me voilà donc chargée des âmes. Cette pensée m’aurait empêché d’agir si je ne m’étais pas reposée sur cette obéissance pleine et entière, obéissance du côté de ma congrégation puisque sans que j’aie rien dit ni rien fait je suis envoyée par eux (sic) ; j’étais contente de   La communauté des sœurs de Saint-Joseph de Cluny à laquelle appartenait mère Rosalie avait la responsabilité de l’hôpital de Gorée. 22  Ou « apaisée » : sœur Rosalie a écrit « paiser ». 21

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me trouver unie à cette mission que déjà j’aimais de tout mon cœur à cause des épreuves qu’elle éprouvait ; j’étais surtout contente de dépendre par l’obéissance à Mgr que je vénérais comme un saint, mais surtout j’éprouvais un grand contentement de rester sous la direction du Révérend Père Barbier qui devait tout diriger. Je me reposais tellement sur lui qu’il me semblait n’être chargée de rien, quoique j’étais bien disposée à me mettre à tout ce qui regardait le développement de cette œuvre, je ne faisais rien absolument sans le soumettre au père Barbier. Je lui rendais compte fidèlement de tout ce que je faisais, de la manière dont je parlais et reprenais les deux âmes que le bon Dieu m’avait données ; tout d’abord j’ai éprouvé des difficultés avec la première car je l’avais reprise sur son peu de franchise et simplicité ; cela a été peu de chose. C’était le premier nuage. La seconde a montré un entêtement comme je n’avais jamais vu, car elle était fatiguée de laver, elle refusa de continuer. Il est vrai qu’il y avait plusieurs jours que nous faisions cette besogne assez fatigante et nous n’étions que nous deux à la faire  ; nous n’étions dans le moment que quatre, ma compagne et les deux postulantes. Ce court espace du 24 mai au 9 juillet, tout a été assez bien, elles étaient 4 postulantes  ; une seule chose venait à chaque instant troubler notre tranquillité, la santé du cher père Barbier ; comme il devait s’absenter pour aller au Gabon, il fut convenu qu’avant son départ on donnerait l’habit aux deux premières postulantes, sœur Marie et sœur Joséphine, et comme son départ était fixé le 9, la très Sainte Vierge a fait ce prodige de revêtir deux de ces enfants d’Afrique, les premières de son cœur immaculé ; jamais mon cœur n’avait éprouvé tant de joie, mais comme le divin maître a toujours eu soin de mettre un contrepoids à toutes les joies qu’il lui plaira de me donner dans sa miséricorde, il fallait faire le sacrifice de voir s’absenter le père B. Une fois de plus, il nous avait montré toute la sollicitude de son ardente charité en nous entourant de toute espèce de soins surtout spirituelle (sic) ; pour moi je souffrais beaucoup car je n’avais jamais eu aucun rapport avec Mgr que je révérais pourtant comme un saint. J’ai eu un combat bien grand que je n’avais pas caché au père B. ; il m’avait fait connaître les intentions de Mgr pour l’envoyer au Gabon. Je me soumis à cette épreuve, je sentais que tout retombait sur moi, je sentais ma faiblesse, mon incapacité, mais je demeurais toujours calme et soumise à tout ce que le bon Dieu voudrait de moi ;

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je me suis efforcée de refouler tout ce qui se passait dans mon cœur et de paraître extérieurement contente. L’espérance d’un prompt retour me soutenait, j’ai pris à tâche de mettre ses conseils en pratique pendant son absence. Mgr a bien voulu nous donner des marques de sa paternelle bonté dans cette circonstance ; un mois après il est arrivé, il a repris de suite les exercices du noviciat jusqu’au 28 février 1859. Il faisait une tournée à Joal et ici à Saint-Joseph ; il y est resté 15 ‹jours›23. À son retour il me disait « j’irai visiter les lieux où ont été nos premiers pères. Que de choses s’est passé dans mon âme, pauvre Afrique, il y aura encore des missionnaires à Saint-Joseph, quelle belle solitude. Vous vous y plairiez». Je ne pensais pas y venir car il n’était pas question de ça ; on devait bâtir le noviciat à Dakar ; le 6 mai il partit pour une expédition, il fut de retour le 26. […] En me parlant du salut des pauvres âmes de l’Afrique il y avait tant de feu dans ces paroles que j’étais toute transportée moi-même ; je désirai sincèrement à avoir quelque chose à souffrir pour ressembler à mon sauveur et donner sinon tout mon sang comme les martyrs au moins tout ce qui était en mon pouvoir de faire et souffrir pour faire tout ce que le bon Dieu demanderait de moi. Après qu’il eut fini les confessions, il me dit : « j’ai quelque chose à vous dire ; demain matin, je pars pour Sainte-Marie24. Je vous laisse les règles de saint Augustin pour les filles du Saint-Cœur de Marie. » Il venait de nous expliquer le premier chapitre. Ça a été la première et la dernière ‹fois›. Il ajoute différentes autres choses que je ne me rappelle pas. En me quittant il me dit « priez et faites prier pour moi afin que le bon Dieu m’accorde la grâce de ne pas mourir sur mer mais que j’ai le bonheur de recevoir tous les sacrements de l’Église.» Je n’ai pu retenir mes larmes ; il s’en aperçut, il me quitta un peu brusquement sans plus rien me dire. Il savait tout ce que je souffrais d’être dans une œuvre si nouvelle et d’être seule si souvent […]25 23   La mission de Ngazobil a été fondée en 1850 par Mgr Kobès qui voulait y implanter les œuvres d’éducation, des plantations, des ateliers, une imprimerie ; l’œuvre est provisoirement abandonnée dès 1851, en raison des guerres du Sine et du Cayor ; elle est reprise à partir de 1863. Le père Barbier y fait donc un court passage. 24  Il s’agit de Sainte-Marie de Gambie. 25  Mère Rosalie évoque ensuite toutes les difficultés rencontrées pendant cette période : la mort du père Barbier la touche profondément ; puis elle est atteinte de la fièvre jaune dont elle guérit grâce aux soins et aux prières prodigués par sa commu-

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[…] Quatre sont donc destinées à cette première mission, sœur Marie comme supérieure, sœur Marthe, sœur Anne et sœur Élisabeth26. Nous sommes arrivées par un vapeur 10 jours avant que la maison ‹soit› terminée, nous avons reçu l’hospitalité d’une signare nommée Madeleine Laporte, elle a été remplie d’attention pour nous procurer tout ce que nous avions besoin, nous avons été bien accueillies par les habitants, seulement nous étions un objet de curiosité. Comme tous les enfants et même des jeunes personnes étaient nues, elles n’osaient pas se présenter devant nous ; vite on cherchait un pagne pour se couvrir et alors elles venaient nous examiner. Nous trouvions le Révérend Père Lacombe curé de Joal ; lui aussi a été rempli d’attentions, mais les travaux n’avançaient pas et les pluies approchaient, nous n’avons pas pu les éviter. Un beau jour la pluie est venue pendant la nuit : belle inondation ; nous étions toutes mouillées. Comme toutes étaient ferventes, on a supporté ça avec joie ; il y avait un commandant à Joal qui était rempli d’attentions ; il nous a aidées de tout son pouvoir, il nous a fait donner plusieurs choses, pour avancer et terminer les travaux. Le 16 juillet jour du Mont-Carmel, on a béni la maison et tous nos petits enfants qui, au nombre de 10 ou 12 déjà, ‹sont› des enfants du Saloum. Je n’avais plus besoin d’être là, j’avais hâte de me rendre à Dakar, où était le noviciat ; je m’embarque le 25 ; le bateau était chargé de coquilles et de peaux de bêtes, ce qui donnait une odeur qui rendait nauté d’origine ; elle fait ses vœux perpétuels à Gorée le 2 mars 1861. Mais elle doit subir d’autres contrariétés qui concernent directement le noviciat : visites continuelles d’une communauté voisine qui se propose également à faire la classe aux novices : « on me reprochait d’être une ignorante ; c’est la vérité, cependant cela me faisait souffrir ». Elle juge qu’il faut « plutôt des saintes que des savantes », surtout dans les débuts de l’œuvre, mais a des difficultés à faire comprendre son point de vue à Mgr Kobès. Elle se heurte également à sa communauté d’origine qui lui demande sans arrêt « si ‹elle› rentrerait bientôt ou si ‹elle› voulait rester avec les filles de Marie toute ‹sa vie›… ». Appelée à Paris, elle entend la supérieure générale lui dire : « n’allez pas quitter votre congrégation en pensant que vous allez être fondatrice ». Elle ajoute : « Cette parole m’a surprise et peinée, car il ne m’est jamais venu à la pensée d’être quelque chose dans cette œuvre ». 26   En 1863, le noviciat est toujours à Dakar, mais elle installe les premières sœurs à Joal. Parmi elles, Louise de Saint-Jean, sœur Marie. Sœur Marthe (Marianne Diminga Ngom) était née à Bathurst mais avait été éduquée à Gorée ; entrée au postulat en 1859, elle prit l’habit le 25 décembre de la même année et fit profession le 1er mars 1862.



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malade. Dans la nuit nous avons eu une tornade et comme le bateau était trop chargé, nous étions en danger ; il a fallu mouiller tout près de Joal. Je commençais à rentrer en moi-même, car j’étais partie un peu contre le désir de Monseigneur qui avait fait un voyage à Dakar pendant notre séjour à Joal ; en partant il m’avait témoigné le désir que j’attende son retour à Saint-Joseph ; avant de partir je trouvais qu’il était long à revenir, je craignais de laisser passer les occasions. Je craignais la mauvaise saison, mais le bon Dieu m’a fait voir dans cette circonstance que je ne faisais pas sa volonté ; je le regrettais mais il n’était plus temps. Il était dix heures lorsque nous apercevions le bateau qui amenait Mgr et sur lequel je devais repartir ; mes regrets étaient d’autant plus grands que le danger devenait de plus en plus évident : le patron appelle à son secours un autre bateau que nous rencontrions, il s’y refusa ; voyant notre mort à tout moment sur le point d’être exécuté‹e›, je ne voyais qu’une chose, car le patron ne voulait pas décharger ce bateau, je l’ai menacé de le dénoncer en arrivant à Gorée ; il a fini par jeter ces précieuses coquilles et des bœufs qu’il descendit à Portugal27. Il voulait se débarrasser de nous et nous faire descendre, mais comme je craignais encore plus leurs petites pirogues, j’ai refusé après qu’il eut déchargé. Nous avons été rendus bien vite le jour de la fête de sainte Anne. Je me retrouvais avec un nouveau courage au noviciat. J’y retrouvais le bon père Risch tout rempli de zèle et ‹d’›un dévouement qui me surprenait ; je bénissais le Seigneur d’avoir ‹ar›rangé les choses, ainsi tout marchait bien. Seulement ça ne devait pas durer longtemps. En rendant compte à Mgr de la communauté, je le priais de laisser le père Risch au noviciat. J’espérais que Sa Grandeur aurait égard aux tracasseries du passé ; il m’a répondu qu’il ne le pouvait pas ; peu après le père Saintrub revenant de France fit un voyage à SaintJoseph, il pensait y rester, c’était un peu son désir. Je le connus dans un entretien particulier que j’ai eu avec lui où je lui disais de rendre compte de l’entourage du noviciat depuis le commencement des bâtisses qui se faisaient à Dakar. Car devant la maison il se trouvait une espèce d’auberge où tous les disciplinaires se réunissaient ; il   Le nom actuel de ce village situé sur la Petite Côte entre Mbour et Rufisque est Portudal. C’est évidemment une déformation de Portugal, les Portugais ayant été très présents sur cette côte. 27

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n’était plus possible même de rester à la chapelle sans entendre des blasphèmes et des choses abominables, et avec ça on voyait tout ce qui se passait chez nous. Cet état de chose ne pouvait pas durer. Je priais donc ce père d’en parler à Sa Grandeur afin qu’elle se hâte de nous appeler à Saint-Joseph ; il me le promit. Je connaissais que c’était l’intention de Mgr ; seulement je trouvais que c’était long. Il y avait déjà plus de six mois qu’on en parlait et rien n’était décidé. Je faisais dire ceci à Sa Grandeur : je pense que Saint-Joseph qui se trouve éloigné de Gorée et des autres endroits d’où peuvent venir les postulantes est le meilleur endroit pour les former à la vie religieuse, car je voyais déjà la nécessité de les éloigner de leurs parents et connaissances, et que, là dans le calme et le silence, elles seraient plus à même d’apprécier la grâce de la vocation religieuse et y être fidèles28. J’espérais aussi qu’elles feraient un effort pour oublier ce qu’elles voulaient quitter, en faisant leurs vœux ; je suis obligée de l’avouer, je voyais tout en beau et d’une manière surnaturelle ; je ne sais pas pourquoi les causes naturelles ne font pas beaucoup d’impression sur moi par l’habitude que le bon Dieu m’a donnée de dire et être certaine qu’il n’arrivera que ce que Dieu voudra ou permettra toujours. Après ces considérations mon âme entre dans le calme et la paix ; plus je vais, plus j’éprouve ce repos ; j’ai cependant eu beaucoup à combattre pour arriver à ça ; dans des circonstances j’ai senti que le bon Dieu m’avait donné cette grâce ; que d’actions de grâces j’ai à rendre à mon Dieu. Enfin le père Saintrub revint. Nous attendions Monseigneur pour la profession des sœurs Véronique et Magdeleine ; mais ne pouvant venir il a délégué le père Saintrub pour faire cette cérémonie. C’était le 13 décembre 1863, et dans le mois de janvier, en 1864, le bon père Risch partait pour être curé de Joal et le père Lacombe partait pour être curé à Sainte-Marie29. Je regardais tous ces changements comme un acheminement à notre prochaine arrivée à SaintJoseph. Le départ du père augmentait mon désir d’aller à Saint-Joseph. Comme je lui avais fait connaître mes désirs pendant qu’il avait été au noviciat, je lui ai écrit plusieurs fois à ce sujet. Lui nouvellement  Mgr Kobès avait installé une mission à Ngazobil au sud de Joal. Il était prévu que le noviciat des filles du Saint-Cœur de Marie s’y installe. 29  Sainte-Marie de Gambie. 28



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arrivé cependant il me dit qu’il croyait comme moi. Enfin les choses ont été décidées et le noviciat doit être désormais à Saint-Joseph. Les combats ont alors commencé ; nos sœurs de Gorée ont eu connaissance de cet éloignement. Je reçois une lettre de mère Marie de Jésus qui me dit qu’elle désirait pour ma plus grande perfection, elle désirait que j’assiste tous les 15 jours au chapitre des coulpes et que chaque mois je fasse ma retraite à Gorée, que j’y ferais aussi ma direction, car je perdais l’esprit de ma communauté, que je ne pensais qu’à l’emploi qui m’était confié, que du reste on devait bientôt n’avoir plus besoin de moi et que bientôt je devais rentrer car je n’aimais plus même mes sœurs30. Toutes ces choses me sont arrivées sans que je m’y sois ‹at›tendue, de là ma surprise car dans mon voyage j’avais rendu compte de tout, et mère Marie de Jésus me dit : « vous pouvez continuer d’agir comme je l’avais fait en entrant de tout mon pouvoir dans les intentions de Mgr et que je faisais obéissance ». J’étais loin de m’attendre à ces observations et à ces reproches  ; je me suis recueillie un instant devant le saint sacrement et ‹ai› examiné si dans ma conduite et dans mes rapports avec ma communauté je n’avais pas été simple et franche, si je recherchais autre chose que la sainte volonté de Dieu ; mon âme n’a éprouvé aucun trouble, je ne voulais pas autre chose que la sainte volonté de Dieu. Je me suis remise toute entière entre ses mains et lui ai dit « Mon Dieu, que votre volonté soit accomplie en moi et par moi ; je ne veux rien que vous disposez tout selon votre bon plaisir ». La seule peine que j’éprouvais c’était de voir que mes supérieures paraissaient n’avoir pas de confiance en moi et douter que je leur parle franchement. Cette pensée me faisait bien souffrir ; il n’y avait que cette pensée de mon entier abandon à ce que Dieu voudrait de moi qui me maintenait dans le calme et la paix. J’étais fermement sûre que le bon Dieu ne permettrait jamais que je fasse moi-même et ne permettrait pas que d’autres fassent ce qui ne serait pas de sa volonté, que si cette œuvre était la sienne qu’il arrange tout pour sa plus grande gloire. Je me suis contentée de communiquer à Mgr toutes les lettres qui m’arrivaient et de répondre 30   Dans les communautés religieuses, la règle prévoyait que, une à deux fois par semaine, toutes les sœurs se réunissent et, l’une après l’autre, s’accusent publiquement de leurs fautes commises contre la règle ou contre leurs compagnes, accusation qui pouvait également être réciproque.

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M è r e R o s a l i e C ha p e l a i n e t l e n o v i c i a t d e s f i l l e s d u S a i n t - C œ u r d e M a r i e

simplement à ma chère Mère ou à mère Marie de Jésus ; mes rapports avec mère Thècle me sont devenus difficiles, pénibles car si je ne me rendais pas régulièrement ‹à Gorée›, elle rendait compte31. Je sentais que j’étais regardée comme zéro ; quand j’exposais simplement la vérité, on la regardait comme des excuses ; tout était agité de part et d’autre ; j’ai pris le parti de rester en dehors de tout en attendant en toute humilité que Dieu arrange toute chose. Car quoique je n’étais pour rien aux arrangements pris avec Mgr et notre supérieure provinciale, tout s’adressait à moi ; je trouvais ça peu convenable mais je ne devais rien dire ; j’aurais voulu qu’on s’adressa à Mgr et que je sois tout à fait étrangère à cette décision. C’était le bon père Risch qui me répondait pour Monseigneur tandis que le Révérend Père […] me poursuivait de son côté pour connaître si mes supérieures me rappelaient si j’obéirais ou non32. Enfin, un jour il me dit que le T. R. Père n’approuvait pas ma manière d’agir. Je répondis que je ne savais pas ce que le Révérend Père pouvait me reprocher. Je lui dis avec un ton de fermeté : « Mon père, je suis ici par obéissance et quand l’obéissance m’en retirera, je suis tout prête à obéir. Je sais que par cette voie je ne me tromperai pas […]». Les soucis de mère Rosalie Chapelain ne sont pas finis pour autant. La situation est paradoxale et dépasse mère Rosalie : la règle de sa congrégation d’origine veut que toute communauté soit composée de trois sœurs au moins. Restée à Dakar avec trois sœurs professes, elle y commence l’œuvre de la crèche qui permet d’accueillir des enfants venus du Saloum où guerre et famine régnaient. Des postulantes et des novices attendent à SaintJoseph de Ngazobil. L’ensemble du noviciat est transféré en mai 1864 à Ngazobil, Mgr Kobès reste convaincu que mère Rosalie est toujours « nécessaire à l’œuvre naissante !… seulement il paraît étrange à tout le monde qu’elle ne vit pas avec le noviciat33». Après un accord entre Mgr Kobès et sa supérieure générale, mère Rosalie ne rejoindra le noviciat que le 1er mars 1865, avec une autre sœur qui ne s’habituera pas. Elle remplit son rôle le 31   Les religieuses de Saint-Joseph de Cluny appelaient leur supérieure générale « Ma chère Mère ». Mère Marie de Jésus était la maîtresse des novices de la congrégation de Saint-Joseph de Cluny. Mère Thècle était la supérieure de la communauté de Saint-Joseph de Cluny à Gorée. 32   Le nom de ce prêtre est illisible et barré. 33  A. C. S. Sp., 158 À II, Mgr Kobès à T.R.P. Schwindenhammer, Dakar, le 28 juin 1864.



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mieux possible, rendant compte à Mgr Kobès avec beaucoup de simplicité de ses difficultés, de l’évolution des novices et des premières sœurs, conseillant les premières sœurs œuvrant à Joal ou à Dakar. Après le décès de Mgr Kobès en 1872, elle poursuit avec un grand dévouement l’œuvre qui lui a été confiée et accepte les critiques de plus en plus nombreuses de la part du clergé du Sénégal et de ses sœurs. Elle restera supérieure de la nouvelle congrégation jusqu’en 187634, date à laquelle elle rentre en France dans sa congrégation d’origine, malade d’une hépatite. À son retour au Sénégal, la même année, sur décision du Conseil des pères, elle laisse la place de supérieure à mère Joséphine Sagna, première supérieure sénégalaise. Elle retourne chez les sœurs de Cluny à Saint-Louis en octobre, dans l’obéissance, retombant dans le cadre des religieuses ordinaires, et tient le dispensaire de l’île jusqu’à sa mort le 16 juin 1886.

  À cette date, la congrégation des filles du Saint-Cœur de Marie compte vingtsix sœurs professes et cinq novices, et quatre maisons : Dakar, Joal, Saint-Benoît de Mbodiène et Ngazobil. 34

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La survie du noviciat des sœurs de Saint-Joseph de Cluny À Tananarive (1884) G ene v iè ve Le c u i r-Ne mo

La congrégation de Saint-Joseph de Cluny a conservé dans un petit cahier de vingt-six pages quatre lettres écrites par les novices et postulantes du premier noviciat malgache pendant l’absence des sœurs de SaintJoseph expulsées de Madagascar en 1883 avec les missionnaires et exilées à l’île Bourbon1. Ces lettres ont été transcrites sans doute par les destinataires pour être envoyées à la maison-mère où elles ont été soigneusement conservées. En marge de la première lettre, il est écrit : « traduit du malgache très fidèlement »2. Ces lettres sont toutes de l’année 1884. Elles ne pouvaient être envoyées qu’en cachette en profitant de messagers quittant le pays. Nous ne savons pas s’il y en eut d’autres qui n’auraient pas été transmises. Il est probable que l’auteur en est sœur Julitte Razay qui signe la première, la seule dont on connaisse un peu le parcours grâce à sa nécrologie parue dans le bulletin de la congrégation en décembre 19383. Née le 13 juillet 1856 à Tananarive, Anatolie Razay avait six ans à l’arrivée des premières sœurs de Cluny ; elle fut élevée près des sœurs et entra au noviciat où elle prit l’habit sous le nom de sœur Sainte-Julitte. Elle y resta plus longtemps que la normale en partie en raison de l’expulsion des religieuses au cours de la première guerre franco-hova ; elle fit profession 1   Le noviciat Sainte-Anne de Tananarive était situé à Andohalo ; il avait été créé en 1876. On connaît peu de choses sur son recrutement et son évolution. Le fait est qu’un autre noviciat de sœurs affiliées est créé en 1911, mieux adapté au mode de vie et à la culture malgache. 2  A. C. St J. C., Madagascar I, 2A  – n8  – 4, Lettres des novices malgaches  – Madagascar – 1884. 3   Bulletin de la congrégation de Saint-Joseph de Cluny, n° 202, t. XVI, décembre 1938, p. 625-626.

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à Tananarive le 8 décembre 18864. Elle mena une vie discrète, s’occupant de l’ouvroir et confectionnant de merveilleuses broderies. La nécrologie évoque également l’importance de sa présence les dernières années : « À la communauté c’est un peu du passé qui est parti avec la chère ancienne, car elle vivait de ses souvenirs et conservait amoureusement les traditions des premiers temps de la mission. On aimait sentir la présence de sœur SainteJulitte dans les réunions de famille et on admirait sa régularité comme son courage et sa gaieté. » Sœur Julitte et ses compagnes se trouvent donc coupées de la communauté dans laquelle elles vivaient déjà en tant que novices ou postulantes. Elles accompagnent les partantes pendant une partie du chemin de l’exil, comme le montre le récit de mère Gonzague Maux, émue de leur fidélité et inquiète de les laisser sans protection. Ces lettres de 1884 montrent leur désarroi au départ puis comment, progressivement, avec le soutien des autres catholiques malgaches attachés à maintenir le culte malgré l’absence du clergé, elles s’attachent activement à poursuivre l’œuvre amorcée par les sœurs de Cluny. C’est pourquoi j’ai choisi de proposer la première et la dernière de ces lettres qui évoquent ces deux situations avec naturel et précision à la fois. On ne peut qu’admirer le courage de ces novices et celui des chrétiens qui les soutiennent, les uns et les autres s’appuyant sur leur foi profonde. Il est probable que la traductrice s’est effectivement attachée à transcrire « fidèlement » les paroles des novices qu’elle devait bien connaître. Elle reproduit les tournures de style directement issues des formes d’expression malgache. Une succession de questions précède des exclamations répétées : « Comment allez-vous, Notre bonne Mère ? Comment vont toutes les sœurs ? Y en a-t-il de malades ? Y en a-t-il de mortes ? Nous sommes vraiment trop peinées de votre absence ! ! ! et cette peine va s’augmenter toujours à mesure que se prolonge la séparation ! ! Notre affliction ne peut plus être exprimée par des paroles ! ! ! » Aux expressions imagées s’ajoutent les invocations : « Vos enfants viennent vous faire visite par le moyen de cette lettre », « Priez fortement, suppliez Dieu qui est toujours si bon et qui cependant nous a frappées jusqu’au plus intime de la vie, jusqu’à la moelle des os. » et « Oui, Ô pères bien aimés ; Ô bonnes mères, Dieu notre maître a vu ce que les chrétiens ont fait à Tananarive ; il connaît très bien les résolutions que chacune de nous a prises au fond de son cœur, Oh ! comme nous l’avons supplié de nous rendre une fois encore cette grâce qui nous a été enlevée… Hélas ! nous 4  Une photo du noviciat en octobre 1887, la montre en sœur de chœur à droite de mère Gonzague Maux.

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avons été abandonnés comme des malheureux et notre épreuve est bien grande ». Ce style pourtant simple mais particulièrement expressif révèle la souffrance de ces jeunes filles privées du soutien de leurs supérieures et surtout des sacrements. Les novices réaffirment avec force leur volonté de devenir religieuses et continuent de mettre en pratique ce qu’on leur a appris jusqu’alors, respectant scrupuleusement les offices, les prières et les rites ; avec comme seules ressources les aumônes des fidèles, elles poursuivent leur rôle auprès des enfants s’attachant à les retenir dans la religion catholique et à maintenir l’espoir des catholiques abandonnés.

Lettres des novices malgaches adressées à mère Gonzague Maux et aux pr êtres de Madagascar exilés à la Réunion (1884) 1ère lettre des novices malgaches Tananarive 3 mars 1884 À notre Mère très aimée, Vos enfants viennent vous faire visite par le moyen de cette lettre. Comment allez-vous, Notre bonne Mère ? Comment vont toutes les sœurs ? Y en a-t-il de malades ? Y en a-t-il de mortes ? Nous sommes vraiment trop peinées de votre absence ! ! ! et cette peine va s’augmenter toujours à mesure que se prolonge la séparation ! ! Notre affliction ne peut plus être exprimée par des paroles  !  !  ! Veuillez nous faire savoir où vous êtes ? Quant à nous nous vivons en communauté, et nous faisons tout ce que nous pouvons pour suivre notre règlement du noviciat, comme nous avions l’habitude de le faire, ainsi que le règlement des classes que nous exécutons toujours comme vous nous le faisiez faire quand vous étiez au milieu de nous. Dans le nombre des novices et des postulantes, il n’y en a pas de mortes ; sœur Julitte qui était malade va mieux. Vos novices, vos postulantes et vos élèves sentent vivement la séparation et en sont toutes fort affligées ; cependant nous tâchons de nous rappeler que c’est la volonté de Dieu qui nous a infligé cette peine. Nous sommes peinées,

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mais vous l’êtes aussi ; cependant vous avez du moins le bonheur de pouvoir vous approcher des sacrements. Notre-Seigneur ne vous a pas quittées et vous pouvez l’approcher quand vous le désirez. Oh ! quand vous avez le bonheur de faire la sainte communion, souvenez-vous de vos pauvres enfants ! Suppliez sa Miséricorde afin de désarmer sa justice. Dites-lui qu’ici nous ne cessons de gémir et de lui demander pardon. Nous savons que nous ne méritons pas d’être écoutées, mais nous espérons qu’il se laissera fléchir par tout ce que vous avez fait et souffert pour lui. Faites tout ce qu’il vous sera possible afin que Dieu nous rende les grâces qu’il nous a ôtées. Priez fortement, suppliez Dieu qui est toujours si bon et qui cependant nous a frappées jusqu’au plus intime de la vie, jusqu’à la moelle des os. Ah ! Dieu est bon mais il est juste, demandez-lui avec nous qu’il oublie toutes nos fautes, pour que nous puissions arriver à être religieuses et y persévérer jusqu’à la mort. Demandez aussi pour que le nombre des chers frères malgaches augmente et qu’ils soient tous comme le cher frère Raphaël, courageux et fervents pour multiplier la bonne influence de la religion5. Ce cher frère Raphaël est un malgache comme nos novices ; ils ont tous dû quitter le saint habit. Le gouvernement Hova ne leur a pas permis de nous suivre à notre expulsion6. Demandez que les sœurs malgaches deviennent nombreuses et qu’il puisse y avoir aussi des pères de notre nation. Ah ! que personne ne rejette l’appel de Dieu quoi qu’il arrive, car il y aura beaucoup de bien à faire ici et beaucoup d’âmes sauvées, s’il plait à Dieu. Priez bien pour nous, ma bonne Mère, afin que nous soyons fidèles à tout ce que Dieu veut de nous maintenant. L’épreuve qui a fondu sur nous est grande, et nous avons été un moment bien en peine ; car lorsque nous avons voulu prendre une maison pour y loger toutes les six, les Malgaches qui avaient peur ne voulaient pas nous loger ! ! ! Mais, peu importe, car c’est la punition de nos négligences passées, alors 5   Les frères des Écoles chrétiennes, arrivés en 1866, avaient pris en charge l’école d’Andohalo et y formaient des instituteurs. Le frère Raphaël-Louis Rafiringa était le premier malgache entré dans la congrégation. Il se donna tout entier à sa mission, soutenant les novices et les laïcs. Sur son parcours, voir F. Noiret, Pierre Ratsimba (1846-1919), Karthala, (collection Mémoires d’Église), 1999, p. 27-30. 6   Ces deux dernières phrases sont sans aucun doute de la traductrice afin de donner des explications comme le montre l’utilisation du pronom personnel « nous » et de l’expression « notre expulsion ».

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que nous avions à souhait toutes les grâces. Cependant Dieu a eu pitié de nous et nous avons pu enfin nous réunir à partir du 5 novembre 1883 jusqu’à présent. Étant trop pressées en écrivant nous ne pouvons vous dire tout ce qui s’est passé ici, mais nous vous le dirons dans une autre lettre ou quand nous aurons le bonheur de vous revoir et nous nous reverrons assurément. Ne tardez pas aussitôt que cela sera possible car vos enfants souffrent trop de votre absence ! ! Et voici surtout ce que je tiens à vous dire : Nous, novices et postulantes, nous vous demandons mille fois pardon de toutes les fautes que nous avons commises. Nous demandons pardon à toutes les sœurs, et nous vous promettons, comptant sur la grâce de Dieu, que nous nous corrigerons de tout ce que notre conduite a pu avoir de répréhensible. Notre résolution n’a point changé ; nous désirons être Religieuses jusqu’à la mort, quoi qu’il arrive, quelque épreuve qui survienne, quelque travail ou fatigue qu’il y ait dans cet état, et quels que soient les malheurs et les châtiments qu’il plaira à Dieu de nous faire porter, quand nous devrions en mourir. Nous voulons être Religieuses, c’est notre désir, nous ne changerons plus notre détermination ; nous aimons mieux mourir que de rebrousser chemin. Ayez confiance, ma bonne Mère et vous toutes les chères sœurs, et si Dieu nous enlevait toutes de ce monde, avant votre retour il y en aura d’autres qui nous succèderont et qui feront même mieux que nous. Non, vous n’avez pas perdu votre temps, vous ne vous êtes pas fatiguées vainement en instruisant les Malgaches. Dieu a fécondé vos labeurs et votre dévouement. On est heureux, on est attendri à la vue de l’union qui s’est formée entre les chrétiens de la ville et même entre ceux des campagnes. Ils croissent en force et en courage, cela étonne tout le monde. Ce sont vos travaux, vos bonnes œuvres, vos sueurs qui fécondent enfin notre terre. Comptez donc sur nous, ô notre bonne Mère, pour soutenir les écoles, encourager les élèves. Celles qui étaient sorties reviennent et le nombre augmente. Cependant priez pour les Grands qui font tout ce qu’ils peuvent pour détruire la Religion et les Écoles. Nous avons déjà dit cela, ainsi que le zèle des membres de l’Union catholique7. 7   L’« Union catholique» était une association créée pour les jeunes gens comme les « Enfants de Marie » pour les jeunes filles. Au moment des crises produites par les



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Pour nous six, nous nous sommes partagées, de manière à soutenir les quatre écoles de la ville, aidées que nous sommes par d’anciennes élèves qui sont restées fidèles8. Toutes les six, nous présentons nos respects à Notre Révérende Mère générale. Dites-lui de bien prier pour nous et de vouloir bien faire prier pour nous toutes les sœurs qui sont ses enfants et qui ont le bonheur de pouvoir recevoir les sacrements et qui sont heureuses auprès de leur mère. Ici nous vivons de privations et nous sommes orphelines. Quoique nous ayons mérité ces peines, nous sommes néanmoins dans la disposition de bien faire à l’avenir. Nous vous prions, Ô notre Mère bien aimée, nous vous supplions de plaider notre cause auprès de notre très Révérende Mère générale afin qu’elle accorde ce que nous lui demandons, la grâce d’être reçues dans la congrégation des sœurs de Saint-Joseph et de nous compter au nombre de ses enfants. En attendant qu’elle puisse se rendre à nos désirs, demandez-lui pour nous notre bénédiction. Avant de terminer, il est bon que je vous dise que le cher frère Raphaël nous aide beaucoup pour ce qui est des classes et pour ce qui peut nous aider nous-mêmes. C’est admirable, ce qu’il fait ! Dieu seul peut bien l’en récompenser. Michel aussi nous rend mille services, priez pour lui, il le mérite bien9. Adieu, Notre bien aimée Mère, ne soyez pas malade ni les sœurs non plus. Souvenez vous de nous quand vous faites la sainte communion et quand vous assistez au Très-Saint-Sacrifice de la Messe. Vos enfants qui vous aiment Sr Julitte, Sr St Léonien, Sr Bénilde, Symphorose 1ère, Élisabeth, Symphorose 2ème.

guerres, ce sont eux qui vont s’organiser et prendre en charge leur église en l’absence du clergé, formant ainsi une « Église des laïcs » et sauvant le catholicisme en le dissociant du conflit franco-malgache. Lire à ce sujet Pietro Lupo, « L’entre-deux-guerres franco-malgache,(1883-1895) », dans Madagascar et le Christianisme, dir. Bruno Hübsch, Acct – Karthala – éd. Ambozontany, 1993, p. 299-321. 8   Les sœurs de Cluny avaient commencé à former des institutrices autochtones. 9  Il s’agit sans doute de Michel Rainibary que les novices évoquent encore par la suite comme leur protecteur.

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(Nous vivons d’aumônes et du travail de nos mains) Ce n’est pas la paresse qui nous empêche de vous écrire, nous ne pouvons pas, c’est par un secours tout providentiel que nous pouvons vous faire passer cette lettre-ci. Si on venait à la trouver, notre vie serait en danger. 4ème lettre des novices Malgaches Tananarive, 17 avril 1884 Au T. R. Père Cazet, préfet apostolique de Madagascar, à tous les bons pères et à nos bonnes mères dans le cœur de Jésus-Christ. Pères et mères chéries, Nous vous remercions beaucoup, nous, vos enfants et vos servantes du bon souvenir que vous conservez de nous, surtout de vos prières et du bien que vous nous faites. Nous sommes heureuses et tristes, à la fois, des salutations que vous nous avez fait apporter par Édouard R…10. Nous sommes heureuses parce que nous avons pu causer un peu avec vous par son intermédiaire et par le livre que vous nous avez envoyé ; mais nous sommes tristes aussi parce que vous ne nous avez pas écrit. Nous aurions beaucoup de nouvelles à vous donner, voici celles que nous pouvons vous communiquer. 1° Le 19 mars jour de la fête de saint Joseph, les chrétiens des quatre paroisses de la ville se sont réunis dans l’église de Mahamasina où nous avons fait une magnifique solennité11. Les chrétiens étaient en très grand nombre : l’église était comble et beaucoup de personnes n’ont pas pu entrer. À 8 heures, on a commencé les prières de la messe. On les a chantées comme aux grandes solennités et elles ont  Sans doute Édouard Randrianary, cité plus loin.   Quartier de Tananarive où se trouvait une grande esplanade qui accueillait les rassemblements populaires venus écouter les discours publics. Sur cette place de Mahamasina, au pied de la colline d’Andohalo, la mission avait reçu du roi en 1862 un terrain où elle avait construit des ateliers, des logements et ce qui deviendra l’église Saint-Joseph ; elle était reliée par un escalier accroché aux rochers à la place d’Andohalo où, à l’emplacement d’une première chapelle en bois, fut construite la cathédrale dédiée à l’Immaculée Conception entre 1873 et 1879. 10 11



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été bien exécutées. Tout le monde était étonné et surtout les protestants nos ennemis. Les Blancs eux-mêmes qui étaient venus à cette fête ont été surpris. Quand tout a été fini, les chants, les prières, l’instruction, on a exécuté les chants en usage pour le salut et l’on s’est séparé. 2° Fête des Rameaux. Tous les chrétiens des campagnes ont fait ce jour-là une procession, portant chacun son rameau. Ceux des districts du Nord se sont réunis à Soamanandrarina, ceux du sud à Tanjourlata, etc… Tout le monde était surpris. Cette démonstration a excité le zèle des tièdes et donné confiance à ceux qui avaient peur. Avec la grâce de Dieu, la Religion progresse, le zèle et le courage des chrétiens augmente. 3° Semaine sainte. Aucune des cérémonies, en usage, pendant la Semaine sainte n’a été omise, excepté celles qui sont propres à vous, Prêtres, c’est-à-dire la messe, etc… Quand donc pourrons-nous avoir le bonheur d’assister au saint sacrifice de la messe et surtout de recevoir réellement le divin sacrifice ? Hélas ! jusques à quand demeurerons-nous en cet état ? Nous demandons et nous n’obtenons pas. Nous sommes abandonnés comme des malheureux ! Durant la semaine qui a précédé la Semaine sainte, les catholiques des quatre églises de la capitale se sont réunis chaque matin dans l’église de l’Immaculée Conception, afin d’étudier, d’apprendre les cérémonies de la Semaine sainte, et de les faire aussi parfaitement que possible. Tous ont laissé de côté leurs autres occupations ; il faut nommer, en particulier, Joseph Rajas, Pierre Ratomahonina et leurs compagnons qui enseignaient les chants, Jérôme Ralisy, Louis Rasamizahy et J. Bernard qui jouaient à l’harmonium. Le cher frère Raphaël battait la mesure. Les membres de l’Union catholique12 rivalisaient de zèle. Tous ceux  F. Raison-Jourde, « Dérives constantiniennes et querelles religieuses » dans Madagascar et le christianisme, 1993, p. 273-298 ; P. Lupo, « L’entre-deux-guerres franco-malgache, 1884-1895 », et plus particulièrement, « La jeunesse catholique », p. 315321. Ce mouvement de jeunes gens catholiques soutenu par Victoire Rasoamanarivo maintient le culte malgré l’absence de prêtres. P. Lupo cite Angelina Ranjavelo, parlant à son beau-père, le 1er ministre Rainilaiarivony, au nom de la communauté catholique, résume en quelques mots la position de ces jeunes : « Nous sommes Malgaches ; nous appartenons à votre peuple, nous ne sommes pas Français, nous sommes catholiques ». 12

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qui ont assisté à ces exercices étaient émerveillés. La prière et la doctrine véritable en ont reçu un accroissement de gloire ; les hommes les plus mauvais ont dû reconnaître et avouer que la Religion catholique est la vraie religion. Le Mercredi saint au soir, on a commencé par les Ténèbres : tout le monde était réuni à l’église de l’Immaculée Conception. Le Jeudi saint, à 7 heures, l’office s’est fait à l’ordinaire avec messe chantée. Toutes les cérémonies du Jeudi saint achevées, les chrétiens selon l’usage ont fait la visite des églises. Quoique le saint sacrement ne fut pas exposé, les chrétiens ont montré beaucoup de zèle et ont supplié le Divin Sauveur de revenir au milieu de nous. Le soir, à 3 heures, nouvelle réunion pour l’office des Ténèbres. Le Vendredi saint au matin, adoration de la Croix, chaque fidèle comme les années précédentes, s’est approché de la sainte table pour baiser la Croix. Le cher frère Raphaël l’a fait baiser à tous les chrétiens. La Croix resta exposée tout le jour, et nombreux furent les chrétiens qui n’étant pas libres pour la cérémonie du matin vinrent ensuite pour baiser les plaies du Sauveur. Le soir, il y eut un sermon sur la passion de N. S. J. C.13. Le Samedi matin, à 7 heures, office ordinaire du Samedi saint : nous fîmes tout ce que nous pûmes faire ; les prières de la messe et les autres prières d’usage. Ainsi la Semaine sainte s’est passée pour tous les chrétiens de la ville à prier, en commun dans l’église. Grande a été la ferveur des chrétiens, en ce saint temps. Plus grande encore et indicible a été notre tristesse. De nombreuses larmes ont été répandues, soit pendant que nous prions, soit quand nous entendions les chants sacrés. Mais c’est surtout le Jeudi saint et le Dimanche de Pâques que nos larmes ont coulé avec abondance et que l’on a poussé des gémissements ! ! ! Oui, Ô pères bien aimés ; Ô bonnes mères, Dieu notre maître a vu ce que les chrétiens ont fait à Tananarive ; il connaît très bien les résolutions que chacune de nous a prises au fond de son cœur, Oh ! comme nous l’avons supplié de nous rendre une fois encore cette grâce qui nous a été enlevée… Hélas ! nous avons été abandonnés comme des malheureux et notre épreuve est bien grande.  Notre-Seigneur Jésus-Christ.

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4° Le Lundi de Pâques, nous, les six sœurs, nous avons conduit à la promenade toutes les élèves des écoles de la ville. Victoire Rasoamanarina, ainsi que quelques chrétiens, nous avaient donné un peu d’argent pour les jeux. C’est à Ankadifotsy, dans la campagne de Michel Ramahery que nous nous sommes livrées à ces amusements14. On était étonné de notre grand nombre. Nos filles étaient bien contentes, au milieu de leurs ébats ; cependant, elles vous regrettent beaucoup. Elles ont le désir et l’espérance de voir arriver le jour où elles seront enfin réunies à nos bonnes mères, qu’elles n’abandonnent pas. Hélas ! vous êtes loin de nous, nous ne pouvons pas nous aussi ; réunissons-nous chaque jour dans le cœur de Jésus. Que ce soit là le lieu de notre rendez-vous. Les garçons des Écoles accompagnés du cher frère Raphaël et de Michel Rainibary sont allés à Soamanandrina en grand congé. 5° Les enfants qui restent avec le frère Raphaël sont au nombre de 6. Quant à nous, nous avons 13 petites filles avec nous ; notre communauté est donc de 19 personnes. La raison qui nous a obligées à garder ces enfants est qu’après votre départ de Tananarive, les protestants ont ouvert une nouvelle école de pensionnaires qui restent chez Gelpine à Farahitra. Ces enfants se divisent en 2 catégories : la 1ère porte le nom d’enfants de Saint-Esprit, la 2de s’appelle la Réunion des orphelines. Le but que se sont proposé les protestants est d’attirer à eux les enfants que vous avez formés. Il en est qui nous ont quittés pour aller vers eux, et c’est ce qui nous attriste. Les protestants font tout le possible pour retenir ces enfants et en augmenter le nombre. On donne, chaque mois, 5 piastres par enfant ; cet argent est destiné à leur entretien ; et nous, de notre côté, voulant faire ce que nous pouvons, nous gardons auprès de nous les élèves qui ne viendraient pas en classe si elles n’étaient pas pensionnaires. Cependant nous n’avons pas seulement des enfants de cette catégorie ; il en est parmi elles qui désirent embrasser la vie parfaite. Il en est de même parmi les garçons qui sont chez le cher frère Raphaël. Ainsi, priez pour que les personnes charitables qui viennent à notre secours augmentent leurs aumônes. Ces aumônes nous donnent le

14  Ankadifotsy  : quartier de Madagascar caractérisé par des mausolées et des jardins.

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L a s u r v i e d u n o v i c i a t d e s s œ u r s d e S a i n t -J o s e p h d e C l u n y à Ta n a n a r i v e

moyen de faire du bien aux élèves et allègent la sollicitude du cher frère Raphaël, qui fait tout son possible pour subvenir à notre entretien comme vous le faisiez vous-mêmes quand vous étiez ici. Que la Providence de Dieu qui lui vient en aide, dans son grand embarras, est admirable ! Toutes les fois qu’il demande aux gens la charité pour nous, il obtient quelque chose. Il voit, lui, et nous comprenons, nous, que c’est le résultat des nombreuses prières et des bonnes œuvres que vous offrez à Dieu pour nous. La Religion et nos écoles progressent sensiblement, et nous voyons clairement que c’est le fruit des sueurs dont vous avez arrosé notre pays, de vos fatigues et de vos efforts. Priez donc pour celles de vos enfants qui veulent vous aider. Nous vous en supplions, souvenez-vous de tous ceux qui exercent la charité envers nous. Voici les noms de nos principaux bienfaiteurs : Victoire Rasoamanarivo, Michel Ramahery, François Ramananihanta, Édouard Randrianary et sa femme, Vincent Rabidasy, Radolphine et tous les autres que nous ne connaissons pas. Et maintenant, nous autres 7, nous vous visitons. Comment allezvous, vous qui êtes nos pères et nos mères tendrement aimés ? Quant à nous, nous sommes encore tous vivants, et nous ne perdons pas le doux espoir de vous revoir. Veuillez nous excuser si, dans cette lettre, nous nous adressons, en même temps, à tous les R. R. Pères et à toutes les bonnes mères et sœurs. Nous sommes pressées et nous devons écrire la nuit. – Veuillez, nous vous en prions, répondre à cette question. Lorsque l’eau bénite est épuisée et que nous remettons de l’eau dans le vase qui la contenait, cette nouvelle eau a-t-elle la vertu de l’eau bénite ? C’est ce que nous sommes obligées de faire maintenant. Je vous remercie infiniment, mon R. père, du livre et des images que vous nous avez envoyés. Veuillez, nous vous en prions, nous envoyer de l’eau de la Grotte de Lourdes. Portez-vous bien, nos pères et nos mères bien-aimés. Telles sont les paroles de Sr Julitte, Sr St Léonien, Sr Bénilde, Symphorose 1ère, Élisabeth et Symphorose 2ème, vos enfants et vos servantes dévouées. Nous vous attendons à Mahamasina, église de St Joseph pour la fête de St Joseph, patron de l’église. N’oubliez pas vos enfants, bénissez-nous chaque jour et surtout en ce jour de fête. Que les âmes dévouées à Dieu prient pour cette mission si éprouvée.

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Les sœurs de l’Immaculée Conception de Castres (Archives générales des sœurs de l’Immaculée Conception)

Le noviciat Sainte-Anne de Tananarive, Andohalo, octobre 1887

Les sœurs de l’Immaculée Conception de Castres et leurs élèves dans la cour de leur maison à Dakar (vers 1900)

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Les Franciscaines missionnaires de Marie (Archives générales franciscaines)

La soeur qui écrit, est Sr Marie du Bienheureux Rizzier, envoyée au Congo en 1896

Procession du Saint Sacrement (Sequena, 1921)

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La pêche, plaisir favori des lépreux (Mandalay, Birmanie, 1899)

Enfants de parents lépreux au travail (Mandalay, Birmanie, 1923)

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Ouvrières de l'atelier (Mylapore, Inde) 1913

Femmes apportant la laine filée à la maison (Meknès, Maroc, sans date)

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Lépreuses au travail (Biwasaki Kumamoto, Japon, 1922)

Claies pour l’élevage des vers à soie (Biwasaki Kumamoto, Japon, 1922)

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Départ pour Tong-yuen-fang (Chine, 1890)

Derniers préparatifs de la chaîne (Tong-yuen-fang, Chine, 1925)

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Groupe de femmes lépreuses (Otangtze, Chine, 1931)

Petrograd, Atelier de broderie (Petrograd, Russie)

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Les sœurs du Sacré-Cœur de Jésus (Archives générales du Sacré-Cœur)

Saint-Charles, Missouri, États-Unis – 1835 à 1860

Sainte Philippine Duchesne (2008) Collège du Sacré-Cœur à Saint-Charles

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Gravure de la sœur Catherine Blood, qui a illustré la vie de Philippine dans les années 1930

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Gravure de la sœur Catherine Blood, qui a illustré la vie de Philippine dans les années 1930

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Aquarelles de la sœur Catherine Nicoll illustrant le voyage vers Santiago de Chili avec Anna du Rousier (1853)

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Les sœurs des Sacrés-Cœurs de Picpus (Archives générales des sœurs de Picpus)

Pensionnat des sœurs des Sacrés-Cœurs de Picpus, la salle de dessin (Belen, Pérou, années 1930)

Pensionnat des sœurs des Sacrés-Cœurs de Picpus, le dortoir (Belen, Pérou, années 1930)

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Pensionnat des sœurs des Sacrés-Cœurs de Picpus, la cour de récréation (Belen, Pérou, années 1930)

Portrait de Sœur Nathalie Chardon, 1814-1862, montrant le costume de cérémonie, utilisé pour l’adoration du Très Saint Sacrement de l’autel, avec la cape rouge

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SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE Fonds d’archives utilisés Archives nationales : A. N. Archives nationales de la France d’Outre-Mer : A. N. F. O. M., Aix-enProvence Archives nationales du Sénégal : A. N. S. Archives générales de la congrégation de Saint-Joseph de Cluny, Paris : A. C. St J. C. Archives générales de la congrégation du Saint-Esprit : A. C. S. Sp. Archives générales des Franciscaines missionnaires de Marie, Grottaferrata (agfg), et de Rome (agfr) Archives générales de la Société du Sacré-Cœur de Jésus, Rome : A. G. S-C. Archives générales des sœurs de Saint-Paul de Chartres, Chartres Archives générales des sœurs de l’Immaculée Conception de Castres, Rome Archives générales des sœurs de Saint-Joseph de Chambéry, Chambéry Archives générales des pères des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie et de l’Adoration perpétuelle du Très-Saint-Sacrement de l’autel, Rome Archives générales des sœurs des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie et de l’Adoration perpétuelle du Très-Saint-Sacrement de l’autel, Rome.

Indications bibliographiques Annales des Franciscaines missionnaires de Marie, 1886-1968, Imprimerie Franciscaines missionnaires de Marie, Vanves. Sœur Luigia Vittoria Alini, fmm, L’Institut, un apôtre envoyé de Dieu, publication de La Sorgente, 1987 Notre Histoire, t. VI, vol. 6, ouvrage inédit La grâce du travail, ouvrage édité à l’occasion de l’Exposition internationale de Paris, 1937, Arts et techniques – Imprimerie F.M.M., Vanves Annales historiques de la congrégation de Saint-Joseph de Cluny par une religieuse de la même congrégation, Solesmes, imprimerie Saint-Pierre, 1890, et Bulletin de la congrégation de Saint-Joseph de Cluny.

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S o u r ce s e t b i b l i o g ra p h i e

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S o u r ce s e t b i b l i o g ra p h i e

—, « La transmission du mémorable dans les écrits des premières missionnaires du Sacré-Cœur de Sophie Barat et des Sacrés-Cœurs de Picpus », revue Transversalités n° 79, 2001. —, « Communications sur un événement collectif majeur : la congrégation du Sacré-Cœur sous le coup des lois de laïcisation, 1901-1909 », revue Transversalités n° 103, 2007. Pelletier, Anne-Marie, Le christianisme et les femmes, Paris, Cerf (Histoire du Christianisme), 2001, 194 p. Pirotte, Jean, Mission et santé du 19ème siècle à nos jours, enjeux et stratégies, dans Églises et santé dans le Tiers-Monde, hier et aujourd’hui, ss. dir. Jean Pirotte, Henri Derroitte, Leiden (Studies in Christian Mission, n° 5), E. J. Brill, 1991, 176 p. —, Les conditions matérielles de la mission, Paris, Karthala, 2005, 511 p. Pluchon, Pierre (dir.), Histoire des médecins et pharmaciens de Marine et des colonies, Toulouse, Privat (bibliothèque historique), 1985, 430 p. Prudhomme, Claude, Histoire religieuse de la Réunion, Paris, Karthala, 1984, 360 p. Raison-Jourde, Françoise, Bible et pouvoir à Madagascar au xix e siècle, Paris, Karthala, 1991, 848 p. Rademaker, Cor, sscc, Appelés à servir. Histoire de la congrégation des SacrésCœurs 1800-1987, Rome, communauté des Sacrés-Cœurs, 1996, 472 p. Renault, François, et Daget, Serge, Les traites négrières en Afrique, Paris, Karthala, 1985, 237 p. Reyss, Nathalie, Saint-Louis du Sénégal à l’époque précoloniale : l’émergence d’une société métisse originale, 1658-1854. Doctorat de 3ème cycle, 2 t., Paris I, CRA, soutenu en 1983. Schefer, Christian, Instructions générales données de 1763 à 1870 aux gouverneurs et ordonnateurs des établissements français en Afrique occidentale, 2 t., Paris, Société de l’Histoire des colonies françaises, 1921-1927. Sorrel, Christian, Des Savoyardes dans les prisons de Lénine. Le drame russe de la congrégation de Saint-Joseph de Chambéry, Chambéry, Mémoires et documents, Société savoisienne d’Histoire et d’Archéologie, t. CVI, 2003, 125 p. Sinou, Alain, Comptoirs et villes coloniales, du Sénégal, Saint-Louis, Gorée, Paris, Karthala et ORSTOM, 1993, 364 p. Truchet, Bernadette, «  De la difficulté de partir en mission. Les Franciscaines de la Propagation de la Foi, 1840-1875 », dans Femmes en mission, collection du CREDIC, n° 9, Éditions lyonnaises d’art et d’histoire, 1991, p. 99-104.



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S o u r ce s e t b i b l i o g ra p h i e

Turin, Yvonne, Femmes et religieuses au xix e siècle. Le féminisme en religion, Paris, Nouvelle cité, 1989, 375 p. Verin, Pierre, Madagascar, Paris, nouvelle édition revue et actualisée, Paris, Karthala, 2000, 270 p.

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Les auteurs Catherine Bazin, fmm, licenciée d’histoire, chargée, au Bureau d’Histoire de l’institut, maison généralice, Rome, de coordonner les différents ouvrages retraçant l’histoire des provinces de la congrégation des Franciscaines missionnaires de Marie. Marie-France Carreel, Rscj, docteur en Sciences de l’éducation de l’Université Lumière Lyon 2, a été professeur de philosophie à l’Institut catholique Saint-Jean de Marseille et au séminaire interdiocésain d’Avignon. Ses différents travaux, ouvrage et articles, portent sur le projet éducatif de Sophie Barat. Elle a également contribué au Dictionnaire historique de l’Éducation chrétienne d’expression française, ss dir. Guy Avanzini, Don Bosco, Paris, 2001. Pascale Cornuel, agrégée d’histoire, effectue sous la direction de Claude Prudhomme une thèse d’histoire consacrée à la naissance du village guyanais de Mana, fondé par Anne-Marie Javouhey, fondatrice de la congrégation des sœurs de Saint-Joseph de Cluny. Ses publications scientifiques sont liées à son sujet et abordent différentes facettes de l’histoire des femmes et des religieuses (Annales du CREDIC, Karthala, Revue d’histoire des Mascareignes, revue Transversalités), l’histoire des colonies et de l’esclavage en Guyane (publications du Comité de Travaux Historiques et Scientifiques, Ibis Rouge), ainsi que les origines du bagne. Geneviève Nemo, docteur en Histoire contemporaine, sa thèse s’intitule Femmes et vocation missionnaire. Permanence des congrégations féminines au Sénégal de 1819 à 1960 : adaptation ou mutations ? Impact et insertion. Doctorat, Paris I, CRA, 1995, Presses universitaires du septentrion, thèse à la carte, Villeneuve d’Ascq, 1997. Ses travaux sont consacrés à Anne-Marie Javouhey et aux congrégations féminines en Afrique, plus particulièrement au Sénégal. Chantal Paisant, agrégée, docteur ès-lettres, est maître de conférences à l’Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 (détachée), ancien doyen de la Faculté d’éducation de l’Institut Catholique de Paris, cofondatrice du GRIEM (Groupe de recherches interdisciplinaires sur les écritures missionnaires). Ses publications (articles, éditions, directions d’ouvrages), portent sur les écritures féminines de la mission. Elle est aussi l’auteur de Litanie pour une nonne défunte, Paris, Cerf, 2003.

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Ta b l e d e s m a t i è r e s

Christian Sorrel, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Lumière Lyon 2, est spécialiste de l’histoire du catholicisme français. Ses travaux portent en particulier sur le catholicisme savoyard, les congrégations religieuses et la crise intellectuelle et politique du début du xxe siècle (modernisme, séparation des Églises et de l’État). Il a publié notamment, Les catholiques savoyards. Histoire du diocèse de Chambéry  : 1890-1940, La Fontaine de Siloé, 1995 ; La République contre les congrégations, histoire d’une passion française, 1899-1904, Cerf, 2003.

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TABLE DES MATIèRES Avant-propos (Élisabeth Dufourcq)

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Introduction et présentation (Chantal Paisant)

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Notices sur les huit congrégations citées

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première partie LE GRAND DÉPART Envois et adieux Sœurs de Saint-Joseph de Cluny : le premier départ pour le Sénégal (1818) (Geneviève Lecuir-Nemo) Le premier envoi des sœurs de l’Immaculée Conception de Castres (1847) (Chantal Paisant) L’envoi en mission chez les Franciscaines missionnaires de Marie (Catherine Bazin)

57 69 79

Le voyage maritime Naviguer sous le voile : l’expérience des premières sœurs de Saint-Joseph de Cluny en route pour l’île Bourbon (1817) (Geneviève Lecuir-Nemo) Sous le signe de l’humour : le journal de voyage de sœur Paule Lapique (1848) (Chantal Paisant) Un naufrage au large de Madagascar (24  novembre 1913) (Catherine Bazin)

95 103 119

deuxième partie LES TERRES DE MISSION : DÉCOUVERTES ET TURBULENCES Afrique noire Saint-Louis du Sénégal en 1819  : premiers regards d’une religieuse sur l’Afrique (Saint-Joseph de Cluny) (Geneviève Lecuir-Nemo)

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C h a n ta l Pa i s a n t

Des religieuses à tout faire  : les multiples occupations des sœurs de Castres à leur arrivée à NDakarou (1848-1850) (Geneviève Lecuir-Nemo) De Matadi à Nouvelle-Anvers  : la mort de sœur Marie Gaudentia sur le fleuve Congo (1896) (Catherine Bazin)

141 167

Amérique du Nord Les sœurs du Sacré-Cœur aux États-Unis  : la mission des Indiens Potawatomi (années 1840) (Chantal Paisant)

181

Amérique latine L’installation des premières sœurs de Picpus à Valparaiso (1838-1841) (Chantal Paisant) Plein cap sur Santiago, avec Anna du Rousier, RSCJ (1853) (Marie-France Carreel)

219 287

Chine Le voyage des fondatrices de Tong-yuen-fang au Chen-Si, FMM (1890) (Catherine Bazin) Les persécutions de I-Tchang-Fou (1891) (Chantal Paisant)

343 367

Madagascar Des obsèques de la reine Rasoherina au couronnement de Ranavalona II (1868) (Geneviève Lecuir-Nemo) L’expulsion de religieux catholiques de Madagascar, vécue par mère Gonzague Maux (1883-1886) (Geneviève LecuirNemo)

379 389

Martinique L’éruption de la montagne Pelée (1902) : le témoignage des sœurs de Saint-Joseph de Cluny (Chantal Paisant)

409

Russie Les Franciscaines missionnaires de Marie en Russie (19141922) (Catherine Bazin) La passion russe de la mère Marie-Anastasie Girard-Reydet, Saint-Joseph de Chambéry (1917-1922) (Christian Sorrel)

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Introduction et présentation

troisième partie LES ŒUVRES : ÉDUQUER, FORMER, SOIGNER, ÉVANGELISER L’éducation des filles Les collèges des sœurs de Picpus à Santiago du Chili (années 1840) (Chantal Paisant)

477

Le soin aux malades et condamnés Hospitalières en 1819 : les tâches des religieuses à l’hôpital de la Marine de Saint-Louis du Sénégal (Geneviève LecuirNemo) Les Franciscaines missionnaires de Marie au Japon  : la léproserie de Biwasaki (1898-1900) (Chantal Paisant) Les sœurs de Saint-Paul de Chartres dans les bagnes de Guyane (1852-1905) (Chantal Paisant)

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La promotion de la femme et la formation professionnelle Les ouvroirs des Franciscaines missionnaires de Marie ou « la grâce du travail » (Catherine Bazin) L’hôpital Pasteur et la formation des religieuses infirmières de Saint-Joseph de Cluny (1905-1909) (Geneviève LecuirNemo)

647 671

La libération des esclaves Le vertige d’une succession : sœur Isabelle Marion, gardienne du Mana de mère Javouhey (1843-1867) (Pascale Cornuel)

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Le temps et l’éternité  Les derniers jours d’une pionnière  : Philippine Duchesne (1849-1852) (Chantal Paisant) Un parcours religieux hors norme : mère Rosalie Chapelain et le noviciat des filles du Saint-Cœur de Marie (années 1850-1860) (Geneviève Lecuir-Nemo) La survie du noviciat des sœurs de Saint-Joseph de Cluny à Tananarive (1884) (Geneviève Lecuir-Nemo)

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Sources et bibliographie

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Les auteurs

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