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French Pages 233
Paul Wathelet (1939-2015), helléniste belge qui a fait sa carrière à l’université de Liège, a passé plusieurs années de sa vie au milieu des Troyens pourrait-on dire (c’est le sens de ce titre, Meta Trôessin), lui qui a réalisé un monumental Dictionnaire des Troyens et produit nombre d’études sur Homère et sur la mythologie grecque. En souvenir de lui et pour lui rendre hommage, plusieurs chercheurs belges et français ont réuni ici quelques travaux allant du monde hittite au monde scandinave en passant par l’Antiquité gréco-romaine. Grâce à Jean-Michel Renaud, son collaborateur et ami, le volume contient également plusieurs textes posthumes et inédits ainsi qu’une bibliographie quasi définitive. Ouvrage coordonné par Sébastien Barbara. Textes de Sébastien BARBARA, Alain DEREMETZ, Patrick GUELPA, Michel MAZOYER, Alain MEURANT, Raphaël NICOLLE, Jean-Michel RENAUD, Anne-Claire SOUSSAN, Paul WATHELET.
En couverture : Bertel Thorvaldsen, Trojans Gazing Along the City Wall (?) © Thorvaldsens Museum, www.thorvaldsensmuseum.dk
ISBN : 978-2-343-20652-3
24,50 €
Sébastien Barbara (éd.) avec la collaboration de Jean-Michel Renaud
HOMMAGES À PAUL WATHELET, HELLÉNISTE
META TRÔESSIN HOMMAGES À PAUL WATHELET, HELLÉNISTE
META TRÔESSIN
Collection KUBABA S é r i e Antiquité
Sébastien Barbara (éd.) avec la collaboration de Jean-Michel Renaud
META TRÔESSIN HOMMAGES À PAUL WATHELET, HELLÉNISTE
Meta Trôessin Hommages à Paul Wathelet, helléniste
Collection Kubaba Série Antiquité Françoise CLIER-COLOMBANI, Martine GENEVOIS Patrimoine légendaire et culture populaire : le gai savoir de claude gaignebet Sydney H. AUFRERE Thot Hermès l’Égyptien. De l’infiniment grand à l’infiniment petit Régis BOYER Essai sur le héros germanique Dominique BRIQUEL Le Forum brûle Jacques FREU Histoire politique d’Ugarit Histoire du Mitanni Suppiliuliuma et la veuve du pharaon Anne-Marie LOYRETTE et Richard-Alain JEAN La Mère, l’enfant et le lait Éric PIRART L’Aphrodite iranienne L’éloge mazdéen de l’ivresse Guerriers d’Iran Georges Dumézil face aux héros iraniens Michel MAZOYER Télipinu, le dieu du marécage Bernard SERGENT L’Atlantide et la mythologie grecque Patrick VOISIN et Marielle de BECHILLON Lois des dieux, lois des hommes
Sébastien Barbara (éd.) avec la collaboration de Jean-Michel Renaud
Meta Trôessin Hommages à Paul Wathelet, helléniste
Président de l’association : Michel MAZOYER Comité de rédaction Trésorier : Chirstian BANAKAS Secrétaire : Charles GUITTARD Comité scientifique : Sydney AUFRERE, Sébastien BARBARA, Marielle de BECHILLON, Nathalie BOSSON, Dominique BRIQUEL, Sylvain BROCQUET, Gérard CAPDEVILLE, Jacques FREU, Charles GUITTARD, Jean-Pierre LEVET, Michel MAZOYER, Paul MIRAULT, Dennis PARDEE, Eric PIRART, JeanMichel RENAUD, Nicolas RICHER, Bernard SERGENT, Claude STERCKX, Patrick VOISIN Logo Kubaba : La déesse KUBABA, Vladimir TCHERNYCHEV Illustration : Bertel Thorvaldsen, Trojans Gazing Along the City Wall (?) © Thorvaldsens Museum, www.thorvaldsensmuseum.dk Ingénieur informatique Laurent DELBEKE ([email protected])
Association KUBABA KUBABA, Université de Paris 1 Panthéon – Sorbonne 12, place du Panthéon 75231 Paris CEDEX 05 [email protected]
© L’Harmattan, 2020 5-7, rue de l’École-Polytechnique ‒ 75005 Paris www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-20652-3 EAN : 9782343206523
SOMMAIRE
Sébastien BARBARA (Univ. Lille) Avant-propos ................................................................................. 9 I. Biobibliographie Jean-Michel RENAUD (ULg) Μετὰ Τρώεσσι(ν). Biobibliographie de Paul Wathelet ................. 13 Bibliographie de Paul Wathelet (1939-2015) ................................ 43 II. Textes inédits † Paul WATHELET (ULg) Nestor et sa famille chez Homère.................................................. 57 Les femmes de Priam .................................................................... 69 Langue et langues des humains dans l’Iliade ................................ 79 III. Mélanges Michel MAZOYER (Paris-I) Recherches sur le « Mythe de Zalpa » .......................................... 97 Raphaël NICOLLE (Paris-I) Réflexions sur la mythologie hittite : conflits divins et parentés démoniaques ................................................................ 109
Sébastien BARBARA (Univ. Lille) La lance fantôme de Méléagre. Réflexions sur quelques « marqueurs » étoliens ................................................................... 119 Anne-Claire SOUSSAN (Paris-III) Un syncrétisme gréco-phénicien : Mélicerte/Melqart et Leucothéa/Astarté ...................................................................... 145 Alain MEURANT (UCL) La geste (pré-)romuléenne : une histoire au fil de l’eau................ 165 Alain DEREMETZ (Univ. Lille) Du mythe à l’histoire : les Jeux de l’Énéide .................................. 193 Patrick GUELPA (Univ. Lille) Les divinités tutélaires nordiques .................................................. 209
AVANT-PROPOS
Au moment d’ouvrir ce recueil dédié à la mémoire de Paul Wathelet, disparu en 2015, je pense évidemment à ma première rencontre avec lui en mai 2008 et aussi à la dernière fois où je l’ai vu, en mai 2014. Pendant ces six années il avait participé assidûment aux séances du séminaire interacadémique que je co-dirige avec Alain Meurant (UCL) ; lors de ces réunions, à Lille et à Louvain-la-Neuve, l’on pouvait compter sur la rigueur et la justesse de son jugement, qualités qui lui venaient, à mon sens, de sa formation de « grammairien ». Helléniste, « homérisant », il avait connu à l’Université de Liège Albert Severyns (1900-1970) à qui il dédia, en 1970, l’édition de sa thèse sur les éolismes chez Homère [8-1] (les numéros entre crochets renvoient à la bibliographie proposée plus loin). Au cours de sa carrière universitaire ses travaux l’avaient mené progressivement de la langue homérique à l’onomastique et aux Troyens, puis de là, plus largement, à la mythologie grecque. Ce livre n’aurait pu voir le jour sans la collaboration de JeanMichel Renaud : il a fourni le texte d’hommage qu’il était le seul à pouvoir écrire en raison de sa proximité avec Paul Wathelet depuis les années 80 et il a transmis une bibliographie que j’ai complétée en ajoutant notamment les comptes rendus – avec ses 113 numéros, qui cachent en réalité 186 entrées, elle dépasse largement les 66 notices présentes dans L’Année philologique ; il a aussi aimablement transmis trois textes inédits de Paul Wathelet, dont sa dernière communication dans le séminaire « Imaginaires mythologiques des sociétés anciennes » ; ces articles constituent un ensemble regroupé ici dans une petite section d’opera inedita. Le recueil comprend aussi un troisième volet constitué de plusieurs textes issus de communications prononcées à des dates diverses dans le séminaire « Imaginaires mythologiques des sociétés anciennes » à Villeneuve-d’Ascq : la séance du 31 mai 2013 (R. Nicolle, A.-C. Soussan), du 29 mai 2015 (S. Barbara, P. Guelpa), du 02 juin 2017 (A. Deremetz), et dans le séminaire « Imaginaires, Mémoires, Représentations » qui avait eu lieu à Louvain-la-
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Neuve (UCL) le 28 novembre 2014 (M. Mazoyer). Ces textes forment de modestes mélanges en l’honneur de Paul Wathelet. En travaillant sur la bibliographie fournie par Jean-Michel Renaud, j’ai été frappé par le nombre d’hommages auxquels Paul Wathelet avait lui-même participé – j’en ai compté douze [27 ; 49 ; 59 ; 62 ; 74 ; 76 ; 80-1 ; 89 ; 91 ; 9899 ; 102] – se pouvait-il que celui qui, depuis les années 80, avait eu à cœur d’honorer successivement Jules Labarbe, Milman Parry, Christian Rutten, Cornelis Jord Ruijgh, André Motte, Gabriel Germain, Jean-Pierre Massaut, François Jouan, Alain Moreau, Michel Woronoff, Monique Mund-Dopchie, Danièle Aubriot, puisse rester cinq ans après sa disparition sans un volume d’hommages à son nom ? Cette considération acheva de me persuader de la nécessité de mener à son terme ce projet qui, du reste, était déjà bien avancé. Voilà l’erreur désormais réparée. Il me faut remercier tout d’abord Jean-Michel Renaud sans qui ce projet n’aurait pas été possible, puis les participants des séminaires qui ont fourni les contributions de la troisième partie de ce volume. Ces textes reflètent bien les activités de ce programme auquel Paul Wathelet a aimé participer pendant une dizaine d’années à Villeneuve-d’Ascq et à Louvain-la-Neuve. Je remercie également Michel Mazoyer qui a accepté ce volume dans la « Collection Kubaba » ainsi que le laboratoire Histoire Archéologie Littérature des Mondes Anciens (HALMA) – UMR 8164 du CNRS qui a pris en charge son financement, et les institutions qui, à Lille (UdL), comme à Louvain-la-Neuve (CEMA) et à Bruxelles (CIERL) soutiennent ces activités depuis les années 2000. Mes remerciements vont également à Hélène Génie (doctorante HALMA) qui a bien voulu se charger de la relecture complète du manuscrit final. Sébastien BARBARA Univ. Lille, HALMA, F-59000 Lille, France
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I. BIOBIBLIOGRAPHIE
ΜΕΤΑ ΤΡΩΕΣΣΙ(Ν). BIOBIBLIOGRAPHIE DE PAUL WATHELET Jean-Michel RENAUD Docteur de l’Université de Liège
Introduction Je me suis longtemps demandé comment j’allais commencer cet article et surtout quelle forme j’allais lui donner. Je suis parti dans plusieurs directions, mais aucune ne me satisfaisait. Scientifiquement, philologiquement, c’était bien, mais il manquait quelque chose, ce petit plus qui fait tout lorsqu’on veut rendre hommage à quelqu’un. Puis, il y a peu de temps, Sébastien Barbara m’a proposé comme titre à donner à cet hommage à Paul Wathelet, Μετὰ Τρώεσσι(ν), « ensemble auprès des Troyens, au milieu des Troyens ». Proposition extraordinaire : elle allie les deux grands domaines de recherche de Paul Wathelet, la langue (et plus particulièrement les traits éoliens dans la langue épique) et les Troyens de l’Iliade. Deux grands domaines de recherche, mais surtout deux passions. En discutant le soir même à table avec mes enfants (j’ai trois garçons, que Paul, qui n’était pas marié et n’avait pas d’enfants, considérait comme ses petits-enfants), la direction à donner à cet article s’est dessinée. Paul était un passionné et un érudit extraordinaire. Plutôt que de se limiter à aborder son apport à la philologie classique – apport immense et sur lequel je m’arrêterai aussi, bien entendu –, il nous a paru plus fidèle à sa personne d’aborder l’homme qu’il a été et les grandes passions qui ont été les siennes, dans divers domaines. Paul et moi-même avons énormément travaillé ensemble. Je l’ai d’abord connu, lorsque j’étais étudiant, comme professeur de grec à l’Université de Liège, puis c’est sous sa direction que j’ai fait mon doctorat. J’ai travaillé avec lui en tant que moniteur facultaire, en tant qu’assistant puis comme collaborateur. Nous avons rapidement noué une relation d’amitié, qui nous a permis de partager notre passion commune pour l’Antiquité, mais qui s’est également étendue à d’autres domaines (aspirations personnelles, voyages, famille…). J’ai retrouvé un certain nombre de réflexions de Paul concernant 13
divers sujets, réflexions qu’il avait mises par écrit et qu’il m’avait confiées. Je proposerai donc, dans cet article, d’aborder différentes facettes de l’homme, en lui donnant de temps en temps la parole, afin de personnifier davantage la vision qu’on peut avoir de lui et de son travail. J’envisagerai successivement différents points, dont certains se recouperont inévitablement ; je le ferai sans avoir le souci d’être exhaustif (ce qui deviendrait lassant) ni de présenter son parcours de façon linéaire et chronologique, mais en essayant d’aller à l’essentiel, que ce soit au niveau scientifique ou au niveau humain. On pourra remarquer que travaux, publications et passions sont liés : -
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son parcours scolaire, académique et scientifique ; les nombreux colloques et séminaires auxquels il a participé : au point de départ de ces rencontres ou à la suite d’entre elles, des amitiés se sont créées et ces amitiés, tant sur le plan scientifique qu’humain, ont eu une grande importance pour Paul ; son amour pour sa ville, Liège ; sa passion pour l’art, plus spécialement pour la peinture, et pour les livres ; enfin sa vie spirituelle et son engagement humaniste.
J’ai dressé une biographie aussi complète que possible des publications de Paul Wathelet. Par facilité, celle-ci est présentée en fin d’article et de façon chronologique (par ordre de parution). À chaque article, à chaque ouvrage, est associé un numéro, qui permettra de renvoyer facilement à sa biographie sans devoir avoir recours à trop d’appels de notes et à de longues citations. Il s’agit des numéros entre crochets dans le texte. Μετὰ Τρώεσσι(ν) Avant d’aborder le premier point, je souhaiterais m’attarder quelque temps au titre de l’ouvrage, Μετὰ Τρώεσσι(ν). J’ai retrouvé, la semaine dernière, par hasard, quelques mots que Paul Wathelet avait couchés sur le papier concernant l’emploi de μετά chez Homère et Hésiode. Il ne s’agit pas d’une ébauche d’un quelconque article sur le sujet, mais de quelques réflexions de sa part, qu’il a mises par écrit par curiosité intellectuelle. Les notes sont de lui également. Elles témoignent de son souci permanent de précision et aussi de sa volonté de donner à ses recherches, quelles qu’elles soient, une dimension scientifique. Voici les deux, trois pages qu’il a écrites à ce sujet :
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Μετά chez Homère et Hésiode « Contrairement à ce qui, à la suite d’une très longue tradition, apparaît dans nos grammaires élémentaires, les « prépositions » ne « régissent » pas un ou plusieurs cas, mais ce sont originellement des adverbes qui précisent la valeur d’un cas. L’accusatif, le génitif, le datif ont en grec des valeurs diverses et, afin d’éviter des confusions, les prépositions sont là pour préciser leur valeur. La situation est identique en latin. Ce dernier dit eo Romam, sans préposition, car l’accusatif avec un nom de ville et un verbe de mouvement ne peut être qu’un allatif. Comme pour beaucoup d’adverbes, de prépositions ou de particules, l’étymologie de μετά n’est pas claire, mais le sens premier du mot semble avoir été « ensemble », soit que le sujet ait une attitude par rapport à d’autres, soit que lui-même fasse un ensemble avec un autre1. En grec classique, μετά est employé avec le génitif au sens de « avec » ; en attique, la préposition tend à supplanter ξύν/σύν et le datif. Avec l’accusatif, μετά a pris le sens de « après ». Les deux valeurs et surtout la première semblent très éloignées de la valeur première du terme. Il a paru utile de reprendre ici la question de l’emploi de μετά dans la poésie épique et dans la poésie antérieure à l’époque classique. Μετά apparaît dès la langue épique comme adverbe, comme préverbe et comme préposition2. Dans ce dernier emploi, μετά est fréquent avec le datif-locatif, avec le sens de « ensemble auprès de », d’où « au milieu de », le datif-locatif étant au pluriel ou un singulier collectif. Cet usage apparaît déjà dans le myc. me-ta-pe-i3. Avec le datif, μετά apparaît dans toute une série de formules ou d’éléments formulaires : - μετὰ σφίσιν (après la césure trochaïque : Α 368 ; Κ 208 = 414 ; 311 = 398 ; Λ 413) ; - μετὰ δέ σφισι(ν) (après la césure penthémimère : Β 93 ; Δ 2 ; après la césure trithémimère : Λ 709 ; Ν 658) ; - μετὰ φρεσί (après la césure trochaïque : Υ 310 ; δ 825) ; - μετὰ χερσί(ν) (devant la césure trochaïque : Ο 717 ; γ 221 ; ι 346, après la césure hephthémimère : Λ 4 ; δ 300 ; η 101 ; 339 ; θ 372 ; en fin de vers : Λ 184). Dans ce dernier cas, on constate que χερσί est un pluriel et non un duel, mais le duel des cas obliques n’est pas attesté chez Homère. - μετ’ ἀθανάτοισι(ν) (après la césure trochaïque : Α 503 ; Δ 61 ; Σ 366 ; Ο 50 ; Φ 500 ; θ 348 ; 352 ; λ 602 ; μ 371 ; 385 ; ν 128) ;
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P. CHANTRAINE, 1999, p. 689-690, s.v. μετά, suggère que le sens originel du mot est « au milieu de, parmi », ce qui est incontestable, mais confère au terme une valeur primitive de préposition. 2 Sur les emplois de μετά chez Homère, voir P. CHANTRAINE, 1953, p. 115-120. 3 PY An 654, 7. Voir C. J. RUIJGH, 1967, § 71, p. 90-91 et § 263, p. 302.
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μετ’ ἀμφοτέροισι(ν) (après la césure trochaïque : Γ 85 ; 110 ; 321 ; Δ 16 ; 38 ; 83 ; Η 66 ; γ 136 ; ω 546)4 ; μετ’ ἀνθρώποισι(ν) (après la césure trochaïque : Γ 287 ; η 23 ; θ 160 ; σ 225) ; etc.
Le datif analogique en -εσσι est un éolisme5 et certaines expressions formulaires ont un caractère éolien qui témoignent que, dès la phase de composition éolienne, μετά était employé dans la langue épique : - μετὰ Τρώεσσι(ν) (devant la césure trochaïque : Ε 86 ; 834, après la césure trochaïque : Ε 702 ; Ζ 445 ; Υ 1266 ; Σ 130 ; δ 254 ; κ 438 ; λ 428 ; ξ 267) ; - μετὰ Μυρμιδόνεσσι (en fin de vers : Π 15 ; 240 ; 570 ; Τ 299 ; λ 495) ; - μετὰ Παφλαγόνεσσι (en fin de N 661)7 ; - etc. Μετά est aussi suivi de l’accusatif, qui marque originellement un développement dans l’espace ou dans le temps, d’où sa valeur allative. Μετά a le sens de « au milieu de » avec mouvement s’il s’agit d’un groupe, ou bien il indique que le sujet va faire un ensemble avec un autre, soit pour être avec lui, soit pour s’y opposer, d’où la valeur de « suivre, rechercher » (y compris pour un objet) ou bien « poursuivre » en vue d’une attaque, « attaquer ». Du rapprochement avec un être ou une chose, ayant formé un ensemble avec cette entité, on continue le mouvement vers une autre entité, d’où la valeur de « après », qui commence à apparaître dans l’Odyssée. Ici encore des emplois sont formulaires, comme c’est le cas de : - μετὰ Τρῶας καὶ Ἀχαιούς (fin de Γ 264 ; Δ 70 ; Η 35 ; Λ 533 ; Ρ 458 (= Λ 533) ; Υ 24) ; - μετ’ ἐυκνήμιδας Ἀχαιούς (fin de Γ 370 ; 377 ; Ε 264 ; 324 ; Ν 401 ; λ 509 ; υ 146) ; - μετ’ ἀμύμονας Αἰθιοπῆας (fin de A 423) ; - μετὰ μνηστῆρας ἀγαυούς (fin de ρ 325 ; φ 58) ; - μετὰ λαὸν Ἀχαιῶν (après la césure trihémimère : Ο 56 ; fin de Ε 573 ; Η 306 ; Ν 196) ; - μετ’ ἀμύμονα Πηλείωνα (fin de Β 674 ; Ρ 280) ; - μετ’ ὅμιλον (devant la césure trochaïque : Ξ 21 ; Υ 47 ; en fin de Ρ 149) ; - μετὰ πατρὸς ἀκουήν (fin de ρ 43), μετ’ ἀγαυοῦ πατρὸς ἀκουήν (fin de β 308) ; - τὴν δὲ μετ’ et nom d’une héroïne (en tête de λ 260 ; 266 ; 305). 4
En cinq passages, μετ’ ἀμφοτεροισι(ν) est suivi d’une forme de τίθημι : c’est notamment le cas en ω 476, où on trouve la forme éolienne τίθησθα : voir P. WATHELET, 1970, p. 311. 5 Ibid., p. 252-265. 6 L’expression y est suivie de πάθῃσι, autre trait éolien. 7 Les Troyens et les Paphlagoniens sont des peuples d’Asie Mineure et les Myrmidons des Grecs du nord de la Grèce, des régions éloignées du centre de la Grèce mycénienne.
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Avec le génitif, les emplois de μετά sont très peu nombreux, on en compte cinq en tout : μετὰ Βοιωτῶν (Ν 700), μεθ’ ἡμῶν (Φ 458), μετὰ δμώων (π 140), μετ’ ἄλλων (κ 320), τῶν μέτα (Ω 400). Ces expressions apparaissent à des endroits divers de l’hexamètre et aucune n’est formulaire. Avec le datif et l’accusatif, le pluriel est le plus fréquent, mais on trouve aussi quelques singuliers, notamment des collectifs. Dans tous les cas du génitif, il s’agit uniquement de pluriels. Le génitif y est un génitif partitif : μετὰ Βοιωτῶν ἐμάχοντο signifie « ils combattaient entre les Béotiens, au milieu des Béotiens ». La rareté et le caractère non formulaire des emplois de μετά avec génitif chez Homère indiquent l’amorce d’un développement récent. Dans l’ensemble, l’œuvre hésiodique atteste une situation analogue à la poésie homérique, on y trouve μετά avec le datif dans des expressions dont certaines sont identiques à celles d’Homère : - μετὰ φρεσί (Th., 173 [v. l.] ; 488 ; Tr., 274 ; 688 ; B., 28 ; fr. 283, 1 M.-W.) ; - μετὰ χερσί (Th., 283 ; 756) ; - μετ’ ἀθανάτοισι θεοῖσι (Th., 394 ; 449) ; - μετ’ ἀνθρώποισι (fr. 43 a, 54 M.-W.). Il en va de même pour des emplois avec l’accusatif. En deux passages, dont un comprend une variante, qui est en général choisie par les éditeurs (il s’agit de ἑοῦ μετὰ ναιέτας, souvent lu ἑοῦ μεταναιετας), μετά est accompagné du génitif. L’autre passage doit retenir l’attention dans la mesure où μετά y est accompagné d’un génitif singulier, il s’agit de Th., 392 : εἶπε δ’, ὃς ἂν μετὰ εἷο θεῶν Τιτῆσι μάχοιτο. Zeus déclare : « celui des dieux qui combattrait les Titans avec lui… ». Ici, μετά a manifestement le sens de « avec », εἷο étant une forme isolée du génitif singulier du pronom personnel de la troisième personne ; ailleurs Hésiode utilise ἕο ; εἷο doit être le résultat d’un allongement métrique ; la forme est donc artificielle. On peut déplorer que l’exemple de μετά avec le génitif singulier soit isolé, car cet emploi indique un développement plus récent et l’argument pourrait être invoqué dans le débat qui oppose ceux qui situent Hésiode avant Homère et ceux qui, plus nombreux, placent le poète d’Askra après le poète ionien. »
Comme on peut le remarquer, on retrouve, même à travers quelques notes de travail, la même grande maîtrise de la langue homérique, maîtrise qui apparaît à travers ses nombreuses publications sur le sujet, de même que son souci constant de dépasser l’aspect linguistique pour aborder des questions d’ensemble concernant les auteurs et l’époque à laquelle ils ont pu vivre – on aura l’occasion d’y revenir.
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Parcours scolaire, académique et scientifique Les parents de Paul Wathelet habitaient une maison à La Préalle (Herstal), tout près du charbonnage où son père travaillait comme ingénieur des mines. C’est à l’École Communale du Centre (à Herstal) que Paul a fait son école primaire. Il a ensuite poursuivi son parcours scolaire, en humanités secondaires, à l’Athénée Liège 1, école officielle du centre de la ville de Liège. Très tôt, dès ses humanités, il a accompagné sa mère, Jeanne WatheletWillem, spécialiste de la Chanson de Guillaume, à de nombreux colloques, principalement en France. C’est par elle qu’il a appréhendé pour la première fois le monde universitaire, recevant même à leur domicile d’éminents spécialistes (il se souvenait notamment avoir reçu à dîner Georges Dumézil, qui s’était montré particulièrement affectueux avec leur chien ; tout comme Homère, comme il se plaisait à le souligner lui-même, Paul Wathelet aimait beaucoup les chiens et le fait d’avoir vu un savant aussi éminent que Georges Dumézil se pencher avec tant d’attention sur leur chien l’a notamment poussé à établir des points de connexion entre ses recherches sur l’Antiquité et la vie de tous les jours). Après avoir un certain temps hésité entre des études de paléontologie et de philologie classique, il a finalement opté pour la philologie classique, sans doute influencé par l’intérêt qu’il portait aux travaux de sa mère sur les chansons de geste et déjà fasciné par l’œuvre homérique. Pendant ses brillantes études à l’Université de Liège, il rédige un mémoire de licence intitulé La particule καί dans les formules de l’Iliade, Université de Liège, 1961 (cf. [2-1]), puis un doctorat sur Les traits éoliens dans la langue de l’épopée grecque (2 vol., Université de Liège, 1968), thèse qui sera publiée en 1970 à Rome [8-1]. En se fondant sur une analyse précise et détaillée de chaque trait linguistique, analyse qui constitue à elle seule un outil extraordinaire, Paul Wathelet en arrive à la conclusion que de nombreux traits de la langue homérique qu’on attribuait traditionnellement à l’éolien n’étaient pas spécialement des éolismes. Outre son caractère de monographie, l’ouvrage présente aussi une esquisse claire et précise du développement des différentes phases de la composition épique, permettant ainsi d’être utilisé par de plus nombreux spécialistes et même par des étudiants. Dans la charge de cours qu’il exercera par la suite à l’Université de Liège, outre le cours de grammaire grecque, Paul Wathelet donnera également un cours de grammaire historique du grec et un cours de mycénien, domaine qu’il maîtrisait de façon clairvoyante. Tout au long de sa carrière, la langue de l’épopée et ses caractéristiques dialectales resteront pour lui un sujet d’étude. Il ne se limitera pas à l’aspect linguistique de la recherche, mais les très nombreux articles qu’il a publiés concernant des traits de langue, principalement dans l’épopée homérique, montrent sa grande maîtrise dans le domaine [1-2 ; 5-6 ; 9-17 ; 19 ; 38 ; 49 ; 62 ; 68 ; 79 ; 84]. 18
Pendant qu’il effectue son doctorat, Paul Wathelet passera une année à Paris, où il fréquentera assidûment les cours et conférences qui ont lieu à l’École Normale Supérieure et au Collège de France. De retour à Liège, il s’occupera pendant de nombreuses années de la Bibliothèque de Philologie Classique de l’Université, qu’il réorganisera de façon rationnelle. Il exercera ensuite une charge de cours à la même Université de Liège, et ce jusqu’à la fin de sa carrière. Avant même de donner des cours, il était déjà attentif à aider les étudiants dans leur travail, que ce soit par une recherche à la bibliothèque ou par l’édition critique et commentée de textes (notamment [3-4]). Les cours qu’il donnera seront nombreux, mais toujours en rapport avec l’Antiquité grecque : notamment « Grammaire et exercices grecs », « Auteurs grecs », « Questions approfondies de littérature grecque », « Grammaire historique du grec », « Mycénien », « Religion grecque », « Présence de l’Antiquité », etc. Chaque cours qu’il dispensera à ses élèves sera pour lui une nouvelle source de recherches, qui aboutiront souvent à des publications. On a parlé de son œuvre considérable concernant les traits linguistiques dans l’épopée grecque ; on parlera plus loin de ses productions dans le domaine de la religion et de la mythologie grecque. Il s’est aussi occupé à plusieurs reprises d’auteurs et d’œuvres littéraires diverses, comme, par exemple, Aristophane [33 ; 40-41] ou encore la Batrachomyomachie [18 ; 28]. Comme professeur, il manifestera toujours un triple souci : donner à ses étudiants des cours de grande qualité, qui se fondent sur l’état de la recherche et ne se contentent jamais de vérités définitives ; leur ouvrir l’esprit à une culture qui dépasse celle de l’Antiquité, une culture sans frontière aussi ; enfin un souci d’aide permanente à ses étudiants dans leurs apprentissages, en étant attentif également à l’aspect humain, ce qui a parfois manqué et manque encore parfois à certains de nos professeurs, on ne peut le nier. Dans cette perspective, il a travaillé de nombreuses années, en collaboration avec moimême, à l’élaboration d’un manuel d’apprentissage du grec ancien à l’usage de ses étudiants. Au fil du temps, le projet a pris de l’ampleur et a vu son aboutissement avec la parution, en 2003, des deux tomes d’Autonoos. Le grec ancien pour grands débutants [77]. Il s’agit, comme son nom l’indique, d’un manuel d’apprentissage destiné à des étudiants universitaires principalement, débutants ou non débutants. Le premier tome (527 p.) présente, de façon progressive, l’ensemble des éléments de la grammaire grecque ancienne. Du vocabulaire, des exercices (ainsi que leur corrigé) et des textes traduits et commentés accompagnent chaque chapitre. Le tome II (349 p.) contient des annexes assez complètes et détaillées concernant les points suivants : les temps primitifs des verbes qui présentent une particularité, la formation des noms et des adjectifs, les particules, le duel, la prosodie et la métrique, et les dialectes grecs littéraires (cette partie contenant également un certain nombre de textes choisis, traduits et commentés). L’ouvrage a reçu un excellent
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accueil : il a notamment reçu, en 2004, le prix De Chenier, prix quinquennal de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Comme j’aurai l’occasion d’y revenir plus tard, Paul Wathelet n’a jamais caché à ses collègues, à ses étudiants, à tout son entourage, même s’il ne l’a jamais non plus proclamé haut et fort, qu’il était catholique pratiquant. Son profond humanisme se nourrissait de sa foi. Dans un document très personnel qu’il m’a communiqué, voici comment lui-même présentait brièvement son parcours scolaire : « J’ai toujours été catholique pratiquant, mais je n’ai jamais été intégré dans un mouvement étiqueté comme tel. Hormis quelques mois dans une école de religieuses à La Préalle (on était en 1945 et les religieuses distribuaient des oranges, produit très recherché à l’époque), j’ai fait toutes mes études dans des écoles officielles. J’ai fait mon école primaire à l’École Communale du Centre à Herstal. Dans cette commune très socialiste, au-dessus du tableau dans chaque classe, il y avait un crucifix, et un cours de religion facultatif était organisé, cours que j’ai suivi. Ensuite, comme école secondaire, j’ai suivi les cours de l’Athénée de la rue des Clarisses, ce qui était d’autant plus indiqué que mon grand-père en avait été préfet et qu’il y occupait une maison de fonction, rue du Vertbois, maison dans laquelle je suis né. Là aussi, j’ai suivi chaque année le cours de religion catholique, donné par des Abbés éminents. Je suis entré ensuite à l’Université de Liège où j’ai fait toutes mes études et où, après un passage de quelques mois dans l’enseignement secondaire, j’ai fait toute ma carrière, d’abord dans le personnel scientifique, dans lequel j’ai joué un rôle politique non négligeable, puis comme enseignant, chargé – ou plutôt « surchargé » de cours (jusqu’à 15 h de cours/semaine, ce qui, à l’Université, est insensé) – essentiellement en grec ancien. L’Université de Liège mettait son honneur à respecter toutes les opinions, elle continue de le faire et elle doit continuer. Très tôt spécialisé dans l’épopée homérique, j’ai été amené à m’intéresser au développement des mythes et à la pensée mythique. »
Parallèlement à sa charge de cours, Paul Wathelet élabore sa thèse d’agrégation, qui verra son aboutissement à la fin des années 80. De cette thèse d’agrégation seront tirés deux ouvrages exceptionnels, tous deux publiés en 1988 et en 1989, dans la collection de Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège :
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- Dictionnaire des Troyens de l’Iliade, 2 vol., Liège, 1988, 1614 p. [30] - Les Troyens de l’Iliade. Mythe et Histoire, Liège, 1989, 292 p. [34]. Le Dictionnaire des Troyens constitue une mine extraordinaire d’informations sur les quelque 350 Troyens de l’Iliade, du plus connu au plus obscur, envisagés, comme c’est l’usage dans la plupart des dictionnaires, par ordre alphabétique. Pour chaque personnage, quand les sources le permettent, différents points sont abordés : les variantes éventuelles connues par l’anthroponymie, le rôle que joue le personnage dans l’Iliade, l’étymologie de son nom, l’analyse des formules où il apparaît, les apparitions du personnage dans la tradition post-homérique et dans l’iconographie antique, et enfin des conclusions que l’on peut tirer de ces observations et de ces analyses ; le tout effectué avec une minutie méthodique et accompagné de riches notes bibliographiques. On l’aura compris, l’ouvrage est devenu un outil de référence pour tout homérisant qui désire aborder certains passages précis de l’Iliade, mais aussi l’œuvre dans sa globalité. On retrouve aussi, dans cet ouvrage, à titre d’exemples certes, mais aussi pour donner une vision qui dépasse le simple cadre de l’œuvre elle-même, des exposés approfondis sur des chansons de geste, dont la Chanson de Guillaume, qui était l’objet d’étude principal de la mère de l’auteur. L’autre ouvrage, Les Troyens de l’Iliade, sert en quelque sorte de synthèse au Dictionnaire des Troyens de l’Iliade. Il s’agit du complément indispensable au Dictionnaire. Paul Wathelet y met en perspective ce qu’il a pu analyser de manière détaillée et, par essence, fragmentée. Parmi d’autres sujets, il y aborde notamment celui des dieux, précisément dans le cadre de la lutte qui oppose les Troyens aux Grecs : du côté des Troyens se trouvent principalement des dieux qu’il est difficile de contrôler, des dieux aux passions exacerbées, des dieux ambivalents donc, avec l’enthousiasme positif de la passion, mais aussi le danger qu’elle représente ; du côté des Achéens, on trouve plutôt des dieux civilisés, qui montrent une certaine maîtrise des passions, des divinités apparemment moins dangereuses donc, mais des divinités qui paraissent aussi plus froides. Le Dictionnaire des Troyens de l’Iliade lui apportera très rapidement une notoriété supplémentaire, à tel point que c’est vers lui qu’on se tournera pour composer la préface d’une réédition de la traduction de l’Odyssée par Leconte de Lisle dans la Collection « Lire et voir les Classiques », à Paris, dirigée par Claude Aziza [35], qui paraîtra l’année suivante. Entre-temps et par la suite également – et on peut mettre cet intérêt grandissant notamment en parallèle avec le cours de religion grecque qu’il dispense à l’Université –, Paul Wathelet se tourne de plus en plus souvent vers des sujets touchant à la religion grecque et à la mythologie grecque. Il
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collabore ainsi à l’élaboration d’importants ouvrages de références dans le domaine de la religion grecque : -
en 1984, il écrit plusieurs articles pour le Dictionnaire des religions qui est publié sous la direction de Paul Poupard aux Presses Universitaires de France [23] ;
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quelques années plus tard, en collaboration avec André Motte et Vinciane Pirenne-Delforge, il assure la direction scientifique de Mentor. Guide bibliographique de la religion grecque. Deux tomes paraîtront, le premier, qui compte 781 p., en 1992 [42], le second, de 531 p., en 1998 [64]. Il y participe également activement en en signant un grand nombre de comptes rendus.
Dans la suite de son parcours et de ses publications, Paul Wathelet s’attardera plus volontiers à des sujets portant sur la mythologie, toujours en lien avec l’épopée homérique (notamment [22 ; 24-25 ; 31-32 ; 34 ; 36-37 ; 52-53 ; 55 ; 58 ; 63 ; 66-67 ; 75 ; 81-83 ; 88-89 ; 96] etc.). On citera notamment un article, publié en 1988, qui offre une lecture nouvelle et stimulante du chant XXIV de l’Iliade : « Priam aux Enfers ou le retour du corps d’Hector » [32]. Dans ce chant, on voit le roi Priam se rendre dans le camp d’Achille pour y récupérer le corps de son fils Hector. Paul Wathelet propose de considérer l’expédition de Priam dans le camp des Achéens comme une descente aux Enfers. Sans entrer ici dans le détail de l’article, force est de constater que le nombre d’indications fournies par Homère qui permettent d’en arriver à une telle conclusion est très élevé. Une telle lecture de l’épopée homérique ouvre des perspectives nouvelles et se révèle stimulante dans la façon qu’on peut avoir de lire l’Iliade, mais aussi l’Odyssée et, par-delà, toute œuvre littéraire. La lecture de cet article se révèle donc, tant pour les initiés que les non-initiés, d’un grand intérêt, que ce soit au niveau informatif que méthodologique. Toujours dans le domaine du mythe dans l’épopée grecque, Paul Wathelet s’attachera aussi particulièrement à définir la personnalité de certains dieux, publiant une série d’articles (sortes de petites monographies), qui présentent individuellement un très grand intérêt, mais qui, si on les aborde comme un tout, offrent une vision d’ensemble extraordinaire sur le sujet. Il reprend certaines idées qui se trouvaient déjà dans Les Troyens de l’Iliade [34] mais en s’attardant davantage à chaque dieu, analysant plus en détail un certain nombre d’éléments : l’apparition de son nom (notamment sa présence sur les tablettes en linéaire B), l’étymologie de son nom, l’analyse du nom dans les formules homériques et ses différentes épiclèses, les apparitions directes de la divinité dans l’Iliade et les héros qui lui sont proches. On ne peut que regretter
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qu’il n’ait pas eu le temps de poursuivre cette approche du panthéon grec dans l’Iliade. Il a ainsi abordé plusieurs divinités : -
Dionysos (dans un article publié en 1991 : [39]) Dieu des enthousiasmes collectifs, Dionysos se révèle être un dieu tantôt bénéfique tantôt extrêmement dangereux. C’est le dieu du vin, qui procure une forme de joie aux mortels, mais qui leur fait aussi perdre la raison. Comme Paul Wathelet l’a bien montré, cette joie est indispensable aux hommes et à la cité, mais l’introduction de Dionysos dans cette même cité risque, si on n’arrive pas à lui attribuer la place qui lui revient, de causer la perte de la cité. Et c’est justement cette place qui est difficile à définir, d’autant plus que Dionysos est un dieu qui franchit allègrement toutes les barrières, toutes les limites. Dionysos apparaît peu dans l’Iliade et il n’intervient pas dans les différends qui opposent les protagonistes. « La société des auditeurs d’Homère a des idéaux aristocratiques et elle se trouve en crise : la croissance démographique a entraîné une surpopulation dont le trop-plein va aller fonder des colonies. L’arrivée à l’âge adulte de nouvelles couches de population crée un problème d’adaptation de ces jeunes aux vieilles structures : le héros principal de l’Iliade, Achille, est un jeune mal adapté et Ulysse, le héros de l’Odyssée, explore des terres nouvelles. Dans une telle situation, il est peu opportun et peu recommandable de faire l’apologie d’un dieu qui, par nature, ébranle toutes les institutions. C’est là sans doute la raison de la discrétion des aèdes vis-à-vis de Dionysos. Ils connaissent le dieu et leur auditoire aussi puisqu’ils se contentent d’allusions peu explicites, mais ils préfèrent ne pas lui donner trop de place car il pourrait être de mauvais exemple. » ([39], p. 81).
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Arès (dans un article publié en 1992 : [45]) Fils de Zeus et d’Héra, dieu de la guerre, dieu riche et puissant, Arès est cependant présenté par Homère comme une divinité mal considérée : il est battu et ridiculisé par Athéna ; il obéit à Apollon, mais aussi à Athéna ; les héros dont il est proche sont présentés de manière peu flatteuse, comme c’est le cas notamment de Ménélas. Pourtant, avant cela, il devait avoir un côté beaucoup plus positif, comme peuvent le montrer les différentes épiclèses qui lui sont attachées ; de surcroît, il est le père de héros ancêtres de dynasties prestigieuses, notamment celle de la ville de Thèbes. Paul Wathelet s’interroge sur les raisons de cette évolution : Arès, dieu de la guerre brutale, impulsive, « sans intelligence », est un dieu dangereux dans la mesure où, un peu comme Dionysos, sa force est difficile à contrôler et peut dès lors se révéler
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destructrice. Il se trouve du côté des Troyens. Face à lui, du côté des Grecs, Athéna, elle aussi déesse de la guerre, apparaît comme une divinité toute différente : c’est la déesse de l’intelligence, de la maîtrise, maîtrise qui est présente dans tous les domaines dans lesquels elle intervient. Dès lors, les Grecs ont peut-être eu tendance à rejeter à l’extérieur un dieu comme Arès, en le situant aux côtés des Troyens. -
Apollon (dans un article publié en 1993 : [50]) Comme Dionysos, Apollon est lui aussi un dieu des grands enthousiasmes : il inspire oracles et devins, il anime les poètes. Comme Dionysos également, c’est une divinité qui présente à la fois un aspect positif et un aspect dangereux : c’est un dieu guérisseur, mais c’est aussi un dieu archer, dont les flèches provoquent des épidémies. Chez Homère, il est le protecteur attitré des Troyens. L’hypothèse a été émise qu’Apollon viendrait peut-être d’Asie Mineure et serait entré tardivement dans le panthéon grec, ce qui permettrait d’expliquer qu’il se trouve du côté des Troyens. Il a, face à lui, Athéna, qui apparaît comme la protectrice des Achéens. Dans l’Iliade, la personnalité du dieu est trouble : c’est un dieu puissant, redoutable par sa force, mais aussi par son caractère irascible, versatile, et par son incapacité à mener une entreprise à bien. Tout le contraire d’Athéna donc. Apollon est aussi le dieu de l’initiation du passage de l’adolescence à l’âge adulte, qui sanctionne les jeunes gens qui échouent lors de cette initiation, comme c’est notamment le cas pour Achille (voir notamment [43]). L’époque d’Homère, on l’a vu, a connu un phénomène de colonisation, lié à une poussée démographique. Un problème lié à cette poussée démographique est sans doute apparu, celui de l’intégration des jeunes des nouvelles générations. Paul Wathelet émet l’hypothèse selon laquelle le culte d’Apollon aurait pu être très important à cette époquelà dans la mesure où Apollon est le dieu des jeunes gens ; par-là il serait aussi lié à la fondation des colonies.
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Athéna (dans un article publié en 1995 : [57]) Dans l’Iliade, Athéna se trouve très clairement du côté des Grecs. Elle prend souvent une part directe et importante aux combats entre héros. Elle se démarque d’autres divinités par sa ruse et son ingéniosité. Il s’agit d’une déesse essentielle à l’action – et c’est encore plus vrai pour son action dans l’Odyssée. Elle est soumise, mais aussi très liée à son père Zeus, dont elle semble avoir hérité la fonction de défense et de protection. À l’origine déesse poliade, elle veille sur le palais – et, par conséquent, sur la ville –, mais aussi sur la maison. À cet égard, elle est proche d’Héra, à ceci près notamment qu’Athéna, elle, est sortie de la
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maison et que sa sphère d’influence s’est étendue et modifiée quelque peu. Face à la crise économique et démographique que connaissent les contemporains d’Homère, l’intelligence d’Athéna a pu apparaître comme quelque chose d’utile, ce qui pourrait expliquer son succès, qui se traduit notamment par le fait que, dans les conflits qui l’opposent aux divinités « troyennes » que sont Apollon, Arès ou Aphrodite, elle sort chaque fois victorieuse. -
Hermès (dans un article publié en 2014 : [102]) Que ce soit dans l’Iliade ou dans l’Odyssée, Hermès est présenté comme le messager de Zeus. C’est un dieu voyageur, rusé, qui aide et sauve des dieux ou des héros qui se trouvent en difficulté. C’est aussi le dieu psychopompe, qui conduit les âmes aux Enfers. Homère reprend ces données à la tradition, mais il confère au dieu une profondeur psychologique qu’il ne devait pas posséder jusqu’alors. Hermès occupe une position sociale de second plan : il se situe loin des exploits guerriers. Pourtant, son rôle est indispensable et sa ruse permet parfois, comme on l’a dit, de sortir certains protagonistes de situations difficiles. Il est associé à Athéna, déesse rusée elle aussi. Ce lien apparaît plus particulièrement dans l’Odyssée. Comme Athéna également, il est très proche de Zeus, aux ordres duquel il est soumis.
Ainsi, comme on peut le voir, les dieux qui soutiennent les Troyens présentent tous un caractère commun, par opposition aux divinités qui soutiennent les Achéens. Du côté des Troyens se trouvent Apollon et Arès, mais aussi Aphrodite et Artémis. Il s’agit chaque fois de divinités impulsives, auxquelles sont associées des passions. Ce sont des divinités puissantes, mais leur puissance, impulsive et mal contrôlée, se révèle souvent dangereuse. En revanche, les divinités qui se trouvent du côté des Grecs présentent un caractère tout différent, qui témoigne d’une certaine maîtrise : Athéna, Hermès, mais aussi Héra, déesse des institutions, Poséidon, qui incarne en quelque sorte la « force réfléchie de la maturité », et Héphaïstos, dieu forgeron, qui maîtrise son art et la matière. À travers l’ambiguïté des dieux qui soutiennent les Troyens de l’Iliade, c’est toute l’ambiguïté des Troyens qui apparaît aussi : un peuple impulsif, dangereux donc, mais aussi un peuple passionné, enthousiaste. Certes les Achéens, grâce à leur ruse, grâce à leur maîtrise, finiront par l’emporter sur les Troyens, mais on ne peut s’empêcher de penser, comme Paul Wathelet lui-même le pensait, mais sans jamais pouvoir le prouver, qu’Homère éprouvait davantage de sympathie pour ce peuple passionné et enthousiaste. Homère est un poète et, comme le dit Platon dans son Ion (534b) : κοῦφον γὰρ χρῆμα ποιητής ἐστιν καὶ πτηνὸν καὶ ἱερόν, καὶ οὐ πρότερον οἷός τε ποιεῖν πρὶν ἂν ἔνθεός τε γένηται καὶ ἔκφρων… : « le
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poète est chose légère, ailée et sacrée, et il n’est pas capable de composer avant d’être inspiré par la divinité, d’être hors de lui… ». On imagine dès lors facilement la préférence d’Homère pour des divinités comme Apollon, Aphrodite, etc. Colloques, séminaires et amitiés Si l’intérêt de Paul Wathelet pour la mythologie trouve son origine dans son sujet d’étude de prédilection, l’épopée homérique, cet intérêt s’est vu renforcé par de nombreuses rencontres avec des collègues étrangers, principalement en France, mais aussi dans toute l’Europe, dont la Hollande, l’Italie et l’Espagne. Je ne vais pas citer ici tous les colloques ou séminaires auxquels il a participé. Je vais me limiter ici à quelques-uns, choisis, en insistant sur le fait que, chaque fois, des liens se sont créés qui dépassent le seul cadre professionnel. Des amitiés parfois profondes ont été tissées, rendant, à la fois pour lui-même et pour les autres, les travaux de recherche plus riches et plus passionnants (homme passionné, Paul Wathelet éprouvait bien naturellement plus de sympathie pour les Troyens que pour les Achéens…). Montpellier Une des rencontres les plus marquantes pour Paul Wathelet fut incontestablement celle qu’il fit avec Alain Moreau, aujourd’hui décédé. Alain Moreau était un éminent professeur à l’Université Paul Valéry à Montpellier, spécialiste d’Eschyle et de la mythologie grecque. Rapidement une estime puis une amitié profonde s’est créée entre les deux hommes, à tel point que Paul Wathelet est souvent parti passer un bout de vacances chez Alain et Hélène Moreau, que ce soit dans leur domicile d’Aix-en-Provence ou dans leur maison poitevine près de Niort. Eux-mêmes sont souvent venus à Liège, où Paul les a reçus et où j’ai eu moi aussi la chance de les recevoir quelques fois. Alain Moreau a fait partie, à la demande de Paul Wathelet, de mon jury de thèse de doctorat ; c’est ainsi que j’ai eu la chance d’être invité à quatre reprises aux extraordinaires colloques internationaux de Montpellier, programmés tous les quatre ans. Paul Wathelet a participé à cinq colloques internationaux à Montpellier, où il a eu l’honneur de faire la synthèse de trois d’entre eux. Pour les deux derniers auxquels il a participé, c’est sur sa demande qu’il n’a pas fait la synthèse. En effet, il voulait se reposer et pouvoir profiter quelque peu de la ville et de ses abords, qu’il a appris à connaître et à apprécier presque comme sa propre ville. C’est d’ailleurs à Montpellier qu’à partir des années 2000 il allait passer régulièrement des vacances, deux à trois fois par an.
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Les sujets abordés aux colloques de Montpellier ont aussi été décisifs sur les recherches qu’il a effectuées, à ce moment-là et par la suite : -
en 1991, il participe au colloque sur L’initiation [43-44]. Le thème de l’initiation est un thème sur lequel il travaillera à maintes reprises par la suite : voir notamment [55 ; 63 ; 72 ; 75-76 ; 95-96] ;
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en 1995, le colloque sur Les Astres lui fait aborder les héros solaires dans l’épopée homérique [60-61] ; il travaillait à ce moment-là notamment sur Apollon [50] ;
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en 1999, au colloque sur La Magie, il envisage les enchantements dans l’épopée homérique [69-70] ;
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en 2003, le colloque portait sur Les armes dans l’Antiquité [86] ; il y aborde ce point dans les formules de l’épopée homérique, montrant toujours la même maîtrise de la langue, mais étant surtout attentif à voir ce qu’une analyse précise des formules homériques peut apporter de nouveau à notre connaissance. Ainsi, conclut-il, « l’analyse formulaire de certains armements, comme les analyses qui peuvent porter sur d’autres éléments, permet de jeter quelque clarté sur la « préhistoire » des héros de l’épopée homérique, et parfois d’entrevoir combien des personnages ont évolué. Hector apparaît à l’origine comme un héros hellénique, proche d’Arès, dieu de la guerre brutale et doté d’un armement archaïque. Il est à plusieurs reprises opposé à Ajax, héros qui s’est dédoublé en raison d’une mauvaise interprétation du duel Αἴαντε. Une fois les deux Ajax apparus, une autre erreur d’interprétation a fait du plus célèbre des deux le fils de son baudrier, τελάμων. Les armes ont des usages aussi variables qu’inattendus. » (p. 66-67). Hector et Ajax sont des héros sur lesquels Paul Wathelet se penchera encore par la suite [90 ; 100 ; 109] ;
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enfin, en 2008, il participe au colloque La Pomme d’Eris. Le conflit et sa représentation dans l’Antiquité [97] ; il étudie le conflit qui oppose Achille et Agamemnon dans l’Iliade, mais apporte également un éclairage sur ce même conflit dans la tradition pré-homérique. Dans ce type d’étude, les conclusions auxquelles il arrive, même si elles restent hypothétiques, n’en apportent pas moins un éclairage innovant et stimulant sur notre connaissance de l’Antiquité archaïque. « … l’opposition entre Agamemnon et Achille a des racines profondes qui ne sont pas uniquement d’ordre psychologique. Pour autant qu’on puisse en juger et en soulignant le côté hypothétique de 27
l’explication, il semble que cette opposition, qui apparaît aussi dans les expressions formulaires liées aux noms des deux héros, pourrait avoir des origines plus lointaines : qu’il ait été un personnage historique ou non, Agamemnon a été très tôt inséré dans la société mycénienne dont le centre était en gros l’Argolide, où il est présenté comme un roi riche et puissant. Achille, quant à lui, est un héros plus « primitif ». Quelle que soit son origine, il est proche de ceux qui vivaient sur le Mont Pélion et, parmi eux, du centaure Chiron, un savant, qui connaît les secrets liés à la terre. C’est auprès de Chiron qu’a vécu Pélée, le père d’Achille, où il a pu épouser, non sans difficultés, une déesse, Thétis, dont le nom même semble porter l’indice d’une appartenance au nord de la Grèce. Dans un stade plus récent du récit, Pélée est devenu un roi en Phthie, région occidentale de la Thessalie. Ainsi Pélée et Achille se sont vus conférer un statut qui les mettait sur le même pied que les rois achéens et en premier lieu celui de Mycènes. L’opposition entre Agamemnon et Achille pouvait être une opposition entre deux régions de la Grèce qui ont connu des situations politiques différentes. Par delà cette opposition, il pourrait y en avoir une autre : celle de la tradition « royale » des Achéens d’Argolide et des régions voisines, qui ont formé le cœur de l’empire mycénien, et l’apport des aèdes postérieurs, éoliens ceux-là et qui ont succédé à leurs collègues achéens, à la suite de l’effondrement du monde mycénien. On peut suspecter que ces aèdes éoliens, de Thessalie sans doute, ont introduit dans la tradition reprise aux Achéens des récits et des personnages qui émanaient de leurs propres traditions locales. » (p. 220-221). Lille Paul Wathelet a également, dans ses rencontres inter-académiques, eu la chance de rencontrer Jacques Boulogne, qui était professeur à l’Université Charles-de-Gaulle à Lille. Les deux hommes ont rapidement sympathisé et se sont rencontrés souvent, que ce soit à Lille ou à Liège. Trois moments clés de cette rencontre ont été le colloque Mythe et Politique organisé à Liège en 1989 [37] et le travail d’une série de chercheurs, dont Paul Wathelet et Jacques Boulogne, qui a été publié dans Mythe et Création aux Presses Universitaires de Lille en 1994 [53] et dans Les Systèmes mythologiques en 1997 aux Presses Universitaire du Septentrion, à Lille [63]. À la suite de cette rencontre et de celle également d’Alain Meurant, professeur à l’Université Catholique de Louvain, l’idée de créer un séminaire interacadémique a vu le jour et s’est concrétisée sous la forme du séminaire « Imaginaires mythologiques des sociétés anciennes » dont les travaux furent publiés dans la collection « Ateliers » des « Cahiers de la Maison de la
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Recherche » de l’université qui s’appelait alors « Lille 3 ». « Résultant », pour reprendre les mots de Jacques Boulogne8, « des travaux d’un séminaire semestriel coorganisé par l’Équipe de recherche Histoire, Archéologie et Littératures des Mondes Anciens (HALMA-IPEL, UMR 8164 du CNRS) de l’Université Charles-de-Gaulle – Lille 3, le Centre de recherche « Les Imaginaires » de l’Université Catholique de Louvain et le Département des Sciences de l’Antiquité de l’Université de Liège, elle vise à analyser les mille et une facettes de cette anthropologie familiale que nous livrent les systèmes mythologiques de nos traditions culturelles, envisagées dans leur diversité et dans leur complexité, de même que dans leur fortune post-antique, principalement moderne et contemporaine. » Au fil du temps, des chercheurs d’autres universités (l’Université Libre de Bruxelles, l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, l’Université d’Artois) ont participé aux travaux du séminaire inter-académique. Si je prends le temps de détailler tout cela, c’est parce que ce séminaire et les relations que Paul Wathelet a pu y nouer avaient pour lui une très grande importance. Audelà des communications qu’il a pu y faire [71 ; 81 ; 83 ; 100-101], ce qu’il appréciait surtout lors de ce séminaire, c’était le partage scientifique de points de vue différents de même que la chaleur des contacts humains qu’on y trouvait (et qu’on y trouve toujours aujourd’hui). Il ne m’est pas possible de parler de ce séminaire sans citer le nom de quelques collègues que Paul avait toujours beaucoup de joie de retrouver : Jacques Boulogne, puis Sébastien Barbara, qui a repris le flambeau, Alain Meurant, Patrick Guelpa, ainsi que Michel Mazoyer, que Paul appréciait tout particulièrement. C’est dans le cadre de ce séminaire que nous avons le plus travaillé ensemble, Paul et moi-même, faisant tantôt des communications à une voix, tantôt à deux voix [71 ; 81 ; 83]. Nous y avons également travaillé, durant plusieurs années, sur un projet commun, qui a vu son aboutissement, en 2008, par la parution d’une monographie, publié dans la collection « Ateliers » : Les relations familiales dans l’épopée grecque archaïque, 299 p. [87]. Il s’agit d’une étude sur les liens de famille tels qu’ils apparaissent dans les œuvres d’Homère et d’Hésiode et dans ce qu’on peut appréhender des autres épopées archaïques de la Grèce. Une attention particulière a été d’abord apportée à l’étymologie des termes utilisés par les auteurs antiques, afin de bien comprendre de quoi il s’agit pour eux quand ils utilisent tel ou tel terme. Sont ensuite passés en revue, de manière aussi systématique que possible, mais toujours en s’appuyant sur des passages des auteurs antiques, les liens qui existent au sein de la famille, entre conjoints, entre enfants et parents, entre parents d’une même génération. L’étude a été élargie à des personnages qui ne font pas partie à proprement parler de la famille, mais qui, par leur fonction, y sont attachés, des aèdes, des ouvriers, des esclaves, etc. Des indications sont 8
J. BOULOGNE, 2007, p. 9.
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aussi données concernant certains éléments qui peuvent être liés à la famille, comme, par exemple, les biens fonciers, les domaines, les troupeaux. Les usages liés à la famille sont également abordés. L’intérêt de cette étude est surtout de présenter de manière structurée un ensemble d’informations qui se trouvent disséminées dans les œuvres de l’épopée grecque archaïque de manière éparse. Le dernier chapitre propose, en guise de conclusion, une synthèse des éléments de l’enquête. Le projet initial voulait que paraissent une série de monographies sur les liens de famille dans une culture et à une époque déterminée. Celle-ci est la première à paraître (nous avons eu l’avantage énorme de travailler à deux sur le sujet, nous relançant et nous stimulant l’un l’autre dans l’avancement du projet). Quand d’autres monographies de ce type paraîtront sur d’autres cultures ou d’autres époques, commencera alors le travail périlleux, mais ô combien intéressant de la comparaison et de la mise en perspective. Mais ceci est une autre histoire. Paris Paul Wathelet a également, lors de ces rencontres inter-académiques à Lille et Louvain, eu la chance de rencontrer, je l’ai dit, Michel Mazoyer. Spécialiste des Hittites et de l’Anatolie, passionné par les connexions possibles entre le monde des Hittites et celui des Grecs, plus spécialement des Grecs d’Asie Mineure, Michel Mazoyer a notamment invité Paul Wathelet à plusieurs colloques qu’il organisait à Paris [94 ; 103 ; 107]. De ces rencontres avec Michel Mazoyer est aussi née une réflexion sur les liens qui pouvaient unir Homère et l’Anatolie, réflexion qui a débouché sur l’édition, par Michel Mazoyer, de deux beaux volumes d’études, Homère et l’Anatolie, auxquels Paul Wathelet a participé [88 ; 104-105], cosignant même, avec Michel Mazoyer, un article, où les deux auteurs examinent les points communs qui peuvent exister entre le dieu Télipinu chez les Hittites et le dieu Hermès en Grèce, plus particulièrement dans l’épopée homérique. Quelques autres rencontres marquantes Durant sa longue carrière scientifique, Paul Wathelet a beaucoup parcouru l’Europe. Il a ainsi pu rencontrer un très grand nombre de collègues d’universités diverses. Outre ceux que j’ai cités plus haut, je crois qu’il aurait aimé que quelques-uns d’entre eux soient également mentionnés : -
Son ami de longue date et qui nous a quittés également, Kees (Cornelis Jord) Ruijgh, qui était professeur à l’Université d’Amsterdam. Cet éminent spécialiste de la langue grecque, dont les travaux ont apporté énormément à la linguistique, a entretenu jusqu’à sa mort une abondante correspondance avec Paul Wathelet, à la fois professionnelle et amicale. Chaque fois qu’un colloque les réunissait
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et si c’était possible, les deux spécialistes de la langue grecque s’accueillaient mutuellement à leur domicile. C’est tout naturellement que Paul Wathelet a participé à l’ouvrage qui a été offert au savant hollandais à l’occasion de sa retraite [62]. -
Paul Wathelet admirait et appréciait également Danièle AubriotSévin, professeur de grec à l’Université de Picardie, à Amiens. Il a eu l’occasion d’être reçu à plusieurs reprises par elle et son mari chez eux et il était toujours très touché, me disait-il, par leurs marques d’affection à son égard. Il a aussi participé aux mélanges qui lui ont été offerts [102].
-
Il s’est aussi rendu à plusieurs reprises à Grenoble, où il a pu partager sa vision avec une autre spécialiste d’Homère, Françoise Létoublon, qu’il appréciait également beaucoup [49 ; 76 ; 95].
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Il s’est rendu plusieurs fois à Valladolid, en Espagne, soit lors de colloques soit invité, par son ami Emilio Suárez de la Torre, à y donner des séances de cours [72].
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Je pourrais encore en citer d’autres, mais je terminerai par un de ses collègues à l’Université de Liège, collègue qu’il appréciait tout particulièrement. Il s’agit d’André Motte, avec lequel il a partagé divers projets et des liens d’amitié [23 ; 37 ; 42 ; 59 ; 64 ; 74]. Son amour pour sa ville, Liège
Si Paul Wathelet, pour son travail ou ses loisirs, a beaucoup voyagé en Europe, que ce soit en France, en Angleterre, en Allemagne, en Hollande, en Italie, en Espagne, etc., et s’il aimait particulièrement certaines villes, comme Londres ou Montpellier pour ne citer que deux exemples, sa ville de cœur a toujours été sa ville natale, Liège. Peu d’hommes la connaissent aussi bien qu’il ne la connaissait : son histoire, ses rues, ses monuments, sa vie. Lorsqu’il enseignait à l’Université de Liège, il encourageait sans cesse ses étudiants, qu’ils soient originaires de Liège ou venus de l’extérieur, à parcourir la ville, à la visiter, et il n’hésitait pas à les emmener, l’un ou l’autre mercredi après-midi – du moins ceux qui le désiraient –, arpenter les rues de la ville afin d’en découvrir l’histoire et ses secrets. Il a écrit, à l’usage de ceux qui désireraient visiter la ville, un texte sur Liège, qu’il m’a confié. Ce texte n’a jamais été édité – ce n’en était pas l’objectif. Voici comment ce qu’il a écrit, long d’une cinquantaine de pages, commence :
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« Liège, ma très bonne ville, autrefois, hier et aujourd’hui Mon nom est Paul Wathelet, je ne suis ni historien, ni archéologue, mais philologue classique spécialisé dans l’épopée homérique. J’ai enseigné le grec ancien à l’Université. Ce qui suit est donc le fait d’un amateur et non d’un spécialiste. Le titre que j’ai donné à ces quelques pages se veut modeste, je ne veux aucunement m’emparer de la ville, mais simplement évoquer à son sujet une série de choses que j’y ai vues, avec un bref rappel de l’histoire. Un jour où il y avait grève des autobus et où j’avais cours à l’Université, au bâtiment central, je suis descendu à pied de mon domicile, à la limite de Liège et de Rocourt, par Sainte-Walburge et Pierreuse. Arrivé devant mes quelques étudiants qui avaient pu se déplacer, je leur ai dit que j’avais passé la Porte Sainte-Walburge, que j’avais descendu Pierreuse, après être passé devant le sanctuaire de Sainte-Balbine, puis qu’arrivé derrière le Palais, j’avais trouvé la porte ouverte, avais traversé la cour puis, sortant par l’autre porte, j’avais traversé le Vieux Marché. Comme les portes latérales de la Cathédrale Notre-Dame et Saint-Lambert étaient ouvertes, j’ai pu traverser la nef, laissant à droite l’autel des Saint-Côme et Damien ; j’en étais sorti, étais passé devant Notre-Dame-aux-Fonts, et avais suivi la Gérardrie ; j’étais passé devant Saint-Étienne, puis, arrivé devant la Collégiale SaintDenis, j’avais passé le Pont-Thomas sur le Grand-Torrent, pour gagner la Rue de l’Étuve, malgré sa mauvaise réputation, et, laissant à ma gauche le très bel Hôtel de John Cockerill, j’avais passé le Pont des Jésuites. Ainsi, j’étais finalement arrivé dans l’ancien couvent des Jéronimites, devenu plus tard celui des Jésuites Wallons, bref j’étais au bâtiment central de l’Université. Comme mes étudiants me regardaient avec des yeux étonnés, je leur ai dit qu’il fallait visiter une ville, non pas en trois dimensions, mais bien en quatre, en tenant compte de ce que cette ville avait été dans le passé. C’est particulièrement indiqué dans le cas de Liège, où l’histoire a marqué chaque pavé, sans qu’à première vue la chose soit évidente. Les visiteurs étrangers, de plus en plus nombreux, qui s’y pressent et je m’en réjouis, ont le plus souvent besoin d’une aide qu’ils ne trouvent pas toujours, j’en ai été témoin. »
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S’ensuit alors un assez long exposé d’une dizaine de pages sur l’histoire de Liège vue par un Liégeois non spécialiste, mais d’une érudition à faire pâlir tout spécialiste. Ensuite, il raconte certaines de ses promenades à Liège, nous entraînant dans les coins et recoins de la ville, attirant notre attention sur ce qu’il y a à voir, en expliquant en détail le lien à effectuer entre le passé et le présent. Si son introduction, que je viens de citer, se termine en disant que les visiteurs, qui ont le plus souvent besoin d’aide pour bien découvrir la ville, ne trouvent pas toujours cette aide, Paul Wathelet n’est pas resté inactif à ce niveau. Pendant de très nombreuses années, il s’est engagé pour faire, auprès des touristes étrangers (et liégeois aussi !), des visites guidées de plusieurs monuments remarquables de la ville, visites qu’il effectuait, selon les besoins, en français, en anglais ou en allemand. C’est ainsi qu’il a « montré » à des milliers de touristes les fameux Fonts Baptismaux qui se trouvent dans la collégiale de Saint-Barthélemy. Lors des journées du patrimoine, il se tenait aussi à disposition pour faire découvrir à ceux qui le voulaient l’église SaintDenis, à laquelle il était très attaché. Ses recherches l’ont parfois amené à s’intéresser à un aspect plus particulier de la ville, qu’il soit ou non en rapport avec l’Antiquité [46 ; 103 ; 106]. C’est vers lui également que Paul Bolland, le gouverneur de la ville, un de ses anciens condisciples, s’était tourné pour produire une plaquette illustrée d’une grande qualité sur Homère et les tapisseries du Palais provincial de Liège, ancien Palais des Princes-Évêques. Les tapisseries du Salon d’Achille. Les tapisseries de la salle de la députation permanente, 36 p. [73]. En effet, Paul Bolland, qui avait invité Paul Wathelet dans le Palais provincial du gouverneur, ancien Palais des Princes-Évêques de Liège, avait été ébloui par la façon dont il avait raconté les scènes des tapisseries décorant le Salon d’Achille, alliant sa connaissance incroyable d’Homère à celle tout aussi prodigieuse de la ville de Liège et de son histoire. Deux passions se rencontraient… Son goût pour l’art et pour les livres Je pourrais même dire trois passions : l’Antiquité, Liège et son goût pour l’art. En effet, Paul Wathelet éprouvait pour toute forme d’art un grand intérêt : la sculpture, l’architecture, mais surtout et avant tout la peinture. Amoureux des livres aussi, il possédait une bibliothèque extraordinaire. Ceux qui ont connu sa maison se souviendront aisément qu’il n’y avait pas un seul endroit (couloir, living, chambre, pallier, etc.), hormis la cuisine, où n’étaient rangés des milliers de livres. Milliers de livres sur l’Antiquité, milliers de livres aussi sur la peinture, l’architecture, etc. 33
Il était fasciné, m’a-t-il dit un jour, par la puissance d’expression qu’on pouvait déceler dans certaines toiles, fasciné aussi qu’un artiste ait réussi à transmettre cette expression de lui-même à la postérité. Il s’agissait en quelque sorte de « pont temporel » : « En regardant une œuvre, me disait-il, on est transporté à l’époque de son auteur, mais, inversement, l’auteur traverse le temps jusqu’à nous » (ce ne sont sans doute pas les mots exacts qu’il a utilisés, mais l’idée est bien là). J’ai visité des dizaines de musées avec Paul ; il m’a communiqué son goût pour la peinture et la sculpture, son goût pour la beauté qu’on peut percevoir à travers une œuvre, qu’elle soit littéraire, iconographie ou d’un autre type. Et cette beauté suscite en nous une forme d’émotion, émotion qui donne du relief à la vie. On comprend dès lors que sa fascination pour l’art rejoint la fascination qu’il éprouvait face à une œuvre littéraire telle que celle d’Homère. Lire et relire l’Iliade, l’analyser sous différents angles, était certes un sujet d’étude pour Paul Wathelet, mais il essayait de percevoir, à travers cette analyse, la puissance d’expression de l’auteur. C’était aussi une manière d’entrer en communication avec le passé afin de mieux le comprendre, mais surtout afin de mieux le ressentir. Quand il parlait d’Homère avec moi, il l’appelait « son cher Homère », un peu comme s’il était présent. Sa passion pour l’épopée homérique et pour l’art, plus particulièrement la peinture, se ressemblent finalement. Il y a là quelque chose d’irrationnel, une expression des émotions qui dépasse l’objet d’étude, qui, d’une certaine manière, le transcende. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle le dieu grec qui le fascinait le plus dans le panthéon grec était Dionysos. Sa vie spirituelle et son engagement humaniste Je ne peux terminer l’évocation de Paul Wathelet sans aborder un dernier point, celui de la transcendance et de sa vie spirituelle. Il s’agissait en effet d’un autre aspect essentiel de sa vie. Les pages qui suivent pourront paraître en léger décalage avec la forme de ce qui a été dit plus haut, mais, comme je l’ai dit dans l’introduction, c’est une personne à laquelle je fais ici mémoire, et une personne ne peut se résumer à certains aspects, même si c’est surtout du savant helléniste dont il est question dans le présent article. Comme il le disait lui-même – je l’ai cité plus haut : « J’ai toujours été catholique pratiquant, mais je n’ai jamais été intégré dans un mouvement étiqueté comme tel. » Il vivait sa foi de manière tout à la fois discrète (mais sans jamais s’en cacher), profonde, intense et fidèle. Dans ce domaine également, son érudition était surprenante. Mais le plus important, me disaitil, ce n’est pas ce que l’on sait, mais la façon dont nous agissons et que ce soit en harmonie, si possible, avec nos valeurs et nos croyances. À ce niveau, la personnalité de Jésus l’a beaucoup interpellé et je pense que c’est une des 34
raisons principales de sa croyance et de sa fidélité. Sa réflexion chrétienne se voulait ouverte et il n’hésitait pas à égratigner l’Église si celle-ci ne lui semblait pas en adéquation avec la vision qu’il avait du message évangélique. Dans ce domaine également, il m’a confié un certain nombre de réflexions qu’il a mises par écrit. J’en livre telles quelles certaines d’entre elles. Elles permettront de comprendre certains aspects de sa réflexion spirituelle : une réflexion tantôt d’ordre intellectuel, tantôt qui aborde des sujets qui ont une répercussion humaine et sociale. « Il convient de s’arrêter à la personnalité de Jésus. Il domine de beaucoup tous ses interlocuteurs et sa présence est toujours décisive. Les récits du Nouveau Testament où il n’apparaît pas (on laisse ici de côté les Évangiles de l’enfance dont la problématique est différente et auxquels il faudra revenir), c’està-dire les Actes, semblent le plus souvent vides, monotones et, pour tout dire, ennuyeux. Jésus est juif et il ne s’en cache pas : « Le salut vient des Juifs ». En général, il respecte les prescriptions du judaïsme, mais, et c’est là la nouveauté, il les remet à leur véritable place : « le Sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le Sabbat ». Contre les gens pieux installés confortablement dans leur foi et leurs convictions, il se déchaîne avec une violence peu commune. « Faites ce qu’ils vous disent, mais ne faites pas ce qu’ils font », et, couronnement de tels jugements : « Vous êtes des sépulcres blanchis ! ». Fidèle à sa mission, l’Église proclame et re-proclame ces admirables paroles, on souhaiterait parfois que, dans ses avis et ses jugements, elle mette mieux en pratique les enseignements de son fondateur, lequel, à temps et à contretemps, disait aux gens bien-pensants ce que d’eux il pensait. Et pourtant, avec du vieux, il faut faire du neuf et « on ne met pas du vin nouveau dans de vieilles outres ». Depuis longtemps, l’Église catholique donne le sentiment d’un manque d’imagination et même de courage dans les situations délicates. Il y a d’heureuses exceptions. Un archevêque de Münster en Westphalie a publié en août 1942 une lettre pastorale qui condamnait les activités nazies, beaucoup de Chrétiens ont sauvé des Juifs en les cachant pendant la guerre, dont l’évêque de Liège, Mgr Kerkoofs. Plus récemment, en Amérique du Sud, des prélats comme Mgr Romeiro et Don Helder Camara ont pris la défense des plus pauvres, exploités par les puissants et les compagnies multinationales. On ne peut néanmoins s’empêcher de déplorer que, sans doute par une habitude de diplomatie secrète d’un
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autre temps, le Pape Pie XII n’ait pas condamné avec énergie les massacres perpétrés par les Nazis, spécialement celui des Juifs, dont on a peine à croire qu’il n’ait pas été averti. »
La réflexion chrétienne de Paul Wathelet portait aussi sur des situations de personnes qu’il connaissait et dont certaines pouvaient souffrir, comme c’est le cas de personnes divorcées : « En ce qui concerne le divorce, disons franchement qu’il ne devrait pas être encouragé, surtout dans le cas d’un couple qui a de jeunes enfants. On conçoit difficilement que des conjoints qui ont été unis, qui ont été tout l’un pour l’autre et qui se séparent le font chacun sans aucun regret et en toute sérénité. Une situation plus admissible serait une séparation par consentement mutuel, mais peut-on être assuré que, sous la terminologie juridique, les sentiments sont à l’unisson, sans aucun regret ? On s’interroge. Il n’empêche qu’un nombre considérable de mariages, au moins un tiers, peut-être même deux-tiers, aboutissent à un divorce. Faut-il dès lors exclure totalement les divorcés remariés de l’Église et en tout cas des sacrements ? Officiellement en tout cas, les divorcés remariés en sont exclus. Chez certains, cela engendre un sentiment de privation vis-à-vis de l’Église, sentiment qui se transforme facilement en hostilité militante. L’Église catholique est présentée par eux comme une institution fermée, autoritaire et volontairement ignorante des réalités. Heureusement des prêtres à l’esprit plus ouvert et, comme Jésus, plus tolérants aux faiblesses de la nature humaine, ferment les yeux et les laissent prendre une part active au culte. Des prêtres accueillent à une cérémonie religieuse des couples dont un des membres au moins a divorcé, sans que ce soit à proprement parler le sacrement de mariage. Une telle attitude semble la seule possible ; Dieu seul est juge et Jésus a dit être venu « pour les pécheurs et non pour les justes ». Il paraît donc urgent que le magistère de l’Église revoie sa position dans la pratique, sans d’ailleurs rien sacrifier des principes qu’elle a jusqu’à présent défendus. Faute d’un assouplissement dans les positions du magistère, les églises se videront encore plus qu’elles ne le font aujourd’hui. Dans la plupart des pays d’Europe, on constate que les gens qui assistent à la messe du dimanche ont, pour la plupart, une moyenne d’âge qui tourne autour de 50 ou 60 ans, les générations suivantes sont très peu représentées, c’est dire que, dans dix ou vingt ans, le nombre de
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fidèles pratiquants aura fondu comme neige au soleil. Était-ce vraiment le but à atteindre ? Si seuls les gens parfaits peuvent communier au cours de l’eucharistie, disons franchement qu’il n’y aura personne et, encore une fois, Jésus est venu pour les pécheurs et non pour les justes, en admettant qu’il y en ait. »
Même s’il pouvait se montrer critique à l’égard de certaines positions de l’Église, sa foi était pour lui sujet d’épanouissement et de joie et il aimait se fonder sur les écrits, principalement les paroles de Jésus, pour nourrir sa réflexion : « Pâques 2009, le pape Benoît XVI accumule les maladresses, qui provoquent la colère de beaucoup de catholiques dans nos pays, inutile de souligner que les libres penseurs ne manqueront pas d’en profiter. Comme des Catholiques l’ont écrit dans le journal Le Monde, il est urgent que l’Église entreprenne de se réformer dans son fonctionnement et dans son enseignement, surtout au sommet. L’idée a été lancée d’un troisième Concile du Vatican, c’est une possibilité, mais il faudrait surtout appliquer les décisions prises à Vatican II : où est la consultation des évêques ? Le rôle des laïcs au sommet de l’Église et particulièrement des femmes ? On a la fâcheuse impression que le pape et son entourage s’obstinent à ramer à contre-courant, d’où les « récentes gaffes papales » et les réactions qui ont suivi. L’Église devrait distinguer un idéal que l’on doit rechercher, mais qui, comme tout idéal, est inaccessible, et la vie courante de tous les hommes, avec ses imperfections, ses erreurs. L’homme contemporain ne veut pas se reconnaître pécheur ; sans doute à la suite d’une tradition héritée du XIXe siècle, se reconnaître pécheur conduirait à mener une vie sinistre et triste, sans aucun épanouissement, bref une sorte de deuil perpétuel (on se souvient des cravates et des voiles noirs). Il est dit quelque part dans la Bible que le Juste pèche sept fois par jour, que dire des non-justes ? Jésus dit explicitement qu’il n’est pas venu pour les Justes, mais pour tous les autres. Jésus condamne avec raison toute une série d’attitudes, mais il ne cesse de pardonner aux pécheurs, pourvu qu’ils se reconnaissent tels, ce qui n’implique aucunement qu’ils doivent prendre une apparence de deuil et de tristesse. Tous doivent se reconnaître pécheurs, faibles, mais, justement le message radieux de Pâques est que le Christ a pris sur lui tous les péchés des hommes et qu’il les a sauvés. Le fait
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de se reconnaître pécheur est doublé par la joie d’être sauvé gratuitement par le Christ ressuscité, l’idée est exprimée dans une lettre du plus mystique des Apôtres, Jean, qui écrit : « même si vous péchez, Dieu vous pardonne ». En somme, la pire faute est de se croire parfait, comme, dans l’Évangile, le font les Pharisiens, des sépulcres blanchis. »
Je pourrais multiplier les passages, mais ce serait trop long et ce n’est pas l’objet. Je terminerai en en citant un dernier. Ce sont les dernières réflexions qu’il a couchées sur le papier. Elles sont datées du 2 novembre 2014 et elles conviennent bien, selon moi, pour conclure, par une vision positive et de vie, la façon dont Paul Wathelet vivait sa foi. « Comme d’habitude j’ai assisté à la messe de 10 h 30 à Saint-Denis et, contrairement à l’habitude, l’homélie m’a déçu, je l’ai trouvée trop longue, mal préparée et banale. On me permettra de dire ici ce que j’aurais voulu entendre, même si j’aurais choqué des auditeurs. Le texte de l’Évangile portait sur la visite des Saintes Femmes au Tombeau au matin de Pâques. Elles apportaient des aromates pour les mettre sur le corps de Jésus et elles craignaient de ne pouvoir déplacer la pierre qui fermait le tombeau. Elles trouvent la pierre ôtée et le tombeau vide, un ange leur apprend que Jésus, dont le corps était là, est de nouveau vivant, ressuscité des morts. Le jour des Morts, ceci est évocateur et aurait dû retenir l’attention. Au risque de choquer, je dirais que je n’ai jamais cru à l’existence de l’« âme », considérée comme différente du corps et indépendante, seule partie « immortelle ». Cette conception, qui traînait dans les anciens catéchismes, n’a rien de biblique et elle a été reprise aux Pythagoriciens, puis à Platon. Elle conduit tout droit à la métempsychose. L’âme d’un mort, détachée de son corps, peut aller se fixer dans n’importe quel autre corps vivant ; c’est une croyance orientale répandue dans le Bouddhisme. Les Chrétiens croient en la résurrection de la chair. Le corps mort doit revenir à une vie meilleure, idéalisée, comme celui du Christ ressuscité. C’est bien là la résurrection de la chair, telle qu’elle figure dans certaines formes du Credo. Nous ne savons évidemment pas ce qu’il y a au-delà de la mort, de l’autre côté du miroir pour faire allusion à une histoire connue, mais tout indique qu’en la matière il faut faire confiance
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à Dieu, qui a voulu la création tout entière, parce qu’Il est la Vie même. Comme souvent en matière de religion, nous sommes les victimes d’opinions du XIXe siècle, comme dans un tableau repris dans l’histoire du Curé de Cucugnan qui figure dans Les Lettres de mon Moulin d’Alphonse Daudet. L’œuvre est géniale, hormis que Cucugnan n’est pas situé en Provence mais dans la région des Pyrénées. La question se pose de savoir si réellement l’Enfer existe ; peut-être, comme de grands saints l’ont cru, l’Enfer est vide, il ne s’y trouve personne. On pourrait en dire autant du Purgatoire. Dieu n’est pas un épicier qui pèse les mérites et les fautes de chacun, avant de prendre une décision. Par définition, Son Amour est infini et on peut penser que, s’Il a créé l’homme, c’est pour qu’il vive, même si l’homme, du fait de sa liberté, accumule les fautes et les erreurs. »
Alors, des fautes, des erreurs, Paul Wathelet en a commis lui aussi – il n’aurait pas aimé qu’on dresse de lui un portrait édulcoré. Et de fait, ceux qui l’ont bien connu savent qu’il n’était pas toujours d’un caractère facile et qu’il pouvait aussi, parfois, se montrer désagréable, surtout vis-à-vis des personnes qu’il n’appréciait pas. Mais, au-delà de ce côté somme toute humain, il restait attentif à ce que sa foi ne reste pas lettre morte, mais qu’elle débouche sur un réel engagement humain. Cela s’est manifesté notamment par son indéfectible fidélité envers la paroisse et les paroissiens de Saint-Denis, mais aussi dans son soutien permanent de toute une série d’associations tournées vers les plus démunis. Conclusion Je conclurai en disant que son plus grand souhait aurait sans doute été le suivant : que ce qu’il a pu produire ne reste pas non plus lettre morte. D’un côté, le souvenir de la personne qu’il a été est encore présent chez plusieurs d’entre nous. D’un autre côté, l’importance de son œuvre scientifique mérite d’être redécouverte et doit nous inciter à poursuivre nos recherches, chacun dans notre domaine, avec la même assiduité, la même précision, mais surtout avec le même enthousiasme et la même passion qu’il a sans cesse manifestés dans ses travaux et dans ses rencontres.
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Et chaque fois que, au cours de l’une ou l’autre de nos recherches, nous serons amenés à nous retrouver μετὰ Τρώεσσι(ν), tournons-nous vers ses travaux et inspirons-nous en pour aller plus loin encore dans nos investigations. C’est dans cette perspective qu’en guise de conclusion se trouve ci-après la liste de ses très nombreuses publications. En notre très bonne ville de Liège, juin 2018
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BIBLIOGRAPHIE BOULOGNE, J., « Avant-propos », dans J. Boulogne (éd.), Représentations mythologiques du sentiment familial : autour de la haine et de l’amour, Villeneuve-d’Ascq, 2007 (= « Ateliers », 37), p. 9-10. CHANTRAINE, P., Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, 1999. —, Grammaire homérique, t. II, Syntaxe, Paris, 1953. RUIJGH, C. J., Études sur la grammaire et le vocabulaire du grec mycénien, Amsterdam, 1967. WATHELET, P., Les traits éoliens de la langue de l’épopée grecque, Rome, 1970.
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II. TEXTES INÉDITS
NESTOR ET SA FAMILLE CHEZ HOMÈRE * † Paul WATHELET Université de Liège
Dans les poèmes homériques, Nestor est le roi de Pylos. Le toponyme n’est pas indifférent : Pylos signifie en effet « la porte », « le portail ». D’après plusieurs traditions antiques, cette porte (Πύλος, πύλη) est celle des Enfers, de l’Au-Delà1. Le nom même de Nestor est un composé en -tor bâti sur la racine *-nes qui signifie « sauver »2. Nestor serait donc « le Sauveur ». Dans l’Iliade, Nestor apparaît comme un vieil homme, qui recommande le calme dans les querelles et qui aime évoquer largement ses nombreux souvenirs ; il a connu trois générations d’hommes, d’après ce qui est dit à son sujet3. Si on compte 20 ans par génération, il aurait environ 60 ans, ce qui, pour l’époque, en fait un très vieil homme. Nestor est fils de Nèlée, Νηλεύς, anthroponyme qu’on a analysé comme *neseleus, avec chute du σ intervocalique et contraction des deux ε mis en contact, mais la contraction n’atteste pas la forme ionienne qu’on aurait attendue, mais la forme éolienne4, ce qui ferait remonter l’anthroponyme quelque peu dans la tradition.
* Ce texte posthume est la dernière communication de Paul Wathelet pour le séminaire « Imaginaires mythologiques des sociétés anciennes » qui avait eu lieu le 31 mai 2013 à Villeneuve d’Ascq. 1 P. CHANTRAINE, 1968-1980, p. 953-954, s.v. πύλη. Le lien entre Hadès et Pylos était à ce point fort que, dès l’Iliade (V, 395-402), il est dit qu’Hadès a été blessé en défendant Pylos contre Héraklès. 2 C. J. RUIJGH, 1967, § 335, p. 369-370. 3 Hom., Il., I, 250-253. 4 Le nom semble bien attesté sur les tablettes mycéniennes de Pylos : C. J. RUIJGH, 1985, p. 164 (= 1996, p. 242). On ne peut cependant totalement exclure que l’anthroponyme n’ait une origine préhellénique, comme c’est le cas pour beaucoup de noms d’hommes en -ευς.
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Nestor était le dernier des fils de Nèlée5 ; les autres avaient été tués par Héraklès, comme lui-même le raconte au chant XI (690-693) de l’Iliade. Seul le cadet, Nestor, avait échappé au massacre. Il était ainsi devenu l’héritier du pouvoir de son père et il a régné sur Pylos, que, dans sa jeunesse, il avait défendue avec vigueur contre les Éléens (Ἦλις, Ἠλείοισι), en ramenant de chez eux un énorme butin, puis contre les Épéens (Ἐπειοί), peuple d’Élide, avec un égal succès6. Nestor apparaît dans l’Iliade comme un homme courageux : malgré son âge, il participe aux combats7, mais l’Iliade ne mentionne aucun Troyen qu’il aurait abattu. Il exhorte les Achéens au combat8. Il est aussi conciliant, de bon conseil et très bavard ; il tente de calmer la colère d’Achille contre Agamemnon9 et il ne rate pas une occasion d’intervenir ; la plupart du temps ses avis sont bien accueillis10 ; à plusieurs reprises, Nestor se trouve avec Diomède et Ulysse, deux héros proches d’Athéna11. Il est notamment le premier héros achéen qui accueille Diomède et Ulysse (Νέστωρ δὲ πρῶτος…) quand, de nuit, ils ont tué Rhèsos12. Cette expédition a pu être analysée13 comme une descente aux Enfers de Diomède et d’Ulysse, qui empêchent Rhèsos, proche du Soleil et qui dort dans l’Autre Monde, de combattre avec les Troyens. S’il avait combattu un seul jour, Troie n’aurait pu être prise. Nestor serait ici celui qui veille à la porte de l’Au-Delà. Nestor est aussi un homme riche : il possède un bouclier tout en or14. Il a aussi une superbe coupe, décrite au chant XI de l’Iliade (632-637). Dans l’Odyssée, Nestor apparaît comme un homme aimable15, accueillant et bavard ; il veille à bien traiter ses hôtes ; c’est le cas pour Mentor et
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Dans la Nekyia de l’Odyssée, dans le « Catalogue des héroïnes » (XI, 281-287), il est dit qu’Ulysse a vu aussi Chloris « que Nélée autrefois / choisit pour sa beauté moyennant des cadeaux sans nombre, / Fille cadette d’Amphion, ce puissant Iaside, / Qui régna autrefois sur Orchomène et les Minyens. / Reine des Pyliens, elle eut de lui de beaux enfants, / Nestor et Chromios et le vaillant Périclymène / Et la noble Péro, cette merveille de la terre » trad. F. MUGLER, 1991. 6 Hom., Il., XI, 670-762. 7 Hom., Il., VIII, 80-156. 8 Hom., Il., VII, 123-160 ; XV, 661-666. 9 Hom., Il., I, 254-284 ; voir aussi Il., IX, 53-78 ; 96-103 ; 162-172 ; X, 102-118 ; 204-217 etc. 10 Par exemple Hom., Il., VII, 171-174 ; 327-343 ; VIII, 139-156 ; XIV, 53-63. 11 Hom., Il., VIII, 80-111. 12 Hom., Il., X, 532 sqq. 13 Voir P. WATHELET, 1989, p. 229. 14 Hom., Il., VIII, 191-193 ; son fils Thrasymède le lui empruntera en XIV, 11. 15 Ceci apparaîtra dans des textes ultérieurs par exemple Soph., Phil., 422 : Philoctète s’inquiète auprès de Néoptolème du sort de Nestor ; il dit : « Et le vieux brave (παλαιὸς κἀγαθός), mon ami Nestor de Pylos, vit-il encore ? Il cherchait toujours, lui, par de sages conseils, à arrêter le mal que faisaient les autres ».
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Télémaque, quand ils débarquent à Pylos16. On y apprend qu’il est un des rares chefs achéens à être rentré de Troie sans problème17. C’est aussi un homme pieux, qui prie les dieux18 et leur offre des sacrifices d’importance19. Nestor est mentionné dans quelques formules homériques : - au nominatif, il est Γερήνιος ἱππότα Νέστωρ en fin de nombreux vers20. Il y a aussi un certain nombre de variantes, dans le détail desquelles on n’entrera pas ici. Il s’agit manifestement d’une formule. Malheureusement, cette formule pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. Le sens exact et l’étymologie de γερήνιος restent mystérieux, on en reparlera plus loin. Le terme ἱππότα apporte un autre problème : s’agit-il, comme on pourrait le croire à première vue, du vocatif de ἱππότης ? Mais alors on aurait un vocatif employé largement là où on aurait attendu un nominatif. Il vaut sans doute mieux supposer qu’on se trouve devant un nominatif archaïque, à un moment où le -ς final n’a pas encore été introduit au nominatif, par analogie de la deuxième et de la troisième déclinaison (cf. le latin nauta)21 ; ceci est d’autant plus vraisemblable que, dans ses nombreux emplois, la plupart appliqués à Nestor, ἱππότα est toujours au nominatif et jamais au vocatif. Dans ce cas, il s’agirait d’une forme très archaïque et la formule pourrait remonter au stade le plus ancien de la composition formulaire, ce qui impliquerait aussi la très grande ancienneté du personnage. - au vocatif, Nestor est qualifié quelques fois, dans des vers répétés, de « fils de Nèlée » : ὦ Νέστορ Νηληιάδη, μέγα κῦδος Ἀχαιῶν22 ; - à l’accusatif, le nom de Nestor est peu formulaire, tout au plus peuton citer en fin de vers Νέστορα δῖον23 et Νέστορα ποιμένα λαῶν24, mais 16
Hom., Od., III, 29 sqq. Hom., Od., III, 166-183. 18 Hom., ll., XV, 372-376. 19 Hom., Od., III, 30-64 ; 404-472. 20 Γερήνιος ἱππότα Νέστωρ : Il., II, 336 ; 433 ; 601 ; IV, 317 (= VIII, 151 ; IX, 162 ; X, 102 ; 128 ; 143 ; XII, 655 ; XIV, 52) ; VII, 170 ; 181 ; VIII, 112 (= XII, 516) ; IX, 179 ; X, 138 ; 157 ; 168 ; 203 ; 543 ; Od., III, 68 ; 102 (= 210 ; 253) ; 386 ; 397 ; 405 ; 417 (= 474) ; IV, 161 ; VIII, 161. Soit trente fois, certains vers sont répétés, parfois à plusieurs reprises. 21 Contrairement à ce que suggérait P. CHANTRAINE, 19612. Voir aussi C. J. RUIJGH, 1967, p. 80, § 57. 22 Hom., Il., X, 87 (= 555 ; XII, 511 ; XIV, 42 ; Od., III, 79 ; 202). La première partie du vers est reprise en Od., III, 247. 23 À la fin d’Il., X 54 ; XII, 510 ; Od., I, 284. On trouve également, à la fin d’Od., XVII, 109, Νέστορα ποιμένα λαῶν, mais l’expression formulaire est employée pour d’autres. 24 Hom., Il., X, 78 ; Od., XVII, 109 (avec un remploi en Od., III, 469). 17
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l’élément ποιμένα λαῶν est, dans l’Iliade, précédé d’autres noms de héros à l’accusatif ; - au génitif, le nom est, à plusieurs reprises, suivi, en fin de vers, de υἱός et souvent précédé de μεγαθύμου, qui peut être remplacé par μεγαθύμοο, indice de quelque ancienneté : on trouve donc μεγαθύμου Νέστορος υἱός25 ou … υἱόν26 – il y a aussi, toujours en fin de vers, Νέστορος ἀγλαὸς υἱὸς27 ou …υἱὸν28 ; - au datif, le nom de Nestor apparaît dans la formule de fin de vers Νέστορι ποιμένι λαῶν29, variante de la même formule, où on lit à l’accusatif Νέστορα ποιμένα λαῶν. Homme heureux, tout compte fait, Nestor a eu de nombreux fils et aussi des filles, dont le nombre n’est pas donné. Sa femme est Eurydice, dont le poète ne parle guère et qui ne joue qu’un rôle effacé. Son nom est un homonyme d’autres héroïnes, dont la femme d’Orphée et celle de Créon dans le mythe d’Œdipe. Parmi ses fils, un l’emporte dans l’Iliade, Antiloque (littéralement « Celui qui s’oppose à l’embuscade » ou « Celui qui se trouve à la place de l’embuscade »30), où il joue un rôle non négligeable. C’est notamment lui qui annonce à Achille la mort de Patrocle31. Il sera tué par Memnon, fils de l’Aurore, mais cet événement n’est pas raconté par Homère ; il l’était dans l’Éthiopide32. Antiloque est évoqué à plusieurs reprises comme héros mort, dans l’Odyssée33. Le nom d’Antiloque, cité dans de nombreux vers de l’Iliade et dans quelques passages de l’Odyssée, apparaît la plupart du temps au début de l’hexamètre, mais les contextes sont souvent différents. Une formule de second hémistiche est répétée trois fois dans l’Iliade : 25
Hom., Il., V, 565 ; X, 229 ; XIII, 400 ; XXIII, 541 ; 596. Hom., Il., XVII, 653 ; Νέστορος υἱός termine aussi Il., X, 229 ; XVIII, 16 ; XXIII, 755 ; Od., III, 69 (= XV, 194). 27 Hom., Il., X, 229 ; Od., III, 21(= 303) ; XV, 144. 28 Hom., Od., XV, 4. 29 Hom., Il., XXIII, 411 ; Od., XV, 151. 30 Voir P. WATHELET, 1988, p. 145, no 3. Ἄβληρος ; H. VON KAMPTZ, 1982, p. 56, § 16 c ; p. 74, § 22 c 2 ; p. 85, § 29 a 2 ; p. 206, § 66. Sur l’étymologie de lochos, voir P. CHANTRAINE, 1968-1980, p. 634-635, s.v. λέχεται. 31 Hom., Il., XVIII, 1-14. 32 Procl. Diad., Chrest., 188-190 Severyns. Il ne faudrait sûrement pas en conclure que l’Éthiopide aurait été composée avant l’Odyssée. L’auteur de l’Éthiopide a pu être inspiré par une tradition qui lui était antérieure. Dans sa sixième Pythique (VI, 32), Pindare suggère qu’Antiloque aurait affronté Memnon pour couvrir la retraite de son père et qu’il est mort pour le défendre. 33 Hom., Od., III, 112 ; IV, 187-188 ; 200-202 ; XI, 468 ; XXIV, 16, 78. 26
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Ἀντίλοχος μενεχάρμης34. L’adjectif, peu employé, est composé de μενε-, issu de μένω, « tenir, résister » et de χάρμη, « l’ardeur dans la bataille » ; le sens du composé est donc « Celui qui tient bon dans la bataille ». Les autres fils de Nestor sont, d’après l’Odyssée (III, 413-415), Échéphrôn, Stratios, Persée, Arètos, Thrasymède, Pisistrate. Hormis Antiloque, les fils de Nestor ne sont guère d’emploi formulaire. Pisistrate, le plus jeune des fils de Nestor, dont le nom signifie « Celui qui persuade la troupe, la foule », guide de manière efficace le jeune Télémaque35 ; il n’apparaît pas comme un combattant. Il prend, auprès de Télémaque, le relais de Mentor, sous l’apparence duquel se dissimulait Athéna36. Il accompagnera Télémaque dans son voyage de Pylos à Sparte. Le voyage est effectué par la route, ce qui, pour des Grecs habitués à voyager par mer, semble étonnant. Peut-être faut-il se souvenir qu’à l’époque mycénienne le pays comportait des routes diverses, et une route notamment qui conduisait de la région de Pylos au Péloponnèse ? Cette route suit en gros le même chemin que la route moderne, sans doute parce que, étant donné le relief, c’est la seule manière de procéder. Le voyage de Télémaque à Pylos et à Sparte, où il est reçu par Ménélas et Hélène, est conçu comme une descente aux Enfers. D’une manière plus simple et sans rencontrer les mêmes monstres et les mêmes obstacles, le jeune Télémaque fait un voyage analogue à celui de son père. Ce voyage est pour lui un genre d’épreuve initiatique37. Le plus jeune des fils de Nestor, Pisistrate, qui l’accompagne et le guide, a des caractéristiques qui le rapprochent d’Hermès38. Ulysse rentre à Ithaque après vingt ans (dix ans de guerre de Troie et dix ans de retour). Comme Télémaque était un bébé quand son père est parti, il doit avoir plus de vingt ans au retour de son père. Or, tel qu’il est présenté au début de l’Odyssée, ce n’est encore qu’un adolescent. À vingt ans, à l’époque des héros homériques, on est un homme. Les premiers chants de l’Odyssée soulignent la grande jeunesse et l’inexpérience de Télémaque. Il faut qu’Athéna s’occupe de lui pour le faire avancer en âge et en maturité39. C’est ce qu’elle fera sous la forme de Mentès, puis de Mentor et, à la suite de cette 34
Hom., Il., XIII, 396 ; XV, 582 ; XXIII, 419. Hérodote (V, 65, 3) rappelle que des descendants de Nèlée étaient venus s’établir à Athènes et que le nom de Pisistrate aurait été donné au futur tyran d’Athènes à partir du cadet des fils de Nestor (V, 65, 4). 36 Il est remarquable qu’Athéna/Mentor évite de passer la porte de l’Autre Monde, comme la plupart des Olympiens. 37 J.-M. RENAUD – P. WATHELET, 2002, p. 273-286. 38 On n’a pu trouver jusqu’à présent une épithète d’Hermès qui serait πεισίστρατος, mais ceci peut encore arriver. 39 C’est ce qu’elle fera sous les apparences successives de Mentès et de Mentor. 35
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intervention, Télémaque marquera, à quelques moments, son indépendance vis-à-vis d’une mère dominante, Pénélope40. Quoi qu’il en soit, l’accueil de Nestor et de sa famille à Pylos aura sur Télémaque un effet bienfaisant : Pisistrate le mène jusqu’à Sparte, où il rencontre Hélène et Ménélas, ce qui, pour un jeune « provincial » qui n’avait jamais rien vu, est une véritable révélation41. Tel un génie qui réside à la Porte (πύλη) des Enfers, Nestor accueille donc le jeune Télémaque et Mentor avec beaucoup d’amabilité. Il représente le côté favorable que connaissent la majorité des dieux grecs, y compris Hadès, le dieu des morts42. Faut-il dire que cet aspect favorable n’est pas toujours de mise et que tous les dieux et déesses ont aussi un côté négatif, plus ou moins marqué43 ? Outre Antiloque et Pisistrate dont il a été question, les fils de Nestor cités dans l’Odyssée sont Échéphrôn, Stratios, Persée, Arètos et Thrasymède : - Échéphrôn est « Celui qui tient, ou qui domine l’esprit », de ἔχειν et de φρήν au degré o44 ; - Stratios porte un nom dérivé de στρατός, « l’armée » : c’est donc un militaire, un soldat ; - le nom de Persée a été interprété de manières diverses : quelle que soit l’étymologie réelle du nom, grecque ou préhellénique, il a pu être interprété dès l’Antiquité comme « le Pillard, le Destructeur », en relation avec πέρθω, « piller » ; - Arètos45, signifierait « le Souhaité » ou, au sens négatif, « le Maudit »46 ; 40
Hom., Od., I, 356-359 ; XXI, 350-354. Voir J.-M. RENAUD – P. WATHELET, 2008, p. 110, § 4.133b. 41 Hom., Od., IV, 71-74. 42 Autre représentant de ce caractère favorable, au moins pendant un temps, le roi de Sériphos, Polydexitès, qui recueillera Danaè et le jeune Persée. Polydexitès est une épiclèse d’Hadès. 43 Ceci est particulièrement vrai aussi pour les Nymphes, ainsi qu’il apparaît dans l’ouvrage intéressant et contestataire de R. Calasso, publié en italien en 2005 et dont la traduction française (La folie qui vient des Nymphes) est sortie récemment chez Flammarion (2012). 44 Un autre Échéphrôn est aussi fils d’Héraklès, frère jumeau de Promachos (autre anthroponyme à connotation guerrière). 45 P. WATHELET, 1988, p. 313-315, no 49. Ἄρητος. 46 L’anthroponyme se retrouve dans l’anthroponymie grecque ultérieure. Dans l’Iliade (XVII, 494 ; 517 ; 534) Arètos est le nom d’un Troyen tué par Automédon, avec une certain Chromios ; ils voulaient s’emparer du char et des chevaux d’Achille, après la mort de Patrocle, mais Automédon, qui défend vaillamment le char et les chevaux, lance son javelot, qui traverse le bouclier d’Arètos et le tue.
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- Thrasymède (Θρασυμήδης) n’est pas qu’un figurant, il sauve la vie de son frère Antiloque47. Il est qualifié d’ ἀντίθεος48. Il a une certaine survie dans la littérature post-homérique49. Le nom existe dans l’anthroponymie courante. Thrasymède est celui dont « l’esprit » est θρασύς, « courageux, agressif ». La plupart de ces fils ont des homonymes dans d’autres récits de la mythologie grecque. Ils portent des noms plus ou moins liés au monde de la guerre et du combat, ce qui semble les opposer à leur père, Nestor, dont le nom signifie « qui sauve ». Hormis pour Antiloque, dans une certaine mesure pour Thrasymède et, dans l’Odyssée, pour Pisistrate, nous ne savons rien de la vie de ces fils de Nestor. Pour Échéphrôn, Stratios, Persée et Arètos, l’épopée homérique n’en dit pas plus. On est en droit de se demander d’où viennent les noms de ces fils de Nestor. Sont-ils hérités d’une tradition plus ou moins longue, antérieure à Homère, ou s’agit-il simplement de noms donnés par Homère pour étoffer son œuvre, un peu à la manière de nombreux figurants troyens abattus en série lors de l’aristie des héros achéens au cours des combats racontés par l’Iliade ? Des filles de Nestor, il n’est pratiquement pas question dans l’épopée homérique, à l’exception de Polykastè50, qui n’est mentionnée que parce qu’elle est amenée à donner le bain à Télémaque. L’usage n’a rien qui doive étonner, il est banal à l’époque héroïque51. On a évoqué le personnage de Nestor et son entourage tels qu’ils apparaissent dans l’épopée homérique, en esquissant les traits mythiques qui les marquent tous. On a pris l’épopée homérique comme un stade 47
Hom., Il., XVI, 317 sqq. Hom., Il., XVI, 321 ; Od., III, 414. 49 Il accompagne son père à la tombe messénienne ; représentation à Messénè (Ithomè) : Paus., IV, 36, 2 ; 31, 11. De Thrasymède, les Alcméonides à Athènes prétendaient descendre par leur ancêtre Alcméon (Paus., II, 18, 8). Dans l’Iliade, un écuyer de Sarpédon s’appelle Thrasymèlos ou Thrasymèdos ou Thrasymèdès ou Thrasydèmos, les manuscrits hésitent sur la graphie (P. WATHELET, 1988, p. 590-592, no 153. Θρασύμηλος). La seconde version, Thrasymèdos, semble la plus acceptable, ce serait la version thématisée de Thrasymèdès, de même que Patroklos est la version thématisée de Patrokléès. Le personnage est tué par Patrocle, qui le frappe au bas-ventre, juste avant la mort de Sarpédon. 50 Sans doute de πολυ- et de *καστη, issu de la racine qu’on retrouve dans κέκασμαι, « exceller, briller » (P. CHANTRAINE, 1968-1980, p. 511, s.v. κέκασμαι). 51 La seule exception est Ulysse lui-même, qui semble manifester quelque pudeur au moment où, sortant complètement nu d’un bosquet, dans lequel il s’était réfugié après avoir échappé aux vagues de la mer, le héros dissimule sa nudité derrière quelques branches qu’il cueille hâtivement. Son geste est moins un effet de pudeur qu’une réaction de crainte. Ulysse ne sait où il est et comment il sera accueilli dans ce territoire dont il ne sait rien et qui, en fait, est celui des Phéaciens. 48
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particulièrement important dans le développement du mythe. Sans rouvrir l’éternelle et stérile question homérique – ce n’est pas la place d’en traiter ici –, on a envisagé qu’Homère, poète de génie, avait reçu d’une tradition peutêtre très ancienne le mythe de Nestor et des siens et qu’il l’a rendu selon son talent et les nécessités de son œuvre, sans perdre de vue que, quelle que soit son indépendance, l’aède doit avant tout répondre à l’attente de son auditoire, avide d’entendre de belles histoires et aussi de les réentendre. On voudrait à présent suivre le mythe de Nestor et des siens dans la littérature post-homérique. Comme beaucoup de textes nous sont parvenus sous des formes parcellaires et même comme fragments, il n’était pas utile, ni même possible de suivre le mythe d’après les divers auteurs qui ont pu en parler. Dès lors, on a préféré suivre le récit tel qu’il est donné par un auteur tardif, mais, contrairement à ce qu’on a longtemps dit, sérieux et bien informé, le Pseudo-Apollodore52. Voici le récit53 : Tyrô (Τυρώ), fille de Salmôneus et d’Alcidikè, a conçu une passion pour le fleuve Énipeus ; elle a fréquenté souvent ses eaux. Mais Poséidon, sous la forme d’Énipeus, a couché avec elle et, en secret, elle a donné naissance à deux jumeaux, qu’elle a exposés. Alors que les bébés étaient laissés sans nourriture, un gardien de chevaux, qui passait là, a vu les enfants, les a recueillis et élevés et il appela l’un Nèlée et l’autre Pélias. Quand ils furent adultes, les deux frères ont lutté l’un contre l’autre et Nèlée, qui était banni, vint en Messénie et il a fondé Pylos54. Comme le dit déjà l’Odyssée55, Nèlée a épousé Chlôris, fille d’Amphion, de laquelle il a eu une fille, Pèrô, et douze fils56, dont Nestor et Périclyménès ; à ce dernier Poséidon a donné le pouvoir de changer de forme57. Quand Héraklès a ravagé Pylos, Périclyménès s’est changé en lion, en serpent et en abeille58, mais il a été tué par Héraklès, ainsi que Nèlée et ses autres fils. Le fait de pouvoir prendre des formes diverses pour affronter un danger est fréquent dans les mythes qui mettent en scène des personnages liés à la mer. Non seulement Périclyménès avait reçu cette faculté de Poséidon, dieu de la mer, mais on pense au cas de Protée – dans la description que 52
Dans sa Bibliothèque et dans les Résumés qui reprennent la suite de la mythologie, Résumés qui sont l’œuvre de Jean Tzetzès. Là où le Pseudo-Apollodore s’écarte d’auteurs plus anciens sur un point dont nous sommes informés, on le notera. 53 Ps.-Apd., I, 9, 8-9. 54 Voir aussi Paus., IV, 2, 5. 55 Cf. plus haut n. 5. 56 Les noms des autres fils étaient Tauros, Astérios, Pylaôn, Deimachos, Eurybios, Épilaos, Phrasios, Euryménès, Évagoras, Alastôr. 57 Le passage de l’Odyssée (XI, 286-287) ne mentionne comme fils que Chromios (non cité par le Ps.-Apd.), Nestor et Périclyménès et une fille Pèrô. 58 Les sources divergent sur les animaux dont Périclyménès a pris la forme quand il a combattu Héraklès. On ne peut s’attarder à ce problème ici : voir une longue note dans l’édition du Ps.Apollodore, par Sir J. G. FRAZER, 19211, p. 85.
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Ménélas en fait à Télémaque et à Pisistrate59 – et à celui de Thétis, déesse marine, qui, pour échapper à Pélée, a pris des formes diverses, sans qu’elle puisse se défaire de l’emprise du héros60. Seul Nestor a été sauvé, parce que, selon un fragment du Corpus hésiodique, il était à ce moment élevé chez les Gérèniens61, ce qui lui a permis de ne pas être massacré par Héraklès. Le terme de Γερήνιος, qui figure déjà comme épithète dans une formule homérique, revient dans le Corpus hésiodique. Il est peu clair. Dès l’Antiquité, il avait suscité des discussions. Il a été compris comme « originaire de Gérènos », ville de Messénie, ainsi que le pense Eustathe, ou bien comme « honoré », γερήνιος étant rapproché de γέρας, ou bien comme « vieux », rapproché de γέρων62. Nestor a épousé Anaxibia, fille de Kratieus, et elle a mis au monde des filles, Pisidikè (Πεισιδίκη) et Polykastè, et des fils, dont la liste est identique à celle d’Homère. Nèlée est fils de Poséidon et ses nombreux fils sont tués par Héraklès, luimême fils de Zeus. On a ici un thème bien connu dans la mythologie grecque, la rivalité entre Poséidon et Zeus, dont on trouve plusieurs autres exemples. Un thème revient dans le récit mythique qui concerne Nestor et les siens : Nèlée et Nestor sont heureux et ceci est marqué par le fait qu’ils ont de nombreux fils. C’est en soi un signe de bonheur. Dans l’Iliade, chez les Troyens, Priam a de multiples fils. Il en va de même pour Anténor, partisan de la paix, tandis qu’Antimaque, partisan de la guerre, n’a que trois fils63. Dans le cas de Nèlée, comme dans celui de Nestor, le cadet est mis en évidence. Pour Nèlée, tous ses fils ont été massacrés par Héraklès, hormis Nestor, heureusement absent de Pylos au moment où Héraklès intervient. Parmi les fils de Nestor, un seul est mis en évidence, Pisistrate, qui conduira Télémaque jusqu’à Sparte auprès de Ménélas. Dans l’Iliade, Priam est le fils aîné et l’héritier de Laomédon, tandis que ses frères forment le groupe des vieillards qui bavardent pour s’occuper, sur les remparts de Troie, 59
Hom., Od., IV, 383-570. La tradition comporte un certain nombre de variantes sur les animaux dont Périclyménès pouvait prendre la forme : d’après Hésiode, cité par le scholiaste à Apollonios de Rhodes (Arg., I, 156-160), Périclyménès avait la possibilité de se changer en aigle, en fourmi, en abeille et en serpent, mais on dit qu’Héraklès le tua alors qu’il avait pris la forme d’une mouche. D’après une autre source, c’est sous la forme d’une abeille que le héros a été tué par Héraklès (Eust. in Hom., Od., XI, 285, p. 416). Mais, d’après Ovide (M., XII, 549 sqq.), c’est sous la forme d’un aigle qu’Héraklès l’a tué. Sa version est suivie par Hygin (Fab., 10). D’autres sources disent que Périclyménès avait la possibilité de prendre la forme de n’importe quel animal ou de n’importe quel arbre selon ce qui lui plaisait (Eust. in Hom., Od., XI, 285, p. 416). 61 Hés., fr. 34-35 M.-W. 62 Cf. M. HOFINGER, 1978, p. 128, s.v. Γερήνιος. 63 Encore un des trois n’est-il pas assuré. P. WATHELET, 1988, p. 294, no 36. Ἀντίμαχος : il n’est pas assuré que le père d’Hippomachos soit Antimaque. 60
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τεττίγεσσι ἐοικότες, « semblables à des cigales ». Après Homère, il est dit qu’Héraklès a tué tous les fils de Laomédon, sauf le plus jeune, Priam, qui peut ainsi succéder à son père. On est en présence d’un thème bien connu dans d’autres mythes, dans l’épopée et dans des contes populaires : il s’agit du thème du cadet doté d’une qualité supérieure qui lui permet de mener ou de dominer ses frères. Si on en juge par la Théogonie d’Hésiode (469-506), Zeus a été le cadet des enfants de Cronos et de Rhéa64, tandis qu’il était donné comme l’aîné dans l’Iliade65. Dans l’histoire de Tyrô et de ses amours avec Poséidon, on notera que Poséidon a connu un grand nombre d’aventures amoureuses, autant que Zeus, comme l’a bien montré Jean-Michel Renaud66. La naissance de jumeaux est un autre thème largement répandu, comme le montrent, à Rome, Romulus et Rémus. On renverra sur ce point aux travaux d’Alain Meurant67. Comme dans d’autres récits, les jumeaux ne peuvent s’entendre et une rivalité existe entre eux. Ou bien un des deux domine l’autre, ou bien ils se séparent pour aller vivre dans des régions différentes. De même, dans la littérature post-homérique, on fera de Télamon et de Pélée des frères, tous deux fils d’Éaque. Après avoir tué un demi-frère qu’ils avaient, ils sont bannis : Télamon va vers Salamine où il deviendra père d’Ajax, tandis que Pélée finit par s’installer en Phthie ; il sera le père d’Achille68. Nestor a épousé Anaxibia, fille de Kratieus, alors que, chez Homère, Nestor est le mari d’Eurydikè, fille de Klyménos69. Malgré cette différence, les noms des fils sont les mêmes. Les hésitations dans le nom de la femme de Nestor sont un témoignage du flottement qui existe pour la plupart des héroïnes de la mythologie. Alors que les héros sont bien définis et mis en évidence, souvent leur femme joue un rôle effacé. Il y a tout de même des
64 Il est probable que ce récit est le résultat d’une évolution : comme son nom l’indique, Zeus, dieu du ciel diurne, est un des rares dieux du panthéon grec à porter un nom sûrement indoeuropéen. L’histoire de son origine est probablement le fait d’une évolution plus ou moins tardive. Le thème du cadet doté de qualités exceptionnelles apparaît aussi dans les contes populaires, comme le montre l’histoire du Petit Poucet. 65 Hom., Il., XIII, 355 ; XV, 182. 66 J.-M. RENAUD, 2004, p. 162. 67 Voir notamment A. MEURANT, 2000. 68 On peut aussi penser, du côté de l’Inde, aux Açvins : voir M. DEFOURNY, 1978, p. 133. 69 Hom., Od., III, 452. D’après le Ps.-Apd. (I, 8, 1), Oineus épousa Althaia, fille de Thestios et elle mit au monde Toxeus, Thyreus et Klyménos (voir J.-M. RENAUD, 1993, p. 41-43). Klyménos a plusieurs homonymes dans la mythologie et il n’est pas certain que ce Klyménos ait été le père d’Eurydikè. Quant au nom d’Anaxibia, il est porté par plusieurs héroïnes, dont la femme de Pélias – elle était la fille de Bias (Ps.-Apd., I, 9, 9), mais, d’après d’autres, sa femme était Phylomachè, fille d’Amphion.
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exceptions, comme Pénélope,70 et, dans une moindre mesure, Andromaque71, la femme d’Hector, et même Hécube72, la femme de Priam. Une tradition assez répandue prétendait que des Pyliens étaient venus s’installer à Athènes, avant de passer en Asie Mineure, où ils auraient fondé les premières colonies ioniennes. On n’abordera pas ce problème ici, faute de temps et parce qu’il a été mêlé de conceptions politiques. En conclusion, les quelques exemples qu’on a pu donner montrent que, si, chez Homère, le récit qui entoure Nestor est déjà largement constitué, il a continué à se développer après Homère, en s’enrichissant de traits qu’on retrouve dans d’autres récits mythologiques, grecs ou même étrangers. Ainsi, beaucoup de récits mythiques, différents à l’origine, finissent par présenter de plus en plus d’analogies entre eux, au fur et à mesure qu’ils se développent et se précisent. En ce qui concerne Nestor, une hypothèse vraisemblable est qu’à l’origine Nestor était une sorte de génie, de déité, qui se trouvait à la porte de l’Au-Delà, puis, peu à peu, comme d’autres héros ou héroïnes, il est devenu un héros épique, mais ceci reste impossible à démontrer, faute de documents assez anciens.
70 On peut avoir le sentiment qu’elle se plaît dans son rôle de reine, au point de maintenir son fils trop longtemps sous sa domination : J.-M. RENAUD – P. WATHELET, 2002, p. 273-286. 71 Andromaque fait preuve de connaissances viriles en ce qui concerne les chevaux de son mari : voir P. WATHELET, 1988, p. 274-283, no 33. Ἀνδρομάχη. 72 Hécube tentera en vain d’empêcher Priam de se rendre dans le camp d’Achille pour récupérer le corps d’Hector – on doit reconnaître que l’entreprise semblait une véritable folie et que la réaction d’Hécube était largement justifiée, elle sera approuvée par Hermès à la fin du passage. Voir P. WATHELET, 1988, p. 451-464, no 104. Ἑκάβη.
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LES FEMMES DE PRIAM * † Paul WATHELET Université de Liège
Dans l’Iliade, il est dit que Priam a pour femme Hécube1, c’est la plus connue et elle intervient en divers passages, notamment à la fin du poème au moment où Hector va affronter Achille et quand il va être tué. Après la mort d’Hector, Priam reçoit de Zeus l’ordre, transmis par Iris, d’aller récupérer le corps de son fils, en se rendant auprès d’Achille pour le lui demander. Iris promet à Priam que, dans sa démarche, il sera aidé par Hermès. À cette nouvelle, Hécube tente de dissuader son mari de se lancer dans cette expédition, dont elle souligne les dangers. La réaction d’Hécube n’est pas sans fondement : il arrive à un dieu de l’Olympe d’intervenir pour tromper un humain auquel il a une raison d’en vouloir. On se souvient qu’au deuxième chant de l’Iliade (II, 3-47) Zeus a envoyé un songe trompeur à Agamemnon, afin qu’il se lance dans le combat sans Achille et qu’ainsi celui-ci soit vengé. Un tel cas est loin d’être unique. Les dieux de l’Olympe ne sont pas parfaits. Hécube ne pourra dissuader Priam de partir, mais l’affection mutuelle des deux vieux époux est émouvante. On a le sentiment qu’au couple encore jeune, d’Hector et d’Andromaque, dont l’amour mutuel apparaît notamment dans la célèbre scène des adieux à la fin du chant VI (390-498), correspond, une génération auparavant, le couple de Priam et d’Hécube. Tout ceci ne doit pas faire oublier que Priam a ou a eu d’autres femmes, apparemment tout aussi légitimes, même si l’épopée ne leur attribue pas le même rôle qu’Hécube. Elles sont incidemment mentionnées comme mères de tel ou tel guerrier : il s’agit de Laothoè2, fille d’Altès, mère de Lykaon et de Polydore3, et de Kastianeira4, mère de Gorgythion, lequel est tué par Teukros. Priam dira lui-même « qu’il a eu cinquante fils, dont dix-neuf d’Hécube, et les * Ce texte transmis par J.-M. Renaud date de la fin 2014. 1
P. WATHELET, 1988, no 104. Ἑκάβη, p. 451-464. Ibid., no°205. Λαοθόη, p. 705-708. 3 Tous deux sont tués par Achille. 4 P. WATHELET, 1988, no°188. Καστιάνειρα, p. 675-676. 2
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autres d’autres femmes vivant dans le palais » (τοὺς δ᾽ ἄλλους μοι ἔτικτον ἐνὶ μεγάροισι γυναῖκες)5 ainsi que douze filles. Rien ne permet de mettre en doute la légitimité de l’union de Priam avec Laothoè6 ou Kastianeira7. Il pourrait évidemment s’agir de deux jeunes femmes que Priam aurait épousées et qui seraient chacune et successivement mortes jeunes, par exemple en mettant au monde un enfant. On sait que, durant toute l’Antiquité et des siècles plus tard, les jeunes hommes meurent souvent au combat et les jeunes femmes lors d’un accouchement8. L’Iliade ne précise pas si Kastianeira est morte ou encore vivante. En ce qui concerne Laothoè, elle est encore vivante à la fin de l’Iliade, puisque, tentant de retenir Hector qui se prépare à affronter Achille, Priam s’adresse à lui du haut du rempart : il recherche ses deux fils, Polydore et Lykaon, qu’il a eus de Laothoè et, ne les voyant pas, il craint qu’ils ne soient morts, « quel deuil pour Laothoè et pour moi »9, dit-il, ce qui implique que Laothoè est toujours vivante (Il., XXII, 53)10. La situation se complique du fait, que, lors d’aventures apparemment passagères, Priam a fait d’autres conquêtes, car l’épopée lui attribue une série de fils et de filles bâtards. Les fils bâtards, donnés comme tels, sont Kébrionès11, Doryklos12, Dèmokoôn13, Isos14, et une fille, bâtarde elle aussi, Mèdésikastè15, devenue femme d’Imbrios. Que Priam n’ait pas été d’une très grande fidélité et qu’il ait eu des aventures hors du mariage ne doit pas étonner. Si Hector a été fidèle à Andromaque, toujours du côté troyen, on ne peut en dire autant d’Anténor.
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Hom., Il., XXIV, 495-497. Voir Hom., Il., XXI, 85 (c’est Lykaon qui parle) ; XXII, 46-47, lorsque Priam s’inquiète avec raison de ne pas voir ses fils Lykaon et Polydore ; la formule κρείουσα γυναικῶν (XXII, 48) n’apparaît qu’ici. 7 L’information est donnée lors la mort de Gorgythion, fils de Priam, en VIII, 304-305 : τόν ῥ᾽ ἐξ Αἰσύμηθεν ὀπυιομένη τέκε μήτηρ / καλὴ Καστιάνειρα δέμας ἐϊκυῖα θεῇσι. Le verbe ὀπυίω signifie à l’actif « épouser, prendre comme femme légitime », au passif, « être épousée » en parlant de la femme : voir P. CHANTRAINE, 1999, p. 810-811, s.v. ὀπυίω. L’étymologie du terme est obscure. 8 Il suffit de visiter un des grands musées qui montrent des stèles de l’Antiquité pour constater que beaucoup de jeunes femmes sont mortes en donnant la vie. 9 Eust. in Hom., Il., XXII, 48 (p. 569 van der Valk), trouve peu indiqué de mentionner Laothoè devant Hector, qui, lui, est fils d’Hécube. 10 Hom., Il., XXII, 56 : ἄλγος ἐμῷ θυμῷ καὶ μητέρι τοὶ τεκόμεσθα. 11 P. WATHELET, 1988, no 190. Κεβριόνης, p. 677-679 ; cf. Hom., Il., XVI, 738 : Κεβριόνην νόθον υἱὸν ἀγακλῆος Πριάμοιο ; pour le sens de νόθος, voir P. CHANTRAINE, 1999, p. 755, s.v. νόθος. 12 P. WATHELET, 1988, no 100. Δόρυκλος, p. 446-447. 13 Ibid., no 92. Δημοκόων, p. 424-425. 14 Ibid., no 178. Ἶσος, p. 634. 15 Ibid., no 226. Μηδεσικάστη, p. 756-758. 6
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Celui-ci avait un fils bâtard, Pèdaios16, que sa femme légitime, Théano, avait élevé comme son fils pour plaire à son mari. Du côté achéen, la situation est analogue. Les Achéens sont monogames, mais, surtout du fait qu’ils sont absents de chez eux depuis dix ans, ils ont des concubines, en général des captives, des prises de guerre, avec lesquelles ils couchent. Agamemnon n’hésite pas à dire, en Conseil, qu’il couche avec la jolie Chryséis17, prise de guerre, et qu’il la préfère à Clytemnestre, son épouse légitime. Quand on sait que la même Clytemnestre connaît à la même époque la consolation dans les bras d’un cousin d’Agamemnon, Égisthe (Od., III, 265272), et que Clytemnestre et Égisthe s’entendront pour tuer Agamemnon (Od., XI, 409-434 ; 441-461), dès son retour, ainsi que la captive d’Agamemnon, la malheureuse Cassandre, on perçoit toute l’ironie du propos d’Agamemnon. Mais tout ceci sera seulement évoqué dans l’Odyssée. Si l’Iliade ne mentionne aucune captive qui couche avec Ulysse, l’Odyssée se chargera de montrer le héros dans les bras successifs de Circé et de Calypso, tandis que Pénélope est présentée comme un modèle de fidélité. Même quand ils sont encore jeunes et non encore mariés, de jeunes guerriers couchent avec des captives : au chant IX, après la scène capitale des Litai, le poète croit utile de préciser qu’Achille et Patrocle se couchent chacun avec une captive, Achille dans les bras de Diomèdè et Patrocle dans ceux d’Iphis18. Une telle affirmation coupe court aux développements que suscitera plus tard l’amitié exclusive qui unit Achille et Patrocle. Les fils de Priam sont apparemment tous monogames. Hector et Andromaque forment un couple uni et leur amour mutuel est souligné dans la scène célèbre des adieux d’Hector et d’Andromaque déjà évoquée. Selon une tradition attestée après Homère, Pâris avait été marié19, lorsqu’il avait enlevé Hélène, mais il avait abandonné sa première femme. Pour les princes troyens de leur génération, il en va de même. Aucun cas de bigamie ou de polygamie n’est mentionné par Homère. On peut dès lors se demander si les ancêtres de Priam avaient une ou plusieurs femmes. Dans l’Iliade même, nous disposons de la liste des ancêtres masculins de Priam. Cette liste apparaît au chant XX de l’Iliade, dans un curieux et long discours d’Énée, au moment où ce dernier se prépare à affronter Achille20. Le discours d’Énée21 a été suspecté de ne pas être authentique par les tenants des interpolations dans l’épopée. Heureusement cette tendance a perdu aujourd’hui beaucoup de ses défenseurs. 16
Ibid., no 274. Πήδαιος, p. 883-884. Ibid., no 349. Χρυσηίς, p. 1063. 18 Hom., Il., IX, 663-668. 19 Chez le Ps.-Apd., III, 12, 6 : voir P. WATHELET, 1988, no 263. Πάρις/Ἀλέξανδρος, p. 822. 20 Hom., Il., XX, 200-258. 21 P. WATHELET, 1998. 17
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Reconnaissons que brandir tout son arbre généalogique sur le champ de bataille, au moment où on va combattre un adversaire particulièrement redoutable est assez inattendu. En outre Homère recherche volontiers les digressions, qui permettent de distraire son auditoire d’une suite de batailles qui seraient rapidement répétitives et lassantes22. Revenu au combat, Achille veut à tout prix affronter Hector, le meurtrier de son ami Patrocle. Afin de couvrir la retraite d’Hector, Apollon, plutôt mal inspiré23, lance Énée contre Achille (Il., XX, 79-110). Les deux adversaires sont face à face et, selon l’usage, Achille lance une provocation à son adversaire (178-198), il l’accuse de vouloir prendre la place de Priam, dans l’hypothèse peu vraisemblable où lui-même mourrait sous les coups d’Énée. Achille rappelle qu’il a déjà une fois mis Énée en fuite, et il lui conseille de déguerpir24. Toujours selon l’usage et, avant de combattre, Énée lui répond, mais la réponse est anormalement longue (200-258). Énée croit utile de souligner quels sont les ancêtres illustres dont il descend, ce qui nous vaut d’entendre son arbre généalogique. Pour nous, la réponse d’Énée est précieuse, dans la mesure où elle nous apporte des précisions sur ce que les aèdes pensaient des ancêtres de Priam et d’Énée. D’après le discours d’Énée, l’ancêtre de la famille est Dardanos qui fut fils de Zeus (215). Dardanos engendra un fils, Érichthonios, « le plus riche de tous le humains » (221-229). Érichthonios fut père de Trôs, roi des Troyens (230). Trôs a eu trois fils, Ilos, Assarakos et Ganymède (232). Ce dernier, le plus beau des mortels, fut enlevé par les dieux pour devenir l’échanson de Zeus (233-235). Ilos a été père de Laomédon et, de ce dernier, sont nés Tithon, Priam, Lampos, Klytios et Hikétaôn (236-238). D’Assarakos est issu Kapys, et, de Kapys, Anchise, qui fut père d’Énée (249-240). Telle est la généalogie des rois de Troie qu’Énée développe devant Achille. Elle n’a certainement rien d’historique, mais elle souligne que Priam descend de Zeus. Plusieurs des personnages cités sont des éponymes (Dardanos, Trôs, Ilos), certains portent des noms grecs qu’on retrouve ailleurs (Érichthonios, Ganymède, Laomédon), seuls Tithon, Priam, Assarakos, Kapys et Anchise sont ou semblent étrangers au grec. Finalement le duel entre Achille et Énée sera abrégé par Poséidon. Celuici, qui surveille le combat, considère qu’Énée est en grand danger d’être tué par Achille, or Zeus en serait très mécontent, car, dit-il, si Zeus a pris en horreur la race de Priam, « le grand Énée, un jour, doit être le roi des Troyens, ainsi que les fils de ses fils, qui naîtront après lui » (Il., XX, 307-308)25. Énée 22
C’était déjà le cas au chant VI (119-236), lors de la rencontre de Glaukos et de Diomède. Voir P. WATHELET, 1993, p. 57-77. 24 Hom., Il., XX, 187-196. Apparemment, Énée avait été surpris par Achille alors qu’il gardait des bœufs sur l’Ida et, grâce à Zeus et aux dieux, il avait pu gagner Lyrnesse, ville qu’ensuite Achille a prise et détruite. 25 Hom., Il., XX, 303-308. La prédiction de Poséidon sera mise à profit notamment par les Romains qui feront d’Énée le fondateur de Rome, moyennant un ajustement chronologique 23
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ne doit donc pas mourir. Poséidon enlève Énée du combat et le met ailleurs en sûreté. Chaque fois qu’Énée apparaît sur le champ de bataille et qu’il devrait jouer un rôle important26, les dieux doivent se mobiliser pour venir le tirer d’affaire27. Fils d’Aphrodite, déesse de l’amour et non de la guerre, Énée n’a rien d’un foudre de guerre et si les données relatives à l’avenir d’Énée sont sans doute imposées par la tradition, Homère éprouve un certain plaisir à traiter le héros avec ironie. On est loin du pius Aeneas de Virgile, si cher aux Romains et ensuite à beaucoup de peuples d’Europe. Pour en revenir à notre propos, on aura remarqué, que, dans la longue généalogie de Priam et d’Énée, aucun nom de femme n’apparaît. On se trouve dans une société héroïque, à dominance exclusivement masculine, il ne faut donc pas s’en étonner. La généalogie donnée par Énée ne répond donc pas à la question qu’on se posait au départ : les ancêtres de Priam étaient-ils monogames ou polygames ? Si on se reporte aux femmes de Priam dont les noms sont cités, on doit reconnaître que les trois noms semblent grecs : -
Ἑκάβη28 est une forme abrégée de *Ἑκαβόλος, attesté avec un allongement métrique dans la forme Ἑκηβόλος, épithète d’Apollon et d’Artémis. Il s’agit d’un composé de βάλλω et de ἑκάς ou plutôt de ἑκών au degré zéro (d’où ἑκα-), le sens étant « qui frappe au loin » ou plutôt « qui frappe où il » ou « elle veut ». Le nom d’Hécube est proche de celui d’Hécate.
-
Λαοθόη29 est un composé de λαός, « le peuple en armes, le peuple », et de -θοος, de θέω « courir » ou plutôt, ce qui donne un sens plus satisfaisant, de θέω « briller ». Λαοθόη serait alors « Celle qui brille dans le peuple ».
pour ajuster les dates de la guerre de Troie et celle de la fondation de Rome. Homère ne pouvait évidemment pas savoir qu’Énée ou un de ses descendants fonderait Rome, mais il est probable que la tradition pré-homérique a imposé à Homère qu’Énée devait survivre à la guerre de Troie pour se rendre dans un Occident non encore déterminé. 26 Cf. Hom., Il., V, 229-469 et 814-887. Pour sauver Énée des coups de Diomède, il faut qu’Aphrodite et Arès interviennent : ils sont blessés tous les deux, et, entre temps, Apollon a mis Énée à l’abri. 27 Voir P. WATHELET, 1993, p. 287-296. 28 P. WATHELET, 1988, no 104. Ἑκάβη, p. 452-453. 29 Ibid., no 205. Λαοθόη, p. 705.
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-
Καστιάνειρα30 est un composé de Καστι- (du radical de κέκασμαι « exceller », comme dans Κάστωρ) et de -ανηρ « l’homme » : elle est « Celle qui excelle parmi les hommes ».
Ces trois femmes sont d’origine extérieure à la Troade. Hécube est donnée comme Phrygienne, Laothoè est la fille d’Altès, le roi des Lélèges, et Kastianeira est venue d’Aisymè en Thrace. En somme, par ses alliances matrimoniales, Priam a renforcé les liens qui l’unissaient à des peuples voisins, amis et alliés des Troyens. Les Phrygiens (Il., II, 862-863) et les Thraces (II, 844-845) figurent dans les alliés des Troyens, dont la liste est donnée, au deuxième chant de l’Iliade, dans le « Catalogue troyen ». Quant aux Lélèges ils sont mentionnés à côté des Cariens, des Pélasges et des Cicones, tous alliés des Troyens (X, 429). Comme on vient de le noter, ces trois femmes portent des noms qui peuvent être expliqués par le grec, ce qui ne pourrait manquer d’étonner, si près de soixante-quinze pour cent des Troyens, des Troyennes et de leurs alliés mentionnés ne portaient des noms qu’on peut expliquer par le grec31. Les autres ont en majorité des homonymes dans la mythologie grecque, seuls quelques-uns sont étrangers comme Priam ou Pâris. Ce qui vient d’être signalé pourrait être expliqué de plusieurs manières : - ou bien, les Troyens parlaient grec ou au moins une partie d’entre eux ; - ou bien, les noms troyens expliqués par le grec sont des noms étrangers qui ont été hellénisés par les aèdes ; - ou bien, les Troyens qui portent des noms grecs ont été introduits dans l’épopée grecque par des aèdes grecs eux-mêmes. La question de savoir quelle langue parlaient les Troyens reste sans réponse. Il reste possible qu’une partie d’entre eux, au moins, aient parlé grec. Ceci fait resurgir un problème ancien, celui de Pâris-Alexandre32. Si le nom de Pâris est effectivement étranger au grec, celui d’Alexandre est assurément grec. Sans revenir à un débat qui a sévi dans la première moitié du XXe siècle, on peut maintenant être assuré, grâce aux tablettes mycéniennes33, que le nom Ἀλέξανδρος est attesté très tôt en Grèce. Il est dès lors difficile d’écarter la mention d’Alaxandou de Wilousa, telle qu’elle apparaît dans des documents
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Ibid., no 188. Καστιάνειρα, p. 675-676. P. WATHELET, 1989, p. 23-35. 32 Pâris-Alexandre est le seul des Troyens importants à porter un nom double. 33 A-re-ka-sa-da-ra sur la tablette MY V 659.2, où le terme désigne apparemment une divinité ; on le mettra en rapport avec Alexandra, autre nom de Cassandre, notamment dans la Cassandre de Lycophron. 31
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hittites34. Il reste la possibilité qu’Alaxandou soit la forme correspondante d’Alexandros dans une langue parente du grec et utilisée en bordure du domaine grec. Le grec s’était très tôt imposé comme langue dominante, notamment dans les transactions commerciales, et il a eu tendance à étouffer les langues, indo-européennes ou non, qui étaient utilisées en bordure du domaine hellénique. La possibilité que des noms des Troyens, étrangers à l’origine, aient été « hellénisés » par les aèdes subsiste, mais elle est rendue moins vraisemblable dans tous les cas, vu le nombre considérable de Troyens dotés d’anthroponymes helléniques. Enfin, il reste probable que les noms grecs de beaucoup de Troyens ont été introduits par des aèdes grecs, que le problème ne gênait apparemment pas. Dans une telle perspective où beaucoup d’incertitudes subsistent, on voudrait formuler ici une hypothèse, dont on souligne d’entrée de jeu que c’est une hypothèse et que d’autres explications pourraient être proposées. Au moment où la geste troyenne est élaborée par des aèdes grecs, il s’agissait de faire de Priam un roi très riche et très puissant. On a rappelé plus haut la très longue généalogie que l’Iliade donne au vieux roi ; de tous les personnages de l’Iliade, il est celui qui est doté de la généalogie la plus longue. Roi oriental, Priam se devait d’avoir plusieurs femmes, ce qui était un autre indice de richesse et de puissance : les aèdes l’ont donc fait polygame et, comme il fallait appeler certaines de ses femmes, on leur a donné des noms grecs, en indiquant que ces trois épouses marquaient l’influence du souverain de Troie sur les peuples voisins. Notons que, même si des Troyens parlaient grec, c’est exclu pour les Thraces et les Phrygiens35, du moins à l’époque de la guerre de Troie. L’Iliade se montre sur le sujet d’une certaine discrétion, parce que la polygamie de Priam avait été introduite par des aèdes antérieurs à Homère. Homère lui-même reste discret sur le sujet parce que le poète est surtout soucieux de peindre la psychologie des personnages et qu’il s’attache à montrer l’amour réciproque du vieux couple que forment Priam et Hécube. Ainsi, la présence, mise en avant, de plusieurs femmes pour Priam aurait pu affaiblir l’intensité de l’affection que se vouent les deux époux. Dans une telle perspective, il resterait à chercher une situation qui a pu inspirer à des aèdes la polygamie de Priam. Il convient ici de se pencher sur la situation chez les peuples voisins et qui sont susceptibles d’avoir exercé une influence sur les aèdes pré-homériques. Je tiens à préciser que je m’aventure ici sur un terrain qui ne m’est pas familier et j’attends des conseils éclairés sur la matière que je vais tenter d’esquisser. 34
Voir J. FREU, 2008, p. 77-106 ; p. 107-147. Ce que nous avons conservé des deux langues, le thrace et le phrygien, est malheureusement dérisoire. 35
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En Égypte, il semble que la monogamie ait été de règle. Toutefois, chez les plus riches, on tolérait, outre une femme en titre, plusieurs épouses « secondaires ». C’est particulièrement le cas pour le souverain ; outre une reine en titre, le Pharaon disposait d’un véritable harem. D’après la Bible, les rois d’Israël étaient polygames. Les rois David [1010970] (Samuel, II, 5, 13) et Salomon [970-931] avaient plusieurs femmes, auxquelles il faut ajouter des concubines. Toutes ces femmes ne les détournaient pas toujours d’autres conquêtes féminines. On connaît l’histoire peu édifiante de David et Bethsabée, laquelle était déjà mariée. Elle était la femme de Urie, dit « le Hittite ». L’ayant vue alors qu’elle se baignait, David s’en est épris, il coucha avec elle et elle fut bientôt enceinte. Finalement, David s’arrangea pour que le mari légitime de Bethsabée soit tué au combat (Samuel, II, 11, 2-20). De cette union contestable devait naître le roi Salomon (Samuel, II, 12, 24) et l’ancêtre, après bien des générations de Jésus de Nazareth (Évangile de Matthieu, 1, 6-16). Salomon épousa notamment la fille du Pharaon (Rois, I, 3, 1) et, toujours selon la Bible, Salomon a eu 700 épouses de rang princier et 300 concubines (Rois, I, 11, 1-3). Une situation du même genre semble avoir prévalu chez les Babyloniens, les Assyriens, les Perses et d’autres peuples du Moyen-Orient. Des liens matrimoniaux apparaissent entre les familles régnantes chez divers peuples, ce qui constituait une manière de renforcer des alliances entre pays, spécialement quand ces pays se trouvaient menacés par d’autres et notamment par des envahisseurs (c’est notamment le cas entre les Mitanniens et les Égyptiens). La polygamie permettait de multiplier de telles alliances. On a vu plus haut que les trois femmes de Priam dont les noms sont mentionnés dans l’Iliade provenaient de peuples alliés des Troyens. Notons que sans qu’ils aient été officiellement polygames, beaucoup de souverains occidentaux ont conclu ou ont été forcés à conclure des mariages strictement politiques et où les sentiments n’avaient a priori aucune part : très épris de la nièce de Mazarin, le jeune Louis XIV avait été forcé par Mazarin d’épouser Marie Thérèse d’Espagne ; tout jeune Louis XV avait été marié à la fille du roi détrôné de Pologne, Stanislas Lekzinski, devenu Duc de Lorraine, à charge qu’à sa mort la Lorraine revienne à la France ; Louis XVI avait été marié à Marie Antoinette d’Autriche, dans l’espoir de mettre fin à une lutte séculaire entre les Bourbons et les Habsbourg, on sait ce qu’il en est advenu. On pourrait encore en citer beaucoup d’autres. Dans l’Antiquité, la polygamie officielle de souverains facilitait de tels jeux d’alliances. En soulignant encore une fois, qu’il s’agit d’une hypothèse, il semble que les aèdes grecs antérieurs à Homère ont voulu faire de Priam un puissant monarque oriental, ils l’ont donc doté de plusieurs femmes, comme ils lui ont donné une généalogie, longue et prestigieuse, faite de personnages qui n’ont aucune chance d’être historiques et dont les noms s’expliquent, pour la
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plupart, par le grec. L’hypothèse qui vient d’être développée m’est une occasion de souligner l’importance de l’apport de la tradition des aèdes, antérieurs à Homère et que les spécialistes ont parfois tendance à négliger. C’est sans doute pendant la période qui sépare les événements à la base de la guerre de Troie et Homère lui-même que s’est constituée, dans le monde grec, ce vaste ensemble qui, le temps passant et avec le génie d’Homère, finira par attirer à lui pratiquement toute la mythologie grecque, laquelle est réorganisée par rapport à la guerre de Troie. Voulant donner à Priam le lustre d’un important monarque oriental, la tradition pré-homérique en avait fait un roi polygame, tandis que, plus intéressé par la psychologie de ses personnages, ce en quoi il est novateur, Homère a préféré s’attacher à la peinture d’un couple âgé et très uni : Priam et Hécube.
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BIBLIOGRAPHIE CHANTRAINE, P., Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, 1999. FREU, J., « Homère, les Hittites et le pays d’Aḫḫiyawa », dans M. Mazoyer (éd.), Homère et l’Anatolie. 1, Paris, 2008, p. 77-106. —, « Homère, la Guerre de Troie et le pays de Wiluša », dans M. Mazoyer (éd.), Homère et l’Anatolie. 1, Paris, 2008, p. 107-147. WATHELET, P., « La généalogie de Priam », dans D. Auger – S. Saïd (éds), Généalogies mythiques, Nanterre, 1998, p. 177-187. —, « Apollon dans l’Iliade ou le protecteur des Troyens », Minerva, 7, 1993, p. 57-77. —, Les Troyens de l’Iliade. Mythe et Histoire, Liège, 1989. —, Dictionnaire des Troyens de l’Iliade, Liège, 1988.
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LANGUE ET LANGUES DES HUMAINS DANS L’ILIADE * † Paul WATHELET Université de Liège
On abordera ici la question de la langue des humains, et non de celle des dieux. Dans un certain nombre de passages, il est dit que tel élément est appelé d’une manière dans la langue des hommes et d’une autre manière dans la langue des dieux (notamment Il., I, 403-404 ; II, 813-814 ; XIV, 289-291 ; XX, 74 ; Od., X, 304-306 ; XII, 60-81)1 : ces passages ont suscité beaucoup commentaires dans lesquels on n’entrera pas. La question a déjà été évoquée par Jean-Michel Renaud et par moi-même, ici en octobre 2013, dans une communication intitulée « La langue des dieux et celle des hommes, dans les formules de l’épopée grecque ancienne ». Avant d’en venir au sujet proprement dit, il convient d’en définir le cadre. On n’abordera pas ici la question souvent débattue de savoir si l’Iliade et l’Odyssée sont d’un seul auteur ou si les deux épopées ont été composées par deux poètes, la question reste sans réponse. Dans la suite, on parlera d’Homère comme du poète qui a composé l’Iliade. La question se complique du fait qu’on peut légitiment croire que certains passages de l’Iliade reprennent, plus ou moins intégralement2 des œuvres composées précédemment par Homère ou bien par d’autres aèdes. À date ancienne, il n’y a évidemment pas de droits d’auteurs qui protégeaient un aède contre d’éventuels copieurs. Depuis le XVIIIe siècle jusque tard dans le XXe, on a discuté à perte de vue sur « l’authenticité » de certains passages considérés comme invraisemblables. L’épopée homérique n’est pas destinée à être lue, mais elle * Ce texte est issu d’une communication faite à l’École Normale Supérieure fin 2014. 1
Dans l’Odyssée, XII, 60-61 (les Planctes), il est question simplement de la langue des dieux, sans opposition. Dans les deux cas, aucun humain n’y est jamais passé, sauf les Argonautes, mais la question se pose immédiatement de savoir si les Argonautes sont antérieurs à Ulysse. De toute manière, on est dans le domaine du mythe. 2 La « Dolonie » au chant X est un des passages les plus suspectés. Voir toutefois, P. WATHELET, 1989.
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est produite oralement et l’auditoire, conquis par l’œuvre de l’aède, n’a pas le temps de revenir en arrière comme un lecteur moderne, de comparer des passages et de s’interroger sur la cohérence des épisodes du récit. L’épopée grecque est l’aboutissement d’une très longue tradition, comme le montre l’examen des dialectes employés. Après une phase achéenne3, qui en gros correspond à l’âge des tablettes en linéaire B4, les aèdes ont utilisé l’éolien occidental, puis oriental et enfin l’ionien d’Asie5, avec quelques apports de l’ionien d’Eubée6. Durant cette longue période, beaucoup d’éléments et de personnages ont été introduits, alors qu’on n’a aucune certitude sur la date de leur introduction ou sur leur provenance. L’épopée homérique n’est pas de l’histoire et, si elle puise éventuellement dans des faits historiques, elle les arrange et les déforme. La question de la langue ou des langues pose d’autres problèmes. La langue écrite est très différente de la langue parlée. Même une langue très unifiée comme le français oppose vivement la langue écrite et la langue parlée, avec une foule d’accents locaux. Si je peux citer un exemple vécu : un jour à Montpellier, dans le quartier Antigone, je vois, à la vitrine d’une marchande de journaux, des santons très rudimentaires, mais curieux. J’entre dans le magasin et j’achète les santons. Je demande à la marchande de les envelopper très soigneusement, ce sont des objets fragiles et, le jour même, je rentrais à Liège. Elle le fait en me disant : y me semmblait bieng que vous aviez un accenngg ». Un peu pincé, je lui ai répondu que chacun avait le sien ! On voit la différence de prononciation, à l’intérieur du domaine français. Or, l’épopée est transmise oralement, et on peut imaginer que l’auditoire des aèdes avait aussi des accents locaux et divers. 3
C. J. RUIJGH, 1995, spécialement p. 63-85, avec quelques exemples de formes protomycéniennes (p. 85-91). 4 Soulignons que le caractère approximatif de la notation en linéaire B (les finales ne sont pas notées) empêche de classer exactement le genre de dialecte noté par cette forme d’écriture – le « Catalogue des Vaisseaux », au deuxième chant de l’Iliade, est composé d’éléments divers : une liste de noms de villes ou de localités, une liste des commandants de chaque contingent et enfin le nombre des bateaux qui les ont amenés à Troie. Ces trois listes sont d’époques différentes : pour le sud de la Grèce y compris la Béotie, il s’agit d’une liste qui remonte à l’époque mycénienne. Les indications données pour le nord sont moins claires et précises. Le malheur veut que la description du royaume de Pylos, pour lequel les tablettes donnent beaucoup d’informations a été revue et corrigée. Les noms des commandants portent des indices d’éolismes et le nombre des vaisseaux est manifestement ionien. Le « Catalogue des Vaisseaux » n’est manifestement pas à sa place au deuxième chant de l’Iliade et afin d’éviter les erreurs, Homère a lui-même procédé à quelques adaptations. Les tablettes découvertes à Thèbes attestent une langue pratiquement semblable à celles du Péloponnèse. On peut toujours espérer que de nouvelles découvertes de tablettes soient faites en Thessalie, à Iolkos notamment. Quoi qu’il en soit, la graphie très imprécise du linéaire B, surtout dans les finales, ne permet pas de préciser quelle était la prononciation de la langue des tablettes et ne nous donne aucune indication sur la nature de langue parlée utilisée par les scribes. 5 Tout indique qu’Homère était un Ionien d’Asie. 6 P. WATHELET, 1981.
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Les Troyens mentionnés sont nombreux et plusieurs posent des problèmes multiples. Un des principaux combattants troyens est Hector. Il porte manifestement un nom grec : c’est un dérivé en -or de la racine *sekw« vaincre, tenir »7. Hector serait donc « Celui qui vainc »8. Il est possible que ce soit à l’origine une épithète d’Arès. Contrairement à ce qu’on a longtemps cru, Arès était honoré en Grèce dès l’époque mycénienne9. Le théonyme est clairement attesté sur les tablettes mycéniennes. Arès10 a beaucoup perdu de son prestige au fur et à mesure que se développait celui d’Athéna : Arès en est venu à incarner la guerre brutale, sauvage, alors que, dans l’épopée homérique, Athéna représente l’intelligence active, y compris dans la guerre11. Dans cette perspective, Arès a été présenté comme un étranger venu de Thrace. Sa femme Andromaque est « Celle qui combat l’homme », c’est à l’origine un nom d’Amazone12. Le fait est attesté tardivement dans la littérature, mais des vases peints, beaucoup plus anciens13, montrent des combats d’Amazones dont les noms sont inscrits, or c’est là qu’apparaît le nom d’Andromaque, nom qui correspond bien à ce que l’Iliade attribue à la femme d’Hector14. La question se pose dès lors de savoir comment et pourquoi ces deux personnages se sont retrouvés du côté des Troyens. Une explication possible serait qu’Homère ou un de ses prédécesseurs immédiats a estimé que Pâris, accusé à plusieurs reprises de lâcheté15, ne faisait plus le poids en face de héros achéens dont l’aède célèbre le courage et les qualités guerrières. Pour faire l’équilibre16, il fallait donc qu’un guerrier troyen soit doté de grandes qualités guerrières, c’est le rôle d’Hector. D’où vient Hector ? Là encore on en est
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P. WATHELET, 1988, no 106. Ἕκτωρ, p. 466-506. En application de la promesse faite par Zeus à Thétis, le Cronide soutient Hector, lequel est blessé quand, trompé par Héra, Zeus est plongé dans le sommeil. Dès qu’il se réveille, Hector est rétabli. Il revient au combat et, de leur côté, les Achéens s’y préparent autour d’Ajax, d’Idoménée, de Teukros, de Mérion et de Mégès (Il., XV, 301-302). 9 J. CHADWICK, 1985, p. 194 ; C. J. RUIJGH, 1995, p. 78 et p. 86. 10 P. WATHELET, 1992. 11 P. WATHELET, 1995. La question de l’origine d’Athéna reste posée. Il semble que ce soit la déesse tutélaire d’Athènes. C. J. RUIJGH, 2004, p. 18 écrit « que les soldats ioniens ont continué le culte de la déesse d’Athènes à Cnossos et que les Achéens ont adopté le culte en question ». L’hypothèse est intéressante, mais on ne peut en dire plus. 12 P. WATHELET, 1988, no 33. Ἀνδρομάχη, p. 274-283. Au sixième chant, Andromaque supplie son mari de rester à l’abri du rempart et non de risquer sa vie dans la plaine. Elle suggère finalement à Hector de se poster, lui et ses hommes, près du figuier sauvage, à l’endroit où le système défensif est le plus faible et où les Achéens ont tenté de passer : les deux Ajax, Idoménée, les Atrides et Diomède (VI, 436). 13 P. WATHELET, 1988, p. 1214, n. 2. 14 Voir Hom., Il., VI, 431-439 ; VIII, 185-197. 15 Lâcheté de Pâris (Il., III, 38-75 ; VI, 312-368 ; XI, 385 ; XIII, 769). 16 « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ». 8
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réduit à des suppositions. Il semblerait que c’est le nom d’un héros thébain17. Quoi qu’il en soit, le passage d’Hector du côté troyen remonte au moins à la phase de composition éolienne orientale, comme le montre l’adjectif hektoreos (Il., II 416 ; X, 16 ; XXIV, 276 ; 579, à des cas divers), dérivé en -ios du nom d’Hector, avec évolution de -i- à -e-, trait propre à l’éolien18. Il conviendrait de dire un mot d’Énée, mais le héros pose un si grand nombre de problèmes qu’on ne pourra le traiter ici ; il faut se borner à renvoyer à des études publiées sur le sujet19. Une liste des Troyens et de leurs alliés est donnée dans le « Catalogue troyen » du deuxième chant de l’Iliade, mais cette liste comporte des problèmes20. Voyons-en quelques-uns. Les Cariens (II, 867-875) occupent la rive de l’Asie Mineure, à hauteur de Milet, localité citée dans leur domaine. Or, il est dit de ces Cariens qu’ils sont barbarophonoi (II, 867), leur parler est « barbare », c’est la première mention du terme barbaros, qui sera souvent employé ultérieurement dans le monde grec. Contrairement à ce que certains ont défendu21, dans le passage relatif aux Cariens, il n’a rien de flatteur ; ceci est confirmé par l’étude des noms des chefs cariens et de leur armement. Leurs chefs sont Nastès « l’Habitant » et Amphimaque, « Qui combat tout autour » ou « Qui combat beaucoup », fils de Nomiôn (II, 871), « Celui qui pâture ». Ils semblent porter des noms grecs22. Leur armement n’a rien de guerrier ; ils sont habillés comme des filles (XII,
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Pour Hector, originellement héros thébain, voir P. WATHELET, 1988, no 106. Ἕκτωρ, p. 502506, malgré les doutes de Léon Lacroix. Voir aussi P. WATHELET (à paraître). 18 P. WATHELET, 1970. 19 Sur Énée, voir P. WATHELET, 1988, no 13. Αἰνείας, p. 179-235 ; 1990. 20 D’une manière assez curieuse, un certain nombre d’Achéens ont des homonymes du côté troyen. Ainsi, on rencontre notamment : deux Agélaos, un Achéen et un Troyen (P. WATHELET, 1988, no 6. Ἀγέλαος, p. 150-152) ; cinq Adrèstos, deux Achéens et trois Troyens (no 10. Ἄδρηστος Ι ; no 11. Ἄδρηστος ΙΙ ; no 12. Ἄδρηστος III, p. 170-178) ; quatre Alastôr, deux Achéens et deux Troyens (no 20. Ἀλάστωρ Ι ; no 21. Ἀλάστωρ II, p. 251-255 ; deux Amphimachos, un Achéen et un Troyen (no 29. Ἀμφίμαχος, p. 268-270), etc. Dans l’ensemble, il s’agit pour la plupart de personnages secondaires, souvent des figurants. C’est le cas, par exemple, pour les deux Agélaos, pour Adraste II et Adraste III, pour les deux Alastôr, etc. 21 G. S. KIRK, 1985, p. 872, rapproche les Cariens d’Euphorbe, guerrier troyen de grande valeur qui, avec Apollon, porte le premier coup à Patrocle. Sur Euphorbe, voir P. WATHELET, 1988, no 129. Εὔφορβος, p. 551-553. Il est vrai qu’Euphorbe porte les cheveux longs retenus par des broches d’or, mais ceci est dû au fait qu’Euphorbe est très proche d’Apollon ; on ne lui a pas encore coupé les cheveux, ce qui marquerait son entrée dans l’âge adulte. 22 Ibid., no 237. Νάστης, p. 769 et no 29. Ἀμφίμαχος, p. 268-270. Il ne reparaît pas dans l’Iliade, bien qu’il soit annoncé qu’il sera tué par Achille, mais le fait n’est pas raconté dans l’Iliade. Le nom d’Amphimachos désigne un Achéen, chef des Épéiens (Il., II, 620) tué par Hector au chant XIII. Tous deux sont fils de Nomiôn (no 239. Νομίων, p. 770-771) « Celui qui pâture » ou bien hypocoristique d’un nom composé comme Dèmonomos.
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872-873)23 ; ils sont couverts d’or, ce qui ne doit pas en faire des guerriers bien redoutables. La région qu’ils occupent comporte Milet, dont des colons grecs s’emparent très tôt. Il est très possible que la caricature, qui est faite des Cariens, corresponde aux sarcasmes fréquents entre peuples de langues différentes en contact24. Selon le « Catalogue troyen » et le reste de l’Iliade, Sarpédon25 dirige les Lyciens. Il s’agit d’un personnage important, dont Homère souligne qu’il est fils de Zeus. Du côté des Troyens, il représente en quelque sorte son père ; il incarne le pouvoir de Zeus qui poursuit les Achéens : à la demande d’Achille, demande transmise par Thétis, Zeus a promis de punir Agamemnon de son attitude envers Achille (Il., I, 257-429 ; 493-531 ; rappel en XV, 76-77). Sarpédon périra sous les coups de Patrocle, au grand désespoir du Cronide (Il., XVI, 431-461)26, au moment où Patrocle lui-même va être tué, mort qui va changer radicalement le cours des choses, puisqu’elle provoque le retour d’Achille au combat. La tradition post-homérique reflète certainement une tradition plus ancienne qui fait de Sarpédon un fils de Minos, au moins deux générations avant la guerre de Troie27. En un mot, Homère ou un de ses prédécesseurs immédiats a décalé Sarpédon dans la chronologie parce qu’ils avaient besoin d’un proche de Zeus du côté troyen. Son origine crétoise aurait pu amener Sarpédon à parler un genre de minoen ; le fait qu’il est devenu « lycien » aurait dû le faire parler la langue des Lyciens, mais Homère se garde de rien en dire. La liste des alliés des Troyens donne, d’après le « Catalogue troyen », les Dardaniens28, ceux qui habitent la Troade au sens large (II, 816-839), puis une importante série d’autres peuples29. Outre les peuples mentionnés dans le « Catalogue », et dont plusieurs reparaissent peu dans le reste du poème30,
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Une idée analogue apparaîtra dans les Perses d’Eschyle. Bien entendu, le contexte est tout différent. 24 On n’évoquera pas ici les avis des Wallons sur les Flamands ! 25 P. WATHELET, 1988, no 302. Σαρπηδών, p. 973-989 ; 2008. 26 Zeus, qui aurait voulu sauver son fils, se dispute une fois de plus avec Héra et il lui cède. Sarpédon sera tué par Patrocle, mais Zeus fait pleuvoir une pluie de sang sur le champ de bataille. Plus loin, il ordonnera à Apollon de charger Sommeil et Trépas de laver son corps et de le ramener en Lycie où un tombeau lui sera élevé (Il., XVI, 666-675). 27 Voir P. WATHELET, 1988, p. 986-988. 28 Ces Dardaniens sont dirigés par Énée. Le problème que pose ici la mention des Dardaniens et le fait qu’ils sont dirigés par Énée, soulève beaucoup de questions qu’on ne peut aborder ici. De toute façon, il n’y a pas de solution satisfaisante. 29 Ce sont les Pélasges (II, 840-843), les Thraces (II, 844-845), les Cicones (II, 846-847), les Péoniens (II, 848-850), les Paphlagoniens (II, 851-855), les Alizones (II, 856-857), les Mysiens (II, 858-861), les Phrygiens (II, 862-863), les Méoniens (II, 864-866), les Cariens (II, 867-875) et les Lyciens (II, 876-877). 30 Certains sont cités par Dolon, quand il indique la position prise pour la nuit par des alliés des Troyens (Il., X, 487-431).
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l’Iliade mentionne encore des peuples arrivés plus tard en renfort31. Ce sera le cas de Rhèsos et de ses Thraces dans la « Dolonie »32, du chant X. Pour la plupart de ces peuples mentionnés comme alliés des Troyens, nous ne possédons que très peu d’attestations des langues qu’ils utilisaient. Parfois quelques gloses tardives, et souvent peu assurées33. Si, du côté des Troyens apparaissent toute une série de peuples dont la langue est très peu connue et qui conserve beaucoup de son mystère, on croirait, à première vue, que, du côté achéen, les choses seraient plus claires, puisque tous les peuples mentionnés étaient de langue grecque. Dans la réalité, les choses risquent de ne pas être si simples. Jusqu’à l’époque d’Alexandre le Grand, les cités grecques, jalouses de leurs prérogatives, ont maintenu leur parler34. Sans doute, pourrait-on penser que, plus on remonte dans le temps, plus on se rapproche du grec commun originel. À la condition que ce grec commun ait effectivement existé, car des spécialistes en réduisent l’importance35. Dès l’époque classique, dans une de ses comédies, Aristophane se moque des Mégariens (Ach., v. 729-835) et des Thébains (v. 860-958), qui ne parlent pas comme tout le monde, c’est-à-dire pas comme les Athéniens. Apparemment Aristophane reproduit exactement le dorien de Mégare36, tandis que l’éolien mêlé de nord-occidental de Thèbes est noté moins fidèlement37. Dans les deux parlers, l’a long est conservé tel quel, alors qu’en attique, il est passé à -è- long, sauf dans le cas de l’alpha pur38. En somme, malgré ce que pense Aristophane, sur ce point précis, les dialectes dont il se moque donnent une forme plus ancienne que celle de l’attique, mais Aristophane ne peut le savoir39. 31
D’autres peuples sont mentionnés comme venus tard en renfort. La littérature post-homérique augmentera le nombre de ces renforts, dont les Amazones, ce qui permettra de nouveaux développements. 32 Sur la « Dolonie », voir P. WATHELET, 1989. Au début de la « Dolonie », la situation des Achéens est très alarmante. De nuit, Agamemnon souhaite tenir un conseil, il envoie Ménélas prévenir Ajax et Idoménée, tandis que lui-même ira réveiller Nestor (Il., X, 53). Ce dernier suggère à Agamemnon d’appeler Diomède, Ulysse, Ajax le Locrien, le vaillant fils de Phylée, puis Ajax, fils de Télamon, et Idoménée (Il., X, 112). 33 Il semble s’être passé pour le grec, ce qui est arrivé plus tard pour le latin, et, au XXe siècle, pour l’anglais. En ce qui concerne le grec, la question se pose de savoir à partir de quand le grec pré-homérique a été utilisé comme langue véhiculaire. 34 Cette koinè est une forme simplifiée de l’attique. L’existence de cette koinè était rendue indispensable pour que les soldats grecs, issus de région diverses, puissent se comprendre entre eux et surtout que, dans les combats, ils soient capables de comprendre les ordres qui leur étaient donnés. 35 Voir déjà M. LEJEUNE, 1972, p. 93. 36 Voir l’édition commentée P. THIERCY, 1988. 37 Ibid., p. 121, au vers 856. 38 On pourrait en dire autant du -u- prononcé -û-en attique et -ou en mégarien et en thébain. 39 La littérature française de la fin du Moyen Âge, contient un témoignage du même genre. Dans La Farce de Maîstre Pierre Pathelin, afin de décourager un drapier qui lui a fourni six
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Un examen, même assez bref, du côté des Achéens fait apparaître une série de problèmes. Il semble exclu que tous les héros achéens soient contemporains de la guerre de Troie. C’est notamment le cas des Ajax ou d’Ajax. Dans l’Iliade, il y a deux Ajax, l’un est fils de Télamon et l’autre fils d’Oïlée. Les deux Ajax ont chacun un frère, donné comme bâtard : pour le fils de Télamon, c’est Teukros, et, pour le fils d’Oïlée, c’est Médôn (XIII, 693-695). Teukros est un archer redoutable (XIII, 313-314)40, qui tente d’abattre Hector41. D’une pierre, Hector brise la corde de son arc ; Teukros s’écroule à genoux et Ajax le couvre de son bouclier (VIII, 330-331). Plus loin Ajax lui conseille de mettre son bouclier et de se battre avec sa pique (XV, 458-483). Le texte précise que Teukros excelle au combat singulier. Sans qu’il soit aussi brillant que le fils de Télamon, Ajax, fils d’Oïlée, abat Satnios, fils d’Enops (XIV, 440-448), et bon nombre de Troyens (XIV, 520522). Profitant de l’intervention de Patrocle, Ajax, fils d’Oïlée, prend vivant le Troyen Kleoboulos et il le massacre (XVI, 330-331). Quant à Médôn, il périt sous les coups d’Énée (XV, 332). Ajax, fils d’Oïlée, est chef des Locriens, dont il est dit explicitement qu’ils ne combattent pas au côté de leur chef (Il., XIII, 709-718), car ce sont des archers ou des frondeurs42, ce qui les maintient à une certaine distance de la mêlée. Ajax, fils de Télamon, est entouré d’hommes nombreux et braves, qui l’aident quand il est trop fatigué de porter son bouclier. Il se distingue comme le plus brave des Achéens après Achille (Il., II, 768), et, vu que ce dernier est absent des combats pendant une bonne partie de l’Iliade, Ajax, fils de Télamon, le remplace. Il est présenté comme « le rempart des Achéens », aulnes de drap, sans être payé, et qui vient réclamer son argent, Pathelin, avocat sans cause, feint une forte fièvre avec un délire qui le fait parler dans des dialectes et des langues variés. 40 Hom., Il., XIII, 313-314 : Αἴαντές τε δύω Τεῦκρός θ’, ὃς ἄριστος Ἀχαιῶν / τοξοσύνῃ, ἀγαθὸς δὲ ἐν σταδίῃ ὑσμίνῃ : « Les deux Ajax et Teukros, qui le meilleur des Achéens / Au tir à l’arc, plein de valeur aussi dans la lutte… ». Lors des concours funèbres en l’honneur de Patrocle, Teukros, qui participe au tir à l’arc, n’a pas invoqué Apollon et il rate la colombe qui servait de cible ; c’est Mérion qui l’atteindra et qui remportera le prix (XXIII, 859-883). 41 Il tue Gorgythion, fils de Priam (VIII, 302-303), puis cherchant toujours à atteindre Hector, il abat son cocher Archéptolémos (VIII, 312). De ses traits, Teukros tue Kleitos, fils de Peisènôr (XV, 445), puis il vise Hector, mais Zeus intervient et brise la corde de son arc. 42 Hom., Il., XIII, 714-718 : οὐ γὰρ ἔχον κόρυθας χαλκήρεας ἱπποδασείας, / οὐδ’ ἔχον ἀσπίδας εὐκύκλους καὶ μείλινα δοῦρα / ἀλλ’ ἄρα τόξοισιν καὶ ἐυστρεφεῖ οἶος ἀώτῳ / Ἴλιον εἰς ἅμ’ ἕποντο πεποιθότες, οἷσιν ἔπειτα / ταρφέα βάλλοντες Τρώων ῥήγνυντο φάλαγγας : « Car ils ne portaient pas de casques garnis de bronze avec panache de cheval, / Ils n’avaient pas non plus de boucliers bien ronds, ni de lances de frênes, / Mais dans leurs arcs et dans leur fronde de laine bien tressée / Pleins de confiance, contre Ilion, ils ont suivi, et, par ces armes, / En les frappant serrés, ils brisaient les rangs des Troyens ». Dans l’épopée grecque, comme d’ailleurs dans l’épopée médiévale française, les guerriers spécialisés dans les armes de jet sont peu estimés, leurs armes leur permettent de se tenir loin de leurs ennemis et la tendance est de considérer qu’ils n’ont pas le courage d’affronter l’adversaire au corps à corps. Cf. le cas de Pâris, archer redoutable, considéré comme un lâche.
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ἕρκος Ἀχαιῶν (III, 229). Au cours des combats, il tue un grand nombre de Troyens : treize sont cités nommément, sans parler de la masse des autres43. Le héros auquel Ajax s’oppose le plus souvent est le plus valeureux des Troyens : Hector. Au chant VII, à l’instigation d’Athéna et d’Apollon, Hector provoque en duel un héros que les Achéens désigneront. Les chefs achéens se concertent, plusieurs se présentent, un tirage au sort a lieu et le hasard fait bien les choses : Ajax est désigné (VII, 179-200)44. Le duel commence, Hector est renversé par Ajax, mais il est remis sur pieds par Apollon. Finalement le combat est interrompu par l’arrivée de la nuit et les deux protagonistes échangent des cadeaux : Ajax donne à Hector une ceinture pourpre et Hector lui offre une épée à clous d’argent, arme archaïque (VII, 305)45. En une dizaine de passages, les deux héros s’affrontent46. Revêtu des armes d’Achille, Hector revient au combat et il s’efforce d’enlever le cadavre de Patrocle ; la lutte 43
Simoeisios, fils d’Anténor (Il., IV, 473-489), Αmphios, fils de Sélagos (V, 610-617), Doryklos, Pandokos, Lysandros, Pyrasos et Pylartès (XI, 489-491), Hyrtios, fils de Gyrtios, chef des Mysiens (XIV, 511-512). Pour venger Prothoènôr, fils d’Arèïlykos, massacré par le Panthoïde Polydamas, visant ce dernier, Ajax tue Archélochos, fils d’Anténor (XIV, 460-474). Il abat encore Laodamas, un autre fils d’Anténor (XV, 516-517), Lèthos, fils d’Hippothoos (XVII, 288-303), puis Phorkys, fils de Phainops (XVII, 312). 44 C’est l’occasion d’une rebuffade pour Ménélas, qui s’était spontanément proposé (Il., VII, 92-120). Hector se présente en champion des Troyens et il s’agit de désigner un héros achéen pour l’affronter. Neuf hommes se présentent : Agamemnon, Diomède, les deux Ajax, Idoménée et son écuyer Mérion, Eurypyle, descendant d’Évaimôn, et Thoas, fils d’Andraemon. Ajax, fils de Télamon, sera choisi par le sort (Il., VII, 165). 45 F. H. STUBBINGS, 1963, p. 517 ; voir Soph., Aj., 817 ; Hyg., Fab., 112, 2. La tradition posthomérique attribuera à ces cadeaux une vertu néfaste : c’est avec la ceinture qu’Ajax lui a donnée qu’Achille attachera le corps d’Hector à son char (Soph., Aj., 1929-1031, prétend qu’Hector était encore vivant au moment où Achille l’a attaché) et c’est sur l’épée donnée par Hector qu’Ajax se suicidera – contrairement à ce qui se passerait aujourd’hui, on ne recherchait pas alors des armes récentes et, par conséquent, plus efficaces, et le fait d’offrir une arme archaïque est flatteur. 46 Hector évite d’affronter Ajax, qu’il redoute (Il., XI, 542). Au chant XIII (183-194), Hector a tué Amphimaque, qu’il veut dépouiller de ses armes. Ajax l’en empêche ; quelque temps après, Hector attaque du côté des vaisseaux d’Ajax et de Protésilaos (680-681) et Ajax provoque Hector (809-820), qui lui répond sur le même ton (824-832). Au chant XIV (402-432), un nouveau combat oppose Ajax et Hector et ce dernier est blessé par Ajax, qui le frappe d’une pierre (XIV, 409-413). Rétabli par Apollon sur l’ordre de Zeus, Hector revient au combat (XV, 220-262), les Achéens et spécialement Ajax tentent de s’opposer à l’avance troyenne. Alors que les Troyens veulent incendier leurs vaisseaux, Hector est face à Ajax, qui frappe un cousin du héros troyen, Kalètôr, fils de Klytios (XV, 419-428) ; Hector vise Ajax, le manque et abat un de ses compagnons, Lykophrôn, fils de Mastôr (XV, 430-431). Hector et Ajax excitent chacun ceux qui les entourent. Malgré tous ses efforts, Ajax doit céder du terrain devant l’avance troyenne (XV, 727). Au chant XVI (112-123), protégé par Zeus, Hector brise la lance de frêne d’Ajax (XVI, 114-118), puis il met le feu aux vaisseaux achéens. Grâce à l’arrivée de Patrocle, Ajax tente de frapper Hector, mais celui-ci se borne à tenter de sauver les siens (XVI, 358-363). Après la mort de Patrocle, la bataille s’engage autour de son corps. Appelé par Ménélas, Ajax tente d’empêcher Hector de le dépouiller de ses armes, mais il ne peut y parvenir ; il oblige toutefois Hector à reculer (XIX, 102-128).
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reprend de plus belle, au cours de laquelle Ajax joue un rôle essentiel47. Ajax, fils de Télamon, restera le défenseur des Achéens jusqu’au moment où Achille revient au combat ; dès lors il n’est plus question d’Ajax comme combattant. Tout ce que nous savons des Ajax montre qu’il s’agit à l’origine d’un héros unique et très ancien, qui a été dédoublé par suite d’une mauvaise compréhension d’un duel qui désignait Ajax et son second48 : Aiante (Αἴαντε) passé au datif pluriel sous la forme Aiantessi, avec un datif en -essi, caractéristique des dialectes éoliens. Au combat, Ajax portait un énorme bouclier, disparu de l’usage depuis l’époque mycénienne. Le bouclier, qui recouvre l’homme entier, était très lourd ; il devait être soutenu par un baudrier, en grec τελάμων. Ainsi Ajax a pu être appelé τελαμώνιος Αἴας, « Ajax au baudrier ». L’expression a été interprétée comme « Ajax, fils de Télamon », l’adjectif d’appartenance a été pris pour un patronyme en -ιος, ainsi que la langue épique en atteste quelques-uns49. C’est ainsi qu’est né le personnage de Télamon, dont Homère ne nous dit pratiquement rien, si ce n’est qu’il est le père d’Ajax et de Teukros. Il n’est mis en scène qu’une seule fois au chant VIII de l’Iliade (283-285) : Ajax dit à Teukros que, malgré sa bâtardise, Télamon l’a nourri enfant et l’a choyé50. Quant à Oïlée, il n’est pas souvent mentionné comme tel dans les poèmes homériques. Sans faire l’analyse formulaire des emplois d’Ajax, on retiendra que deux formules soulignent l’importance du bouclier-tour d’Ajax : VII, 219 (= XI, 485) Αἴας …. φέρων σάκος ἠύτε πύργον. Ce bouclier est recouvert de sept peaux de bœuf : VII, 235 : καὶ βάλεν Αἴαντος δεινὸν σάκος ἑπταβόειον (VII, 266 : τῷ βάλεν Αἴαντος δεινὸν σάκος ἑπταβόειον). La question de ce qu’a pu représenter le nom d’Ajax dans la tradition préhomérique relève évidemment du domaine de l’hypothèse. On peut néanmoins s’y engager à condition de garder à l’esprit qu’on n’est pas en présence de certitudes, mais d’explications qui semblent plausibles. Idoménée et Mérion jouent un rôle non négligeable dans l’Iliade, ils sont assez souvent mentionnés, surtout Idoménée51, chaque fois que les principaux
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Au chant XVIII (163-175), les Achéens, spécialement les Ajax, doivent abandonner le corps du héros sous les attaques d’Hector. 48 Sur cette question, voir P. WATHELET, 2013. 49 P. WATHELET, 1970, p. 350. 50 Situation parallèle à celle de Pélée et d’Achille. Comme il fallait s’y attendre, la tradition postérieure à Homère multipliera les précisions sur la famille et la vie de Télamon. 51 Après la mort de Patrocle, Achille pleure son ami, il renvoie les autres rois. Seuls restent les deux Atrides, Ulysse, Nestor, Idoménée et Phénix, qui, tous, tentent de le consoler (Il., XIX, 310-311). Idoménée apparaît encore en quelques autres passages ; au chant XI, alors que Machaon vient d’être blessé par Pâris-Alexandre (506), Idoménée s’occupe de lui et veille à ce que Nestor puisse le prendre sur son char pour le ramener au camp et le soigner.
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chefs achéens sont cités52. Quant à Mérion, il accompagne fréquemment Idoménée dont il joue le rôle de brillant second. Dans le « Catalogue des Vaisseaux »53, Idoménée et Mérion dirigent le contingent des Crétois, contingent qui figure après celui des Étoliens (Il., II, 638-644) et avant celui des Rhodiens (II, 653-670). La Crète qui compte cent villes54 est très peuplée et le contingent qu’elle envoie assez nombreux ; il est amené par quatre-vingts vaisseaux, ce qui la met juste après le royaume de Nestor (90) et avant celui de Ménélas (60)55. Idoménée porte un nom en -ευς, qui semble n’avoir aucune étymologie en grec56. Comme pour Ἀτρεύς, Τυδεύς, Ἀχιλλεύς, Ὀδυσσεύς, on est sans doute en présence d’un anthroponyme d’origine préhellénique repris dans la tradition épique. Ἰδομενεύς a été rapproché de Ἰδομένη ou Ἰδομεναί, qui désigne une ville de Macédoine sur l’Axios57. On ne peut guère tirer de leçon du rapprochement. Ἰδομενεύς a aussi été expliqué comme un composé du nom de l’Ida, avec un allongement métrique du I- et un second élément -μενης, mais il s’agit plutôt de l’hellénisation d’un nom préhellénique58. La généalogie d’Idoménée est indiquée en plusieurs passages de l’Iliade59. Il est fils d’un
52 Dans tous ces passages, Idoménée apparaît comme un chef qui fait autorité. Ses exploits guerriers sont moins importants que ceux d’Ajax, fils de Télamon, ou ceux de Diomède, mais il tue un certain nombre de Troyens ou de leurs alliés ; il tue notamment Alkathoos, gendre d’Anchise, que Poséidon avait fasciné et paralysé (Il., XIII, 434). La mort d’Alkathoos incite Déiphobe à appeler Énée à la rescousse, Énée et Idoménée veulent se frapper, mais ils se manquent et Idoménée abat un certain Oinomaos (XIII, 506). Au chant XVI, parmi de multiples combats, Idoménée tue Érymas (345) et, au chant suivant, le héros affronte Hector, qui le rate, mais abat le cocher de Mérion, Koiranos. Celui-ci avait amené son char à proximité d’Idoménée et, si lui-même meurt, il lui sauve la vie, car c’est grâce à ce char que Mérion peut soustraire Idoménée aux coups d’Hector. Voir aussi P. WATHELET, 2008. 53 Sur le « Catalogue des Vaisseaux », voir P. WATHELET, 1992. On se réserve de revenir sur l’ensemble de la question. 54 Ailleurs, dans l’Odyssée (XIX, 174), elle n’en compte plus que 90. Il s’agit sans doute là d’une de ces petites incohérences comme on en trouve dans une œuvre de grande longueur. Bien entendu, les commentateurs anciens se sont efforcés d’expliquer la différence : voir schol. V et HQ en XIX, 174. 55 Soulignons que selon toute apparence le nombre de bateaux mentionnés dans le « Catalogue » est plus tardif que les autres indications ; il est fortement marqué par la présence d’un trait ionien qui revient souvent, la forme νέες pour νᾶες. 56 On a beaucoup discuté sur le suffixe -ευς et sur son origine, mais le plus probable est d’y voir un héritage fait par le grec à une langue méditerranéenne, à laquelle les Grecs ont beaucoup emprunté. A. SEVERYNS, 1960, p. 170 remarquait déjà que plusieurs héros dont le nom se terminait en -ευς avaient des fils dotés de noms manifestement grecs, tels Odysseus et Télémachos. 57 H. VON KAMPTZ, 1982, p. 126, § 42 e ; p. 165-166, § 62 c, e ; p. 291-292, § 80 a ; et surtout p. 349-350, § 83. 58 De telles hellénisations ont dû se produire, on en a la preuve dans le nom mycénien i-pe-mede-ja, hellénisé ultérieurement en Iphimédeia : voir H. MÜHLESTEIN, 1979, p. 235-237. 59 Notamment en Il., XIII, 449-452 ; voir K. MEISTER, 1998.
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certain Deukaliôn, dont nous ne savons pratiquement rien60, si ce n’est qu’il est homonyme du héros grec qui joue un rôle analogue à celui de Noé dans la Genèse. Deukaliôn est fils de Minos, lui-même issu de Zeus et d’Europe61. Le nom de Mérion, Μηριόνης, ne semble pas plus grec que celui d’Idoménée62. Ici encore il est plus probable que nous sommes en présence d’un nom préhellénique. Mérion est fils d’un certain Molos, dont nous ne savons rien63. Les deux héros entrent dans quelques expressions formulaires. À l’accusatif, Idoménée64 est qualifié de ἄναξ dans la formule de fin de vers καὶ 60
H. VON KAMPTZ, 1982, p. 130, § 46 a2 ; p. 255, § 70 b2 ; surtout p. 295, § 80 a et p. 352, § 83. À côté de Δευκαλίων, on trouve le patronyme Δευκαλίδης. 61 Il est attesté pour la première fois dans le Corpus hésiodique (fr. 5 M.-W.). Un autre Deukaliôn, figurant troyen est tué par Achille en Il., XX, 478 : voir P. WATHELET, 1988, p 410412, no 88. Δευκαλίων. 62 H. VON KAMPTZ, 1982, p. 112, § 37 b3 ; surtout p. 353, § 83. 63 Ibid., p. 134, § 47 c3 ; p. 245, § 70 a3 ; surtout p. 353, § 83. Voir R. NÜNLIST, 2000. 64 Il est Ἰδομενεὺς Κρητῶν ἄγος, élément qui précède la diérèse bucolique en Il., IV, 265 (= XIII, 221 ; 259 ; 274 ; 311) et XXIII, 450. On trouve à la même place dans l’hexamètre Αἰνείας, Τρώων ἄγος en V, 217 ; Σαρπηδών, Λυκίων ἄγος en V, 647 et XVI, 541. L’élément Λυκίων ἄγος, toujours au même endroit de l’hexamètre, est appliqué à Glaukos, fils d’Hippolochos, le second de Sarpédon en XVI, 593. Le terme ἄγος de *h2ogos est le dérivé nominal de ἄγω, de la racine *h2eg-. Le terme simple est employé dans la langue épique et dans quelques rares passages de la littérature ultérieure. Toujours devant la diérèse bucolique, on voit apparaître l’expression Ἰδομενεὺς δουρικλυτός (Il., II, 645 ; 650 ; V, 45 ; XIII, 467 ; 476 – avec un remploi en XIII, 210). Dans les mêmes conditions, l’épithète est appliquée à Tlèpolème (Il., II, 657), à Mégès (V, 72), à Ulysse (XI, 396 ; 401), à Ajax, fils d’Oïlée (XIV, 446), à Automédon (XVI, 472), à Achille (XXI, 233) et à Diomède (XXIII, 681). Δουρικλυτός alterne avec δουρικλειτός et il constitue une épithète épique. La formule de premier hémistiche ἥρως Ἰδομενεύς figure en Il., XIII, 384 ; 439, mais d’autres noms de héros occupent ailleurs la même place. C’est le cas de Protésilaos (II, 708), de Mérion (XIII, 575), d’Astéropaios (XXI, 163) et d’Automédon (XXIV, 474 ; 574). Énée et Idoménée sont réunis en XIII, 500 : Αἰνείας τε, καὶ Ἰδομενεύς, ἀτάλαντοι Ἄρηι. L’élément ἀτάλαντος (-ον) Ἄρηι est appliqué à Pylaiménès (V, 576), à Mégès (XV, 302 ; II, 627). Toujours en fin d’hexamètre, la formule θοῷ ἀτάλαντος Ἄρηι désigne Mérion (XIII, 295 = 328 ; XIII, 528) et Automédon (XIX, 536). L’adjectif ἀτάλαντος de *smtalantos, avec psilose est proprement épique. De nouveau devant la diérèse bucolique , on lit Ἰδομενεῦ, Κρητῶν βουληφόρε (XIII, 219), de même que Αἰνεία Τρώων βουληφόρε (X, 180 = XIX, 485 ; XIII, 463 ; XX, 83) et que Σαρπῆδον, Λυκίων βουληφόρε (V, 633). On notera toutefois que les noms d’Énée et de Sarpédon occupent dans plusieurs expressions la même place que celui d’Idoménée, comme s’il existait une affinité entre ces personnages. On trouve également, toujours en fin de vers, καὶ ἀγακλυτὸν Ιδομενῆα (Il., VI, 436 ; Od., XIV, 237). Dans l’Odyssée, l’épithète est également appliquée à Ulysse (VIII, 502), à Eurytiôn (XXI, 295) et à Amphimédôn (XXIV, 103). Au génitif, le nom d’Idoménée intervient dans deux expressions formulaires qui désignent Mérion. Outre leur mention comme chefs du contingent crétois dans le « Catalogue », Idoménée, et dans une moindre mesure Mérion, sont cités à plusieurs reprises dans des listes de chefs achéens importants ou spécialement redoutables : il s’agit de ὀπάων Ἰδομενῆος (fin de VII, 165 = VIII, 263 ; XVII, 258) et de Ἰδομενῆος ὀπάων (fin de X, 58) et de θεράπων ἐὺς Ιδομενῆος (fin de XXIII, 528, 860 = 888) avec un remploi Μηριόνης θεράπων ἀγαπήνορος Ἰδομενῆος (XXIII, 113 = 124). Dans le premier cas, ὀπάων est un vieux mot épique avec degré o de la racine *sek- et suffixe -αων où l’α long est conservé tel quel, ce qui implique que le terme était ignoré de l’ionien, qui l’aurait fait passer à *ὀπήων. Comme le terme n’existait
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Ἰδομενῆα ἄνακτα (Il., II, 405 ; X, 112 ; XV, 301 ; Od., XIX, 181). Le caractère traditionnel de la formule est illustré par le maintien du wau initial de ἄνακτα dans la scansion65. On retiendra particulièrement que le nom de Mérion est associé à une formule particulièrement archaïque et qui lui est propre : il s’agit de II, 651 (= VII, 166 ; VIII, 264 ; XVII, 259) : Μηριόνης τ’ ἀτάλαντος Ἐνυαλίῳ ἀνδρειφόντῃ. Le second hémistiche de ce vers est impossible à scander correctement tel qu’il nous est parvenu66. Le υ de Ἐνυαλίῳ est long, de même que le -ῳ. Dès lors, ἀνδρειφόντῃ devrait compter pour les deux brèves du cinquième pied et les deux longues du sixième, ce qui est évidemment impossible. La seule solution est de lire anrfontè, avec un r voyelle qui compte pour une brève dans la scansion. L’élément anr- est le degré zéro de ἀνήρ, attendu lorsque le mot est le premier terme d’un composé. Il ne peut être scandé correctement que si on lui rend une forme mycénienne ancienne.
ni en eubéen, ni en attique, l’aspiration initiale due à la chute du *s -initial a disparu dans des dialectes comme l’éolien ou l’ionien orientaux qui pratiquaient la psilose. Outre tous les passages où Mérion est mentionné avec Idoménée et qui viennent d’être évoqués, Mérion se montre très actif dans les combats. Au cinquième chant (59-68), il tue Phéréklos, fils de Tektôn, petit-fils d’Harmôn, celui qui avait fabriqué les vaisseaux de Pâris et qui, comme habile artisan, était chéri de Pallas Athéna. Au chant suivant, les Achéens abattent une série de Troyens, dont la liste est donnée : Mérion a tué Morys et Hippatiôn (XIV, 514). Au chant XVI, Mérion abat Akamas au moment où il remonte sur son char (342), plus loin, il fait sa victime de Laogonos, fils d’Onètôr, prêtre du Zeus de l’Ida (603). Pour le venger, Énée lance sa pique sur Mérion, mais il le manque (608). C’est à ce moment qu’Énée dit à Mérion qu’il a beau jouer au « danseur » (ὀρχηστής), sa javeline l’aurait arrêté si elle l’avait atteint. Mérion voudrait tuer Énée (617-625). En plusieurs passages, Mérion est mentionné avec d’autres héros achéens, mais, le plus souvent, il s’agit de héros, certes importants, mais qui ne sont pas de tout premier plan. Au neuvième chant (83), à la suggestion de Nestor, des gardes s’installent hors du rempart du camp achéen, ils sont sept en tout. Au chant X, Diomède est désigné pour une mission de reconnaissance. Il souhaite qu’un autre héros l’accompagne, plusieurs se présentent, dont Mérion. Finalement, c’est Ulysse qui sera choisi (243). Diomède et Ulysse s’arment. Mérion donne à Ulysse son arc, son carquois et son glaive, il le coiffe d’un casque spécialement archaïque, qui est décrit : il est décoré de défenses de sanglier. L’histoire de ce casque prestigieux est brièvement évoquée (266-270) – à l’inverse de notre époque, l’âge des armes importe plus que leur caractère récent. En vue des funérailles de Patrocle, Agamemnon envoie une troupe pour ramasser du bois destiné au bûcher. La direction du travail est confiée à Mérion (XXIII, 113), qui s’acquitte très bien de sa tâche. Au concours qui suit la crémation de Patrocle, Mérion participe à la course de chars : le sort le désigne pour partir quatrième (XXIII, 356). C’est également à cette place qu’il arrive, juste après Ménélas, il reçoit comme prix deux talents d’or (XXIII, 615). Au tir à l’arc, Mérion s’oppose à Teukros, il tue la colombe qui sert d’appât et, pour prix, il reçoit dix doubles haches (XXIII, 876). Agamemnon et Mérion se présentent au lancer du javelot. Achille donne le premier prix à Agamemnon et le second, une lance, à Mérion (XXIII, 896). 65 Sur l’origine d’ ἄναξ et son apparition sous la forme wa-na-ka en mycénien, voir C. J. RUIJGH, 1999, p. 521-535. 66 Pour tout ce problème, voir C. J. RUIJGH, 1995, p. 85-88. Voir aussi F. BADER, 2001-2002.
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Comme on vient de le voir beaucoup d’incertitudes subsistent quant au fait que les héros troyens et achéens auraient pu être contemporains et par conséquent présents à la guerre de Troie. L’usage de leur langue est aussi très peu clair et, si Troyens et Achéens se parlent et semblent se comprendre dans l’Iliade, ceci correspond probablement plus à une convention épique, qu’à un usage réel. Sans doute, comparaison n’est pas raison, mais on ne peut ignorer que les épopées médiévales les plus anciennes ne montrent pas des Sarrasins et des Chrétiens qui dialoguent entre eux, durant les combats. C’est le cas de la Chanson de Guillaume67, épopée peu connue, mais qui est au moins aussi ancienne que la Chanson de Roland68. La Chanson de Guillaume raconte la défaite glorieuse des chevaliers chrétiens, dirigés par le Comte Guillaume face à des Sarrasins plus nombreux. Cette défaite s’est produite au bord de la Méditerranée, en « Larechamp sur Mer ». Une première partie de la chanson raconte la mort héroïque d’un preux, le comte Vivien. Dans toute cette partie, qui est certainement la plus ancienne du poème, il n’y a aucun dialogue entre Chrétiens et Sarrasins, sauf à l’extrême fin du passage, dans un dialogue entre Guillaume et Aldéroufe. La seconde partie de la Chanson, plus tardive, narre les exploits de Rainouard al Tinel, avec là aussi quelques dialogues entre Sarrasins et Chrétiens. En général, ce genre de dialogues n’apparaît que dans des œuvres ultérieures, à un moment où on passe sur la question des langues dans la mesure où la composition épique impose des dialogues entre des combattants. Pour les Chansons de geste françaises, on dispose de chroniques plus ou moins précises dans les deux camps opposés et on peut ainsi évaluer la déformation considérable intervenue entre l’épopée et des faits probablement historiques, je n’ai pas le temps de m’y attarder ici69. Un seul exemple : le début de la 67
Pour tout ce qui concerne La Chanson de Guillaume, voir J. WATHELET-WILLEM, 1975. Pour la Chanson de Roland, voir J. BÉDIER, 1964. 69 La réalité historique révèle que des dissensions se sont développées entre les Musulmans d’Espagne. À Pâques 778, le Roi Charles écrase des Saxons dans la région de Paderborn ; ils ont le choix entre le baptême ou la mort ; leur chef Widukind est arrivé à échapper aux Francs. Charles reçoit une ambassade de Musulmans d’Espagne qui viennent demander son aide contre d’autres Musulmans. Ils promettent à Charles une région importante en Espagne, dont Pampelune et Saragosse. Charles cède à leurs offres, réunit deux armées qui franchissent les Pyrénées à l’est et à l’ouest ; il prend Pampelune, mais il ne peut s’emparer de Saragosse. Comme il a reçu des nouvelles inquiétantes de Saxe, où Widukind dirige une nouvelle révolte, Charles décide de repasser les Pyrénées, son arrière-garde est assaillie et décimée dans le défilé de Roncevaux, ses bagages sont pillés. Parmi les victimes se trouve le Comte Roland, préfet de la Marche de Bretagne et quelques autres dignitaires. Les assaillants sont des Basques (Vascones), devenus chrétiens, mais peut-être excités par des Sarrasins. Prévenu du désastre, Charles doit se borner à reprendre les corps de ses principaux lieutenants, corps qu’il laissera à Bordeaux et dans la région, car il est pressé de gagner la Saxe. Pour l’ensemble de ces problèmes, voir aussi P. WATHELET, 1988, t. I. Préliminaires III, 3, p. 81-88. 68
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Chanson de Roland, dit que « Charles nostre empereur li Magne sept tout pleins en Espagne a esté », la réalité historique montre qu’en 778 Charles n’était pas encore empereur, qu’il est entré en Espagne à Pâques 778 et que, le 15 août, il en était sorti, pour regagner la Saxe et y maîtriser une révolte. Cet exemple montre que la déformation entre l’histoire et l’épopée est générale, il n’y a pas de raison que l’épopée homérique y ait échappé.
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III. MÉLANGES
RECHERCHES SUR LE « MYTHE DE ZALPA » Michel MAZOYER Université Paris I-Panthéon-Sorbonne Association Kubaba
C’est à travers la mythologie, qui est d’un étonnant foisonnement dans la civilisation hittite, que s’exprime la conception du monde des civilisations anciennes. Le « Mythe de Zalpa », qui est un des textes les plus connus de la mythologie hittite, présente un très grand intérêt même si nous ne l’avons pas dans son intégralité. Ce mythe s’inscrit dans les liens établis entre les villes de Zalpa et de Kanesh et évoque de façon légendaire l’organisation de la société, qu’il oppose à la structure de Kanesh. Il indique les conditions dans lesquelles s’est organisé le système patriarcal de Zalpa et l’oppose à l’endogamie qui règne à Kanesh. Les questions abordées ne sont pas bien sûr des vérités historiques, comme on l’imaginait parfois au XIXe siècle, même si dans le cas du « Mythe de Zalpa », le cadre historique n’est pas totalement absent, mais il s’agit plutôt d’une réflexion sur les origines des structures de la société hittite. Le « Mythe de Zalpa » constitue un exemple de la richesse des mythes qui viennent des bords de la mer Noire et de la diffusion de ces mythes dans le bassin méditerranéen, dont nous avons plusieurs exemples. Ce mythe se retrouve dans de nombreuses civilisations contiguës ou éloignées géographiquement de la civilisation hittite. Nous serons amenés à faire des parallèles entre ces différents mythes.
Histoire de la ville de Zalpa Zalpa est une ville située sur les rives de la mer Noire, à l’embouchure du fleuve Halys (ou Kızılırmak ou Maraššanta). L’emplacement exact de la ville de l’Âge de Bronze n’a pas pu être localisé avec certitude jusqu’ici. Zalpa est mentionnée dans des textes assyriens datant du XIXe siècle av. J.-C. Vers 1780 la ville eut à lutter contre le roi de Kussara et de Kanesh, Anitta (vers 1780-
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1750), le fils de Pithana1. Ce dernier fut responsable de la destruction complète de Kanesh. Puis il vainquit le roi Uuzziya de Zalpa et rapporta l’idole à Kanesh. Plus tard, la ville fut assiégée et détruite par le roi Hattusili Ier (vers 1650-1620). En 1450, la province est conquise par les Gasgas, peuple du nord de l’Anatolie, des montagnes Pontiques, à l’est de la Paphlagonie. On voit que la rivalité entre Kanesh et Zalpa présente dans le « Mythe de Zalpa » constitue un arrière-plan historique : c’est l’événement clé d’où est sorti le royaume hittite. La principale divinité de Zalpa était la déesse mère Ammamma associée, dans plusieurs rituels hittites, au dieu fondateur Télipinu2. Plusieurs divinités de Zalpa semblent liées à la fondation : le dieu Šulinkatte, une divinité protectrice des portes, et la déesse Ḫalipinu peut-être Hatépinu, la parèdre du dieu fondateur Télipinu3. Dans un rituel associé à Zalpa on sacrifiait aux divinités un porcelet, six poissons, six grenouilles et un serpent qui étaient des animaux sacrificiels très inhabituels, à l’exception du porcelet, qui semble associé en Anatolie à la fondation ainsi que le montre la présence dans cette région d’os de porc dans les tombes associées au monde souterrain et aux rituels de fondation. La tablette KUB XVII 28 IV 45-53 évoque la présence d’un cochon de lait dans un rituel de purification. On a pu établir une correspondance entre ce rituel et le mythe de la truie4, qui constitue un prélude à la fondation d’Albe à l’époque de Lavinium. On estime que les trente gorets symbolisent les fondateurs ou les premiers habitants de l’ancienne métropole du Latium. Le porc est souvent un animal guide qui conduit à l’endroit où doit être réalisée la fondation. Le texte CTH 414 I 23-25, qui évoque la fondation du palais royal, pourrait mettre en évidence la place centrale de Zalpa dans la fondation du royaume hittite. En effet le roi s’adresse au Trône en lui rappelant qu’il lui a apporté le char de la mer, qu’il lui a ouvert le pays de sa mère et qu’on l’a appelé le « roi 1
M. Forlanini fait de Zalpa le siège d’une dynastie apparentée à celle d’Anitta : voir J. FREU – M. MAZOYER, 2007, p. 34. 2 Il nous semble que la présence constante d’Ammamma à côté de Télipinu dans le panthéon de la ville de Hanhana et la place importante qu’elle joue dans la « Fête d’automne » de ce dieu, pourraient suggérer que cette déesse a été considérée à une certaine époque dans cette ville comme la mère de Télipinu, dont le père était le dieu de l’Orage. Ce serait en tant que femme du dieu de l’Orage et mère de Télipinu, qu’Ammamma occuperait une place importante dans la ville de Hanhana. Cette hypothèse faisant d’Ammamma une jeune mère est confirmée par le fait que cette déesse est régulièrement citée dans les traités parmi les déesses mères appartenant à la génération régnante comme l’indique le qualificatif de « déesses reines » qui accompagne certaines divinités déesses mères. Ammamma est souvent associée à Télipinu, le dieu fondateur : voir M. MAZOYER, 2017, p. 2002-2003. 3 Hatépinu qui représente les eaux courantes et qui, à ce titre, est indispensable à la fondation, est enlevé par le dieu Télipinu qui l’épouse. 4 B. SERGENT, 1999, p. 31.
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Labarna ». Le passage indique l’emplacement de Zalpa près de la mer Noire, la filiation du roi de Zalpa avec le royaume de Kanesh, dirigé par sa mère ; le titre « roi Labarna » que porte le roi sera celui des souverains hittites. Il semble que ce sont les dieux qui ont bâti le premier foyer sacrificiel de Zalpa (CTH 414 III 39-40). Le « Mythe de Zalpa » : la trame La reine de Kanesh donna naissance à trente fils qu’elle plaça, à peine nés, dans un panier d’osier, les abandonnant sur les eaux de l’Halys5. Il régnait à Kanesh une société matriarcale dont les garçons étaient écartés à leur naissance, comme dans le mythe grec des Amazones. Dans le mythe hittite, le père de ces enfants n’est pas mentionné. Les nourrissons arrivèrent jusqu’aux bords de la mer Noire où ils durent grandir à Zalpa. Plus tard, la même reine donna naissance à trente filles. Mais elle les garda près d’elle et ne leur fit pas subir le même sort que leurs frères. Lorsque les fils furent devenus adultes, ils se rendirent à Kanesh auprès de leur mère, laquelle ne les reconnut pas. Ils épousèrent leurs sœurs, à l’exception du plus jeune des frères qui fut le seul à se demander si ces jeunes femmes n’étaient pas ses sœurs6. Interprétation du « Mythe de Zalpa » Plusieurs thèmes, qu’on retrouve dans de nombreux mythes de l’Antiquité constituent des éléments clés du « Mythe de Zalpa ». Outre le massacre des
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La traduction suivante, empruntée à I. SINGER, 2007, suit celle de C. WATKINS, 2004, p. 6579 : « The Queen of Kanesh bore thirty sons in a single year. She said, “What a monster is this which I have borne?” She filled baskets with fat, put her sons in them, and launched them in the river. The river carried them to the sea to the land of Zalp(uw)a. But the gods took them up out of the sea and reared them. When the years had passed the Queen again gave birth, (this time) to thirty daughters. And she herself reared them. The sons are making their way back to Kanesh, driving a donkey. When they reached the city of Tamarmara, they are saying: “Here you have heated up the bedroom so that the donkey tries to copulate.” The men of the city replied: “As far as we have seen, a donkey tries to copulate anyway.” The boys countered: “As far as we have seen, a woman bears [only one] son [a year], but one gave birth to us (all) at once.” The men of the city retorted: “Once our queen of Kanesh gave birth to thirty daughters at once, but the sons have disappeared.” The boys said to themselves: “Whom are we seeking? We have found our mother there. Come, let us go to Kanesh.” When they went to Kanesh the gods put another appearance on them so their mother does not recognize them, and she gave her own daughters to her own sons. The older sons did not recognize their own sisters. But the youngest [said]: “... should we take our own sisters in marriage? Do not stain yourselves [with] impiety. [It is not] right.” But they sle[pt] with them. ». 6 H. OTTEN, 1973.
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hommes et des enfants, on peut mentionner la thématique du retour, ou encore l’inceste, l’endogamie et la fondation, qui est un thème essentiel. Selon le « Mythe de Zalpa », La reine de Kanesh livra ses trente fils aux eaux de l’Halys. Il faudra sans doute une intervention divine pour qu’ils atteignent la ville de Zalpa située à environ 500 kilomètres de Kanesh et qu’ils sortent tous indemnes de cette aventure. L’abandon des nouveau-nés est un thème récurrent de la mythologie antique. C’est ce que font Acrisios avec Danaé et Persée, Aléos avec Augè et Télèphe, Staphylos avec Rhoeo et Anios, ou encore Cadmos avec Sémélé et Dionysos7. Les Amazones qui vivaient près des rives du Thermodon, situé à proximité de la mer Noire près de l’ancienne Zalpa hittite, formaient un État, dont la capitale était Thémiscyre. Elles tuaient leurs enfants mâles ou les rendaient aveugles ou boiteux, pour ensuite les utiliser comme serviteurs, comme cela est attesté dans certains cas à l’époque hittite8. Afin de se garantir une descendance elles avaient des relations sexuelles une fois par an. Elles recherchaient les hommes les plus beaux des peuples voisins. Leur capitale Thémiscyre était située non loin de Hayasa où l’inceste était couramment pratiqué selon le traité conclu entre Suppiluliuma Ier (vers 1350-1315) et Huqqana9. Dans le mythe d’Hypsipyle, les femmes de Lemnos négligeaient le culte d’Aphrodite. La déesse prive de désir leurs maris. Les Lemniennes massacrent alors leurs époux et leurs concubines. Seul Thoas n’est pas tué et Hypsipyle est la seule femme à ne pas être criminelle10. Étant fille de l’ancien roi, Hypsipyle est choisie comme reine par les Lemniennes. C’est alors que les Argonautes abordent à Lemnos et Jason s’unit à Hypsipyle qui donne naissance à un fils, Eunéos. On retrouve une thématique analogue dans le mythe de la fondation de Rome : Rémus et Romulus, les deux jumeaux de la vestale Rhéa Silvia et du dieu Mars sont abandonnés dans un panier sur le fleuve. Silvia est la fille de Numitor, privé de son royaume par son frère Amulius. Ce dernier, craignant que ses neveux ne réclament leur dû en grandissant, sous prétexte que Romulus et Rémus sont les fils d’une vestale, ordonne qu’on les jette dans le Tibre. Ce thème est un élément connu aussi dans l’ancien Orient. Sargon Ier, premier roi mythique de la Babylonie, vers 2650 av. J.-C., aurait été conçu en secret et abandonné par sa mère dans une arche de jonc ; cette arche lancée sur le fleuve l’emporta vers un certain Akki, porteur d’eau et jardinier. Ishtar, la 7
On remarque que bon nombre de ces personnages sont associés à la fondation : Télèphe est le fondateur de la ville de Pergame ; Annios est le souverain de Délos ; Cadmos est le fondateur de Thèbes. 8 J. FREU – M. MAZOYER, 2007, p. 135-136. 9 Ibid., (vol. 2), p. 216-218. 10 Selon Hérodote (VI, 138), les femmes de Lemnos tuèrent tous les hommes de l’île, y compris Thoas.
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déesse, le prit en affection ; il devint échanson et finalement « roi de roi ». On trouve le même thème en Inde avec le héros mythique Krisna ou encore dans la légende de l’Achéménide Cyrus le Grand. Comme on le sait, la thématique de l’enfant abandonné sur les eaux occupe aussi une place importante dans la Bible. Moïse, l’instigateur d’une nouvelle religion, naquit au sein d’une famille d’Hébreux, à une époque où ce peuple, venu travailler en Égypte, avait été réduit en esclavage par le pharaon. Tous les nouveau-nés mâles devaient être mis à mort. Mais à la naissance de l’enfant, ses parents décidèrent de le placer dans un panier d’osier et de l’abandonner sur les rives du Nil. Cependant le panier dériva et fut découvert par la fille du pharaon qui décida de donner au bébé le nom de Moïse (ou Mosheh en hébreu). Même si la thématique reste identique on voit les différences avec les mythes précédents : c’est le pharaon qui a ordonné la mise à mort de tous les jeunes garçons nouveau-nés des Hébreux ; la mère de Moïse essaie de sauver son fils en le plaçant dans une corbeille et le dépose sur les rives du Nil. L’enfant est recueilli par la fille du pharaon, qui l’élève comme son fils. Elle lui donne le nom de Moïse, car elle l’a « tiré des eaux ». Dans le « Mythe de Zalpa », seule la mère intervient dans la décision. Il en va de même dans le texte biblique. On a souligné de nombreuses analogies entre le récit de la naissance de Moïse et la légende de la naissance de Sargon, roi légendaire, fondateur de l’Empire assyrien. Les deux protagonistes ne connaissent pas leur père ; leurs mères respectives les cachent dans un premier temps, pour les confier ensuite au fleuve. Les deux enfants sont placés dans une caisse enduite de bitume ; ils sont trouvés et adoptés par leurs bienfaiteurs11. On a pu imaginer une influence directe de la littérature hittite sur le texte biblique. L’idée générale est conforme au mythe hittite : l’enfant est abandonné sur les eaux ; il échappe miraculeusement à la mort et deviendra un héros fondateur12. La thématique du retour Le thème du retour est un des traits spécifiques du « Mythe de Zalpa ». Après avoir été écartés du royaume de Kanes, sauvés dans des conditions inexpliquées et avoir vécu de nombreuses années à Zalpa, les trente garçons reviennent à Kanesh où ils rencontrent leurs sœurs et décident de les épouser. Un seul s’y refuse ne voulant pas céder à l’inceste. On peut trouver dans cet épisode un écho lointain de l’immigration hittite en Anatolie centrale, ou une nouvelle immigration, si l’on tient compte du va-et-vient des frères entre Zalpa 11
V. MASCIADRI, 2011, p. 227. Des analogies entre la littérature hittite et la littérature hébraïque ont été observées dans de nombreux cas : voir H. NUTKOWICZ – M. MAZOYER, 2014 ; 2017.
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et Kanesh13. Les récits de retour sont souvent utilisés pour justifier une conquête ou une colonisation. Par exemple, le « retour des Héraclides »14 dans le Péloponnèse peut refléter une migration dorienne. Évidemment, certains de ces « récits de retour » ont peut-être eu un certain contexte factuel. L’inceste Dans la mythologie grecque, les Danaïdes épousent leurs cousins et les mettent à mort le soir même des noces sur l’ordre de leur père. Après la mort de Bélos, Égyptos, frère de Danaos et roi d’Arabie, s’empare de l’Égypte, à laquelle il donne son nom ; il presse alors son frère d’unir ses filles à ses fils (également au nombre de cinquante), pour éviter des guerres de succession. Mais un oracle ayant révélé à Danaos que l’intention des fils de son frère était de tuer ses filles après les noces, il décide de s’enfuir avec elles et parvient jusqu’à Argos où il devient roi avec l’appui d’Athéna (selon Eschyle, cette fuite n’était provoquée que par l’aversion des Danaïdes pour un mariage contre nature avec leurs cousins). Dans le mythe hittite on ne sait pas ce que deviennent les couples incestueux. Ils semblent en tout cas écartés du royaume fondé à Zalpa. Le traité de Suppiluliuma et de Huqana pourrait nous amener à considérer que ceux-ci se sont réfugiés dans la région de Huqana, en Colchide. Dans la légende des Danaïdes, les fils d’Égyptos se rendent néanmoins jusqu’à Danaos, sur l’ordre de leur père, et finissent, sous la menace d’un siège, par le faire revenir sur son refus de leur donner ses filles en mariage. Dans la tradition tardive, arrivées aux Enfers, les Danaïdes sont jugées et précipitées dans le Tartare, condamnées à remplir éternellement des jarres percées. Ce châtiment est resté célèbre par l’expression du « tonneau des Danaïdes », qui désigne une tâche absurde, sans fin ou impossible. L’endogamie À Zalpa les noces ont lieu entre les frères et les sœurs ; dans l’histoire des Danaïdes entre les cousins et les cousines, dont les pères sont frères. Dans le « Mythe de Zalpa », on relève deux séquences de voyages, les fils et les filles sont séparés, puis réunis. À Zalpa ce sont les fils qui s’éloignent de leur lieu de naissance ; dans le mythe des Danaïdes, ce sont les filles. À Zalpa c’est la mère qui veut que ses filles épousent leurs frères et un des garçons, le plus jeune, refuse le mariage. Du côté des Danaïdes, c’est un père qui refuse le 13 14
N. OETTINGER, 2004, p. 363. C’est des Héraclides qu’étaient issues les deux familles royales de Sparte.
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mariage et une fille qui refuse le crime. Chez les Hittites le mariage entre frère et sœur est considéré comme criminel. La reine de Zalpa essaie de mettre en place un mariage endogame ; chez les Grecs le père refuse un mariage epicleros15. L’île de Lemnos, qui est gouvernée par les femmes, serait le lointain héritage mythologique de la ville de Kanesh. Hypsipyle, qui sauva son père Thoas du massacre, serait l’annonciatrice d’une époque nouvelle : le patriarcat, qui aurait trouvé sa pleine vigueur après l’arrivée des Argonautes, lorsque les Lemniennes appelèrent leurs enfants du nom de leur père16. On a vu dans l’histoire d’Hypsipyle comme dans le « Mythe de Zalpa » une société dirigée par les femmes. On peut rapprocher le fait que les fils de la reine de Zalpa sont abandonnés au cours du fleuve ; la question est plus ambiguë dans la légende d’Hypsipyle. Thoas est placé dans un coffre et Hypsipyle en fait une embarcation. Après le crime, c’est la fille de Thoas qui lui succède sur le trône indiquant par là une filiation patrilinéaire. On trouve donc dans les deux mythes le motif de la séparation et de la réunion. Dans le « Mythe de Zalpa » le crime consiste à nouer une liaison illégitime ; dans la légende d’Hypsipyle à détruire une union légitime. Le rapprochement du « Mythe de Zalpa » et du mythe des Amazones permet aussi de relever de nombreux éléments communs : 1. Les Amazones tuaient leurs enfants mâles ou les rendent infirmes pour les asservir. La reine de Zalpa abandonne ses enfants sur le cours du fleuve Maraššanta. 2. Dans le « Mythe de Zalpa » l’inceste constitue l’élément essentiel de la trame. L’inceste joue aussi un rôle important dans certaines versions tardives de la légende des Amazones. Celles-ci ne reconnaissaient de filiation que par la mère et Lysippè avait instauré une règle qui astreignait tous les hommes à faire les tâches domestiques, tandis que les femmes combattaient et gouvernaient. 3. Les Amazones voient leur continuité dans une succession de reines. De la même manière la reine de Kanesh écarte les enfants mâles. Thésée a un fils d’Antiope (également appelée Hippolytè par certains auteurs), nommé Hippolyte. Dans le mythe hittite, on n’évoque à aucun moment le père ou les pères des enfants qui 15
Un epicleros était soumis à des règles uniques de rites matrimoniaux inversés, soumettant le mari à la maison et à la ligne de son épouse et de son père. On trouve un exemple de ce mariage dans le « Mythe d’Illuyanka ». 16 Le mythe des Danaïdes reflèterait le conflit de l’exogamie grecque et l’endogamie égyptienne (C. WATKINS, 2004, p. 65-79). Il peut s’agir plutôt de l’héritage du vieux mythe hittite.
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naissent de la reine de Kanesh. Le mariage entre les filles et les fils de la reine a sans doute pour effet de se terminer tragiquement puisqu’il repose sur un inceste et que dans la civilisation hittite l’inceste est considéré comme un acte barbare et frappé de mort. 4. Dans les deux États le pouvoir politique appartient aux seules femmes. À leur tête est une reine comme dans le royaume hittite de Kanesh : elle n’a pas de roi à ses côtés et écarte de son royaume tous ses enfants mâles. Dans l’un et l’autre royaume les femmes se gouvernent elles-mêmes sans le secours d’aucun homme. Le terme de matriarcat peut être appliqué à ces deux sociétés. Dans l’un et l’autre royaume on pratique une exogamie totale17. On peut noter, entre le mythe des Danaïdes et le « Mythe de Zalpa », le motif du mariage endogame. Mais avec quelques modifications par rapport au mythe de Danaïdes. À Zalpa les noces ont lieu entre les frères et les sœurs ; du côté des Danaïdes entre les cousins et les cousines, dont les pères sont frères. Dans le « Mythe de Zalpa » l’histoire se déroule sur deux générations ; trois générations dans la légende des Danaïdes : grands-parents, père A, père B, fils de A et filles de B. Et la situation est identique dans les mythes d’abandon grecs. On trouve aussi deux séquences de voyages : les fils et les filles sont séparés, puis réunis. À Zalpa ce sont les fils qui s’éloignent ; en Grèce, les filles. La fondation Le fondateur, qui naît dans ces conditions illégitimes, est placé dans un audelà humain dès sa naissance. Il est abandonné dans la campagne, dans un endroit sauvage situé à l’écart de la civilisation, puis sauvé dans des conditions miraculeuses. Le fondateur est souvent un indésirable dont le départ de la métropole peut être assimilé à un bannissement. S’étant rendu coupable de sédition, de destruction ou de meurtre, il doit s’exiler pour emporter sa souillure avec lui. Dans le cas du « Mythe de Zalpa », on remarque que le futur fondateur est indésirable car il est de sexe masculin. À ce titre il est exclu de Kanesh comme ses frères. Devenu adulte, étant revenu à Kanesh, il refuse d’épouser une de ses sœurs ; il se met à l’écart de sa famille naturelle. Il s’inscrit en dehors des traditions en usage à Kanesh où l’on semble pratiquer l’inceste. Mettant en garde ses frères du danger d’épouser leur sœur, il n’obtient aucune audience auprès d’eux. Ils épouseront leurs sœurs et vivront 17 L’exogamie est une règle matrimoniale imposant de chercher son conjoint à l’extérieur de son groupe social (clan, groupe territorial, caste, société, milieu social).
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en dehors de ce qui sera la norme à l’époque hittite mais reste en usage à l’époque historique dans le pays de Hayasa, à l’est de Zalpa et au sud de Trabzon. Ils ne peuvent pas vivre dans le cadre de la nouvelle société qui voit le jour. Ils continuent à pratiquer l’endogamie. Obligé de s’exiler, le plus jeune des fils mettra en place un système social, moral et politique s’opposant à celui qui existe à Kanesh. Il deviendra le représentant d’un (nouveau) peuple qui refuse l’endogamie. Les structures de la société se modifieront et représenteront ce qui sera la règle du mariage dans la société hittite. Le refus de l’endogamie constituera à l’époque hittite la limite qui sépare le monde sauvage du monde civilisé. Conclusion Nous avons montré que le « Mythe de Zalpa » contenait des analogies frappantes avec des textes mythologiques appartenant à diverses civilisations, mais c’est doute le mythe des Amazones qui présente le plus grand nombre d’éléments communs avec lui. On retiendra que ces textes ont en commun des récits de fondation. Les textes bibliques consacrés à Moïse contiennent aussi des éléments communs au « Mythe de Zalpa ». L’éloignement dans le temps et dans l’espace peut rendre étrange ce rapprochement, mais on sait que plusieurs régions de l’Anatolie ont favorisé la transmission des idées entre ces civilisations différentes. Concernant le « Mythe de Zalpa », il a pour cadre la mer Noire, une région qui a joué un rôle important dans la diffusion des idées. La mer Noire a été une réserve de mythes qui se sont diffusés dans tout le bassin méditerranéen. On pourrait supposer que cette région a joué un rôle important dans la diffusion des mythes anatoliens dans l’espace méditerranéen. À cet égard on notera des affinités étroites entre le mythe des Amazones et le « Mythe de Zalpa ». Dans d’autres mythes comme celui des Argonautes ou celui de Médée, l’est de l’Anatolie occupe une place essentielle. Ce sont les Milésiens qui sont présents sur toutes les côtes. Outre Sinope et Trapézonte, ils ont fondé Amistoso et le comptoir de Phasis en Colchide auquel est associé le personnage de Médée ou la légende des Argonautes. Les colonies grecques du Pont-Euxin sont en relation avec les populations autochtones. Dès le XIe siècle les Grecs ont parcouru la Méditerranée, diffusant en Occident la culture de cette région mythique. La mention la plus ancienne de l’expédition des Argonautes se trouve dans l’Odyssée (XII, 58 sqq.). Un art gréco-thrace se développe et s’épanouit à l’époque classique. Au milieu du Ve siècle, Hérodote traduit l’idée que les Grecs sont en relation avec les populations de Scythie, qui habitent l’arrièrepays des colonies grecques du Pont-Euxin. L’influence culturelle des Hittites, qui avaient disparu depuis longtemps, est encore présente à l’époque
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romaine18 ou encore à l’époque impériale. La mythologie hittite s’est largement diffusée dans les tentatives de rapprochement entre l’Orient et l’Occident – l’influence de l’Asie Mineure et de l’Orient sur Rome et la Grèce, a fait l’objet de nombreux essais : on mentionnera notamment les travaux de J. Duchemin, R. Turcan, C. Watkins, M. L. West19. Concernant les romans grecs, V. Faranton a montré que l’influence du monde anatolien du deuxième millénaire avant Jésus-Christ est manifeste dans les romans hellénistiques. On retiendra par exemple la place que joue l’égide dans les romans20. En étudiant le roman grec et la littérature anatolienne sous ses différentes formes l’auteur montre que le roman grec a conservé, malgré les écarts chronologiques, une vision propre au monde anatolien. Tout au long de l’histoire de la littérature grecque et latine nous voyons que la tradition anatolienne s’est maintenue. Cette influence entre l’Anatolie et la tradition grecque est observable dès l’époque mycénienne. Une telle situation est observable à Wilusa où l’on trouve de nombreuses analogies entre la langue homérique et le hittite21. Il semble évident que la culture grecque a été fortement influencée par la civilisation anatolienne. On rencontre dans la littérature grecque et romaine de nombreux éléments voisins de ceux qui figurent dans la mythologie anatolienne. Eschyle, Pindare, Virgile, Suétone ou Arrien ont puisé dans ce fonds anatolien. L’influence de la culture anatolienne hittito-hourrite sur la côte de Syrie pourrait expliquer le transfert de motifs notamment chez Hésiode22. L’influence de la civilisation hittite sur la Bible est également manifeste23.
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Voir, par exemple, M. MAZOYER, 2008, p. 149-150 ; V. FARANTON, 2014, p. 145-152. J. DUCHEMIN, 1995 ; R. TURCAN, 19922 ; C. WATKINS, 2000, p. 1143-1158 ; 2000, p. 1-14 ; M. L. WEST, 2007. 20 L’égide occupe une place essentielle dans la religion hittite : voir M. MAZOYER, 2003. L’égide qui se trouve représentée dans la civilisation mycénienne et dans la littérature hittite se retrouve dans la littérature romanesque et contient comme au deuxième millénaire tous les biens nécessaires à la vie du berger. Dans la mythologie grecque elle est étroitement associée à Jason : voir V. FARANTON, 2014, p. 137-143. 21M. MAZOYER, 2008, p. 177-186. 22 Le « Mythe de Kumarbi » se rapproche étroitement d’éléments figurant chez Hésiode qui lui est postérieur de sept siècles : voir J.-F. BLAM, 1999. 23 H. NUTKOWICZ – M. MAZOYER, 2014 ; 2017. 19
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RÉFLEXIONS SUR LA MYTHOLOGIE HITTITE : CONFLITS DIVINS ET PARENTÉS DÉMONIAQUES Raphaël NICOLLE Docteur de l’Université Paris 10, Paris-Ouest Nanterre Paris 1-Panthéon-Sorbonne En souvenir d’un maître Les mythologies du monde indo-européen connaissent diverses catégories d’êtres divins. On peut songer aux Ases, aux Vanes et aux géants germaniques, les Cyclopes, les divinités olympiennes et titanides en Grèce, ou encore les Devas et Asuras indiens. Ces êtres, qui entretiennent souvent des relations conflictuelles partagent une certaine parenté. La généalogie paraît départager des générations d’êtres divins et démoniaques. Lorsque l’on songe aux dieux et à leurs ennemis, l’incompatibilité de nature est généralement évidente. Cependant, si l’on se penche sur leur généalogie, il s’avère que cette opposition paraît être artificielle, création contemporaine, et n’est pas si claire puisqu’une parenté paraît exister entre les divinités et leurs ennemis. Dans le cas hittite, qui nous intéresse ici, nous nous reposerons pour notre étude sur les deux grands corpus mythologiques que sont le cycle hittite et le cycle hittito-hourrite. À partir de ce corpus1 nous étudierons en particulier la nature des êtres surnaturels, puis la parenté qui existe entre le dieu de l’Orage Tarḫunna et Illuyanka dans la mythologie hittite. Dans la mythologie hittito-hourrite, ce sera la personnalité et la nature trouble du dieu Kumarbi que nous tenterons d’éclaircir. Enfin nous proposerons une nouvelle façon d’aborder l’opposition entre les dieux et les démons dans les sources hittites.
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H. A. HOFFNER JR., 19982. Parmi ces textes, nous nous pencherons sur trois mythes du cycle hittite (le Mythe d’Illuyanka, le Mythe de Télipinu et la fille d’Océan et le Mythe de la disparition du Soleil), et trois du cycle mythologique hittito-hourrite : le Chant de la royauté des cieux, le Chant d’Ḫedammu et le Chant d’Ullikummi.
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Nature des dieux et des êtres démoniaques Dans les deux ensembles mythologiques, à partir des sumérogrammes classificateurs, il est possible de dégager trois grandes catégories d’êtres surnaturels : - DINGIR : les dieux, dont les noms sont introduits par le sumérogramme DINGIR, désignant les divinités2, šiuš en hittite ; - MUŠ : les serpents, opposés aux dieux, démoniaques, dont les noms sont introduits par le sumérogramme MUŠ qui désigne les « êtres ophidiens », illuyanka en hittite3. Trois serpents sont mentionnés dans la mythologie. Tout d’abord Illuyanka, ennemi du dieu de l’Orage hittite dans le Mythe d’Illuyanka. Deux autres apparaissent dans la mythologie hittitohourrite, Ḫedammu et Ullikummi ; - sans sumérogramme : à ces deux précédentes catégories, on peut ajouter les entités4 comme Ḫaḫḫima, un monstre capable, dans Mythe de la disparition du Soleil, de plonger le cosmos dans la torpeur lorsque le Soleil disparaît trop longtemps des cieux. Les entités démoniaques comme Ḫaḫḫima ne sont pas accompagnées d’un sumérogramme classificateur, comme c’est le cas pour les éléments naturels invoqués dans les listes des dieux témoins des traités passés entre le Grand Roi hittite et les puissances étrangères. Ce type d’entité reste très obscur. Ḫaḫḫima est ainsi réputé, dans le Mythe de la disparition du Soleil, avoir des parents, sans que l’on connaisse leurs liens avec les dieux. Ils tiennent plus de la spéculation religieuse que de véritables personnalités. Nous mettons donc cet être démoniaque de côté. Le nom de Ḫaḫḫima5, entre dans la catégorie des noms d’action formés avec le suffixe -ima-/-ema-/-ama- auquel s’ajoutent des racines verbales. Ces noms désignent généralement des phénomènes naturels, climatiques, comme tetḫima« tonnerre » de tetḫa- « tonner », ou des sentiments, weritema- « la peur » de werite- « avoir peur ». Cette dernière peut d’ailleurs être portée au rang de génie, 2 Ces dieux peuvent être de divinités majeures auxquels on rend un culte, ou des esprits mineurs, comme les Annari/Innari et Tarpi, des démons conseillers (KUB XXX, 11, Vs. 4) qui peuvent quelques fois ne pas être accompagnés de sumérogramme, du fait de leur nature mineure : H. A. HOFFNER JR., 1968, p. 61-68. Tarpi est d’ailleurs nuisible (voir le Mythe du dieu de l’Orage à Liḫzina, Vs I, II chez D. GRODDEK, 1999, p. 36-49) ; en cela il correspond aux entités démoniaques, comme nous le verrons plus bas. 3 J. PUHVEL, 1984, s.v. illuyanka- ; M. MAZOYER, 2012, p. 315-322 ; J. TISCHLER, 2016, s.v. illuyanka ; s.v. MUŠ. 4 Nous mettons de côté les divinités mineures mésopotamiennes adoptées durant le Nouvel Empire, apparaissant dans des textes de contexte mésopotamien pour nous concentrer sur ceux originellement hittites. 5 E. LAROCHE, 1956, p. 79-80 ; M. MAZOYER, 2003, p. 186.
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par exemple dans le Mythe de disparition de la Lune (KUB XXVIII, 5 + VboT 73, III, 3-11) où les Craintes raisonnées (Naḫšarateš) et les Peurs (Weritemaš) apparaissent aux côtés des pouvoirs naturalistes divinisés du dieu de l’Orage et de ses armes. À ce titre, Ḫaḫḫima est sans doute une puissance immanente au monde, peut-être le Gel6. Les scribes hittites ont donc créé des distinctions entre les êtres surnaturels par l’utilisation de ces sumérogrammes. Cependant, la mythologie montre que ces êtres sont parents, en particulier les dieux et les serpents. Tarḫunna et Illuyanka, parents par mariage Une des caractéristiques les plus frappantes de la mythologie hittite est le trouble existant autour de la question des généalogies divines. De fait les rapports familiaux entre les dieux restent assez troubles au regard des informations présentes dans la seule mythologie. Pourtant, autour de Tarḫunna se construit un ensemble assez simple de relations familiales. Nous passerons l’étude de Télipinu, son fils selon le Mythe de Télipinu, pour nous pencher sur le cas de son fils humain, qui apparait dans le Mythe d’Illuyanka. Ce texte, sans doute le premier mythe que l’on connaisse par l’écrit, remonte aux origines de l’Ancien royaume. Dans sa seconde version, le mythe raconte la défaite du dieu de l’Orage contre Illuyanka. Vaincu, le serpent lui arrache le cœur et les yeux, laissant le dieu totalement impuissant. Esseulé, marginal, le dieu se tourne vers les Hommes. Il rencontre un pauvre homme (lúašiwandaš) et prend pour femme sa fille avec laquelle il obtient un fils, dont le nom n’est pas indiqué dans le mythe. La procréation de ce fils a un but très précis : le marier à la fille d’Illuyanka afin d’obtenir en dot son cœur et ses yeux. Entrant dans la famille d’Illuyanka, le fils de Tarḫunna demande à Illuyanka le cœur et les yeux de son père, et les obtient7. Restauré dans son intégrité physique, le dieu de l’Orage retourne au combat et tue Illuyanka ainsi que son fils, dans des circonstances troubles puisque celui-ci réclame qu’il le tue avec son beaupère. Très clairement, dans ce mythe, le dieu de l’Orage et son ennemi partagent une parenté par mariage, à travers la génération des enfants, en tant que beauxpères. Comme nous pouvons le voir, ce mariage tourne court, et il est plus un moyen stratégique pour le dieu de l’Orage que véritablement le partage d’une essence ou d’une alliance entre lui et son ennemi. Aucune descendance n’est à relever. Ce qu’il faut noter, c’est l’incompatibilité manifeste existant entre 6
M. MAZOYER, 2003, p. 186. Ce type de mariage matrilocal, dit antiyant, illustre la place de la femme dans la culture anatolienne ; on retrouvera des pratiques analogues pour la transmission du pouvoir à l’époque hellénistique, avec Cléopâtre Theia.
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Tarḫunna et Illuyanka. Il faut qu’il soit réduit à la misère et à l’indigence pour qu’il fréquente son ennemi, par le truchement de son fils, procréé dans ce seul but. Une fois soigné et en pleine forme, il se débarrasse aussi bien d’Illuyanka que de ce fils devenu inutile voire gênant par sa compromission. On pourrait donc voir ici une opposition du type dieu-démon. Cette opposition nette et franche a également été relevée par B. Sergent8 dans sa comparaison du Mythe d’Illuyanka avec la Vie de Saint Efflam, dans laquelle le saint catholique combat un dragon démoniaque. Tarḫunna et les serpents : parenté par ascendance La mythologie hittito-hourrite renforce considérablement la parenté de Tarḫunna avec les serpents à travers une ascendance commune : le dieu Kumarbi. En effet, Kumarbi est à la fois le père du dieu de l’Orage et des êtres anguiformes, Ḫedammu et Ullikummi. La naissance du dieu de l’Orage est racontée dans le Chant de la royauté des cieux. Ce mythe évoque la conquête du trône céleste du dieu ciel Anu9 par le dieu chthonien du grain, Kumarbi10. Non content de renverser littéralement son prédécesseur du trône cosmique, Kumarbi associa l’usurpation à la brutalité en mangeant les testicules du roi des cieux. Fécondé par la semence du dieu ciel, Kumarbi accoucha de plusieurs divinités, dont le dieu de l’Orage qui ne tarda pas à usurper le trône paternel. Kumarbi n’accepta pas la défaite et s’allia avec Océan. Cette alliance fut scellée par un mariage entre Kumarbi et la fille d’Océan, Šertapšuruhi. Un enfant monstrueux ne tarda pas à naître, Ḫedammu. Cet être anguiforme avait pour fonction d’aider son père Kumarbi à renverser le dieu de l’Orage en consommant tout dans le cosmos. Ce fut un échec pour Kumarbi, le dieu de l’Orage aidé de sa sœur IŠTAR attira Ḫedammu dans une embuscade et le tua. Une seconde fois, Kumarbi ne se résigna pas à la défaite et engendra d’une roche, un serpent de pierre, Ullikummi. Comme Ḫedammu, Ullikummi est un démon qui a la destruction pour seule raison de vivre. Monstre fabuleux, Ullikummi grandit tellement qu’il remplit tout le cosmos. Paniqués, les dieux aident le dieu de l’Orage à tuer son demi-frère, Ullikummi. 8
B. SERGENT, 1998, p. 15-35. Anu est une divinité mésopotamienne d’origine sumérienne. Dans L’épopée de la Création, Anu est le premier véritable dieu (I 15-22). Il est créé par la paire Anšar et Kišar. Anu est également le père des autres dieux. Lorsque le Ciel et la Terre furent séparés, c’est à lui que fut donné l’éther : voir J. BOTTÉRO – S. N. KRAMER, 1989, p. 602-679. Anu est assisté dans son règne par les dieux Enlil et Ea. Enlil est sans doute mentionné dans le Chant de Kumarbi sous le nom d’Ellil. Enlil est une divinité atmosphérique associée au printemps, maître des hommes et père de nombreux dieux mésopotamiens. 10 Fait remarquable, il existe dans le monde hourrite, hittite et syrien une équivalence entre Kumarbi, Enlil, Dagan/NISABA et le dieu hittite Halki : voir A. ARCHI, 2004, p. 319-336. 9
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Compte tenu du développement que nous avons proposé plus haut au sujet de l’incompatibilité qui existe entre les dieux et les serpents démoniaques, il peut paraître surprenant, voire contradictoire que Kumarbi soit père du dieu de l’Orage et de ses ennemis démoniaques. Cependant, que ce soit dans la mythologie hittite ou hittito-hourrite, la parenté du dieu de l’Orage avec un démon semble inconcevable pour les scribes. Elle se conclut à chaque fois par la mort du démon. Le fait qu’il y ait parenté, temporaire, car solutionnée par le meurtre, n’est pas isolé dans le monde indo-européen où une même hérédité est souvent partagée par les dieux et les démons11. Ainsi, il paraît possible de dégager quelques points communs entre la lutte du dieu de l’Orage et Kumarbi avec celle, dans le monde védique d’Indra contre Prajāpati/Dyú/Tvaṣṭṛ12, qu’É. Pirart13 a reconstituée à partir de documents védiques épars. Plusieurs faits sont analogues et expliquent la raison de la parenté entre les dieux et les démons : 1/ L’ascendance divine : Kumarbi et Tvaṣṭṛ créèrent le dieu de l’Orage : Kumarbi accoucha du Tarḫunna hittito-hourrite ; Tvaṣṭṛ forgea la foudre d’Indra et fit ainsi de lui le dieu de l’Orage (Ṛg Veda, I, 52 et II, 17) ; 2/ L’usurpation du pouvoir : Kumarbi et Tvaṣṭṛ sont d’anciens maîtres des cieux renversés par le dieu de l’Orage. Tvaṣṭṛ est renversé par Indra (Ṛg Veda, X, 120 ; Taittirīya Saṃhita, II, 5. 8. 1 ; Aitareya Brāhmaṇa, III, 22), Kumarbi est chassé du trône par Tarḫunna ; 3/ Le démon comme outil de la vengeance : Kumarbi et Tvaṣṭṛ utilisent les ressources à leur disposition pour produire des monstres afin de reprendre le pouvoir. Kumarbi a deux enfants, Ḫedammu et Ullikummi. Dans le Mahābhārata (V, 9), Tvaṣṭṛ créé le brahmane Tricéphale, un monstre bien connu de la mythologie védique. Dans le Śatapatha Brāhmaṇa (I, 6. 3), Tvaṣṭṛ façonne Vṛtra pour venger le meurtre du Tricéphale. Afin de remettre de l’ordre, le dieu de l’Orage commet un « démonicide », qui a quelque chose de moralement condamnable. Indra agit doublement en criminel : il est fratricide puisqu’il exécute son frère le Tricéphale, et 11
Je n’évoquerai pas ici le débat autour des asura et des deva indo-iraniens que la recherche passée avait sans doute trop hâtivement réduit à des démons et des dieux. À titre non-exhaustif, voir W. E. HALE, 1999 ; É. PIRART, 2008. 12 Ces analogies s’expliquent peut-être par la présence au IIe millénaire av. J.-C. de Para-indiens dans le royaume hourrite du Mitanni. Lors du Nouvel Empire, il est possible que ces traditions mythologiques aient été adoptées grâce à un truchement hourrite. L’influence hourrite se fit sentir sur la religion hittite lors du Nouvel Empire, époque durant laquelle les Hittites adoptèrent de nombreuses divinités hourrites et une partie de leur mythologie. Celle-ci fut recopiée et réadaptée par des scribes hittites qui l’intégrèrent au corpus mythologique que nous appelons hittito-hourrite. Voir R. NICOLLE, 2015, Partie II, Chapitre 1 ; 2018, p. 269-274. 13 É. PIRART, 2010.
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« brahmanicide » car ce dernier est de la caste supérieure. Le dieu de l’Orage hittito-hourrite tue ses deux demi-frères ophidiens par la ruse, méthode déjà employée dans le Mythe d’Illuyanka. À notre sens, ce qui caractérise le démon est justement sa nuisance, et par extension la nécessité qui existe pour les dieux de les éliminer afin de sauvegarder l’ordre cosmique qu’il met en place. Caractériser le démon par le meurtre Il est remarquable que dans la mythologie hittite, ou hittito-hourrite, les conflits entre les dieux ne terminent jamais par la mort de l’un d’entre eux. Seuls les démons sont tués. Et par leur mort, l’Ordre est sauvé, voire fondé. Dans la mythologie hittite, Illuyanka, gardien des eaux souterraines14, empêche la nouvelle mise en ordre du cosmos par le dieu de l’Orage. Dans la mythologie hittito-hourrite, Hedammu et Ullikummi sont des armes de destruction massive utilisées par Kumarbi pour faire abdiquer le dieu de l’Orage et revenir à l’ordre précédent. Le Chant de la royauté des cieux révèle une succession de dieux souverains ouraniens et chthoniens. Aux ouraniens Alalu et Anu succède le chthonien Kumarbi, renversé par le dieu de l’Orage. Il s’agit donc d’un antagonisme entre le ciel et la terre pour régner sur le cosmos, non d’une volonté de réduire le cosmos à la destruction. Ceci explique pourquoi aucun dieu renversé n’est tué. Seuls les démons Ḫedammu et Ullikummi, les destructeurs du cosmos, le sont. Ces meurtres ne sont pas sans fondement. Trois axes règlent le meurtre fratricide et ne s’appliquent qu’aux seuls démons : 1/ La fondation : le dieu de l’Orage tue Illuyanka, le beau-père de son fils, pour associer les eaux célestes et les eaux terrestres. Il met donc fin à l’inertie du monde. En cela, le meurtre d’Illuyanka est comparable à l’élimination, par Indra, de Vṛtra le serpent obstructeur, gardien des eaux et du soleil dans la mythologie védique15 ; 2/ La protection du cosmos : le dieu de l’Orage élimine ses demi-frères Ḫedammu et Ullikummi pour les empêcher de ravager l’univers. Dans le monde védique, Indra exécute son demi-frère, le démon Tricéphale pour l’empêcher de consommer le cosmos entier. 3/ Le règne sur le cosmos : le meurtre du démon permet, in fine, au dieu de l’Orage de renforcer son pouvoir. Le Mythe d’Illuyanka présente au début du 14 15
R. NICOLLE, 2015, Partie II, Chapitre 1 ; 2018, p. 248-253. É. BENVÉNISTE – L. RENOU, 1934.
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récit le dieu de l’Orage totalement isolé. Dans les deux versions du mythe, le dieu ne paraît pas régner sur l’univers. Cependant, à la fin de la première version du mythe, le scribe affirme que les dieux se rangent à ses côtés au moment de tuer Illuyanka16. Ce mythe, le premier de la geste du dieu de l’Orage, explique donc son accession à la royauté cosmique17. Dans la mythologie hittito-hourrite, les meurtres d’Ḫedammu et d’Ullikummi empêchent Kumarbi de reprendre le trône des Cieux au dieu de l’Orage. Cette lutte du dieu contre des démons pour posséder le cosmos est comparable à ce que l’on peut trouver chez d’autres Indo-européens. Dans le monde celtique irlandais, les dieux luttent contre les Fomoires pour posséder l’Irlande. Zeus combat les Titans et les Géants pour assurer son pouvoir dans la mythologie grecque. La généalogie divine comme fondement des conflits Un point marquant, dans ce que nous venons d’essayer de dégager, est sans doute la guerre civile qui existe entre les dieux. Le motif est très clair dans le monde hittito-hourrite et védique. Le dieu de l’Orage s’oppose à une génération précédente de dieux. Dans la mythologie hittite, ce motif apparaît en filigrane : dans le Mythe d’Illuyanka, la mort du serpent entraîne la soumission des dieux à Tarḫunna : B Ro I 17’-18’ Tarhunna vi[nt et il tua Illuyanka, 18’ les dieux étaient avec lui18. Le conflit perdure ensuite contre Océan, qui se soumet au dieu de l’Orage et à son fils Télipinu, dans le Mythe de Télipinu et la fille d’Océan. Ailleurs, dans le Mythe de la disparition du dieu de l’Orage (A I, 34-38)19, mentions sont faites d’un père (A-BI dIM) et d’un grand père (Ḫuḫḫa) du dieu de l’Orage, ainsi que de la grand-mère des dieux (Ḫannaḫanna). Ces divinités recherchent le dieu de l’Orage après sa fuite du panthéon à la suite d’une faute commise contre lui. Le conflit est donc évident. Dans la mythologie hittitohourrite, le dieu de l’Orage s’oppose, comme nous l’avons vu, à ses aïeux. À chaque fois, dans ces cycles mythologiques, un ou des serpents, parents des dieux, sont tués. Dans le monde védique (Ṛg Veda, X, 120 et 124), Indra pousse à la guerre les dieux Asuras et Devas jusqu’à ce qu’il prenne le pouvoir sur eux et force 16
Voir plus bas. R. NICOLLE, 2015, Partie II, Chapitre 1 ; 2018, p. 239-315. 18 Pour une transcription à jour du mythe, voir A. MOUTON, 2016, p. 439-459 : 17’ dIM-aš ú[it] nu-kán mušil-lu-i-y[(a-an-ka-an)] 18’ ku-en-ta DINGIRmeš-ša kat-ti-iš-ši e-eš-er. 19 Pour une analyse et une traduction récente du mythe, voir R. NICOLLE, 2015 ; 2018. 17
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les plus puissants Asuras, les Adityas, à se rallier à lui20. Le conflit cesse avec la mort de Vṛtra, le chef des rebelles, les Danavas (les enfants de Danu21, sans doute une entité terrestre et aquatique comme le suggère son nom22). De la même manière, chez les Germains, Ases et Vanes se sont battus avant de former un même panthéon. Il en est de même dans la Rome mythique avec les Romains et les Sabins. Le conflit et la fin d’un Âge d’Or La conséquence directe du conflit entre les dieux est la fin de l’Âge d’Or. Rien n’indique dans la mythologie hittite une espèce de caractère nuisible que l’on pourrait attribuer à Illuyanka. Mieux, celui-ci est à la tête d’une famille et prend pour gendre le fils de son ancien ennemi. Dans la mythologie hittitohourrite, les différents dieux qui se succèdent sur le trône se battent seulement en duel. Aucune autre espèce de conflit ne transparaît. Cependant, dès la naissance du dieu de l’Orage, discorde, dispute et violence apparaissent. Celui-ci, par la mise en ordre du cosmos selon sa volonté, crée une nouvelle dynamique qui consiste à lier verticalement ciel et terre par des cycles23. De la même manière, Indra brise l’ordre ancien, obscur, engourdi, non-cyclique, en tuant Vṛtra. Le Padma Purana, II, 24-25 fait même de Vṛtra un souverain bon et doux pour l’univers, mais trop encombrant pour les projets cosmiques d’Indra. Pour conclure, nous pouvons dire qu’il existe deux types majeurs d’entités mythologiques chez les Hittites : les dieux et les serpents. Ces derniers peuvent être définis comme démoniaques. Le démon hittite est avant tout un serpent qui a la particularité d’empêcher la mise en ordre du cosmos par le dieu de l’Orage. Le principe structurant et créateur du dieu de l’Orage ne peut s’allier bien longtemps à l’inertie d’Illuyanka ou à la destruction d’Ḫedammu et d’Ullikummi. Dès que le dieu en a la possibilité, il fonde un ordre cosmique qui l’oblige à mettre fin à ces abominations. Il tue Illuyanka, le beau-père de son fils ou Ḫedammu et Ullikummi, ses demi-frères.
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W. E. HALE, 1999. Ibid., p. 6. 22 J. P. MALLORY – D. Q. ADAMS, 1999, s.v. river. 23 R. NICOLLE, 2015, Partie II, Chapitre 1. 21
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La parenté du dieu de l’Orage avec un démon peut provenir de deux origines : soit elle est le fruit d’une alliance que le dieu et le démon contractent24 ; soit elle provient d’une hérédité commune remontant à un ancêtre que le dieu a renversé de son trône. L’ancien souverain créé alors des démons pour lutter contre l’usurpateur. Cette lutte évoque le combat de Tvaṣṭṛ/Dyauḫ contre Indra, ou celle d’Ouranos et de Gè contre Zeus. On peut donc dire que l’origine du mal, ici, est l’usurpation du pouvoir par un dieu et le renversement des anciennes générations.
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En cela, le dieu de l’Orage hittite est comparable à Indra qui fait alliance avec le brahmane démoniaque Namuci, ou le Tricéphale, le temps de fourbir ses armes et développer une stratégie pour reprendre l’avantage (Ṛig Veda, VIII, 14).
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LA LANCE FANTÔME DE MÉLÉAGRE. RÉFLEXIONS SUR QUELQUES « MARQUEURS » ÉTOLIENS Sébastien BARBARA Université de Lille HALMA – UMR 8164 du CNRS Sous ce titre un peu énigmatique l’étude suivante tente de combiner des questions d’iconographie et de sémiologie monétaires avec un problème de mythologie classique et les données littéraires ; elle part de la Grèce, plus précisément de l’Étolie, pour aboutir finalement à Rome en explorant les sousentendus d’un passage des Parallèles mineurs du Pseudo-Plutarque et les valeurs symboliques de la lance. Le titre est provocateur car, comme chacun sait, Méléagre est un héros aisément reconnaissable à sa lance1, ou plutôt, pour être précis, à son épieu de chasse2 comme on peut le voir sur des statues célèbres3 qui sont des copies d’époque impériale d’un original du IVe s. attribué à Scopas4, par exemple celles de Berlin (Pergamon Museum, Sk 215) et du Vatican (Museo PioClementino, 490) ou encore celle de la « galerie de Claudius Pison » à Pergé, auj. au musée d’Antalya (Inv. no 9.29.81)5. Le héros, flanqué d’un chien, apparaît sous les traits d’un jeune chasseur tenant un puissant épieu 1
Sur une peinture de la Maison du Centaure à Pompéi (= S. WOODFORD, 1992, no 91) le héros, comme Atalante à ses côtés, porte deux lances : cette association se retrouve dans les textes : Bacchyl., Ep., V, 2, 69-70 qualifie Méléagre de d’ « intrépide lanceur de piques » (εἴδω-/λον θρασυμέμνονος ἐγ-/χεσπάλου Πορθανίδα) ; une élégie anonyme attribuée à Hermesianax (fr. 13 Lightfoot, col. 2, 19-20) dit qu’il tue la bête de sa « lance de frêne » (πρίν γ’ ὅτε οἱ μελίην πῆξεν ὐπὸ λλαπά[ρ]ην / Οἰνεΐδης Μελέαγρος) ; cf. Ps.-Apd., I, 70 ; schol. ad Lyc., 493 (τῷ συοκτόνῳ δόρατι) ; schol. in Eur., Phoen., 1108. Ovide (M., 410-419) le montre lançant ses deux javelots (hasta prior… altera), puis frappant le monstre avec un épieu (splendida uenabula) : voir F. CAPPONI, 1988, p. 45. C’est finalement l’image traditionnelle des chasseurs et des guerriers étoliens : voir A. SCHNAPP, 1997, p. 278 sqq. (lances et épieux sont évidemment omniprésents) et infra, p. 141. 2 Pour les aspects techniques, voir Poll., Onom., V, 19-25. 3 S. WOODFORD, 1992, no 3. 4 C. ROLLEY, 1999, p. 274-275 et fig. 277. 5 E. ÖZGÜR, 2010, no 10, p. 34-35.
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conformément à son rôle dans l’histoire du sanglier de Calydon et d’ailleurs la hure est représentée sur certaines de ces copies6. Rappelons en deux mots que Méléagre7 passait généralement pour le fils d’Oenée, roi de Calydon, et d’Althéa, qu’il avait été chargé d’organiser la fameuse chasse qui, par sa faute, se termina en conflit familial et entraîna sa propre perte puisque sa mère décida de laisser se consumer le tison qui, depuis sa naissance, était lié à l’existence de son fils. Or, en liaison avec l’épisode de Calydon, le fer de lance est un symbole important qui se retrouve sur les monnaies de l’Étolie à l’époque de son akmè politique. Préambule numismatique : pointes de lances dans l’iconographie étolienne Quand on examine les émissions monétaires de la Ligue étolienne8 qui dut exister entre 426 et 1469 mais fut surtout active entre 330 environ et 189 av. J.-C.10 et qui commença à frapper à partir de la fin du IVe s.11, on constate que la pointe de lance est un motif récurrent12. Trois types monétaires peuvent être pris en considération : la Ligue a notamment émis sur une longue période, entre 340 et 14513, des monnaies en argent et en bronze où figure un sanglier14 associé à une pointe de lance15 ou d’épieu16. Entre 290 et 205, elle a également 6
Notamment celle du Vatican. Cf. S. WOODFORD, 1992, no 1-2 ; 78-86 ; 88. P. GRIMAL, 19899, s.v. Méléagre ; J.-M. RENAUD, 1993 ; P. GROSSARDT, 2001. 8 Sur ce monnayage, voir D. I. TSANGARI, 2007 ; BCD 2007 ; O. D. HOOVER, 2014, p. 278-285 ; S. DAMIGOS, 2016, p. 113-134. 9 P. FUNKE, 2015, p. 86-117, part. 99 et 117. 10 Pour l’histoire de la Ligue, voir M. DUBOIS, 1885 et plus récemment J. D. GRAINGER, 1999 (part. p. 549) ; D. I. TSANGARI, 2007, p. 15-36. 11 D. I. TSANGARI, 2007, p. 249-255. 12 Ibid., p. 202-203. 13 Les datations sont celles du catalogue de la collection BCD (2007, p. 131 sqq.). 14 Dans le prolongement, on trouve ailleurs d’autres sangliers accompagnés d’un fer de lance : en Thrace sous le roi Adaios (253-243), en Bithynie sous Prusias II (182-149) où une combinaison similaire a été utilisée (W. H. WADDINGTON – E. BABELON – Th. REINACH, 1908, p. 227, no 34-35 ; SNG Cop., no 643 ; CNG, e-auction 253 (2011), lot 92) en liaison avec des intérêts cynégétiques – on l’appelait en effet le « Chasseur » (App., Mithr., 2, 3 : Προυσίας ἦν ὁ κυνηγὸς ἐπίκλησιν ; cf. Souda, s.v. θηρία) – et peut-être ses amitiés étoliennes puisqu’il est honoré à Delphes par la Ligue étolienne vers 182 (voir SIG3, 632 : βασιλέα Προυσίαν / βασιλέως Προυσία/ τò κοινòν τῶν Αἰτωλῶν / ἀρετᾶς ἔνεκεν / καὶ εὐεργεσίας / [τᾶ]ς ἐς αὑτούς) ; on trouve aussi ce type en Italie, dans la cité apulienne d’Arpi (N. K. RUTTER, 2001, no 642643) qui se réclamait de Diomède, un héros d’origine étolienne du côté de son père et d’ailleurs un adepte, d’après Homère, du maniement sauvage de la pique (ἄγριος αἰχμητής). 15 BCD, 2007, no°460-527 ; 529 ; 581, 2-3. 16 Il n’est pas évident de distinguer la pointe de lance de la lame d’épieu qui est large et théoriquement munie d’une « billotte » (Xen., Cyn., X, 3 : κνώδοντας ; Opp., Cyn., I, 152 : σιγύνην εὐρυκάρηνον ; Poll., Onom., V, 19-20) ; comme le dit Xénophon (Cyn., X, 3) la chasse au sanglier se fait avec des armes de jet, des ἀκόντια παντοδαπά, que l’on lance de loin, mais 7
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frappé des bronzes associant une mandibule inférieure de sanglier, une pointe de lance et parfois une grappe de raisin17. Il existe enfin des bronzes datant de la période 323-290 où le motif de revers n’est constitué que d’un seul fer de lance18 et certains ont pensé qu’il pouvait s’agir d’un symbole étolien au sens large19. On peut effectivement s’interroger sur sa signification mais le fait que les magistrats de la Ligue s’en servent comme motif de sceau20, indépendamment donc de référents à la fameuse chasse, laisse finalement peu de place pour une autre hypothèse.
VE CNG, Lancaster, e-auction 256 (25/05/2011), lot 87; e-auction 392 (01/03/2017), lot 168 ; auction 76 (12/09/2017), lot 439 (cliché et © Classical Numismatic Group, Inc. – cngcoins.com)
Si l’on replace cette frappe au seul fer de lance dans son contexte, en la rapprochant des autres émissions et en n’envisageant cet ensemble monétaire que sous un angle strictement iconographique, on pourrait alors être amené à penser, dans un premier temps du moins, qu’il s’agit d’une variante iconographique au sein d’un ensemble assez cohérent sur le fond. La pointe aussi des προϐόλια, des épieux qui s’utilisent de près. Dans le domaine latin, voir Grat., 100125 à propos de l’invention des uenabula par Dercylos et sur la qualité des armes de jet. 17 BCD, 2007, no°536-545 ; 551 ; 553-559 ; 562 ; 581, 8-19, 22-30. 18 Ibid., no°532-534 ; 581, 4-7. 19 K. LIAMPI, 1995-1996, p. 84 ; 94 ; D. I. TSANGARI, 2007, p. 202 : « un emblème lié aux Étoliens ». 20 C. ANTONETTI, 1990, p. 101 ; D. I. TSANGARI, 2007, p. 202. Cf. les magistrats thébains chez Plut., De gen., 31 (597 b).
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de lance en tant que motif principal pourrait en effet apparaître comme la réduction d’une image plus élaborée où elle se trouve associée à la mandibule inférieure de sanglier et à la grappe. Ce groupement de trois symboles serait lui-même à décrypter comme une allusion à la chasse du sanglier de Calydon, épisode représentée de façon plus explicite sur les autres monnaies de la Ligue. Envisagé sous cet angle il semble que les graveurs étoliens aient « codé » ce motif avec une signification cynégétique en simplifiant progressivement une image complexe. Si l’on suit donc ce raisonnement reposant strictement sur une logique qui relève de l’iconographie monétaire, la pointe de lance serait donc un rappel de la chasse de Calydon. Mais si ce système explicatif est assez opérant pour le type mandibule/pointe d’épieu, est-ce réellement le cas lorsque la pointe de lance est isolée ? Les choses ne sont peut-être pas si simples d’autant que la chronologie montre qu’en réalité cette pièce « à la lance seule » a plutôt tendance à précéder chronologiquement le type « lance/mandibule de sanglier »21 de sorte qu’elle peut difficilement en être le prolongement ou la simplification. Autrement dit, dans le type « mandibule », on a voulu réunir un ensemble de références étoliennes simplifiées, effectivement présentes sur d’autres émissions, mais cela ne veut pas dire nécessairement que la lance isolée puisse être tenue pour une référence à la chasse de Calydon même si la monnaie est étolienne. Laissons donc maintenant le dossier numismatique, nécessairement un peu technique, pour passer aux données littéraires où la lance fantôme va si l’on peut dire, se matérialiser un instant avant de s’évanouir. Où la lance de Méléagre fait long feu En lisant un chapitre, fort beau au demeurant, de Marcel Detienne dans Les dieux d’Orphée, j’ai été frappé par le rappel plutôt sommaire qu’il faisait des variantes de la légende de Méléagre22 d’ailleurs dans le prolongement de ce qu’il avait déjà écrit depuis 1970, une première fois dans la RHR, puis dans Problèmes de la terre en Grèce ancienne23. D’après lui, dans une première version qui de fait est la version dominante, la vie de Méléagre était liée au
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D. I. TSANGARI, 2007, p. 249-250 : le premier type est donné à la période 323-300/290, le second à 300-290/239. 22 M. DETIENNE, 20072, p. 70. 23 M. DETIENNE, 1970, p. 12 ; 1973, p. 298.
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tison (δαλός)24 retiré de l’âtre par sa mère Althée25 ; dans une seconde version tardivement attestée (auteurs byzantins)26, Méléagre était né en compagnie d’un plant d’olivier qui était donc une sorte de jumeau végétal ; enfin, une troisième version attesterait que le double de Méléagre était, selon les mots de Detienne, « un bois de lance, ou un épieu de chasse ». C’est cette troisième variante qui a naturellement attiré mon attention car elle était susceptible à première vue de fournir une explication mythique au motif utilisé par le monnayage étolien. Il est certes toujours précieux de relever les variantes du mythe et JeanMichel Renaud en a justement parlé à propos de Méléagre27, mais dans ce cas précis, cela semble plutôt contre-productif car cette reconstitution essentiellement centrée sur le concept d’« âme extérieure » amène Marcel Detienne à mettre sur le même plan une version canonique, une version tardive et fort marginale et une troisième qui, en réalité, n’existe pas28… d’où ce titre : la lance fantôme. En plus cela occulte par la même occasion d’autres versions importantes : celle du Pseudo-Apollodore qui atteste une version selon laquelle Méléagre est mort au combat29 ou encore la version homérique30 où Althée voue Méléagre aux divinités infernales31 ou encore celle du Corpus hésiodique qui dit que Méléagre fut tué par Apollon32, bref tout un ensemble de textes où le héros périt dans des circonstances apparemment sans lien avec l’histoire certes bien pittoresque de l’« âme extérieure ». En outre la « troisième version » relevée par Detienne provient d’un texte à utiliser avec précaution : il s’agit des Parallèles mineurs du PseudoPlutarque33. La section 26 (312 A-B) de cette compilation repose sur un 24 Ps.-Apd., I, 8, 2 : τούτου δ᾽ ὄντος ἡμερῶν ἑπτὰ παραγενομένας τὰς μοίρας φασὶν εἰπεῖν, τότε τελευτήσει Μελέαγρος, ὅταν ὁ καιόμενος ἐπὶ τῆς ἐσχάρας δαλὸς κατακαῇ. Τοῦτο ἀκούσασα τὸν δαλὸν ἀνείλετο Ἀλθαία καὶ κατέθετο εἰς λάρνακα. L’équivalent latin est torrus (pour torris) chez Accius, fr. 13 Dangel : le motif était donc connu des spectateurs romains du IIe s. ; chez Ov., M., 451 sqq., on trouve stipes, lignum, ramus, funereus torris ; chez Lact. Plac. in Stat., Th., II, 481 ; IV, 103, le terme titio (fatalis). 25 Ou donné par les Moires chez A. Lib., 2, 5. 26 Jo. Mal., Chron., VI, 209 D-E ; Tzetz. ad Lyc., 492 (p. 178 Scheer). 27 J.-M. RENAUD, 1993, p. 291-300. 28 M. DETIENNE, 20072, p. 73 soutient qu’elle n’est ni isolée ni tardive : en réalité elle n’existe pas. Il transforme en certitude (ibid.) une invention totale. Le fait que Méléagre remporte l’épreuve du javelot lors des jeux en l’honneur de Pélias (Stésich., fr. 2 Page ; Sim., fr. 59 Page ; Hyg., Fab., 273) ne constitue pas non plus un argument recevable : voir J.-M. RENAUD, 1993, p. 54. 29 Ps.-Apd., I, 8, 3. 30 Hom., Il., IX, 566-572 : cf. Minyas, fr. 5 Bernabé ; DS., IV, 34, 5. 31 Cf. la version « mixte » d’A. Lib., 2, 4-5 (= Nic., fr. 51 Schneider), voir M. PAPATHOMOPOULOS, 1968, p. 75, n. 22. 32 Hés., fr. 25 M.-W. 33 Pour la problématique générale et pour le texte, voir J. BOULOGNE, 2002, p. 221-241 ; 262263.
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parallèle incomplet entre la légende de Méléagre dans sa version euripidéenne34, – peut-être à partir d’un argumentum authentique mais perdu –, et l’histoire d’un dénommé Septimius Marcellus prétendument extraite d’un recueil d’Italika attribués à un certain Ményllos35 aussi signalé dans cette même compilation pour des Boiôtiaka36. Ces manchettes sont assez suspectes en elles-mêmes37 et si jamais certaines d’entre elles sont authentiques – c’est-à-dire si elles n’ont pas toutes été totalement inventées par le compilateur qui prétend utiliser des parallèles romains d’époque historique38 –, si jamais ces auteurs ont bel et bien existé, il se peut fort qu’ils aient créé eux-mêmes, de toutes pièces, des « histoires étrangères » à partir de modèle grecs pour trouver des parallèles adaptés de sorte que c’est renforcer la supercherie que de croire, comme semble le faire le compilateur antique, qu’il s’agit de parallèles involontaires et anodins : en réalité beaucoup d’histoires semblent artificiellement reconstruites à partir des grands récits mythiques et elles ne prouvent rien en elles-mêmes. Il est donc vain de chercher à en tirer argument. Ἄρης Ἀλθαίᾳ συνῆλθε καὶ Μελέαγρον ποιήσας * * * ὡς Εὐριπίδης ἐν Μελεάγρῳ. Σεπτίμιος Μάρκελλος γήμας Σιλουίαν πολλὰ κυνηγίῳ προσέκειτο· τὴν δὲ νεόνυμφον ἐν σχήματι ποιμένος Ἄρης βιασάμενος ἐγκύμονα ἐποίησε, καὶ ὡμολόγησεν ὅστις ἦν καὶ δόρυ ἔδωκε, τὴν γένεσιν τοῦ μέλλοντος τίκτεσθαι φάσκων ἐν αὐτῷ ἀποκεῖσθαι. Ἀπέτεκεν οὖν Σεπτιμίῳ Τουσκῖνον. Μάμερκος δὲ ὑπὲρ εὐκαρπίας θύων θεοῖς μόνης ἠμέλησε Δήμητρος. Ἡ δὲ κάπρον ἔπεμψε. Συναθροίσας δὲ πολλοὺς ἐκεῖνος κυνηγέτας ἀνεῖλε, καὶ τὴν κεφαλὴν καὶ τὸ δέρος τῇ κατηγγυημένῃ γυναικὶ κατεχώρησε. Σκυμβράτης δὲ καὶ Μουθίας οἱ μητράδελφοι περιείλοντο τῆς κόρης. Ἀγανακτήσας δ᾽ ἀνεῖλε τοὺς συγγενεῖς· ἡ δὲ μήτηρ τὸ δόρυ κατέκαυσεν ὡς Μένυλλος ἐν τρίτῳ Ἰταλικῶν39. 34
R. KANNICHT, 2004, no 46, test. iii a. FGrHist 295 F 2 ; voir E. BUX, 1931, col. 970 ; J. BOULOGNE, 2002, p. 230 et n. 44. 36 Ps.-Plut., Par. min., 14 (309 B) = FGrHist 295 F 1. 37 J. BOULOGNE, 2002, p. 228-231. 38 Ps.-Plut., Par. min., Praef. (305 A-B). 39 « Arès s’unit à Althaïa et, après avoir procréé Méléagre, ***. Ma source est le Méléagre d’Euripide. Septimius Marcellus avait épousé Silvia et s’adonnait la plupart du temps à la chasse. Arès, sous les traits d’un berger, violenta la jeune mariée, l’engrossa, déclina son identité et lui fit don d’une lance en lui disant qu’elle contenait en réserve l’avenir de celui qu’elle allait mettre au monde. Elle mit donc au monde pour Septimius Tuscinus. Or Mamercus, alors qu’il offrait aux dieux un sacrifice de fertilité, n’eut qu’une seule négligence, Déméter. Celle-ci envoya un sanglier. Mamercus rassembla beaucoup de chasseurs, élimina le sanglier et céda la tête et la peau à sa fiancée. Mais Scymbratès et Muthias, ses oncles maternels, en 35
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Cette section est défigurée par une lacune importante – perte ou renoncement du compilateur40 ou d’un copiste ? – peu importe. Le rédacteur s’appuie sur l’argument du Méléagre d’Euripide (fin du Ve s.), argument que du reste la tradition ne nous a pas transmis, mais on peut tout de même sur la base d’autres informations en reconstituer les grandes lignes41 : Euripide utilisait notamment le potentiel dramatique du motif du tison42 initié par Phrynichos43 et que l’on retrouve aussi chez Bacchylide, Eschyle, Ovide puis Hygin – c’est aussi la deuxième version proposée par Diodore de Sicile, celle qui fait intervenir les Moires comme chez Antoninus Liberalis44. Sur la base du parallèle établi par les Parallèles mineurs, il se pourrait aussi qu’Euripide ait fait de Méléagre un fils d’Arès45 dans les conditions topiques évoquées plus explicitement par Hygin46 : cum Althaea Thestii filia una nocte concubuerunt Oeneus et Mars47. Donc, si l’on revient au problème de départ, Detienne et d’autres48 semblent avoir déduit de l’histoire de Ményllos où il est question d’une lance donnée par Mars à Silvia qui devient l’« âme extérieure » d’un certain Mamercus que cela était également valable pour la version grecque de la légende de Méléagre. La supposition est risquée surtout si l’on compte en tirer des analyses poussées49 : en réalité si Ményllos remplace le tison du foyer d’Althée par une lance offerte par Mars, ce pourrait être aussi pour ne pas
dépouillèrent la jeune fille. D’indignation, Mamercus élimina ses parents. Sa mère brûla entièrement la lance. Ma source est le troisième livre de l’Histoire de l’Italie de Ményllos. » trad. J. BOULOGNE, 2002. 40 Dans l’ouvrage tous les parallèles ne sont pas systématiquement développés (voir 9 ; 14) : lorsque la légende est très connue, le rédacteur ne la raconte pas une nouvelle fois : J. BOULOGNE, 2002, p. 439, n. 181. 41 Voir F. JOUAN – H. VAN LOOY, 2002, p. 406 sqq. 42 Ibid., p. 408-409. 43 Paus., X, 31, 4. 44 Bacchyl., Ep., V, 4, 140-155 ; Eschl., Ch., 602-612 ; DS., IV, 34, 6-7 ; Ov., M., VIII, 451 sqq. ; Hyg., Fab., 171 ; 174 ; A. Lib., 2, 5 ; Lact. Plac. in Stat., Th., II, 481. 45 C. ANTONETTI, 1990, p. 100. 46 Hyg., Fab., 171. Cf. Ps.-Apd., I, 8, 2 : ἐγέννησε δὲ Ἀλθαία παῖδα ἐξ Οἰνέως Μελέαγρον, ὃν ἐξ Ἄρεος γεγεννῆσθαί φασι ; Lact. Plac. in Stat., Th., I, 463 ; II, 727 : nam Meleager Martis filius fuit. 47 Néanmoins, dans un autre chapitre, Hygin (Fab., 174) dit que Méléagre était le fils d’Oenée : Althaea Thestii flia ex Oeneo peperit Meleagrum. Cf. DS., IV, 34, 3 (première version). Mais il faut concéder que, dans ce genre de situation, il y a une ambiguïté naturelle qui aboutit souvent à la naissance de jumeaux. 48 C. ANTONETTI, 1990, p. 100 et A. SCHNAPP, 1997, p. 275, lui ont, sur ce point, emboîté le pas un peu rapidement. Seul J.-M. RENAUD, 1993, p. 50, n. 1, a pris ses distances avec cette théorie en soulignant son caractère totalement hypothétique. 49 Cf. M. DETIENNE, 20072, p. 73 : on ne peut pourtant rien fonder sur ce sol qui se dérobe.
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décalquer totalement le modèle et faire apparaître la supercherie50, le parallèle n’ayant finalement de valeur que par ses différences. Par ailleurs un examen comparé des deux histoires fait justement apparaître d’autres différences curieuses et montre que Ményllos a fusionné dans son récit un canevas certes tiré de l’histoire de Méléagre51 – Mamercus joue en effet à la fois le rôle d’Oenée et celui de Méléagre – mais aussi des éléments divers tirés de récits italiques52, par exemple de l’histoire bien connue du viol de (Rhéa) Silvia par Mars53 dans son bois sacré54. On pourrait aussi trouver plusieurs référents albains : Silvia fait nécessairement penser aux Silvii et à la mère des jumeaux55 ; Mamercus est effectivement un nom indiqué pour un fils de Mars puisque, d’un point de vue étymologique, on peut le rapprocher de l’osque Mamertos et Mamers doublets de Mars56 ; c’est par ailleurs un prénom et un cognomen porté chez les Aemilii57 lesquels sont parfois rattachés à un ancêtre Aemilius qui, d’après certains58, serait justement Amulius ! Or, dans certaines versions de l’épisode du viol de Rhéa Silvia, Amulius se serait déguisé en Mars59 et, dans l’histoire de Ményllos, c’est Arès qui se déguise en berger. D’autres éléments militent en faveur d’une création ad hoc : si l’on observe de près la logique du texte, il apparaît que c’est un tissu d’aberrations :
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Le récit du Pseudo-Plutarque n’est vraiment pas très clair (cf. d’ailleurs la paraphrase hésitante chez P. GRIMAL, 19899, s.v. Mamercus 2). Le texte est fautif en 312 A et Τουσκῖνον est une correction, mais entrer dans le dossier philologique compliquerait inutilement le sujet. Si l’on adopte cette correction, on peut alors penser que le personnage s’appelle Mamercus Tuscinus et qu’il est ensuite toujours appelé Mamercus ; si l’on suppose une lacune plus importante, une situation plus complexe pourrait aussi être envisagée, par exemple des jumeaux : Tuscinus, serait le fils de Septimius et Mamercus celui de Mars, mais force est de constater que Tuscinus ne jouerait alors aucun rôle dans le récit. Qui plus est, le dieu remet une seule lance liée au sort d’un seul enfant. 51 Voir E. BUX, 1931, col. 970 (« eine plumpe, geistlose Übertragung des Meleagersage in die römische Urzeit ») ; F. JACOBY, 1964, p. 399 (« ungeschickte Nachbildung des Meleagergeschichte »). Pour P. GROSSARDT, 2001, p. 208, n. 161, ce récit, dans sa formulation, décalque la version de la légende de Méléagre fournie par Diodore de Sicile (IV, 34, 5) ce qui est un autre indice du peu de fiabilité de ce témoignage. Cela est d’autant plus curieux que Diodore ne met pas en exergue la version du tison mais celle des imprécations d’Althée : voir J.-M. RENAUD, 1993, p. 30. 52 Si le rédacteur – qu’il s’agisse de Ményllos ou de quelqu’un d’autre – était un « bricoleur », il a tout de même cherché à utiliser des motifs plus ou moins vraisemblables. La lance constitue un substitut plausible quoique sans parallèle. 53 Cf. Fab. Pict., fr. 7c Chassignet (= Ps.-Aur. Vict., Orig., 20, 1) ; Liv., I, 4, 2 ; DH., I, 77, 12 ; Verg., En., I, 273-274 ; Ps.-Plut., Par. min., 36 (314 F) ; Serv., En., I, 273. 54 Just., XLIII, 2, 3 : in luco Marti sacro ; DH., I, 77, 1 : ἱερὸν ἄλσος Ἄρεος. 55 Cf. Plut., Rom., 3, 3 (19 b) : ταύτην οἱ μὲν Ἰλίαν, οἱ δὲ Ῥέαν, οἱ δὲ Σιλουίαν ὀνομάζουσι. 56 A. ERNOUT – A. MEILLET, 19594, s.v. Mārs, p. 388. 57 Voir R. CAGNAT, 18983, p. 42-43. 58 DH., I, 77, 2. 59 DH., I, 77, 1.
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pourquoi Mars se déguise-t-il en berger (ἐν σχήματι ποιμένος)60 si c’est pour aussitôt révéler son identité ? Septimius Marcellus est pour ainsi dire un ectoplasme ; il ne sert qu’à lancer la thématique cynégétique qui permet le parallèle avec Méléagre. Mamercus est particulièrement tête en l’air puisqu’en offrant un sacrifice de fertilité, il oublie tout simplement Déméter, la déesse la plus concernée. La fiancée de Mamercus sort de nulle part tout comme ses deux oncles dont les noms sont manifestement forgés (Scymbratès, Muthias) et n’ont rien de commun avec les noms italiques des autres intervenants : ces personnages ne semblent être là, évidemment, que pour les seuls besoins du parallèle. M. Detienne soutient61 en outre que le terme δόρυ62 utilisé pour l’objet transmis par Arès pourrait correspondre à épieu, une arme de chasse : seul le déguisement rustique du dieu pourrait éventuellement servir d’argument en ce sens (ἐν σχήματι ποιμένος). En réalité la lance est l’arme traditionnelle du dieu de la guerre et elle a de bonnes raisons de se trouver là : le don d’une lance est cohérent avec les attributs et le champ d’action de Mars et il est ici lié au processus de dévoilement de son identité (ὡμολόγησεν ὅστις ἦν). Il s’agit donc bien d’une lance (δόρυ = hasta) et aucunement d’un épieu rustique ou d’un épieu de chasse (προϐόλιον/uenabulum)63. M. Detienne entend aussi tirer argument du fait que la lance apparaît à plusieurs reprises dans la légende de Méléagre (le héros avait, dit-on, dédiée son arme dans un temple à Sicyone)64 comme si cela pouvait donner une certaine légitimité à l’idée d’une lance comme substitut du héros ; or ce n’est pas parce que Méléagre est associé à la lance de façon topique conformément à un grossier système de représentation martiale (guerre/chasse-lance) que celle-ci est nécessairement son double. Il faut cependant concéder qu’un des points les plus suggestifs de l’étude de M. Detienne65 est la mention des Nymphes Méliades66 – les lances et les hommes de la race de bronze67 étant pour ainsi dire « faits du même bois », le frêne68 : c’est la seule référence permettant d’établir une sorte d’équivalence 60
Cf. Ps.-Plut., Par. min., 36 (314 E) l’histoire de Phylonomè, où l’on retrouve la même formule. 61 M. DETIENNE, 20072, p. 195, n. 28. 62 Il est vrai que δόρυ, qui se rattache au nom du chêne (δρῦς), désigne à la fois un « bout de bois » et la « lance » ; le contexte pastoral ou cynégétique ne suffit pas nécessairement pour orienter vers le sens technique d’« épieu » (Hom., Il., XII, 303 ; XXI, 577). Il est vrai aussi qu’Homère connaît αἰγανέη (javeline pouvant servir à la chasse) et en use de façon ambiguë. 63 Voir le chapitre de hastis d’Isid., Orig., XVIII, 7. 64 Paus., II, 7, 9 (Μελέαγρος ἐς τοῦτον τὸν ναὸν ἀνέθηκε τὴν λόγχην ᾗ τὸν ὗν κατειργάσατο). 65 M. DETIENNE, 20072, p. 73-74. 66 Voir schol. in Hes., Th., 187 ; O., 145. 67 Hés., O., 143 sqq. ; Palæph., 35. Voir C. ANTONETTI, 1990, p. 101-102. 68 Voir le cas de la fameuse lance d’Achille chez Hom., Il., XVI, 140-144 ; Plin., XVI, 62 ; schol. in Hom., Il., XIX, 389 ; Luc., Ind., 7 ; sur ce sujet, voir F. LÉTOUBLON, 2007, p. 215-229, part. p. 223.
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entre les hommes et les lances sur fond d’hybris sanglante69. Mais il n’y a pas d’argument et d’attestation solides permettant de penser qu’une version différente de celle du tison et impliquant une lance avait pu être connue dans l’Antiquité d’autant que cette tradition est reliée au thème important et bien connu du foyer royal assez peu compatible avec l’émergence d’une longue pique. Le récit de Ményllos transmis par le Pseudo-Plutarque a donc été enregistré un peu trop facilement comme une forme autorisée du thème de l’âme extérieure70 et surtout comme une version possible de la légende de Méléagre. La confusion est en germe chez Frazer qui disjoint les deux textes avant de les rapprocher : il cite en effet l’histoire de Mamercus une page après celle de Méléagre71 en trouvant, – ce sont ses mots –, que ce récit « présente de grandes analogies avec l’histoire de Méléagre »72 ce qui est normal puisqu’il a précisément été créé à partir de lui ! Autrement dit Frazer « tombe dans le panneau », dans le piège qui est le principe même d’une grande partie de cette compilation : le lecteur est en effet conditionné par un processus interprétatif qui l’amène à gommer les différences, à repérer les points communs et à se dire alors qu’il a effectivement sous les yeux un parallèle exact de l’historiette grecque. Une autre piste non frayée : les référents mythiques de la Ligue au IIIe s. Bref, pour revenir aux considérations initiales, il semble fort peu probable, en définitive, que l’utilisation de la lance seule dans le monnayage de la Ligue, en tant que symbole étolien, ait quelque chose à voir avec l’arme sinon avec l’âme de Méléagre d’autant que Méléagre n’est peut-être pas le personnage le plus fédérateur qui soit pour un federal coinage73. Ce monnayage est en effet contemporain d’une refonte importante des traditions mythiques de l’Étolie74. On exclura donc l’idée que la pointe de lance isolée ait pu passer pour un renvoi explicite à Méléagre et même, au-delà, à l’histoire du sanglier car ce serait finalement un marqueur cynégétique assez peu explicite, il faut bien en convenir, pour qui n’est pas familier du monnayage étolien ou n’est pas en
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M. DETIENNE, 20072, p. 73. L’idée n’est pas de soutenir que le principe d’une lance comme « âme extérieure » ait été dans l’absolu totalement étranger à l’Antiquité, mais seulement que cette lance-ci n’a rien à voir avec Méléagre même si un auteur a voulu imiter l’histoire du tison. 71 J. G. FRAZER, 1984, p. 255. 72 Ibid., p. 256. 73 Ce point peut être discuté compte tenu des honneurs reçus par Méléagre en Étolie (voir C. ANTONETTI, 1990, p. 266-268) ; il était représenté dans le hèrôon de Calydon : voir E. DYGGVE – F. POULSEN – K. RHOMAIOS, 1934, p. 81 ; 84-85, pl. 92-93. 74 P. FUNKE, 2015, p. 90-91. 70
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mesure d’embrasser dans un regard diachronique l’ensemble de la production monétaire de la Ligue. Il y a, en réalité, une autre solution, assez simple, qui explique que la lance puisse être tenue pour un emblème étolien et cette autre solution passe aussi d’ailleurs par la correction d’une autre erreur à propos des monnaies montrées initialement. On avait jadis identifié la femme portant la kausia75 sur l’avers des monnaies de la Ligue avec l’héroïne Atalante76, mais cette interprétation ancienne et commune est, à bien y regarder, extrêmement fragile. Même si Atalante joue un rôle dans les formes anciennes de la légende, on ne voit pas pourquoi la Ligue étolienne aurait choisi de représenter avec tant de constance une héroïne arcadienne qui fut à l’origine d’une discorde funeste et de la mort d’un héros étolien. La solution à tous ces problèmes est presque unique : elle passe par la mise en valeur du « couple » Aetolia/Aetolos77. De fait, à partir du moment où l’on abandonne l’hypothèse Atalante pour celle d’Aetolia, on est amené à reconsidérer le motif unique de la point de lance car il peut être en rapport soit avec Aetolia qui porte cette arme sur les revers des statères frappés entre 275 et 245 et sur les drachmes de la période 250-22578 où elle apparaît sous les traits du groupe statuaire célébrant la défaite des Galates en 27979, soit plus précisément avec le héros Aetolos lui aussi représenté muni d’une longue lance sur les statères des années 250-22580. La figure de l’éponyme Aetolos a été revisitée pour des raisons évidentes à la même époque : Pline l’Ancien fait d’Aetolos un fils de Mars81 alors que jadis pour Hésiode il était le fils d’un chasseur, Endymion82. Ce rôle important confié à la figure de l’éponyme Aetolos83 trouve confirmation dans les informations transmises par Strabon dans le livre X à propos de la guerre des Courètes, notamment les inscriptions associées aux statues d’Aetolos et Oxylos84 situées respectivement à Thermos – le fait que la capitale de la Ligue où se trouvait un sanctuaire fédéral85 célèbre l’éponyme Aetolos n’est bien sûr pas anodin86 – et à Élis dans le Péloponnèse. 75
Sur cette coiffe, voir A. M. PRESTIANNI GIALLOMBARDO, 1991, p. 262 sqq. Par exemple P. GARDNER – R. S. POOLE, 1883, no 16 sqq. et encore D. I. TSANGARI, 2007, p. 201. 77 Voir C. ANTONETTI, 2012, p. 185 sqq. 78 BCD, 2007, no°423-434 ; 453-438. 79 C. ANTONETTI, 2012, p. 185. 80 BCD, 2007, no°435-450. 81 Cf. infra, p. 141. 82 Hés., fr. 14 M.-W. Il fait aussi d’Aetolos le père des éponymes Calydon et Pleuron dans un vers où l’on a restitué « lanceur de piques » (αἰχμητής). Cf. Steph. Byz., s.v. Καλυδών· Αἰτολίας πόλις, ἀπὸ Καλυδῶνος τοῦ Ἐνδυμίωνος ἢ τοῦ Αἰτωλοῦ. 83 C. ANTONETTI, 1990, p. 62. 84 Voir C. ANTONETTI, 2012, p. 188-189 ; P. FUNKE, 2015, p. 91-92. 85 J. D. GRAINGER, 1999, p. 39. 86 Sur la statue d’Aetolia à Thermos et à Delphes, voir D. KNOEPFLER, 2007, p. 1215-1253 ; C. ANTONETTI, 2012, p. 185 sqq. 76
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Dans l’inscription de la statue d’Oxylos fournie par Strabon87, on célèbre le fondateur d’Élis, un descendant d’Aetolos88, qui passait également pour un fils d’Arès89 : Αἰτωλός ποτε τόνδε λιπὼν αὐτόχθονα δῆμον κτήσατο Κουρῆτιν γῆν δορὶ πολλὰ καμών· τῆς δ᾽ αὐτῆς γενεᾶς δεκατόσπορος Αἵμονος υἱός Ὄξυλος ἀρχαίην ἔκτισε τήνδε πόλιν90.
L’allusion aux combats menés sur la terre des Courètes, c’est-à-dire en Étolie, par son héros éponyme, renvoie au thème classique du pays conquis « à la pointe de la lance » : δορὶ λαϐεῖν. La lance et la pointe de lance sont, on le voit, des symboles de l’activité militaire, de la vocation martiale et du caractère belliqueux du peuple qui s’en réclame. Et les Étoliens sont justement connus pour leur bellicosité (πολεμικώτατοι)91. Un passage de Thucydide, important pour l’image de cet ethnos, rapporte la malheureuse expédition de Démosthène en Étolie et montre les Athéniens en très mauvaise posture contre des Étoliens légèrement armés qui les criblent de traits92. À cela s’ajoute surtout que, toujours d’après Pline93, Aetolos passait pour l’inventeur du javelot à courroie (sic) tandis que les Étoliens en général étaient
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Str., X, 3, 2 (C 463). Voir aussi Paus., V, 3-4 ; VI, 24. 89 Ps.-Apd., I, 7, 7 : Πρωτογένεια, ἐξ ἧς καὶ Ἄρεος Ὄξυλος. 90 « Autochtone en ces lieux, Étolos les quitta / Et conquit autrefois la terre des Courètes, / Triomphant à la lance en d’épuisants combats. / De la même maison dont il était la tête / Dixième descendant, Oxylos, fils d’Hémon, / De notre antique ville assit les fondations. » trad. F. LASSERRE, 1971. Cf. Ps.-Apd., I, 7, 6 : (Αἰτωλός) φυγὼν εἰς τὴν Κουρήτιδα χώραν, κτείνας τοὺς ὑποδεξαμένους Φθίας καὶ Ἀπόλλωνος υἱούς, Δῶρον καὶ Λαόδοκον καὶ Πολυποίτην, ἀφ᾽ ἑαυτοῦ τὴν χώραν Αἰτωλίαν ἐκάλεσεν : « Étolos s’exila en Courétide. Il y tua les fils d’Apollon et de Phthia qui l’avaient accueilli, Doros, Laodocos et Polypoïtès, et il appela le pays Étolie, d’après son propre nom. » trad. J.-C. CARRIÈRE – B. MASSONIE, 1991 ; Conon, 14 (= Phot., Bibl., 186, 14, 133 a) : (Αἰτωλός) ἐκ Πελοποννήσου τὴν πατρῴαν λιπὼν ἀρχὴν εἰς τὴν ἀντίπερα ταύτης γῆν μετὰ τῆς ἑπομένης μοίρας, Κουρῆτας ἐκβαλών, ᾤκησε, καὶ ἀντὶ Κουρητίδος Αἰτωλίδα καλεῖσθαι δίδωσιν : « celui-ci quitta le Péloponnèse, renonçant au royaume paternel, et s’en alla, avec le parti qui le suivait, s’installer sur la terre qui faisait face à son pays ; il en chassa les Courètes et, au lieu de Courétide, il donna à la région le nom d’Étolie. » trad. R. HENRY, 1962 ; Steph. Byz., s.v. Αἰτολία· χώρα ἀπὸ Αἰτωλοῦ τοῦ Ἐνδυμίωνος, ὃς ἐκπεσὼν ἀπὸ Πίσης ὑπὸ Σαλμώνεως συνῴκισε τὴν ἀπ’ αὐτοῦ κληθεῖσαν Αἰτωλίαν. 91 Expression du schol. in Pd., P., IV, 75 en rapport avec le « monosandalisme » : voir R. GOOSENS, 1935, p. 849-854 ; C. ANTONETTI, 1990, p. 114-117. Voir aussi Thuc., III, 94, 4 (μάχιμον) ; Ephor., FGrHist 70 F 122 (= Str., X, 3, 1) : διὰ τὴν περὶ τὸν πόλεμον ἄσκησιν. 92 Thc., III, 97, 3-98, 3 ; C. ANTONETTI, 1990, p. 77-79. 93 Plin., VII, 201. 88
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tenus pour les inventeurs des lances94 : (inuenisse dicunt) lanceas Aetolos, iaculum cum ammento Aetolum Martis filium95. Compte tenu de l’iconographie d’Aetolos dans les émissions étoliennes96 (debout, le pied sur un rocher, tenant une lance), il est fort probable que cette double attribution était connue bien avant l’époque de Pline l’Ancien : le héros porte en effet une longue pique qui n’a rien à voir avec un épieu ou une javeline : elle correspond plus à une puissante lance effectivement propulsée par le système d’ammentum97. Malgré la référence directe à la chasse de Calydon sur certaines monnaies, il semble donc manifeste que la Ligue a favorisé l’émergence et/ou le développement de deux figures complémentaires, symboles de l’Étolie, l’allégorie Aetolia et l’éponyme Aetolos98. Cette situation permet de revoir l’interprétation des émissions mentionnées au début. Le type « lance/mandibule » permettait de fusionner un ensemble de symboles étoliens et la pointe de lance dans ce contexte devenait polysémique : à la fois arme d’Aetolos et renvoi à la chasse de Calydon ; en revanche sur le type « Aetolia/pointe de lance » le revers est à interpréter de façon plus large et ouverte soit comme une allusion à l’invention des lances, soit en référence au caractère belliqueux des Étoliens99 ou à leur désir de puissance, d’hégémonie100 ou simplement comme symbole de l’ethnos étolien101. De la même façon la présence sur plusieurs de ces monnaies d’une grappe de raisin ne renvoie pas directement au thème de la chasse de Calydon, mais probablement à l’origine du vin par le biais d’Oenée, son inventeur102. Invention du vin, invention des lances : la Ligue cherche à faire allusion à des spécificités étoliennes de façon plus fine sans tout miser sur la chasse de Calydon. On aurait d’ailleurs pu étendre l’enquête numismatique aux peuples limitrophes : on aurait constaté qu’il s’agit d’un motif plutôt répandu : 94
C. ANTONETTI, 1990, p. 99-100 ; 2012, p. 191. « […] les lances, (ont été inventées) par les Étoliens ; l’arme de jet avec sa courroie, par Aetolus, fils de Mars… » trad. R. SCHILLING, 1977. 96 C. ANTONETTI, 1990, p. 101 ; 2012, p. 191. Voir supra, n. 80. 97 Cf. P.-Fest., s.v. ammenta, p. 11 L : ammenta, quibus, ut mitti possint, uinciuntur iacula, siue solearum lora ; ex Graeco, quod est ἅμματα, sic appellata, uel quia aptantes ea ad mentum trahant ; Isid., Orig., XVIII, 7, 6 : amentum uinculum est iaculorum hastilium qui mediis hastis aptatur : et inde amentum quod media hasta religatur ut iaculetur. Cf. aussi le gr. ἅμμα et ἀγκύλη. 98 D. I. TSANGARI, 2007, p. 201-202. 99 L’avers pourrait donc bien représenter Aetolos : voir C. ANTONETTI, 2012, p. 191. 100 Cf. Plut., Dio., 24, 10 (968 c) = Thpp., FGrHist 115 F 331 : λόγχη δὲ παράσημον ἀρχῆς καὶ δυναστείας. 101 Cf. Eur., Phoen., 140 ([Αἰτωλοί] λόγχαις τ᾽ ἀκοντιστῆρες εὐστοχώτατοι) ; schol. in Eur., Phoen., 138 ; 140 ; 1166 (Αἰτωλὶς λόγχη, ᾗ οἱ Αἰτωλοὶ χρῶνται). Sur cette orientation, voir récemment C. ANTONETTI, 2019, p. 159-161. 102 Nic., fr. 86 Schneider = Ath., II, 35 a. 95
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l’emploi de la pointe de lance comme type de revers principal avec une signification martiale ou cynégétique s’observe ailleurs : par exemple en Macédoine, sous Cassandre (306-297), dans le monnayage du Koinon des Épirotes (234-168)103 ou bien comme symbole complémentaire en Acarnanie, à Argos Amphilochienne104. Les monnaies offrent aussi le reflet de traditions méconnues sur des héros à la lance ou aux lances, par exemple Phèmios105 chez les Ainianes (milieu du IVe s.) en Thessalie, à Hypata, mais à la limite de l’Étolie106.
Retour dans l’autre pays des lances Pour finir, revenons sur l’histoire transmise par le « Pseudo-Plutarque » : une fois disqualifié et laissé de côté le parallèle artificiel et forcé avec l’histoire de Méléagre, on peut se demander si le texte prêté à Ményllos ne conserverait pas tout de même la trace de quelques éléments originaux et dignes d’intérêt107. On peut en particulier se demander si la lance confiée par Mars à Silvia ne relevait pas au départ d’un processus totalement différent du principe envahissant de l’âme extérieure. Il faut alors s’intéresser un peu aux lances dans les domaines italique et romain. Le don de la lance à la jeune fille violée pourrait-il avoir une autre signification ? Il est évident que oui. Laissons de côté une possible explication magique en rapport avec les accouchements que l’on pourrait échafauder sur la base d’un passage de Pline108 et tournons-nous plutôt vers l’usage de la lance dans le mariage à Rome puisque cette question présente l’intérêt de cristalliser dans les textes les interprétations socio-religieuses sur le rôle des lances109. Si l’on en croit Verrius Flaccus, Ovide et Plutarque, il existait en effet un rite matrimonial ancien pour les vierges au cours duquel le fiancé (?)
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P. GARDNER – R. S. POOLE, 1883, p. 92, no 61-67. BCD, 2007, no°160-161 ; CNG 81 (20 mai 2009), lot 451 = M. LAFFAILLE, 1982, no°118. 105 Ce personnage est peu présent dans les textes (voir néanmoins Plut., Quaest. Graec., 13, 294 C) mais régulièrement représenté sur le monnayage des Ainianes avec deux lances et une fronde (P. GARDNER – R. S. POOLE, 1883, p. 10-13) ce qui constitue probablement une illustration de son combat contre le roi des Inachiens. 106 E. Byz., s.v. Ὑπάτη. 107 Comparer avec le dossier étudié par J. POUCET, 2005, p. 159-199. 108 Plin., XXVIII, 33-34 : ferunt difficiles partus statim solui, cum quis tectum, in quo sit grauida, transmiserit lapide uel missili ex iis, qui III animalia singulis ictibus interfecerint, hominem, aprum, ursum. probabilius id facit hasta uelitaris euulsa corpori hominis, si terram non attigerit ; eosdem enim inlata effectus habet) ; pour d’autres dons symboliques en cas d’accouchements, voir P. Fest., s.v. clauim, p. 49 L. : clauim consuetudo erat mulieribus donare ob significandam partus facilitatem. 109 Cf. également M. CARY – A. D. NOCK, 1927, p. 122-127. 104
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séparait les cheveux de son épouse à l’aide d’un fer de lance110. Mais le don de la lance n’a rien à voir à priori avec cette coutume et il ne sert donc à rien d’extrapoler en cherchant à voir dans le cadeau d’Arès une sorte de promesse de mariage. Ce pourrait être alors une annonce d’affrontement, un signe de guerre111, mais cela ne cadre pas non plus avec le contexte ni avec l’utilisation qui est faite ensuite de l’objet. En revanche les autres explications des érudits pour éclairer le cas de ce qui s’appelle la caelibaris hasta peuvent être de quelque utilité. On pourrait d’abord très simplement prendre en compte une explication symbolique : la lance présage la naissance d’hommes courageux : c’est une explication fournie par Festus112 pour expliquer l’apparition de la lance dans ce rituel matrimonial romain, mais elle pourrait néanmoins convenir au contexte qui nous occupe : uel quod fortes uiros genituras ominetur113. Mars annoncerait ainsi à Silvia qu’elle aura un fils courageux – sauf que, là aussi, la suite du récit n’illustre pas vraiment cette orientation. Ce pourrait être également, – et cette nouvelle explication ne serait d’ailleurs pas incompatible avec la précédente –, un insigne de pouvoir, de souveraineté transmis à l’enfant pour établir ensuite son autorité. Ce type d’explication est envisagé par Verrius Flaccus114 : uel quod nuptiali iure imperio uiri subiicitur nubens, quia hasta summa armorum et imperii est115. Là aussi il y a des parallèles mythiques, par exemple lorsqu’Héraclès, lors de son séjour en Scythie, laisse à Echidna la ceinture et surtout l’arc qui révèlera bientôt l’éponyme Skythès116. Pourtant, dans ce cas également, le récit de Ményllos ne présente aucun prolongement de ce type et finalement on est en droit de soupçonner qu’il fusionne des motifs divers et qu’il ne faut pas le tenir comme un tout valable, cohérent et signifiant. La scène primaire – le viol de Silvia par Mars et le don de la lance – doit donc probablement être disjointe du reste de l’histoire : elle se trouve donc ainsi réinvestie de tout son potentiel mythique et cela nous oriente vers la première phase d’un mythe d’origine. 110
P. Fest., s.v. caelibari hasta, p. 55 L. ; Ov., F., II, 560 ; Plut., Rom., 15, 7 (26 e) ; Quaest. Rom., 87 (285 C) ; sur ce rituel, voir H. LE BONNIEC, 1976, p. 116-129 qui voit là, au terme de sa discussion (p. 129), une affirmation de la souveraineté du mari sur sa femme. 111 Cf. P. Fest., s.v. hastae, p. 90 L. 112 Fest., s.v. caelibari hasta, p. 55 L. Cf. P. Fest., s.v. hastae, p. 90 L. (Romani fortes uiros saepe hasta donarunt). Voir aussi Plut., Rom., 29, 1 (36 b) : δόρατι τοὺς ἐν πολέμοις ἀριστεύοντας γεραίρειν ; Quaest. Rom., 87 (285 C) : ἢ μανθάνουσιν ἀνδράσι συνοικοῦσαι, μαχίμοις καὶ πολεμικοῖς ἄθρυπτον καὶ ἄθηλυν καὶ ἀφελῆ προσίεσθαι καλλωπισμόν; 113 On pourrait ici penser au don de la lance de frêne par Chiron lors des noces de Thétis et Pélée chez Hom. Il., XIX, 390 ; Eust. in Hom., Il., XIX, 387 (p. 346 van der Valk) ; cf. Catul., 64, 279 (siluestria dona) ? Voir aussi la valeur de la récompense militaire chez Fest., s.v. hastae, p. 90 L. : Romani fortes uiros saepe hasta donarunt. 114 P. Fest., s.v. caelibari hasta, p. 55 L. 115 Voir A. ALFÖLDI, 1959, p. 1-27. 116 Hdt., IV, 9-10 : sur cet épisode, voir M. VISITIN, 2000, p. 43-81 ; A. IVANTCHIK, 2001, p. 207-220.
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La lance est bien sûr l’arme des divinités guerrières, de la Junon Sospita de Lanuvium et de la Junon Curitis de Faléries117 – cette dernière offrant d’ailleurs une intéressante proximité phonétique entre le nom de la lance en sabin (curis)118 et le pays des Courètes, la terre des lances (Κουρῆτις γῆ), mais aucun texte antique ne fait état de ce rapprochement sans doute fortuit tout comme la proximité entre Italia et Aetolia119. La lance est surtout l’arme et l’attribut120 de Mars121 notamment dans presque toutes les représentations du viol de Rhéa Silvia122, mais aussi dans les textes123 : chez Ményllos, comme on l’a souligné, la lance est avant tout un objet par lequel Mars fait connaître son identité124 car il était initialement déguisé en berger ; elle est donc, dans ce contexte de viol et d’abandon (de la mère et de l’enfant), un objet de reconnaissance (ἀναγνώρισις)125 à transmettre plus tard à l’enfant devenu adulte pour qu’il puisse identifier son père ou bien croire la version de sa mère 117
Voir P. Fest., s.v. Curitim, p. 43 L. : Curitim Iunonem appellabant, quia eandem ferre hastam putabant ; s.v. caelibari hasta, p. 55 L. ; Plut., Quaest. Rom., 87 (285 C) : Ἥρας δ᾽ ἱερὸν τὸ δόρυ νενόμισται, καὶ τῶν ἀγαλμάτων αὐτῆς δόρατι στηρίζεται τὰ πλεῖστα καὶ Κυρῖτις ἡ θεὸς ἐπωνόμασται, τὸ γὰρ δόρυ ‘κύριν’ ἐκάλουν οἱ παλαιοί· διὸ καί φασι Κυρῖνον ὀνομασθῆναι τὸν Ἐνυάλιον ; DH, I, 21, 1 : ἀσπίδες ἀργολικαὶ καὶ δόρατα ; Ov., Am., III, 13, 19 (?). 118 P. Fest., s.v. curis, p. 43 L. : curis est Sabine hasta ; Ov., F., II, 477 : siue quod hasta curis priscis est dicta Sabinis ; DH., II, 48, 4 (= Varron) : κύρεις γὰρ οἱ Σαβῖνοι τὰς αἰχμὰς καλοῦσιν ; Plut., Rom., 29, 1 (36 b) : οἱ δὲ τὴν αἰχμὴν ἢ τὸ δόρυ τοὺς παλαιοὺς κύριν ὀνομάζειν ; Macr., I, 9, 16 : Quirinum quasi bellorum potentem ab hasta, quam Sabini curin uocant ; Serv., En., I, 292 : Romulus autem ideo Quirinus dictus est, uel quod hasta utebatur, quae Sabinorum lingua curis dicitur : hasta enim, id est curis, telum longum est… ; Isid., Orig., IX, 2, 84 : hi [i.e. Romani] et Quirites dicti, quia Quirinus dictus est Romulus, quod simper hasta utebatur, quae Sabinorum lingua curis dicitur. 119 Voir la tentative assez peu concluante de R. THIBAU, 1964, p. 98-102. 120 Cf. le cas d’Odin, dieu à la lance, signalé par F. LÉTOUBLON, 2007, p. 228, n. 28 et voir P. GUELPA, 2009, p. 62. 121 Ov., F., III, 1 : bellice, depositis clipe paulisper et hasta. 122 Voir la fresque perdue de la Domus Aurea, celle de la maison de M. Fabius Secundus à Pompéi et le bas-relief Hartwing du Palazzo Massimo alle Terme dans A. CARANDINI – R. CAPPELLI, 2000, p. 162 ; 166-169 ; 235. Pour une étude générale du dossier iconographique, voir F. C. ALBERTSON, 2012 ; A. DARDENAY, 2012, p. 133-153. 123 DH., I, 77, 1 ; Plut., Rom., 4, 2-3 (19 e) : apparition « en armes » (ἐν ὅπλοις) d’Amulius qui se fait passer pour Mars. 124 Cf. les propos de Mars à Silvia pour la consoler chez DH., I, 77, 2 : il révèle son identité, parle d’une forme d’union conjugale et annonce la naissance de jumeaux supérieurs par leur vertu et leurs qualités guerrières : τὸ γὰρ κοινώνημα τῶν γάμων αὐτῇ γεγονέναι πρὸς τὸν ἐμβατεύοντα τῷ χωρίῳ δαίμονα, τέξεσθαι δ᾽ αὐτὴν ἐκ τοῦ βιασμοῦ δύο παῖδας ἀνθρώπων μακρῷ κρατίστους ἀρετὴν καὶ τὰ πολέμια. En revanche, chez Ov., F., III, 22, le dieu agit totalement à l’insu de Rhéa Silvia. 125 Cf. Arstt., Poet., 16, 1454, où, à propos du premier type de reconnaissance, est justement cité l’exemple d’une tâche en forme de lance, la marque des Spartes : τούτων (σημείων) δὲ τὰ μὲν σύμφυτα, οἷον ‘λόγχην ἣν φοροῦσι Γηγενεῖς’. On pensera aussi au glaive dérobé par Pélopia tandis qu’elle est violée par Thyeste, son propre père : en effet cet objet, qui est le souvenir et la preuve du viol, avec d’évidentes connotations sexuelles, est ce qui permet ensuite de comprendre qu’Égisthe est le fils de Thyeste.
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comme on le voit dans d’autres légendes par exemple celle d’Égée et Aïthra avec les objets laissés sous le rocher à l’intention de Thésée126. Généralement ce type de motif entre dans des récits mettant en scène des héros fondateurs ou des éponymes. Les objets attestent de leur condition héroïque ou de leur statut de demi-dieux. Or le fils de Silvia violée par Mars, c’est théoriquement Romulus, héros guerrier lui aussi reconnaissable à sa lance127 à l’instar de Mars Gradivus, entouré des celeres parfois présentés comme un groupe d’αἰχμοφόροι128. Dans cette optique, il faut mentionner deux pistes intéressantes : tout d’abord les traditions romaines autour de la hasta du dieu Mars et éventuellement celle de Quirinus dont le nom est rattaché à la lance par le biais d’une parétymologie le reliant à curis. On sait que Mars est une divinité importante des initia de l’Vrbs129 et qu’à Rome la Regia abritait des hastae Martis dont les mouvements étaient scrutés avec angoisse (hastas Martias mouisse)130 ; ce n’était d’ailleurs pas spécifique à Rome : c’était aussi le cas à Faléries ainsi que dans les sanctuaires de Junon à Préneste et Lanuvium131. G. Dumézil a montré que la hasta devait être considérée comme le symbole du dieu Mars132. Autrement dit l’idée d’une lance substitut du dieu semble spécifique à une aire que l’on pourrait appeler « romano-falisco-sabine » et Ményllos a croisé cette croyance avec le thème du tison en faisant de l’objet le substitut de l’enfant et non celui du père. Bref notre auteur d’Italika a probablement puisé d’authentiques éléments dans le fonds des traditions italiennes (romaine, sabine, osque)133 pour bricoler un
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Ps.-Apd., III, 15, 7 dit d’ailleurs que Poséidon s’unit à elle la même nuit : τῇ δὲ αὐτῇ νυκτὶ καὶ Ποσειδῶν ἐπλησίασεν αὐτῇ ; voir aussi Plut., Th., 6, 1 (3 a-b) : ἦν δὲ λόγος ὑπὸ τοῦ Πιτθέως διαδοθεὶς ὡς ἐκ Ποσειδῶνος τεκνωθείη. 127 Voir A. DARDENAY, 2012, p. 163-168. 128 DH., II, 13, 3. 129 Ov., F., III, 79-80 : Et tamen ante omnes Martem coluere priores. / Hoc dederat studiis bellica turba suis. 130 Gell., IV, 6, 2 : voir A. ALFÖLDI, 1959, p. 18-20. 131 G. DUMÉZIL, 20002, p. 40-42 ; 253. 132 Ibid., p. 42-45 ; 217. Dumézil critique les quelques textes laissant penser qu’on pouvait honorer des lances comme des dieux à savoir Just., XLIII, 3, 3 : nam et ab origine rerum pro diis inmortalibus ueteres hastas coluere, ob cuius religionis memoriam adhuc deorum simulacris hastae adduntur ; Plut., Rom., 29, 1 (36 b) : ἐν δὲ τῇ Ῥηγίᾳ δόρυ καθιδρυμένον Ἄρεα προσαγορεύειν ; Arn., VI, 11 : (coluisse) pro Marte Romanos hastam ; cf. Clém., Protr., 46, 4 : ἐν Ῥώμῃ δὲ τὸ παλαιὸν δόρυ φησὶ γεγονέναι τοῦ Ἄρεως τὸ Οὐάρρων ὁ συγγραφεύς. On signalera l’épisode d’hybris du guerrier Caenée qui entend imposer que l’on honore sa lance comme une divinité et qui s’en trouve châtié par Zeus : voir le fr. du Περὶ βασιλείας de Théophraste cité par le POxy XIII, no 1611 (p. 133-134 Grenfell-Hunt) où il apparaît que « régner par la lance » signifie régner par la violence et que cela s’oppose à « régner par le sceptre » ; cf. schol. in A. Rh., Arg., I, 57-64a ; Eust. in Hom., Il., I, 264 (p. 158 van der Valk). 133 Le parallèle s’impose avec les Italika de Promathion chez Plut., Rom., 2, 4-8 (18 d-f) où figurait l’histoire du sabin Tarchétius et du phallus du foyer : voir A. MEURANT, 2000, p. 161166 ; 2011, p. 99-100.
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parallèle forcé, une tradition allant au-delà de la « dissidence »134. Si sa construction n’a pas grand sens en elle-même, notamment du point de vue de la narration, ses éléments constitutifs pris isolément apportent néanmoins des informations sur l’imaginaire symbolique et mythologique des Anciens dans lequel le rédacteur baignait. Pareillement la lecture de Quirinus comme nom de Romulus divinisé fait sur le sabin curis, « lance »135, oriente vers une piste sabine et fait signe en direction du monde sabellique. De fait, ce bricolage de Ményllos c’est la légende d’origine de Cures (sic) revisitée, celle qui fait intervenir l’énigmatique Modius Fabidius136. Parti du territoire de Réate, ce fils d’Enyalos (Quirinus) fonda Cures137 soit d’après le nom de son père (Kurinos = Quirinus)138, soit d’après curis, le nom de la lance en sabin139. L’histoire est connue du seul Denys d’Halicarnasse et présente naturellement des traces de filtre grec140, mais comme elle est censée remonter à Varron141, qui était originaire de Réate et partant bien renseigné sur les traditions de cette zone, on ne saurait la marginaliser outre mesure. Περὶ δὲ τῆς Κυριτῶν πόλεως, ἐξ ἧς οἱ περὶ τὸν Τάτιον ἦσαν (ἀπαιτεῖ γὰρ ἡ διήγησις καὶ περὶ τούτων, οἵτινές τε καὶ ὁπόθεν ἦσαν, εἰπεῖν) τοσαῦτα παρελάβομεν. ἐν τῇ Ῥεατίνων χώρᾳ καθ’ ὃν χρόνον Ἀβοριγῖνες αὐτὴν κατεῖχον παρθένος τις ἐπιχωρία τοῦ πρώτου γένους εἰς ἱερὸν ἦλθεν Ἐνυαλίου χορεύσουσα· τὸν δ’ Ἐνυάλιον οἱ Σαβῖνοι καὶ παρ’ ἐκείνων οἱ Ῥωμαῖοι μαθόντες Κυρῖνον ὀνομάζουσιν, οὐκ ἔχοντες εἰπεῖν τὸ ἀκριβὲς εἴτε Ἄρης ἐστὶν εἴτε ἕτερός τις ὁμοίας Ἄρει τιμὰς ἔχων. Οἱ μὲν γὰρ ἐφ’ ἑνὸς οἴονται θεοῦ πολεμικῶν ἀγώνων ἡγεμόνος ἑκάτερον τῶν ὀνομάτων κατηγορῆσθαι, οἱ δὲ κατὰ δύο τάττεσθαι δαιμόνων πολεμιστῶν τὰ ὀνόματα. Ἐν δὴ τοῦ θεοῦ τῷ τεμένει χορεύουσα ἡ παῖς ἔνθεος ἄφνω γίνεται καὶ καταλιποῦσα τὸν χορὸν εἰς τὸν σηκὸν εἰστρέχει τοῦ θεοῦ. ἔπειτα ἐγκύμων ἐκ τοῦ δαίμονος, ὡς ἅπασιν ἐδόκει, γενομένη τίκτει παῖδα Μόδιον ὄνομα, Φαβίδιον ἐπίκλησιν, ὃς ἀνδρωθεὶς μορφήν τε οὐ κατ’ ἄνθρωπον ἀλλὰ δαιμόνιον ἴσχει, καὶ τὰ πολέμια πάντων 134
J’emprunte l’expression à A. MEURANT, 2000, p. 158. R. MALTBY, 20062, p. 167, s.v. curis ; s.v. Curitis ; voir supra, n. 112-113. 136 E. MARBACH, 1932, col. 2328-2331 ; P. GRIMAL, 19899, s.v. Modius Fabidius ; J. POUCET, 1967, p. 53-59. 137 On voit par là que Cures, qui traditionnellement dans les représentations romaines est rattachée au sage et pieux Numa, avait aussi des liens avec des réalités beaucoup moins pacifiques. 138 Cf. Varr., L., V, 51 ; voir G. DUMÉZIL, 20002, p. 274-275. 139 DH., II, 48, 1-4 ; voir J. POUCET, 1967, p. 61-62. 140 Ibid., p. 54-55. 141 D. BRIQUEL, 1993, p. 142-143 ; G. CAPDEVILLE, 1996, p. 49-50. 135
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γίνεται λαμπρότατος· καὶ αὐτὸν εἰσέρχεται πόθος οἰκίσαι πόλιν ἐφ’ ἑαυτοῦ. Συναγαγὼν δὴ χεῖρα πολλὴν τῶν περὶ ἐκεῖνα τὰ χωρία οἰκούντων ἐν ὀλίγῳ πάνυ χρόνῳ κτίζει τὰς καλουμένας Κύρεις, ὡς μέν τινες ἱστοροῦσιν ἐπὶ τοῦ δαίμονος, ἐξ οὗ γενέσθαι λόγος αὐτὸν εἶχε, τοὔνομα ῇ πόλει θέμενος, ὡς δ’ ἕτεροι γράφουσιν ἐπὶ τῆς αἰχμῆς· κύρεις γὰρ οἱ Σαβῖνοι τὰς αἰχμὰς καλοῦσιν. ταῦτα μὲν οὖν Τερέντιος Οὐάρρων γράφει142.
Ce Modius Fabidius, fils d’un Mars local à la lance143, demi-dieu excellant lui-même dans le domaine militaire, incarnant les valeurs mâles (Modius = muto ?)144 et martiales, pourrait donc être venu à la connaissance de Ményllos qui aurait fusionné son histoire avec celle de Rhéa Silvia. Pour montrer à quel point les lances occupaient l’horizon culturel des Latins on peut signaler deux vers de Virgile où il est possible de déceler, à mon sens, des jeux sur le nom de cette arme. Ces vers concernent, sans surprise, un héros sabin, Clausus, l’ancêtre des Claudii145 : hic Curibus fidens primaeuo corpore Clausus aduenit et rigida Dryopem ferit eminus hasta146…
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« Au sujet de la cité de Cures dont étaient originaires les compagnons de Tatius (mon récit exige que je parle aussi d’eux en disant qui ils étaient et d’où ils venaient), voilà tout ce que nous avons appris : sur le territoire de Réate à l’époque où les Aborigènes le tenaient, une jeune fille des environs qui était de naissance illustre vint dans le temple d’Enyalos pour danser. Les Sabins et les Romains qui ont appris cela d’eux appelle Enyalos « Curinos » mais ils ne sont pas en mesure de préciser si c’est Arès ou si c’est une autre divinité qui reçoit des honneurs similaires à ceux d’Arès. En effet les uns estiment que chaque nom rend compte d’un seul et unique dieu, le chef des combats guerriers, mais les autres considèrent que ce sont des noms donnés à deux divinités de la guerre. Tandis qu’elle dansait dans le sanctuaire du dieu la jeune fille est soudain possédée par le dieu et, quittant le chœur, elle entre dans le temple du dieu ; puis fécondée par la divinité – c’est ce qu’il sembla à tout le monde – elle enfanta un fils du nom de Modius, surnommé Fabidius, qui une fois adulte n’avait pas une apparence humaine mais divine et était le plus éclatant de tous dans le domaine militaire ; et il lui vint le désir de fonder une cité pour son propre compte. Rassemblant une troupe nombreuse d’hommes qui habitaient ces environs, il fonde en très peu de temps la cité appelée Cures comme le racontent les uns du nom de la divinité dont on disait qu’il était issu, mais d’autres écrivent que c’est du nom de la lance car les Sabins appellent « cures » les lances. Voilà donc ce qu’écrit Terentius Varron. » trad. de l’auteur. 143 Voir G. CAPDEVILLE, 1996, p. 56-61. 144 E. MARBACH, 1932, col. 2329 ; G. CAPDEVILLE, 1996, p. 52 ; pour le sens de muto : voir M.K. LHOMMÉ, 2009, p. 216-217. Pour un sens obscène de δόρυ, voir H. ÉTIENNE, 1572, s.v. δόρυ, col. 1642. 145 Verg., En., X, 345-346. 146 « À ce moment Clausus arrive, il vient de Cures, s’assure sur ses forces neuves… » trad. J. PERRET, 1980.
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On peut repérer ici un jeu sur Cures (curis)147 et clauis souligné par l’allitération en [k] (hic Curibus… corpore Clausus), en [g] et [d] (rigida Dryopem), renforcées par le choix de l’anthroponyme Dryops qui ramène ironiquement à δρῦς dont on a signalé précédemment148 la proximité étymologique avec δόρυ et enfin, aux extrémités des vers, on trouve les mots Curibus et hasta. Ces effets et ces jeux ont probablement été voulus par le poète ; ils étaient donc sentis par les Anciens qui devaient y voir des allusions aux liens entres les Sabins et les lances. Dans le « Catalogue des Italiens », Virgile n’a pas dit explicitement que Clausus venait de Cures149 mais qu’il venait accompagné par les différents Sabins dont les prisci Quirites150 en qui il faut reconnaître les habitants de Cures nommés Curetes ou exceptionnellement Cures151. Enfin cette piste sabine trouve une confirmation dans le fait qu’il y avait en Italie un peuple sabellique bien connu associé à la lance : les Samnites. Une étymologie populaire par le grec rattache en effet les Samnites (Σαυνῖται) à une désignation du javelot (σαυνίον)152 – il semble d’ailleurs que σαυνίον ait justement servi à désigner un javelot avec courroie (am(m)entum)153 comme l’invention prêtée à l’éponyme des Étoliens. En tout cas il faut retenir que cette étymologie était déjà reçue du côté de Tarente dans le dernier quart du IVe s. avant notre ère comme le montre l’existence d’une monnaie à l’ethnique ΣΑΥΝΙΤΑΝ ayant circulé en Italie du Sud avec au revers une pointe de lance (Rutter, no 446) : il s’agit selon toute vraisemblance d’un « type parlant »154. Là aussi le motif fait allusion à l’étymologie et symbolise un mode de vie guerrier caractéristique des populations sabelliques, évidemment en liaison avec Mars155. On pourrait aussi rapprocher la pratique samnite consistant à ne porter qu’une seule jambière gauche du « monosandalisme » caractéristique des Étoliens156. Ce ne serait d’ailleurs pas la seule résurgence italique de cette 147
Un sous-entendu sur le nom sabin de la lance n’est pas impossible ; Ovide (F., II, 477) est néanmoins le seul à employer curis au sens de « lance » dans un contexte poétique. 148 Voir supra, n. 62. 149 L’ancêtre historique des Claudii, Atta Clausus, venait de Régille (Suet., Tib., 1, 1). 150 Verg., En., VII, 710. Quirites à la place de Curites peut aussi s’interpréter selon la grille Κυρῖνος = Quirinus. 151 Ov., F., III, 201. 152 Fest., s.v. Samnites, p. 436 L. : Sa>mnitibus nomen… propter genus α appellent Graeci… ; P.-Fest., s.v. Samnites, p. 437 L. : Samnites ab hastis appellati sunt, quas Graeci σαυνία appellant ; has enim ferre adsueti erant. Voir E. T. SALMON, 19952, p. 33. 153 Voir D. BRIQUEL, 1986, p. 80, n. 77. 154 R. CANTILENA, 2000, p. 83. 155 Cf., plus tard, les monnaies de la Fédération avec Mars (?) et le taureau (N. K. RUTTER, 2001, no 409-410 ; 418 ; 424) : le dieu tient la hasta. 156 Liv., IX, 40, 3 : (…) et sinistrum crus ocrea tectum ; schol. in Eur., Phoen., 138. Voir A. ROUVERET, 1986, p. 104-106.
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pratique : Virgile prête une coutume similaire aux Herniques157 en ayant manifestement en tête158 un passage du Méléagre d’Euripide159 donc un référent étolien qui concorde avec ce que l’on sait par ailleurs de l’origine mythique de ce peuple. En effet, d’après Macrobe qui tient l’information d’Hygin160, les Herniques tiraient leur nom d’un œciste éponyme, un Pélasge nommé Hernicus qui avait emprunté la coutume à l’Étolie : Qui cum legisset Hernicos, quorum est Anagnia, a Pelasgis oriundos, appellatosque ita a quodam Pelasgo duce suo, qui Hernicus nominabatur, morem, quem de Aetolia legerat, Hernicis adsignauit, qui sunt uetus colonia Pelasgorum161.
Malgré l’artificialité manifeste de cette légende nous sommes face à processus systématique de formation d’origines gentium qui s’appuie sur des détails infimes et des rapprochements forcés. Qu’il s’agisse des Samnites ou des Herniques, on pourrait d’ailleurs continuer à creuser le parallèle avec les Étoliens en mentionnant des deux côtés un habitat montagneux, des structures sociales et des coutumes de guerre proches, une propension au brigandage162… Quand on cherche des parallèles on en trouve toujours. On retiendra de ce dossier que les Étoliens, au moins à l’époque de la Ligue, se sont revendiqués comme un « peuple de la lance », qu’ils se sont servis de la « pointe de lance » comme d’un motif de souveraineté et que c’est le sens que prend ce symbole sur les monnaies où figure la tête d’Aetolia ou celle d’Aetolos. Quant au texte du Pseudo-Plutarque tiré des Parallèles mineurs, il n’atteste aucunement une variante de la légende de Méléagre où une lance remplacerait le tison d’Althée, mais témoigne seulement des efforts d’un compilateur isolé pour inventer une légende italique servant de pendant à l’histoire du chasseur étolien : il n’en a pas moins puisé à des traditions authentiquement péninsulaires notamment du côté de Rome et des Sabins chez qui les lances étaient également mises en valeur en raison de revendications martiales. De fait les « héros à la lance » comme les 157
Verg., En., VII, 689-690 : (…) uestigia nuda sinistri / instituere pedis, crudus tegit altero pero. Voir A. ROUVERET, 1986, p. 105-106. C’est le soutien souterrain des Herniques aux Samnites qui précipite la soumission de ce peuple par Rome : voir Liv., IX, 42-43. 158 Macr., V, 18, 18-21. 159 Eur., fr. 530 Nauck2 / 530 Kannicht / 23 Jouan – van Looy. 160 Macr., V, 18, 15. Pour la critique de cette tradition sans fondement, voir D. BRIQUEL, 1984, p. 525-540. 161 « Ayant lu que les Herniques, à qui appartient Anagni, sont issus des Pélasges, et qu’ils tirent leur nom d’un Pélasge qui fut leur chef et qui s’appelait Hernicus, il a attribué aux Herniques, qui sont une ancienne colonie pélasgique, une coutume dont il avait découvert dans ses lectures qu’elle était répandue chez les Étoliens. » trad. D. BRIQUEL, 1984, p. 526, n. 2. 162 Voir A. GIARDINA, 20002, p. 193-232.
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« peuples à la lance » sont naturellement très nombreux, cet objet étant tenu pour un des symboles de la condition guerrière. Si le patrimoine mythique de l’Arcadie a eu une forte influence sur les traditions du Latium au point que l’on parle d’« arcadisme », les référents étoliens ont aussi laissé leur petite trace au point qu’on pourrait presque envisager de parler, toutes proportions gardées, d’une sorte d’ « étolisme » même s’il est fort discret et très diffus.
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UN SYNCRÉTISME GRÉCO-PHÉNICIEN : MÉLICERTE/MELQART ET LEUCOTHÉA/ASTARTÉ Anne-Claire SOUSSAN Université de la Sorbonne nouvelle, Paris III
Ino-Leucothéa et son fils Mélicerte-Palaimon forment, en Béotie et en Mégaride, un couple héroïque et divin associé à des légendes volontiers contradictoires et à des cultes pareillement insolites. Ils trouvent leur origine dans une histoire complexe, produit d’influences multiples, de syncrétismes locaux (béotiens, corinthiens, thessaliens) ou lointains (syro-phéniciens), et de nombreuses relectures. En retraçant les étapes de cette évolution, nous nous proposons de démontrer deux thèses : -
d’une part, que le syncrétisme unissant Leucothéa et la déesse phénicienne Astarté est attesté à une période plus ancienne et sur une zone géographique plus large que celles qu’on lui associe d’ordinaire (le Levant romain) ;
-
d’autre part, que l’existence, longtemps débattue, d’un syncrétisme reliant Mélicerte et le dieu phénicien Melqart est une hypothèse valide.
Nous résumerons les points essentiels du mythe grec, expliquerons les problèmes qu’il soulève, présenterons les hypothèses liées à son syncrétisme syro-phénicien et, en confrontant ce dernier au complexe mythique et cultuel de Corinthie et de Mégaride, proposerons un essai de résolution.
Rappel du mythe La figure d’Ino-Leucothéa associe l’héroïne mortelle Ino, fille de Cadmos, héros phénicien fondateur de la cité béotienne de Thèbes, et sa divinisation en
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Leucothéa, « Déesse Blanche » protectrice des navigateurs. Cette double identité est déjà posée dans l’Odyssée, où Leucothéa intervient pour sauver Ulysse après un naufrage (V, 333-462). Presque partout ailleurs, InoLeucothéa est avant tout associée à la légende d’Athamas1, un roi infanticide dont elle est l’épouse elle-même meurtrière. Athamas2 est fils d’Aiolos, ancêtre des peuples éoliens. Frère de Sisyphe et de Créthée, il fonde en Thessalie la ville d’Halos3. Il est à la fois, dans cette cité, l’ancêtre fondateur de la lignée aristocratique des Athamantides et celui du peuple nomade des Athamanes, se déplaçant entre la Thessalie et l’Épire4. Athamas possède de nombreuses richesses et une abondante lignée, issue de plusieurs épouses successives. Or cet excès de prospérité se retourne bientôt contre lui. Chaque épouse complote en effet contre les enfants nés de la précédente, afin de réserver aux siens l’héritage du royaume. Des motifs divers amènent dès lors le souverain à perdre tous ses enfants, en se faisant l’involontaire complice de leurs meurtres. Ino occupe généralement la position de la deuxième épouse, complotant contre les enfants du premier lit. Si le nom des méchantes marâtres a pu varier, Ino est celle qui demeure le plus constamment associée à toutes les parties de l’histoire.
La légende d’Athamas présente la particularité de s’organiser autour de deux volets centrés chacun sur un double infanticide, mais possédant des spécificités importantes, une tonalité, une structure et des enjeux différents.
1
Sur cette légende, voir A.-C. SOUSSAN, 2006. Les principales sources de la légende d’Athamas sont des fragments poétiques archaïques notamment issus des Catalogues hésiodiques (Hés., fr. 68 ; 70 ; 91 ; 254-255 M.-W.) et plusieurs hymnes de Pindare (P., 4 ; 11, 2-2b ; fr. 128d [Thrènes, 4], a, 2-3 Maehler) ; des tragédies attiques : Eschl., Athamas ; Soph., Athamas I (Athamas II, Phrixos) ; Eur., Ino (Phrixos I et II) ; les épopées argonautiques d’Apollonios de Rhodes, de Valerius Flaccus et du Pseudo-Orphée ; les Fastes et les Métamorphoses d’Ovide (F., VI, 473-550 ; M., IV, 416-562) ; plusieurs chants dans l’épopée des Dionysiaques de Nonnos de Panopolis (IX-X) ; enfin de très nombreux textes mythographiques d’Hygin (Fab., 1-5), du Pseudo-Apollodore (I, 9, 1-2), de Tzetzès (ad Lyc., 22) ou des commentaires aux poèmes homériques : schol. AD in Hom., Il., VII, 86 ; Eust. in Hom., Il., VII, 86 (p. 409-410 van der Valk). 3 Hdt., VII, 197 ; A. Rh., Arg., II, 513-515 ; schol. in A. Rh., Arg., II, 498-527 n ; Str., IX, 5, 8. 4 Str., VII, 7, 1 ; IX, 4, 11 ; X, 1, 16 ; SEG 32, no 1205 ; cf. aussi EM., s.v. Ἀθαμάντιον ; Symeonis Etymologicum, s.v. Ἀθαμάντιον, p. 98-100 Lasserre-Livadaras. 2
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Le premier volet est essentiellement thessalien (même si on le situe parfois en Béotie). Il constitue un prélude à la quête de la Toison d’or. Athamas, selon la version la plus répandue, épouse d’abord Néphélé, déesse de la Nuée. Elle lui donne pour fils Phrixos, héritier du royaume, et pour fille Hellé. Puis il se remarie avec une mortelle, Ino, qui met au monde deux fils : Léarchos et Mélicerte. Pour protéger leurs intérêts, elle ourdit un complot en se faisant aider des femmes du pays ; elle fait secrètement griller les semences du blé afin qu’ils demeurent infertiles et plonge le pays dans la famine. Comme on envoie consulter l’oracle de Delphes pour s’enquérir des motifs du fléau, elle corrompt les messagers afin qu’ils réclament – mensongèrement – le sacrifice de Phrixos sur l’autel de Zeus Laphystios (« Dévorant »). Athamas, la mort dans l’âme, se résout pour le bien du royaume à immoler son fils aîné. Mais les dieux (dont Néphélé, mère éplorée, et Zeus, irrité du sacrifice impie que l’on prétend lui offrir) dépêchent un bélier à la toison d’or qui arrache à l’autel le jeune prince, aux côtés de sa sœur Hellé, et les emporte par-delà les mers. Au débouché de la mer Noire, Hellé tombe dans les eaux du détroit de l’Hellespont, auquel elle donne son nom (et rejoint parfois les dieux marins). Phrixos parvient quant à lui en Colchide ; pour remercier les dieux, il leur offre en sacrifice le bélier miraculeux, instrument de leur action. Le sacrifice pieux, dûment adressé à Zeus Phyxios (protecteur des fugitifs), compense et remplace le sacrifice impie. Phrixos offre la Toison d’or au souverain du pays afin d’en épouser la fille ; il fonde une nouvelle lignée et recouvre une forme de pouvoir – mais à distance du royaume paternel. Une génération plus tard, Jason, petit-fils de Crétheus, revendiquera pour sa propre cité ce trophée sacré. Le second volet est exclusivement béotien. Ino y joue plus pleinement son rôle d’héroïne locale, fille de Cadmos, fondateur de Thèbes. La mort de ses deux enfants, Léarchos et Mélicerte, est directement liée à son histoire familiale – Athamas jouant un rôle plus secondaire – par ses causes comme par ses modalités. Ino est en effet la sœur de Sémélé, amante de Zeus et mère de Dionysos. Héra, fâchée de cet adultère, cause la mort de la mère et poursuit de sa vindicte le jeune dieu ainsi que tous ceux qui lui prêtent secours. Or Ino accueille son neveu et le nourrit aux côtés du petit Mélicerte. Elle attire ainsi sur sa maison la vengeance d’Héra. Athamas, frappé de folie, tue son fils aîné Léarchos à la chasse, en le prenant pour une bête sauvage. Ino, atteinte ou non du même délire, cause la mort du nourrisson Mélicerte, par deux moyens différents : en le jetant dans un chaudron bouillant ; en courant vers l’Isthme de Corinthe, pourchassée par Athamas et se précipitant dans les flots avec le nourrisson
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(cette dernière variante est de loin la plus représentée). La mère et l’enfant deviennent alors les divinités marines Leucothéa et Palaimon. L’ensemble du récit est construit sous forme de doublons, reprenant des éléments proches dans une tonalité différente : -
les deux principaux volets comportent chacun un double infanticide involontaire : le premier par une tentative de sacrifice humain, le second à la suite d’une folie meurtrière. Dans les deux cas, l’un des deux enfants (Hellé, Léarchos) subit un sort plus funeste que l’autre (Phrixos, Mélicerte). Dans les deux cas, un enfant est placé entre mort et vie, trépas ou divinisation, sur un lieu liminaire (détroit d’Hellé, isthme de Mélicerte) ;
-
le second volet comprend lui-même deux meurtres : celui de Léarchos (par le père, dans une chasse, à l’arme blanche) ; celui de Mélicerte (par la mère, éventuellement à cause du père, par immersion) ;
-
le meurtre de Mélicerte possède deux variantes : celui du chaudron, où l’enfant périt ébouillanté ; celui du saut dans la mer (katapontismos), où il meurt noyé ;
-
la noyade prélude enfin à une double divinisation : celle d’Ino en Leucothéa, honorée à Mégare ; celle de Mélicerte en Palaimon, honoré à Corinthe.
Ces doublons construisent une série de parallélismes, où chaque élément conserve en réalité son univers spécifique : ses enjeux, sa structure et sa symbolique communiquent peu avec les autres parties de l’ensemble.
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Dans le cas du meurtre de Mélicerte, les deux morts par immersion forment deux variantes parallèles et difficilement compatibles : le même nourrisson ne saurait mourir deux fois. Pourtant les mythographes relatant l’épisode du chaudron le font toujours suivre du saut dans la mer, au prix d’un montage narratif chaque fois différent et toujours invraisemblable : Ino ébouillante son fils mais le retire vivant du chaudron, avant qu’Athamas ne cause leur mort commune ; Ino fuit vers la mer mais prend soin de se charger du corps du nourrisson5, etc. C’est que le katapontismos, largement plus représenté, s’est imposé avec une telle force qu’il apparaît comme un dénouement nécessaire. On tente d’insérer l’épisode du chaudron dans un récit conservant cette issue. Mais il s’agit bien plutôt de variantes concurrentes et non conciliables. Hors de Béotie et de Mégaride, Ino-Leucothéa apparaît dans d’autres mythes et cultes locaux. Ino est mieux représentée dans le Péloponnèse, en tant qu’héroïne agraire, Leucothéa au nord de la Grèce et d’Asie Mineure, comme déesse marine protectrice des femmes et de la fécondité. Elles sont réunies par leur caractère nourricier et par leur lien avec l’eau (douce ou salée).
5
Pd., fr. 128d [Thrènes, 4], a Maehler ; Eschl., Athamas, fr. 1-2a Radt ; Ps.-Apd., III, 4, 3 ; Nonn., X, 67-77 ; Tzetz. et schol. ad Lyc., 229 ; schol. in Pd., I., argument. a ; d ; P., 3, 173b.
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Géographiquement, leur point de jonction se trouve à Mégare, qui passe aussi pour la fondatrice du culte d’Ino-Leucothéa. Mélicerte-Palaimon est quant à lui plus spécialement honoré à Corinthe, cité voisine, dans le sanctuaire de Poséidon Isthmien. Selon les fouilles appliquées au site (reconstruit après le sac de Corinthe au IIe siècle avant notre ère), le temple comportait un passage « interdit » (adyton) plongeant dans une faille souterraine, recélant le corps du héros. Ses cultes, chthoniens et funèbres, passaient pour terrifiants6. Problèmes posés Cet ensemble mythique montre une grande complexité – due en premier lieu à la double construction du mythe d’Athamas. Le premier volet est le plus ancien. Il s’ancre profondément en Thessalie, cœur du mythe argonautique. Il est aussi le plus intimement lié à la figure d’Athamas, qui y joue pleinement son rôle de roi sacrificateur et de chef de lignée. Le second volet (béotien et dionysiaque) se greffe sur le premier (thessalien et sacrificiel) à l’issue de la migration thessalo-béotienne de la fin du second millénaire avant notre ère7. Une partie de la population d’Halos refonde à Orchomène de Béotie une lignée des Athamantides et se dote de sanctuaires et de toponymes jumeaux (ex. mont Laphystion). Ino fille de Cadmos, héroïne locale, issue d’une cité voisine (Thèbes) et commettant un infanticide, s’identifie dès lors à l’une des meurtrières épouses d’Athamas, persécutant ses beaux-enfants. La seconde série d’infanticides (dionysiaques), ancrés dans le paysage béotien et dans l’histoire familiale d’Ino (bien plus que dans celle d’Athamas), fait dès lors pendant (avec des effets d’échos et de parallélisme, mais dans un contexte différent) à la violence (sacrificielle) de la première légende. L’identification avec les méchantes marâtres est d’autant plus probable qu’Ino s’inscrit dans un complexe plus vaste d’héroïnes infanticides en Béotie. Au sein même de la maison de Thèbes, les trois Cadmides, sœurs de Sémélé – Ino, Agavé et Autonoé – perdent toutes leurs enfants de manière violente et selon des modalités similaires : tués (le plus souvent mis en pièces) dans une chasse sauvage, sur le mont Cithéron, par un familier en proie à un délire hallucinatoire, qui prend le jeune homme pour un gibier. Léarchos est ainsi abattu par son père Athamas ; Penthée est mis en pièces par sa mère Agavé ; 6
Jeux : Arstt., Pepl., fr. 637 Rose = schol. ad Arstd., XIII, 189, 4. Mystères : Plut., Thes., 25, 5 ; Stat., Th., VI, 10-14 ; Arstd., III, 40 ; Philstr., Im., II, 16, 3. Sanctuaire : Paus., II, 1, 7-2, 2 ; Philstr., V. soph., 551. Voir O. BRONEER, 1958, p. 1-37 ; 1959, p. 298-343 ; 1962, p. 1-25 ; E. R. GEBHARD – F. P. HEMANS, 1992, p. 1-77 ; E. R. GEBHARD – F. P. HEMANS, 1998, p. 1-63 ; E. R. GEBHARD – F. P. HEMANS – J. W. HAYES, 1998, p. 405-456. 7 R. J. BUCK, 1979, p. 75-84 ; S. LARSON, 2000, p. 206.
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Actéon est déchiré par ses chiens (familiers et souvent humanisés). Si la divinité offensée (cause de ce châtiment) diffère pour chacun (Héra pour Léarchos, Dionysos pour Penthée, Artémis pour Actéon), ces trois parricides sont étonnamment proches. Ino et Autonoé s’associent en outre à Agavé lors du meurtre de Penthée : les trois sœurs jouent alors un rôle meurtrier.
Aux trois Cadmides répondent, dans la ville même d’Athamas (Orchomène), les trois Minyades. Également filles d’un roi fondateur (Minyas), elles offensent Dionysos en refusant de quitter l’univers domestique pour célébrer ses fêtes et sont en conséquence frappées d’un délire qui les ensauvage. Elles tirent au sort l’une d’elles (la blanche Leucippé), qui déchire et dévore son enfant. Toutes trois sont alors pourchassées par les hommes du pays, toujours sur le mont Cithéron. Pour les fabulistes, la légende se conclut par la métamorphose des trois sœurs en oiseaux de nuit. Pour Plutarque, relatant non seulement le mythe mais le rite des Agrionies d’Orchomène, qui lui est associé, la Minyade coupable devait être tuée. Le rite met en scène ce drame en faisant pourchasser les descendantes des Minyades par un prêtre armé d’une épée8. D’autres Agrionies, en Béotie ou dans le Péloponnèse, montrent aussi l’expulsion rituelle, lors d’une poursuite meurtrière, de femmes infanticides. Les traits récurrents sont la présence de la couleur blanche, signalant la coupable ; l’association inverse de la couleur noire aux époux ou aux citoyens endeuillés, procédant aux déplorations rituelles suivant le drame ; enfin la poursuite s’achève fréquemment dans les eaux d’une rivière ou de la mer, lieu de mort ou de purification pour la coupable9. Cet ensemble est remarquablement proche de la légende d’Ino. Dans son culte de Mégare, celle-ci est pourchassée sur la Plaine Blanche, avant de devenir la Déesse Blanche10. Elle trouve la mort – et la purification – par immersion. L’image d’Athamas poursuivant son épouse l’épée à la main 8
Ov., M., IV, 1-415 ; Plut., Quaest. Graec., 38 (299e – 300a) ; A. Lib., 10 ; El., H. V., III, 42. Hés., fr. 37 ; 129-133 M.-W. ; Acusilaos, fr. 33 Fowler ; Bacchyl., Epinic., XI, 82-126 ; Phérécyd., fr. 114 Fowler ; Hdt., IX, 34 ; DS., IV, 68, 4-5 ; Ps.-Apd., II, 2, 2. 10 Plut., Quaest. conv., V, 3, 1 (675 e) ; Nonn., X, 76-77 ; EM., s.v. Λευκοθέα ; Eust. et schol. in Hom., Od., V, 334/339. 9
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rappelle la poursuite des Minyades et descendantes des Minyades par le prêtre de Dionysos – dans la même cité. Ino-Leucothéa semble faire partie d’un ensemble béotien d’héroïnes infanticides, rituellement expulsées, lors d’une poursuite pouvant s’achever dans la mer. Ce caractère rend compréhensible son identification aux méchantes marâtres de la légende d’Athamas, commettant des crimes comparables et pouvant recevoir le même type de châtiment. Il rend d’autant plus étrange, en revanche, le dénouement de sa légende. Plusieurs sources anciennes attribuent à Ino la responsabilité du meurtre d’un ou de plusieurs fils d’Athamas (déchiré ou bouilli dans un chaudron) ; la poursuite de la meurtrière jusqu’à la mer suit classiquement le meurtre et fait office d’expiation pour celui-ci11. L’enfant mort est laissé derrière elle, tandis qu’elle fuit vers le rivage pour y trouver, seule, son expiation et sa purification. Telle est, selon toute évidence, la conclusion logique de l’épisode du chaudron. Comment comprendre, pourtant, que Mélicerte accompagne Ino dans son katapontismos et que cette version s’impose comme la plus courante ? Telle est la première étrangeté de ce mythe et le premier problème que nous tenterons de résoudre. Le deuxième problème posé concerne les cultes de Mélicerte à Corinthe. Le héros est englouti dans les flots ; pourtant son cadavre repose dans une faille de la terre. C’est un bébé inoffensif ; ses rites passent pour abominables et terrifiants ; leur forte dimension chthonienne peut certes faire écho à sa mort malheureuse, mais leur caractère sombre et effrayant semble peu correspondre au personnage, dans sa vie de petit enfant comme dans sa seconde existence en tant que divinité bienveillante et secourable. Enfin, alors que le nom de Leucothéa peut trouver un écho dans le monde des divinités marines (plusieurs d’entre elles partagent cette association avec la couleur de l’écume, des blancs oiseaux marins), celui de Palaimon, « Lutteur », semble sans rapport avec la figure du nourrisson et du dieu marin12. Comment comprendre cette apparente
11 Eur., Med., 1279-1289 : « Cor. Malheureuse ! tu étais donc de roc ou de fer, pour tuer de ta propre main tes enfants, le fruit de tes entrailles ! Par.1. Ino, frappée de folie par les dieux, quand l’épouse de Zeus l’eut chassée de sa demeure, à l’aventure. Cor. elle se jeta, la malheureuse ! dans l’onde amère, pour avoir tué ses enfants de façon impie ; d’un bond pardelà la falaise marine, elle partagea leur mort. » Scholie ancienne ad loc. (v. 1284) : « Euripide dit qu’[Ino] étant devenue la meurtrière de ses deux enfants, Léarchos et Mélicerte, elle se jeta ensuite (ὕστερον) dans la mer ». Cf. aussi scholies anciennes et récentes à Ar., Vesp., 1413e ; schol. in Pd., P., 3, 173b : Agavé et Ino frappées de folie mettent leurs enfants en pièces ; Ino place son fils dans le chaudron ; Athamas la poursuit ensuite jusqu’à la mer. Cf. aussi Plut., Quaest. Rom., 16 (267d) ; Cam., 5, 2 ; schol. ad Luc., 78 (D. mar.), 6, 1. 12 Certes, Palaimon reçoit le prix de concours athlétiques organisés dans le cadre des jeux Isthmiques (plus généralement dédiés à Poséidon), consistant probablement en des épreuves de lutte. Mais cela ne lève pas la difficulté principale : pourquoi associer cette activité à un nourrisson ?
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incongruité ? Le syncrétisme syro-phénicien associé ces deux figures apporte des éléments de réponse. Syncrétisme Leucothéa est l’une des interprétations grecques de la déesse syrienne Atargatis et de la déesse phénicienne Astarté. Ce syncrétisme est bien attesté à l’époque romaine, principalement entre le Ier et le IIIe siècle de notre ère : en Syrie (sanctuaire d’Héliopolis-Baalbek, sites des vallées de l’Hermon) pour Atargatis ; à Tyr, dans la vallée de l’Hauran et autour du Jourdain (Samarie, Gérasa) pour Astarté13. Les deux déesses partagent avec Leucothéa des caractères matronaux, nourriciers (gages de fécondité et de prospérité pour les cités qu’elles protègent), ainsi qu’un lien avec l’eau ; toutes deux donnent naissance à un enfant immergé ou déposé près d’un lac, d’une rivière ou d’une mer et subissant une mort et/ou une renaissance. Atargatis est une mère nourricière assurant la fécondité (et la prospérité) de l’État – elle manifeste ce caractère poliade par le port d’une couronne de tours ; guerrière, associée à la lionne, elle protège également la cité par les armes. Elle subit, seule ou aux côtés de son enfant (le plus souvent un fils), une immersion dans un lac ou dans une rivière. La mère et l’enfant sont alors tantôt dévorés par un poisson, tantôt sauvés par lui, tantôt métamorphosés en cet animal. Selon d’autres récits, après que la déesse a rejoint les ondes, l’enfant demeure au bord de l’eau, où il est recueilli et nourri par les oiseaux du rivage. Ces oiseaux (souvent des colombes) tout comme la nourriture offerte (lait ou fromage) sont généralement blancs14. Les oiseaux jouent un rôle important dans le culte d’Atargatis, où ils font l’objet d’un tabou alimentaire. Leur rôle nourricier et régénérateur s’associe à la légitimation du pouvoir politique : les récits relatant la naissance de la reine Sémiramis (protégée par des colombes au bord d’un fleuve et changée en cet animal après
13 Atargatis : SEG 31, no 1392 (Héliopolis Baalbek) ; 7, no 241 = 40, no 1423 = 43, no 1041 = 45, no 1919 ; 44, no 1326 ; 33, no 1262 = 40, no 1422 = 45, no 1917 ; 18, no 612 = 40, no 1422 ; 18, no 613 = 45, no 1916 (vallée de l’Hermon). Astarté : SEG 45, no 1929 (Tyr) ; 43, no 1093 = 45, no 2013 (vallée de l’Hauran) ; 47, no 2060 (Tel-Jezreel, Samarie) ; 32, no 1538 (Gérasa). Voir R. MOUTERDE cité par M. CHÉHAB, 1962, p. 17-19 ; P.-L. GATIER, 1982, p. 274-275, no 4 ; Y. HAJJAR, 1990, p. 2544-2548 ; M. SARTRE, 1993, p. 52-59 ; P.-L. GATIER, 1994, p. 776-779 ; P. PORAT, 1997, p. 167-168 ; J. ALIQUOT, 2002, p. 231-248 ; 2006, p. 245-264 ; cf. aussi P. CHUVIN, 1992 ; C. BONNET, 1988 ; 1996. 14 Les aliments lactés soulignent par ailleurs la fonction courotrophe des oiseaux, rapprochés d’une nourrice humaine.
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sa mort) reprennent les mêmes éléments narratifs pour placer la souveraine en parallèle avec l’enfant d’Atargatis15. La fonction nourricière, la blancheur, le rapport à l’eau, lieu de mort et de renaissance d’une mère et de son enfant, sont autant d’éléments reliant Atargatis à Leucothéa et expliquant leur interprétation. Certains d’entre eux – le caractère fécond et aquatique – fondent pareillement le syncrétisme – plus répandu encore – d’Atargatis et d’Aphrodite. Les deux déesses grecques possèdent un ancrage oriental (l’Asie Mineure pour Leucothéa, Chypre et la partie est de la Méditerranée pour Aphrodite) rendant possible de tels échanges. Ces syncrétismes parallèles s’expriment à travers des attributs similaires : la large ceinture (assurant protection et fécondité), les oiseaux blancs (colombes ou cygnes), attributs d’Atargatis, se retrouvent chez Aphrodite comme chez Leucothéa. Astarté partage avec Atargatis les dimensions nourricières, aquatiques et protectrices. Elle forme avec Melqart, son fils et son parèdre, le couple de divinités tutélaires de Tyr. Elle veille notamment sur son port ; sous le nom grec d’Astronoé, elle s’associe à la science des astres, utile aux navigateurs. Comme Atargatis, c’est aussi une divinité guerrière capable de défendre sa cité par les armes. Melqart, « Roi de la ville », protecteur de la cité, possède également un caractère marin : on le représente, sur le monnayage de Tyr, chevauchant un dauphin. C’est aussi un dieu combatif, excellant dans les armes de jet. C’est enfin, comme l’enfant d’Atargatis, un dieu mourant et renaissant, par l’action conjointe de sa mère et d’oiseaux sacrés : les cailles, associées à Astarté et faisant l’objet du même tabou alimentaire que dans le culte d’Atargatis. On célébrait à Tyr à la fête de l’égersis, célébrant le « réveil » de Melqart après une période de deuil. Les cailles étaient brûlées en holocauste, à l’imitation du dieu, également passé par les flammes ; le fumet du sacrifice permettait à Melqart de renaître ; l’ensemble du rituel s’effectuait sous le patronage d’Astarté16. La mort et la résurrection passent ici par le feu plutôt que par l’eau, mais les parallélismes avec les mythes d’Atargatis demeurent nombreux : les traits matronaux, féconds, combatifs et protecteurs ; le lien avec l’eau ; l’enfant mourant et renaissant par l’intervention de sa mère et d’oiseaux sacrés. Si les interprétations d’Astarté en Leucothéa coexistent avec celles (plus fréquentes) d’Astarté en Aphrodite ou en Héra, Melqart est en revanche, dès
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Xanth., FGrHist 765 F 17a ; Hdt., I, 105 ; Ctés., FGrHist 688 F 1b ; DS., II, 5-20 ; Hyg., Fab., 197 ; Ov., F., II, 457-474 ; Tzetz., Chil., IX, 275. 16 Eudox., fr. 284a-b Lasserre. Voir C. CLERMONT-GANNEAU, 1924, p. 149-167 ; R. DUSSAUD, 1946, p. 205-230 ; C. M. EDSMAN, 1949, p. 11-27 ; A. GARCÍA Y BELLIDO, 1967, p. 152-166 ; M. DELCOR, 1974, p. 63-76 (hiérogamie) ; É. LIPIŃSKI, 1970, p. 30-58 ; P. CHUVIN, 1992, p. 235-236 ; C. BONNET, 1988, p. 20 ; 1996, p. 37 ; 78-80.
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l’époque classique, exclusivement assimilé à Héraclès17. Le passage par le feu, l’aptitude au combat, fondent ce rapprochement. On trouve ainsi à Thasos un Héraclès-Melqart, portant l’arc et les flèches du dieu phénicien. Le syncrétisme d’Astarté et de Leucothéa a jusqu’ici été circonscrit au Levant et à l’époque romaine (Ier-IIIe s. ap. J.-C.). Un article récent de J. Aliquot montre qu’il a pu exister dans la même région dès l’époque hellénistique18. Mais un autre indice nous révèle qu’il est en réalité plus ancien : il peut être attesté dès le Ve siècle av. J.-C., hors de l’aire géographique du Levant. On trouve dans la ville sicilienne d’Himère (marquée par une présence phénicienne et lieu de conflits répétés avec Carthage) un dépôt votif de deux balles de fronde, datées de 425 à 400 avant notre ère et gravées chacune du nom de sa divinité destinataire : la première porte celui d’Héraclès, la seconde de Leucathéa (variante fréquente du nom de Leucothéa19). Sous leur identité grecque, l’association de ces deux figures serait incongrue : le mythe d’Héraclès ne rencontre jamais celui de Leucothéa. Par ailleurs, si le héros guerrier peut légitimement se voir offrir une telle arme, la déesse marine forme une destinatrice bien insolite. En revanche, si nous considérons leur syncrétisme phénicien, c’est alors le couple bien connu de Melqart et d’Astarté qui réapparaît. Les balles de fronde font partie des armes de jet typiquement utilisées par Melqart et peuvent tout aussi bien être offertes à la guerrière Astarté. Leur localisation dans une région marquée par la présence phénicienne paraît plausible. Ainsi, l’interprétation de Leucothéa en Astarté peut être établie à une date relativement ancienne et sur une zone géographique plus large que celle du Levant. Dans ces conditions, il n’est pas exclu d’envisager qu’un tel syncrétisme ait été à l’œuvre à Mégare et à Corinthe à l’époque archaïque ou classique. Résolution La région de Corinthe et de Mégare a connu des échanges commerciaux précoces avec la Phénicie. Ces contacts, bien attestés, s’expriment notamment dans le domaine religieux (cultes d’Aphrodite, d’Athéna). Non loin de là, Cadmos, père d’Ino-Leucothéa, revendique une origine tyrienne.
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Phil. Bybl., FGrHist 790 F 2 ; IG XIV, no 600 ; voir M. SZNYCER, 1975, p. 191-205. Cf. aussi Hdt., II, 44 ; DS., XVII, 40, 2 ; 41, 8 ; Mel., III, 6 (46) ; Curt., IV, 2, 4 ; 8, 16 ; Plin., XXXVII, 19 ; Paus., V, 25, 12. 18 J. ALIQUOT, 2006, p. 245-264. 19 SEG 36, no 834 = 45, no 1365 (aire de Piano Lungo, 425-400 av. J.-C.). Voir M. T. MANNI PIRAINO, citée par A. BRUGNONE, 1984-1985 [1987], p. 254 ; G. MANGANARO, 1995, p. 104 ; A. BRUGNONE, 1995, p. 1306-1307.
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L’hypothèse d’un syncrétisme entre Mélicerte et Melqart fut envisagée dès le XIXe siècle, en partie pour des raisons linguistiques : le nom grec Mélikertès (Μελικέρτης) fut rapproché du phénicien Mlk qrt et considéré comme son hellénisation (de fait, son paronyme Mélikratos est parfois utilisé comme transcription grecque de Mlk qrt). On nota à l’appui de cette théorie l’absence d’une étymologie grecque satisfaisante : les tentatives pour relier Mélikertès à meli keirô (μέλι κειρῶ), littéralement « tondre le miel », demeurent peu convaincantes20. La fragilité des théories « linguistiques » de l’époque, souvent insuffisamment étayées, a pu jeter le doute sur cette idée, qui divise toujours les chercheurs. Nous pensons néanmoins que, si un rapprochement linguistique isolé demeure insuffisant, un examen plus large, prenant en compte les mythes et rites locaux, fait émerger un faisceau d’indices concordants et lui donne un fondement plus solide. Il faut pour cela prêter attention à un dernier héros, d’ancrage purement local. Selon Diodore de Sicile, Plutarque et les scholies anciennes à Apollonios de Rhodes, le Corinthien Mélissos tenta de soustraire son fils Actéon (sans rapport manifeste avec le chasseur béotien) aux avances d’Archias, un aristocrate de la lignée régnante des Bacchiades. Celui-ci, face à l’opposition du père, entreprit d’enlever le jeune homme, qui mourut dans cette tentative. Mélissos, désespéré, s’élança à travers la ville et se précipita dans une crevasse, la terre s’ouvrant pour l’accueillir. À la suite de ce drame, les Bacchiades furent chassés de la cité. Mélissos reçut un culte héroïque, à l’emplacement même de sa mort… dans la faille souterraine du sanctuaire de Poséidon Isthmien21. Il n’existe qu’un seul souterrain dans ce périmètre sacré : la crevasse de Mélissos se confond avec l’adyton de Mélicerte. Deux héros aux noms très proches se partagent donc ce lieu de sépulture, même si, à l’époque romaine, c’est Palaimon seul qui s’y impose. Les sources n’étant pas antérieures au Ier siècle avant notre ère, il demeure difficile de préjuger de l’état ancien du culte, mais s’il a bien existé, comme elles le suggèrent, un culte de Mélissos à une époque reculée de l’histoire de la ville (la domination bacchiade s’achevant au milieu du VIIe siècle), alors Mélicerte aurait concurrencé et supplanté ce héros. Ce récit présente assurément plusieurs caractères troublants.
20 Transcription hellénisée de Melqart : U. TÄCKHOLM, 1965, p. 194-196 ; M. C. ASTOUR, 19672, p. 209-212 ; J. E. DUGAND, 1973, p. 203-210 ; A. SCHACHTER, 1985, p. 152-153 ; H. KOESTER, 1986, p. 125-126. Étymologie grecque de Mélicerte : L. R. FARNELL, 1916, p. 4143 ; 1921, p. 44-45 ; O. KERN, 1926, p. 116-117 ; É. WILL, 1955, p. 169, n. 3 ; O. BRONEER, 1971, p. 175 ; C. BONNET, 1986, p. 59-63 ; 1988, p. 388-390 ; R. A. SEELINGER, 1998, p. 271272, n. 3. 21 DS., VIII, 10 ; Plut., Am. narr., 2 (772e – 773b) ; schol. in A. Rh., Arg., IV, 1212-1214 a.
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Tout d’abord, Mélissos s’intègre bien mieux que Mélicerte à son sanctuaire et à son culte. Il se précipite dans une faille souterraine, non dans la mer : son tombeau correspond à son histoire. Son nom, Mélissos, est indubitablement grec : il renvoie à l’abeille (mélitta), au rôle bien connu dans les cultes funéraires – en accord avec à une légende centrée sur le deuil (vécu par le héros avant qu’il ne meure lui-même). Les rituels funèbres inquiétants et les offrandes sinistres lui conviennent mieux qu’au tendre nourrisson d’Ino. En somme, les étrangetés du culte de Mélicerte-Palaimon à Corinthe semblent disparaître dès lors qu’on lui substitue la figure de Mélissos. Certes, cette cohérence pourrait précisément procéder d’une reconstruction tardive, déduisant le mythe du culte. Mais pourquoi l’inventer alors même que Mélicerte s’est déjà imposé, à cette époque, comme le seul dieu du sanctuaire du Palaimonion ? Et pourquoi l’associer à des temps archaïques ? Si au contraire le culte de Mélicerte a bien supplanté celui de Mélissos, alors nous pouvons formuler l’hypothèse suivante, dessinant les étapes d’une évolution : 1a. À l’époque archaïque ou au début de l’époque classique, à Corinthe, le héros local Mélissos reçoit des rituels funèbres dans l’adyton souterrain où il s’est donné la mort. 1b. Parallèlement, à Mégare, Ino, héroïne infanticide, est (au moins depuis l’époque archaïque) rituellement poursuivie jusqu’à la mer. Elle s’y précipite (seule) et reçoit un culte sous le nom de Leucothéa. 2a. Les marchands phéniciens présents sur l’Isthme reconnaissent en Leucothéa leur Astarté, selon un syncrétisme ancien soutenu par de nombreux caractères communs. 2b. Ils recherchent l’équivalent de son parèdre Melqart et pensent le trouver chez un héros au nom proche, honoré dans une cité voisine et associé à la mort d’un enfant (sinon mourant et renaissant lui-même) : Mélissos devient ainsi l’interprétation grecque de Melqart ; Mélicerte, la transcription hellénisée du nom phénicien. La double précipitation – de Leucothéa dans la mer et de Mélissos dans la terre – facilite encore leur rapprochement. 3. Ino-Leucothéa et Mélicerte-Mélissos sont désormais associés. Leur précipitation parallèle devient conjointe et prend la forme d’un double saut dans les flots – d’autant plus aisément que Melqart possède déjà des caractères marins. L’interprétation du katapontismos s’en trouve altérée : il ne sanctionne plus un infanticide antérieur mais cause le passage, plus ambivalent, de la mère et de l’enfant vers une autre existence.
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Le fait qu’Ino-Leucothéa rejoigne, antérieurement ou non, le cercle des épouses d’Athamas facilite cette transition. Tandis qu’Ino s’exonère en partie du meurtre de Mélicerte, le souverain, déjà associé à l’immolation de son fils aîné, peut porter tout le poids de l’infanticide. L’époux outragé pourchassant rituellement l’épouse infanticide jusqu’à la mer devient un mari enragé poussant deux victimes vers leur trépas. Le meurtre de Léarchos, doublon de Mélicerte, sans culte ni légende indépendante, et le plus tardivement apparu, semble tout entier conçu pour remplir cette fonction : tout en s’inscrivant thématiquement dans l’univers des chasses sanglantes du mont Cithéron, il implique un jeune homme du même âge que Phrixos, tué à l’arme blanche par son père : il se place ainsi dans la continuité de la première tentative de meurtre commise par Athamas. Cette évolution est consacrée et fixée dans la tragédie, attique puis latine : les rôles tragiques opposeront bientôt l’Athamas furieux à l’Ino éplorée (Athamas furiosus, flebilis Ino22). Nous n’avons pas souhaité reconstituer une évolution linéaire, univoque ou complète, exercice souvent artificiel : il n’est pas aisé de distinguer, parmi des similitudes narratives, la cause de l’effet. Il est également difficile d’inscrire un ensemble pluriel, fait de variantes n’évoluant pas au même rythme et ne prétendant pas à l’exclusivité, dans une temporalité unique. Aussi ne tenterons-nous pas de placer toutes les transformations du mythe dans une chronologie stricte : ainsi, Athamas a pu rejoindre la légende d’Ino avant ou après sa transformation mégarienne. Nous ne prétendrons pas non plus reconstituer avec exactitude l’état de ces légendes et de ces cultes à l’époque 22
Cic., Har., 39 ; Tusc., III, 11 ; Hor., P., 123-124.
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archaïque, ni rechercher en eux la pureté et la simplicité des origines : ils possédaient à n’en pas douter leurs propres variations et les traces d’influences et d’évolutions antérieures23. Néanmoins, cette hypothèse présente l’intérêt de faire converger plusieurs analyses portant sur des parties différentes et sur des aspects variés du mythe et, sinon de réduire toutes ses contradictions, du moins de résoudre certaines de ses énigmes : - pourquoi une héroïne infanticide, bien insérée dans un ensemble légendaire et cultuel béotien où le meurtre abominable entraîne une poursuite expiatoire et une mise à mort purificatoire dans une rivière ou dans la mer, passe-t-elle par les mêmes étapes sans quitter son enfant vivant ? - pourquoi une version plus radicale de la mort de l’enfant (dans un chaudron bouillant) continue-t-elle d’être racontée et liée à une variante concurrente (le double katapontismos) pourtant incompatible ? - pourquoi un nourrisson inoffensif se voit-il offrir des cultes funèbres terrifiants ? - pourquoi son corps repose-t-il dans un gouffre souterrain alors qu’il s’est jeté dans les flots ? - pourquoi son nom (mortel et héroïque) demeure-t-il obscur ? Cette cohérence peut être renforcée par d’autres indices : 1. Mélicerte apparaît sur le monnayage de Corinthe chevauchant un dauphin – comme Melqart sur le monnayage de Tyr24 ; 2. hormis par Mélicerte, l’épithète Palaimon n’est portée que par un autre héros : Héraclès. Celui-ci, de fait, excelle à la lutte, bien plus que le rejeton d’Ino25. L’épiclèse réunirait ainsi l’hellénisation de Melqart (Mélicerte) et son interprétation (Héraclès) ;
23 Ainsi, les points communs entre Melqart et Mélissos ne peuvent être envisagés de manière exhaustive faute de sources plus complètes concernant leurs légendes. Indépendamment de son passage par le feu, Melqart était-il, comme l’enfant d’Atargatis, un héros englouti ? La mort de Mélissos ou d’Actéon était-elle suivie d’une compensation ou d’une forme de revivification ? 24 C. M. KRAAY, 1976, p. 289. 25 Lyc., Alex., 662-665 ; Paus., IX, 34, 5. Ilissos : I. MILIADIS, 1953 [1956], p. 47-60 ; 1954 [1957], p. 41-49 ; I. N. TRAVLOS, 1971, p. 278-280 ; E. VIKELA, 1994.
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3. Melqart signifie « le Roi de la ville ». Le nom du doublet de Mélicerte, Léarchos, signifie « Chef du peuple ». Les deux appellations, sans être équivalentes, sont néanmoins parallèles ; 4. le dieu Baal de Carthage, proche de Melqart, mais à l’identification toujours contestée, porte le titre de Baal Ha(i)mon, dont une traduction possible est précisément « Chef du peuple ». L’identification des deux divinités tout comme l’étymologie présentent actuellement trop d’incertitudes pour pouvoir être retenues comme valides. Il serait néanmoins intéressant, dans une recherche ultérieure, de savoir si cette piste peut ou non être suivie : Palaimon serait-il la transcription hellénisée de Baal Ha(i)mon et Léarchos sa traduction grecque ? Face à Melqart Baal Ha(i)mon, Mélissos et Héraclès seraient-ils une interprétation, Mélicerte et Palaimon une transcription, Léarchos une traduction ? Le syncrétisme gréco-phénicien d’Ino-Leucothéa et d’Astarté, de Mélicerte-Palaimon et de Melqart, loin d’assimiler ces différentes figures, conserve à chacune ses spécificités. Il reste indissociable de composantes locales, propres à Corinthe, à Mégare et à la Béotie. Il se fonde sur des analogies diverses (onomastiques, narratives, fonctionnelles), nécessairement partielles, résultant de choix interprétatifs mêlant correspondances profondes et associations inattendues. Ces rapprochements apparemment extérieurs modifient pourtant la légende grecque de manière plus profonde, chaque recomposition entraînant une série d’adaptations – narratives et cultuelles – témoignant de la grande plasticité du mythe. L’interprétation d’Astarté en Leucothéa, loin d’être cantonnée au Levant romain, s’avère plus ancienne et plus large. Le syncrétisme de Mélicerte et de Melqart, longtemps débattu, gagne à être considéré à la lumière d’une analyse mythologique plus large. Il permet dès lors comprendre de manière solidaire plusieurs transformations du mythe et des cultes d’Ino et d’Athamas, de Léarchos et de Mélicerte, d’expliciter certaines de leurs étrangetés et de leurs énigmes. Plus que jamais, ce syncrétisme ne saurait être posé de manière isolée, mais ne prend son sens que dans un ensemble.
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LA GESTE (PRÉ-)ROMULÉENNE : UNE HISTOIRE AU FIL DE L’EAU Alain MEURANT Université catholique de Louvain CEMA Comme l’indique son intitulé, la légende des origines et de la fondation de Rome raconte les débuts du site qu’un destin exceptionnel allait conduire à devenir la Ville éternelle. Mais, avant que celle-ci ne voie le jour, ce n’est encore – si l’on s’en tient aux sources aujourd’hui disponibles tout au moins – qu’un lieu fréquenté par une poignée de bergers qui comptent dans leurs rangs Faustulus et Acca Larentia, le couple qui assumera l’éducation pastorale de Romulus et Rémus, une fois que le premier les aura soustraits, encore nourrissons, aux mamelles gonflées du lait nourricier d’une louve providentielle pour les confier aux bons soins de la seconde. Qui consulte cette tradition avec toute l’attention requise constate rapidement que, à s’en tenir à elle, Rome aurait été créée ex nihilo (ce qui ne correspond nullement à la réalité archéologique qui fait remonter les premières traces d’occupation du sol sur le Capitole au Bronze moyen, soit dès le XVIIe siècle a.C.n.1) : elle serait donc sortie de terre au moment où le soc de la charrue guidée par Romulus aurait dessiné le parcours du sulcus primigenius, le sillon qui circonscrit les limites de son emplacement initial. Ce lecteur appliqué constate dès lors aisément que l’esprit pragmatique, rationnel et terre à terre des Romains ne raconte pas l’histoire de leur nation à partir de la création de l’univers, mais depuis le surgissement d’un monde en miniature : le leur2. La mise en place de ce microcosme explique sans doute pourquoi on y détecte, en quantité non négligeable, la présence des ῥιζώματα πάντων, en clair des quatre éléments à la combinaison desquels Empédocle d’Agrigente conditionne le surgissement des choses qui nous entourent et des êtres que 1
A. GRANDAZZI, 1979, p. 302 ; 2003, p. 60 ; 2007, p. 45. À titre de comparaison, la même époque vaut pour la première occupation de sites comme Ardée, Lavinium ou Satricum par exemple : J. POUCET, 1978, p. 572 ; S. BOURDIN, 2015, p. 598-599. 2 G. DE SANCTIS, 2012, p. 105-108.
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nous côtoyons, à commencer par le cadre dans lequel nous évoluons. Il suffit de relire ce que les textes nous disent du parcours de Romulus pour mieux apprécier la place qu’y occupent ces éléments primordiaux. Voyons cette distribution plus en détail : a. air : 1. des striges déchirent les entrailles de Procas, l’arrière-grand-père du fondateur, alors à peine âgé de cinq jours. Pour que le nouveau-né s’en sorte, on offre à ces oiseaux de proie des exta crus pris à une truie de deux mois en prenant soin de frotter par trois fois les montants et le seuil de la porte de la chambre avec un rameau d’aubépine offert par Janus et de répandre sur l’entrée de l’eau aux vertus magiques. Cette offrande est exposée en plein air avec défense de regarder l’opération : la branche placée sur le pourtour de la fenêtre, l’enfant guérit3 ; 2. au cours du songe où Ilia est instruite de la pénible destinée qui l’attend, la princesse albaine tend les mains pour retenir l’ombre évanescente de son père Énée, qui vient de lui délivrer ce message peu engageant4 ; 3. une soudaine éclipse de soleil obscurcit l’air lorsque Mars viole Rhéa Silvia5 ; 4. enveloppé dans une nuée, le premier est emporté dans les airs après cette brutale rencontre6 ; 5. un pivert seconde la louve dans sa mission de nourrir les enfants de la vestale abandonnés aux eaux tumultueuses d’un Tibre alors en crue7 ; 6. l’élément aérien porte vers Rémus les six vautours qui l’amènent à croire que Jupiter l’a choisi pour bâtir Rome, alors qu’à Romulus en viennent douze pour le désigner fondateur officiel8 ; 7. une nouvelle éclipse pourrait avoir accompagné la fondation de Rome9 ; 8. l’ombre de Rémus revenu du royaume des morts échappe aux mains de ses parents adoptifs éplorés10 Faustulus et Acca Larentia ; 9. Romulus lève les mains vers le ciel pour implorer l’aide de Jupiter11 ; 10. Romulus passe pour disposer d’un lituus, bâton recourbé utilisé par les augures dans l’interprétation du vol des volatiles12 ; 11. Mars emporte dans les cieux son fils, le roi fondateur, pour l’introduire dans le cénacle des dieux sous le nom de Quirinus. Son épouse 3
Ov., F., VI, 141-178 : pour l’interprétation de cette étrange séquence, on se tournera vers J. GAGÉ, 1966, p. 111 ; C. M. MC DONOUGH, 1997. Sur l’évanescente figure de Procas, on verra les précisions apportées par M. T. D’ALESSIO, 2006, p. 248-249 et U. FUSCO, 2014, p. 397. 4 Enn., An., I (F 28 Vahlen / 29 Skutsch) = Cic., Diu., I, 20, 40. 5 Marcus Octavius et Licinius Macer ap. Ps. A.-Vict., Orig., 19, 5 ; DH., I, 77, 2 ; II, 56, 6 ; Plut., Rom., 5. 6 DH., I, 77, 2. 7 Fabius Pictor et Vennonius ap. Ps. A.-Vict., Orig., 20, 4 ; Ov., F., III, 37-38 ; 53-54 ; Plut., Rom., 4, 2 ; 7, 7 ; Fort. Rom., 320 D ; Quaest. Rom., 21. 8 Enn., An., I (F 47 Vahlen / 47 Skutsch) = Cic., Diu., I, 48, 107-110 ; Liv., I, 7, 1 ; DH., I, 86, 3-4 – 87, 1 ; Ov., F., IV, 813-818 ; V, 151-152 ; 461 ; Plut., Rom., 9, 5 ; Ps. A.-Vict., Orig., 23, 3. 9 Plut., Rom., 12, 2. 10 Ov., F., V, 475-478. 11 Plut., Rom., 18, 8. 12 Plut., Rom., 22, 1-2.
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Hersilie suivra la même voie avant d’endosser la parure de déesse Hora. Romulus, descendu de ce séjour éthéré, s’empresse de rassurer Proculus Iulius, et ses concitoyens à travers lui, sur l’avenir bénéfique qui attend Rome sous l’égide de son fondateur13 ; 12. une troisième éclipse précède l’apothéose de Romulus14. b. feu : 1. la mère des jumeaux fondateurs est clairement liée à cet élément par son sacerdoce de vestale qui la contraint à veiller sur le foyer de l’État et, par extension, sur le salut de celui-ci ; 2. dans une version aux accents plutôt exotiques, le seul fragment laissé par Promathion15 fait naître Romulus d’un phallus jailli d’un foyer embrasé dans l’âtre du roi albain Tarchétius, auquel un oracle de Téthys ordonne d’accoupler sa fille ; 3. le bandeau de Rhéa Silvia glisse de la tête de la vestale dans le foyer sacré confié à sa garde : en surgissent deux palmiers que tente d’abattre la hache d’Amulius16 ; 4. le feu sur lequel veille Rhéa Silvia se cache sous les cendres lorsqu’elle accouche de ses jumeaux17 ; 5. lors des premières Lupercales, le feu fait grésiller les exta embrochées sur des baguettes d’osier18 ; 6. alors qu’on célèbre les premières Parilies, des fruits sont jetés dans un fossé fraîchement creusé (s’agit-il du mundus ?19) avant que de la terre venue des alentours ne le comble et que l’endroit soit couronné d’un autel où brûle un foyer20 ; 7. au cours de la même cérémonie, un rite propitiatoire voyait le peuple fêter la fondation de Rome en sautant avec son bétail à travers un brasier21 : en cet instant solennel, ce geste rappelait que les habitants du nouvel établissement avaient bouté le feu aux masures qu’ils avaient abandonnées pour s’empêcher tout espoir de retour22 ; 8. du soufre et du bitume jetés par Janus dans les sources du Capitole s’embrasent pour empêcher les Sabins de Titus Tatius de s’emparer de la 13
Liv., I, 16, 6-8 ; DH., II, 56, 2 ; Ov., F., II, 483-512 ; Plut., Rom., 28, 1-3. Plut., Rom., 27, 7-8. 15 Promathion (FGrHist 817 F 1) = Plut., Rom., 2, 4-8 : sur cette version qui a fait couler beaucoup d’encre, voir par exemple D. BRIQUEL, 1976 ; G. CAPDEVILLE, 1995, p. 62-67 ; T. P. WISEMAN, 1995, p. 57-61 ; J.-M. PAILLER, 1997 ; A. MEURANT, 2002, p. 161-168 ; A. KOPTEV, 2012, p. 35-38 ; A. CARATOZZOLO, 2012, p. 83-86 ; G. CAIRO, 2018, p. 56-58. 16 Ov., F., III, 29-38. 17 Ov., F., III, 48. 18 Ov., F., II, 363-366 ; 373-376 : parmi les nombreuses lectures proposées sur cette scène qui n’apparaît que chez l’élégiaque, on épinglera parmi les plus récentes M. VER EECKE, 2010 ; J. MARTÍNEZ-PINNA, 2013. 19 Sur celui-ci et l’ardue problématique qu’il génère, on se rapportera notamment à C. DEROUX, 2004 ; M. HUMM, 2004 et G. DE SANCTIS, 2012, p. 108-113. 20 Ov., F., IV, 820-824. 21 DH., I, 88, 1 ; Ov., F., IV, 727-728 ; 785-786 ; 788-806 : sur la fête des Parilia (ou Palilia), célébrée le 21 avril, date anniversaire traditionnelle de la fondation de l’Vrbs, voir M. BEARD, 1988 ; F. GRAF, 1992, p. 21-25 ; M. MARCOS CELESTINO, 2002 et F. PRESCENDI, 2002, p. 151152. 22 À moins qu’il ne s’agisse des flammes qui dévorèrent Ilion : Ov., F., IV, 799-800. 14
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colline23 ; 9. de nettes accointances avec l’élément igné caractérisent Cacus, un brigand monstrueux terrassé par Hercule dans un épisode que Tite-Live corrèle au geste fondateur de Romulus24 ; 10. un éclair ratifie l’accession de Romulus au trône25 ; 11. le corps de Rémus tombé sur le sulcus primigenius est confié au bûcher26 ; 12. Romulus passe parfois pour avoir établi le culte du feu, instauré la fonction de Vestale (initiative que la tradition préfère logiquement attribuer à Numa, le roi religieux)27 et inauguré le temple de Vulcain28 ; 13. Romulus aurait été assassiné et découpé en morceaux par les sénateurs dans le temple de Vulcain29 ; 14. le feu épargne le lituus de Romulus lors du prétendu incendie gaulois30 ; 15. l’épisode du flambeau brandi par Philotis pour vaincre habilement les Latins résolus à prendre en otages les femmes romaines célibataires après la défaite infligée par les troupes de Brennus est présenté comme un enlèvement des Sabines à l’envers31 ; 16. Romulus impose l’interdiction d’eau et de feu pour les criminels32. c. terre : 1. comme leur famille nourricière et leurs compagnons d’aventure, Romulus et Rémus dépendent, pour assurer leur existence, des produits que procure l’agriculture : ainsi les voit-on s’occuper des troupeaux qui paissent dans leur périmètre immédiat et chasser le gibier en forêt33 ; 2. les bœufs de Géryon qu’Hercule fait transiter par le Latium où il s’arrête pour prendre quelque repos laissent sur le sol une série de traces entremêlées ‒ baptisée ichnographie par M. Serres34 ‒ dont le déchiffrement déroute le héros grec35 ; 3. Romulus propulse une lance taillée dans du bois de cornouiller sur le Palatin36 ; 4. brûlé chez Ovide, le corps de Rémus est, pour d’autres sources37, porté en terre ; 5. le soc de la charrue tirée par les bovidés de Romulus s’enfonce dans la glèbe pour tracer le parcours du sulcus primegenius, le sillon 23
Ov., M., XIV, 775-795 ; F., I, 259-276 : pour l’analyse approfondie de cet étrange comportement du dieu biface, on renverra à M. MEULDER, 2000. 24 Liv., I, 6, 4-6 ; Verg., En., VIII, 198-199 ; Ov., F., I, 571-578. 25 DH., II, 5, 2 ; Ov., F., IV, 833-834 ; Ps. A.-Vict., Orig., 23, 3. 26 Ov., F., IV, 855-856 ; 463-464. 27 Plut., Rom., 22, 1. 28 Plut., Rom., 24, 5. 29 Plut., Rom., 27, 6. 30 Plut., Rom., 22, 2. 31 Plut., Rom., 29, 7-8. 32 DH., II, 53, 1. 33 Liv., I, 5, 8-9 ; Ov., F., II, 61 ; 191-192 ; DH., I, 79, 6-12 ; 82, 6 ; 83, 1 ; 84, 2 ; Plut., Rom., 6, 3-5 ; 8, 4 ; 21, 9. 34 M. SERRES, 1982, p. 41 : pour l’ « inscription » et le développement de ce concept dans le contexte qui nous retient ici, voir M. SERRES, 1983, p. 19-45. 35 Liv., I, 7, 6-7. 36 Plut., Rom., 20, 6 avec les observations de J. BAYET, 1935 ; R. MARKS, 2004 ; F. POPLIN, 2010 ; F. PERRIN-MACÉ, 2015, p. 356-490. 37 Ov., F., V, 451- 456 ; DH., I, 87, 3 ; Plut., Rom., 11, 1.
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originel qui dessine les premiers contours de Rome38 ; 6. d’un coup de bêche, Celer frappe Rémus qui tombe, ensanglanté, sur la terre dure39 ; 7. creusement du mundus, la fosse inaugurale40 ; 8. Romulus confie aux plébéiens les travaux qu’implique la pratique de l’agriculture41 ; 9. l’autel de Consus, caché sous terre dont il serait le maître42 ; 10. l’asyle ouvert par Romulus accueille des arrivants de si basse extraction qu’on prétendait qu’ils avaient été enfantés par la terre elle-même43 ; 11. les Caeninates et Antemnates qui s’expatrient à Rome conservent les terres cultivées dans leur patrie d’origine44 ; 12. la fertilité du sol de Crustumérium45 ; 13. envoi de colons sur les terres prises46 ; 14. le travail de la terre, équitablement partagée, est confié aux hommes libres comme le métier des armes47 ; 15. répartition des terres de Caenina, Fidènes, Antemnes et Crustumérium48 ; 16. Romulus entoure, en plus d’autres lieux stratégiques, Aventin et Capitole d’un fossé49 ; 17. enterrement de Tarpéia50 ; 18. le débordement du Tibre là où s’étendra le forum lors du combat entre les troupes de Romulus et de Titus Tatius (boue)51 ; 19. l’enterrement de Titus Tatius sur l’Aventin52 ; 20. la distribution d’une part des terres des Camériens aux Romains53 ; 21. une épidémie rend stérile la terre romaine et les 38
DH., I, 88, 2 ; II, 3, 1 ; Ov., F., IV, 819 ; 825-832 ; Plut., Rom., 10, 1-2 ; 11, 3-4 : avec les fécondes analyses de G. DE SANCTIS, 2007 ; 2009, p. 75-76 ; 2012, p. 115-119. On y ajoutera M. BAISTROCCHI, 1986 [1987] ; C. AMPOLO, 2013, p. 260-261 ; 445 et L. M. MICHETTI, 2013, p. 333-339. 39 Ov., F., IV, 844 : sur ce personnage appelé à endosser la responsabilité de la mort de Rémus en lieu et place de Romulus, on consultera P. DROSSART, 1972 ; S. GRAZZINI, 2000 ; M. VER EECKE, 2008, p. 212-217 ; A. MEURANT, 2003. 40 Ov., F., IV, 823 ; Plut., Rom., 2 : cf. supra n. 19. 41 DH., II, 9, 1. 42 DH., II, 31, 2 ; Plut., Rom., 14, 3-4 : sur la symbolique de l’endroit et l’origine de son nom, on s’en remettre à A. M. KEANEY, 1991 ; F. BERNSTEIN, 1997 ; F. MARCATTILI, 2006 ; D. FILIPPI, 2010, p. 336-337 et J. MARTÍNEZ-PINNA, 2012, p. 154-159. 43 Liv., I, 8, 5 : multitudinem natam e terra dont M. VER EECKE, 2008, p. 71-74 et F. MARCATTILI, 2014 précisent le contenu. 44 DH., II, 35, 6. 45 Liv., I, 11, 4. 46 DH., II, 16, 1-2 : sur la délicate question des colonies envoyées par Rome en territoire conquis à haute date, voir M. K. TERMEER, 2010 ; J. MARTÍNEZ-PINNA, 2014 [Gerión], p. 125-136 ; 2014 [Politica Antica]. 47 DH., II, 28, 2-3. 48 Plut., Rom., 17, 2. 49 DH., II, 37, 1. 50 DH., II, 40, 3 ; Plut., Rom., 18, 1 : sur cette figure et sa légende, se reporter à T. S. WELCH, 2015 que complètent adéquatement B. LIOU-GILLE, 1998, p. 57-64 ; P. MAZZEI, 2005, p. 2478 ; W. M. SHORT, 2008 ; M. VER EECKE, 2008, p. 26-28 ; P. CARAFA, 2010, p. 211-226 ; 2010, p. 272 ; F. CAIRNS, 2011 ; M. GARANI, 2011 ; F. MARCATTILI, 2011 ; T. S. WELCH, 2012, p. 169-200 ; F. MARCATTILI, 2015 et A. MEURANT, 2016. 51 Plut., Rom., 18, 4. 52 Plut., Rom., 22, 3. 53 DH., II, 54, 2
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animaux54 ; 22. les Véiens réclament les terres des Fidénates confisquées par les Romains55 ; 23. la distribution par Romulus à ses soldats des terres prises aux Véiens sans consultation du sénat56 ; 24. l’attribution de terrains sis sur la rive gauche du Tibre aux Véiens décidés à s’installer à Rome57 ; 25. le corps démembré de Romulus enterré morceau par morceau par les sénateurs58 ; 26. le souhait de voir Celer descendre sous terre59. Avant d’aller plus loin, on relèvera encore qu’existe – dans un cas au moins, à savoir une présentation qu’Ovide livre de Vesta, la déesse que desservent à la fois Tarpéia et la mère de Romulus – la possibilité de voir se combiner ces trois premiers éléments : « Vesta est la même chose que la terre ; le feu veille pour l’une et pour l’autre ; la terre et le foyer ont même siège. La terre est semblable à une balle, qui ne s’appuie sur aucun soutien. Cette lourde masse est suspendue sur l’air qui lui est inférieur ; son mouvement même soutient le globe en équilibre ; il n’y a point d’angle qui en presse une partie ; comme il est placé au milieu des choses et que son flanc ne touche rien ni en plus, ni en moins, si elle n’était point ronde, elle serait plus proche d’un point que d’un autre et le monde n’aurait plus la terre pour point central »60.
Ainsi donc, la déesse Vesta, dont la mère de Romulus est la servante, concentre en son être ces trois composantes fondamentales. L’eau les complètera, comme nous le verrons bientôt, de manière à faire en sorte que cette divinité participe des quatre ῥιζώματα πάντων d’Empédocle. Si tel est bien le cas, on peut supposer que, par translation, sa prêtresse bénéficie de la même propriété qu’elle transmettrait ainsi dans les gènes de Romulus. À s’inscrire dans cette logique, le rex conditor serait le fruit d’une double conjonction : au plan conceptuel, il synthétiserait, en tant que premier roi61, les trois fonctions de l’approche dumézilienne62 ; au plan matériel, l’opération se répéterait au niveau des quatre éléments : ce savant tissage le destinerait donc, plus que quiconque, à revendiquer la noble mission de présider à la 54
Plut., Rom., 24, 1. Plut., Rom., 25, 2. 56 Plut., Rom., 27, 3. 57 DH., II, 55, 6. 58 DH., II, 56, 4. 59 Ov., F., V, 469-470. 60 Ov., F., VI, 267-276 (rendu dans la traduction de É. RIPERT, [1934], p. 275). 61 G. CAPDEVILLE, 1990, p. 45-74 ; D. BRIQUEL, 1992 ; 2002. 62 J. POUCET, 1975 ; 1985, p. 71-79 ; 2000, p. 373-380 ; D. BRIQUEL, 2009. 55
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naissance de Rome. Au renfort de cette interprétation, on relèvera avec intérêt que, né d’une prêtresse du feu et gardé en vie par les flots démontés du Tibre, Romulus lézarde la terre pour dessiner le sulcus primigenius après avoir été adoubé par des oiseaux fendant les airs sur ordre des dieux. d. Ceci posé, il nous reste à prélever, dans la saga romuléenne, les attestions de la présence de l’eau, l’élément qui nous intéresse ici plus directement. 1. comme déjà mentionné à propos de l’air, des striges déchirent les entrailles de Procas alors âgé d’à peine quelques jours : pour les en écarter, on leur offre des exta crus pris à une truie alors qu’un rameau d’aubépine, don de Janus, frappe à trois reprises les portes tandis qu’une eau aux vertus magiques asperge l’entrée. Les entrailles sont exposées en plein air avec défense de regarder ce geste repoussant : l’enfant guérit dès que la branche est posée sur le rebord de la fenêtre63. 2. La vestale Rhéa Silvia part quérir de l’eau pour l’accomplissement des sacrifices dans un bois consacré à Mars64, geste qui la rapproche de celui posé par la mère de Caeculus65, le mythique fondateur de Préneste dont la geste offre de multiples points communs avec celle de Romulus66. Cette similitude semble suggérer que, dans les récits d’origine des villes latines, le paradoxe de la parthénogénèse s’allie souvent au thème de la jeune fille allant puiser de l’eau, encore activé dans la légende de Tarpéia où le terme uirgo67 pourrait bien laisser entendre que celle-ci exerçait la fonction de 63
Ov., F., IV, 141-178 : cf. supra à [n. 3]. Marcus Octavius et Licinius Macer ap. Ps. A.-Vict., Orig., 19, 5 : aquam petentes ; Fabius Pictor et Vennonius ap. Ps. A.-Vict., Orig., 20, 1 ; Ov., F., III, 12, 39-40 : petebat aquas dans un contexte où il est précisé que l’urne utilisée est pleine à ras bord ; Prop., IV, 4, 15 ; DH., I, 77, 1. Sur la vestale elle-même, voir A. LÓPEZ FONSECA, 1991 ; A. MEURANT, 2004. J. MARTÍNEZ-PINNA, 2011 et A. MEURANT, 2016. 65 Serv., En., VII, 768 et Cat., Orig. (HRR F 59 / F 29 Chassignet) = Schol. Veron. in Verg., Aen., VII, 681, parlent respectivement de jeunes filles aquatum euntes et aquam petentes : A. BRELICH, 19762, p. 49. 66 F. JURGEIT, 1980 ; N. M. HORSFALL, 1987 ; G. CAPDEVILLE, 1995, p. 7-39 ; D. BRIQUEL, 1998, p. 378-395 ; L. DESCHAMPS, 1988 ; J. MARTÍNEZ-PINNA, 1999, p. 89-90 ; A. CARATOZZOLO, 2012 ; F. DEMMA, 2012 ; A. MEURANT, 2017 qui brasse l’ensemble de la bibliographie relative à la question. 67 Aristide de Milet (Histoire de l’Italie) ap. Ps.-Plut., Par. min., 15 (τῶν εὐσχημόνων παρϑένων) ; Prop., IV, 4, 92 (uirgo) ; (introduit en clôture du poème) 44 (uirgineo foco) ; Liv., I, 11, 6 (uirginem, incrusté dans les premières lignes du portrait de Tarpéia) ; DH., II, 38, 2 (παρϑένος τις) ; 4 (παρϑένος) ; Fest., s.v. saxum Tarpeium, p. 464 L (uirgines) qui, vu le la mutilation du texte, semble en rapport avec Tarpéia, ce que semble confirmer le uirginis de Fest., s.v. Tarpeiae, p. 496 L, dont la liaison avec la fille de Tarpéius ne fait aucun doute ; Plut., Rom., 17, 2 (παρϑένος) ; Flor., I, 1, 11 (uirginem) ; Val.-Max., IX, 6, 1 (uirginem) ; Aur. Vict., Vir., 2, 5 (uirginem) ; Serv., En., VIII, 348 (uirgine) ; P.-Diac., Hist. Rom., I, 2 (uirgo). S’y ajoute, avec les observations et commentaires de H. SENG, 2015, l’indice transparent délivré 64
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Vestale68. Quoi qu’il en soit, celle-ci quitte l’arx en quête de l’eau nécessaire à l’accomplissement des sacrifices69. 3. Dans une version alternative, connue comme le « songe d’Ilia »70, un homme entraîne la jeune fille, dont le nom est sans doute celui que portait la mère de Romulus avant d’être définitivement appelée Rhéa Silvia, sur une rive plantée de saules où résonne un avertissement émis par la voix de son père Énée : elle aura à supporter de grandes souffrances avant qu’un heureux destin ne sorte du fleuve71. 4. Les jumeaux nés des amours furtives de Mars et Rhéa Silvia sont abandonnés, sur une nacelle, aux flots du Tibre en crue qui les déposent en douceur au pied de la ficus Ruminalis, dans les parages du Lupercal (près duquel coulait une source issue d’un rocher72), à quelques encablures de l’endroit où se dressera bientôt Rome, dans un épisode qui passe parfois pour être la transposition rationalisée d’un déluge que le pragmatisme de l’esprit romain aurait dépeint sur une échelle plus réduite73. 5. Puisqu’ils survivent aux tourbillons de ces eaux tumultueuses dans lesquelles Amulius, leur grand-oncle félon, avait ordonné qu’on les noie74, ce segment du récit a pu être perçu comme une ordalie, soit une épreuve qualifiante attestant la qualité de héros à ceux qui étaient capables de la surmonter victorieusement75. 6. Honteuse d’avoir rompu ses vœux de chasteté ou sur l’ordre même d’Amulius, la vestale s’abandonne au courant du Tibre, mais passe aussi pour avoir contracté un mariage symbolique avec l’Anio, un de ses affluents76. La mention d’Antemnes située au confluent des deux cours par Prop., IV, 4, 45 : « si l’on trouve éteint les feux sacrés » (Pallados exstinctos si qui mirabitur ignis). 68 Sur cette problématique, voir A. FRASCHETTI, 2002, p. 64-67 et A. MEURANT, 2016. 69 Liv., I, 11, 6. 70 Sur son contenu et les analyses qu’il a inspirées, on consultera avec profit E. ANDREONI FONTECEDRO, 1991 ; N. KREVANS, 1993 ; C. CONNORS, 1994, p. 100-108 ; J. DANGEL, 1998 ; R. ONIGA, 1997 ; J. BOUQUET, 2001, p. 14-18 ; L. NOSARTI, 2003 et M. MIRKOVIĆ, 2014, p. 2762. 71 Enn., An., I (F 28 Vahlen / 29 Skutsch) = Cic., Diu., I, 20, 40. 72 Du moins si l’on en croit DH., I, 79, 8. 73 Fabius Pictor et Vennonius ap. Ps. A.-Vict., Orig., 20, 2 ; Liv., I, 4, 4-6 ; DH., I, 79, 4-5 ; 9 ; Ov., F., II, 385-360 ; 406-410 ; Plut., Rom., 3, 5-6 ; 7, 7 avec l’analyse que propose A. MEURANT, 2000, p. 72-74. 74 Ov., F., III, 51. 75 Voir A. MEURANT, 2000, p. 70-72 et n. 32. 76 Ov., Am., III, 6, 45-82 ; Hor., O., I, 2, 13-20 ; Porph. in Hor., Carm., I, 2, 17 confirmé par Serv., En., I, 273 : sur l’ensemble de cette séquence dramatique, voir A. MEURANT, 2002, p. 126
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d’eau explique sans doute pareille confusion77. Quoi qu’il en soit, cette fin tragique justifie sans doute, chez Ennius78, l’appel lancé par la victime du verdict inhumain d’Amulius au cours d’eau qui va l’engloutir : « Teque, pater Tiberine, tuo cum flumine, sancto » (« Et toi, ô père [du Tibre], avec ton fleuve sacré »). 7. Hercule et le troupeau qu’il ramène après l’avoir capturé à Géryon lors d’un de ses fabuleux travaux traversent le Tibre à la nage79. 8. Le Vélabre connaît de puissants débordements près de la tombe d’Acca Larentia80. 9. Comme certaine tradition l’avança parfois, Tarpéia ne fut pas immergée par les Boïens et les Celtes dans les eaux du Pô (Simylos)81. 10. Alors que Tarpéia s’apprête à introduire les Sabins dans la citadelle, Janus déclenche les sources du lieu, jette du soufre dans leurs froids ruissellements afin que leurs eaux, devenues bouillantes, barrent la route aux assaillants dont l’élan fut ainsi brisé82 : « mais lorsque les Sabins étaient prêts à faire irruption par la porte ouverte, on raconte que, par cette porte, il sortit du temple de Janus des torrents d’eau jaillissant avec une grande force, et que plusieurs groupes ennemis périrent ou brûlés par l’eau, qui était bouillante, ou engloutis par son impétuosité »83.
11. Alors que les troupes sabines et romaines s’affrontent là où, par la suite, s’étendra le Forum, le cheval de Mettius Curtius s’enfonce dans un marais84.
et n. 84 à 87 (qui fournit l’ensemble des sources) que complètera utilement l’éclairage de C. CONNORS, 1994, p. 108-112 ; C. ZGOLL, 2009. 77 Même si cette étymologie ne repose sur rien de solide ; J. GAGÉ, 1979, p. 14-15. 78 Enn., An., I (F 30 Vahlen / 22 Skutsch) = Macr., Sat., VI, 1, 12. 79 Liv., I, 7, 4. 80 Ov., F., II, 391-392 ; VI, 405-414 ; Plut., Rom., 5, 4. 81 Plut., Rom., 17, 7. 82 Ov., F., I, 260-276 ; toutefois pour Ov., M., XIV, 775-795 ce sont les nymphes de l’endroit qui, sous l’impulsion de Vénus, prennent cette initiative ; cf. supra n. 23. 83 Macr., Sat., I, 9, 17. 84 Liv., I, 12, 9-10 ; 13, 5 ; DH., II, 42, 5-6 ; 46, 3 : sur l’engloutissement de cette figure héroïque, s’en remettre à B. LIOU-GILLE, 1998, p. 65-70 ; J. POUCET, 1967, p. 241-261 ; 1985, p. 203-204 ; M. VER EECKE, 2008, p. 87-91 et G. DE SANCTIS, 2014, p. 207-212.
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12. Au même endroit et au même moment déborde le Tibre85. 13. Le même cours d’eau infléchit la course de la razzia menée par les Fidénates entrés en conflit avec Rome à la fin du premier règne86. 14. La « constitution » de Romulus promulgue l’interdiction de l’eau et du feu pour les criminels87. 15. Les Fidénates attaque les bateaux de ravitaillement envoyés par Crustumérium à Rome alors en butte aux affres d’une famine88. 16. Lancés à la poursuite des Véiens, les troupes romaines franchissent le Tibre lors de l’affrontement qui marque la fin de la carrière militaire de Romulus89. 17. Pour Denys d’Halicarnasse, dans les mêmes circonstances, les Véiens se noient en tentant de traverser le Tibre à Fidènes90 et leurs navires débordant de ravitaillement sont capturés et utilisés pour envoyer les prisonniers de guerre à Rome91. 18. Les salines situées à l’embouchure du Tibre sont abandonnées92. 19. Quand s’assèche le cornouiller issu de la lance propulsée sur le Palatin par Romulus, on se précipite pour amener l’eau chargée de revivifier l’arbre menacé de disparaître93. 20. Alors que Romulus passe l’inspection de ses troupes à proximité du Marais de la Chèvre, éclate un orage lourd de forts coups de tonnerre94.
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DH., II, 50, 2 ; Ov., F., VI, 401-404 ; Plut., Rom., 18, 4-6. Liv., I, 14, 5. 87 DH., II, 53, 1. 88 DH., II, 53, 2. 89 Liv., I, 15, 2. 90 DH., II, 55, 2. 91 DH., II, 55, 4. 92 DH., II, 55, 5 ; Plut., Rom., 25, 5. 93 Plut., Rom., 20, 7. 94 Liv., I, 16, 1-2 ; DH., II, 56, 2 et 5 ; Ov., F., II, 483-512 ; Plut., Rom., 27, 7-8 ; 29, 2 : sur la double tradition secrétée autour de la mort de Romulus, voir par exemple D. BRIQUEL, 1977, p. 255-282 ; F. COARELLI, 1981 ; B. LIOU-GILLE, 1998, p. 85-93 ; A. FRASCHETTI, 2002, p. 93121 ; T. CAMOUS, 2010, p. 275-288 ; G. SALAMON, 2010 ; P. CARAFA, 2014, p. 330-357. Pour une approche plus spécifique du διασπαραγμός, se tourner vers A. CARANDINI, 2002, p. 181 ; 211-216 avec la critique plutôt musclée de J. POUCET, 2010. Pour l’apothéose, on verra G. DEVALLET, 1989 ; M. VER EECKE, 2008, p. 327-334 ; 478-485 ou G. SALAMON, 2012. 86
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21. La terre est aspergée par l’eau dont s’aspergent les participants au rituel spectaculaire des Parilies du 21 avril95. Même si – faute de place – le présent répertoire ne tient pas compte de toutes les données anciennes qui cautionnent chacune de ses entrées, son déroulé révèle néanmoins l’intensité des liens noués entre le fondateur de Rome et l’eau, qu’il s’agisse de celle que verse le ciel quand un violent orage accompagne autant sa conception que sa mort ou de celle que charrient tant les sources qui alimentent son environnement que le cours du Tibre. L’importance de ce fleuve pour le développement de Rome est bien connue96 : c’est en ces lieux que cette artère qui assurait le transport de biens et de nourritures – comme le montre une part de la documentation ici rassemblée – se ménageait un gué qui facilitait le passage entre ses rives97. Cette importance se projette sur l’ensemble de la légende romuléenne dont on remarquera au passage qu’il en irrigue l’ensemble : c’est lui qui accueille Rhéa Silvia pourchassée par la vindicte d’Amulius ; lui qui sauve Romulus et Rémus d’une mort aussi prématurée qu’affreuse. Ses eaux glissent en des terres qu’elles submergent emportant des enfants que leurs gènes paternels98 ou maternels associent au feu. Pour ce qui concerne Romulus, on ajoutera que sa disparition est ponctuée par un orage accompagné de coups de tonnerre (autrement dit par un feu déployé dans les airs). Et la version concurrente de l’événement le voit tomber, au Volcanal (en clair de temple de Vulcain, le dieu du feu), sous les coups des sénateurs inquiets de voir son règne se teinter de tyrannie. Comme la conjonction de l’eau et du feu est présente à la naissance de Romulus99, la conjonction de l’air et de l’eau accompagnera l’heure de sa mort : l’élément aqueux contribue donc à sauver sa jeune existence (grâce aux flots protecteurs du Tibre) et à perturber le jour où il s’évanouira dans les airs remplis des pluies de la bourrasque qui accompagne son apothéose. On ajoutera qu’en son temps déjà J. Carcopino connotait Vesta et Vulcain avec l’eau et feu, bien qu’ils représentent des éléments « à la fois ennemis et complémentaires »100. On pourrait s’étonner de cette liaison au domaine des eaux de ces deux divinités intimement liées au feu. Pourtant, ces connexions à première vue insolites ont été récemment réaffirmées par J. Martínez-Pinna qui rappelle les rapports de Vesta et de ses prêtresses (les Vestales) avec l’élément liquide et, plus spécifiquement, celles qui les 95
Ov., F., IV, 727-728 que commente D. PORTE, 2004, p. 158-159. Pour illustrer cette évidence, on ne peut que renvoyer au désormais classique J. LE GALL, 1953, avec l’adjonction de J. LE GALL, 1978. Voir aussi J. MARTÍNEZ-PINNA, 1999, p. 48-50. 97 J. LE GALL, 1953, p. 23 et T. CAMOUS, 2010, p. 126-127. 98 Quand ceux-ci, dans une variante fameuse, lui viennent de Vulcain : cf. supra n. 15. 99 Tous deux sont en effet censés receler le principe vital : F. PRESCENDI, 2002, p. 151-152. 100 J. CARCOPINO, 19682, p. 98. Pour la relation de ces deux éléments antinomiques à la geste du roi fondateur, voir D. BRIQUEL, 2010. 96
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associent au Tibre en insistant plus particulièrement sur la place qu’occupe l’eau dans le rituel de la déesse comme ceux que celui-ci entretient avec Vulcain101 : on sacrifiait ainsi des poissons aux Volcanalia célébrées le 23 août102, alors que les Consualia103 et les Volturnalia se célébraient respectivement les 21 et 27 du même mois, dans un cycle à connotation agraire (on fêtait les Portunalia le 17, les Vinalia rustica le 19 et Opisconsivia le 25)104. Dans cette perspective, Vulcain était invoqué pour protéger les productions des incendies fréquents lors des mois chauds. Peut-on dès lors considérer Vulcain compétent en matière de végétation et par là lié à l’eau ? Plaident en ce sens Juturne et les nymphes honorées le même jour que les Volcanalia comme la présence à l’ouverture et à la fermeture du cycle agraire ici évoqué de Portunus et Volturnus, deux divinités mineures corrélées au Tibre. D’autres liens aussi consistants associent les jumeaux et leur mère à l’eau et au feu, deux éléments que leur opposition fondamentale n’empêche nullement de se montrer nécessaires, sinon indispensables à la bonne marche de la vie et auxquels toutes les cultures apportent une attention toute particulière dont ne bénéficient pas nécessairement les deux autres ῥιζώματα πάντων : qu’on pense ici plus particulièrement à l’importance de la thématique du feu dans l’eau au sein de la culture de souche indoeuropéenne105. Si Rome considère le premier comme un élément mâle et fécondant, elle perçoit dans la seconde un élément femelle et réceptif106. On remarquera avec intérêt que ces éléments sont moins permanents que la terre et l’air dans la mesure où l’eau peut s’évaporer et le feu s’éteindre. Ils représentent donc, il importe de le souligner, de puissants marqueurs de civilisation, raison pour laquelle Rome en prive les criminels107 : si le feu permet l’éclairage, la dissipation du froid, la cuisson, la défense contre les prédateurs, la fusion des métaux, etc., l’eau purifie, permet le premier mélange des aliments, étanche la soif. En fonction de la documentation disponible, on s’aperçoit que pour les cultures de souche indo-européennes le feu serait issu 101
J. MARTÍNEZ-PINNA, 2010, p. 110 avec les compléments de J. MARTÍNEZ-PINNA, 1999, p. 85 ; 89 ; 100 ; 2014 [EPHE], p. 116. 102 W. EISENHUT, 1974 ; P. POUTHIER, 1981, p. 119-122 ; G. CAPDEVILLE, 1993, p. 184-185. 103 G. CAPDEVILLE, 1993, p. 143-147 ; U. W. SCHOLZ, 1993 ; S. TRAMONTI, 1996 et J. D. NOONAN, 1989-1990. 104 Sur ce calendrier, voir D. MIANO, 2015, p. 114. 105 G. DUMÉZIL, 19733, p. 21-89 auquel s’ajoute les différentes contributions que rassemble G. CAPDEVILLE, 2004 et, pour le domaine romain plus spécifiquement D. BRIQUEL, 1998, p. 374-395. 106 Varr., L., V, 61 3-4 : on notera à cet égard avec intérêt que la langue grecque affecte ces deux éléments au genre neutre : τὸ πῦρ et τὸ ὕδωρ : A. BAUDOU, 2005, p. 137 souligne de plus la difficulté que pose à Platon, via Socrate, l’identification de l’étymologie de ce doublet. 107 Cic., Phil., I, 23 avec les réflexions de G. CRIFÒ, 1984.
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de l’eau (ainsi de l’éclair perçant la pluie de l’orage). Raison pour laquelle ces deux éléments peuvent témoigner d’ambiguïté en se montrant aussi bénéfiques que destructeurs : si les flammes embrasent, dévorent et détruisent, l’eau du déluge submerge tout ce qu’elle recouvre et envahit. En tout état de cause, leur manifestation permet l’instauration d’un nouveau début, voire d’un recommencement. De la sorte, l’eau recèlerait une puissance ignée – dont la formation et les modes d’apparition seraient présentées au travers d’un large faisceau de récits à tonalité mythique issus de différentes sphères à tonalité indo-européenne. La plus fameuse de ces manifestations concerne le xvaranah iranien, ce halo igné qui garantit à un souverain toute la légitimité du pouvoir qu’il détient. Son détenteur Apam Napat (littéralement le « Descendant des eaux ») l’aurait entreposé dans les profondeurs du mythique lac Vourukasa d’où tenta de l’extraire, sans succès, le Touranien Franrasyan108. Des parallèles à ce motif émergent dans la légende irlandaise du puits de Nechtan109 comme dans le fameux épisode du débordement du lac Albain aux abords de Rome110. Dans la foulée de cette interpellante promiscuité de l’eau et du feu qui souligne, avec intensité, l’opératoire complémentarité du potentiel de ses composantes, s’inscrit l’atmosphère orageuse dans laquelle Romulus est censé voir le jour et perdre la vie. Ainsi donc, tant lors de la conception du fondateur romain qu’à son dernier moment se déploie un décor où s’épousent le feu et l’eau, ces deux matières dont on a souligné il y a peu toute la portée de la nature génétique : la personne du premier Romain est donc foncièrement marquée par ces deux forces primordiales qui en balisent tant l’entrée en scène que la disparition. Et ce en des proportions dont l’ampleur ne manque pas d’être soulignées : « […] lorsque tout à coup des troubles prodigieux, impossibles à décrire, éclatèrent dans l’air et le bouleversèrent d’une manière incroyable. La lumière du soleil s’éclipsa et le ciel fut envahi par une nuit, non pas douce et paisible, mais sillonnées de terribles éclairs et agitée par des vents qui soufflaient en tempête de tous les côtés. »111
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J.-L. DESNIER, 1995, p. 101-102 ; D. BRIQUEL, 1981, p. 300-306 ; 1998, p. 375-376 ; 2007, p. 16-18. 109 G. DUMÉZIL, 1963 et G. MILIN, 1995, p. 180-183. 110 P. SENAY, 1995 ; A. GRANDAZZI, 2003 et C. GUITTARD, 2014. 111 Plut., Rom., 27, 6-7 (rendu dans la traduction de R. FLACELIÈRE – É. CHAMBRY – M. JUNEAUX, 1957, p. 95) avec les commentaires et observations de J. GAGÉ, 1972, p. 54-56.
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C’est assez dire que dans la personne du fondateur l’intensité des forces que véhiculent ces forces naturelles est poussée à son plus haut degré d’exercice pour mieux souligner la haute importance du personnage112 Dans le même ordre d’idée, on appellera à bon escient l’existence des liens que la gémellité entretient avec l’eau considérée comme un vecteur de fécondité. Ce qui explique les affinités qui, dans certaines sphères légendaires, rapprochent les jumeaux des chevaux (les exemples de Castor et Pollux ou des Aśvin védiques sont suffisamment éloquents à cet égard) : en l’espèce, le martèlement des sabots frappant le sol évoque le grondement du tonnerre tout comme le fouet du cavalier évoque l’éclair lacérant le ciel113. L’élément aqueux, à l’évidence, conditionne l’éclosion d’une fécondité nécessaire au maintien de la vie, celle-là même que le phénomène gémellaire incarne dans la mesure où il sublime la norme qui veut qu’à l’accouchement d’une femme corresponde la naissance d’un seul enfant114. Ce rapport privilégié à la fertilité et à l’abondance explique aisément pourquoi les jumeaux de fibre indoeuropéenne ont été rangés sous la bannière de la troisième fonction dumézilienne115. Néanmoins, de solides arguments aident D. Briquel à contester l’arrimage de la gémellité que Rome soude à Romulus et Rémus au domaine de la fécondité116. Simplement, pourrions-nous suggérer, à titre de pure hypothèse, de récupérer au plan symbolique, par la tangente en quelque sorte, sinon la totalité du moins une part non négligeable du potentiel de cette association à travers l’idée de « paternité » de la nation qui sourd à travers l’acte de fondation – et par extension au registre du pouvoir et de la royauté que celui-ci induit117 – auquel l’emblématique gémellaire est, par contre, fermement connotée118. Par ailleurs, l’eau et le feu trouvent place ainsi qu’indiqué au jour anniversaire traditionnel de la fondation de Rome, lors de la célébration des Parilia, autre mobilisation symbolique s’il en est. Soucieux de justifier leur emploi commun lors de cette cérémonie emblématique, Ovide se fend d’une
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Même s’ils ne sont pas complètement identiques, NT., Matth., 27, 45 montre que des perturbations exceptionnelles se produisent au moment où le Christ rend son dernier soupir. 113 A. MEURANT, 2002, p. 48. La même logique vaut pour le claquement du bec du pivert (oiseau dont on connaît toute l’importance dans la Rome des origines : A. MEURANT, 2005) sur l’écorce des arbres : F. LEPAGE, 1980, p. 273. 114 F. LEROY, 1995, p. 35-37. 115 On en trouvera un riche éventail d’exemples dans G. DUMÉZIL, 1994, avec l’adjonction de A. MEURANT, 2002, p. 64-77. 116 D. BRIQUEL, 2014, p. 40-41. 117 Voir par exemple A. ADLER, 1973 ; J.-P. MAYELE ILO, 2000, p. 490-522 et A. MEURANT, 2002, p. 39-42. 118 Pour le détail, voir A. MEURANT, 2002, p. 39-42 ; 2005.
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une série de sept explications119 dont la deuxième et la troisième sont particulièrement pertinentes dans le présent contexte. Le premier éclairage épinglé se présente comme suit : « Ou bien, parce qu’il y a deux sources certaines de toutes choses (an, quia cunctarum contraria semina rerum [787]), l’eau et le feu, dieux ennemis (sunt duo [discordes, ignis et unda, dii] [788]), nos pères ont joint les éléments et jugé convenable de livrer le corps au contact du feu de de l’eau (ignibus … aquā) »120.
On soulignera la superposition des chiasmes au format horizontal qu’emboîte cet extrait : le premier [787] regroupe d’une part les deux adjectifs qualificatifs et de l’autre les substantifs dont ils dépendent ; le deuxième, agrémenté d’une allitération en d que recèle le vers 788, amène l’élément divin à encadrer les deux données naturelles qui ceinturent par la suite [790] l’élément corporel et le troisième (de format vertical cette fois). Ce savant assemblage articule l’équivalence entre contraria semina [787] et ignis et aqua [788], se posant autant comme contenu que comme contenant, comme englobant que comme englobé. De ce fait, au gré d’une substitution terme à terme qui contribue à renforcer la collaboration entre les ῥιζώματα concernées se trouve ainsi soulignée la fonction cardinale jouée par la combinaison de l’eau et du feu dans le rituel qui commémore la naissance de Rome. Tournons-nous maintenant vers le second passage soumis à investigation : « Ou bien c’est que dans ces éléments réside la cause de la vie ; ce sont eux que perd l’exilé ; c’est par eux que se fait la nouvelle épouse. Voit-on leur importance ? »121.
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On sait toute la dynamique allusive du chiffre 7 mobilisé pour signifier la perfection et l’excellence, mais aussi – ce qui nous concerne ici au premier chef – la fin d’un cycle et l’ouverture d’une ère nouvelle, l’annonce du renouveau, comme la contiguïté du pouvoir et du sacré : P. ABOUNA, 2017, p. 20-22. Dans la perspective chrétienne en effet, le chiffre 7 recouvre l’égalité 4 + 3 : le premier nombre représentant les quatre éléments (que nous retrouvons donc ici opportunément, même si les contextes et les enjeux sont clairement différents) et le second l’Esprit (S. EYMOND-LARITAZ, 2016, p. 62), sans négliger que 7 est aussi le nombre consubstantiel de la Création, épisode capital auquel participe l’idée même de fondation. Chez les Dogons, le 4 marque le masculin, la virilité et le 3 le féminin : leur addition enclenche la fécondité et la gémellité spirituelle de l’individu (M. BA, 2013, p. 175-177). 120 Ov., F., IV, 787-790 : An, quia cunctarum contraria semina rerum / sunt duo discordes, ignis et unda, dii, / junxerunt elementa patres aptumque putarunt / ignibus et sparsa tangere corpus aqua (rendu dans la traduction de É. RIPERT, [1934], p. 205). 121 Ov., F., IV, 791-792 : An, quod in his uitae causa est ; haec perdidit exsul / his noua fit coniux ; haec duo magna putant ? (rendu dans la traduction [légèrement modifiée] de
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Une fois encore, Ovide travaille avec grand soin son texte pour que les deux champs d’application de la justification qu’il avance ici se superposent précisément alors qu’ils s’enchaînent dans l’énoncé : haec (1) perdidit (3) exsul (2) (fin du vers 791 : 6 syllabes) his (1) noua fit (3) coniux (2) (début de vers 792 : 6 syllabes). Cette construction dessine un parfait parallélisme entre le sort de l’exilé (où les ῥιζώματα sont soustraits) et celui de l’épouse qui franchit le seuil de sa nouvelle résidences (où ils sont adjoints). À demi-mot, Ovide signale, deux vers auparavant, que le moteur de ce rapprochement audacieux entre ces deux éléments antithétiques réside dans leur commune capacité à purifier. En cela, le feu affiche une propriété qui le rapproche singulièrement de l’eau : « Le feu dévorant purifie tout, épure les métaux ; c’est pour cela qu’il purifie les bergers et les brebis »122 (785-786).
Toutefois, D. Porte souligne avec subtilité que les Anciens considéraient le feu comme stérile123 comme l’atteste la virginité imposée aux Vestales : « et jamais corps ne naquit de la flamme »124. Comme l’indique la spécialiste française « Quel étrange mariage ! Vis-à-vis de son ‘conjoint’ occasionnel, l’eau apparaît comme une puissance de destruction, et l’élément ‘féminin’ sort systématiquement victorieux, puisque l’eau, soumise au feu, peut garder longtemps son statut premier, même au stade d’eau bouillante, tandis que, dans sa rencontre avec l’eau, le feu, qu’elle éteint, succombe immédiatement ! »125.
É. RIPERT, [1934], p. 205). Sur les éléments que convoque ici le poète augustéen, se rapporter à D. PORTE, 2004, p. 155-165. 122 Ov., F., IV, 785-786 : Omnia purgat edax ignis, uitiumque metallis / excoquit : idcirco cum duce purgat oues (rendu dans la traduction [légèrement modifiée] de É. RIPERT, [1934], p. 205). 123 DL., IX, 1, 8 ; Aug., Ciu., XIII, 18 ; Isid., Orig., XIX, 6, 5 : D. PORTE, 2004, p. 156. 124 Ov., F., VI, 292 : nataque de flamma corpora nulla uides (rendu dans la traduction de É. RIPERT, [1934], p. 275). 125 D. PORTE, 2004, p. 157.
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Ainsi écartée ou amenuisée l’idée de fécondité, s’impose – comme l’indique habilement D. Porte126 – celle du franchissement d’un seuil doublé d’un changement d’état : celui qu’accomplit la jeune mariée en pénétrant pour la première fois dans sa nouvelle demeure (la uirgo se mue en matrone), celui que symbolise, lors des Parilies, l’enjambement des flammes qui trouve peutêtre son origine dans le saut par-dessus le brasier accompli par les futurs habitants de Rome, avec leur bétail, au moment de quitter leurs frêles cabanes auxquelles ils avaient bouté le feu (au règne de l’anarchie succède celui de la loi). En sens inverse, l’exilé se voit interdire de franchir le seuil de l’Vrbs (le citoyen endosse le statut de proscrit). En outre, et ce n’est pas anodin, le point focal de l’épisode de fondation romain prend la forme du franchissement qui coûte la vie à Rémus127. Au terme de ce parcours et à l’heure d’en synthétiser l’essentiel, on retiendra qu’un rapide survol de la tradition littéraire consacrée aux origines de Rome et au règne de son premier roi a permis d’y localiser une présence assez consistante des ῥιζώματα πάντων établis par Empédocle d’Agrigente. Il n’est d’ailleurs pas interdit de penser que ceux-ci s’agrègent dans la personne même de Romulus pour en accentuer le caractère primordial et essentiel : s’il devait en être ainsi, la personne du premier roi romain confondrait autant les trois fonctions de l’idéologie dumézilienne (pour autant qu’on lui octroie quelque crédit) que les quatre éléments fondamentaux. En l’espèce, cette savante combinaison contribuerait à renforcer le statut primordial de Romulus, de consolider son profil de fondateur. Des quatre éléments concernés, l’accent a été placé ici – au nom d’un choix personnel motivé par des contraintes d’espace – sur l’eau dont ont opportunément été soulignées les accointances paradoxales avec la substance ignée. Qu’on l’aborde au gré de son association avec le feu ou en tant que substance isolée, l’eau irrigue aussi bien l’ensemble du récit de la fondation de Rome que la description du règne de son premier roi : elle concerne aussi bien la mère des jumeaux fondateurs, que leurs miraculeux sauveteurs, certains conflits que mène le roi fondateur ou le puissant moment de sa disparition. On peut dès lors affirmer, sans grand risque d’erreur, que l’élément aqueux s’infiltre, avec abondance parfois, dans les grandes articulations du récit investigué comme elle s’immisce avec plus de retenue dans ses recoins les plus reculés.
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Ibid., p. 157-160. G. DE SANCTIS, 2009 et A. MEURANT, 2018.
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La vocation de l’eau à engendrer la vie corrèle naturellement cet élément avec l’idée de commencement, de naissance, de création. Il avait donc toute légitimité pour intervenir dans le récit traitant des débuts de Rome. Qu’elle soit ou non liée à celle d’autres ῥιζώματα πάντων d’Empédocle, son intervention s’avère des plus idoines pour attester que ce récit implante les lieux décrits et les personnages mis en scène dans un cadre nouveau ou, mieux encore, dans un monde nouveau : celui qui marque l’instant solennel où surgit du néant Rome, la cité destinée à contrôler la majorité des terres connues de l’Antiquité et à marquer en profondeur la culture de l’Occident128.
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Ce qui ne signifie évidemment pas que le récit traditionnel qui voit l’Vrbs prendre corps à partir d’une étincelle fondatrice corresponde d’une manière ou d’une autre aux exigences d’une approche historique digne de ce nom. Le jugement ici posé s’inscrit sans plus de prétention dans la logique qui sous-tend le déploiement de ce qu’on appelle communément la vulgate.
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DU MYTHE À L’HISTOIRE : LES JEUX DE L’ÉNÉIDE Alain DEREMETZ Université de Lille HALMA – UMR 8164 du CNRS
Il est bien connu que l’un des tours de force réalisé par Virgile dans l’Énéide est d’avoir établi un continuum entre le mythe et l’histoire en intégrant harmonieusement dans un même espace narratif plusieurs temporalités qui se combinent et se superposent en interagissant. Dans la temporalité qui accompagne le présent de la narration, celle du voyage d’Énée et de son installation en terre italienne, s’insèrent d’abord celle, qui en est l’antécédent immédiat, du passé gréco–troyen contemporain de la guerre de Troie, objet du récit d’Énée à Carthage, puis celle, plus ancienne d’une ou deux générations, du substrat mythique gréco–romain qui, pour l’essentiel, nous renvoie au temps des Argonautes et de la geste d’Hercule1 ; s’y intègre ensuite celle de l’histoire future de Rome qui trouve dans les précédentes ses modèles et ses préfigurations, comme si toute l’histoire de Rome pouvait déjà se lire dans le récit de sa proto-fondation. Les événements qui composent le récit virgilien sont donc le foyer d’où émergent deux déplacements temporels à valeur téléologique et/ou étiologique, l’un rétrospectif et l’autre prospectif. De même que l’épopée prétend parcourir la totalité de l’espace, de même prétend-elle absorber la totalité de la temporalité, du moins humaine. L’inclusion de ces deux déplacements temporels dans la temporalité qui accompagne le récit principal prend des formes variées. Elle est le plus souvent l’objet de récits secondaires comme celui, rétrodictif, qu’Évandre fait à Énée au chant VIII où il lui raconte le meurtre de Cacus par Hercule, la fondation du culte de l’Ara Maxima et l’histoire la plus ancienne du Latium ou, au chant VI, celui, prédictif, de l’ombre d’Anchise faisant voir à son fils quelques grands noms de l’histoire romaine à venir. Elle peut être aussi assurée par le substitut de récit qu’offre l’ekphrasis, celle par exemple des portes du temple de Cumes qui rapporte la geste de Dédale ou celle du bouclier 1
Il correspond à celui qu’Ovide décrit dans les chants VII à XI de ses Métamorphoses.
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d’Énée qui complète la prophétie d’Anchise. Mais la présence du passé ou de l’avenir peut être inscrite également dans des lieux, les Enfers par exemple où sont évoqués des héros et des héroïnes de la mythologie et les âmes des futurs Romains, ou dans les toponymes qui jalonnent le voyage d’Énée, comme par exemple Buthrote (III, 270–355), où Énée retrouve son passé troyen, et le rivage d’Actium (III, 280)2, où les Troyens célèbrent les jeux d’Ilion (Ludi Iliaci), préludes de ceux du chant V et qui évoquent sans doute les Actiaca augustéens3. Il est justement un épisode où cette relation du passé et de l’avenir, du mythe et de l’histoire, se présente, selon moi, avec un relief singulier ; c’est celui, au chant V de l’Énéide, des jeux funèbres en l’honneur d’Anchise. Dans une étude antérieure4, j’ai déjà eu l’occasion de commenter cet épisode des jeux en faisant deux suggestions. La première est qu’il constitue une mise en abyme qui « réfléchit » l’épopée tout entière, dans la mesure où, selon moi, les joutes ludiques : -
tantôt symbolisent le voyage du héros (rappel diégétique) : la régate m’est ainsi apparue comme la figure de l’Énéide, comme elle voyage en deux temps autour d’un borne en laquelle on reconnaîtra la Sicile ;
-
tantôt annoncent (anticipation diégétique) les combats guerriers de l’iliade latine. Pensons, par exemple, à l’anticipation que constitue dans l’épreuve de course à pied l’illustration de l’amitié unissant Nisus et Euryale dont le chant IX racontera le compagnonnage héroïque et la mort commune (168-502).
La seconde suggestion est que cet épisode possède une dimension étiologique (anticipation historique), car, en lui s’opère, comme je l’ai écrit, « la fondation symbolique de la romanité » : « les épreuves sportives », ai-je précisé, « qui, toutes, sanctionnent l’avènement d’un système de valeurs original (trifonctionnel) à la préservation duquel les Romains ont toujours pensé devoir leur destin exceptionnel, … constituent une sorte d’allégorie ludique de la fondation de Rome »5 ; et j’ajouterai le point d’engendrement de quelques-uns des moments ou des individus les plus exemplaires de son histoire.
2
Actiaque Iliacis celebramus litora ludis… J. GAGÉ, 1936. p. 37-100. Voir infra. 4 A. DEREMETZ, 1995, p. 47-54. 5 Ibid., p. 53. 3
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Je rappellerai en préalable que le récit virgilien des Jeux, comparé à son modèle homérique, les jeux funèbres en l’honneur de Patrocle, est considérablement simplifié et allégé : alors que le récit d’Homère comporte huit épreuves qui s’étendent sur 640 vers, celui de Virgile n’en comporte que quatre (les régates, la course à pied, la boxe et le tir à l’arc) s’étendant sur 440 vers environ, si l’on exclut de ce chiffre la parade militaire, hors programme, qui termine les Jeux. Ces réductions répondent sans doute à des considérations esthétiques ou idéologiques : souci des symétries et des alternances entre épreuves statiques et dynamiques, entre concours traditionnels et exercices de préparation militaire... Mais elles introduisent aussi un changement qualitatif, Virgile s’intéressant, de toute évidence, moins à la variété et au pittoresque des concours qu’aux significations éthiques, axiologiques et politiques qu’ils véhiculent. Les fondations Parmi ces significations, il y a d’abord celle, essentielle, qui concerne la valeur étiologique des Jeux sur laquelle je souhaite revenir. Celle-ci est évoquée dès l’arrivée en Sicile par la promesse que fait Énée de renouveler chaque année le rituel funèbre en l’honneur d’Anchise dans la ville qu’il doit fonder en terre italienne (V, 59-60) : Poscamus uentos, atque haec me sacra quotannis urbe uelit posita templis sibi ferre dicatis. « Demandons des brises favorables, dit-il, et que (mon père) me donne de renouveler cet hommage tous les ans dans la ville que j’aurai fondée et dans les temples qui lui seront consacrés »6.
Bien que ce rituel ne soit pas nommé, divers indices plaident en faveur des Parentalia, et notamment, comme le note Perret dans sa chronologie du voyage d’Énée7, la date donnée au deuxième débarquement en Sicile, à la mifévrier, un an exactement après la mort d’Anchise ; or cette date correspond à celle de la fête des morts à Rome. Deux autres indices ont été versés au dossier : tout d’abord, l’annonce faite par Énée que les Jeux se dérouleront le 9e jour après le début de la fête ne peut manquer de faire allusion aux Feralia du 21 février, 9e jour des Parentalia ; ensuite il faut mentionner le témoignage d’Ovide qui, au livre II des Fastes (543-546), attribue à Énée la fondation de ce rituel des dies Parentales : 6 7
Les traductions de l’Énéide sont celles que Perret a livrées dans son édition de la CUF. J. PERRET, 1982, p. 167–171.
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Hunc morem Aeneas, pietatis idoneus auctor, attulit in terras, iuste Latine, tuas. Ille patris Genio sollemnia dona ferebat: hinc populi ritus edidicere pios. « Cette tradition, c’est Énée, maître qualifié en piété, qui l’a introduite dans tes terres, ô vertueux Latinus. C’est lui qui portait au Génie de son père des offrandes annuelles ; c’est de lui que le peuple a appris les rituels de la piété8. »
J’en ajouterai volontiers un quatrième : alors qu’Ovide emploie à propos d’Anchise le terme de pater, c’est celui évocateur de parens qu’Énée/Virgile emploie chaque fois qu’il désigne ce dernier, en faisant allusion aux ossa parentis (47 ; 55) et au geniumne famulumne parentis (95) ou qu’il l’invoque (sancte parens, 80). Au terme des Jeux, dans l’exhibition hors programme dont Énée fait la surprise aux spectateurs, c’est une autre fondation majeure qui est racontée, celle du Lusus Troiae. Virgile le précise d’ailleurs explicitement au moyen d’une courte parenthèse où il nous apprend que ces jeux équestres, transmis par Ascagne aux Albains, puis par ceux-ci aux Romains, font désormais partie, sous le nom de Troia, des grands rituels guerriers de la religion nationale (596602) : Hunc morem cursus atque haec certamina primus Ascanius, Longam muris cum cingeret Albam, rettulit et priscos docuit celebrare Latinos, quo puer ipse modo, secum quo Troia pubes ; Albani docuere suos; hinc maxima porro accepit Roma et patrium seruauit honorem ; Troiaque nunc pueri, Troianum dicitur agmen. « Le cérémonial de cette parade, ces jeux, Ascagne fut le premier à les faire revivre alors qu’il entourait de murs Albe la longue et il instruisit les anciens Latins à les célébrer comme il avait fait lui-même dans son enfance et avec lui la jeunesse de Troie. Les Albains en instruisirent leurs fils ; c’est de là qu’ensuite la grande Rome les reçut, les conserva parmi ses pompes nationales et que maintenant cette montre des enfants s’appelle Troie, et troyenne leur troupe. »
8
Traduction empruntée à R. SCHILLING, 1992.
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De fait, cette Troia, ou plutôt, selon la dénomination usuelle, ce Lusus Troiae9 est un rituel guerrier de caractère aristocratique bien connu aujourd’hui. On sait notamment, grâce à Suétone et à Plutarque, que son usage est attesté dès l’époque de Sylla (Plut., Cato Mi., 3), puis fut réintroduit par Jules César (Suet., Caes., 39, 3) et institué régulièrement par Auguste10 (Suet., Aug., 43, 2). Seuls les jeunes nobiles de haute naissance y étaient admis et, selon ces mêmes sources, Tibère et quelques autres princes y auraient participé avec la qualité de principes iuuentutis placés à la tête des collegia iuuenum impériaux11. S’il est vrai que le Lusus annonce des épisodes futurs, non encore écrits, toutes ces guerres qui composent les six derniers livres de l’Énéide12, il annonce aussi, si l’on en croit M. Putnam, les grands conflits, ultérieurs, de l’histoire de Rome ; selon lui, par exemple, le Lusus préfigure la scène évoquant la bataille d’Actium sur le bouclier d’Énée13… En d’autres termes la cavalcade des cavaliers troyens fonde la geste italienne d’Énée, et par-delà, celle de Rome. Au sein même des Jeux, plusieurs autres personnages peuvent passer pour des fondateurs : Salius et Patron par exemple, qui participent à la course, le premier, qui contestera à grands cris la fraude de Nisus et à propos de qui Servius Danielis (VIII, 25) évoque une tradition qui en faisait le fondateur du collègue des Saliens (alii dicunt Salium quendam Arcadem fuisse, qui Troianis iunctus hunc ludum in sacris instituerit), et le second, Patron, dont le nom semble évoquer le patronat, institution typique du droit romain évoquée dans la loi des XII Tables. Il faut ajouter également trois fondateurs de villes : Aceste (ou Égeste), d’abord, l’hôte sicilien des Troyens qui, après l’incendie des vaisseaux (V, 604-699), accepte de devenir le roi des Troyens et des Troyennes voulant rester en Sicile. Énée trace pour lui les contours d’une ville, Ségeste14, exécutant ainsi pour la première fois les gestes mêmes qu’il répétera
9
Sur le Lusus virgilien, voir surtout K. BÜCHNER, 1961, p. 465-471 et J. L. HELLER, 1946-1947, p. 123-139. Sur le Lusus en général, voir R. HEINZE, 1915, p. 157 sqq. ; E. MEHL, 1956, col. 888-905 ; K. SCHNEIDER, 1927, col. 2059 sqq. et R. D. WILLIAMS, 1960, p. 145 sqq. 10 Comme le signale W. W. BRIGGS, 1975, p. 276, Auguste a introduit un Lusus Troiae lors de la fondation du temple et du culte du Divin Jules en 29 av. J.-C., comme le fait Énée lors des jeux qui fondent le culte de son père. 11 Voir A. DEREMETZ, 1993, p. 45-67 : « Virgile, alors même qu’il décrit la Troia telle qu’elle s’offrait à la vue de ses contemporains, en esquisse l’histoire, passée et future. Il la présente comme une danse guerrière que les Troyens ont apportée en Italie, mais qu’ils tenaient euxmêmes de leurs ancêtres venus de Crète où, selon la tradition, son inventeur Dédale l’avait tout d’abord enseignée à Thésée et à Ariane à leur sortie du labyrinthe. Mais il laisse entendre que cette transmission et ce transfert successifs ont modifié le sens et la fonction de cette danse originaire. Selon lui, le Lusus doit, certes, au géranos de Thésée, mais ne le reproduit pas ». 12 Voir par exemple, G. K. GALINSKI, 1976, p. 267-283. 13 Voir M. C. J. PUTNAM, 1965, p. 87. 14 Virgile n’est pas le premier à mettre Ségeste en rapport avec les Troyens ; bien avant lui, Thucydide (VI, 2, 3) avait déjà attribué la fondation de Ségeste à des Troyens fugitifs.
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en Italie pour fonder la ville de Lavinium et que Romulus réitérera pour fonder celle de Rome (755–761) : Interea Aeneas urbem designat aratro sortiturque domos; hoc Ilium et haec loca Troiam esse iubet. Gaudet regno Troianus Acestes indicitque forum et patribus dat iura uocatis. Tum uicina astris Erycino in uertice sedes fundatur Veneri Idaliae, tumuloque sacerdos ac lucus late sacer additus Anchiseo. « Pendant ce temps, Énée trace avec la charrue l’enceinte de la ville, et tire au sort les demeures : « Ce sera votre Ilion et ces lieux votre Troie », ordonne-t-il. Le Troyen Aceste est heureux d’être roi, il fixe les jours d’assemblée, donne les règles du droit aux Anciens qu’il a convoqués. Alors un temple voisin des astres est fondé sur la cime de l’Éryx, dédié à Vénus, déesse d’Idalie ; on affecte un prêtre au tombeau d’Anchise et un grand bois qui lui sera consacré. »
Un autre protagoniste, sur lequel je reviendrai, est également associé à une fondation : il s’agit du boxeur Entelle à qui la tradition attribue la fondation de la ville d’Entella, située en Sicile, sur le territoire des Élymes15 ; Virgile y fait obliquement allusion, semble-t-il, en décrivant le sacrifice du taureau qu’Entelle effectue à la fin de son combat victorieux. Et peut-être aussi fautil ajouter à cette catégorie des fondateurs, le jeune Priam, fils de Politès, luimême fils de Priam ; si la tradition, dont témoignent Caton (Origines, fr. II, 24) et Servius (En., I, 2), gratifie Politès de la fondation de Politorium en Italie, le récit que fait Virgile de sa mort en II, 526-532 et ce qu’il dit du jeune Priam en V, 564–565 : Vna acies iuuenum, ducit quam paruus ouantem nomen aui referens Priamus, tua clara, Polite, progenies, auctura Italos... « Voici le premier corps de ces jeunes gens, fier d’être conduit par le jeune Priam, dont le nom rappelle son aïeul, ton fils, Politès, un fils d’illustre race, et qui sera une force pour l’Italie… »
15
Voir A. COHEN-SKALLI, 2011, p. 137-153.
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invitent à penser que c’est à ce jeune Priam que Virgile attribue cette fondation. Et que dire enfin « du bel Iule », ainsi que Virgile le désigne en V, 570 dans la présentation du Lusus, le futur fondateur d’Albe. Les épreuves Parmi les concours, il en est trois qui, selon moi, concentrent le plus grand nombre de potentialités allusives orientées vers le passé et/ou l’avenir. Je passerai rapidement sur le tir à l’arc au cours duquel survient un événement qui a donné lieu à de nombreux débats : il s’agit de la flèche qu’Aceste, hors concours, lance dans les airs et qui s’enflamme sans toucher le but assigné, une colombe qu’un autre concurrent a déjà fait tomber (519-528) : Amissa solus palma superabat Acestes, qui tamen aerias telum contendit in auras ostentans artemque pater arcumque sonantem. hic oculis subitum obicitur magnoque futurum augurio monstrum ; docuit post exitus ingens seraque terrifici cecinerunt omina uates. namque uolans liquidis in nubibus arsit harundo signauitque uiam flammis tenuisque recessit consumpta in uentos, caelo ceu saepe refixa transcurrunt crinemque uolantia sidera ducunt. « La palme maintenant hors du jeu, Aceste restait encore, seul. Pourtant le vieux maître tendit son trait vers les brises aériennes pour faire valoir son art et son arc sonore. Ici soudain, s’impose aux regards un prodige, qui devait être d’un grave augure. Un événement immense le montra par la suite, et la voix terrible des devins proclama lors les signes qui l’avaient annoncé. Comme il volait dans les nuées humides, le roseau prit feu, marqua sa voie de flammes, puis disparut, consumé, dans les vents ténus. Ainsi des astres décloués du ciel souvent y tracent une course et traînent une chevelure dans leur vol. »
Les principales interprétations proposées par les commentateurs modernes se répartissent en deux ensembles. Les uns penchent en faveur d’une anticipation diégétique, mais se partagent entre trois solutions : l’événement évoquerait l’incendie des navires, ou l’embrasement des guerres du Latium, peu probable car le présage est accepté par Énée comme favorable, ou encore la fondation
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de Ségeste, dont l’importance n’a pas semblé suffisante16. D’autres penchent en faveur d’une anticipation historique et là encore les avis divergent : certains pensent aux guerres puniques, d’autres à l’apparition de la comète de 44, le sidus Iulium17 interprétée à l’époque comme le signe de l’apothéose de César. Plus probable est la solution proposée par Perret18 et validée par P. Veyne19 : le présage en question concernerait la victoire d’Octave-Auguste à Actium. Les régates Avec la course des régates, c’est à un épisode autrement riche que nous avons affaire. Manifestement inspirée de la course de chars de l’Iliade, elle montre, par les transformations que Virgile fait subir à son modèle, que le projet du poète est de l’inscrire comme événement originel dans l’espace et le temps de la romanité. La plus notable de ces transformations, la réduction de cinq à quatre concurrents, en fait l’archétype et l’aition d’une pratique religieuse et ludique prisée de son temps, la course de chars de la Rome impériale où s’affrontaient quatre attelages portant quatre couleurs différentes, le blanc, le bleu, le rouge et le vert20. Mais la seconde transformation, la substitution des chars par les navires, n’est pas non plus sans portée. S’il est vrai qu’elle est justifiée par le souci de vraisemblance, s’agissant d’exilés voyageant par mer, elle peut être mise une nouvelle fois en relation avec Actium et, plus précisément avec les Ludi Actiaci dont nous avons parlé, puisque des régates étaient parfois présentées lors de leurs célébrations à l’entrée du détroit de Nicopolis21.
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Voir J. PERRET, 1982, ad loc. Ovide (M., XV, 746-751) décrit la déification de César (8 ap. J.-C) : « Sans égal dans la guerre comme dans la paix, ce n’est pas plus à ses travaux guerriers achevés dans la victoire, au sage gouvernement de l’État, au cours rapide de ses conquêtes, qu’aux vertus de son fils, qu’il doit d’avoir été changé en comète, et de briller parmi les astres ». Selon Suétone (Caes., 88), alors que les célébrations des Ludi Victoriae Caesaris se déroulaient, « une comète, qui se levait vers la onzième heure, brilla durant sept jours de suite, et l’on crut que c’était l’âme de César reçue dans le ciel ». 18 J. PERRET, 1982, p. 158. 19 P. VEYNE, 2012, p. 161, n. 1. 20 Voir l’allusion au texte de Jean le Lydien, analysé par G. DUMÉZIL, 1969, p. 218-223). À noter que Virgile n’évoque qu’une couleur, celle de la mer : caerulea. 21 Voir J. GAGÉ, 1936, déjà cité : « Des jeux actiens que réorganisa Auguste après sa victoire, nous avons déjà rappelé qu’ils se transportèrent du rivage d’Actium dans les environs immédiats de la ville de Nicopolis, au territoire de laquelle la pointe d’Actium se trouva d’ailleurs elle-même rattachée. Il faut l’entendre au moins des jeux gymniques et musicaux, pour lesquels avaient été construits dans les faubourgs des édifices spéciaux, déjà mentionnés. Il est probable que le temple du rivage, agrandi et embelli par Auguste, garda quelque part des spectacles. En particulier, on imagine mal la démonstration nautique, la πλοίων άμιλλα, cette espèce de concours, de « régates » qui commémoraient sans doute la bataille navale, ailleurs 17
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D’autres éléments contribuent à renforcer la valeur étiologique de cette épreuve, et tout particulièrement la manière dont Virgile présente les concurrents, en citant leur nom troyen et son dérivé latin (114–126) : Prima pares ineunt grauibus certamina remis quattuor ex omni delectae classe carinae. uelocem Mnestheus agit acri remige Pristim, mox Italus Mnestheus, genus a quo nomine Memmi, ingentemque Gyas ingenti mole Chimaeram, urbis opus, triplici pubes quam Dardana uersu impellunt, terno consurgunt ordine remi; Sergestusque, domus tenet a quo Sergia nomen, Centauro inuehitur magna, Scyllaque Cloanthus caerulea, genus unde tibi, Romane Cluenti. « Quatre vaisseaux d’égale vitesse choisis dans toute la flotte affrontent avec leurs lourdes rames les premières épreuves. Mnesthée conduit la rapide Pristis avec un équipage plein de feu, Mnesthée bientôt Italien et dont la famille des Memmius tient son nom ; Gyas, l’énorme Chimère, masse énorme, bâtie comme une ville, qu’anime sur trois rangs la jeunesse dardanienne, ses rames se relèvent en un triple battement ; Sergeste, qui donne son nom à la famille des Sergii, monte le puissant Centaure ; la Scylla couleur de mer est à Cloanthe, où tu attaches ton origine, ô Romain Cluentius. »
Le choix de ces anciennes familles romaines (gentes Memmia, Sergia, Cluentia), dont trois des concurrents sont présentés comme les fondateurs, a pu paraître surprenant car elles ne font pas partie de celles qui ont marqué l’histoire de Rome – à l’exception peut–être de la gens Sergia et de son descendant tristement célèbre, Catilina –. En outre, il est un concurrent, Gyas, à qui aucune famille n’est associée. Les commentateurs anciens, dont Servius, ont remarqué cette absence et se sont employés à la combler. S’appuyant sur les témoignages de Tite-Live (I, 30) et Denys (III, 29), ils ont identifié une famille dont le nom pouvait, pour les étymologistes anciens, rappeler celui du compagnon d’Énée, la gens Gegania22 originaire d’Albe-la-Longue, dont les qu’à l’entrée du détroit, là où cette bataille s’était engagée, sous l’œil du dieu » ; voir aussi R. A. GURVAL, 1998. 22 Selon Tite-Live (I, 30, 2) et Denys d’Halicarnasse (III, 29, 7), les Geganii étaient l’une des familles les plus illustres des Albains, qui se sont déplacés à Rome après la destruction d’Albe faite par Tullus Hostilius. Le nom de famille, cependant, apparaît aussi sous le règne de Numa Pompilius, qui, selon la tradition, avait choisi une Gegania comme vestale. Une autre Gegania est répertoriée comme la femme de Servius Tullius, ou de Tarquin l’Ancien tandis qu’une
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seuls membres connus vivaient sous la royauté et aux débuts de la République, aux Ve et IVe siècles av. J.-C., et avaient pour cognomen Macerinus (du latin macer, « maigre »). J’ai pour ma part proposé une autre hypothèse, inspirée par la trifonctionnalité dumézilienne, dans un article déjà ancien23 : « Mnesthée », ai-je écrit, « conduit la rapide Pristis, avec un équipage plein de feu. Il est investi des qualités de seconde fonction, rapidité et uirtus, celles des combattants. Les atouts de Gyas sont tout autres : son navire, la Chimère, est énorme, bâti comme une ville, dans laquelle se presse, sur trois rangs, la jeunesse dardanienne. Cette puissance et cette abondance caractérisent sans ambiguïté la troisième fonction. Sergeste, lui aussi, dispose d’un navire imposant (magna ... Centauro), dont le nom, par ses consonances, semble évoquer également la richesse ; il relève lui aussi de la troisième fonction, sous une forme sans doute dégradée et risible, comme en témoignera sa mésaventure, qui anticipe celle que subira son descendant Catilina. Gyas et Sergeste appartiennent, l’un et l’autre, au même paradigme de l’abondance dont le redoublement est précisément la marque redondante de sa définition. Sur Cloanthe seul, rien n’est dit, si ce n’est qu’il dirige « la Scylla couleur de mer » : la qualité qui le qualifie fonctionnellement ne se manifestera qu’au cours de l’épreuve. Pour lui, la victoire aura la valeur d’une révélation, elle sera une sorte d’épiphanie héroïque et assurera, dans la hiérarchie des valeurs ainsi réalisée, la prééminence de la pietas, dont il sera le détenteur symbolique ». Combat du ceste : tissages temporel et poétique L’épreuve sur laquelle je terminerai, le combat du ceste, est celle qui dans l’épisode des Jeux illustre le mieux, selon moi, cette relation du mythe à l’histoire. Je ne considérerai que le moment du combat où elle se manifeste le plus clairement, ses préliminaires. Le premier qui se lève à l’appel à concourir d’Énée, est le troyen Darès que Virgile présente en ces termes (368–377) : Nec mora ; continuo uastis cum uiribus effert ora Dares magnoque uirum se murmure tollit, solus qui Paridem solitus contendere contra, idemque ad tumulum quo maximus occubat Hector uictorem Buten immani corpore, qui se Bebrycia ueniens Amyci de gente ferebat, perculit et fulua moribundum extendit harena. troisième Gegania apparaît sous le règne de Tarquin le Superbe. Plusieurs magistrats romains portent ce nom au début de la république. 23 Voir A. DEREMETZ, 1987, p. 115-128.
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Talis prima Dares caput altum in proelia tollit, ostenditque umeros latos alternaque iactat bracchia protendens et uerberat ictibus auras. « Point de vaine attente : aussitôt, dans tout l’étalage de sa force, Darès lève la tête et au milieu de l’approbation générale dresse sa haute stature. C’était le seul qui osât se mesurer avec Pâris ; c’est lui qui, près du tombeau où repose le grand Hector, défiant l’invincible Butès – un colosse qui, arrivant aux jeux, prétendait appartenir à la famille bébryce d’Amycus – l’abattit et le coucha mourant sur la fauve arène. C’est ainsi que Darès dresse haut la tête, préludant au combat, fait montre de ses larges épaules, lance en avant, déploie ses bras l’un après l’autre et frappe l’air de ses coups. »
Remarquons tout d’abord que, par les noms qu’il cite, Virgile attire l’attention du lecteur vers ses modèles littéraires et tout d’abord vers Homère évoqué par les noms de Pâris, à qui une tradition parallèle attribuait des victoires à des jeux24, et d’Hector dont les funérailles sont brièvement racontées à la fin de l’Iliade. Mais avec la mention de Butès et d’Amycus, ce sont deux autres modèles que Virgile convoque, Apollonios et Théocrite qui tous deux ont longuement raconté le combat qui, lors d’une escale des Argonautes, opposa Pollux au roi des Bébryces, Amycus25. Ce dernier, fils de Neptune qui passait pour l’inventeur du ceste, provoquait tous les étrangers qu’il mettait à mort à l’issue de combats victorieux. Mais alors que chez Apollonios, il est vaincu et mis à mort par Pollux, le héros grec l’épargne chez Théocrite, comme Darès le sera dans le combat virgilien. Deux autres noms apparaissent ensuite dans la réponse que fait le vieil Entelle à son ami Aceste qui tentait de le convaincre de relever le défi. Ce sont ceux d’Hercule et d’Éryx qu’Aceste a déjà présenté comme le maître d’Entelle (392) : Tum senior talis referebat pectore uoces: 'quid, si quis caestus ipsius et Herculis arma uidisset tristemque hoc ipso in litore pugnam? haec germanus Eryx quondam tuus arma gerebat sanguine cernis adhuc sparsoque infecta cerebro,
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Voir les Jeux où, sous l’aspect d’un berger, il vainc ses adversaires dans toutes les épreuves. Sur la victoire de Pâris à ces Jeux, voir les fr. de l’Alexandre d’Euripide chez A. NAUCK, 18892, p. 374 sqq. Voir aussi Hyg., Fab., 91, 5 ; 273, 12 ; Ov., H., 16, 357-363. 25 Voir le chant II des Argonautiques (30-98) et l’idylle 22 (44-134) de Théocrite. Lire A. DEREMETZ, 2011, p. 53-64.
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his magnum Alciden contra stetit, his ego suetus, dum melior uiris sanguis dabat, aemula necdum temporibus geminis canebat sparsa senectus. sed si nostra Dares haec Troius arma recusat idque pio sedet Aeneae, probat auctor Acestes, aequemus pugnas. Erycis tibi terga remitto…’ « Alors le vieil homme faisait de son cœur monter ces paroles : ‟ Que serait-ce, si l’on avait vu les cestes, l’armement, d’Hercule lui-même, et sur ce rivage le combat sans merci ? Ces armes, ton frère Éryx les portait jadis ; tu les vois encore tachées de sang et d’éclats de cervelle ; c’est avec ces armes qu’il a tenu contre le grand Alcide ; je m’en servais moi-même quand un sang meilleur soutenait mes forces, quand l’envieuse vieillesse n’avait pas encore répandu sa blancheur sur mes tempes. Mais si le Troyen Darès refuse nos armes, si le pieux Énée le décide, et qu’Aceste l’approuve qui m’a mis en avant, égalisons le combat. Je te fais grâce des cestes d’Éryx… ” » (409–419)
Entelle fait ici allusion au combat qui opposa Hercule, alors qu’il ramenait en Grèce les bœufs de Géryon (avant de passer en Italie et d’affronter Cacus), et Éryx, qui était, selon la tradition26, le fils de Vénus et de Boutès, un Argonaute – autre renvoi implicite à Apollonios – que Vénus sauva de la noyade alors qu’il s’était laissé charmer par les Sirènes. Il fut vaincu et enterré dans le temple dédié à Vénus. Le combat est ainsi le lieu et le moment où ces trois gestes épicomythiques, les travaux d’Hercule, le voyage des Argonautes et la guerre de Troie convergent et se concentrent en une sorte de point d’aboutissement, de telos d’un passé révolu à partir duquel quelque chose de nouveau est appelé à naître. Mais il est aussi un épisode doté d’une dimension diégétique en ce qu’il en préfigure d’autres qu’il représente allégoriquement. De cette fonction anticipatrice du combat du ceste témoignent d’abord, sur le plan du récit à venir, le combat d’Hercule contre Cacus27. Entelle partage avec ce dernier (et avec Amycus) son caractère monstrueux et impitoyable. Sous son toit, rappelle Aceste, des dépouilles sont suspendues (391-393) :
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A. Rh., IV, 912-919 ; voir aussi Ps.-Apd., I, 9, 25 ; Hyg., Fab., 14 ; DS., IV, 23, 2 et Paus., IV, 2, 1. 27 Plusieurs auteurs anciens (Cassius Hémina chez Ps.-Aur. Vict., Orig., 6, 1-7 ; Cnéius Gellius, fr. 7 Peter (chez Solin, 1, 7) ; Liv., I, 7, 5-7 ; DH., I, 39 ; Prop., IV, 9 ; Ov., F., I, 543 sqq.), chacun à leur manière, ont raconté cet affrontement, mais chez Virgile, Cacus est présenté comme le fils de Vulcain, le dieu du feu, et le combat prend des allures presque cosmiques.
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… ubi nunc nobis deus ille, magister nequiquam memoratus, Eryx? ubi fama per omnem Trinacriam et spolia illa tuis pendentia tectis? « Qu’avons-nous fait de notre dieu, cet Éryx, que tu proclamais vainement ton maître ? Où est cette renommée qui s’étendait par toute la Sicile, et ces dépouilles suspendues sous ton toit ? »
Ce sont des dépouilles28 de même nature qui sont suspendues aux portes de l’antre de Cacus (VIII, 193-197) : Hic spelunca fuit, uasto summota recessu, semihominis Caci facies quam dira tenebat solis inaccessam radiis; semperque recenti caede tepebat humus, foribusque adfixa superbis ora uirum tristi pendebant pallida tabo. « Il y eut là, écartée au fond de cette énorme excavation, une caverne que la face épouvantable d’un être à peine humain, Cacus, rendait inaccessible aux rayons du soleil ; toujours d’un nouveau meurtre le sol demeurait tiède, toujours, insolemment clouées aux montants de la porte, des têtes humaines pendaient, décolorées par un horrible pus. »
Mais les dénouements des combats sont différents : Entelle va l’emporter alors que Cacus sera vaincu comme Éryx le fut peu avant. Ce combat a été aussi rapproché de celui qui, à la fin de l’épopée, opposera Énée à Turnus. Ils comportent, en effet, de nombreuses similitudes : Énée est plus âgé que Turnus et de stature plus imposante, il n’accepte de combattre que par piété ; à la suite de la blessure qu’il a reçue, ses genoux le trahissent, mais la colère lui rend des forces. Ajoutons que, dans son récit, Virgile semble attirer subtilement l’attention du lecteur vers l’épisode du ceste : il fait état de l’affrontement de deux géants, et compare Énée au mont Éryx (XII, 697-709) : At pater Aeneas audito nomine Turni deserit et muros et summas deserit arces praecipitatque moras omnis, opera omnia rumpit, laetitia exsultans, horrendumque intonat armis ; quantus Athos aut quantus Eryx aut ipse coruscis cum fremit ilicibus quantus gaudetque niuali uertice se attollens pater Appenninus ad auras. 28
Voir également la demeure d’Amycus chez V.-Flac., IV, 177 sqq.
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Iam uero et Rutuli certatim et Troes et omnes conuertere oculos Itali, quique alta tenebant moenia quique imos pulsabant ariete muros, armaque deposuere umeris. Stupet ipse Latinus ingentis, genitos diuersis partibus orbis, inter se coiisse uiros et cernere ferro. « Mais le grand Énée, sitôt qu’il entend le nom de Turnus, abandonne les murs, abandonne les hautes citadelles, tous travaux interrompt, tout retardement précipite, tressaillant de joie, et fait retentir l’horrible tonnerre de ses armes ; aussi grand que l’Athos, aussi grand que l’Éryx ou que lui-même, quand il fait gronder ses chênes mouvants, quand il se réjouit des sommets neigeux où il s’exalte si grand, l’auguste Apennin, jusqu’aux nues. Alors d’un seul mouvement, Rutules, Troyens, Italiens, tous ont porté vers eux leurs regards ; ceux qui tenaient le haut des murs, ceux qui à coups de béliers en battaient les assises, tous ont déposé leurs armes de dessus leurs épaules. Latinus lui–même voit avec stupeur ces guerriers gigantesques, nés aux extrémités du monde, en présence l’un de l’autre et prêts à en décider entre eux avec le fer. »
Mais là aussi les dénouements sont inversés : contrairement à ce qu’il fit lors du combat du ceste, en arrêtant la fureur d’Entelle, Énée mettra à mort Turnus qui pourtant implorait sa grâce. S’agissant enfin de l’anticipation historique présente dans l’épisode, elle a été diversement interprétée. Certains y ont vu l’annonce des duels qui ont secoué la fin de la République romaine et notamment celui qu’Octave engagea contre Antoine ; pour d’autres, il annoncerait les combats de gladiateurs, l’intervention d’Énée évoquant la grâce que le président des jeux pouvait accorder au vainqueur. C’est ainsi que l’épisode des Jeux joue un rôle à la fois dans le récit qui « réfléchit » et pour l’histoire de Rome qui y trouve nombre de ses fondements. Pour le composer, Virgile a infléchi les modèles que lui offraient la tradition antérieure, notamment homérique, pour les conformer à l’idée qu’il se faisait de sa naissance et à la connaissance qu’il avait de son histoire. Dans le mythe des origines tel qu’il est imaginé par Virgile, l’histoire déjà se donne à lire ; dans l’archè, le telos est déjà à l’œuvre.
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LES DIVINITÉS TUTÉLAIRES NORDIQUES Patrick GUELPA Université de Lille HALMA – UMR 8164 du CNRS
Quand on jette un regard, ne serait-ce que superficiel, sur la mythologie des Germains du nord de l’Europe1, on est frappé par la multitude d’esprits de la nature que ceux-ci révéraient et entouraient d’un culte afin de s’attirer leur protection. Pour ne citer que les principaux de ces êtres surnaturels, nous pensons aux dísir (dises, sortes de déesses souvent identifiées aux valkyries) et nous viennent aussi à l’esprit les fylgjur (sortes d’anges gardiens féminins), les álfar (dont on fait les « elfes » en français – nous verrons que ce n’est pas la même chose !), les landvættir (esprits tutélaires) vivant dans les pierres, les cascades, les arbres, les sources. On pense également aux nains, créatures souterraines mystérieuses... Et il y a aussi, popularisées par Richard Wagner, les fameuses et troublantes valkyries. Comment les distinguer ? En effet, on constate sans difficulté que ces créatures surnaturelles possèdent des fonctions qui se recoupent avec celles des autres protecteurs. Nous essaierons, dans cette modeste étude, d’y voir un peu plus clair, notamment en faisant appel à des chercheurs comme Gabriel Turville-Petre2, Régis Boyer, et en nous fondant sur les sources littéraires, à savoir les poèmes mythologiques et héroïques de l’Edda (Edda poétique)3 et la présentation en prose des mythes nordiques anciens rédigée vers 1220 – dans son Edda dite « en prose » – par Snorri Sturluson (1179-1241)4, le plus célèbre écrivain
1
Il s’agit de la Scandinavie ancienne : Norvège, Danemark, Suède, et surtout et avant tout Islande entre le IXe et le XIVe siècle, ce pays étant le véritable conservatoire des antiquités nordiques. La tradition littéraire écrite remonte aux XIIe et XIIIe siècles. 2 Le présent travail doit beaucoup au livre de G. TURVILLE-PETRE, 1964, chapitre XI, p. 221235. 3 U. DRONKE, 1969 ; G. NECKEL – H. KUHN, 1962 ; R. BOYER, 1992. 4 B. AÐALBJARNARSON, 1941-1951 ; A. FAULKES, 1987 ; F.-X. DILLMANN, 1991 ; 2000.
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islandais du Moyen Âge. Nous nous appuierons aussi sur le témoignage des sagas islandaises5. Il est certain que le paganisme germanique pré-chrétien possède un caractère éminemment religieux qui s’enracine dans la magie. À la recherche de protecteurs, l’homme, face à une nature grandiose mais hostile, tend à peupler d’une foule d’êtres surnaturels les vastes espaces des territoires sur lesquels il vit. Nous passerons tout d’abord en revue les principales divinités protectrices, puis nous tenterons une synthèse et nous en tirerons quelques conclusions.
1. Présentation générale 1. 1. Les dísir (nom fém. plur. ; sing. dís) Ce sont les dises. Mêmes si les poètes et les auteurs de sagas ne décrivent pas avec précision ces divinités féminines, ils donnent tout de même une idée assez claire de leur rôle dans la vie religieuse des anciens Scandinaves. On sait qu’il existait un sacrifice aux dises (dísablót) pratiqué en automne ou au début de l’hiver lors des « nuits d’hiver », c’est-à-dire pendant trois jours à la mioctobre et qu’il donnait lieu à de grandes beuveries. Il s’agissait d’un culte en général privé qui avait lieu dans des fermes. Nous ne savons pas sous quelle forme se faisait ce sacrifice, nos sources étant trop pauvres. Il semblerait que les dísir aient été des déesses tutélaires attachées à un clan, une famille ou un individu. Parfois, elles ont un caractère fatidique : c’est ainsi qu’elles jouent un rôle prémonitoire car elles annoncent son destin au héros en le visitant en rêve. En poésie, elles sont identifiées aux valkyries (valkyrjur) : Herjans dísir (Guðrúnarkviða, I, 19 : « Premier Chant de Guðrún »6, str. 19) : les « dísir du Maître de l’armée » (= Óðinn). On sait que les valkyries sont filles de ce dernier). Elles sont identifiées aussi aux nornes (nornar), les divinités filandières du Destin. Parfois, en tant que femmes mortes (Atlamál, 28 = « Dits d’Atli », str. 28), elles appellent le héros à venir les rejoindre : Björn, dans la saga qui porte son nom7 déclame une strophe au chapitre XXXII : « Il est étrange que les dises (213) qui ont le don de divination ne me donnent pas d’indication. Le brave (214) veille souvent depuis longtemps, j’ai appris les dangers des gens, car, coiffée d’un heaume, l’Ilmr des serpents 5
R. BOYER, 1987. La lettre islandaise ð rend le son de la graphie anglaise th dans father, et la lettre islandaise þ, en majuscule Þ, note le son du th anglais dans thank you. 7 P. GUELPA, 2010. 6
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du bras du prince du feu du jour (215) invite chez elle, à chaque rêve, le scalde. »
Parfois, dans les toponymes, le mot dís équivaut à landvættur (« protectrice du pays »), ce qui confirme le caractère tutélaire de ces divinités. Dans les kenningar (métaphores poétiques sophistiquées) des scaldes, elles sont synonymes de « déesses », et dans la poésie héroïque ou dans les panégyriques, le mot dís signifie tout simplement « femme ». Leur caractère fatidique est ainsi avéré. Mais elles ne sont pas les seules divinités auxquelles on rend un culte lors des « nuits d’hivers ». Au chapitre XV de la « Saga de Gísli » (Gísla saga Súrssonar), nous apprenons que Þorgrímur Freysgoði (« prêtre de Freyr ») avait l’intention de célébrer l’arrivée de l’hiver en offrant un sacrifice au dieu Freyr pour la prospérité et pour la paix (til árs og friðar). Cette coutume se pratiquait aussi lors des mariages en vue de la fécondité. Les dísir étaient également des déesses de la fertilité-fécondité et on ne s’étonnera pas que la déesse Freyja, parèdre de Freyr, soit appelée Vanadís : « déesse des Vanes », Gylfaginning, 35 (= « Fascination de Gylfi », première partie de l’Edda en prose de Snorri). Les dísir sont aussi associées au culte des matres et matronae de l’aire celtique et germanique qui comporte, surtout sur la rive gauche du cours inférieur du Rhin, en Gaule, en Italie et en Angleterre, des représentations de ces divinités mères sur des bas-reliefs avec des inscriptions votives : Matres Suebiae, matres Frisiavae paternae, Alagabiae, Afliaea, etc. Déesses de la prospérité, elles sont associées aussi bien à la fertilité qu’à la mort (car elles sont souvent figurées comme des femmes mortes)8. 1. 2. Les fylgjur (nom fém. plur. ; sing. fylgja) Ces divinités féminines, elles aussi, sont décrites comme des esprits protecteurs et souvent il est difficile de les distinguer des dísir. Toutefois, les fylgjur ne font l’objet d’aucun culte. Elles sont en relation directe avec un individu. En fait, elles sont une sorte de double de cet individu. On admet généralement que fylgja est un déverbatif du verbe fylgja (« suivre » ; voyez l’allemand folgen et l’anglais follow). Ce mot signifie aussi « arrière-faix » (le placenta et les membranes), dont l’expulsion, qui suit la naissance, constitue la délivrance pour la mère. Dans les récits islandais anciens, ce double ou fylgja n’apparaît qu’aux hommes douées de double vue au moment de la mort, surtout lors de rêves, qui sont, par le fait même, prémonitoires. Elle prend alors la forme d’une femme ou d’un animal (bœuf, ours, cheval, renard...). Pour
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Pour plus de renseignements, voir R. SIMEK, 1996.
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Claude Lecouteux9 la fylgja « est en quelque sorte le double de l’individu, comparable au Ka égyptien et à l’eidolon grec, une sorte d’ange gardien prenant la forme d’une entité féminine (fylgjukona) ou d’un animal protégeant la famille ou la personne qu’elle a adoptée. ». À son sujet, R. Boyer déclare : « ... la fylgja remonte certainement au culte très ancien des dises [...], entités toujours présentées au collectif, et qui sont des divinités tutélaires d’une famille, éventuellement d’une personne. […] Il n’est pas indifférent de noter que ces créatures aient été tenues pour divines, côté Vanes qui sont les déités de la fertilité-fécondité. Freyja, en particulier, était la Vanadís (Dise des Vanes) ou encore, la rencontre ne peut passer inaperçue, la Jódís (Dise-Étalon). »10
La fylgja peut également accompagner toute une famille ou se transmettre par génération d’un individu à un autre. Elle peut être comparée à l’âme qui vit sa vie personnelle. Elle est aussi synonyme de « bonne fortune », « chance » (l’islandais connaît pour cette notion plusieurs mots : gipta, gæfa, hamingja) inhérente à l’individu, sa chance innée. 1. 3. Les álfar (nom masc. plur. ; sing. álfur) Ces divinités de la fécondité-fertilité sont réputées vivre dans les rochers et on leur offrait des sacrifices (álfablót, mentionnés dans la « Saga de Saint Olaf » chap. XCI, dans les Austurfaravísur ou « strophes du voyage à l’est » vers l’an 1018 du scalde Sighvatur Þórðarson, l’un des plus grands poètes islandais du XIe siècle et favori du roi Olaf, également au chapitre XXII de la Kormáks saga ou « Saga de Kormákur » et dans la Ynglinga saga de Snorri, chap. 48-49 (la « Saga des Ynglingar » ouvre le recueil d’une quinzaine de sagas des rois de Norvège appelé Heimskringla, « Orbe du Monde »)11. C’est ainsi que dans la Kristni saga, chap. II et dans Þorvalds þáttr víðförla chap. II (« Saga de Þorvaldur le grand voyageur ») qui relatent la première mission chrétienne en Islande (entre 981 et 985), un chef islandais et sa famille offrent un sacrifice à un rocher où ils pensent que vit leur protecteur, un alfe (je ne dis pas « elfe », qui est le résultat de la christianisation ultérieure et qui ravale l’alfe au rang de petit lutin). Le sacrifice a lieu à la même époque que pour les dísir (pendant l’une des trois nuits de la mi-octobre). Il est offert à Freyr et au Völsi (pénis de cheval passé de main en main et sur lequel les femmes et les hommes appellent le secours pour la fécondité-fertilité ; cf. la « Saga de Saint Olaf »). Les alfes seraient donc un pendant masculin des dísir. 9
C. LECOUTEUX, 1986, p. 172. R. BOYER, 1986, p. 51. 11 L. M. HOLLANDER, 1964. 10
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L’alfe est une divinité de petite taille qui favorise la fertilité-fécondité et qui protège le pays. Il vit dans les bosquets, les cascades, les rochers et les tertres. L’alfe de Geirstaðir (Geirstaðaálfur) est selon Snorri (Ynglinga saga, 48-49), un surnom posthume du roi légendaire Óláfr Guðröðarson, qui est enterré à Geirstaðir (norvégien moderne : Geirstad – Geirstad se trouverait à Sandar, dans le Sandefjord, province du Vestfold dans le sud de la Norvège, à l’ouest de Fredrikstad), où la population lui aurait offert des sacrifices après sa mort et l’aurait vénéré en raison de son règne prospère et heureux (cf. la « Saga d’Haraldur aux beaux cheveux » (Haraldar saga hins fagra) dans la Heimskringla). Il s’agit peut-être de l’homme inhumé dans le bateau de Gokstad, qui se trouve à cet endroit. Dans son Edda, Snorri distingue des alfes clairs ou lumineux, les ljósálfar, et les alfes noirs, sombres ou ténébreux, les dökkálfar (Gylfaginning, 17). Les alfes clairs sont beaux et lumineux ; ils vivent à Álfheimur, monde splendide donné par les dieux à Freyr (Grímnismál, 5 : les « Dits de Grímnir »). Les alfes noirs sont de la couleur de la poix et vivent sous la terre. Pour Snorri, les alfes sont les morts qui favorisent la fertilité-fécondité. Ils sont en relation avec les Vanes. Les alfes noirs peuvent provoquer des malheurs et des catastrophes (cf. le poème vieil-anglais Beowulf, str. 112). Les alfes en général ont survécu dans le folklore moderne sous la forme des gens cachés (huldufólk) qui habitent les rochers qu’il ne faut surtout pas déplacer lors du tracé des routes en Islande actuellement... mais il faut dire que tous les Islandais sont loin de croire à ces fantasmes... Cependant, encore aujourd’hui, les autorités politiques, toutes tendances confondues, font volontiers appel aux spécialistes des alfes pour dialoguer et aplanir les difficultés qui peuvent se présenter lors de la construction de routes quand des « gens cachés » sont réputés habiter dans les parages. Le déménagement pacifique de ces êtres invisibles peut alors avoir lieu à la suite d’un accord. Tout le monde y trouve son compte ! 1. 4. Les landvættir (fém. plur. ; sing. landvættur) Ce sont littéralement les « gardiens du pays ». Ils sont bien plus liés au sol, à la terre, au pays et au bien-être de ses habitants que les alfes. Ils vivent dans les bosquets, les tertres et les cascades. Les Víkings accrochaient à la proue et à la poupe de leurs longs bateaux (langskip) ou de leur knerrir (sing. knörr)12 des têtes de dragons sculptées afin d’effrayer les landvættir du pays qu’ils voulaient attaquer. Naturellement, quand ils revenaient dans leur pays, ils prenaient soin d’ôter ces têtes. Le « Livre de la colonisation de l’Islande » (Landnámabók)13 mentionne les landvættir (version du Sturlubók, 329-330 / version du Hauksbók, 289). Ce sont toutes sortes d’êtres surnaturels qui 12 De grâce, n’utilisons plus le stupide et monstrueux « drakkar » qui n’a jamais existé ! Disons « bateau-dragon » ou « bateau viking », ou encore « long bateau ». 13 R. BOYER, 2000 (contient plusieurs versions).
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habitaient le pays à l’arrivée des colonisateurs de l’Islande et qui le défendaient, nous dit le professeur Einar Ólafur Sveinsson dans son livre Um íslenzkar þjóðsögur (« À propos des contes populaires islandais »)14. La « Saga d’Egill, Fils de Grímur le Chauve » (Egils saga SkallaGrímssonar) fait état dans son chapitre LVII d’un fait significatif : lors de ses démêlés en Norvège avec le roi Éric à la hache sanglante (Eiríkur blóðöx), fils de Haraldur à la belle chevelure (Haraldr hinn hárfagri), Egill décide de fuir en Islande, mais auparavant, il dresse un pic d’infamie (níðstöng) à l’encontre de son ennemi. Il s’agit d’un ensemble d’opérations magiques et diffamatoires qu’on appelle níð : il empale une tête de cheval sur un pieu installé dans la fente d’un rocher. Puis il prononce ces paroles : « J’érige ici un piquet d’infamie et je le tourne contre le roi Eiríkr et la reine Gunnhildr, je tourne ce níð contre les esprits tutélaires qui habitent ce pays, afin qu’ils s’égarent et que nul ne s’y retrouve avant qu’ils n’aient chassé du pays le roi Eiríkr et Gunnhildr. »15.
Il tourne alors la tête du cheval vers l’intérieur des terres et grave des runes sur le pieu. Puis il redit les mêmes paroles. Il s’embarque ensuite pour l’Islande. La scène se passe vers 940. Le plus étonnant est que la malédiction est suivie d’effet : le roi Eiríkr et la reine Gunnhildr sont chassés de Norvège par un frère d’Eiríkr, Hákon Aðalsteinsfóstri16. Les landvættir de l’Islande sont mentionnés dans un passage de la « Saga d’Ólafur Tryggvason » (Ólafs saga Tryggvasonar) au chapitre XXXIII. Voici ma traduction de ce passage (j’ai gardé celle qu’a réalisée Régis Boyer de la strophe scaldique)17 : 14
E. Ó. SVEINSSON, 1940. R. BOYER, 1987, p. 119-120 et 1547-1551. 16 Voir P. GUELPA, 2009, p. 22-23. 17 « Haraldur Gormsson Danakonungur spurði að Hákon jarl hafði kastað kristni en herjað land Danakonungs víða. Þá bauð Haraldur Danakonungur her út og fór síðan í Noreg. Og er hann kom í það ríki er Hákon jarl hafði til forráða þá herjar hann þar og eyddi land allt og kom liðinu í eyjar þær er Sólundir heita. Fimm einir bæir stóðu óbrenndir í Sogni í Læradal en fólk allt flýði á fjöll og markir með það allt er komast mátti. Þá ætlaði Danakonungur að sigla liði því til Íslands og hefna níðs þess er allir Íslendingar höfðu hann níddan. Það var í lögum haft á Íslandi að yrkja skyldi um Danakonung níðvísu fyrir nef hvert er á var landinu en sú var sök til að skip það er íslenskir menn áttu braut í Danmörk en Danir tóku upp fé allt og kölluðu vogrek og réð fyrir bryti konungs er Birgir hét. Var níð ort um þá báða. Þetta er í níðinu: “Þá er sparn á mó mörnis / morðkunnr Haraldr sunnan / varð þá Vinda myrðir / vax eitt, í ham faxa, / en bergsalar Birgir / böndum rækr í landi, / það sá öld, í jöldu / óríkr fyrir líki”. Haraldur konungur bauð kunngum manni að fara í hamförum til Íslands og freista hvað hann kynni segja honum. Sá fór í hvalslíki. En er hann kom til landsins fór hann vestur fyrir norðan landið. Hann sá að fjöll öll og hólar voru fullir af landvættum, sumt stórt en sumt smátt. En er hann kom fyrir Vopnafjörð þá fór hann inn á fjörðinn og ætlaði á land að ganga. Þá fór ofan eftir dalnum dreki 15
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« Haraldur Gormsson [mort en 986], roi des Danois, apprit que le jarl Hákon avait rejeté la religion chrétienne et dévasté le Danemark en maint endroit. Alors il leva une armée et s’en alla en Norvège dévaster les terres du jarl Hákon, ravageant tout sur son passage. Il arriva dans des îles appelées Sólundir. Seules cinq fermes n’avaient pas encore été brûlées dans le Sogn et les gens s’enfuirent tous dans les montagnes et les forêts, emportant tout ce qu’ils pouvaient transporter. Alors, le roi des Danois voulut envoyer une flotte en Islande pour qu’elle le venge de l’infamie que lui avaient infligée tous les Islandais. Ceux-ci avaient édictée une loi faisant obligation à tous de composer une strophe infâmante sur le roi des Danois. La cause en était qu’un bateau islandais avait fait naufrage au Danemark et que les Danois avaient confisqué tous les biens, disant qu’il s’agissait de biens échoués sur leur territoire et donc qu’ils leur appartenaient. Celui qui commandait les Danois était l’intendant du roi, un certain Birgir. Un poème infamant fut composé sur les deux. Il contient ceci : « Quand Haraldur, connu par ses crimes, / venant du sud, s’en prit à la croupe / d’une jument sous forme de cheval, / il fut, le meurtrier des Vendes, / comme cire, et le minable Birgir / dut comprendre que les dieux des salles des monts / le chassaient du pays sous apparence de jument. / Voilà ce que l’on vit. » Le roi ordonna à un homme versé dans la magie d’aller en Islande sous une autre apparence pour tenter de savoir ce qu’il en était. Celui-ci se transforma en baleine. Mais lorsqu’il arriva dans le pays, il se dirigea vers le nord-ouest. Il vit que les montagnes et les collines étaient pleines de landvættir (« gardiens du pays »), dont certains étaient grands et les autres petits. Mais lorsqu’il arriva devant Vopnafjörður, il entra dans le fjord avec l’intention d’y accoster. C’est alors que descendit de mikill og fylgdu honum margir ormar, pöddur og eðlur og blésu eitri á hann. En hann lagðist í brott og vestur fyrir land, allt fyrir Eyjafjörð. Fór hann inn eftir þeim firði. Þar fór móti honum fugl svo mikill að vængirnir tóku út fjöllin tveggja vegna og fjöldi annarra fugla, bæði stórir og smáir. Braut fór hann þaðan og vestur um landið og svo suður á Breiðafjörð og stefndi þar inn á fjörð. Þar fór móti honum griðungur mikill og óð á sæinn út og tók að gella ógurlega. Fjöldi landvætta fylgdi honum. Brott fór hann þaðan og suður um Reykjanes og vildi ganga upp á Víkarsskeiði. Þar kom í móti honum bergrisi og hafði járnstaf í hendi og bar höfuðið hærra en fjöllin og margir aðrir jötnar með honum. Þaðan fór hann austur með endlöngu landi. “Var þá ekki nema sandar og öræfi og brim mikið fyrir utan en haf svo mikið millum landanna,” segir hann, “að ekki er þar fært langskipum.” Þá var Brodd-Helgi í Vopnafirði, Eyjólfur Valgerðarson í Eyjafirði, Þórður gellir í Breiðafirði, Þóroddur goði í Ölfusi. Síðan sneri Danakonungur liði sínu suður með landi, fór síðan til Danmerkur en Hákon jarl lét byggja land allt en galt enga skatta síðan Danakonungi. »
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la vallée un dragon de grande taille suivi de nombreux serpents, crapauds et lézards qui se mirent à souffler leur venin sur lui. Et il prit le large pour s’en aller à l’ouest du pays, dans l’Eyjafjörður. Il y entra en longeant ce fjord. C’est alors que vint à sa rencontre un oiseau tellement grand que ses ailes touchaient les montagnes des deux côtés du fjord et il était suivi d’une foule d’autres oiseaux, des grands et des petits. Il s’en alla alors en direction de l’ouest en faisant le tour du pays et arriva au sud dans le Breiðafjörður. Il se dirigea à l’intérieur de ce fjord. C’est alors que vint à sa rencontre un grand taureau qui s’avançait dans la mer en poussant de terribles mugissements. Une foule de landvættir le suivaient. Il s’en alla au sud, contournant Reykjanes, et voulut aller à terre à Víkarsskeið [sur la côte sudouest, à l’ouest de l’embouchure de la rivière Ölfusá]. C’est alors qu’arriva vers lui un géant des montagnes qui tenait une barre de fer à la main. Sa tête dépassait les montagnes et beaucoup d’autres géants étaient avec lui. De là, il s’en alla à l’est en longeant le pays. « Il n’y avait là que du sable et des déserts, d’énormes vagues sur l’immensité de la mer », dit-il, « si bien qu’il est impossible aux longs bateaux de passer ». Les landvættir étaient Brodd-Helgi dans le Vopnafjörður, Eyjólfur Valgerðarson dans l’Eyjafjörður, Þórður gellir dans le Breiðafjörður, et Þóroddur goði dans l’Ölfus. Ensuite, le roi des Danois longea le pays par le sud, rentra au Danemark, mais le jarl Hákon fit peupler tout son pays et ne paya ensuite plus aucun impôt au roi des Danois. »
Les landvættir (« esprits gardiens du pays ») figurent actuellement dans les armoiries de la République d’Islande. Ce sont le dragon (pour l’est du pays), le griffon (pour le nord), le taureau (pour l’ouest) et le géant des montagnes (pour le sud). Ces figures se tiennent sur un bloc de lave :
Wikimedia Commons (https://fr.wikipedia.org/wiki/Armoiries_de_l’Islande)
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On aura remarqué la similitude avec les figurations chrétiennes des quatre évangélistes : le géant (un homme pour Saint Matthieu), le taureau (un bœuf pour Saint Luc), le dragon ailé (un lion pour Saint Marc), et le griffon ou aigle (pour Saint Jean). Comme les alfes, les landvættir ont survécu à la conversion au christianisme. 1. 5. Les pierres, les cascades, les arbres, les sources... Nombre d’exemples tirés des sagas montrent des hommes qui vénèrent des pierres, des cascades, des arbres et autres objets de la nature. Cette vénération ne s’adresse pas à ces choses pour elles-mêmes, mais dans le but de s’attirer la protection des êtres censés y vivre, des landvættir. 1. 6. Les nains (masc. plur. : dvergar ; sing. dvergur) Ce sont des artisans qui vivent dans les rochers ou bien sous terre. Ils ne peuvent voir la lumière du jour sans être pétrifiés (cf. le poème eddique Alvíssmál, « Dits d’Alvíss », où le nain est vaincu par le dieu Þór lors d’une joute d’érudition)18. Ils sont détenteurs de la sagesse et sont d’habiles forgerons et orfèvres : ils ont confectionné les objets précieux des dieux19. Ils brassent l’hydromel poétique avant qu’il ne soit dérobé par Óðinn20. Mais ils peuvent aussi proférer des malédictions sur des objets et ces malédictions se réalisent ensuite21. Leur origine est diversement expliquée : la Völuspá (9) fait naître les nains du sang du géant Brimir (sans doute Ymir) et des os du géant Bláinn (sans doute Ymir aussi) tandis que Snorri les compare à des sortes de vers dans la chair du géant Ymir que les dieux dotent ensuite d’intelligence (Gylfaginning, 14). Ils habitent dans la terre et dans les pierres. Comme les géants, ce sont des êtres telluriques. Quatre nains soutiennent la voûte du ciel. Leurs noms correspondent aux quatre points cardinaux : Austri, Vestri, Norðri et Suðri. 1. 7. Les valkyries (valkyrjur ; sing. valkyrja)22 Dans son récent ouvrage sur ce sujet, R. Boyer, considère que les valkyries sont des « créatures odiniques » : 18
Voir P. GUELPA, 2009, p. 83. Ibid., p. 118-120. 20 Ibid., p. 74. 21 Ibid., p. 117-118 : « Loki et l’or d’Andvari » ; il s’agit de la malédiction de l’or dans les poèmes de l’Edda qui concernent le cycle de Sigurður. 22 En allemand (chez Wagner), la valkyrie se dit die Walküre, pluriel die Walküren. Comme l’islandais valkyrja, Walküre a pour étymologie Wal- (islandais valur) qui signifie le « champ de bataille recouverts de héros tombés au combat », et la racine -kür (islandais -kyrj-, du verbe fort de la 2e classe kjósa, dont les temps primitifs sont kaus, kusum, kosið, avec métaphonie au présent indicatif singulier où ó devient ý : « élire, choisir ») qui signifie « choisir » (voyez l’allemand moderne Willkür, « libre choix, arbitraire », Kurfürst, « prince électeur », et le mot poétique auserkoren, « choisi, sélectionné, insigne »). 19
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« Je veux dire par là qu’elles appartiendraient au même complexe d’idées et représentations que celui qui préside à l’intelligence du dieu aux corbeaux ; [...] intelligence du destin, pratiques ésotériques plus que guerre ou combat – ce dernier aspect venant sans doute d’influences classiques plus récentes –, et surtout, grande connivence avec la mort. »23
Elles ont « deux fonctions essentielles : d’abord, [...] elles doivent « choisir les hommes qui vont tomber » [...]. Et la seconde fonction de ces créatures est de servir de la bière ou de l’hydromel à ces guerriers ou hommes occis [...] qui hantent la Valhöll. »24. Et R. Boyer d’affirmer encore : « ... l’archéologie a retrouvé de petites figurines de femmes tendant une coupe ou une corne à boire aux héros, tout comme certaines pierres historiées de Gotland. [...] Le savant allemand Rudolf Simek fait remarquer que le mot valhöll sous la forme valhall se rencontre en divers lieux de Suède. Le mot hallr signifie « rocher », [...]. Or la croyance selon laquelle les morts entraient dans les monts, les pierres, les roches, après avoir quitté le monde des humains fut bien attestée chez les anciens Scandinaves. »
Et Rudolf Simek ajoute25, nous dit R. Boyer : « Au début, il y avait le champ de bataille jonché de cadavres, à partir duquel les génies des morts [c’est-à-dire les valkyries] conduisent les occis auprès d’un dieu des morts. L’affabulation qui détermina s’il s’agissait d’une demeure dans la montagne ou bien d’une salle de beuveries dans le ciel s’est faite ultérieurement. »26. Puis l’auteur établit une relation entre la valkyrie et la Grande Déesse-Mère27 qu’aurait connu le Nord ancien : « ... il y a pour tout homme (tout guerrier si l’on y tient ; partant, par excellence, tout héros) un esprit tutélaire féminin, un double en fait, qui serait sa Valkyrie. C’est elle qui choisit de le conduire jusqu’à la mort, qui assure pérennité, voire éternité à son valr. En sorte qu’il y aurait, par définition, un couple Valkyrie-einheri que l’évolution historique aurait connu premièrement sous les espèces de l’androgyne, dont j’ai souvent parlé dans ces pages et qui émane de cette Déesse-Mère absolument première dont tout nous incite à postuler l’existence
23
R. BOYER, 2014, p. 188. Ibid., p. 192. 25 Voir R. SIMEK, 1996, p. 347-349 (article « Valhöll »), part. p. 348. 26 R. BOYER, 2014, p. 196. 27 R. BOYER, 1998. 24
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sacrée et initiale. Par la suite, cette figure globale se serait séparée en deux éléments hétérosexués et, cette culture mettant d’évidence l’accent sur les valeurs d’action, les valeurs agonistiques, l’élément masculin aurait pris les traits du guerrier (traits masculins en tout état de cause) [...] tandis que l’élément féminin se serait spécialisé, si l’on peut dire, dans le tutélaire et le fatidique : le tout baignant dans une atmosphère incontestablement magique. »28
À titre d’hypothèse, R. Boyer affirme que la valkyrie pourrait être « la version (nord-) germanique de l’idée universelle d’ange »29 et récapitule30 les aspects sous lesquels on peut envisager la Valkyrie et que je me permets de résumer ici : 1. Un daimôn (grec δαίμων), une émanation du divin, une hypostase de celui-ci ; a figure peut-être la plus ancienne : elle a un caractère sacré ; 2. Une messagère (grec ἄγγελος, de là son sexe ambigu, son androgynie : elle est homme du point de vue martial et femme amante et servante) des Puissances suprêmes. Elle se trouve à la charnière des deux mondes, reliant la vie et la mort. Elle règne sur la magie, qui lui permet de s’affranchir des frontières naturelles ; 3. Une dise, dont la fonction tutélaire est la principale ; elle protège la famille ou le clan ; 4. Une sorte d’ange gardien, donc attaché à une seule personne, pour conduire celle-ci au bonheur, dont la notion de hamingja (« chance, bonne chance », en arabe barakah = « sagesse, bénédiction ») se retrouve en islandais actuel ; 5. Une guide qui révèle au héros les secrets divins (celui des runes, par exemple) et un psychopompe, donc un passeur vers l’autre monde. 2. Une religiosité ancienne aux multiples résurgences À travers le temps, les fylgjur, dísir (dises), landvættir (gardiens du pays), álfar (alfes, de préférence à « elfes ») et dvergar (nains), qui protègent l’individu (c’est le cas des deux premiers cités), la famille ou le clan (dises), et le pays (landvættir et dvergar) survivent à l’adhésion au christianisme sous la forme de traditions populaires, de croyances et de superstitions. Encore aujourd’hui, on trouve quantité de gens en Islande, surtout dans les campagnes, 28
R. BOYER, 2014, p. 199-200. Ibid., p. 201. 30 Ibid., p. 201-208. 29
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qui croient aux « gens cachés » (huldufólk), donc aux alfes. En avril 2014, j’ai fait la connaissance rapide de deux Islandais partis du Puy-en-Velay sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle. C’était des gens cultivés, l’un travaillant dans la finance, l’autre dans le domaine paramédical. En prenant le café, nous avons discuté et ils m’ont révélé qu’ils croyaient vraiment à l’existence de ces êtres surnaturels qui habitent les rochers, les pierres, les collines, les montagnes... Ce n’est pas un cas isolé. En 2013, les défenseurs des elfes bloquent un projet d’autoroute en Islande31 : « Un projet d’autoroute a été suspendu en Islande après la mobilisation d’une centaine de personnes défendant l’habitat des elfes, créatures du folklore nordique. Une croyance prise très au sérieux au pays du ‟ peuple invisible ”. En Islande, les elfes et autres créatures mystérieuses du ‟ peuple invisible ” n’ont jamais été autant pris au sérieux. Un projet d’autoroute reliant la péninsule d’Alftanes à la banlieue de Reykjavik a été récemment suspendu en attendant le jugement de la Cour suprême, rapporte l’agence Associated Press (AP). Des défenseurs des elfes se sont en effet alliés aux écologistes pour demander l’arrêt du projet qui, selon eux, menace l’environnement des elfes. Il y aurait même, sur cette parcelle de terre sauvage, une église réservée à ces mini-créatures aux oreilles pointues. Pour se faire entendre, une centaine de militants bloquaient régulièrement les bulldozers chargés des travaux. ‟ Laissez aux elfes le temps de déménager ” »
Si l’initiative peut faire sourire, elle n’est apparemment pas isolée en Islande. Si bien que l’autorité chargée des routes et des côtes a élaboré une réponse toute prête à l’intention des médias en cas de requête de ce genre : « Nous avons réglé la question en repoussant la construction du projet pour laisser aux elfes le temps de déménager ». Soit l’administration islandaise a de l’humour, soit elle cherche à ne pas froisser une partie considérable des 320 000 habitants du pays. En effet, d’après un sondage mené par l’Université d’Islande en 2007, 62 % des Islandais croient en la possible existence des elfes. Pour Terry Gunnel, professeur de folklore à l’Université d’Islande, ce n’est pas une surprise : « Tout le monde sait que la terre est vivante. Les histoires sur ce « peuple invisible » et le très grand soin qu’on lui porte montrent que 31 Voir la page internet « En Islande, les défenseurs des elfes bloquent ... - France 24 » : www.france24.com/.../20131225-islande-defenseurs-elfes-bloquent-proj... 25 déc. 2013 (Des défenseurs des elfes se sont en effet alliés aux écologistes pour demander l’arrêt du projet...).
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les Islandais ont compris que la terre mérite du respect ». La chanteuse Björk l’avait déjà expliqué lors d’une interview télévisée en 2012, alors qu’on lui demandait si ses compatriotes croyaient à ces créatures surnaturelles : « Oui. C’est une sorte de relation avec la nature, avec les pierres. Les elfes vivent dans les pierres. Tout est une question de respect, vous savez »32. De quoi chahuter un peu nos rigides conceptions cartésiennes de l’existence. À propos des « gens cachés », voici une légende qui raconte leur origine : Huldumanna genesis Einhverju sinni kom Guð almáttugur til Adams og Evu. Fögnuðu þau honum vel og sýndu honum allt, sem þau áttu innan stokks. Þau sýndu honum líka börnin sín, og þótti honum þau allefnileg. Hann spurði Evu, hvort þau ættu ekki fleiri börn en þau, sem hún var búin að sýna honum. Hún sagði nei. En svo stóð á, að Eva hafði ekki verið búin að þvo sumum börnunum og fyrirvarði sig því að láta Guð sjá þau og skaut þeim fyrir þá sök undan. Þetta vissi Guð og segir: “Það, sem á að vera hulið fyrir mér, skal vera hulið fyrir mönnum.” Þessi börn urðu nú mönnum ósjáanleg og bjuggu í holtum og hæðum, hólum og steinum. Þaðan eru álfar komnir, en mennirnir eru komnir af þeim börnum Evu, sem hún sýndi Guði. Mennskir menn geta aldrei sé álfa, nema þeir vilji sjálfir, því þeir geta séð menn og látið menn sjá sig.
C’est moi qui traduis et mets entre parenthèses des remarques linguistiques : Genèse des gens cachés (huldufólk, ou huldumenn) « Un jour, Dieu tout-puissant vint trouver Adam et Ève. Ils lui firent bon accueil (à l’infinitif : fagna einhverjum vel ; einhverjum, datif de einhver, « quelqu’un ») et lui montrèrent tout ce qu’ils possédaient à l’intérieur de leur maison. Ils lui montrèrent aussi leurs (propres ; sín, pronom personnel réfléchi de 3e pers. singulier et pluriel, « à soi », et pas à quelqu’un d’autre) enfants, et ils lui parurent tout à fait prometteurs (« et parut à lui eux/ils tout à fait... » !). Il demanda à Ève s’ils n’avaient pas davantage d’enfants que ceux qu’elle venait de lui montrer (« que ceux qu’elle avait fini » de lui montrer ; vera búinn að gera 32
Ibid.
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eitthvað, « avoir fini de faire quelque chose, venir de faire qq. ch. » ; cf. allemand fertig sein). Elle dit (que) non. Mais il se fit qu’Ève n’avait pas fini de laver certains (« quelques », cf. anglais some) enfants et eut honte (« avoir honte de quelque chose », fyrirvara sig (accusatif) ; einhverju, datif) de laisser Dieu les voir et elle les déroba (à sa vue)/cacha/ pour cette raison (« à cause de cela » : fyrir þá sök, « pour cette cause, pour cette chose, pour cette affaire » ; allemand Sache). Cela, Dieu le savait, et il dit : « Ce qui doit être caché devant moi sera caché aux hommes ». Ces enfants devinrent dès lors invisibles aux hommes et habitèrent dans les bois, les hauteurs, les collines et les rochers (pierres). De là viennent les álfar (« alfes »), mais les hommes descendent des enfants qu’elle avait montrés (littéralement « qu’elle montra ») à Dieu. Les êtres humains ne peuvent jamais voir les (« des ») elfes à moins que ceux-ci (« ils ») le veuillent eux-mêmes parce qu’ils peuvent voir les hommes et peuvent laisser ces derniers les voir (sig, « soi-même, euxmêmes ») ». Le texte original de cette légende se trouve dans le recueil de Jón Árnason qui a publié ses Contes populaires d’Islande au milieu du XIXe siècle33. L’adoption du christianisme catholique, sans effusion de sang et par un vote à l’Althing en l’an 1000 (païens et chrétiens ont fait des concessions pour ne pas briser l’unité de leur nation naissante. À saluer !), permet de garder un pays uni tout en autorisant le culte privé des anciens dieux païens : Odin, Thor, Freyja, etc. Il faut dire que les Scandinaves, depuis le VIIIe siècle, avaient l’habitude des contacts avec l’Europe chrétienne par le biais du commerce et de la navigation. Nombre de croyances païennes subsistent à côté de la foi au Christ : en effet, l’ancienne religion païenne (foi aux Ases, c’est-à-dire les dieux anciens, en islandais, Ásatrú) est actuellement officiellement reconnue par l’État islandais et compte quelques centaines d’adeptes. Il y a un site de cette association (asatru.is/ avec un site correspondant en français : www.felag-asatru.org/). En synchronie pendant la période païenne et même un peu après l’instauration du christianisme après l’an 1000, les différents protecteurs continuent d’informer l’inconscient collectif des Islandais, ce qui se reflète dans la littérature des sagas. Toutefois, les auteurs de sagas ne comprennent 33 J. ÁRNASON, 1862-1864. Pour le sujet qui nous intéresse, voir chez R. BOYER, 1984, « Elfes et Géants. L’origine des elfes » (Huldumanna Genesis), qui est le premier conte traduit.
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plus très bien les implications de ces croyances païennes et commettent souvent des erreurs. Je prendrai un seul exemple parmi d’autres : la notion de fraternité jurée (islandais fóstbræðralag), scellée par un rituel bien codifié (cf. la Saga de Gísli, chapitre VI)34, n’est plus entendue correctement par l’auteur. À preuve, ce rite crée normalement une parenté de sang entre deux personnes ou plus, chacune étant obligée d’épouser les querelles de l’autre, donc de venger son partenaire s’il y a lieu35. Or dans la saga de Gisli, on voit deux frères et deux beaux-frères sceller par leur sang cette fraternité. Mais l’auteur oublie que les liens familiaux contraignent exactement de la même façon que les liens de parenté existants. Ce rite entre parents est donc superflu ! Toutefois, la littérature et le cinéma islandais comportent encore aujourd’hui des clins d’œil à la mythologie nordique ou aux croyances aux alfes. Ainsi, dans le très beau et sobre film non dépourvu d’humour de Friðrik Þór Friðriksson intitulé Börn náttúrunnar (Les enfants de la nature), sorti en 1991, l’héroïne septuagénaire, Stella, qui a dû abandonner sa ferme des fjords du nord-ouest de l’île, a atterri dans la capitale et déclare au nouvel arrivant, Geir Kristmundsson, originaire de sa région, qu’elle rêve parfois de s’évader avec d’autres pour retourner au pays, « comme des alfes » (textuellement eins og álfar). À un autre moment, après avoir « emprunté » une jeep avec Geir, les deux « dangereux délinquants » sont pris en chasse par la police et au détour d’un virage le long d’une paroi rocheuse, ils disparaissent comme par enchantement avec leur voiture dans le rocher, plongeant les policiers dans des abîmes de perplexité ! Puis, lors de la traversée d’un fjord dans le petit bateau à moteur d’un passeur, Geir aperçoit dans les brumes du rivage une femme nue debout sur un rocher au bord de l’eau ! Le capitaine le rassure et lui dit qu’il s’agit d’une revenante, d’un draugur, personnage traditionnel des sagas qui revient hanter les vivants parce qu’il n’est pas content de son sort ou de la manière qu’ont ses descendants de gérer son patrimoine... Enfin, Geir, rencontre son ange à travers un homme qui s’approche de lui (campé par l’acteur allemand Bruno Ganz), signifiant par là que son Destin va s’accomplir et qu’il est l’heure pour lui de partir... Dans son roman policier paru en 2002 et intitulé Flateyjargáta (L’énigme de Flatey, titre de ma traduction pour les éditions du Seuil, parue en 2013), Viktor Arnar Ingólfsson met en scène un personnage qui croit aux alfes. Si en diachronie, la notion d’esprits tutélaires s’est peu à peu diluée pour ne survivre finalement que dans la croyance aux alfes (donc aux « gens cachés »), on peut dire que la notion de hamingja (chance personnelle attribuée à chacun par les divinités du tout-puissant Destin que sont les Nornes) qui convoient essentiellement aujourd’hui l’idée de bonheur, de félicité. 34
R. BOYER, 2004. Dans la Saga des Frères jurés (chap. 20), on voit l’un des deux frères s’embarquer jusqu’au Groenland afin de venger l’autre. 35
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C’est que dans l’esprit des anciens Islandais et des Islandais actuels prévaut l’aspiration à un bonheur pas simplement matériel ou physique, mais aussi intellectuel et spirituel. La troisième fonction dumézilienne36 constitue la colonne vertébrale de toute la mythologie nordique. Conclusion L’univers religieux du Scandinave ancien est en effet très fortement imprégné de magie, comme on peut aisément s’en rendre compte à la lecture des textes de l’Edda et des sagas par exemple. La magie constitue une tentative de l’homme pour capter en sa faveur l’énergie des dieux, d’où l’abondance des rites propitiatoires (sacrifices, consultation des augures). Elle est même le trait fondamental de la religion des anciens hommes du Nord et les völur (sing. völva, génitif völu, d’où Völuspá), ces voyantes-magiciennes jouissaient d’un grand prestige (cf. la Saga d’Eric le Rouge, Eiríks saga rauða, chapitre 4) aux temps païens. Cela nous entraîne du côté de la religion ou plus exactement, du culte et de la manière de vivre la religion. Nous ne sommes pas loin de la mythologie, qui elle doit se concevoir plutôt comme le reflet d’une société non pas guerrière, comme le voudraient les innombrables avatars du mythe viking, mais fondamentalement agraire : le bóndi (plur. bændur), ce paysan libre et propriétaire, qui a le droit de porter les armes, de siéger au thing et d’obtenir pleine compensation en cas d’offense37, fier de son patrimoine insécable (óðal), puissant (ríkr) par sa famille (ætt) et par ses biens, constitue la base d’une société dans laquelle priment (déjà !) la valeur de l’argent et le jugement d’autrui. Le parlement islandais, l’alþing, fondé en 930 par des colons venus pour la plupart de Norvège, de Grande-Bretagne et d’Irlande, loin de ressembler à une démocratie moderne, équivaut à une oligarchie ploutocratique de riches fermiers. D’où la popularité extrême dont jouissent les dieux de la troisième fonction, les Vanes, représentants de la fertilitéfécondité. Þórr lui-même, dont le caractère martial n’est plus à démontrer, ne relève-t-il pas pour une part de cette thématique tellurique propre aux divinités nourricières, riches en connotations sexuelles ? D’ailleurs, les dieux sont issus des géants, êtres chthoniens par excellence, qui vivent dans les montagnes et les rochers. Ils viennent donc de la terre (Jörð, dont le nom signifie Terre, est donnée pour mère de Þórr) et sont, comme les géants, détenteurs du savoir primitif depuis des temps immémoriaux (Þórr, dans le poème eddique des Alvíssmál, rivalise de sagacité avec un nain ; Óðinn, dans les Vafþrúðnismál, 36
Voir le grand historien français des religions et mythologies, Georges Dumézil (1898-1986) et sa théorie des trois fonctions. 37 Voir J. RENAUD, 1990, p. 259.
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se mesure de même à un géant ; les nains sont liés eux aussi à la terre, car ils viennent du géant Ymir et habitent sous la terre). De cette nature tellurique les dieux et les hommes semblent avoir hérité une mentalité « terre-à-terre », pratique, utilitaire. Les Vikings (VIIIe-XIe siècles) étaient le plus souvent des commerçants mus par l’appât du gain et qui se transformaient à l’occasion en redoutables pillards. Régis Boyer, face aux étymologies traditionnellement proposées pour le mot víkingr, fait de celui-ci un calque norrois sur le latin vicus : « entrepôt, lieu de déchargement », puis « marché, quartier d’une ville, comptoir »38. Il fallait s’enrichir par tous les moyens et c’était ceci réussir : acquérir richesse et renom. C’est ce qui figure sur nombre de stèles runiques des temps vikings en Scandinavie, du genre : « X s’en est allé au-delà de la mer [comprenons : dans les îles Britanniques]. Il s’est acquis richesse et renom. Y a gravé ces runes. » Les víkingar, qui vont d’un vík à l’autre, se transforment donc en pirates et prédateurs pour accroître leur richesse. Les riches abbayes sont une de leurs cibles préférées. Et l’on retrouve dans la mythologie cette cupidité, cette convoitise, cette lubricité chez les géants, qui se montrent avides d’or et désirent Freyja ou Iðunn. Cette âpreté à son tour est bien révélatrice d’une société où la vie était dure (climat très rude, sol ingrat, interminables nuits d’hiver, d’où le culte de la lumière et du soleil à jól, ancienne fête païenne de Noël ; la vigoureuse renaissance de la fête de la Sainte Lucie en Suède, au début du XXe siècle, l’atteste bien de nos jours). Donc les valeurs de la terre sont premières et c’est sur ce point qu’il faut donner raison à Ólafur Briem quand, dans son livre sur la religion païenne en Islande, il place les Vanes avant les Ases39. Parallèlement à l’attrait des richesses et à l’âpreté au gain, les valeurs de la terre sont premières. Or l’abondance, la prospérité ne sont possibles que s’il y a la paix, s’il y a un ordre, donc une certaine cohésion sociale. D’où le caractère sacré du roi, qui garantit la paix et la prospérité. La mythologie nordique ne serait-elle pas d’abord et avant tout une mythologie inventée par et pour des paysans ? Nous avons affaire à une mythologie de vikings, de magiciens et de poètes, comme le dit R. Boyer40, certes, mais avant tout à une mythologie de bændur (paysans libres et propriétaires, ayant le droit de porter des armes et de siéger au thing, l’assemblée des hommes libres), élaboration littéraire d’idéaux propres à une société purement agraire et qui, disons-le sans passion, soutient aisément la comparaison avec la mythologie classique, sans toutefois approcher même de très loin, l’incroyable foisonnement des mythes grecs. Il s’agit en somme d’une mythologie élaborée par une société qui, au contraire de la nôtre, n’a pas peur de la vie et qui l’exalte dans tous ses aspects, 38
R. BOYER, 1992, p. 152. O. BRIEM, 1945. 40 J. BOYER, 1992. 39
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les assumant avec foi de la naissance à la mort, laquelle n’est dès lors qu’un avatar de la Vie. Pour tenter de préciser la relation entre les rites et les mythes, nous retiendrons deux faits essentiels à mes yeux : - le rite permet à l’homme de communier avec le monde des dieux, qui est sollicité et comme renforcé par le sacrifice, donc assuré de la pérennité. Le rite est l’expression du sacré chez l’individu et dans la société ; - le mythe assure lui aussi la pérennité du monde des dieux ou bien l’accomplissement normal, dans l’ordre des choses, de son Destin final. Les mythes cosmogoniques, théogoniques, anthropogoniques et ethnogoniques, ceux de Týr, Óðinn, Baldr, Loki, Þórr, celui du géant-maître-bâtisseur, etc., sont là pour le prouver. Le mythe a un retentissement cosmique. C’est une explication du monde acceptée par la société. Une fois créé, le monde est conservé dans l’être au moyen d’un certain ordre. Rites et mythes se relaient mutuellement grâce à la mentalité magique propre à la religion païenne des Nordiques. Mais le lien entre rite et mythe n’est absolument pas organique ni automatique, comme semble le dire Burkert41. La fin en soi des rites et des mythes est d’assurer la cohésion et l’ordre du monde, orienté vers la Vie. D’où le caractère vitaliste multiforme du rite et du mythe. Nous retrouvons ainsi la notion chère à Mircea Eliade42, le grand mythologue d’origine roumaine, et au Cardinal Paul Poupard43, d’homo religiosus.
41
W. BURKERT, 1977 ; 1991. M. ELIADE, 1965, p. 139. 43 P. POUPARD, 19986, p. 5-8. Paul Poupard est président émérite du Conseil Pontifical pour la Culture et ancien président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux du Saint-Siège. 42
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Paul Wathelet (1939-2015), helléniste belge qui a fait sa carrière à l’université de Liège, a passé plusieurs années de sa vie au milieu des Troyens pourrait-on dire (c’est le sens de ce titre, Meta Trôessin), lui qui a réalisé un monumental Dictionnaire des Troyens et produit nombre d’études sur Homère et sur la mythologie grecque. En souvenir de lui et pour lui rendre hommage, plusieurs chercheurs belges et français ont réuni ici quelques travaux allant du monde hittite au monde scandinave en passant par l’Antiquité gréco-romaine. Grâce à Jean-Michel Renaud, son collaborateur et ami, le volume contient également plusieurs textes posthumes et inédits ainsi qu’une bibliographie quasi définitive. Ouvrage coordonné par Sébastien Barbara. Textes de Sébastien BARBARA, Alain DEREMETZ, Patrick GUELPA, Michel MAZOYER, Alain MEURANT, Raphaël NICOLLE, Jean-Michel RENAUD, Anne-Claire SOUSSAN, Paul WATHELET.
En couverture : Bertel Thorvaldsen, Trojans Gazing Along the City Wall (?) © Thorvaldsens Museum, www.thorvaldsensmuseum.dk
ISBN : 978-2-343-20652-3
24,50 €
Sébastien Barbara (éd.) avec la collaboration de Jean-Michel Renaud
HOMMAGES À PAUL WATHELET, HELLÉNISTE
META TRÔESSIN HOMMAGES À PAUL WATHELET, HELLÉNISTE
META TRÔESSIN
Collection KUBABA S é r i e Antiquité
Sébastien Barbara (éd.) avec la collaboration de Jean-Michel Renaud
META TRÔESSIN HOMMAGES À PAUL WATHELET, HELLÉNISTE