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écrits valaisans & tibétains
SOUS LE RÈGLE DE SAINT AUGUSTIN Collection dirigée par Patrice Sicard
2 Maurice
TORNAY
chanoine régulier du Grand-Saint-Bernard (1910-1949)
écrits valaisans & tibétains Choix de textes Présentation et notes parjacques Darbellay
BREPOLS
© 1993 Brepols Imprimé en Belgique Dépôt légal: avril 1993
D/199310095116 ISBN 2-503-50326-8 Ali rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher.
Maurice Tornay et ses Écrits Présentation et introduction
1.
Quelques repères chronologiques
9. 5. 1897 mariage des parents Jean-Joseph et Faustine née Rossier, à l'église d'Orsières. 31. 8. 1910 naissance de Maurice Tornay à La Rosière. 11. 9. 1910 il est baptisé à Orsières. de 1916 à 1925 il fréquente l'école primaire de son village natal. 6. 6. 1918 il reçoit la Confirmation. en 1923 il fait sa première Communion solennelle. 28. 9. 1925 il entre au collège de !'Abbaye de SaintMaurice. 22. 7. 1931 il adresse sa demande d'admission au noviciat du Grand-Saint-Bernard. 25. 8. 1931 il commence le noviciat et revêt l'habit des chanoines réguliers du Grand-Saint-Bernard.
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INTRODUC TION
8. 9. 1932 il fait sa profession simple et commen ce l'étude de la philosophie. en octobre 1934 il commen ce l'étude de la théologie. de janv. à mars 1935 il est hospitalisé à la clinique Bois-Cerf à Lausann e. Il sera opéré d'un ulcère au duodénum à la clinique Cécil. 8. 9. 1935 il fait sa profession solennelle. 13-15. 9. 1935 il reçoit la tonsure, puis les ordres mineurs. 22. 2. 1936 il s'embarq ue à Marseille pour rejoindre des confrères missionnaires au Yunnan en Chine. 8.5. 1936 il arrive à Weisi et reprend ses cours de théologie sous la direction d'un de ses confrères. en février 1938 il achève ses études de théologie. 20-22. 4. 1938 il reçoit le sous-diaconat et le diaconat. 24. 4. 1938 il est ordonné prêtre à Hanoi.
INTRODUCTION
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3. 7. 1938 il célèbre sa Première Messe à Siao-Weisi. de 1936 à 1939 il apprend le chinois et, par la suite, le tibétain. en juillet 1938 il est nommé directeur du Probatoire de Weisi (école et petit séminaire). en mai 1939 il enménage dans les nouveaux locaux de Houa-Lo-Pa où il exercera cette fonction jusqu'en 1945. 16. 2. 1945 le Père Burdin des Missions Étrangères de Paris, curé de Yerkalo, meurt. en mars 1945 Maurice Tornay est nommé curé de Yerkalo dans le Tibet interdit. Fermeture du Probatoire de Houa-Lo-Pa. de mars à juin 1945 il se perfectionne en tibétain chez le Père Goré des Missions Étrangères de Paris. en juin 1945 il prend possession de la paroisse de Yerkalo. de novembre 1945 à janvier 46 il reçoit des lamas l'ordre de quitter le pays. Son refus, fondé sur l'obéissance qu'il doit à
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INTROD UCTION
ses supérieurs, lui vaut d'incessantes provocations et de graves menaces. En effet, le lamaïsme régional n'adme ttait, pour toutes sortes de raisons, aucune autre religion. 25. 1. 1946 les lamas envahissent sa résidence et la saccagent. 26. 1. 1946 sous la menace, il quitte sa paroisse, conduit jusqu'à la frontière par une cohort e armée en 1946 et 1947 il séjourne à Parné, près de la frontière du Tibet, non loin de Yerkalo. Parné est un lieu de passage où il rencontre ses paroissiens qui lui font part des représailles qu'exercent sur eux les lamas: vexations, pressions économiques, apostasie forcée et publique, etc. en mai 1946 il tente de regagner Yerkalo, est arrêté tout près du but; épuisé, il est reconduit de nuit à la frontière. en 1947-1948 il se rend à Kunming, puis à Nanking pour y rencon trer le Nonce et les autorités consulaires. Il cherche des appuis pour réintégrer sa paroisse et songe à plaider sa cause luimême auprès du Dalaï-Lama à Lhassa. d'avril 1948 à juillet 1949 il séjourne à Atuntze où il prépar e secrètement son voyage à Lhassa (34 étapes).
INTRODUCTION
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10. 7. 1949 il se joint à une caravane en partance pour Lhassa avec l'autorisation de ses supérieurs et l'approbation du Nonce. 27. 7. 1949 à la dix-septième étape, à Tunto, il est arrêté et contraint de rebrousser chemin sous escorte. 10. 8. 1949 à Dialang, une dernière chance de fuir s'offre; il n'en profite pas. 11. 8. 1949 il est tué dans une embuscade, avec son serviteur Doci, par quatre lamas, près du col du Choula. 17. 8. 1949 il est enseveli dans le jardin de la résidence d'Atuntze. Ses restes reposent actuellement à Yerkalo où ils furent transportés par ses anciens paroissiens.
2.
Repères géographiques
Maurice Tornay est né le 31 août 1910 à La Rosière, hameau de cinquante habitants, dans la commune d'Orsières en Valais, Suisse. La route qui relie Martigny et la vallée du Rhône au col du GrandSaint-Bernard et à l'Italie, contourne le bourg d'Orsières ramassé jadis sur les deux rives de la Dranse d'Entremont, explosé aujourd'hui vers le sud : 2000 habitants environ. Le voyageur pressé n'aura que le
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INTROD UCTION
temps de saisir au vol, au-dessus de la houle désordonn ée des toits, la flèche octogonale d'un clocher roman et gothiqu e constru it par étapes entre le XIe et le x1ve siècle. La Rosière se trouve sur la rive droite de la Dranse , à 1200 m. d'altitu de. Mauric e est le septième d'une famille de huit enfants , trois garçon s et cinq filles, dont une mourra en bas âge. Sa famille vit exclusivement d'agric ulture comme les dix autres du village. Mauric e prend part dès son plus jeune âge aux travaux domest iques et des champ s, avec une préférence pour ce qui touche aux soins du bétail. A douze ans, il sait tout faire dans la modes te ferme familiale, ni plus ni moins d'ailleu rs que tous les garçon s de son âge ici haut. 3.
Aperçu s biograp hiques
Une enfance vue par ses témoins Il n'y a presqu e rien à signale r sur l'enfan ce de Mauric e ou alors il faudrai t tout expliciter pour saisir ce qui la rend unique, annonc iatrice d'un destin exceptionnel. Ses premières lettres datent de sa quinziè me année. Les import ants extraits que nous en publion s dans cet ouvrage relaien t avantageusement, dès 1925, la brève notice biograp hique esquissée ici sur son enfance. Nous invitons le lecteur, impati ent sans doute de découvrir Mauric e par sa corresp ondanc e, à se familiariser au préalab le avec la dualité de ce tempér ament dont le côté bouilla nt et même explosif relègue au second plan, pour les témoins immédiats, la dimension intérieure. Seule sa mère s'y montre très tôt attentiv e et la finesse de son discern ement lui perme t de disting uer les pépi-
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tes des scories, patiemment, en dépit des surcharges quotidiennes. Les témoignages de ceux qui ont vu surtout les manifestations extérieures du caractère, nous présentent un garçon entier, batailleur, violent et même colérique sans être rancunier, n'ayant peur de rien ni de personne, dur pour lui-même, doué d'une volonté extraordinaire, réussissant en tout avec aisance, mais fier de sa supériorité, allant jusqu'à faire la leçon à ses grands frères et sœurs. Comment trier, parmi tant de travers, les qualités encore voilées, tenues secrètes dans l'intime de l'être? A en croire le jugement de ceux qui ont partagé avec lui cette tranche de vie, il semble que les vertus n'existent encore qu'en creux. Le bien ne fait pas de bruit, selon le dicton populaire, mais ne risque-t-il pas de s'étioler tel le bon grain tombé au milieu des broussailles ? L;Esprit souffle où il veut. Il en va peut-être de la sainteté comme de la connaissance ; s'il arrive qu'elle soit exceptionnellement infuse, elle répond le plus souvent à la définition du talent proposée par Flaubert : une longue patience. Le moindre signe, durant l'enfance de Maurice, doit retenir notre attention. En voici quelques-uns. « On se réconciliait et pleurait ensemble» note une de ses sœurs. « Voici le garçon le plus pieux de la classe » dira son maître de lui à quatorze ans. C'est donc qu'une petite graine avait pris racine; elle avait même germé avec une précocité étonnante. Son frère Louis, de sept ans son aîné, a retenu ce fait : «Tout petit ... Maurice restait longtemps immobile ... il regardait je ne sais quoi, observant tout ... Maman avait un immense souci de voir cet enfant presque toujours assis et immobile». Le même frère rapporte la scène suivante : «Maurice pouvait avoir
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quatre ans, il savait bien parler. J'étais avec lui dans la chamb re familiale, où il y avait aussi tante et maman ... Tout à coup il interro mpit son jeu et vint dire à maman : "Est-ce mieux de devenir prêtre ou de devenir régent ?" [instituteur] ... Maman répondit: "C'est mieux de devenir prêtre". Et le petit Maurice d'ajout er: "Eh bien! moi je veux devenir prêtre". Plus tard, dans nos entreti ens intimes, Maurice me rappela it cette petite scène et il me disait: "C'est à partir de ce moment-là que j'ai eu la vocation"». A cet admirable échange entre le bambin et sa mère, on pourra it ajouter, en parodi ant la réponse de Jésus à Pascal: «Tu n'aurai s pas posé ta question, petit, si tu n'avais déjà trouvé la répons e». "Il se retirait à l'écart" ...
La famille Tornay possédait un chalet dans la montagne, à près de 2000 m. d'altitu de, et une étable où les bestiaux passaient l'été sous la garde des enfants. On retrouvera souvent mentio nné dans les lettres ce lieu nommé Les Crêtes qui joua un rôle essentiel pour Maurice. Il lui permit dès son jeune âge de s'aguerrir au contact des réalités, de goûter à la fois au partage et à la solitude, de développer le sens de la responsabilité. Il affirma aussi en lui ce besoin manifesté très tôt de double r l'action par la réflexion qui est prise de distance pour retrouver ses repères en remon tant le couran t jusqu'à la source làhaut. Tout ce qui a compté dans sa vie s'est sans doute décidé irrévocablement aux Crêtes chéries : son départ pour le collège, son entrée au noviciat, sa vocation de missionnaire au Tibet. Sa sœur Anna, née deux ans après lui, devenue plus tard religieuse chez les Sœurs de la Charité à La Roche sur Foron, l'a bien noté: «Pend ant les
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vacances, il se retirait habituellement seul à l'écart. J'étais son intime, mais il m'a dit qu'il refusait ma compagnie, parce que j'étais gênante à ce momentlà. Il se rendait à un endroit tranquille de la forêt. Un jour que je m'y rendis, je le trouvai en méditation ... » Cela se passait aux Crêtes, à plus de deux heures à pied de La Rosière. La distance, le grand silence de la montagne, le dépouillement imposé par les conditions rustiques de la vie là-haut ont disposé l'adolescent lucide à s'examiner sans complaisance, à considérer ce qu'est une vie d'homme à la mesure du temps absolu, à prendre peu à peu des résolutions ponctuelles dont parle Anna dans la suite de son témoignage. C'est dans ce décor et ce contexte que s'est imposée au fil des ans sa vocation à la prêtrise reconnue très tôt et qui ne pouvait que signifier, pour cette nature sans partage, un engagement total sur la voie la plus exigeante, celle de la sanctification. Telle est bien la grande entreprise de toute sa vie. Il sait dès l'enfance que son itinéraire vers la perfection passera par des combats difficiles contre luimême et de douloureux arrachements. Le plus déchirant sera sans doute la séparation d'avec sa famille, sa mère, ses sœurs très aimées. Il y aura les études secondaires, six ans d'internat au collège de l'Abbaye de Saint-Maurice, à 40 km de La Rosière, avec, trois fois par an, des retours à la maison et aux Crêtes. Puis ce sera le noviciat et le séminaire durant cinq ans à l'Hospice du Grand-Saint-Bernard, à 2472 m d'altitude, le désert minéral et blanc. Enfin viendra la grande rupture, l'éloignement définitif au bout du monde. On ignore à quel moment ce projet a pris naissance, s'est imposé à lui avec une nécessité impérieuse. On peut deviner qu'il a lentement mûri au
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cours de son adolesce nce et que ses retraites estivales aux Crêtes, avec des temps réservés à la méditation, l'ont amené à envisager l'éloigne ment sans retour comme seul moyen pour lui de réaliser son grand dessein. Mais il ne peut encore s'en ouvrir à personne car il veut ménager ses vieux parents, ses sœurs, et se donner le temps de les préparer non à accepter à leur cœur défendan t mais à participe r avec lui à ce don total. La première confiden ce en est faite à son frère Louis durant ses années de collège. «Pour devenir quelqu'u n, il faut que je m'en aille. Ici ... je serais cajolé d'un côté, cajolé de l'autre, et avec cela on ne fait rien de bon. Je dois partir parce qu'il est plus facile, loin de sa famille, de travailler à sa sanctification ... Je veux m'exténu er par pur amour pour Dieu. Mon cher Louis, de là-bas, je ne reviendra i plus». Ascensio n dans l'absolu. Cet adieu anticipé coupe le souffle. Un grand caractère
Nous ne pouvons ici que signaler les traits dominants de la personna lité, esquisser un portrait moral avec ses contraste s, ses paradoxes, noter les élans et aussi les obstacles parfois si intimem ent chevillés à l'être qu'il ne pourra ni les contourn er, ni les raboter. Il devra faire avec, comme on dit. Sa correspo ndance qui commen ce avec son entrée au collège à quinze ans, nous le montre tout occupé à mettre de l'ordre dans sa nature tumultue use, à se vaincre par le renoncem ent, le sacrifice, la souffrance. Il y a, c'est incontest able, dans la démarch e du jeune Maurice qui passe sans transition du cercle clos de la famille à l'internat d'un grand collège, une forme de volontari sme non exempte de gaucheri e et
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de raideur. Mais, on le verra, la dimension du cœur, la générosité, un besoin inné de communiquer mettront en toutes circonstances de l'huile dans les rouages de ses relations sociales. Plus tard, au Grand-Saint-Bernard, au Yunnan, la vie se chargera d'arrondir les arêtes trop aiguës de ce grand caractère. Mais les données initiales, même gommées par la discipline et le contrôle de soi, même assouplies par le commerce des hommes, demeurent inscrites dans les fibres de l'être jusqu'au bout. La sainteté ce n'est pas se renier mais s'exhausser. Aux heures décisives de son existence, Maurice ne transigera pas. Et quand, dans les derniers mois de sa vie, l'un des termes du dilemme se nommera la mort, le martyre, cette rigueur inflexible qui a pu paraître au temps de la jeunesse un obstacle sur la voie de la perfection, s'offrira comme un tremplin pour s'élever haut et choisir sereinement entre la nécessité et la contingence.
4.
Les Écrits de Maurice Tornay et les critères d'un choix
Le corpus des Écrits
Les divers Écrits de Maurice Tornay ont été rassemblés, authentifiés et versés aux actes du Procès qui se déroulera à Sion de 1953 à 1963 1. A côté de la correspondance privée, plusieurs articles, publiés ou destinés dans l'esprit de leur auteur à la publication, revêtent la forme du récit, de la nouvelle, du croquis ou encore du journal de bord: variété de genres littéraires, en lesquels se devine, outre un réel talent de plume, un goût marqué pour l'écriture. Les pièces de théâtre composées au temps du
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probato ire de Houa-L o-Pa ne nous sont pas parvenues. La corresp ondance Dans les années qui suivent la mort du Père Tornay, Mgr Nestor Adam, prévôt de la Congrégation du Grand-Saint-Bernard, lance un appel pour que les lettres du Père soient remises à la prévôté. Ces lettres sont au nombre de 166 et représe ntent alors 340 pages dactylographiées. Elles se répartissent comme suit, compte tenu de leur date et de leur lieu d'émission : - Lettres du collégien, 1925-1931, 36 documents, 67 pages. - Lettres du novice et du séminariste au GrandSaint-Bernard, 1931-1935, 35 documents, 63 pages. Les lettres écrites entre le 11 janvier et le 7 mars 1935 sont datées de la clinique Bois-Cerf à Lausanne (voir repères chronologiques). - Lettres du missionnaire aux Marches Tibétaines, 1936-1945, 31 documents, 97 pages. - Lettres du curé de Yerkalo, 1945-1949, 52 documents, 113 pages. Autres Écrits 1. Critique d'un exposé: Sur la fondatio n de la Société des Étudiants Suisses, 18. 2. 1930, 2 pages. 2. Prière: Invocation à sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, sans date, 1 page.
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3. Articles de revues: I Mes condisciples, dans Échos de Saint-Maurice, juillet-août 1928. II Chronique, Ibid., novembre-décembre 1930. III Vers la terre des esprits, écrit durant sa vie de missionnaire en Chine et au Tibet, 51 pages. Ce texte a été publié dans la Revue Grand-Saint-Bernard-Thibet par fragments, entre 1947 et 1949. IV Allez, enseignez toutes les nations, écrit dès 1939 au Yunnan, 23 pages. Ce texte porte ces lignes en guise d'envoi: «Aux chères âmes de notre Patrie et de partout qui, parmi les choses du monde, se préoccupent du Royaume de Dieu». Un fragment intitulé : Une lamaserie a paru dans la Revue GrandSaint-Bernard-Thibet, 1951, n° 1. V Dominique et la tentation, sans date de rédaction connue, 15 pages, publiées dans la Revue, 1951, n° 1 et 2.
VI Colonie de vacances sur les Marches du Tibet, écrit durant la période où il fut directeur du Probatoire à Houa-Lo-Pa, 1939-45, 8 pages, publié dans la Revue, 1951, n° 4. VII Journal du Père Tornay, septembre 1945-janvier 1946, 22 pages. Des extraits de ce Journal ont paru dans la Revue entre 1946 et 1952.
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INTROD UCTION
Deux thèmes majeurs de la correspondance
Opérer un choix est toujour s un exercice délicat et même discutable. On donne à penser qu'on a retenu le meilleu r et donc que le reste est médiocre. On a l'air d'exerc er une sorte de censure. On risque de rendre incomp réhensi bles des fragments privés de leur contexte. Confié à d'autre s person nes, le choix eût été différent. Pour toutes ces raisons et aussi par respect pour l'auteu r de ces docum ents marqué s au sceau de son sang, et par consid ération à l'égard des lecteur s les plus exigeants qui se sentiront frustrés dans leur attente , il aurait fallu publier l'ensem ble des lettres et des Écrits du Bienhe ureux Mauric e Tornay. La saintet é de Mauric e Tornay n'est pas la conséquence d'un inciden t dramat ique au détour d'un chemin creux. Elle est un projet échafau dé dans la petite enfanc e et qui oriente ra toute sa vie. Nous avons retenu toutes les lettres qui éclairent cette questio n : comme nt naît, se fortifie, se réalise enfin au XXe siècle, une vocation à la saintet é ? Le jeune Mauric e impressionne par son ardeur, son besoin d'absolu, son combat pour harmoniser sa nature violente et tumult ueuse avec son idéal de perfect ion. «Il faut m'arrac her à tout, si je veux essayer de devenir meilleu r» avouera-t-il à son profess eur de philoso phie au momen t de partir en mission. Cette insistance frappe parce qu'elle manife ste de la part du Père Tornay une lucidité appliqu ée avant tout à faire la lumière en lui. Dès lors, tout devien t plus cohére nt dans son grand dessein qui le pousse à rompre avec ce à quoi il tient le plus. Le choix des lettres et des Écrits devait éclairer le lecteur, en priorité, sur cette dimens ion essentielle.
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Alors, la sainteté, une affaire personnelle entre soi et Dieu ? La correspondance de Maurice Tornay montre, tout au long, que son engagement passe par les autres, à commencer par ses proches. On notera l'importance que revêt dans sa vie l'affectivité, le partage direct et chaleureux, une profonde et naturelle intimité spirituelle avec ses correspondants. Cette forme très personnelle de son apostolat auprès des siens d'abord, apparaît comme un charisme. On sent rayonner une grâce dans tous les sens du terme, une chaleur humaine vibrante qui cherche à se transmettre. Maurice est un être sensible, un cœur brûlant dont l'itinéraire et les visées échappent à tout formalisme et survolent de très haut mesquinerie et étroitesse de vue. La pensée de faire son salut tout seul ne l'effleure pas. C'est toute sa famille, ses amis, ses relations, qui se trouvent comme embarqués dans l'aventure. La notion de réversibilité des mérites telle que la met en œuvre Bernanos dans Dialogue des Carmélites inspiré par La dernière à l'échafaud de Gertrud von Lefort, semble familière à l'esprit de Maurice Tornay. Il ne saurait devenir un saint prêtre, un digne missionnaire sans l'engagement des siens, le don quotidien de leurs joies et de leurs souffrances. Aux derniers mois de sa vie, s'il risque une démarche presque désespérée ( « .. .il y a bien une chance sur dix mille que j'arrive»), ce n'est pas pour lui qu'il le fait, pour la paix de sa conscience. Depuis trois ans, il a tenté tout ce qui était humainement possible pour retrouver sa paroisse de Yerkalo et, dans l'impossibilité d'y parvenir, pour aider ses ouailles à distance. Le Dalaï-Lama à Lhassa représente la dernière adresse à laquelle il pourrait encore frapper. Les chrétiens de Yerkalo privés de leur Père, molestés et persécutés, n'auraient pas
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INTROD UCTION
compris que leur curé renonce à lutter, les abandonne pour une autre action missionnaire au-delà de la frontière tibétaine. Il se doit à eux sans partage. Cela rend d'une absolue cohérence et nécessité sa déterm ination finale, ce voyage en trente- quatre étapes vers Lhassa, qui aboutir a au sacrifice suprême sous le col du Choula, le 11 août 1949. Toute sa vie est faite d'un continuel arrache ment pour s'avancer vers l'oblation totale sur cette manière d'arène au bout du monde. Notre choix, qui pouvait retenir près des deux tiers des Écrits, devait rendre compte de ce qui donne à cette trajectoire son unité et son sens. Les autres aspects auxquels nous avons été sensibles - qualité de l'écriture, humour, traits de caractère, croquis anecdotiques sur la vie au Yunnan, considérations ethnologiques - représe ntent le sel du quotidien et, outre leur intérêt historique, permetten t au lecteur de rencontrer, dans le cours ordinaire de son existence, un homme habité par un grand dessein. Le Père Tornay a la prémon ition que sa vie sera brève. Cepen dant il trouve le temps de tout faire avec soin, en particulier de briser son isolement en écrivant, sur ses genoux parfois, dans l'urgence des déplacements et l'inconfort des étapes. Il ne saurait réaliser seul son rêve un peu fou. Làbas au pays, ceux qui ne l'oublient pas doivent savoir qu'ils sont engagés avec lui dans l'action, matériellement et surtout spirituellement. Il ne se lasse pas de le leur rappeler. Ses lettres, ses Écrits, rendus publics aujourd'hui, nous parviennent-ils d'une autre planète comme des signaux devenus indéchiffrables dans la dérive des préoccupations et le bouleversement des perspectives? Ou bien donneront-ils aux lecteurs de cette fin de millénaire le sentim ent qu'ils sont eux-mêmes
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ailleurs, débranchés ou décentrés, par rapport à ce qui occupe l'esprit et le cœur de celui qui nous parle? La sainteté c'est le génie dans sa plénitude. Quand on la rencontre on peut passer sans la reconnaître ou sans la comprendre. De toute manière, elle dérange parce qu'elle pose au monde et à chacun une question incontournable : la vie a-t-elle une signification qui la dépasse? Rester dans l'expectative est une forme passive de négation. Les saints décident de dire "oui" par leur vie même.
* Chaque fois que cela a été possible, les documents ont été donnés dans leur intégralité. Lorsque des coupures étaient souhaitables, elles ont été signalées par des crochets droits. Sont également entre crochets droits les mots, omis par mégarde, que nous avons restitués. Les soulignements divers de l'autographe sont indiqués. Comme il est reçu, nous avons normalisé la ponctuation et corrigé les quelques fautes d'orthographe qui se rencontrent dans les premières lettres. Les fautes de syntaxe, rares elles-aussi, ou les locutions du parler romand, délibérées, ont toujours été conservées et leur signification indiquée, comme aussi celle des termes chinois qui viennent sous la plume de l'auteur. Chaque document est précédé du n° ne uarietur qu'il a reçu dans le dossier des Écrits constitué à l'occasion des différents procès, et dont le contenu est détaillé cidessus.
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INTRODUC TION
Bibliographie
Sources éditées: 1. Summarium. Procès informatif. Cause du S. D. Maurice Tornay, C. Snider, Revisa, Mgr A.-P. Frutaz, Roma, 1990.
2. Positio super martyrio, Roma, 1990. 3. Relatio et vota, Congressus Peculiaris super Martyrio, Città del Vaticano, 1992. Littératu re secondaire: 1. Francis GORÉ, Trente Ans aux Portes du Tibet interdit, 1908-1938, Hongkon g, 1939.
2. Robert LOUP, Martyr au Thibet, Maurice Tornay. Chanoine régulier du Grand-Saint-Bernard (19101949), Fribourg, 1950, 2ème édition 1953, (trad. anglaise augment ée, New York, 1956). 3. Frédéric GIROUD, La Mission des Chanoines du Grand-Saint-Bernard au Tibet (1933-1952), Fribourg 1986, mémoire présenté pour l'obtentio n du grade de licencié ès Lettres (Université de Fribourg, Faculté des Lettres, Section d'histoire moderne et contemp oraine). 4. Maurice ZERMATTEN, Terre de fer et Ciel d'airain, ou la passion du Père Maurice Tornay, Savièse, 1988. 5. Andréa AMBROSI, Radiographie d'une âme, les témoins parlent, Rome, 1989.
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6. Tibet "mission impossible", Lettres du Père E.-Jules Dubernard 1864-1905, Paris, 1990.
7. Claire MARQUIS-OGIER et Jacques DARBELLAY, Le Bienheureux Maurice Tornay, un homme séduit par Dieu, Martigny, 1993 (traduction allemande, italienne, anglaise, espagnole, portugaise).
I. - Collégien à Saint-Maurice d'Agaune
(1925-1931)
1.
St-Maurice, le 18 oct. 1925. Bien chers parents et famille, Nous voici donc bientôt à la fin de ce si beau mois d'octobre qui est plein de délices pour le collégien. Comme le temps passe ! comme les mois, les ans s'engouffrent rapidement. Déjà dix-huit jours que j'ai mis pour la première fois les pieds sur les carrés du grandiose collège et il me semble qu'il n'y a qu'une faible minute. Le temps s'en va; il est donc nécessaire que les désirs enfantins, les amusements si puérils disparaissent d'un cœur doué d'une petite intelligence, pour laisser place à un travail assidu. C'est ce que je crois faire, bien chers parents, avec les secours que je demande chaque jour au Tout-Puissant. Soyez persuadés que je mets à mes devoirs toute mon application, toutes mes forces. Si vous recevez un bulletin de mes notes vous me l'enverrez car je ne pourrai peut-être pas le voir. Aujourd'hui je suis allé faire un tour avec Louis. Il m'a mené dans sa chambre et là nous avons passé en revue les longues veillées que là-haut sous le toit paternel, le toit si aimé de tous, nous passions autour du pressant découpage, puis nous reprenions le chemin de l'abbaye, tout contents, tout gais. J'aime à croire que vous en pouvez dire autant. Avez-vous vendu une vache, est-ce qu'elles vont cher? Avez-
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A SAINT-MAURICE
vous vend u les porc elets à la foire de Mart igny, et le vin ? et est-ce que ça marc he vos affaires ? Je donn erai un colis à Louis jeud i ou vend redi, c'est pour quoi je vous écris aujo urd'h ui, car c'est le jour qui me donn e le plus de temps. Vous m'enverrez alors des bas, des chemises et une paire de caleçons. Cécile, si tu voudrais me faire un espè ce de pale tot en grisette, com me celui que Loui s avait, cela, je mett rai avec le tricot2, je proté gera i ainsi mon pale tot, puis un petit coussin plat de cette form e - qui ne soit pas épais. Je crois que vous feriez bien de m'envoyer, car tout faire port er à Louis ce n'est pas facile. Je suis en classe et puis je ne peux pas mon ter au dort oir porte r, tand is que si vous m'envoyez, les dom estiq ues mon tent euxmêmes. C'es t inutile de vous dire que je vais bien, que je me plais, que j'esti me la vie du collège com me la plus heur euse et la plus belle que l'on puiss e pass er sur cette terre de sacrifices. Voilà, mes chers, ce que j'ai à vous dire, à vous raco nter, à vous dem ande r. Votre fils qui vous emb rasse tous tend reme nt. Mau rice.
4.
St-M auric e, le 8. XI. 1926. Bien cher frère 3, Vrai men t, mon cher Louis, je rougis de com men cer ma lettre par "veuillez excuser", car, je l'ai déjà mis tant de fois, disan t que le temp s me faisait
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beaucoup défaut: cela est vrai. Mais comment, dans un mois, n'aurais-je pas pu trouver un instant pour t'écrire spécialement? Peut-être que oui, si je n'avais pas trop pensé à mes versions et thèmes latins, qui m'ont beaucoup préoccupé, jusqu'ici. Oui, je l'aurais pu, encore une fois, si je n'avais pas fait comme l'ont fait bien d'autres, toujours remettre à demain, demain qui, comme on peut le dire: "Cras aeternum quod est verum bonorum". Demain est éternel, puisqu'il n'arrive que pour les bons, dans la céleste patrie. Ah ! On peut le dire qu'il n'y a pas de demain ici-bas, puisqu'il n'arrive jamais. Voilà, mon cher Louis, comment il se fait que nous sommes, aujourd'hui, le 8. XI., et que tu n'as pas encore reçu de mes nouvelles. J'espère que tu voudras bien m'excuser. En attendant, je me fais un réel plaisir à te raconter ma vie de collège 1926. Pour. rentrer, nous sommes venus en train, jusqu'à Evionnaz ; de là, en camion. Ça n'allait pas mal, surtout lorsque nous 4 avons vu le désastre du St-Barthélemy • Les uns disaient : «Dommage que tout ne soit pas loin ! » D'autres : « Quelle aubaine s'il avait pu faire monter le Rhône jusqu'au Collège! » Moi, je me taisais. J'étais chagriné de penser que les vacances étaient déjà écoulées. Cette mélancolie me déserta bientôt. Je recommençais, avec courage, les classes, le lendemain, et je ne saurais raconter avec quelle vitesse les jours se sont passés, jusqu'à maintenant. Il ne me reste plus qu'à te dire que nous n'avons rien vu d'extraordinaire, pour le moment. Nous assisterons, probablement, à un cinéma, lundi soir, et nous aurons la Retraite, vers le 15 de ce mois. Voilà, mon cher frère, dans quels petits mots captifs, se résume pour nous le mois du Rosaire ; dans quelle paix, dans quelle suavité, il s'est enfui. Est-ce
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qu'il ne nous aura pas laissé le temps de grandir en sagesse? Il faut l'espérer, puisqu'il nous a fait avancer en âge, et que l'âge doit accompagner la sagesse et l'expérience. Il nous aura donné aussi, bien des fois, l'occasion de plaire à Jésus et à sa s. Mère, par nos prières si nombreuses. J'espère, ou plutôt, je crois, avec un bonhe ur immense, que ce mois de novembre a passé de même pour toi que pour moi; qu'il t'a accordé santé spirituelle et corporelle, douceurs, amour, et un grain de plus, ici-bas, en sagesse, et un degré de plus de bonheur, là-haut, comme il aura bien voulu le faire pour moi. Tu vois l'état où je me trouve. Je devine l'état où tu es. Il me semble que nous avons été privilégiés, par une étoile de la Vérité, de la Vie. Nous le saurons ainsi toujours, et nous passerons, sans crainte, dans le dortoir par excellence, qui ouvre sa porte sur l'infini. Il faut que je te quitte, cher Louis. C'est avec regret ; il faut accepter. Au revoir ! mon cher ; à toi, dans mes vœux et mes prières et dans mon cœur. Ton frère, Maurice. Si tu passes par un beau jour, passe ici si tu vas à la maison. A Dieu.
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10. St-Maurice, le 13. XI. 1927. Mon bien cher frère, Tu seras, sans doute, étonné du retard que je mets à te remercier pour la jolie chaîne que tu m'as fait parvenir. Oh! pardonne-moi, je l'ai reçue, au début de la semaine, et tu sais que le travail jalouse tous nos petits loisirs. Je me remettais donc, pour cela, à dimanche. Il arrive, enfin ! Merci beaucoup, mon cher Louis. Je suis vraiment heureux de savoir que tu te plais à remplir merveilleusement tous mes désirs, et je me fais un devoir de tout employer pour la gloire de Dieu, afin que rien ne soit vanité. « Vanitas vanitatum, omnia est vanitas praeter Deum amare et sanctum Nomen ejus colere : vanité des vanités, si ce n'est aimer Dieu et honorer son saint Nom »5. Cependant, il arrive que je suis possesseur de deux chaînes. Lorsque je suis allé à Fully, pour les vendanges, Cécile, examinant traîtreusement mon accoutrage 6 et n'y voyant rien de brillant, m'en acheta une, sans m'en demander avis. De plus, je m'étais muni d'un étui. J'étais donc au complet, lorsque j'ai reçu la tienne. Elle m'a causé, toutefois, une satisfaction indicible car, toute brillante, elle semblait me sourire, me parler pour toi, et me donner la conviction que tu te portais bien. Ainsi, ne trouvant point de lettre, dans cette grande enveloppe, ce qui m'a presque glacé le cœur, je l'ai prise pour une douce missive. Elle se conservera longtemps. Ce plat te paraîtra abondamment rempli! Il l'est, en effet. Eh bien, en voici un autre aux goûts de toutes sortes.
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Nous avons eu la Retra ite, à la fin du mois d'octobre. Je l'ai trouvée suave, imme nséme nt, dans toutes nos instructions et nos lectures spirituelles. Ah ! je te dis, le prédicateur, c'était un vrai apôtre ! Voici quelq ues-u nes de ses vérités, les plus simples et qui m'ont pour cela le plus frappé7: «Le meille ur moyen de se délivrer d'un défaut, c'est de faire tout, comm e si on n'en avait point. On l'oublie ainsi, sans s'en apercevoir. ~homme ne fait point son ami d'un grain de sable, ni Dieu de ce qui n'est pas élevé à la haute ur de son rang; c'est pourq uoi son Fils s'est immolé, nous a lavés de son Sang précieux et nourris de sa Chair sacrée. Par là, il a fait de notre âme un ciboire et il y deme ure perpé tuelle ment, jusqu 'à ce que nous soyons assez fous, pour l'en chass er par le péché mortel. (Si l'on pensa it un peu à cela, Louis, la vie ne serait-elle pas plus souri ante? ) La mort, c'est le jour le plus heure ux de notre vie. Il faut s'en réjouir plus que tout, car c'est l'arrivée dans notre vraie patrie . » J'aura is voulu t'avoir près de moi, mon cher Louis, pour jouir avec toi de la rosée ineffable qui se posait lentem ent, comm e des flocons de neige, sur mon âme. Tu n'étais pas avec moi: c'est le secret de Dieu, mais j'ai pensé à toi dans mes prières et, Jésus, par sa Sainte Mère, les aura enten dues. En attend ant l'heur e si chère de te lire ou de te revoir, en attend ant que ma vocation atteig ne la palme de sa réalisation, que Dieu t'acco rde l'accomplisse ment de tous tes chers désirs, je Lui dema nde, le cœur sur les lèvres, de conserver, en nous, deux amis qui, devant Dieu, prient récipr oquem ent l'un pour l'autre, qui, devant les hommes, s'acco rderon t un mutue l secours. Nous arriverons ainsi, d'une manière incom parab lemen t sainte, à conqu érir la
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couronne et le prix de toutes nos préoccupations, nos peines et nos larmes d'ici-bas. Ceci dit, je t'embrasse, cher Louis, avec toute l'affection d'un frère dévoué. Maurice.
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St-Maurice, le 12. XII. 1927. Mon cher Louis, Vraiment, Louis, tu es coupable, cette fois : manquée, ta visite ! Aurais-tu détourné le regard de celui gui pense si souvent à toi? Non, non, je comprends tout : à ton âge, on a des affaires à régler, des difficultés à effacer; enfin, on a son devoir d'état et son "demain" à ouvrir sur le bien-être. C'est, à toi, bien avisé, comme dirait La Fontaine, sans doute, mais, s'il te plaît? ... Et puis, la vie te sourit-elle? ou te plonge-t-elle dans le noir? J'espère qu'elle ne te fera pas dire comme à Victor Hugo : « Où Dieu trouve-t-il tout ce noir qu'il met dans les cœurs brisés et les nuits tombées?» Oh ! non, tu es chrétien, profondément, je le sais. Tu te rappelles mieux que moi que nous sommes, ici-bas, semblables à des touristes dans un hôtel. Il faut en sortir, pour aller humer, à pleins poumons, l'air vivifiant des bois et des vallons. Je me suis très amusé, un jour, d'une réflexion que me fit un camarade : «La vie est un oignon; on l'épluche en pleurant.» Combien vite est épluché un oignon ! Combien vite s'en vont les hommes ! Témoin en est, la mort, que je viens d'apprendre, du
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notaire Cyrille Joris. De trois mois, comme il s'opère de changeme nts! Je l'avais vu, le dernier dimanche avant la rentrée ; il était plein de santé ; et maintenan t, il n'est plus de ce monde. Son âme estelle ouverte sur des splendeurs qui ne passeront point ? Angoissante question ! A propos, connais-tu ces jolis vers : «Ici-bas, tous les lilas meurent; Les chants des oiseaux sont courts. Je rêve aux étés qui demeuren t, Toujours ... toujours ... » Malheureusement, «Le monde est ainsi fait ! Loi suprême et funeste! Comme l'ombre d'un songe, au bout de peu d'instants Ce qui charme, s'en va; ce qui peine, nous reste. La rose vit une heure, et le cyprès cent ans!... » 8 Prions pour lui. Unissons-nous à la doxologie langoureuse qui monte de l'univers, vers le Créateur. Mais je me suis écarté de mon sujet; je suis toujours le même ! Pour peu qu'il y ait de suite, et je débite tout ce qui me vient à l'esprit. Je te demanderai donc: « Comment ça va, le "btit gommerce" »?Très bien, je l'espère. Comme à moi. Je jouis, cette année, d'une santé "ferréenne", et dans toutes mes difficultés et mes peines, je tâche de trouver quelque chose de nouveau à mon esprit et de salutaire à mon âme. C'est ainsi qu'on arrive à bout de tout, et n'est-ce pas ainsi que l'on doit conquérir sa palme de l'au-delà? Maintenan t, mon cher Louis, comme un oisillon sur le point de recevoir la becquée, je tends la main. Le vandale ! penseras-tu. J'ai bien pensé économiser, mais, vois-tu, ma bourse est épuisée. Des 13 Fr que tu m'avais donnés, au début, il ne me reste plus que
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dix misérables petits sous. Comme, jeudi, nous avons la fête de M. le Directeur, il y aura une quête pour un cadeau, puis, l'après-midi, promenade et goûter, à Bex ou Monthey, à nos dépens. Puis après, le vendredi soir, le 23, à 4 heures, départ !... pour les vacances. Tu saisis la nuance de la chose, mon cher? Alors, voudrais-tu, Ge vais rantanplan, Louis) me faire parvenir, au plus vite, avec une lettre, un montant que tu jugeras suffisant. Pour tout, merci. Je ne sais m'adresser qu'à Dieu. A Lui, de mon cœur: «Merci, mille fois». Midi va sonner "à l'horloge du souvenir et du présent". Il faut que je te quitte. A Dieu. Bien tendrement à toi, mon cher frère. Maurice. P. S. Comme tu le sauras peut-être, on a fondé, ici, à l'Abbaye, un nouveau journal: c'est un de nos profs rédacteur. Sous ses invitations, je me suis abonné pour huit mois 9 . Le prix est de 2 frs. 50. Si vous trouvez que c'est de trop pour le mois, on verra à Noël.
12. St-Maurice, le 20. 1. 1928. Mon cher frère, Que fais-tu? Que penses-tu? Que deviens-tu, cher Louis ? Il y a si longtemps que nous ne nous sommes plus revus, plus reparlé. C'est une triste loi, à laquelle nous sommes pourtant obligés d'obéir, que de vivre éparpillés. Heureusement,
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L'hom me est un appren ti, la douleu r est son maître, Et nul ne se connaî t, tant qu'il n'a pas souffert10. Oui, il nous faut recevoir le baptêm e des peines, des chagrins, pour arriver, un jour, à la maturi té. Quel sera ce jour? Sera-ce le jour où nous serons fixés à jamais dans la voie qui nous a été réservée ? Hélas ! non. Ce jour, ce sera le momen t le plus terrible et le plus heureu x; ce jour, ce devra être le momen t béni entre tous : la mort. La mort, dis-je. A cette heure-là, seulem ent, nous serons mûrs; et pour l'éterni té, cette heure-là, seulem ent, sera, pour nous, ce qu'est à un roi le comme nceme nt de son règne. Tâchon s de nous y préparer. Ne perdon s pas une minute car, celle-là, que nous serions exposés à perdre, sera, peut-êt re, la plus précieu se pour gravir un échelon de plus. Rappel ons-no us que, pour vivre, les fleurs ont besoin de rosée. Quand arriveronsnous, alors, à notre épanou isseme nt si, dans notre jeuness e, nous ne versons pas des larmes amères et abonda ntes? Ainsi, tout doit être acheté à ce triste prix. Tant pis, acheto ns le [plus] possible. Voilà que je t'ai fait tout un méli-mélo. Excusemoi. Tu sais, je ne suis pas un Bossuet, ni même un Fénelo n: une lacune immen se me sépare de ces illustres person nages. Que m'impo rte ! Petit poisson devien dra grand, pourvu que Dieu lui prête vie et facultés ! Qu'imp orte, s'il ne lui prête pas une longue vie: il ne sera que plus vite dans l'éterne lle béatitu de ! Qu'imp orte, s'il ne lui accord e pas des facultés : pour vivre heureux, dans le vrai et pur amour de Dieu, vivons cachés ! Ainsi, résigna tion dans les sacrifices, courag e dans les peines, confiance dans les pleurs! C'est ce que je te souhai te
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pour toute ta vie; c'est ce que je m'efforce d'acquérir pour moi. Ceci dit, mon cher, je t'avertis en dix, en cent, en mille 11 : je n'ai plus de pognon. Voudrais-tu? ... , sais-tu quoi? Me venir voir. J'aimerais mieux, que de recevoir par l'entremise du Directeur. Pour le reste, je vais très bien. J'espère bien que tu en es de même, que tu dis avec moi : « Gloire au Père, gloire au Fils, gloire au S. Esprit ! Gloire ! Gloire ! Gloire à jamais!» A toi, dans mes prières, à toi dans mon cœur, à toi, bien à toi. Maurice.
13 St-Maurice, le 15 mars 1928. Mon Cher frère, Adieu ! Cher Louis, eh !... que fais-tu? Comment vas-tu? Es-tu toujours dans les mêmes dispositions que lors de ta dernière visite? Je le crois ... j'en suis convaincu même. Nous sommes d'ailleurs dans un temps de consolation. En effet, consolation que le Carême ! consolation que de livrer un combat terrible, impitoyable, acharné, à toutes nos passions, à notre chair déviée. Consolation, et combien réjouissante, ~ue d'opérer par ses sacrifices journaliers, une cision 1 sur le rocher du vice, sur ce rocher abrupt, dénué, où vint se heurter, se briser le Fils de l'Homme ; y construire ou plutôt y former un escalier avec le pied ferme, résolu, de la volonté, nourri de la grâce sanctifiante ; puis y édifier un immense
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piédestal sur lequel s'élèvera l'édifice glorieux de notre vie changée ... Ah ! Louis, vois-tu, les plus sereins, les plus candides, les plus estimables des jours ce sont ceux passés dans un collège catholique. Sans doute, les quarts d'heure de Rabelais sont nombreux, mais transeat ! transeat ! le temps fuit, s'effondre, mais il respecte un moment d'amour passé au sein de l'Amour 13 : je veux dire nos quelques petites prières. Je suis à me demander, par instant, si l'enfer est possible, en ce sens qu'il y aurait des hommes assez fous pour aller s'y précipiter quand Jésus est là, Cœur ouvert, prêt à nous envelopper de la flamme de son amour éternel ! Pensée infinie, infini regard, éperdu dans l'infini; la nature dans ses merveilles ne contient absolument rien qui puisse traduire ce que je voudrais te ... Cependan t je reviens à mon sujet: es-tu toujours dans les mêmes dispositions ? Alors, le temps est arrivé. Si tu pouvais dimanche vers les 9 heures, ce serait épatant, tu pourrais assister à une messe d'une splendeur inouie 14 . Viens-y, puis nous pourrons aller à Fully, Martigny, où tu voudras, car le lendemain : St-Joseph! pas pour dix centimes d'étude! Tu pourrais même venir ce jour-là, mais je préfère dimanche car nous pourrions à nous deux mieux profiter de St-Joseph. Tu saisis la nuance de la chose ? A propos, tu sais, les profs ont été épris d'une indicible émotion lorsque je remplis avec eux deux les commissions dont tu m'avais chargé. J'espère que tu pourras digérer tout ce plat. Et dans l'attente de voir ton cher individu, je t'embrasse et te quitte avec une inexprimable affection. Maurice.
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A Joséphine 15 • Ma bien chère sœur, Il est temps que je prenne le temps de te dire deux ou trois mots spéciaux. Oui, ma chère, tu sais que je pense à toi d'une manière spéciale. Tu sais que je t'aime d'amour singulier. Pourquoi, tu le devines. Ce n'est que du juste. Merci pour tous les paquets, et fais les lettres plus longues. Je pense ainsi à toi et je prie pour que Dieu fasse pousser le germe de ta vocation vraie. Oui, je veux commencer dès lundi une neuvaine de communion à Jésus et une neuvaine de Rosaires à Marie, pour que tous les deux pensent tout particulièrement à toi et qu'ils te guident dans la voie tracée et sacrée. Aide-moi, chère Joséphine, accompagne-moi. Mais surtout aie confiance, crois, aime et adore, puis pense à'nos chers parents à tous. En attendant, courage et confiance. «Quand j'ai traversé la vallée, Un oiseau chantait sur son nid. Ses petits, sa chère couvée Venait de mourir pendant la nuit. Cependant il chantait l'aurore. 0 ma Muse, ne pleurez pas. A qui perd tout, Dieu reste encore. Dieu là-haut! l'espoir ici-bas. 16 » Voilà, ma chère, le portrait de notre vie, voilà ce qui nous soutient, armons-nous par la communion, allons à la lutte, chantons les louanges de Dieu. Tant pis pour les misères ; si nous en avons, tant mieux, Dieu nous aime de plus 17, mettons notre cœur dans le cœur de Jésus et de Marie, et en avant dans le sentier de la vocation. L'heure est de nou-
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veau là qui m'appelle, Dieu me veut autre part. Je dois me résigner, obéir comme toi tu fais toujours. Donc à Dieu, courage en tout et partou t. Ton frère qui te chérit et qui te veut près de l'Amour. Au revoir. Maurice.
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St-Maurice, le 27. 10. 1928 Chers Parents, Frères et Sœurs, Ah! mes chers, il m'est enfin donné de m'élan cer dans vos bras, de vous saluer, de vous parler. Car, après Dieu, je suis tout à vous : à vous de cœur, à vous dans mes pensées, à vous dans mes actions. Souvent, au cours de mes promenades, comm e les feuilles jaunies chassées par le vent, et qui s'égrènent lentement, une à une, dans l'infini spacieux, ainsi, les souvenirs chers s'égrènent de mon âme, sous la pulsion de mes pensées d'amo ur! Que de fois, j'aurais voulu vous en faire le partag e! Mais hélas! on ne s'appa rtient pas, on est à l'étude. Ce m'a été, toutefois, un réel supplice de ne rien vous dire, et surtout, de ne rien appren dre de vous, de la maison. Je vous vois dans vos occupations d'automne , arrach er les pommes de terre, (en avez-vous récolt é un peu?) , les bettes-raves, les choux, adonnés à mille travaux poétiques. Je vois la Rosière parée des couleurs de l'arrière-saison, retentissante des carillons épars, plongée dans les vapeurs parfumées du jour! Je vois tout cela et je n'en reçois
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aucune nouvelle! Je vis donc d'espoir. Espoir que vous vous portez tous bien, que vous êtes contents ou, du moins, que vous avez vos consolations. Est-ce vrai? dites-le moi. Parlez-moi de vos ventes : fromage, vin, que sais-je encore ? Quant à moi, j'ai une bonne santé, je travaille, (et notre travail, ce travail qui m'a empêché de vous écrire, est colossal), je prie pour vous, pour moi, pour tous ; je chante : que Dieu soit loué; je pèche, je me confesse ; je fais des fautes, je tâche de me corriger; je mange et la pension est assez bonne : je mange beaucoup. Calmes, un peu monotones, s'écoulent mes jours. C'est pourquoi, je vous prie, dans la vraie acception du mot, de me retourner ce colis, le plus tôt possible. Je n'ai plus de mouchoirs; et puis, ma chemise, la belle, est-elle encore en miniature ? Joséphine ? Marie ? Puis, devinez : il me faut un duvet. Ah ! mes chers, si cela ne vous coûte pas trop! Nous sommes 380 à 400. Impossible d'attraper une couverture en plus, et notre dortoir est froid. Si vous en achetez un, prenez-en un pas trop gros, puis, fourrez-le en coloré: le blanc est trop salissant. Je suis toujours le même "rouillon" 18, et vous êtes toujours mes ultra-bienfaiteurs. Du fond de mon cœur, je vous crie : merci ! que Dieu vous récompense! J'allais oublier quelque chose. Dites, est-ce que Marcel est à la maison? Sa mère est-elle rétablie? Je n'ai pu aller la voir. Anna est-elle partie? Dans la carte que je vous ai écrite tout au début, je vous avais supplié de m'indiquer son heure de départ19 . Vous êtes restés muets : pourquoi? ? Vous me le direz prochainement, n'est-ce pas? Jean, Marie, Joséphine, les trois associés qui, sous la surveillance paternelle et maternelle, font mar-
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cher notre bien commun, allons donc! un mot sur votre situation ! Dans l'espoir de vous lire, je vous embrasse tous, avec mon cœur de fils et de frère. Maurice.
18. St-Maurice, le 4 janvier 1929. Chers parents, frères et sœurs, Bien loin de vous, dans ce pays sombre et noir et cruel, voici que je me retourne vers ma vallée, mon village, vers toutes les créatures qui me sont chères ... tendremen t chères. Il y a un jour, j'étais au milieu de vous, nous nous parlions, nous nous aimions ; maintenan t nous ne pouvons plus nous parler, nous montrer notre mutuelle affection que par des lettres ! Comme on est vite déplacé ! Dieu, que votre création est vaste, que vos secrets sont impénétra bles, vos desseins inéluctables ! Que les larmes que vous demandez sont amères ! que les cœurs que vous broyez sont saignants ! Miséricordieux Jésus, abaissez, par Marie, votre divin regard ; voyez ces larmes, ces sanglots, cette lutte de ce qui est et de ce qui n'est pas, du bien et du mal, cet écrasemen t, ce terre-à-te rre; laissez tomber sur toutes ces choses, sur toute cette agitation des corps espérant, la rosée mystique, rafraîchiss ante de vos mérites infinis. Nous ne sommes pas si mauvais : vous nous demandez un calice rempli d'amertum es et de sacrifices : tenez, le voilà: il est plein; passez-no us-en un autre à l'occasion de la nouvelle année que vous
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avez mise à notre disposition. Toutefois, faites que ces calices soient méritoires. De grâce, nous avons pleinement confiance ; regardez et voyez et bénissez. Nous ne sommes rien, pas même un grain de sable au bord de l'océan, une mouche dans le lointain de l'espace, mais plongés dans la plus atroce pénurie, humblement, avec foi et amour, nous vous prions de reconstituer au ciel cette famille qui a orné ainsi que tant d'autres, la petite Rosière. Faites que nous nous retrouverons 20 tous dans l'éternelle Patrie, contemplant la délicieuse beauté de votre corps glorifié. En attendant, consolez-nous par vos moyens inépuisables, que nous voyions en tout et partout votre main céleste ... Mais je me suis égaré ; laissezmoi vous dire que nous sommes très très bien rentrés. Et le collège semble de nouveau vouloir me sourire. Dieu aidant, voyant, secourant, tout marchera. C'est dans ce ferme espoir que je vous remercie de vos bontés, de vos sacrifices à mon égard, que je vous embrasse et vous remets à la miséricorde divine. Votre fils et frère, Maurice.
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St-Maurice, le 23 mai 1929. Mes bien chers tous, L'homme propose, Dieu dispose ! L'homme divise son temps, Dieu le régit par des lois immuables ! Oui, j'ai si bien réparti mes heures d'étude et de
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classe, que je viens seulem ent de pense r à tenir la dernière promesse que je vous avais faite. A cette minute, je devrais être à la maison : dans le calme du soir, dans la pénombre qui monte ou desce nd petit à petit; je devrais jouir de votre affection, jouir de l'air pur, jouir de la paix, de la vie. Et vous, vous êtes bien là, à la Rosière fleurie par le derni er printemps, harassés, peut-être de fatigue, certai neme nt heureux de la nuit ; et moi, je suis ici pench é sur le papie r que je noircis, vivant de souvenirs devant le temps qui passe et d'Esp oir devant l'éternité qui approche. Et je suis comme vous êtes et vous êtes comm e je suis, et je vous aime comm e vous m'aimez ... Mais je reviens à mon sujet. Sachez que l'examen, la maturité, soit à cause de la fête de chant, soit à cause d'intrigues de la part des Recteurs, a été transférée aux 3 et 4 juin. Donc, je serai en retard de deux semaines. Peu importe. Je n'ai pas été trop mal ces temps. Ce festival décidément m'a valu plus que tous les remèdes, les médecins et les infirmiers réunis. En a-ce été de même pour vous Jean, Joséphine, Marie ? Et vous, mama n et papa, avez-vous fait bon ména ge? Bigre, je l'espère [...]. Voilà mes chers, la cloche va sonne r pour le souper, comm e elle tinter a à mes oreilles, je fais claquer sur vos tendres joues à tous mon baiser d'amo ur le plus sincère et le plus ardent. Maurice. P. S. Mama n êtes-vous allée à Fribo urg? Papa, je ne vous dema nde pas des nouvelles sur l'alpa ge; je serai à la maison.
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J'irai à l'oculiste ; les yeux me font mal. Si vous pouvez ... devinez le reste. Adieu. A Dieu. En Dieu. 22 St-Maurice, le 24. 2. 1930. Mon cher Louis, Bonjour, mon cher. Que fais-tu de bon? Que fabriques-tu. A quoi rêves-tu ? As-tu grandi en sagesse et en vertu? ou bien as-tu reculé? Car, je te dirai, pour moi, que je n'avance guère; et si l'on n'avance pas, on recule, dans ce pays diabolique et passionnant. Peut-être que si tu étais passé plus souvent, ça m'aurait rapporté. Mais je ne veux point t'accuser; au contraire, c'est pour m'excuser de ne t'avoir point écrit. Je t'aime bien; mais, que veux-tu, le temps passe et le travail nous surcharge. Je fais tous les jours ma besogne et, à la fin de chaque jour, je pourrais remplir un cahier en écrivant ce que je voulais faire et que je n'ai point fait. Toi, tu es comme moi; tu ne vas donc pas m'en vouloir. Quant à moi, je ne t'aimerai que davantage. A propos, je suis allé à la maison, jeudi passé, coller des affiches. J'ai vu ton travail et, sur lui, ton caractère. J'ai deviné aussi, par la manière dont tu avais déposé tes objets, que tu avais quitté la maison à l'improviste, comme je fais aussi toujours. Et j'ai pensé qu'un jour cette maison tombera en ruines, parce que vide, et qu'il y aura des meubles déplacés dans ta chambre, sur lesquels dormira la poussière et, sur la poussière, les rayons du soleil mourant; que contre la paroi pendra un chapelet qui aura glissé entre nos doigts, alors que nos doigts seront décharnés et perdus dans la terre.
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Ah! mais je reviens à ton travail pour t'en féliciter. Si tout le monde faisait comme toi, eh bien ! nous ne serions plus si bêtes ou bêtards, je te le promets. Pour changer, tu auras bien décidé de faire carnaval, toi aussi? Fais-le chrétien nement avec celle que tu aimes. Alors, viens ici. Ça me fera plaisir immensément. Et puis ce sera tordant. Oh ! je te dis le théâtre fait rire aux éclats. La musiqu e est pareille pour l'âme aux parfums de roses qui ont la vertu de vous plisser les lèvres. Alors je t'attend s. Je t'envoie ci-joint le program me. Tu sais donc quand il faut arriver. Viens préférab lement dimanch e. Si tu remontes le soir, j'irai t'accom pagner un bout. J'ai mon devoir qui m'atten d. Je te laisse. A bientôt. Conserv e-toi heureux et viens. Je t'embra sse avec amour. Maurice . Ci-joint des program mes. Tu sais mon vieux, si tu peux amener des copains, ce sera un bienfait que tu rends à la société. Nous avons besoin de tout cela. Je t'attend s, et en attenda nt je travaille, avec goût parce que je t'aime, avec rage parce qu'on en a pardessus les cornes. Bien, beaucou p, toujour s plus à toi. Maurice .
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25 Lourdes, le 15 mai 1930. Mon cher Louis, Je ne veux absolument pas manquer à la promesse que je t'avais faite d'écrire, non parce que j'ai l'âme trop pleine. L'éternelle vie ne m'a jamais été si dévoilée, et la présente ne m'a jamais parue si belle. Ah ! ces malades qui passent, ces vierges paralysées, ces enfants boiteux, ces jeunes enfants qui pleurent et crient quand on les plonge dans les piscines, ces vieillards qui n'ont connu que la misère ! Nous prions pour eux, à genoux en cercle devant eux, nous prions pour les pécheurs, nous prions pour les malheureux - et tous le sont - et pour nous-mêmes, et nous ne nous fatiguons pas. Le ciel est bleu, pur et chaud comme une âme qui aime ; le pays est creux et vert ; les eaux y chantent; les oiseaux y prient ; la nourriture est bonne, de même le logement. Du reste tout cela est superflu : la prière et la messe suffiraient à nous ravir. Hier soir, le premier après l'arrivée, procession aux flambeaux. Ce fut divin. J'étais avec Louise sur une esplanade surmontant la basilique. L'air passait du bleu au noir. A quelque 60 mètres en bas, des cierges s'allument comme des étoiles au ciel. Paraît un étendard. Aussitôt de frivoles courants lumineux le suivent. Ça fait alors comme des processions de vers luisants et l'on ne voit que le brillant et on dirait que sa phosphorescence vacille sans changer de couleur. Bref, voici le départ. Une noire comète sinueuse, semée très largement de roses flamboyantes et dont la tête se divise en deux traînées, dont la queue s'élargit et remue et est longue comme d'Orsières à
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la Douay. Ces tiges d'omb re qui porten t les roses chante nt Ave Maria et le fleuve qui les côtoie et Jésus qui est dans tous les cœurs répète nt Ave Maria ; et le salut de Marie monte jusqu' aux montagnes. Cepen dant elle s'éloigne. Alors la basiliq ue comm e par encha nteme nt illumine sa noble face romane. Ça brille comm e les yeux des person nes qui aimen t, mais avec plus d'intensité. L'on ne pouva it rien dire, pas même pleurer, mais le cœur et l'âme étaien t prières et larmes. Alors pour toi, mon Cher, par qui Dieu veut me sanctifier, j'ai fait dire une messe, j'ai comm unié et sacrifié, ce que j'ai fait aussi pour Papa et Mama n, et les autres, et Cécile. Plaise à Dieu de m'éco uter et de nous rendre plus fervents. Tante est là. Elle va bien. Elle a fait conna issanc e de ta chère Louise : elle la trouve intelli gente et bonne . Avant d'aller me baigner, je t'embr asse d'un cœur pieux. Tante t'embr asse. A Dieu toujou rs ! Mauri ce.
26.
St-Maurice, le 5 octobr e 1930. Ma chère Marie , Il faut bien que je t'écrive à toi puisqu e tu es si bonne et qu'à part papa et mama n j'ai vu tous les autres. Lorsq ue je suis revenu de Fully j'ai trouvé ton paque t. Mon Dieu il était plein de choses de la mai-
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son et plein de toi aussi avec sa petite lettre que tu avais si bien soignée, et où tu m'avais relaté avec un si naturel désordre les événements de la petite usine. Et je me suis retrouvé avec toi un peu comme lorsque nous chantions dans la chambre les chants de la séparation, comme lorsque nous allions à Chamaille ou que nous descendions les ardoises par le couloir dans la forêt. Mais cela n'a fait qu'augmenter ma douleur car à la peine de ne t'avoir point vue s'ajoutait le désir plus pressant et plus intime de t'avoir bientôt. Je pensais que tu étais à la Rosière, la figure caressée par les premières feuilles tombantes, les yeux pensifs et profonds comme le ciel au moment où le soleil passe derrière le Catogne ; tranquille ; pesant ton bonheur et t'unissant à toute la terre moissonnée en ta longue rêverie. Maintenant l'ombre des frênes - car tu râtelais au Magni - te noircissait un peu le visage, le vent agitait tes cheveux, tu regardas autour de toi et tu partis silencieuse et solitaire comme si tu avais été faite pour rester toujours silencieuse et solitaire et toujours dans cette lueur crépusculaire d'automne. Ah! que tu étais belle et que tu étais douce. J'ai vécu de toi de longues heures et mon cœur n'était que tes pas. Je me suis amusé aussi à voir dans ton âme. C'était beaucoup plus solennel, beaucoup plus frappé d'éternité et d'amour. Elle disait: «J'ai vingt ans; mon passé n'a pas connu l'oisiveté ni les plaisirs ; mon avenir se prépare toujours plus à lui ressembler; et pourtant, je n'ai rien, je ne vaux rien moins que d'autres; je n'ai pas fait plus de mal que d'autres: d'où vient ce partage? Seigneur, ce n'est pas à la pierre de choisir sa place, mais au maître de l'œuvre qui l'a choisie, et celle qu'il faut au faîte n'est point celle qu'il faut dans le fondement. Je suis harmonieuse ici: j'y resterai ; je suis heureuse et
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paisible parce que je ne m'appartien s pas.» Et tu élevais ton cœur comme un grand calice et les souvenirs de tes bonnes actions s'élevaient comme autant de mains pour t'aider à le porter plus haut. Ainsi tu m'es apparue, chère âme, et moi je t'aurais toujours attachée à moi comme une consolation quand je fais le bien, comme une lèpre quand je fais le mal. Et comme tu as moissonné tant de fleurs ainsi Dieu te moissonnera. Je prie pour que tu sois belle ouverte et que de l'autre côté je puisse me saturer de ton parfum. Mais c'est toujours tout pour moi, tout pour moi ! Eh bien, non ! J'offre aussi ma vie à Dieu et tout mon cœur aussi pour que tu sois plus joyeuse, pour que tu souffres moins, pour que mon père et ma mère, pour que mes frères et mes sœurs sentent moins le poids du temps et plus celui de Jésus qui est suave et léger. Car Dieu exige du monde un minimum de souffrances et les uns, ceux qui voient et qui croient, payent pour les autres. Adieu petite Marie. Garde pour toi cette lettre. C'est tout mon cœur. Je le découvre à qui et quand c'est à propos. Dis bien de bonnes choses à papa et maman et à tous [... ]. Je te baise, ma toute bonne sœur avec mon plus fraternel amour. Merci encore pour le coussin et le reste. Ton frère, Maurice Tornay.
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St-Maurice, le 17. XI. 1930. Mes chers Parents, Mes chers Frères, mes chères Sœurs, C'est dimanche, je viens de déjeûner, je vais assister à la grand-messe. Il pleut, l'on ne voit presque pas de jour, les lampes sont allumées. Et je sais que vous vous préparez pour la Messe aussi, que vous soignez les bêtes, que vous vous soignez vous-mêmes avant de partir. Et je pense que bientôt je quitterai tous ces deux mondes; celui de mon collège qui m'a rendu d'infinis bienfaits; celui de la Rosière qui m'a donné la vie et qui m'a donné l'amour. Ah ! je te revois mon cher village, enseveli dans cet humide brouillard automnal, silencieux et éternel. Je vous revois, mes chères Crètes21, avec du soleil qui entre dans la chambre par la fenêtre et le sourire de mon frère Jean et de ma sœur Cécile quand j'étais leur protégé. Je vous revois aujourd'hui dans la neige. Vos sapins ont à leur pied un rond fait de petits trous noirs parce qu'il a dégoutté de vos branches sur la neige. Eh bien oui ! je vous quitte avec tous ceux qui vous ont habités, tous ceux dont vous avez entendu les rires et les prières et je vous quitte de bon cœur parce que Dieu le veut pour la prospérité, pour le bien de ceux qui doivent continuer de vous habiter. Néanmoins ce que vous m'avez donné me suivra durant toute l'éternité. Je quitterai aussi le collège. C'est la dernière année que tu me conserves dans tes murs. Tu es gris; tu m'as fait gémir, mais je te resterai attaché.
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Et pour vous alors que ne ferai-je point, mes Chers tous ! Vous l'aurez bien deviné: le Prévôt préfère que je rentre cette année prochaine au Grand-St-Bernard22 . Et je suis conte nt parce qu'il m'assure que mes études seront bien meilleures. Je le crois. Ainsi donc c'est déjà passé ? Oui et tant mieux. Il ne faut pas songer seulem ent à soi mais à tous ceux qui souffrent. Et je suis assuré que dès maint enant vos affaires marcheront mieux. Dieu le dit. Mais en attend ant je viens encore me faire gâter par vos soins. Tout d'abo rd ne vous scandalisez pas de ce que vous trouverez dans ce colis. Ensuite voudriezvous me faire revenir au moins un ou deux cols pour le dimanche, autrem ent je suis obligé d'en aller achet er en ville. Ensuite encore et enfin, je n'aura i pas assez d'arge nt pour rentrer. Vous m'en enverrez quand vous pourrez. Ce n'est nullement nécessaire maintenant. C'est juste pour rentre r car dans 35 jours je suis auprès de vous déjà. On a organisé ici un concours littéraire pour le 19 mars. Je doute d'attr aper quelq ue chose. Anna m'a écrit, je vous transmets sa lettre [... ]. J'ai encore à vous dire que si vous avez encore des merveilles aussi bonnes que celles de la derniè re fois je rirai. Un copain me les ayant vues est rappliqué avec une bouteille de dôle et nous avons bu et mangé. Le surveillant nous enten d, il entre chez moi, au dortoir, effarouché; nous lui présentons vite à manger. Il ne s'est pas fait prier et le copain est allé chercher une autre bouteille. Quelle aubai ne ! [... ] Encor e ceci: le reste du linge ne presse pas tant. Encor e ceci : prévoyez du travail pour Noël.
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En attendant, je vous envoie à tous un chaleureux baiser et merci. Maurice.
30.
St-Maurice, le 25. I. 1931. Mon cher Louis, J'ai honte de ne t'avoir pas encore écrit; et je viens m'accuser de négligence pour en obtenir absolution. Ton billet et ton colis m'ont fait rire ; et je te remercie du service que tu m'as rendu et de la joie que tu m'as causée. Jusqu'à présent je te suis débiteur un peu de tout; je te le serai probablement toujours car il y a beaucoup de choses qui ne se rendent ni ne se paient. Alors pour compenser j'ai décidé de t'écrire au moins plus souvent comme manifestation de l'amour que je te porte; de prier plus pour toi comme manifestation de mes dettes. Aimons-nous! Prions les uns pour les autres! Ce n'est pas pour rien que nous sommes frères, n'est-ce pas? Je me réjouis d'être au St-Bernard, car je n'aurai que deux ou trois pas à faire pour voir l'alentour23 de la Rosière ; et cela me fera communier à votre vie. Je regarderai en bas; en bas sera mon paradis. Ce sera une de nos consolations : se croiser les yeux. Et toi que feras-tu l'année prochaine? A peu près comme cette année. Puis tu te marieras. Puis tu deviendras un peu plus tempéré de mœurs et de coutumes; puis tu trimeras pour nourrir ceux que tu
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auras engendrés et tout à coup tu seras vieux, vieux comme papa, comme maman, comme l'oncle DanieL et tes enfants se parleront en cachette de toi; et se riront de toi. Et nous serons tous vieux, nous qui buvions du vin, à minuit, ce dernier Noël, là, à la cuisine. Et il nous faudra mourir pour le soulagement de ceux qui nous entourent. Eh bien ! mon vieux, dis Louis? Je te conseille de boire un verre à la santé de notre mort. Faisons tout pour être contents de mourir et réjouissons le monde. Au reste, vas-tu toujours bien ? Es-tu heureux ? Ici la grippe sévit. Je suis un des rares qui en aient été préservés. Par quoi, je me dis que je ne suis point une crevaille. Je vais te quitter, mais avant je veux te livrer mes découvertes en matière de piété : sans la prudence , il ne faut pas se lancer dans le prosélytisme car on fera certainem ent beaucou p de mal : témoins tous les bigots. Dieu visite les siens par la consolation et son antagoniste : la tentation . Réponds-moi ce que tu penses. En attendan t, je t'embrasse. Maurice. P. S. Je n'ai pas de nouvelles de Joséphine.
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32. La Rosière, le 12. VII. 1931. Monseigneur, Pour correspondre à ma vocation qui est de quitter le monde, et de me dévouer complètement au service des âmes afin de les conduire à Dieu, et de me sauver moi-même, je viens avec la plus sincère humilité vous demander, Monseigneur, de m'accepter comme novice en votre maison du Grand-SaintBernard. Je suis sûr que je dois être là. Mais si vous me recevez je sais bien que ce n'est pas entièrement grâce à cette certitude, ni grâce à mes mérites qui sont inexistants, mais grâce à la vocation que vous avez vous-même et qu'a votre Maison d'aider ceux qui laissent leurs parents, leurs frères et leurs biens pour suivre Jésus. Aussi j'espère être admis; et je vous promets, Monseigneur, la plus grande volonté pour me dépouiller de moi-même, et devenir un prêtre de saint Augustin semblable le plus possible à s. Augustin, et digne d'obéir à vos ordres. Veuillez croire à la sincérité d'un jeune homme qui veut devenir votre fils spirituel, Monseigneur, et le bénir tandis qu'il baise votre anneau. Tornay Maurice.
II. - Novice et Religieux au Grand-Saint-Bernard (1931-1935)
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Hospice du Grand-St-Bernard, ce dimanche 11 octobre 1931. Mes chers tous, Je ne pensais pas vous écrire si souvent..., et vous, vous n'aurez pas pensé que j'aurais pensé si souvent à vous. Attendez, attendez, je m'en vais vous en enseigner une! Je veux bien continuer à penser à vous, parce que vous le méritez, et que je vous ferais mal à mon cœur24, si on me défendait de le faire, mais si je vous fais part des produits de mes cervelles, c'est que j'ai besoin de quelque chose, comme toujours, je n'ai pas changé. Oui, il faudrait que vous m'envoyiez tout de suite mon certificat d'origine. Mes Supérieurs tiennent à ce que je sois en règle avec la Commune du Bourg-St-Pierre, dont je fais partie maintenant. En attendant, merci pour l'envoi, que vous m'avez fait par Louis. Et remerciez-le lui-même; dites-lui que je suis content, qu'il m'a bien soigné, que je n'ai pas encore reçu les souliers mais qu'ils ne pressent pas. Car il n'y a pas un brin de neige ici-haut. Mais il fait un temps d'automne si clair et si tempéré, que l'on se demande où l'on est. A ce propos, j'ai quelques scrupules. Je me demande comment on peut plaire à Dieu en jouissant de tant de choses. Avant d'entrer, je me disais: «Tu seras un peu prisonnier, dans les murs au sommet d'une montagne» ; et je n'ai jamais été si libre. Je fais ce que je veux, je
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peux faire tout ce que je veux, car la volonté de Dieu m'est exprimée à chaque moment, et que je veux faire cette seule volonté25. Je me disais: «Tu soupireras après le soleil et l'ombre» - car vous vous rappelez ma prédilection pour ces deux choses - ; j'en ai jamais si tant vu. Nous sortons assez souvent, et pour peu qu'on s'élève, on voit un ciel immense, sans un nuage, taché seulement par la lune, par un croissant de lune qu'il faut regarder longtemps pour le voir. Puis, en bas, des plaines, des vallées pleines de brume. Un jour, j'ai vu le Larzei, le Ballon, l'Arpallaz, tout cela me semblait vivre en moi, et vivre pour toujours, en contempla tion dans la lumière. Et j'ai pensé combien Dieu était bon de me tenir si près de vous. Et je me suis demandé si je lui appartena is assez; et il m'a répondu que c'était son affaire s'il voulait me combler de biens. Tant mieux, je deviendra i saint presque au milieu de vous, si je fais bien, si vous priez pour moi. Je ne doute pas de votre bonne volonté. Je vous remercie du fond du cœur. Je prie Dieu de vous rendre heureux, vous sans qui je ne serais moi-même pas si heureux, et de nous réunir tous, bientôt dans notre vraie patrie. Voici que le papier se remplit, j'aurais tant de choses à vous demander ; dites-moi tout ce que vous pouvez et à Dieu, bon baiser à tous. Dites à Louis que je lui écrirai s'il ne monte pas. Maurice.
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35.
Hospice du Grand-St-Bernard, Ce jour de Noël, 25. XII. 1931. Bien chère maisonnée, Joyeux Noël et bonne année à tous. Joyeux Noël dans le cœur de Jésus-Enfant; bonne année dans le cœur de Jésus, Rédempteur. Joyeux Noël et bonne année à toi, cher Papa, qui vient d'en passer une si douloureuse, à toi Maman bien-aimée qui conserves si affectueusement dans ton cœur la photographie de tous tes enfants, à toi Jean qui m'as gâté, à vous Marie et Joséphine mes deux sœurs, qui ne pouviez jamais assez me donner, qui m'auriez donné tout l'or du monde, et tout l'amour de ceux qui aiment si vous aviez pu. A vous tous encore joyeux Noël dans la chambre chauffée où vient s'endormir le dernier rayon de soleil, où le cœur de la pendule vous bat ce que vous n'avez plus à souffrir de votre vie. C'est la première fois que j'écris à cette fête; il me semble que je ne vous ai jamais été plus uni. Hier soir, je pensais, je vous suivais plutôt lorsque vous alliez à la messe. Il y avait un clair de lune immense, il faisait froid, vous vous hâtiez. Depuis la Creuse, on voyait comme monter de l'encens derrière les vitraux illuminés. Et je vous recommandais à s. Joseph et à la ste Vierge qui en ce moment cherchaient une place pour déposer le Créateur du monde. J'ai pensé aussi à Papa et à Maman; j'ai envoyé mon ange leur fermer les paupières. Et cette phrase de Maman m'est venue à la tête:« Quand tu seras loin, nous ne nous réjouirons plus de voir arriver Noël.» Il faut bien être maman pour parler
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ainsi. Cela m'a mis l'eau à la bouche, de toute s vos bontés. Mais ce n'est pas chrétien. Je ne voudrais pas prendre ou avoir tenu la place du Bon Dieu dans vos cœurs. Je la lui cède, parce que lui seul la mérite. Vous m'avez donn é à lui; chacun de vous m'a donn é; chacun de vous méri te la vie éternelle et le centuple en ce monde. Car que le frère quitte sa sœur, ou le fils sa mère, ou que la sœur ou la mère donn e leur frère ou leur fils à Dieu le sacrifice est le même. Eh bien ! main tenan t, je viens vous dire de l'aimer. Il nous a créés pour cela. Et en même temps pour un bonh eur indicible. Rappelez-vous que tous les plaisirs vous ont déçu s jusqu'ici, tous, absolument tous. Le ciel seul nous causera un plaisir non seule ment sans tristesse, mais au-dessus de tout espoir. Et nous sommes si près de l'atteindre. 0 Papa, ô Maman, n'est-il pas vrai? Dépêchons-nous donc avant de mourir d'aim er Jésus. Quan d nous sommes écrasés de fatigue, ne pas aller coucher avant de lui avoir dit quelq ues bons mots. Marie, quan d tu veux chicaner Joséphine, ou Jean ou vice-versa, si tu te retenais pour l'amo ur de Jésus. Je te dis, Jésus serait aussi conte nt que lorsque ste Véronique lui a essuyé la face. Vous vous êtes tant dévoués pour moi, refuserez-vous à Jésus un petit plaisir ? Vous me le direz Jean , Marie, Joséphine, dans une lettre pleine de faute s dont je serai fier. Tout ce que je vous dis me vient du cœur. Je vous aime. Je voudrais que vous soyez heureux et le seul moyen c'est de vous sauver. Et je sais aussi qu'en me lisant vous me pleur erez; et alors je vous dis d'espérer. Dans une anné e et demie, j'irai déjà vous embrasser à la maison. L'été , je ferai mes premiers vœux. Encore sept ans et je serai prêtre, ou bien au ciel; et si jamais je suis au
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ciel, je vous assure que vous n'aurez pas à craindre la mort. Alors, mes chers, je me recommande à vos bonnes prières. Je vous le demande comme si j'étais pauvre, un morceau de pain. Vous avez trop bon cœur pour me refuser un Pater, un Ave, chaque jour. Pour moi, je pense à vous plusieurs fois par jour aussi. Vivons ainsi un peu avec Dieu, car il est notre Père, et c'est pour toute l'éternité que nous sommes appelés à vivre avec lui. Quand la vie nous pèse, allons à Jésus. A ce propos, je ne sais pas trop comment vous allez, et j'attends que vous me le disiez. Oh! je sais que personne n'est malade, car vous me l'auriez appris. Mais enfin les nouvelles font toujours plaisir. Pour moi, jugez d'après ceci. Un jeune confrère pour répondre à un de mes joyeux mots: «Oh! vous, vous venez ici pour engraisser, puis après vous partirez». Désirez donc que je ne prenne pas trop d'ampleur, alors je ne partirai point. Mais il y a les culottes qui se plaignent. J'en ai déjà percé une paire. L'autre fait piteuse 'mine. Serai-je trop exigeant de vous en demander encore une paire? Je les voudrais noires et puis "sport". Si vous voulez les faire faire, faites prendre les mesures sur Jean ou Louis. Je ne me gêne pas: mais je vous embrasse bien fort et vous remercie d'avance. N. B.- Prendre du bon drap, mais pas les doubler. Dites à Louis que s'il veut me faire un cadeau - j'espère tout de lui - il n'a qu'à m'envoyer un couteau militaire vraiment militaire dans le même colis. Embrassez-le pour moi en attendant que je lui écrive. Embrassez aussi Louise. A Cécile j'écrirai.
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Adieu. Bon bec26 • Je vous laisse aller à votre train, moi je vais à l'Office. Maurice.
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Hospice du Grand-St-Bernard, Ce dimanche après-midi, 10. IV. 1932. A toute la chère maisonnée, Je viens avec le printemps vous appor ter mes souriantes saluta tions; j'entr e dans la chambre où je vous trouve réunis ; et comme ce rayon que vous voyez se jouer sur les carreaux de la fenêtre, je voudrais mettr e un peu de soleil dans vos cœurs, un peu de ce bon soleil du Bon Dieu qui fait les roses de l'été. Ce sera Mama n qui ouvrira ma lettre ; et à elle la première, je dis un particulier bonjour. La première, je l'invite à se réjouir parce que ce sera elle qui plaira le plus au Bon Dieu. Ma chère Maman, tu ne sais pas pourquoi ? Mais parce que tu souffres ; parce que tu as tantôt mal ici, tantôt mal là. Tu sais, quand tu offres tes souffrances à la Sainte Vierge et que tu les offres de bon cœur, personne ne ressemble plus que toi à Jésus. Et la Sainte Vierge te sourit, et te prépa re une belle place au ciel. 0 Maman, donne-lui quelques-unes de tes douleurs pour moi. C'est la meilleure prière que tu puisses faire. Alors je deviendrai sûrement un bon prêtre. Je n'oublie pas non plus mon cher Papa. Je dis pour lui tout ce que je t'ai dit à toi, Maman. Et en plus, je lui rappelle que si le Bon Dieu ne l'a pas
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pris, c'est qu'il ne veut pas lui laisser faire du purgatoire, mais le conduire tout droit au ciel et bien haut dans le ciel. Pour cela, tu ne sais pas ce qu'il te demande? Un acte d'amour, rien d'autre. Et puis je viens à toi, Joséphine. Quand tu me liras tu seras revenue des champs ou de l'école. Tu seras revenue sous le brouillard d'avril. Tes mains seront violettes. Tu me liras avant de prendre ton goûter car je sais combien tu m'aimes. Pour toi aussi, j'ai une intéressante nouvelle. Sais-tu, lorsque tu as froid et que tu offres ce froid au Bon Dieu, tu peux convertir un païen ? Et que toutes les peines d'un jour bien supportées te valent plus de mérite que si tu avais prié tout le jour. Quels moyens faciles tu as de me faire du bien, de faire du bien à tout le monde. Jésus a dit: «Quand vous donnerez un verre d'eau à ces petits, c'est à moi-même que vous le faites. 27 » Et alors, si tu donnes une peine c'est combien plus qu'un verre d'eau. Et si tu la donnes à un païen, à un pécheur, à n'importe qui, ne sontce pas les pauvres, les grands pauvres petits du Seigneur? Dis-moi, n'est-ce pas consolant? Toutes nos plus petites peines ont une valeur infinie si nous les unissons à celles du Christ. Oh ! comme le Christ t'aimerait alors! Tu sais, en matière de religion je n'ai pas été trop crédule. Je n'ai pas changé, et je te dis que cela est vrai. Les autres seront à Fully28 • L'an passé j'étais avec eux. Maintenant ce sont mes prières qui les accompagnent. Ils n'auront rien perdu. Pour eux aussi j'aurais mille choses. Je les leur dirai une autre fois. De même pour Louis et Louise. Enfin à tous je donne mon baiser de paix. Dans une année et quelques mois, je passerai de nouveau à la maison. Maurice.
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Hospice du Grand-St-Bernard, Dimanche le 17. IV. 1932. Mon cher Louis, Ta très gentille lettre du mois de février, ton dernier envoi auraient mérité une bien plus prompte répon se; et tu l'aurais reçue, si je ne t'avais pas su si indulgent. Tu comprends bien, j'ai voulu faire carême. Alors je viens te trouver aujourd'hui dans ton bureau. Il y a quelques minutes, passant devant le tabernacle, j'ai dit à Jésus: «Mett ez un acte d'amo ur dans le cœur de mon frère». Maint enant donc dans la bénédiction de Dieu et le soleil du printemps, reçois tout mon fraternel amour et l'assurance de mon immortel souvenir. Je pense que l'anné e passée à la même époque nous étions ensemble. Je me rappelle toutes tes démarches; et ta joie plus grande que la mienne, lorsque tu as pu m'avoir. Et je me dis: «Il était bon, bien bon pour moi; si j'avais su j'aurais été meilleur que lui». Pour compenser toutes les bourdes que je t'ai dites, laisse-moi t'appo rter un peu de joie. Et je te dis: «Rega rde par la fenêtre. Vois ce ciel du Bon Dieu, ces arbres verts, toute cette nature qui engen dre des roses, ces doux chants d'oiseaux sous les feuilles. Celui qui crée tout cela est vraiment dans ton cœur. Tu as une idée de sa puissance et de sa beauté ; sa miséricorde, aussi grande que sa beauté, va aussi du ciel à la terre, et de l'abîme jusqu' au ciel. Est-il quelque chose de plus conso lant? Mais cela n'est rien ... Ce Dieu nous l'avons offensé, nous voyons le terrible effet de ce mal, sur le Christ, ce ver enroulé sur la croix. Mais l'effet d'une bonne action, si nous
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ne le voyons pas, ne procure pas moins à Dieu autant de joie, si je puis ainsi dire, que le péché de haine29 • Ainsi, mon cher Louis, lorsque tu fais pour Dieu et le mieux possible tous les devoirs que tu m'as énumérés, tu te procures dans le ciel un trésor dont tu n'as pas idée. A ce propos, je me rappelle combien tu désires donner pour les Missions. Eh bien ! tiens ceci. On ne convertit que par la prière. Lorsque tu te prives d'un mets, d'un verre de vin quand tu as soif, mille autres choses de ce genre, pour les païens, tu fais davantage que si tu donnais 100 frs chaque fois. Et tu mérites bien ces paroles du Christ: «J'avais soif et vous m'avez donné à boire30 ». Oh ! la soif de toutes les brebis sans pasteur. Voilà de quoi occuper ta vie, et en quoi nous pourrons toujours être unis, en attendant le ciel, bientôt, car Dieu a donné à nos jours la largeur de la main. Adieu Louis. Fais bien tout ce que tu m'as dit que tu devais bien faire ... et quelque chose à côté pour les pécheurs, les païens, ton beau-père, lui surtout si tu as colère après lui. Et puis vis dans la joie. Dis souvent pendant le jour à Dieu que tu l'aimes. Embrasse ta chère Louise pour moi. Dis-lui que ses lettres m'ont fait grand plaisir. Puis viens me voir quand tu pourras. Et au milieu de toutes ces choses qui passent, pense aux choses qui demeurent éternellement. Mon bien doux baiser. Maurice.
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Hospice du Grand-St-Bernard, ce mercredi 14. XII. 1932. Mon cher Louis, Que veux-tu que je te dise sinon que tu es un frère bien gentil et bien chérissant ? Merci pour ton bon envoi, pour ta bonne lettre, merci surtout pour la générosité, pour le bon cœur avec lequel tu me l'as fait. Je suis aussi édifié de l'affection que tu portes à nos vieux Parents, à toute la maisonnée, à la vieille maison. Continue ; fais le bien; la joie d'une bonne conscience, d'une vie pure te récompensera déjà sur cette terre infiniment. Il y a une chose qui m'a fait de la peine. Ne feras-tu pas pour Jésus à !'Eucharistie ce que tu ferais pour moi, ou ce que tu aurais fait jadis pour la jeune fille que tu aimais? Dis-moi, si cette personne que tu aimais beaucoup t'avait dit: «Viens me rendre visite chaque jour», comme tu te serais hâté. Et si - parlons franchement - Louise que tu aimais tant avait été malheureuse, méprisée, abandonn ée par ses parents, comme ton cœur se serait fondu en toi, comme tu te serais donné3 1 pour la délivrer ! Écoute, le Christ à !'Eucharistie t'aime d'un amour réel plus que Louise. Il t'a préservé de l'enfer alors que tu méritais d'y aller; il a donné sa vie pour toi. Écoute, si tu me voyais un jour au milieu d'une bande de taureaux furieux, ne serais-tu pas ému? Eh bien Jésus pour toi un jour, au temps de sa chair, il était entouré de chiens, de taureaux comme il le dit dans un psaume32, et il n'avait personne pour le consoler. Pour toi il a reçu tel coup de fouet, sur ses reins, sur ses flancs. Il a reçu tel crachat sur ses
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joues. Telles épines sur son front33 . Et toi, tu le laisses dans le ciboire, tout seul, sans lui montrer la moindre marque d'amour. De plus, il est malheureux. Tu sais que lui ne voit pas le temps comme nous. Pour lui tout est présent. Ses anciennes souffrances, il les a dans son cœur. Et puis il est si peu aimé, si haï, si persécuté! Oh! ne manque plus de le recevoir ! Va le chercher. Donne-toi, plus que tu t'es donné à ton épouse et qu'elle s'est donnée à toi. Fais des sacrifices. Ne vis pas comme les vaches qui se réjouissent de l'herbe fraîche et s'attristent des coups de bâton. Et puis quand tu seras sur ton lit de mort, quand on te dira: Louis, ou papa, tu vas mourir, alors tu te retourneras contre la paroi et tu regarderas en arrière et peut-être que tu n'auras rien à donner au Bon Dieu. Pense à ce moment. Et enfin, voici Noël ; demande à la Sainte Vierge qui a embrassé Jésus, qui l'a nourri de son lait, de comprendre, de goûter la joie indicible, la paix inénarrable que le service de Dieu donne déjà ici-bas. C'est là mon souhait de Nouvel-an. S'il te dit quelque chose, rends-en grâce à Dieu et porte-le dans ton cœur. S'il te laisse froid, attribue-lui la cause mauvaise dans ton cœur qui est trop terrestre. Et alors l'unique moyen de le sauver, c'est la prière et la violence. Mon cher, voilà tout un sermon. Mais pour nous, nous laissons les inanités de ce qui passe, n'est-ce pas? Alors, tout à Dieu. Porte-toi bien. Porte toute mon affection à Cécile et à son nouveau-né dont le nom me flatte 34, à toute la bonne maisonnée et de la Rosière. N. B. C'est déplorable cette affaire des domestiques. Tu devrais écrire à Troillet35• C'est bientôt le temps des élections, demander une permission pour quelque temps.
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Excuse ma lettre, je veux. obéir à la fois à ton légitime désir et au mien qui est de savoir ma leçon. Maurice.
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Hospice du Grand-St-Bernard, ce 1. 1. 1933. A papa qui aimait tant me voir arriver aux Crettes, A maman qui pleurait de tout son cœur, lorsque je partais au collège, A Cécile qui me lavait quand j'étais enfant, A Michel qui sourira un peu de mes pensées, A Marie, à Joséphine qui m'ont chéri avec tout leur bon cœur de jeunes filles, A Dominique et à ses sœurs qui ne se gêneraient pas d'employer ma lettre, avec son esprit, comme papier d'emballage, A mon cher Bernard-Maurice qui m'aimera et que j'aime aussi plus que les autres, parce qu'il voulut prendre mon nom, A vous tous que le Bon Dieu m'a donnés, sainte année dans la paix du Bon Dieu ! Oui, mes bien-aimés, je vous souhaite pour le reste de votre vie de vivre en paix avec le ChristJésus. Regardez en arrière, dites-moi, que vous en reste-t-il du temps passé, de tous les soucis qui vous ont sucé le cœur, des préoccupations qui vous ont détournés de Dieu, dites-moi, que vous en reste-til ? Rien, plus rien, à peine vous souvenez-vous de vos larmes. Les petits plaisirs, eux: rien, ne vous laissent pas même de souvenir. Alors, moi qui vous
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veux du bien plein le cœur et l'âme, je viens vous souhaiter de vivre saintement, de ne pas chasser Jésus de la maison, ni de chacun de vos cœurs, mais de penser et de désirer le jour où il viendra vous demander votre âme. 0 papa, ô maman, quand vous serez sur le lit, dans la chambre, quand vous verrez pleurer Marie ou celui qui vous gardera, quand vous n'aurez plus aucun souci de la terre, oh! alors, je vous souhaite de n'avoir pas peur, mais d'être dans la joie, d'être sûrs de pouvoir embrasser le Christ à qui vous avez donné si généreusement deux de vos enfants, et de pouvoir partir avec lui dans le ciel, dans ce pays si beau, où il n'y a que paix, bonheur, joie, lumière, plaisirs inconcevables de toutes sortes. Que vous serez heureux, ce jour-là! d'avoir bien vécu! Vivez bien. N'oubliez pas, ce jour-là, de donner vos peines au Bon Dieu. Quand vous avez froid, donnez-le au Bon Dieu. Quand vous avez faim, soif, votre fatigue, donnez-la au Bon Dieu. Vos larmes, donnez-les au Bon Dieu, pour vous, pour vos péchés, pour les Missions, pour ces pauvres qui vont tout droit en enfer et que, par une seule souffrance bien supportée, vous pourriez sauver. Et puis, je vous en supplie tous, de grâce, faites de moi un saint, par vos prières et vos souffrances. Alors, sûrement, je vous embrasserai tous au ciel. Maurice, religieux au Grand-St-Bernard.
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47. Ce 18 juin 1933. Jean, Marie, Joséphine, Je ne vous oublie pas ... Mais sans préambule tenez tout mon cœur, tout ce qu'il y a dans mon cœur; j'imagine que vous êtes bien unis. Que vous ne vous chicanez que rarement et qu'après deux secondes tout est réglé, et que vous vous aimez mieux qu'auparav ant. Que vous vous rendez de mutuels petits services. Que Jean aide à laver la vaisselle si vous êtes seulement deux. Que Marie fait ce qu'elle devine être agréable à Jean et que Joséphine vous parle des choses du ciel. J'imagine que si les Reppiants trouvent plaisir à boire du vin derrière une table ; que si les Thaïs et d'autres mettent leur bonheur à plaire aux Reppiants36, vous, vous trouvez le vôtre à vous tenir ensemble. N'est-ce pas Jean, tu aimes bien mieux tes deux sœurs qu'un verre de vin ? J'imagine aussi que lorsque vous êtes en chemin, dans les prés silencieux, vous priez tout bas dans votre cœur. Oh ! comme cela donne la joie de vivre! J'imagine aussi que vous n'allez pas coucher sans faire votre prière ensemble. J'imagine aussi que vous ne perdez pas la paix du cœur pour un peu d'herbe qui se perd. Le monde n'aura pas un morceau de bonheur en moins pour cela, allez ! J'imagine que vous allez souvent communie r et déjeuner ensuite les trois ensemble, que vous donnez au Bon Dieu vos souffrance s pour les pécheurs, les païens, les âmes du purgatoire et pour vous et pour moi. J'imagine cela dans mon cœur, parce que je vous aime tant, que je voudrais tant vous voir heureux le dernier de vos jours.
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J'imagine aussi que vous vous préparez à devenir les sœurs et toi, Jean, le frère d'un prêtre. Je le serai dans cinq ans. Encore quatre étés, et puis le Sème été, comme ceci, je dirai ma première messe. Et alors vous aurez un frère prêtre. Et lui, à qui ira-t-il demander des sacrifices, des prières, des secours pour les âmes qu'il doit sauver, si ce n'est à celles et à ceux qui l'ont tant aimé pendant sa jeunesse ?
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Hospice du Gd-St-Bernard, ce 3. XII. 1933. Anna, Sur le chemin qui nous conduit au ciel, regardons-nous un peu avant que notre visage et notre cœur prennent les plis des fruits mûrs. Nous sommes jeunes, nous avons 20 ans. Nous aimons le Bon Dieu, nous n'avons rien à craindre de la mort, soyons joyeux. Chacune de nos lettres vieillit avant de recevoir sa réponse ; mais pour nous venger, que chacune d'elles soit le point de départ d'une vie plus belle et plus généreuse. Anna, le jour de l'immaculée-Conception, si j'ai bien lu, il y aura une grande fête au ciel, sur la terre dans ton petit cœur. A la Basilique S. Pierre S. S. Pie XI procédera à la Canonisation solennelle de ta Bienheureuse Mère Jeanne-Antide Thouret. Je pense que ce jour, très important pour tous les élus, te touche toi spécialement, puisque c'est de ta mère qu'il s'agit vraiment, puisque c'est la plus grande fête de ta Mère et la tienne aussi, car ton nom est bien Jeanne désormais37.
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Voici ce que je rêve pour toi ce jour : que toute blanche, après une humble confession, tu ailles t'agenouiller au pied d'un autel de la ste Vierge, et là, en présence de ta Bienheureuse Mère Jeanne, de ta rayonnante Mère, la Vierge Marie, de ste Anne et de ton bon Ange, dans la simplicité de ton cœur de jeune fille, tu parles au Bon Dieu, à peu près en ce patois: «Mon Dieu, je ne vous ai jamais vu, je ne sais pas qui vous êtes, je crois seulement que vous êtes mon Maître, mon Créateur, que vous êtes infiniment plus beau que les beautés disséminées par le monde, que vous êtes infiniment meilleur et plus riche en bonté que le cœur de la plus douce des mères, et alors, sans même bien comprendre ce que je dis, je me redonne à vous pour vous aimer au prix de n'importe quelle souffrance, bien que j'aie horreur de la souffrance, afin que votre nom soit glorifié, que ceux du ciel éprouvent plus de joie, l'Église de la terre et du Purgatoire plus de consolations, se sentent plus de force, et que sauvés soient ceux avec qui vous avez mêlé mon existence»- Et puis que tu te lèves et partes en riant dans les creusets de l'amour et du sacrifice. Que si je serai prêtre, il ne te sera pas défendu d'être victime. Pour moi, je ferai la même chose. Et je suis bien sûr que nous serons exaucés et que nous ne vivrons pas en vain. Je pense à nos oncles, à notre grand-maman, dont nous nous disputions l'amitié; je pense que plus près de nous, ils nous entendron t plus joyeux. Car il faut nous hâter, n'est-ce pas Anna? Il faut nous dépêcher, à notre âge d'autres étaient saints. Car si la tige fleurit trop longtemps, le fruit ne peut mûrir avant le froid et la mort. Et il y en a tant qui nous crient, tant de pécheurs, tant de païens qui nous appellent; nous voulons leur répondre, n'est-ce
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pas? Notre sang, notre chair, c'est pour eux, n'estce pas? Je te le dis encore, il faut nous dépêcher. Plus j'ai vécu, plus je suis persuadé que le sacrifice, la donation donnent du sens, donnent eux seuls du sens à ces jours que nous passons. Au mois de septembre, je suis allé à notre maison de Martigny. Chemin faisant, pour revenir, je suis passé à La Rosière. J'ai revu les chers parents, bien sûr, et les prés jaunis et le Chléri. Le silence de ces paysages m'a effrayé. Rien n'était changé. Les mêmes pierres que je connaissais étaient à la place où nous les avions laissées. J'ai dit au vieux Papa: «Et si grand-père revenait, il trouverait tout pareil comme de son temps!» - «Oui», fit-il. Ainsi la terre demeure et nous voit passer sans émotion. Elle nous renie. Eh! bien, pour elle, il ne faut pas s'en faire. Non, pour elle, il ne faut plus se peiner. Laissons-la. Partons ensemble. Écoute, à la personne que tu déplais le plus, fais-lui, chaque jour, une marque d'amitié, pour que le règne du Christ s'étende plus glorieux. Je le fais avec toi. Et encore une fois, que chacune de nos lettres nous trouve meilleurs et priant davantage l'un pour l'autre. Et adieu. Bonne fête ! Bonne année ! Présente à ta bonne Supérieure mes respectueuses salutations. Maurice Tornay.
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Hospice, ce 22. Il. 1934. Ma chère Joséphine, Je sais que maintenant ils sont descendus à Pully. Tu restes seule ... , un peu du moins ; je comprends à quel degré. Et il demeure dans ton cœur comme un long vide, une petite tristesse qui aide à être bonne et à prier. Et tu as beaucoup à faire. Le matin la lumière de la chambre où tu dors s'allume la première. Tu te hâtes à l'aube quand le ciel est froidement jaune sur le Catogne ; tu te hâtes à midi, quand tu reviens de la messe ; tu te hâtes le soir, quand le soleil oblique retire ses derniers rayons de la maison. Le soir, lorsque le vent tout noir gronde dans la nuit et l'hiver, tu t'assois à lire, mais la fatigue et le sommeil te ferment les yeux. Et ton frère, au Couvent, à ces mêmes heures pense à toi. Joséphine, écoute. Rien n'arrive, rien ne se passe si ce n'est par amour. C'est-à-dire, rien ne se passe si ce n'est ce que Dieu a voulu. Et dans tout ce que Dieu laisse arriver, Dieu ne cherche qu'une occasion de prendre notre cœur. Je voudrais, ma chère, que ce temps que tu peux faire si beau et si méritoire, tu le fasses beau et méritoire. N'est-ce pas beau de se hâter au service de son époux? Or, âme chrétienne, le Bon Dieu est ton Époux. C'est lui-même qui a voulu s'appeler ainsi. Eh bien! Joséphine, quand tu te hâtes, ne te hâte que pour Dieu. Que ce soit lui, le dernier motif de tous tes pas. Offre-lui bien chacune de tes actions, qui sont autant de prières. Et quelque chemin que tu choisisses, le couvent ou Je mariage, ou que sais-je, il t'en restera une grande consolation. Vois-tu, c'est le Carême, il y en a qui
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jeûnent 40 jours, qui se flagellent jusqu'au sang: tu peux aux yeux de Dieu être agréable comme eux, si tu acceptes38 de bon cœur ce qui se passe, et si dans ce qui se passe, tu réponds à l'amour sur quoi nous serons jugés au soir de notre vie. Pour moi qui 39 serai bientôt prêtre, et peut-être missionnaire , j'ai tant besoin d'âmes saintes qui m'aident. Où irai-je frapper, si ce n'est chez mes sœurs? Qui me répondra dans la nuit des déceptions et des ennuis, si ce n'est ma chère Joséphine? Je te veux heureuse et sainte: c'est pourquoi je t'écris. J'ai besoin de te consoler, de t'aider à mieux comprendre la vie, à la mieux aimer aussi; j'ai besoin de m'encourager moimême, de me lancer, et je viens te dire en ce temps où tu es plus seule, que je suis, que je veux être plus près de toi dans mes prières. Je pense à toi à mon réveil, je pense à toi à midi et le soir, sans exagération ... Et toi, aime-moi en aimant le Bon Dieu. Embrasse Papa et Maman pour moi, et Louis et Louise et Laurent. Ton frère bientôt prêtre. Maurice.
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(Lausanne) Bois-Cerf, 11. 1. 1935. Cher Monsieur le Prieur et Communauté, Le médecin a été on ne peut plus heureux de me découvrir un petit ulcère dans le duodénum. Il m'a 40 rappelé que c'était bien elle qui me fait souffrir, mais que par contre elle possède d'excellentes qualités: elle ne deviendra jamais cancéreuse, parce
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qu'elle ne l'a jamais été; elle peut très bien parti r pour toujours parce que une fois effacée, elle n'a pas beau coup de chance de revenir. Il lui faut ou bien une opération ou bien un traite ment de trois semaines. L'une ou les autres commenceront dans dix jours. En atten dant, que je suis sage ! Bois-Cerf est une grosse villa-clinique au milieu d'un gros parc, au bord de la "mer". Des Sœurs de la Trinité y promènent, en souriant, leur tempérament lymphatiq ue. Ma compagnie habituelle comprend Mgr !'Aum ônier Veinsteffen, très digne et très conscient de sa dignité, un Prélat français, Supérieur du Chap itre d'Arras qui semble ne se rapp eler qu'un e chose de son voyage d'ant an au Sain t-Ber nard : c'est qu'il n'a pas bien dormi. Au deme uran t, il me fait l'imp ression d'un bon prêtre, spirituel et pour tant pas grossier; ensuite - j'en suis toujours à ma compagnie de quelques bacheliers français qui ont besoin de repos, demoiselle anglaise qui a mal au geno u, et quelques autres qui ont mal je ne sais où. Je vois ces gens-là à table et dans les corridors, parfois à l'église. C'est plus que suffisant. Le reste du temps, comme au St-Bernard, la prière et la lecture peup lent ma solitude. Bref, je n'ai pas d'enn ui, parce que bientôt je serai de retour, sinon guéri tout à fait, du moins suffisamment amélioré pour vivre norm alem ent ! Il va sans dire que je restreins par induction incomplète41 , les succès affirmés et espérés par le docteur. N'ayant pas prévu un si long séjour, naturellement, j'ai omis de prendre plusieurs choses néces saires. En voici la liste. Auriez-vous la bonté, Monsieur le Prieur, de la donn er à un Confrère qui voud rait bien se charger de l'exécuter.
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Je vous remercie ainsi que ce confrère. Je me recommande aux prières de tous et vous promets de n'oublier personne. A bientôt. Maurice Tornay. Bois-Cerf (Lausanne) N. B. Vous pouvez peut-être ajouter: Avenue d'Ouchy, mais une religieuse qui trottine par là m'assure que c'est inutile.
53. Bois-Cerf, Lausanne, Samedi, 25. I. 1935. Cher Papa, chère Maman, Donc, je suis à Lausanne, dans une Clinique, avec des Religieuses qui me dorlottent comme une petite bête du Bon Dieu. Ma petite ulcère n'est pas encore guérie. C'est un rien du tout, qui me fait parfois très mal. On le traite en mangeant bien, dormant mieux encore et puis, par des piqûres à tout casser. Il n'est, au reste, pas du tout dangereux, parce que jamais il ne deviendra cancéreux. Le médecin l'a expressément dit. Voyez l'heureux mortel que je fais ! Mais je sais que je trouverai papa qui n'est pas bien, et maman qui souffre; et malgré tous les livres que j'ai lus, je suis impuissant à vous secourir. Je ne puis pas faire que vous soyez bien-portants, et personne au monde plus que moi. Allons-nous nous désespérer? Ah ! bien non, n'est-ce pas? Nous croyons en Dieu; nous
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croyons que Lui seul, quand tous les autres ne peuvent plus rien, nous croyons que Lui seul peut encor e tout. Et nous sommes certains que s'il nous laisse geindre, c'est pour un bonhe ur qu'il nous accordera bientôt. Je suis très malin, voyez-vous, et pourt ant, en vérité, voilà le seul remèd e auque l j'aboutis. Qu'en dites-vous? Ne vous suffit-il point ? Je suis assuré que oui, parce que vous avez des défunts et des vivants qui prient pour vous. Ils vous aident, et vous ne vous repen tirez pas d'avoir souffert. Et quel cadea u me ferez-vous, mes chers, pour 1935 ? Tant que vous êtes sur la terre, vous avez une mission à remplir, quelque chose à remue r et à faire : vous avez à vous occuper de vos enfants. Si nous n'avions pas besoin de vous, Dieu vous prendrait. C'est seulem ent quand le fruit n'a plus rien à attend re de la semence, que la semence meurt . Si vous ne savez pas que me donner, donnez-moi vos souffrances, souffrez ce que vous souffrez pour moi. Alors, vous aurez fait une des plus belles choses qu'un chrétien puisse faire ... 11 heures du matin. Le médecin Roux me rend visite. Seule, une opéra tion peut me guérir. Elle aura lieu, mardi, à la Clinique Cecil, à 15 minutes d'ici. Priez pour que cette opéra tion soit très utile à mon salut. Surto ut, pas de pleurs, pas de souci. Au moind re péril, vous serez avertis. Au reste, il n'y a aucun danger. Au reste, si je meurs, je vais au ciel; si je ne meurs pas, je vous reverrai, dans un mois. Je vous embrasse bien. Votre fils Tornay.
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55. Bois-Cerf, le 26. 1. 1935. Cher Monsieur le Prieur, Je lisais un jour dans Rodriguez42 que le religieux retrouve dans le Couvent, de la part de ses nouveaux frères, les délicatesses des siens qu'il a laissés dans le monde ... Je riais de sa pieuse exagération. Et j'ai reçu votre envoi, et je n'en ris plus du tout. Rien ne manquait à cet envoi, tout était bien rangé et soigné, et je ne me souviens pas d'avoir lu une lettre avec plus de plaisir que la vôtre. Dieu vous le rende! De moi, vous n'attendez pas de vaines paroles, mais la pratique de vos paternels conseils. C'est la reconnaissance qui vous plaît; je veux vous faire ce plaisir, ... selon ma faiblesse. Croyez donc, je tiendrai scrupuleusement à mes exercices: je l'ai fait jusqu'à présent. Je penserai à vous. Je me doute un peu de vos besoins en pensant à votre charge : vous avez toute une jeunesse à nourrir, à faire passer de la médiocrité à la ferveur... Tenez, d'ores et déjà, et la ste Vierge le voudra bien, je vous donnerai toutes les souffrances que j'endurerai ces temps, et, si je meurs, ma vie, plutôt, ma mort sera pour vous. Vous faites bien de me rappeler ce que j'ai appris en théologie spéculative car je sens que la chair est faible; va! ce n'est pas sans danger qu'un jeune religieux sort du couvent. La vanité, les vains entretiens sont plus faciles que la méditation; se répandre, plus flatteur que se recueillir. Comme je vais retourner de bon cœur à mon cher Hospice, et comme j'ai encore à émonder !
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Pour le moment, j'ai été choyé, bien sûr, et pourtant, et pourtan t, je n'ai pas éprouvé plus de bonheur qu'à !'Hospice. C'est vrai que j'y étais choyé aussi. Mais le plus rigolo de l'affaire est à venir. Le docteur Roux dit que tôt ou tard, l'opération, il faudra la faire. Sa Révérence43 étant d'accord, elle aura lieu, mardi, le 29, très probablement. Elle n'est pas dangereuse. Et je suis content de souffrir un peu. Au reste, je joue le gros jeu avec toutes les chances : si je meurs - il en faut si peu - eh bien ! j'espère le ciel; si je vis, certaine ment que cette épreuve me fera avancer. Il me reste à répondre à ce point : vous craignez que je n'attire ici mes confrères. Si par impossible vous avez raison, il faudrait les envoyer pour leur propre instruction. Je ne crois pas qu'un religieux puisse se plaire dans des maisons comme celle-ci. Les malades, pour des jeunes, c'est une mauvaise compagnie. Grand Dieu ! à notre âge, il faut vivre ! et ici, en vérité, ce n'est pas une maison de vie. Je me serais ennuyé: mes livres m'ont sauvé44 • Vraiment, je me suis aperçu que les préoccupations théologiques, si elles ne constituent pas la perfection, elles peuvent en être un excellent auxiliaire. Quand je serai de retour, je tâcherai d'avoir le culte de ma chambre, et le culte de la vérité45 . Il me semble, sans vouloir juger personne, que quelques Sœurs en manque nt : vraiment, cela fait triste impression. Mais tout cela, c'est pour une vie à venir. En attenda nt, je m'en vais quitter Bois-Cerf pour une autre clinique : la Clinique Cecil. Le docteur Roux, pour une cause inconnue, ne veut pas m'opérer ici. ~opération faite, dix jours après, je redescendrai ici à Bois-Cerf pour trois semaines. Après, je pourrai rentrer. J'en aurai encore pour 6 mois de régime, et, enfin, la machine sera remise à neuf. Je
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la vois déjà rouler à toute allure par monts et par vaux. Il n'y aura plus que les monts et les plaines du Tibet46 pour l'arrêter. Cher Monsieur le Prieur, au revoir. Merci encore ; pardonnez-moi, je vous en prie, si j'ai tardé à répondre : je voulais attendre les décisions des docteurs, et jusqu'à aujourd'hui, ils n'ont rien décidé. Si jamais quelque chose d'anormal se produit, vous serez averti. Bien des choses à toute la chère, la tendre, l'aimable Communauté, spécialement aux Révérends Professeurs de dogme, de morale et d'exégèse, et à Frère Nestor et Frère Léon. Tornay Maurice.
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Bois-Cerf, mardi, 12. II. 1935. Cher Monsieur le Prieur, Je commence à m'apercevoir qu'on m'a opere: parce que je n'ai presque plus de douleur, ... et puis parce que je suis faible comme un pou. Néanmoins, le docteur est content et émerveillé des réactions de mon organisme. Bientôt, j'aurai une santé de fer. En attendant cet heureux état, je suis ici pour trois semaines: ce qui va d'hier, où j'ai quitté la Clinique Cecil, à lundi, le 3 mars, où je pense enfin quitter Lausanne et vous rejoindre. Je suis entré au Grand-St-Bernard avec beaucoup de joie, il y a trois ans et demi ; sans exagérer, je vais y rentrer avec plus de joie que la première fois.
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Parlons comme M. Cornut. Vous êtes bien, làhaut, près de Dieu et loin du monde, derrière de gros murs qui vous préservent du froid et de toute inquiétude et de tous les yeux du mal et du diable. Vous souriez, Monsieur le Prieur, il vous semble que je m'affuble d'expérience; je vous raconterai les petites choses que j'ai vues : vous verrez, elles m'ont assagi un peu. (Ceci, un soir de goûter là-haut). Mais je crois que vous aimeriez, car je connais votre charité, avoir quelques précisions sur ma vie. Les voici: moral bon, je m'ennuie un peu, ça m'embête de coûter tant d'argent, enfin le Bon Dieu a bien su ce qui me coûterait le plus : ne pas travailler, mais végéter. Or, le Dr Roux, peut-être étant protestant, croit-il que j'aie eu un chagrin d'amour, m'ordonne pour une ou deux semaines de donner vacances à la bête: peu de prières (oh! docteur! !), lire des choses légères, bien boire, manger et dormir. Le pire, c'est que même à la bête, ça ne lui dit rien. Or, j'obéis au docteur, et vous me voyez: beaucoup au lit, peu à l'église, mais avec le Bon Dieu quand même tout le jour. Cela suffit, n'est-ce pas? Physique, le même qu'avant l'opération, sauf une couture en plus (qui est déjà soudée complètement), et toute souffrance en moins. En plus, jambes qui tremblent et yeux peu fixes. Et là-haut, comment ça va? Écrivez-moi, je vous en prie, une lettre de la maison et, surtout, de son Supérieur: ça donne plus de bon sang et plus de paix au cœur que toutes les opérations du monde et les sottes attentions des garde-malades. J'espère que la grippe a passé, que tous n'auront pas été atteints, et que les atteints en seront remis. Je remercie toute la Communau té: elle a si bien prié, que je n'ai presque rien souffert; je la prie pourtant de ne pas trouver là une invitation à
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cesser, car il n'y a rien de plus périlleux qu'un poussin loin de sa couvée. Mes respects, mes hommages, mon cordial attachement, cher Monsieur le Prieur. Maurice Tornay, C. R.
58. Bois-Cerf, le 27. II. 1935. Cher Monsieur le Prieur, Je viens de sortir d'un second et dernier examen aux radiologues. Mon état est des plus satisfaisants. Malheureusement, le Dr. Gross m'allonge encore le séjour d'une semaine, pour terminer ses piqûres : ce qui me permettra de partir seulement le 10 mars. On me fait aussi de la diathermie, car on veut à tout prix me remettre à neuf, c'est-à-dire, cicatriser mon ancien ulcère (piqûres et diathermie) et éviter tout retour de cet hôte importun. C'est pour ce second point que j'ai encore six mois de régime. Le même que j'ai observé avant l'opération, sauf que, (je vous prie d'en avertir le Clavandier vénérable et très vénéré, en quoi vous lui causerez du reste une grande joie47 ), il doit être le plus soigné. Il faut, paraît-il, que j'aie du beurre et de la confiture, le matin ... , mais enfin, je lui ferai faire les emplettes à mon retour. Et enfin, toujours pour la même raison, je ne pourrai fournir que deux heures et demie de travail acharné par jour48 ; le reste, travail léger. De sorties, il ne m'en laisse qu'une : celle de la Pierre. Ce "il'', c'est le docteur... Et en outre, il serait très mécontent, ce sont ses termes, de me voir
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souper à 6 h. et demie. Il voudrait que je soupe à 7 heures. Je dois aussi aller me coucher 2 heures après les repas de midi et même un momen t après celui du soir. Ce qui ne me permett ra de reprend re ma vie de Commu nauté régulière qu'à la fin août. Ouf! C'est long. Ici le séjour est de plus en plus charmant, c.-à.-d. qu'il commence à m'ennuyer pas mal. Enfin, onze jours, ce n'est rien ... Je vous remercie pour vos bon mots. Je vous prie de saluer et de remerci er les chers co-signataires et les chers théologiens. Je le ferai moi-même de vive voix49 , un soir de goûter. Je me sens des instincts d'émotions inouïs quand je pense à eux. Je vous quitte pour bientôt vous retrouver dans la paix du Seigneur que je prie pour vous et tous les chers et charitables Confrères. Maurice Tornay. Religieux.
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Martigny, le 18. III. 1935. Cher Monsieur le Prieur, Je suis donc à Martigny, depuis mercredi soir. Si Sa Révérence veut obéir au docteur, j'y serai jusqu'au mois de juillet. Je vais pourtan t le mieux du monde. Mais il me faut du repos, et le régime qui, en fin de compte, m'a été prescrit, est encore plus compliqué que celui de l'été dernier. Pour moi, je regrette ma chère Communauté. J'ai hâte de la revoir. Malheureusement, Sa Révérence qui me croit plus malade que je ne le suis en réalité, me permett ra de monter seuleme nt lorsque l'on
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pourra aller à pied jusqu'à la Pierre et probablement monter pour bientôt redescendre. Je veux aussi de toute mon âme devenir, comme vous me l'avez dit, un bon religieux. Je suis plein d'enthousiasme pour la vie que Dieu me réserve. J'espère être un dévoué serviteur de la Congrégation. Je tâche aussi d'intensifier ma vie intérieure, tout en la simplifiant beaucoufo, et en la rendant plus naturelle et moins pénible 0• Je travaille mes trois heures par jour. J'espère qu'avec ce peu, je serai apte à passer mes examens, au mois de juillet, comme les autres. Enfin, comme pénitence de Carême, je m'efforce de supporter, dans un calme reposant, les regards et les réflexions de ceux qui me trouvent coûteux et déplacé, et les freins humiliants que Dieu met à mon activité. Et vous, cher Monsieur le Prieur, voyez ma vie, jugez-la. Chicanez-moi. Bénissez-moi. Faites prier pour moi. Moi, pour me sauver, j'ai besoin de tout le monde. Et bientôt, venez me voir, je vous en prie. Veuillez avoir une commission à faire. Auriez-vous aussi la bonté de me faire parvenir les différentes choses que voici ? Celui qui fera l'envoi aura un chapelet et plusieurs autres prières. C'est la seule récompense que je puisse faire. Je sais par M. Gabioud que là-haut, tout est normal. Je m'en réjouis. Souhaitez pour moi, je vous en prie, aux théologiens, de briller, comme jamais, aux futurs examens, de faire en sorte que je sois le plus niais parmi eux. Enfin, veuillez, cher Monsieur le Prieur, croire à ma bonne volonté de fils très aimant, en Notre Seigneur Jésus-Christ. Maurice Tornay.
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Hospice du Grand-St-Bernard, ce 31. VIII. 1935. Mes chers Parents, Vous êtes bien contents de me donner au Bon Dieu. Ce n'est pas parce que vous ne m'aimez pas, c'est parce que vous aimez beaucou p Dieu luimême. Ce sacrifice est très beau, que vous faites à l'automn e de votre vie. Quand vous vous présenterez devant lui, il vous recevra comme (non, beaucoup mieux encore), vous l'avez reçu vous-mêmes. Consolez-vous donc. Et ne portez de peines que celles que Dieu vous offre ; ne vous en faites point d'autres. Fait-il bon, aux Crettes? J'ai encore l'âme toute remplie de souvenirs. Je vois l'ombre, derrière les mélèzes des Crettes d'en bas, le ciel très bleu qui se voûte sur la clairière de Proz-Pât ot; j'entends les clochettes et le torrent qui coule sur les pierres blanches du Theu ; je pense à Papa qui admire le soleil couchant et j'imagine Maman à la cabane entre deux rayons de soleil tremblant. Parmi ceux qui vivent, peu vivent plus paisiblement. Dieu vous garde dans sa paix. Viendrez-vous me voir, le 8 septembre51? Écoutez, c'est entendu que pour mon compte, je serai très heureux. Mais si Maman se fatigue en camion ou en auto, plutôt que de la savoir monter à pied, j'aimerais mieux qu'elle ne monte pas. Vous savez, c'est déjà tard. Les jours sont courts, et il faut être ici au moins à 6 heures du soir, parce qu'il y aura beaucou p de monde, et puis le souper est à 6h. et demie. Les jours sont froids aussi. Au reste, ce ne
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sera pas ma dernière fête ; selon toutes probabilités, je ne partirai pas en Mission avant d'être prêtre. Enfin, je ne sais pas votre force 52 ; voyez vousmêmes. Ceux qui viendront seront les bienvenus, surtout vous. Papa et Maman, c'est votre fête, puisque vous donnez définitivement un enfant au Bon Dieu. Cette semaine, je suis en retraite ; soyez-le avec moi. J'ai besoin de vous. Au plaisir de vous revoir. Si vous ne venez pas, j'irai moi-même aux Crettes. Préparez-vous. Maurice. Hospice, août 1935. A Jean, Sur le point de me donner à Dieu pour toujours, j'ai fait mon testament. Voici les biens que je te lègue : une immortelle amitié, et ces mots : ne pas aller se coucher sans avoir prié un peu. Est-ce trop peu? Fais-le et tu seras heureux, Ton frère Maurice qui te comprendra toujours, même quand il te semblera rester le plus incompris. Si Camille veut monter, à lui, tu peux lui dire, étant de la maison déjà un peu. Quant à l'oncle, voyez vous-mêmes. Je ne voudrais pas qu'il boive trop. Tu sais bien que tu es invité par le fait même. Je n'insiste pas; je sais que vous vous arrangerez à l'amiable pour venir. Salut. Maurice.
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Hospice, août 1935. A Marie, Rien que ceci : indulgence et silence. Ma chère, quand on a tant fait, tant essayé, il reste encore Dieu à prier. Cherchons-nous, trouvons-nous en Dieu. A Joséphine,
Le Bon Dieu ne demande qu'une chose : sa volonté. Sa volonté, il la montre par les événements, et quand les événements sont illisibles, par les prêtres à qui l'on se confie. Quand on a peur, quand on est triste, quand on ne sait pas que faire, enfin, aurait-on déjà les deux pieds en enfer, il reste encore 100 chances sur 100 de se sauver, si l'on invoque Marie. Marie = Notre Dame du Perpétuel Secours, donc, capable de nous aider toujours. Mon testamen t: je lègue à Joséphine la Confiance en Marie. Toujours de plus à vous; toujours de plus votre petit prêtre. Ah ! ce serait bien votre fête, si vous pouviez monter les deux. A Marie et à Joséphine, Voyez si Papa et Maman tiennent beaucou p à monter. Dans ce cas, tâchez de monter l'une avec eux. Si non, montez vous-mêmes avec Jean. N'invitez personne, à moins que vous ne l'ayez déjà fait, ou croyiez devoir le faire. Et soyez ici, samedi soir, à 6 heures. Vous serez mieux et ne dérangerez ainsi personne. Si vous montez en car, vous feriez tout aussi bien de monter dimanche matin. La messe ne
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commencera pas avant 9 heures. Déjà tante qui m'a promis des fleurs. Ne vous mettez donc pas en peine de me faire des cadeaux. Enfin, vous avez toutes libertés. Faites vraiment comme vous préférez. Cécile est avertie. Tante m'a dit qu'elle ne viendrait pas. Je dis: "feriez", ce serait peut-être plus facile pour Louis, s'il veut monter. Au plaisir de vous revoir. Maurice.
III. - Missionnaire aux Marches tibétaines (1936-1945)
64. Le dimanche, 1 mars 1936. Sur la mer bleue, pas très loin de Port-Saïd. Assis sur le pont, je pense à vous, mes chers, et si je n'écris pas à la plume, pardonnez-moi, ce serait trop difficile où je suis. Je n'aime pas écrire au salon : on y cuit. Regardez la carte : nous avons quitté Marseille, nous avons passé entre la Corse et la Sardaigne, entre l'Italie et la Sicile, à peine avons-nous entrevu la Crète et, demain, lundi, 2 mars, nous nous arrêterons quelques heures à Port-Saïd, d'où partira ma lettre. Mais ces généralités ne vous suffisent point. Voici des détails. Notre bateau est blanc et rouge. Son nom: André Lebon. Donnons-lui à peu près cent mètres de long, sur 12 à 14 de large et, si l'on excepte les mâts, 8 à 10 mètres de haut. C'est donc une maison plus grande que l'église d'Orsières. Passons aux différents étages : au fond, les machines, moteurs, dynamos, ventilateurs, cuisines disposées par compartiments. Entre ces compartiments, imaginez de gros hangars, forme de cheminées carrées, ils vont du fond jusqu'aux ponts. Il y en a trois. Là, sont enfoncées des autos, des caisses de marchandises de toutes sortes, qu'on charge et décharge, avec des grues placées sur le quai et sur le vaisseau. Étage supérieur : salles à manger de 2ème et 3ème classe et cabines de 3ème classe. Étage supérieur:
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cabines de 2ème classe: les nôtres. Ce sont d'étroites chambrettes au plancher et au plafond en fer, aux parois en bois. Chacun a sa lucarne. C'est une vitre très épaisse et ronde, large juste assez pour y passer la tête ; on l'ouvre et on la ferme au moyen de deux rivets. Quan d il pleut ou qu'il vente, on la tient rigoureusement fermée : une vague suffirait à inonder la cabine. Les couchettes sont très étroites et fixées aux parois par des supports en fer : elles sont les unes et les autres comme des niches. Nous sommes seuls, les trois, dans une cabine à cinq places53 . Les deux couchettes inoccupées servent d'étagères; pour le reste, elles sont aménagées comme une chambre d'hôtel. On y dort mal, parce qu'il y fait une chaleur d'enfer. Même Mam an aurait trop chaud. Ce que je fais ? Le matin, vers les 6 heures, ce qui fera 2 à 3 heures chez vous, on se lève, on assiste à la s. Messe : elle se dit dans un salon ; on va déjeûner, on monte sur le pont dire son Office, jusqu'à l'heure du dîner et depuis le dîner jusqu'au souper. Que fait-on sur le pont ? On parle, on baille, on s'ennuie, on s'amuse, on dort, on regarde les enfants, car il y en a, on n'a même pas le courage de lire ; on est plat, sans force, comme si l'on sortait d'une longue maladie. C'est l'effet de l'air. Enfin, un jour, j'ai eu le mal de mer... Les requins en ont ri; moi, je n'en riais pas du tout. Les Chinois en auront beaucoup bénéficié puisqu'on ne les convertit que par la souffrance. Notre pension est excellente. Matin : thé, café, chocolat, beurre, jambon. Midi : plusieurs viandes, plusieurs légumes, d'excellents fruits. Soir: idem. A quatre heures, thé.
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Bref, tout va bien et c'est inutile que vous vous fassiez des soucis à mon sujet. «Ne pleurez pas, je fais bon voyage». Dieu me garde. Dieu vous garde aussi. Et cette séparation que nous avons volontairement acceptée sera pour nous une cause d'union plus grande au ciel et déjà sur la terre. Il n'y a que la vie de la foi qui compte. Vivons donc notre foi. Pleurons, mais offrons nos larmes à Dieu. Pour moi, je ne vous oublie point. Mais j'ai l'impression que vous êtes si loin, si loin ! La Rosière, le Valais, quels espaces immenses m'en séparent! Et je sens qu'une vie nou54 velle m'attend dans un monde nouveau ; or cela demande beaucoup de peines. Je sais que vous m'aidez à les supporter. En Dieu, on se rapproche. J'ai expédié mes livres à Anna. Du St-Bernard, on vous enverra la photo des trois. Je vous enverrai aussi le film d'Anna. Je ne l'ai pas ici, et M. Lattion ignore dans quelle malle il l'a mis. En tout cas, on le retrouvera. Je vous embrasse tous très tendrement. Vous pouvez écrire à cette adresse, à condition d'envoyer votre lettre par avion ; seulement, il faut prendre du papier très mince et demander à la poste le prix. Maurice, Missionnaire. Chanoine Maurice TORNAY, Procure des Missions Étrangères, YUNANNFOU
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Hanoï, 27 mars 1936. Mes chers Parents Mes chers frères, mes sœurs que j'aime tant, Mon porte-plume est à sec, comme un vieux tonne au ; ne vous offensez pas de ce méchant crayon qui va vous empêcher de pleurer et de lire en même temps : ce sera si peu lisible; mon cerveau, il y a dedans à peu près autan t de désordre que dans le tiroir où vous tenez les ficelles, les papiers, etc. Ne cherchez donc pas trop de logique. Donc nous avons quitté la mer, mercredi, le 25. Le batea u a gagné une semaine en brûlant les étapes et surtout, les arrêts. Sur 28 jours de traversée, trois jours de mal de mer; résultat: tout va bien, et une expérience de plus ; autre résultat - celui-ci, tous l'ont obten u - c'est l'effet d'un long voyage sur mer: un peu fatigué, tête en l'air et, quand on marche, on dirait qu'on est en barque. Il nous reste à faire trois jours de chemin de fer, jusqu'à Yunnanfou ; deux jours de camion, jusqu'à Tali, et dix jours de caravane, jusqu'à Weisi, c.-à.-d. notre résidence. Entre Yunnanfou et Tali, la route est faite. Cela nous abrège le chemin de dix jours et même plus. Jusqu'ici, je n'avais pas espéré un voyage si bon; depuis ici, ce sera plus intéressant, plus court (en comptant les arrêts, nous mettrons tout au plus 25 jours), peut-être un peu plus fatigant. Ici, nous restons quatre jours. Nous sommes dans ce qu'on appelle une "Procure". C'est une maison tenue par des missionnaires, pour les missionnaires de passage55 . Nous y prions, nous y reposons sur des lits de mon goût: le matelas consiste en un
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cadre de bois ; dans ce cadre, est fixé un treillis de joncs ou en bambou, comme ces chaises que nous avions à la chambre; ce matelas est posé sur des tringles de fer croisées. Quant aux draps de lit, celui de dessous, c'est un tapis en paille de riz; celui de dessus, une couverture ou deux, à volonté. Nous y buvons du vin, du café; nous y mangeons des bananes, des choux, des soupes comme chez nous. C'est un peu européen et un peu tonkinois. Nous nous amusons. Des missionnaires nous racontent leurs histoires de brigands, bien sûr... Les missionnaires sont très amusants, sans compliment. Ils entrent chez vous et s'assoient n'importe où, sans vous demander la permission. Ils fument, sans se douter que la fumée puisse vous déplaire. Pour se connaître, suffit de se voir, à peine besoin de se toucher la main; chez eux, on est chez soi; chez soi, c'est aussi chez eux; ils nous présentent à fumer, mais ils préfèrent qu'on refuse, parce qu'ils n'ont pas trop de tabac. Voilà comme je vais devenir. M'aimerez-vous encore ? Pour moi, je ne vous oublie point. Quand vous levez la terre, quand vous décombrez, quand vous soignez les vaches, quand vous taillez, quand vous fossoyez la vigne, mes prières sont avec vous. Je vous demande de ne pas vous faire de faux soucis. Si quelque chose d'alarmant se produit, vous en serez avertis aussitôt par télégramme et tout autre moyen. Je ne vous écrirai plus, jusqu'à mon arrivée. En auto, en mulet, c'est pas facile. Ceci part par avion, demain; en 10-12 jours, vous devez la recevoir. Passez-la à Cécile, à Louis. Je n'ai pas assez de temps pour leur écrire, ni assez d'argent; ça coûte cher. Faites de moi un bon missionnaire. Adieu. Maurice.
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L'adresse que je vous avais donnée pour Haïphong est fausse.
66. Weisi, 9 mai 1936. Mes chers Parents, Mes chers frères, mes chères sœurs, Enfin, nous sommes arrivés hier soir. Et personne n'était là pour nous recevoir. Nous avons dû commencer par enfoncer les portes, heureux quand même, parce que nous étions chez nous. C'est que les missionnaires Melly et Coquoz avaient dû fuir devant les communistes. Ils étaient, en effet, à deux jours d'ici, et comme ils se déplacent avec une rapidité étonnante, deux jours comptent à peine pour un chez eux. Je parle des communistes. Il y en a de très mauvais. Ainsi, dans un village où nous sommes passés, il y a 4 jours, ils avaient si bien pillé que nous ne trouvions rien, ni pour nous, ni pour les bêtes ; et puis deux demoiselles protestan tes y tenaient une mission; n'ayant pu saisir que leur domestique, ils l'ont brûlé à petit feu! il n'était pas encore mort à notre arrivée. D'autres bandes moins brutales pillent et mettent à mort les riches seulement. Quant aux missionnaires, ils aiment à les capturer, espérant les rendre contre de fortes rançons ; les rançons ne venant pas, ou bien ils les tuent, ou bien ils les lâchent. Pour nous, nous avons fait le voyage avec eux, tantôt avant. Ainsi, à peine étionsnous à Yunnanfou, qu'ils s'approchaient de la ville. Ils ne l'ont pas attaquée. De Yunnanfou à Tali, nous
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nous sommes évadés en camion. Nous avons été les derniers à passer. A Tali, Frère Duc qui devait venir nous chercher, est arrivé en retard. Ainsi, nous avons dû attendre trois semaines pour les laisser passer avant. Après quoi, nous sommes partis aussi, mais nous n'avons pas pu prendre nos malles; les mulets avaient été réquisitionnés pour l'armée du gouvernement. Elles viendront bientôt. Le voyage à mulet a duré neuf jours. Nous partions le matin, vers les 5 heures, pour arriver le soir, vers la même heure. Coucher: dans des auberges chinoises, ce qui correspond à des granges chez nous, sauf qu'il y a beaucoup plus de puces et de punaises. Un soir, celles-ci nous ont complètement empêché de dormir. Pays : sauvage ; nous montions et descendions par des endroits aussi raides que le chemin que le boîteux avait fait pour monter aux Crettes. Nos bêtes - chevaux, mulets, mules - ne mangeaient que de la paille de riz et, trois fois par jour, ce que nous appelons une embottée de fèves 56 • Nous-mêmes, mangions un peu de provisions que Frère Duc avait prises, et du riz que nous achetions. Les autres produits chinois ne nous descendaient pas, nous faisaient mal au cou. C'étaient des fromages faits avec des haricots, fades et amers, des gâteaux de riz, d'autres gâteaux crûs: on prend de la farine, on y met de l'eau et je ne sais quoi, et on brasse le tout; ça ressemble au pain, avant de le mettre au four. Où je suis maintenant? Dans la plus jolie maison de Weisi et dans une chambre à mon goût : elle ressemble tout à fait à celle qui est contre le grenier, en haut-dessus, mais elle est deux fois plus petite. Elle est mi-boisée, entre la fenêtre et le mur: on peut y mettre le doigt. Meubles : une grosse table qui balance, des malles vides. Le lit : une arche rem-
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plie de grains de maïs, sur laquelle repose une paillasse; il y a draps et couvertures: c'est du luxe; je m'étais déjà habitué à dormir sur la planche. Mes habits: culottes, chemise et robe chinoise; c'est comme un tablier à manch e qui se bouton ne du côté droit. Nourriture: le matin, café au lait (notre vache est la meilleure de la région), et pain. Le pain est bien cuit, mais il n'a aucun goût. A midi et soir, soupe, viande de cochon ou de vache (celle-ci est dure comme du caillou), et puis des légumes. Je vous dis que nous avons un joli jardin. C'est Frère Duc qui le soigne. Malheu reusem ent, ce n'est pas admis qu'un europé en fasse la cuisine ; c'est déshon orant; alors, nous avons un cuisinier chinois : je ne vais pas le voir manœuvrer, autrem ent je ne mangerais plus, et pourta nt, il est très propre parmi les Chinois ... Ce qu'il y a d'épata nt, c'est que je n'ai pas vu un missionnaire grossi. Ce que je fais: la même chose qu'au St-Ber nard, sauf que j'étudie le chinois, que je prie un peu plus, parce que je suis un peu plus loin de vous ... Joséphine, j'ai reçu ta lettre à Yunnanfou, Oh! comme elle m'a fait plaisir. Mais, cruelle, ne dis pas que tu ne me verras pas. Bien sûr, je suis presqu e étonné moi-même du coin où j'ai pu venir m'équo uzever57; je ne pensais pas qu'on puisse aller si loin. Oui, mais nous croyons, n'est-ce pas? Nous croyons au ciel où Dieu nous réunira, nous qui nous somme s séparés pour le servir, où nous veillerons pour toujours, nous regarda nt les yeux dans les yeux, sans souci pour toujours. Et ce jour vient. Et puis, je pense à vous si souvent ; quand vous vous levez le matin, je suis déjà à 11 heures et même à midi ; je vous ai déjà recommandés au Bon Dieu, au bon Père des cieux ; quand vous vous dépêchez par les chemins ombreux, quand vous portez la terre, quand
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vous vous chicanez, quand vous avez 'soif, quand vous suez, entendez-moi, je suis tout près, car, à chaque instant, je dis à la ste Vierge Marie de prier pour nous, et ce nous, c'est vous. Et maintenant, j'ai presque fait le tour du monde: j'ai vu et j'ai senti que partout les gens sont malheureux, que le vrai malheur consiste à oublier Dieu, qu'à part servir Dieu, vraiment, rien ne vaut rien, rien, rien58 • Ma lettre est très incomplète; je la compléterai plus tard; j'en ai encore tant à vous dire. En tout cas, ne vous faites pas de soucis. Les communistes ne nous prendront pas ; nous savons fuir; et si quelque chose arrive, le télégraphe, qui est à cinq jours d'ici, vous avertira. Vous pleurez? Je pleure avec vous; je vais bien et vous de même, n'est-ce pas? Chanoine Maurice Tornay Mission catholique Weisi Yunnan Chine via Tonkin. Voilà l'adresse: rien de plus, ni de moins.
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Weisi, 2 juin 1936. Cher Monsieur le Prieur, Chers Confrères, Lors du départ, quelques-uns nous ont dit : «Un peu de notre cœur s'en va avec vous»; d'autres, exprimant la volonté et la pensée de tous : «Nos prières vous accompagnent». Nous nous en sommes aperçus ; nous nous en apercevons toujours. Merci beaucoup. Mais il faut que vous ayez votre récompense et que vous sachiez où un peu ... beaucoup de vous-mêmes est venu. Eh bien, c'est à Weisi, dans la Mission catholique. A Weisi, c'est-à-dire dans un bourg un peu plus petit que Liddes, un peu plus gros que Reppaz, sis dans un creux, au flanc de l'un des coteaux d'une vallée qui descend vers le Nord. Dans la Mission catholique, c.-à.-d. dans une maison qui a la forme d'une croix grecque, dont la chapelle compose l'arbre, dont le réfectoire et le salon, au rez-de-chaussée, la chambre de votre serviteur et une dépense, au premier et unique étage, composent le bras droit. M. Melly occupe la tribune qu'une paroi et une galerie séparent du reste de l'église. Une galerie, en effet, rôde autour de nos chambres. Elle va d'un bras de la croix à l'autre, en coupant l'arbre, c.-à.-d. en passant sur la chapelle, dont elle forme la tribune, avec la chambre de M. Melly. Et voici comment nous vivons ... , et comment vous vivez avec nous, puisque l'espace n'empêche pas l'union des cœurs bien nés. A Sh. et demie, un réveil sonne quelque part, dans une chambre ; tout le monde bondit, sauf Frère Nestor qui n'enten d rien, jusqu'à ce que nous soyons à l'église. Soyez fiers de
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vous-mêmes, si nous ne nous levons qu'à 5h 1/2. Même ceux qui n'étaient pas dormeurs en Europe, ici, éprouvent une peine vraiment sérieuse à quitter le sommeil si tôt. A l'église: adoration, méditation, messes, offices jusqu'à 7h 1/2. Ainsi, quand vous dormez, nous veillons, nous pensons à votre réveil et nous prions pour qu'il soit agréable à Dieu; quand nous dormons, c'est vous qui veillez, n'est-ce pas? A 7h. 1/2, avec un café au lait qui a plus souvent un excellent goût d'eau, du pain assez bien réussi, parfois avec du beurre rance et du miel sauvage, parfois avec des œufs, nous déjeûnons en nous racontant les rêves de la nuit passée. Après quoi, on fume une pipe. Entre deux mortifications, celle de sentir les odeurs des Chinois ou bien de se brouiller la tête avec la pipe, j'ai choisi cette dernière. Tous les missionnaires agissent ainsi, du reste. A 8 h, le travail commence, qui au chinois, qui à la théologie, qui aux affaires. A 10 h, chinois. Le professeur, un vieux setteuannais59, protestant sympathique au catholicisme, vient gravement, les moustaches tordues comme des cornes et collées avec du bouillon. C'est un exercice de lecture. Il lit ; nous lisons après, martelant les accents, pour les inscrire dans nos "marteaux". A 11 h, théologie. Et si la classe est aussi animée chez vous que chez nous, je plains les voisins. 12 h, dîner. Soupe à eau, dans laquelle nagent quelques herbettes, viande sèche ou fraîche, légumes, fèves, betteraves, pois ; parfois dessert : noix. Notre cave ne fournit que du cidre et de la bière ; à raison d'une bouteille par repas, on peut, je crois, à peu près faire le pont entre les diverses saisons. C'est que nous n'avons pas de l'eau potable: celle qui trempe nos aliments est aussi jaune que la Dranse est noire au mois de juin.
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Après le repas : pipe, récréation pendant laquelle on se balade au jardin ou sur la galerie, écoutant M. Melly qui en a toujours de nouvelles, parlant d'Europe, parlant d'avenir. 2h, travail, théologie et chinois, leçon de caractères chinois. Même professeur. Il dessine les caractères, nous dessinons après lui. Si nous en apprenons chaque jour dix, quand les nouveaux viendront, ils sauront à qui se fier. 6h 1/2, souper et récréation. Ordinairement, on ressort les mêmes plats qu'à midi, pour l'un et pour l'autre. Et voici avec qui nous avons à faire : plutôt (pour le moment, nous ne nous en occupons pas, ne sachant rien de rien, ou ne pouvant rien de rien, ergo), voici les brebis du R. P. Melly. Les gosses, filles ou garçons, portent tous la culotte. Mais à la culotte, on a enlevé la trop pudique partie qui cache le derrière, parce qu'ils pourraient la salir [... ]. Les grandes personnes, les hommes et les femmes, portent les pantalons. Les femmes les serrent sur la cheville, avec des bandes : ce qui leur donne l'air de cyclistes. Puis le Makoua, espèce de gilet, avec ou sans manches. Tous et toutes sont sales et dépenaillés. Nos pauvres les plus rebutants auraient bonne façon parmi eux. Au moral: Monsieur le Prieur, faites lire à voix basse; c'est scandaleux. Quand un Chinois vient se présenter pour étudier la doctrine, ou bien quand un mauvais chrétien devient meilleur, que faut-il faire ? Rendre grâces à Dieu? Non. Prier? Non. Se réjouir? Non, pas du tout. Accepter de l'instruire ou bien avoir une meilleure idée à son sujet? Encore moins. La première chose qu'il faut faire, c'est se méfier et dire: il vient, donc il a fait une gaffe ; ou bien, il a besoin d'argent ou de remèdes. Ces cas se
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réalisent au moins 98 fois sur cent. Jamais un Chinois ne dit la vérité. Entre eux, ils ne peuvent pas mentir, parce qu'ils ne se croient pas. Ils mentent par intérêt; ils mentent sans intérêt, par habitude60. Un jour, M. Melly appelle le petit nègre, Joseph, et l'accuse: - Tu as fait ceci. -Non. - Tu as fait cela. -Non. - Mais tu mens ? - Oui... C'est qu'avant tout, le Chinois, nos Chinois, se préoccupent de sauver la face. Paraître bien, c'est tout ce qu'il demande; lui faire perdre la face, c'est le mettre en enfer. Et comme il est plus pécheur que d'autres, parce qu'il a attendu la Rédemption plus longtemps, il lui faut d'incroyables manèges, d'incroyables mensonges, pour dissimuler ses bassesses et pour donner l'illusion de la justice. Chers confrères, voyez donc notre travail : ramener au Christ ces âmes qui sont peut-être les plus éloignées de son esprit, qui ne comprennent rien, absolument rien à la simplicité de l'Évangile, qui se trouvent satisfaites avec les biens de la terre, qui n'ont pas besoin de Dieu, qui n'estiment les missionnaires de Dieu que pour leur argent. Mais notre travail, c'est le vôtre, n'est-ce pas? Et nous allons nous encourager. Au moins, le peu que nous ferons sera fait pour Dieu. Ah ! si nous aimons nos ouailles, non, ce n'est pas pour elles, c'est pour Dieu. Et puis, Dieu nous donnera l'occasion de faire beaucoup. Parfois, il faut de l'héroïsme pour ne pas les battre. Et puis, merveilleux avantage, on ne peut se fier à personne ; on se fie à Dieu et aux Confrè-
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res. De sorte que si, par impossible, je pouvais encore choisir, je choisirais ce que j'ai choisi. On est bien, on est heureux en mission. On broie du noir plus qu'ailleurs, mais aussi, les jours de soleil sont plus brillants. Chers confrères, excusez ce brouillon. J'écrirai mieux une autre fois; je vous en dirai de plus longues. J'espère, le temps passe si vite, que j'aurai bientôt le plaisir d'aller chercher quelques-uns d'entre vous, jusqu'à Yunnanfou. Ici, il y a de la place pour tous. En attenda nt, mes respects à tous, mes très fraternelles affections à tous, mes spéciales reconnaissances à Monsieur le Prieur et à M. le Clavandier, et à M. Lovey pour les livres donnés et pour les livres promis, et à M. Detry, s'il est là, pour ses gentillesses dont il a le secret. Chne Tornay. La poste part. Fermez les yeux sur les fautes.
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Weisi, le 5 juillet 1936. Bien cher Monsieur le Procureur, Je vous avais promis des nouvelles. En voici. Elles sont tardives, mais veuillez croire que ce n'est pas l'effet de l'oubli, mais du défaut de loisir. Tout va bien, pour le momen t du moins, puisque les communistes nous laissent la paix.
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Ils sont à 20 jours d'ici, au nord-est, où ils menacent de s'établir pour de bon. Nous aurons de terribles voisins, car 20 jours, ils les franchissent en dix. Mais puisque s. Bernard nous a si bien protégés jusqu'ici, il continuera ... , si nous ne sommes pas trop méchants. Or, nous ne le serons pas. D'après ce que j'avais entendu dire, je m'attendais à autre chose. Heureuse déception! Non, c'est bien la vie pauvre qu'on mène ici. Voyez: nous avons une vache. Elle nous donne un bol de lait par traîte ; avec cela, nous nous payons le café au lait, le matin, et nous trouvons même le moyen de faire quelques grammes de beurre, de temps à autre. Le café vient un peu cher61 , mais nous lui mettons de l'orge grillée avec. Et puis, bientôt, nos terres en produiront suffisamment. Aux autres repas, nous avons des légumes cuits à l'eau, ou à peu près, et de la viande salée ou bien de la fraîche que nous achetons. Nous mangerions volontiers du riz. Mais il nous le faut acheter, et il est à peu près aussi cher que la viande. C'est que les terres de la Mission sont en grande partie incultes. Vous comprenez, nous ne sommes pas ici maîtres et seigneurs, pour le moment. Il faut faire ce que Tatsienlou dit62• Nous couchons sur la paille de riz. Nous fumons du tabac que nous plantons. Frère Duc nous fait de la bière, avec un peu de houblon et de riz, mais nous n'avons pas d'eau potable, même filtrée, et cela, du reste ne revient qu'à un prix dérisoire. Nous avons des domestiques, mais je ne vois pas comment nous pourrions nous passer des uns et des autres, nous les gardons ou bien par cha-
rité, ou bien pour en faire de bons chrétiens. Pour ce qui regarde l'hospice, il faut franchement féliciter M. Melly63 • Pour une résidence beaucoup plus petite, avec le même ingénieur, un Père des
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Missions Étrangères a payé beaucou p plus cher. Làhaut, n'ayez pas peur, non, ce ne sera pas des meubles somptueux. Il y aura pour nos chambres 4 parois et un lit, c.-à.-d. quatre planches sur deux chevalets. Il nous paraîssait un peu grand, mais les passants sont nombreux. Et il sera pour nous une maison de refuge. C'est là que nous serons obligés de tenir les choses tant soit peu importantes, et comme il y a toujours des bagarres, beauco up de Pères viendront s'y cacher quelque temps. En outre, pour le bien du confrère qui le déservira, là-haut se feront les retraites. Je ne puis pas vous dire tous les détails, mais comme nous voyons, cet hospice fera beaucou p de bien. Les gens de la montag ne nous en savent déjà gré. En outre, ils paraissent se convertir assez facilement. Ici, vraiment, nous sommes au milieu d'un peuple assis à l'ombre de la mort64 . Voyez leur dureté de cœur : quand il y a un lépreux dans la famille, on le chasse comme une bête, sans lui donner la moindre nourriture. Quand il meurt, la police le jette à l'eau. On se tue pour des bagatelles. On fume l'opium, pour lequel on se prive de nourritu re car, ici, il coûte très cher. On se saoûle avec l'eau-de-vie de riz. On ment comme on respire, et on hait l'étranger. Non, il n'y a rien à espérer de cette génération. Heureux, si nous pouvons faire quelque chose avec la prochaine. Pour ceux-ci, que Dieu s'arrang e; nous tâcherons d'en baptiser le plus possible. Et mainten ant, sachez que lorsqu'on vous dit qu'un village est chrétien, cela ne signifie rien du tout. C'est tout à fait comme dire que la France est catholique. Cela veut dire que les gens sont baptisés, mais cela ne veut pas dire qu'ils ont abando nné les vices du paganisme. Pourtant, c'est bien ceci qui importe. Aussi bien, nous ne visons pas le nombre,
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nous voulons la conversion intérieure. C'est dire que nous n'aurons jamais de succès. On dira toujours: «Que font-ils, mais que font-ils?» Pas grand-chose, sans doute, mais nous serons prêts à être les serviteurs de ceux qui font plus. Cher Monsieur le Procureur, je vous écris ces choses, parce que, vous vous rappelez, j'avais les mêmes idées que vous. Or, je n'étais pas sûr, ni très content; je voudrais vous rassurer et vous contenter. Pour nous, nous sommes tous très heureux. On a la vie un peu plus dure, ordinairement parlant, mais le joug du Seigneur est suave et léger, ici autant qu'ailleurs ... Parce que l'on n'a personne à qui se fier, on se réfugie naturellement chez le Bon Dieu. Parce qu'on a quitté beaucoup de choses, on se sent plus à l'aise. Bref, il fait bon vivre; la vie est belle, n'est-ce pas? Encore une chose: M. Melly gère bien ses affaires. Nous l'avons entendu louer par tous les missionnaires qui ont eu des affaires avec lui. Vous pouvez me croire. Je n'écris pas ceci pour le flatter; il est absent, ces·jours. Au revoir, cher Monsieur le Procureur, sinon sur la terre, du moins au ciel ; en tous cas, bientôt : le temps passe si vite ! Priez pour nous. Priez pour nous. Dire que nous sommes les ouvriers du Seigneur, comme s. Paul ! Il ne faudrait pas que le St-Bernard ait à rougir de ses missionnaires. Votre jeune frère dans le Christ, Maurice Tornay.
N. B. Les lettres des Confrères sont nos meilleures récréations.
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69. Latsa, le 19. IX. 1936. Chers confrères, Au moment même où vous vous hâtez vers Matines, me voici dans le soleil de septemb re, sur la montagn e, la mine terrible, ainsi qu'il convient à un comman dant de sauvages, le cœur un peu "chose'', parce que je suis seul. M. Melly est parti ce matin pour Weisi, et M. Chappel et65, parti lui-même pour la Salouen, n'est pas de retour. Me voici sur un tas de pierres, près des fondements de l'hospice, assis à regarder et à comprendre, pour vous la faire voir et comprendre, la montagn e à laquelle vous pensez souvent et que beaucou p peut-être ont déjà adoptée pour une seconde et future patrie. Et puisque, à en croire votre chronique et vos lettres de juin que nous avons lues hier avec M. Melly, certains regretter ont de ne pas recevoir de moi une lettre détaillée sur le dramatiq ue voyage, je les prie d'excuser ma négligence, aussi charitabl ement qu'ils ont espéré ma prose, de me croire toujours intéressé à leurs pensées et à leurs affaires, et d'accept er la présente lettre, comme un gage de sincère amendement. Latsa ! vous en savez bientôt par cœur le chemin. Durant neuf heures, durant quinze pipes et trois chapelets, dirait le P. Nussbaum, on descend vers le sud-oues t66 , le long de la vallée de Weisi, jusqu'au Mékong que l'on remonte, presque à angle droit, vers le nord, pour arriver, trois heures après, chez M. le curé de Siao-Weisi. Là, on se repose à veiller. Le lendema in ou le surlendemain, si l'on suit le chemin le plus ordinaire, pendant trois heures encore
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on monte le long du Mékong qui descend. Ce sont des bouts de voyage comme celui-ci qui causent nos plus grands, sinon nos uniques plaisirs. Mais pour les goûter, je suis bien content d'avoir donné tout ce que j'ai donné67 ; et s'il le fallait, je donnerais plus encore. Le fleuve bruit comme un tonnerre lointain. Des souvenirs ou des ébauches de villages font semblant de peupler ce pays inconquis et noir, cette vallée que le fleuve a creusée entre d'abrupts coteaux, sans se soucier des hommes, comme s'il avait voulu se réserver cette partie de la terre. Les bêtes trottent au chant des oiseaux. Les noyers nous prêtent leur ombre humide. L'on oublie tout, et l'on n'espère rien, et l'on ne serait pas étonné de voir le voile, entre Dieu et nous tendu, tomber; et l'on comprend un peu le bien-être des âmes, dans le nirvana des inutiles désirs. Mais à la fin, ici, du moins, on sent dans les profondeurs de l'être, dirait je ne sais pas qui, comme une angoisse qui se "vrille". C'est que le pont de corde apparaît: il fait l'impression d'une ficelle sur l'abîme. MM. Melly et Coquoz me regardent; s'efforçant de découvrir, sous un calme peut-être apparent, de secrètes et trop humaines émotions. Pour moi, je leur prépare un coup d'éclat: «Faut-il garder la pipe; faut-il la poser? Si je garde la pipe, ils sauront au moins à quoi s'en tenir: j'aurai fait mes preuves ; mais, si je la garde, je risque de mordre trop fort, d'en laisser tomber une partie, de conserver un bout de tuyau en bouche. Ce serait contreépreuve. Bref, posons la pipe.» On a fini de me ficeler; je pars et me retrouve à l'autre bout, en train de me chicaner: «Pourquoi n'as-tu pas gardé la pipe ? » Émotion générale : un peu plus qu'une forte descente à ski ... De ce côté, on monte coucher
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à Kiatze. Retenez ce nom, et permettez-moi une digression. Kiatze est un village gros comme la moitié de la Rosière, mais importa nt comme une capitale, pour être la résidence d'un chef lissou. Qu'est-ce qu'un lissou? C'est un Valaisan du 7ème siècle. Par nostalgie de liberté et de solitude, ou par crainte de la fièvre, ne pouvant habiter la plaine, il a fait de la montag ne sa nourricière. Ce sont les raides gazons, suspendus sur les rochers, qu'il défriche ; ce sont des replats presque inaccessibles qu'il aime pour y bâtir sa demeure. Et quand la terre est épuisée, il s'en choisit une autre, partout chez lui, pourvu que ce soit la montagne. Il vit de sarrasin, de maïs et de blé. Il boit volontiers la goutte. Comme la terre produit facilement le peu dont il a besoin, il passe une grande partie de son temps à courir les monts, chassant et pillant. Par ci, par là, il descend dans la plaine. Là, la goutte étant plus abonda nte, il en prend plus abondam ment. Mais encore, qu'est-ce qu'un lissou? C'est un homme à peu près de notre taille : la figure sèche et ravinée par la colère, les passions et la vie dure, ravinée comme la terre par la pluie ; les yeux grands, noirs, qui se perdent on ne sait où ; la taille droite ; les jambes longues et nues, irriguées par de belles veines bleues ; les pieds nus, cornés et fendus par les bambous qu'ils ont foulés. Homme , il s'habille d'un pantalo n et d'une robe en toile de chanvre ; femme, d'une simple jupe plissée. Homme s et femmes portent à leur côté un sabre qu'ils ne déposent qu'avec les habits. Est-ce tout? Non. Le lissou est encore un bon type. Il a l'air de fuir la société, et pourtan t, il aime la compagnie. Il reçoit bien ses hôtes, à moins qu'il ne soit trop sauvage ; alors, il les tue. Il aime à payer la goutte. Ils aiment à s'enivrer ensemble. Enfin, par dessus tout,
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il se ferait volontiers catholique, et sa langue rude comme nos patois n'est pas très difficile. C'est le peuple chéri de M. Chappelet qui ne pense qu'à eux. Aidez-le bien par vos prières. Au reste, parmi vous, parmi nous, n'y en aurait-il pas un qui aimerait mériter ce titre: "Apôtre des Lissous"? Quand nous arrivons à Kiatze, le chef, le Besset, pour l'appeler par son nom, nous fête. Avec déférence, il nous conduit dans sa grange - sa grange est préférable à sa maison -, nous offre une poule et du fromage de haricots. Aux dernières flambées de notre foyer, nous nous endormons. Le lendemain, par un vallon latéral du Mékong, il s'agit de gagner Latsa. Notez que Kiatze est déjà bien élevé sur le coteau. On quitte le village et l'on disparaît dans une forêt qui finit elle-même à Latsa ... D'abord, une rude montée, à travers les chênes et les vernes grosses comme nos sapins, et puis après, on prend de biais, à travers les cèdres énormes, (3 à 4 mètres de diamètre), les rhodos, les framboisiers. Je me sens heureux, dans ce pays des ours, non pas chez moi, bien que je sois Orsérin68 , heureux, comme au Col du Sonadon69 . Venez voir si j'ai tort. Enfin, quelques clairières nous laissent voir le val qui s'ouvre comme un entonoir. C'est LATSA. Les rhodos continuent leur tapis, et les sapins, chacun avec son ombre, nous accompagnent jusqu'au bout ... Un gras replat, où dort de l'eau, entre deux arêtes, à peu près bien vêtues de gazon. Pas encore ça. Un autre replat. Voici le refuge. Son aspect : s'il était un peu moins haut, ce serait un petit abeau 70 , à peu près la cabane de !'Abeau avec son écurie dessous. Entrez au 3ème compartiment, chez nous. Si vous avez soif, une cruche de goutte chinoise, là, dans un coin, n'en déplaise à aucun Clavandier, ne demande qu'à s'ouvrir. Mais
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n'approchez pas trop vite, vous pourriez vous cassez le nez contre l'énorme foyer qui occupe le centre de la salle. Au-dessus du foyer, mais le dépassant, vous voyez pendre un jambon (ne vous y assommez pas: il a déjà la marque du front de M. Melly); des bouts de viande sèche (n'y mordez pas: vous y perdriez vos dents); un brin de saucisse qui s'ennuie. Ce matelas de branches de sapin, là, à l'angle, c'est notre lit. Retournez-vous de ce côté de la porte, l'ombre du cheval qui nous porte le bois monte démesurément vers les murailles ; à l'autre coin, sur un tas de bois, rêve une poule, future victime pour un dimanche. Levez encore les yeux, et vous voyez un toit, encore provisoire, en bardeaux. Dans les autres compartiments, dorment, mangent, parlent, mentent l'ingénieur et les ouvriers. Que faisons-nous ici? Nous surveillons les travaux. Quelques trente mètres plus bas, un peu à droite, l'hospice lentemen t surgit de terre. Il faut être là pour contrôler la rectitude des lignes, la solidité des murs et bien d'autres choses que vous savez. Pour moi, je fais du chinois [...) A part ça, on fait de la boucherie. M. Chappelet a commencé par un petit cochon. Après lui avoir tiré le sang, il s'aperçut que la bête vivait encore. Plus ou moins en l'assommant, il réussit à lui faire sauter les oreilles. Avec l'ouïe, par une mystérieuse association, la bête perdit la sensibilité. On exerce l'hospitalité ! Souvent, les passants viennent demande r des remèdes et boire du thé. I..:hospice fonctionne avant d'être construit. On blague. Apprenez, Messieurs, que M. Melly a été nommé roi des Lissous. Le Besset de Kiatze, j'en suis témoin, lui a appris la nomination. La raison en est que nous sommes de braves gens,
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que les Chinois sont des usuriers : car ils dépendent des Chinois. Nous avons bien ri. Et si nous aimions la farce, il nous serait facile de faire parler les Anglais, les Chinois ... et Rome. Messieurs, nous allons monter une pipée-durant. Voici un premier col qui nous ouvre passage sur un gros vallon: celui d'Allo. On n'a qu'à continuer ce chemin, sur l'arrête gauche et, après une demiheure, on arrive au second col, le vrai "Latsa-pass", celui-là, et qui, par une descente vertigineuse, en quatre heures de temps, nous conduit dans la Salouen. Vous voyez donc que l'hospice n'est pas construit sur le col même. C'est parce qu'il sera plus facile de l'entretenir, de l'éclairer à l'électricité, de l'approvisionner. Et comme la montée au col n'est plus rude du tout, il rendra un égal service aux gens. Mais, ici, sur le col, chantons nos espoirs. Nous sommes, si l'on compte les heures de montée continuelle, alors, à 7 heures de la Salouen et à 9-10 heures du Mékong. Entre les deux vallées, un commerce intense se fait : échanges de marchandises, introduction (depuis le Mékong) de produits chinois, (bientôt des produits japonais) vers la Salouen et les frontières de la Birmanie. Les transports, vu l'absence de pont, se font à dos d'hommes. Les pauvres porteurs, chargés de 35 à 40 kilos, pour tous vivres, se contentent d'une galette de maïs ou de sarrasin, et passent la nuit comme ils peuvent, dans les bois, sur l'un ou l'autre versant. Ne méritent-ils pas un peu d'hospitalité ? Ou bien, ce sont des commerçants, simples piétons qui, pris par la pluie ou le mauvais temps, seraient heureux d'avoir un abri. D'autre part, vous voyez là, à vos pieds, le vallon d'Allo, déjà occupé par les protestants ; plus loin, les rives escarpées de la Salouen : occupées par les protestants; enfin, ce coteau-ci du Mékong: occupé par
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les protestan ts. S'il y avait à l'hospice trois à quatre prêtres, l'un resterait là en permane nce pour prêcher aux heures des repas et la nuit, les autres seraient très bien placés pour descendr e dans les vallées [travailler] à la conversion des Lissous. Notez que nous n'irions plus chez des sauvages, mais chez des apprivoisés. Dites-moi, n'aimeriez-vous pas descendre dans le vallon d'Allo, noir de forêts, sauvage comme un désert, parcouri r les rives escarpée s de la Salouen, grimper les rochers, la tête lourde comme du plomb, la bouche chauffée comme un brasier, éreintés jusqu'à marcher à quatre pattes, oui, mais aussi de ces pointes et de ces creux, faire surgir des clochers, couvrir le tonnerre des fleuves par celui des cantique s et mourir inconnus et ridicules, dans la nuit d'un village, au milieu des sauvages, à genoux. Voilà le pain qui nous attend. Qui en veut ? Je n'ai pas encore bien goûté son aigre saveur, mais je n'en sais pas non plus de préférable. Ou bien, il pourrait se faire aussi que l'on courre sans résultat, sans voir les clochers, sans entendre les cantique s ; mais il me semble que courir pour Dieu est une œuvre morale assez grande et assez belle en ellemême, ~our se passer de résultat, si la chose était possible 1. Chers Confrères, ici même, sur le col où je suis monté, où j'écris les doigts crispés par le froid, il y a tant de paix, qu'à l'autre bout, j'entends un bout d'écorce tomber de branche en branche, jusqu'à terre. Le ciel reste bleu infinime nt sur l'ombre des vallées qui monte en silence. Dans les rhodos et les bambous , un vent qu'on n'entend pas soulève des vagues de verdure. C'est trop beau! Je me tais, après vous avoir donné ici même rendez-vous. Si vous riez en me lisant, j'ai ri moi-mêm e le premier. Je tiens pourtant à ce que vous me croyiez sincère.
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Je suis ainsi fait que j'aime dire la vérité en riant; mais après tout, pourquoi le rire exclurait-il le sérieux? Comme je prévois n'avoir pas le temps d'écrire pendant les classes, je me permets de vous souhaiter déjà une bonne année. Pour qu'elle soit bonne, aujourd'hui même, tous ensemble, nous commençons une vie meilleure, n'est-ce pas? Pendant que j'y suis, mes félicitations aux nouveaux venus. Déjà un que je ne connais pas ! On s'arrangera bien pour se connaître, n'est-ce pas, M. Exquis ? Et puis, quand on travaille pour le même but, quand on est dans la même Maison, on n'a pas besoin de se connaître, pour s'aimer. Or, s'aimer suffit. Votre très fidèle dans le Christ, Chanoine Tornay.
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Weisi le 6. XII. 1936. Mes chers, Assis tout seul dans ma chambre, je pense à vous. Ici, c'est l'après-midi, et vous, vous déjeûnez [... ]. Le riz, les pois sont au grenier. Il n'y a plus rien sur la terre que des chaumes et des troupeaux de porcs et de mulets qui les mangent. La neige n'est pas encore venue. Elle viendra, mais le soleil la fond en un jour. Maman, comme tu serais bien ici ! Le ~our, la température monte jusqu'à 45-50 degrés 2 ; elle descend, la nuit, jusqu'à moins dix ou douze, dans quelques jours, du moins. Bientôt, nous commencerons le chauffage. Cela consiste à mettre
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des braises dans une cuvette de fer, et à mettre les pieds sur le bord de la cuvette. Ces nuits, les loups viennen t hurler tout près de la Mission. De temps à autre, ils prennen t des cochons. Un de ces jours, je veux aller à leur rencontre car je n'en ai point encore vus. Notre vache n'a plus que deux verres de lait par jour. Comme nt faut-il faire, pour qu'il y en ait pour tous et que tous en aient assez? Pour moi, ça ne me gêne pas du tout. J'ai trouvé ici un mets qui me convient: c'est du fromage de haricots. On moud les haricots, on en fait une pâte claire que l'on cuit à petit feu. C'est tout à fait du vacherin, mais ce vacherin a tout à fait le goût du lait brûlé. C'est nourrissant, digestif et tonique. Nous avons aussi des poires assez bonnes quand elles sont bien cuites. Il y en a de grosses comme nos petites betteraves, très juteuses et peu sucrées. Nous sommes en train de faire les foins en ajoutant de la paille de riz. Notez le menu de nos bêtes: lère ration, foinpaille de riz; 2ème ration, regain-paille de riz; 3ème ration, paille ou marais-paille de riz. Et avec cela, plus un peu de farine, notre vache sue la graisse. Ah ! si Darbellay savait ça ! Nous avons aussi du cidre. Je préfère le thé: question d'être Chinois. Ce thé est itze73 et se boit sans sucre. Nous nous défendons glorieusement contre les poux, mais nous sommes battus par les puces. Le cuisinier n'a pas encore changé la formule de sa soupe : il invente pourtan t de plus en plus. Il fait le rôti et la sauce avec les pomme s de terre et nous sert la viande cuite à l'eau. Nous avons deux chats : ce sont eux qui dégustent la viande qu'il faut préparer. Nous avons aussi des poules et des œufs. Frère Nestor a vu comment il cuisait les œufs, pourtant à la coque, ... mainten ant, il n'en prend plus.
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Les plus malins ne vont pas voir. Enfin, d'autres une autre fois. Mes chers, tout mon cœur est à vous. Tout va bien. [... ] Maurice, [... ] ça se prononce: go ngai gui-mên tè hèn; ça signifie: moi-aime-vous-beaucoup. Quelle langue, ce chinois ! Voici quelques photos. Dites-moi si vous les avez reçues. Envoyez à tante celle que je lui ai destinée.
71. Weisi-désert, le 17. 1. 1937. Mon cher Monsieur Detry, Dimanche après-midi, un dimanche clair comme celui où nous montions au St-Bernard. Le ciel est bleu comme vos yeux. Dans les creux, l'ombre chasse le soleil. De temps à autre, un coup de vent. Dans la mission, silence, me voici seul avec vous. Cher confrère, aimez-vous la philosophie? C'est une bonne préparation au désert. Viendrez-vous avec nous? Et l'avion 74 ? Je ne crois pas qu'il nous rendrait les services espérés, parce que le gouvernement n'en voudrait rien, parce qu'il serait trop cher, parce qu'il ne pourrait pas facilement atterrir à la plupart des postes desservis, surtout parce que le chauffeur n'aurait pas le temps de "voler". Ne vous découragez pas. Lequel préférez-vous : "voler" ou prêcher? Je vous vois plutôt, dans la poussière, frapper de maison en maison. Lequel pensez-vous? lequel choisissez-vous ? faire le défonçage ou bien l'ornementation? Le Christ n'a pas "volé", mais il
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a absout la Samaritaine et guéri Marie-Madeleine75. N'est-ce pas que ce travail est beau: sentir les corps malades, parler à ceux qui ne plaisent pas, convaincre les sourds, gagner une à une les âmes, ne pas pouvoir dire «j'ai converti tant», sentir de belles crises de découragement, comme s. Paul, ne pas briller aux yeux des hommes, même de ceux qu'on estime, mais pourtant, mais quand même jeter une âme dans le ciel ? Si je ne me trompe, c'est là, la "voie" du Christ. Si vous l'aimez, vous la suivrez. Vous vous trouverez, le soir, à coucher dans des forêts, seul, seul priant, parmi beaucoup de monde. Vous entrerez dans les taudis où vous ferez du bien sans être remercié. Enfin, fatigué, la nuit, je vois l'ombre de votre visage sur un livre de méditation, ayant trouvé la pauvreté, la paix, le désert - car le désert, ce n'est pas tant l'absence de monde, que l'absence d'un monde qui vous comprend et qui vous flatte l'occasion de vous dépenser que vous rêvez. Se dépenser, c'est se donner pour rien. Ah! comme cela se vit bien ici ! Tous ces mots, pour vous encourager, même si vous n'en avez pas besoin. Mon cher, si vous trouvez le temps long, occupezvous à chercher la vérité, parce qu'on risque de la perdre, en route. J'en ai vu beaucoup qui ne l'avaient pas. Pour moi, je vous donne rendez-vous, n'est-ce pas? Nous aurons beaucoup à dire. Ce sera fête ... au désert [ ]. Veuillez me pardonner76 et me croire capable de faire n'importe quoi de bien, pour vous faire plaisir. Chanoine Tornay.
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73. Weisi, 13 mars 1937. Mes chers Parents, Mes chers frères, mes chères sœurs, Votre envoi est arrivé, aujourd'hui. Avec quelle joyeuse curiosité l'avons-nous déballé! Tout était en bon état. Le fromage avait souffert un peu, mais la grande partie servira à nos dîners de grandes fêtes, ainsi que la viande. Tout ça sent bon, tout ça sent le pays, la jeunesse, ceux qu'on aime. C'est un parfum qui vient de très loin, nous rappeler de si touchants souvenirs. Merci beaucoup. Cela me témoigne que, si je suis désespérément invisible, par l'affection que vous me portez, j'habite toujours parmi vous. Pour moi, que vous enverraije? Vous n'attendez rien, je le sais: pourtant, c'est dur de recevoir et de ne rien rendre. Pourtant si, je possède bien quelque chose. Chacun donne ce qu'il a. Les enfants à qui j'enseigne le catéchisme me donnent leurs poux; les pauvres : ils n'ont rien d'autre. Or, voici tout ce que je puis pour vous: prier. Eh bien ! chaque fois au partir de la poste, si je n'envoie pas une lettre - vous direz: ce qui arrive souvent - je dis un Ave Maria et, chaque soir, avant de m'endormir, je vous emmène un chacun, depuis papa jusqu'au nouveau-né, je vous emmène devant Dieu ... Et je ne doute pas que Dieu fasse très attention à cette prière car, si ce n'est pas à cause de Lui et pour Lui que nous sommes séparés, je ne vois ni pour qui, ni pour quoi. Nous croyons fortement, vivement, n'est-ce pas? aux paroles de Jésus: «Celui qui quittera son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, recevra le centuple en ce
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monde et la vie éternelle en l'autre. 77 » Mais vous m'avez quitté, aussi vraiment que je vous ai quittés. Maman, j'ai fini. Méditez un peu sur la sincérité de nos gens : M. Melly va voir le chef d'un village situé ici, tout près. Il est malade. Qu'as-tu, demande le Père? - «J'ai pris des remèdes pour couper l'opium : ils m'ont complètem ent abattu». M. Melly ne partant pas, M. Melly faisant trop long, i1 78 tire sa pipe et se met à fumer son opium, le plus innocemm ent du monde [ ... ]. Ces jours, il y a révolte d'une tribu qui habite à un jour d'ici. C'est que le gouvernem ent fixe l'impôt à un piastre par famille. Le mandarin qui doit ramasser cet argent pour la caisse publique, double l'impôt, afin d'en avoir la moitié pour lui. Enfin, la tierce personne qui recueille l'argent triple l'impôt et en garde la troisième partie. Or, trois piastres, pour ces pauvres gens, riches comme nos ancêtres il y a un siècle, représente nt la majeure partie du travail de l'année. Pour nous, rien à craindre: les révoltés sont nos amis. Ceux qui vont les battre se croient nos protecteur s ... Nous rions. Notre cuisinier n'a pas changé. Un jour, M. Melly qui avait reçu le nécessaire pour une crème chocolat, faisait sa crème. Le lendemain , maître-cui sinier vient s'enquérir sur le matériel du déjeûner. «Faut-il du café ou du chocolat? » M. Melly répond: «Fais du chocolat, si tu en as; moi, je n'en ai pas.» «Mais comment, s'exclame-t-il, le Père n'a pas de chocolat! Le Père en a fabriqué, hier». Un jour, nous voulons essayer son génie d'invention. Nous lui ordonnero ns de nous servir du café au lait, sans employer du lait, ni du café! Voyezvous, nous ne manquons pas d'amusem ents. Le Bon Dieu sait bien qu'il nous faut rire quelquefo is !
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Rions donc le plus possible. Au reste, c'est le printemps ; il faut en profiter. Je vois la Rosière qui commence à reverdir, je vois le soleil briller sur les fenêtres de l'école, et un coin des Crettes tout noir qui sort de la neige. J'entends le vent dans les arbres, je sens l'odeur de la mousse que la neige vient de quitter. Et je vous vois à Fully, toujours les mêmes à travailler la même terre, et je vous vois à la Rosière rentrer, le soir, les mains violettes de froid. Continuez votre pélerinage, mes chers, et ne faites pas moins confiance à Dieu qu'à votre terre. Celle-ci, chaque année, vous l'avez ensemencée, et chaque année, elle vous a donné son pain ; fidèle, elle ne vous a pas laissés mourir ; belle, elle vous a causé combien de plaisirs. Mais Dieu est plus fidèle que sa créature, à ceux qui le servent : il est lui-même leur récompense. Mais Dieu est plus beau que le ciel et la terre, et c'est sa beauté qui nous rassasiera pour toujours. Non, je ne vois rien de consolant, je ne sache aucun tonique, aucune réalité, si ce n'est que nous sommes en voyage vers le lieu de notre repos, si ce n'est que nous sommes soumis à de rudes épreuves par un Dieu infiniment bon, pour jouir enfin d'une infinie récompense. Il y a peu de personnes qui ont la foi; ayons-la et vivons d'elle. Louis, les pipes, les blagues, les bourre-pipes sont très bien choisis. Tu as fait la joie de plusieurs confrères. Les serrures aussi. Notez: n'envoyez plus de viande : cela ne nous manque pas trop. Si vous saviez quand les Sœurs font des "cantines'', vous pourriez leur porter du fromage. Ayez-en du vieux, maigre ou mi-gras. Ne le partagez qu'en deux. Louis, passe remercier les Sœurs et les avertir. Enfin, de temps à autre, écrivez-moi. Jean, on dirait
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qu'il est marié, tant il m'oublie. Marie est silencieuse. Dites à Cécile de recommen cer une lettre bientôt, afin qu'elle puisse me l'envoyer dans dix ans. Un baiser à tous. Maurice.
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Weisi, le 24 mai 1937. Mes chers Parents, mes frères bien-aimés mes sœurs chéries mes chers petits neveux que je ne connais pas, J'attendai s une lettre de Joséphine , pour avoir une occasion de vous répondre. Comme elle n'arrivera peut-être pas cette année, je m'en voudrais mal de vous obliger à un si long jeûne. Ainsi donc, cet après-midi de mai, près d'un réveil qui mesure ma jeunesse, et de journaux chinois qui me dévorent le temps et la vie, mes chers, me voici, tel que vous m'avez toujours connu, ne prenant au sérieux que les choses de Dieu et votre affection, et me sentant toujours au milieu des riens dont, pourtant, je ne puis me débarrasser. Au milieu des riens! Pour un missionnaire, c'est scandaleu x ! Écoutez donc. J'arrive bientôt à me faire comprend re et à comprend re les Chinois. Sur ce, je me mets au tibétain qui est plus facile, mais aussi plus compliqué (que Jean concilie les deux termes!). Que Louis et Louise étaient bien bêtes, lorsqu'ils croyaient, avec moi, qu'il ne pouvait y
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avoir que deux genres ou trois : le masculin, le féminin, parfois le neutre ! La langue tibétaine en compte cinq : le masculin, le féminin, le neutre, le très féminin et le stérile [... ]. Article toilette. Hier, j'ai fait la maman. En bas de la ville, coule une gentille rivière. Moi-même, j'y entre ; j'y fais entrer tous mes gosses. Nous jouons dans l'eau. Après quoi, muni d'une brosse à souliers que j'ai bien lavée, je fais un nettoyage en règle. Qui saura jamais le nombre des victimes ! Article cuisine. Le cuisinier s'éreinte à nous soigner. Or, je tiens qu'il faut se rapprocher de la nature. Lui, prépare donc les petits pois en sauce, disons, en pâtée. Consciencieuse ment, je demande de l'eau chaude: j'y lave les petits pois et ensuite, les mange. Le cuisinier doit se demander quelle est la vertu magique de cette eau chaude. Article cuisine, toujours. Nous étions deux à table : M. Melly et moi. Sur un plat propre, fument deux biftecks magnifiques. M. Melly se sert. Je prends mon morceau, le flaire et le remets soigneusement en place. M. Melly s'étonne. Au bout d'un moment, il donne le sien au chat. Le chat regarde, sent, et s'en va en miaulant, traînant la queue et laissant là le morceau. Article religieux. Notre professeur, un bon Chinois, convoite ma pipe européenne. Il me dit : Donne-la moi. - Oui. Mais quand veux-tu recevoir le baptême? - Dans cinq ans. - Ah! c'est dommage ! Je voulais te la donner, le jour de ton baptême. Attends encore cinq ans. Le même jour, je le fais raisonner. Je demande: - Est-ce important de sauver son âme? - Non, ce n'est pas important. Veux-tu aller en enfer? - Non. - Est-ce important, d'éviter l'enfer? - Oui. - Éviter l'enfer ou sauver son âme, c'est la même chose. - Oui. -
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C'est donc import ant de sauver son âme! - Oui. Mais pour sauver son âme, il faut pratiqu er la religion chrétienne. - Oui. - Veux-tu pratiqu er la religion ? - Oh ! pas encore ! ! Article agriculture. Que faites-vous ? Ici, on plante le riz. Les rizières sont inondées. Hommes, femmes, pataug ent dans l'eau, prenan t les minces pousses nouvelles, et les piquan t dans la terre. C'est très joli. Article pharmacie. Ces temps-ci, peu de malades. Pourqu oi? Quand on plante le riz, on n'a pas le temps d'être malade. Article hors d'œuvre. Soyez rassurés: je ne suis jamais malade : premièrement, parce que j'ai bonne santé; ensuite secondement, si la grammaire vous plaît, parce que je n'ai pas le temps d'être malade. Enfin, pour finir en beauté et en vérité: beauco up de choses quittées d'Euro pe ont déjà passé dans le flou. Il n'y a que votre image qui ne meurt pas et, avec elle aussi, celle des gens et du pays. Je vois encore les gentianes petites et bleues qui s'ouvrent au ciel, près de la cabane des Crettes. Je vous suis, sur les chemins. J'ouvre tout grands mes yeux, sur cette vie si lointaine et si chère. Je ne veux tenir plus qu'à mon devoir, puisque je l'ai quittée. Non. Qui me présen terait je ne sais quoi de beau, je n'en voudrais rien. Et vous, mes chers, soyez contents de ce peu et de mes prières, même de celles que je dis quand je suis fatigué, et où il n'y a presque rien, que le seul désir de vous aider qui subsiste. Soyez le plus heureux possible, mais mettez votre cœur là où est votre bonheur. Pas dans l'abondance, ni le malheu r dans le manqu e d'abondance, pas dans la tristesse d'être vieux ou dans celle de vieillir, mais dans l'espoir du ciel. Entretenez-vous avec Dieu. Que Jésus prenne
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la place que j'ai laissée. Parlez-lui de vos affaires et, quelques fois, parlez-lui aussi de votre missionnaire. Soyez souvent à genoux, dans la chapelle antique et, quelques fois aussi, prononcez mon nom devant sainte Anne. Si les vitres de la chambre ne tremblent plus aux bruits de notre enfance, qu'elles gardent avec soin les secrets de vos âmes religieuses et votre vie éprouvée de voyageurs sur la terre. Souvenez-vous de celui qui ne vous oublie point. Aimez, comme jadis, celui qui partout porte votre affection. Maurice.
Joséphine, Anna m'a dit que tu lui avais annoncé ton mariage. Et puis, plus rien. Je suis inquiet. Si tu as la moindre peine, sache que j'ai toujours la même compréhension des choses. Dis-moi tout: ça te fera du bien. Si tu es dans la joie, je ne suis pas assez étranger pour ne pas aimer à y prendre part. En tout cas, je prie spécialement pour toi et t'assure que je suis plus Maurice que jamais, pour avoir vu beaucoup de choses. Celui qui te chicanait, pour avoir du linge blanc, immaculé. Maurice T. N. B. J'envoie la lettre à ton adresse, pour que tu reçoives ce billet.
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77. Weisi, le 2 septem bre 1937. Mon cher Louis, Encor e un été passé, penda nt lequel vous n'avez pas eu l'occasion de me lire souvent. Vous croirez que je vous oublie ... un peu; pas du tout, mon cher. Je suis souvent avec toi et les autres aussi. Je t'entends tarabu ster avec les tiens, rire, jouer, et quelques fois aussi je t'enten ds prier. Je n'ai aucun souci à ton sujet, puisque tu es en bonne santé et que tu as une bonne place, ni au sujet de Louise qui est plus gentille que toi, ni au sujet de tes petiots qui ne peuvent pas encore faire du mal. De tout cela, combien je suis heureux. Ici, vie plutôt banale. Il a fait, duran t l'été, si chaud, que j'avais perdu toute énergie. Heure usement le temps a changé. Il a plu. Et mainte nant, l'autom ne va commencer. L'auto mne en Orient, c'est plus beau que tout ce que tu as vu. Le ciel est si pur, que, tout de suite, on se sent apaisé en le regardant. La terre, où les fougères jaunissent, où quelques arbres s'effeuillent, a l'air si tranquille, qu'on la croirait inhabitée. Je ne puis me prome ner sans prier. Certes, le pays reste étranger aux crimes qui s'y comm ettent ; peut-ê tre Dieu l'a-t-il créé plus beau, pour nous récompenser déjà. En vous quittant, je croyais avoir tout quitté, même la littérature, la musique, tout. Or, tout m'a été rendu 79 . Je ne sache pas de poésie plus émouvante que celle de cette terre en perpét uelle contemplation, ni de musique plus profonde que celle des torrents dans la solitude. Ainsi donc, mon frère,
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tu me vois aimer ma nouvelle patrie ; ne pense pas que ce soit au détriment de l'autre. Dans un cœur chrétien, chaque chose trouve sa place qui mérite notre amour. Oui bien, j'aime beaucoup ces Marches tibétaines ; je leur ai donné mon intelligence car j'ai passé des heures à étudier les langues; quand le temps sera venu, elles auront aussi mon cœur et ma force car, avec la grâce de Dieu, je veux bien tout m'user, pour ramener à son Centre et à son équilibre, ces populations si assoiffées de divin, qu'elles semblent tout mépriser, y compris Dieu, parce qu'elles ne connaissent rien de Dieu. Et toi, mon cher, glane et retiens ces mots. C'est là toute la vie de ton frère qui, maintenant, change, sans que tu ne t'en aperçoives; qui se fane (peut-on vivre, sans se faner un peu?), sans que tu en souffres ; qui passe, sans que tu puisses l'arrêter. Car, tu as tes intérêts, et moi, les miens. Tu travailles pour un morceau de pain, et moi, pour un autre ; nos deux vies s'éloignent comme deux routes longtemps parallèles et qui, brusquement, s'en vont d'un côté opposé. De ceci, nous n'en sommes point maîtres. Que nous le voulions ou non, la vie nous séparera de plus en plus. Il y a un mot, dans !'Écriture, si triste et si beau: «Je suis un étranger, pour les fils de ma mère». C'est Dieu qui parle ainsi, et il aura bien pensé à nous. C'est ainsi que nous vieillissons, mon cher Louis. Pourtant, nous restons frères, n'est-ce pas? Bien que ces soucis passagers, cette lutte pour la vie, nous entraînent de côté et d'autre, il nous restera toujours un même cœur aimant les mêmes choses. Et si éloignés que nous soyons, nous pouvons être très près, par la prière. Nous y serons fidèles, n'estce pas? sachant qu'elle est le seul remède contre
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l'endurcissement et la stérilité, sachant qu'elle est la voie à la vie éternelle. Mais pourquo i t'ai-je écrit ces lignes? Parce qu'il faut se parler, comme l'on aime se parler; parce qu'il fait bon se dire les choses que l'on sait déjà. Cela fait du bien; cela purifie ; cela fait prier. Parle un peu de moi à tes petits chéris. Je voudrais qu'ils sachent qu'ici, très loin, vit quelqu'u n qui les aime et qui ne les a quittés que pour mieux les aimer. Et puis, aimons la vie, à cause des bonnes leçons qu'elle nous donne. Voudrais-tu me faire un croquis de l'installation d'une circulaire, marchant à eau; croquis simple et clair. Nous allons construire une assez grande école : cela nous rendra service. Il est très probable que, cette année prochaine, des renforts viendront. Alors, peut-être qu'on t'en fera acheter une. Mais auparavant, il faut savoir l'installer. Il n'y a pas beaucou p d'eau dans le torrent mais, je pense qu'elle suffira tout de même. De même : croquis d'une scierie, capable de scier de grandes planches. Ici, nos ouvriers n'ont que des scies à main; ils sont incapables de faire des planches de chêne, de noyer qui abondent. Indique-moi, en même temps, soigneusement, les prix d'une circulaire et d'une scie de long. De même, indique-moi le prix d'un petit fourneau en fonte, comme il y en a aux Crettes, mais beaucou p plus petit. Tu comprends, donne-moi rien que ce que je demande : les prix. Réponds-moi sitôt que tu pourras. Je t'embrasse avec tous les tiens. Maurice.
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78.
Weisi, le 2 septembre 1937. A toute la chère maisonnée, Bientôt trois mois que je ne vous ai point écrit. Chicanez-moi, je le mérite. Mais pour que vous soyez justes, permettez-moi de vous dire que j'ai surveillé, tout l'été, nos célèbres collégiens, (si vous n'avez pas oublié que nous avons une école où nous préparons des enfants à entrer au Petit Séminaire), et que je n'ai guère eu de temps à moi. Et maintenant, j'attends votre verdict. Avez-vous fini? Je pense. Veuillez donc me passer la parole. Mes chers, je vous accuse aussi. Il y a plus de cinq mois que je n'ai rien reçu de vous: cinq mois, c'est presque une demi-année. Or, une demi-année, ne pas trouver le temps d'écrire! Enfin, je vous absous, parce que je vous sais bonnes gens. Allez en paix, mais écrivez-moi tout de suite. Vous devez en avoir à me dire : sur les nouveaux ménages, sur les anciens, sur les Crettes, Fully. Tout m'intéresse, parce que vous m'intéressez. Ici, rien de nouveau. C'est-à-dire, il y a du nouveau, mais vous ne connaissez personne. Je pourrais vous dire qu'un papa m'a demandé une fiancée pour son fils, et que j'ai été bec de gaz, parce que des fiancées, je n'en ai pas plein les poches; je pourrais vous dire que j'ai assisté à un grand dîner, où j'ai mangé de l'ours et du foie cru et des œufs de canard. L'ours, c'est à peu près comme du cochon. Le foie n'était guère appétissant. Les œufs de canard passés en couleur avaient très bonne façon. Je pourrais vous dire que nos jardins sont pleins de pêches amères, que nous mangeons par distraction. Je
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pourrais vous dire aussi que notre cuisinier nous a fait un jour un festin: il a pris des tomates, les a vidées complètement, et ensuite, les a remplies de riz ; que nos vaches ont des poux gros comme des hannetons. Ces poux couvent leurs petits sous la peau; qu'ainsi nos vaches sont bientôt trop fatiguées pour avoir du lait, n'ayant presque pas de sang; que nous avons un cheval à vendre : ce cheval a trois bonnes jambes, plus une qui est raide comme une bûche ; que nous avons trente poules qui font, actuellement, toutes ensemble, un œuf par jour; que nous avons fait du cidre en quantité ; que les Chinois n'ont pas changé. Mais toutes ces nouvelles ne sont rien. Je puis vous dire, par contre, que je suis en bonne santé, que je suis heureux, et c'est cela qui vous fera plaisir, n'est-ce pas? J'espère de même que Dieu vous conserve toujours, avec une prodigue bonté, comme il l'a fait jusqu'à présent. Et c'est ce qui me console de votre long silence. Au reste, je le veux bien, une bonne prière vaut plus qu'une lettre. Mes chers, les vendanges se préparent, le raisin est coloré, l'automne est là, les foins sont à la grange: j'aimerais vous accompagner à tous ces travaux qui restent encore. Dieu veut que je vous suive de loin, seulement, pour être plus près de vous, au grand Jour. Soyons heureux ; et puisque la terre ne nous suffit pas, regardons un peu le ciel. Et si le ciel ne dit pas assez, parce que nous n'avons pas assez de foi, demandons à Dieu de nous venir en aide. C'est là l'unique philosophie. J'allais finir, mais je pense que le facteur arrivera, à soleil couchant, alors que vous serez à la cuisine, assis, à prendre votre goûter. Tout en mâchonnant votre pain, vous m'écouterez. Et rien ne presse de finir. Bavardons un peu.
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Papa et Maman, que font-ils aux Crettes? Est-ce que l'herbe manque ? Il y a quelques images qui me reviennent toujours : les Crettes, avec cette partie que l'on voit si bien, en montant d'Orsières ; les Crettes d'en bas, avec la grosse pierre un peu plus loin que la cabane ; la Rosière, avec le frêne qui est en bas de notre maison ; je regardais à travers les branches l'ombre qui descendait depuis le Catogne, et j'étais si heureux! Le mazot de Fully, où Marie me servait de la soupe à la farine. Ah ! comme ces images viennent loin, et qu'elles sont rafraîchissantes ! Encore une que j'oublie de dire : celle des derniers soirs où l'on paît les vaches. Quand la nuit vient, on allume des feux ; et le feu flambe et la nuit vient et l'on se chauffe; puis, quand les bêtes regardent en l'air, on sait qu'elles ne veulent plus manger ; on encabatte80 ; et si l'on peut, on choisit un chemin plat pour que les sonnailles se fassent mieux entendre ; et l'on est heureux. Arrivé, on traît, on boit du lait ; et la nuit, quand on va se coucher, on entend encore, par ci par là, un coup de sonnette ; et l'on dit: «Demain, faudra enlever les sonnettes». Mais aussi, je vois combien elle est traître, cette vie que j'aimais tant. Elle est passée; et si je voulais, par impossible, y rentrer, elle m'accueillerait en étranger. Il en est de même pour vous. Ce que vous défrichez, un jour vous quittera; ce que vous aimez, un jour passera à d'autres. Non, il faut l'aimer, la terre, bien sûr; mais il ne faut l'aimer que pour autant qu'elle nous conduit à Dieu, que pour autant qu'elle nous dit combien Dieu est mystérieux et bon et beau et miséricordieux. Le reste ne vaut rien, parce que le reste passera. Oui, tout le reste passe-
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ra, mais mon affection pour vous ne passera pas car, au ciel, nous nous aimerons toujours. Bien à vous tous, Maurice. N. B. Dites donc à Cécile de commence r une lettre qu'elle m'enverra dans dix ans. Embrasse z toute la maisonnée de Cécile; passez-leur ma lettre.
79 bis. Christ-Roi 1937. Cher Confrère81 , Cher entre tous, que s1 Je ne vous ai pas écrit c'est que je n'en avais besoin ni pour aviver en moi votre souvenir: il est toujours vivant, ni pour me rappeler au vôtre. Je sais combien vous pensez à nous. Pour moi, pour les autres, vous êtes toujours celui qui nous faisait rire ... des rires si jeunes et si innocents. Pas plus tard qu'un de ces jours nous avons veillé jusqu'à 10 ou 11 heures, assis à nous rappeler, à revivre, les "séances" de St-Oyen et du St-Bernard. Je vous souhaite de ne pas vieillir, mais d'amuser toujours afin que plus tard si jamais il nous est donné de revoir la "vielle maison" il nous soit aussi donné de revenir hommes auprès de vous. A quand? ! ! Mais aujourd'hu i puisque j'écris écrivons parlons réalité. La dernière chronique - un vrai sphynx avait une lueur. Vous nous affirmiez qu'il y avait des réserves.
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Nous comptons beaucoup sur vous pour cela. Voyez plutôt : Latsa ouvert dans 2 ans, alors que les nouveaux ne sauront pas même assez la langue ; une grande école préparatoire au Petit séminaire (qui à mon idée si les renforts ne sont pas trop rares pourra devenir un Petit séminaire, ensuite un Grand aussi, un couvent de chanoines réguliers). Kitchra, importants revenus, résidence inoccupée et pour cette raison délabrée. Prendre pied dans les villages presse encore davantage parce que les Protestants deviennent de jour en jour plus dangereux. D'autre part, pour cette partie Ge voudrais être plus clair mais je crains que ma lettre ne soit frauduleusement ouverte à quelques douanes), pour ce coin-ci de la terre il ne faut plus guère compter sur les M.É. de P. 82 Vous voyez que si nous n'en prenons pas soin, elle ne donnera rien de bon, et toute la honte nous en reviendra. Aidez-nous donc beaucoup; envoyez-nous beaucoup de missionnaires, mais envoyez-nous seulement de ceux qui ne se laissent ni encourager par le succès ni, surtout, décourager par l'insuccès. Et maintenant, veuillez nous dire un peu ce que vous faites sur l'autre hémisphère. Nous n'y comprenons plus rien. Pourquoi M. le Père (Maître?) a-t-il dû renoncer à la philosophie parce qu'il n'avait pas de novices? ! ! Nous ne doutons pas de vos excellentes raisons, mais nous nous intéressons trop à vous pour ne pas les savoir. Écrivez-nous donc une lettre pleine de réalités. Nous l'attendons. Et puis, cher Confrère, quand vous avez un "Memento" pas trop long, daignez l'allonger un peu pour moi. Je suis toujours un peu à votre charge. Il faut bien que vous me prépariez à la Ière Messe. Vous m'avez rendu heureux en m'aidant à venir ici; rendez-moi bon, vous le pouvez.
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Et moi, je vous assure de vous rester toujours très attaché [... ] Qui vous aime beaucoup. M. Tornay.
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Hanoï, le 24. IV. 1938. Mon cher Louis, Ton frère est prêtre, depuis ce matin. Ce que nous attendions depuis 14 ans, est arrivé ... Je te bénis, je bénis Louise et tous vos enfants, de toute mon âme. Après-demain, je dirai la messe pour tous les miens. Toutes vos larmes, toute notre douloureuse séparation sera là, sur l'autel, avec le Christ immolé; et de mes deux mains, j'offrirai cela au Bon Dieu, pour notre salut. Non, je ne sache rien de plus beau. Je suis seul, mais je suis très heureux, parce qu'ainsi, Dieu est davantage honoré. Toi, mon cher Louis, pense que je [ne] suis prêtre que pour faire du bien; aide-moi par tes prières. [... ] Sache aussi que je suis prêtre pour vous; par conséquent, n'aie pas peur de me dire tout ce que tu voudrais. Je t'embrasse très fort, avec tous les tiens. Maurice.
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89. Weisi, le 30. 6. 1938. Cher Monsieur René83, Je viens de recevoir vos petits bouquins84. Je dévore celui de Francis Jammes; je suis ému. Merci beaucoup. Quand vous en aurez des mêmes, je me recommande. Et que faites-vous? Cher ami si lointain, je n'ai pas oublié que, jadis, nous vivions ensemble. La séparation fige les souvenirs, fixe éternellement les images. Ainsi, vous serez toujours celui que j'ai connu autrefois. Ces jours, vous êtes en fête. Je suis tout autre chose, parce que je vais partir étudier le tibétain, et que M. Melly m'a mis une grosse hotte sur les épaules : le pro-petit séminaire. J'aurai une trentaine d'enfants, héritiers du paganisme, à instruire et surtout à sanctifier. Bref, n'en parlons pas: ça me change le sang en soupe à la bataille. Parlons en phrases détachées. A celui qu'on aime, on livre ses pensées. Il n'y a de vrai que ce que l'on fait de bien. Comprenez-vous ce que cela signifie : «faire la vérité» ? Estote factores verbi, non auditores tantum 85 . Un conseil : ne croyez pas tout ce que l'on écrit. Il n'y a que ceux qui vivent leurs paroles qui ont le droit d'écrire. Veuillez dire à M. Lovey de bien comprendre la lettre "vermillon" qu'il vient de recevoir ou qu'il aura reçue déjà. Je compte toujours sur les commandes que je lui ai faites. [... ] Il faut que je tienne une école moderne, dont les meilleurs élèves se-
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raient aptes à entrer en Rudiments, là où il n'y a probablement que de l'herbe. De tout cœur, votre confrère, Maurice Tornay
90. Weisi, le 30. X. 1938. Mon cher Louis, Quand tu me liras, les autres seront déjà loin86 . J'ai appris trop tard leur départ, pour te commander ce que j'aurais voulu. J'étais alors à six jours d'ici, occupé à étudier le tibétain. Un beau jour, je reçois la nouvelle du départ. Hélas ! il ne me restait plus qu'un mois; la lettre n'aurait donc pas pu arriver, heureusement pour toi ! Et maintenant, voici mon boulot. Tu penses que je suis régent. J'ai 39 élèves mi-chinois, mi-tibétains. Je leur apprends tout, depuis la façon de se laver, de s'habiller, jusqu'à la façon de se mettre à genoux et de prier. Les pauvres ! ils sont pleins de poux, de punaises et de puces, et, Dieu sait, si j'en n'attrappe pas quelquefois, moi aussi ! Je suis tout le jour pris par eux car il faut leur inculquer la religion, comme on inocule un poison : petit à petit, à chaque moment un peu. Mon école n'est pas encore finie. c'est une magnifique maison. Charpente de bois et murs de terre, deux étages (plutôt, un) et galetas. Galetas: dortoir; étage : ma chambre, chapelle ; rez-de-chaussée : salles de classe. Plus tard, seulement, j'aurai une cure et église.
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Des chrétiens, j'en ai déjà 39; les autres viendront. Santé, excellente ; travail assuré; position magnifique ; pension originale : matin, bouillie de riz; midi, riz ou maïs cuit à la vapeur (on lave le riz, on le fait bouillir une minute dans l'eau, on le met dans un tamis qui lui-même "couvercle" une marmite où bout quelque chose. Pour le maïs, idem). Ensuite, on le mange avec du piment, des pommes de terre ou de la viande. Soir : voir midi. Dessert, quelquefois une pipe. Apéro : même nature. J'ai un diable à combattre: la paresse de mes élèves et, aussi, parfois la mienne. Les gens d'ici: ne rien manger, ce n'est pas trop ennuyeux, ça arrive si souvent ! Souffrir: il le faut ; mais travailler, faire quelque chose, ça, c'est une peine qu'Adam aurait bien pu payer tout seul ! Les pauvres, pas d'imagination, pas de sentiment. C'est une terre à défricher. Prie Dieu de ne me laisser jamais décourager. Que d'épines à tailler, que de ronces à déraciner ! Le travail de l'Église, oui, ça c'est du beau travail. Maintenant, quand tu me répondras, ne me donne que des nouvelles de chez nous, comme je ne t'en donne que des miennes. Chez nous, j'entends la famille, j'entends la Suisse; avant ces deux, toi et les tiens. Scierie : trop cher ; verra plus tard ; tous les problèmes remis. D'abord, m'installer; pour voir, il faut être sur place. De la maison, pas reçu de lettre, depuis avril 1938. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Tout de même, une lettre de la maison au cœur d'un exilé ! Nouvelles d'Anna, bonnes. Nouvelles de tante, idem. Nouvelles de Cécile ? Age de Laurent? Ne sait-il pas bientôt écrire? Heureux dans ma nouvelle patrie, je vous en souhaite autant dans la vôtre que j'aime toujours.
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Ai-je besoin d'un peu de repos, je pense aux matins de septembre qui blanchisse nt le bout des monts; je pense au vent de septembre qui fait froid au dos, au soleil qui brûle encore le visage, au calme des pâturages désertés, où l'eau des torrents, qui ne sert plus à laver et à désaltérer, a le bruit si doux des choses que l'on n'entendra plus. Ces matins-là, quand j'étais collégien, je me levais toujours content. Je sortais aussitôt aspirer tout l'air que je pouvais, parce que bientôt il fallait partir. Or, dans mon corps, ce souvenir reste ; encore maintenan t, ces jours-là, le réveil peut se taire: je me réveille avant lui. Il restera toujours un peu de terre valaisanne dans mon sang, va! Je suis un arbre transplanté après la croissance. Ce qui ne m'empêch e pas d'être heureux ici. Mais maintenan t, adieu, choses d'autrefois ! Un prêtre, c'est un personnag e public, donc, tout aux autres. Sois fier d'avoir un frère prêtre; prie comme Jésus pour que sa foi ne défaille pas. Et crois-moi toujours plus à même de t'aimer et d'aimer ceux que tu aimes. Maurice.
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Weisi, le 12. XI. 1938 Chère sœur87 , Rien de nouveau, sauf mon métier qui est chaque jour plus drôle. J'ai donc une quarantain e de petits sauvages à instruire et à éduquer ; ce qui me donne l'occasion de suivre, chaque jour, gratuitem ent, des leçons de patience. Pense, il y a un mois et demi
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que je fais toujours la même remarque, et je ne suis pas encore écouté. C'est renversant pour nous, Européens. Pourtant, il ne faut pas les battre : ce serait ruiner une bonne année de travail. Vois comme ils sont propres : il y en a un qui a la gale; il se gratte partout et se fourre ensuite les mains dans la bouche. Il n'y en a pas un qui aime l'étude. Leur fais-je une belle théorie sur ceci, cela, ils coupent court mon éloquence, en me demandant si, en Europe, il y a des flèches et des arbalètes. Enfin, ils ont tous envie de rentrer chez eux. Penses-tu qu'un petit chamois serait heureux dans une étable? L'hiver, avec du bon foin dans la bouche, alors que sa mère, dans la neige, chercherait quelques feuilles sèches ? Le petit chamois voudrait partir ; il donnerait sa vie, pour la liberté. Mes petiots, de même. A la maison, rien à faire, souvent rien à manger, souvent nus. Mais à la maison, on est libre ; on joue près des grands fleuves, on déniche, on rapine, on se chauffe près du feu, on mange quand on a. Tandis que chez moi, on est couvert, on n'a pas trop froid, ni trop faim, mais il faut travailler et obéir. Pourtant, quelques-uns doivent devenir prêtres. Je pense à Dieu. Pour moi, chaque jour, je suis moins écouté. Mais Dieu qui ne perd jamais patience, je suis sûr qu'il réussira. Et s'il réussit avec eux, il réussira bien aussi avec nous, car, en vérité, nous ne sommes pas plus indociles. Aussi bien, ayons toujours confiance. Une expérience: il n'y a que la charité qui compte. Je puis dire que je n'ai presque pas une consolation terrestre et pourtant, je ne vaux rien de plus que ceux qui en ont, car je n'ai pas assez de charité. Bref, cela viendra.
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Ma maison n'est pas encore finie. Il faut que je monte une chapelle et je n'ai rien. Si jamais, en restant rigoureusement dans les règles de l'obéissance et de la pauvreté, tu pouvais m'aider un peu: conopée, nappes d'autel, aubes, cordons, habits pour enfant de chœur, etc. Si jamais ... à emballer comme suit : colis de 5 kilos à envoyer par la poste. Mettre à l'intérieur du colis, feuille contenant les objets envoyés, avec mention "usagé", pour éviter une trop forte douane, pour qu'à la douane on ne fouille pas. Pour les petits objets, faire petits colis et envoyer comme une simple lettre. Le mieux, c'est de l'argent. Excuse-moi, je quête. Où es-tu? Que fais-tu? Dieu te garde ! Salue très respectueusement de ma part, ta vénérée Supérieure et toutes les Sœurs que j'ai vues et que je n'ai pas vues, puisque, te connaissant, elles me connaissent aussi. Tornay M.
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Hoa-Lo-Pa, ce 24. IX. 1939. Ma chère Anna, Il y a six mois que tu ne m'as pas écrit. Je pense méchamm ent que c'est parce que, dans ma dernière lettre, je t'avais demandé un service! Bon, que faistu chérie dans un pays qui est en guerre. Ainsi donc, il nous faudra toucher du doigt les horreurs dont on nous a bourré les oreilles et les yeux. Il nous faudra, surtout, être héroïques, comme nos prédécesseurs. Sommes-nous prêts? Il nous faut porter la croix.
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Ah! ce n'est pas du tout agréable de porter la croix. J'ai compris un peu ce que ces terribles mots si répétés, si peu pris au sérieux, ont de grave pour notre pauvre cœur. Porter la croix, cela signifie ne plus savoir où donner de la tête, espérer contre l'espérance, croire contre toutes les apparences, aimer quand rien n'est aimable. C'est difficile, n'est-ce pas ? Qui est donc notre Dieu, puisque, pour le servir un peu, un peu comme ça, il faut tant de courage? Oui, ma chère, je suis en proie à toutes sortes de difficultés pécuniaires, difficultés d'approvisionnement, difficultés de ceci et de cela. Le diable s'y met et il tient bon. Avec tes prières, ce qu'il y a de certain, c'est que je ne flancherai pas non plus. Mon école, somme toute, prospère. J'ai lancé un théâtre qui a réussi. Je vais commencer, les travaux des champs une fois finis, toute une série de prédications, d'où j'espère tirer quelques baptêmes. Sois avec moi. Et pour toi, aussi, fais du bien, du bien à tout le monde. Tout le monde en mérite, parce que tout le monde est misérable. Respectueuses salutations à ta Révérende Mère et à toutes les Sœurs. M. Tornay. N. B. Ma nouvelle adresse ne change rien. Écris toujours à Weisi. De Weisi ici, il n'y a pas de poste. Les deux villages ne sont distants que de deux heures.
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Hoa-Lo-Pa, le 24. IX. 1939. Mes chers Parents, chers frères et sœurs, Bien que depuis longtemps je n'aie rien écrit, cela ne signifie pas que je sois mort. Je suis vivant, bien portan t, bien content, très heureux. Je suis maigre, parce qu'il y a ici une grande disette. Je suis fatigué, parce que j'ai la tête pleine de soucis. Pensez donc, 25 enfants à nourrir, et pas de riz. C'est comme un maître berger qui n'a pas assez d'herbe . Diable t on ne peut pas désalper en plein été t Ainsi donc, me voici maître berger un peu embêté. Ajoutez que mes Sotzis88 ne valent pas cher; ils s'en foutent. Mais à part ça, je fume chaque jour ma pipe. J'ai battu une fièvre 89 terrible ment longue, puisqu'elle a duré un mois et demi. Je pense que, mainte nant, elle me laissera la paix. Je sais qu'on se bat de nouveau, en Europe . Ainsi, beauco up de peines vous attende nt. Je prie pour vous. Serons-nous assez sages pour que le Bon Dieu épargne la Suisse? Espérons. Ne nous brouillons en tout cas pas. Dieu ne punit pas pour punir, mais pour sauver. Jésus signifie toujours Sauveur, et Jésus existe toujours. Mes chers, que devenez-vous ? Marie, voici une lettre que t'envoie un de mes élèves 90 . Il voudrait, toi qui n'a pas d'enfant, devenir un peu tien. Il voudrait que tu lui fasses ce que lui ferait une bonne
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marraine : que tu pries, que tu lui envoies quelques menus cadeaux. Qu'en dis-tu? Je vous embrasse tous, avec une indicible affection. Tornay Maurice.
103. Hoa-Lo-Pa, le 14 mars 1940. Ma toute chère Joséphine, J'ai reçu ta chère lettre, il y a quelques jours seulement. Il fait si bon te relire ; il fait si bon penser aux parents lointains ! Non, je ne sais pas quelle meilleure consolation, après la prière, que de revivre avec ceux d'autrefois. Merci beaucoup. Ainsi, les vieux s'en vont. Adèle est morte. Adèle, c'était à elle seule toute une Rosière. Que de changements, depuis mon départ! Je crois que, dans quelques années, je ne reconnaîtrai plus rien. La vie est brève ; la figure de ce monde passe91 . Maman est fatiguée. Je comprends, après tout ce qu'elle a fait. Pauvre Maman! Dis-lui que je connais bien le Bon Dieu, et que le Bon Dieu lui donnera la mort qu'elle mérite: une mort douce, celle du travailleur fatigué. Elle rentrera au ciel, comme l'ouvrier qui rentre chez lui, à la fin de son travail. Et Papa est monté encore aux Crettes? C'est un brave ! Au reste, je ne le vois pas ailleurs que là. Dis-lui qu'il aura une récompense particulière, parce que, mieux que d'autres, il a aimé ce que le Bon Dieu a fait de plus beau.
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A l'un et à l'autre, fais leur entendr e que je ne suis pas si loin et que d'ici, je puis leur être utile autant qu'à côté ... Mon devoir est de prier. La prière nous a fait ce que nous sommes ; elle nous sauvera. Et toi, ma chère, et Marie, et François ? Tu me dis beaucou p de choses dans ta lettre, ... mais pas tout. Faudrait-il que je me mette à deviner ? N'avezvous pas reçu, cet été, une lettre en chinois d'un de mes élèves? Parlons d'ici. Primo, Dieu merci ! je vais très bien. Secundo, la famine fait rage. Sur les 300 familles qui composent mon voisinage, 4 à 5 ont suffisamment à manger. Les autres mangent, devine quoi: des racines de fougères. Aujourd'hui, on voulait me vendre des enfants. Par-ci, par-là, des gens meurent. Seigneur, délivrez-nous de la famine. Cette prière que j'ai souvent dite, étant enfant, je la comprends mieux, cette année. Mes élèves ne sont plus que 21. Quatre d'entre eux rentrent, ces jours-ci, au collège. Ce qui est bizarre, c'est qu'on les refuse partout et qu'ainsi, je suis obligé de leur faire, moi, le professeur de collège. Peut-être, parmi eux, y aura-t-il un prêtre. Vous m'avez émerveillé par votre générosité. Je ne m'atten dais pas à tant. Quand François reviendra à la maison, embrasse-le quatre fois pour moi: deux fois, sur la joue gauche; deux fois, sur la joue droite. De ma part, hein? et non pas de la tienne. Je comprends les ennuis qu'a dû vous causer la mobilisation. J'ai pensé souvent à vos vendanges et à vos regains. Que Dieu vous délivre de la guerre ! Supportons, avec joie, tout le reste, pour qu'il nous évite des peines plus amères. Félicitez Jean, pour son enfant. Dites-lui de m'écrire.
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Croyez tous à mon affection la plus vivante, et ne vous faites pas de soucis à mon sujet. Saluez tante et tout le monde. Tornay Maurice.
104. Hoa-Lo-Pa, le 27 mars 1940. Mon cher M. Melly 92, Je vous remercie beaucoup de vos pensées, de votre dévouement, d'avoir pris la peine de monter jusqu'à la Rosière, pour voir mes vieux parents. Je vous remercie de tout ce que vous faites et de tout ce que vous voulez faire. Je suis heureux de savoir qu'enfin vous allez mieux. Les nerfs restent patraques: ayez le courage de prendre patience. Je crois que ce sera, celui-là, le seul remède qui vous guérira infailliblement. Parlons sec, en riant. Vous me dites que vous ne pouvez pas même répondre en chinois romanisé, à ceux qui vous écrivent en chinois. Je suis très naïf. Pour sûr ! Mais celle-là est quand même trop forte. Je n'ai pas même pu l'avaler à demi! Ici, tout va bien. Hoa-Lo-Pa sera bien employé, puisque nous sommes obligés de tenir ici le Petit Séminaire. Yunnanfou n'en veut pas, de nos Tibétains - ce que j'ai pu lire entre les lignes de la lettre où ils refusaient - et Tatsienlou nous dit de garder nos ouailles ici. Il ne me reste plus que quatre grands élèves: Guenfou-Bénet de Yerkalo, Fils de Tolo et Andjrou, Adjean-Juts'uen. Peuthou veut partir à Tali, cette semaine, pour suivre leur Tchoug Hio 93 . Je pense à eux comme maîtres d'école. Au-
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gusti et Dittet, je les ai remis avec les plus petits : ils ne pouvaient pas suivre. Je ne sais pas si je resterai ici. Dans ce cas, je ne pourrai presque pas faire de ministère, étant toujours en classe. Et dire que je serai obligé de faire venir un Sien Sen94 depuis Tali ! Ici, on n'en trouve pas à la hauteur. Agapit a été retenu à la maison par son père. Je vous dirai que cela m'a fait autant de peine que le départ de tous les autres. J'espérais beaucoup de cet enfant, non comme futur prêtre, mais comme futur maître d'école. José de Madame Kato a quitté aussi, peutêtre aussi embobiné par sa sœur Marie. La famine commence à devenir terrible. Ce matin, on m'a présenté des enfants à adopter. Je ne puis même pas faire d'aumône. A Tsamouti, trois familles ont assez à manger; les autres n'ont déjà plus rien. A Tsin Kuitang Ts'ao Patre, on mange des racines de fougères. Si j'avais deux ou trois tans95 de céréales, j'aurais 300 baptêmes d'adultes pour la Pentecôte. La famille de Themin viendra s'installer sur les terrains de la Mission, au mois de juin-juillet. Ce sera des chrétiens pour l'année prochaine. Themin et son frère sont prêts; M. Sen aussi. Je préfère leur faire faire un noviciat d'un an, au moins. L'année prochaine, je pense ouvrir une école chez les Lolos. Maintenant, mon cher, une prière : il faut à tout prix que je monte une petite fanfare. Deux gosses savent déjà jouer le San-min-Tchoui-i96 • M. Nanchen les a exercés. Il faut deux tambours, 4 pistons, 4 bugles, 4 flûtes. Ne me trouverez-vous pas ça, gratis ? Alors, je promets des théâtres magnifiques. Encore: bâtons à grimer, feux d'artifices, perruques. A envoyer par la poste, masques de carnaval, s. v. p., s.v.p. Penser aussi à un harmonium. Je m'arran-
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gerai pour que M. Lattion vienne donner un cours par semaine, si possible. Dans trois semaines, j'irai loger à la Résidence de Hoa-Lo-Pa, avec les séminaristes. Ci-joint, un thème latin, si ça vous intéresse. Excusez mon ton. Je ne donne des commissions qu'à ceux en qui j'ai confiance [... ] Tout à vous, T. Maur. Merci, in Christo, qui récompense le verre d'eau.
IV.- Missionnaire à Yerkalo (1945-1949)
107.
Yerkalo, le 3 janvier 1946. Chers Parents, Frères et sœurs, Neveux et nièces, Qu'êtes-vous devenus dans l'orage? Depuis longtemps, je n'entends plus vos voix. La dernière lettre d'Anna est de 1939; la dernière de Louis, de mai 1940. Dès lors, silence. Papa, maman et tante? M'est-il permis de les croire assis près d'un bon feu, ou bien me faut-il penser à quelques-uns d'entre vous agenouillés, en noir, dans le cimetière que je connais, sur une tombe fraîche? J'espère encore contre mes sentiments, mais je prie comme si j'avais cessé d'espérer. Ce dont je ne veux point douter, c'est que vous avancez, tous unis, dans le bon chemin, vous aimant les uns les autres, vous aidant les uns les autres à supporter les peines de cette vie... et de l'autre, et qu'ainsi, Dieu vous relève quand vous tombez, vous appelle si vous l'oubliez, vous invite si vous hésitez, vous embrasse quand vous revenez. Je ne vous ai point oubliés; je me souviens de vos derniers rires et de vos derniers pleurs. Souvent, aux heures de mon exil, vos visages, un à un, passent devant mes yeux; passent aussi, un peu estompés et fugitifs, les lieux où vous vivez et où j'ai vécu. Ce sont comme des fleurs insaisissables que je voudrais
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saisir et dont je voudrais lentemen t respirer le profond parfum. Je lègue à mes neveux et à mes nièces tout ce que j'ai aimé. Quand je partis, les uns n'avaient pas l'âge de raison, les autres n'étaient pas nés; ils sont bientôt tous grands. Poussez, jeunes plantes, que je connais si peu et aime tant ; prenez racine profondément dans la foi et dans votre pays car, il faut avoir de bonnes racines pour tenir, plus tard, contre le vent, et l'on ne prend racine qu'une fois, au temps de sa jeunesse, là où l'on est né. Quant à moi, je suis le curé le plus original du monde : ma paroisse est plus grande que la France, mais elle ne compren d que 2 millions de paroissiens ; et parmi ces 2 millions, 200 environ font leurs Pâques [... )97 • Le gouverne ment est rouge et rouge écarlate. Je suis le seul missionnaire toléré ici, et ce n'est point grâce à mes beaux yeux, mais pour des raisons trop longues à vous raconter. Mon plus proche voisin blanc, d'un côté est à huit jours de marche, de l'autre à 30. Vous voyez que j'ai de quoi me promener et de quoi batailler. Les gens de ce pays sont de fiers lurons et d'habiles brigands. Le pays est magnifique : montagn es immenses et blanches infiniment, bois et petites plaines, pentes et rochers, tout s'unit pour donner une impression de force et de beauté inimaginable. Il ne pleut presque jamais, mais il souffle toujours très fort. Les champs produise nt de l'orge et du sarrasin. Dans les jardins, on trouve des pommes de terre, des poiriers dont les poires sont rêches, etc. Ne vous faites point de soucis: le Bon Dieu m'a toujours traité mieux que je ne l'ai mérité. Je n'ai jamais souffert de la faim, ni d'aucune grande priva-
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tion. J'aime à croire qu'il aura, avec la même sollicitude, pris soin de vous. C'est dans cet espoir que j'attends de vos nouvelles et que j'attends des prières. Chers petits, qui ne savez pas pécher, mais qui savez dire les noms de Jésus et de Marie, pensez un peu à votre oncle Missionnaire. Tornay Maurice, missionnaire, Yerkalo.
110.
Parné, le 22. II. 194798 . A Monseigneur Adam, Révérendissime Prévôt du Grand-St-Bernard99 . Monseigneur, Au moment où la Pia Domus se débat dans de grandes difficultés, je ne puis pas ne pas vous prier, Monseigneur, de bien vouloir accepter, vous et chacun des Confrères, l'expression de ma sympathie, selon que vous peinez, et de mon espoir consolé, selon que vous peinez ad salutem. Car ces épreuves ne seront point un scandale, cause de notre ruine, mais le divin remède qui nous rajeunira pour le combat dont Israël est toujours menacé. D'autre part, la sage administration des uns, la réadaptation des autres aux exigences nouvelles, la vie sainte de tous, sauront nous rendre bientôt les moyens de répandre la charité, la charité sans laquelle le monde serait déjà un enfer. Ici, terre de fer et ciel d'airain. Ces mots de s. Pierre : Praeceptor, per totam noctem, pendant huit
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ans, nihil cepimus, résument adéquatem ent mon passé ; et ceux qui suivent : In verbo autem tuo, laxabo rete 100, disent tout mon avenir. Il ne faut pas s'étonner: le paganisme est si vieux, qu'il ne nous suffit pas, à nous, depuis mille ans fils de l'Église, de nous connaître, pour connaître les païens. Et s'il est difficile, en Europe, de ramener à résipiscence un habitudinaire, pensez aux miracles qu'exige la justification d'un païen habitué au mal depuis des siècles. Le peuple reçoit la Religion comme on reçoit un poison. Le tour de force du missionnaire est de savoir et de pouvoir condimen ter ce poison 101. A Yerkalo, le problème est encore plus âpre. Les persécutions, pour le moment, enlèvent tout désir aux païens de se ranger de notre côté ; et si, selon leur volonté la plus ferme, les lamas peuvent anéantir cette petite chrétienté, ils anéantiront, de ce fait, les efforts de trois siècles que les Maisons religieuses, à tour de rôle, ont fournis pour implanter le christianisme au Tibet. Au lieu d'envisager une défaite aussi grande, il faut envisager une grande victoire. Omnia possum in eo qui me confortat 102 . Aussi, je ne me tairai point, avant de vous avoir demandé humbleme nt de faire prier à cette intention les âmes des saints que vous connaissez. Il faut une croisade de prières, et de prières violentes. Les lamas sont aussi criminels dans leur cœur et aussi innocents dans le crime que les nazis (le paganisme est partout identique, mais il est terrible de penser qu'Hitler et Cie aient pu, en si peu de temps, former un aussi grand nombre de parfaits païens), et c'est entre leurs mains que les chrétiens, faibles encore dans la foi, crient et se découragent. Pendant cette année passée, ils ont résisté aux tentations , non comme des saints, mais aussi bien que le commun des croyants, et la seule consolation que j'aie éprou-
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vée jusqu'à présent, ce sont eux qui me l'ont donnée en allant, après la fermeture de l'église par les lamas, faire leurs dévotions dans un hangar de la résidence. La foi existe. Dieu ne brisera pas le roseau courbé. Si vous voulez avoir, maintenant, une idée de ce qu'est le travail missionnaire, veuillez considérer que, pour mettre une bonne partie d'entre eux dans les circonstances où, normalement, ils puissent se sauver, il ne faut rien moins qu'envisager leur transfert jusque près de Weisi i. e. à une distance de 3 à 400 km, dans un pays de climat tout différent. Le christianisme ne leur ménage pas les sacrifices. A plusieurs reprises, j'avais prié M. Lattion d'alerter le Conseil Fédéral, à mon sujet, non pour faire du bruit, mais pour faire du bien. Je serais heureux d'apprendre ce que pensent ces Messieurs. Les nouveaux sont arrivés à Kunming. Deo gratias ! Nous sommes ragaillardis. Que sont devenus vos frères et tous les vôtres, dans la malheureuse Italie 103 ? In labore, requies; in fletu, solatium. Veni Sancte Spiritus 104, dans le cœur de tous ceux que vous m'avez donnés: au-dessus de moi, pour leur obéir avec amour; autour de moi, pour les aider avec joie; au-dessous de moi, pour les porter avec courage. Et vous, Monseigneur, veuillez bénir le plus petit d'entre vos fils. Maurice Tornay.
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111 Parné, le 22. II. 1947.
Ma très Révérende Mère 105, J'ai appris, avec une grande joie, que votre Carmel est resté debout seul, au milieu des décombres de toute une ville. Ce n'est, à mon avis, non seulement la sainteté de celle qui l'habita jadis qui a obtenu ce miracle, mais encore et surtout, la sainteté de celles qui, aujourd'hui, dans ces mêmes murs, d'un même cœur, suivent la même voie qu'a suivie Thérèse. Elle, qui a tant souffert pour les missionnaires ! Un missionnaire, en cet instant, pense à elle, pense à vous toutes. Voici en quelle occasion. Après deux siècles d'efforts de la part des chrétiens indigènes, dont beaucou p subirent le martyre, et des prêtres d'Europe , dont quelques-uns furent des héros de grande envergure, la mission du Tibet - si vous préférez: l'Église - toujours anéantie par les lamas et, par la grâce de Dieu, renaissant toujours, vint échouer, il y a 80 ans, dans un petit village de la frontière sino-tibétaine, appelé Yerkalo. Là, ni les incendies, ni les pillages, ni les massacres, ne purent l'exterminer. L'année dernière, les lamas voulurent pourtant lui donner l'ultime et dernier coup. A la pointe de leurs fusils, par deux fois, ils expulsèrent le missionnaire, votre serviteur, fermèrent l'église qu'ils veulent transformer en temple bouddhiq ue et ordonnèrent une apostasie en masse de tous les chrétiens. Ceux-ci, pour avoir désobéi à leurs persécuteurs et obéi à Dieu, furent, pendant toute l'année 1946, l'objet de représailles si écœurantes, que les nazis, eux-mêmes, les auraient admi-
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rées. Comme le jeu des ambassades ne permet point de prévoir une paix prochaine, ils commencent à se décourager. La misère donc, et la tristesse où je suis de ne pouvoir les secourir (devant résider à deux jours d'eux), m'inspirent de vous écrire ces mots. Et grâce à votre charité, mon espérance ne sera pas confondue. Je sais que vous êtes sollicitées de toutes parts. Je sais aussi, qu'entre les solliciteurs, vous choisissez les plus misérables. Ainsi, la part que vous voudrez bien nous accorder de vos sacrifices et de vos supplications, nous donnera, dans notre défaite, une grande victoire, humiliera les ennemis de l'Église, réduira leur férocité; et nous, dans la joie, nous louerons ste Thérèse, prierons pour vous, en attendant de vous connaître, dans l'assemblée des élus. Veuillez me croire, ma Très Révérende Mère, votre humble frère dans le Christ. Chanoine Maurice Tornay, Religieux du Grand-St-Bernard, Missionnaire PAMÉ
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112.
Parné, le 24. 2. 1947 Très cher M. Melly, J'ai bien reçu, l'an passé, au mois de juillet, votre chère du mois de mai 46. J'ai retenu autant que possible les remarques que vous faisiez. Je vous remercie de tout et de tout cœur ; vous êtes vraiment l'homm e qu'il faut, à la place qu'il faut. Je regrette d'auta nt plus d'avoir tant tardé à répondre à tant de bonté. J'attendais toujours l'occasion de vous donner enfin de mes nouvelles. Cette occasion ne venant point, je romps le silence. Sincères et grandes félicitations pour votre Revue Grand-St-Bernard-Tibet, qui dépasse de beauc oup ce que je prévoyais. Les photos, si vous perme ttez remarque, sont très défectueuses. Remplacez-les par des dessins en couleur. Ce serait joli de voir des dessins de nos patelins d'ici, que vous connaissez très bien et dont vous vous rappelez exacte ment[ ... ]. Ici, vous savez, je pense, comment vont les affaires. L'ambassade de France pousse la Chine qui déclare qu'elle ne peut rien et prouve ce qu'elle dit. Entre temps, les chrétiens sont malmenés, autant que peuvent l'être des gens de ce pays. Akio et Cie se révèlent des nazis très avertis dans l'art de faire souffrir le pauvre peuple ... chrétien 106 . Les chrétiens ont, pour le moment, résisté à toutes les tentations, à toutes les menaces, à toutes les sollicitations, au découragement lui-même. Ils commencent, pourtant, à se fatiguer. A l'heure actuelle, ils ne peuvent plus entrer à l'église que les lamas ont scellée; ils se réunissent dans un hangar de la résidence. Le vieux Lucas, l'argentier, est le quasi-curé de Yerkalo. Les
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chrétiens lui obéissent assez bien. D'ici, je dirige la barque tant bien que mal. Mais Akio vient de défendre d'entretenir un commerce quelconque avec moi. Je vous prie donc de faire prier les âmes des saints que vous connaissez, afin que Dieu ait pitié de nous car le temps d'avoir pitié est venu. J'écris moi-même au Carmel de Lisieux, à la Maison de la Maigrauge, (Fribourg), [à] la Chartreuse, au Couvent de Collombey. Vous seriez très aimable d'alarmer les autres couvents que vous connaissez. Il faut que les lamas croûlent. Rien ne résiste aux bonnes prières et aux sacrifices. Ici, je suis bien un peu en danger, guère plus, me semble-t-il, que dans une rue de Paris ou de Londres. Depuis votre départ, le peuple a profondément évolué. Il se réveille. Plutôt, la guerre l'a réveillé. D'autre part, les armées américaines ont fait un sale coup à la xénophobie. Pour ce ~ui est de ma région, les troupes du Tchong-Yang10 , stationnées à Attuntze quelque temps, ont, par leur bonne tenue européenne, édifié grandement le peuple tibétain qui commence à se trouver inférieur, en fait de civilisation. D'autre part, plus le paganisme attend, plus il vieillit dans le vice, plus il lui sera dur de ce convertir. Or, ici, toutes les portes me sont fermées. Les païens n'ont aucune envie de devenir, en se faisant chrétiens, les victimes des lamas. Avez-vous vu son Exc. le ministre M. Max Petitpierre, et que vous a-t-il dit? Ceci m'intrigue fort, pour savoir sur qui je puis compter plus au moins 108 . Les jeunes doivent bientôt arriver à Weisi. Peut-être les verrai-je cette année [... ]. Je suis étonné que mes parents trouvent le moyen de m'envoyer, d'un coup, 1000 frs. Je les savais pauvres. Je leur défends de se mettre dans la gêne
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pour moi. Ces 1000 frs. me serviront à placer quelques familles de Yerkalo, sur les terrains de HoaLo-Pa, car Yerkalo est surpeuplé et sans espoir de développement aucun. Tous les chrétiens qui surviennent sont obligés, ou d'entr er dans des familles païennes et apostasier, ou de quitte r le pays, ou d'observer le célibat. Pour votre Revue, je pense vous envoyer bientôt quelques écrits. Je vous défends par contre, de publier mes lettres. On ne sait bientôt plus comm ent écrire, si l'on se met à vous imprimer sur le vif. Je vous prie de croire à ma très vive affection. Nous reverrons-nous un jour? Qui sait? Je vous prie de porte r avec amou r le grand poids de la vie, d'oublier que quelques-uns ne "vous reviennent point", ou que vous "ne revenez pas" à quelquesuns. Cela, c'est de la blague qui fait tant souffrir inutilement. Je vous écris ces mots, non en Supérieur avisé que je ne suis point, mais en ami; recevez-les avec amitié. C'est au milieu des lamas qui ont, lorsqu'ils me voient, un sourire de démo n sur un visage humain, que je vous parle ainsi. Tout à vous. Maurice Tornay. Excusez ces taches, ce brouillon, cette écriture à l'envers. Il souffle fort, aujourd'hui, à Parné, et vous devinez mon installation.
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113.
Parné, le 24. 2.1947. Mon très cher Louis, Qu'es-tu devenu, silencieux frangin? Que sont devenus, plutôt, que deviennent les tiens? Je sais que ta maison est devenue un nid plein de cris, plein de joie. Je m'en réjouis. Dans les chants de ces oisillons bénis, me sera-t-il permis d'entendre, quelques fois, mon nom? Y en a-t-il, parmi eux, qui sont poètes? musiciens? ou sont-ils tous des hommes du terroir, ivres de réalité ? Tu dois me poser les mêmes questions, sauf que ta mémoire n'a pas à retenir, que l'imagination n'a pas [à] former de petites têtes de petits neveux, dans cette région. Que suis-je devenu? C'est facile à me décrire. Je suis un étranger, sur une terre étrangère, une image du Christ (pas toujours très volontaire), venant parmi les siens qui ne le veulent point recevoir 109, venant sauver, bien malgré eux, les élus qui doivent être sauvés. Je suis un berger sans troupeau, au milieu de peuples sans pasteurs, et je cherche, parmi les loups, des brebis qui veuillent bien se mettre sous ma houlette. Tu me diras que, pour faire si peu de chose, ce n'était pas la peine d'aller si loin. J'ai tout de même la consolation d'avoir mis au ciel quelques païens qui, sans moi ... C'est plus qu'il n'en faut, pour entreprendre le voyage le plus lointain du monde. Ensuite, la conversion des païens est une œuvre si difficile (bien plus difficile que de convertir des athées d'Europe), qu'il faut se rappeler ce mot: «Autre est le semeur, autre le moissonneur 110 • »
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Actuellement, je suis un exilé, dans un village qui compte deux familles chrétiennes, où j'habite la meilleure pièce d'une cabane qui manque un peu de confort, mais pas du tout de poésie. Les gens du patelin viennent volontiers tenir conversation ; plus volontiers, ils ont recours à mes remèdes, mais ils n'osent pas entrer dans notre église car ils deviendraient, par le fait même, l'objet de représailles interminables de la part de leurs prêtres et de leurs chefs. Quant à mes chrétiens, ils demeuren t à deux jours d'ici. Cette année, ils ont été malmenés, comme furent malmenés les peuples des pays occupés. Depuis une année, ils s'attendent, chaque jour, à devoir quitter ce monde demain. Aussi commencent-ils à donner des signes de fatigue. Jusqu'à présent, les lamas ont toujours réussi à ruiner les missions du Tibet. Il y a 300 ans que l'Église, sans discontinuer, travaille à s'implanter, et de tous les postes fondés, il ne reste, actuellement, que Yerkalo d'où je fus chassé l'an passé. Maintenant, il nous faut, au lieu d'une défaite définitive, obtenir la victoire décisive. Il est temps que Dieu venge tant de sang innocent, tant d'amour anéanti, tant de vies retranchées. Prie avec tous les tiens à cette intention. Dieu ne peut résister aux anges de la terre, qui joignent dévotement les mains. Dans une lettre datée de l'an passé, Joséphine m'invite à assister aux noces d'or de papa et maman. Certes, je ne demande pas mieux. Mais je suis en pleine bataille, et il ne m'est pas permis de me conduire en fuyard. Je prierai donc, ici, en cet heureux jour pour eux et pour vous tous, afin que mon absence elle-même soit, pour vous, une cause de bénédictions. Viendra un heureux jour où les frères et les amis se retrouveront.
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Laisse-moi, maintenant, te remercier très fort, pour le don que tu fais, chaque mois, en ma faveur, auprès de M. Melly. Pense donc, je nourris le dessein de fonder, avec les éléments chrétiens et païens qui se convertiraient, de fonder, dis-je, un grand village, à 400 km. d'ici. Pour cette œuvre, un peu d'argent n'est pas de trop. Cependant, avant tout, élève ta famille, instruis-la, mène-la à bien et ne soustrais point, pour me rendre service, l'argent qu'il faut pour cela. Car ici, il faut s'occuper des chrétiens comme en Europe on s'occupe des enfants. Il faudrait aussi une léproserie. Les lépreux abondent. Durant ces années de guerre, nous n'avons rien pu faire. Que vienne enfin un temps plus favorable ! Et maintenant, que dire encore ? Rien, sinon que je t'espère heureux, dans les croix quotidiennes que tu porteras avec courage. Car l'expérience a dû te persuader, maintenant, que de tous les plaisirs, le meilleur est celui qui consiste à s'en passer, que de toutes les peines, la meilleure est celle qui vient avec amertume et part ensuite en se faisant regretter. Élève mes neveux dans la foi et dans la vigueur morale ; tu leur rendras, ainsi, un inestimable service. Ensuite, écris-moi une longue lettre, dans laquelle tu mettras tous les parfums des pays que j'aime tant, et tu me l'enverras comme un encens que j'offrirai moi-même à mon Dieu. Je t'embrasse. Mille tendresses à Louise, mille becs aux chers petiots. Maurice.
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116bis. Weisi 8. 5 47. Très Révérend et cher M. le Prieur111 , Je viens de reprend re contact avec les jeunes. Vous méritez des félicitations pour les avoir si bien formés. Ils me disent que vous êtes en bonne santé. Ou bien ils se trompen t ; ou bien vous êtes un homme à miracles. M. Detry a risqué de nous mettre à tous le doigt dans l'œil. Partout où il passe il dégoise contre tous ou contre tel ou tel et croit ainsi rendre des services impayables à la Maison : curieux effets des bombes alleman des. A part cela il a des vues très justes sur les affaires et les homme s. On nous dit que l'existence même de la Congrégation serait en jeu et cela non pour une affaire de mœurs, ce qui serait irrépara ble, mais pour une affaire d'argent . Nous ne voulons pas sombre r ainsi. Nous ne sombrer ons pas si les RR. Confrères veulent une bonne fois être de notre temps. Si les fonds manque nt, c'est très simple, qu'en vertu de la S. Obéissa nce on comma nde à chaque confrère missionnair e ou autre d'appor ter au minimu m 1000 frcs à la maison par an; ou bien qu'on prenne des mesures pour cherche r des fonds nouveaux hic et nunc ; quoiqu' il en soit, des mesures draconi ennes s'imposent. Il faut les accepte r illico, c'est plus sage; elles dureron t ainsi moins longtemps. Transfé rer les études. Curieux ! Au momen t où le monde veut flotter au-dessus des nuages nous trouvons le S.-Bernard trop haut. Ce n'est pas le climat qui nous ruine, c'est la tension. Il faut introdui re chez les jeunes la boxe, la lutte, la gymnas tique et
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tout ira mieux112. Riez ou ne riez point, mais ce qui m'a le plus manqué dans ma vie c'est la force corporelle. Je sais que vous rirez tout fort en lisant ces mots: nous autres blancs nous oublions trop que le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable. Ici j'ai passé une année plutôt méchante. Les chrétiens trop malmenés et pas assez secourus ont tous simulé l'apostasie. Voyant que cela m'était trop dur à supporter ils eurent ce mot : « Jadis les Hébreux pour un rien adorèrent un veau d'or ; nous, il nous est impossible de ne pas le faire. Le bon Dieu nous pardonnera bien aussi. » Je recommande Yerkalo à vos saintes prières. Il ne faudrait pas que le bon Dieu laisse périr cette petite chrétienté comme le mauvais larron sur sa croix. Je pense me reposer ici quelque temps. J'écrirai pour la revue: surtout ne publiez pas mes lettres, autrement je n'en écrirai plus. Il faut que je renouvelle mes délégations au Chapitre. Veuillez donc prendre connaissance du billet ci-joint. Je vous prie de bien vouloir présenter mes meilleurs souvenirs à chaque membre de la communauté. Veuillez bien leur dire que leurs peines sont nos peines et leurs joies les nôtres. Plus on avance dans le temps, plus le pays et la maison deviennent chers. Les missionnaires n'écrivent pas, parce qu'ils ne peuvent dire ce qu'ils pensent. Ils pensent pourtant, et combien suavement, à ceux qui derrière eux poussent, à ceux qui sont en train de mûrir et de vieillir. Nous n'avons pas la consolation de vous accuser de grandes conversions, mais nous avons la consolation d'avoir passé des temps très difficiles et de n'avoir pas sombré. L'heure des conversions finira bien par sonner.
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Alors vous serez consolés et heureux avec nous de récolter. Je vous prie de me croire tout votre in Christo. Chanoine Maurice Tornay.
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Kunming, le 7. 1. 1948. Très cher Monseigneur Adam, Notre Supérieur, M. Lattion, nous a communiqué votre honorée, dans laquelle vous ne désiriez rester en commu nication directe qu'avec lui 113 • Pour vous obéir, je devrais donc renvoyer cette lettre à Weisi ; elle aurait beaucoup de chance de se perdre en route. M. Lattion l'ayant reçue, devrait en tenir compte. Or, elle ne lui dirait rien du tout, probablement. Je ferais mieux de me taire. Néanmoins, je trouve tellement drôle d'écrire à tout le monde, sauf à vous qui êtes le seul à qui, de fait, je devrais écrire, que, pour une fois, je passe outre à la consigne. Libre à vous, Monseigneur, de me jeter au panier, avant de m'avoir lu. Car, des affaires personnelles, je n'en ai point ou, plutôt, si. Personnellement, je n'ai que des péchés; or, vous êtes trop loin pour m'en donner l'absolution. Des affaires confidentiell es? J'en ai encore moins. En aurais-je, je ne serais certainement plus assez religieux, pour en parler à mon Prévôt ! Donc, je vous écris sans raison suffisante. Daigner m'excuser... Et maintenant, bonne année ! Mais que veulent dire ces mots ? Que je vous souhaite de nous conduire in altum. Ils signifient aussi que je vous
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souhaite de trouver, dans la tristesse de la déchéance que vous voyez, la joie du renouveau, invisible peut-être, mais présent certainement. Kunming. J'y suis venu dûment envoyé par le R. P. Goré114, pour parler de Yerkalo, où la persécution sévit plus fort que jamais, à son Excellence l'internonce, ... qui ne viendra pas avant mars-avril: ce que j'ai su, étant arrivé ici. Il est possible qu'une personne charitable d'ici me paie l'avion, pour aller jusqu'à Shangai ou Nankin, voir Monseigneur. Dans ce cas, je serai interrogé sur la Mission des Marches tibétaines : Yunnan-Siking. La sincérité me forcera à dire que la Propagande n'y avance pas, parce que nous n'avons pas de chef. Dès lors, Monseigneur Ribéri (c'est au reste sa marotte, paraît-il - veuillez excuser ce mot; je n'y veux mettre aucune impolitesse -), poussera fort à la séparation et, que nous le voulions ou non, le morceau nous tombera dans les mains. C'est inévitable et ce n'est pas un mal. Pourquoi ne ferions-nous rien, dans la vigne du Seigneur? Nous aurons au moins la consolation de prendre l'un des champs les plus ingrats. Il faudra nous mettre à la page. Nous sommes loin d'y être, ici, et ailleurs, je crois. C'est dire qu'on va pas mal vous fatiguer les oreilles. Il nous faut des prêtres, même des docteurs, des professeurs, des sœurs, des médecins et de l'argent. Tout cela se trouve en Suisse ou ailleurs. Toutes les Missions en ont trouvé et en trouvent encore. Nous les trouverons aussi. Il est nécessaire qu'un ou deux prêtres de la Congrégation s'occupent, en Suisse, de la mission. Et pour mettre les choses au point, il est indispensable que l'un de nous rentre pour une visite. Si j'avais été sûr de pouvoir revenir, je me serais déjà embarqué car, maintenant, je ne suis plus loin. J'en avais, au reste, parlé à M. Lattion. Vous penserez que j'ai envie
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d'un verre de vin. C'est possible. Ce n'est pas impossible non plus que je n'aie pas une intention droite : cela peut bien arriver à des missionnaires de notre temps. Ici, les consuls français sont très dévoués pour les Missions. La France fait tout ce qu'elle peut pour rendre service à l'Église et à la Chine aussi. Elle est autrement plus éclairée que l'Amérique, qui a gaffé vertigineusement. Son Excellence Monseigneur Derouinea u 115 a été extrêmem ent aimable pour nous, pour les nouveaux quand ils arrivèrent, pour nous, les anciens. Il nous a passé des centaines de messes, au risque d'en manquer pour ses missionnaires à lui. Un mot de votre part lui ferait plaisir. Je sais que vous détestez cette politique. Des saints l'ont pourtant employée. Nous aurons toujours besoin de passer par Kunming. Veuillez me pardonner la liberté que je prends. Je commence à croire qu'il serait plus juste, pour moi, de me mettre à tenir compte des conseils que j'ai reçus, plutôt que d'en donner à mes Supérieurs. Ici, les œuvres prospèrent. L'horizon n'est certes pas encourage ant, mais il en sera toujours ainsi. On a toujours l'impression de bâtir sur le sable. Résultat : les uns ne bâtissent pas, les autres construisent. L'histoire, le temps, la vie prouvent très clairement que ce sont les premiers qui se trompent. Conclusion : il est toujours un temps pour faire du bien. La région où je devrais être, Téking116, est remplie de brigands : meurtres, pillages, incendies. Il m'a été impossible d'avertir M. Detry de ne pas s'y aventurer, car je ne savais où il se trouvait. Or, je viens d'apprend re qu'il y est actuellement. Tout le monde est très inquiet. J'espère qu'il arrivera à passer entre les feux. Cela, comme tout le monde.
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Mais je voudrais sincèrement, pour son bien, non qu'il soit battu ou retenu prisonnier, mais qu'il subisse un petit pillage innocent. Peut-être, alors, ouvrirait-il les yeux, car il vit très loin de la réalité. Ce qui l'empêchera de nous rendre les services que nous attendions, et le rend très malheureux luimême. Il n'enregistre absolument rien et transforme tout, suivant son humeur. J'arriverai, un jour, à ce point, si je n'y suis déjà pas. Curieux, les hommes ! Mais, en voilà des papotages ! Encore une fois, veuillez m'excuser, Monseigneur, et ne pas douter du respect et de la soumission avec lesquelles je baise votre anneau. Maurice Tornay.
129. Kunming, le 8. 2. 1948. Très cher M. Melly, Reçu, avant-hier, votre 27. 1. 48. Merci. Communistes: plus dangereux encore ici qu'en Europe. Toute Chine du nord, envahie. 800 missionnaires réunis à Peking. Rouges arrivent au Fleuve-Bleu: sont à 80 km. de Changhai et à 30 de Nanking. On craint invasion du Seutchoan. Ensuite, descente des Rouges du Sikiang, vers les Indes et Birmannie, via Tibet (ceci, personnel). 2/3 missions de Chine persécutées comme jamais. Missionnaires et chrétiens martyrisés, chaque jour. Rien pu faire ici pour Yerkalo. Partirai Nanking, secouer les gens: vous savez qui 117.
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Question séparation : voulons avoir une tête, ou du St-Bernard, ou des M. É. P. On n'a rien fait. Soit Tatsienlou, soit St-Bernard, déclinent responsabilités et argent. Conclusion : missionnaires, pieds et mains liées, parce que pas galette et pas excités pour entreprendre œuvres. Danger découragemen t pour les uns. Quinze ans que ça dure ! Ça commence à bien faire. Mettre point final. C'est ni plus, ni moins ridicule. Cette partie de la Mission existe depuis cent ans : pas encore une école sérieuse, ni de filles, ni de garçons ; pas un infirmier ou une infirmière. Quand voulons agir, Tatsienlou tire en arrière 118, d'où, but de Tatsienlou: pas dépenser; but St-Bernard : ne rien entreprendre. Résultat : voyez plutôt [ ... ]. Je vous la serre, fermement. Maurice Tornay.
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Kunming, le 26. 3. 1948. Très cher M. Melly, J'ai bien reçu hier soir, votre lettre du 14. 3. 48. Je vous remercie très vivement pour la part que vous voulez bien prendre à ma douleur et, surtout, pour les s. Sacrifices que vous avez célébrés, à l'intention de ma chère Maman. Pauvre elle ! Elle avait tenu à ce que je sache qu'elle était malade, afin que, espérait-elle, je fisse un effort pour aller la voir. Car elle ne m'a jamais vu célébrer. Elle ne devait se faire aucune illusion. Elle devait se sentir à la fin. Il ne me reste qu'à
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l'imiter, dans ce qu'elle avait de bien: sa piété, son activité, sa générosité, et à fortifier mon espoir de l'aller rejoindre ... Maintenant, la terre me semble encore un peu plus vide. Si j'ai fait mon possible pour m'attacher à quelque chose, le Bon Dieu s'est bien chargé de me tout enlever. Merci à lui. J'ai bien reçu les 250 frs. suisses que vous m'avez envoyés. Merci. Il m'ont donné 58 d. USA. C'est pas mal! Je suis de retour de Nanking. J'ai rencontré, làbas, les membres de la famille Pomda: l'une des familles les plus influentes du Tibet 119 . J'ai mis ces gens en relation avec l'internonce. J'ai également découvert une délégation de la lamaserie de Séra, qui est à Nanking, depuis deux ans, et fait fonction de Bureau d'informations. Ces lamas, naturellement, n'ont rien voulu faire pour moi. J'ai vu l'homme d'affaire du Panchen-Lama. Celui-ci m'a dit qu'il n'avait pas qualité pour s'occuper de l'est du Tibet: ce qui est vrai. La famille de Pomda dit qu'elle ne comprend pas pourquoi les lamas nous ont chassés ; que, sans doute, le Gouvernement de Lhassa, dès qu'il sera mieux informé, s'empressera de nous rendre justice. Résultat pratique de mon voyage : les relations sont nouées entre chefs tibétains et diplomates. A ceux-ci d'agir. Vu Internonce qui est très dévoué à notre cause ; vu M. de Torrenté1 20 : très chic ; un peu trop prochinois, peut-être. Le Gouvernement de Nanking est en butte à des difficultés insurmontables, presque. Ce n'est pas étonnant, s'il ne peut pas s'occuper de Yerkalo. L'essentiel est de ne pas lâcher le morceau. Heureux d'apprendre que vous avez fait un bon voyage. Je trouve Mgr Charrière très chic121 . Enfin, j'ai appris, par le Consulat de France, que MM.
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Lattion, Duc, Detry, se mettront en route, courant avril, pour l'Europe. Dans ce cas, vous pourrez élaborer les plans utiles à notre mission. Reçu aussi votre 23. 2. 48. Je sais un peu les oppositions que vous avez ressenties. Mais ce n'est pas une raison pour quitter le combat. Enfin, on reparlera. Veuillez agréer, cher M. Melly, ma très sincère gratitude et affection. Tornay Maurice. N. B. Le bréviaire n'est pas encore arrivé. Ne jamais plus parler de dollars USA dans les lettres. Nos lettres sont ouvertes. Parler en d'autres termes, assez clairs toutefois pour que l'on sache ce que vous voulez dire. T.M.
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Kunming, le 28. 3. 1948. Très Honoré Monsieur le Ministre, De retour à Shanghai, après une semaine de recherche, j'ai pu prendre contact avec le chef de la Commission tibétaine. Ce Monsieur, frère de M. Rapga qui habite actuellement Nanking, m'a dit que le Gouvernement de Lhassa, une fois informé, n'hésiterait pas à me rétablir dans mes droits122• Ce monsieur doit se rendre à Nanking, vers les premiers jours d'avril. Ensuite, il pense s'embarquer pour l[es] U. S. A
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Bien qu'il ne rentre pas actuellement à Lhassa, il a néanmoins la compétence suffisante pour me rendre service, s'il le désire. Il ne m'a, malheureusement, pas été possible de m'entretenir suffisamment avec lui car, lorsque je le vis, il venait de rentrer de Anchow, et se préparait à repartir. Si vous désirez entrer en relation avec lui, il vous sera facile de [le] faire, grâce à l'adresse de son frère que je vous ai communiquée à Nanking, sauf erreur. Mais je viens d'apprendre que vous êtes nommé Ministre Plénipotentiaire, à Londres. Veuillez accepter mes humbles, mais très ferventes félicitations. Même à Londres, vous pourrez me rendre service. Somme toute, ouvrir le Tibet, une petite partie du Tibet, serait un joyau qui embellirait votre carrière diplomatique. Quoiqu'il en soit, je vous remercie infiniment pour toute l'attention que vous avez mise à mon affaire, pour tous les services que vous m'avez rendus. Je vous souhaite de rendre de précieux services à ma chère Patrie, et je vous prie d'agréer, Monsieur le Ministre, tous mes hommages. Maurice Tornay.
138. Téking, le 11. 6. 1948. Très cher M. Melly, Suis de nouveau à Téking, après un voyage où, d'après le P. Goré, je n'ai perdu ni mon temps, ni mon argent. Affaire de Yerkalo: pas encore pu ob-
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tenir coup décisif; poursuis les démarches. Faire prier s. v. p. Dernièrement, un chrétien a préféré 50 coups de fouet, plutôt que faire l'inclination devant statues Bouddha. Chrétiens soupirent après mon retour. Quelques apostats ... Pas tant que j'aurais cru. Possible que tenter ai voyage à Lhassa. En ce moment, aurez la visite de Frère Duc [... ]. Vous remercie pour les 10.000 frs. suisses envoyés. C'est beaucoup. Mais devant ce que nous avons à entrep rendre ? Lancé appel pour léproserie. Petit fonds déjà accouru d'Amérique ; continuerai. Suisse, pas = pauvre. Suisse = riche. Mais pas toujours frappe r aux mêmes portes. Vous m'avez écrit que vous m'aviez abonné à revue "Hommes et mondes". Reçu aucun numéro. Désabonnez-moi. N'en veux pas de cette revue. Littéraire = O. Information = - 1. Tenue = - 2. Tant pis pour abonnement. "Revue St-Bernard-Tibet'', beauc oup trop de fautes ponctu ation et même, impression. Nom- de-nom ! pouvez-vous pas faire corriger épreuves par un grammairien tant soit peu à la coule? Photo s toujours déplorables. Dessin, encore, dessin en couleur. Essayez : ce qui ne supprime pas toutes les photos. Dans nouvelles, pas rien que penser aux parents qui sont plus détachés du monde que vous ne le croyez. Espère pouvoir vous envoyer articles intéressants. Bréviaire : arrivé à Kunming. Merci à vous, à mes parents, surtout. Prière leur dire de ne pas trop m'envoyer d'argent. Ils sont pauvres, surtou t Louis. Je ne voudrais pas qu'ils fassent des dettes pour moi. Père André aide famille chinoise à jeter pont sur Mékong (Mapa tine - Hourely). Espère, si pont réussi, pouvoir jeter un : Tsechung ou Siao-Weisi. Lovey pense lancer Lomélo. Lui ai obtenu un
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excellent écrit du Ouai-Kiao-Pou123, pour cette affaire. Chine : une vague de brigandage, partout. Communisme ou non : effets = les mêmes. Chine du nord : religieuses étrangères vendues sur marché comme femmes de luxe. Chine libre : un mouvement de sympathie vis-à-vis de l'Église. Téking: boutique menace de me tomber dessus. Pense la redresser. Excusez ce décousu. Hier, 14 consultations; aujourd'hui, toute la journée, visites. Appris le dies 12 natalis très regretté Chanoine Lamon . R.I.P. Gloire à Dieu ! Tout à vous, Tornay M. P. S. Si M. Henri de Torrenté rentré, veuillez remercier pour ce qu'il a fait pour moi.
145 Téking, le 15. 1. 1949. Mon très cher Louis, Il faut croire que je vieillis, sans quoi j'aurais eu le temps de répondre mille fois à ta dernière, précédant l'envoi des bréviaires. Merci, mon cher. Ce beau bréviaire, dont la reliure a coûté beaucoup trop, m'aide à bien prier. Il n'est donc pas inutile. Ne faites plus de dépenses pour moi, à moins que je ne vous l'écrive expressément. Tu as une nombreuse famille. Comme je m'en voudrais - ce serait du reste impardonnable
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- d'enle ver un morce au de pain de la bouch e de ces chers petits. J'ai reçu quelqu es lettres de mes neveux de Lavey. La réponse, vous est-elle arrivé e? Que devien t Anna ? Est-ell e prise de la tuberc ulose? Inutile de me cacher les choses. Il faudra it qu'elle fasse un séjour aux Crettes. Dans les maisons de malad es, on ne se remet pas. La malad ie crée une ambia nce presqu 'impos sible à vaincre. Enfin, que devenezvous tous? Écris-moi longue ment. Ici, depuis mon retour de Kunming, j'ai reconstruit une résidence qui tomba it en ruines. J'y reçois beauc oup de monde , car ce patelin est un grand lieu d'échanges, entre la Chine et le Tibet; j'y soigne beauc oup de malad es, entre autres de la syphilis ; j'y fais peu de chrétiens car, même ici, les gens craign ent les lamas. C'est terribl e comm e le diable tient ses gens ! Mais ça ne fait rien. L'heur e de Dieu viendra. Le tout est de comm encer toujours, envers et contre tout, et de ne se décou rager jamais ... Alors, quand on meurt, on a vaincu. Mais je m'aper çois que je ne t'ai pas encore souhaité la bonne année. Mon cher, pas d'histoires. Je te souha ite la paix avec le Bon Dieu, la paix quand on a fait ce que Dieu veut ; rien de plus, rien de moins. Et je me fais le même souhai t. Je souha ite tout un tas de joyeuses émotio ns à tous : joie de vous revoir, puisqu'il faut que vous vous sépariez, joie de vous retrouver, joie d'espérer, joie des enfant s de Dieu. A Yerkalo, mes chrétiens sont de plus en plus malmenés. Mais ils finiront par avoir le dessus. Mon cher, là, devant moi, un païen attend que je lui parle. Je te quitte, mais pas sérieu semen t, puisqu e je prie tous les jours pour toi et les tiens. Voici bientô t une année que mama n nous a quittés. Son
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départ nous a coûté beaucoup de larmes, mais maintenant, il ne nous reste plus que la joyeuse espérance de la retrouver. Bon courage, mon cher ; et perdre tout s'il le faut, mais pas la joie. Veuille envoyer les lettres ci-jointes à leurs destinataires. Tout à toi. Maurice. P. S. Mon cher, pas reçu le cache-bréviaire que tu as fait. Fais-en donc cadeau à celui qui l'a volé.
146. Téking, le 15. 1. 1949. Ma chère Anna, Où es-tu? Toutes les lettres que je reçois me disent que tu vas mieux125 . Je suis très sceptique. Quand on va mieux très longtemps, c'est qu'on ne guérit pas. Quoiqu'il en soit, ma petite, pas de "noir". Que l'imagination ne te rende pas malade. Si tu ne fais rien, tant mieux. Le monde est plein de gens qui font quelque chose, et il n'est jamais allé si mal. Efforce-toi d'aller faire un séjour aux Crettes: ça te vaudrait plus que toutes les drogues et tous les médecins. A l'heure actuelle, on doit avoir tout ce qu'il faut, même pour la tuberculose. Si un traitement dure trop, il est faux. J'ai une expérience médicale considérable. Ici, les malades réagissent comme du matériel neuf. Quelques piqûres vous retapent un moribond. La cause
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en est que ces malades ne souffrent pas des nerfs comme nous. Je voudrais te consoler en te disant, par exemple, que je suis un saint et que j'ai converti d'innombrables infidèles. Hélas ! je n'ai personne converti et, moi-même, plus que jamais, j'ai besoin de conversion. C'est triste, mais le Bon Dieu peut changer cette tristesse en joie 126. Si je t'avais près de moi, tu serais guérie en 15 jours. Je t'embrasse, avec toute la tendresse dont je suis capable. Un souvenir à Maman. Maurice.
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Téking, le 15. 1. 1949. Chère "Hortensi a bleu" 127, qui sentez bon, comme le Christ, Par M. le Chanoine Melly, à Fribourg, j'ai appris que, très éprouvée dans votre cœur et votre corps, vous aviez accepté avec empressement de souffrir pour moi et mes chrétiens. Votre générosité défie toute reconnaissance. Veuillez pourtant accepter mes remerciements personnels les plus émus. Merci encore, et, surtout, au nom des chrétiens persécutés - ils sont avertis; merci au nom de tous ceux qui seront sauvés. Personne, au milieu de nos afflictions, ne nous a fait un cadeau comme le vôtre ; personne ne peut nous en faire de plus grand. Soyez bénie, vous qui avez été trouvée digne de partager, avec Jésus, le doux lit de la croix.
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Et puisque nous sommes au début d'une année nouvelle, qu'il me soit permis de vous présenter mes vœux. Madame, je vous souhaite de trouver la joie dans la souffrance même, la joie de ressembler à Jésus qui a besoin de votre corps, pour éprouver les angoisses mortelles qui nous sauvent, la joie aussi d'être utile à tant de malheureux qui se dirigent vers l'enfer. Car, le salut des uns ne s'obtient que par la croix des autres. Tout par la Croix; en dehors d'elle, rien! Avec tous mes respects. En union de prières et de sacrifices Maurice Tornay, C. R.
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Teking, le 15. 1. 1949. Très cher Papa, et Marie et Joséphine, et tous les autres qui ne sont pas à la maison, Bonne année à tous! Je vous souhaite la joie de ceux qui servent Dieu, l'espérance de ceux qui n'attendent que le ciel, et la liberté de ceux qui ne cherchent que le bien. Il m'est bien doux de penser à vous. D'ici, à cette distance, je ne me rappelle que les joies de la maison. Il me semble que mon Papa est un sage capable de consoler tout le monde, et il me semble que je ne pourrais éprouver de joies plus pures que celles que j'éprouverais, s'il m'était donné de me lancer dans les bras de mes deux sœurs à moi, Marie et Joséphine. Comme cela me retaperait !
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Revoir ! Revoir ! On en aurait des choses à se dire ! On n'en dormirait pas. Si le Bon Dieu n'en veut rien, offrons-lui ces joies en sacrifice: nous serons d'autant plus près, en l'autre monde. J'ai bien reçu vos bréviaires. Votre générosité me force à mieux prier. Cependan t, je trouve que la reliure vous a beaucoup trop coûté. Il paraît que l'été passé a été particulièr ement maussade. Qu'êtes-vous devenus? Et moi? Je suis, comme vous, sur un champ desséché. Je regarde si, au ciel, n'apparaît pas un nuage. Pour le moment, rien ne s'annonce. Entre temps, comme je vous l'ai déjà dit, quelques cheveux déteints ont poussé sur mes tempes. Mais ça arrive à tout le monde. Cette année, j'ai reconstruit une vieille résidence qui tombait en ruine. J'ai eu des ouvriers - jusqu'à 40 - à surveiller et, surtout, à payer. Les travaux sont à peu près terminés. A tort ou à travers, des malades arrivent. Comme tous les médecins, je les guéris, et le curé les enterre; mais, ce curé, ce n'est pas moi: c'est un lama. Il n'y a ici que deux familles de chrétiens. De familles, le bourg en compte 300. Vous pensez si j'ai du travail ! Or, mes gens ne sont pas pressés de recevoir le baptême. Ils ont une grande horreur de l'eau, au naturel et au figuré. Au reste, convertir, je ne le savais pas, maintenan t je le sais, convertir est l'œuvre de Dieu seul; et le métier de missionnaire est comme celui de maître-berger, une mauvaise saison durant, où les bêtes font de la fièvre aphteuse. N'empêch e que je ne voudrais pas changer de métier. Le bourg où je suis est un lieu de commerce très fréquenté. Depuis deux mois, environ, tous les
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jours : foire. On amène des vaches, de la laine, des tissus de laine, que l'on échange contre du thé, contre des fusils, contre du sucre. Tibétains et Chinois jouent à qui trompera l'autre. Voici bientôt une année que Maman n'est plus. Tous les jours, je pense à elle: c'est bien peu! Tous les jours, je prie pour elle: c'est déjà mieux. Ce n'est pas suffisant. Il faudrait faire bien davantage, pour une maman! Finissons. Fin 48; début 49. Tout va bien chez vous car, si le contraire avait lieu, vous m'auriez averti. Tout va bien, ici. Deo gratias ! Je vous embrasse. Maurice.
152. Téking, le 2. 2. 1949. Très cher M. Lo[vey], Bonne année ! Bonne année ! Que la paix quae exsuperat omnem sensum 128 soit votre part pour 1949. Au milieu de tant d'afflictions qui seront votre partage, je vous souhaite de moins vous énerver que moi, qui ai ainsi perdu beaucoup, pour ne pas dire tout de mon potentiel d'action. Un jour, où vous me trouviez particulièrement consterné - nous étions à Weisi, en 39 - vous me disiez:« Le sage ne s'émeut de rien». Soyez donc sage, au moment où vous voyez les loups manger les brebis que vous ne pouvez défendre. Pour moi, c'est le pain quotidien. Pensez qu'à Yerkalo nos fermiers sont autrement mangés, encore. [... ]
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C'est certaine ment la bessette 129 qui est la cause de l'affaire Longpou -Bênet. Elle est partie d'ici, en vous menaçan t de faire procès. Savez-vous à qui je la compare ? A Gato des Niébatsong. Vous me demande z qui la soutient ? Voici, sans crainte de me tromper: a) le diable. Elle a mangé du pauvre. Elle en a tant mangé, qu'elle s'est endurcie au point de moins désirer la prospérité de sa propre maison, que la ruine des autres. b) l'état de la société actuelle. A l'heure actuelle, est maître celui qui est assez crapule pour l'être. c) l'inexistence du Gouvern ement chinois, ce dont tout le monde se rend compte. d) le Goncheu Besset. Le Yergonpun 130 n'a pas osé sévir contre Robtain, parce que Robtain l'aurait menacé de passer au camp des Goncheu oua131 • Vous avez tout un tas de Mossos de Tsechung (certain Aho, Daoua) et de chrétiens de Tsekou Popo, de Youli et quelques autres canailles qui sont venus prier les Goncheu oua de prendre en main leurs affaires temporel les et spirituelles ... Tirez vous-même les conséquences. e) à l'heure actuelle, les Goncheu oua sont beaucoup plus forts que le Yergonpun. Ils ont plus de fusils. Le peuple s'en rend compte. Les fidèles du Ki-ié passent donc dans le camp adverse. Vous devez savoir que les mulets du Ki-ié, de retour du Likiang, ont été forcés d'attendr e, un bon mois, près de Tseret'ong, que les bandits de Gonchu se retirassent, avant d'oser regagner Téking. f) le Gonkarl ama est du côté de Goncheu ; pas de doute. Le Royen Chingo est du côté du Ki-ié; pas de doute. Ongdun est du côté des lamas de Yerkalo ; pas de doute. Le mandarin laisse faire le plus
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plus possible, à condition que ce possible rapporte de l'opium à sa femme. Résumé: débrouille qui peut. [... ] Je vous renverrai dans quelques jours "Semaines Catholiques", car je veux lire et relire cher message du Pape. J'ai été très mal ficelé, ces trois jours passés. Excusez fautes, etc. Je vous embrasse. Montez donc avec les jeunes: j'ai énormément besoin de votre visite 132 T.M.
154. Téking, le 8. 3. 1949. Mon très cher M. Lovey, J'ai bien reçu votre courrier confié à Thomé. Merci. Vous renvoie ce qu'il faut. J'avertis M. Lattion qu'il peut envoyer ses armes, par occasion sûre : voir Doci133. Ici, on dit que Sondjrout Puntso était affilié à un mouvement communiste de Likiang. On aurait trouvé sur lui une carte du parti. Je crois que ce sont là des bobards. Les soldats de Tchontien ne sont pas encore arrivés. Viendront-ils jamais? Et puis, bandits pour bandits ... Le mandarin est toujours caché dans sa pagode. Téking commence à respirer. Gun Arang n'a pas encore paru à l'horizon. Je doute fort qu'il ose descendre. La révolte de Weisi paraît plus sérieuse qu'on ne l'aurait cru d'abord. Enfin, ce n'est que du brigan-
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dage, dans tout le Yunnan. Quel temps ! Nanking est tombé au pouvoir des Rouges, à peine un demimois après la démission de Tsiang Kaiche. C'est dire que les Communistes sont maîtres de la Chine, car ce qui reste s'écroûlera comme un jeu de cartes. L'lndo-Chine, la majeure partie de l'Orient suivra. Que deviendra l'Église? Il est probable qu'on aura pas mal à suer. Que Dieu nous donne la grâce de nous préparer et de conserver la joie, toujours et quand même. Sur ces entrefaites, je viens de demande r la permission, à M. Lattion, de prendre la route de Lhassa. Qui sait ? Nous avons frappé à toutes les portes, sauf à celle-là 134• Pourquoi pas y aller? Du moment que M. Savioz est ici, ma présence devient inutile, voire nuisible. Il apprendr a plus facilement le tibétain, seul. Ensuite, à force de ne rien faire, j'en viens à me gâter complètement. Ici, je n'ai pas le courage de me lancer dans une grande entreprise, de peur de la laisser tomber tout de suite. Enfin, ces temps, je fais du tibétain à tout"casser [... ]. Enchant é de savoir que vos écoles marchent bien. Vous avez commis l'erreur de m'envoyer des sonkiens, la dernière fois. Il aurait fallu m'envoyer des pankouai 135• Pour aller à Lhassa, il m'en faut. Je pense partir avec 500 $ liquides, plus deux charges de thé, plus jumelles, plus je pense que M. Lattion y mettra un coup ... Il n'est plus nécessaire d'économiser: nous serons probable ment pillés de fond en comble. Je me recommande à vos ferventes prières. Pour entrepre ndre ce voyage, il faut beaucou p de courage et de savoir faire. Ne parlez pas du projet au R. P. Goré. On en parlera, quand je partirai. Afin de payer vos dettes, seriez-vous d'accord de prêter votre petit mulet à Doci, qui me rapporte ra
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une charge de plus. En prévision du voyage, je serai obligé de ravitailler le poste. Je vous quitte. Bien à vous. T.M.
155. Téking, le 7. 4. 1949. Très cher M. Lovey, Merci pour tous vos billets, plus lettres et, surtout, pour les nouvelles qu'elles contiennent. J'ai appris très tôt, ici, le meurtre d'Aho. Je n'ai jamais douté que ce ne soit une vengeance du Besset. Les Tsedjroua ont l'air de prendre la situation au sérieux. De fait, elle l'est. Il est impossible de prévoir la tournure que prendront les événements. Le diable seul en sait quelque chose ! Il est probable qu'il va nous faire la vie dure. Il a tout à fait les mêmes idées que M. Louis 136 !, à qui je me permets de présenter mes amitiés. Si les troubles du Yunnan durent tant soit peu, il est fort possible que les Tibétains risquent une descente jusqu'à Likiang. Dans ce cas, tous nos postes risquent le pire. J'ai bien rigolé des réflexions émises par le P. Garé, et de la façon dont il a pénétré "le secret"137. A l'heure actuelle, il suffit de faire quelque chose, ne serait-ce que pour se tenir en forme. Dans des temps aussi troublés, on ne peut réussir en rien. Le démon, lui seul, réussit. Que puis-je faire à Lhassa? Pas beaucoup plus et pas moins qu'à Téking. Personne ne fait rien, à
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l'heure actuelle : ça fera toujours un voyage. Quant à être sûr, l'endroit où l'on est le moins sûr, c'est sa propre résidence car, chez soi, c'est là qu'on a le plus d'ennemis [... ]. Je vous remercie de tout mon cœur des prières et des stes messes que vous célébrez pour Yerkalo. C'est le moment! La plupart des familles font des superstitions. Jacob d'Aga, à l'occasion des noces de Lucia et Léon, a invité deux lamas et fait ses prières bouddhiques. Lucas se plaint que je ne lui écris pas 138• Quand je lui écris, il se plaint de ce que je lui écris. Mais ça ne fait rien. Vous pouvez vous attendre au pire, de la part du Besset. Qui le soutient? C'est le Royen Chelgo; et le premier qui a go-ta aux Goncheuou a 139, c'est lui. Seulement, le Ki-ié ou est trompé, ou n'ose pas le malmener. Voyez la situation, telle qu'elle se présente dans le billet du P. Goré. M. Fabien Melly a été un bon prêtre. Pas de soucis à son sujet, sauf celui de l'imiter et de prier pour lui. Si les types de Tchontien arrivent, attendez-vous à avoir des réquisitions encore. Il faudra bien que ces gens mangent. Ces jours-ci, on doit se battre à Loukong. Popo fait bien de se cacher, pour quelque temps. Qu'il aille dans la Salouen! Yolo a également bien fait de mettre les bouts. Quant à la liste trouvée dans le Gaou, c'est une invention pure et simple. Puntso n'avait pas besoin de liste. Les Tibétains n'en font guère. On dit, au contraire, ici, qu'on a trouvé dans le Gaou la carte du parti communiste de Puntso: autre blague! Le Ki-ié, plutôt son fils, impose les riches familles, de 100 boisseaux chacune. Le Royen Chelgo, de même. Le Kangonpun, je ne sais ce qu'il fait. A Téking, les gens ne dorment plus.
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Pour m01, Je vais commencer les catacombes. Vous ferez bien d'en faire à Tsechung. Quelque chose à l'abri du feu et inexpugnable. Au reste, ça passe le temps et distrait. Je sais bien que vous n'avez pas de temps à perdre. Excusez-moi. M. Lattion me donne la permission (quand j'aurai la permission du P. Goré), de partir pour Lhassa. Je la décrocherai bien, quand j'aurai tout préparé! Ce serait épatant, de faire ce voyage, ne serait-ce que pour ouvrir une route avec les Indes car, sous peu, nous serons derrière le rideau. La réponse de M. Lattion à Mgr Adam est très pertinente. Ce n'est pas le moment de fonder un couvent, alors que nous ne tenons que par un fil. Il est possible que, d'ici quelques mois, nous soyons tous balayés. Quant à trouver des ressources sur le pays, ce serait possible, mais à des brigands seulement. J'espère que rien de grave ne sera arrivé à M. Coquoz. Pas de nouvelles. C'est peut-être que la poste ne fonctionne plus très bien. Vous pouvez envoyez mitraillette, par Doci, si la situation s'éclaircit momentanément... Cette année, je n'ai pas encore reçu de lettre de mes parents. Au Yunnan, les communistes semblent particulièrement hargneux. Je me demande s'ils ne sont pas sous les ordres de Ho Chi Ming. Le dernier meurtre que vous me relatez est stupéfiant. C'est l'œuvre du démon. Il y a à l'heure actuelle des gens qui éprouvent le besoin de tuer, comme les autres de manger. Pakiag Lhundjrou est de ceux-là. Vous avez raison, pour photos ; je ferai mon possible. S'il vous est possible, faites-moi préparer le tapis de selle que Doci a dû laisser à Tsechung. Trouverez-vous du rouge? Je pense, chez Agapit. Enfin, je la ferme. Nous avons un Dieu, nous.
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Vivons dans la joie, pas comme les païens qui s'égorgent. Ci-joint, 2 boules de sucre, plus un bonnet, plus une paire de souliers, plus une chemisette, plus une ceinture bleue pour la petite Agni de Joang. Pour les souliers, je suis actionnaire pour une piastre. Le reste, c'est Martha qui lui fait don. Vous embrasse. T.M.
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Téking, le 9. 7. 1949. Très cher M. Lavey, Sondjrougt 140 m'a très bien remis votre dernier envoi. Je vous remercie de tout mon cœur. J'ai regardé à fond l'appareil photographique. J'espère réussir quelques photos, au moins. Naturellement, je n'ai pas répondu à M. Émery, car à ce moment, je doutais fort que je pourrais me mettre en route 141 • Aujourd'hui, mes charges sont terminées. J'emporte deux charges de thé (en dala142) 1 charge et Yz viatique, Yz charge de fourbis. J'emmène deux boys: Doci et Joang. Je laisse à M. Savioz pas mal d'affaires à régler. Entr'autr e, j'ai tenu à partir avec Stéouan. Vous devinez combien il est précieux de voyager avec un homme connu. Le frère du Chydy Besset ne m'aurait peut-être pas accepté. Je l'avais invité à passer chez moi, lui et le Besset son frère. Je voulais justement lui demander la permission de suivre sa caravane: il n'est pas venu. Peut-être,
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avaient-ils peur que je leur parle encore des dettes contractées auprès du R. P. André. Stéouan voulait bien partir à Lhassa, mais il manquait de charges. Je lui ai donc donné mes deux charges à porter et je 1 me suis fait son garant, auprès de Yondzong 3, pour trois charges de thé qu'il doit payer au huitième mois, à raison de 75 piastres d'ici la charge. Si Agapit n'arrive pas à trouver l'argent à ce moment, il peut et doit aller se servir à Weisi, où j'ai de quoi répondre, comme vous avez pu vous en rendre compte par mon dernier billet [...]. Vous voyez donc mes histoires. Vous serait-il possible d'envoyer quelqu'un à Weisi, pour apporter argent et thé à Tsechung? De là, il est facile, en ce moment, de faire porter ici ce dont on a besoin. Je regrette beaucoup de vous surcharger. Hélas! j'applique la loi : tout le monde a recours à ceux qui rendent service. Je pars, demain, après la messe. J'emporte ce qu'il faut, pour la dire, car il est idiot d'aller au pays interdit, si ce n'est pour y tracasser les démons. Or, une messe même dite par moi a toujours sa valeur. M. Savioz restera donc, sans célébrer, jusqu'à ce qu'il soit muni d'une pierre, plus nappes, plus manuterge. Quand il est monté, je lui avait dit d'apporter tout ce dont il pourrait avoir besoin. C'est que Téking n'a que le strict nécessaire pour un missionnaire, non pour deux. M. Savioz reste ici avec 20 piastres et un peu de viatique. Il se débrouillera pour quelque temps. En outre, il a bientôt de l'orge à récolter. Comme boy, il prendra le frère de la défunte nonne, Marie, d'ici. C'est tout. Je vous remercie du mot : «ne vous laissez jamais aller au découragement». J'en ai besoin, car je suis bien un peu découragé. Je vous remercie infiniment pour
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toutes les messes que vous avez célébrées, car je crois qu'une messe n'est jamais dite en vain. Jusqu'où irai-je? Qu'arrivera-t-il? Je ne promets rien. Sicut fuerit uoluntas Dei, sic fiat 144 ! T.M.
V.- Récits, croquis, nouvelles et Journal
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1.- Prière à Ste Thérèse de l'Enfant-Jésus
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Souvenez-vous, ô bienheureuse Thérèse, de nos misères et de l'espoir que vos promesses nous ont laissé. Vous avez promis de passer votre ciel à faire du bien sur la terre, de faire durer votre mission autant que le monde. Vous avez souvent dit qu'il fallait prier pour les prêtres, afin que Jésus fût aimé. Eh bien ! je veux me faire prêtre. Me refuserezvous pour ce but l'assistance que vous avez accordée à d'autres pour des avantages terrestres ? Si vous avez toujours les mêmes désirs, obtenezmoi l'humilité, l'humilité confiante.
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2. - Vers la terre des esprits 146 . Le premier missionnaire, sinon le premier européen, qui traversa le Tibet, ce fut un saint nommé Odoric de Frioul, O.F.M. 147 Revenant de Péking à Rome vers 1330, il dut passer par Lhassa, et c'est probablement cette ville qu'il nous décrit en ces termes : «Leur maîtresse cité est très belle, toute blanche de pierres, et les rues bien pavées. En cette cité, nul n'ose répandre le sang humain, ni aussi de quelconque bête, pour la révérence de quelconque idole qu'on y adore. »
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Aujourd'hui, un voyageur de race blanche tiendrait un autre langage: la même ville qui n'a pas changé, certes, lui plairait peut-être encore, mais elle ne lui plairait plus par sa beauté. Ainsi, les hommes du Moyen Age étaient bien plus près des Orient aux que nous ne le sommes, en 1947. Nous étions jeunes, alors ; nous ouvrions sur le monde des regards étonnés et bienveillants. Tel, cet explor ateur du XIIIe siècle, Marco Polo qui, sur son lit de mort, avait de la peine à obtenir l'absolution, parce que le clergé, et le monde aussi, l'accusait de racont er trop de merveilles sur la Chine où il avait passé sa jeunesse et son âge mûr. Au xxe siècle, nous sommes trop savants et trop blasés. D'autr e part, alors, les Orient aux invaincus étaient moins xénophobes et ils avaient moins vieilli dans le vieux paganisme. Odoric ne fit que passer au Tibet; mais où passen t les saints, Dieu ne passe-t-il pas avec eux? Exaucées, ses prières le furent ... trois cents ans plus tard.
Expédition des Jésuites: le Père