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ISBN : 978 2 7056 6787 0
© 2008, HERMANN ÉDITEURS, 6 rue de la Sorbonne, 75005 PARIS Toute reproduction ou représentation de cet ouvrage, intégrale ou partielle, serait illicite sans l’autorisation de l’éditeur et constituerait une contrefaçon. Les cas strictement limités à l’usage privé ou de citation sont régis par la loi du 11 mars 1957.
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Collection Hermann-Philosophie dirigée par Arthur Cohen
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HERMANN ÉDITEURS DES SCIENCES ET DES ARTS Depuis 1876
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Maurice Merleau-Ponty
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Abréviations
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AD : Les aventures de la dialectique CDU(RAE) : Les relations avec autrui chez l’enfant (1950-1951, in Parcours 1935-1951, pp. 147-229) EM1, EM2, EM3 : Être et Monde (inédit) EP : Éloge de la philosophie EtAv : « Être et Avoir » (octobre 1936, in Parcours 1935-1951, pp. 147229) Hesn : Préface à A.-L.-M. Hesnard, L’Œuvre de Freud et son importance pour le monde moderne (1960, in Parcours deux 1951-1961, pp. 276284) Inéd : « Un inédit de Maurice Merleau-Ponty », 1952, candidature au Collège de France (in Parcours deux 1951-1961, pp. 37-48) Mexico I et II : Première et seconde versions des notes de préparation des Conférences de Mexico (inédites) MSME : Notes de préparation du cours de 1953 sur Le monde sensible et le monde de l’expression (inédites) Natu1 : Notes d’étudiants du cours sur la Nature de 1957 (in La Nature, pp. 19-165) Natu1-ms : Notes de préparation du cours sur la Nature de 1957 (inédites) Natu3 : Notes de préparation du cours sur la Nature de 1960 (in La Nature, pp. 261-352) N-Corps : Notes sur le corps (inédites) NMS : La Nature ou le monde du silence (inédit) NPVI : Notes de préparation du Visible et l’invisible (inédites) NT : Notes de travail éditées à la suite du Visible et l’invisible NTi : Notes de travail inédites OE : L’Œil et l’Esprit PhP : Phénoménologie de la perception
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Liste des abréviations utilisées dans ce volume pour désigner les écrits de Merleau-Ponty. Les références sont développées dans la bibliographie.
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MAURICE MERLEAU-PONTY
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PM : La prose du monde PPCP : Le primat de la perception et ses conséquences philosophiques RC53, RC54,… RC60 : Résumés de cours de 1953, 1954,… 1960 (in Résumés de cours. Collège de France, 1952-1960) S(déstal) : « Sur la déstalinisation » (novembre 1956, in Signes, pp. 366-385) S(HoAdv) : « L’homme et l’adversité » (septembre 1951, in Signes, pp. 284-308) S(LIVS) : « Le langage indirect et les voix du silence » (juin-juillet 1952, in Signes, pp. 49-104) S(Mach) : « Note sur Machiavel » (septembre 1949, in Signes, pp. 267-283) S(MàLS) : « De Mauss à Claude Lévi-Strauss » (octobre 1959, in Signes, pp. 143-157) S(PhLg) : « Sur la phénoménologie du langage » (avril 1951, in Signes, pp. 105-122) S(PhO) : « Le philosophe et son ombre » (rédigé avant fin 1958, in Signes, pp. 201-228) S(pnp) : « Partout et nulle part » (1956, in Signes, pp. 158-200) S(Préf ) : Préface de Signes (1960, pp. 7-47) SC : La structure du comportement SNS(foi) : « Foi et bonne foi » (février 1946, in Sens et non-sens, Nagel, pp. 305-321, Gallimard, pp. 209-220) SNS(guerre) : « La guerre a eu lieu » (juin 1945, in Sens et non-sens, Nagel, pp. 245-269, Gallimard, pp. 169-185) SNS(Hegel) : « L’existentialisme chez Hegel » (février 1945, in Sens et non-sens, Nagel, pp. 109-121, Gallimard, pp. 79-87) SNS(marx) : « Autour du marxisme » (août 1945, in Sens et non-sens, Nagel, pp. 173-219, Gallimard, pp. 120-151) SNS(Préf ) : Préface de Sens et non-sens (1948, Nagel, pp. 7-10, Gallimard, pp. 7-9) UAC : L’union de l’âme et du corps chez Malebranche, Biran et Bergson. Notes prises au cours de Maurice Merleau-Ponty à l’École Normale Supérieure (1947-1948) VI : Le visible et l’invisible
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Introduction 1
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M
erleau-Ponty demeure avec Sartre et Lévinas le plus grand phénoménologue de langue française. Sans doute le plus fin, par l’écriture comme par la pensée. Peut-être aussi le plus difficile, en raison de cette finesse même, et d’une situation intellectuelle complexe. Cette philosophie, qui entretient une proximité parfois trompeuse avec des figures contemporaines majeures (Husserl, Heidegger et Sartre), est indissociable de son héritage classique (Montaigne, Pascal, Descartes…), mais aussi du contexte intellectuel et historique auquel son auteur participe – la fièvre de l’existentialisme français, les questions sociales et politiques, ou encore l’essor des sciences humaines et l’ébauche du structuralisme. Elle tient enfin sa singularité d’une attention remarquable aux développements modernes de domaines de recherche fort divers : psychanalyse, psychologie de la 1. Je tiens à remercier chaleureusement Marc de Launay, qui a eu l’initiative de ce projet de recueil et en a soutenu la réalisation.
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EMMANUEL DE SAINT AUBERT
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MAURICE MERLEAU-PONTY
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forme, psychologie de l’enfant, neurologie, sciences de la nature, linguistique, sociologie, sans oublier un intérêt jamais démenti pour l’art et la littérature. Cette situation n’a pas manqué de susciter une réception tout aussi complexe. Merleau-Ponty, d’abord présenté comme un existentialiste de l’ambiguïté, puis un phénoménologue (trop) psychologue ou (trop) littéraire, a par la suite donné lieu aux portraits les plus divers et les moins compatibles : devin des inédits de Husserl, disciple du second Heidegger, sceptique qui s’ignore, nouveau Leibniz, précurseur du structuralisme, des sciences cognitives, et d’autres encore… Il est vrai que Merleau-Ponty n’a pas toujours facilité l’interprétation de sa pensée. En particulier par la façon dont il mûrit celle-ci dans un débat critique avec quelques fantômes intérieurs (notamment Brunschvicg et Sartre), dont les visages sont progressivement masqués au fil de la réécriture des manuscrits. Une des réussites de Merleau-Ponty fut d’introduire nombre de lecteurs à la phénoménologie, ce qui a induit la tentation rétrospective d’enfermer dans une position de commentateur celui qui fut en réalité à plein un philosophe, entretenant un rapport libre et partiel, parfois vigoureusement critique, avec les pensées de Husserl et de Heidegger. Un autre piège réside dans le pouvoir séducteur d’une écriture métaphorique, en réalité très travaillée et rigoureuse, par laquelle Merleau-Ponty tente de ressourcer la puissance descriptive de la phénoménologie en sortant de catégories trop usées qui pensent désormais à no-
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tre place, tout en se méfiant d’un jargon ésotérique qui croit renouveler le sens en ne renouvelant que les mots. Comprendre cet effort et en bénéficier exige d’avoir avec cette écriture un rapport non poétique, et de la soumettre à une exégèse scientifique. Rappelons enfin une dernière difficulté : cette œuvre a été brutalement interrompue. En 1961, Merleau-Ponty disparaissait à l’âge de 53 ans, en pleine période de création, laissant derrière lui plusieurs milliers de feuillets – en particulier la longue maturation d’un livre en gestation depuis quatorze ans, qui devait constituer son œuvre majeure, mais aussi un volume considérable de notes de travail, notes de lecture, ou encore les préparations de ses neuf années de cours au Collège de France. Malgré quelques publications posthumes de grande qualité effectuées par Claude Lefort, il restait difficile de suivre l’évolution de cette pensée entre les premiers et les derniers écrits, de comprendre le statut de cette philosophie de la chair qui s’érige peu à peu en ontologie. L’accès à la majeure partie des inédits, déposés à la Bibliothèque Nationale en 1992, a ouvert une nouvelle étape dans l’interprétation. De plus en plus nombreux sont aujourd’hui les chercheurs soucieux d’explorer ce fonds inédit, riche d’éclairages précieux. Certains documents ont déjà fait l’objet de transcriptions publiées, et le présent ouvrage poursuit dans ce sens en donnant à lire pour la première fois, avec la généreuse autorisation de Madame MerleauPonty, quelques feuillets remarquables de la partie encore inconnue de cette œuvre.
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Introduction
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MAURICE MERLEAU-PONTY
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Les articles repris dans ce recueil, rédigés par diverses générations de commentateurs, illustrent la richesse de la situation philosophique de Merleau-Ponty. Chacun a le mérite de maintenir une clef d’entrée suffisamment ciblée tout en opérant une véritable traversée, à vertu introductrice, de cette pensée. Ils forment ensemble un panorama relativement complet, en abordant l’intention philosophique de Merleau-Ponty, son rapport à la philosophie classique, la phénoménologie et l’ontologie, en donnant quelques aperçus essentiels sur les horizons de sa réflexion inachevée, et en mettant en valeur l’importance de son dialogue avec les champs de pensée contemporains (psychanalyse, marxisme, sciences de la nature, linguistique, art moderne). I. L’ENRACINEMENT CRITIQUE D’UNE INTENTION PHILOSOPHIQUE
Lorsqu’il se livre à un témoignage sur la genèse de sa pensée, Merleau-Ponty explique combien sa réflexion s’est d’emblée centrée sur la question de l’union de l’âme et du corps, en réaction contre une tradition intellectualiste accusée de rendre incompréhensible l’unité de l’être humain comme corporéité animée et de rendre impensable la radicalité de ses relations avec le monde et avec autrui. Le concept de chair, vers lequel converge toute sa philosophie, hérite de ce double souci constant, et poursuit le pari méthodologique jamais abandonné de comprendre la vie totale de
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l’homme à partir de ses modalités d’expression corporelles les plus élémentaires. Une corporéité qui serait toujours déjà, au principe même de son animation, intercorporéité. L’œuvre de Merleau-Ponty est aiguillonnée par une lecture critique de l’entreprise cartésienne. Dans une confrontation répétée avec la sixième Méditation métaphysique, elle veut assumer le « tremblement vite surmonté » qui aurait été celui de Descartes aux prises avec les « confusions » de la chair : le « mélange » de l’âme et du corps, manifesté par les sentiments, phénomènes confus dont la pensée est elle-même, inévitablement, ambiguë. Cette confusion à trois visages – ontologique (cet incompréhensible que nous sommes), phénoménologique (le monde troublant de la perception et du désir) et épistémologique (la pensée ni claire ni distincte de ce mystère ontologique et de son étrange phénoménalité) – est au cœur du scénario cartésien de MerleauPonty1. Ce scénario, qui revient en force dans les dernières années (1956-1961) jusqu’à occuper le premier plan du débat ontologique dans plusieurs manuscrits capitaux, ne peut être compris sans avoir à l’esprit son enracinement contestataire dans les années trente. 1. Le terme de « scénario » indique que l’herméneutique merleau-pontienne n’est pas celle d’une restitution scientifique des auteurs qu’elle convoque. Par ces débats intérieurs, Merleau-Ponty répond à un besoin de baliser son cheminement intellectuel par quelques figures philosophiques à la mesure de ses interrogations – c’est-à-dire aptes à les engendrer, mais aussi taillées en plein ou en creux sur le patron des réponses personnelles qu’il tente d’apporter à ces mêmes questions. Ses adversaires sont donc aussi ses meilleurs complices.
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Introduction
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MAURICE MERLEAU-PONTY
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L’étude de cette période fondatrice permet de découvrir certaines préfigurations de la future pensée de la chair, dans l’opposition farouche du jeune philosophe à l’idéalisme de Léon Brunschvicg et sous l’influence séminale de Gabriel Marcel et Max Scheler1. MerleauPonty accuse la tradition cartésienne et kantienne d’avoir abandonné des questions philosophiques majeures qui engagent justement l’identité corporelle et la radicalité relationnelle de l’être humain : la vie perceptive, la sexualité, l’univers des sentiments, l’attitude religieuse, ou encore l’art. Avec Gabriel Marcel, Merleau-Ponty forge ses premières armes contre l’ontologie cartésienne de l’objet. La problématique marcellienne de l’incarnation l’oriente déjà vers une réhabilitation ontologique de l’expérience sensible, et son affirmation centrale – « je suis mon corps » – pose un premier jalon du futur concept de chair. Pendant épistémologique de cette même problématique, la notion de mystère l’éveille à la transgression du face à face constitutif de l’objectivisme, l’engage dans une pensée de la profondeur et une écriture de l’empiétement du dedans sur le dehors, de l’invisible sur le vi1. Il faut ainsi relativiser l’identification, aussi habituelle que peu démontrée, entre la chair merleau-pontienne et le Leib husserlien. Merleau-Ponty, qui ne traduit jamais Leib par « chair », forge son propre concept dans des contextes qui n’entretiennent pas un rapport direct avec la pensée de Husserl, mais avec une intention philosophique personnelle. Celle-ci s’enracine historiquement en deçà de la lecture du fondateur de la phénoménologie, suit des lignes critiques essentiellement tournées contre Descartes et contre Sartre, et s’appuie sur des apports positifs parmi lesquels Husserl à certes une place importante, mais aussi – pour ne citer qu’eux – Scheler, Marcel, Maine de Biran, sans oublier la psychanalyse, la Gestalttheorie ou la neurologie.
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sible. Avec Max Scheler, Merleau-Ponty recherche dans la tradition idéaliste ce qui a engendré le vide anthropologique contemporain, qui ne sait plus lire dans l’amour, la confiance ou l’espérance, des actes orientés, mais seulement des états affectifs, ressentis clos et dépourvus de sens – manquant ainsi une dimension essentielle du désir, sa nature intentionnelle. La notion d’intentionnalité, dont Merleau-Ponty comprend l’importance à travers l’approche schélérienne de l’intentionnalité émotionnelle, est un instrument décisif de cette philosophie naissante. La Phénoménologie de la perception va la travailler en autant de tentatives originales et inabouties, qui tendront à s’effacer les années suivantes derrière une description des liens effectifs que forme et qui forment la chair. Cette recherche trouvera un point d’accomplissement dans la figure du chiasme, empruntée aux analyses de Paul Valéry sur l’amour. Inspiré du propre « tremblement » d’un Valéry libéré de l’intellectualisme, Merleau-Ponty tentera une dernière fois de relever le défi des confusions cartésiennes, contre une ontologie cartésienne de l’objet désormais élargie à la pensée de Leibniz. Le chiasme du désir, visage ultime de cette philosophie du lien, sera plus spécifiquement dressé contre l’harmonie préétablie, voulant réussir là même où Leibniz aurait échoué : dans la description de l’unité personnelle et relationnelle de l’être humain1. 1. Pour approfondir cette esquisse du projet merleau-pontien, nous renvoyons à notre ouvrage Le scénario cartésien. Recherches sur la formation et la cohérence de l’intention philosophique de Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 2005.
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Si cette philosophie est portée par le pari de reprendre à même le corps toutes les dimensions de notre animation, s’ensuit une difficulté majeure, dont Merleau-Ponty prend progressivement conscience après la publication de la Phénoménologie de la perception (1945) : comment remonter le mouvement de « descente » opéré par une si grande attention à notre incarnation, comment ne pas perdre au passage certaines spécificités de la vie culturelle, des actes de l’intelligence, du langage, non réductibles à la perception ? La réexposition, en termes d’expression, de la vie perceptive, va ici jouer un rôle majeur, MerleauPonty passant du mouvement descendant et centripète de l’incarnation – qui nous ramenait de l’intellectualisme au corps phénoménal – à la dynamique expansive et expressive de la chair – dont le phénoménologue pense qu’elle nous conduira, sans discontinuité, jusqu’au langage. C’est le renversement entamé dès 1949 (année des conférences inédites données à Mexico), approfondi en 1951 (L’homme et l’adversité, La prose du monde), et qui vient ouvrir la période du Collège de France avec une première année de cours décisive (Le monde sensible et le monde de l’expression, 1953, inédit). 1) Le scénario Sartre Les années 1945-1953 constituent en effet une longue phase intermédiaire entre la période des thèses (1938-
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II. DE L’INCARNATION À LA CHAIR
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1945) et celle des derniers écrits (1953-1961). Pendant cette phase mal connue – dont il reste nombre de documents inédits ignorés de la plupart des commentateurs –, Merleau-Ponty commence à se libérer de la terminologie encore classique de ses premiers travaux et s’achemine vers deux éléments capitaux de sa pensée : la chair et l’empiétement1. Les inédits esquissent ces notions nouvelles dans une contestation expéditive de la morale kantienne, et sous le climat passionnel de l’existentialisme beauvoirien et sartrien. Mais l’apparente complicité de Merleau-Ponty avec celui-ci recouvre en réalité l’élaboration d’une critique radicale : les débuts de la chair sont secrètement orientés par un travail de sape de la philosophie de Sartre2. Merleau-Ponty lit celle-ci comme un point d’aboutissement de l’anthropologie de la conscience et de l’ontologie objectiviste inaugurées par Descartes. L’année 1945 sonne pour Merleau-Ponty l’heure du bilan moral et politique de la guerre, et signe la découverte de la modernité, bientôt cristallisée dans la figure originale de l’« empiétement ». Les distinctions éternitaires qui faisaient l’assurance du monde classique sont désormais brouillées. Inachevé et monstrueux, l’hom1. Pour plus de détails, cf. notre ouvrage Du lien des êtres aux éléments de l’être. Merleau-Ponty au tournant des années 1945-1951, Paris, Vrin, 2004. 2. Si le désaccord avec Sartre perce déjà par endroits avant la publication de L’Être et le Néant, et devient plus manifeste dans les pages de la Phénoménologie de la perception consacrées à la liberté, ce sont surtout les inédits de la fin des années quarante qui préparent la sévérité et les audaces d’une critique qui éclatera au grand jour à partir des Aventures de la dialectique.
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MAURICE MERLEAU-PONTY
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me moderne est hanté par le non-sens, et ses rêves de pureté sont définitivement ruinés. Il n’y a pas pour lui de liberté ni même d’amour sans empiétement sur autrui, pourtant cet empiétement ne détermine pas leur échec, il exprime la « promiscuité » native qui me lie à autrui, et porte dans sa violence même la possibilité sinon le ressort de sa métamorphose en coexistence. Les écrits de cette période insistent donc, comme Sartre, sur le conflit entre moi et autrui, mais pour y retrouver les signes en creux d’un désir d’entrer en relation, et même l’indice d’une situation commune effective. MerleauPonty délivre ainsi sa propre version de l’existentialisme, qui tente d’échapper aussi bien au pessimisme de l’échec de la relation qu’il lit chez Sartre qu’à l’optimisme de toute forme d’harmonie préétablie entre moi et autrui ou entre moi et moi-même. Voulant retrouver la permanence d’attaches profondes et l’imminence de liens nouveaux dans l’enfer même de l’apparente impossibilité de la relation, il dessine ce que la préface de Signes nommera « les nœuds clandestins » « du tragique et de l’espoir » – des nœuds que Sartre se serait employé à défaire1. En 1959, Merleau-Ponty persistera encore à présenter Sartre comme celui qui « n’aime pas l’idée de lien »2, lui attribuant le défaut majeur qu’il dénonce chez les philosophes depuis les années trente : celui de vouloir se saisir « sans attaches »3. 1. Cf. S(Préf), p. 38. 2. 5e entretien radiophonique avec G. Charbonnier, 1959, 1’29”. 3. EtAv, p. 37/100, 1936.
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C’est au cœur de ce nouveau scénario que certains inédits commencent à utiliser le sens polysémique de la « chair » dans la langue française, pour esquisser une réécriture détournée, jusqu’à l’inversion, des analyses sartriennes du désir et de la chair. Telle qu’elle est introduite à la fin de L’Être et le Néant, la chair est le résidu d’un processus radical de purification, qui ne s’arrête pas au corps déshabillé, mais va jusqu’à retirer à celuici tout mouvement et toute puissance, pour atteindre une supposée « pure passivité »1. « Trame d’inertie » contenue dans l’impassibilité, « pur être-là »2 reclus dans la totale exposition et impénétrabilité de l’objet, la chair sartrienne n’est pas sans rappeler l’étendue cartésienne. Sans relief ni profondeur, enveloppe parfaitement désenveloppée, cette chair inexpressive échappe par construction à toute logique d’incorporation. Dès lors, le désir, paradoxalement désérotisé, ne saurait déboucher sur aucun échange, et la rencontre des chairs ne peut dépasser le simple « poser-contre » de deux dehors sans dedans, dépouilles inanimées3. Ce tableau dresse déjà une esquisse inversée de la conception de la chair que Merleau-Ponty propose à son tour à partir des conférences inédites de Mexico (1949), en adoptant d’emblée le schématisme chiasmatique du désir4. 1. Cf. L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943 ; coll. « Tel », 1980, p. 440. 2. Op. cit., pp. 440, 444. 3. Op. cit., pp. 440-441. 4. « Dans [l’]amour, il y a passage de moi en autrui et [d’]autrui en moi » (Mexico I [143](II5)). Cf. aussi Mexico II [163](13). « Le je désire, le je du désir
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Introduction
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MAURICE MERLEAU-PONTY
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L’approche sartrienne d’une chair inexpressive contribue ainsi à le pousser dans la direction d’une philosophie de l’expression centrée sur l’éminente expressivité de la chair. Dès la fin des années quarante, les enjeux humanistes de ces nouvelles idées diffusent dans les premiers linéaments d’une ontologie. Certains inédits de 1948-1949 préfigurent, dans la description surréaliste du « sang des choses », la critique ultime de l’ontologie de l’objet (19571961). Les choses sont « blessées » par notre ouverture perceptive et désirante, même « les objets saignent », autrement dit résistent au statut cartésien et piagétien de l’objet. Dans une complicité significative avec les « psychanalyses » de Bachelard, Merleau-Ponty travaille déjà ses propres éléments ontologiques, aux antipodes de l’imaginaire sartrien. Contre la psychanalyse existentielle de L’Être et le Néant, contre l’homme-mollusque-qui-sefait-pierre de L’homme et les choses, contre l’isolement du réel de L’Imaginaire, il se tourne vers la description de « la texture imaginaire du réel », qui constituera l’un des horizons essentiels de son ontologie. 2) Du schéma corporel à l’intercorporéité Après la phase de gestation que nous venons d’évoquer, la conception merleau-pontienne de la chair s’ap(…) cherche le dedans du dehors et le dehors du dedans. » (N-Corps [85](3)). Cf. aussi Natu3, p. 348/[74]v et RC60, p. 178.
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profondit au-delà de sa constitution critique (tournée contre Descartes et contre Sartre), au fil d’un rapport positif essentiel avec divers champs non-philosophiques. Au début des années cinquante – notamment dans le cours de 1953 sur Le monde sensible et le monde de l’expression –, Merleau-Ponty renoue avec une véritable recherche phénoménologique sur la perception (plutôt passée au second plan depuis 1945), nourrie d’une attention remarquable aux travaux de la neurologie (Lhermitte, Head, Ajuriaguerra et surtout Schilder), de la psychologie de l’enfant (Piaget, Wallon) et de la psychanalyse (Freud, Klein, Lagache, Lacan)1. Au croisement de ces trois disciplines, elle trouve un appui majeur dans les théories du schéma corporel ou de l’image du corps. Phénoménologie, neurologie, psychologie et psychanalyse… Cette conjonction est incarnée par une référence capitale du cours de 1953, Paul Schilder2. 1. On connaît l’intérêt constant de Merleau-Ponty pour la psychanalyse, sa connaissance remarquable des apports théoriques les plus récents – le premier texte majeur sur la chair (L’homme et l’adversité, 1951) introduit ce concept en en associant aussitôt la nouveauté aux révolutions opérées par l’anthropologie psychanalytique. Mais on néglige souvent l’importance qu’il prête à la psychologie de l’enfant. Rappelons qu’avant d’accéder au Collège de France, Merleau-Ponty occupe à la Sorbonne, de 1949 à 1952, la chaire de psychologie de l’enfant à laquelle succédera Piaget lui-même. Ces années ne sont pas une parenthèse dans sa carrière, pas plus que ne l’étaient les années existentialistes. Merleau-Ponty intégrait la psychologie de l’enfant à son entreprise philosophique dès ses premiers projets de thèse, et les inédits les plus tardifs du projet ontologique Être et Monde donneront encore une place tout à fait étonnante au débat avec Piaget. 2. Éminent neuropsychiatre viennois exilé aux États-Unis, docteur en philosophie, doté d’une connaissance approfondie des travaux de Husserl et de Freud, ainsi que de la psychologie de la forme.
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Auteur princeps sur la question du schéma corporel, il est le premier à lui apporter les éclairages phénoménologiques et psychanalytiques. « Avant d’être raison, écrira Merleau-Ponty, l’humanité est une autre corporéité. Il s’agit de saisir l’humanité d’abord comme une autre manière d’être corps. »1 C’est justement sur cette « manière d’être corps », ce style qui fait la chair, que la notion moderne de schéma corporel apporte une ouverture fondamentale. Initiée par les neurologues Pierre Bonnier et Henry Head à partir d’une étude fine de la spatialité, ni projective ni métrique, dans laquelle évolue le corps vécu, cette théorie met en valeur l’unité analogique de ce dernier, ses « systèmes d’équivalences » intersensorielles et intermodales. Elle se penche sur la forme originale de connaissance, infra-représentationnelle, que le corps propre a de sa situation et de ses compétences, dégageant ainsi une proximité subtile entre perception et imperception, entre conscience perceptive et inconscient. Schilder, au-delà de ses prédécesseurs, met aussi en lumière la nature intercorporelle et relationnelle de l’image du corps : la façon dont sa dynamique praxique est foncièrement structurée par l’incorporation et animée par le désir d’entrer en relation avec d’autres images du corps. Architectonique d’une corporéité qui elle-même architecture le monde, le schéma corporel ne peut forger son unité que dans un tissu relationnel 1. Natu3, p. 269/[37].
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où mon corps, le monde et autrui servent l’un pour l’autre de matrice symbolique. Son étude répond ainsi directement à l’intention philosophique de MerleauPonty. Elle fait progresser sa philosophie de la chair, aussi bien dans sa puissance critique à l’égard de l’intellectualisme que dans sa libre assimilation et déformation de la psychanalyse1. En contraste avec l’approche de Sartre, Merleau-Ponty insiste sur la complexité passive-active de la chair, à commencer dans les relations intimes de la perception et de la motricité. Agressive et désirante, « sexuelle-agressive », la chair empêche ma fusion avec autrui – par sa résistance, son épaisseur et son opacité –, tout en étant le medium de notre communion. En arrêtant mon regard et mon geste aux marges de l’invisible et de l’intangible, elle est aussi un volant de la perception : elle la relance indéfiniment. Étrangère à l’illusoire présence totale délivrée par la pure extériorité de l’objet, la chair se livre dans la relativité de l’inépuisable, dans la promesse d’un dedans qui appelle et creuse notre propre profondeur. Les derniers écrits décriront ce « système d’équivalences entre le dedans et le 1. Merleau-Ponty soumet la psychanalyse à la pression de deux mouvements simultanés, en l’orientant vers une prise en compte plus radicale de la corporéité et de l’intercorporéité, et vers une évaluation du désir comme ouverture à l’être, étrangère à la conception freudienne de la pulsion. Il cherche à libérer la psychanalyse du carcan positiviste qui pesait sur ses premières formulations, et à la protéger de la dérive idéaliste qui menace à ses yeux ses développements plus récents. La « philosophie du freudisme » annoncée par les derniers écrits veut reprendre ce champ à partir de la perception et du désir, à partir de la chair, en se démarquant fortement du « tout est langage » de Lacan, et en tentant de contrer une dernière fois la « psychanalyse existentielle » de Sartre par le projet d’une mystérieuse « psychanalyse ontologique ».
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dehors »1, « à travers lequel se synchronisent des désirs »2 : la chair porte et déploie le chiasme de l’incorporation désirante – se faire enveloppant-enveloppé, « se faire le dehors de son dedans et le dedans de son dehors »3. Cette figure de l’enveloppant-enveloppé, qui résume la description merleau-pontienne de la spatialité du corps propre, est au cœur de son anthropologie charnelle comme de son ontologie pré-objective. Face au long règne de l’imaginaire de l’étendue, partes extra partes, qui sous-tendait l’ontologie cartésienne de l’objet, cette philosophie de la chair exigeait ses propres structures spatiales. Non une nouvelle mathesis, mais un schématisme et un imaginaire renouvelés qui épousent la spatialité labile de l’animalité, la logique d’une image du corps en restructuration permanente, qui vit dans et de l’intercorporéité depuis les profondeurs inconscientes de notre ouverture au monde. Merleau-Ponty commençait à répondre à cette exigence par l’éveil d’une écriture figurale dès la fin des années quarante, et par l’ébauche conjointe d’une ontologie phénoménologique tournée vers la texture imaginaire du réel. Les descriptions de la spatialité du schéma corporel chez Schilder, l’insistance de Melanie Klein sur les échanges du dedans et du dehors dans l’incorporation, le préparent ensuite à découvrir, dans les travaux de Piaget sur la structuration de l’espace, l’intérêt des structures de la topologie 1. RC60, p. 178. 2. N-Corps [85](3). 3. VI, p. 189.
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3) Le vertige de la chair du monde Dans le prolongement de l’étude du schéma corporel, Merleau-Ponty déploie une réflexion originale sur ce qu’il appelle « la généralité du corps », qui va jouer un rôle majeur dans les horizons ontologiques de sa conception de la chair. La généralité du corps commence avec l’analogicité du schéma corporel, sa puissance de transposition de chacune de ses compétences à des situations différentes. Elle finit par désigner sa capacité d’ensemble, par la logique d’incorporation qui l’anime, à prêter sa propre structure au monde et à autrui : à accéder à leur généralité en se généralisant. L’identité de la chose perçue est éprouvée comme une manière d’être que mon corps rejoint en se configurant 1. Dans le dernier texte écrit et publié de son vivant, Merleau-Ponty écrira ces quelques lignes audacieuses sur « l’être d’enveloppement » de la topologie : « La philosophie est la remémoration de cet être-là (…). Il n’y a rien de plus profond que l’expérience qui passe le mur de l’être. (…) Ceux qui vont par la passion et le désir jusqu’à cet être savent tout ce qu’il y a à savoir. La philosophie ne les comprend pas mieux qu’ils ne sont compris, c’est dans leur expérience qu’elle apprend l’être. » (S(Préf), pp. 30-31).
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mathématique. Merleau-Ponty peut alors assumer plus résolument ce qu’il faisait en réalité déjà : édifier une ontologie à partir d’une topologie de la chair, dans une écriture phénoménologique de plus en plus centrée sur les figures de la chair, qui sont aussi, et aussi bien, les figures de ce qui anime la chair – le désir – que celles de ce que la chair exprime – l’être1.
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à elle, en épousant ce style par sa propre manière d’être. L’unité de la chose « est donc de même sorte » que celle du corps1, « le schéma corporel est aussi une certaine structure du monde perçu et ce dernier a sa racine en lui »2. Ces idées sont au fondement de la liberté que le dernier Merleau-Ponty prend pour oser les notions limites de « chair de la chose », « chair du sensible » et « chair du monde ». La chose, le monde et jusqu’à l’être même sont alors explicitement décrits, à la suite du corps, comme des systèmes d’équivalences3. La compréhension de la « généralité du corps » conduit ainsi logiquement à une généralisation, au second degré, du concept même de chair. « Le corps se voue à un monde dont il porte en lui le schéma »4 : corps et monde se transfigurent mutuellement en se configurant l’un à l’autre, si bien qu’ils sont « symbolique générale »5 l’un de l’autre. Le monde, sous l’effet de l’analogicité de la chair, devient charnel, tandis que l’être, sous l’effet de la chair, devient analogique. Dans le sens merleau-pontien de la « généralité », la logique de l’incorporation vient ainsi se substituer à celle de l’abstraction, et la réciprocité qui définit l’incorporation affecte inévitablement le concept de chair d’une irréductible circularité. De sorte que cette ontologie 1. Cf. PhP, p. 216. 2. MSME [112](XII5). 3. Cf. p. ex. EM2 [149]v(4), [178]v(IV), [228](1), NT 258, 301. 4. PM p. 110. 5. PhP, p. 529.
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topologique de l’enveloppant-enveloppé est menacée par un monisme gourmand : le concept de chair du monde prend une telle extension et une telle compréhension que l’on peut se demander ce qui reste de sa différenciation d’avec l’être lui-même… Merleau-Ponty ne risque-t-il pas d’abandonner le monde et l’être, le visible et l’invisible, au régime d’Ineinander de la chair, finissant aussi par brouiller mon visage et celui d’autrui dans l’anonymat1 ? Certains commentateurs ont même soupçonné une régression fusionnelle dans certains écrits tardifs, soumis à un imaginaire maternel où la plénitude cognitive de la représentation, tant critiquée, ne céderait finalement la place qu’à la plénitude affective du lien, en effaçant illusoirement toute négativité2. La constitution critique du concept de chair, anticartésien et anti-sartrien, emporterait ainsi MerleauPonty trop loin. Son opposition au face à face de la conscience et de l’étendue, aux dichotomies sartriennes trop tranchées, à un imaginaire minéral où les séparations sont telles que l’on ne peut plus penser la force de nos liens, conduirait le philosophe de la chair à un excès inverse. À l’excès d’un empiétement généralisé, dont la puissance signifiante et la violence se dissolvent par là-même, faute de frontières à transgresser. À 1. L’accouplement silencieux dont l’enveloppant-enveloppé symbolise la structure, manquant finalement la parole qui nomme et qui sépare, ne se ferait plus qu’avec la fameuse « étrange statue » anonyme évoquée par la page la plus érotique du Visible et l’invisible (VI, p. 189). 2. Cf. p. ex. Bernard Sichère, Merleau-Ponty ou le corps de la philosophie, Paris, Grasset, 1982.
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III. LA NÉGATIVITÉ DE L’ÊTRE
1) Au-delà de l’Être et du Néant : la Nature Il est impossible de répondre de manière adéquate à ces objections, l’œuvre du philosophe étant restée inachevée. Les inédits permettent toutefois de discerner une tout autre direction, plus fidèle à la continuité de l’intention de Merleau-Ponty. À travers l’insistance sur les motifs de la profondeur, de l’inépuisable, de l’invisible, de l’inachèvement, cette philosophie s’achemine vers sur un sens original de la négativité, qui affecte conjointement ses conceptions de l’homme et de l’être. Pour le comprendre, il faut éclairer le choix merleaupontien d’entamer l’ontologie par le concept de « Nature ». D’où l’intérêt de publier ici, pour la première fois, les feuillets introductifs du manuscrit La Nature ou
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celui d’une ontologie de la chair maternelle du monde où tout lien est contenu dans une prégnance trop généralisée pour pouvoir déboucher sur une véritable naissance, sur cette séparation sans laquelle les êtres ne sauraient gagner leur identité. À l’excès d’une pensée de l’ambiguïté qui, à force de lutter contre l’univocité de l’univers conceptuel cartésien et sartrien, risque de tomber dans l’équivocité et la confusion.
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le monde du silence1, qui répondent justement à la question « Pourquoi la Nature ? ». Dans ce volume inédit, Merleau-Ponty tente une synthèse de ses principaux scénarios critiques (cartésien et sartrien), en dénonçant les philosophies qui n’admettent pas d’autre point de départ que le cogito ou la liberté par lesquels ils définissent l’homme. Ces commencements semblaient pourtant assurer la solidité de l’entreprise philosophique, en séparant l’homme de la Nature, en le protégeant des tromperies du sensible et de l’imaginaire, en le rendant à sa propre puissance. Mais c’est justement là, pour Merleau-Ponty, la grande illusion : cet isolement, une fois établi, est irréversible ; il referme la philosophie au moment de la commencer, et débouche sur « une sagesse désespérée » qui « autorise toutes les folies »2. Car l’homme libre et rationnel et, partant, la philosophie elle-même, se construisent dans la confrontation avec un dehors qui est par avance neutralisé si nous commençons par le cogito ou par la liberté. Loin de s’enfermer dans une forme d’immanence régressive, l’ontologie de Merleau-Ponty veut justement penser cette confrontation avec le « vrai dehors ». Or celle-ci ne se joue pas dans un face à face, dont l’issue est la néantisation de l’un des deux termes, puis celle, inexorable, de l’autre : l’institution du pur sujet et du 1. Probablement rédigé fin 1957, et classé plus tard parmi les dossiers du vaste projet Être et Monde (lequel est en réalité indissociable du Visible et l’invisible). 2. Cf. NMS [26](3), [50](3), [53].
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pur objet, dont les rôles vont se substituer à l’infini, dans une alternance de dons sans retour et de retraits sans appel où jamais rien ne sera échangé1. Le vrai dehors n’est pas l’étendue, extériorité sans mystère, mais une « extériorité avec empiétement », une profondeur où nous sommes déjà2. Non pas construit, mais naturel, il nous tapisse de l’intérieur avant même que nous soyons en mesure de le reconnaître comme autre. Le vrai dehors, à commencer par autrui, est toujours déjà un dedans qui nous hante – et c’est sans doute pour cela que nous sommes poussés à l’exorciser en édifiant le mythe de l’objet. En pensant la liberté comme puissance de rupture et de commencement absolu3, Sartre figeait l’être en être-posé par moi4. Il retirait ainsi à la liberté son ressort : ce qui la soutient et lui résiste du dehors et ce qui la travaille de l’intérieur, cette adversité sans laquelle elle n’est qu’une passion inutile qui sombre dans le vertige du pur possible. Avec l’être et contre lui, la liberté prend ses marques et s’affirme, trouve une assise qui ne se nourrit pas de l’absence de lutte mais de la fidélité opiniâtre du réel. La première vocation du concept de Nature est justement d’illustrer cette dimension de l’être. À la fois familière et étrange, offerte et adverse, la Nature finit toujours par nous provoquer tout en se 1. Cf. NMS [51](6). 2. Cf. p. ex. NMS [103](2)(A) et [119](11). 3. Cf. NMS [77]. 4. Cf. NMS [135]v.
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dérobant à notre prise, par résister à la totale maîtrise dont rêve le sujet cartésien. Elle intéresse MerleauPonty « comme résistance à la liberté ou [à la] subjectivité »1, « comme index de ce qui dans les choses résiste à l’opération de la subjectivité libre et comme accès concret au problème ontologique »2. À travers le concept de Nature, Merleau-Ponty veut aussi dessiner une ontologie qui ne prête plus à l’être cette absolue plénitude et densité qui le maintient hors de toute communication avec ma chair. Il s’agit de dégager la consistance et la vulnérabilité de l’être, la puissance de la Nature et une Nature « en haillons »3. Un être à la fois fort et blessé, qui me verticalise en me limitant, et qui creuse pourtant devant moi l’ouverture et le désir de sa profondeur en m’attirant par son propre inachèvement. La question du lien qui occupe Merleau-Ponty depuis toujours reste ainsi au cœur de son ontologie. La Nature nous introduit à un être qui « fait tenir ensemble toutes choses »4, et que l’on ne peut plus aborder dans la séparation catégorielle de la substance et de la relation, une séparation qui le protégeait de toute négativité. L’ontologie de Merleau-Ponty dit s’intéresser à l’être en tant qu’il s’échange avec le néant, au néant en tant qu’il s’échange avec l’être, un double rapport qui définit la négativité. Or cet échange 1. NMS [131]. 2. NMS [28](7). 3. Natu1-ms [154]v(179). 4. NMS [27]v(6).
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n’est pas extérieur à l’homme, et celui-ci ne tient pas le rôle mythologique du Néant : tout se passe comme si cette identité de l’être comme lien des êtres ne pouvait s’accomplir sans l’homme, sans se jouer au cœur même de sa corporéité agissante et désirante. Au cœur même de sa chair1. Merleau-Ponty insiste enfin, contre l’exercice d’une négation substantialisée qui ferait de Sartre le faussaire de la dialectique, sur la relativité de la négation. Celleci ne doit pas servir « la positivité absolue de l’être » en n’en dessinant que l’envers logique, sa vertu est au contraire de dévoiler « un être qui n’est pas absolu, qui n’est pas tout ce qu’il est »2. Car « le creux appartient à l’Être », et le véritable modèle de sa transcendance est la profondeur perceptive3. Pour une « pensée vraie du négatif »4, il n’y a plus de négation pure, ni de néant, mais une négativité expressive ; corrélativement, il n’y a plus d’affirmation pure, ni d’en soi, mais un être profond qui relance la pensée. Au sens strict, explique Merleau-Ponty, l’ontologie ne parle ni du Néant ni de l’Être, mais de la vibration commune des êtres dans la 1. La préparation inédite du Visible et l’invisible souligne que Sartre « ne voit pas la jonction du néant et de l’être dans la corporéité », et que son analyse en termes d’être et de néant le « dispense seulement de toute description concrète du corps » (NPVI [141], 1959). La version rédigée du Visible reprend : « L’analytique de l’Être et du Néant, c’est le voyant qui oublie qu’il a un corps » (VI, p. 108). Au total, que ce soit à travers l’empiétement, la chair, la liberté ou la Nature, ce qui oppose Merleau-Ponty à Sartre est une perception différente de l’être, de l’homme, et de leurs relations, comme négativité. 2. EM1 [64](26). 3. NPVI [167]. 4. Ibid.
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négativité de l’être, de leur co-naissance dans sa profondeur1. À travers ces idées frayées par les écrits tardifs, Merleau-Ponty souligne une forme de co-appartenance de l’homme et de l’être, ce qui pourrait « accréditer, aux yeux de certains, vite portés à l’annexion, le mythe d’un heideggérianisme au moins latent de celui qui n’est plus là pour s’en défendre »2. Pourtant son approche est bien différente de celle de Heidegger, et s’appuie d’ailleurs régulièrement sur une critique de celui-ci3. Merleau-Ponty insiste sur l’originalité de sa propre démarche : celle d’une ontologie indirecte qui élabore une « philosophie concrète » dans une attention constante aux faits primitifs – ces expériences radicales qui engagent « les relations du corps à la vie totale »4 et constituent de véritables modes d’accès à l’être. Il n’abandonnera jamais le privilège qu’il accorde à la perception, ni son dialogue essentiel avec les champs scientifiques et psychologiques. Et son habilitation ontologique du corps phénoménal dans le concept de chair – dont il avertit qu’il n’avait encore « de nom dans aucune philo1. EM1 [64](25-26). 2. Marc Richir, « Le sens de la phénoménologie dans Le visible et l’invisible », in Esprit, 6, juin 1982, p. 125. 3. Au fil des années cinquante, Merleau-Ponty élabore progressivement un nouveau scénario, moins abouti que les précédents mais tout aussi sévère. Si son ontologie s’enracine en deçà d’une véritable lecture, tardive, de Heidegger, les inédits montrent en effet que sa montée en puissance est accompagnée par une critique récurrente et parfois virulente de l’auteur de Sein und Zeit. À ce sujet, cf. notre ouvrage Vers une ontologie indirecte. Sources et enjeux critiques de l’appel à l’ontologie chez Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 2006. 4. S(HoAdv), p. 290.
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sophie »1 – résiste jusqu’au bout à la lecture intellectualiste que l’on a parfois voulu en faire, celle d’une chair comme désensibilisée par souci de la placer à la hauteur d’un purisme ontologique.
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C’est justement par la poursuite d’une phénoménologie de la conscience perceptive que cette ontologie charnelle progresse dans la découverte de la négativité commune de l’homme et du monde, de moi et d’autrui. Merleau-Ponty s’était d’emblée opposé au modèle d’une conscience qui avance d’évidence en évidence au fil des remplissements de ses intentions vides. La longue fréquentation des analyses modernes de la vie perceptive (notamment dans la Gestalttheorie) l’éloigne de l’ambivalence du plein et du vide qui habite le schème du remplissement, pour décrire la logique plus subtile d’une intelligence incarnée qui cristallise sur de l’inépuisable, non seulement malgré l’inachèvement du perçu mais aussi grâce à lui. La conscience perceptive n’est plus cette instance de survol solitaire qui possède ses objets en toute clarté, comme autant d’êtres isolables et positifs. Elle ne construit pas de manière unilatérale une présence idéelle, mais résulte d’un rapport expressif entre ma manière d’être et celle de la chose, en vertu du système 1. VI, p. 193.
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2) L’écart et l’inépuisable
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d’équivalences qui s’établit entre mon schéma corporel et la structure de l’être sensible. Or l’analogicité n’est pas identification, la proximité qu’elle induit ne saurait résorber la distance qui sépare toujours des analogues : je ne possède pas l’être perçu comme tel, je résonne à l’unisson avec lui. Je vis sa manière d’être sans jamais l’avoir : l’être demeure toujours au-delà de cette vibration commune qui me donne de le percevoir1. Le rapport expressif empêche ainsi la fusion des êtres qu’il relie pourtant, il nourrit leur lien tout en l’ouvrant perpétuellement sur ce quelque chose d’autre qui palpite déjà au cœur de leur relation2. Merleau-Ponty souligne combien le sens tissé par notre rapport avec l’être perçu est lui aussi marqué par une relativité et une négativité qui échappaient aux conceptions classiques de la conscience. Car ce sens « est moins possédé comme tel qu’il n’est pratiqué », et « se révèle plutôt dans les exceptions où il manque que par sa position propre »3. Loin d’une essence positive qui s’impose dans sa pure visibilité, il est deviné de proche en proche, dans l’ajustement continu de ma propre infrastructure à celle du perçu. Ainsi dans un exemple privilégié par Merleau-Ponty, celui de la perception d’un cercle : la circularité est vécue comme une modu1. Cf. MSME [20](I4), [27](II3). 2. Cette analyse de la conscience perceptive, dans la description d’un accouplement sans possession, de la prégnance d’un tiers inclus, anticipe celle de l’intersubjectivité charnelle. 3. MSME [20](I4).
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lation typique de l’espace local, une dérivation constante, éprouvée comme telle dans la simulation d’un parcours moteur de ce contour. « À chaque instant », cette ligne change de direction, mais toujours de la même manière ; elle n’est pas située par une position fixe dans le plan, mais reconnue au fil d’« une activité type » qui assume le style particulier de son changement1. Notre schéma corporel vit cet écart constant, et s’y prête si bien qu’il résiste aux variations de ce style de variation en régularisant les petites aberrations, en compensant ce qui est susceptible de s’écarter de la régularité même de ce mode d’écart. Merleau-Ponty généralise aussitôt cet exemple : traction et attraction plus qu’abstraction, conscience tonique d’un bougé, la conscience perceptive est d’abord celle d’un écart typique, d’un différentiel d’organisation2. Ces idées, introduites par le cours inédit sur Le monde sensible et le monde de l’expression (1953), vont ensuite prospérer dans ses écrits sous la bannière de la « théorie de la perception comme écart »3. À travers et au-delà des éclairages gestaltiste (la vie perceptive traversée par des phénomènes d’imperception), psychanalytique (l’irréductible texture imaginaire du monde perçu), et phénoménologique (la reconnaissance perceptive par cristallisation de l’inépuisable), la 1. MSME [20](I4), ou encore [27](II3). 2. Cf. p. ex. MSME [130](XIV6). 3. On retrouve ce thème dans de nombreux manuscrits tardifs, notamment le cours sur la passivité de 1955, un certain nombre de notes de travail (publiées ou inédites) et, surtout, dans les trois séquences de l’impressionnant projet inédit Être et Monde.
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réflexion de Merleau-Ponty fraye ainsi la direction ontologique que nous avons évoquée : la perception vise l’être à travers ses lacunes et ses changements1. Moins mobilisée par la fixité des normes que par le style d’un écart, elle vise un être fort de sa négativité. « Théorie de la perception comme écart… C’est là la vraie négativité. Mais c’est une négativité qui travaille »2, c’est un « négatif fécond »3, parce que la lacune est expressive : elle est renvoi à, renvoi à un quelque chose qui n’est pas positivement donné sans pour autant être véritablement absent, qui est comme promis par la lacune et anticipé par l’intentionnalité corporelle. Dans cette co-expression qui nous lie à lui, l’être perçu est toujours à la fois trop et trop peu, inachevé et surdéterminé. Car son incomplétude me sollicite, mais du coup je lui donne trop en lui prêtant ce qu’il n’a pas. Pour le percevoir, je ne peux pas ne pas m’engager en lui et l’habiter – donc, inévitablement, m’exprimer en lui –, et conjointement le laisser m’investir pour qu’il trouve en moi ce qui est prêt à faire écho à sa manière d’être, ce qui est prêt à l’exprimer. La perception, qui n’est décidément pas affrontement d’un ob-jet, est investissement d’un morceau de monde dont la présence n’est pas en face mais joue de côté, au dedans comme au dehors de moi-même, fragment de l’être qui est aussi, et aussitôt, fragment de moi-même. Le monde 1. Cf. MSME [179]. 2. NMS [143]. 3. NT, p. 316, nov. 1960.
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3) La profondeur et le désir Si l’analyse de la perception débouche sur le privilège ontologique de la négativité et le privilège anthropologique du désir, on est en retour en droit de se poser la question de la circularité, dans la philosophie de Merleau-Ponty, entre description de la vie perceptive et description de la relation avec autrui. Cette pensée entretient en effet une sourde analogie entre la perception réussie (celle qui « cristallise », pour reprendre le verbe stendhalien choyé par les derniers écrits), et la pleine communion avec autrui. Ce trait récurrent1 se trahit au plus haut point dans un thème particulièrement cher à Merleau-Ponty, dont l’analyse ultime conjoint justement négativité et désir : la perception de la profondeur. 1. En pleine Phénoménologie de la perception (1945), le chapitre sur la sexualité était déjà éloquent. Cette analogie devient explicite dans les conférences de Mexico (1949), et hante ensuite la plupart des textes les plus personnels de Merleau-Ponty, depuis L’homme et l’adversité jusqu’à la préface de Signes, en passant par La prose du monde, les cours de 1953, 1955, 1960…
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perçu « me parle », « me sollicite », éveille en moi une « complicité » ; Merleau-Ponty parle encore de « motivation », d’« attente », d’« abandon »… Cette description animiste de notre rapport expressif avec le monde perçu pointe vers un thème qui gagne en visibilité dans le cours sur la passivité de 1955, et plus encore dans certains textes tardifs comme le cours sur la Nature de 1960 : celui du désir.
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Depuis les projets de thèse des années trente jusqu’aux derniers écrits, la question de la profondeur accompagne la recherche merleau-pontienne d’un type d’être nouveau, ni sujet ni objet, ni conscience ni étendue, ni substance ni relation1. Dimension spatiale « la plus existentielle »2, la profondeur échappe au géométrisme de l’intelligence classique, au paradigme optique de la perspective planimétrique – celui d’une vision de cyclope qui élimine les dimensions motrice et temporelle de la perception, et écrase sur un même plan le dedans des choses. L’analyse qu’en donne Merleau-Ponty est typique de sa philosophie de la chair : une anthropologie décentrée de l’intelligence projective (représentationnelle) et de la volonté de maîtrise (consciente), et élargie à l’ensemble de la vie corporelle. Marche vers un état privilégié, résolution d’une tension, recherche et attente, consentement et abandon : ses descriptions de la vision en profondeur la rendent à un régime moteur et pulsionnel, imaginaire et désirant. Dans la foulée d’un propos parfois technique sur la logique perceptive, MerleauPonty tisse alors les analogies les plus audacieuses – mais pour lui, les plus naturelles – entre la vision en profondeur et l’inspiration artistique, l’abandon aux mots dans la prise de parole, la communion sexuelle avec autrui3. 1. Cf. MSME [53](IV9), [57](V3). 2. PhP, p. 296. 3. Cf. p. ex. MSME [52](IV8), [56](V2).
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Dès la Phénoménologie de la perception, le philosophe insiste sur le fait que nous ne voyons pas la profondeur, mais en profondeur : inobjectivable, la profondeur exige de nous, pour se livrer comme telle, que nous nous abandonnions à elle. Il faut bien plonger, s’y enfoncer, au risque de s’y perdre. Elle nous invite à nous ouvrir à son ouverture, dans l’exercice d’une liberté fondamentale plus radicale que le libre arbitrage entre les possibles. Devant l’étal des objets, je peux choisir l’un ou l’autre tout en maintenant la neutralité sécurisante du recul rationnel et de ses calculs d’intérêts. Mais « devant » la profondeur, il en va tout autrement. Car nous ne sommes précisément jamais seulement devant elle ou face à elle : la profondeur est toujours déjà enveloppante. Elle nous déborde et nous emporte dans son être vertigineux qui devient notre propre vertige – de sorte que son pouvoir d’enveloppement se double d’une capacité à nous investir. Jusqu’à ce que, par nos puissances motrices et désirantes, nous ayons suffisamment anticipé et simulé le déplacement que nous aurions à accomplir pour la pénétrer et la traverser, jusqu’à ce que notre schéma corporel se soit configuré à elle dans l’équilibre furtif d’une nappe de schèmes. La profondeur sollicite ainsi notre propre infrastructure pour pouvoir se livrer comme telle. Et c’est bien là son appel pressant, qui déstabilise en nous l’immobilisme de l’observateur désimpliqué, la neutralité passive de la chair sartrienne. La profondeur appelle notre schéma corporel à se redresser sur les constellations du monde,
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à se verticaliser pour marcher vers elle. En un mot, la profondeur nous anime : elle nous fait chair. Il en va de même avec le regard qu’autrui tourne vers moi, qui est profondeur. Je suis libre de ne pas me livrer, de fuir le silence de l’échange des regards en précipitant entre autrui et moi « la ruse de la parole »1. Mais si je consens à ce regard, alors je suis emporté dans le circuit du voyant-vu qui, avec ses yeux, engage son invisible et, avec les miens, engage ma propre intériorité. Qui unit nos deux profondeurs dans une négativité commune, nos deux destinées dans une même vie, et « esquisse ce que le désir accomplit »2. Autrui, comme la profondeur perceptive, est inobjectivable. De même qu’au sens strict je ne vois pas la profondeur mais en elle et par ce qu’elle appelle en moi, de même je ne perçois pas véritablement autrui sans voir en lui et par lui : sans déjà le dévisager par cette intériorité d’attente que la sienne, véhiculée par son regard, fait résonner en moi. Je ne peux le comprendre sans accéder à sa profondeur par celle que celle-ci participe à creuser en moi. « L’amour joue comme la perception », affirmaient déjà les conférences de Mexico, « autrui existe 1. S(Préf), p. 24. 2. « La vision fait ce que la réflexion ne comprendra jamais (…) la vision fait que les noires issues des deux regards s’ajustent l’une à l’autre, et qu’on ait, non plus deux consciences avec leur téléologie propre, mais deux regards l’un dans l’autre, seuls au monde Elle esquisse ce que le désir accomplit quand il expulse deux “pensées” vers cette ligne de feu entre elles, cette brûlante surface, où elles cherchent un accomplissement qui soit le même identiquement pour elles deux, comme le monde sensible est à tous. » (ibid.).
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comme les choses perçues » : inépuisable, et pourtant donné comme tel1. Autrui est ainsi au sommet de ce monde qui, s’il n’est pas perçu, est un monde perdu. Comme chaque chose perçue, mais au plus haut point, il demeure infra-objet ou « ultra-chose »2 – non pas parce qu’impénétrable ou porteur d’un infini positif, mais au sens de l’indéfini et de l’inépuisable. Comme chaque chose perçue, mais au plus haut point, sa visibilité rayonne de ses contrées invisibles et de ses plages lacunaires, et sollicite en cela ma propre profondeur pour les anticiper et les comprendre. Notre rencontre s’accomplit à travers ses lacunes et les miennes, « qui ne cessent jamais »3 ; comme la cristallisation perceptive, elle se noue dans l’ajustement de ma structure inachevée et mouvante à la sienne, dans la mise au point de l’inépuisable sur de l’inépuisable. De même que le monde perçu échappe à l’évidence cartésienne, à cette lumière crue qui balaie toute ombre et écrase tout relief, et n’est reconnu que dans la foi perceptive, de même autrui n’est donné que dans la clarté du désir, celle d’une « foi interrogative » qui adhère au-delà de la preuve et promet au-delà de ce qu’elle sait4. 1. Mexico I [142-143](II5), Mexico II [163](13). 2. Au sens de Henri Wallon, cultivé dans les inédits ontologiques tardifs de Merleau-Ponty. 3. VI, p. 108. 4. Cf. p. ex. PhP 50, 371, 394-395, SNS(foi) N317-318/G217, PPCP 70-71, CDU(RAE) 228-229/80-81, NPVI [162], [163]v, VI 48, 75, 139-141.
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N
ous exprimons toute notre gratitude à Madame MerleauPonty pour son autorisation de publier ici les pages d’ouverture du manuscrit inédit intitulé La Nature ou le monde du silence. Manifestement rédigé fin 1957, dans la foulée du premier cours au Collège de France consacré au concept de Nature, ce manuscrit est important à plusieurs titres. Pour la première fois, Merleau-Ponty a pour objectif de proposer une ontologie – certains de ses écrits antérieurs avaient déjà une portée ontologique, parfois revendiquée comme telle, mais sans que cette dimension qualifie pour autant leur statut essentiel. Ce projet s’affirme d’emblée comme celui d’une « ontologie de la Nature ». Merleau-Ponty gardera précieusement ce document, dont la réflexion se prolonge les années suivantes, dès la deuxième série de leçons sur la Nature (janviermai 1958), la première phase de travail du vaste projet Être et Monde (automne 1958), et jusque dans les écrits et cours les plus tardifs consacrés à l’ontologie cartésienne de l’objet.
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La Nature ou le monde du silence (pages d’introduction)
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Les feuillets que nous avons retenus constituent le premier moment du manuscrit, sous l’intitulé « Pourquoi la Nature ? ». Merleau-Ponty affronte une problématique majeure – par où commencer en philosophie –, en tentant de justifier son choix dans un propos exemplaire de la situation critique générale de sa pensée vis-à-vis de Descartes et de Sartre. Ces pages sont ainsi synthétiques de lignes de force qui traversent l’ensemble de ses écrits antérieurs, tout en offrant un remarquable point d’ouverture sur son ontologie tardive et ses directions novatrices. Elles débouchent en particulier sur une précieuse introduction au sens du fameux « être brut », dans le refus de l’être-objet – objet de vision (Descartes) ou objet de choix (Sartre). Merleau-Ponty reprend aussi en filigrane sa critique de l’« humanisme criticiste » ou « humanisme kantien » de Brunschvicg, qui ferait reposer la Nature, et l’être même, sur l’homme1. Cette opposition, récemment exprimée dans le cours sur la Nature de 1957, est une source essentielle du sens dépréciatif de l’« anthropologique » dans les écrits tardifs – défini comme un « humanisme radical » où « tout est construit et tout est donné »2. La 1. Cf. p. ex. Natu1 40 sq., Natu1-ms [40](38), [189], NMS [72], [114]v(2), [118]v(10). 2. Natu1-ms [40](38). Certains feuillets de La Nature ou le monde du silence complètent cette orientation par une critique symétrique, à l’encontre de Heidegger, Merleau-Ponty soulignant les impasses de toute forme de réflexion directe sur l’être, et revendiquant une ontologie capable de « se colleter avec les phénomènes, avec l’ontique, avec l’empirique » (NMS [106]v(b)). « Nous disons : philosophie de la Nature et non philosophie de l’être parce qu’il s’agit de rendre compte de notre expérience de l’être, – et en particulier de l’expérience scientifique. » (ibid.) La Nature « est plus qu’une préface à l’ontologie », car « elle nous apprend que ce qui est au-delà des étants n’est pas d’un autre ordre, n’en est pas la négation » (Natu1-ms [183]v(222)). Cette nouvelle direction critique sera développée dans les écrits suivants. Sur ces différents points, cf. E. de Saint Aubert, Vers une ontologie indirecte, Paris, Vrin, 2006.
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suite du manuscrit approfondit le débat autour de la pensée de Descartes, par l’analyse du « complexe ontologique cartésien » partagé entre « ontologie de l’objet » et « ontologie de l’existant ». Ce débat, qui ne quittera plus Merleau-Ponty, culminera avec la rédaction de L’Œil et l’Esprit (1960) et l’ultime saison de cours au Collège de France sur l’ontologie cartésienne (1961). La réflexion merleau-pontienne sur la Nature franchit une étape dans la progressive généralisation du concept de chair, avant que le concept de Nature ne cède finalement la place à celui de « chair du monde ». Le traitement de ce thème, enfin, illustre la méthodologie que Merleau-Ponty adopte pour son ontologie « indirecte », dans une grande attention aux avancées contemporaines de divers champs non philosophiques1. L’ensemble de ces caractéristiques confère à la publication de ces feuillets inédits toute sa pertinence dans le cadre du présent ouvrage. Nous renvoyons le lecteur à l’introduction qui précède pour un aperçu complémentaire de la situation philosophique de ce texte dans l’économie d’ensemble de la pensée de l’auteur. Merleau-Ponty a rédigé deux versions du manuscrit. Nous avons choisi celle qui paraît à l’évidence la plus tardive, réécriture de la première. Mieux construite, cette seconde version supprime certains passages que l’auteur considérait peut-être trop polémiques à l’égard de Sartre, marqués par la rédaction encore récente des Aventures de la dialectique2. Nous avons réintroduit 1. Les trois années de cours sur la Nature sont à ce titre exemplaires, par la place qu’elles accordent à la physique moderne (cours de 1957), la biologie, l’éthologie naissante (cours de 1958), ou encore aux théories de l’évolution, à la neurologie et la psychanalyse (cours de 1960). 2. Merleau-Ponty y dresse le portrait de ce qu’il nomme l’« ambivalence » de la liberté sartrienne, une oscillation entre un subjectivisme et un objectivisme
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en note certaines de ces coupures. La numérotation donnée entre crochets est celle du classement établi par la B.N. (volume VI) ; elle est suivie, entre parenthèses, de la pagination manuscrite de Merleau-Ponty. La lettre « v » à la suite du numéro de classement d’un feuillet indique le verso de ce dernier. [25](1) / © Hermann | Téléchargé le 04/04/2023 sur www.cairn.info via Beijing Normal University (IP: 36.112.3.74)
On ne parle plus guère de la Nature, et la « philosophie de la Nature » serait à bon droit discréditée si elle se réduisait au parti pris de traiter tous les genres de l’être comme des variantes de l’être naturel. Il est bien clair que la Nature en soi ne nous est pas donnée ; il n’y a qu’une expérience humaine de la Nature dont presque tous les éléments sont des symboles qu’il serait absurde de transcrire en réalités « naturelles » et qui, comme on dit, n’ont pas de signification extrêmes mais secrètement équivalents, qui se traduisent par une ambivalence entre un apparent dévouement total et l’égocentrisme le plus dur, dans cette folle « conviction d’être en plein monde quand on n’est que soi » (NMS [26]v(4)). Cette critique était déjà travaillée dans le cours de 1955 sur Le problème de la passivité ; elle sera encore présente, au printemps 1959, à la préparation du Visible et l’invisible. « Ambivalence du subjectivisme et de l’objectivisme, de l’égocentrisme et du dévouement. Reproche à Bergson son optimisme. Mais son pessimisme radical à lui est exactement la même chose. » (NPVI [132], Critique de Sartre – plan II). 1. En marge, Merleau-Ponty écrira plus tard : « Ajouter à cette critique de la philosophie de la liberté qu’elle convertit ce qui est avant la liberté en un obstacle constitué comme obstacle par elle, par ses projets, et donc en objet. »
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§. 1 Pourquoi la Nature ? 1
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physique. Davantage : ces symboles ne sont pas sans rapports avec ceux qui font le tissu de notre histoire. La « Nature » n’est donc pas seulement l’artefact d’une conscience scientifique désintéressée, elle est un mythe où les subjectivités historiques projettent et cachent à chaque moment leurs conflits. / [25]v(2) / Parler d’elle comme d’un objet de réflexion séparable de l’homme ou de l’histoire, ce serait en fait subordonner par avance l’être de l’homme à un principe extérieur et inconnu, ce serait se rendre aveugle à la négation de la Nature qui le fait homme et capable justement de concevoir ou de rêver une Nature. Telles sont les raisons décisives qu’on peut opposer au concept de la Nature comme omnitudo realitatis. Ces raisons sont bonnes. Mais elle ne permettent pas de renvoyer le concept de Nature à un chapitre de l’anthropologie. Si nous acceptions cette mise en demeure, et cet humanisme-là, ce n’est pas seulement la Nature, c’est la philosophie qu’il faudrait éliminer. Nous sommes ici en présence d’une vision morale du monde qui s’interdit toute interrogation et qui dissout, avec les faux problèmes, les vrais. Il n’est plus permis de se demander ce que c’est que la Nature. Toute philosophie de la Nature est une philosophie de l’histoire masquée […]. Il ne faut pas qu’on la prenne au pied de la lettre et selon ce qu’elle dit, il faut aller au contenu latent. Chaque proposition qu’elle avance doit être tenue pour une opération du sujet, traduite devant le tribunal de la philosophie de l’esprit ou de la philosophie de l’histoire, et finalement appréciée
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sous ce biais. Nous ne contestons pas que les concepts de Nature, d’histoire et le concept d’homme forment un écheveau et même un écheveau sans bout. Mais c’est précisément pourquoi il est bien impossible de traiter la Nature comme un détail de l’histoire humaine, et nous avons tant bien que mal à restituer, à travers les idéologies de la Nature, les traits véritables de l’« idole voilée ». Toute position d’une Nature implique une subjectivité et même une intersubjectivité historique : cela ne fait pas que le sens de l’être naturel soit épuisé par ses transcriptions symboliques, qu’il n’y ait rien à penser avant elles : cela prouve seulement que l’être de la Nature est à chercher en deçà de son être-posé. S’il est permis à une philosophie / [26](3) / réflexive de traiter toute philosophie de la Nature comme une philosophie de l’esprit ou de l’homme déguisée et de la juger au nom des conditions de tout objet possible pour un esprit ou pour un homme, ce soupçon généralisé, qui est la réflexion, ne saurait s’excepter de l’enquête, il faut qu’il se tourne contre lui-même, et qu’après avoir mesuré ce qu’on risque de perdre à commencer par la Nature, on fasse le compte aussi de ce qu’on manque assurément à commencer par la subjectivité : l’être primordial contre lequel toute réflexion s’institue, et sans lequel il n’y a plus de philosophie faute d’un dehors auquel elle ait à se mesurer. En un sens, dans la perspective de la liberté, il n’y a plus rien à trouver ni à chercher, plus de philosophie qui puisse progresser ou apprendre, plus de matière à
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réflexion, la philosophie est terminée aussitôt que commencée et l’on accède sans délai à une sagesse qui autorise toutes les folies puisque tout est également inutile et impossible1. À jamais la liberté entend contrôler, refaire à son image et selon ses fins convertir en objet un être dont elle se tient pour responsable, et à jamais elle est hors d’état de trouver en lui qui est une expression suffisante ou sans équivoque d’elle-même, qui est rien, qui n’est pas. Dans la perspective de la subjectivité ou de la liberté, tout être concevable est devant moi, comme ce que j’ai à être (sur le mode de l’acceptation ou du refus), chaque être est au futur, ou tout au plus au présent, – il est ce que je me fais être ou ce dont je m’affecte, et la résolution même par laquelle je l’assume tel quel n’est qu’une puissance seconde de mon indifférence : je reconnais que la liberté n’est rien quand elle n’est pas au travail, mais l’entreprise même à laquelle je la voue est sans espoir, puisqu’il s’agit pour elle de se retrouver dans l’être2. À plus forte raison est-il impossible, si l’on 1. Cette phrase a déjà connu deux rédactions dans le feuillet [50](3), où Merleau-Ponty parle d’une « sagesse désespérée ». On notera l’introduction brutale, ici, du thème de la liberté, comme s’il allait de soi pour Merleau-Ponty que « commencer par la subjectivité » revient à adopter « la perspective de la liberté ». 2. « Qu’elle demeure en elle-même ou qu’au contraire elle se dévoue à l’objet (ou qu’enfin, comme il est inévitable, elle passe sans cesse de l’une à l’autre extrémité), la liberté prise comme fait primitif ne connaît plus qu’ellemême et l’objet pur qui est son point d’explication, tantôt elle décline toute responsabilité et tantôt elle assume jusqu’à l’absurde une responsabilité totale. Elle va toujours vainement de l’intérieur à l’extérieur, elle ne se goûte pas moins dans son sacrifice que dans son égoïsme, elle ne se ronge pas moins dans son narcissisme que dans son dévouement. » ([50]v(4)-[51](5))
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commence par la liberté, de la mettre au pluriel, et de passer de moi à l’autre : il n’est rien dans les apparences qui soit comparable à ce recès de néant qui est moi et un autre moi-même ne peut être pour moi qu’un fantôme de ma culpabilité ou de ma générosité, c’est-àdire un département de moi-même1. Fondement de tous les manques et fondamentalement manque d’être, ou bien la subjectivité tient devant elle tout l’être comme un spectacle auquel elle n’est pas intéressée, – ou bien, si elle le prend à son compte et entreprend de le changer, ce n’est jamais du milieu des choses qu’elle opère, / [26]v(4) / elle choisit pour choisir, c’est le choix qu’elle choisit. Source de toutes les valeurs, puisque rien au monde ne peut faire que quelque chose vaille pour moi, elle ne saurait reconnaître d’autre valeur qu’elle-même, ni choisir rien d’autre qu’elle-même. Mais ce choix-là est à peu près insignifiant, puisqu’elle est par définition intervention dans le monde, parmi les autres, et que toute la question est pour elle de savoir quelles conduites portent le caractère de la liberté. Il n’y a donc pas encore de 1. « Il n’y a par principe de place dans cette philosophie que pour le responsable et pour ce qu’il assume, et l’alter ego, comme l’objet, ne pourra être qu’un fantôme de sa culpabilité ou de sa générosité. Autrui, comme la Nature et l’Histoire, est ce que j’ai à être dans la haine ou dans l’amour, dans la haine et dans l’amour. Quand la philosophie de la liberté réussit à se mettre au pluriel et enseigne qu’il faut aimer autrui comme soi-même, c’est qu’elle transforme la liberté en un concept sous lequel elle réunit les autres et moi. Mais quand on la saisit en exercice, et comme la jonction de celui qui n’est pas encore et de ce qu’il va avoir à être, alors elle impose sans rémission l’alternative solipsiste, et sa résolution apparente par le dévouement est encore un triomphe de la subjectivité. » ([51](5))
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choix tant qu’on en reste aux valeurs, la décision n’est décision que quand on en vient à leur incarnation. Mais s’il est trop tôt pour parler de décision quand on n’opte que sur les valeurs, il est trop tard pour en parler quand on est aux prises avec les biens, avec ce parti, avec cet amour imparfaits. Car à ce moment toute distance qu’on ménagerait entre soi et l’« objet » rend suspecte l’entreprise et empêche d’affirmer qu’on ait vraiment « essayé ». Une philosophie de la liberté subjectivité est donc curieusement incapable d’exprimer l’action, justement parce qu’elle s’installe dans la subjectivité. Une fois entrés dans cet ordre, nous sommes à jamais hors d’état d’en sortir, nous sommes définitivement enfermés dans la corrélation de la subjectivité et de ses objets, et l’effort même qu’elle fait pour s’identifier avec l’un d’eux – sa situation –, atteste assez qu’elle préside elle-même à son incarnation. Comme le disait le jeune Hegel à propos de Fichte, la philosophie réflexive ne peut atteindre, en mettant les choses au mieux, qu’un « sujet-objet pour le sujet »1. Tel est l’élément de folie qui est essentiel à la subjectivité : elle est la conviction d’être en plein monde quand on n’est que soi2. Tous ceux qui ont senti vivement la liberté ont rencontré ce délire. Stendhal parlait d’une lanterne magique dans sa tête qui lui fait voir et voir infatigablement des images 1. Cf. Hegel, Premières publications. Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling. Foi et savoir, trad. Marcel Méry, Éditions Ophrys, 1952, p. 123. 2. « La folie subjective est alors à son comble puisqu’elle se déguise en respect de l’objet. » ([51](5))
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et, considérant à cinquante ans sa vie, il a dit profondément que l’énergie, la chasse au bonheur, / [27](5) / la volonté d’être dans le monde n’étaient pas le contraire, mais plutôt une variante de cette rêverie. Descartes déjà donnait la devise vertigineuse d’une philosophie de la liberté, qui convertit à jamais tout l’être en pensée de l’être, quand il écrivait sobrement : « Il y a des choses dont chacun doit faire l’expérience auprès de luimême, plutôt que de s’en persuader par des raisons »1. Certes il y en a, et l’on ne voit même pas à quelle autre instance on pourrait recourir2. Le fait est qu’une subjectivité peut toujours s’installer dans ce qu’elle vise, signifie ou choisit, qu’il n’est pas de raisons raisonnées qui puissent par elles-mêmes la convaincre de changer de projet, et qu’elle peut ainsi vivre et mourir dans son univers sans qu’on soit fondé à dire que cette vie est fausse et menteuse. Ces difficultés existent pour tout le monde, elles font le problème du solipsisme et de la liberté, nous les rencontrerons en leur temps et nous n’avons pas l’intention de les escamoter. Ce que nous disons seulement, c’est qu’elles ne font pas même problème si 1. « Talia enim sunt ut ipsa quilibet apud se debeat experiri, potius quam rationibus persuaderi » (Descartes, Meditationes de prima philosophia, Responsio authoris ad quintas objectiones, A. T. VII, p. 377, ll. 19-20). 2. « Certes il y a des choses dont il faut faire l’expérience auprès de soi-même, et l’on ne voit pas même d’abord à quelle autre instance on pourrait recourir, et rien n’est pour nous que ce que nous reconnaissons être, et ce que nous ne reconnaissons pas est pour nous comme s’il n’était pas. Et pourtant cette formule de la sagesse est aussi formule de la folie. » ([51]v(6))
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l’on commence par la subjectivité ou la liberté : elles sont alors définitions, elles arrêtent la recherche, elles refoulent toute interrogation sur l’être en le définissant une fois pour toutes comme être-objet. En demandant qu’on commence par la Nature, nous voulons dire que cette restriction est illégitime, nous demandons qu’on prenne en considération non seulement l’être qui est objet de notre regard et de notre choix, mais celui qui nous précède, nous circonvient, nous porte, qui porte pêle-mêle avec nous d’autres hommes et est accessible à travers plus d’une perspective, qui est déjà là avant elles, les précède, les fonde, / [27]v(6) / fait la jointure de l’une à l’autre et à l’intérieur de chacune, qui « tient » par lui-même, fait tenir ensemble toutes choses, et ne se réduit pas à ce que chacun de nous a à être1. Ceci ne veut pas dire qu’on fasse de l’être naturel le canon de tout être possible ni de la philosophie de la Nature la philosophie première. À la vérité, il n’y a pas de philosophie première en soi ni seconde : tout est premier, tout est second en 1. « Ce que nous disons précisément c’est qu’il n’y a pas de problème pour qui commence par la liberté, faute d’un vrai dehors auquel elle puisse se mesurer et se confronter, c’est que la philosophie de la liberté serait la fin de la philosophie. En somme c’est de deux choses l’une : ou bien on commence par la subjectivité libre et alors il n’y a plus de problème ontologique, l’être est en face d’elle ce qui est, l’objet pur que la subjectivité alternativement contemple et assume aveuglément, – ou bien on conçoit vraiment une liberté concrète et incarnée, alors il faut cesser de penser tout être comme être-posé, reconnaître au monde naturel et humain un mode d’être qui n’est ni celui des pures choses ni celui des subjectivités, faire apparaître les libertés dans un monde qui est déjà là, qui “tient” par lui-même, qui les “tient” ensemble, et qui ne se réduit pas à ce que chacune a à être […] » ([51]v(6)).
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philosophie, chaque thème philosophique est un déguisement de tous les autres1. Justement si l’on prend au sérieux cette idée, on ne peut pas plus réduire la philosophie de la Nature à la philosophie de l’histoire que la philosophie de l’histoire à la philosophie de la Nature. Il n’est pas question de réduire. Il faut seulement suivre un ordre qui est indiqué par le sens même de notre expérience. Si la Nature est positivité et l’homme négation, et s’il faut dire, au moins en première approximation, que l’être est et que le néant n’est pas ou que le néant a besoin de l’être pour venir au monde, alors il y a plus de raisons d’aller de l’être au néant que d’aller du néant à l’être, la perspective de la philosophie ne peut être seulement centrifuge, ni la définition de l’être réduite à celle de l’être-objet. L’homme s’apparaît comme éveil, nous ne pouvons parler de lui comme s’il n’était pas né et comme s’il ne dormait pas. D’une ontologie de la Nature, nous n’attendons pas qu’elle nous donne les principes d’où il n’y aurait plus qu’à déduire une philosophie de l’homme et de l’histoire, mais qu’elle nous enseigne des modes de connexion, un sens du sens dont la philosophie de la liberté se retranche, qui sont pourtant présents aux origines de toute l’histoire 1. « La manière même dont le philosophe décrit la Nature ou l’articule sous-entend une certaine manière de concevoir l’esprit qui connaît cette nature, et qui en fréquente intimement une portion privilégiée, c’est-à-dire son corps. La philosophie de la Nature est déjà philosophie de l’esprit, de l’homme et de l’histoire, et d’une manière générale, chaque thème philosophique est un déguisement de tous les autres. En ce sens il n’y a pas de philosophie première ni seconde […] » ([49]v(2)).
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humaine et dont l’ignorance fausse finalement notre concept de l’histoire et de l’homme. [28](7) / La Nature ne nous intéresse donc ni pour elle-même, ni comme un principe universel d’explication, mais comme index de ce qui dans les choses résiste à l’opération de la subjectivité libre et comme accès concret au problème ontologique. Si l’on refusait tout sens philosophique à l’idée de Nature et si l’on réfléchissait directement sur l’être, on risquerait de se placer d’emblée au niveau de la corrélation sujet-objet qui est élaborée et seconde et de manquer une composante essentielle de l’être : l’être brut ou sauvage qui n’a pas encore été converti en objet de vision ou de choix. C’est lui que nous voudrions retrouver.
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PREMIÈRE PARTIE
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Au cœur du projet merleau-pontien 1) L’INTENTION PHILOSOPHIQUE. INTRODUCTIONS À UN PROJET D’ENSEMBLE
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arqué dès les débuts de sa réflexion par la question classique de l’union de l’âme et du corps, Merleau-Ponty se propose de penser l’incarnation dans toutes ses conséquences. Ceci le conduit d’emblée à une critique radicale des philosophies de la conscience, et à choisir comme entrée privilégiée le thème de la perception. Découvrant progressivement les liens intimes de la vie perceptive avec la motricité, de la vision avec le toucher, sa phénoménologie s’attarde plus particulièrement sur la vision en profondeur, exemplaire de notre implication corporelle et existentielle dans le monde. Cette description de l’être-au-monde comme incorporation étend bientôt à la philosophie elle-même la nécessité d’abandonner l’extériorité projective de la conscience et de ses représentations – les pensées de
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Philosophie classique, phénoménologie et ontologie
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survol – pour une pensée apte à rendre compte de l’empiétement mutuel du dehors et du dedans, du visible et de l’invisible, qui marque la phénoménalité.
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2) HORIZONS DE PENSÉE. APERÇUS SUR LA RÉFLEXION INACHEVÉE DU DERNIER MERLEAU-PONTY Cette intention philosophique conduit Merleau-Ponty, à travers et au-delà de Husserl, à prendre radicalement en compte l’ampleur de la foi perceptive, de l’intentionnalité motrice, et plus largement de la vie expressive dans notre rapport au monde. Cet effort le fait passer de la perspective encore traditionnelle de l’incarnation à une pensée nouvelle de la chair – qui, selon l’auteur du Visible et l’invisible, n’avait encore « de nom dans aucune philosophie ». Dans le même mouvement, Merleau-Ponty va peu à peu revendiquer l’habilitation de sa phénoménologie en ontologie. Une ontologie non heideggérienne, au cœur de laquelle cette pensée de la chair délivre un sens original de la transcendance, qui pointe ultimement vers la question du désir. Marc RICHIR, « Le sens de la phénoménologie dans Le visible et l’invisible » Renaud BARBARAS, « Motricité et phénoménalité chez le dernier Merleau-Ponty » Agata ZIELINSKI, « La notion de “transcendance” dans Le visible et l’invisible : de l’indétermination au désir »
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Claude LEFORT, « Qu’est-ce que voir ? » Maria VILLELA-PETIT, « Le soi incarné. Merleau-Ponty et la question du sujet » Françoise DASTUR, « Merleau-Ponty et la pensée du dedans »
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CLAUDE LEFORT Initialement publié dans Histoire de la philosophie, III, Paris, Gallimard, 1974 ; repris dans Sur une colonne absente. Écrits autour de Merleau-Ponty, Paris, Gallimard, 1978, pp. 140-155. © Éditions Gallimard.
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u Doute de Cézanne à L’œil et l’esprit, de la Phénoménologie de la perception au Visible et l’invisible, Merleau-Ponty n’a cessé de méditer sur la vision. Dans la chambre où il s’affaisse soudain un soir de mai 1961, un livre ouvert, auquel il n’avait jamais fini de se reporter, témoigne de son dernier travail : la Dioptrique. Jusqu’à son terme sa vie de philosophe nourrit la question à laquelle ses écrits viennent toujours apporter de nouvelles réponses : qu’est-ce que voir ? Si jamais œuvre fut rivée à sa première interrogation ce fut bien la sienne. Avant de décider d’intituler sa première thèse La Structure du comportement, il en avait consigné le projet,
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Qu’est-ce que voir ?
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comme celui de la seconde, dans les termes d’une étude de la perception. Certes, percevoir implique déjà pour lui tous les rapports du sujet au monde, et d’abord au sensible. À l’expérience du toucher, par exemple, il consacrera, comme à celle de la vision, des analyses qu’il ne se lassera pas de reprendre, jusqu’à trouver dans l’étreinte des deux mains, dans la réversibilité interminable du sentir, dans la coïncidence imminente et impossible du touchant et du touché une épreuve privilégiée de cette chair dont il viendra à faire un substitut de l’être. Mais cette épreuve elle-même ne l’instruit que parce qu’il pense le rapport du voyant et du visible, car ici se lit au mieux à la fois l’extériorité du monde pour le corps qui s’y ouvre, la distance des choses devant lui, leur altérité absolue, son repli hors de tout ce qu’il capte et son implication dans le visible, le retournement du visible sur soi qui le constitue comme voyant, le fait percevoir du fond même de l’être auquel il adhère. C’est à cette énigme qu’il rapporte toutes ses questions, si divers soient les chemins suivis. Il écrit sur le langage, mais c’est dans la vision du peintre qu’il en cherche le secret. Les « voix du silence » lui enseignent la vérité de la littérature et celle même de la philosophie, qui croit tout sacrifier à l’énoncé du sens et ne nous atteint encore qu’obliquement, par son pouvoir de réveiller notre étonnement au contact de l’être, de nous renvoyer à l’expérience muette que recouvre, en chaque temps, la masse des opinions et des idées établies. C’est autour de son travail sur la peinture qu’il pense organiser un moment
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une Introduction à la prose du monde où l’étude de la langue, du phénomène littéraire et des idéalités mathématiques vient constituer les premiers matériaux d’une théorie de l’expression. Quand il abandonne cette ébauche pour se consacrer à l’œuvre qui doit apporter les fondements d’une ontologie nouvelle, il ne tarde pas à modifier son titre et à Être et sens, puis à L’Origine de la vérité, substitue Le visible et l’invisible. En tête de ce grand ouvrage, il place une étude de la foi perceptive après avoir renoncé à décrire, comme il le souhaitait d’abord, la crise de la philosophie. C’est de l’expérience brute de la chose et d’autrui qu’il veut de nouveau partir – telle qu’elle se donne dans le regard, avant l’élaboration du savant – pour mettre à l’épreuve le discours philosophique, et non d’un état du savoir, quoiqu’il n’ignore pas tout ce qu’il doit, dans sa manière propre d’interroger, à l’histoire de la métaphysique. Cette histoire même, les entreprises des philosophes, à commencer par celle de Husserl, dans lesquelles il cherche un accès à son propre domaine, dont il veut recueillir ce qu’elles donnent à penser dans le présent, son intention n’est pas de les soumettre au concept, de leur assigner un statut objectif, de les articuler dans un espace intelligible dont il posséderait enfin la loi : ce qu’il vise en elles qui n’est ni l’effet de son arbitraire ni la signification en soi, il s’en assure encore par un retour à la vérité de l’expérience perceptive : « Comme le monde perçu ne tient que par les reflets, les ombres, les niveaux, les horizons entre les choses et qui ne
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sont pas rien, qui au contraire délimitent seuls les champs de variation possible dans la même chose et le même monde, – de même l’œuvre et la pensée d’un philosophe sont faites aussi de certaines articulations entre les choses dites, à l’égard desquelles il n’y a pas dilemme de l’interprétation objective et de l’arbitraire, puisque ce ne sont pas là des objets de pensée, puisque comme l’ombre et le reflet, on les détruirait en les soumettant à l’observation analytique ou à la pensée isolante et qu’on ne peut leur être fidèle et les retrouver qu’en pensant derechef. »
De fait, les essais sur Bergson et sur Husserl, sur Machiavel et sur Montaigne, les introductions qu’il rédige pour Les Philosophes célèbres, témoignent d’un accueil à la pensée qui livre passage à l’impensé d’autrui, d’une restitution du champ du discours passé qui est simultanément institution d’un discours propre – par quoi s’accomplit dans la pratique de l’interrogation philosophique le retournement repéré dans le visible où le sujet s’érige, faisant l’épreuve de son attache, de son enveloppement et de sa dépossession. Il écrit sur la politique et sur l’histoire, mais c’est toujours à l’expérience de la perception qu’il revient pour rouvrir leur définition. Dès Sens et non-sens, dès Humanisme et terreur, il doute que nous puissions jamais nous délivrer de la contingence d’une situation et d’une perspective. C’est, fait-il entendre, pour la même raison que le champ social et historique et que le monde sur lequel ouvrent nos yeux sont inépuisables ; pour la
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même raison que la perception et l’action ne s’assurent jamais de leur objet ; et pour la même raison encore que nous ne pouvons renoncer à la notion d’une vérité historique ni abandonner notre foi au visible. Ce qui l’attire vers le marxisme, en un premier temps, c’est justement l’idée que l’histoire ne s’éclaire que de l’intérieur d’elle-même, que seule une formation sociale singulière, le prolétariat, donne pouvoir de déchiffrer dans son être de classe le devenir de l’humanité, que sa tâche ne peut être entièrement conçue, son sens détaché de la pratique, et qu’il n’est donc pas de critère objectif pour décider de l’entreprise révolutionnaire, en aucun de ses moments. Et il s’en détourne dans la fidélité à son exigence primitive : à découvrir le leurre de convertir l’intériorité de l’histoire en négativité pure, de concentrer en un lieu et en un temps toutes les ressources de la créativité historique, d’incarner en une collectivité de fait l’instance de l’universel et de circonscrire enfin l’indétermination du savoir et de la pratique au comportement d’un acteur dont l’identité a été soustraite une fois pour toutes à l’interrogation. À Marx il ne fera en définitive d’autre critique que d’avoir voulu reconduire à un centre toutes les lignes de force de l’histoire ou construire à partir du sujet producteur l’édifice entier de la société. Or cette critique, c’est celle-là même qu’il adresse au philosophe classique, occupé qu’il est à établir les conditions d’une maîtrise générale du sens dans l’oubli de l’initiation au monde que lui ménage la perception. Ainsi dira-t-il dans l’un
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Qu’est-ce que voir ?
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de ses essais que perception, histoire et expression ne peuvent être démêlées ; et dans une note il ira jusqu’à affirmer : « les problèmes de savoir quel est le sujet de l’État, de la guerre, etc., exactement du même type que le problème de savoir quel est le sujet de la perception : on ne résoudra philosophie de l’histoire qu’en résolvant problème de la perception ». À consulter les derniers écrits du philosophe, on peut juger qu’il sort des voies tracées par ses deux grandes Thèses. Les travaux de ce qu’il nommait la nouvelle psychologie n’animent plus sa recherche propre, les problèmes du fonctionnement de la perception semblent déclassés. En particulier, la Gestalttheorie dans laquelle il croyait autrefois trouver une percée hors de l’empirisme est à présent délaissée, privée qu’elle lui paraît de sa première inspiration. Mais qu’on considère, par exemple, ce qui est récusé avec elle, à l’époque où il écrit Le visible et l’invisible : un système positif d’explication qui n’a d’autre possibilité que de verser au réalisme ou à un néo-kantisme – nullement la notion de Gestalt qui nourrissait sa réflexion vingt ans plus tôt. Tout au contraire, la voici, une fois écartées les savantes expériences des psychologues, convoquée pour prendre en charge toutes les énigmes de nos rapports avec le monde : « figure sur fond, écrit-il, etwas le plus simple – la Gestalt tient la clef du problème de l’esprit ». La pure visibilité, demande-t-il, en substance, qu’en dire sinon qu’elle naît dans l’écart ; or l’écart n’est pas rien, ni davantage quelque chose, ni ce par quoi il y
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a, au sens d’une condition de possibilité. Ce qu’il faut donc penser avec la Gestalt, c’est l’être comme transcendance. Ce que livre la notion c’est un principe de différenciation, en deçà duquel on ne saurait remonter, parce qu’elle n’est ni dans l’objet, ni apportée par le sujet, qu’elle est à la fois ségrégation de la figure et du fond, et ségrégation du voyant et du visible ; c’est la formule d’un même glissement à l’apparaître et au latent, tel que chaque visible a sa doublure d’invisible et peut se retourner – la ligne se faire vecteur, la qualité dimension, l’image catégorie, le signe symbole ; c’est enfin celle de notre inscription dans le champ de ce que nous voyons. Que Merleau-Ponty intitule son dernier essai L’œil et l’esprit, nous ne saurions non plus y être trop attentif. Il nomme alors son œuvre entière. Il laisse parler son désir qui fut de circonscrire avec l’œil l’ouverture de l’homme au monde. Or ce désir, il importe d’autant plus de l’interroger qu’il semble gouverner la métaphysique entière. N’est-ce pas Platon déjà, comme le relève Heidegger, qui force le mot eidos pour lui faire nommer l’essence, alors qu’il désignait l’aspect sensible de la chose ; qui fait surgir pour un pur regard ce qui n’apparaît pas aux yeux du corps ? Avec lui ne s’inaugure-t-il pas un mouvement qui, jusqu’à Husserl, soutiendra l’élection du voir, et au cœur des plus amples variations conservera le lien de la vérité à l’intuitus mentis ou à la Wesenschau ? Ne nous pressons pas de réduire le mystère de cette élection. On aime à croire que l’œil
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est l’organe de la possession à distance, qu’il fournit un support naturel à l’esprit tenté par la capture de l’être, que dans l’exercice de ses pouvoirs sont anticipés le retrait du penser et l’aménagement de son domaine hors du sensible. Mais concevoir la métaphysique comme sublimation de la vision, ce serait oublier qu’elle l’interprète et la modifie dans le moment où elle se l’assujettit – et dirait-on que cette interprétation n’est pas l’œuvre seule des individus philosophants, qu’elle sourd en un temps des techniques collectives et de leur convergence, encore impensée, il resterait vrai qu’elle implique l’institution d’un langage, l’avènement d’un rapport avec le monde dont la vie du corps ne saurait rendre raison ; ce serait faire comme si nous connaissions ce qui est sublimé et oublier encore que cette connaissance s’élabore dans le sillage de la métaphysique, que notre référence à la vision est lourde des préjugés dont elle l’a chargée. Sur cet oubli Merleau-Ponty, justement, nous apprend à revenir, c’est à lui que nous devons de réinterroger le moment où la pensée de voir destitue le voir, en fait son objet et simultanément se loge en lui. Mais sa tentative ne laisse pas ignorer ce qu’elle doit aux conditions dans lesquelles elle s’institue ; quoi qu’elle nous fasse penser de la vision, il est sûr que celle-ci n’attire à elle toutes les autres questions qu’en vertu d’une prééminence acquise dans la culture. Au statut que Merleau-Ponty donne à l’œil, nous devons reconnaître que sa pensée s’inscrit dans l’orbite de la métaphysique. Combien de signes nous en avertissent,
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au reste, à la lecture de la Phénoménologie de la perception. Le style de l’argumentation, la volonté de couvrir l’ensemble des questions dont la tradition a fait le domaine de la philosophie, l’aspect même de l’ouvrage agencé de manière à soutenir le mouvement continu d’une inspection de l’esprit ne permettent pas de douter de l’identité de l’entreprise. Si critique soit-elle à l’égard des systèmes passés et de la notion même de système, l’œuvre témoigne dans l’ordonnance du discours d’un idéal de démonstration et de totalisation qui tient au règne de la métaphysique. À vouloir l’ignorer, on n’accentuerait pas l’audace de notre philosophe, on s’interdirait au contraire de la mesurer entièrement, car il en fait la preuve dans ce que Hegel nommait le travail patient du négatif, un travail qui, de l’intérieur de la pensée philosophique, mine quelques-unes de ses catégories dominantes et crée pour elle la nécessité d’un changement de régime. C’est de séjourner en elle qu’il acquiert le pouvoir de déchiffrer cette nécessité, à la différence de certains dont les discours emphatiques sur la fin de la métaphysique font soupçonner qu’ils n’ont jamais rien connu de son commencement – et ce séjour suppose avec la vérité d’une attache la marque d’une empreinte. De fait, il vaut mieux s’instruire que s’étonner de ce qu’il y a de trouble et d’hésitant dans la conduite d’une entreprise qui, dès son début pourtant, comporte les avancées les plus neuves. Que le langage de la préface de Signes, de L’œil et l’esprit et du Visible et l’invisible soit déjà parlé
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dans tel essai de Sens et non-sens ou la Phénoménologie de la perception et qu’il ne soit pas encore connu, voulu, au point d’exiger le sacrifice de toutes les conventions antérieurement admises, nous sommes tentés de le mettre au compte d’une faiblesse ; mais nous ne pouvons en juger qu’en prenant appui sur l’expérience à laquelle l’écrivain nous a initiés, c’est de lui encore que nous apprenons quelle est son assurance et quels sont ses tâtonnements. Telle doit donc être notre lecture des premiers écrits qu’en y découvrant l’emprise de la tradition, nous n’oublions pas que les derniers nous donnent le pouvoir, au moins pour une large part, de la repérer. Et si nous disons que le statut accordé à l’œil sert encore la gloire de la métaphysique, ne nous dissimulons pas que cette idée nous vient d’un dialogue avec celui qui interroge la vision comme nul autre ne l’a fait. La Structure du comportement, quand nous plaçons l’ouvrage au côté des suivants, dévoile ainsi son audace et ses limites ; nul doute qu’on y trouve les questions qui animeront la recherche jusqu’à son terme (et la formule même d’un enveloppement du voyant par le visible). De celle-ci, en un sens, l’enjeu est fixé : penser l’impensable de la métaphysique : le corps. Mais il ne suffit pas d’ajouter qu’un tel impensable ne se nomme qu’à se situer encore dans ses horizons ; c’est un fait que tout ce qui en est dit trouve sa justification dans la critique qui la frappe. Les travaux de la psychologie et de la physiologie modernes sont invoqués pour pro-
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duire la réfutation des thèses qu’elle a constamment engendrées et dont l’antinomie dénonce le mensonge ontologique : que l’organisme percevant est un appareil mécanique, qu’il est donc tout entier soumis aux lois qui régissent l’univers physique, ou qu’il dispose d’une autonomie dont seul rend compte l’opération de la conscience. De l’exploitation de leurs résultats doit surgir cette conséquence que, si le corps et son milieu ne peuvent être définis isolément, si tout effort pour décrire la constitution de l’un présuppose la référence à celle de l’autre, si toute relation de cause à effet ou de moyen à fin ne se laisse déterminer qu’en fonction d’un sens donné de configuration, alors la distinction classique du sujet et de l’objet est inviable, la pensée réflexive, cartésienne ou kantienne en défaut, en même temps que son adversaire, la théorie empiriste. Or dans une telle perspective, l’auteur reste profondément assujetti à la tradition philosophique. De l’espace aménagé par la réflexion il ne s’évade qu’en suivant encore ses lignes de force. Par exemple il introduit la notion de comportement parce qu’elle lui semble neutre, inassimilable au langage objectiviste ou subjectiviste, mais c’est pour en faire l’objet d’une description pure, comme si la nature du discours où se loge cette description ne faisait pas problème. Il se fonde sur le repérage de structures hétérogènes pour déceler dans le physique, le vital et l’humain trois ordres de signification, dialectiquement articulés, et son interprétation des structures ouvre la voie à la critique de la représentation et de
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l’expression qu’il développera ultérieurement, mais il ne s’affranchit pas d’une conception du transcendantal qui l’arrime à la philosophie de la conscience. Ici se dénonce au mieux l’ambiguïté de son entreprise. Car tandis qu’il s’attache à faire de la perception un événement et entrevoit l’idée du retournement du corps sur soi qui l’ouvre au monde, destitue la conscience de son pouvoir de construction ou de constitution – davantage, ruine le mythe d’une coextension du percevoir et du perceptible –, il rétablit l’unité d’un monde phénoménal pour une vision transcendante. Tous les paradoxes sont concentrés dans l’idée d’une conscience transcendantale qui se trouve privée des attributs jusqu’alors inséparables de sa définition, ne porte plus la loi de son objet, est affectée, implique une histoire et se préserve comme pure voyance. Or, ces difficultés ne cessent pas avec la Phénoménologie de la perception et la longue méditation de Husserl qu’elle implique, quoique les problèmes soient posés à présent en termes différents, puisqu’il s’agit de s’installer dans la vie perceptive, d’y scruter la naissance de nos rapports avec le monde, de se demander ce qu’il est et ce que nous sommes avant l’exercice de la réflexion, et non plus d’inférer de la description du comportement, de la critique du corps-objet la nécessité d’une réforme philosophique. Ce projet, en effet, ne s’accomplit pas lui-même sans équivoque. En un sens, ce qu’il veut, c’est révéler l’infrastructure corporelle qui soutient l’édifice de nos représentations, faire redécou-
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vrir la figure du monde perçu par un travail comparable à celui de l’archéologue, mais cette descente vers les couches profondes se distingue absolument de la recherche d’un fondement positif. La vérité du retour au pré-réflexif tient à l’exigence de défaire les notions construites pour agencer un monde objectif et de déchiffrer le sens qu’elles recouvrent au contact d’une praxis – c’est-à-dire d’une expérience irréductible aux lois de ce qu’on nomme matière et esprit. Ainsi la critique de l’espace, du temps, du mouvement, par exemple – constructions dont il serait vain de rattacher le principe à une activité de l’esprit ou bien à la mystérieuse jonction en lui d’une pure activité et d’une pure passivité – renvoie à la situation d’un corps qui seul en détient le secret du fait de sa spatialité, de sa temporalité, de sa motricité propres, à notre ancrage dans un ici et un maintenant, à la référence d’un champ donné, articulé suivant les repères primordiaux du bas et du haut, de la droite et de la gauche, de l’arrière et de l’avant. Dans cette exploration de l’être corporel, Merleau-Ponty ne cherche pas une genèse de l’être spirituel ; il ne ramène pas la constitution du monde intelligible à celle du sensible. À peine est-il besoin de le rappeler, il récuse expressément toute forme de psychologisme. Son effort est guidé par la nécessité de relier l’une à l’autre, à tous les niveaux, l’expérience d’un dedans et d’un dehors, suivant une articulation inconcevable pour la théorie classique de l’intériorité et de l’extériorité, de repenser notre vie sensible et notre vie de connaissance en
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« La chose ne peut jamais être séparée de quelqu’un qui la perçoive, elle ne peut jamais être effectivement en soi parce que ses articulations sont celles mêmes de notre existence, et qu’elle se pose au bout d’un regard ou au terme d’une exploration qui l’investit d’humanité. Dans cette mesure, toute perception est une communication ou une communion, la reprise ou l’achèvement par nous d’une intention étrangère ou inversement l’accomplissement au-dehors de nos puissances perceptives et comme un accouplement de notre corps avec les choses. »
Ici paraît l’idée sinon la formule du sensible comme chair, d’une réversibilité du sentir et du senti où s’attestent la différence irréductible des termes et leur mutuelle implication. Et simultanément nous entendons déjà que ces rapports ne peuvent être enfermés dans certaines frontières, qu’il n’y a pas un domaine de la perception séparé de celui de la connaissance et un passage à chercher de l’un à l’autre par voie d’inférence, puisque la vision est déjà de l’ordre de l’institution, qu’à la fois elle est entée sur le visible qui l’annonce et travail de son avènement, expression. En un sens donc le retour au pré-réflexif, la recherche de l’archéologue n’ont
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fonction de leur empiétement, de cette transgression continue qui, du corps aux choses, des choses au corps, s’accomplit sans qu’on puisse assigner son origine en un lieu. Ce qu’il écrit à ce propos en un passage de la Phénoménologie de la perception est au plus proche des analyses du Visible et l’invisible :
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pas pour but de nous faire atteindre à un ordre d’existence qui serait en deçà du langage et de la pensée et d’où l’on pourrait les voir naître. L’ouverture au monde que la vision nous donne – cette ouverture qui s’effectue de l’intérieur du monde, dénonce son emprise et le fait surgir comme tel – comment la circonscrirait-on aux limites de ce que nous nommons nature ? Avec la perception déjà, la dimension du symbolique est présente, et il n’y a alors, ni plus ni moins de difficulté à comprendre comment notre parole dit quelque chose et cependant appartient à un langage qu’elle ne possède pas, qui la requiert, comment cette inscription en lui s’atteste dans l’impossibilité pour elle d’être jamais parole pleine, qu’il n’y en a à suivre les paradoxes de la perception. Si nous devons revenir à elle, ce n’est pas parce que notre rapport avec le monde s’y définit avant que nous parlions, avant que nous pensions, mais parce que dans la parole, dans la pensée, se trouve scellé en quelque sorte l’oubli du lien de chair qui accompagne toujours notre foi au monde. Se le remettre en mémoire c’est seulement acquérir le pouvoir d’interroger le mouvement qui nous emporte vers l’être en soi – un mouvement que nous n’avons jamais fini de découvrir et de corriger, puisqu’il faut le subir avant de le reprendre. Comme le dit encore la Phénoménologie de la perception, l’idéal de la pensée objective n’est pas étranger à notre expérience sensible, il est « fondé sur ma perception du monde comme individu en concordance avec lui-même, et quand la science cherche à intégrer mon
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corps aux relations du monde objectif, c’est qu’elle tâche à sa manière de traduire la suture de mon corps phénoménal sur le monde primordial ». Mais il est vrai aussi qu’un tel projet ne va pas à sa conclusion. Tandis qu’il porte de si grands coups à l’image du Kosmotheoros, qu’il ne cesse d’affirmer son insertion dans le monde et le leurre d’une pensée de survol, Merleau-Ponty ne remet pas en question la position du phénoménologue ; il l’aménage seulement pour mieux établir son droit de rejoindre les choses elles-mêmes telles qu’elles se donnent dans notre expérience ; il ne se demande pas d’où vient que leur accès soit commandé par le langage, que notre installation en lui conditionne le mouvement de la description. En ce sens son interrogation ne revient pas sur elle-même, elle s’ignore encore dans un spectacle du monde au moment où elle en fait récuser la notion. D’une telle méconnaissance témoigne (mais c’est encore lui qui nous l’apprendra plus tard) son effort pour atteindre à une vérité première par la définition d’un cogito tacite : cogito silencieux qui donnerait le sens de celui des Méditations, manqué par Descartes, non pas étranger au langage, mais antérieur à son opération effective, « je pense » enfoui dans la première perception, pure « épreuve de moi à moi », où aucune pensée ne s’assure encore, où ne se prononce pas encore la distinction du vrai et du faux, mais qui soutient toute notre vie humaine et signale en deçà de toutes les modalités de la présence et de l’absence à soi et au monde, la « subjectivité indéclinable ».
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Un tel cogito, quel que soit le souci manifesté, d’autre part, d’écarter l’opposition du vécu et du pensé, de la perception et de l’expression, la rétablit ; il sert l’intention – héritée de la tradition – de relier tous les fils de l’expérience au point originaire nommé conscience. L’étrange est alors que l’effort pour arracher la vision à la pensée de voir aboutisse à la restauration d’un Je d’autant mieux assuré que rien ne peut lui advenir ni se produire à partir de lui qui puisse le troubler. Qu’on considère le rapport de la perception et de l’imperception à cette étape de l’entreprise : l’une implique toujours l’autre, certes ; mais l’une et l’autre sont des modalités de la relation au sens ; ce qui m’échappe est ce qui garantit mon pouvoir de viser quelque chose ; mieux, c’est par cette visée que s’institue la zone obscure qui l’enveloppe ; c’est parce que le ressort de la perception se bande qu’aux alentours un paysage se tasse – et l’on peut dire en somme que j’imperçois comme je perçois. L’étrange, notons-le encore, c’est que le sujet déchu de la métaphysique – le législateur, le fondateur ou le spectateur absolu – renaît privé des attributs qui faisaient sa souveraineté, dans le sujet incarné, inentamable en sa toute-puissance, d’être indifférent à la division du certain et du douteux ou du réel et de l’imaginaire. Le désir de circonscrire avec l’œil l’ouverture de l’homme au monde ne gouverne-t-il pas la métaphysique entière ? demandions-nous. Si l’on s’arrêtait à la Phénoménologie de la perception, on serait tenté de répondre
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que Merleau-Ponty lui donne mieux encore que Husserl son expression achevée. Mais nous ne le dirions qu’en oubliant l’interrogation qui, dans cette œuvre même, bouleverse déjà l’idée que nous nous faisions de la vision et de l’ouverture : une interrogation que l’auteur poursuit dans ses essais ultérieurs et de laquelle il apprend à défaire ses propres conclusions. Si l’on s’y reporte, on conviendra qu’ils sont travaillés par une même volonté de rompre les cadres d’une philosophie de la conscience et que cette volonté n’a pas seulement pour effet d’engendrer une critique continue des énoncés dont il ne s’est pas encore affranchi, mais qu’elle anime son langage, lequel atteste dans son exercice même une nouvelle relation au savoir. Ce changement, sans doute faut-il le repérer en premier lieu dans Le Langage indirect et les voix du silence. Ici la méditation de l’expression qui ne saurait se définir par le rapport du signe au signifié, suppose toujours un langage donné, s’opère de l’intérieur de ce langage dans le travail des signes les uns sur les autres, est à la fois extraction et création du sens – la pensée du langage indirect qui n’enferme pas la signification dans la chose dite et n’atteint pas l’autre de front mais fait bouger les repères de son expérience – devient aussi retour sur soi, usage d’une parole qui ne démontre pas, n’enseigne pas, ne rayonne pas d’un centre, se soutient de ménager à l’interrogation un certain espace ou de libérer, de leur définition, perception, expression, histoire.
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Tout ce qui était dit auparavant de l’insertion du sujet dans une situation, de la double implication des choses dans le corps et du corps dans les choses et de la distance de soi à soi et de soi au monde qui accompagne la perception acquiert une autre résonance et cesse de se mesurer aux exigences de la métaphysique. On le vérifie notamment à considérer le statut donné dès lors à l’invisible dans les analyses toujours reprises de la perception : il ne s’agit pas d’un invisible de fait qui se déduit de notre assujettissement à l’ici et au maintenant, ni d’un invisible qui serait seulement la doublure et l’envers du visible ; lui faire place n’est pas se contraindre à modifier la définition de la conscience ; l’invisible devient la charpente du visible, ce qui n’apparaîtra en aucune perspective les pivots, les dimensions, les niveaux du champ, absolument hors de nos prises, et dont il n’y a pourtant aucun sens à dire qu’ils sont dissimulés au voyant puisqu’ils sont aussi bien l’armature du voir, qu’ils ne sont pas plus au-dehors qu’au-dedans de lui : une écriture en somme qui à la fois sépare et unit choses et regard. À son propos se désigne ce que le philosophe appelle « être de latence » ou « chair » – ce qui n’a pas de nom, dit-il, dans une philosophie de la conscience. Et qu’il parle du corps ou qu’il parle de l’histoire, c’est pour rapporter toutes les modalités de l’existence à cette texture toujours à déchiffrer dans les effets qui en témoignent et que nul retour à une expérience originelle, nulle épreuve d’une pure présence ne sauraient produire. Aussi bien n’est-
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ce pas un hasard si dans les questions posées à la psychanalyse et au marxisme durant les dernières années un profond changement d’attitude se repère. L’inconscient n’est plus, comme l’imperçu d’autrefois, ce que le moi ne sait pas qu’il sait ou voit ; ou la structure sociale n’est plus ce qui s’inscrit d’une praxis collective dans le monde et s’y ignore ; mais l’un et l’autre renvoient à un niveau d’être en nous dont nous sommes irrémédiablement exclus. S’il n’était pas vain d’attendre une lumière de simples mots et de mots si usés, s’ils pouvaient seulement servir d’indices, on dirait volontiers que la méditation de Merleau-Ponty se déplace d’une question sur le sujet à une question sur l’être. Encore faudrait-il mesurer ce qu’implique ce déplacement : non substitution d’un centre à un autre pour la pensée, mais manière d’abandonner toute assurance en un centre, d’assumer l’interrogation – l’organe ontologique, dira-t-il – pour ellemême, de vouloir qu’elle se rabatte sur soi en chacun de ses moments, d’accepter d’errer sous le seul effet de sa nécessité ; consentement au mouvement qui déporte d’un lieu à un autre dans la conviction que c’est toujours en un lieu, dans les frontières d’une chair ou de l’un de ses replis, et non à distance de tous lieux, que se fait l’épreuve de notre inscription, que se découvre une histoire qui ne vient pas de nous et requiert pourtant notre action. Qu’est-ce que voir ? – la question soutient toutes les autres jusqu’au bout ; mais non pas parce qu’on voit
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avant de parler, avant de penser ; plutôt parce que de ce voir l’on a toujours parlé dans l’oubli qu’on parlait ; que l’interroger c’est réveiller l’interrogation qui passe déjà par lui, fait vibrer l’œil et la voix à la fois, accueillir l’énigme de l’expression, apprendre enfin qu’il n’est d’ouverture que par une réouverture, que voir et savoir s’accordent dans le mouvement sans termes du désir.
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MARIA VILLELA-PETIT Initialement publié dans Merleau-Ponty. Le philosophe et son langage (dir. F. Heidsieck), Cahier n° 15 du Groupe de Recherches sur la philosophie et le langage, Grenoble, C.N.R.S., 1993, pp. 415-447.
L
orsque dans « Partout et nulle part », essai publié dans le recueil Signes, Merleau-Ponty contraste son attitude avec celle de Heidegger, il remarque : « Heidegger pense qu’ils (c’est-à-dire les philosophes des Temps modernes) ont perdu l’être le jour où ils l’ont fondé sur la conscience de soi. Nous ne renonçons pas à parler d’une “découverte” de la “subjectivité”. Ces difficultés nous obligent seulement à dire en quel sens ». Plus loin, en conclusion à ce même développement, il ajoute : « La subjectivité est une de ces pensées en deçà desquelles on ne revient pas, même et surtout si on les
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Le soi incarné Merleau-Ponty et la question du sujet
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dépasse »1. De tels propos méritent d’être relevés. Ils rendent manifeste qu’en ce qui concerne la question du sujet, Merleau-Ponty n’a pas manqué d’entrevoir sa différence d’attitude par rapport à celle de Heidegger, même s’il n’a pas cherché à préciser davantage en quoi cette différence consistait. Essayons donc d’en donner un bref aperçu avec l’espoir qu’il nous aidera à mieux comprendre ce qui singularise la pensée de Merleau-Ponty. Pour cela il convient de se rappeler que, dans Sein und Zeit, Heidegger entend ouvrir une nouvelle voie d’accès à la question du sens de l’être grâce à la constitution d’une ontologie fondamentale : celle du Dasein en tant que l’étant pour qui il en va justement du sens de l’être. La constitution de cette ontologie présuppose une mise en cause radicale, voire la destruction des philosophies modernes de la subjectivité, qui toutes s’originent dans la position cartésienne de l’ego cogito comme fundamentum inconcussum. Descartes fait donc figure du grand adversaire contre lequel il faut se battre si l’on doit dépasser la philosophie des Temps modernes. Aussi la réticence de Heidegger à l’égard d’une philosophie de la conscience, comme celle impliquée par la phénoménologie husserlienne, n’est-elle que la conséquence rigoureuse de son refus de prolonger, fût-ce sous une forme transcendantale et non substantialiste, la problématique de la subjectivité inaugu1. M. Merleau-Ponty, S(pnp), pp. 193-194.
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rée par Descartes et avec elle le dualisme cartésien de l’âme et du corps. En post-scriptum à une lettre à Husserl, datée du 22 octobre 1927, Heidegger écrivait de façon significative : « Les considérations “unilatérales” de la somatologie et de la psychologie pures ne sont possibles que sur le fondement de la totalité concrète de l’homme, qui en tant que telle détermine la manière d’être originaire de l’homme »1. Beaucoup plus tard, considérant rétrospectivement son chemin de pensée dans sa divergence à l’égard de celui de Husserl, il fera tout simplement remarquer que « la conscience s’enracine dans le Dasein et non l’inverse »2. Ainsi l’ontologie du Dasein rendait d’emblée inconsistante non seulement une philosophie de la conscience posant le monde comme son corrélat, et refusant de voir qu’être pour nous c’est principiellement et originairement être-au-monde, mais aussi la dichotomie de l’âme et du corps, laquelle à travers ses métamorphoses avait dominé la philosophie moderne. (Quant au matérialisme empiriste, au lieu d’y échapper, comme il le prétend, il ne fait que l’entériner sous la forme d’une explication réductionniste). Or au lieu d’être d’emblée écartées, comme elles l’avaient été par l’ontologie du Dasein, ce sont précisément les questions classiques, et plus particulièrement 1. M. Heidegger, « Séminaire de Zähringen » (1973), in Questions IV, Gallimard, 1976, pp. 317-318. Voir aussi les remarques sur la subjectivité et sur Descartes pp. 319-320. 2. Merleau-Ponty, VI, p. 24.
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celles cartésiennes concernant d’une part la séparation et d’autre part l’union de l’âme et du corps, qui ne cesseront de hanter la démarche philosophique de Merleau-Ponty. Souvenons-nous de ce qu’avait déjà noté Alphonse De Waelhens dans son essai placé en guise de « préface » à La structure du comportement : « on ne trouve pas dans Sein und Zeit trente lignes sur le problème de la perception ; on n’en trouve pas dix sur celui du corps »1. Inversement, quels que soient les changements intervenus dans la pensée philosophique de l’auteur de la Phénoménologie de la Perception, une constatation s’impose : la perception et le corps sont demeurés pour lui « ses » questions. Si nous faisons à présent converger toutes ces remarques ayant trait à la subjectivité, à la corporéité et à 1. Voir A. De Waelhens, « Une philosophie de l’Ambiguïté » in MerleauPonty, SC, p. VI. La remarque de De Waelhens ne concerne que Sein und Zeit et laisse bien entendu de côté les écrits qui lui sont postérieurs. Il convient de remarquer que dans les cours du semestre d’hiver de 1929-1930 et dans les cours sur Nietzsche professés de 1936 à 1940, il y a bien une approche de la question du corps. Ainsi l’articulation de la question de la Stimmung à celle du corps dans le cours sur Nietzsche peut être prise comme un « complément », voire comme un « correctif », à l’analyse de la Stimmung dans Sein und Zeit. On y lit : « Nous n’avons pas un corps, en revanche nous sommes corporels. À l’essence de cet être appartient le sentiment en tant que le se-sentir. C’est ce sentiment qui effectue à l’avance l’investissement implicatif du corps dans notre existence [einbehaltender Einbezug des Leibes] ». Et plus loin : « Chaque sentiment est un “corporer” [leiben] que dispose telle ou telle humeur [Stimmung], une humeur corporant de telle ou telle façon ». (Cf. Nietzsche I, trad. P. Klossowski, Gallimard, 1980, pp. 95 et 96). Cependant, cette attention accordée au corps se fait dans le cadre déterminé depuis Sein und Zeit d’une entière subordination de la question de la vie à celle de l’existence, c’est-à-dire du Dasein. D’où l’impossibilité pour Heidegger de faire référence à ce que Merleau-Ponty viendra à désigner comme « vie anonyme », en deçà de toute « mienneté ».
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la perception, nous sommes en droit de supposer que de même que l’interprétation de Descartes par Merleau-Ponty n’a jamais recouvert celle de Heidegger, de même, son approche de la question du soi n’a pu que différer de celle de ce dernier. Examinons le premier point. Décisive, suggérions-nous, avait été dans Sein und Zeit la confrontation avec Descartes1. Mais qu’est-ce qui est essentiellement reproché à Descartes par Heidegger ? D’avoir laissé indéterminé « le mode d’être de la “res cogitans”, plus exactement le sens d’être du “sum” »2. Le reproche relève d’une ontologie herméneutique. Il vise la mécompréhension par Descartes de l’être du « sum », sa méprise quant à la manière pour le « sujet » d’être-au-monde auprès des choses et, partant, quant à l’être de celles-ci, lesquelles ne se donnent plus sur fond d’un monde « praticable », mais comme des purs objets de pensée. À Descartes, Merleau-Ponty, par contre, ne reproche pas d’avoir laissé indéterminé l’être du « sum » ; il lui reprocherait plutôt d’avoir été pris au piège de la réflexion, de l’illusion réflexive, et d’avoir ainsi trop vite éprouvé et déterminé l’« ego sum » comme esprit « pur », c’est-à-dire « un être qui est pour soi sitôt qu’il est, parce tout son être est d’apparaître, donc de s’apparaître »3, ce qui impliquait de rejeter son 1. Voir sur cette question l’étude de Jean-Luc Marion, « l’ego et le Dasein » in Réduction et Donation – Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie, PUF, 1989. 2. Heidegger, Sein und Zeit, § 6, p. 24, trad. fr. E. Martineau, p. 40. 3. Merleau-Ponty, VI, p. 51.
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propre corps du côté des choses du monde, elles-mêmes converties en « idéats », en « cogitata ». Le reproche est davantage phénoménologique puisqu’il concerne et l’apparaître des choses et l’apparaître de l’ego à soimême, que Merleau-Ponty ne sépare nullement de la détermination du « sum »1. Il a donc trait au voir, à la perception du monde et de soi-même. D’un côté, au théorique on oppose le dévoilement des choses à même les gestes de la quotidienneté, de l’autre, à la « pensée de voir » on oppose la perception. La nuance qui se fait jour ici ne saurait laisser indifférente la question du « qui » : tandis que dans Sein und Zeit la question du qui du Dasein, du soi-même, s’articule existentialement autour de cet existential fondamental qu’est le Souci (la Sorge) – le Dasein est l’étant qui en même temps qu’il est en souci de l’être est à dessein de soi, c’est-à-dire est en souci de son propre être, ayant à décider de son propre sens –, la question du soi chez Merleau-Ponty se rattache essentiellement à celle de la corporéité et, par conséquent, à ce que celle-ci implique tant du point de vue de la perception de soi que de la décision, de la liberté de l’agir. D’un côté, l’accent est mis sur le « comprendre en son caractère de projet ». C’est un tel comprendre qui peut être appelé une « vue » [Sicht] de soi. Vue qualifiée de « translucide » [durchsichtig], lorsqu’il y a « connaissance 1. Cf. PhP, p. 439 : « Dans la proposition Je pense, je suis, les deux affirmations sont bien équivalentes, sans quoi il n’y aurait pas de Cogito ».
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de soi », c’est-à-dire lorsque le Dasein parvient à une « saisie compréhensive de l’ouverture pleine de (son) être-au-monde à travers [durch] ses moments constitutifs essentiels »1. De l’autre l’accent sera mis sur la passivité et l’ignorance de soi inhérentes à la situation et, partant, à la réflexion d’un être incarné. Plus généralement il faudrait dire que chez Heidegger le voir demeure inexplicité alors même qu’il est dit s’enraciner dans le comprendre, et que par là même il est déjà en voie de métaphorisation ; chez MerleauPonty, au contraire, le voir, au sens primordial de la perception sensible, est justement l’énigme à élucider. Si donc, dès le départ, la question décisive pour Merleau-Ponty est celle d’un « Qui voit ? », cette question ne se pose véritablement qu’à l’horizon de la question du corps. D’où l’appui que Merleau-Ponty n’a jamais cessé de trouver dans les analyses husserliennes du corps propre [Leib] et de la corporéité vivante [Leiblichkeit] pour aller grâce à ce qu’il appelle les analyses marginales de Husserl au-delà des positions philosophiques de ce dernier2, mais aussi, en tout cas 1. Voir Heidegger, Sein und Zeit, § 31, en part. p. 146. Il y est aussi question d’une opacité de soi à soi-même. Celle-ci ne s’enracinerait pas « uniquement et primairement dans les auto-illusions “égocentriques”, mais tout aussi bien dans la méconnaissance du monde » (Cf. p. 121 de la trad. Martineau). Quoi qu’il en soit, l’opacité (voire la tache aveugle) n’est pas ici un trait inhérent au soi, à la vue de soi, comme elle l’est chez Merleau-Ponty. 2. Sur le rapport de Merleau-Ponty à la phénoménologie husserlienne, rapport qui ne s’est jamais démenti, et qui pourtant n’a jamais été simple, car dès le départ Merleau-Ponty a su marquer sa différence, nous partageons les vues de Jacques Taminiaux. Voir « La phénoménologie dans le dernier ouvrage
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pour ce qui est de notre question, au-delà de celles de Heidegger. En bref : alors que la question du corps est le plus souvent délaissée par Heidegger, et sans doute à l’époque de Sein und Zeit ne revêtait-elle pour lui que le caractère d’une question psychologique, c’est-à-dire d’une question d’un rang forcément dérivé par rapport à l’originalité de l’ontologie qu’il entendait constituer, c’est en approfondissant la question de l’incarnation que Merleau-Ponty essaie de surmonter les impasses des philosophies modernes de la subjectivité, jusqu’à cette radicalisation qui l’amène à esquisser les linéaments de sa nouvelle ontologie : celle de la chair. Pour interroger l’ipséité, il s’agira alors de faire descendre la réflexion à même le corps, car c’est déjà le corps qui « se prépare à une perception de soi »1. Ce contraste tout juste entrevu, considérons à présent de plus près la démarche de Merleau-Ponty. Je propose premièrement d’envisager la façon dont, dans la Troisième Partie de Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty aborde la question du sujet. Cette Troisième Partie qu’il avait intitulée dans un vocabulaire mi-sartrien, mi-heideggerien : « L’Être pour soi et L’Être au monde » se compose, on se souvient, de trois chapitres. Respectivement : « Le cogito », « La temporalité » et finalement « La liberté ». Dans un deuxième moment, de Merleau-Ponty » in Le regard et l’excédent, Phaenomenologica, M. Nijhoff, 1977. 1. Merleau-Ponty, VI, p. 24.
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je me tournerai vers les essais publiés ultérieurement, et surtout vers cet ouvrage inachevé et posthume, mais décisif, qu’est Le visible et l’invisible. I. LA QUESTION DU SUJET DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE
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Comme nous soulignions en introduction, il était impossible pour Merleau-Ponty de faire comme si l’événement du Cogito n’avait pas eu lieu. Aussi n’est-il pas exagéré de dire qu’il est venu à la question du sujet sans jamais perdre de vue le problème de l’union du corps et de l’âme chez Descartes. Confrontée aux deux premières Méditations, l’existence de la sixième a toujours été pour lui la source d’un paradoxe essentiel. En fait, son dialogue avec Descartes ne s’est jamais interrompu ainsi qu’en témoignent encore L’œil et l’esprit et les dernières notes du Visible et l’invisible. Mais venonsen au paradoxe qu’est l’existence même de la VIe Méditation. Il peut se résumer ainsi : comment se fait-il qu’après avoir réduit le corps à une chose matérielle, simple objet de connaissance, Descartes « était obligé de soulever le problème du corps vivant confondu et entremêlé avec l’âme ? »1 Comment se fait-il que niée par la pensée – laquelle dans les premières Méditations avait posé l’âme et le corps comme deux substances 1. UAC, note 3, p. 13.
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DE LA PERCEPTION
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opposées et séparées – leur union était néanmoins attestée par « l’usage de la vie » ? Ou encore, et selon une autre formulation de Merleau-Ponty dans les mêmes leçons de 1947-1948, intitulées « L’union de l’âme et du corps chez Malebranche, Biran et Bergson » : « Si l’union de l’âme et du corps est une pensée confuse, comment ai-je pu découvrir le cogito ? Et si j’ai découvert le Cogito, comment puis-je être le sujet naturé de la VIe Méditation ? »1 En allant au-delà de Malebranche, bien que dans une direction déjà ébauchée par celui-ci, l’effort de MerleauPonty va consister à « prendre le corps comme partie de soi-même », autrement dit, à incarner l’ipséité. Ce qui revient justement à restreindre le pouvoir du cogito ou, en d’autres termes, le pouvoir de la réflexion. Tout se passe ainsi comme si sa lecture de Descartes entrecroisée avec celle de Husserl et de Heidegger (celui-ci, à l’époque de la Phénoménologie de la perception, étant surtout connu à travers Sein und Zeit et le Kantbuch) avait destiné Merleau-Ponty à tenter d’établir, sur le terrain même de la philosophie, la primauté de « l’usage de la vie » sur les dichotomies établies par l’entendement. Pour accomplir cette tâche, il s’est tourné, nous le savons, vers l’analyse du comportement et de la perception. Considérés phénoménologiquement, au lieu de nous enfermer dans la sphère de la conscience, dans la clôture de la subjectivité, l’un et l’autre se révèlent 1. UAC, p. 15.
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comme ouvrant à un monde de transcendances. De plus, ils sont intimement liés : pour percevoir, et déjà pour sentir, il faut être capable de se mouvoir, de s’automouvoir. Merleau-Ponty est ici au plus proche d’un Erwin Straus qui dans son Vom Sinn der Sinne, publié en 1935, déclarait : « Seulement un être qui, conformément à la structure de son être peut se mouvoir, peut être un être sentant, un être doué de sensibilité »1. Le « je sens », le « je perçois » renvoie à un corps vivant, à un corps qui se meut, et non pas seulement à une conscience qui n’aurait le corps que comme une propriété instrumentale. De quel droit alors méconnaître ce corps, le laisser de côté au profit d’un corps pensé uniquement comme objet de connaissance, voire le réduire au rang d’un simple corps comme n’importe quel autre corps du monde physique ? Plus radicalement : comment le corps vivant, le corps propre, peut-il être tenu pour étranger à l’ego, celui-ci étant à son tour déterminé comme le sujet d’une conscience ou d’une âme séparée de toute corporéité ? Il est fort probable que Merleau-Ponty ait ignoré l’affirmation de Saint Thomas d’Aquin, d’avance si opposée au cartésianisme et encore aujourd’hui si prisée par certains philosophes analytiques, selon laquelle « anima mea non est ego ». De toute façon, c’était à partir d’une démarche de phénoménologie réflexive n’ignorant pas 1. Cf. Erwin Straus, Vom Sinn der Sinne, Springer Verlag, 1956, p. 242. Voir aussi notre étude « Espace, Temps, Mouvement chez E. Straus » in Phénoménologie Psychiatrique, Éditions du CNRS, 1992, p. 51-69.
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l’événement du cogito qu’il entendait surmonter l’aporie dualiste et réintroduire la corporéité vivante au cœur du sujet qui se vit et se pense. Et, ne faudrait-il pas se demander si le fait d’avoir affronté l’égologie cartésienne à son point le plus faible, celui de la jointure de l’âme et du corps, n’est pas ce qui a permis à Merleau-Ponty d’aller plus indirectement certes, mais à certains égards plus loin, que ne l’a été le Heidegger de Sein und Zeit, dans la subversion des philosophies de la subjectivité, que la philosophie de Descartes avait inaugurées ? Comme nous l’annoncions, pour Merleau-Ponty, la faille de ces philosophies était donc à chercher du côté de la réflexion elle-même. Le corps-objet des philosophes ne serait ainsi que le produit d’une réflexion ignorant ses conditions radicales de possibilité, la contrepartie d’un sujet lui-même sublimé, purifié de ses attaches charnelles au monde. Seul un sujet soumis aux opérations purificatrices de son propre entendement pouvait se penser comme hors du monde et placer ce même monde en vue frontale – comme le Grand Objet, selon l’expression qu’il utilisera plus tard. Or le rempart contre cet oubli et cette illusion, que la réflexion ellemême engendrait, était pour ainsi dire tout trouvé à partir du moment où Merleau-Ponty avait résolument engagé sa pensée du côté d’une phénoménologie de la perception. À vrai dire, Merleau-Ponty avait déjà rencontré dans les manuscrits husserliens d’Ideen II une description
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phénoménologique de la perception, dans laquelle le corps vivant [le Leib] apparaissait comme un corps subjectivé. Ce corps, Husserl l’avait audacieusement appelé un « objet subjectif » ou encore un Ich-Leib. Le sujet percevant ne saurait être, en effet, qu’un sujet incarné, comme le fait apparaître la chose perçue ellemême. Celle-ci, dans la mesure où elle ne se donne qu’à travers ses aspects, ses profils, manifeste le point de vue du sujet, sa situation en tant qu’incarné, dans l’ici et le maintenant de son corps propre. Renvoyant à notre être pré-réflexif, à ce que Merleau-Ponty nomme alors le « cogito tacite », la description phénoménologique de la perception entraîne une profonde refonte de notre compréhension du « soi ». N’est-ce pas ce qui se dégage de la Troisième et dernière Partie de la Phénoménologie de la perception, où s’affirme déjà l’indépendance des vues de Merleau-Ponty par rapport à Husserl, même s’il n’est pas encore tout à fait parvenu à surmonter une « philosophie de la conscience » ? Quelques-uns des points clefs de cette troisième Partie nous paraissent être les suivants : 1. L’abandon par Merleau-Ponty de ce qu’il n’hésite pas à désigner comme l’Ego central, c’est-à-dire l’Ego conçu comme l’unifiant transcendantal de la conscience. Dans cet éloignement par rapport à une philosophie égologique, il y a déjà autre chose que l’influence du Sartre de La transcendance de l’ego. Il ne s’agit pas de faire de l’ego une transcendance, une entité identitaire fictive. Mais il s’agit de comprendre la conscience comme un
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« champ d’expérience », certes unifiée, mais dont l’unité dériverait non d’une activité synthétique imputable à un ego ou à un sujet transcendantal, mais de ce que, faute d’une formule plus satisfaisante, Merleau-Ponty nommera une « synthèse passive » ou une « synthèse de transition »1. Formules qu’il emprunte aux analyses husserliennes de la conscience intime du temps, dans le but de souligner le caractère plutôt passif qu’actif de la « synthèse » en question. Mais vu que la conscience s’unifie passivement et non pas par une activité synthétique du sujet ou de l’ego transcendantal, le sujet ne saurait être placé au-delà du flux de la conscience et, par conséquent, ne saurait être une entité auto-positionnelle et achevée. Remarquons que si Merleau-Ponty prend ici ses distances par rapport aux philosophies transcendantales de la subjectivité, soit en un sens kantien soit même en un sens husserlien, il ne rejoint pas pour autant l’attitude sceptique d’un Hume pour lequel on ne saurait surmonter la multiplicité des perceptions et des impressions. À cet égard, il conviendrait d’ajouter que dans son refus de reconnaître un soi, un self défini comme une chose permanente à l’intérieur de la conscience, Hume n’avait sans doute pas tort. Aucune introspection ne peut me faire avoir l’expérience de cette chose immuable, demeurant la même pendant toute la durée de ma vie et que j’identifierai comme moi-même, comme un soi 1. Merleau-Ponty, PhP, p. 465.
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identique à soi-même. Si tel était le cas, le soi serait une chose mentale, un objet pour la conscience (comme l’est l’ego pour la conscience sartrienne). Mais pourquoi une telle supposition concernant le soi ? Pourquoi en concevoir l’unité à l’instar d’une identité logique, ou, en tout cas, atemporelle ? À l’inverse de Hume, MerleauPonty ne dénie pas l’unité de la conscience. Loin de tenir le soi pour une illusion, il répète que la subjectivité est indéclinable. S’il s’éloigne de l’égologie transcendantale husserlienne, ce n’est donc pas qu’il renonce à l’unité subjective du champ d’expérience, mais c’est que, fidèle à l’expérience, il entend décentrer l’ego. La question que soulève cette unité va ainsi se transformer chez lui en une question portant sur l’ipséité, c’est-àdire sur le soi et son ouverture. Or le champ d’expérience est bien un champ temporel dont l’unité ne se caractérise pas en termes d’une identité rigoureuse, mais plutôt en termes de cohésion – de cohésion de vie. Merleau-Ponty fait ici sienne l’expression de Zusammenhang des Lebens1, qu’il retrouve chez Heidegger, et que ce dernier avait lui même empruntée à Dilthey. D’elle-même cette expression renvoie à la temporalité du sujet : un sujet qui en tant qu’être-au-monde se constitue à travers les événements de son histoire. Si l’on voulait poursuivre le débat avec l’empirisme, il deviendrait vite manifeste que si pour Hume le soi est 1. PhP, p. 480.
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une fiction, c’est qu’il conçoit l’expérience perceptive comme une collection d’actes discontinus, les choses apparaissant et disparaissant en l’absence de tout fond, de tout champ. D’où, également, l’impossibilité pour lui de reconnaître la structure d’horizon comme intrinsèque à chaque expérience. Et si Hume manque ainsi le monde comme horizon total au sein duquel toute expérience est possible, c’est, encore une fois, que sa vue de la conscience était consistante avec sa vue du temps comme une succession de moments discontinus. Ou, pour le dire autrement : ayant manqué la temporalité, faute d’avoir pu se débarrasser d’une représentation abstraite du temps, Hume ne pouvait que laisser tomber le soi [self] au rang d’une fiction identitaire1. Sans que Merleau-Ponty ait jamais entamé une véritable discussion des positions humiennes, on peut néanmoins le créditer d’avoir indirectement dépassé les issues de l’empirisme classique, auquel aurait pu l’exposer sa contestation des philosophies transcendantales de la subjectivité. Cela se doit pour une bonne part au fait qu’à la suite de Husserl et de Heidegger il a su entériner le caractère décisif de la question de la temporalité, à laquelle le chapitre médian de la Troisième 1. Dans D. Hume, A Treatise of Human Nature, edited by L.A. Selby-Bigge, 2nd revised ed. by P.H. Nidditch, en part. Book I, Part IV, Section VI, « Of personal Identity ». À la p. 259, on lit : « The identity which we ascribe to the mind of man is only a fictitious one, and of a like kind with that which we ascribe to vegetables and animals bodies. It cannot, therefore, have a different origin, but must proceed from a like operation of the imagination upon like objects »
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« La subjectivité, y écrit Merleau-Ponty, n’est pas l’identité immobile avec soi : il lui est comme au temps, essentiel, pour être subjectivité, de s’ouvrir à un Autre et de sortir de soi. Il ne faut pas nous représenter le sujet comme constituant et la multiplicité de ses expériences ou de ses Erlebnisse comme constitués ; il ne faut pas traiter le Je transcendantal comme le vrai sujet et le moi empirique comme son ombre ou son sillage… Si, en fait, même nos réflexions les plus pures nous apparaissent rétrospectivement dans le temps, s’il y a insertion dans le flux de nos réflexions sur le flux, c’est que la conscience la plus exacte dont nous soyons capable se trouve toujours comme affectée par elle-même ou donnée à elle-même, et que le mot conscience n’a aucun sens hors de cette dualité ».1
Affirmé au début de l’extrait cité ci-dessus sous les espèces d’une comparaison, le rapport de la temporalité à la subjectivité se révèle aussitôt être un rapport intrinsèque. La temporalité n’est pas au dehors de la subjectivité. Elle lui est immanente. Le sujet ne « tombe » pas dans le temps. Il est temps, comme l’avait déjà reconnu aussi Hegel. Ainsi, le soi d’un sujet incarné est de part en part temporel. Et la réflexion elle-même ne saurait le soustraire au temps. L’admettre ne peut pas laisser intacte la conception du transcendantal. À 1. Merleau-Ponty, PhP, p. 413.
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Partie de la Phénoménologie de la perception est justement consacré.
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2. C’est en demeurant fidèle à l’enseignement de la perception que le sujet se découvre partager le monde avec un autre sujet, un autre soi-même. La même structure d’ouverture du soi se retrouve à nouveau ici. Voici ce qu’écrit Merleau-Ponty : « À considérer ma perception elle-même, avant toute réflexion objectivante, je n’ai à aucun moment conscience de me trouver enfermé dans mes sensations. Mon ami Paul et moi nous montrons du doigt certains détails du paysage, et le doigt de Paul, qui me montre le clocher, n’est pas un doigt-pour-moi, c’est le doigt de Paul qui me montre le clocher que Paul voit, comme réciproquement, en faisant un geste vers tel point du paysage que je vois, il ne semble pas que je déclenche chez Paul, en vertu de quelque harmonie préétablie, des visions internes seulement analogues aux miennes : il me semble au contraire que mes gestes envahissent le monde de Paul et guident son regard »1.
C’était justement ce tissu conjonctif constitué par le monde perçu qui faisait défaut à la fameuse analyse sartrienne de la rencontre d’un autre regard, laquelle dès le départ avait suscité maintes réserves chez 1. PhP, p. 464.
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la place d’une subjectivité auto-positionnelle ou même constituante pour ne pas dire fondatrice, on est finalement amené à reconnaître le sujet incarné comme donné à soi-même.
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Merleau Ponty, et ce parce qu’elle faisait fi du caractère commun, partageable du sensible. À propos de ce caractère du sensible, il n’hésitera pas plus tard à parler de sa « miraculeuse multiplicité », ou comme il le dit aussi « le perceptible est précisément ce qui peut hanter plus d’un corps sans bouger de sa propre place »1. En d’autres termes, le sensible est donné à chacun et partageable par tous. Qu’est-ce à dire sinon que le monde en commun a un fondement plus universel que celui que lui assurerait une praxis commune. Celle-ci ne peut constituer que le monde commun d’une communauté déterminée – d’un Mitsein – dont l’unité est éminemment culturelle. Or le monde de n’importe quel Mitsein doit en dernière analyse reposer sur un socle plus originaire, à savoir celui d’un perceptible commun. Cela étant, Merleau-Ponty n’écarte pas à bon compte les questions qui se posent à partir de l’individualité du sentir. Dans la conférence qu’il fait en novembre 1946 à la Société Française de Philosophie, conférence intitulée « Le primat de la perception et ses conséquences philosophiques », il ne manque pas de remarquer que « Je ne saurai jamais comment vous voyez le rouge, ni vous ne saurez jamais comment je le vois »2, remarque qui n’est pas sans rappeler le passage du Théétète de Platon, où était posée la question sophistique : « Sinon, 1. S(Préf), p. 22-23. 2. Cf. PPCP, p. 52.
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voudrais-tu soutenir que telle t’apparaît chaque couleur, telle aussi elle apparaît à un chien ou à tout autre animal ? » Et après l’acquiescement de Thééthète, Socrate continuait dans le sens de Protagoras : « Eh bien, est-ce que rien aura, pour un autre homme, la même apparence que pour toi ? Serais-tu ferme à le maintenir, et ne l’es-tu pas beaucoup plus à maintenir que, même à toi, rien n’apparaît identique, vu que jamais tu n’es semblable à toi-même ? » (Théétète, 154 a). Dans l’approche de ce qu’on appelle le « problème » d’autrui, s’arrêter au scepticisme inhérent à ce genre de questionnement, – et celui qui s’exprime dans le Théétète mettait en cause non seulement « la communication des consciences », mais aussi l’unité du soi –, relèverait pour Merleau-Ponty d’une double mécompréhension : 1° de ce qui est véritablement en jeu, lorsqu’on parle du « problème » d’autrui, 2° de ce qu’est la perception. En effet, comment moi, le penseur, aurais-je pu soulever la question d’autrui, c’est-à-dire d’une autre conscience, d’une mens étrangère, si je n’avais jamais perçu quelqu’un d’autre ? Or aussitôt qu’un autre rentre dans mon champ de présence, j’entrevois en même temps que son corps vivant son autre face, sa face cachée. En d’autres termes, et comme l’avait déjà souligné Husserl dans la Ve de ses Méditations Cartésiennes, la face invisible du corps d’autrui m’est présentifiée à travers ses mouvements, ses expressions. Et tout d’abord je perçois l’autre comme une autre sensibilité, qui em-
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piète sur la mienne. En outre, si je comprends que pour un « sujet » incarné, toute perception est une vision en profondeur, je dois reconnaître que la chose même que je vois ne m’est jamais complètement donnée, étalée sous mon regard, comme il aurait été le cas si elle était déployée sans profondeur ni distance devant un regard de « survol », voire un regard « divin ». À moi, au sujet incarné que je suis, la chose, au contraire, ne se montre qu’à travers des faces qui en cachent d’autres, tout en les annonçant. Certes, l’analogie entre la perception des choses et la perception d’autrui ne tarde pas à atteindre ses limites. Alors qu’en principe je peux toujours voir la face cachée d’une chose, son autre côté, je ne peux jamais voir l’autre côté des autres. Leur autre face demeurera à jamais invisible pour moi. Mais, dira Merleau-Ponty dans Signes, cela revient seulement à dire que « Je ne vis pas leur vie » et non pas que je pourrais sérieusement douter qu’ils vivent la leur, ou qu’il y ait d’autres que moi. En bref, par l’invisible qu’il présentifie, le corps vivant d’autrui, grâce au style même de son apparition, interdit de mettre en doute aussi bien l’existence d’une autre conscience, que l’apparentement de sa sensibilité avec la mienne. Ainsi, dès la Phénoménologie de la perception, parce qu’il fait apparaître la subjectivité dans toutes ses effectuations comme inséparable de la corporéité, MerleauPonty dévoile le sujet comme une ouverture singularisée par un corps – un corps que la conscience ne
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constitue pas, puisqu’il est sa présupposition la plus radicale, le lieu de son inhérence finie à un monde. « Si, écrit-il, le sujet est en situation, si même il n’est rien d’autre qu’une possibilité de situations, c’est qu’il ne réalise son ipséité qu’en étant effectivement corps et en entrant par ce corps dans le monde »1. Puisqu’elle ne constitue pas son propre corps, et, par conséquent, qu’elle ne constitue pas ce qui singularise son ouverture au monde, la conscience ne peut pas être tenue pour universellement constituante : plutôt, elle se reçoit. « Je suis donné à moi-même », affirme alors Merleau-Ponty. Et tel est pour chacun le sens de sa naissance. L’événement de la naissance, voilà ce qui a toujours déjà limité le pouvoir constituant de la conscience, voilà ce qui rend impossible toute possession complète de soi. Une telle conscience, un tel sujet « ne choisit pas absolument son être ni sa manière d’être »2, autant dire qu’il ne se choisit pas absolument. Mais cela ne revient-il pas également à dire qu’il ne choisit pas non plus absolument ce qui, dans le cours de sa vie, vient à se constituer en événement pour lui, événement(s) à travers le(s) quel(s) seulement il advient à soi-même en se transformant ?3. 1. PhP, p. 467. 2. PhP, p. 517. 3. Nous renvoyons ici à la réflexion de Henri Maldiney. Voir, en particulier, Penser l’homme et la folie. À la lumière de l’analyse existentielle et de l’analyse du destin, J. Millon, coll. Krisis, Grenoble, 1991. Distinguant entre la structure du projet (pensée à partir de Sein und Zeit) et l’accueil à l’événement, Maldiney écrit p. 320321 : « L’existence se constitue à travers des états critiques où quelqu’un est, à
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S’il en est ainsi, il ne suffit pas d’affirmer le caractère fini de la liberté ; il s’agit avant tout de comprendre que pour chaque décision « il est impossible de délimiter la “part de la situation” et “la part de la liberté” »1. Qu’est-ce à dire, sinon que la liberté, qui certes est, ne saurait être « sans étais dans l’être »2 et « sans les racines qu’elle pousse dans le monde »3 ? En résumé, toutes les analyses de la Troisième Partie de la Phénoménologie de la perception contribuent à faire « comprendre comment la subjectivité peut être à la fois dépendante et indéclinable »4. Peut-être n’est-il pas inutile de se rappeler ici que l’analytique heideggérienne du Dasein avait laissé à l’écart de ses considérations l’événement de la naissance ; événement toujours déjà dépassé (auquel « je » n’ai pas été présent et qui échappe totalement à mon « pouvoir-être »), et pourtant indépassable, dans la mesure où il ne cesse d’être marqué en creux à travers l’exister même du « sujet ». La détermination du Dasein comme être pour la mort s’en trouvait par là même déséquilichaque fois, mis en demeure, par l’événement, d’être soi ou de s’anéantir… Le Soi y est contraint à l’impossible, pour répondre de l’événement au péril duquel il ne peut exister qu’à devenir autre »… L’accueil de l’événement suppose une ouverture à l’apparaître qui n’a pas la structure du projet. L’horizon d’où il surgit, lequel s’ouvre avec lui, n’est pas celui d’un monde dont je serais l’ouvreur. L’événement n’est pas en mon pouvoir. Si l’ouverture de la possibilité comme telle est l’être même du projet, l’ouverture à l’événement (et à la rencontre) est de l’ordre de la passibilité ». 1. Merleau-Ponty, PhP, p. 517. 2. Ibidem. 3. PhP, p. 520. 4. PhP, p. 459.
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brée, puisque pensée dans un contexte thématique dominé par l’accent mis sur la décision, sur la résolution anticipante, à travers laquelle le soi se choisit en projetant ce qu’il a à être en propre, mais où l’impasse était faite sur une considération plus approfondie à l’égard de la passivité inhérente au soi de par son incarnation. Par l’assomption de ce qui dans l’être-soi relève de la passivité, Merleau-Ponty, tout en s’appuyant sur l’analytique du Dasein comme être au monde, jette, presqu’à son insu, les bases d’une critique à l’analytique heideggérienne de l’ipséité du Dasein. L’avancée de la Phénoménologie de la Perception sur le terrain d’une philosophie phénoménologique était incontestable. Dans les années qui ont suivi sa parution, Merleau-Ponty cherchait à étendre ses acquis aux domaines du langage, de la culture, de l’histoire, voire de la vie intellectuelle. Après la perception, mais sur son modèle, il lui importait d’envisager la « vie de l’esprit », elle aussi, du côté du corps, pour en faire ressortir l’enracinement corporel. L’exigence d’un tel élargissement s’indiquant déjà à travers bon nombre de remarques de La Phénoménologie de la perception. II. LA RÉFLEXIVITÉ DU SENSIBLE ET LE SOI
Cependant, d’après le témoignage de Claude Lefort dans son « Avertissement » à l’édition de La Prose du monde, Merleau-Ponty devenait, à partir de 1952, de plus en plus conscient de ne pas pouvoir se contenter
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d’un simple élargissement. Il était dorénavant impératif pour lui de se libérer de ce qui dans la Phénoménologie de la perception relevait encore, et selon l’héritage husserlien, d’une philosophie de la conscience. C’était admettre que la véritable ontologie requise par ses analyses phénoménologiques du corps vivant et de la perception demandait à être mieux dégagée. Ne fallait-il pas penser plus profondément notre appartenance à l’être, sans pour autant faire comme si une philosophie réflexive n’avait pas existé ou était tout entière à refuser ? Dès lors la nécessité de mettre plus radicalement en cause celle-ci, afin de la remplacer par une ontologie susceptible de se donner aussi comme une hyperréflexion ou une surréflexion, seule à même d’assumer « notre contact avec l’être avant toute réflexion », autrement dit, d’accorder à la vie pré-réflexive, voire au Lebenswelt, son véritable statut. La vérité ontologique de cette vie pré-réflexive va requérir donc le « réexamen des notions de sujet et d’objet »1, si ce n’est leur rature ou leur rejet. Pour s’acquitter de cette tâche, selon les exigences nouvellement entrevues, c’est encore une fois à la perception que MerleauPonty s’adresse. Mais à présent, au lieu de comprendre la perception comme un acte émanant de la conscience, il s’agit de partir de la « vie perceptive de mon corps ». Il importe de considérer la perception non pas tant du côté du « sujet » que du côté du monde perçu, de sa vi1. VI, p. 41.
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sibilité. Seulement ainsi parviendrait-on véritablement à dépasser l’alternative posée par le Discours VI de la Dioptrique et tranchée par Descartes en faveur de l’âme. À la question : « Qui voit ? », Descartes répondait en effet : « c’est l’âme qui voit et non pas l’œil ». Or pour dépasser une telle alternative, sans se contenter, comme le faisait déjà Descartes lui-même, d’y faire intervenir le cerveau, Merleau-Ponty cherche au contraire à assumer la passivité de tout voir. Il s’agit de comprendre, dans une perspective non pas psychologique mais ontologique (la foi perceptive est ouverture à l’être avant le « clivage réflexif »), qu’un acte de voir se prélève, en fait, à partir d’un fonds plus englobant de visibilité. Le visible n’est pas seulement ce qui est visé par mon regard ; il m’entoure de toutes parts. Afin de souligner ce déplacement amenant à pleinement reconnaître la réceptivité qui englobe tout acte de vision, son enveloppement par le visible, il emploiera désormais l’expression « foi perceptive » à la place de « perception ». La modification terminologique se révèle nécessaire du moment que parler encore de percevoir (le verbe à l’actif) risque d’entretenir l’illusion d’un sujet percevant en contrôle de sa vision, ce qui n’est qu’une vérité partielle. En fait, une telle compréhension de la vision ne peut assumer ni la réflexivité de la vision, ni a fortiori l’expérience de réversibilité entre le voyant et le monde vu. Arrêtons-nous quelque peu sur ces questions tant elles sont décisives pour Merleau-Ponty. N’assigne-t-il
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pas à sa nouvelle ontologie la tâche centrale de « redéfinir le voyant et le monde vu »1 ? Le premier pas dans l’accomplissement de cette tâche est la reconnaissance du corps vivant [Leib] comme un être-double, un être à deux faces, à deux feuillets : tel est le corps en tant que vivant, en tant que sentant. Déjà Husserl avait mis en avant les expériences cruciales où le corps se donne à la fois comme sentant et comme senti. Mais alors que pour Husserl ces expériences ne concernaient que le toucher – ainsi quand une de mes mains touche l’autre mon corps est à la fois touchant et touché –, MerleauPonty étend ces expériences de réversibilité à la vision et à l’audition. Le voyant se voit, l’être sonore s’entend. Certes ces expériences de réversibilité n’impliquent jamais de recouvrement absolu, mais un quasi-recouvrement, autrement dit non pas une parfaite coïncidence avec soi-même, mais justement cet écart qui ouvre le soi à soi-même. Ou, comme il le dit aussi : la réversibilité n’est jamais parfaitement accomplie, elle n’est qu’imminente. Or c’est cette réflexibilité à même le sentir qui soustend toute la structure réflexive de la conscience. Notons qu’en insistant sur une telle réflexibilité ou « réflexité », Merleau-Ponty rejoint en quelque sorte la façon dont les Grecs disaient l’avoir conscience de…, à savoir en faisant naturellement appel au verbe « sentir » [aisthanesthai] : « nous sentons [aisthanometha] que 1. VI, p. 108.
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nous voyons et que nous entendons », disait Aristote, dans le De Anima (425 b 12), comme nous le rappelle une récente étude de Jacques Brunschwig1. Ayant, toutefois, comme vis-à-vis une autre configuration de pensée, celle, cartésienne, où le « je sens », en tant que premier degré du « je pense », est passé tout entier du côté d’une âme ontologiquement séparée du corps, il va s’agir pour Merleau-Ponty de montrer l’émergence de la conscience de…, de la « pensée de voir » et de la « pensée de l’entendre » à même la structure du corps sentant, telle que la phénoménologie permettait de le mettre au jour. Et enfin de faire découvrir le voyant comme partie du visible et séduit par lui. Encore une fois, une telle réflexivité du sensible, envisagée comme l’ouverture d’une profondeur charnelle, est moins le signe de la possession de soi par soi que celui d’une dépossession. La structure immanente au soi est celle de cet écart, inhérent au ressentir, par lequel il se maintient ouvert à soi et à une altérité. On songe ici à la structure ekstatique du Dasein dans Sein und Zeit. Chez Merleau-Ponty, cependant, le « hors-soi » ne renvoie pas originairement à la seule temporalité comme chez Heidegger. Il renvoie tout aussi originairement à la spatialité inhérente à l’incarnation. C’est de cette ouverture originaire de soi à soi, naissant à même la corporéité sensible, qu’émerge l’ipséité. Et puisque le 1. Voir Jacques Brunschwig, « Les multiples chemins aristotéliciens de la sensation commune », in Revue de Métaphysique et de Morale, 1991, n° 4.
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soi s’enracine dans cette différence du corps avec luimême en tant que sentant et senti, l’ipséité a en elle une dimension anonyme, impersonnelle, non encore « proprement » mienne, autrement dit, pré-égologique. Cet anonymat est, bien entendu, à distinguer de celui du sujet transcendantal pur, voire du Pour Soi sartrien, conçu comme pure négativité. Il n’est ni l’au-delà transcendantal de l’ego, à façon du sujet chez Kant, ni la « néantisation » de tout ce qui est, y compris de l’ego comme « étant », à la manière du Pour-Soi chez Sartre, il est l’en-deçà charnel de tout soi, dans la « promiscuité » de son ouverture au monde et aux autres. « L’on de la vie corporelle et l’on de la vie humaine »1 est l’anonymat inné, fait d’impureté et de confusion, et précédant toute auto-référence du soi à soi-même, et partant de l’être-au-monde à sa « mienneté ». Autoréférence à laquelle d’ailleurs chacun n’accède qu’à travers le chiasme du rapport à autrui ou mieux aux autres, à d’autres. Quelles conséquences philosophiques pouvonsnous déjà dégager d’une telle approche ? Tout d’abord celle-ci, que la question de l’ipséité se révèle plus radicale que la question, pourrait-on dire classique, de l’identité personnelle. Sans constituer un support transcendantal au-delà de toute spatio-temporalité, au-delà de toute facticité, l’ipséité, telle que la conçoit Merleau-Ponty, est celle d’un « existant ». 1. VI, p. 116.
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Mais si le soi ne se réduit nullement à la simple consécution de vécus psychiques, il ne se laisse pas non plus définir comme « subjectivité positive ». Et pourtant il n’est pas rien puisqu’en tant qu’abîme il a ses bords, ses entours1, qui en découpent une « stature » reconnaissable à son style. Le soi est, redisons-le, cette ouverture unique, capable d’une aventure singulière, c’est-à-dire de connaître des changements qui l’altèrent – tels ceux se rattachant, par exemple, à une conversion – et qui permettent qu’à son propos l’on parle de l’histoire d’une vie. La vue que Merleau-Ponty se fait de l’ipséité n’exclut donc pas, et peut-être même permet de comprendre l’expérience d’une sorte d’identité plurielle, comme celle du poète portugais Fernando Pessoa dont l’hétéronymie, en tant qu’indice de l’accueil en soi d’une pluralité des « personnes », chacune ayant son œuvre « propre », va sans doute plus loin qu’un simple jeu de masques empruntés par un artiste pour la nécessaire fictionnalisation de lui-même comme narrateur, auteur, 1. Dans la Préface à Signes (p. 21), après avoir ironisé sur le sujet « roi dans une île déserte », Merleau-Ponty écrit : « Il n’y aurait rien s’il n’y avait cet abîme du soi. Seulement un abîme n’est pas rien, il a ses bords, ses entours. On pense toujours à quelque chose, sur, selon, d’après quelque chose, à l’endroit, à l’encontre de quelque chose. Même l’action de penser est prise dans la poussée de l’être ». De même, dans une note d’avril 1960 du Visible et de l’invisible, on lit : « En réalité il n’y a ni moi ni autrui comme positifs, subjectivités positives. Ce sont deux antres, deux ouvertures, deux scènes où il va se passer quelque chose, – et qui appartiennent toutes deux au même monde, à la scène de l’Être ». Dans le cadre d’un travail plus vaste, il faudrait se demander si ce n’est pas la perte du sentiment de la dépendance créaturale qui fait perdre aussi au soi le sentiment de sa positivité sur le fond même de son néant.
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etc., ou qu’une pseudonymie fût-elle complexe comme celle d’un Kierkegaard. Si j’évoque ici le cas « Pessoa », c’est qu’il témoigne d’une expérience si radicale de béance « identitaire », dont la contrepartie est une pluralité d’identités (demandant à être interprétée autrement que de façon psychologique ou morale, en termes, par exemple, de « duplicité » du caractère), qu’elle apparaît comme un formidable défi pour une réflexion sur le « soi-même ». L’expérience d’un tel manque à être m’amène à demander si elle ne réaliserait pas le degré presque zéro de ce que, dans la Phénoménologie de la perception Merleau-Ponty avait désigné comme « densité de soi », et dont il ajoutait qu’elle ne saurait être « absolue sans aucune fêlure interne »1. Avec un des meilleurs interprètes du poète portugais, nous pourrions dire que : « l’autonomie des hétéronymes renvoie à un simple lieu-Pessoa où ils sont éclos et à la condition de Pessoa “lui-même” (comme un des auteurs parmi d’autres) comme un hétéronyme de plus et ni même le plus important »2. Mais qu’est-ce 1. À la p. 515 de la Phénoménologie de la perception, on lit à propos de l’aperception de soi au sein du flux absolu de la conscience : « … et nous ne devons pas traiter cette aperception comme une opération seconde qu’il (le sujet) effectuerait à partir de son existence absolue : le flux absolu se profile sous son propre regard comme “une conscience” ou comme un homme ou comme sujet incarné, parce qu’il est un champ de présence, présence à soi, à autrui et au monde, – et que cette présence le jette au monde naturel et culturel à partir duquel il se comprend. Nous ne devons pas nous le représenter comme contact absolu avec soi, comme une densité absolue sans aucune fêlure interne, mais au contraire comme un être qui se poursuit au dehors ». 2. Voir Leyla Perrone-Moisée dans son Introduction (« Introduçao ao Desassossego ») à l’édition brésilienne du « Livro do Desassossego por
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à dire sinon qu’il y a bien une ouverture singulière au monde, celle du « lieu-Pessoa », capable de réflexion, c’est-à-dire de s’éprouver comme frappé d’une faille constitutive, d’un déficit identitaire qu’aucune pluralité de « personnes » ne peut combler ? C’est justement à l’égard de ce « lieu-Pessoa » – dont le « double », Bernardo Soares (autre, soulignons-le, que les hétéronymes et qui n’a été connu qu’après la mort de F. Pessoa) a eu un jour la révélation qu’il était « personne » (« ninguém ») – qu’il convient de parler d’un « soi ». D’un soi qui, malgré tout, c’est-à-dire malgré le premier niveau d’interprétation auquel son « cas » semble inviter, résiste à la dispersion radicale d’une « multiplicité subjective », puisqu’il est au moins le « où », la matrice où elle s’engendre. Certes, Merleau-Ponty n’a pas thématisé de telles expériences. Cependant, en décentralisant le moi, en faisant de l’ouverture du soi sa dimension constitutive, et de la passivité l’envers de toute activité, en n’hésitant pas à faire précéder le soi se « possédant » dans la réflexion par un soi aliéné, il contribue à instaurer une configuration de pensée susceptible d’accueillir les expériences du type de celle que nous venons brièvement d’évoquer. En même temps, et sans qu’il ait affronté diBernardo Soares », Sao Paulo, Brasiliense, 1986, p. 24. Ce livre de Fernando Pessoa existe en traduction française, due à F. Laye, sous le titre : Le livre de l’intranquillité de Bernardo Soares, C. Bourgois, 1988. Voir aussi notre essai : « le sujet multiple de soi – Le “je suis plusieurs” de Fernando Pessoa », in Autour de la poétique de Paul Ricœur, Lausanne, Études de Lettres, 1996, 3-4, p. 109-124.
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rectement Nietzsche, il écarte l’hypothèse nietzschéenne tendant à réduire le soi à un effet de l’imagination et du langage, à un de ces mensonges dont la vie ne saurait se passer. A contrario, il y aurait lieu de remarquer qu’une expérience d’unification intérieure, ne se confondant pas avec une illusoire crispation identitaire, ne résulte pas non plus d’une quelconque « densification », mais, au contraire, ne semble pouvoir être atteinte que grâce au dépouillement, au dénuement, au désaisissement, bref à une « dépossession de soi », qui, certes, n’est plus la dépossession initiale d’un soi aliéné, ni même celle d’un soi fasciné par le non-soi, mais celle d’un soi devenu capable de renoncer à ce qui lui est le plus propre, à son « pouvoir-être », à son « identité », en faisant le vide en soi, comme on le voit dans les expériences mystiques. Maintenant, étant donné que la question du soi est souvent assimilée sans plus à celle de l’identité personnelle, et que la tradition analytique, fidèle ici à l’héritage de Locke, tend encore à l’aborder en ces termes, en faisant appel à une critériologie définitionnelle, où les critères sont classés selon deux ordres : l’ordre corporel et l’ordre psychique, nous pouvons nous demander si, avant l’ouvrage remarquable de P. Ricœur, Soi-même comme un autre1, Mer1. Voir Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990. Dans sa Préface, Ricœur confronte le « Cogito exalté par Descartes et le Cogito proclamé déchu par Nietzsche » en situant sa propre entreprise, celle d’une herméneutique du soi, à distance de ces deux positions. Remarquons aussi que lorsqu’il détaille
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leau-Ponty n’avait pas posé des jalons pour une critique féconde d’une telle approche. Encore que, dans son cas, le trop grand éloignement quant au style eût rendu une véritable confrontation particulièrement difficile, rien n’empêche cependant d’indiquer sur quoi aurait porté indirectement sa critique. Soit le dualisme des critères. Quel que soit le domaine dans lequel se pose la question « Qui » (Qui voit ?, Qui parle ?, Qui agit ? Qui est responsable ?…), inhérente à la problématique de l’ipséité, il est manifeste que nulle part l’on ne saurait établir une distinction conséquente entre critères corporels et critères psychiques1, fût-ce pour en prôner un « parallélisme ». Critères (y compris celui de la mémoire) qu’avait du reste essayés le personnage de l’Amphitryon de Molière (et, avant lui, de Plaute), Sosie, lorsque ce dernier tentait, sans grand succès, de mettre à l’épreuve les questions qui concernent sa problématique du soi, à savoir : « qui parle ? qui agit ? qui se raconte ? qui est le sujet moral d’imputation ? », Ricœur laisse de côté la question « qui voit ? », qui est la question par excellence de Merleau-Ponty. Inversement on pourrait dire que Merleau-Ponty n’a pas suffisamment élaboré la question de l’imputation morale, malgré le grand sens de la responsabilité morale et politique qui fut le sien, ainsi qu’en témoignent tous ses écrits, les plus engagés comme les moins engagés. 1. En rapport avec la distinction qu’il établit entre « l’identité-idem » (la mêmeté) et « l’identité-ipse » (ipséité), Ricœur refuse le dualisme des critères. Cf., par exemple, cette déclaration de la p. 154, 155 : « D’abord je ne veux pas laisser croire que le critère psychologique aurait une affinité privilégiée pour l’ipséité et le critère corporel pour la “mêmeté”… Ensuite j’ai le plus grand doute concernant l’usage du terme critère dans le champ de la présente discussion » / Sur la discussion dans la philosophie analytique autour de la question de l’identité personnelle, voir, par exemple, le recueil édité par John Perry, Personal Identity, California Press, 1975.
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Mercure, qui voulait passer pour lui-même et prendre sa place…1. Toute la démarche de Merleau-Ponty peut être envisagée comme une tentative pour sortir de l’impasse issue de la distinction entre ces deux ordres, dans la mesure même où cette démarche conduit à une conscience dont l’unité latérale et non centrifuge est « soutenue, sous-tendue par l’unité pré-réflexive et pré-objective de mon corps »2. Cette vie pré-réflexive renvoie enfin à l’intercorporéité qui fait « de tous ensemble un Sentant en général devant un Sensible en général ». Ce qui n’est pas dépourvu de dimension éthique ou morale3, attendu qu’ici l’ipséité et l’universalité se rencontrent en deçà et non pas au-delà de la lutte à mort des consciences, à savoir sur le lieu même de l’incarnation, c’est-à-dire à même le corps. À présent, afin de mieux appréhender le « fait » de 1. Voir l’Amphitryon de Molière. Dans la scène II du Ier Acte, frappé de stupeur de « se » voir « double », c’est-à-dire doublé par Mercure, Sosie résume, face à la crise où il est placé, la question des critères de l’identité personnelle en s’exclamant : « Et de moi je commence à douter pour de bon. Près de moi, par la force, il est déjà Sosie ; Il pourrait bien encor l’être par la raison. Pourtant, quand je me tâte et que je me rappelle, Il me semble que je suis moi ». Pour Sosie qui se tâte et se souvient, faisant de la « philosophie » sans le savoir, le critère d’« identité » est à la fois corporel et psychique… 2. VI, p. 186. 3. Dans sa conférence à la Société Française de Philosophie (PPCP, p. 70), Merleau-Ponty note : «… la perception d’autrui fonde la moralité en réalisant le paradoxe d’un alter ego, d’une situation commune, en me replaçant moi, mes perspectives et ma solitude incommunicable dans le champ de vision d’un autre et de tous les autres ». Ce passage se poursuit par une considération de la promesse en amour, en réplique à un propos « pessimiste » de Pascal, d’après lequel on n’aimait pas une personne, mais ses qualités.
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l’incarnation comme le « fait des faits » d’une ontologie phénoménologique, revenons quelque peu en arrière sur la réversibilité du voyant et du monde vu. Cette réversibilité renchérit sur la réflexibilité inhérente au sentir. Elle implique non seulement que le voyant se voie comme visible, mais en outre qu’il se sente vu, fasciné, capté par ce qu’il voit. L’assomption d’une telle réversibilité, qui renverse pour ainsi dire les rôles du voyant et du vu, requiert que dans la compréhension de ce que Merleau-Ponty nomme aussi « cette étrange adhésion du voyant et du visible », on aille « au-dessous » de l’intentionnalité, de la conscience de… L’étrange lien du voyant et du visible ne doit pas en effet être conçu de façon perspectiviste en partant de l’œil de la conscience vers la chose, ainsi que le présuppose l’intentionnalité, mais demande – tel est aussi le sens de ce qu’il faut comprendre par « foi perceptive » – à être pensé topologiquement sous la forme d’un chiasme, d’un entrelacs permettant de formaliser la réversibilité du rapport. « … le voyant étant pris dans cela qu’il voit, écrit Merleau-Ponty, c’est encore lui-même qu’il voit : il y a un narcissisme fondamental de toute vision ; … pour la même raison, la vision qu’il exerce, il la subit aussi de la part des choses ; que, comme l’ont dit beaucoup de peintres, je me sens regardé par les choses, que mon activité est identiquement passivité, ce qui est le sens second et plus profond du narcissisme : non pas voir dans le dehors, comme les autres le voient, le contour d’un corps qu’on habite, mais surtout être vu par lui, exister en lui, émigrer en lui, être séduit, cap-
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Développement dense et d’autant plus significatif qu’il conduit à l’affirmation de la chair comme le titre inédit pour désigner « cette Visibilité, cette généralité du Sensible en soi, voire cet anonymat inné de Moimême… »2. Pour nous y orienter, suivons la piste de quelques-unes des indications qu’il fournit et notons, en particulier, l’allusion de Merleau-Ponty à l’expérience des peintres. Il est fort probable qu’il songeât aux dires de Cézanne, tels qu’il en avait pu prendre connaissance à travers l’ouvrage de Joachim Gasquet. Or lorsqu’on relit les passages susceptibles de l’avoir inspiré, force est de constater qu’il accorde peu d’attention à ce qu’il faudrait bien appeler le « moment de la nuit », c’est-àdire le moment où la prégnance du monde visible s’estompe. Car, après avoir fait référence à la fascination exercée sur lui par le paysage de sa Provence et à son état de quasi fusion avec lui, Cézanne ne manquait pas d’ajouter : « Il me semble, lorsque la nuit redescend, que je ne peindrai et que je n’ai jamais peint. Il faut la nuit pour que je puisse détacher mes yeux de la terre, de ce coin de terre où je me suis fondu. Un beau matin, le lendemain, lentement les bases géologiques m’apparaissent, des couches s’établissent, les grands plans de ma toile, j’en dessine mentalement le squelette 1. VI, p. 183. 2. Ibidem.
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té, aliéné par le fantasme, de sorte que voyant et visible se réciproquent et qu’on ne sait plus qui voit et qui est vu »1.
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pierreux »1. Et, quelques lignes plus loin, cet aveu : « Je commence à me séparer du paysage, à le voir ». Qu’est-ce à dire sinon que d’abord perdu, parce que possédé par le visible, Cézanne avait besoin de la nuit, c’est-à-dire d’un certain retrait du visible pour retrouver son regard et voir à nouveau le paysage à partir de cette distance reconquise ? Grâce à la séparation de la nuit, il retrouvait également ses moyens comme peintre en redevenant par là même capable de restituer sa vision au visible au moyen du tableau. Ce retrait est, me semblet-il, moins à comprendre à la manière d’une neutralisation de la croyance au monde (ou de la foi perceptive) du genre de celle requise par la phénoménologie husserlienne, qu’en tant que le moment du négatif rendu nécessaire pour permettre au moi de se déprendre afin de retrouver son pouvoir d’agir. Autrement dit, il est la prise de distance qui permet au moi-artiste du peintre de se retrouver, de retrouver son « je peux » face au blanc de la toile. À la réserve implicite dans ces remarques – elle porte uniquement sur l’atténuation que subit, dans certains passages du Visible et l’Invisible, le moment de distance prise à l’égard du non soi, moment de déliaison requis pour que le moi « se » retrouve –, d’autres analyses de Merleau-Ponty avaient déjà esquissé une réponse. Je songe en particulier à certains passages de La Prose du 1. Voir Joachim Gasquet, Cézanne (paru en 1926), Cynara, Grenoble, 1988, p. 136.
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monde, qui thématisent justement la « dialectique » du peintre au travail. Ce n’est pas tout. L’accueil par Merleau-Ponty du moment ou mieux de la dimension de dépossession du voyant par le visible a, en fait, une plus grande portée. Parce qu’il prend comme fil conducteur la vision, il est enfin amené à pointer vers le point aveugle de l’œil de l’esprit, le punctum cæcum de toute conscience de soi, lequel déjà se manifeste par l’incapacité de la conscience réflexive à voir ses propres attaches charnelles à l’être, son « lien natal » au monde. Ce qui revient à dire que jamais une réflexion complète de soi sur soi-même ne saurait être pleinement accomplie. Ainsi s’évanouit l’illusion de transparence absolue de soi à soi, de l’adéquation de la pensée à elle-même, que la réflexion tendait d’elle-même à entretenir. L’ouverture du soi à soi-même et à l’altérité reste entachée d’une opacité qu’aucun rayon lumineux de la conscience ou aucune « vue » compréhensive de soi ne saurait venir dissiper. Une fois dégagée la passivité inhérente au voir, où le voyant peut être pris dans ce qu’il voit, le projet de Merleau-Ponty a été de généraliser cette structure de réversibilité à tout acte et à toute vie, y compris à la plus haute vie de l’esprit. « Comme il y a une réflexivité du toucher, de la vue et du système toucher-vision, écrit-il, il y a une réflexivité des mouvements de phonation et de l’ouïe, ils ont leur inscription sonore, les vociférations ont en moi leur écho moteur.
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Ce passage se poursuit par des considérations sur ce qu’il faut entendre par chair, et aboutit à ce qui, au dire même de Merleau-Ponty, est « le point le plus difficile » : « le lien de la chair et de l’idée ». Tout en laissant cette question ouverte – comment juger de ce qu’en aurait été l’approche véritable de Merleau-Ponty si son œuvre est restée inachevée ? – avouons qu’elle nous paraît recéler quelques grandes difficultés. N’y aurait-il pas aussi à déceler un écart, une non coïncidence entre « la vie de l’esprit » et la pensée au sens restreint de la pensée sous ses formes les plus élevées ? Il ne s’agit pas d’ignorer que toute pensée se nourrit à… et de la vie de l’esprit, mais d’admettre qu’il y a peut-être des formes de pensée exigeant un dépassement plus radical de la foi perceptive que ne le fait habituellement la distance objectivante. En d’autres termes, le regard ne parviendrait-il pas parfois à un détachement plus grand que celui requis par un processus d’objectivation ? Un tel regard renverrait alors à un soi pensant capable de détachement par rapport à ses attaches, à sa situation culturelle, bref à son « lien natal avec le monde ». Et s’il aboutissait par la tournure même de son esprit à une certaine déliaison (quoique partielle et jamais achevée) de son être charnel, c’est-à-dire tout aussi bien psychi1. VI, p. 190.
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Cette nouvelle réversibilité et l’émergence de la chair comme expression sont le point d’insertion du parler et du penser dans le monde du silence »1.
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que que corporel ? Déjà lorsqu’on revient sur le « sujet de la géométrie », dont Merleau-Ponty disait avec pertinence qu’il était nécessairement un « sujet moteur » ne devrions-nous pas aussitôt souligner qu’il ne devient le sujet de la géométrie, qu’en étant apte à délier sa capacité opératoire et son regard « théorique » de la perception sensible, en allant ainsi au-delà de la « foi perceptive » ? Un questionnement de ce type n’a certes pas échappé à Merleau-Ponty. Ne prend-il pas à son compte, dans « le Philosophe et son ombre », l’idée husserlienne d’une Selbstvergessenheit nécessaire à la constitution des objectivités logiques ou géométriques ? Mais en tire-t-il toutes les conséquences au niveau de son ontologie, ou se contente-t-il d’inclure de telles constitutions dans l’ontologie de la chair par leur renvoi à l’intercorporéité charnelle qui les sous-tend ? En outre, n’y aurait-il pas une Selbstvergessenheit ailleurs que dans le domaine de l’objectivation ? Et qu’en serait-il d’un soi qui, à certains moments, parviendrait à un tel oubli de soi ? Sa « présence à soi », dont Merleau-Ponty dit justement qu’elle « est présence à un monde différencié »1, ne se transformerait-elle pas alors, de telle sorte que cet oubli de soi serait non la constitution d’un domaine (comme celui de la géométrie) au-delà de l’empirie, mais un s’absenter du monde, ou plutôt un s’abstenir de monde ? Cas limites, à coup sûr, qui 1. NT, p. 245.
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n’invalident aucunement la pertinence des analyses merleau-pontiennes du soi, mais qui n’en demandent pas moins à être pensés, pour peu que l’on s’intéresse à l’expérience des grands taoïstes ou à celles de certains mystiques chrétiens… Reste la question du langage et la question : « qui parle ? ». On se souviendra que Merleau-Ponty s’était reproché de ne pas avoir articulé de façon conséquente dans la Phénoménologie de la perception le chapitre sur le langage et celui sur le cogito. (L’auto-reproche n’est peut-être justifié qu’en partie, et il porte davantage sur la composition de la Phénoménologie de la perception que sur le contenu du chapitre intitulé « Cogito », où est bien présente la référence au langage, à l’inséparabilité du parler et du penser…). Le reproche indique tout au moins qu’entre-temps il était devenu essentiel pour lui d’insister sur le langage comme le milieu de la pensée, ou selon l’expression de Valéry qu’il affectionnait, comme « le corps de l’esprit », de même qu’il convenait de dénoncer « la naïveté aussi d’un cogito silencieux qui se croirait adéquation à la conscience silencieuse alors que sa description même du silence repose entièrement sur les vertus du langage »1. Qu’en est-il de cette réflexion – qui comporte la reconnaissance de l’institution symbolique comme inhérente à tout langage – pour la question du « sujet » voire de l’être soi ? N’amène-t-elle pas à assumer pleinement 1. NT, p. 232.
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l’ouverture du « sujet » à un monde de paroles, à un monde langagier ? Une fois de plus joue l’entrelacs, la structure en chiasme à propos de laquelle une des dernières notes du Visible et l’invisible affirme : « tout rapport à l’être est simultanément prendre et être pris, la prise est prise, elle est inscrite et inscrite au même être qu’elle prend »1. Il s’ensuit que nous ne pouvons nous comprendre comme êtres parlant et pensant que si l’on admet que le Langage et la Pensée nous ont, et, enfin, que c’est notre ouverture au monde et aux autres qui fait de nous des êtres de parole et de pensée. Ou selon une de ces formulations suggestives dont MerleauPonty avait le secret : « Les paroles des autres me font parler et penser parce qu’elles créent en moi un autre que moi, un écart par rapport à… ce que je vois et le désignent ainsi à moi-même. Les paroles d’autrui font grille par où je vois ma pensée. L’avais-je déjà avant cette conversation ? »2 Passage d’autant plus significatif qu’il souligne mon lien, mon entrelacement aux autres, tout en reliant la parole au voir, au voir de la réflexion. Par là le retour réflexif sur soi (à jamais achevé) se donne à comprendre comme un véritable retour à… et une altération de soi à partir d’une situation qui est tout à la fois de perte et de partage. Une telle approche mettant en relief la structure en chiasme – qui est celle du « sujet parlant et pensant », 1. NT, p. 319. 2. NT, p. 277-278.
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comme elle est celle du « sujet percevant » – diffère d’une approche transcendantale. Celle-ci peut certes postuler le langage comme condition de possibilité de la pensée, mais non pas penser l’effectivité de « la vie de l’esprit ». Elle n’en diffère pas moins de celle de Heidegger dans Sein und Zeit, pour qui l’anonymat du « on » est frappé d’inauthenticité. Et ce parce que Merleau-Ponty ne répugne pas à constater que la parole la plus propre ne saurait être proférée sans l’immersion de l’être parlant dans un milieu de paroles, sur fond duquel il prend la parole, il parle. Cela, à savoir que tout parlant soit précédé par des paroles qu’il a entendues et qui l’ont appelé à la parole n’est pas une déchéance, mais le signe qu’il a été socialement et symboliquement « inscrit » dans l’ordre de la parole, ce qui est la condition sine qua non de tout parler, y compris du parler à soi-même, qui est à la fois « entendre et parler ». Mais « la dualité parler-entendre », attestant de l’ouverture du soi au plus profond de lui-même, ne témoigne-telle pas d’un partage de la parole dont aucun sujet n’a en dernière analyse l’initiative ? Et n’apporte-t-elle pas ainsi un démenti à ce qui serait l’autarcie de la conscience [Gewissen], dans lequel, selon Heidegger, « le Dasein s’appelle lui-même »1, encore que ce soit pour se dé1. Cf. Heidegger, Sein und Zeit, § 57 « La conscience comme appel du souci » ; à la p. 275 (p. 199 de la trad. Martineau), on lit encore : « L’appel, précisément, n’est pas et n’est jamais ni projeté, ni préparé, ni accompli volontairement par nous-mêmes. “Cela” appelle, contre notre attente, voire contre notre gré. D’un autre côté, l’appel ne vient inconstestablement [zweifellos] pas d’un autre qui est au monde avec moi. L’appel vient de moi et pourtant il me dépasse » [« Der Ruf
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passer à partir d’une certaine hauteur ? Mais d’où vient que le Dasein puisse être si sûr de la mienneté de l’appel l’appelant à l’authenticité, c’est-à-dire au devenir soimême ? Cette assurance ne serait-elle pas un indice de plus que l’incarnation n’a pas été suffisamment pensée par Heidegger ? Tenant compte de l’incarnation jusqu’au cœur du soi, c’est-à-dire jusqu’au cœur de ce qu’on appelle « le verbe intérieur », Merleau-Ponty rend caduque l’hypothèse d’un solus ipse. Il transforme la question du soi en celle d’un soi d’emblée « décentré » parmi d’autres soi. Un soi que l’on n’interrogera plus indépendamment du monde où chacun a à être soi et du pluriel, devenu « question centrale », d’un « nous-mêmes »1. Ce « nous-mêmes » qui se donne comme émergeant et se différenciant à partir et au milieu d’un seul et ultime élément : la chair.
kommt aus mir und doch über mich »]. Voir aussi le beau commentaire de Paul Ricœur sur l’indétermination de cet appel, in op. cit. p. 401 et suiv. / D’après Merleau-Ponty, ne faudrait-il pas interroger cette certitude « incontestable » du moi s’attribuant l’origine de l’appel ? Voir aussi notre essai « What does “talking to oneself ” mean ? », in Dialogue : an Inter-disciplinary Approach, edited by Marcelo Dascal, John Benjamins, 1985. 1. Voir VI, p. 141.
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Le soi incarné 123
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FRANÇOISE DASTUR Initialement publié dans Merleau-Ponty, phénoménologie et expériences, textes réunis par Marc Richir et Étienne Tassin, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, pp. 43-56 ; repris dans Chair et langage. Essais sur Merleau-Ponty, La Versanne, Encre marine, 2001, pp. 125-138.
C
e titre exige en préambule quelques explications. Il rappelle d’abord, par contraste, celui d’un article fameux de Michel Foucault paru en 1966 dans un numéro de Critique1 consacré tout entier à Maurice Blanchot. Dans cet article, Michel Foucault montrait qu’on pouvait voir en Blanchot le témoin par excellence d’une forme de pensée qu’il opposait à la vérité grecque comme celle qui est au fondement de la fiction 1. M. Foucault, « La pensée du dehors », Critique n° 229, juin 1966, p. 523546. Ce texte a été repris en volume chez Fata Morgana en 1986.
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moderne et à laquelle il proposait de donner le nom de « pensée du dehors ». Cette forme de pensée, que Michel Foucault cherche à faire remonter jusqu’à Sade et Hölderlin, en l’opposant à une pensée de l’intériorité dans laquelle il voit la trame de la culture occidentale et de la tradition philosophique, caractérise pour lui l’expérience fondamentale de notre temps, cette époque de la mort de l’homme, car elle est celle « d’un dehors où disparaît le sujet qui parle »1. Cet article est en luimême un témoignage exemplaire du style de pensée qui dominait la scène philosophique française de cette époque, sur laquelle déferla, après la mort de Maurice Merleau-Ponty en 1961, la vague structuraliste. L’opinion générale d’alors allait bien, comme le souligne Foucault, dans le sens d’une « incompatibilité peut-être sans recours entre l’apparition du langage en son être et la conscience de soi en son identité »2, c’est-à-dire entre les structures et la subjectivité. Il ne s’agit certes pas de voir a contrario en Merleau-Ponty un avocat de l’intériorité et de la subjectivité au sens classique, mais plutôt de montrer que son projet philosophique tout entier le conduisait à promouvoir une forme de pensée qui n’opposerait plus l’intériorité à l’extériorité, le sujet au monde, les structures à l’expérience vivante. Cette « pensée du dedans », si elle s’oppose bien à cette pensée du dehors dont parle Foucault, n’est pas 1. Ibid, p. 525. 2. Ibid.
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pour autant une pensée de l’intériorité du sujet, mais au contraire une pensée de la non-extériorité du voyant et du visible, une pensée de l’être dans le monde du sujet. Car les structures ne sont pas déjà toutes faites et elles n’existent pas sans nous, mais elles sont ces « membrures du visible » qui sont toujours en devenir et qui par conséquent requièrent sans cesse notre participation. La pensée de Merleau-Ponty, surtout dans sa dernière période, est une pensée de la structure vivante pour laquelle l’intériorité ne renvoie plus à un sujet clos sur lui-même, mais devient la dimension d’un être qui en perdant sa positivité en vient à se confondre avec le mouvement même de l’expérience. * « La vérité n’ “habite” pas seulement l’ “homme intérieur”, ou plutôt il n’y a pas d’homme intérieur, l’homme est au monde, c’est dans le monde qu’il se connaît » écrivait Merleau-Ponty dans son Avant-Propos à la Phénoménologie de la perception1. S’il est juste de voir dans cette déclaration le désaveu d’une phénoménologie de la constitution qui fait du monde un problème égologique et qui trouve à l’intérieur du sujet la clé de ses rapports avec l’extérieur2, il ne faudrait pas pour autant y voir une prise de parti en faveur d’une pensée de l’extériorité pour laquelle l’infini arrive du dehors à un sujet qui 1. PhP, p. V. 2. Rappelons que les Méditations cartésiennes de Husserl s’achèvent par la citation de St Augustin que Merleau-Ponty reproduit en note à la suite de la phrase précédemment citée : « In te redi, in interiore homine habitat veritas ».
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demeure dans la séparation1. À la pure intériorité ou à la pure extériorité de l’être, Merleau-Ponty oppose plutôt l’idée d’un « Être d’indivision »2, de promiscuité3 et d’empiétement, d’un Être sauvage4 et non épuré5 auquel le rapport est toujours attache, adhérence6, appartenance, entrelacement, contact. À la distance infinie ou à la proximité absolue d’un être qui est positivité pure, Merleau-Ponty oppose un être non clos sur lui-même, un Être en déhiscence par rapport auquel ni survol ni fusion ne sont possibles7, puisque la distance qui nous en sépare est aussi ce qui nous rattache à lui8. D’un tel être, le rapport que nous entretenons avec lui ne peut être soustrait, puisqu’il n’est pas à inscrire au seul compte du sujet, puisqu’il fait partie de l’être même, de cet être dont nous sommes sans pourtant nous confondre avec lui. Or cette relation d’appartenance entre le sujet et le monde9, cette implication du voyant dans le visible10, 1. C’est évidemment à Emmanuel Lévinas que je pense ici et en particulier à Totalité et Infini (La Haye, Nijhoff, 1971, réédité au Livre de Poche, Paris, 1991), dont le sous titre est : Essai sur l’extériorité. C’est en en effet dans les dernières pages de ce livre que l’être est défini comme extériorité et qu’il est affirmé qu’ « aucune pensée ne saurait mieux obéir à l’être qu’en se laissant dominer par cette extériorité » (op. cit., p. 323). 2. NT, p. 271. 3. NT, p. 307. 4. NT, p. 256. 5. NT, p. 255 : « Donc cette analyse de la pensée réflexive, cette épuration de l’Être (la cire “toute nue” de Descartes) passe à côté de l’Être déjà là, précritique ». 6. VI, p. 183. 7. VI, p. 168-69. 8. VI, p. 178. 9. VI, p. 48. 10. VI, p. 177.
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cette homogénéité foncière du sensible et du sentant1 ne peuvent nullement être pris en vue dans le cadre de ce que Merleau-Ponty nomme l’ontologie de l’En soi2 – cette ontologie naïve qu’est la métaphysique occidentale pour laquelle l’Être n’est rien d’autre que la sublimation de l’étant3. D’où le programme plusieurs fois évoqué dans les notes de travail du Visible et l’invisible d’une « ontologie du dedans »4, d’une « Intra-ontologie »5 ou « endo-ontologie »6. Car ce qu’il s’agit de comprendre, ce n’est pas tant le clivage du sujet et de l’objet que ce que Merleau-Ponty nomme « la ségrégation du “dedans” et du “dehors” »7, laquelle précisément n’est « jamais chose faite »8, mais toujours au contraire en train de se faire. De cette déhiscence ou transcendance qui est l’Être même, l’opposition tranchée entre une pure intériorité et une pure extériorité, l’ontologie naïve qui distingue le Pour Soi de l’En Soi ne peuvent rendre compte, il faut pour cela, comme le souligne fortement Merleau-Ponty, « un rapport à l’Être qui se fasse de l’intérieur de l’Être »9, ce qui implique que l’Être ne soit plus pensé comme positivité pure, qu’il ne soit plus posé comme un grand objet, mais vu au contraire 1. VI, p. 153. 2. NT, p. 279. 3. NT, p. 240. 4. NT, p. 290. 5. NT, p. 280. 6. NT, p. 279. 7. VI, p. 158. 8. NT, p. 290. 9. NT, p. 268.
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comme ayant une intériorité propre, comme ouvert ou entamé de l’intérieur. Car c’est par une sorte de repliement interne, d’invagination, ou de capitonnage – ce sont là les termes mêmes de Merleau-Ponty1 –, que l’Être se creuse et s’ouvre en lui-même selon une différance2 qui n’est nullement exclusive d’une identité. Car tout autant que les distinctions du sujet et de l’objet, du Pour Soi et de l’En Soi, celle de la nature et de la culture est abstraitement découpée dans l’étoffe ontologique, puisque le mouvement par lequel l’Être se fait conscience et histoire a sa source dans le polymorphisme de l’Être sauvage et pré-objectif3. Ce avec quoi il s’agit donc de rompre, c’est avec cette « erreur philosophique totale » qu’est la croyance en une présence objective4, en un Être qui se tiendrait devant moi alors qu’il m’entoure et même en un sens me traverse, puisque la vision que j’en ai ne se fait pas d’ailleurs ou de ce nulle part où se tient le Kosmotheoros, mais du milieu ou du cœur de l’Être5. C’est en effet uniquement pour une pensée objectiviste, pour laquelle toute présence est déjà donnée – est Vorhan1. VI, p. 200. 2. Si cette manière d’écrire et de penser me semblent s’imposer ici, pour marquer le caractère « dynamique » d’une différence jamais accomplie et toujours en train de se faire, cela n’implique évidemment pas que je me propose d’éclairer le texte de Merleau-Ponty à l’aide d’un concept emprunté à Derrida. Mais peut-être ne faudrait-il pas non plus exclure absolument, malgré une opposition apparente, toute possibilité d’une certaine convergence de pensée entre eux. 3. NT, p. 307. 4. NT, p. 311. 5. VI, p. 154.
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denheit, présence devant et avant (moi), dirait Heidegger – qu’il s’agit d’expliquer l’énigme de la transcendance, de ce mouvement par lequel la conscience sort d’ellemême pour aller vers son autre, alors que pour une pensée qui se donne pour tâche d’accompagner « la déflagration de l’être »1, il ne s’agit ni de construire l’union du Pour Soi et de l’En Soi, ni de poser un être frontal devant nous, mais uniquement de décrire la structure ou l’articulation par laquelle l’Être se dédouble infatigablement en dehors et dedans, visible et invisible2. * On aurait tort en effet de voir dans l’entreprise merleau-pontienne de description de l’Être brut ou sauvage la recherche d’une intégrité originelle qui aurait été perdue dans le processus de la culture. Car une telle mythologie d’une origine restituable suppose qu’avec celle-ci une fusion réelle est possible, alors que l’expérience d’une immédiateté retrouvée est par essence celle d’un recouvrement et d’une coïncidence seulement partiels et d’un rapport nécessairement distant à un originaire qui ne peut jamais être donné tel qu’il fut mais qui au contraire « éclate » et ne peut se maintenir dans son immédiateté qu’en ouvrant la dimension de son altération et de sa reprise future3. La philosophie est certes l’étude de la Vorhabe, de la prépossession, de l’Être4, 1. OE, p. 65. 2. NT, p. 290. 3. VI, p. 164. 4. NT, p. 257.
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mais l’expérience interrogative qu’elle a de cet être préobjectif ne peut en aucun cas avoir la forme d’une fusion, mais seulement celle d’une « coïncidence de loin » ou d’un écart1. Il ne s’agit donc pas de voir dans cette pensée du dedans que Merleau-Ponty veut substituer à la pensée de survol un appel à la fusion avec l’Être, mais bien au contraire la seule manière de préserver sa transcendance, sa structure d’horizon. C’est en effet à l’aide de la notion husserlienne d’horizon, mais en prenant le mot à la rigueur, c’est-à-dire en ne lui donnant plus le sens d’une potentialité de la conscience, mais en lui rendant sa signification première que MerleauPonty caractérise le type de l’être non positif qu’il faut penser comme entourant et englobant celui auquel il s’ouvre2. Car le « dans » de « dans le monde » ne désigne nullement une simple relation objective d’inclusion, comme l’avait déjà fortement souligné Heidegger3, mais l’expérience d’un contact qui provient d’un rapport d’embrassement entre le corps et le monde, le
1. VI, p. 166. 2. VI, p. 195 3. Cf. Sein und Zeit, Niemeyer, Tubingen, 1963, § 12, p. 54 sq., où Heidegger souligne que le « in » de « In-der-Welt-Sein » que les traducteurs français se sont obstinés à traduire par « être-au-monde » n’a pas le sens d’une inhérence spatiale mais constitue un existential. Heidegger rappelle à cet égard que la particule allemande in (dans) dérive de l’ancien verbe innan qui signifie habiter. Toute l’analyse de l’In-Sein, au sens strict de « l’être-dans » plutôt que de « l’êtreà », à laquelle Merleau-Ponty se réfère explicitement, est donc celle d’une « inhérence » existentiale qui n’a rien à voir avec la simple inclusion spatiale mais qui suppose au contraire cet espace de rencontre possible qu’est le monde à partir duquel seul quelque chose comme le contact peut avoir lieu.
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voyant et le visible1. Et si ce qui relie la pensée à l’être, c’est un lien ombilical, et si elle est toujours déjà circonvenue par cet horizon inaliénable, il lui faut alors renoncer à l’idée d’un dehors absolu2, au profit d’une complicité ou d’une accointance étroite entre le visible et la vision qu’elle en prend. Cette intra-ontologie est en effet une ontologie du visible et de la vision et non pas un savoir conceptuel ou une possession intellectuelle du monde. Comme Merleau-Ponty le dit en une formule frappante dans L’Œil et l’Esprit : « La vision n’est pas un certain mode de la pensée ou présence à soi : c’est le moyen qui m’est donné d’être absent de moi-même, d’assister du dedans à la fission de l’Être »3. Cette vision en acte qui ne se confond nullement avec la pensée de voir, c’est-à-dire avec cette vision sublimée, arrachée au voyant et à son corps, qu’est l’intuitus mentis cartésien, se fait en effet « du milieu des choses, là où un visible se met à voir »4, et où il rejoint ainsi la poussée interne de l’être dans sa non-coïncidence avec soi. Car vouloir « seulement » voir, c’est avoir déjà renoncé à prendre, c’est laisser l’être être ce qu’il est, déhiscence et transcendance, et s’instituer non pas en spectateur impartial et survolant du monde, mais travailler activement à son avènement, puisque « l’Être est ce qui exige de nous création pour que 1. NT, p. 324. 2. VI, p. 144. 3. OE, p. 81. Je souligne. 4. OE, p. 19.
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nous en ayons l’expérience »1. C’est ainsi qu’en lieu et place de la théorie classique de l’intuition comprise comme coïncidence et fusion par lesquelles s’annule l’écart du sujet et de l’objet, il s’agit plutôt de promouvoir « une théorie de la vue ou vision philosophique comme maximum de proximité vraie par rapport à un être en déhiscence » et l’idée d’une « intuition comme auscultation et palpation en épaisseur »2. La vision en effet est contact avec un visible qui demeure dans une distance qui est pourtant aussi proximité et le regard qui nous ouvre aux choses ne nous les livre pourtant pas dans leur identité native, mais les enveloppe, les « habille de sa chair » tout en les découvrant3. Car l’énigme de la vision, c’est bien l’énigme de la présence, mais de la présence « éclatée » d’êtres qui tout en étant différents sont pourtant absolument ensemble4, c’est le mystère de la simultanéité5, de la coexistence du tout dans et par la distance. Une telle conception de la vision conduit Merleau-Ponty à comprendre le voir à partir du toucher et de la réversibilité en lui du touchant et du tangible, puisque si le regard « enveloppe, palpe, épouse les choses visibles »6, c’est que, comme la main qui est à la fois sentie du dedans et accessible du dehors pour l’autre main et qui ainsi 1. NT, p. 251. 2. VI, p. 170. 3. VI, p. 173. 4. OE, p. 84. 5. Ibid. 6. VI, p. 175.
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s’incorpore à l’univers qu’elle interroge, le regard est incorporation du voyant au visible et recherche de luimême dans le visible1, selon une proximité semblable à celle éprouvée dans la palpation tactile dont, selon Merleau-Ponty, « après tout, celle de l’œil est une variante remarquable »2. De même en effet que le recroisement dans ma main du touchant et du tangible ouvre sur un être tangible dont ma main est une partie3, de même dire que le corps est voyant, c’est dire qu’il est visible et qu’il s’incorpore à l’ensemble du visible4, car la vision comme le toucher se fait du milieu du monde et du dedans de l’être, elle émerge du même être qu’elle prend en vue par « cette même réflexion épaisse qui fait que je me touche touchant » et que « le même en moi est vu et voyant »5. S’il est question ici d’une réflexion « épaisse », c’est parce qu’elle n’enferme pas dans l’immanence d’un subjectivité désincarnée, mais qu’elle ouvre au contraire le corps de chair à la chair universelle du monde. Cette réversibilité que Merleau-Ponty découvre d’ailleurs non pas seulement dans le voir et le toucher, mais en chaque sens en tant qu’il est « eine Art der Reflexion », un mode de la réflexion6, est cependant par essence inachevée, « toujours imminente et jamais
1. VI, p. 173. 2. VI, p. 175. 3. VI, p. 176. 4. NT, p. 327. 5. S(Préf), p. 23. 6. NT, p. 309.
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réalisée en fait »1, puisque sa réalisation serait aussi la perte du monde, l’enfermement dans un dedans sans dehors, ou la perte du moi, l’exil dans une extériorité inconsciente de soi. Si l’expérience visuelle, comme l’expérience tactile et l’expérience auditive, connaît un « bougé » et un « écart » interne, si le voyant ne se superpose jamais exactement au visible et demeure pour ainsi dire toujours en « retard » par rapport à celui-ci, c’est précisément parce qu’il n’est d’expérience que de la métamorphose d’un dedans en dehors et d’un dehors en dedans. Il ne s’agit pas en effet pour Merleau-Ponty de choisir entre une philosophie qui s’installe dans le dehors du monde ou d’autrui et une philosophie qui s’installe dans le dedans de la conscience, il ne s’agit de ne faire droit ni à l’idéalisme qui voit dans l’expérience une inclusion de ce qui est en nous, ni au réalisme qui y voit au contraire une inclusion de nous dans ce qui est2, mais uniquement d’interroger l’expérience qui est précisément « ce retournement qui nous installe bien loin de “nous”, en autrui, dans les choses »3. C’est parce que la réversibilité totale est toujours manquée, parce qu’il n’y a de réfléchi qu’en bougé, que l’identité du voyant et du vu n’est ni réelle-actuelle, ni idéale-spirituelle, mais est l’identité structurelle4 d’une Gestalt, d’un être 1. VI, p. 194. 2. VI, p. 211. 3. VI, p. 212. 4. NT, p. 315.
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qui peut être pluridimensionnel et polymorphe précisément parce qu’il n’est rien de positif et qu’il échappe à la massivité de l’objectif. La réversibilité « écartée » du voyant et du visible renvoie à un invisible de droit et non pas seulement de fait qui vient de l’impossibilité pour la perception d’assister à sa propre naissance et de se saisir dans son propre mouvement. Mais il faut bien voir qu’il y a un succès dans l’échec puisque si la perception échoue à percevoir sa propre mobilité, c’est parce qu’elle est « une sorte de réflexion par Ek-stase »1 qui ne se voit elle-même que dans le mouvement qui la déporte vers cet autre que soi qu’elle est aussi. Il y a bien une Verborgenheit de principe, un invisible du visible, mais non pas une invisibilité absolue qui renverrait à l’infinité d’un En soi, ce qui implique, comme le souligne Merleau-Ponty, que la finitude de la conscience perceptive toujours en retard par rapport à son propre avènement est en réalité une « finitude opérante, militante » puisqu’en lui fermant l’accès à un En soi qui n’est jamais qu’un positif absent, elle ouvre véritablement la conscience au monde2. S’il y a un invisible de droit et non pas seulement de fait qui n’est pas seulement un positif absent, c’est-à-dire « un autre visible “possible” ou un “possible” visible pour un autre »3, mais un vrai négatif, c’est précisément parce qu’il n’est pas séparé de nous, qu’« il est là sans être objet », comme le punctum 1. NT, p. 308. 2. NT, p. 305. 3. NT, p. 282.
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caecum de l’œil qui et ce qui permet la vision, et qu’il se confond avec la « transcendance pure », c’est-à-dire avec ce mouvement de la perception qui me jette hors de moi vers les choses et qui fait que je suis toujours en retard par rapport à moi-même, dans une différance ou un écart qui est le monde même. * L’expérience est donc ce « singulier retournement » dont est capable un des visibles en tant qu’il se fait voyant. Comme le souligne Merleau-Ponty, « celui qui voit ne peut posséder le visible que s’il en est possédé, que s’il en est »1. Cette étrange adhérence du voyant au visible2 ne peut elle-même s’éclairer que par le mystère du sentir, qu’il s’agit alors de comprendre comme le retour sur soi du visible, comme adhérence charnelle du sentant au senti et du senti au sentant3, comme torsion et enroulement du visible sur lui-même. Car, comme le remarque Merleau-Ponty, « il ne suffit pas, pour que je voie, que mon regard soit visible pour X, il faut qu’il soit visible pour lui-même, par une sorte de torsion, de retournement ou de phénomène spéculaire, qui est donné du seul fait que je suis né »4. Il y a en effet une réflexivité de la chair, qui loin d’être contingence ou chaos, est au contraire une « texture qui revient en soi
1. VI, p. 178. 2. VI, p. 183. 3. VI, p. 187. 4. VI, p. 202.
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et convient à soi-même »1, la « masse intérieurement travaillée » d’un corps visible qui aménage en soi le creux invisible d’où se fera la vision2, de sorte qu’à la jointure des deux jaillisse « un rai de généralité et de lumière »3. Cette réflexivité de la chair est en réalité une réflexivité éminente sur le modèle duquel est calquée notre conceptualisation du travail de l’esprit comme réflexion4. Il y a en effet un narcissisme fondamental de toute vision5 et une spécularité de la chair « qui est phénomène de miroir »6. Il ne faudrait pourtant pas voir dans cette réhabilitation du spéculatif le triomphe du solipsisme d’une subjectivité absolue, car il s’agit au contraire pour Merleau-Ponty de saisir le sens second et plus profond du narcissisme qui ne consiste pas à se reconnaître dans le spectacle que l’on regarde, mais au contraire à se sentir regardé par les choses, par une inversion du regard qui transforme l’activité subjective en passivité ontologique, de sorte que la vision n’ait plus d’auteur identifiable, qu’elle devienne visibilité générale, c’est-à-dire « cet anonymat de moi-même » que Merleau-Ponty appelle chair7, cette chose générale ou cet élément8 qui assure la cohésion et l’homogénéité 1. VI, p. 192. 2. VI, p. 193. 3. VI, p. 192. 4. NT, p. 325. 5. VI, p. 183. 6. NT, p. 309. 7. VI, p. 183. 8. VI, p. 184.
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du voyant et du visible dans la déhiscence qui les fait passer l’un dans l’autre. Mais si la chair est pour Merleau-Ponty le nom de cette « double déhiscence du voyant en visible et du visible en voyant »1 qui constitue le paradoxe de l’être lui-même, ce n’est nullement par métaphore et par transposition à l’ensemble de la matérialité de la corporéité propre au sujet. Il faut toujours le réaffirmer avec insistance, la démarche de Merleau-Ponty ne relève pas de l’hylozoïsme2, ce n’est pas le problème régional de la corporéité qui fournit la solution du problème ontologique, mais au contraire la notion « générale » de chair qui permet de comprendre les rapports de l’âme et du corps3. Ce n’est pas par induction généralisante qu’on passe de l’être du sujet à l’être du monde, mais c’est au contraire l’être du sujet qui apparaît comme une variante de l’être « général » du monde. MerleauPonty répond à cet égard avec toute la clarté désirable à l’objection qui ne verrait dans la chair qu’une notion anthropologique indûment projetée sur un monde dont l’être véritable demeurerait inéclairci : « Nous voulons dire, au contraire, que l’être charnel comme être des profondeurs, à plusieurs feuillets ou plusieurs faces, être de latence, et présentation d’une certaine absence, est un prototype de l’être, dont notre corps, le sentant sensible est une variante très remarquable, mais dont 1. VI, p. 201. 2. NT, p. 304. 3. NT, p. 304.
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le paradoxe constitutif est déjà dans tout visible »1. Si en effet le corps est bien un sensible exemplaire, c’est parce que cet écart du dedans et du dehors qui en fait un être à deux dimensions, à deux feuillets ou à deux lèvres, constitue son « secret natal »2. Ce secret est celui de la genèse de tout l’être, qui n’est rien d’autre que le mouvement général de la ségrégation du dedans et du dehors. Mais dire que le corps est double, qu’il est à la fois corps objectif et corps phénoménal, qu’il a une double appartenance, qu’il relève de l’ordre du sujet comme de celui de l’objet, ce n’est pas encore le voir de « l’intérieur », c’est encore en prendre une vue survolante et demeurer aveugle à ce qu’il est en vérité, non pas d’une part tout visible et d’autre part tout voyant, mais au contraire la continue métamorphose du visible en voyant, leur passage l’un dans l’autre. Car le corps, tout comme l’être, est inobjectif, c’est pourquoi il n’est jamais « fondamentalement ni chose vue seulement, ni voyant seulement » mais plutôt – et c’est là la formule qui caractérise le mieux le niveau proprement ontologique de la pensée merleau-pontienne – « la visibilité tantôt errante et tantôt rassemblée », puisque « parler de feuillets ou de couches, c’est encore aplanir et juxtaposer, sous le regard réflexif, ce qui coexiste dans le corps vivant et debout »3. Cette verticalité du corps comparable à 1. VI, p. 179. Je souligne. 2. Ibid. 3. VI, p. 182.
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celle de l’être, qui ne s’offre pas au regard réflexif et à l’intuitus mentis et qui est en lui l’union de ces incompossibles que sont la passivité et l’activité, ce n’est rien d’autre que l’existence, cette entreprise perpétuelle de relèvement de nous-mêmes sur les constellations du monde1. Car exister – Merleau-Ponty le dit clairement à propos du concept sartrien d’existence qui ne lui paraît pas pensé avec suffisamment de radicalité – c’est se tenir debout, sortir du plan objectif tout en demeurant constamment menacé par la pesanteur de nos attaches objectives2. L’existence ainsi comprise dans sa verticalité comme celle d’un corps dressé debout devant le monde et celle d’un monde dressé debout devant ce corps, le corps et le monde étant réunis dans un rapport d’embrassement3, c’est l’identité paradoxale (en termes heideggériens) de l’Existenz et de l’Inständigkeit, de l’ek-stase et de l’in-stance4, du sortir de soi et du se 1. VI, p. 140. 2. NT, p. 325. 3. NT, p. 324. Merleau-Ponty note bien dans le passage déjà cité (NT, p. 325) que « ce que j’appelle le vertical c’est ce que Sartre appelle l’existence », bien que pour ce dernier l’existence soit comprise comme l’opération du pour soi, alors que pour Merleau-Ponty « l’existence n’est pas l’homme ». Car la visibilité elle-même est existence : l’existence est une catégorie ontologique et non pas simplement le mode d’être de l’homme. Cf. la Préface de Signes, op. cit., p. 30, où la « verticalité » est tout simplement identifiée au présent. 4. Cf. « Le retour au fondement de la métaphysique », introduction de 1949 à Qu’est-ce que la métaphysique ? in Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 34, où Heidegger souligne bien que penser jusqu’au bout l’essence de l’existence conduit à ne pas comprendre seulement le ex- comme indiquant l’éloignement par rapport à l’intériorité d’une conscience mais comme l’ouverture de l’être luimême dans lequel se tient l’existant. D’où la conclusion qu’il en tire : « Ce qu’il faut penser sous le terme d’ “existence”, quand le mot est utilisé à l’intérieur de la pensée qui pense en direction de la vérité de l’être et à partir d’elle, c’est
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tenir dans, l’identité du mouvement par lequel on sort de soi et on rentre en soi, ce chiasme dans lequel Merleau-Ponty voit l’effectivité même de l’esprit et qui est tout l’objet de la philosophie, car : « La vraie philosophie = saisir ce qui fait que le sortir de soi est rentrer en soi et inversement. Saisir ce chiasma, ce retournement. C’est là l’esprit »1. * Pour Merleau-Ponty, la pensée, comme la perception, se fait dans les choses, puisque penser consiste à se réinstaller dans l’acte de vision et que « la vraie philosophie est de rapprendre à voir le monde »2. Voilà en quoi sa philosophie est une phénoménologie qui obéit exemplairement à l’injonction husserlienne du « retour aux choses elles-mêmes ». Cette attitude n’est pourtant nullement complice d’un fétichisme de l’identité, puisque la chose ne s’offre jamais à la pensée dans l’actualité d’une présence pleine, mais demeure au contraire essentiellement « lointaine », à l’horizon. Car si la chose, comme tout visible, n’est pas dénuée d’une certaine positivité, si elle est rendue quasi observable par cette précipitation de ses Abschattungen qui résulte du travail des sens, ces appareils à faire des significations existance que le mot Inständigkeit (in-stance) pourrait le mieux nommer ». Il apparaît clairement à partir de ce passage que la vraie pensée de l’« extériorité » de l’être est non pas une pensée de la séparation mais au contraire une pensée de l’être dans, de l’inhérence existentiale, c’est-à-dire du rapport (Verhältnis) ou, en termes merleau-pontiens, de l’attache, c’est-à-dire de la chair. 1. NT, p. 252. 2. PhP, p. XVI.
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tes1, cette cristallisation des visibilia demeure pourtant toujours illusoire, éphémère, sujette à métamorphoses. Car dans le monde compris non plus comme un ensemble clos, mais comme un environnement ouvert, comme un champ d’être, c’est le Etwas, le quelque chose indéterminé, et non plus la Sache selbst, qui est un principe de distinction. Il ne faut donc pas se méprendre : la pensée du « dedans » est par excellence une pensée de l’horizon et du lointain, une pensée de la proximité comme distance, de l’épaisseur comme moyen d’accès et non comme obstacle, et surtout une pensée de la profondeur, dimension qui n’est jamais accessible du « dehors ». Elle est pensée de la profondeur d’un être ouvert en son cœur et prégnant de sa propre énonciation. Une telle pensée du dedans, loin de s’identifier à une théorie de l’être comme intériorité est au contraire au plus proche d’une pensée « asubjective »2, d’une pensée de la singularité non séparée et de l’individuation momentanée. Car elle se veut une pensée de la « transcendance pure, sans masque ontique »3 c’est-à-dire une pensée de l’empiétement et de la promiscuité généralisés.
1. Ibid., p. VI. 2. Selon l’expression de Patoc√ka, dont la pensée est par bien des côtés en consonance avec celle de Merleau-Ponty. Cf. Ian Patoc√ka, Qu’est-ce que la phénoménologie ? Grenoble, Millon, 1988, p. 189 sq. 3. NT, p. 282-283.
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Le sens de la phénoménologie dans Le visible et l’invisible MARC RICHIR Initialement publié dans Esprit, numéro spécial, 6, juin 1982, pp. 124-145.
Q
uiconque lit, ou relit, aujourd’hui, Merleau-Ponty, ne peut manquer d’être frappé par le contraste saisissant qu’il y a entre sa manière d’écrire et de penser et le style des productions philosophiques auxquelles, peu à peu, nous nous accoutumons depuis bientôt vingt ans, et qui paraissent marquées tant par l’abandon des questions philosophiques ultimes que par un certain intellectualisme ou tout au moins une sorte de « bricolage » intellectuel n’ayant plus qu’un rapport lointain, et en tout cas aveugle, avec ce qu’on entendait encore, il n’y a pas si longtemps, par philosophie – mais rien n’indique, dans le contexte actuel, que le moment soit venu d’écrire cette histoire. Ce n’est donc
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pas seulement parce que la dernière philosophie de Merleau-Ponty1 reste une œuvre inachevée qu’elle se présente à nous comme un vaste chantier paraissant à l’abandon : c’est surtout parce que la plupart de nos contemporains, par cette énigme ou cet aveuglement qui constitue notre histoire, l’ont déserté, c’est-à-dire semblent avoir perdu le sens des questions qui animaient la recherche du philosophe – en un mot, la recherche des origines et de nos origines, alliée à un extraordinaire sens des analyses concrètes, qu’elles portent sur la perception sensible, sur l’expérience d’autrui ou encore sur la pratique de la parole. Quand Merleau-Ponty parle, à propos de Husserl, d’une « réhabilitation ontologique du sensible » (S(PhO), 210), nul doute que cette expression ne désigne aussi principalement sa propre entreprise qui, à cet égard, trouve son point culminant dans le dernier chapitre du Visible, « L’entrelacs – le chiasme » (VI, 172-204). Nul doute, non plus, qu’il n’y ait, chez lui, une perpétuelle suspicion à l’égard de l’abstrait, du construit, du purement conceptuel ou intellectuel, et que cette suspicion ne trouve son répondant dans une prose d’une exceptionnelle fluidité, dans une sorte de transparence de l’expression, seule apte, sans doute, à épouser les silences de l’être primordial ou la réversibilité extrêmement subtile qui est celle de la chair. Mais c’est là le style inimitable du philosophe, 1. Nous désignons par là les écrits suivants : Le visible et l’invisible, L’œil et l’esprit, les derniers résumés de cours du Collège de France, Le philosophe et son ombre.
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Je ne m’efforcerai donc pas à cette tâche impossible de retrouver cette sorte de complicité ou de connivence avec les matins du monde, avec les enfances de notre vie profonde et muette. Car il s’agit là d’une espèce de grâce native, d’accord heureux avec les choses et les êtres, de jouvence de l’œil et des sens qu’il est seulement possible d’évoquer, dans la mesure où on la sent à la lecture. Mon projet sera ici simplement de reprendre le mouvement d’ensemble portant la dernière philosophie, mouvement proprement métaphysique en ce sens qu’il est mouvement d’une interrogation des origines – que l’on s’évertue à proclamer impossible ou désuet depuis tel ou tel lieu du savoir, quand ce n’est pas depuis un certain dogmatisme heideggérien, cette sorte de monstre bien français qui commence à pénétrer dans nos écoles. Mais une telle reprise serait impossible sans un fil conducteur : celui-ci sera constitué par le sens de la phénoménologie, tant il paraît évident, même à une lecture superficielle, que l’œuvre ultime de Merleau-Ponty s’inscrit dans le prolongement de celle de Husserl, et même, dans les marges de celle de Heidegger – ce qui a semblé accréditer, aux yeux de certains, vite portés à l’annexion, le mythe d’un heideggérianisme au moins latent de celui qui n’est plus
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sa singularité inaccessible qui nous pousse à dire que ce sens du concret – pour ainsi dire : ce sens du réel –, nous ne l’avons pas, ou tout au moins, nous l’avons perdu avec lui, de manière quasi irrémédiable.
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là pour s’en défendre – ; tant aussi il me paraît urgent, aujourd’hui, de montrer que le sens merleau-pontien de la phénoménologie n’est, à rigoureusement parler, ni husserlien, ni heideggérien, mais nouveau, d’une nouveauté propre à ébranler ces jugements chargés de sous-entendus rejetant la phénoménologie au magasin de ces antiquités délaissées par un supposé vrai mouvement de l’actualité ou de l’Histoire. C’est dire que la question du sens de la phénoménologie me paraît stratégique, dans la mesure même où, en elle, il y va, ni plus ni moins, du même coup, de la question du sens de la philosophie – dont on connaît, depuis vingt ans, l’envahissement par les dites « sciences » humaines ou par les problèmes d’ordre épistémologique. L’enjeu de ce projet ainsi mesuré, se pose à nous une question préjudicielle : comment saisir la nouveauté du sens de la phénoménologie chez le dernier MerleauPonty, alors même que d’une certaine manière, s’il s’agit d’une authentique nouveauté, elle nous précède encore, fait partie des horizons de notre avenir ? Comment montrer, donc, cette nouveauté, si ce n’est en l’accomplissant nous-mêmes, dans une certaine mesure, c’està-dire en exhibant, dans la démarche du philosophe, des horizons ouvrant à la possibilité de développements inédits ? En posant le problème de cette façon, nous devons par conséquent rester attentifs à deux exigences : d’une part, que toute œuvre authentiquement philosophique comporte, dans l’enchevêtrement extrêmement complexe et subtil de ses arguments et de
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ses pensées, une pluralité a priori immaîtrisable d’horizons – et encore davantage, sans doute, quand elle est brutalement interrompue par la mort –, mais d’autre part, que cette multiplicité d’horizons n’autorise pas pour autant l’arbitraire de l’interprète, qu’il y a un « esprit » dans l’œuvre, qui est à respecter, ou un style propre à la démarche du philosophe, qui constitue sa singularité. Si, comme nous le pensons, il y va, dans l’œuvre du dernier Merleau-Ponty, du sens même de la philosophie, il doit y en aller de même pour la mise à jour de ses horizons. Mais le philosophe nous a tous suffisamment initiés à la problématique de l’intersurbjectivité pour nous prévenir contre l’illusion consistant à croire que quiconque puisse jamais s’approprier la vérité ultime de son œuvre, la totalité de ses horizons : l’une des leçons qu’il nous a laissées est précisément que si la philosophie garde son unité à travers les variations et les dérives de la tradition, en ce qu’elle est portée par une question fondamentale, celle des origines et de nos origines, cette unité n’est pourtant qu’une unité idéale – car « la » philosophie, ou « la » métaphysique, ne peut jamais être rien d’autre que l’abstraction d’un résidu idéal de la tradition, sorte de dénominateur commun qui suppose que les dénominateurs singuliers puissent être « mis en facteurs » par un seul procédé canonique –, mais l’unité d’une question universelle en laquelle chaque philosophe se reconnaît tout en la pratiquant selon sa singularité propre et irréductible. S’il y a une philosophie, c’est seulement en tant qu’idéale et comme telle
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inaccessible, car la réalité concrète de la philosophie consiste en une multiplicité de parcours singuliers de la même question : raison pour laquelle la fidélité à un philosophe comporte une part irréductible d’infidélité, mais tel est sans doute le tribut qu’il faut payer pour établir avec lui un rapport vivant, tribut qu’il est impossible, par ailleurs, d’évaluer, comme si l’on pouvait, en faisant le compte total, s’acquitter justement de ses dettes. Si donc le champ philosophique est, comme le champ intersubjectif, champ où se recroisent et s’empiètent des expériences singulières, nous ne pouvons, dans ce qui suit, porter à notre crédit une vérité assignable, c’est-à-dire une quelconque objectivité. Nous pensons au contraire que la manière pour nous la plus cohérente d’être fidèle à l’œuvre de Merleau-Ponty est de reconnaître d’emblée la singularité du parcours que nous allons proposer de la question qui affleure du sens de la phénoménologie. Soit, tout d’abord, le mouvement qui porte Le visible et l’invisible jusqu’en son chapitre ultime (« L’entrelacs – le chiasme ») dont Claude Lefort nous avertit qu’il aurait tout aussi bien pu être conçu comme le chapitre inaugural de la seconde partie du livre (VI, 12). Mouvement très husserlien d’inspiration, puisque s’y pose la question de la foi perceptive, ou, dans les termes de Husserl, de l’Urdoxa, et qu’y sont critiquées des démarches philosophiques – le scientisme, la philosophie de la conscience ou de la réflexion, la philosophie du
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négatif et la philosophie dialectique – qui, chacune à leur manière, prennent leur départ de l’effacement de la question. Mouvement très husserlien encore, en ce qu’il s’ouvre par l’équivalent de la réduction phénoménologique, par la feinte inaugurale du philosophe (VI, 18-19) : si celui-ci interroge les choses mêmes pour les conduire à l’expression « du fond de leur silence », c’est qu’il « feint d’ignorer le monde et la vision du monde qui sont opérants et se font continuellement en lui » (VI, 18). Non pas qu’il s’agisse de trouver des raisons de douter de l’existence du monde, mais au contraire de s’ouvrir au « sens d’être du monde » (VI, 21) : il faut donc « reformuler les arguments sceptiques hors de tout préjugé ontologique » (VI, 21, nous soulignons). Suit aussitôt une première ébauche de phénoménologie touchant la chose (VI, 21-23), le monde (VI, 23-24), autrui (VI, 24-27), l’idéalité et l’intelligible (VI, 27-30) : premier mouvement qui, circulairement, présuppose déjà le tout du mouvement, et qui, dans la feinte qui lui donne naissance, permet de simuler « l’attitude naturelle » et de mettre en évidence tous les paradoxes petits et grands qui confèrent au monde concret la solidité d’une véritable énigme et à la foi perceptive son « obscurité ». Le ton est donné : ce premier paragraphe du Visible est presque une « ouverture » au sens musical du terme, dont la trame et les rythmes ne seront développés pour eux-mêmes que bien plus tard, dans le cours du chapitre intitulé « Interrogation et intuition » (vers les pages 160-170), pour éclater dans le fragment
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ultime, « L’entrelacs – le chiasme ». C’est qu’il fallait, auparavant, justifier ce type de démarche à l’égard des manières « classiques » de philosopher, et inversement, aborder celles-ci avec un œil déjà ouvert à tout ce qui fait la question de la phénoménologie. Il y aurait beaucoup à dire sur cette feinte inaugurale1 du phénoménologue, et nous allons y revenir, quand Merleau-Ponty s’expliquera sur le sens en lequel il entend « foi perceptive », ce qui nous permettra de rendre compte de la circularité en laquelle son ouvrage semble s’enfermer dès le début. Le champ phénoménologique ouvert de la sorte est en effet bien précaire : si nous n’y prenons garde, il risque de se refermer aussitôt. L’obstacle le plus immédiat qui s’offre à son ouverture est constitué non pas tant par la démarche scientifique en elle-même – à laquelle Merleau-Ponty s’est montré très attentif dans ses Cours du Collège de France (voir notamment RC57, 117-121, RC58, 129-137) – que par son utilisation philosophique, voire idéologique dans les différentes figures, sans cesse renaissantes, du scientisme, c’est-à-dire par le recours à « la » science comme mode d’explication ultime du problème du monde. Il est facile de montrer que ce recours se fonde sur l’ontologie naïve et implicite d’un vrai en soi corrélatif d’une pure objectivité accessible à 1. Nous en avons proposé un développement systématique, dans le cadre husserlien, dans la Ire recherche de notre « Fondation pour la phénoménologie transcendantale » (Recherches phénoménologiques, I, II, III), Ed. Ousia, Bruxelles, 1981.
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un survol absolu. Or, s’il emprunte à la foi perceptive en sa dimension ontologique – puisque les objets qui y sont découverts sont posés comme étant –, ce survol en est du même coup l’anéantissement en ce qu’il s’établit en pure extériorité par rapport à ce qui se constitue dès lors comme ses objets (cf. VI, 31-48), alors même que l’interrogation de la foi perceptive exige de nous que nous nous mettions en cause dans la question ellemême (cf. VI, 47), que nous réfléchissions la part que nous avons nous-mêmes à l’ouverture du champ phénoménologique. Merleau-Ponty en arrive ainsi à une première thématisation plus poussée du problème de la foi perceptive et de la philosophie (cf. VI, 48-49) : cette dernière se trouve devant la tâche paradoxale de devoir nous dire « comment il y a ouverture sans que l’occultation du monde soit exclue, comment elle reste à chaque instant possible bien que nous soyons naturellement doués de lumière » (VI, 49), donc de comprendre comment « ces deux possibilités que la foi perceptive garde en ellemême côte à côte » ne s’annulent pas (ibid.). Car, dans la foi perceptive comme telle, se conjuguent toujours croyance et incrédulité, vérité et non-vérité, certitude du monde perçu et possibilité d’un pseudo-monde de fantasmes (cf. VI, 48) – ce qui nous laisse déjà entrevoir en quoi il faut une feinte inaugurale pour ouvrir, dans la réduction, le champ phénoménologique : en un sens qui se précisera, cette feinte est la feinte même du phénomène en tant que tel.
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Mais aussitôt que le problème se trouve posé dans ces termes, un obstacle plus subtil se présente à nous : c’est celui de la philosophie réflexive ou de la philosophie de la conscience (cf. VI, 49-74). En elle, pour ainsi dire, la feinte se prend elle-même pour objet pour surgir d’elle-même en transparence en tant que pensée : ainsi que Merleau-Ponty l’écrit plus loin (VI, 134) de manière lumineuse, Descartes montra « que la pensée, justement parce qu’elle est apparence absolue, est absolument indubitable et que, milieu entre l’être et le néant, elle est plus solide devant le doute que les choses positives et pleines » (nous soulignons). La réflexion, en effet, ouvre une « troisième dimension » (VI, 49) où les deux composantes antinomiques de la foi perceptive s’homogénéisent dans la pensée de percevoir et d’imaginer, et ce milieu translucide d’idéalité donne l’illusion de pouvoir maîtriser ce qui relève de l’illusion et ce qui relève de la vérité, en ce qu’il donne l’illusion de trouver les raisons de l’un et de l’autre dans le déploiement supposé sans faille du sujet pensant – lequel ne garde de la foi perceptive que la conviction d’aller aux choses dans ce qui n’est jamais que l’illusion d’une pure autoapparition de l’esprit (cf. VI, 50-53). Et l’on s’aperçoit vite que par là, c’est aussi tout le côté « cartésien » de la phénoménologie husserlienne qui est caractérisé, puisque les références au parallélisme noético-noématique sont très claires pour qui sait lire, et puisque la critique de la philosophie réflexive porte essentiellement sur la problématique de la constitution transcendantale.
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En un sens, la position de l’attitude réflexive est inexpugnable : elle consiste à déclarer que, par ses multiples paradoxes, la foi perceptive s’annule, et que, tout au moins, l’écheveau enchevêtré de ses fils ne peut être démêlé que depuis le lieu d’adéquation à soi, donc de vérité, qu’elle semble instituer. Par là, elle constitue un moment nécessaire du mouvement qui doit nous ouvrir au champ de la phénoménologie. Mais en un autre sens, si l’on ne fait que s’y tenir, on rencontre aussitôt une autre antinomie qui lui est propre, et qui permet de déjouer l’illusion qui en est constitutive. Il y a en effet dans la réflexion un nécessaire point aveugle et ce que, d’une part, dans l’homogénéisation qu’elle effectue, elle vient toujours après coup, a posteriori, après l’énigme du monde qu’il s’agit d’interroger, et que, d’autre part, dans le même mouvement, elle prétend expliquer a priori cette même énigme avec les moyens mêmes que lui offre son institution a posteriori, remonter pour ainsi dire en régime de pensée ou d’idéalité la constitution a priori du monde qui, toujours déjà, s’est effectuée avant, elle et sans elle. La réflexion ne peut donc prétendre aboutir comme phénoménologie qu’en étant guidée par une idée d’adéquation entre a priori et a posteriori, dont la réalisation est rendue impossible par son acte de naissance : elle ne s’aperçoit pas qu’en érigeant le phénomène en objet de pensée, elle ne pourra jamais rejoindre le phénomène en tant que tel que si, en quelque sorte, elle s’abolit elle-même en même temps que son objet (pour ceci, cf. VI, 55-57, 69-70, 73, 76).
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Ce que nous commenterons en disant que, en se prenant elle-même pour objet, la feinte inaugurale du philosophe devient illusion de vérité en tant que feinte de la feinte, c’est-à-dire feinte adéquate à elle-même qui feint de s’annuler en vérité dans cette adéquation même, ce qui se paie en retour par la distinction tranchée entre phénomènes illusoires (fantasmes) et phénomènes véridiques (les phénomènes correspondant aux choses réelles), selon le critère d’une adéquation ou d’une inadéquation du phénomène à lui-même, de la représentation subjective au phénomène objectif. Vérité et erreur se trouvent disjointes, et par là même se trouvent annulés ce que nous avons évoqué comme la feinte même du phénomène en lui-même, tout autant que ce qui constitue la foi perceptive comme foi. C’est dire que, prise dans son unilatéralité, l’attitude réflexive ne conduit en fait qu’à une fiction de phénoménologie, à un artefact qui convertit le phénomène en pensée de phénomène qui est censée, par une illusion constitutive, être adéquate au phénomène lui-même. C’est dire aussi que le champ phénoménologique ne peut demeurer ouvert à l’attitude réflexive que si celle-ci, en quelque sorte, accepte de se situer au lieu même de son antinomie, de sa déchirure, ce que fit toujours, en réalité, Husserl dans les meilleurs moments de son œuvre (cf. S(PhO), 203-209, 217-228), sans broncher devant les cercles et les contradictions – paradoxe de Husserl pris entre le poids de son insertion dans la tradition philosophique du XIXe siècle et le sens phénoménologique aigu de ses analyses
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concrètes (cf. S(PhO), 209-217). C’est dans ce contexte que Merleau-Ponty pose, comme en pierre d’attente, le concept d’une surréflexion devant convertir la réflexion elle-même en explicitant les modifications que celle-ci introduit dans le champ phénoménologique dès qu’elle s’y exerce (cf. VI, 61, 70, 76), de manière précisément à rendre compte de ce phénomène ou de cette apparence (cf. notre citation de VI, 134, sur Descartes) que constitue la réflexion elle-même. Mais la surréflexion elle-même ne pourra être autre chose qu’une réflexion de la réflexion, et par là, une régression infinie de la réflexion en ellemême que si, corrélativement, nous considérons la surréflexion comme plus fondamentale que la réflexion, comme une sorte de lucidité native qui, nous ayant fait apercevoir l’antinomie de l’attitude réflexive, nous impose l’exigence de ne porter à l’expression philosophique que ce que le monde, dans son silence, veut tout de même dire (cf. VI, 61). Il nous faut donc, en fait, un nouveau départ (cf. VI, 67). Or, là encore, un obstacle se dresse sur notre chemin vers la foi perceptive et le champ phénoménologique : c’est celui de la philosophie du négatif, de l’être et du néant (essentiellement : Sartre) (VI, 77-123), et de la philosophie dialectique (VI, 123-130) (essentiellement : Hegel, mais pour le dire en passant : pourquoi pas Marx ?). L’examen de la pensée sartrienne est – pour moi qui n’ai pas vécu cette époque – curieusement et exceptionnellement long. Nous n’en retiendrons que ce qui nous paraît le plus significatif. Devant la rencontre
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d’un irréfléchi précédant toujours déjà toute réflexion et lui échappant principiellement, il semble de prime abord judicieux de suivre l’inspiration sartrienne en posant qu’à l’origine, en quelque sorte, le soi du pour-soi est aliéné ou en ek-stase dans l’être brut, dans l’en-soi : une telle démarche paraît en effet nous situer d’emblée au lieu du pur en-soi positif et préréflexif, non encore métamorphosé en idéalité par l’opération de la réflexion, avec pour contrepartie que le pour-soi n’est essentiellement rien, c’est-à-dire néant ou pure négativité se nourrissant de l’en-soi. Tout ce qu’on peut dire de la conscience est que, comme le néant, elle n’est pas, ou qu’elle est sur le mode du négatif, et s’il y a une réduction phénoménologique, elle ne trouve précisément sa condition de possibilité que dans cette pure négativité, dans cette sorte de manchon de néant qui fait toute l’irisation de l’être, du monde et des choses, ce qui rendrait compte à la fois de la présence immédiate de l’être à la conscience et de la transparence de cette dernière, toute philosophie devant désormais se jouer dans les rapports d’opposition entre l’être brut et plein et le néant évanescent et vide. Si l’on y regarde bien, cependant, cette pensée du négatif souffre des mêmes difficultés que la pensée réflexive, en ce qu’elle en est l’inversion : au lieu de mettre tout le positif au dedans et de traiter tout le dehors comme simple négatif, elle définit l’esprit comme le négatif pur qui ne vit que de son contact avec l’être extérieur, tout à fait positif (VI, 121). La pensée sartrienne procède donc d’une abstrac-
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tion inaugurale, et c’est ce qui, dirons-nous, lui donne la tonalité d’un intellectualisme presque forcené. Ainsi que l’explique bien Merleau-Ponty (VI, 107, 115-116, 121, 122, 134), cette abstraction place la conscience en état de pure vision désincarnée, en régime de survol par rapport à l’être brut, et ne rend compte, au mieux, que de l’horizon des lointains, que de l’imminence de l’anéantissement de la vision dans l’être, qui joue dans toute vision. L’être brut ainsi posé par l’abstraction initiale n’est à vrai dire qu’une illusion de la pensée – comme si tout l’être pouvait s’étaler en pur spectacle – qui se monnaie dans l’instabilité illusionnante, et même illusionniste, des rapports de l’être et du néant. Et cette illusion, pouvons-nous dire, est celle dont nous serons irréductiblement victimes dès lors que nous nous livrons à ce genre de réification massive de l’a priori ou de l’en-soi : s’il y a de l’être, ce ne peut être que dans une sorte de mélange originaire avec le non-être (cf. VI, 122), qui constitue la foi perceptive tout autant que ce que nous avons nommé la feinte du phénomène en luimême, où vérité et erreur se nouent et s’enchevêtrent intrinsèquement. Transformer le phénomène en être brut et plein, c’est donc le couper de sa part irréductible de non-être et de non-vérité, c’est en faire une fiction ontologique dans la mesure où la vérité du phénomène se métamorphose en fiction dès lors que la part de vérité qu’il y a en lui est prise unilatéralement, sans sa part de non-vérité qui, logée en lui, y fait vivre ou y donne consistance à sa part de vérité.
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Dans ces conditions, il semble au moins que nous pourrons nous rapprocher de notre but si, au lieu de nous mouvoir dans ce milieu instable et tout intellectuel des rapports entre l’être et le néant, nous entrons dans le mouvement même au sein duquel se constituent l’être et le néant comme pôles d’une dialectique, c’est-àdire dans le mouvement intrinsèque à la chose même où sortie hors de soi dans l’autre (ek-stase du pour-soi) et rentrer en soi depuis l’autre (constitution du pour-soi dans la négation de l’en-soi) ne constituent qu’un seul et même double-mouvement (cf. VI, 123-126). Mais si, comme l’indique Merleau-Ponty, cette dialectique est bien, en un sens, ce qu’il cherche (VI, 125), il faut aussitôt faire la part entre une « mauvaise » et une « bonne » dialectique. La « mauvaise », incontestablement celle de Hegel, consiste en une métamorphose du mouvement en signification ou thèse, en la conversion de la puissance d’être en principe explicatif (VI, 127-128). Alors « ce qui était la manière d’être de l’Être devient un malin génie » (VI, 128, nous soulignons). Ce que nous commenterons en disant que la dialectique hégélienne est sans doute le comble de la fiction : car elle réussit ce tour de force d’utiliser les ressources mêmes de la feinte du phénomène en lui-même pour construire, en régime de pure pensée, une ontothéologie positive et stable ne gardant en elle-même que la pure apparence – c’està-dire l’illusion – du mouvement, lequel n’y est jamais que la médiation située et en quelque sorte domestiquée devant articuler les concepts, alors même que le
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système se donne avec l’ambition d’épouser le mouvement même des choses. Fantasme quasi délirant d’une Raison qui arriverait à « digérer » ses opacités pour se donner à elle-même en transparence, et fantasme de toute une époque qui, à travers un certain marxisme, a cru y trouver la vérité, et s’est livrée, pour une tragique part d’elle-même, aux œuvres de ce « malin génie ». Reste donc la « bonne dialectique », celle qui sait que « toute thèse est idéalisation, que l’Être n’est pas fait d’idéalisations ou de choses dites » (VI, 129), et que, par suite, ce qu’il faut rejeter à moins de refermer aussitôt le champ phénoménologique dans une encyclopédie des concepts philosophiques, c’est « l’idée que le dépassement qui rassemble aboutisse à un nouveau positif, à une nouvelle position » (VI, 129). De la même manière qu’il nous fallait une surréflexion, il nous faut une « hyperdialectique », attentive ou ouverte au double mouvement de la chose même, au point de recroisement des deux mouvements composant ce seul mouvement, c’est-à-dire au lieu même où « il y a » quelque chose (VI, 130), où il y a « ouverture simplement » (VI, 135). Le nouveau départ que Merleau-Ponty nous annonçait jusque-là de loin en loin trouve ici (VI, 136-139) sa première expression fondamentale et fondatrice : il réside dans l’inaccomplissement principiel du monde, des phénomènes et de nous-mêmes, qui constitue en réalité l’ouverture elle-même de la foi perceptive au monde, de la foi perceptive à elle-même, de moi à autrui, du sensible à l’intelligible, du monde muet à l’expression,
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etc. C’est, pour nous, sans doute, la leçon la plus profonde et la plus durable de l’œuvre du dernier Merleau-Ponty – leçon qui en rejoint d’autres, dans la plus grande tradition philosophique, notamment celles de Kant et de Schelling –, que tout être, de quelque sorte qu’il soit, est toujours et par principe inachevé, ouvert de manière incessante à des horizons d’accomplissement qui sont eux-mêmes irréductiblement traversés d’inaccomplissement. Et, comme nous allons nous efforcer de le montrer, c’est cet inaccomplissement principiel de toute chose et de toute pensée qui confère à la phénoménologie de Merleau-Ponty sa spécificité, son caractère propre en même temps qu’incontournable. En tout cas, la première conséquence en est que la philosophie – et donc la phénoménologie – ne peut être, si du moins elle veut rester fidèle à son exigence de montrer par la parole le monde et nous-mêmes dans le silence de leurs origines, que « la foi perceptive s’interrogeant sur elle-même » (VI, 139, nous soulignons) : non pas, donc, qu’il s’agisse de réduire notre étonnement devant le monde en le convertissant en univers de raisons, de pensées ou de concepts, mais au contraire de le faire parler depuis son lieu même. Car ce qui constitue la foi perceptive en son noyau le plus intime, telle est pour ainsi dire sa vérité, c’est « qu’elle est foi parce qu’elle est possibilité de doute, et cet infatigable parcours des choses, qui est notre vie, est aussi une interrogation continuée » (VI, 139-140) ; ou encore, c’est que « nousmêmes sommes une seule question continuée, une en-
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treprise perpétuelle de relèvement de nous-mêmes sur les constellations du monde, et des choses sur nos dimensions » (VI, 140, voir aussi VI, 160-161, 171), ce qui exige de la philosophie un certain style d’interrogation sur lequel nous reviendrons. La seconde conséquence immédiate, et tout aussi capitale, du moins au plan méthodologique, en est une profonde modification du statut de l’idéalité ou de l’eidos, à laquelle est consacré l’important chapitre intitulé « Interrogation et intuition » (VI, 142-171). En effet, « quand la philosophie cesse d’être doute pour se faire dévoilement, explicitation, puisqu’elle s’est détachée des faits et des êtres (scil. par la réduction phénoménologique), le champ qu’elle ouvre est bien fait de significations ou d’essences (scil. la réduction phénoménologique ne va pas sans une réduction éidétique), mais qui ne se suffisent pas, qui, ouvertement se rapportent à nos actes d’idéation et sont prélevés par eux sur un être brut où il s’agit de retrouver à l’état sauvage les répondants de nos essences et de nos significations » (VI, 148-149, nous soulignons). Ce qui implique que la célèbre variation éidétique de Husserl ne consiste pas tant en une variation imaginaire devant mettre à nu le supposé noyau dur des choses – ce qui ne serait possible que par un survol du champ phénoménologique (cf. VI, 150-151), pour un regard frontal voyant l’idéalité comme une positivité (cf. VI, 151-152) –, qu’en un parcours à jamais inachevé du champ phénoménologique où les phénomènes, « les individus spatio-temporels » se révèlent comme étant
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« d’emblée montés sur les axes, les pivots, les dimensions, la généralité de mon corps », et les idées comme « déjà incrustées à ses jointures » (VI, 154). Autrement dit, l’idée ou l’essence n’est pas tout simplement l’objet d’une intuition éidétique désincarnée, à quoi s’opposeraient des individus purs, des « glaciers d’êtres insécables » (VI, 154), mais les deux apparaissent comme toujours déjà liés intrinsèquement comme « essence brute et existence brute, qui sont comme les ventres et les nœuds de la même vibration ontologique » (VI, 155) : la Wesenschau est à la jointure des apparences en tant qu’elle est « l’attache qui relie secrètement une expérience à ses variantes » (ibid.), en tant qu’elle révèle la dimensionalité qui rend compréhensible le rapport de l’essence et de l’existence classiques (VI, 157). Ce que MerleauPonty nous explique ici, c’est que le champ phénoménologique n’est jamais pur chaos, mais toujours déjà monde ou cosmos (ordre) monté et articulé sur des sortes de structures de vide, ou des horizons d’invisibilité ou de non-phénoménalité, en lesquels se donne, comme en creux et toujours en imminence, l’essence comme principe ordonnateur du phénomène, mais comme principe toujours anticipé et jamais vu en coïncidence ou en transparence dans le phénomène lui-même (VI, 157-160). C’est, dirons-nous, une part importante de la feinte propre au phénomène en lui-même, de donner l’illusion d’être toujours déjà supporté, a priori, en son existence même, par une idéalité-principe qui n’apparaît pourtant jamais qu’en creux, comme son autre face,
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dans l’imminence toujours différée a posteriori d’une manifestation pure qui en ferait l’objet d’une pure vision ou intuition en coïncidence. Que celle-ci soit censée porter sur le pur fait, le pur individu ou sur la pure essence, elle n’est, ajouterons-nous, qu’une illusion de phénomène (à savoir, respectivement : du pur individu, de la pure essence), car « ce qu’il y a, ce n’est pas une coïncidence de principe ou présomptive et une non-coïncidence de fait, une vérité mauvaise ou manquée, mais une noncoïncidence privative, une coïncidence de loin, un écart, et quelque chose comme une “bonne erreur” » (VI, 166, nous soulignons ; pour ceci, cf. VI, 163-166). S’il y a proximité, c’est à distance, s’il y a intuition, c’est comme « auscultation ou palpation en épaisseur », s’il y a vue, c’est comme « vue de soi, torsion de soi sur soi, et qui met en question la coïncidence » (VI, 170). Dans notre langage : tout phénomène est affecté d’une distorsion originaire, en vertu de laquelle, d’une part, il n’y a de phénomène que pour un autre phénomène, donc pour une sensation ou une vision incarnées, c’est-à-dire partiellement reportées, et cela nécessairement, au registre du sensible ou du visible, en sorte que la vision ou la sensation d’un phénomène fait en ce sens partie du phénomène lui-même ; et en vertu de laquelle, d’autre part et corrélativement, le phénomène apparaît, se phénoménalise nécessairement comme inaccompli et comme laissant entrevoir, dans cet inaccomplissement même, l’imminence ou l’illusion d’un accomplissement, sans cesse différé dans la mesure même où son accomplissement, la phénoménali-
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sation du non-phénoménal (l’invisible) qu’il y a en lui, dans ses horizons, ne conduirait jamais, à nouveau, qu’à du phénomène lui-même inaccompli. C’est en vertu de cette distorsion originaire, que Merleau-Ponty nomme « bonne erreur », que le phénomène tient en lui-même, c’est-à-dire se phénoménalise, et nous nous apercevons, au terme de ce parcours du Visible, que si la réduction phénoménologique devait être conçue comme une feinte inaugurale du philosophe, c’est qu’il s’agissait, certes, de rendre à la foi perceptive toute son épaisseur et toute sa chair, qui tient dans son inachèvement de principe, mais aussi, et corrélativement, de laisser se déployer la phénoménalité du phénomène, c’est-à-dire le lien intrinsèque, en lui, de la vérité et de la fausseté, de l’apparition vraie et de l’illusion, de l’actualité propre à son « il y a » et des horizons d’inactualité dont il est transi et qui constituent tout autant la trame de toute « expérience » concrète – en vertu de quoi, s’il y a la question du « il y a » à laquelle la philosophie doit désormais s’ajuster, et c’est la question ontologique au sens heideggérien, cette question est elle-même toujours prise dans le champ phénoménologique en tant que tel, ne peut jamais s’en détacher en tant qu’elle est elle-même inscrite dans la membrure invisible du phénomène comme la question qu’il requiert et qui, par là, nous requiert en tant que nous participons toujours déjà de lui (cf. VI, 160-162, 167-168, 171). La première leçon de tout ceci, révolutionnaire par rapport à une tendance rémanente de la tradition phi-
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losophique, est que le champ de l’idéalité fait lui-même partie du champ phénoménologique : il n’est ni un autre monde ni un « arrière-monde », mais une dimension, elle-même phénoménalement démultipliée (cf. VI, 195-204), du phénomène ; loin que le sensible s’oppose à l’intelligible, ils sont eux-mêmes enchevêtrés l’un à l’autre dans le même tissu, comme autant d’expériences possibles du phénomène qui ne se différencient que tendanciellement, sans jamais s’abstraire ou se séparer, selon le degré de subtilité ou de sublimation qu’a pris la chair même de ces expériences (cf. VI, 195). Nous allons revenir sur ce point important, en examinant la manière dont est bouleversée la conception husserlienne des « couches » dans sa théorie de la constitution transcendantale. Ce sur quoi nous voulons insister ici, c’est sur ce point tout à fait capital qu’il ne peut plus y avoir – si ce n’est par une fiction abstractive parfois commode – de champ de la pensée pure, du concept pur ou de la logique pure, en lequel la pensée s’exercerait de manière tout à fait intrinsèque et autonome, et qui serait en droit distinct, voire souverain, par rapport à un champ du sensible et de l’intuition. Car le champ de la pensée comporte une part irréductible et immaîtrisable de phénoménalité, en ce que la pensée se joue toujours déjà, énigmatiquement, dans les horizons de non-phénoménalité du phénomène lui-même, et en ce que, dans ce jeu, tout aussi énigmatiquement, elle est prise elle-même à la feinte du phénomène, se confond pour une part avec lui en s’apparaissant à elle-même,
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non plus, certes, en transparence, mais comme une part du phénomène dont elle se distingue seulement en tant que part obscure et dont elle ne se réfléchit que pour phénoménaliser d’autres phénomènes – qu’il s’agisse de la parole ou de la mathématique, de la littérature ou de la philosophie, de la peinture ou de la musique, en un passage sans rupture, qu’il faudrait un jour interroger pour lui-même, de la « nature » de l’être brut et sauvage à la « culture » de notre monde social et historique. La seconde leçon, qui éclate, nous allons le voir, en un faisceau de perspectives nouvelles, est beaucoup plus difficile à tirer, en ce qu’elle appartient sans doute au côté fragmentaire de l’œuvre dernière de MerleauPonty. C’est là, à proprement parler, que nous devons prendre nos responsabilités, interpréter plus librement au risque de l’infidélité. Maintenant que nous avons parcouru le mouvement d’ensemble du Visible, il nous reste, en effet, à mesurer vers quoi précisément il nous porte, à appréhender la spécificité de cette phénoménologie, d’une part par rapport à Husserl, ce qui est relativement aisé, d’autre part par rapport à Heidegger, ce qui est beaucoup plus ardu, non pas tant eu égard à ce qui pourrait subsister d’éventuelles ambiguïtés dans le chantier du Visible, qu’eu égard à ce qui, chez Heidegger confronté au dernier Merleau-Ponty, paraît tout de même comme une extraordinaire ruse philosophique où ce qui est décisif paraît toujours enveloppé, presque délibérément, d’une obscurité qui, sous le signe de l’abyssal ou de l’ultime, nous renvoie inlassable-
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ment, non pas seulement au provisoire de toute pensée s’exerçant dans la finitude, ce qui serait plutôt fécond, mais surtout au fantasme de l’inscription en quelque sorte par avance et dans son sein même de toute mise et remise en cause des problèmes tels qu’ils y sont posés, ce qui est plutôt stérile, et propre à engendrer tous les dogmatismes – en relisant Merleau-Ponty, on ne peut s’empêcher de voir dans cette forme de ruse l’une des expressions les plus subtiles de la modernité, où l’ouverture à l’interrogation décisive se mue étrangement en une sorte de perversion radicale du discours philosophique, où nous nous trouvons comme enveloppés, hypnotisés, exténués, sans point d’appui. Il ne fait pas de doute, pour un lecteur attentif, que la phénoménologie de Merleau-Ponty ne se soit profondément inspirée de celle de Husserl : qu’on relise, à cet égard, Le philosophe et son ombre, où l’interprétation de la réduction phénoménologique porte déjà l’accent sur l’Urdoxa, la foi perceptive, et indique que le sens de la réduction est de faire basculer l’attitude naturelle ellemême dans le champ phénoménologique (cf. S(PhO), 207-208) ; où, pareillement, la lecture proposée des Ideen II nous conduit au plus près du chapitre ultime du Visible, tout comme, nous allons y venir, la mise en évidence (S(PhO), 217-228) des problèmes posés par la constitution transcendantale. Mais si Merleau-Ponty est husserlien, il l’est dans une infidélité féconde : s’il prolonge Husserl en s’y nourrissant sans relâche – les
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« Notes de travail » du Visible en font foi –, c’est en dépassant son côté « cartésien », en libérant l’œuvre de Husserl du poids écrasant de la philosophie réflexive. Plus sensible à la problématique de la Lebenswelt – dont on sait qu’elle traverse la Krisis et les inédits de la dernière période – qu’à celle du cogito transcendantal, la pensée de Merleau-Ponty se nourrit de tout ce qu’il y a de paradoxal et d’aporétique dans l’œuvre de Husserl plutôt que des voies que se proposait Husserl lui-même pour en sortir : c’est qu’elle y découvre précisément « l’obscurité » de la foi perceptive ou le sens intrinsèque de la phénoménalité du phénomène – gagné comme tel dans le Visible – qui, chez Husserl, tend toujours à être recouvert par les cadres classiques d’une philosophie de la conscience, d’une téléologie de l’intentionnalité. Ce que Merleau-Ponty découvre avec Husserl, c’est que tout être, toute pensée, sont pris dans la phénoménalité des phénomènes, sont toujours déjà inscrits dans le champ phénoménologique. Ce qu’il esquisse à propos de la constitution est remarquable, dans l’attention très fine qu’il accorde à tout ce qui, chez Husserl, bouleverse les rapports du constitué au constituant : il en ressort que, moyennant une conversion d’attitude qui évoque déjà la surréflexion du Visible, l’essentiel des analyses concrètes de Husserl garde tout son sens. Ainsi le rapport entre elles des « couches » dans la constitution transcendantale ne peut-il être simplement rapport de fondement à fondé – par application simple du principe de raison suffi-
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sante –, mais rapport d’empiétement, de transgression, d’enjambement, de propagation et de dépassement par oubli (lequel joue donc, dans la constitution, un rôle fondamental), sans véritable point origine et point final (S(PhO), 218-219). Considère-t-on la problématique du solipsisme et de l’intersubjectivité, le solipsisme est alors une « expérience en pensée » et le solus ipse un « sujet construit » (S(PhO), 219), mais surtout, « la vraie et transcendantale solitude… n’a lieu que si l’autre n’est pas même concevable » et s’il n’y a pas non plus « de moi pour la revendiquer » (S(PhO), 220), par suite de quoi la « couche » solipsiste est en réalité « sans ego et sans ipse » (ibid.), « la brume d’une vie anonyme qui nous sépare de l’être », « une généralité primordiale où nous sommes confondus » (ibid.), et d’où moi et les autres naissent ensemble par l’extase originelle (ibid.). Ce qu’il faut dès lors concevoir, c’est « un On primordial qui a son authenticité, qui d’ailleurs ne cesse jamais, soutient les plus grandes passions de l’adulte, et dont chaque perception renouvelle en nous l’expérience » (S(PhO), 221). Mais si nous pouvons en quelque sorte réveiller cette couche d’anonymat transcendantal par la mise hors circuit de la couche égologique et intersubjective, c’est que nous pouvons, à travers l’Erinnerung de l’oubli constitutif de cette dernière, et qui n’est pas simple absence (cf. S(PhO), 222), nous ouvrir à elle en ce que « chaque couche reprend de sa place les précédentes et empiète sur les suivantes, chacune est antérieure et postérieure aux autres, et donc à elle-même » (ibid.), ce
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qui conduit l’analyse phénoménologique à se mouvoir irréductiblement dans la circularité des antéréférences et des rétro-références (cf. S(PhO), 222-223), le champ phénoménologique ou transcendantal étant d’un seul tenant ou tout d’une pièce (cf. S(PhO), 223-226), en même temps qu’à jamais inaccompli (cf. S(PhO), 225), tout autant discontinu par ses transgressions et dépassements que continu par ses empiétements en enjambements (cf. S(PhO), 222). Tel est le champ phénoménologique qu’il nous apparaît comme un monde sauvage et un esprit sauvage (S(PhO), 228) une sorte de « monde baroque » (ibid.), d’être de promiscuité, de polymorphisme, d’incompossibilités, non régi a priori par l’univers domestiqué de nos pensées, mais pour ainsi dire (c’est-à-dire pour nous, après coup) ordonné, toujours déjà, par un « principe barbare » qui, résistant en nous à la phénoménologie, « ne peut pas demeurer hors d’elle et doit avoir sa place en elle » (S(PhO), 225). La phénoménologie se trouve de la sorte confrontée à un « renouveau du monde qui est aussi renouveau de l’esprit, redécouverte de l’esprit brut qui n’est apprivoisé par aucune des cultures, auquel il est demandé de créer à nouveau la culture » (S(PhO), 228). On peut, dans cette perspective, relire le chapitre ultime du Visible – « L’entrelacs – le chiasme » –, comme la reprise et l’ébauche de toute la problématique de la constitution : constitution du sensible et du visible dans et par le narcissisme de la sensation et de la vision mises en œuvre par le corps (VI, 172-185), constitution
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d’autrui et de l’intersubjectivité (VI, 185-189), constitution de l’expression dans le langage (VI, 189-190), de la pensée (VI, 190-191), reprise thématique de la problématique de la constitution (VI, 191-195), constitution des « idées sensibles » (VI, 195-199) et de l’idéalité « pure » ou de l’intelligible (VI, 199-204). C’est dire que ce chapitre, qui clôt l’ouvrage en son état fragmentaire, est en réalité inaugural, si nous savons le lire : c’est en lui, à proprement parler, ainsi que dans quelques indications plus ou moins latérales des « Notes de travail », que nous avons une chance de pouvoir mettre en évidence le sens neuf de la phénoménologie de MerleauPonty, et son originalité profonde par rapport à la pensée de Heidegger. Déjà, nous avons quelque soupçon des différences entre cette phénoménologie et ce qu’on tend à désigner aujourd’hui d’un bloc par la phénoménologie de Heidegger. Déjà des signes nous mettent en éveil : la véritable « réhabilitation ontologique du sensible » dont Merleau-Ponty crédite Husserl (S(PhO), 210), mais qui caractérise plutôt son œuvre propre, le sens aigu de la phénoménalité du phénomène que nous désignons par sa distorsion originaire, et où vérité et fausseté ontologiques se nouent intrinsèquement et inextricablement, l’attention portée corrélativement à la foi perceptive ou à l’attitude naturelle dans sa « naïveté » constitutive, sans parler de ce qui est le plus manifeste, et qui, en un sens, subsume ce qui précède, la méditation prolongée et continue des ruines laissées ouvertes du chantier de
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l’œuvre husserlienne, à l’égard de laquelle il n’y a jamais cette rupture radicale opérée par Heidegger. Mais bien sûr, il y a plus, sur quoi nous voudrions insister à présent, c’est la problématique de la chair, dont on sait à quelle profondeur elle travaille toute la dernière pensée du philosophe, et notamment dans le dernier chapitre du Visible. On ne pourrait pas, en effet, saisir toute l’importance de la problématique constitutive ébauchée dans « L’entrelacs – le chiasme », et toute sa nouveauté par rapport à Husserl, si l’on n’était extrêmement attentif à la réversibilité – « qui est vérité ultime » (VI, 204, nous soulignons) – de la chair. Sans pouvoir reprendre ici les analyses de Merleau-Ponty dans la finesse de leurs articulations1, nous allons tenter d’en dégager le sens à travers ce qui nous en paraît les motifs directeurs. Reprend-on toute l’analyse de la perception et de la sensation, toute la question du narcissisme (VI, 173-183), il vient alors que « voyant et visible se réciproquent et qu’on ne sait plus qui voit et qui est vu » (VI, 183), et qu’émerge une visibilité, une « généralité du sensible en soi », un « anonymat inné de Moi-même » qui est chair (ibid.), et qui est comme le tissu phénoménal des choses (cf. VI, 175) en vertu duquel il y a une sorte d’harmonie préétablie entre le regard et le visible, entre la sensation et le sensible (cf. ibid.). Il y a en effet 1. Ce que nous avons tenté de faire autrefois dans « Phénoménalisation, distorsion, logologie », Textures 72/4-5, p. 63-114.
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une profonde connivence entre la chair du monde qui est là comme la masse du sensible, Être de promiscuité et d’empiétement, « matrice polymorphe » (NT, 274) de phénomènes, « être de latence, et présentation d’une certaine absence » (VI, 179), et la chair du corps comme recouvrement et soudure insensible du corps voyant et du corps visible, du corps sentant et du corps sensible : en vertu de cette connivence originelle, ce n’est ni moi ni le monde en soi qui se phénoménalisent dans le phénomène, mais c’est le phénomène lui-même qui se phénoménalise en son lieu comme par une sorte de torsion ou d’enroulement de la chair sur elle-même (cf. notamment VI, 182-183), renvoyant, par cette torsion – cette distorsion – même, du phénoménal au nonphénoménal, du visible à l’invisible et à la vision dans sa part propre d’invisibilité, du sensible à l’insensible et à la sensation dans sa réserve propre d’insensibilité, et ce, sans rupture ni solution de continuité, puisqu’il y a toujours réversibilité du voyant au visible, du sentant au sensible, et de la même manière, selon le mode de propagation propre à la chair, du visible à l’invisible, du sensible à l’insensible. En tant que, dirons-nous, phénoménalité du phénomène, la chair en est l’Horizonthaftigkeit, le « système » de ses horizons intérieurs et extérieurs qui ouvrent aussi bien, par les détroits qu’il constituent, au non-phénoménal du phénomène, et par là, à d’autres phénomènes, qu’au non-phénoménal d’une perception incarnée – donc se phénoménalisant elle-même pour une part d’elle-même – qui lui répond
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comme en écho : il n’y a de perception dans le phénoménal (le visible, le sensible) que parce qu’il y a du nonphénoménal dans le phénoménal et parce qu’il y a du phénoménal dans le non-phénoménal constitutif de la perception (le voir, le sentir) elle-même, et de tous ces termes que nous ne distinguons que par la réflexion, il y a réversibilité et enjambement, ou encore chiasme. La chair comme réversibilité ou chiasme est véritablement la clé de tout phénomène, et par là, de toute constitution : qu’il s’agisse de l’empiétement et du recroisement des sensations entre elles au sein de la chair du corps, ou des sensibles entre eux dans la chair d’un même phénomène (VI, 175-177), de l’empiétement et du recroisement de mon paysage – à ne pas prendre dans le sens du spectacle ou du panorama, mais dans le sens de ce monde que je perçois et que j’arpente avec ma verticalité – et de ceux des autres dans la chair d’un même paysage phénoménal (VI, 185-189), de la réversibilité qui est au travail dans l’expression en « la réflexivité des mouvements de phonation et de l’ouïe » (VI, 190), au creux de laquelle se constitue le sens d’une parole comme imminence de son achèvement et donc de son effacement ; qu’il s’agisse, encore, de la « cohésion sans concept » (VI, 199) qui, constituant la chair de l’œuvre d’art (VI, 195-199, OE, 33-35), laisse sourdre, par le même chiasme, la chair de l’idée, ou du « dépassement sur place » (VI, 200) de la visibilité qui émigre, toujours selon le même enjambement, du monde sensible et du corps « dans un autre corps
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moins lourd, plus transparent, comme si elle changeait de chair, abandonnant celle du corps pour celle du langage, et (était) affranchie par là, mais non délivrée, de toute condition » (ibid.), faisant poindre l’idéalité en une existence presque charnelle « comme par une sublimation de la chair » (VI, 203) en vertu de laquelle même « l’algorithme mathématique opérant use d’une visibilité seconde » (VI, 201). C’est dire que la chair est ce par quoi le champ phénoménologique se découvre sa consistance propre et son autonomie : elle en est le tissu ou l’élément (cf. VI, 184), ce que nous avons nommé la phénoménalité du phénomène. Car la chair est chaque fois ce qui fait qu’en se repliant pour ainsi dire sur lui-même, le phénomène ouvre sur d’autres phénomènes que lui-même, c’est-à-dire aussi sur d’autres horizons que ceux qui, de prime abord s’ouvraient comme les siens propres, ce pourquoi, tout en pouvant toujours être déchirée par l’arrachement ou l’autonomisation de tel phénomène ou de telle « couche » de phénomènes – déchirure dans laquelle s’engouffre l’abstraction réflexive –, la chair, si l’on y prend bien garde, se recoud toujours dans la nouvelle dimension laissée béante par une déchirure, se ressoude en la chair de nouveaux phénomènes ou de nouvelles « couches » de phénomènes. Ce pourquoi, par conséquent, à côté d’un « mauvais » usage de la réflexion, celle qui démêle les fils du tissu pour les réduire à des fils de raisons, il y a un « bon » usage, celui qui, au lieu de procéder à l’abstraction isolante et à la
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dialectique du plus-être et du moins-être, à l’opposition du positif et du négatif et à sa résolution dans un autre positif, laisse émerger un nouveau champ de phénomènes dans le champ phénoménologique, comme le champ ouvert indéfiniment à de nouvelles phénoménalisations au lieu du recroisement ou du chiasme où, toujours déjà, mais du même coup – telle est son énigme – sans cesse de manière inédite et créatrice, la chair se cicatrise. Car la chair est aussi l’élément de la création et de l’invention, et cela, en vertu de l’inachèvement de principe de toutes choses qu’elle signifie : elle est ce qui, dans la non-coïncidence irréductible du phénomène à soi, tient ensemble le « je ne savais pas » et le « j’ai toujours su » qui font que toute création est du même coup découverte, toute phénoménalisation à partir de rien parcours singulier du même champ phénoménologique ouvert indéfiniment à d’autres parcours singuliers possibles, sans que rien, pourtant, ne soit jamais donné d’avance. Quel est, maintenant, le rapport de cette philosophie, que nous nous obstinons à baptiser phénoménologie, avec l’ontologie, et à plus proprement parler avec l’ontologie à la Heidegger ? Si l’on s’adonnait au jeu de relever, dans le Visible, les occurrences et les sens du mot « Être », on s’apercevrait vite que ces sens ne sont pas réglés, que, le plus souvent, le mot « Être » est pris dans son sens classique, même si, dans certains cas, l’usage en est plus équivoque. Quand Merleau-Ponty parle de nouvelle ontologie, c’est sans doute, selon nous, que
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pour lui l’ontologie communique avec la foi perceptive, ou plutôt que la foi perceptive requiert une ontologie qui lui est propre, et qui, eu égard à l’ontologie au sens heideggérien, est sans nul doute une ontologie naïve – mais nous avons vu que cette naïveté, MerleauPonty la revendiquait. On serait peu aidé, également, si l’on relevait les quelques rares citations de Heidegger dans le Visible : elles ne sont jamais que latérales, pour expliquer ou justifier l’emploi de tel ou tel mot – par exemple le verbe « ester » utilisé par G. Kahn pour traduire Wesen. Mais l’enjeu du débat est trop important pour que nous en restions là. On pourrait dire, en effet, non sans raison, que Le visible et l’invisible, dans la mesure même où il se propose de porter de manière juste au langage le silence de l’expérience muette, et dans la mesure où son point de départ au moins apparent réside dans notre être-au-monde, dans ce fait que, tout en étant au plus près de nous, dans une réserve par principe inépuisable de non-phénoménalité, nous sommes en même temps toujours déjà là, pris ou expatriés de nous-mêmes dans la phénoménalité du monde, on pourrait dire, donc, que le dernier ouvrage du philosophe procède, au moins structurellement ou méthodologiquement comme Sein und Zeit, quitte à ajouter qu’il en propose une remarquable généralisation, ou tout au moins une autre version par le biais d’une analytique existentiale de la perception en tant qu’ek-stase en quelque sorte sensible au monde sensible, le tout se monnayant finalement, dans le chapitre ultime de
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l’ouvrage, par une Kehre, un tournant analogue à celui pratiqué par Heidegger, où c’est la chair, par surcroît « notion pensable par elle-même » (VI, 185) qu’il s’agirait de penser en tant que telle, dans sa vérité ontologique, comme s’il suffisait de penser « être » au sens heideggérien quand Merleau-Ponty écrit « chair ». Il suffit d’avoir posé le problème, même dans ces termes ramassés, pour éprouver aussitôt une sorte de gêne. Relisons ce texte : « La chair n’est pas matière, n’est pas esprit, n’est pas substance. Il faudrait, pour la désigner, le vieux terme d’ “élément”, au sens où on l’employait pour parler de l’eau, de l’air, de la terre et du feu, c’est-à-dire au sens d’une chose générale, à michemin de l’individu spatio-temporel et de l’idée, sorte de principe incarné qui importe un style d’être partout où il s’en trouve une parcelle. La chair est en ce sens un “élément” de l’Être » (VI, 184). Et cette autre notation de novembre 1960 : « Faire une psychanalyse de la Nature : c’est la chair, la mère », « l’indestructible, le principe barbare » (NT, 321). Déjà, si l’on remarque que le terme d’élément renvoie à certaines pensées présocratiques – celles des Ioniens ou des philosophies du mélange comme par exemple Anaxagore ou Empédocle –, on s’aperçoit que la dernière philosophie de Merleau-Ponty révèle avec elles une sorte d’affinité à distance, ce qu’elle ne fait sûrement pas avec celles de Parménide ou de Héraclite, dont on sait combien elles ont inspiré Heidegger : s’il y a, chez MerleauPonty, une nouvelle ontologie, c’est bien davantage,
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par la médiation de la notion de chair, une ontologie du « mélange » – recroisement, empiétement, chiasme, – qu’une sorte de monisme ontologique à la Parménide (interprété, il est vrai, en ce sens, par Heidegger). Et si l’on y réfléchit bien, cette remarque superficielle nous conduit au cœur du problème : alors que la pensée heideggérienne se meut tout entière dans une sorte très subtile d’acosmisme, en ce que, pour Heidegger, le monde en sa structure transcendantale ne se révèle jamais comme intrinsèquement ordonné, comme articulation en cosmos transcendantal de phénomènes – il n’y a pas de « nature » chez Heidegger au sens d’un indestructible principe barbare –, il en va tout autrement chez Merleau-Ponty, en ce que, pour lui, le monde n’est ni tout simplement ce qui nous paraît à nous comme l’artefact cartésien, ni tout simplement ce champ d’étants rassemblés par la trouée ou l’éclaircie de l’être au là de son être-le-là, mais un champ de phénomènes en tant que « matrice polymorphe » (NT, 274) de phénomènes tenus ensemble par la chair comme « élément ». S’il fallait, dans la tradition philosophique, un ancêtre de la notion de chair, nous le trouverions dans le Timée de Platon avec la chôra : comme cette dernière, la chair, « à mi-chemin de l’individu spatio-temporel et de l’idée », est une sorte de « concept bâtard », et cela dans la mesure même où elle est l’élément du recroisement, du chiasme, ou, pour parler comme les Grecs, du mixte. C’est pourquoi la chair apparaît comme ayant aussitôt une dimension cosmologique (cf. NT, 318), non certes au
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sens d’une harmonie cosmique éternelle, mais au sens où le champ des phénomènes constitue toujours déjà un certain arrangement, un cosmos « sauvage », une nature, et ce, a priori, quels que puissent être par ailleurs ces phénomènes. Plus profondément, on s’aperçoit par là qu’il y a une profonde divergence d’inspiration entre Heidegger et Merleau-Ponty : alors que le premier a conduit de plus en plus son interrogation sur les conditions de possibilité transcendantales-ontologiques de la pensée, sur ce qu’il faut toujours déjà pour qu’il y ait pensée – et nous savons que c’est le pur « il y a » de l’être et du temps –, le second trouvait sans doute ce mode d’interrogation un rien trop abstrait – quoique confusément, puisque nous ne disposons, sur ce point, d’aucune indication claire dans son œuvre (si ce n’est, peut-être, in RC59, 153-156, et plus particulièrement 156) – en tant que, pris que nous sommes toujours déjà dans le champ phénoménologique, il ne peut y avoir d’autre question préjudicielle que celle de la foi perceptive, c’est-à-dire du mode de notre insertion toujours déjà effectuée en lui. En tout cas, la problématique de l’être en tant qu’être n’apparaît jamais dans l’œuvre, et ce, pour la raison que, selon nous, elle n’y a tout simplement pas de sens : le phénomène, le champ phénoménologique et la foi perceptive sont un irréductible mélange d’être et de non-être, c’est-à-dire aussi de vérité et de fausseté ontologiques. Tout comme Platon nous engageait explicitement à commettre le parricide à l’égard de Parménide, Merleau-Ponty nous engage,
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implicitement, au parricide à l’égard de Heidegger : il n’y a pas de pur « il y a » ontologique comme condition de possibilité a priori de la révélation ou de la phénoménalisation de l’étant, mais il y a un « il y a d’inhérence » (VI, 190, note), c’est-à-dire à jamais inaccompli, qui requiert la pensée par cet inaccomplissement même, et dont l’accomplissement ne serait, si nous pouvons nous permettre cette expression, qu’une illusion transcendantale dans la mesure où penser, c’est encore phénoménaliser, bourrer de phénomènes les horizons de non-phénoménalité du phénomène, et de phénomènes comportant à leur tour leurs horizons de non-phénomalité1. Car la chair est précisément l’indestructible, qui se cicatrise dans le mouvement même de sa déchirure. Sans être d’autrefois, elle est toujours neuve tout en étant toujours la même (cf. NT, 320-21). Et c’est parce que la chair est cet indestructible qu’il n’y a pas à se poser tout d’abord la question de savoir pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien : la question de l’origine ne peut être posée comme question préjudicielle parce qu’elle se pose à nous, irréductiblement, comme question des origines, question de l’éclatement, qu’il faut accompagner et tenter de rendre, de l’origine en origines. Ce n’est donc pas, comme il serait trop facile de le croire, qu’un type de pensée heideggérien puisse réduire
cit.
1. Cf. notre « Fondation pour la phénoménologie transcendantale », op.
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la dernière philosophie de Merleau-Ponty à une sorte d’ultime version, déjà « dépassée », de la « métaphysique », puisque cette tentative de réduction pourrait fort bien se retourner contre elle-même, à remarquer dans l’insistance heideggérienne à pousser l’interrogation dans un seul sens – le sens de l’être comme tel – une forme d’abstraction issue de la philosophie classique bien que portée à un degré d’exigence et de subtilité encore jamais atteint. Il nous semble au contraire que Merleau-Ponty nous engage à céder moins facilement le terrain de la philosophie, et de la phénoménologie, aux prestiges d’une intelligence des abysses – en d’autres temps, on eût dit d’une souveraine Raison – : il y a pour ainsi dire une humilité de la foi perceptive, une humilité du phénomène qu’il est trop facile de cantonner dans le domaine de la naïveté ; c’est à nous, au contraire, qu’il appartient d’être humbles devant cette humilité, si du moins nous voulons ne pas précipiter les choses, et retrouver, dans la philosophie, l’éternelle enfance du monde, la complicité naïve qui nous a initiés et nous initie encore à lui ainsi qu’à nous-mêmes. Si les autres questions doivent se poser, puisque nous ne manquons pas de nous les poser, il faut du moins qu’elles se posent après, car il se pourrait qu’elles en ressortent profondément transmuées. Si donc il y a, chez Merleau-Ponty, une ontologie, s’il y a, pour lui, de l’être, c’est en tant que « dimensionnalité universelle » (NT, 319) (« il y a dimensionnalité de
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tout fait et facticité de toute dimension – cela, en vertu de la différence ontologique » : NT, 324), ou c’est au sens du monde perceptif « amorphe » dont parlait L’œil et l’esprit, « – ressource perpétuelle pour refaire la peinture, – qui ne contient aucun mode d’expression et qui pourtant les appelle et les exige tous et re-suscite avec chaque peintre un nouvel effort d’expression » (NT, 223), ou encore, c’est au sens où « la musique est trop en deçà du monde et du désignable pour figurer autre chose que des épures de l’Être, son flux et son reflux, sa croissance, ses éclatements, ses tourbillons » (OE, 14, nous soulignons). C’est un être (« au fond l’Être au sens de Heidegger », NT, 223) qui est « plus que toute peinture, que toute parole, que toute “attitude”, et qui, saisi par la philosophie dans son universalité, apparaît comme contenant tout ce qui sera jamais dit, et nous laissant pourtant à le créer (Proust) » (NT, 224). C’est un être qui est « polymorphisme » (NT, 260, 306, 307), un « être de promiscuité » (NT, 307), de « transitivisme » (NT, 323). Autrement dit, cet être est l’être du monde, l’être du champ phénoménologique, ou encore, pour paraphraser une belle formule de L’œil et l’esprit, la « structure métaphysique » de la chair (cf. OE, 33). Moyennant tout ce que nous avons dit de la problématique de la constitution telle qu’elle est profondément transformée par Merleau-Ponty, il y a différents niveaux de complexité et de profondeur dans cette structure, puisque, d’un niveau à l’autre, il y a certes empiétement et reprise, mais aussi transgression et oubli. Et parmi
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ces « niveaux », il y a celui qui est sans doute le plus prégnant en même temps que le moins, manifeste, le champ pré-égologique de l’anonymat transcendantal, « l’univers vertical ou charnel et sa matrice polymorphe » (NT, 274) où il n’y a même pas de solus ipse dans la mesure où il n’y a en lui pas d’ipse et donc personne pour se sentir seul1. Ce que nous voudrions dire à présent pour conclure, c’est que, dans cet « étagement » en profondeur de la structure métaphysique de la chair, se donne à nous, comme l’un des horizons de la dernière œuvre de Merleau-Ponty, la possibilité d’élaborer une phénoménologie transcendantale, non plus certes tout à fait au sens que Husserl donnait à ce mot, mais au sens où, d’une part, il y a transcendance du phénomène (cf. NT, 245, 263, 266, 269-270, 272, 311) donc autonomie d’un cosmos sauvage de phénomènes, et où, d’autre part, et corrélativement, cet univers anonyme et barbare (que nous n’avons pas fait, mais qui nous fait et en lequel nous nous faisons) ne peut s’ouvrir à la phénoménologie que moyennant la mise entre parenthèses ou hors circuit (la « réduction phénoménologique ») de toute question ontologique issue de la tradition, mais aussi de toute question ontologique au sens heideggérien. Autrement dit, Merleau-Ponty nous fait entrevoir la possibilité d’une phénoménologie qui, comme la musique, soit suffisamment en retrait du monde de 1. Pour cette problématique, voir notamment VI, 116, NT, 244, 254, 260, 266-267, 287, 306, 307, 318, 320-321, 323, 324, 328.
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nos préoccupations, pour être en mesure de dégager des « épures de l’Être », des rythmes, des phases ou des mouvements intrinsèques au champ phénoménologique, constituant une sorte de membrure universelle, un bâti dynamique de dimensions ou de dimensionnalités générales sur lequel et en lequel viennent s’inscrire toutes nos expériences. Bien loin de nous situer en survol par rapport au monde, ce retrait gagné par cette nouvelle réduction nous plonge au sein d’un champ phénoménologique qui est fondamentalement inachevé et ouvert de toutes parts à des mouvements d’accomplissements possibles et partiels, et que nous ne pouvons confondre avec un univers ou une couche originaire qui aurait plus d’être que celles qui viennent s’y inscrire comme ses horizons, dans la mesure même où toute question de priorité ontologique a été mise en suspens ou en arrêt par l’épochè nouvelle. C’est donc un champ qui se donne véritablement, si l’on entend bien le sens du mot, comme le champ transcendantal du « pré-Être » (NT, 266), de l’on transcendantal, c’est-à-dire de la phénoménologie transcendantale in specie1. C’est dans le sein de cette phénoménologie que peuvent s’amorcer, selon nous, les prémisses de l’ontologie, et tout d’abord de cette ontologie « naïve » coextensive de la foi perceptive, et par laquelle s’initie l’humanisation, dans la constitution de ces phénomènes singuliers que sont « mon » corps 1. Celle-là même que nous visons dans notre « Fondation pour la phénoménologie transcendantale », op. cit.
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et celui des « autres ». La constitution de la sphère dite intersubjective est pour nous le commencement d’une anthropologie phénoménologique, c’est-à-dire aussi, dans le même mouvement, d’une philosophie phénoménologique de la nature, dans sa ségrégation, toujours en cours depuis les origines, d’avec ce qu’il nous faut bien nommer la culture. Problèmes immenses que ceux-là, nous dira-t-on à juste titre. D’autant plus complexes et inextricables que, dans ce champ indéfiniment ouvert, il n’y a pas de chemin privilégié, mais multiplicité indéfinie de parcours singuliers qui, par la singularité même du mouvement affectant tout parcours, doivent conduire à autant de versions singulières de la phénoménologie. Il y a une profonde connivence entre l’art et la philosophie, dès lors que celle-ci a compris la vanité de ses efforts pour accéder au point de vue unique et privilégié de la vérité. Cela ne signifie pas pour autant qu’on en revienne à une nouvelle version du relativisme qui serait relativisme phénoménologique, car la singularité du parcours dans le champ phénoménologique ne peut constituer, si on l’entend bien, le point de vue exclusif et en luimême souverain d’une subjectivité sur la vérité : s’il y a toujours de la vérité dans cette manière de philosopher, c’est dans le parcours, ou dans le mouvement lui-même, et non plus dans telle ou telle « idée » acquise. Car si nous, êtres philosophants, sommes toujours déjà pris dans la structure métaphysique de la chair, c’est au prix de ce paradoxe que, dès que nous nous mettons à philoso-
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pher, cette structure, nous la dessinons à neuf du même coup, nous l’inventons dans le moment même où nous croyions la découvrir. Pour nous, la leçon sans doute la plus profonde que nous laisse la dernière pensée de Merleau-Ponty, c’est qu’il est désormais impossible de philosopher autrement qu’au singulier, car le singulier est notre seul mode d’accès à l’universel, c’est lui seul qui fait vivre la philosophie ainsi que toute son antique tradition, à laquelle nous ne serons jamais fidèles que du sein même de l’infidélité – celle-là même qui constitue la chaîne des générations de philosophes, celle-là même qui fait qu’on n’en aura sans doute jamais fini, si ce n’est dans l’illusion d’une abstraction commode, avec la philosophie. Comme le disait déjà Husserl, et comme nous l’a montré Merleau-Ponty, philosopher authentiquement, c’est sans cesse devenir un débutant en philosophie.
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RENAUD BARBARAS Initialement publié dans Merleau-Ponty, phénoménologie et expériences, textes réunis par Marc Richir et Étienne Tassin, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, pp. 27-42 ; repris dans Le tournant de l’expérience. Recherches sur la philosophie de Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 1998, pp. 225-239.
L’
évolution de la pensée de Merleau-Ponty vers une perspective ontologique est motivée par l’ambition de ressaisir le sens d’être du monde à partir de l’interrogation qui le vise. En effet, la philosophie fait encore preuve de naïveté – et c’est sans doute le cas de la Phénoménologie de la perception – lorsqu’elle tente d’atteindre l’irréfléchi immédiatement, en passant sous silence le fait que c’est au sein de la réflexion qu’il se dévoile comme tel. Une philosophie qui tente de décrire l’expérience selon toutes ses implications doit donc compren-
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dre l’irréfléchi comme irréfléchi-pour-la-réflexion ou la réflexion comme réflexion-sur-un-irréfléchi. Autrement dit, la phénoménalité doit être ressaisie comme ce qui recèle en son sein la possibilité de la parole qui la met au jour. Comme nous l’avons montré1, c’est précisément la prise en considération du phénomène de l’expression qui conduit Merleau-Ponty à aborder la phénoménalité dans une perspective ontologique. Dès lors que la parole ne peut être comprise comme le signe indifférent d’une pensée déjà possédée mais se révèle être au contraire le vecteur d’une téléologie infinie, l’être du monde dans lequel elle s’enracine ne saurait s’épuiser dans une présence intuitive : il apparaît plutôt comme une profondeur excédant toute mise en présence, profondeur dont l’infinité est à la mesure de la téléologie expressive. C’est pourquoi la partie rédigée du Visible et l’invisible est animée par l’exigence de ressaisir le sens d’être du monde par-delà l’opposition abstraite de l’essence et du fait. Dans la mesure où l’expérience peut être dite, il est exclu de la réduire à la facticité brute, mais dans la mesure où la parole est parole sur le monde, il est impossible de la refermer sur l’univers clos de l’idéalité et de réduire la connaissance à une adéquation intellectuelle. L’expérience doit alors être décrite comme un logos brut, dont le logos verbal n’est que l’accomplissement et que les concepts d’essence sauvage et de chair tentent de thématiser. 1. Cf. R. Barbaras, Le tournant de l’expérience. Recherches sur la philosophie de Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 1998, chapitre 8.
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Cependant, la démarche de la partie rédigée du Visible et l’invisible est encore négative et en quelque sorte régressive. Il s’agit essentiellement de défaire les oppositions – de l’essence et du fait, du sujet et de l’objet, du langage et de la perception – qui structurent la pensée objective : tel est le sens du concept de chiasme, qui vise à mettre au jour une coappartenance du sujet et de l’objet, un enveloppement mutuel qui est plus profond que leur distinction et qui en fonde la possibilité. Il s’agit, plus précisément, de réduire, au sens phénoménologique, l’expérience de la vision, expérience qui apparaît à Merleau-Ponty comme le modèle implicite de la connaissance pour la philosophie idéaliste. En effet, loin qu’elle puisse être décrite comme possession de la chose même par un sujet ubiquitaire, la vision, tout comme le toucher, appartient à une chair et est par conséquent elle-même visible : elle est inscrite au monde qu’elle fait paraître, si bien qu’elle s’en trouve séparée par l’épaisseur de sa propre chair et que le visible lui-même recule alors dans une profondeur sans mesure. La démarche est bien régressive : elle vise à réduire la double illusion d’une positivité du sens – illusion propre au langage – et d’une donation pleine de la chose – illusion propre à la vision. Or, on peut se demander si la thématisation du sentir, qui procède de cette démarche régressive, permet en retour de répondre à l’ambition qui anime l’ouvrage, à savoir fonder la possibilité de la parole comme telle. Comment effectuer le passage du sentir, dont Merleau-
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Ponty met surtout en évidence le caractère d’appartenance passive à la chair du monde, à la parole en tant qu’elle est production de sens ? Comment établir une continuité entre l’être-là de la chose, qui manifeste une certaine positivité, et l’évanescence du sens linguistique ? Comment penser la différence de l’invisible visà-vis du visible – différence qui répond à la possibilité de l’expression – sans réduire celui-là à une entité positive ? En quoi est-ce « le même être qui perçoit et qui parle »1, et comment caractériser l’identité de cet être ? Bref, en quel sens la perception peut-elle être qualifiée de logos silencieux, ou d’expression primordiale, selon les termes du Langage indirect et les voix du silence ? Dans « L’entrelacs – le chiasme », Merleau-Ponty part de l’expérience du toucher et de la réversibilité qu’il révèle afin de défaire les oppositions de la pensée objective : ce faisant, il explicite le remaniement ontologique que cette réversibilité appelle plutôt qu’il ne dévoile l’essence du sentir. Or, la possibilité d’enraciner l’expression linguistique dans le silence de la perception, c’est-à-dire de passer d’une démarche régressive à une démarche progressive, appelle une réflexion plus radicale encore, orientée sur l’essence même du sentir. Nous voudrions tenter de montrer que c’est dans la motricité que consiste cette essence. Le chiasme de la chair et du monde doit, selon nous, être ressaisi à partir d’un chiasme plus originaire encore, celui de la perception et du mouve1. NT, p. 255.
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ment : c’est seulement à la condition de thématiser la perception à cette profondeur que l’on sera en mesure d’y inscrire la parole. Comme l’écrit Merleau-Ponty de manière pour le moins frappante : « Pour élucider Wahrnehmen et Sich bewegen, montrer qu’aucun Wahrnehmen ne perçoit qu’à condition d’être Soi de mouvement. […] Partir de là pour comprendre le langage comme fondement du je pense : il est au je pense ce qu’est le mouvement à la perception »1. Ainsi, l’exigence de penser l’expérience en continuité avec la parole et donc pardelà toute référence à une positivité, factuelle ou idéelle, conduit Merleau-Ponty à la comprendre comme praxis plutôt que comme théorie : l’esprit sauvage, note-t-il à plusieurs reprises, est « esprit de praxis »2. En affirmant qu’« aucun Wahrnehmen ne perçoit qu’à condition d’être Soi de mouvement », Merleau-Ponty ne veut pas seulement rappeler que le sujet percevant doit être par ailleurs un sujet moteur, que la constitution de la chose ne peut être accomplie sans référence aux kinesthèses. Cela reviendrait à reprendre à son compte la perspective adoptée par Husserl, de Ding und Raum à Ideen II. Dans ce dernier texte, en effet, Husserl distingue deux types de sensations, qui ont des fonctions différentes. D’une part, « des sensations qui, par les appréhensions qui leurs sont imparties, constituent 1. NT, p. 310. 2. NT, p. 230.
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dans des esquisses les traits correspondants de la chose comme telle » ; d’autre part, « des sensations qui ne font pas l’objet de telles appréhensions mais qui, par ailleurs, sont parties prenantes nécessairement de toutes les appréhensions de ce type concernant d’autres sensations, dans la mesure où elles motivent celles-ci d’une certaine manière, en quoi elles font elles-mêmes l’objet d’une appréhension d’un tout autre type qui, ainsi, appartient comme corrélat à toute appréhension constituante »1. Autrement dit, aux kinesthèses ne correspond aucun trait qualitatif de l’objet et cependant elles participent à sa constitution et sont en ce sens animées d’une appréhension : elles motivent l’apparition de l’objet à telle distance, selon telle orientation etc…. S’il est vrai que chaque qualité possède une extension qui lui est propre, c’est néanmoins sur les kinesthèses que repose la constitution de la chose proprement dite comme l’identique de toutes les apparitions possibles : il n’y a de possibilité pour les possibles que sur fond de liberté kinesthésique. Comme le dit ailleurs Husserl, les sensations kinesthésiques « rendent l’exposition possible sans exposer elles-mêmes »2. Ainsi, bien qu’il reconnaisse l’importance des kinesthèses, Husserl maintient néanmoins la scission entre les sensations exposantes et les sensations kinesthésiques, scission qui correspond à celle de la qualité et de l’espace pro1. Ideen II, tr. fr., pp. 93-94. 2. Ding und Raum, tr. fr. J.-F. Lavigne, Paris, P.U.F., 1989, p. 196.
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prement dit. La reconnaissance de kinesthèses qui, en quelque sorte, ouvrent la transcendance, ne remet pas en question à ses yeux la description de l’expérience en termes de data sensibles animés par une appréhension. Au contraire, la caractérisation de la kinesthèse est solidaire de celle de l’appréhension constituante : parce qu’il pose d’abord des sensations exposantes, Husserl refuse ce caractère à la kinesthèse, dont la fonction se réduit alors à un déploiement de l’espace. C’est précisément cette distinction que Merleau-Ponty récuse : à ses yeux, il y a une motricité constitutive du sujet qui fait éclater le cadre de l’analyse husserlienne en mettant en question l’originarité du datum sensible. Il note par exemple à propos du toucher : « la chair, le Leib, ce n’est pas une somme de se toucher (de “sensations tactiles”), mais pas non plus une somme de sensations tactiles + des “kinesthèses”, c’est un “je peux” »1. La formule que nous évoquions en commençant doit donc être entendue en un sens fort : le percevoir ne se comprend qu’à partir de la motricité, la vérité du Wahrnehmen réside dans le Sich bewegen, la conscience perceptive est originairement conscience motrice. Que signifie sich bewegen ? Le dynamisme corporel ne peut être interprété à partir de l’impulsion d’une conscience, qui donnerait lieu à un mouvement se déployant dans l’étendue géométrique ; mon mouvement, remarque Merleau-Ponty dans L’œil et l’esprit, « n’est pas 1. NT, p. 309.
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une décision d’esprit, un faire absolu, qui décréterait, du fond de la retraite subjective, quelque changement de lieu miraculeusement exécuté dans l’étendue »1. Le soi n’est pas extérieur au mouvement mais passe au contraire en lui : c’est en tant que soi qu’il se meut. Il sort donc de soi, se transcende activement, enjambe l’espace : le Sich bewegen est marche plutôt que représentation. Comme le dit bien Lévinas, « la pensée se dépasse non pas en rencontrant une réalité objective, mais en entrant dans ce monde, prétendument lointain. Le corps, point zéro de la représentation, est au-delà de ce zéro, déjà intérieur au monde qu’il constitue, côte-à-côte tout en se plaçant en face de… »2. C’est précisément en basculant du côté de ce qu’elle fait paraître que la conscience en préserve la transcendance ; en tant qu’elle est traversée par ce mouvement, l’intentionnalité perceptive est bien ouverture effective et active à l’objet, avancée plutôt que représentation. Merleau-Ponty note en effet que « dire que j’ai une vue (du cube), c’est dire que, le percevant, je vais de moi à lui, je sors de moi en lui » et il précise ailleurs que la perception comme telle est « Ueberstieg du corps vers une profondeur »3. On ne peut toutefois en rester là. S’il est vrai que le soi est son propre mouvement, passe pour ainsi dire en lui, il reste que ce mouvement est mouvement d’un soi 1. OE, p. 18. 2. Intentionnalité et sensation, in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1949, p. 160. 3. NT, pp. 256, 313.
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et ne saurait donc être identifié à un déplacement objectif. Concevoir ce mouvement comme mouvement objectif reviendrait à restaurer une conscience ubiquitaire devant laquelle il se déploierait et à réactiver alors la dualité d’un corps-objet et d’une conscience désincarnée. Dans la mesure même où la conscience est intrinsèquement mobile, son mouvement ne saurait être confondu avec un déplacement dans l’espace géométrique. Autrement dit, il y a une différence d’essence entre le mouvement des choses et celui du corps phénoménal : « Je dis d’une chose qu’elle est mue, mais mon corps, lui, se meut, mon mouvement se déploie. Il n’est pas dans l’ignorance de soi, il n’est pas aveugle pour soi, il rayonne d’un soi… »1. Si le soi passe dans son mouvement et s’éloigne dans le monde, il se retrouve lui-même en ce dépassement, de sorte que cet éloignement est rigoureusement sans distance. C’est pourquoi Merleau-Ponty remarque que mon mouvement, vécu comme tel, demeure invisible comme mouvement objectif : « ce qui s’oppose à ce que je me voie c’est un invisible de fait d’abord (mes yeux invisibles pour moi) mais, par-delà cet invisible (dont la lacune se comble par autrui et ma généralité) un invisible de droit : je ne puis me voir en mouvement, assister à mon mouvement. Or cet invisible de droit signifie en réalité que Wahrnehmen et Sich bewegen sont synonymes »2. 1. OE, p. 18. 2. NT, p. 308.
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Le soi passe dans l’extériorité, mais celle-ci demeure sienne et, dans cette mesure, elle doit être distinguée de l’extériorité objective : elle est, précisément, extériorité intentionnelle. Or, dire qu’il y a un soi du mouvement, c’est reconnaître qu’une conscience anime la motricité, que celle-ci est un mode de conscience, plus profond que la réception ou la possession d’une qualité. La kinesthèse n’est pas une sensation indiquant un caractère spatial : elle est une manière de se porter vers l’objet. Merleau-Ponty note à plusieurs reprises que la perception visuelle suppose un mouvement des yeux et comme une mise au point, que la découverte des qualités tactiles de l’objet exige que j’imprime à ma main la vitesse et la pression nécessaires. Il faut donc admettre que le mouvement sait les choses avant de les savoir, que la vision se précède en lui1. Dès lors que le Sich bewegen se distingue du mouvement objectif et devient ainsi synonyme de Wahrnehmen, la transcendance de la chose se distingue de l’extériorité objective et peut alors se phénoménaliser. L’analyse de la motricité permet donc de mettre en évidence un sens neuf de la phénoménalité : dans la mesure où le mouvement émane d’un soi, il faut admettre une perception qui lui est propre, quelque chose comme un paraître moteur. Cette conclusion est déjà présente dans la Phénoménologie de la perception, dont les analyses consacrées à la sensation débouchent sur l’idée d’une « praktognosie », 1. VI, p. 175 ; OE, p. 17.
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d’une connaissance pratique « qui doit être reconnue comme originale et peut-être comme originaire »1. En effet, le détour par la psychologie permet de mettre en évidence une signification motrice des qualités sensibles, notamment de la couleur, qui est atteinte à travers une attitude du corps phénoménal plutôt que par une conscience représentative : « avant d’être un spectacle objectif, la qualité se laisse reconnaître par un type de comportement qui la vise dans son essence et c’est pourquoi dès que mon corps adopte l’attitude du bleu j’obtiens une quasi-présence du bleu ». Mais, ajoute Merleau-Ponty, « la signification motrice des couleurs ne se comprend que si elles cessent d’être des états fermés sur eux-mêmes ou des qualités indescriptibles offertes à la constatation d’un sujet pensant […], et si d’autre part la motricité cesse d’être la simple conscience de mes changements de lieu présents ou prochains »2. C’est bien d’un même mouvement que la motricité se trouve définie comme une intentionnalité originale plutôt que comme la conscience d’un déplacement, et que la sensation cesse d’apparaître comme un contenu irréductible : la découverte du sujet moteur permet de dévoiler, en deçà de la qualité sensible, une signification motrice. Or, c’est précisément ce qui échappe à Husserl dans l’analyse évoquée plus haut : le refus du caractère exposant de la kinesthèse, qui est 1. PhP, p. 164. 2. PhP, pp. 245, 243.
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réduite alors à la conscience d’un changement de lieu, est appelé par la position préalable de data sensibles appréhendés comme qualités de l’objet. Si Husserl prend acte de l’existence de sensations kinesthésiques, son analyse demeure néanmoins structurée par l’opposition de la quantité et de la qualité, du corps étendu et du sujet, du mouvement corporel et des vécus qui le signalent. Il manque donc l’intentionnalité motrice à la fois par excès, puisque la qualité sensible demeure pour lui un contenu de conscience irréductible, et par défaut puisque, comme sensations d’un déplacement, les kinesthèses sont dépourvues d’une visée signifiante qui leur soit propre. Aux yeux de Merleau-Ponty au contraire, le sens originaire de l’intentionnalité réside dans ce Sich bewegen, qui n’est ni conscience, ni mouvement : « La conscience au sens de connaissance et le mouvement au sens de déplacement dans l’espace objectif sont deux aspects abstraits d’une existence »1. Le mouvement ne s’oppose en effet au sentir que s’il est conçu comme un changement de jeu et le sentir ne s’oppose au mouvement que s’il est compris comme possession d’une qualité. À l’inverse, affirmer que la conscience n’est autre que son propre mouvement, c’est reconnaître que celui-ci ne se confond pas avec une chute dans l’extériorité : la conscience ne se jette hors de soi que pour se retrouver elle-même. Le mouvement du sujet est identique1. RC53, p. 17.
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ment distance et proximité à soi, déplacement à l’état naissant, toujours déjà commencé et jamais déployé, dynamisme sans extension. Le Sich bewegen est l’identité effective de l’entrer en soi et du sortir de soi. Ainsi, l’intentionnalité peut bien être caractérisée comme un « je peux » (selon l’expression de Husserl lui-même), mais c’est à condition de comprendre cette puissance au double sens de la potentialité et de sa mise en œuvre : toujours déjà accomplie et toujours à accomplir encore, l’intentionnalité motrice échappe à la partition aristotélicienne de l’acte et de la puissance1. Ce chiasme de la perception et du mouvement – identité d’un mouvement qui est déjà phénoménalisant et d’une sensation qui n’est pas encore possession d’une qualité – fonde ultimement ce chiasme de la chair et du monde qui fait l’objet du dernier chapitre du Visible et l’invisible. Dire en effet que le sujet se meut, c’est dire qu’il est toujours déjà situé, engagé dans le monde : le mobile fait nécessairement partie de l’espace où son mouvement se déploie. La perception motrice apparaît alors comme la phénoménalisation d’une profondeur originaire, d’un « il y a » contenant le mouvement qui le porte au paraître : le dévoilement du visible par le mouvement du regard recouvre toujours une sollicitation du regard par le visible. En cela, c’est bien à même la chose que la perception advient, c’est « la chose même qui se perçoit là-bas ». Cepen1. Cf. Renaud Barbaras, Le tournant de l’expérience, op. cit., chapitre premier.
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dant, ce mouvement rayonne d’un soi et ne peut donc pour autant être situé dans l’espace objectif : c’est au contraire par lui que les choses se spatialisent. Le sujet est à l’origine de l’espace plutôt qu’il n’en fait partie et son inscription dans le monde déçoit toute tentative de localisation. Parce qu’il se meut dans un monde qui lui doit sa phénoménalité, le sujet charnel contient cela même qui le contient : il passe dans le monde qu’il conduit au paraître, il se meut dans l’espace même qu’il constitue par sa marche. Autrement dit, s’il est vrai que l’intentionnalité motrice suppose bien une sollicitation, celle-ci ne peut s’exercer que grâce au mouvement qui s’oriente vers elle, de sorte que l’on ne peut, même en droit, distinguer la prépossession du visible par les mouvements de l’appel que le visible leur lance. De même, s’il est vrai que le phénomène remonte d’une profondeur originaire, il reste qu’il n’y a de profondeur que comme envers de la phénoménalité, d’invisible que donné en filigrane dans du visible. Il revient donc au même de dire que la phénoménalisation procède du monde dans lequel le sujet est engagé par ses mouvements et que c’est le sujet moteur qui, en se portant vers le monde, le fait paraître. Le mouvement du sujet au sein du monde est tout autant dévoilement du monde par le sujet : le devenir-monde de la chair est bien devenir-chair du monde. Toute la difficulté, qui engage ce qu’il faut entendre par « chair », est alors de comprendre le mode de spatialité qui convient au sujet moteur. Sur quel sol un
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tel mouvement se déploie-t-il dès lors qu’il demeure à l’état naissant, et que, pour soi, il est immobilité ? Il est clair qu’il ne saurait se produire dans l’espace au sens de l’étendue géométrique, du partes extra partes. Et pourtant, il ne peut lui être étranger puisque, passant dans son mouvement, le sujet est, par là même, situé dans le monde. Que peut donc signifier ce « dans », dès lors qu’il ne peut désigner un rapport de contenant à contenu ? Que peut recouvrir cette situation qui n’est pas exprimable en termes de coïncidence avec une étendue géométrique puisque le sujet est plutôt, en tant que tel, la condition d’apparition d’une telle extension ? Cette situation exprime un lien avec le monde, mais qui demeure inobjectivable, qui ne peut être thématisé comme relation entre deux choses, lien qui ne peut être délié. Le sujet moteur est, pour ainsi dire, en porteà-faux sur le monde, déjà engagé en lui sans y occuper pourtant une place. Comme l’écrit Merleau-Ponty, « L’esprit n’est ni ici, ni ici, ni ici. Et, pourtant, il est attaché, lié, il n’est pas sans liens. Négation de la négation et position : on n’a pas à choisir entre elles »1. Que le sujet ne soit pas hors de l’espace ne signifie donc pas qu’il soit situé en lui ; son appartenance demeure connivence plutôt qu’inclusion. Afin de caractériser cet enracinement, Merleau-Ponty utilise le terme d’investissement, au sens d’une adhésion non objectivable, d’une inscription à distance. Le sujet moteur est au monde 1. NT, p. 275.
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sans lui appartenir, il le possède sans le représenter et, dans cette mesure, est possédé par lui. Autant dire que le sol de l’intentionnalité motrice est la Terre, au sens où Husserl la pense dans l’inédit intitulé Umsturz der kopernikanischen Lehre. De la Terre comme planète en mouvement dans l’espace physique il faut distinguer, dit Husserl, la Terre comme sol originaire par rapport auquel mouvement et repos prennent sens. Cette Terre est l’ici absolu, l’Arche dont je ne me détache pas et que je transporte avec moi, même lorsque je m’éloigne de la Terre physique. Cette Terre ne peut se pluraliser – car alors une partie d’elle-même deviendrait objet pour qui serait situé sur une autre partie d’elle-même –, elle ne peut que s’élargir : la multiplicité éventuelle des lieux-sols, dit Husserl, s’unifie nécessairement en un seul lieu-foyer. D’autre part, parce que cette Terre n’est pas elle-même dans l’espace, mais sol pour la constitution de l’espace, elle ne peut être conçue comme un corps bien qu’en elle se trouvent des corps : « La Terre est un tout dont les parties […] sont des corps mais qui, en tant que tout n’est pas un corps »1. Cette Terre est donc, si l’on veut, en repos, mais celui-ci ne doit pas être compris comme un mode du mouvement : c’est le repos de ce sur quoi tout repose. Elle n’est autre, conclut Husserl, que le sol de ma chair et ma chair est, en quelque sorte, le prolongement 1. Umsturz der kopernikanischen Lehre : die Erde als Ur-Arche bewegt sich nicht, tr. fr., p. 17.
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de cette Terre. On ne s’avancera donc pas beaucoup en affirmant que la problématique merleau-pontienne de la Chair vient reprendre et accomplir la thématisation husserlienne de la Terre : les cours au Collège de France de l’année 1959-1960 l’attestent clairement. Ma chair n’est pas ce corps objectif qu’une conscience viendrait animer, mais le point-origine, le foyer de la phénoménalisation : elle n’est donc pas sur la Terre, au sens d’un emplacement dans l’étendue, mais enracinée en elle, en continuité avec elle. Ou plutôt, en tant qu’elle est sol originaire, ma chair ne saurait être distinguée de la Terre elle-même, et c’est pourquoi Merleau-Ponty la nomme chair du monde, refusant ainsi de distinguer la chair comme corps de la chair comme monde. La chair est un « ici » qui ne peut être converti en « làbas », « ici » absolu antérieur à l’espace physique et qui contient donc la possibilité de tous les emplacements, de tous les « ici » et « là-bas » objectifs. Le terme « ici » ne vient pas situer un être qui serait donné par ailleurs mais désigne l’essence même de la chair : ce qu’elle est, c’est « ici », sa substance, c’est sa situation. Tout comme la Terre est un tout non-corporel dont les parties sont des corps, la chair peut être divisée en corps sans pour autant occuper une place : elle précède en quelque sorte les parties qui la délimitent. Ce n’est donc pas parce qu’elle est dans un lieu qu’elle est située ou enracinée ; c’est parce qu’elle est située – parce qu’elle est plutôt la situation même – que ses parties sont susceptibles d’occuper un lieu. Dès lors, et tel est le sens
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véritable du Sich bewegen, elle est en deçà du mouvement et du repos objectifs. Husserl précise en effet que, dans l’expérience primordiale, « je ne suis pas en déplacement ; que je me tienne tranquille ou que je marche, ma chair est le centre et les corps en repos et mobiles sont tout autour de moi et j’ai un sol sans mobilité. Ma chair possède de l’extension, mais n’a pas de changement ou de non-changement local, au sens où un corps extérieur se donne comme en mouvement »1. Elle n’est pas en mouvement au sens d’un changement de lieu : elle demeure toujours attachée à elle-même, ou plutôt, elle est l’épreuve même de l’enracinement. Mais, dans cette mesure, elle ne peut être non plus en repos : puisqu’elle ne change pas de lieu, elle n’occupe aucun lieu ; échappant au mouvement, elle échappe à l’immobilité par rapport à laquelle tout mouvement se mesure, si bien que son non-mouvement est un non-repos. Bref, on pourrait caractériser l’intentionnalité motrice, le mouvement charnel, comme chiasme du mouvement et du repos. D’une part, le repos enveloppe le mouvement : tout déplacement demeure épreuve de la chair, le lointain vers lequel je me porte est encore un « ici » au sens charnel ; dans la chair, chaque emplacement est ici. Je peux me déplacer d’une partie à l’autre, d’un corps de la Terre à l’autre, mais ce déplacement est tout autant immobilité puisque le tout que composent ces parties n’est pas lui-même un corps. Cependant, inversement, 1. Id., p. 18.
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le mouvement enveloppe le repos. En effet, si la Terre est bien le sol de la phénoménalité, ce sol ne transparaît qu’à travers cette phénoménalité et n’est autre que la profondeur que le paraître dévoile et préserve à la fois. La chair ne fait donc l’épreuve de son enracinement que de manière inversée ou indirecte, sous la forme de cet invisible qui double tout visible, de cette incomplétude qui caractérise le paraître et appelle donc une dynamique d’explicitation, de ce fond dont la solidité ne se soutient que de l’œuvre perceptive, ou expressive, qui le dévoile. Ainsi, le repos charnel est enveloppé par le dynamisme de la phénoménalisation. Le sens d’être du phénomène, tel que Merleau-Ponty en amorce la description dans Le visible et l’invisible, procède incontestablement de cette analyse de la motricité. Dans la mesure où le mouvement émane d’un soi, il y a phénomène ; mais parce que ce soi passe dans son mouvement et est, à ce titre, inscrit dans le monde qu’il fait paraître, la phénoménalité est bien irréductible à la représentation. La chose demeure retenue dans la profondeur de la chair, ne paraît qu’à une distance qui est infranchissable parce qu’elle n’est pas objective. Comme le dit Merleau-Ponty, « l’ouverture au monde suppose que le monde soit et reste horizon, non parce que ma vision le repousse au-delà d’elle-même, mais parce que, de quelque manière, celui qui voit en est et y est »1. Puisque motricité et sensibilité renvoient à une 1. VI, p. 136.
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intentionnalité plus profonde, puisque « Wahrnehmen et Sich bewegen émergent l’un de l’autre »1, la distinction entre quantité et qualité, entre espace et aspect doit être récusée. Le perçu est situé en quelque sorte « plus haut » que l’espace objectif, car le mouvement rayonne d’un soi, mais « plus bas » que la qualité puisque le soi s’accomplit comme mouvement. La chose perçue ne peut être assignée à un lieu défini, mais elle n’est pas pour autant étrangère au lieu. Elle est toujours à côté ou au-delà du point où on cherche à la fixer, elle rayonne d’elle-même, investit l’espace plutôt qu’elle n’y occupe une place : ni essence, ni fragment d’étendue, elle est bien « dimension » ou « rayon de monde ». En effet, le rayon de monde, dit à peu près Merleau-Ponty, est le fruit de mon « je peux ». Il faut donc comprendre les qualités elles-mêmes comme des « modulations » ou des « ponctuations »2 d’un unique Espace, à condition bien sûr d’entendre par espace non pas l’étendue géométrique mais la profondeur charnelle. En d’autres termes, il s’agit de retrouver, en deçà de la couleur-qualité ce que Merleau-Ponty appelait, dans la Phénoménologie de la perception, la « couleur-fonction » et qu’il appellera plus tard « dimension » ou « niveau » – le noir, par exemple, est d’abord cette puissance ténébreuse qui rayonne de l’objet, même lorsque varient l’éclairage ou les contrastes. La couleur n’est pas un contenu à la fois évident et 1. NT, p. 308. 2. NT, p. 262 ; OE, p. 27.
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impénétrable mais une certaine manière d’habiter l’espace, d’organiser le champ. Merleau-Ponty comprend le mouvement en un sens qui n’est ni strictement phoronomique, ni proprement métaphorique ; il le saisit plutôt au point d’articulation du sens propre, comme changement de lieu, et du sens figuré, comme mutation et orientation purement idéelles. Dès lors, en tant qu’elle renvoie à cette motricité originaire, la phénoménalité peut être caractérisée comme profondeur, à condition, là encore, de ressaisir ce terme en deçà de la distinction entre l’éloignement spatial et l’épaisseur signifiante : le phénomène est profond à la fois comme l’est l’espace et comme l’est une phrase. Le terme d’élément, au sens grec, est choisi, avec bonheur, par Merleau-Ponty, pour qualifier l’être du phénomène ainsi entendu. L’élément, au sens de l’air, de l’eau, de la terre ou du feu, est en effet une qualité qui s’étend, se spatialise selon un mode déterminé, ou un espace qualifié qui prescrit l’aspect de ce qui y paraît. C’est, dit Merleau-Ponty, « une chose générale, à mi-chemin de l’individu spatio-temporel et de l’idée, sorte de principe incarné qui importe un style d’être partout où il s’en trouve une parcelle »1. En-deçà de la distinction de la quantité et de la qualité, le phénomène se donne originairement comme style, comportement, modulation. Ainsi, revenir au « je peux » pour et par lequel il paraît d’abord, c’est retrouver le phénomène comme « serpentement individuel », comme 1. VI, p. 184.
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Tel est, selon nous, l’état des recherches ultimes de Merleau-Ponty sur le sens du sentir et le sens d’être du phénomène. Il nous semble en effet que c’est seulement en mettant en évidence l’unité originaire de la perception et de la motricité qu’il pouvait accomplir le projet central du Visible et l’invisible : rendre compte de la coappartenance de la perception et du langage sans sacrifier une dimension au profit de l’autre. Il fallait certes d’abord, contre toutes les formes d’idéalisme, mettre en évidence l’appartenance de la parole au silence de la perception. Le sens linguistique ne se détache jamais des signes pour s’autonomiser sous forme d’eidos : il n’est autre qu’un principe de différenciation immanent à la chaîne signifiante, un vide qualifié qui ne se soutient que de l’épaisseur des signes. Parce qu’il ne se donne en eux qu’en filigrane, le sens linguistique apparaît comme une variante du sens perceptif : il ne se présente qu’à distance, sur le mode de l’imminence, et les essences ne sont finalement que « des Etwas du niveau de la parole »2. L’essentiel de la partie rédigée du Visible et l’invisible vise à restituer la profondeur intrinsèque du perçu, corrélative de cette imminence reconduite du sens. Il n’en 1. OE, p. 72. 2. NT, p. 273.
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manière particulière dont se dirige à travers toute son étendue « une certaine ligne flexueuse qui est comme son axe générateur »1.
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reste pas moins que l’on ne peut confondre perception et parole : « il y a tout de même cette différence entre la perception et le langage que je vois les choses perçues et qu’au contraire les significations sont invisibles »1. Le problème est donc le suivant : comment rendre compte de la production d’un sens neuf, d’un excès du signifié sur le signifiant sans se donner déjà celui-là sous forme d’eidos ? Comment cette forme de néantité qu’est le sens peut-elle être qualifiée, c’est-à-dire échapper à l’alternative d’un eidos positif et d’un pur non-être se soutenant de la positivité de ce qu’il nie ? Partant, comment l’identité du sens aux signifiants, corrélative de son invisibilité, peut-elle être en même temps différence puisqu’en effet, dans l’acte d’expression, les mots disent plus que ce qu’ils disent ? La réponse réside dans le caractère dynamique de la visée linguistique : « L’idéalité est historicité parce qu’elle repose sur des actes, parce que la seule manière de saisir une idée est de la produire. L’idée est impalpable, invisible, parce qu’elle est faite »2. Le sens n’est pas un contenu offert à l’intuition, il est exigence ou tâche : parce qu’il procède d’un faire, il peut être doué de détermination tout en étant dépourvu de positivité, se distinguer du sensible, excéder les signes sans pour autant se faire eidos. Mais alors, en vertu de la continuité entre langage et perception, il était indispensable, en un second temps, 1. NT, p. 267. 2. RC60, p. 163.
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de faire apparaître cette dimension de l’agir au cœur même de la perception. Il fallait la penser de telle sorte que se concilient en elle la double dimension de passivité et de productivité, qui caractérise la parole. Il fallait, en d’autres termes, rendre compte du moment de la phénoménalité, dont procédera le sens linguistique, sans lui conférer la moindre positivité, c’est-à-dire sans en compromettre l’inscription dans la profondeur de la chair. Le dévoilement d’une motricité originaire au cœur du sentir permet de satisfaire à ces exigences : « Le rapport parler-comprendre : le rapport se mouvoir-percevoir le but, i.e. : le but n’est pas posé, mais il est ce dont je manque, ce qui marque un certain écart au cadran du schéma corporel. De même je parle en rejoignant avec appareil linguistique telle modulation de l’espace linguistique – les mots liés à leur sens comme le corps à son but »1. Si on comprend en effet le perçu comme ce qui est visé par un mouvement, il devient possible de penser la phénoménalité, dont procéderont les significations linguistiques, sans la référer à un sens positif, de concilier l’émergence du sens et son inscription dans une profondeur. Comprendre le sens comme pôle d’un mouvement, c’est le définir comme écart ou manque, néant qualifié plutôt qu’entité positive. Ainsi compris, le sens dépasse certes la facticité, puisque le mouvement est visée, mais il ne va pas jusqu’à l’idéalité, car cette visée demeure motrice, est ek-stase plutôt que 1. NT, p. 243.
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possession. Parce que cette visée motrice ne fait paraître qu’en repoussant dans la profondeur cela même qu’elle dévoile, une détermination neuve peut surgir en elle sans qu’elle ait à être posée. C’est bien dans la motricité que se fonde l’unité différenciée du visible et de l’invisible, unité qui permet, seule, d’articuler la parole à la perception et apparaît, en cela, comme la clef de l’ontologie merleau-pontienne. Parce que la perception est mouvement, le sens demeure enveloppé de facticité et l’invisible ne peut se distinguer thématiquement du visible ; il demeure inscrit en filigrane dans son épaisseur. Mais parce que la motricité est perception, ou plutôt parce que sa dynamique n’est pas un pur déplacement – le but du mouvement est déjà traversé de signification – l’invisible ne se confond pas avec le visible et l’exprimé peut alors transcender l’expression. Cette approche, qui demeure à l’état d’ébauche dans Le visible et l’invisible, permet sans doute de situer la philosophie de Merleau-Ponty par-delà Husserl et Heidegger. La praxis au sens merleau-pontien, qui s’atteste aussi bien dans la perception que dans la parole, est à égale distance du transcendantal husserlien et de l’existential heideggérien. Il ne fait pas de doute que Merleau-Ponty reproche à Husserl d’être resté tributaire du primat de l’intuition et de n’avoir pas pleinement aperçu alors l’enracinement du sens dans le monde de la vie. C’est pourquoi, à la lumière d’une analyse de l’expression, il fait éclater le concept de sensation au profit d’un sens
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de la phénoménalité qui s’enracine dans une motricité originaire : l’esprit est alors défini comme « esprit de praxis ». Merleau-Ponty n’adopte cependant pas pour autant la perspective heideggérienne. Parce que celuici réfère, de manière contestable, la problématique du sujet à la dimension de la Vorhandenheit, c’est-à-dire de la substance, il fonde exclusivement la phénoménalité du phénomène sur les existentiaux du Dasein. On peut alors se demander si la mise au jour de ces existentiaux ne se paie pas du prix d’une méconnaissance de la dimension esthétique, c’est-à-dire charnelle, de l’êtreau-monde. Or, chez Merleau-Ponty, la critique de l’intuitionnisme, qui le rapproche de Heidegger, n’a pas pour sens de récuser cette dimension esthétique mais, bien au contraire, d’en rejoindre l’essence. La praxis, conçue comme un mode de dévoilement préservant la profondeur de ce qu’il dévoile, répond exactement à la présence du sensible comme présence de ce qui n’est pas posé. Ainsi, parce que l’expérience procède d’un « je peux », elle demeure irréductible à une intuition, mais parce que ce « je peux » n’a de sens que comme vie d’une chair, le monde qui lui répond est un monde esthétique.
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216 LA NATURE OU LE MONDE DU SILENCE
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La notion de « transcendance » dans Le visible et l’invisible : de l’indétermination au désir AGATA ZIELINSKI Initialement publié dans Chiasmi International, nouvelle série 2, Merleau-Ponty. De la nature à l’ontologie, Paris-Milan-Memphis, Vrin-Mimesis-University of Memphis, 2000, pp. 415-430.
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uel sens y a-t-il à tenir ou à mettre en valeur le terme de « transcendance » pour parler de la dernière philosophie de Merleau-Ponty, alors que luimême, depuis la Phénoménologie de la perception, cherche à dépasser l’opposition entre immanence et transcendance (comme il travaille à dépasser le dualisme réalisme / idéalisme ou sujet / objet) ? D’une part, et tout simplement, parce que lui-même utilise ce concept (et cela de plus en plus souvent au fur et à mesure de l’avancée des « notes de travail »), pour penser une certaine di-
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mension de la chair, penser ce qui demeure irréductible dans la perception. D’autre part, ce terme nous semble pouvoir désigner une part de l’héritage husserlien développé par Merleau-Ponty, ou plutôt la tendance que Merleau-Ponty a développée à partir de certains points retenus chez Husserl. Cette notion permet d’articuler la proximité et la distance entre Merleau-Ponty et Husserl. De quelle transcendance est-il question ? S’il s’agit d’une transcendance explicitant la profondeur de la chair, les relations du visible et de l’invisible, il n’est pas question d’une transcendance « au-delà » du monde : nous sommes toujours sur le plan de l’immanence comme expérience du monde. Mais il ne s’agit pas non plus de penser cette transcendance à partir du seul pôle de la conscience, sur le modèle du § 57 des Ideen I1 en parlant à propos du Moi pur d’une « transcendance au sein de l’immanence ». Nous verrons cependant qu’il est possible d’accorder un sens à cette expression, dans la perspective d’une intentionnalité perceptive. Déjà dans la Phénoménologie de la perception, l’intentionnalité corporelle vise ce qui ne cesse de la dépasser. C’est ce dépassement incessant du monde sur la perception que Merleau-Ponty développe dans Le visible et l’invisible 1. Ideen I, § 57, tr.fr. Paul Ricœur, Paris, Gallimard (1950), coll. Tel (1985, 1991), p. 188 [109] : « Si la mise hors circuit du monde et de la subjectivité empirique qui s’y rattache laisse pour résidu un moi pur, différent par principe de chaque flux du vécu, avec lui se présente une transcendance originale, non constituée, une transcendance dans l’immanence ».
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avec la notion de chair – c’est « la transcendance du monde comme transcendance »1 qu’il s’agit de penser. Ce dépassement, ou encore ce caractère irréductible de l’invisible appartenant au visible même, c’est cela qu’il faut comprendre comme transcendance. Disons à titre indicatif et provisoire, que la transcendance est ce qui ne se réduit pas à la perception actuelle et qui pourtant est contenu en elle. Pour préciser l’usage de ce terme et ses implications, nous verrons ce que Merleau-Ponty privilégie dans sa lecture de Husserl pour pouvoir penser une transcendance de la chair à sa manière. Il faudra préciser ensuite l’usage et l’originalité de la terminologie propres à Merleau-Ponty ; puis s’interroger sur les implications pour l’intentionnalité et la perception d’une transcendance pensée sur le mode de l’écart, de l’excès et de la négativité. La phénoménologie de la chair du Visible et l’invisible laisse place alors à une intentionnalité désirante. TRANSCENDANCE DE LA PERCEPTION PAR ESQUISSES ET DES HORIZONS
Merleau-Ponty cherche dans sa lecture de Husserl ce qui lui permettra de penser l’engagement de la conscience dans le monde et, plus encore que celui de la conscience, l’engagement d’un corps perceptif qui a affaire à la prédonnée du monde. Merleau-Ponty privilégie chez 1. VI, p. 61.
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Husserl ce qui lui semble mener « aux limites de la phénoménologie », ce qui ne se résorbe pas dans la constitution, ou indique « l’impossibilité d’une réduction complète »1. Il le trouve principalement dans les Ideen II et la Krisis, où il peut être question d’une « transcendance du monde ». Cependant, le Husserl des Ideen I est tiré vers cette dimension, ou lu et interprété à l’aune des textes plus tardifs2. Dès la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty reconnaît les deux tendances présentes dans la pensée de Husserl3 (vers la transparence ou vers l’opacité), tout en lisant lui-même dans le « premier » Husserl déjà cette dimension d’« insaisissable »4 qu’il veut lui-même mettre en avant. Le privilège accordé par Merleau-Ponty à la perception entraîne ainsi un privilège donné au pôle de la transcendance sur celui de l’immanence. Ce que Merleau-Ponty reprend à son compte à partir de Husserl tient dans cette définition que Gerd Brand donne de la transcendance : « Tout ce que je connais possède un horizon, un “dehors” et c’est pourquoi cela est en fin de compte inexistence dans un “dedans”, dans un “horizon total”. Et cet horizon total est le monde. Le monde n’est pas une synthèse des ho1. PhP, Avant-propos, p. VIII. 2. Cf. Ideen I, op. cit., § 57, p. 190 [109] : La transcendance qui se présente avec le moi pur a cela d’original qu’elle est « non constituée ». 3. PhP, p. 419, note (1) : « C’est de deux choses l’une : ou bien la constitution rend le monde transparent, et alors on ne voit pas pourquoi la réflexion aurait besoin de passer par le monde vécu, ou bien elle en retient quelque chose et c’est qu’elle ne dépouille jamais le monde de son opacité. C’est dans cette seconde direction que va de plus en plus la pensée de Husserl… ». 4. NT, pp. 267-268.
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rizons, il est au-delà de ces horizons. C’est pourquoi il est à la fois sol (Boden) et but de notre expérience. C’est cette particularité du monde que Husserl définit comme la “transcendance” »1. C’est à partir du mode de donation par esquisses et de la perception sur fond d’horizon, c’est-à-dire le pôle de ce que Husserl désigne comme transcendance, que Merleau-Ponty ouvre sa propre réflexion sur l’« insaisissable » ou « l’indéterminé » qui serait la caractéristique de notre relation au monde. Est en ce sens transcendant ce qui demeure, pour une part, non-constituable. Merleau-Ponty s’engouffre dans la brèche ouverte par Husserl, lorsque ce dernier reconnaît la possibilité de « zones d’obscurité », d’une « aire de propriétés déterminables mais non encore déterminées », d’une « différence qui resterait encore dans l’ombre », à propos de la saisie des essences2. Merleau-Ponty reconnaît là quelque chose d’essentiel à notre perception, non comme insuffisance de l’intentionnalité, mais comme essence du monde visé. C’est en ce sens qu’il privilégie, dans Le visible et l’invisible, les aspects de la perception par esquisses, qui diffère la présence pleine de l’objet, et en préserve ainsi la transcendance. L’esquisse est définie par rapport à l’excès, sur elle, de la chose qu’elle esquisse : elle est le lieu d’un « chiasme » entre la présence et l’absence de la chose. La chose est toujours au-delà de la 1. Gerd Brand, in Histoire et diversité des cultures, Paris, Ed. de l’Unesco, 1984, pp. 80-81. 2. Ideen I, op. cit., § 69, p. 222 [129].
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perception qui la présente1. Merleau-Ponty insiste sur cet aspect : l’inachèvement de la perception n’est pas tant un échec pour la perception que l’occasion pour elle d’aller toujours plus loin dans la découverte d’un objet inépuisable. La référence faite aux Abschattungen2 distingue l’actualité de la chose momentanément donnée dans la perception, et son actualité totale qui n’est que « promise », toujours différée. Ce qui fait de l’expérience de la perception par Abschattungen une expérience de transcendance, c’est que l’objet n’est jamais saisissable en plénitude. Les esquisses ne restituent jamais l’objet dans sa totalité : aussi, leur nombre « indéfini », leur caractère « inépuisable » appelle de la part du sujet percevant une perception elle-même indéfinie ou infinie, elle-même « inépuisable ». « La transcendance de la chose oblige à dire qu’elle n’est plénitude qu’en étant inépuisable, c’està-dire en n’étant pas toute actuelle sous le regard »3. Nous n’en avons jamais fini de percevoir : telle est la leçon de la 1. Cf. Ideen I, op. cit., § 44, pp. 140-141 [80] : « La perception de la chose implique en outre – c’est encore là une nécessité d’essence – une certaine inadéquation. Par principe une chose ne peut être donnée que “sous une face”, ce qui signifie non seulement incomplètement, imparfaitement en tous les sens du mot : le mot désigne une forme d’inadéquation requise par la figuration au moyen d’esquisses. Une chose est nécessairement donnée sous de simples “modes d’apparaître”, on y trouve donc nécessairement un noyau (Kern) constitué par ce qui est “réellement figuré” et, autour de ce noyau, au point de vue de l’appréhension, tout un horizon de “co-données” (Mitgegebenheit) dénuées du caractère authentique de données et toute une zone plus ou moins vague d’indétermination ». 2. NT, p. 245. 3. Ibid.
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reprise du thème des Abschattungen dans Le visible et l’invisible. L’objet est visé comme n’étant jamais totalement présent, et Merleau-Ponty ne présuppose pas le mode de « remplissement » de la visée comme le fait Husserl. Il introduit ainsi une dimension d’absence dans la donation par esquisses. L’objet n’est là qu’en étant pour une part absent. Et cette absence n’est pas un manque, n’est pas attente de remplissement. Merleau-Ponty reprend ainsi l’analyse du cube pour insister sur sa « face cachée », ne le rendre accessible que par « une détermination négative »1. Il y a une « transcendance » du cube sur la vue que j’en ai, mais cette vue même n’est possible que parce que le cube et le voyant appartiennent au même monde – « monde charnel », écrit ici Merleau-Ponty. La vision du cube n’est pas la vision d’un esprit mais d’un corps, elle n’est pas un point de vue de « survol » ou de « surplomb ». L’unité est moins celle du cube que celle de la chair, qui définit aussi bien mon corps qui perçoit que le monde dans lequel le cube est perçu. L’épaisseur de la chair interdit un regard qui donnerait le tout du cube immédiatement et entièrement. Une même interprétation guide la notion d’horizon. L’énigme du monde comme horizon se tient dans cet entre-deux de l’inactualité et de la présence. Ce qui n’est pas encore donné en chair est là, « fonctionne » cependant : j’ai conscience de la chose qui existe, alors 1. NT, pp. 255-256.
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que tout de la chose n’est pas donné. Les variations éidétiques sont faites sur fond de ce qui n’est pas donné, horizon d’inactualité des essences qui cependant permette à l’objet d’apparaître. Le monde est donc à la fois horizon des étants et horizon des actes intentionnels : ce qui est une manière de recouvrir le « paradoxe de la subjectivité humaine »1, qui la fait être à la fois sujet pour le monde et objet dans le monde. Merleau-Ponty peut lire chez Husserl cet « empiétement » qu’il thématise dans Le visible et l’invisible : « Ce qu’il faut, c’est expliciter cette totalité d’horizon qui n’est pas synthèse »2. La réduction, ou la « surréflexion » cherche à mettre en évidence et à assumer comme part intégrante de notre manière d’être phénoménologue l’indéterminé de et dans la conscience, cette indétermination du monde propre à la perception. Comment la conscience peutelle se rendre à l’évidence de cette marge qui continue à exister entre sa visée et le vécu des choses ? Faire prendre conscience à la conscience qu’elle valide sur fond d’esquisses, de variations et d’horizons qui laissent subsister autant d’indétermination dans une synthèse, dans la saisie éidétique, voilà un chemin par lequel la conscience se trouve en réciprocité avec le monde : à l’indéterminé du monde correspond l’indéterminé des opérations de la conscience (fond de corrélation des horizons). 1. Krisis, tr. fr. Gérard Granel, Paris, Gallimard (1976), coll. Tel (1989), § 53, p. 203. 2. NT, p. 265.
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Partant, ce qui reste du monde chez Husserl aux yeux de Merleau-Ponty, c’est la part accordée à ce qui demeure latent. Ce qui demeure latent ou inactuel présuppose le donné visé, présuppose une certaine actualité de la chose dans la perception et ce donné affecte le sujet au-delà de l’intentionnalité qui le vise. Pour Merleau-Ponty, si l’indéterminé de la donation peut être surprenant, c’est aussi parce que le monde, constituant et constitué1, demeure un mystère, mettant aussi le sujet en demeure d’être étonné. Ce qui reste du monde, c’est encore la part accordée au corps, et plus précisément à la chair : une réciprocité entre la chair et le monde que Merleau-Ponty nomme « entrelacs » ou « chiasme ». Ce qui reste du monde, c’est le primat accordé à la perception, comme intuition donatrice originaire, et comme voie d’intrusion en moi d’une altérité. Ce qui reste du monde, c’est une transcendance, peut-être primordiale : le monde comme altérité et condition de possibilité insondable en son fond de mes expériences. Merleau-Ponty relit cette indétermination des horizons pour faire valoir la transcendance du monde « comme transcendance ». Il insiste, à partir de la perspective husserlienne, sur l’absolue inadéquation qui demeure dans la perception lorsqu’elle se définit comme
1. Cf. Emmanuel Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1949 (1988), p. 133 : « Le monde n’est pas simplement constitué, mais aussi constituant ».
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perception d’horizon1. L’horizon nous fait voir qu’il en va de la nature même de la perception et du perçu (du monde) d’être indéterminés, et que cette indétermination n’est pas appelée à disparaître. Elle est au contraire ce qui rend possible toute perception. Cette forme d’horizon n’est pas une anticipation qui attend confirmation, elle ne se restreint pas à l’actualité de la donation, mais ouvre au contraire la perspective de tout ce qui n’est pas donné actuellement, la perspective d’un excès en tant que tel, et non simplement d’un manque qui devrait être comblé. L’horizon rend la perception intrinsèquement inachevée, et le monde inépuisable. Le monde est inconstituable, à la fois du fait de son essence même, et du côté du sujet : sujet et objet ne s’opposent pas, mais participent du même horizon (ce que Merleau-Ponty nomine « chair »). À la transcendance du monde doit correspondre une visée particulière : l’horizon, dans Le Visible et l’invisible, renvoie à la structure en chiasme. Porte de sortie du réalisme de l’objectivation (car demeurent des aspects toujours inatteignables), et de l’idéalisme (car le perçu dépasse ma conscience), la structure d’horizon permet un point de vue nouveau sur la conscience. « Quand Husserl a parlé de l’horizon des choses […], il faut prendre le mot à la rigueur […] : l’horizon est un nouveau type d’être »2. Il renvoie à la 1. Cf. RC53, p. 12 : « Toute perception n’est perception de quelque chose qu’en étant aussi relative imperception d’un horizon ou d’un fond, qu’elle implique, mais ne thématise pas ». 2. VI, p. 195.
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part de mystère qui demeure, à l’énigme du monde. La notion d’horizon est la notion qui caractérise le mieux la spécificité du monde, inconstituable absolument, échappant à la synthèse1 – tout en caractérisant l’enracinement particulier du sujet dans ce monde sans lequel il n’est pas. « L’ouverture au monde suppose que le monde soit et reste horizon, non parce que ma vision le repousse au-delà d’elle-même, mais parce que, de quelque manière, celui qui voit en est et y est »2. Le sujet est pris dans l’horizon du monde. La notion d’horizon permet de penser le monde comme ouverture3, et apparaît comme « le modèle de toute transcendance »4 – c’est effectivement sur ce modèle que Merleau-Ponty présente la transcendance d’autrui, de la chair. Issue de l’analyse de la perception, grâce à la notion d’horizon, la transcendance en vient à caractériser notre être-au-monde. Dans la structure d’horizon s’enracine l’étonnement comme réduction phénoménologique : ce qui fait que le monde est toujours en excès sur la perception ou la connaissance que j’en ai – toujours surprenant. Et, pour Merleau-Ponty, c’est toute la possibilité de l’articulation entre visible et invisible, entre présence et absence, qui est donnée ici. La donation de la chair sera caractérisée par la présence et l’absence (ce qui n’est pas la donation en chair de Husserl). L’absence 1. Cf. NT, p. 275. 2. NT, p. 236. 3. Cf. NT, p. 238, et RC60 p. 170 : « … une philosophie du monde comme Offenheit der Umwelt, par opposition à l’infini “représenté” des sciences classiques de la Nature ». 4. NT, p. 284.
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DIRE LA TRANSCENDANCE
Pour Merleau-Ponty, du point de vue de cette chair qui « n’a de nom dans aucune philosophie »2, le monde est le lieu d’une transcendance, ou plus exactement, une dimension de transcendance est constitutive du monde. La transcendance de la chair donne surtout à penser la dimension d’absence ou de latence, ou l’invisible : ce n’est pas malgré cette indétermination qu’il y a accès au monde ou à l’Être ; mais « il y a » le monde seulement avec ces dimensions d’absence. Le néant n’est pas contradictoire avec le monde, il en est une dimension. La première thématisation de la transcendance du monde (ou de la chair) apparaît dans l’expérience de la réversibilité du sensible, « toujours imminente, jamais réalisée en fait » (que ce soit le hiatus du toucher, ou la part d’invisibilité 1. Cf. Renaud Barbaras, Le Tournant de l’expérience. Recherches sur la philosophie de Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 1998, pp. 89-93. 2. VI, p. 163.
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est constitutive de la donation du monde1. L’horizon est ce qui jamais ne s’épuise dans le donné. Sur ces deux points (la perception par esquisses et la structure d’horizon), Merleau-Ponty pousse Husserl « aux limites de la phénoménologie », en refusant justement de fixer des limites à la perception. Les remarques sur les Abschattungen et la structure d’horizon, dans Le Visible et l’invisible, donnent lieu à une thématisation de la transcendance propre à Merleau-Ponty.
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du voyant à lui-même). Cette transcendance apparaît à partir du corps propre situé dans le monde. L’excès qui définit cette manifestation a pour corollaire nécessaire ce qui ne se manifeste pas, et qui demeure inapparent. Sont développés à partir de cette expérience trois aspects de la transcendance de la chair : l’écart1, le hiatus, ou « léger décalage » (qui montre que la coïncidence n’est jamais parfaite dans la perception, qui fait que le sujet n’est jamais strictement une chose parmi les choses) ; l’excès (mon corps déborde la perception que j’en ai, comme le monde est toujours en excès et sur ma perception, et sur sa phénoménalisation – c’est pour penser cet excès que Merleau-Ponty fait prendre à sa phénoménologie un tournant ontologique) ; la négativité (ce qui se manifeste est intrinsèquement tissé de non-manifeste : « il y a là le tissu commun dont nous sommes faits »2). Ces trois aspects sont autant de modes de donation de la chair, qui montrent qu’il y a de l’inconstituable3. Merleau-Ponty ouvre ainsi la perception sur la transcendance. L’ÉCART
La transcendance comme « pensée d’écart, non possession d’objet »4 vient de l’analyse de la réversibilité de 1. Cf. NT, p. 234 : écart comme synonyme de transcendance ; p. 251 : « transcendance comme pensée d’écart » ; p. 326. 2. NT, p. 257. 3. Cf. Françoise Dastur, in Merleau-Ponty, le psychique et le corporel, Paris, Aubier, 1988, p. 116. 4. NT, p. 251.
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la chair, notamment décrite dans l’expérience du touchant-touché. La thématisation de l’écart comme élément constitutif de la perception tire son origine de la description de l’auto-constitution corporelle du sujet. En elle se donne l’absence d’opposition entre proximité et distance : dans le toucher comme dans la vue, je fais l’épreuve d’une « distance qui n’est pas le contraire d’une proximité »1. Nous retrouvons ainsi l’idée d’une actualité de la perception qui n’est pas totale. Lorsque ma main droite touche ma main gauche, la « réversibilité est toujours imminente et jamais réalisée en fait… je ne parviens jamais à la coïncidence »2. De même, « il n’y a pas coïncidence du voyant et du visible »3. L’autoconstitution du sujet est toujours différée, comme est différée la constitution du monde. Cette « dérobade incessante » « n’est pas un échec »4, mais bien plutôt la preuve que le dedans et le dehors font partie d’un même élément – ici le corps. Et mon corps est dans le même rapport avec le monde que ma main droite avec ma main gauche : c’est cette proximité dans la distance qui est désignée comme chair. L’impossible coïncidence est une inadéquation essentielle entre le perçu et le sujet percevant. Et s’il faut penser la perception « comme écart »5, cet écart ou ce 1. VI, p. 178. 2. VI, p. 194. 3. NT, p. 314. 4. VI, p. 194. 5. NT, p. 222.
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« hiatus »1 n’est pas un manque2. Il n’est pas destiné au remplissement ou à la coïncidence, mais est la marque, le signe de ce qui dans le monde doit résister pour qu’il y ait perception. On ne peut parler de perception que si tout n’est pas donné. L’écart rend possible la perception comme intentionnalité, comme visée, et non comme adéquation entre la chose et l’idée. Le type de perception qui correspond à la transcendance désignée comme écart est donc l’inadéquation, parce que « nos vues sont inadéquates au tout »3. Sans doute est-ce pour cela que le mode de « l’écart » est également privilégié pour présenter l’expérience d’autrui. L’écart montre l’unité de l’identité et de la différence : ego et alter, cet autre là-bas que je ne rejoins jamais complètement : « nous voyons vraiment la même chose et la chose même… et en même temps je ne rejoins jamais le vécu d’autrui »4. Comme dans La Prose du monde5, le vocabulaire de l’écart permet de penser une proximité qui n’est pas une identité. L’EXCÈS
S’il y a écart entre le sensible et le senti, c’est parce que le sensible dépasse, déborde le senti. Le monde est toujours 1. VI, p. 195. 2. NT, p. 270. 3. VI, p. 90. 4. VI, p. 26. 5. PM, p. 186 : « Moi et autrui sommes comme deux cercles presque concentriques, et qui ne se distinguent que par un léger et mystérieux décalage ».
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en excès sur la perception. Cet excès confirme que l’écart n’est pas le fait d’une déficience du sujet, mais au contraire, l’indice d’un « toujours plus » du côté du monde : la perception est entraînée toujours « au-delà »1 (notes 263) du donné actuel. Cette rhétorique du dépassement indique à la fois une propriété du monde et du sujet. Le monde est dit « toujours ouvert », en référence à l’idée d’horizon ; le visible est « toujours plus loin »2 ; « toujours un peu plus loin »3 ; « voir, c’est voir toujours plus qu’on ne voit »4 ; autrui est « toujours en cours d’incarnation inachevée »5 … Merleau-Ponty en vient à se demander si cette présentation de la transcendance ne serait pas simplement synonyme de fuite en avant, d’un mouvement qui nous rendrait finalement le monde entièrement imperceptible, inatteignable, « en renvoyant à l’infini tout ce que nous croyons toucher ou voir »6. Nous serions dans l’impossibilité de voir. Il n’en est rien. D’abord parce que la perception nous offre un donné : il y a une présentation de la chose dans l’acte de percevoir ; nous avons « quelque chose » à voir (ce que nous voyons est ce que nous voyons), mais nous savons en même temps que nous ne percevons pas le tout de ce quelque chose. C’est parce que nous voyons, parce que nous participons à la chair du monde que 1. NT, p. 239. 2. NT, p. 270. 3. NT, p. 314. 4. NT, p. 300. 5. NT, p. 263. 6. NT, p. 270.
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nous savons la perception inachevée. De plus, le visible n’est pas « inaccessible » parce que je ne le pose pas simplement comme un objet, devant moi et extérieur à moi. S’il est à la fois donné et au-delà du donné, c’est parce que je suis pris dans le visible : je suis devant tout en étant dedans. Le visible m’enveloppe et me dépasse parce que j’en fais partie. L’expérience de l’excès est, en ce sens, expérience de la chair1. Si la transcendance ne nous « renvoie pas à l’infini », elle offre pourtant l’expérience d’un infini. Le véritable infini est « ce qui nous dépasse » : il est l’infini du Lebenswelt, et nous situe donc sur un plan d’immanence au monde. Merleau-Ponty ne le distingue pas seulement d’un mouvement de fuite en avant, mais aussi de l’infini « positif » des cartésiens2, qui, en prenant le statut d’idée prend en même temps le statut de chose. Paradoxalement, on peut « comprendre » cet infini cartésien ; il devient susceptible de démonstration : « infini figé ou donné à une pensée qui le possède au moins assez pour le démontrer »3. Sa positivité consiste à être le contraire du fini (Unendlichkeit), alors qu’il faut le penser comme ouverture (Offenheit). Au sens de Merleau-Ponty, il n’est pas un infini en idée, mais infini de perception. Il n’est pas question d’une idée d’infini qui s’imposerait à moi, mais de l’expérience de ce qui, à partir de ma chair, ne se réduit pas à elle. La chair du monde est en excès sur ma chair. 1. NT, p. 270. 2. NT, p. 233. 3. Ibid.
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C’est donc aussi du côté du sujet, du côté de l’acte de percevoir, qu’il faut présenter cet infini, ce caractère « inépuisable » du sensible1. Si le monde est toujours ouvert, la perception, corrélativement, doit être toujours ouverte. Le sujet expérimente, dans cet excès du monde sur l’actuellement donné, une dimension de passivité dans la perception, une forme de déprise, une acceptation du monde comme énigme. « Le avoirconscience lui-même est à concevoir en transcendance, comme être dépassé par… et donc comme ignorance »2. Le sujet est appelé par la transcendance du monde à une « docte ignorance », à l’acceptation de ne pas tout savoir. Ce non-savoir est pourtant indicatif de l’essence des choses : de l’excès du monde sur la perception. Mais le sujet n’est pas pour autant figé dans cette passivité ; il est au contraire engagé dans une recherche infinie : la perception est ici mouvement indéfini suscité par le caractère « inépuisable » du sensible. Est dit inépuisable ce qui ne se peut épuiser ; la transcendance se dit aussi en termes négatifs. LA NÉGATIVITÉ
Cette négativité n’est pas celle du néant sartrien3 : elle ne se détermine pas en opposition à l’Être4. Le néant 1. VI, p. 188. 2. NT, p. 250. 3. Cf. VI, pp. 79-91. 4. VI, p. 97 : « Ce n’est qu’en apparence qu’on réconcilie la conscience immanente et la transcendance de l’être par une analytique de l’Être et du
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est dans l’Être1, comme l’invisible appartient au visible (« l’invisible de ce monde »2), comme la perception s’articule à l’imperception3. La transcendance du néant n’est pas de s’opposer à l’Être, mais d’y être entrelacée : « l’être est gonflé de non-être ou de possible, il n’est pas ce qu’il est seulement »4. À la différence de Sartre, la transcendance n’est pas à construire, « elle est d’abord », car l’Être est aussi présenté comme horizon5. Être et néant ne seraient que deux propriétés de la transcendance primordiale6. Il faut pourtant parler d’une « philosophie négative »7 qui, comme une « théologie négative », serait « présentation originaire de l’imprésentable »8, manière indirecte de viser les choses : non sur le mode du retrait, mais au sens d’une visée qui ne prétend pas atteindre son objet comme objet. Le travail de la négativité est plutôt de se donner comme une certaine absence, caractérisant la chair : « l’être charnel… présentation d’une certaine absence »9. Il est même question de « l’absente de toute chair »10, présentée par les aspects sensibles de la chair. Faut-il voir ici une allusion à Mallarmé, et son « absente de tous les Néant ». 1. VI, pp. 92, 94. 2. VI, p. 198. 3. VI, p. 94. 4. NT, p. 234. 5. NT, p. 290. 6. Ibid. 7. NT, p. 233. 8. NT, p. 257. 9. VI, p. 179. 10. VI, p. 198.
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bouquets » que seul le langage poétique fait apparaître ? Le paradoxe du langage (qui manifeste son objet sans le livrer « en chair et en os ») renvoie au paradoxe de la chair et des apparitions partielles qu’elle offre au sujet percevant. Cette absence serait donc simplement « circonscrite »1, délimitée par la capacité perceptive du sujet. Ce qui est « caché » a pourtant sa propre dimension, que Merleau-Ponty nomme la profondeur2. L’absence est un mode particulier d’apparition et non pas simplement la négation d’une présence : « l’absence [du visible] compte au monde »3, l’absence est constitutive de la donation du monde. Ce mode particulier d’apparition est l’invisible, articulé sur le visible. L’invisible n’est pas simplement le contraire ou le « contradictoire »4 du visible, n’est pas le « non-visible »5. Il est une présence, un donné : « Présence de l’imminent, du latent ou du caché »6, il « est présenté comme tel dans le monde »7. En tant que condition de possibilité du dévoilement de ce qui n’est pas elle, cette présence n’est pas contradictoire avec l’absence. L’invisible est un des aspects de la chair du monde, qui n’est pas simplement en attente de dé1. VI, p. 199. 2. NT, p. 272 : « c’est la dimension du caché par excellence » ; p. 290 : « le problème de la négativité, c’est le problème de la profondeur ». 3. NT, p. 281. 4. NT, p. 269. 5. NT, p. 281. 6. NT, p. 298. 7. NT, p. 269.
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voilement, mais rend possibles le visible et la perception1. L’invisible est comme la dimension originaire de la transcendance. Le « monde invisible » est donné originairement comme « non-Urpräsentierbar »2. Il est ce qui échappe tout en étant là, rappelle que le visible ne s’épuise pas dans la vision, qu’il n’est pas une « présence objective »3. Le visible comporte une « doublure d’invisible ». C’est le propre de la chair, de sa dimension non-objective, inconstituable, d’envelopper ces deux aspects sans contradiction. Car « l’invisible est là sans être objet, transcendance pure »4. C’est toujours du point de vue englobant de la chair qu’il faut essayer de comprendre l’articulation du visible et de l’invisible, et que l’un n’est pas sans l’autre. La transcendance est l’excès de la chair sur elle-même, de la chair du monde sur la chair du sujet que pourtant elle enveloppe. À la négativité correspond l’indétermination de la perception dans la chair du monde. On voit par là que ces modes de donation de la chair (écart, excès, négativité) ne sont pas synonymes de la « donation en chair » (leibhaft) décrite par Husserl, mais de la chair comme « élément ». De même que la chair ne se réduit pas au sensible mais l’excède5, la donation 1. VI, p. 198. 2. NT, p. 234. 3. NT, p. 311. 4. NT, pp. 282-283. 5. Cf. Renaud Barbaras, in Le Tournant de l’expérience, op. cit., p. 86 : « La donation en chair est celle du sensible proprement dit, et pourtant il y a une donation en chair du non sensible, ce qui revient à dire que la perception
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de la chair se distingue de la perception telle qu’elle est décrite dans la Phénoménologie de la perception, ou telle que Merleau-Ponty la trouve chez Husserl : elle ne vise pas strictement la présence de l’objet, mais peut être donation de ce qui est absent. Merleau-Ponty radicalise la version husserlienne de la perception par esquisses (qui reste un mouvement tendant vers l’absolu, l’adéquation et l’évidence de la présence), jusqu’à rendre possible une présentation indéfinie, qui inclut des dimensions imprésentables, et donc une certaine absence. Le « il y a le monde » qui vient avec la chair est à la fois présence et absence. Et la part indéterminée de cette expérience originaire ne vise pas à être résorbée dans la présence. Ce jeu entre présence et absence permet de spécifier la transcendance du monde1. La chair est expérience de ce qui est absent en tant qu’absent. La transcendance est l’inverse d’une position de « survol » (109) ou de « surplomb » ; elle refuse la « synthèse »2 et « l’absolu »3 ou le « positif ». sensible, en tant que donation charnelle, s’excède elle-même comme simple perception sensible : telle est la situation qu’il faut comprendre ». Cf. aussi p. 92. 1. Renaud Barbaras, « Vers une cosmologie du visible », op. cit., p. 251252. En effet, comme l’écrit R. Barbaras : « voir quelque chose, c’est le voir à partir du monde, c’est voir par là même le monde en lui et c’est donc voir plus que l’on ne voit. Bref, la présence est caractérisée par une transcendance qui ne recouvre pas la distance mesurable et réductible d’un transcendant mais demeure au contraire une transcendance “pure”, c’est-à-dire excès sur soi de la chose, différence dans l’identité. Notons que cette transcendance est le seul sens possible de la négativité ». 2. NT, p. 265. 3. NT, p. 266.
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La chair donne à la fois plus et moins qu’elle-même : c’est là le paradoxe de la transcendance. Elle est le mode de donation d’un excès « toujours plus » du monde. Mais c’est parce qu’elle donne sur le mode de l’absence, que le plus est possible : la chair rend possible la donation du plus dans le moins inépuisable parce que jamais entièrement manifestée. La négativité rassemble ainsi excès et absence. Si la chair est le fond sur lequel toute donation doit être pensée, elle échappe, aussi bien du côté du sujet que du côté du monde. La donation de la chair ne se réduit donc pas à la donation du sensible – « ambigu et transcendant », « insaisissable »1. La perception est plus que le perçu donné « en chair et en os ». La transcendance caractérise l’au-delà sensible de la chair. La compréhension du monde ne se réduit pas au sensible, pas plus que celle du sujet ne se réduit à la conscience. Certes, la donation sensible sert de modèle à la donation de la chair, mais c’est pour en révéler les versants d’absence et ne plus se définir par la seule présence. La chair ne s’épuise pas dans le visible ou le sensible. Que devient l’intentionnalité perceptive si elle vise ce qui l’excède sans cesse, si, en vertu du chiasme, on ne peut séparer sujet percevant et objet perçu ?
1. NT, pp. 267-268.
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La transcendance caractérise le monde tel qu’il se donne à notre perception. Plus précisément, elle caractérise les deux pôles mêlés, entrelacés, de l’intentionnalité : le sujet charnel et le monde charnel. En effet, si c’est le monde qui est en excès sur la perception, il faut bien, en vertu de la corrélation (ou de l’entrelacs constitutif du sujet et de l’objet), que la visée perceptive elle-même prenne une forme particulière. Son mouvement doit répondre à l’écart ou à l’excès, ou encore à l’absence caractérisant la donation du monde. Au « toujours plus » du visible doit répondre un « toujours plus » de la vision. C’est le mouvement de l’intentionnalité perceptive que Merleau-Ponty décrit comme « mouvement vers ce qui ne saurait en aucun cas nous être présent en original et dont l’absence irrémédiable compterait ainsi au nombre de nos expériences originaires »1. La transcendance ne caractérise donc pas une déficience ou un « échec » du sujet percevant, mais permet de dépasser l’opposition sujet / objet. Le caractère « indéfini » ou « inépuisable » de la transcendance appelle une perception infinie. Cette expérience originaire – ouverture irréductible du sujet –, ce mouvement vers la transcendance du monde que le monde n’épuise pas, est une forme du désir. Le sujet percevant est un sujet désirant. 1. VI, p. 211.
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LA PERCEPTION COMME DÉSIR DU MONDE
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Si Merleau-Ponty n’utilise pas directement le vocabulaire du désir, il décrit pourtant une expérience semblable à celle que Lévinas thématise, dans Totalité et Infini notamment, sous le nom de Désir. Certes, et nous y reviendrons, ce n’est pas la même transcendance qui peut être dite cause et fin du désir chez l’un et l’autre philosophes. Mais la raison du mouvement est la même : le désir est « infini » parce que son « objet » est infini, ou en tout cas en excès irréductible – mouvement qui n’est jamais épuisé par ce vers quoi il tend. On pourrait montrer (mais ce n’est pas le lieu ici) que la philosophie du Désir chez Lévinas a aussi ses sources dans une relecture de Husserl (et pas seulement dans l’inspiration religieuse de Lévinas, comme on le dit trop souvent, ou trop rapidement) : c’est aussi un rapport aux horizons, irréductibles à la conscience, qui est privilégié par Lévinas (dès les textes rassemblés dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger). Toujours est-il que c’est le rapport d’un mouvement infini à un objet infini que Lévinas a pensé sous le nom de « désir ». Ce désir est d’abord distingué du besoin qui, lui, peut être comblé, résorbé par son objet. Le besoin est objectivant, et repose sur une objectivation possible : de l’objet qu’il veut, le besoin peut faire le tour. La visée du besoin peut être remplie, et ainsi disparaître. Le désir n’est jamais comblé, mais creusé – relancé – par ce vers quoi il tend (« le Désiré ne le comble
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pas mais le creuse »1). Il renvoie à ce qui ne peut se présenter comme objet. L’objet du désir est ce qui ne peut être présent en tant qu’objet : il est toujours autre. L’intentionnalité comme désir empêche toute forme d’objectivation : ce que nous retrouvons chez MerleauPonty. La particularité du « désiré » est d’être à la fois cause et but du désir (but qui n’est pas « fin » au sens où il n’arrête pas le mouvement du désir, mais le relance toujours). Chez Lévinas, c’est la transcendance de l’Autre, ou comme le disent les premières pages de Totalité et Infini, de l’infini qui suscite un mouvement qui ne peut être « rempli » par un « objet » inépuisable. On reconnaît aussi chez Lévinas les traces d’une lecture de Descartes : la cause de l’idée d’infini en moi ne peut être que l’infini lui-même, qui reçoit ainsi statut d’existence. Mais s’il ne s’agit pas, chez Lévinas, de l’« idée » d’infini, mais bien du « désir » d’infini, c’est que l’infini n’est pas simplement cause : il est également ce qui est visé. Le désir lévinassien n’a pas pour seul modèle l’idée cartésienne, mais aussi l’intentionnalité husserlienne : le désir est le mouvement intentionnel qui vise l’infini (synonyme de la transcendance de l’Autre). Ainsi, le monde, ou la chair chez Merleau-Ponty : inépuisable et relançant sans cesse la perception. Comme le désir chez Lévinas, la perception est corrélativement passive et active. Le sujet du désir fait l’expérience de 1. Totalité et Infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961 (1984), p. 3.
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la passivité car son désir a une origine qui lui échappe : il n’est pas l’origine de son désir. Il est « affecté » par une transcendance originaire, par autre chose que luimême (cet écart transparaissant déjà dans l’expérience de l’auto-affection sensible du touchant-touché). Mais il est actif en tant qu’ouverture, mouvement vers ce qui est « toujours plus grand ». S’il peut y avoir un point commun à la lecture de ces deux auteurs, c’est l’invitation à une redéfinition du désir, envisagé comme rupture avec le mode platonicien du désir en tant que manque. Ce désir « phénoménologique » n’est pas défini par le manque, mais par l’excès : excès de l’Autre chez Lévinas, excès du monde charnel chez Merleau-Ponty. Le désir n’est pas manque de la chose, puisque la chose est là1, mais elle est encore plus que ce qui est donné là. Il y a donc une forme de jouissance ou de bonheur dans le désir lui-même (et non dans la possession de l’objet) : la perception n’est pas en attente d’autre chose, elle est déjà dans le paysage, déjà jouissance de la chair du monde. Certes, il est question chez Merleau-Ponty du monde de l’absence. Mais nous avons vu que cette absence fait partie de la chair du monde : il y a bien présentation de l’absence comme absence. La négativité indique moins un manque que l’espace d’une tension vers. Le désir est ainsi découverte ou invention de ce qu’il ne cesse d’explorer
1. NT, p. 245.
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et de montrer. Ainsi le peintre, pour Merleau-Ponty1, pourrait être le modèle d’une existence désirante : la peinture est interprétation du monde perçu, invitation à voir, et à voir « davantage » que ce que l’habitude d’un regard « naturel » a figé. Il faudrait développer deux autres conséquences de cette redéfinition du désir. D’abord, le mouvement par lequel le sujet se découvre aussi inadéquation à soi : le moi n’est pas transparent à soi-même, mais hanté par l’Autre (chez Lévinas) ou par le monde (chez MerleauPonty). En outre, c’est aussi la théorie de la connaissance qui est bousculée : la connaissance, ou la vérité, n’est pas adéquation de l’idée et de la chose. La connaissance est ce mouvement incessant d’exploration de ce qui s’offre à nous. En ce sens, s’il y a bien une « origine de la vérité », il n’y a pas de constitution définitive de la vérité comme objet – dans la mesure où le désir est acte non-objectivant. Nous avons jusqu’à présent emprunté à Lévinas le terme d’« infini » comme équivalent de ce qui chez Merleau-Ponty est désigné comme excès. Il ne s’agit pas, pourtant, de la même transcendance. La transcendance chez Lévinas est distance et séparation. Elle est métaphysique, et le désir lui-même est dit « métaphysique » : il vise à garantir une extériorité et une supériorité à l’« objet » visé, et maintient la séparation, sans participation, de deux ordres (le Même et l’Autre, l’identité et 1. Cf. L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964.
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la différence, le Moi et Autrui ou Dieu…). Ce n’est pas le cas pour Merleau-Ponty, pour qui « La transcendance, c’est l’identité dans la différence »1. Surtout, la transcendance selon Merleau-Ponty a son lieu dans le monde, dans l’entrelacs entre ma chair et la chair du monde. Cette transcendance-là n’est pas un au-delà du monde : elle est immanente au monde, n’a de sens que sur fond d’une proximité ou une familiarité avec le monde : c’est le sens de la chair comme « élément ». Voilà pourquoi on peut parler d’une « transcendance dans l’immanence » non sur le plan de la conscience, mais sur le plan du monde : le désir ne peut être pensé qu’au sein de la structure en chiasme. Chez Lévinas, l’immanence du sujet, du Moi dans le monde, est dépassée (et doit l’être) : l’Autre (le visage) « n’est pas du monde », ne se réduit pas au sensible. Avec Merleau-Ponty, nous ne quittons jamais le sensible, c’est à l’intérieur du sensible que nous faisons l’expérience de l’excès du monde sur l’actualité du perçu. Le désir est mouvement de la chair vers la chair du monde (immanence de la chair). Le désir est désir dans le monde, et reste du monde – ce qui n’est pas le cas chez Lévinas. Désir de l’Autre pour Lévinas, désir du monde pour Merleau-Ponty. Cette différence s’éclaire à la lumière de la distinction cartésienne entre l’indéfini et l’infini2. Si l’indéter1. NT, p. 279. 2. Descartes, Lettre à Chanut, 6 juin 1647 : « Je ne dis pas que le monde soit infini, mais indéfini seulement. En quoi il y a une différence assez remarquable : car pour dire qu’une chose soit infinie, on doit avoir quelque raison qui la fasse
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mination merleau-pontienne, son sens de l’absence, se traduisent en une transcendance proche de l’indéfini cartésien, en revanche, la référence lévinassienne à Descartes est bien celle de l’idée d’Infini. C’est à partir de l’Infini qu’on peut concevoir le sens du fini, et non l’inverse. C’est à partir de l’Infini que la finitude du Moi dans le monde prend sens (s’oriente vers Autrui). La transcendance qui fait apparaître, par la négative, le sens du rapport au monde, est justement « transcendance » de ce qui ne se laisse réduire à rien du monde, à rien du sujet. L’Infini vient à nous sans se laisser déduire ni du monde, ni du moi. Chez Lévinas, le monde est donc constituant, mais insuffisant s’il reste « le plan unique »1 à partir duquel les choses – et, plus que tout, autrui – sont abordées. Et c’est justement parce qu’elle n’est pas du monde, pas de la conscience, que l’idée d’Infini est la véritable transcendance – « transascendance », écrit Lévinas dans Totalité et Infini, en reprenant le mot de Jean Wahl2. Cette transcendance, pour Lévinas, est séparation, rupture avec le Moi et le monde – transcendance qui ne peut se laisser reconduire à aucune immanence – ni à celle de la conscience, ni à celle des connaître telle, ce qu’on ne peut avoir que de Dieu seul ; mais pour dire qu’elle est indéfinie, il suffit de n’avoir point de raison par laquelle on puisse prouver qu’elle ait des bornes. Ainsi il me semble qu’on ne peut prouver, ni même concevoir, qu’il y ait des bornes en la matière dont le monde est composé » (in Œuvres philosophiques, t. III, éd. F. Alquié, Paris, Garnier, 1973, p. 737). 1. Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Martinus Nijhoff (1974) ; Paris, Livre de Poche (1990), p. 32. 2. Totalité et Infini, op. cit., p. 5, note 1.
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choses du monde. Ce n’est pas à partir du monde que le visage – signe de la transcendance de l’Autre – apparaît, mais à partir de lui-même, comme l’idée d’Infini. Le Désir et l’Infini sont comme une mise entre parenthèses du monde. La transcendance de l’Infini tranche sur l’immanence du monde, mais oriente cette immanence vers l’extériorité : transcendance comme ouverture de l’immanence, béance à jamais ouverte du désir et de la responsabilité. Chez Merleau-Ponty, on peut en revanche parler d’une « transcendance indéfinie »1, à partir de l’expérience fondatrice de la perception, et de l’impossibilité d’une synthèse ultime, mettant en valeur le nombre indéfini des esquisses possibles – nombre indéfini, certes, mais pris dans les limites de la perception, ou dans ce que nous avons appelé « l’immanence du monde » – relatif, donc, au monde (comme l’indéfini cartésien est relatif au pôle constituant d’où il part, est ce dont la limite peut toujours être repoussée). Toujours au sens cartésien, une « compréhension » entière du monde est impossible à ma perception limitée ; mais il y a bien une « connaissance » du monde (ici, par la participation de ma chair à la chair du monde). Cette expérience du monde est une expérience de « transcendance dans l’immanence », non au sens transcendantal husserlien, rapporté à la conscience, mais au sein du monde dans lequel je suis, et par lequel je suis constitué. Cette trans1. Cf. NT, p. 245 : « l’indéfini des Abschattungen ».
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cendance n’est en rien celle d’un « au-delà » du monde, elle caractérise au contraire mon appartenance charnelle à l’horizon mondain. Il y a ma chair comme il y a la chair du monde, parce que l’auto-affection du corps propre n’est pas parfaite adéquation, parce que, dans la perception, le monde échappe, et qu’il n’y a pas d’idée adéquate du monde. Cette transcendance de l’indétermination caractérise profondément l’expérience du monde chez Merleau-Ponty – et l’expérience du sujet comme non-coïncidence avec soi-même. À l’excès du monde répond ce mouvement du sujet vers l’extérieur – désir. La transcendance est ainsi une alternative à la saisie du monde comme objet : elle est « pensée d’écart, non possession d’objet »1. Elle est transcendance d’incarnation : « Transcendance synonyme d’incarnation »2. Chez Merleau-Ponty, on est « affecté » par le monde comme on l’est par l’Infini chez Lévinas3 : le monde chez l’un, l’infini chez l’autre sont origine et destination d’un mouvement de désir. Cependant, chez Lévinas, l’intériorité ou la positivité de ce qui était le cogito cartésien domine encore, malgré toute la défense du philosophe contre l’enfermement de l’Autre dans le Même. En effet, la transcendance (l’Infini, l’Autre, Dieu) vient à l’idée, sans qu’il soit précisé qu’elle affecte le sujet dans tout son être-au-monde ; alors que chez Merleau-Pon1. NT, p. 251. 2. NT, p. 283. 3. Cf. Emmanuel Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982 (1992), p. 112 : « Affecté par l’Infini, le Désir ne peut aller à une fin qu’il égalerait ».
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ty, la transcendance (l’indétermination) atteint le sujet dans sa corporéité, vient de l’être-au-monde du sujet, du monde et de l’expérience du monde. La transcendance dans Le Visible et l’invisible caractérise une démarche phénoménologique s’interrogeant sur ses propres limites. Merleau-Ponty mène Husserl aux limites de la phénoménologie, vers une ontologie phénoménologique, par la voie d’une intentionnalité charnelle : à la fois de la chair et vers la chair. Ce mouvement de dépassement est interne à la chair du monde, mais dépasse le sujet percevant et désirant. Dire de la transcendance qu’elle est « synonyme d’incarnation », c’est donner à l’intentionnalité une dimension d’ouverture toujours réitérée au monde, qui ne s’épuise en rien de ce qui apparaît. Ce mouvement est une intentionnalité désirante. Dans le monde, on ne cesse jamais de voir, comme on ne cesse jamais de désirer.
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DEUXIÈME PARTIE
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Merleau-Ponty en dialogue avec les champs de pensée contemporains
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hilosophie en lien critique avec l’héritage cartésien, qui fraye une phénoménologie progressivement distincte de celle de Husserl et une voie ontologique non heideggérienne : cette triple différenciation doit beaucoup à l’attention remarquable que MerleauPonty entretient à l’égard de divers champs de pensée contemporains – psychanalyse, marxisme, sciences de la nature, linguistique, ou encore art moderne. 1) PERSPECTIVES ANTHROPOLOGIQUES (PHILOSOPHIE ET PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE POLITIQUE, PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE) Lorsque Merleau-Ponty intronise le concept de chair dans sa pensée, c’est d’abord à la psychanalyse qu’il attribue le mérite d’en introduire la force et la nouveauté. Dans une finesse de compréhension sans équivalent chez les philosophes contemporains, le libre dialogue
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Philosophie et non-philosophie
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de Merleau-Ponty avec l’anthropologie psychanalytique joue un rôle important dans sa critique de Descartes et de Sartre, et lui apporte des lumières essentielles sur la logique d’incorporation qui nous voue au monde. Mais si sa philosophie de la chair se démarque fortement du cogito et de la liberté comme commencements philosophiques, ce n’est en aucun cas pour nous enfermer dans une autre forme d’immanence : Merleau-Ponty se garde de faire de l’inconscient un second Je pense, doublure de la conscience enfermée dans ses jeux de langage. L’inconscient est notre institution primordiale en étant d’abord désir et intercorporéité, socle charnel de toute intersubjectivité. L’anthropologie merleau-pontienne est ainsi tout autant centrée sur la relation avec autrui que sur l’unité du corps animé. Et c’est dans cette même direction que l’intérêt du philosophe pour l’histoire et pour le marxisme trouve sans doute sa dimension la plus féconde, en particulier dans une exploration originale des liens entre violence et coexistence. J.-B. PONTALIS, « Note sur le problème de l’inconscient chez MerleauPonty » André GREEN, « Du comportement à la chair : itinéraire de MerleauPonty » Jean-Claude ESLIN, « Critique de l’humanisme vertueux »
2) PERSPECTIVES ONTOLOGIQUES (PHILOSOPHIE ET SCIENCE, PHILOSOPHIE DE L’EXPRESSION, PHILOSOPHIE DE L’ART) Indissociable de ses enjeux anthropologiques, la philosophie du dernier Merleau-Ponty prête peu à peu à
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la chair un visage ontologique, notamment à travers une réflexion sur le concept de nature. La difficulté est grande de discerner les lignes de différenciation entre nature et culture, entre la chair du monde et notre chair, tant celles-ci échangent leurs structures dans une co-institution et une expression mutuelle. L’origine de la vérité, que le grand œuvre inachevé de Merleau-Ponty se donnait initialement pour thème, s’avère inséparable de son expression, laquelle reste indirecte et lacunaire – jusque dans le langage, dont le sens n’est jamais qu’écart. Cette origine ne peut donc être isolée et possédée par le philosophe indépendamment de sa propre manière d’être, d’un style qui fait précisément sa chair. Aussi le travail du philosophe n’est-il pas sans affinité avec celui de l’écrivain ou du peintre, qui ne sauraient dessiner le monde sans lui prêter leur corps. L’art moderne en particulier, dans ses tentatives d’atteindre à une expressivité pure, réveille la foi perceptive qui nous initie au monde ainsi qu’à nous-mêmes, sait rendre visible cette éternelle enfance du monde qui témoigne de la nôtre, dévoilant ainsi la co-naissance charnelle de l’homme et de l’être. Franck ROBERT, « Science et ontologie. Pour un concept renouvelé de nature » Mauro CARBONE, « La dicibilité du monde. La période intermédiaire de la pensée de Merleau-Ponty à partir de Saussure » Claude IMBERT, « Le bleu de la mer années 50 »
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J.-B. PONTALIS Initialement publié dans Les Temps Modernes, 17e année, n° spécial 184-185, octobre 1961, pp. 287-303 ; repris dans « Note sur le problème de l’inconscient chez Merleau-Ponty », in Après Freud, Paris, Gallimard. © Éditions Gallimard.
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ans les écrits de Merleau-Ponty et tout au long de son enseignement, la réflexion sur la psychanalyse ne se dément pas et s’approfondit. Le lecteur et l’auditeur même épisodique l’auront noté, il y a là pour lui une référence que ne suffit pas à expliquer un souci très général et très constant de ne jamais dissocier la tâche philosophique des lignes de faits – et de leur entrecroisement – tracées par le mouvement des sciences humaines. Comment comprendre cet intérêt qui, les années passant, change de sens, au moins de portée, comme en témoignent les quelques pages écrites en préface à
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Note sur le problème de l’inconscient chez Merleau-Ponty
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un ouvrage récent1 ? Merleau-Ponty y met justement en garde son auteur contre un rapprochement de la phénoménologie et de la psychanalyse qui serait compris « comme si phénomène disait en clair ce que la psychanalyse avait dit confusément ». Il y a une « déviation idéaliste » infidèle à la recherche freudienne comme à la pensée phénoménologique. Peut-être même convientil, tant que nous ne serons pas capables de formuler « le trésor d’expérience qui est caché dans la communication psychanalytique », de lire Freud « comme un classique » sans récuser d’emblée son langage parce qu’il hérisse le philosophe : « du moins les métaphores énergétiques ou mécanistes gardent-elles contre toute idéalisation le seuil d’une intuition qui est une des plus précieuses du freudisme : celle de notre archéologie. » Mais indiquons d’abord quelques repères sur le chemin parcouru. * On ne réfute pas l’inconscient, et c’est ce qui d’emblée différencie Merleau-Ponty de Husserl, de Sartre et même de la critique de Politzer ; il faut seulement disjoindre les découvertes de la psychanalyse d’une idéologie objectiviste et retrouver le sens de mécanismes psychologiques incontestables que pervertissent les notions causales de la métapsychologie. Cette intention s’affirme dès La structure du comportement où le 1. Préface à L’Œuvre de Freud du Dr A. Hesnard, Payot, 1960. [(NDLE) Repris dans Parcours deux 1951-1961, pp. 276-284.]
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freudisme est invoqué comme exemple destiné à préciser les rapports de l’ordre vital et de l’ordre humain et le passage de l’un à l’autre1 ; la perspective, proche de celle de Goldstein, conduit à une éthique de l’intégration : « On dira qu’il y a refoulement lorsque l’intégration n’a été réalisée qu’en apparence et laisse subsister dans le comportement certains systèmes relativement isolés que le sujet refuse à la fois de transformer et d’assumer. » (p. 193) Même si certains termes ici – ou plus franchement encore dans d’autres passages – évoquent Sartre ou Politzer, déjà la solution diffère ; elle n’est pas à chercher du côté d’une conscience ou d’une science capable de se prendre à ses propres maléfices mais du côté du corps, complexe inné et a priori normatif. L’inconscient ne risque pas d’être confondu avec la mauvaise foi de l’analysé (Sartre) méconnaissant ce qu’il éprouve ; ou de l’analyste (Politzer) confondant de légitimes constructions – qui lui permettent d’analyser le drame concret de la vie individuelle – avec un contenu latent, – qui ne serait en fait que projeté rétroactivement2. 1. Sans doute cette distinction n’est-elle pas à prendre dans un sens substantiel mais purement fonctionnel. Pourtant les images, traditionnelles en psychologie, de hiérarchie et de niveau – qui conduisent à assimiler l’inconscient à l’inférieur – continuent à opérer. Témoins ces lignes : « La régression du rêve, l’efficace d’un complexe acquis dans le passé, enfin l’inconscience du refoulé ne manifestent que le retour d’une manière primitive d’organiser la conduite, un fléchissement des structures les plus complexes et un recul vers les plus faciles. » 2. « … Nous n’avons pas à nous demander de quelle manière il faut concevoir, après la négation de l’inconscient, son contenu. Ce contenu n’existe pas. Le sujet a rêvé : c’est tout ce qu’il avait à faire. Il ne connaît pas le sens du rêve ; il n’a pas à le connaître en tant que sujet pur et simple, car cette connaissance
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Une solution phénoménologique, s’il fallait entendre par là une analytique intentionnelle qui décrirait exactement des corrélations entre des visées et des significations, est d’emblée écartée. Bien plus, il n’est pas sûr que l’ambiguïté et la profondeur de la « vie intentionnelle » suffisent à rendre compte du paradoxe de l’inconscient freudien. Aujourd’hui encore un auteur aussi ouvert à Freud qu’A. de Waelhens compense ce qu’il y a de scandaleux dans l’hypothèse de l’inconscient par l’idée que la conscience non plus nous ne savons trop comment la définir dès l’instant où nous n’y voyons plus un pur regard et savons y reconnaître une simultanéité des couches de visées dont chacune est une structure complexe et mouvante1. Mais il est remarquable de voir dès la Structure du comportement où certaines formulations vont dans ce sens2 une autre direction s’ouvrir, au moins comme index d’une difficulté que la description phénoménologique ne réduit pas : « Il s’agirait de comprendre comment certaines dialectiques séparées et, en détournant le mot de son sens, certains automates spirituels doués d’une logique intérieure peuvent se constituer dans le flux de conscience et donner une regarde le psychologue ; bref, le contenu latent, c’est-à-dire la connaissance du sens du rêve, ne peut être avant l’analyse ni conscient, ni inconscient : il n’existe pas, parce que la science ne résulte que de l’œuvre du savant. » (Politzer, Critique des fondements de la psychologie, p. 212). 1. A. de Waelhens : Sur l’inconscient et la pensée philosophique, rapport présenté aux journées de Bonneval de 1960. 2. Par exemple : « Ce qui est requis par les faits que Freud décrit (…), c’est seulement la possibilité d’une vie de conscience fragmentée qui ne possède pas en tous ses moments une signification unique » (p. 193).
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justification apparente à la pensée causale, aux explications en troisième personne de Freud. » (p. 193) Problème dont la Phénoménologie de la Perception, du seul fait de son orientation plus franchement « existentialiste »1, ne pouvait guère avancer la solution. L’inconscient n’y pose pas de problème spécifique ; il est résorbé sous la rubrique du prépersonnel. Son renvoyées dos à dos psychologies de l’inconscient et de la conscience en tant qu’elles s’accorderaient l’une et l’autre à ne reconnaître à l’existence d’autre contenu que de « représentations » ici étalé, là caché. Les exemples psychanalytiques – empruntés à la Daseinanalyse de Binswanger plutôt qu’à Freud – sont destinés à mettre en évidence comment c’est le corps qui « exprime à chaque moment les modalités de l’existence » ; le sens du symptôme se dissout dans une attitude existentielle globale ; il peut et doit être immédiatement rapporté à un sujet en première personne (« Le souvenir perdu ne l’est qu’en tant qu’il appartient à une certaine région de ma vie que je refuse. », p. 189.) C’est en définitive le corps qui est invoqué comme « possibilité pour mon existence de se démettre d’elle-même ou de se faire anonyme et passive, de se fixer dans une scolastique ». Le sommeil et le refoulement sont décrits dans des termes semblables ; et significativement le refoulement – processus dynamique inséparable pour 1. Même si l’accent est toujours mis sur le mouvement par lequel l’homme reprend une situation qui constitue déjà son propre sens et non comme chez le Sartre de L’Être et le Néant sur le pouvoir de la liberté.
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Freud d’une distinction topique – est confondu avec la fixation qu’il est évidemment plus facile de décrire en termes goldsteiniens (p. 98). La différence explicite de perspective entre les deux ouvrages – le premier envisageant du dehors l’homme qui perçoit, le second se plaçant à l’intérieur du sujet – ne recouvre-t-elle pas une divergence plus fondamentale, selon que le primat est accordé à la structure ou à la signification ? Sans doute, toute la philosophie de Merleau-Ponty est là pour prouver qu’il n’y a pas antinomie entre ces deux notions, la signification n’apparaissant et ne se comprenant qu’au sein d’une structure spécifique et celle-ci, quel que soit le degré de formalisme qu’on lui prête, devant toujours se vérifier effectivement au niveau du vécu, là où les phénomènes ont une signification intersubjective immédiate1. Mais 1. « Les opérations logiques les plus surprenantes qu’atteste la structure formelle des sociétés, il faut bien qu’elles soient de quelque manière accomplies par les populations qui vivent ces systèmes » (S(MàLS), p. 149). C’est dans le même texte qu’on trouvera un passage très explicite sur l’emploi généralisé de la notion de structure : « Le mot, aujourd’hui trop employé, avait au départ un sens précis. Il servait chez les psychologues à désigner les configurations du champ perceptif, ces totalités articulées par certaines lignes de force, et où tout phénomène tient d’elles sa valeur locale. En linguistique aussi, la structure est un système concret, incarné. Quand il disait que le signe linguistique est diacritique – qu’il n’opère que par sa différence, par un certain écart entre lui et les autres signes, et non pas d’abord en évoquant une signification positive – Saussure rendait sensible l’unité de la langue audessous de la signification explicite, une systématisation qui se fait en elle avant que le principe idéal en soit connu. Pour l’anthropologie sociale, c’est de systèmes de ce genre que la société est faite : système de la parenté et de la filiation, système de l’échange linguistique, système de l’échange économique, de l’art, du mythe et du rituel (…). Les sujets qui vivent dans une société n’ont pas nécessairement la connaissance du principe d’échange qui les régit, pas plus
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la nécessité d’articuler l’une à l’autre deux notions ne justifie pas qu’on les confonde au départ ; elle exige tout au contraire la démarche inverse et qu’on n’aille pas par exemple noyer sous la catégorie trop englobante du sens une distinction aussi essentielle que celle de la relation expressive (signification immanente à l’objet) et de la relation linguistique (substitution d’un signifiant à un autre)1. Sans doute, la petite phrase de Freud (« les symptômes ont un sens ») si souvent citée pour attester la discordance entre ses notions causales et son expérience et en faire un phénoménologue malgré lui, a-t-elle favorisé une telle confusion. Structure et signification : on admettra aisément une différence de centrage, l’idée de signification conduisant à un sujet qui, même s’il n’est plus défini comme constituant et déployant le monde, n’en reste pas moins, comme intentionnalité, celui par qui le sens advient2, l’idée de structure en revanche décentrant les sujets qu’elle fait apparaître comme régis par des processus dont ils sont moments ou signes. Une philosoque le sujet parlant n’a besoin pour parler de passer par l’analyse linguistique de sa langue. Elle “les a” plutôt qu’ils ne l’ont. » 1. Sur ce point et sa portée quant à la conception freudienne de l’inconscient, voir le rapport de J. Laplanche et S. Leclaire publié dans Les Temps Modernes en juillet 1961. 2. Sans compter qu’il reste difficile de dégager le « sujet phénoménologique » du sujet de la philosophie classique, support conscient d’opérations, le premier ne s’obtenant que par rectifications successives à partir du second. La description phénoménologique perd beaucoup de son efficacité si on la mutile de la critique indéfiniment balancée des solutions intellectualiste et empiriste ; c’est une objection à laquelle elle n’échappe jamais tout à fait tant sa « naïveté » est inséparable de la sophistication.
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phie fondée sur le primat de la signification sera donc naturellement conduite à n’admettre l’inconscient que sous réserve de l’intégrer à une théorie du corps sensible et de l’expression, d’une activité subjective qui articule un sens, alors qu’une pensée pour qui prévaut la notion de structure se présente d’emblée comme neutre à l’égard d’oppositions traditionnelles : au sein du sujet, entre conscient et inconscient1, et dans la relation intersubjective, entre moi et autrui. Mais comment se borner à ne voir là qu’une différence de méthode ou d’orientation ? C’est ici que doit intervenir la réflexion sur le langage dont on sait la fonction décisive dans l’évolution de la pensée de Merleau-Ponty. Dans la Phénoménologie de la perception, le primat de la perception entraîne une certaine méconnaissance du langage qui n’y est pas décrit dans son champ propre mais comme généralisation de la fonction expressive. La langue elle-même, système constitué de vocabulaire et de syntaxe, peut être envisagée comme dépôt des actes de parole qui, eux, doivent être compris comme gestes : « La parole est un véritable geste et elle contient son sens comme le geste contient le sien (…). Le geste linguistique comme tous les autres dessine lui-même son sens. Le monde 1. On peut même assister à un renversement de perspective par rapport aux vues classiques. Dans les conceptions qui font un usage spontané (Saussure) ou systématique (Freud, Lévi-Strauss) de la notion d’inconscient, c’est bien plutôt la place de la conscience qui fait paradoxe et sa fonction, problème.
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linguistique est l’équivalent de ce qu’est le monde sensible pour le geste (p. 217). On ne peut pas faire l’économie de cette puissance irrationnelle qui crée des significations et qui les communique. La parole n’en est qu’un cas particulier. » (p. 226, souligné par nous) L’origine du langage elle-même (problème qu’il n’y a pas lieu d’éluder) doit être tenue pour un fait « ni plus ni moins miraculeux que l’émergence de l’amour dans le désir ou celle du geste dans les mouvements incoordonnés du début de la vie » (p. 226). Sans doute n’y a-t-il rien à reprendre à de telles analyses. Il n’y pas non plus à leur opposer une définition positive de la langue comme ensemble d’outils qui réduirait la parole à un sous-produit, n’innovant rien, simple exécution linguistique individuelle. C’est leur relation dialectique que Merleau-Ponty s’est attaché à expliciter1 avant de voir dans l’institution linguistique un modèle pour comprendre les autres institutions, dans leur genèse, leur équilibre et leurs transformations. * Il est remarquable que la même année où MerleauPonty traitait au Collège de France de l’Institution dans l’histoire personnelle et publique il consacrait son autre cours au Problème de la passivité : deux voies d’approche qui lui permettaient de marquer les limites d’une philosophie de la conscience et même de rectifier sa propre philo1. Voir particulièrement S(PhLg), pp. 105-122.
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sophie de la perception (ou du moins la façon dont elle a été souvent comprise)1. Il fallait d’abord renouveler la notion de sujet, le définir comme instituant, en généralisant ce que l’analyse de la perception avait établie. Car parler du primat de la perception, ce n’était pas tenir une opération pour le ressort primordial de notre rapport à l’être (encore moins s’agissait-il de privilégier le sensoriel) mais faire connaissance avec un genre d’être à l’égard duquel le sujet n’est pas souverain sans pourtant qu’il y soit inséré2, dégager sur un terrain exemplaire la notion de champ pour finalement la reconnaître à l’œuvre chez le sujet lui-même. S’il doit y avoir pour un sujet des obstacles – qui ne soient ni purement naturels ni simplement posés par lui comme l’envers de son pouvoir – et un problème de la passivité – c’est-à-dire autre chose que le fait de l’inertie – il faut qu’avoir conscience soit « réaliser une certaine variante dans un champ d’existence déjà institué, dont le poids, comme celui d’un volant, intervient jusque dans les actions par lesquelles nous le transformons ». Consultons, par exemple, notre expérience du passé : il ne nous apparaît pas comme une suite de choix 1. Il va de soi que je ne prétends pas, dans les remarques qui suivent rendre compte, même de la façon la plus sommaire, des leçons que cette année-là (1955) professa Merleau-Ponty et que je n’ai pu suivre que de façon sporadique. Je rapporte seulement, en me fiant au souvenir de l’intérêt que j’y pris, ce que j’ai saisi de leur orientation quant au problème que nous discutons ici. 2. « Je suis investi par certains spectacles alors que je croyais les investir et je vois se dessiner dans l’espace une figure qui éveille et convoque les possibilités de mon propre corps comme s’il s’agissait de gestes ou de comportements miens » (S(PhLg), p. 118).
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mais comme tissé au jour le jour, lâche le plus souvent, soudain serré, marqué de conflits vécus à l’aveugle, lesté d’événements plus chargés que d’autres et qui peu à peu révèlent leur fécondité comme s’ils établissaient en nous une sorte de système capable de distribuer une valence à ce qui se présente. Reportons nous aussi à notre expérience du sommeil et à celle, conjointe, du réveil : on renoncera ici au radical dualisme sartrien de la présence et de l’absence du monde réel1 ; discontinuité qui ne connaîtrait aucun enveloppement. Dormir, ce n’est pas le fait d’une « conscience imageante » vide qui se fait captive de sa chute mais une modalité du corps qui se ferme au monde et donc continue à en participer. Il n’est pas vrai – et Freud a raison contre Sartre – que le rêve soit « pur pouvoir de viser n’importe quoi à travers n’importe quel emblème »2, chaque impression pouvant successivement valoir pour une foule d’objets3 ; 1. « Le réel et l’imaginaire, par essence, ne peuvent coexister. Il s’agit de deux types d’objets, de sentiments et de conduites entièrement irréductibles » (L’imaginaire, p. 188). C’est ainsi que pour Sartre, on s’en souvient, la conscience réflexive détruit instantanément le rêve, et qu’à l’inverse la conscience imageante, pour autant qu’elle persévère dans son attitude, ne trouve pas de motif d’en changer ; « tant que le rêve durera, la conscience ne pourra se déterminer elle-même à réfléchir, elle est entraînée par sa propre chute et elle continue indéfiniment à saisir des images » (p. 216). 2. RC55, p. 68. 3. « Si la conscience ne peut jamais saisir ses propres soucis, ses propres désirs que sous la forme de symboles, ce n’est point, comme le croit Freud, à cause d’un refoulement qui l’obligerait à les déguiser : c’est parce qu’elle est dans l’incapacité de saisir quoique ce soit de réel sous sa forme de réalité. Elle a entièrement perdu la fonction du réel » (Sartre, op. cit., p. 216). Au « vide » de l’imaginaire correspond pour Sartre la plénitude du réel qu’il paraît réduire à ce
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il faut maintenir et développer l’idée freudienne d’un « symbolisme originaire responsable du rêve et plus généralement de l’ensemble de notre vie »1. La fiction ne tire pas toute sa force de l’absence du réel et, à l’inverse, le monde perçu est fait de lacunes, sa plénitude est présomptive et nous pouvons aisément y retrouver, – soit dans ce qu’on appelle si mal, car il n’est pas fait de mots, notre monologue intérieur2 soit quand notre perception d’autrui, par exemple dans la rumeur du conflit, devient quasi onirique, – rivalisant avec lui, et non exclue par lui, la puissance de l’imaginaire. Où, comment s’élabore cette parole non parlante ? Ainsi s’affirme une conception de l’inconscient qui récuserait bien l’objectivisme freudien sans pour autant ramener ce qu’il entre d’opaque et d’anonyme dans le fonctionnement de notre existence à la mauvaise foi constitutive de la conscience imageante. Il fallait reconnaître à l’inconscient une certaine efficacité et le définir comme conscience perceptive. Certes, une philosophie de la perception n’a pas à réfuter le freudisme mais peut-elle l’intégrer sans le méconnaître ? Dans la perspective de Merleau-Ponty, les mécanismes du travail du rêve par exemple ne sontqui s’observe et s’apprend ; ce postulat réaliste le fait passer sous silence – au moins à ce moment de sa pensée – la structuration du réel par l’imaginaire. 1. RC55, pp. 69-70. 2. « Toute la description de notre paysage et de nos lignes d’univers, celle de notre monologue intérieur seraient à refaire. Les couleurs, les sons, les choses comme les étoiles de Van Gogh sont des foyers, des rayonnements d’être ». (S(Préf), p. 22).
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ils pas essentiellement rapportés à un mode d’être de la conscience, la conscience onirique, dont la phénoménologie peut décrire le rapport qu’elle entretient avec un monde absolu comme celui de l’enfance, un passé si peu daté qu’il en devient transtemporel, des autres où l’on reconnaîtra moins des personnes isolables que, dans l’échange incessant des rôles, les instruments de notre propre débat ou de notre mythe… On en viendra alors à ramener la condensation à cette propriété constitutive du rêve d’offrir des sens multiples, ce qui implique qu’il ne peut jamais être inventorié, qu’il élabore des thèmes, exhibe des emblèmes, non qu’il articule des signes. De même le déplacement n’est plus ce procédé de la rhétorique de l’inconscient qui substitue un élément à un autre ; il signifie seulement que le rêve est un rayonnement à partir de plusieurs centres. À la limite, le rêve n’en devient-il pas inanalysable ? Commentant certaines interprétations de Freud (notamment le cas de Dora), Merleau-Ponty jugeait qu’à les suivre, l’inconscient du malade paraissait en savoir bien long. Pourquoi toujours postuler un déguisement des pensées destiné à leur donner un caractère avouable ? Ce n’est pas ainsi qu’on résoudra le paradoxe du « savoir sans savoir effectivement », mais bien plutôt sur le modèle de la perception qui nous montre comment un objet littéralement absent n’en est pas moins perçu. Pourquoi Dora, par exemple, n’aurait-elle pas perçu son père comme objet amoureux sans poser son sentiment comme un amour ? Un amour pri-
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mordial, demandait Merleau-Ponty, peut-il même être connu directement ? Si le père de Dora était pour elle le prototype de l’homme, les autres n’étaient que des manières de n’être pas lui. Pour savoir au sens où Freud voulait qu’elle sût, il eût fallu qu’elle eût l’expérience d’un monde où son père ne figurât pas. Pourquoi aussi toujours tenir tel personnage pour substitut d’un autre que le sujet n’oserait pas identifier alors qu’en vérité il fonctionne comme une norme par rapport à laquelle les nouveaux venus se situent, dans une série de relais qui à la limite en fait des équivalents en effet substituables ? Je cite de tels exemples car ils ne témoignent pas seulement d’un souci de nuancer des interprétations dont les analystes ont souvent eux-mêmes souligné le caractère péremptoire ou forcé1. Ces questions de MerleauPonty, cette irritation2 aussi parfois, ont une toute autre portée. Elles expriment d’abord une suspicion légitime à l’égard d’une philosophie qui ne nierait les pouvoirs de la conscience que pour les remettre multipliés à un inconscient extralucide et malin génie ; mais aussi – et 1. Mais n’oublions pas la valeur de révélation, la résonance d’oracle, que pouvaient prendre des interprétations en un temps où la psychanalyse se confondait avec la parole de Freud. 2. Il en fait état lui-même drôlement dans sa préface au livre de Hesnard : « tout lecteur de Freud, je pense, se rappelle ses premières impressions : un incroyable parti-pris en faveur des interprétations les moins probables, un entêtement maniaque du sexuel, et surtout sous ses formes déchues, la signification, la parole, l’action défaites au profit de calembours dérisoires. » Il y a quelques années aussi, à la Société de philosophie, il disait son agacement à voir Lacan illustrer sa démonstration de l’exemple freudien d’un oubli de nom (Signorelli) ; ce n’était à ses yeux qu’un calembour, un phénomène de déchet.
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c’est ce point que nous aimerions discuter maintenant – parce qu’il lui semblait sans doute qu’une fois abandonnée la notion de conscience constituant l’objet au bénéfice de ce que faute d’un meilleur terme il appelait conscience perceptive, ce que les psychanalystes projettent dans le vocable d’inconscient ressortissait à cette démonologie dont Freud lui-même a cherché à préserver ses lecteurs. * Et il est bien vrai qu’une bonne part des faits pour lesquels on invoque paresseusement l’inconscient – ce fourre-tout – se comprennent mieux sans quitter le terrain des significations. Mais peut-on s’en tenir là ? Incontestablement, la difficulté est au centre de la réflexion de Merleau-Ponty sur l’inconscient et responsable selon nous de formulations qui, en le ramenant à ce que l’existence offre d’implicite, d’ambigu, de surdéterminé1 nous paraissent en retrait sur sa propre pensée. En effet, la lecture des faits qu’il groupait sous le concept d’institution ne le conduit-elle pas dans une autre direction ? En rassemblant des phénomènes aussi disparates que le complexe d’Œdipe et la naissance d’un amour, l’application de la perspective dans l’histoire de la peinture ou le fonctionnement d’un système 1. Soit, par exemple ces lignes : « L’essentiel du freudisme n’est pas d’avoir montré qu’il y a sous les apparences une réalité tout autre, mais que l’analyse d’une conduite y trouve toujours plusieurs couches de significations qui ont toutes leur vérité, la pluralité des interprétations étant l’expression discursive d’une vie mixte » (RC55, p. 71).
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de parenté, il mettait en évidence – cherchant dans tous les cas les événements qui établissent un système dans notre débat avec la nature, nous-mêmes, les autres hommes – l’existence de matrices symboliques qui naissent d’un déséquilibre fonctionnant comme appel, donnent sens à toute une série d’événements qu’elles lient entre eux, introduisent non des notions mais des différences, sont présentes, comme autant de sous-univers, dans le champ même de notre comportement, sans que nous puissions les désigner positivement. Dans cette perspective-là, l’inconscient pouvait être défini comme ensemble d’armatures organisatrices. On échapperait ainsi au freudisme vulgaire, qui, en lui donnant pour contenu des pensées secrètes ou des souvenirs enfouis, cantonne l’inconscient dans l’ordre du je pense. On montrerait aussi qu’il est plus qu’une thématique imaginaire puisqu’il traduit, dans la répétition du conflit, la structure d’un champ intersubjectif. Il fonctionne en réalité comme un ensemble d’institutions plus ou moins coordonnées ; en dernière analyse, il est notre institution primordiale. Seulement, cette institution, tout comme la langue, Merleau-Ponty se refusait à la considérer comme transcendante, comme lieu d’agencements et de permutations qui en ferait pour le sujet un non-savoir radical. C’est ainsi que, reprenant le commentaire que Freud a donné de la Gradiva, il expliquait qu’il ne fallait pas voir dans Hanold un homme qui serait manié par son passé et ne le reconnaîtrait jamais, allant de perception
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en perception sans en saisir le sens, jusqu’au jour où la réalité remplacerait de part en part le délire. Ce que la nouvelle de Jensen montrait au contraire à l’évidence, c’est comment le délire de Hanold se nourrit de perceptions qui sont prises immédiatement sans pouvoir être rattachées au contexte du passé. Du moins évite-t-il systématiquement une certaine région de sa vie : il connaît le type du refoulé, sinon l’ordre des événements ; on peut même dire que perceptivement il sait qu’il aime Gradiva. La signification du délire est donc fixée par le refoulement. L’envers dit l’endroit1. Quant à sa productivité, le délire la tient de la puissance de ce qui a été désiré. Le refoulé serait donc en nous lacune systématique, un vide efficace. Ce n’est pas un hasard si Merleau-Ponty s’appuyait sur ce texte ; c’est là en effet qu’on trouve la conception la plus « phénoménologique » de l’inconscient freudien, puisque le refoulement et le retour du refoulé y sont décrits comme deux opérations strictement corrélatives : « Ce qui justement servait à refouler devient l’agent du retour du refoulé ; dans et derrière l’instance refoulante, le refoulé finit par s’affirmer2. » Seul texte, à ma connaissance, où Freud lie ainsi dans une relation symétrique ce qu’il distinguera ensuite, reconnaissant 1. Le charme et l’humour de Gradiva ne tiennent-ils pas effectivement pour une part à l’impression que donne une séquence cinématographique projetée à l’envers et où l’on voit un personnage emprunter des détours qui paraissent du coup absurdement compliqués pour être ramené à son point de départ, par exemple la chaise où il est assis ? 2. Gradiva, p. 143, éd. fr.
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son « erreur », comme deux mécanismes spécifiques et indépendants du « refoulement au sens large ». Il est clair que cette hésitation, loin de n’ouvrir que sur une question d’école, nous met au cœur de toute problématique de l’inconscient1. La « solution Gradiva » conduit à tenir le sens de l’inconscient pour coextensif au vécu : le refoulé transparaît dans le mouvement – aussi tortueux et difficile à reconstituer qu’on le suppose – par lequel le sujet s’efforce de le cacher, ou, en termes analytiques, la défense est symétrique de la pulsion. La solution des autres textes (de la Traumdeutung aux articles métapsychologiques) ne nie point que l’inconscient soit sens de part en part, mais elle fait dépendre l’avènement de celui-ci du fonctionnement d’un processus – le processus primaire – qui comporte ses mécanismes propres (condensation, déplacement), assez différents des phénomènes d’expression pour que les formations de l’inconscient, loin de nous apparaître comme d’emblée significatives, se présentent d’abord comme non-sens2. C’est là ce qui fonde l’interprétation de Lacan qui, tenant, comme on sait, pour essentielle la distinction entre le rapport d’un signifiant à un signifiant et le rapport, engendré par le premier, du signifiant au signifié (les effets de sens), définit l’inconscient – au sens analytique 1. Voir J. Laplanche et S. Leclaire, op. cit. 2. La tentative de Freud a d’abord été – on a tendance à l’oublier maintenant que la psychanalyse s’est transformée en une psychologie générale – de mettre à jour et de rendre accessibles à l’analyse des formations, comme le rêve, qui seraient en tous points équivalentes dans leur structure, leur fonction, leurs mécanismes, aux symptômes.
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– par l’autonomie de la chaîne signifiante, les combinaisons, les permutations des signifiants qui s’y opèrent et insiste sur l’hétérogénéité que comportaient pour Freud les lois de l’inconscient à l’endroit de tout ce qui se rapporte au domaine du préconscient, du compréhensible, du significatif. Et si conscience et inconscient ne peuvent être ramenés chez Freud à deux intentionnalités qui articuleraient le sens selon des modulations différentes, ou à deux niveaux, s’il doit s’agir de deux structures – ou, comme il dit, de deux systèmes – sans doute en relation dynamique l’une avec l’autre, mais dont il lui faut d’abord fonder la cohésion et le principe de fonctionnement spécifiques, c’est que son expérience n’est pas, à la différence de la tradition philosophique, celle d’un sujet connaissant corrélatif de l’objet support de qualités, ni, comme pour une certaine psychologie, celle d’un organisme qui cherche ses conditions d’équilibre avec le milieu, mais fondamentalement celle du désir, manque à être, coapté à des signifiants dont l’insistance propre ne serait pas soutenue par l’intention consciente du sujet. Pour Freud – lu par Lacan – l’affirmation de l’hétérogénéité de l’inconscient n’est que la réponse théorique à la position d’altérité du désir, dans sa liaison foncière à la fois au désir de l’autre et au « lieu du code », système synchronique de signifiants qui commandent l’accès à la satisfaction cherchée. Une telle conception ne constitue pas un retour déguisé, sous modèle linguistique, à une démonologie quelconque. En reconnaissant au signifiant, dans son
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rapport au sujet, une transcendance et une autonomie relative, elle n’implique pas une ontologie de l’inconscient qui en ferait un univers en soi pensable en dehors de toute relation au signifié. Comment Merleau-Ponty, qui la connaissait bien, la comprenait-il ? Il serait présomptueux, outrecuidant de répondre en son nom. Mais peut-être nous permettra-t-on d’indiquer pour conclure, quelques remarques que chacun a pu se faire à le lire ou à l’écouter parler sur le sens de la recherche freudienne, sur le langage et l’inconscient. * Au cours d’une rencontre avec des psychanalystes, il y a quelques mois, Merleau-Ponty disait son malaise à voir la catégorie du langage prendre toute la place. À cette réserve, on trouvera aisément un premier motif : ce qu’il découvre, en deçà du langage institué, c’est la puissance significative des sujets parlants, et leur exigence de communication1. Ce qu’il paraît retirer de la fréquentation de la linguistique structurale, c’est, beaucoup plus que la méthode d’analyse qu’y trouvent Lévi-
1. C’est presque dans les mêmes termes que dans la Phénoménologie de la perception qu’il décrit, dans un de ses derniers textes, l’efficace de la parole : « Elle prend son élan, elle est roulée dans la vague de la communication muette. Elle arrache ou déchire des significations dans le tout indivis du nommable, comme nos gestes dans celui du sensible. On brise le langage quand on en fait un moyen ou un code pour la pensée, et l’on s’interdit de comprendre à quelle profondeur les mots vont en nous, qu’il y ait un besoin, une passion de parler, une nécessité de se parler dès qu’on pense, que les mots aient pouvoir de susciter des pensées » (S(Préf), pp. 24-25).
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Strauss1 puis Lacan pour la transposer à des structures tenues pour équivalentes à celle du langage, la confirmation qu’apporte l’étude objective de la langue à la phénoménologie de la parole, à savoir que les signes qui, un à un, ne signifient rien, n’ayant d’autre signification que diacritique, finissent par « réclamer un sens »2. Aussi bien toute son œuvre ne décrit-elle pas inlassablement le mouvement qui va d’une logique perceptive au logos proféré ? Et quand il analyse le langage, il le rapproche toujours de formes d’expression pré-linguistiques, comme la peinture où il voit s’accomplir un même travail de sens, sous une forme seulement moins « péremptoire ». Rapprochement pourtant sans équivoque ; il n’est pas une réduction. Il signifie à l’inverse – et ce pourrait être là un second motif pour contester un certain absolutisme du langage – que c’est dans la perception que nous trouvons le lieu natal de la parole : on peut dire aussi bien qu’il y a une ouverture à l’être qui n’est pas proprement linguistique et que l’articulation primordiale est perceptive. On sait d’après ses derniers écrits que cette articulation, il la cherchait, en deçà même de la structuration du monde perçu par le sujet, dans ce qu’il appelait après Heidegger la latence 1. « L’analyse phonologique allait précisément permettre de définir une langue par un petit nombre de relations constantes, dont la diversité et la complexité apparente du système phonétique ne font qu’illustrer la gamme possible des combinaisons autorisées » (Lévi-Strauss, Introduction à l’œuvre de Mauss, p. 35). 2. Voir les premières pages de Le langage indirect et les voix du silence, éloquentes à cet égard.
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entendue comme un rapport de simultanéité entre le visible et l’invisible : « Le propre du visible, est d’avoir une doublure d’invisible au sens strict, il rend présent comme une certaine absence1. » Si Merleau-Ponty médite sur la peinture comme « opération centrale qui contribue à définir notre accès à l’être »2, si elle vérifie éminemment l’idée de profondeur du visible en ce qu’elle est le lieu de l’énigme qui fait que « je vois les choses chacune à sa place précisément parce qu’elles s’éclipsent l’une l’autre »3, si enfin il peut concevoir la ligne comme un vide constituant4 – rejoignant ainsi la définition même du symbole – n’est-ce pas la marque que l’irréfléchi est parcouru par une symbolisation primordiale antérieure à la discrimination linguistique, qu’il y a une puissance du sensible où joue déjà la dialectique de l’absence et de la présence, noyau qui constitue ce que nous appelons l’inconscient5. Ainsi, l’origine de 1. OE, p. 85. 2. OE, p. 42. 3. OE, p. 64. 4. « C’est un certain déséquilibre ménagé dans l’indifférence du papier blanc, c’est un certain forage pratiqué dans l’en soi, un certain vide constituant (…). Elle n’est plus comme en géométrie classique, l’apparition d’un être sur le vide du fond ; elle est, comme dans les géométries modernes, restriction, ségrégation, modulation d’une spatialité préalable » (OE, pp. 76-77). 5. « La descente au domaine de notre “archéologie” laisse-t-elle intacts nos instruments d’analyse ? (…) Il faut qu’il y ait pour nous des êtres qui ne sont pas encore portés dans l’être par l’activité centrifuge de la conscience, des significations qu’elle ne confère pas spontanément aux contenus, des contenus qui participent obliquement à un sens, qui l’indiquent sans le rejoindre, et sans qu’il soit encore lisible en eux comme le monogramme ou la frappe de la conscience thétique. » On relèvera, en d’autres passages, les expressions d’action à distance ou de cette « télévision qui nous fait au plus privé de notre vie simultanés avec les autres » (S(PhO), p. 209).
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l’inconscient ne serait pas à chercher dans le processus qui introduit le sujet dans le jeu symbolique, son être ne serait pas celui d’un discours fait de relations entre des termes discrets mais prélevés sur le champ d’emblée intersubjectif de la perception, le seul où la communication ne soit pas « douteuse »1. Tout comme nos opérations intentionnelles expresses se constituent en pratiquant une différenciation au sein d’un rapport originaire à l’être brut, ce qu’il nous arrive de vivre, dans la lutte des consciences, comme « solipsisme à plusieurs » n’est que le dernier terme d’une série de négations : « Il faut concevoir, – non pas certes une âme du monde ou du groupe ou du couple, dont nous serions les instruments, – mais un On primordial qui a son authenticité, qui d’ailleurs ne cesse jamais, soutient les plus grandes passions de l’adulte2. » Nous sommes très loin de là, on le sentira même à ces indications parcellaires, d’une philosophie qui évacuerait la signifiance de l’inconscient sur les significations d’un champ intentionnel comme d’une tentative qui les tiendrait pour deux ordres sans allers et retours incessants. Car il faut bien saisir leur relation, mettre à nu les charnières. C’est même là par excellence le lieu mixte de l’expérience psychanalytique : comment ce corps qui organise le milieu en fonction de sa propre struc1. « Jamais je ne pourrai en toute rigueur penser la pensée de l’autre (…). Par contre, que cet homme là-bas voie, que mon monde sensible soit aussi le sien, je le sais sans contredit, car j’assiste à sa vision » (ibid., p. 214). 2. Ibid., p. 221.
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ture, ce sujet qui se temporalise dans un mouvement comportant son propre sens, comment une spontanéité singulière peuvent-ils s’insérer dans une discontinuité et une discordance de signes inaptes à saisir l’être mais voués à le postuler, laissant ainsi toujours ouverte une brèche où s’engouffre le désir et mord l’angoisse ? La question est au cœur de la méditation de Freud – notamment celui d’Au-delà du principe de plaisir. Elle se pose en d’autres termes chez Merleau-Ponty ; parti d’une analyse de la corporéité, c’est en développant les exigences qu’implique à ses yeux une philosophie radicale de la perception qu’il récuse toute philosophie de la conscience condamnée à construire l’objet, autrui « à partir d’une couche solipsiste » et dépasse finalement tout présupposé de Gestalt. Car s’il n’y a pas pour lui d’univers symbolique distinct, s’il n’y a pas lieu de constituer l’inconscient comme dépôt de signifiants, ce n’est pas qu’il pense que de signification en configuration nous puissions espérer cerner progressivement le sens – nous n’y trouverons pas en effet ce qui les constitue – mais sans doute parce que cette puissance symbolique que Freud a localisée sous le nom d’inconscient en un domaine séparé (de la même façon qu’il le tenait pour coupé de la conscience de ses patients), il la voit à l’œuvre comme l’autre côté, et non l’autre scène (Freud) de notre existence.
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ANDRÉ GREEN Initialement publié dans Critique, tome XX, n° 211, décembre 1964, pp. 1017-1046. « Faire une psychanalyse de la Nature : c’est la chair, la mère. » Note de travail de novembre 1960 (NT, p. 321)
LE PSYCHANALYSTE DEVANT LE VISIBLE ET L’INVISIBLE
L
a vingtaine d’années sur laquelle s’étend l’œuvre de Maurice Merleau-Ponty couvre le champ compris entre la Structure du comportement et Le visible et l’invisible. Qu’un psychanalyste soit amené à témoigner de la présence de Merleau-Ponty, plus particulièrement à l’occasion de la publication de cet ouvrage posthume, n’a, en soi, rien d’étonnant. L’intérêt que le philosophe a accordé à l’œuvre de Freud suffirait à justifier
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Du comportement à la chair : itinéraire de Merleau-Ponty
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cette participation. Mais celle-ci ne va pas sans hésitation. Le visible et l’invisible n’est pas une œuvre comme les autres. Outre qu’elle est une parole provisoire, muée par la force des choses en parole définitive, l’état d’ébauche du livre, son inachèvement, les notes de travail qui l’accompagnent mettent l’analyste dans l’embarras. Il pourrait se laisser aller à penser qu’il est ici en face d’un document qui le concerne à plus d’un titre. D’abord parce que Merleau-Ponty traite ici d’un champ qui n’a jamais été aussi proche de celui des analystes, ensuite parce que ce chantier en cours d’élaboration pourrait être situé dans une série voisine des phénomènes auxquels le psychanalyste prête une particulière attention : celle du rêve, du fantasme, voire de l’acte manqué. De là notre réserve, car il manquera alors à l’analyste le consentement de l’analysé, pour cette analyse insolite. Nous n’aurions pas osé entreprendre un tel travail si nous n’étions persuadés, à travers la très fragmentaire connaissance que nous avions de Merleau-Ponty, que quelque chose demande à être dit sur l’inspiration de cette œuvre, surtout dans sa phase finale, et que ce ne peut l’être que par la voie psychanalytique. Merleau-Ponty en avait eu, surtout dans les dernières années de sa vie, une pénétrante appréhension. Ce ne sera pas la première fois qu’un psychanalyste
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aura écrit sur Merleau-Ponty. Lacan1, J.-B. Pontalis2 ont chacun, dans l’hommage rendu à l’ami et l’auteur, situé son œuvre par rapport au freudisme, en soulignant moins, il est vrai, ce que cette œuvre avait reçu de la psychanalyse que ce qui la coupait irréductiblement d’elle. D’autres témoignages, ceux de Sartre3, A. de Waelhens4, J.-C. Pariente5, A. Robinet6, ont au contraire rappelé à des titres différents l’imprégnation de la dernière période de la pensée de Merleau-Ponty par la psychanalyse. Sinon tout, l’essentiel semble avoir déjà été dit sur ces relations. L’hommage qui a été rendu à Merleau-Ponty par ses pairs, ses proches par l’esprit, ses amis, n’était pas exempt de critiques comme tout hommage qui respecte la parole du vivant que ne cesse pas d’être l’auteur disparu. Mais c’est une situation bien étrange que celle où le mort quitte le silence où la mort le tient pour répondre à ses commentateurs. Cette situation est celle où nous sommes aujourd’hui après la publication du Visible et l’invisible. S’adressant à ceux qui l’ont loué et approuvé, il leur indique que sa pensée est au-delà de la louange et de l’approbation où ils se sont arrêtés, et 1. « Maurice Merleau-Ponty », in Les Temps Modernes, 17e année, n° spécial sur Merleau-Ponty, 184-185, octobre 1961. 2. « Note sur le problème de l’inconscient chez Merleau-Ponty », in Les Temps Modernes, loc. cit. 3. « Merleau-Ponty vivant », in Les Temps Modernes, loc. cit. 4. « Situation de Merleau-Ponty », in Les Temps Modernes, loc. cit. 5. « Lecture de Merleau-Ponty », in Critique, tome XVIII, n° 186, novembre 1962, et n° 187, décembre 1962. 6. Merleau-Ponty, P.U.F., 1963.
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à ceux qui lui ont reproché d’être resté en deçà de son projet ou de leur attente il signifie que cette pensée en marche est déjà hors de la portée de leur critique. Le mort saisit le vif et nous oblige à l’écouter à nouveau, à revenir sur notre idée déjà faite sur cette œuvre qu’on a cru close trop tôt. Merleau-Ponty nous invite donc une fois de plus à la poursuite du dialogue, à faire avec lui cet ultime bout de route qui l’aura conduit sur la « voie royale » du Silence. DESCARTES : LE COGITO DES MÉDITATIONS ET CELUI DES PASSIONS
La pensée de Descartes n’a jamais cessé de hanter Merleau-Ponty. Cet intérêt se comprend facilement. Descartes, philosophe du cogito, est, comme Merleau-Ponty, plus fasciné qu’on ne le dit d’habitude par le corps. S’il cherche les moyens d’arriver à la vérité, les « Principes pour la direction de l’Esprit », il bute devant l’opacité du monde corporel, comme Merleau-Ponty le fera à son tour. Phénoménologue, Merleau-Ponty trouvera une matière à réflexion inépuisable dans cette œuvre où le monde visible occupe une si grande part, que ce soit à propos du fonctionnement de l’œil ou du mouvement des astres. En ce sens la critique des « mode d’apparaître » à la conscience est aussi un thème cartésien. Il n’est que de se rappeler ce sixième Discours de la Dioptrique – sur lequel Merleau-Ponty revint à de si nombreuses reprises – pour
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comprendre combien les deux philosophes étaient obsédés par le travail silencieux du corps. Mais il faut aussi remarquer que si toute la réflexion de Merleau-Ponty était drainée par la machine corporelle dans son aspect le plus subtil, celui de la perception, cette orientation est déjà une indication. Ce que Merleau-Ponty étudie, ce sont les relations du sujet et du monde, nouées en forme de débat. Mais comment comprendre ce désintérêt pour cette autre face du travail silencieux du corps, celui que Freud a appelé pulsionnel ? Et n’est-il pas curieux que le cartésien passionné qu’était Merleau-Ponty ne se soit jamais intéressé au Traité des Passions ? D’autant plus que passion et perception sont conjointes dans le même sens chez Descartes (art. 27). Dans sa Méditation Seconde, Descartes établit la distinction de l’âme et du corps. Il découvre l’évidence de la chose pensante, il différencie les attributs de l’âme auxquels il confère un statut de vérité, rejette ceux qui viennent du corps. Entre les deux, il fait l’expérience de sentir, inséparable de la notion de corps, et achoppe sur un phénomène mystérieux : « J’ai pensé sentir autrefois plusieurs choses pendant le sommeil, que j’ai reconnu à mon réveil n’avoir point en effet senties ». Le rêve est ici, comme dans toute perspective non freudienne, illusion, erreur, scorie de l’esprit. On pourrait discuter pour savoir en fonction de quoi la nullité significative du rêve est proclamée1. En fonction de quelle certitude ? 1. D’autant que Descartes se laissait aller à interpréter ses rêves.
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Non celle de la pensée, puisqu’il y eut une pensée du rêve, et que ce fut bien moi qui rêvai ; en définitive celle de l’évanescence du rêve au réveil, devant un système de coordonnées jugé comme le seul recevable. Il nous faudrait ici faire mieux que de dire avec Merleau-Ponty que le faux suppose le vrai : affirmer que le rêve écouté dans son langage est vérité, plus vraie que la trompeuse veille trop prompte à garantir les certitudes. Dans le Traité des Passions, Descartes situe encore dans un domaine intermédiaire les « imaginations », aussi bien les rêves que les « rêveries que nous avons souvent aussi étant éveillés, lorsque notre pensée erre nonchalamment sans s’appliquer à rien de soi-même »1. L’« agitation des esprits » engendre ces imaginations qui ne sont que « l’ombre et la peinture » des vraies perceptions. Domaine de médiation – pensons à la situation médiane de la pinéale – entre le monde extérieur et le corps, n’est-ce pas là déjà la préfiguration de la dernière pensée de Merleau-Ponty ? On peut pêcher d’autres trouvailles dans l’œuvre de Descartes qui montrent son intuition – approximative sans doute – de découvertes futures. Ainsi remarque-t-on dans les Principes de philosophie que le titre de l’article 71 est : Que la première et principale cause de nos erreurs sont les préjugés de notre enfance. Où Descartes se laisse aller à un mythe génétique du premier développement de l’enfant (moins distant qu’on le croirait de certaines versions contemporaines) où il 1. Traité des Passions, article 21.
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relève notamment la non-distinction par l’enfant de l’intérieur et de l’extérieur, et l’importance, sinon d’un principe, du moins de notions de plaisir et de déplaisir1. Mais surtout ce qu’il notera c’est le non-dépassement de cette situation puisque le paragraphe suivant (72) précise après l’énoncé de cette première vérité : Que la seconde est que nous ne pouvons oublier ces préjugés ». Sans doute Descartes s’illustra mieux dans l’histoire de la philosophie par sa contribution au problème du Cogito que par celle sur les Passions. Lorsqu’on le voit conclure sur les Passions et faire pencher la balance du côté de la possibilité du contrôle de tout ce passif de l’humain, y montrant le sujet régnant sur son empire, contre lui-même, comme on obtient des chiens qu’ils observent les ordres du maître sans obéir à leur instinct, on peut se demander à la lumière de cette étude qui se révèle en définitive si légère, si peu conforme à l’expérience, si peu vraie, s’il n’y a pas lieu de juger avec réserve sa méthode2. Descartes ne serait-il pas, 1. Sur l’âme enfantine qui remarque « des propriétés de certaines choses qui lui semblaient exister ou du moins pouvoir exister au dehors de soi, bien qu’elle n’y remarquait pas encore cette différence. (…) Mais seulement elle sentait de la douleur lorsque le corps en était offusqué ou du plaisir lorsqu’il en recevait de l’utilité. » 2. Est-ce un hasard si le Traité des passions de l’âme est la dernière œuvre du philosophe ? En est-elle le couronnement ou la chute ? Pressé par sa brillante élève Élisabeth, il se voit acculé à traiter ce problème laissé jusque là à l’écart. G. Rodis-Lewis (a) nous apprend que l’insistance de la Princesse n’était pas purement gratuite. « Passionnée pour la spéculation pure et capable de résoudre des problèmes mathématiques assez complexes, elle supportait cependant avec peine les incidences sur sa pensée d’une santé fragile et d’un cœur prompt à se tourmenter pour les malheurs de sa famille, elle n’a jamais su pratiquer le détachement “qu’après que la passion ait joué son rôle” ». (b) « Il y a quelque
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chose de surprenant dit-elle dans les malheurs, quoique prévus, dont je ne suis maîtresse qu’après un certain temps, auquel mon corps se désordonne si fort, qu’il me faut plusieurs mois pour le remettre, qui ne se passent guère sans quelque nouveau sujet de trouble ». La jeune princesse ne comprenait pas comment son âme obéissant à la raison « pouvait perdre tout cela par quelques vapeurs et que pouvant subsister dans le corps et n’ayant rien de commun avec lui, elle en soit tellement régie. » (c). Descartes recommandera les eaux et la détente avant d’écrire le Traité. C’est encore par le Traité des passions et singulièrement par un développement sur l’amour dans une lettre à Chanut qu’il toucha la farouche Christine de Suède, auprès de laquelle il mourut des suites d’un enseignement prodigué dans des conditions fort rigoureuses qui contrastaient avec ses habitudes. On pourrait ici dresser un parallèle entre ce philosophe cavalier, lecteur d’Amadis de Gaule et qui a, semble-t-il, méconnu profondément le sens du Désir (d) autrement que comme Désir de connaître, et cet autre philosophe cavalier, appartenant à la corporation mythique de la chevalerie errante (errante au regard des routes de la Raison), le Quichotte, qui se mit, lui, sous la bannière de l’Amour. La comparaison serait instructive. Il n’est pas sûr qu’aujourd’hui la réflexion de Cervantès nous en apprenne moins sur l’homme que celle de Descartes. (a) Introduction au Traité des passions, p. 7, Vrin, édit. 1955. (b) Lettre du 22.VI.1645 citée par G. Rodis-Lewis. (c) Lettre du 20.VI.1643 citée par G. Rodis-Lewis. (d) Dans son œuvre, sinon dans ses confidences. La lettre à Chanut du 6 juin 1647 (celle même qui devait être lue à Christine) explique comment Descartes reconnaît le lien qui unissait ses inclinaisons d’adulte avec cet amour d’enfance qu’il avait eu pour une fille de son âge qui était un peu louche. « Ainsi lorsque nous sommes portés à aimer quelqu’un sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant encore que nous ne sachions pas ce que c’est ». Ainsi, comme il fut élevé par une nourrice qu’il n’oublia jamais, c’est d’une servante qu’il aura une fille chérie et tôt perdue dans cette Hollande où étrangement le sort fixa à la princesse Élisabeth d’être réfugiée à La Haye – La Haye comme le nom du village natal de Descartes en Touraine.
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quoi qu’il en paraisse, porté aux mêmes préjugés lorsqu’il s’agit de définir le statut du sujet ? Ainsi il paraît tellement nécessaire au philosophe d’aboutir au cogito – faute d’arrêter ici toute suite à sa recherche – à l’unité de celui-ci, à sa réalité pleine et sans ombre, que le dou-
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te dont il fait état peut paraître de pure forme. En fin de compte la mise en question de la vérité du monde et de celui qui l’investigue a sa solution toute prête. Dieu garantit, en arrière-fond, l’authenticité de la réponse. Descartes qui a longuement interrogé le morceau de cire et établi la permanence de la substance dans sa qualité : l’étendue, passe outre aux contradictions du sujet. Les « trous » de la conscience, l’hétérogénéité des apparaître qu’elle soit vécue dans la simultanéité (rêves, fantasmes) ou dans la succession (le passé, l’être de l’enfance) la contradiction des Passions (leur défi à la raison) ne l’arrêtent pas. Lorsqu’Othello se montre tellement différent, tellement « autre » dans l’expérience de la jalousie, quelqu’un dira de lui : « Est-ce là le noble More, que le Sénat tout entier « Disait excellent en tout ? Est-ce là le caractère « Que l’épreuve n’ébranlait pas ? dont la solide vertu « Ni par le coup de l’accident, ni par la flèche du hasard « N’était percée ou effleurée ? IAGO. – Mais il a beaucoup changé. »1
La cire du désir d’Othello subit des transformations bien mystérieuses. Loin de s’interroger sur cette qualité dissonnante de nos états d’âme qui nous fait paraître étrangers à nos actions passées ou juger folles celles dans lesquel1. Othello (traduction Pierre-Jean Jouve), Mercure de France édit.
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les pourtant nous nous engagerons demain, loin de restituer notre expérience de l’aliénation, Descartes se retrouvera sur le sol ferme du cogito comme terrain de l’unité du sujet transcendantal et cette unité est son meilleur garant contre l’étendue modifiable du corps. C’est pourquoi le corps cartésien est d’abord corps psycho-physique. C’est ce que Merleau-Ponty cherchera à dépasser1. Cette unité transcendante sera pour lui d’abord le composé d’âme et de corps qui n’est en définitive – pour tout un domaine – ni l’un ni l’autre. C’est ce qu’il s’agira de conceptualiser avec la philosophie du cogito pré-réflexif et pré-objectif. HUSSERL : LE COGITO TRANSCENDANTAL, AUTRUI ET LE SOLIPSISME
Descartes donc avait captivé Merleau-Ponty par sa préoccupation constante de faire la part du corps dans sa spéculation. Il avait trouvé chez Husserl, dans une formulation plus moderne, et surtout dans la dernière partie de son œuvre, un souci de rendre compte non plus seulement de l’organisation du corps mais aussi d’une « archéologie » fondement premier de toute connaissance. Si pourtant – pour garder à notre développement son homogénéité – on considère les seules Méditations Cartésiennes, on est doublement frappé. D’une part on y trouve déjà le germe des thèses les plus 1. Il parlera même d’une naïveté de Descartes.
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tardives de Merleau-Ponty et d’autre part on est arrêté par les mêmes impasses que celles déjà relevées chez Descartes. Ainsi ce sont les mêmes faits que le cogito transcendantal aura à affronter pour sauvegarder son statut d’apodicité. Le souvenir, la temporalité, l’imaginaire, le rêve ne seront ici comme dans Descartes que de frêles obstacles que le mouvement de la réduction transcendantale laissera derrière elle dans son effort purificateur pour atteindre son but radicalement formulé : « l’épanouissement du Logos universel de tout être possible ». Mais chemin faisant, aux étapes du voyage qui part du cogito comme « sphère nouvelle et infinie d’existence » pour arriver à la transcendance du monde objectif par la révélation d’Autrui, les découvertes seront nombreuses. La structure du Moi se présente comme une unité liée, sous l’effet de synthèses unifiantes. Cette unification est d’autant plus nécessaire que le Moi est aussi structure de multiplicité qui comprend des possibilités indéterminées « prétracées dans l’état actuel du Moi ». On sait que c’est avec ces « horizons » de la conscience que certains philosophes ont voulu jeter un pont entre la phénoménologie husserlienne et le concept de l’inconscient freudien1. Il restera que si toute assimilation à l’inconscient est impensable selon ces critères, on trou1. A. de Waehlens, surtout dans son rapport sur l’Inconscient aux Journées de Bonneval à paraître prochainement chez Desclée de Brouwer. [(NDLE) L’inconscient, VIe colloque de Bonneval, automne 1960, éd. Henri Ey, Paris, Desclée de Brouwer, 1966.]
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vera néanmoins chez Husserl la répétition lancinante d’un même thème renvoyant à une réalité d’un type spécial, qu’on l’appelle « archéologie », « modes reculés de la structure du Moi », « synthèse passive », « a priori inné », « couche profonde du monde primordial » qui sera sans nul doute l’ombilic des derniers points de vue de Merleau-Ponty1. Husserl avait noté que le cogito engagé dans la réflexion naturelle était « intéressé » au monde, tandis que le cogito de la réflexion transcendantale se plaçait en position de spectateur désintéressé, de kosmothéoros, position dont Merleau-Ponty contestera la validité. La découverte de cette division qui entraîne une « espèce de réflexion » du corps sur lui-même sur laquelle méditera longuement Merleau-Ponty est-elle compatible avec le désintéressement ? La découverte de cette incessante rumeur de l’esprit appelée synthèse passive antérieure à toute réflexion est-elle compossible avec cette attitude de détachement ? Pourtant Husserl s’arrête un moment à l’étude de cette genèse passive, en y découvrant un principe dont l’énoncé ne saurait laisser le psychanalyste insensible : l’association2. Jusqu’où s’étendent les pouvoirs de ce prin1. Tous ces aspects ne sont pas exactement superposables. On risquerait peut-être le contresens à vouloir les fondre en une seule composition. Mais à la façon dont nous les comprenons, ils renvoient à une réalité commune celle de se poser préalablement et antinomiquement au cogito réflexif. 2. « L’association embrasse un ensemble étendu de lois essentielles de l’intentionnalité qui président à la constitution concrète de l’ego pur ; elle désigne une région d’a priori « inné » sans lequel un ego en tant que tel aurait été
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cipe, jusqu’où est poussée cette « constitution concrète de l’ego pur » comme structure de sens ? On sent bien qu’ici une option à prendre s’indique. Ou cette genèse passive sera celle de la perception et nous n’aurons abouti qu’à opposer un monde pré-reflexif à un monde de la réflexion, ou bien alors nous nous trouverons ici devant une structure, au sens d’une organisation latente qui parle son langage propre. La première solution est celle de la phénoménologie, la deuxième celle de la psychanalyse. Nous en voyons la conséquence au niveau du problème d’Autrui avec lequel Husserl se débat, dans la belle, longue et difficile Cinquième Méditation. Devant le cogito qui a seul statut d’évidence apodictique, Husserl fait intervenir la notion d’appartenance pour faire émerger autrui de l’isolement du sujet. La notion d’appartenance permet de me découvrir à l’intérieur du cogito, comme « corps organique » (Leib) et de vivre l’expérience de l’extériorité des autres corps et d’autrui, et Husserl la commente par une phrase qui ne manquera pas de trouver son écho en Merleau-Ponty : « Je suis donc constitué comme membre du monde ». La progression de cette démarche n’aura été possible que par le dévoilement d’un mode fonctionnel nouveau l’aperception de moi-même. C’est à l’occasion de l’expérience de mon corps comme corps organique que ce mode impossible. » (Quatrième Méditation § 39, p. 68. Trad. G. Peiffer et E. Levinas, Vrin édit.)
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particulier d’être s’est révélé à moi. De même, la présence d’autrui se manifestera à moi comme présence, par un mode également spécifique et nouveau, l’aprésentation, aperception par analogie. C’est dans un mouvement dernier que cette aprésentation sera restituée à son propriétaire : Autrui, dont la transcendance me sera révélée partiellement et indirectement puisque je ne saurais en pénétrer le cogito, mais seulement appréhender la coprésence avec moi. Le sens fondamental de ce mouvement est la révélation d’une structure particulière. L’aperception, dit Husserl, n’est pas un raisonnement, ni un acte de pensée. La coprésence n’est pas une double présence. Ego et alter ego sont toujours donnés dans l’accouplement originel. La signification profonde de cet accouplement est l’idée d’une configuration en couple, opérante comme forme de la synthèse passive selon la modalité d’une association accouplante1. Si « originel » est cet accouplement que tout transfert – le mot est de Husserl – qui en provient est en même temps une fusion. Cette couche primordiale est identifiée par Husserl comme celle de l’être commun de la Nature. Il se constitue « en premier lieu sous forme de communauté et sert de fondement à toutes les autres communautés intersubjectives » (souligné par Husserl). 1. « La caractéristique d’une association accouplante est que dans le cas le plus simple, deux contenus y sont expressivement et intuitivement donnés dans l’unité d’une conscience et par là même en pure passivité, c’est-à-dire qu’ils sont “remarqués” ou non fondent phénoménologiquement en tant qu’ils apparaissent distincts une unité de ressemblance ; ils apparaissent donc comme toujours formant un couple. » (loc. cit., § 51, p. 95).
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Tel est le terme des Méditations Cartésiennes. Au moment de dresser le bilan on sent Husserl comme gêné par une contradiction qui n’est pas explicitée. Il est obligé de se défendre à nouveau contre l’objection qui verrait dans sa réflexion une manifestation du solipsisme : « L’apparence du solipsisme est dissipée » écrit-il, et on inclinerait à penser à une mise en cause radicale de la position cartésienne comme les lignes qui précèdent cette assertion dans le texte invitent à le croire. On y lit : « L’idée selon laquelle tout ce que je connais – moi, l’ego transcendantal – je le connais comme existant en partant de moi-même et tout ce que j’explicite, comme constitué en moi-même, doit m’appartenir à moi-même, à mon être propre est une illusion ». Ce virage si décisif n’est-il pas contredit par la conclusion : « L’apparence du solipsisme est dissipée bien qu’il reste vrai que tout ce qui existe pour moi ne peut penser son sens existentiel qu’en moi dans la sphère de ma conscience ». Si nous ne nous trompons pas c’est cette contradiction que Merleau-Ponty aura voulu lever – ou c’est la conclusion de Husserl qui est vraie, et la philosophie de la conscience peut continuer sa démarche souveraine sans se préoccuper du reste, mais elle risque de tomber dans le solipsisme. On alors il faut prendre au sérieux le développement de la Cinquième Méditation et les conséquences de l’aprésentation d’Autrui et de l’association accouplante. S’il en est bien ainsi, il faut alors nous attacher au dévoilement de cette structure différente qui ouvre un continent nouveau à la philosophie.
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Son étude est d’importance puisque selon Husserl luimême il se constitue en premier lieu et sert de fondement à toutes les autres communautés intersubjectives. C’est là à notre avis qu’il faut voir les raisons du dernier virage de Merleau-Ponty. LE DERNIER MERLEAU-PONTY
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Avant d’entrer dans le vif de la dernière phase de la pensée de Merleau-Ponty, nous avons voulu revenir aux ports d’attache à partir desquels sa pensée s’apprêtait à aborder ce rivage nouveau. Sans doute, d’autres références auraient-elles pu être retenues au lieu de celles que nous avons choisies1. Mais les derniers écrits, ceux de Signes, ceux de la Préface au livre d’Hesnard, ceux des Notes de travail nous ont indiqué celles-là. Un fait apparaît avec clarté avec Le visible et l’invisible : le désir de l’auteur de tourner une page, de mener une expérience conceptuelle radicalement neuve. On peut toujours démontrer qu’il y a une continuité dans l’ensemble de cette œuvre de son début à sa fin. On peut, d’une manière plus limitée, attester que déjà Signes annonçait ce virage. Quoi qu’il en soit, la dimension et 1. Ainsi Robinet croit plus à la filiation de Merleau-Ponty dans la lignée Malebranche - Maine de Biran - Bergson qu’à toute autre. On a pu parler aussi d’un rapprochement avec la pensée de Heidegger. Ou encore d’un désir de marquer d’une différence encore plus nette sa philosophie et celle de Sartre.
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LE COGITO PRÉ-RÉFLEXIF ET LA CHAIR
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les ambitions du projet révèlent bien que les arguments de fond ne sont pleinement utilisés qu’avec le dernier livre qui ne se borne pas à approfondir mais rectifie les thèses1. Le thème qui relie les trois ouvrages fondamentaux : La structure du comportement, la Phénoménologie de la perception, Le visible et l’invisible, est le corps. Pontalis a déjà fait remarquer combien les deux thèses renvoient l’une à l’autre. La structure du comportement traite de l’homme qui perçoit (dans le cadre de la science) vu du dehors. La Phénoménologie de la perception traite du sujet qui perçoit (dans l’expérience de la perception), vu du dedans. Le visible et l’invisible est le témoignage de ce qu’aucune des deux perspectives n’a paru apte à venir à bout de ce problème ou même simplement à le poser adéquatement. Il n’est pas inutile de remarquer que le désir de revenir bien des années après sur la matière de ces livres s’accompagnait de la modification de l’opinion de Merleau-Ponty sur la psychanalyse. La structure du comportement, critique de l’objectivisme scientifique, restait néanmoins prisonnière d’une conception de l’intégration. L’inconscient restait le non-intégré et l’œuvre de Freud un inventaire d’anomalies. La Phénoménologie de la perception reflétait une position existentielle et l’inconscient comme la sexualité étaient dépouillés de la spécificité que Freud leur avait donnée pour se dissoudre 1. « Mais tout cela, qui reprend, approfondit et rectifie mes deux premiers livres… » (NT, p. 222).
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dans des significations trop générales, surtout proches de l’analyse existentielle. Mais Merleau-Ponty avait porté un jugement plus nuancé sur la psychanalyse à la fin de sa vie ; ce n’est pas tant qu’il eut reconnu tout à fait sa vérité, c’est surtout qu’il pensait que sa philosophie devait être revue et que la psychanalyse pouvait contribuer à cette révision. Aussi Le visible et l’invisible commence-t-il par une vigoureuse remise en question des conceptions sur lesquelles il avait pris appui jusque là. La Gestalttheorie, en laquelle il avait mis tant d’espoir, est l’objet de commentaires désabusés. Les travaux gestaltistes sont, en dernière analyse, incapables de rendre compte des niveaux supérieurs et des modes concrets d’existence. À nouveau la science est soumise à la critique que Merleau-Ponty ne lui a jamais ménagée ; mais cette fois la philosophie aussi tombe sous le même feu. Ce ne sont plus l’empirisme ou l’intellectualisme qui sont récusés mais la phénoménologie classique elle-même. Critique de la négativité, référence au cogito préréflexif, priorité de l’être sur la pensée, expérience de l’être brut, mise en question de l’espace et du temps sériels, relation de la parole et du silence, entrelacs et chiasme entre voyant-visible, touchant-tangible, statut de la chair comme « élément », seront les principaux thèmes de l’interrogation de Merleau-Ponty. Ils sont étroitement solidaires les uns des autres et s’entrecroisent dans une trame serrée. À la négativité telle qu’elle apparaît surtout dans la conception du néant de Sartre, Merleau-Ponty reproche
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sa timidité, son incapacité à se définir comme négativité vraie, mais seulement comme l’envers d’une positivité qui ne serait jamais autre chose qu’une doublure. « Si nous disons qu’il (l’être) est, nous en détruisons la négativité, mais si nous maintenons strictement qu’il n’est pas, nous l’élevons encore à une sorte de positivité, nous lui conférons une sorte d’être, puisque de part en part et absolument il est rien ». Une telle démarche ne peut mener qu’à compenser « une abstraction par une contre-abstraction »1. Le positivisme et le négativisme absolu reviennent en fin de compte au même. Le mouvement par lequel le néant appelle l’être est négation de la négation, le mouvement par lequel l’être appelle le néant est en fin de compte position de la position. Selon le premier l’être est un attribut de la connaissance, selon le second, la connaissance est un attribut de l’être. Cette relation circulaire indique la nécessité d’une conception plus radicale de la négativité. Ce n’est pas chez Hegel que Merleau-Ponty ira la chercher. Par refus du système, par refus de la dialectique comme principe explicatif, par refus du dépassement hégélien qui n’est en fin de compte que rejet de l’irréductible de la contradiction. Un moment, MerleauPonty aura été séduit par ce qu’il a appelé l’existentialisme de Hegel2, dans la mesure où l’on peut y trouver les germes d’une contestation de la philosophie de la 1. VI, p. 97. 2. Cf. SNS(Hegel), p. 131.
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conscience qui n’est plus qu’une philosophie des « moments de la conscience ». Ici le Maître Absolu n’est plus le Cogito mais la Mort. Cependant c’est peut-être à la pensée négative de Hegel comme de Sartre qu’il pensait, autant qu’à la pensée positiviste, quand il leur faisait le reproche « qu’aucun résultat de la réflexion ne peut rétroactivement compromettre celui qui l’opère ni changer l’idée que nous pensions avoir de lui »1. Il s’agit donc, avant de pousser plus loin toute investigation, de poser le problème du négatif. « La seule manière de penser le négatif est de penser qu’il n’est pas et la seule manière de préserver sa pureté négative est au lieu de le juxtaposer à l’être comme une substance distincte, ce qui aussitôt le contamine de positivité, de le voir du coin de l’œil comme le seul bord de l’être impliqué en lui comme ce qui lui manquerait si quelque chose pouvait manquer au plein absolu – plus précisément, appelant l’être pour n’être pas rien et, à ce titre, appelé par l’être comme le seul supplément à l’être qui soit concevable à la fois manque d’être, mais manque qui se constitue lui-même en manque, donc fissure qui se creuse dans l’exacte mesure où elle se comble »2. Le néant, dit MerleauPonty, inexiste, pour le concevoir il nous faut pratiquer la « néguintuition ». Une telle position modifie le problème 1. VI, p. 99. 2. VI, p. 79, ce dernier fragment de phrase souligné par nous. Cette formulation frappe par sa parenté avec celle de Lacan, utilisée dans un autre domaine il est vrai. Mais l’inconscient freudien n’est-il pas pensée authentique du négatif ?
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de la perception comme manifestation d’appartenance du Cogito, comme le problème d’Autrui. Merleau-Ponty écrira profondément : « Ce qui est mien dans ma perception ce sont ses lacunes ». De même l’expérience d’Autrui n’est plus comme chez Husserl manifestation du corps d’Autrui, de cet illic qui exige de l’hic où je suis que je me transporte au point précis où l’aprésentation d’Autrui m’appelle. Au contraire, Autrui est partout et nulle part « avec l’ubiquité des êtres oniriques et mythiques » (souligné par moi). C’est « un regard venu de nulle part et qui donc m’enveloppe moi et ma puissance d’ontogenèse de toutes parts »1. Merleau-Ponty réagit ici vigoureusement contre le solipsisme, aussi bien de Descartes, de Husserl ou de Sartre. L’Être et le Néant ne doivent pas se fondre ensemble « dans une sorte de Sur Être » mythique2. Pour poser rigoureusement ce problème de l’appartenance et de l’aprésentation Merleau-Ponty introduit alors son concept fondamental : la chair dans son rapport à l’Être. « Notre point de départ ne sera pas l’être est, le néant n’est pas – et pas même : il n’y a que l’être – formule d’une pensée totalisante3, d’une pensée de survol – mais il y a être, il y a monde, il y a quelque chose ; au sens fort où le grec parle de …ª ≥Äz|§μ il y a cohésion, il y a sens »4. 1. VI, p. 89. 2. VI, p. 105. 3. J.-C. Pariente a bien mis l’accent sur cette récusation de la Totalité par Merleau-Ponty sans ce préoccuper d’en chercher les origines dans cette philosophie qui s’est d’abord appuyée sur la totalité. 4. VI, p. 121.
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Ce fondement philosophique s’accommode malaisément du cogito cartésien ou husserlien, ou de la division de l’Être et du Néant. Il ne s’agira pas dans cette voie de proposer des solutions définitives, ni de continuer à explorer les allées de la philosophie traditionnelle. La source du sens n’est pas à rechercher dans les pures significations. En affirmant la priorité de l’être sur la pensée, il faudra interroger l’esprit brut, l’être brut, substituer au cogito l’ouverture à l’Être, remplacer l’opposition essence-fait par le recours à l’expérience. Or l’expérience nous apprend que la Perception, le Toucher, instaurent une relation d’empiétement entre le sujet et l’objet qui les situe dans un champ d’indistinction. Le voyant est aussi visible, le touchant est tangible. Merleau-Ponty reprend donc ici la réflexion de Descartes du Sixième Discours de la Dioptrique, et des Méditations de Husserl. Mais il leur donne une interprétation nouvelle. Tout rapport de Moi à l’Être « jusque dans la vision, jusque dans la parole » est un rapport charnel avec la chair du monde. Tout se passe, ainsi que le dit Robinet, comme s’il fallait aller « de la croûte des comportements au noyau de l’Être » pour y rejoindre cette pulpe de l’expérience, sur laquelle toute idéation est prélevée, qui n’est ni de l’ordre du sujet, ni de celui de l’objet mais de leur Être unique compossible. Donc avant tout cogito je suis ce qui n’existe qu’en tant qu’il est gonflé, empli par cette conjonction de l’ordre du sujet et de l’objet, au sein de l’Être d’indivision. Mon corps n’est pas séparé des choses, « il en est », il se dé-
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tache sur elles et d’elles. À l’inverse le monde n’est pas existant hors de soi, distinct et séparé, il m’est relié, je suis pris dans sa trame, comme il est pris dans celle de mes sens. C’est ainsi que Merleau-Ponty verra la qualification de l’esprit dans ce mouvement d’introjectionprojection puisque en fin de compte entrer en soi et sortir de soi sont les deux faces de la même opération. Pour ce champ spécial d’intercorporéité, MerleauPonty proposera un terme nouveau : « La chair n’est pas matière, n’est pas esprit, n’est pas substance. Il faudrait pour la désigner, le vieux terme d’ “élément”. »1 On comprend ce à quoi renvoie ce terme : un milieu, comme l’air, l’eau ou la terre, et aussi un lieu d’origine, d’émergence de ce qui est à naître, l’élémentaire. Mais il ne servirait à rien d’avoir donné un nom à cette couche archéologique pour la découvrir, en fin de compte, identique ou comparable aux autres. Le principal intérêt de cette découverte est de déterminer la structure de ce cogito pré-réflexif. Ce qui se dévoile en effet ainsi dans cet élément d’esprit brut, d’être sauvage, ce sont des coordonnées temporo-spatiales catégoriquement différentes de celles qui connotent le cogito. Les « rayons de spatialité et de temporalité » font apparaître un espace multiple. Il s’agit de penser l’ici-là non plus comme un couple de réciprocité réversible, mais comme simultanéité véritable. L’espace (comme le temps) est « espace d’empilement, 1. VI, p. 184.
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de prolifération, d’empiétement, de promiscuité… »1. De même il faut substituer au temps sériel le « temps mythique » et Merleau-Ponty évoque ici le souvenirécran des psychanalystes. La chair ne découvre pas le monde au cours d’une expérience qui s’inscrit en elle comme en la cire vierge, les faits, comme les individus spatio-temporels, « sont d’emblée montés sur les axes, les pivots, les dimensions, la généralité de mon corps et les idées donc déjà incrustées à ces jointures »2. La chair infiltre jusqu’au langage. Quelque sympathie que Merleau-Ponty ait éprouvée pour les tendances récentes de la linguistique, il situe leurs découvertes à leur juste portée. La linguistique structurale est instructive en ce qu’elle nous révèle l’aspect latent de la structure au-delà de l’aspect manifeste du langage. Mais il reste que la priorité doit être accordée pour Merleau-Ponty à la parole sur le langage comme rapport à l’Être et au corps, comme Logos opérant, « parole narcissique érotisée ». Merleau-Ponty va plus loin, il met en cause la parole opérante en disant d’elle qu’elle « possède moins la signification qu’elle n’est possédée par elle », « n’en parle pas, mais la parle, ou parle selon elle, ou la laisse parler et se parler en moi »3. Aussi la chair n’est pas expérience fusionnelle au sens de confusionnelle. Elle est chair langagière, tout comme le langage est prélevé sur une relation charnelle. Il est bien vrai que l’enjam1. VI, p. 155. 2. VI, p. 154. 3. VI, p. 158.
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bement qui me fait passer dans les choses, autant que les choses passent en moi, implique une rupture des barrières traditionnelles, une osmose, entre le sujet et le monde. Mais cet élément charnel, ce lieu de l’entrelacs, du chiasme entre voyant-visible, touchant-tangible, comme lieu des relations entre visible et tangible, sur un mode actif et passif est une « masse intérieurement travaillée »1. On comprend alors que dans une telle perspective l’attitude du kosmotheoros n’est guère soutenable. Regardé par les choses, en contact charnel avec le monde, impliqué au spectacle auquel j’assiste, concerné par toutes les lacunes de ma perception qui habitent autant de tiers témoins, mon souverain désintéressement n’est qu’illusion. L’existentialisme de Merleau-Ponty ne sera pas celui d’une option lucide dont l’engagement est la conséquence comme chez Sartre, mais celui d’une situation qui est d’abord plongée, immersion dans la chair du monde, où activité et passivité sont les deux faces d’une même opération. Les notes de travail de Merleau-Ponty nous indiquent assez le sens de son entreprise, les dangers qui l’y attendaient, les points à éclaircir. Il ne lui aura pas échappé combien il lui faudrait se défendre contre l’accusation de mysticisme, de recours à l’ineffable2. Il lui aurait fallu, s’il avait poussé son œuvre, faire face à ce problème : celui du Logos qui habite cette chair. Il 1. VI, p. 193. « Ce que nous appelons chair, cette masse intérieurement travaillée, n’a de nom dans aucune philosophie ». 2. NT, p. 229, février 1959.
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aurait eu à rendre compte de sa réflexion « sur le deux, la paire » comme dialectique de la différence1. Une dialectique qui, nous le savons, n’aurait pas été celle de Hegel mais davantage celle d’Héraclite. Il aurait dit davantage comment il concevait les relations de la perception du mouvement2. Il aurait encore mieux montré comment « mon corps est de la même chair que le monde » bien qu’il fût le mesurant des choses, ou comment l’esprit était l’autre côté du corps. Enfin il aurait exécuté ce projet de faire la philosophie du freudisme3 qui a tant manqué. FREUD : L’INCONSCIENT, LE ÇA, LES PULSIONS
Nous voyons donc Le visible et l’invisible comme une tentative de séparation d’avec la phénoménologie classique – pour introduire des références nouvelles en philosophie. Pourquoi ? Lesquelles ? La recherche des « influences » dans une œuvre est toujours conjecturale, elle vise le phénomène de l’extérieur, elle conçoit la relation entre un auteur, ses contacts, ses lectures comme une relation abstraite. Sans doute vaudrait-il mieux analyser ces facteurs par le propre développement de cette œuvre. En fait les deux attitudes doivent se compléter. Aussi nous résignerons-nous à éclairer ce que nous pensons être une 1. NT, p. 270, novembre 1959. 2. NT, p. 283, janvier 1960, et aussi NT, p. 310, mai 1960. 3. NT, p. 323, décembre 1960.
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« influence », sans être dupes de la portée de nos remarques. Nous posons l’hypothèse que la pensée psychanalytique a joué un rôle déterminant dans le dernier virage de Merleau-Ponty. Ce n’est pas nous qui y ferons intervenir, de plainpied, des arguments ad hominem1. Ce n’est pas non plus la rectification de son jugement à l’égard de la psychanalyse dans la Préface à l’ouvrage de Hesnard qui suffit à le prouver. Les « Notes de travail » montrent assez combien la réflexion sur la psychanalyse prend de place dans l’élaboration de cette dernière œuvre, autant que les références incidentes qui viennent sous la plume dans le texte de l’œuvre. Une analyse du style révélerait que Merleau-Ponty emploie les mêmes termes lorsqu’il s’agit de parler du monde de la chair et du monde freudien. Mondes d’êtres « mythiques et oniriques » tous deux pour lui. 1. Sartre, dans le plus émouvant de ses écrits, attribue la dernière philosophie de Merleau-Ponty au bouleversement qu’a produit chez le philosophe la mort de sa mère. Captif d’une enfance qu’il n’avait pas tout à fait quittée et que le deuil de sa mère l’avait contraint à perdre tout à fait, cette dernière philosophie restituait la présence maternelle, par le témoignage qu’il apportait ainsi de sa survie, puisque l’Être d’indivision qu’ils formaient ensemble ne pouvait se rompre que par la mort des deux termes qu’il accouplait. « Ainsi Merleau-Ponty se fit gardien de se mère, comme elle avait été gardienne de son enfance, il voulait que la mort fût pour elle cette renaissance » (« Merleau-Ponty vivant », art. cit., p. 368). Interprétation qu’un analyste n’a pas de raison de récuser a priori, mais qui montre Sartre mieux disposé à comprendre les relations de parenté lorsqu’elles concernent autrui plutôt que lui-même. L’éblouissant tour d’illusionniste de l’auteur des Mots le prouve assez. Cette lucidité envers les problèmes d’autrui est du reste la règle commune et ne saurait être retenue contre lui. Mais la psychanalyse ne mérite-t-elle pas un meilleur sort que celui qu’il lui fait d’ordinaire.
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Il est vrai que depuis quelques années le champ qui concerne préférentiellement la psychanalyse avait été l’objet de son enseignement. Le cours du Collège de France de 1955 sur la passivité comprend un long développement sur le rêve et la mémoire. Mais surtout, point qui n’a été relevé par aucun de ses commentateurs et exégètes, Merleau-Ponty a pris en considération les développements les plus récents de la psychanalyse lors de son passage à la chaire de psychologie de l’enfant à la Sorbonne. Son cours sur les relations avec autrui chez l’enfant témoigne d’une compréhension exceptionnelle pour un non-analyste des tendances et contradictions internes de la psychanalyse. Enfin ses relations avec Lacan et le groupe de ses élèves ont été étroites. Sartre écrit : « Merleau-Ponty inclinait, vers la fin de sa vie, à faire une place sans cesse plus importante à l’inconscient ; il approuvait sans doute la formule de Lacan : “l’inconscient est structuré comme un langage”. Mais il s’était placé philosophe aux antipodes de la psychanalyse : l’inconscient le fascinait à la fois comme une parole enchaînée et comme la charnière de l’être et de l’existence. »1 Dans la Préface à l’ouvrage de Hesnard sur Freud, Merleau-Ponty situait les relations de la psychanalyse et de la phénoménologie plus précisément qu’il ne l’avait jamais fait jusque là. La phénoménologie apporte à la psychanalyse « la réalité psychique » et aussi 1. « Merleau-Ponty vivant », art. cit., p. 361.
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l’essence intra-subjective. La psychanalyse apporte à la phénoménologie cette vue nouvelle sur la conscience qui n’est pas connaissance mais investissement. Mais surtout l’auteur met en garde contre une interprétation trompeuse. Le génie de Freud n’est pas philosophique, mais il ne faut pas croire que la phénoménologie descendue avec Husserl dans les fondations de l’Être ou dans le Pré-Être, dise clairement ce que la psychanalyse dit confusément. Ce serait plutôt l’inverse. Le reproche de naturalisme fait à la psychanalyse n’est plus de saison. Bien au contraire, il faudrait aujourd’hui craindre de la part des psychanalystes une déviation idéaliste1. De son côté la phénoménologie a à se garder d’un positivisme phénoménologique. Tout ceci n’invite-t-il pas, comme le conseille Merleau-Ponty, à une nouvelle lecture de Freud ? La phénoménologie, de Hegel à Sartre, n’a jamais pu admettre la réalité de l’inconscient. Les critiques de Merleau-Ponty, dans la Phénoménologie de la perception, celles de Sartre dans l’Être et le Néant témoignent de la gêne à l’égard de cet intrus qui vient fausser le jeu de la réflexion philosophique. A. de Waelhens, à diverses occasions, s’est essayé à montrer que le problème de l’inconscient se posait forcément pour la philosophie de la conscience dès lors que le philosophe reconnaît 1. « Il n’y a plus grand risque aujourd’hui que la recherche freudienne scandalise par son rappel de ce qu’il y a de “barbare” en nous, le risque est plutôt qu’elle soit trop facilement acceptée sous une forme idéalisée. » (Hesn, p. 281/8).
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qu’il ne sait pas ce qu’est la conscience, que celle-ci est grosse d’horizons inexplorés. Ces arguments, qui ne sont que la forme rénovée des objections philosophiques traditionnelles, laissent l’inconscient en dehors de la discussion. Pontalis a bien eu raison de montrer comment Merleau-Ponty était à l’égard de l’inconscient dans une situation particulière par rapport aux autres philosophes. À la différence de beaucoup (Husserl ou Sartre ou Politzer), il ne niait pas l’existence de l’inconscient. Toutefois il n’admettait pas pour autant les termes dans lesquels Freud avait institutionnalisé le concept. Le projet de dévoilement latent caché sous le manifeste le captivait, les moyens et les conclusions de ce déchiffrage le choquaient. À considérer, comme il le faisait, le rôle de la surdétermination, il nivelait les différentes déterminations. Ceci revient assurément, dans la multiplicité des significations recouvertes les unes par les autres, à une confusion de sens qui, comme le relève Pontalis, rend en fin de compte toute analyse presque impossible. En réalité le problème de la reconnaissance de l’inconscient est inséparable des coordonnées qui permettent de le reconnaître comme tel. Freud dit dans un court article sur l’inconscient que c’est par les indices qui connotent certains faits psychiques que l’inconscient se fait reconnaître. Ces signes sont ceux de ce qu’il appelle le processus primaire1. 1. Voir L’interprétation du rêve, S.E., II, 588, et L’inconscient, S.E. XIV, 186. Notes sur l’inconscient en psychanalyse, S.E., XII, 266. S.E. = The Standard Edition of the complete psychological works of Sigmund Freud, Hogarth Press.
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Le processus primaire que Freud introduit dans son ouvrage princeps : L’interprétation du rêve révèle l’inconscient comme structure. Celui-ci s’appréhende par des caractères qui le différencient radicalement de la structure de la conscience : – sa tendance à la décharge – une décharge que rien ne peut entraver (la censure oblige à déguiser le produit de la décharge mais ne peut la contenir). Cette décharge est indicative de l’investissement dont sont l’objet certaines significations. Les transformations des contenus indiquent que l’énergie existe dans un tel système sous une forme libre. – son indépendance à l’égard du temps. L’inconscient est indestructible et intemporel. – son indépendance à l’égard de l’espace qui n’est plus concevable selon les références de l’étendue homogène localisable, limitée. – sa méconnaissance des catégories de la raison : cohérence, non contradiction, etc. – la mise en œuvre d’une activité hautement élaborée dans ces processus : la condensation, le déplacement. – la souveraineté sur ce domaine du principe de plaisir-déplaisir, qui gouverne la réalité psychique interne. – on peut ajouter, bien que Freud ne l’ait pas expressément dit : l’indistinction du sujet et de l’objet. – enfin il faut souligner le rôle dominant qu’y joue l’identité des perceptions. Le processus secondaire s’oppose exactement au premier. Il est donc susceptible d’inhibition, l’énergie y circule sous une forme liée, il est soumis aux catégories
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spatio-temporelles rationnelles et obéit au principe de réalité, dite réalité externe. Ceci implique évidemment la distinction du sujet et de l’objet. L’identité des pensées y prédomine. Quoi qu’on pense de ces formulations dont l’apparence mécaniste choquera le philosophe, on peut à bon droit se demander si de nombreux points d’intersection entre la pensée de Merleau-Ponty et celle de Freud n’émergent pas de cette confrontation. N’y retrouve-ton pas cet effort pour s’affranchir de la distinction sujet-objet, pour introduire une conception du temps et de l’espace qui ressemble étrangement à ce que Freud décrit ? N’y a-t-il pas là, dans la mesure où les mécanismes fondamentaux (condensation et déplacement) interviennent un logos implicite qui situe l’inconscient freudien nettement à part des conceptions où l’inconscient est chargé d’une mystique secrète à l’action occulte1 ? Et ne retrouve-t-on pas dans le rôle que Freud fait jouer à l’identité des perceptions prévalant sur l’identité des pensées, une autre formulation de l’idée de Merleau-Ponty sur l’opposition entre la perception et la réflexion ? Freud a appelé son processus primaire parce que fondamental et originaire, Merleau-Ponty appellera le monde de la chair un élément – ce qui est bien proche. Freud cependant gardera à cette autre structure son caractère radicalement étranger à la conscience. Le pro1. Distinction essentielle entre Freud et Jung.
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cessus primaire régit l’inconscient et lui seul, le préconscient reste dans l’orbite du conscient. C’est du préconscient dont il est question dans ces « horizons » husserliens, non de l’inconscient. L’idéation, chez Merleau-Ponty, est seulement « prélevée » sur l’être brut de façon imprécisée dans l’œuvre inachevée, c’est-à-dire sans qu’apparaissent les liens de l’être brut et du cogito. Le cogito pré-réflexif n’avait pas encore trouvé son nom propre chez Merleau-Ponty. Il restait encore à définir par rapport au « Je », qu’il s’agisse du « Je suis » ou du « Je pense ». La chair est attente d’être habitée par ce « gonflement de l’âme » ou ce « creux du corps ». Entre le Rien et le Je n’y a-t-il pas de place pour le cela, le Ça ? L’inconscient n’est pas le Ça mais le Ça répond bien à certains traits du monde de la chair de Merleau-Ponty. Le Ça est encore plus impensable pour la philosophie que l’inconscient. Le genre neutre du pronom, sa fonction explétive confèrent au Es allemand des particularités difficilement traduisibles. Il y a cela. Ça existe et Merleau-Ponty aurait sans doute ajouté : Ça inexiste. Le Ça est la « région » des pulsions dont Freud disait qu’elles sont notre « mythologie », des « êtres superbes et indéfinis »1. À aucun moment le mot ne vient sous la plume de Merleau-Ponty. Mais venons-en à la définition qu’en donne Freud : « Une pulsion nous apparaît comme un concept à la frontière du corps et de l’âme, comme le représentant psychique de stimuli naissant 1. Abrégé de psychanalyse. P.U.F., trad. A. Berman.
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de l’intérieur de l’organisme et atteignant l’âme, comme la mesure de la demande de travail faite à l’âme en conséquence de sa connexion avec le corps »1. Nous ne retiendrons de cette définition que ce qui relie Freud et Merleau-Ponty : une commune préoccupation des relations du corps et de l’esprit à travers un travail. Le monde de la chair n’est pas le monde de la matière, la chair se présente, répétons-le avec Merleau-Ponty, comme une « masse intérieurement travaillée ». Est-on alors si loin de Freud qu’on ne puisse rapprocher sa définition de la pulsion de cette phrase de Merleau-Ponty : « Il y a un corps de l’esprit et un esprit du corps et un chiasme entre eux »2. Les manifestations concrètes de ce monde de la chair Merleau-Ponty les a conçues d’une double manière. D’abord sous le chef des oppositions voyant-visible, touchant-tangible ; ensuite comme manifestation de sphères séparées et conjointes : la vision, le toucher. Nous retrouvons ici encore, un axe théorique important de la pensée de Freud. F. Pasche, J. Laplanche et S. Leclaire et moi-même avons insisté à plusieurs reprises sur la position quasi dogmatique de Freud sur le dualisme pulsionnel. Qu’il soit question de l’opposition des pulsions de vie et de mort ou des vicissitudes des pulsions, l’essentiel est pour Freud de maintenir la cohérence de la théorie psychanalytique en opposant 1. S.E., XIV, 122. Les pulsions et leurs vicissitudes. 2. NT, p. 313, juin 1960.
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non plus seulement le Moi et le Monde extérieur, ou la pulsion et la défense, mais deux forces authentiques et égales qui donnent au conflit intra-psychique sa pleine valeur. En outre, cette position sauvegarde le principe que le structuralisme a bien mis en relief : celui de la signification comme résultat d’un couple antagoniste. Merleau-Ponty écrit dans ses Notes : « Il n’y a que des différences de significations », et aussi : « Réfléchir sur le deux , la paire, ce n’est pas deux actes, deux synthèses, c’est fragmentation de l’Être, c’est possibilité de l’écart (deux yeux, deux oreilles : possibilité de discrimination, d’emploi du diacritique), c’est avènement de la différence sur fond de ressemblance donc sur fond de l’æ¥∑u îμ √cμ…` »1. On pense surtout ici au sixième Discours de la Dioptrique, il est vrai – mais il n’en reste pas moins que l’on rencontre une méthode de pensée qui rejoint celle de la pensée freudienne. Ce qui s’y manifeste est la contestation de l’unité totalisante. La totalité est mise en cause par le monde de la chair. Parce que ce monde se sépare d’une certaine façon du reste (avec lequel il est en rapport de jonction-disjonction), et aussi parce que ce monde n’est manifestement pas homogène ; la vision, le toucher sont deux modes d’être qui renvoient certes l’un à l’autre et à une communauté d’expériences mais ils restent hétérogènes entre eux. Freud ici se rappelle encore à notre souvenir lorsqu’il affirme à de nombreuses reprises que les pul1. NT, pp. 225 et 270.
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sions sont toujours d’abord partielles, scopiques, sadomasochiques, etc., distinctes les unes des autres. Ici se dresse, il faut bien l’avouer, toute la différence entre Merleau-Ponty et Freud. Tandis que pour Merleau-Ponty le corps est aussi un corps libidinal, un corps qui désire, pour Freud le corps est avant tout corps libidinal. La séparation d’une sphère à part dans le moi est liée à l’effet sur la psyché du désir dont l’expérience se vit à partir des zones érogènes et dont les types d’activité se constituent comme autres dans l’organisation du vécu et le statut du sujet. Le monde sexuel est fondu dans l’ensemble du monde corporel chez Merleau-Ponty. La métaphore de l’accouplement husserlien – qui est de pure forme – continue de survivre chez Merleau-Ponty. Le rapport sexuel est pour lui une des modalités de cette « Kopulation où deux intentions ont une seule Erfüllung »1. Il y a là comme un relent de la Phénoménologie de la perception, comme une tendance à revenir en arrière sur ce que l’on a déjà dépassé et à retourner aux thèses dont on voudrait se défaire dans cette œuvre nouvelle. Cette position va se manifester dans la conception d’autrui. Autrui est « partout et nulle part » dans Le visible et l’invisible. Il y a là une tentative pour sortir de l’impasse husserlienne. Mais est-ce bien suffisant ? Dans une note du Visible et l’invisible, Merleau-Ponty, renversant la position classique du problème, affirme qu’autrui n’est 1. NT, p. 281, janvier 1960.
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qu’un cas particulier du problème des autres, « la relation avec quelqu’un (est) médiatisée par les relations avec des tiers », ceux-ci « ont entre eux des relations qui commandent l’un avec celles de l’autre et cela va si loin que l’on remonte vers les débuts de la vie, puisque la situation œdipienne est encore triangulaire »1. Ainsi pour la première fois dans la philosophie, la transcendance d’autrui apparaît dans une perspective liée à la dépendance du sujet originel à l’égard de ses géniteurs. Autrui n’est plus l’autrui anonyme au visage impersonnel d’une relation à deux, hic et illic, mais est l’autrui d’une triangulation en tant que l’Autre de l’Autre n’est pas forcément Moi, mais l’Autre de l’Autre pour Moi. Cette transcendance n’est plus simplement impénétrabilité d’Autrui par moi ou mise en cause réciproque, mais aliénation réfléchie, aliénation en une absence, qui n’est pas l’absence de l’Autre en tant que son néant, mais en tant qu’elle renvoie à ce qui manque à l’Autre où se retrouve le manque du sujet comme question. Or, ce que cette expérience d’autrui fait apparaître, le jeu de la pulsion le fait surgir. Nous avons déjà vu que la phénoménologie du plaisir le révèle, le désir met le sujet hors de lui, avons-nous pu écrire ailleurs 2. Les zones érogènes lieu d’échanges, carrefour du dedans et du dehors, structures d’incomplétude (la bouche appelle le sein ; les fèces, l’anus ; 1. VI, p. 113. 2. « Note sur le corps imaginaire », in Revue fr. de psychanalyse, t. XXVI, 1962, pp. 66-83.
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le pénis, le vagin) révèlent la barre du désir sur le sujet qui s’apparaît Autre par cette expérience, altérité abolie dans la jouissance au profit de l’identification au désir de l’Autre. Mais déjà, au stade de plaisir antérieur à la jouissance, l’identification au plaisir de l’Autre en est inséparable. Le voyant implique un visible. Dans le langage freudien l’exhibitionnisme ne va pas sans le surgissement spéculaire de l’Autre sous le masque du voyeurisme. Le sujet en jouit par identification, à l’aide de ces mécanismes élémentaires dont Freud parle en 1915 : le retournement en son contraire (de l’activité à la passivité) et le retournement contre soi (de l’objet au sujet). L’un des deux courants n’abolit pas entièrement l’autre. Ils coexistent en fait, de même que coexiste de la part de la pulsion liée au Moi-plaisir, par opposition à celle du Moi-Réalité. Toute la vision n’est pas érotisée, mais la part de celle-ci qui l’est entre en conflit avec celle qui ne l’est pas. L’autre ici n’est pas pris dans une dialectique intersubjective, il est intra-subjectif, opaque mais déchiffrable. Cette intrasubjectivité qui est aussi inter-subjectivité projetée situe encore une des limites de l’accord entre le Merleau-Ponty du Visible et l’invisible et Freud. La chair de Freud n’est pas chair du monde, mais chair du sujet, sujet de l’inconscient, sujet de la chair, qui entre en relation avec le monde y tend ses réseaux signifiants mais en reste distinct sauf dans certaines structures comme celles de la psychose.
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La chair du sujet et la chair du monde n’y font alors plus qu’un1. Ainsi l’inconscient est bien cette présence du tiers que Lacan faisait reproche à Merleau-Ponty de méconnaître dans la Phénoménologie de la perception. Ce n’est pas non plus comme Le visible et l’invisible le laisse entendre, la multitude des témoins possibles dont l’œil vient s’accoler aux lacunes de ma perception, comme les motifs qui en rappellent la forme sur la queue déployée du paon. En somme l’Autre ce n’est pas l’autre côté, comme l’a fait remarquer Pontalis, c’est l’autre scène. L’inconscient est vécu par le sujet sous le signe du familier et de l’étranger. Il n’est pas seulement dans les ratés de la conscience (lapsus, actes manqués) mais aussi dans certaines de ses plénitudes incompréhensibles : le sentiment de déjà vu, de déjà rencontré, de déjà éprouvé impliquent la reconnaissance d’une complicité avec cet étranger-familier qui soulève un coin du voile furtivement. L’étrangeté, l’Unheimlichkeit2 de Freud n’est pas un simple horizon, ni comme souvent Merleau-Ponty le dit, une perception ambiguë, voire une imperception, ni même une aprésentation, c’est un signe de la main, ou un index pointé de l’autre rive par un personnage de cette autre scène. Nous sommes mieux placés maintenant pour comprendre les relations de Freud et de Merleau-Ponty. 1. Cf. notre « Fonction du rêve dans l’Orestie », in Les Temps Modernes, avril 1964, n° 215, pp. 1869-1893. 2. L’inquiétante étrangeté, S.E., XVII, 217.
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Discours sur un thème de préoccupations communes, formulations parfois étrangement proches et parfois étrangement différentes – situation de Merleau-Ponty entre Husserl et Freud. Merleau-Ponty parle du corps, du visible et du tangible, de l’il y a, de la structure au sens d’ensemble lié, de l’archéologie, de l’opposition cogito pré-réflexif - cogito réflexif, de l’Être d’indivision. Freud, lui, parle de la libido, des pulsions partielles, du couple Eros-Thanatos, de la structure au sens d’organisation inconsciente du processus primaire, de l’opposition des systèmes de la conscience et de l’inconscient et enfin du sujet divisé par la Spaltung. Il reste à se demander pourquoi cette rencontre manquée, si grand qu’ait été le pas qui a rapproché Merleau-Ponty de Freud. Nous croyons qu’il faut situer cette « différence », cet écart de significations, dans sa position philosophique de base. Entre la philosophie de la conscience – dont il semble qu’elle soulève bien des sujets de mécontentement chez certains philosophes contemporains – et la philosophie de l’inconscient, encore à naître, Merleau-Ponty reste un philosophe de l’existence. Comme telle cette philosophie se veut au-dessus de l’opposition essencefait, philosophie de l’expérience. Le tout est de savoir de quelle expérience. Si Merleau-Ponty jusqu’au jour de sa mort interroge le Sixième Discours de la Dioptrique, c’est peut-être là qu’il faut situer les impasses de sa position. MerleauPonty, en philosophe, comme Descartes, comme Hus-
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serl, part de l’expérience perceptive externe, qui met aux prises le sujet et l’objet, le Moi et le Monde. Freud part, lui, de l’expérience de ce qu’il appelle la perception « interne », le stimulus « du dedans » qui met le sujet en relation avec le désir. Il fait lui-même la distinction fondamentale entre ces deux types d’expérience. La différence essentielle est que, tandis que l’expérience externe nous offre une relative mais indéniable maîtrise, permettant l’évitement du désagrément (la main brûlée se retire de la flamme) ou de l’erreur (l’œil trompé rectifie l’illusion), l’expérience venue des stimuli internes laisse le sujet dans l’impuissance, l’oblige à opérer le refoulement et force ensuite le refoulé à se défaire, se recombiner, s’élaborer, se complexifier, faute de pouvoir ensuite s’en débarrasser par la décharge vers l’extérieur. Ce statut de l’imaginaire, si important dans l’œuvre de Freud, d’un imaginaire opérant comme disait MerleauPonty et non stérile comme celui de Sartre, est né de l’analyse de l’image onirique. L’image du rêve est d’une structure labile, lâche, friable, se prêtant aux décompositions et aux recompositions, s’ouvrant et se refermant pour se mettre à la disposition des combinatoires symboliques les plus diverses. Mais le symbolique n’est travaillé ou n’est gouverné par elles que par son pouvoir de dramatisation. Hors du rêve, le fantasme, le passage à l’acte, se donnent essentiellement comme mise en forme d’un discours qui ne se déduit que de la suite des « actes » de l’univers scénique. Cette mise en scène des origines du désir ne prend ce poids dans la
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constitution du sujet que parce que sa venue au monde est la conséquence d’un désir dramatiquement formulé, vécu et accompli, mais dans ce drame scéniquement représenté le spectateur fasciné et aveuglé ignore qu’il est lui-même objet d’un regard – où s’évanouit sa présence – le sien. Freud parti de la biologie, quitte celle-ci, (les références qu’il y fera seront surtout verbales), il laisse de côté le monde de la réalité externe, s’intéresse à ce qu’il appelle la réalité psychique pour cerner essentiellement dans sa représentation ce qui ne se voit pas, ce qui se cache, ce qui se révèle au fond d’une latence, se dérobe à un sujet qui n’y voit que du feu, s’inscrit sur sa tâche aveugle, rejoint un fantasme et implique une structure, comme texte à déchiffrer. Il y décèle donc le rôle du tiers et aboutit aux instances, au Moi doublement dépendant du Ça et du Surmoi, entre marteau et enclume. Ainsi le sujet ne sera ici ni pré-réflexif, ni réflexif, il sera essentiellement selon le terme de Lacan, sujet barré, sujet qui inexiste. En définitive nous pourrons dire qu’il est bien vrai que la perception nous livre un monde plus originaire que celui du cogito. Que le monde de la chair a bien des relations avec le monde de l’inconscient. Nous avons déjà signalé que Freud souligne la solidarité du système inconscient avec l’identité des perceptions (nécessaire à l’intervention des processus de condensation et de déplacement), et la solidarité de l’identité des pensées (nécessaire aux opérations logiques avec le système de
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la conscience). À la vérité, à lire attentivement Husserl, on s’aperçoit que celui-ci en est presque d’accord, mais là s’arrête l’accord. Dans la pensée de Freud, pour assurer le passage de l’un à l’autre, du système dominé par le principe de plaisir à celui dominé par le principe de réalité, il faut qu’intervienne la perte de l’objet. « La condition préalable à l’installation de l’épreuve de la réalité est que les objets, qui autrefois apportèrent une satisfaction réelle, soient perdus »1. Autrement dit, la recherche dans le monde par l’investigation rationnelle est recherche d’une trouvaille avec l’objet du désir, recherché après sa perte selon un mode autre (identité des pensées) que celui antérieur, fondé sur l’apparence (identité des perceptions). C’est cette perte, consubstantielle au refoulement primordial et originaire, qui fonde l’inconscient, la réalité interne et externe, le sujet et l’objet2. 1. La négation, S.E., XIX, p. 238. 2. Nous venons de retrouver une opposition que Le visible et l’invisible cherchait à dépasser, celle du sujet et de l’objet, du dedans et du dehors, du moi et du monde, point de départ de beaucoup d’impasses. Or, il semblerait à première vue que nous attribuions le désaccord entre Merleau-Ponty et Freud à leur angle de vision des problèmes. Merleau-Ponty philosophe de la Perception, des relations du sujet au monde extérieur, s’opposerait à Freud explorateur du monde intérieur, de l’Inconscient. Cette façon de voir n’est pas exacte. Nous voulons seulement dire que Merleau-Ponty a peut-être limité la portée de ses recherches et sa théorisation par le fait qu’il a centré les unes et l’autre sur la Perception. S’il a montré que le monde du sentir est monde de la chair, prioritaire sur le monde de la réflexion, peut-être aurait-il été plus loin en entrant plus profondément dans les problèmes de la chair, ceux justement que Freud a pris pour objet de son étude. Il est possible que la poursuite de l’œuvre eût permis ce dépassement. Mais nous ne pouvons juger que sur ce qui est offert à notre examen. Si Merleau-Ponty paraît avoir été très loin en dévoilant dans l’expérience du sentir l’Être d’indivision, sujet et objet, carrefour
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La citation de Freud se réfère à un mythe génétique du développement, perspective étrangère à MerleauPonty. Mais l’impasse dans laquelle sa démarche paraît s’engager est de vouloir atteindre une couche élémentaire, originaire, en faisant abstraction des liens de cette couche avec le Désir. Comment l’admettre car, comme Lacan le fait remarquer pertinemment, L’Œil et l’Esprit en nous parlant de la peinture devra faire intervenir le Désir du créateur ou son fantasme fondamental. Ainsi, même dans une perspective anhistorique ou plus exactement non génétique, on ne peut manquer pour parler de la chair de mettre au centre de la discussion la relation du sujet au Désir. On ne saurait n’y faire qu’allusion de façon latérale, sans manquer le but de l’opération. Pour Merleau-Ponty l’acte d’idéation est une ponction, un prélèvement sur l’être brut, mais n’implique pas comme chez Freud cette perte. L’invisible doit d’abord faire disparaître le visible pour le rejoindre par le détour de l’absence. Avec ce détour une nouvelle structure apparaît. du moi et du monde et du dehors et du dedans, il n’avait pas encore fait, semble-t-il, la synthèse de ce point de vue avec l’idée selon laquelle des axes, des pivots, organisent l’expérience. Ceci supposerait donc le fonctionnement de l’organisation inconsciente qui certes n’est pas derrière, mais devant le sujet, au sens où elle le précède dans ses démarches. Elle est néanmoins l’œuvre de l’inconscient qui jette invisiblement ses filets et dispose le réseau dans lequel la Perception se prend. Freud maintiendra la distinction du sujet et de l’objet, faute de tomber dans le confusionnisme, ce que ses successeurs n’ont pas manqué de faire, qui confondent le statut du normal, du névrosé, du psychotique. Ainsi Merleau-Ponty nous paraît par rapport à Freud en deçà ou au-delà de lui. Nous nous en expliquerons plus loin.
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Le concept freudien de castration n’est pas sans rapport avec ces considérations. Celle-ci est appréhendée comme perception d’un manque, le manque du pénis sur le corps maternel. Il est nécessaire pour l’enfant qu’il s’en assure de visu. Il ne suffit pas d’ailleurs qu’il puisse être à même de le faire, puisque cela n’empêche pas, le cas échéant, de refuser le crédit à la perception et d’investir une partie des accessoires féminins comme fétiche en effectuant la séparation entre croyance intellectuelle (il sait que les femmes n’ont pas de pénis) et Désir ; il tient au fétiche comme à l’existence du pénis féminin (il ne veut pas savoir que le fétiche investi est pour lui le représentant de ce pénis). La vision, donc, n’est pas le terme dernier de la certitude. Il faut aller au-delà du visible, accepter la perte de l’objet (la mère, ou son pénis) et faire face à la castration comme manque primordial de l’homme. La quête devient quête du non visible dans le visible (l’objet perdu). L’invisible est renvoi à ce manque, rencontré dans la relation au signifiant et rétrospectivement appréhendé. Le manque a toujours existé, le sujet a vécu sous sa Loi. Dans la parole, le sujet s’expulse de la chaîne signifiante comme être de Désir, elle parle pour lui. Il s’y évanouit dans ce qui le représente, et lui tient lieu de représentant – pour reprendre la formule de Lacan traduisant le Vorstellung Repräsentanz. Que cette parole soit parole visualisée, entr’aperçue, entr’entendue (le fantasme) ou parole « pure » l’emblème du signifiant est délégué par le sujet à sa place.
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Othello clame son besoin de preuve de la fidélité de Desdémone, l’impérieux argument du mouchoir absent est son paravent. Il en oublie la signification par lui attachée à ce mouchoir, à savoir qu’il provient de sa mère, celle-ci l’ayant reçu (selon deux versions contradictoires dans la bouche d’Othello) de son père ou d’une magicienne. Don du père ou instrument de sorcellerie. De cette même sorcellerie dont Brabantio, le père de Desdémone, l’accuse d’avoir usé pour séduire sa fille et qui dans sa malédiction paternelle dit au More le jour même des noces : « More, surveille-la, si ton œil sait guetter : Elle a trompé son père, elle peut te tromper. »
Othello sûr de lui avait répondu dans l’ivresse de sa conquête, certain de lui-même, comme de sa maîtresse : « Ma vie entière, pour sa foi. »
Il oubliera cette parole du père qu’il a vaincu jusqu’à temps qu’on la lui rappelle. C’est alors que sa jalousie deviendra folie jalouse. Folie qui trouve sa cause et sa raison dans le manque du mouchoir de la mère. LACAN, MÉLANIE KLEIN ET LA PHILOSOPHIE DU FREUDISME
Les considérations que nous venons de faire ne sont pas directement déductibles de l’œuvre freudienne. El-
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les ne sont possibles que grâce aux développements de Lacan, parti de Freud. Nous avons déjà indiqué les liens de Lacan et de Merleau-Ponty. Bien qu’il s’y soit référé dans Le visible et l’invisible, Merleau-Ponty avait, je crois, à l’égard de la pensée lacanienne, admiration et réserve. Lorsqu’il parle du danger d’une déviation idéaliste de la psychanalyse en préface au livre d’Hesnard, à qui pense-t-il ? Il faut dire que c’est une critique portée à l’œuvre de Lacan que bien d’autres se sont chargés de faire en leur nom. Lacan veut extirper de Freud ce qui a choqué ses lecteurs occupés de rigueur conceptuelle, tout ce qui chez Freud est l’héritage du mécanisme du XIXe siècle. Ce décapage vigoureux a porté ses fruits et si Freud est aujourd’hui pris en considération par nos philosophes en France, c’est sans conteste à Lacan qu’on le doit, mais cette conquête n’est-elle pas sans contrepartie ? Toute l’« énergétique freudienne » rébarbative au penseur n’est pas remplacée par des concepts qui avantageusement rendraient compte des réalités dont Freud avait le souci. De là, à notre avis, une certaine réticence à l’égard des questions que la théorisation si riche de Lacan laisse – provisoirement on l’espère – dans l’ombre. Par contre, Merleau-Ponty éprouvait à l’égard de l’œuvre de Mélanie Klein qu’il avait étudiée lors de son passage à la Sorbonne, un vif intérêt. Celle-ci, après Freud, a étendu son investigation à l’univers laissé en friche par l’inventeur de la psychanalyse, ce-
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lui de la psychose. L’œuvre riche de Mélanie Klein est entièrement consacrée aux mécanismes originaires de la vie psychique : introjection, projection, clivage, fragmentation, etc. La dimension de la castration se voit remplacée par celle du morcellement ; à la relation triangulaire (père, mère, enfant) est préférée l’étude de la relation duelle (mère-enfant) comme relation fusionnelle que l’on pourrait dire d’enjambement, d’empiétement ; de la position dominante du Père comme détenteur du Phallus signifiant du Désir et de la Loi, on passe à une hégémonie maternelle illustrée par l’image de la Mère Phallique omnipotente. Les échanges sont ici conçus sur un mode massif et la monotonie des transformations est frappante. La distinction entre sujet et objet, réalité psychique interne et externe, est dans ce système pratiquement inexistante. Aussi la chair est ici chair du monde. Faute de ces distinctions, il est impossible de parler dans la pensée kleinienne d’une chair de l’enfant qui serait distincte de la chair de la mère ou de la chair des objets et vice versa. Les mécanismes pulsionnels fondamentaux semblent bien être les plus primitifs de ceux décrits par Freud à l’exclusion des figures plus nuancées. On ne saurait assez dire combien cette position est dans une certaine mesure antinomique de celle de Freud puisqu’elle ne fait pas de place à la notion d’un objet perdu, mais érotise tous les objets et depuis toujours. En somme comme chez MerleauPonty, autrui est ici partout.
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Il n’est pas impossible que Merleau-Ponty ait été séduit par cette vue nouvelle de la psychanalyse1 dans la mesure où il y trouvait un contrepoids à la « déviation idéaliste » de la psychanalyse. En réalité ce système comporte autant sinon plus de germes d’idéalisme que tout autre déséquilibre de la pensée freudienne. Telle est l’impossible condition de la pensée psychanalytique freudienne. Profondément imprégnée par la machinerie du XIXe siècle, elle rebute par ce que cette machinerie comporte d’inacceptable et de désuet aujourd’hui. Débarrassée de cette machinerie, elle se déséquilibre et ne marche plus droit. Essaye-t-on de remplacer cet appareillage par un autre scientifiquement à la mode du jour, il n’en reste plus rien. C’est justement parce que Freud crée un langage, son langage, une mythologie, sa mythologie, qu’il échappe aux critiques des philosophes sur les préjugés préontologiques de la science. Impossible de juger ses opinions sur les « représentations » inconscientes comme celles d’une quelconque psychologie de la perception. Conscient de l’insoutenable gageure de toute réduction objectivante, il se met au centre d’une herméneutique. C’est à partir d’une systématique mécaniste qu’il construit le monument de son œuvre. Mais méfionsnous d’une récusation de ses références biologiques. Si elles sont là ce n’est pas pour nous inviter à nous pen1. À la Sorbonne il avait comparé les positions d’A. Freud et de Mélanie Klein comme celles de la droite et de la gauche psychanalytiques.
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cher sur les sciences naturelles. C’est seulement pour nous rappeler que le possible n’est pas le réel, qu’il y a, comme disait Merleau-Ponty, un ancrage du symbolique, une gangue de non-sens dont le sens n’émerge que laborieusement. Merleau-Ponty écrivait très justement dans les dernières lignes du Visible et l’invisible : « En un sens, si l’on explicitait complètement l’architectonique du corps humain, son bâti ontologique, et comment il se voit et s’entend, on verrait que la structure de son monde muet est telle que les possibilités du langage y sont déjà données. » Freud ne lui aurait pas donné tort sur ce point. L’OUVERTURE DE L’ŒUVRE ET SON INTERROGATION
Le balancement de Merleau-Ponty à l’égard de la psychanalyse ne cessait d’osciller d’une direction à l’autre. Il est apparent dans Signes. Tantôt l’auteur donne au freudisme une place de choix1 et montre envers l’œuvre de Freud une compréhension illuminante, tantôt sensible à l’appel des sirènes de l’anthropologie structurale il minimise l’entreprise freudienne jusqu’à entériner les conclusions de Lévi-Strauss selon lesquelles le mythe d’Œdipe perd sa valeur de matrice symbolique pour n’être plus qu’une variante parmi d’autres de ce thème foisonnant dans la prolifération du monde mythique2. 1. L’homme et l’adversité. 2. De Mauss à Claude Lévi-Strauss.
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Tantôt enfin dans l’admirable Philosophe et son ombre il parlera de cette « archéologie » en des termes inspirés dont le sens habitait l’œuvre de Freud – il le savait bien – plus que celle de Husserl. On peut dire que Merleau-Ponty reste quand même, quelque désir qu’il eut d’en sortir, dans la ligne husserlienne. Comme Husserl, comme Descartes, sa recherche est celle de l’évidence apodictique. Mais à la différence de ces derniers cette recherche vaut plus à ses yeux pour sa démarche que pour le résultat qu’elle vise. On pourrait même dire que Merleau-Ponty trahirait son projet s’il réussissait à atteindre aux mêmes certitudes que Husserl ou Descartes. Il ne veut leur ressembler que par l’attitude interrogative. Aboutir à cerner cette apodicité, c’est répondre à la question qui serait la fin de la philosophie et faire de la suite un pur bavardage. S’ouvrir à l’existence de cet « il y a » et interroger cet entrelacs, ce chiasme, ce retournement qu’est l’esprit, atteindre à ce sol de l’Être pour l’entendre résonner de sa résonance originaire, témoin de la confluence originaire du Moi et du Monde, c’est là le maximum à quoi nous puissions prétendre au départ, sans introduire subrepticement dans la question la réponse de ce que l’on cherche, sans préjuger de la suite, par un itinéraire qui reste encore à tracer. Cette situation au carrefour de plusieurs routes situe plus que jamais Merleau-Ponty comme « philosophe de l’ambiguïté ». Situation qui persiste après sa mort et qui permet à son œuvre finale en cours d’élaboration d’être successivement rattachée au
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courant husserlien par C. Lefort, à la pensée religieuse malebranchiste par A. Robinet, ou ici-même à une tentative d’intégration philosophique de l’œuvre de Freud. Sans doute Merleau-Ponty voulait-il qu’il en soit ainsi, qu’on continue d’interroger son œuvre, d’imaginer la suite et peut-être même de la rêver. Mais que ce soit par l’intercorporéité qui relie sa chair à la nôtre.
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JEAN-CLAUDE ESLIN Initialement publié dans Esprit, numéro spécial, 6, juin 1982, pp. 7-20.
L’
œuvre politique de Merleau-Ponty nous est moins accessible qu’il paraît à première vue. Les trente-cinq années qui nous séparent de ses commencements ont apporté une connaissance plus crue des régimes politiques de l’Europe de l’Est, de la pratique du totalitarisme. Les événements de Hongrie (1956), de Tchécoslovaquie (1968), de Pologne (1956, 1970, 1981) ont ouvert les yeux les plus aveugles sur la pratique du communisme en Europe et ont fini par provoquer une désacralisation de la pensée marxiste. Non seulement de la pensée marxiste, mais du principe même des philosophies de l’histoire, dans la mesure où elles prétendent mener les peuples à un stade supérieur d’une 1. Violence et coexistence dans l’œuvre politique de Merleau-Ponty.
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évolution historique. Le contexte de 1945 dans lequel Merleau-Ponty commence à publier des articles politiques est tout différent. Après la libération de l’Europe du joug hitlérien, un grand mouvement de reconstruction – selon des philosophies du progrès, marxistes ou libérales – constitue pendant vingt ans un fond de tableau incontesté, la mesure selon laquelle les épisodes historiques sont évalués. « C’est dans l’espoir d’une libération universelle que beaucoup d’intellectuels se sont, au lendemain de la dernière guerre mondiale, jetés dans le communisme. » L’époque 1945-1960 est marquée en Europe par un élan unitaire, qui contraste avec l’émiettement ou le pluralisme de l’entre-deuxguerres, comme si l’on avait hâte d’oublier les horreurs du conflit et de croire que l’enthousiasme économique ou la militance politique pouvaient de nouveau tout gagner. Dans ce contexte, le respect pour le Parti communiste allait de soi pour beaucoup d’intellectuels français qui eux-mêmes n’étaient pas communistes. Nous sommes aujourd’hui bien plus désillusionnés, nous voyons le monde politique sous des couleurs tellement noires qu’à la limite notre savoir du mal engendre une paralysie à agir. En 1945, au contraire, la volonté d’action était intense, elle constituait parfois une échappatoire à la patience exigée par le labeur philosophique. Se faisaient face alors des philosophies de la conscience (Lavelle, Le Senne) et des philosophies de l’histoire. Les philosophies de la conscience, selon une tradition française de l’homme intérieur (La conscience de soi de L. La-
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velle) ne se flattaient pas de trouver un sens à l’histoire, pour elles l’événement était le point d’émergence de valeurs intemporelles. Les philosophies de l’histoire au contraire chargeaient l’histoire d’un poids de raison, de volonté, de projet tel qu’il risquait de la faire sombrer sous la charge. Entre ces deux écueils, Merleau-Ponty cherche une philosophie de la contingence, une philosophie où la vie de l’esprit se joue dans l’événement et dans la politique, sans cesser d’être vie de l’esprit, c’est-à-dire de se prêter à un sens inépuisable (RC54, 44). Il récuse l’opposition d’un spiritualisme qui peut être plus inerte que la matière et d’un matérialisme qui incorpore l’homme entier à la lutte économique et sociale, et s’attache à « l’histoire comme milieu de vie », à « l’ensemble dans lequel s’insère mon action » (45), à ce qu’il appelle ailleurs la coexistence. En dépit de circonstances si différentes entre hier et aujourd’hui, qui modifient toutes les perspectives d’une œuvre et la rendent à la contingence dont elle dépend, l’œuvre politique de Merleau-Ponty demeure formatrice par la manière dont elle veut tenir en même temps coexistence et violence, à l’encontre de tout idéalisme. Ce lien étroit, nous l’abordons selon quatre thèmes, qui sont autant de facettes d’une seule question : 1) la guerre comme sortie d’une philosophie de la vie intérieure ; 2) le dilemme de Merleau-Ponty face au marxisme : logique de l’histoire ou contingence de l’histoire ?
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3) la pensée de l’institué comme médiation entre logique et contingence ; 4) une méditation sur Machiavel, type d’une vérité politique qui parvient à tenir ensemble Fortune et coexistence. Chaque point est abordé en partant d’un texte.
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Dans un article de 1945, « La guerre a eu lieu » (SNS(guerre)), est en jeu la position même du philosophe, le type de philosophie qu’il pratique, le style de cette philosophie. Merleau-Ponty dit ici comment il trouva sa propre philosophie en dépassant, c’est-à-dire aussi en comprenant, l’équivoque qu’engendre presque nécessairement telle philosophie spiritualiste : l’équivoque d’une distinction entre vie intérieure et vie extérieure. Il met en cause sa philosophie d’avant-guerre, qu’on peut nommer philosophie de la conscience ou spiritualisme, marquée souvent inconsciemment par une dissociation entre la vie de l’esprit, la liberté, comme valeurs d’une part, et les contingences de la vie extérieure (être élève à l’École normale supérieure, vivre en état de guerre, sous l’Occupation, ou en captivité), bref la position dans la vie. On ne sauvegarde alors la vie de l’esprit, la vie intérieure, qu’à céder sur l’extérieur. Les élèves de l’École normale, dans les années précédant la guerre, pensaient vivre une vie universelle, « aussi près de Platon que de Heidegger », des Allemands que
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LA GUERRE, NOVICIAT PHILOSOPHIQUE
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des Chinois. Ils vivaient une vie intellectuelle, mais fermaient les yeux sur l’extérieur, les préparatifs hitlériens, ils n’envisageaient pas la guerre. « Nous avions secrètement résolu d’ignorer la violence et le malheur comme éléments de l’histoire, parce que nous vivions dans un pays trop heureux et trop faible pour les envisager. (…) Nous habitions un certain lieu de paix, d’expérience et de liberté, formé par une réunion de circonstances exceptionnelles, et nous ne savions pas que ce fût là un sol à défendre, nous pensions que c’était le lot naturel des hommes » (245-246). Merleau-Ponty traque les effets de l’équivoque qui ignore l’extérieur, tels travaux intellectuels poursuivis comme en une sorte d’intemporel paradis, voire telles belles opinions vertueuses. À l’inconscience des normaliens, ces années-là, répondait le jeu de façade culturelle des représentants allemands à Paris : « Leur irrésolution entretenait notre inconscience. » Pensées, travaux intellectuels inconscients de la position de leur auteur, bientôt « pensées de captifs ». Merleau-Ponty s’en prend à l’idéalisme de l’homme assez heureux pour n’avoir pas à assumer sa position dans le monde, à un universel qui irait de soi, à l’idée d’une communication possible entre tous, comme si les hommes n’avaient pas de corps, comme s’il n’y avait pas des nations, des frontières, une guerre, une occupation qui divise les hommes entre occupants et occupés. S’il arrive à quelqu’un de trouver sommaire la vision qu’a Merleau-Ponty de la philosophie de la conscience (de
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même qu’on peut trouver étroite à force d’être subtile sa vision du libéralisme et du droit libéral dans Humanisme et terreur), il sera bon de comprendre que l’auteur ne s’en prend pas d’abord à une doctrine, mais à un certain état de vie, compatible avec plus d’une doctrine, socialiste aussi bien que libérale, plus d’une philosophie, et qu’à vrai dire nulle philosophie – fût-elle marxiste – n’est exempte de servir de support à un état de vie qui succombe au fantasme de quiétude, à un pays qui préserve son état tranquille. Merleau-Ponty touche ici l’étrange et peut-être constitutive faiblesse des démocraties devant la violence, leur étrange répugnance à l’égard de la force. En ce sens, une démocratie libérale des années 80 peut toujours vouloir ignorer la violence, vouloir croire qu’on peut parler avec Brejnev à Varsovie alors qu’il vient d’envahir l’Afghanistan, qu’on peut continuer des échanges économiques pacifiques avec une Pologne « en état de guerre ». « Nous n’avions pas tort en 1939 de vouloir la liberté, la vérité, le bonheur, des rapports transparents entre les hommes, et nous ne renonçons pas à l’humanisme. La guerre et l’Occupation nous ont seulement appris que les valeurs restent nominales sans une infrastructure qui les fasse entrer dans l’existence, que les valeurs ne sont rien, dans l’histoire concrète, qu’une autre manière de désigner les relations entre les hommes telles qu’elles s’établissent selon le mode de leur travail, de leurs amours, de leurs espoirs et, en un mot, de leur coexistence » (268). La découverte de la contingence, c’est-à-dire du caractère
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fragile, menacé, de la liberté et de la raison va de pair avec celle de la violence. « Le citoyen d’aujourd’hui, ditil, n’est pas sûr qu’un monde humain soit possible. » L’optimisme démocratique est douteux s’il doit faire supposer que la violence ne fait dans l’histoire que des apparitions épisodiques (SNS(marx), 180). La découverte de la contingence n’est pas pour Merleau-Ponty un thème de sa philosophie, elle en est la position première, le moment inaugural, le terme auquel on revient toujours. Sa position : ce par quoi il voit désormais, et il voit des Allemands, des Français, des occupés et des occupants, des empires, des nations, des classes, non plus simplement des hommes et des consciences comme dans la philosophie de ses maîtres. Ce serait chimère de penser que sa manière de philosopher n’en soit pas affectée. Que serait une philosophie qui ne fait rien voir des préparatifs de guerre, rien voir et rien comprendre des événements d’une guerre ? La guerre est en quelque sorte la dérision de la philosophie. Aussi telle situation, tel Sitz im leben ne peut laisser intacte telle manière de philosopher. Aux yeux de Merleau-Ponty il est évident en 1945 qu’un discours philosophique classique ou « pur » est également menacé quand hommes et choses sont menacés avec autant de proximité. C’est ce qui autorise et rend nécessaire son style philosophique, renouvelant la philosophie au contact de l’événement, dans les événements, et néanmoins dans la distance. La philosophie liée à l’événement, mais distincte. La forme
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canonique, pure, séparée, de la philosophie peut-elle se sauver quand le monde lui-même est menacé ? Le contemporain a-t-il le temps de s’accomplir dans une sagesse philosophique indépendante des événements ? Au XXe siècle, les hommes ne s’accomplissent plus qu’au sein de la violence (« Le héros, l’homme », dans SNS). Pour Merleau-Ponty et ses amis en 1945, la violence est immédiate. Il leur est aussi difficile de concevoir un discours philosophique séparé, qu’aux croyants il est devenu difficile de présenter de « pures » preuves de l’existence de Dieu (voir EP). « Il y a, plutôt qu’un monde intelligible, des noyaux rayonnants séparés par des pans de nuit » (SNS(Préf), 8). La philosophie consistera-t-elle désormais à dire ces noyaux rayonnants, et si possible à les prolonger ? Un peu plus cependant. Tel Socrate en difficulté avec Athènes, le philosophe est toujours un peu en retrait à l’égard des intérêts de sa cité lors même qu’il les défend, puisqu’il les comprend autrement. Le philosophe boite, dit l’Éloge de la philosophie. Lors même qu’il se plonge dans les événements, il ne pratique qu’une action à distance. « Notre temps […] n’a pas absorbé la philosophie, elle ne le surplombe pas. Elle n’est ni servante, ni maîtresse de l’histoire. Leurs rapports sont moins simples qu’on ne l’avait cru : c’est à la lettre une action à distance, chacune du fond de sa différence exigeant le mélange et la promiscuité » (S(Préf), 20). On est en droit de s’interroger sur ce qu’on a cru un moment être une totale adéquation de la philosophie
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à l’histoire, une quasi-identification des valeurs aux relations entre les hommes. On a vu que la conversion massive d’une génération de philosophes à l’action, ou à une théorie politique étroitement au service de l’action révolutionnaire a causé des déboires pires peutêtre que l’idéalisme d’avant-guerre. Certaines conversions althussériennes n’étaient-elles pas comme un idéalisme inversé ? Merleau-Ponty n’a jamais abandonné un travail philosophique séparé. Plus exactement, ses derniers textes, telle une note de novembre 1960, recueillie dans Le visible et l’invisible, disent bien ce qu’il cherchait depuis longtemps, l’impossibilité d’une philosophie de maîtrise et de surplomb, d’une prise de possession intellectuelle et l’amorce d’une autre manière de philosopher qui soit dépossession. « Elle est l’utopie d’une possession à distance », disait-il de la philosophie dans l’Éloge. Mais en 1960 : « L’idée du chiasme, c’est-àdire : tout rapport à l’être est simultanément prendre et être pris : la prise est prise, elle est inscrite et inscrite au même être qu’elle prend. À partir de là, élaborer une idée de la philosophie : elle ne peut être prise totale et active, possession intellectuelle, puisque ce qu’il y a à saisir est une dépossession. – Elle n’est pas au-dessus de la vie, en surplomb. Elle est au-dessous… » (NT, 319). La philosophie, sans être immédiatement la non-philosophie, ne sera jamais pure, jamais absolue.
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C’est en ce point du refus de l’idéalisme qu’on doit se placer pour comprendre le privilège, le traitement de faveur, devenu pour nous inadmissible, longtemps accordé par lui au marxisme. La fascination marxiste en 1944 se veut l’antidote à l’aveuglement français de 1940, il est le fait de ceux qui ne veulent plus être victimes de leurs bonnes intentions. Le marxisme au moins, semble-t-on supposer, nous fait passer à une vue de l’histoire qui se joue dans l’extérieur et nous habitue à affronter la violence. Nous lui sommes redevables d’une catharsis de la pensée politique : la violence sur laquelle nous fermions les yeux (sur laquelle les libéraux ferment les yeux), elle est l’élément du marxisme, son instrument de travail et pour cela une prime de lucidité lui est payée. Le marxisme qui fascine Merleau-Ponty, c’est ce marxisme dont la méditation devrait permettre de fortifier les démocraties, de rendre plus lucide l’optimisme démocratique dont la pratique revient toujours à « supposer que la violence ne fait dans l’histoire qu’une apparition épisodique ». C’est cette pensée qui donne naissance à ce livre étrange et séduisant Humanisme et terreur (1947) où Merleau-Ponty « a voulu montrer que les procès de Moscou avaient leur principe dans l’idée révolutionnaire de la responsabilité historique » – les communistes agiraient, eux, selon l’éthique de responsabilité et non pas
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OU CONTINGENCE DE L’HISTOIRE
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selon l’éthique de conviction – « mais que bizarrement ils ne voulaient pas l’avouer ». C’est ce « bizarrement » qui marque le défaut de l’analyse de Merleau-Ponty. Les procès de Moscou, dans l’hypothèse la plus favorable de l’intellectuel parisien, représenteraient « cette justice qui juge, politiquement, au nom de ce qui n’est pas encore », cette justice qui se situe « au niveau de l’histoire universelle » et qui ainsi ne serait plus assujettie aux critères de la justice bourgeoise (62). Mais qu’au terme de cette opération il n’y ait plus d’éthique du tout, que l’éthique révolutionnaire, au nom de l’avenir et de l’idéal, mette à mort l’éthique tout court, banalement limitée au présent, que le marxisme puisse n’être luimême qu’un idéalisme de la violence, capable de tout justifier en fonction des fins, comme le libéralisme se justifie en fonction de ses bonnes intentions, il ne semble pas que Merleau-Ponty le voie clairement. Sort-il de l’idéalisme quand il considère le marxisme d’abord en ce qu’il veut et doit être, dans ce qu’il est dans les pages les plus subtiles de Marx plutôt que dans ses actes et ses conséquences nues ? Le rêve d’Humanisme et terreur, auquel Merleau-Ponty ne renonce complètement qu’en 1956, après la répression de la classe ouvrière à Budapest, c’est que le communisme soit justiciable d’une vérité à part, entre soi, plus vraie que les à peu près flous des politiques bourgeoises. On peut lui renvoyer ce que lui-même, dans une polémique avec Thierry Maulnier, dit du fascisme : « Sommes-nous libres de donner à un régime le sens qu’il nous plaît d’y trouver, ou bien
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n’y a-t-il pas moyen de saisir une logique concrète du système qui le conduit nécessairement, ou du moins probablement, à ses décisions ultimes ? » (« Autour du marxisme », 1945, SNS(marx), 176). Pas plus que personne Merleau-Ponty n’est libre de donner aux régimes marxistes le sens qu’il lui plaît d’y trouver, cette pensée principale « d’une incarnation des idées et des valeurs » (190), cette prise en compte qu’il n’est pas de liberté des idées et des valeurs indépendamment de rapports de force ou de classes. Il n’est pas libre de distinguer un marxisme intelligent (rendu plus éclatant encore par l’intelligence de Merleau-Ponty) et un marxisme vulgaire, quand la pratique n’en connaît qu’une seule variété. Dans la polémique de 1945 avec Thierry Maulnier, aux yeux duquel le fait national paraît aussi essentiel que la lutte des classes, et qui refuse « une mise en perspective » parce que les faits historiques ne comportent pas seulement des conditions économiques, mais aussi « la résistance de la nation », tandis que Thierry Maulnier veut donc maintenir une double causalité, Merleau-Ponty tente de sauver une causalité unitaire. Il faudrait que le fait prolétarien enveloppe le fait national, ce qui l’amène à des subtilités idéalistes justement, la distinction de deux nations : la nation comme réalité brute avec son armature bourgeoise existante, celle-ci menacée par la lutte des classes, et « la nation comme mode original de vie et de conduite dont on ne voit pas bien ce qu’elle aurait à craindre d’une révolution prolétarienne mondiale » (192) ! Lignes qui font froid dans
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le dos au moment où une nation comme mode original de vie et de conduite connaît ce qu’elle a à craindre du marxisme ! Thierry Maulnier maintient « que la culture est fragile et qu’une révolution prolétarienne la détruirait en même temps que ses soutiens capitalistes » (206), Merleau-Ponty, lui, tient que « si un jour on doit pouvoir parler avec ferveur du travail, de la famille ou de la patrie, c’est à condition que ces valeurs aient été au préalable purifiées par la révolution, de sorte qu’il ne saurait être question de les préserver contre la violence prolétarienne, puisque cette violence peut seule les rendre honorables à nouveau » (207). Merleau-Ponty se trouve donc jouer un rôle d’équilibriste intellectuel qu’au demeurant personne n’exigeait de lui, le rôle de ces avant-gardes inconscientes du marxisme qui le dédouanent à l’égard des délicats et élaborent en sa faveur des raisonnements subtils dans lesquels les marxistes eux-mêmes ne se reconnaissent pas. Ce rôle, Merleau-Ponty ne cesse tout à fait de le jouer qu’en novembre 1956, quand il voit à Budapest des communistes rompre avec le principe de la solidarité prolétarienne : « Cela veut dire qu’il n’y a plus de solidarité prolétarienne et littéralement plus de communisme quand un pouvoir “communiste” a tout son prolétariat contre lui et l’écrase par des moyens militaires » (S(déstal), 366). Toute cette période paraît aujourd’hui comme marquée par la volonté désespérée d’intellectuels bourgeois de ne pas avoir part avec la bourgeoisie, de sortir des violences du capitalisme, sans avoir pour ce faire d’autre possibilité
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que de s’aveugler sur le communisme. Il serait erroné cependant de simplifier la position de Merleau-Ponty. Au terme de cette même polémique avec Thierry Maulnier, il s’échappe et en vient à admettre presque une invalidation totale du marxisme. Quand il pose le problème marxiste non plus contre le libéralisme bourgeois, mais en lui-même, Merleau-Ponty manifeste une vue profonde de ses difficultés internes. Soit par exemple la question du dépérissement de l’État. Maulnier tient pour définitives certaines contradictions de la condition humaine, et parmi celles-ci, celle de l’État. Marx et Lénine semblent penser qu’une fois détruite la société capitaliste, l’homme s’intégrera sans efforts et sans problèmes, en tout cas sans pouvoir politique, à l’existence collective. Merleau-Ponty revient sur la difficulté de Maulnier d’adhérer à une « dialectique unique de l’histoire » (SNS(marx), 211). Il y a, écrit-il, dans le marxisme à la fois une logique de l’histoire et une contingence de l’histoire. Rien n’est absolument fortuit, rien n’est absolument nécessaire. La révolution de 1917 n’était pas fatale, elle n’est pas non plus le fruit du hasard. Le marxisme vivant est ce jeu entre hasard et nécessité. Mais, dit Merleau-Ponty, il peut se faire que logique et histoire divorcent, que l’histoire empirique ne réalise jamais ce qui nous paraît être la suite logique de l’histoire. Et si la diversion ou même, sur la durée d’une vie humaine, les diversions faisaient la substance de l’histoire plus que la révolution ? Si la dialectique de l’histoire s’enlise ? Si elle dévie vers des aventures tout à fait non conformes ? Anticipant sur les événements,
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il en vient à écrire : « Bien que l’analyse marxiste nous permette mieux qu’aucune autre de comprendre un très grand nombre d’événements, nous ne savons pas si, pour toute la durée d’une vie ou même pour des siècles, l’histoire ne va pas consister en une série de diversions dont le fascisme a été la première, dont l’américanisme et le bloc occidental pourraient être d’autres exemples. […] On se demande si la politique efficace ne consisterait pas pour un pays donné à tenter de se faire une place, tant bien que mal, dans ce monde d’accidents tel qu’il est, plutôt que d’ordonner toute sa conduite par rapport à la lutte des classes, principe général de l’histoire… » (213). « Un marxiste lucide voyant comme le schéma de la lutte des classes se diversifie et se nuance, en vient à se demander si, de diversion en diversion, l’histoire sera bien finalement l’histoire de la lutte des classes et s’il ne rêve pas les yeux ouverts… » (217), et Merleau-Ponty si l’histoire, au lieu d’être un discours suivi, ne ressemblerait pas plutôt « aux paroles d’un homme ivre ». Entre la logique de l’histoire et sa contingence qu’il veut tenir ensemble, lui qui au début de sa polémique semblait privilégier la logique en vient, au terme, à donner le pas à la contingence. HISTOIRE ET INSTITUTION
La voie de la logique de l’histoire s’avérant bouchée, Merleau-Ponty développe, dès Les aventures de la dialectique (1955), et de plus en plus, en particulier dans ses
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cours du Collège de France, une considération de ce qu’il appelle « l’institution ». Entre les « logiques occultes » de l’histoire qui chargent l’événement de projets et de volontés au risque d’ouvrir la voie au fanatisme ou au totalitarisme, et la contingence de l’histoire reçue « au coup par coup », « série d’épisodes sans lien » (RC54, 44-46) entre ces deux représentations impossibles, il s’attache à ce qu’il appelle, se référant à Weber, des « noyaux d’intelligibilité ». « L’histoire ne serait plus alors un discours suivi dont on pourrait attendre avec assurance l’achèvement et où chaque phrase aurait sa place nécessaire, mais, comme les paroles d’un homme ivre, elle indiquerait une idée, qui bientôt s’effacerait pour reparaître et disparaître encore, sans arriver nécessairement à l’expression pleine d’elle-même » (SNS(marx), 213). « Le vrai départ, dit-il encore, n’est pas entre l’entendement et l’histoire ou entre l’esprit et la matière, mais entre l’histoire comme dieu inconnu – bon ou malin génie – et l’histoire comme milieu de vie. Elle est un milieu de vie s’il y a entre la théorie et la pratique, entre la culture et le travail de l’homme, entre les époques, entre les vies, entre les actions délibérées et le temps où elles apparaissent, une affinité qui ne soit ni fortuite, ni appuyée sur une logique toute puissante » (RC54, 45). On voit ici paraître le thème constamment mis à l’épreuve par Merleau-Ponty de la coexistence (soi, le vrai, les autres : une vie philosophique ne cesse de se relever sur ces trois points cardinaux, disait l’Éloge de la philo-
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sophie). On voit aussi le temps conçu comme occasion, chance à saisir ; non pas « bon génie » (univers harmonieux au sein duquel toutes choses correspondraient, « combat déjà gagné dans le ciel »), ni non plus « mauvais génie » (il y aurait en lui une sorte de maléfice) ; mais le temps comme lieu des « affinités ». Weber, que Merleau-Ponty médite au premier chapitre des Aventures de la dialectique, n’établit pas des causalités, mais des affinités, des parentés de choix (Wahlverwandtschaften), comme on le voit par exemple dans son étude sur le calvinisme et le capitalisme. « Cette idée de parenté de choix, ajoute Merleau-Ponty, fait de l’événement autre chose qu’un concours de circonstances, sans que cependant il manifeste une nécessité immanente à l’histoire » (RC54, 49). « Le pluralisme, qui semblait interdire toute interprétation unifiante de l’histoire, prouve au contraire la solidarité de l’ordre économique, de l’ordre politique, de l’ordre juridique, de l’ordre moral ou religieux… » (50) Le pluralisme alors n’est pas un relativisme, il est au contraire ce qui permet le choix d’une perspective – et comment la choisirait-on autrement qu’en fonction d’un intérêt personnel ? L’ensemble dans lequel s’insère mon action, la coexistence qui me rend sensible à l’interaction entre mon initiative et les circonstances, entre ce qui vient de moi et ce qui vient du monde, telle est la réalité que cherche à approcher Merleau-Ponty. Ainsi surmonte-t-il la dichotomie du « coup par coup », d’une action morale qui ne se soucie pas de la « durée publique » (Péguy), et
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du volontarisme logique. Cette façon qu’on des choix particuliers de se relier à d’autres, d’être relayés par d’autres, orchestrés, accompagnés, – liaison actuelle, vivante, originaire entre les éléments du monde (45) – est la forme de phénoménologie qui le retient. « Il y a chez Weber l’esquisse d’une phénoménologie des choix historiques qui découvre les noyaux intelligibles autour desquels s’installe l’infini détail des faits. Cette phénoménologie reste bien différente de celle de Hegel parce que le sens qu’elle trouve aux faits historiques est vacillant et toujours menacé […]. L’expérience historique n’est jamais absolument concluante, parce que la question sur laquelle elle porte se transforme en cours de route » (51) (ici nous retrouvons ces détournements auxquels se trouvaient entraînés les collaborateurs pendant la guerre, ou ces diversions qui désorientaient les penseurs marxistes). Réponse à une question mal posée, elle est elle-même équivoque : la « rationalisation » (typique du monde occidental selon Weber), la démystification du monde, comporte gain et perte ; elle est aussi une « dépoétisation » et met à l’ordre du jour, dit Weber, une humanité « pétrifiée ». Ici donc plus de mouvement assuré de l’histoire, surtout plus de dernier mot pour elle. Comment établir ces parentés de choix, ces affinités ? L’historien, le sociologue ne sauraient mieux faire que d’en revenir à la technique du peintre. « Le découpage auquel procède l’historien anticipe certains résultats qu’il entrevoit et se justifiera à mesure qu’il rendra
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lisibles des faits. […] L’historien choisit ce point de vue comme on retient un mot d’un auteur ou un geste de quelqu’un : parce que, à première lecture, on croit y voir paraître un certain style » (AD, 20). Les configurations, les noyaux intelligibles dont nous parlions deviennent ici styles, et il est vrai que Weber décrit en ses ouvrages des styles de conduite de vie (le style de l’entrepreneur puritain, celui du chef de domaine patrimonial, etc.) et qu’entre tous ces styles on peut discerner des rapports. L’action historique, comme l’acte de l’artiste, c’est le choix d’un certain style. Le style devient la médiation que nous cherchions entre nécessité et liberté, entre tradition et initiative. Si l’on suit et prolonge MerleauPonty, il y aurait donc aussi des styles en politique ; face à des circonstances données, il y aurait plusieurs manières de les prolonger. L’homme politique trouverait un style qui sans doute en dirait autant et plus que ses doctrines, ou plutôt auquel il faudrait, pour les interpréter, rattacher ses doctrines. La notion de style mène à celle d’institution, à laquelle Merleau-Ponty consacre le cours suivant (195455) et qu’il esquissait déjà dans Les aventures de la dialectique. « Pour comprendre à la fois la logique de l’histoire et ses détours, son sens et ce qui en elle résiste au sens, il leur restait (aux marxistes) à concevoir son milieu propre, l’institution » (AD, 88). Le cours de 1954-55 est intitulé : « L’ “institution” dans l’histoire personnelle et publique ». Il s’agit en ce cours non pas des institutions au sens courant d’institutions constituées,
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mais de l’acte d’instituer et du sujet instituant. MerleauPonty dit d’emblée qu’il cherche dans la notion d’institution un remède aux difficultés de la philosophie de la conscience. « Si le sujet était instituant, non constituant, on comprendrait au contraire qu’il ne soit pas instantané, et qu’autrui ne soit pas seulement le négatif de moi-même. » (RC55, 60) C’est une relation du sujet au temps, à la durée, un rapport entre plusieurs de mes actes qui est permis au sujet instituant. C’est aussi la relation à autrui, la coexistence qui devient possible : « Un sujet instituant peut coexister parce que l’institué n’est pas le reflet immédiat de ses actions propres. » (60) Ici s’affirme le lien si marqué de Merleau-Ponty aux autres et particulièrement aux autres philosophes. Son travail n’est pas travail de solitaire, il est de la nature de l’institué de pouvoir être repris par d’autres. S’amorce ici l’idée d’un lien possible à la postérité, l’idée d’une œuvre qui peut se poursuivre sur plusieurs générations, l’idée d’une fraternité possible, quoique toujours menacée. Merleau-Ponty se résume par cette belle définition de l’institution : « On entendait ici par institution ces événements d’une expérience qui la dotent d’une dimension durable, par rapport auxquels toute une série d’autres expériences auront sens, formeront une suite pensable ou une histoire, – ou encore les événements qui déposent en moi un sens, non pas à titre de survivance ou de résidu, mais comme appel à une suite, exigence d’un avenir. » (61) Suivent quatre approches de l’institué, dont la plus obvie est sans doute l’institution
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d’une œuvre par un peintre (Merleau-Ponty n’a cessé de méditer l’acte de Cézanne), ou encore l’institution dans l’histoire des sciences. Toute une manière de penser la nouveauté ou l’innovation s’ouvre ici.
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Dès la première page de la préface de Signes (1960), l’un des derniers textes de Merleau-Ponty, l’histoire se montre non plus logique, non plus dialectique, mais étrange, capricieuse, cynique, tout en retours et non en progrès, mensongère – surtout sans repentir : « L’histoire n’avoue jamais. » (S(Préf), 47) C’est dire qu’on ne peut transposer ce qui caractérise non seulement la philosophie de la conscience, mais tout simplement la morale à l’histoire comme philosophie. Parler comme le fait la préface de Signes, c’est presque abandonner l’idée d’une philosophie de l’histoire. « Ce pays saigné par une guerre ou par une révolution, le voilà soudain intact, entier. Les morts sont complices de l’apaisement… » (S(Préf), 8) Le sang, le plus souvent recouvert, forme la substance de l’histoire, sa matière première. « Elle est ce dialogue, cette bataille de fantômes où l’on voit soudain couler de vraies larmes et du vrai sang » (SNS(guerre), 254). Philosophie et histoire, philosophie et politique semblent se séparer à nouveau, et après une sorte de prise en compte de l’état du monde en 1960, une fois le compte fait des espoirs et des déceptions, – il y circule plus de vérité qu’il y a vingt ans – « la conclusion,
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MACHIAVEL : FORTUNE ET COEXISTENCE
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ce n’est pas la révolte, c’est la virtù sans aucune résignation. » (S(Préf), 47) Ce dernier mot nous renvoie à Machiavel, sur lequel Merleau-Ponty écrivit une note remarquable (1949), sur laquelle j’aimerais conclure. Quand il n’était pas séduit par Marx, par l’espoir qu’il introduit de transformer le vieil humanisme, c’està-dire de mettre plus de vérité dans les rapports des puissants et des faibles, Merleau-Ponty était fasciné par Machiavel dont l’œuvre inspire tout un versant de sa philosophie politique et qu’il pouvait interpréter dans le sens de sa propre recherche. Ce qui plaît à MerleauPonty chez Machiavel, c’est « qu’il décrit ce nœud de la vie collective où la morale pure peut être cruelle et où la politique pure exige quelque chose comme une morale » (S(Mach), 267). La parenté de Merleau-Ponty et de Machiavel tient à ce que ni l’un ni l’autre ne se voilent la face devant la violence, immédiate, donnée, de la politique et qu’ils en font l’un et l’autre le sujet de leur méditation ; leur parenté tient en ce que leur souci est cette coexistence entre les hommes, entre les princes et les sujets, le lien donc entre action politique, violence et coexistence. Ils se tiennent l’un et l’autre à l’exacte articulation de la coexistence publique et de la violence, ce qui serait aussi la position de Lévinas (je suis toujours violent à l’égard d’autrui), mais cette articulation Lévinas ne la traite pas en politique, il la traite comme un rapport éthique d’homme à homme. Ce qu’on trouve chez Machiavel et qui consonne à la coexistence, objet de la recherche de Merleau-Ponty,
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c’est que la politique se joue dans le visible, dans l’apparence, qu’elle est un théâtre où comptent non seulement les actions des hommes (encore bien moins les intentions et les principes), mais le retentissement de leurs actions, la façon dont elles sont comprises, perçues et interprétées. « Les actes du pouvoir interviennent dans un certain état de l’opinion qui en altère le sens, ils éveillent un écho parfois démesuré […] comme des miroirs disposés en cercle transforment une mince flamme en féerie, les actes du pouvoir, réfléchis dans la constellation des consciences, se transfigurent, et les reflets de ces reflets créent une apparence qui est le lieu propre et en somme la vérité de l’action historique » (S(Mach), 273). C’est cette transfiguration propre à la vie publique, sur laquelle Arendt écrivit aussi en particulier dans La vie de l’esprit (citant Portsman comme Merleau-Ponty), qui « convertit parfois la bonté en cruauté et la cruauté en vertu ». « À la fin le Prince se trouvera avoir été plus humain, en faisant un petit nombre d’exemples nécessaires, que ceux qui, par trop d’indulgence, encouragent des désordres et provoquent finalement le meurtre et le brigandage » (S(Mach), 273), écrit Machiavel. Agir de la sorte, c’est laisser place à cet agrandissement, ou à cette déformation, que provoque la place publique entre le fait pur et le droit pur. Ainsi en allait-il sous l’Occupation de cet historien qui dénonçait avec le visa de la censure les responsabilités des Anglais à l’origine de la guerre de 1939, inconscient de ce que signifiait mettre en cause l’Angle-
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terre à Paris, en 1942 ! Thème merleau-pontien en ceci que l’entrelacs de nos actions et de celles des autres est irréductible à la décomposition de ses éléments : une discussion n’est pas seulement un échange d’idées : l’entrelacs de la chair et de l’esprit est un composé qui décuple et modifie les intentions, les effets (Le visible et l’invisible). De même sous l’Occupation encore, ceux qui avaient la liberté de vaquer à leurs occupations quotidiennes et n’étaient pas inquiétés éprouvaient, en revenant à leurs travaux, que leur liberté de jadis était portée par celle des autres et que l’on n’est pas libre seul. « S’ils avaient pu autrefois se sentir allègres et maîtres de leur vie, c’était encore là un mode de la coexistence… » (SNS(guerre), 251). Chez Machiavel aussi, la lutte elle-même est coexistence : « C’est la même terreur qui me menace et que je répands, je vis ma crainte dans celle que j’inspire, mais par un choc en retour la douleur dont je suis cause me déchire en même temps que ma victime… le mal que je fais, je me le fais. Il y a un circuit du moi et d’autrui, une Communion des saints noire » (S(Mach), 268). Le principe de la lutte est posé, mais on passe au-delà sans jamais l’oublier. Dans la lutte politique, s’instaure une découverte d’autrui comme un autre moi-même et non pas un pur rapport de maîtrise. La lutte politique est interaction, découverte, coexistence. Relions ces pages à la note de novembre 1960 que nous citions plus haut, qui rattache la tâche de la littérature et celle de la philosophie à cette réalité première du pris et de l’être pris :
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« L’idée du chiasme : c’est-à-dire tout rapport à l’être est simultanément prendre et être pris… À partir de là, élaborer une idée de la philosophie : elle ne peut être prise totale et active, possession intellectuelle, puisque ce qu’il y a à saisir est une dépossession. […] Elle est l’épreuve simultanée du prenant et du pris dans tous les ordres. » (NT, 319). Citons encore ce passage de La prose du monde : « La vie personnelle, la connaissance et l’histoire n’avancent qu’obliquement, et non pas tout droit et immédiatement vers des fins ou des concepts. Ce qu’on cherche trop délibérément, on ne l’obtient pas, et les idées, les valeurs sont au contraire données par surcroît à celui qui a su en délivrer la source, c’està-dire comprendre ce qu’il vit » (PM, p. 159). Le deuxième thème où s’apparentent Machiavel et Merleau-Ponty est le lien de la nature et du logos, qui fut le dernier sujet de méditation de Merleau-Ponty – et qui, appliqué à la politique ou exprimé en termes machiavéliens, se dit : Fortune et libre-arbitre. Gardons ce terme de Fortune qui dépayse le volontarisme moderne, qui signifie autre chose non seulement que nécessité et déterminisme, mais que hasard et contingence. Il signifie, en un sens, que les choses sont hors de notre pouvoir (les circonstances changent sans cesse, nous montons et nous tombons) et qu’elles sont à prendre, à faire, qu’elles sont en notre pouvoir. Une fois encore se manifeste l’entrelacs de ce qui est imposé, mais toujours changeant, d’une nature, et d’une liberté humaine qui infléchit les circonstances et les tourne à ce qu’il veut,
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en « entreprises » qui se doivent d’être plus audacieuses encore que prudentes. La fameuse passivité des démocraties face aux violents, leur attentisme répétitif, dont la politique de la France et de l’Angleterre face à Hitler demeure le paradigme et l’attitude européenne face au coup d’État militaire en Pologne l’actualité, ce risque permanent de faiblesse ne trouverait-il pas son origine dans une ignorance de la Fortune (en même temps que de la force !), dans une méconnaissance volontaire de l’aspect irrationnel de la politique, de la perception qu’il y a des chances et des moments à saisir ? – tandis qu’avec ses scrutins à dates régulières et sa rationalisation de la politique, la démocratie voudrait oublier la scène shakespearienne sur laquelle elle joue. L’indifférence, la passivité du peuple et des gouvernants, une sorte de neutralisation des conflits et l’ignorance de la vertu de force ne sont-ils pas des risques congénitaux de la démocratie ? La fortune est femme, dit Machiavel. Il est remarquable de voir comment Merleau-Ponty l’interprète : « L’adversité même pour nous prend figure humaine : la fortune est une femme » (S(Mach), 276). Le hasard gouverne selon Machiavel la moitié ou un peu plus de la moitié de nos actions, nous gouvernons le reste. Mais ce hasard, tout notre libre-arbitre va à le modifier, de sorte qu’il n’est pas tout à fait exact de dire qu’il faut saisir la chance, « car le hasard ne prend figure que lorsque nous renonçons à comprendre et à vouloir » (id.). Ce n’est pas cependant toute volonté qui donne forme à la fortune. C’est une virtù, une hardiesse
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qui, dans les possibles du moment, reconnaît les signes de ce qu’elle désire faire advenir. Sans doute doit-on distinguer une interprétation strictement machiavélienne de la contingence (il y aurait comme une fête violente de la politique, un irrationnel, un jeu d’occasions que les démocraties, avec leur train de sénateur et leur long cortège de conseils, feraient pâlir) et une interprétation propre à Merleau-Ponty qui fait de tout cela autre chose qu’un cynisme, une utilisation des autres à mes fins (« Machiavel, écrit MerleauPonty, n’a pas cherché très énergiquement un pouvoir juste » (280)), mais plutôt « un jeu commun » des libertés, « cette présence à autrui et à notre temps qui nous fait trouver autrui au moment où nous renonçons à l’opprimer, – trouver le succès au moment où nous renonçons à l’aventure, échapper au destin au moment où nous comprenons notre temps » (276), comme si l’histoire ne consentait à sourire qu’au moment où nous reconnaissons qu’elle est toujours en butte à l’adversité. Nous sommes maintenant en mesure de comprendre notre commencement et Humanisme et terreur : c’est l’humanisme vertueux de sa jeunesse qui semblait faux à Merleau-Ponty, et s’il prêtait l’oreille aux sirènes, aux ruses du bolchévisme, c’est parce qu’il cherchait sa voie propre, la piste d’un humanisme plus réel. Il était déjà fasciné par l’élément irrationnel que porte l’histoire et par sa violence, non pas pour le manipuler, mais pour le porter au-delà de lui-même, en liberté. Et c’est la pensée de l’institution qui construirait ce jeu ensemble
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des libertés, mouvement de l’instituant, au moment où ma liberté, jouant avec celle d’autres, rebondit sur une tradition pour la prolonger, la renouveler ou la contester, liberté jamais pure en tout cas, toujours affrontée à autrui et à la fortune.
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FRANCK ROBERT Initialement publié dans Archives de philosophie, tome 69, cahier I, printemps 2006, pp. 101-121.
L
a science peut-elle nous conduire à une pensée nouvelle et originale de l’Être ? Abstraite, ne rompt-elle pas avec l’Être dont elle prétend pourtant explorer le sens ? Ce n’est qu’en prenant conscience de son ancrage sensible que la science se préserve d’une rupture radicale avec l’Être : « Il faut que la pensée de science – pensée de survol, pensée de l’objet en général, écrit Merleau-Ponty dans L’œil et l’esprit, se replace dans un “il y a” préalable, dans le site, sur le sol du monde sensible et du monde ouvré tels qu’ils sont dans notre vie, pour notre corps, non pas ce corps possible dont il est loisible de soutenir qu’il est une machine à information, mais ce corps actuel que j’appelle mien, la
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Science et ontologie Pour un concept renouvelé de nature
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sentinelle qui se tient silencieusement sous mes paroles et sous mes actes. Il faut qu’avec mon corps se réveillent les corps associés, les “autres”, qui ne sont pas mes congénères, comme dit la zoologie, mais qui me hantent, que je hante, avec qui je hante un seul Être actuel, présent, comme jamais animal n’a hanté ceux de son espèce, son territoire ou son milieu. Dans cette historicité primordiale, la pensée allègre et improvisatrice de la science apprendra à s’appesantir sur les choses mêmes et sur moi-même, redeviendra philosophie… »1
Pour que la pensée de la science se fasse philosophie, il faut qu’elle prenne le contre-pied du mouvement qui anime la démarche scientifique : qu’elle découvre et dévoile l’enracinement sensible de la science. Pour que la science déploie son authentique sens ontologique, il faut qu’elle plonge en ce monde sensible avec lequel elle ne cesse de rompre, il faut qu’elle retrouve la vie et le corps dont elle ne cesse de se détacher. Tel est le mouvement paradoxal que suggère et engage L’œil et l’esprit. Ce mouvement est aussi indissociable d’une ontologie qui ne saurait décrire l’être de manière frontale : il n’y a, pour Merleau-Ponty, d’ontologie qu’indirecte, d’accès à l’être que latéral. Une telle affirmation ne conduit pas seulement Merleau-Ponty à explorer le sens ontologique de la science : elle est elle-même le résultat d’une méditation ontologique portant sur la science et sur l’objet qu’elle décrit et analyse. Cette 1. OE, pp. 12-13.
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pensée de la science n’est pas frontale et directe : elle n’est ni épistémologie ni histoire des sciences, mais plutôt méditation ontologique de l’histoire1 et du sens de la science. Le sens de la science ne se déploie en effet que dans une compréhension historique et ontologique du sens, de l’objet scientifique et des sciences qui l’appréhendent. Historicité du sens, historialité de l’être : la méditation merleau-pontienne de la science est instauration d’un dialogue entre Husserl et Heidegger2. L’inspiration est d’abord husserlienne : dès les premières œuvres, c’est celle de la Krisis, de la dernière période de Husserl. Mais l’orientation ontologique de la lecture merleau-pontienne de Husserl se déploie dans un dialogue constant avec Heidegger – avec Sein und Zeit au moment de la Phénoménologie de la perception, puis avec le second Heidegger, à partir des années 1955-19563. L’un des enjeux de la recherche merleau-pontienne des années qui conduisent à l’élaboration inachevée du Visible et l’Invisible, est de rendre fécond un tel dialogue – de ne pas clore sur elle-même une lecture qui cherche moins à répéter Husserl ou Heidegger qu’à penser à partir de ces grands commençants : comment prolonger la richesse de la Krisis tout en refusant l’idéalisme transcendantal husserlien ? Comment 1. Voir NT, p. 240. 2. Voir NT, p. 230, où Merleau-Ponty parle des « implications historicointentionnelles et ontologiques de l’être de la science. » 3. Sur tous ces points, voir notre livre Phénoménologie et Ontologie. MerleauPonty lecteur de Husserl et Heidegger, Paris, L’Harmattan, 2005.
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dévoiler le sens ontologique de l’histoire, dont l’histoire de la science est l’un des lieux privilégiés, en affirmant la dimension sensible de l’être ? La méditation même de l’histoire de la science impose un tel questionnement, et c’est aussi dans l’exigence de penser l’être autrement que la science classique ne le pense qu’une ontologie nouvelle pourra se faire jour. La méditation doit donc d’abord être déconstruction – elle doit opérer, comme l’écrit Husserl, une questionen-retour1. Ce qui doit être déconstruit, c’est le sens ontologique de la science tel qu’il s’impose depuis le XVIIe siècle, depuis Galilée et Descartes. Cette déconstruction est d’abord déconstruction du concept de nature et de l’idée de physique qui lui est corrélative2. La nature ne saurait se penser comme natura seulement. À quel nouveau concept de nature sommes-nous alors conduits ? Que signifie pour la science un tel renouvellement ? On le verra, cela conduit moins à une science nouvelle – à la phénoménologie comme science idéaliste-transcendantale comme le voudrait Husserl – qu’à une méditation plus profonde du sens ontologique de la science, comme chez Heidegger, mais en un sens distinct. Cela ne conduit en effet pas à une pensée ontologique qui refuserait tout enseignement de la science, qui prendrait acte de la manière qu’a la science de réduire le sens d’être, de voiler tout sens ontologique 1. Voir NT, pp. 236-237. 2. NT, pp. 230-231.
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fondamental. La méditation merleau-pontienne de la science se situe ainsi en des lieux où se croisent et se séparent Husserl et Heidegger : méditation de l’être, elle refuse de se résoudre en une science idéaliste-transcendantale ; pensée de l’être comme être sensible, elle cherche à dévoiler la vérité ontologique de la science dans une méditation de son ancrage sensible. C’est dans l’environnement d’un tel questionnement que Merleau-Ponty est conduit vers des chemins auxquels la phénoménologie semble étrangère : ces chemins, ce sont notamment les œuvres du philosophe anglais A. N. Whitehead, et les textes de scientifiques contemporains, Einstein ou de Broglie en particulier. Dans ce paysage phénoménologique et ontologique merleau-pontien, Whitehead et la pensée de la science contemporaine jouent en effet un rôle essentiel : les textes l’attestent, notamment le cours consacré à « la science moderne et l’idée de nature » de 1956-19571 ; plus décisif est le fait que Merleau-Ponty peut trouver dans les œuvres de Whitehead un écho à ce qu’il cherche chez Husserl – une pensée du sensible – et chez Heidegger – une pensée de l’être – en se dégageant de leurs approches spécifiques, en ouvrant sur une pensée de l’être sensible2. C’est ce chemin original, aux limites 1. Pour un commentaire critique de ce cours, voir De l’Entité à l’Événement. La Phénoménologie à l’épreuve de la science et de l’art contemporain, Jacques Garelli, Milan, Mimesis, 2004. 2. Dans les Notes de cours inédites, Merleau-Ponty précise bien que les idées de Whitehead sont « développées librement », non dans les termes d’une lecture positive et objective. Voir l’inédit déposé à la Bibliothèque Nationale
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et au-delà de la phénoménologie, que nous souhaitons esquisser dans les lignes qui suivent. HISTOIRE D’UN CONCEPT, HISTOIRE DE LA PHYSIQUE
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La perspective des cours au Collège de France consacrés au concept de nature est d’emblée historique : dans les premiers cours, celui de 1956-1957, MerleauPonty effectue d’abord une « étude des variations du concept de nature » pour ensuite analyser l’idée de nature telle que la science moderne la conçoit. C’est au terme de ce cours qu’il dégage le sens whiteheadien de l’idée de nature, à partir notamment de deux textes1 : l’œuvre de 1920 intitulée Concept of Nature et un texte plus tardif, daté de 1933 – et donc postérieur à l’œuvre métaphysique de Whitehead, Process and Reality, qui date de 1929 –, Nature and Life. Ainsi s’articule dans le cours consacré à Whitehead le double mouvement, simultané et corrélatif, des cours consacrés au concept de nature des années 1956-1960 : l’analyse du concept de nature conduit d’une part à se défaire du concept de France, Volume XV. Collège de France. 1956-1957. Cours du lundi et du jeudi. Le concept de nature. 211 feuillets. MF 12770, (noté Natu1-ms), p. 153 de la pagination microfilmée de la BNF. 1. La découverte merleau-pontienne de Whitehead passe par la médiation de Jean Wahl qui, dans Vers le Concret (Paris, Vrin, 1932, réédition 2004), consacre une partie à Whitehead. Notons que dans ce texte, qui influencera fortement Merleau-Ponty, Wahl ne sépare pas le Whitehead de la philosophie de la nature – celui de Concept of Nature notamment –, et le Whitehead métaphysicien de Process and Reality.
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moderne d’une nature pensée comme pur objet, objet extérieur à l’homme, pour comprendre la nature comme ŸÕ«§» ; l’étude « historique », d’autre part, n’a un sens philosophique que parce qu’elle est aussi ontologique, au sens où il s’agit de dégager les présupposés ontologiques du concept de nature tel que le véhicule la pensée scientifique héritée de Galilée et de Descartes, et de déployer alors un sens renouvelé de la nature et de l’être. On trouve dans l’œuvre de Whitehead un semblable mouvement : aux textes d’approche épistémologique du début des années vingt1 qui constituent ce que l’on pourrait nommer une « philosophie de la nature », succède l’approche ontologique et spéculative – qui a certes un sens métaphysique et cosmologique pour Whitehead – de l’œuvre majeure de Whitehead, Process and Reality ; aux travaux des années vingt consacrés à la nature de la physique – moderne et contemporaine – qui refusent toute posture métaphysique, qui ne se prononcent pas sur l’être de la réalité, succède une spéculation qui interroge le sens d’être d’une nature pensée comme procès, et dont la vie serait la réalité fondamentale, essentielle. Faire l’histoire du concept de nature, c’est donc pour Merleau-Ponty chercher « le sens primordial, non lexical, toujours visé par les gens qui parlent de “na1. En particulier, pour ce qui est de la lecture effective de Merleau-Ponty, Concept of Nature, Cambridge, Cambridge University Press, 1920, trad. française, Jean Douchement, Paris, Vrin, 1998 (noté CN, pagination de l’édition anglaise, suivie de celle de la traduction française).
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« En grec, écrit Merleau-Ponty, le mot “Nature” vient du verbe ŸÕ›, qui fait allusion au végétal ; le mot latin vient de nascor, naître, vivre ; il est prélevé sur le premier sens, plus fondamental. Il y a nature partout où il y a vie qui a un sens, mais où, cependant, il n’y a pas de pensée ; d’où la parenté avec le végétal : est nature ce qui a un sens, sans que ce sens ait été posé par la pensée. C’est l’autoproduction d’un sens. »1
Un sens primordial n’est pas un sens originaire : la référence au grec n’a pas un sens semblable chez Merleau-Ponty et Heidegger. Entendre le grec n’est pas ici entendre l’originaire dans le grec : c’est certes écouter ce que dit le grec, non au sens où ce serait originaire, mais au sens où c’est fondamental. L’approche merleau-pontienne n’est pas historiale – il n’y a nulle conception destinale de l’être chez Merleau-Ponty. Ce qui cependant est fondamental dans la manière grecque de penser la nature comme ŸÕ«§», c’est l’idée que la nature est apparaître. Philosophie et science nous le disent au cours de l’histoire du concept de nature : la pensée présocratique2 et la science contemporaine se rejoignent ainsi pour penser la nature comme émergence, avènement. Le latin le confirme, qui voit dans la 1. Natu1, p. 19. 2. Natu1, p. 119.
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ture” » : une telle visée peut être inconsciente, elle renverrait pourtant à un sens fondamental dont la langue recueillerait la trace :
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nature la vie. C’est une telle idée que dégage Whitehead lorsqu’il pense la nature comme concrescence1 – en ses entités – et comme processus, procès – en sa totalité. Concrescence renverrait à nascor et procès pourrait bien traduire, pour Whitehead, ŸÕ«§»2. Faire « l’histoire philosophique de l’idée de nature »3, ce n’est donc pas seulement faire l’histoire d’un concept, c’est aussi interroger de manière critique les conceptions de la nature que la science et la philosophie ont élaborées, afin de dégager les résidus impensés de telles conceptions, ceux qu’un concept étriqué de nature laisse ignorés : ainsi notamment le corps, l’organisme, la vie sont-ils laissés de côté par une conception objective de la nature qui ne parvient pas à penser l’autoproduction de la nature. Un tel constat, MerleauPonty le partage avec Whitehead. Reste cependant à savoir comment le philosophe doit « interroger la science »4. Il faut moins reprendre ce que la science affirme positivement que dévoiler ce qu’elle laisse caché. Ainsi la recherche pourrait-elle faire écho tout aussi bien aux méditations bachelardiennes, husserliennes, qu’heideggériennes5. L’idée – bachelar1. Concrescence a pour origine étymologique le latin cresco, qui signifie « venir à l’existence, naître, croître ». Voir Natu1, pp. 162-165. 2. Adventures of Ideas, Macmillan, 1933, trad. fr. Jean-Marie Breuvart et Alix Parmentier, Paris, Cerf, 1993, p. 202 de la traduction française. 3. Natu1, p. 117. 4. Natu1, p. 119. 5. On trouverait dans certaines œuvres de Whitehead une démarche similaire : dans Science and the Modern World notamment, dans Adventures of Ideas et dans certains passages de Process and Reality.
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dienne – d’une psychanalyse de la science partirait du même diagnostic que celui du Husserl de la Krisis : la science repose sur une ontologie – cartésienne – qu’elle ne questionne pas, dont elle hérite sans se la réapproprier. La science demeure installée dans l’attitude naturelle, attitude qui est tout aussi bien, pour ce qui est de la science, naturaliste1 : la thèse ontologique non questionnée de la science est celle d’une nature objective, être en soi étalé devant une conscience, nature naturée2. C’est une telle ontologie naïve que conteste aussi Heidegger, lorsqu’il dénie à la science un sens ontologique authentique : en réduisant l’être à l’être-objet, elle ne demeure que science ontique3. Mais Merleau-Ponty dégage les limites d’une telle affirmation : ceci peut valoir pour la science héritée de Descartes, mais cesse de valoir pour la science contemporaine « qui met en question son propre objet, et sa relation à l’objet »4. Sur un tel diagnostic, Merleau-Ponty se distingue fortement de Husserl et Heidegger, qui n’accordent aucune attention spécifique aux textes mêmes des physiciens contemporains5 : ni l’idéalisme transcendantal husserlien, ni l’ontologie 1. Voir les Ideen II et les analyses de Merleau-Ponty dans Le Philosophe et son Ombre, dans Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 206 notamment. 2. Natu1, p. 120. 3. Voir notamment, dès Sein und Zeit (1927), § 21, Discussion herméneutique de l’ontologie cartésienne du « monde ». 4. Natu1, p. 120. 5. Sur cela, voir les travaux de Jacques GARELLI, op. cit, et Rythme et Mondes, Grenoble, Jérôme Millon, 1991, et Introduction au logos du monde esthétique, Paris, Beauchesne, 2000.
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fondamentale ou la pensée de l’être ne sont ébranlés par les découvertes de la physique contemporaine, qui relèvent pour Husserl et Heidegger de l’ontologie ou de la métaphysique classiques. Si cela peut certes être vrai des conclusions philosophiques d’un Einstein, cela ne signifie pourtant pas que les découvertes scientifiques n’excèdent pas ces mêmes conclusions, c’est-à-dire finalement les présupposés ontologiques et métaphysiques des scientifiques eux-mêmes. De cela, nous semble-t-il, Merleau-Ponty a une conscience aiguë qu’il partage avec Whitehead. Pour l’un et l’autre, la science n’apporte pas une nouvelle conception ontologique, mais elle ébranle une conception ontologique erronée, insuffisante, de la nature. Une compréhension ontologique nouvelle s’impose, mais ce n’est pas le savant qui élabore une telle compréhension1. Au contraire, note Merleau-Ponty, les savants « oublient ce qu’ils ont découvert »2, recouvrent leurs propres découvertes d’un sens ontologique qu’ils devraient remettre en cause. Telle est la limite par exemple des découvertes en embryologie qui ne s’accomplissent pas en une « philosophie de la vie » ou une « philosophie de l’organisme »3. Un tel exemple pourrait précisément nous conduire au sens de 1. C’est tout l’intérêt de l’article de Signes, intitulé Einstein et la crise de la raison, que d’interroger cela à propos de l’ambivalence même d’Einstein, partagé entre « l’idéal de connaissance de la physique classique et sa propre manière “sauvagement spéculative”, révolutionnaire », pp. 243-244. 2. Natu1, p. 120. 3. Natu1, pp. 120-121.
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la recherche whiteheadienne, dont la spéculation se présente comme une « philosophie de l’organisme »1. Là où le savant cherche des conditions des phénomènes, il faudrait selon Merleau-Ponty s’interroger sur le sens de ce qui est, il faudrait interroger par exemple, pour ce qui est de la vie, le sens du rapport toutpartie dans l’organisme : le savant travaille en aveugle lorsque le philosophe cherche à voir, notamment ce que le savant ne voit pas et qui est pourtant bien là. « […] le savant dévoile plus que ce qu’il voit en fait. Le philosophe doit voir derrière le dos du physicien ce que celui-ci ne voit pas lui-même. »2 Malgré les différences de perspectives, sans doute est-ce ce que cherche à faire Husserl, mais aussi Whitehead dès Concept of Nature et dans Process and Reality et Science and the modern World. La critique de Heidegger serait en revanche plus radicale et constituerait une ligne de démarcation séparant Heidegger d’un côté et Husserl, Merleau-Ponty, Whitehead de l’autre. WHITEHEAD ET LE CONCEPT DE NATURE
La confrontation de la physique classique et de la physique moderne – de la relativité et quantique –, l’ana1. Process and Reality, an essay in cosmology, Macmillan, 1929, et, pour l’édition corrigée, New York, The free press, 1978, traduction française D. Charles, M. Elie, M. Fuchs, J-L. Gautero, D. Janicaud, R. Sasso, A. Villani, Paris, Gallimard, 1995 (noté PR), p. XI de l’édition anglaise. 2. Natu1, p. 121.
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lyse d’une telle physique, à partir de Bergson notamment, conduisent Merleau-Ponty à une remise en cause des conceptions scientifiques classiques de la causalité, de l’espace et du temps. Elle impose une conception nouvelle de la nature que Merleau-Ponty recherche notamment dans la pensée de Whitehead1. Ce nouveau concept de nature, c’est d’abord dans Concept of Nature que Merleau-Ponty le cherche. Œuvre de 1920, Concept of Nature appartient à la période « médiane » de Whitehead : philosophie de la nature, entre la recherche logico-mathématique de la première période et la métaphysique de la dernière période, Concept of Nature interroge le sens de la nature tel que les sciences naturelles, la physique essentiellement dans ce texte, le conçoivent. Œuvre souvent complexe, Concept of Nature ne retient l’attention de Merleau-Ponty que pour son sens ontologique sous-jacent, sens qui est moins un sens que revendiquerait Whitehead que l’impensé d’un tel texte. Impensé cependant qui trouverait dans les œuvres plus tardives de Whitehead, Science and the modern World, Process and Reality et Modes of Thought un déploiement singulier, dont la lecture pourtant limitée de Merleau-Ponty soupçonne l’intérêt. Dans cette lecture, Merleau-Ponty semble moins s’appuyer sur ce que Whitehead dit de la physique contemporaine – il aurait pu le faire, mais c’est surtout Bachelard, DestouchesFévrier, von Weizsäcker, London et Bauer et les phy1. Natu1, p. 152. Voir Natu1-ms 149.
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siciens eux-mêmes qu’il cite, en particulier Einstein et de Broglie – que sur les concepts qui se trouvent mobilisés par Whitehead pour penser un nouveau concept de nature. Le renouvellement de l’idée de nature qu’imposent les théories récentes de la physique repose d’abord sur une pensée nouvelle du lien nature-perception. Si, pour Whitehead dans Concept of Nature, la nature est cela que nous percevons1, aucune pensée de la nature ne pourra se développer sans prendre appui sur une pensée de la perception. Deux idées s’imposent alors si l’on veut prendre la mesure de ce que signifie pour la nature être perçue non pas accidentellement, mais en son essence, en son apparaître même, qui constitue son être, en sa manière d’ester. 1) Si la nature est cela que nous percevons, elle est aussi indissociable d’un « imperçu » : la présence même de la nature ne surgit que sur fond d’une certaine absence. La nature, aime à citer Merleau-Ponty, a toujours « des bords en guenilles »2. Pour Whitehead en effet, il y a, dans la perception de la nature ou dans la nature perçue, du discerné et du discernable, il y a un « caractère non exhaustif »3 de la connaissance de la nature. Si le fait général de la nature est que « quelque chose 1. CN, p. 3/32. 2. CN, p. 50/70, cité et traduit par Merleau-Ponty dans Natu1, p. 154 : « Les bords de la nature sont toujours en guenilles ». Cité encore, dans NTi 177, 255. 3. CN, p. 50/70.
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se passe », ce fait général est composé de deux groupes de facteurs : d’entités individuelles discernées, qui sont perçues dans leur individualité, et d’autres entités, en relation avec les premières, mais dont nous n’avons pas connaissance pour elles-mêmes, dont la présence est cependant impliquée par les entités discernées avec lesquelles elles sont en relation. Cette présence non discernée n’est nullement une présence positive, pleine et entière : elle demeure en retrait du perçu, elle n’est là que comme une certaine absence. Une telle présence n’est ce qu’elle est que parce qu’elle entre en relation avec les entités discernées : la relation seule renvoie à la présence en retrait du discernable. Sans doute MerleauPonty irait-il plus loin que Whitehead dans cette pensée d’une présence-absence de l’imperçu : l’exemple de Whitehead – celui d’« un monde au-delà de la pièce à laquelle notre vue se limite, connu de nous comme complétant les relations spatiales des entités discernées à l’intérieur de la pièce » – ne renvoie qu’à une présence discernable, un invisible de fait seulement, qu’une vue autre pourrait permettre de discerner. Mais ce qui n’est pas discerné pourrait aussi être de l’indiscernable : l’indiscernable ne serait pas ce qui n’est pas discerné actuellement, mais ce qui par principe ne saurait être discerné, ce que Merleau-Ponty nommerait invisible. Ce serait une absence constitutive de la présence même. 2) Cela pourrait permettre de penser le mode d’être de la chose lorsque cette chose ne peut plus être pensée comme simple chose, bloße Sache, en sa présence
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positive et localisée. Indiscernable, la nature l’est en principe lorsqu’elle ne peut se manifester en une présence pleine et entière. C’est en effet ce que montre l’histoire récente de la physique, les théories de la lumière en particulier : quelles que soient les théories de la lumière que les physiciens ont pu élaborer au début du siècle, sans doute faut-il y voir toujours une manière de contester l’idée d’une telle présence. MerleauPonty rappelle dans le cours sur la nature les moments essentiels de l’histoire de la physique qui constituent « l’apparition d’une nouvelle ontologie »1. Einstein, au début du siècle, remet en cause la théorie ondulatoire de la lumière et découvre l’existence de corpuscules, les photons, dont le comportement relève cependant de certaines fréquences. Pour de Broglie, une telle réalité est à penser à partir de l’idée de champ, champ auquel le corpuscule appartiendrait : « Cela rapproche sa pensée de celle d’Einstein. Le corpuscule serait une anomalie du champ, seule réalité ; la position du corpuscule serait due à une certaine intensité du champ : c’est le champ à bosses. Le corpuscule serait singulier à l’intérieur d’un phénomène ondulatoire qui le guiderait (c’est la théorie de l’onde-pilote). Cela expliquerait que le corpuscule subisse l’influence de toutes les actions sur le champ et non pas seulement, comme en mécanique classique, des seuls points qu’il rencontrerait. »2 1. Natu1, p. 125. 2. Natu1, p. 126.
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La difficulté qu’affrontent alors de Broglie, Dirac, Bohr ou Heisenberg, est de penser à la fois le phénomène ondulatoire et la « présence » de corpuscules : ondes et corpuscules sont complémentaires en s’excluant. Une telle conception de la « chose » physique devrait conduire, de même que la notion de champ, à la critique de l’idée laplacienne et classique d’emplacement unique. Une telle critique est essentielle pour Whitehead et Merleau-Ponty. Dire que le corpuscule n’est pas en un lieu unique, c’est aussi envisager se présence en termes de probabilité. « La probabilité entre dans le tissu du réel »1, note Merleau-Ponty. L’onde ou le corpuscule n’auraient ainsi qu’une existence fantomatique, toujours et à jamais indiscer nable. Au moment du cours sur la nature et sur la physique contemporaine, c’est ainsi l’idée de nature en soi, d’une nature étalée devant un sujet connaissant, nature dont la conception laplacienne serait l’expression la plus manifeste, qui est remise en cause. La physique contemporaine, en ébranlant l’idée d’une nature considérée comme totalité positive et l’idée d’un sujet connaissant dont la connaissance serait exhaustive, conduit également à repenser le sens même de l’objet physique, le rapport temps-espace et le statut du sujet connaissant dans son rapport à l’objet connu. Ces trois points, indissociables les uns des autres, font l’objet dans la 1. Natu1, p. 127.
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pensée de Whitehead d’une analyse originale qui attire toute l’attention de Merleau-Ponty.
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La physique contemporaine cesse donc de penser l’objet physique en une présence pleine et entière, en soi ; elle cesse de le penser comme identifiable et localisable dans un espace et un temps absolus. Ce qui est premier dans la nature, ce n’est pas le temps ou l’espace absolus en lesquels adviendrait quelque chose, une chose identifiable et localisable ; ce qui est premier, c’est que « quelque chose se passe »1. Ce qui est premier, ce sont donc les événements, happenings, events, l’advenue même, dont le temps et l’espace seraient les « attributs » seulement2. Du Concept de Nature, Merleau-Ponty retient ainsi la distinction fondamentale que Whitehead effectue entre l’événement et l’objet : si l’objet permet de reconnaître dans la nature ce qui ne passe pas, l’événement constitue le facteur essentiel du passage de la nature. L’objet est le corrélat d’une pensée, non ce qui compose la nature comme telle : ne pas penser la nature comme simple étalage d’objets, mais plutôt comme passage, advenue d’événements, c’est la penser en son
1. CN, p. 69. 2. Voir Natu1, p. 157 et Natu1-ms 150.
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OBJETS ET ÉVÉNEMENTS
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« auto-constitution »1. Cette auto-constitution de la nature repose sur la relation des événements entre eux : les événements, comme ce qui passe, advient, ne sont ni datables ni localisables ; ils ont entre eux des relations d’extension et d’enjambements2. Le propre de l’événement serait d’empiéter sur les autres événements : la notion d’overlapping, essentielle dans l’ontologie ultime de Merleau-Ponty, trouve là l’une de ses sources. Mais, demandera-t-on, une telle conception de la nature comme passage dont les facteurs essentiels seraient les événements, événements qui empiètent les uns sur les autres, ne nous conduit-elle pas à une conception purement événementielle de la nature3, ou bien sommes-nous conduits à un nouveau dualisme, celui de l’événement et de l’objet, qui ne ferait que répéter la distinction métaphysique entre le devenir et l’être, en privilégiant le premier de ces termes ? Merleau-Ponty est sensible à un tel questionnement. Il subit alors l’influence de Jean Wahl qui pose le problème du platonisme inversé de Whitehead4. La question devient 1. Natu1-ms 152. Merleau-Ponty remarque alors que référence est faite par Whitehead à Schelling. 2. Natu1-ms 152. 3. L’expression est de Guillaume Durand dans sa thèse, inédite, Des Événements aux Objets. La Méthode de l’abstraction extensive d’Alfred North Whitehead, à paraître chez Ontos Verlag, Francfurt/Paris/Lancaster, 2006. L’intérêt de cette thèse tient à sa manière de penser les objets eux-mêmes en termes d’événements. 4. La dualité objets-événements, dans la philosophie de la nature, puis la dualité objets éternels-entités actuelles, dans Process and Reality, ne renverraientelles pas en effet au problème de la participation platonicienne, au problème du rapport entre les idées éternelles et le devenir sensible ? Il s’agirait cependant
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dès lors celle de l’ingression des objets dans la nature, c’est-à-dire de leur manière de prendre part au passage de la nature : comment les objets, qui ne passent pas, participent-ils au passage de la nature ? La réponse de Merleau-Ponty serait de concevoir les objets comme « “structures” des événements »1. L’intérêt de l’approche de Whitehead, dans cette prise en compte du sens de l’objet, serait de ne pas développer une conception purement « événementielle » de la nature, conception qui ne serait pour Merleau-Ponty qu’une inversion de la perspective objectiviste de Laplace et qui ne ferait qu’en reconduire les présupposés. L’objet serait en effet structure, permanence de ce qui advient, présence souterraine, sans laquelle nous ne pourrions dégager aucune signification dans le passage de la nature2. Ingression, situation disent ainsi chez Whitehead la manière qu’a l’objet d’être ingrédient de l’événement et du passage de la nature3.
chez Whitehead d’un platonisme inversé, qui privilégierait le devenir sur l’être. 1. Natu1-ms 152. 2. Natu1-ms 156. 3. Natu1, p. 158 et Natu1-ms 156. Voir CN, p. 147/146 : « J’appellerai cette forme spéciale d’ingression la relation de situation, de même, en jouant sur le double sens du mot situation, j’appellerai l’événement dans lequel un objet est situé la situation de l’objet. Ainsi une situation est un événement qui est un relatum dans la relation de situation. »
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Science et ontologie 379 LA CRITIQUE DE L’EMPLACEMENT UNIQUE, L’INDIVISION
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Si l’objet est essentiel à la connaissance, en tant qu’il permet identification et recognition, c’est cependant l’événement qui constitue le fait essentiel de la nature. Cette distinction objet-événement permet de donner un sens ontologique aux découvertes de la physique quantique et de la relativité. La physique contemporaine conduit en effet au refus d’une séparation du temps et de l’espace : un tel refus trouve un écho dans la théorie whiteheadienne de la nature comme passage, dans sa considération de l’événement comme facteur essentiel de la nature, dans sa critique de l’idée d’emplacement unique, dans son refus d’une conception sérielle du temps1 et de l’espace. La nature est passage : elle n’est pas composée d’instants ponctuels, mais elle est vie2, vie en laquelle des segments de temps, des périodes, se chevauchent3. Alors que l’ontologie qui sous-tend la science classique pense l’objet de la nature comme situé en un emplacement unique, daté et localisé dans l’espace, l’ontologie sous-jacente à la physique moderne doit nous conduire à l’idée « d’atomes spatio-temporels non ponctuels »4. Renoncer à l’idée d’emplacement 1. Natu1-ms 152. 2. Natu1-ms 150. 3. Natu1-ms 152. 4. Marge, Natu1-ms 150. Sur tout cela, voir Natu1, p. 154 et Natu1ms 155.
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TEMPS-ESPACE
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unique ne signifie cependant pas, pour Merleau-Ponty, affirmer l’idée d’emplacement multiples : il s’agit bien plutôt de mettre en cause l’idée même d’emplacement, l’idée laplacienne d’une nature étalée devant un sujet connaissant qui aurait à l’égard de cette nature une position de kosmotheoros. Lorsque une étoile par exemple m’apparaît, elle n’est plus là-bas ni maintenant : sa présence n’est ni datable ni localisable en un lieu unique. De la même manière, un électron n’existe pas en un lieu et un temps déterminés, il est « ingrédient » dans tout son voisinage, il empiète, overlaps, et s’étend de manière transspatiale et transtemporelle, jusqu’à devenir ingrédient de la nature dans son ensemble1. C’est un objet non uniforme, qui en ce sens ressemblerait aux objets de l’expérience humaine, à la mélodie par exemple qui n’est telle que parce qu’en elle le tout et la partie sont indissociables, qui n’existe pas selon une succession d’instants ponctuels, mais dans une épaisseur de temps seulement. En écho avec l’idée bergsonienne de durée, l’on parlera ainsi de durations, de périodes de temps distinctes de tout temps mesurable, sériel. Il n’y a dès lors pas d’ordres simultanés ou successifs absolus, mais « des spectacles de « successions » et de « simultanéités » »2 : si une duration, une durée, ouvre sur l’ensemble de la nature, sur des relations multiples qui renvoient au tout de la nature, une « telle épaisseur 1. Natu1, p. 156 et Natu1-ms 150, voir CN, pp. 75, 78, 145. 2. Natu1, p. 155, voir Natu1-ms 155.
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de temps est centrée »1, et c’est relativement à ce centre que s’offrent simultanéités et successions. Il n’y a pas davantage une coupure entre le temps et l’espace, comme chez Bergson, puisque l’un et l’autre sont à la fois distincts et corrélatifs, comme peuvent le montrer le rapport de l’étoile à ma propre présence ou la manière qu’a l’électron, dans un flux dont il est le foyer, d’empiéter sur tout son voisinage. La nature, mais aussi la vie, ne pourront donc plus être pensées à partir de particules spatiales ou temporelles ponctuelles, puisque de telles particules ne la précèdent en rien, mais sont seulement abstraites : telle est la conclusion qu’impose la pensée des « faits bruts », des brute facts2, de l’existence, qui me présentent le temps en son épaisseur essentielle. LA SENSE-AWARENESS
Si l’on a pu affirmer, avec Whitehead, que la physique contemporaine découvre une nature qui n’a pas d’existence en soi, qui ne saurait être pensée comme si elle se présentait entièrement positive sous le regard d’un kosmotheoros, c’est aussi parce que la nature ne peut être décrite qu’en termes de relations. Non seulement en effet l’entité naturelle n’a d’existence que probable, mais son existence et ce que je peux en dire ou en connaître sont 1. Natu1, p. 156. 2. Natu1, p. 156 et Natu1-ms 152, l’expression brute fact, que reprend Merleau-Ponty à Whitehead, est empruntée à Wiliam James.
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indissociables du rapport que le sujet observant, l’appareil de mesure et la chose observée entretiennent : leur être même n’est ce qu’il est que pris dans un réseau de relations, dans un ensemble, qui renvoie finalement au tout de la nature. Sans doute une ontologie de la relation qui pense la réalité en termes d’organisme estelle requise pour penser une telle situation, pour décrire l’intrication du corps et de la chose observée, pour saisir l’existence seulement probable de l’entité naturelle, pour affirmer le renvoi de l’événement au tout de la nature. Une telle ontologie, développée par le Whitehead de Process and Reality, est déjà ce qui s’esquisse dans Concept of Nature lorsque Whitehead pense la nature à partir de son lien essentiel avec la perception, avec la vie du corps considérée elle-même comme événement. La nature en effet est pour Whitehead cela que nous percevons : son être signifie pour elle apparaître à la sense-awareness, expression que Merleau-Ponty traduit par éveil ou révélation sensible1. Penser le lien essentiel entre la nature et la sense-awareness2, c’est aussi refuser la bifurcation de la nature3 qui a conduit la modernité à séparer « la nature appréhendée par la conscience et la 1. Natu1, p. 158. 2. Il y a certes aussi pour Whitehead, dans An Enquiry Concerning the Principales of Natural Knowledge, ce qu’il nomme un objet percevant, permanence reconnaissable des événements percevants. Le statut de l’objet percevant – corps-objet lié à une conscience, ou conscience – fait difficulté dans la philosophie de la nature de Whitehead, qui développe une pensée homogène de la nature, pensée qui ne requiert pas de poser l’esprit pour décrire les entités ultimes de la nature. 3. Natu1-ms 151.
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nature qui est la cause de la conscience » 1, bifurcation à laquelle est liée la distinction classique effectuée entre les qualités premières et les qualités secondes2. Une telle critique serait commune à Husserl et Whitehead, et sans doute également à Heidegger, même s’il n’est pas sûr que Husserl ne reconduise pas une telle bifurcation, lorsque, dans les Ideen II et la Krisis, il développe un double concept de nature : la nature comme « la sphère des choses pures », « nature cartésienne, telle que la conçoivent les savants » et la nature primordiale, perçue, précise Merleau-Ponty3. La pensée de Whitehead nous permettrait de surmonter cette bifurcation. Ce que révèle en effet l’éveil sensible, c’est que l’événement est advenue : l’événement signifie il y a4. Décrire ainsi l’apparaître, l’apparaître comme il y a, à partir de Whitehead, n’est-ce pas dès lors esquisser les grands traits de ce que pourra signifier dans les derniers travaux le concept ontologique de chair ? S’il y a unité de la nature, n’est-ce pas en raison même de l’unité du corps pour lequel il y a événement ? L’unité de l’être sentant, c’est-à-dire de l’événement percevant, ne renvoie-t-elle pas, dans un rapport de fondation réciproque, à l’être-ensemble des événements, à l’unité d’une nature qui repose sur un 1. CN, p. 54. 2. Natu1, p. 158 et Natu1-ms 157. 3. Natu1, pp. 104-105. Merleau-Ponty cite Ideen II, première section, chapitre I, § 11. 4. Natu1, p. 157.
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tel togetherness ? Ce qui dès lors se trouve refusé, c’est toute séparation entre l’esprit et la nature : l’idée whiteheadienne de Process and Reality d’un withness of the body1 exprime cette présence corporelle à soi et à la nature. Dans le passage de la nature enfin, l’unité du corps, qui prend part à ce passage, ne renvoie pas seulement à l’unité de la nature, mais aussi à l’unité des différents observateurs2. Dans cette « réciprocité de la relation moi-nature »3 telle que la conçoit Whitehead, ne faut-il pas voir l’esquisse whiteheadienne de ce que MerleauPonty découvre avec l’idée de chair, l’idée d’une unité du sensible, de l’être comme être sensible ? L’idée d’une co-appartenance charnelle corps-monde, moi-nature, est donc présente dans la réflexion de Whitehead : cette co-appartenance constitue un rapport primordial avec le monde, la nature, qui précède toute connaissance, c’est-à-dire tout aussi bien toute coupure entre le sujet et l’objet. Au fondement des relations entre l’événement percevant, c’est-à-dire le corps en tant qu’en lui s’éprouve le passage de la nature, et la nature, mais aussi entre tout événement, il y a ce que Whitehead nomme, cité par Wahl et repris par Merleau-Ponty, une « perceptivité aveugle », un rapport primordial au tout de la nature qui ne relève pas
1. PR, p. 312/483-484. 2. CN, p. 56. 3. Natu1-ms 157.
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de la connaissance1. Cette perceptivité primordiale ne s’effectue pas seulement entre un corps qui serait humain – corps propre lié à une conscience ou Leib dans le sens de Husserl –, elle imprègne toute relation intérieure au sensible lui-même : c’est l’idée de préhension, essentielle dans la métaphysique ultime de Whitehead qui permet de penser cela. Préhension, plutôt que appréhension, dit ainsi ce rapport « aveugle » à l’autre que soi, rapport qui ne se limite donc nullement à la manière qu’aurait un sujet conscient de se rapporter aux choses et au monde. La notion de préhension permet en effet à Whitehead, dans Process and Reality, de penser les relations entre toutes les entités actuelles d’une part et entre entités actuelles et objets éternels d’autre part. Les entités actuelles sont les constituants ultimes de la réalité : dans le procès de la nature, elles sont « la concrescence d’une pluralité de potentiels »2, c’està-dire qu’en elles s’effectue l’unification réelle d’une multiplicité potentielle. Par préhension, il faut ainsi entendre « la concrescence synthétique par laquelle les choses présentes dans l’univers s’unissent, dans leur pluralité, en cette entité actuelle. C’est pour cette raison que [Whitehead a] choisi le terme “préhension” : il s’agissait d’exprimer l’activité par laquelle une entité actuelle effectue, pour son propre compte, sa concré1. Natu1-ms 157, l’expression est empruntée à Jean WAHL, Vers le Concret, p. 138 (édition 2004). 2. PR, p. 22/74.
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tion d’autres choses. »1 Une entité actuelle préhende les autres entités actuelles pour devenir ce qu’elle est : la préhension est alors physique ; mais il y a aussi des préhensions conceptuelles : l’entité actuelle préhende les objets éternels ou « Formes de Définité »2, qui la déterminent en son être3. Merleau-Ponty ne semble pas connaître cette métaphysique de Process and Reality : à partir de Wahl et de Nature and Life, il retient néanmoins ces concepts de préhension et de concrescence, et les applique aux catégories dont Whitehead fait usage au moment de la philosophie de la nature. La préhension permet de penser l’interconnexité des événements qui composent le passage de la nature, leur relatedness, interconnexité dont le modèle serait le rapport de l’événement percevant avec les autres événements. C’est du sein même de la nature que l’événement percevant préhende les autres événements, comme les événements se préhendent mutuellement pour constituer la vie de la nature : tout événement, comme préhension des autres événements, participe à l’auto-création de la nature. Que la nature soit passage ne signifie pas seulement que la nature est constituée d’événements, mais signifie d’abord que les événements, dans des rapports de préhension, passent les uns dans les autres, empiètent les uns sur les autres : un tel empiétement, cet overlapping, compose et consti1. PR, p. 52/116. 2. PR, p. 22/73. 3. PR, pp. 23-24/75-76.
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tue ce que Process and Reality nomme l’être-ensemble de la nature, le togetherness1. De même que l’idée de chair ne peut émerger dans la pensée de Merleau-Ponty qu’une fois critiquées les conceptions classiques de la perception et du corps, de même cette pensée de l’être-ensemble des événements, et notamment de la co-appartenance de l’événement percevant et des autres événements, ne peut se déployer que si se trouvent critiquées les conceptions classiques de la perception : celles notamment qui pensent la perception sans la rapporter à toute l’épaisseur corporelle2, à une mémoire du corps, celles qui réduisent la perception à une coupe immédiate dans le devenir de la nature. Whitehead nomme, dans Process and Reality, perception sur le mode de l’immédiateté présentationnelle, une telle perception pure, qui est perception du monde contemporain dans sa continuité extensive3. À cette perception vécue sur le mode de l’immédiateté présentationnelle, Whitehead oppose la perception sur 1. Merleau-Ponty reprend le terme dans ses notes de cours : de nouveau, il applique à la philosophie de la nature de Whitehead une conceptualité empruntée aux écrits tardifs, à Process and Reality notamment. C’est encore la médiation et la lecture de Wahl qui expliquent un tel geste de lecteur. 2. Natu1-ms 158. 3. PR, p. 61/130 : « Nous devons d’abord considérer le mode perceptif selon lequel il y a conscience claire et distincte des relations “extensives” du monde. Ces relations comprennent l’ “extensivité” de l’espace et l’ “extensivité” du temps. Sans nul doute, cette clarté, du moins quant à l’espace, s’obtient seulement dans la perception ordinaire par l’intermédiaire des sens. Ce mode de perception est ici nommé “immédiateté de présentation”. Selon ce mode, le monde contemporain est appréhendé consciemment comme un continuum de relations extensives. »
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le mode de la causalité efficiente, qui pense le moment perceptif en son épaisseur, épaisseur du corps qui accueille tout un passé perceptif, tout un passé du monde, une mémoire du monde. Percevoir avec le corps, c’est en effet éprouver une telle épaisseur corporelle et temporelle : la notion de withness of the body, rappelonsle, signifie ainsi l’indissociabilité d’une perception du monde et d’une perception du corps par lui-même, du corps s’éprouvant comme percevant le monde. Les analyses portant sur la nature physique, la nature dite sans vie, conduisent ainsi Merleau-Ponty, dans sa lecture de Whitehead, au seuil de l’idée ultime de chair : si l’idée de chair a une histoire longue et complexe1, sans doute ce moment whiteheadien n’est-il pas négligeable, notamment et surtout parce qu’il permet à Merleau-Ponty de se démarquer de la phénoménologie, et parce qu’il s’enracine dans une méditation ontologique du sens de la nature et des sciences de la nature. Cette nature n’est pas seulement la nature physique : elle est plus profondément – et cela est vrai aussi de la nature à laquelle les sciences physiques se consacrent – vie. C’est aussi une pensée nouvelle de la vie que Merleau-Ponty découvre dans la méditation whiteheadienne sur la science, méditation qui, en écho à l’élaboration proprement merleau-pontienne 1. Sur cela, voir les travaux d’Emmanuel de Saint Aubert, notamment Du lien des êtres aux éléments de l’être, Paris, Vrin, 2004, et, pour l’apport proprement phénoménologique, voir notre Phénoménologie et Ontologie, Merleau-Ponty lecteur de Husserl et Heidegger, Paris, L’Harmattan, 2005.
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de l’idée de chair, conduit d’une pensée de la ŸÕ«§» à une pensée de la vie1.
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La déconstruction de l’idée de nature exige que l’on cesse de penser seulement la nature sans vie afin de décrire la nature vivante. Ces deux expressions reprennent le titre de deux articles tardifs de Whitehead, qui composent le texte Nature et Vie2. Cette référence ultime à la vie a un sens ontologique essentiel, et oriente très largement le rapport que Merleau-Ponty entretient avec la science dans ses dernières recherches. Les cours que Merleau-Ponty consacre à Whitehead en 1956-1957, puis à Husserl et Heidegger en 1958-1559, s’achèvent en effet tous sur une méditation portant sur la vie. Pourtant, une telle méditation ne conduit nullement ces trois auteurs vers les mêmes voies : sans doute estce chez Whitehead que la méditation portant sur la vie se déploie le plus profondément en son sens ontologique ; sans doute est-ce aussi chez Whitehead que le sens ontologique de la science contemporaine, de la biologie bien sûr, de la physique déjà, peut trouver les moyens de se dire, dans une ontologie dont le sens est cosmologique ; sans doute enfin est-ce dans la pensée 1. Voir NT, p. 231. 2. Textes réunis dans Modes of Thought [1938], New York, The Free Press, 1968, tr. fr. Henri Vaillant, Paris, Vrin, 2004 (noté MT, pagination de l’édition anglaise de 1938, suivie de celle de la traduction française).
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DE LA PHYSIQUE À LA VIE
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de Whitehead que l’idée de nature, dans son lien intime avec la vie, parvient à s’enrichir d’une réflexion qui sait faire parler les résultats de la science contemporaine. Si Merleau-Ponty découvre bien dans les pensées de Husserl et Heidegger une interrogation sur la vie et la nature, il n’y trouve pourtant pas la prise en charge assumée et accomplie d’une telle interrogation. L’approche spécifiquement phénoménologique de Husserl, son idéalisme transcendantal toujours affirmé, jusque dans la Krisis, mais également le sens ontologique de la méditation heideggérienne, l’idée d’une histoire de l’être et sa manière de penser les sciences, ne cessent de recentrer les pensées husserliennes et heideggériennes de la vie et de la nature sur ce qu’elles ne sont pas : chez l’un, en reconduisant un tel sens à l’idée de vie transcendantale d’un ego pur, et à un dédoublement de l’idée de nature – nature construite de la science et nature du Lebenswelt – ; chez l’autre, en soumettant l’idée de nature à une histoire de l’être, qui certes permet de revenir à l’idée initiale de ŸÕ«§», à une idée de la nature qui précède sa limitation moderne comprise dans l’idée de natura, mais qui également refuse d’accueillir l’impensé ontologique des découvertes scientifiques contemporaines. On ne s’étonnera pas dès lors de l’intérêt que Merleau-Ponty peut trouver dans l’œuvre de Whitehead : avec Whitehead, c’est aux limites de la phénoménologie que Merleau-Ponty se porte. L’analyse de la nature physique, de la nature dite « sans vie », a déjà permis de décrire la nature comme
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avancée créatrice, passage, procès1. Mais c’est alors le sens d’une telle avancée créatrice, c’est-à-dire le sens même de l’activité propre à la nature, interne à la nature, qu’il faut interroger2. Il s’agit de concevoir la nature en son sens concret, sans lui imposer un processus d’abstraction qui conduit, d’un point de vue ontologique et métaphysique, à ce que Whitehead nomme ailleurs le sophisme du concret mal placé3, c’est-à-dire la tendance philosophique qui consiste à prendre des abstractions pour le concret. Décrire la Vie, ce sera ainsi décrire la nature en son sens concret. L’interrogation portant sur la vie constitue pour Whitehead « le problème moderne de la philosophie et de la science »4 : en cela, Merleau-Ponty s’accorde avec Whitehead. Si la pensée de la nature sans vie a conduit à l’idée d’activité, manquait à cette pensée l’élucidation du sens de l’activité. Il faut pour cela dépasser la simple observation : « Par exemple, l’observation d’insectes sur des fleurs suggère obscurément une certaine conformité entre la nature des insectes et celle des fleurs, et conduit ainsi à une richesse d’observation à partir de laquelle se sont développées des branches entières de la science. […] Toute la doctrine de la vie dans la nature a souffert de [l’]infection positiviste, qui 1. Voir MT, p. 200/164, passage cité par Merleau-Ponty qui cite les pages 198 à 200, Natu1-ms 154. 2. MT, pp. 200-201/165. 3. Natu1, p. 158. Voir notamment Science and the Modern World [1925], New York, The Free Press, 1967, p. 70 de la traduction française (tr. Paul Couturiau, éditions du Rocher, 1994). 4. MT, p. 202/167.
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Un tel positivisme repose sur le dualisme cartésien de la nature et l’esprit : c’est ce dualisme et ce positivisme que Whitehead comme Merleau-Ponty cherchent à dépasser en pensant le vivant, mais aussi l’ordre purement physique, comme activité. Ce dualisme est au plus haut point réducteur et insuffisant lorsqu’il s’agit de penser le vivant : « Cette formulation du problème en termes d’esprit et de matière est malheureuse. Elle omet les formes inférieures de vie, telles que la vie végétale et les espèces animales inférieures. Ces formes frôlent, à leur niveau supérieur, l’activité mentale humaine et, à leur niveau le plus inférieur, la nature inorganique. »2
Dans ses notes de cours, Merleau-Ponty cite la position de Whitehead, qui comprend l’univers comme totalité organique dont les éléments, la vie et la réalité physique inanimée, seraient en inter-relations : « La doctrine que je soutiens est que ni la nature physique ni la vie ne peuvent être comprises si nous ne les fusionnons pas, à titre de facteurs essentiels, dans la composition des choses “réellement réelles” dont les inter1. MT, pp. 203-204/168. 2. MT, p. 202/168.
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veut nous faire croire qu’en dehors de la routine décrite par les formules physico-chimiques, il n’y a rien d’autre dans le procès de la nature. »1
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Merleau-Ponty commente ce passage et ce qui lui fait suite dans Nature and Life2 : s’il n’a sans doute pas lu Process and Reality, la lecture de ces textes tardifs sur la nature et la vie et sa lecture de Jean Wahl lui permettent de découvrir certains des concepts essentiels de la grande œuvre métaphysique de Whitehead. La première idée qui retient l’attention de Merleau-Ponty est celle d’une vie comprise comme self-enjoyment, jouissancede-soi. Vivre, c’est en un sens s’approprier une multiplicité qui est celle de la nature : cette appropriation n’est pas l’œuvre d’un sujet substantiel qui appréhenderait une extériorité, mais elle constitue le sujet même, sujet qui advient à lui-même dans la manière qu’à la nature de se rassembler en lui en ce procès d’objectivation que Whitehead nomme préhension dans Process and Reality. L’advenue à soi de soi en lequel se recueille et se rassemble le tout de la nature n’est par ailleurs pas seulement l’advenue d’un soi à lui-même, une « occasion d’expérience » comme la nomme Whitehead, seule entité vraiment réelle de l’univers : cette advenue à soi de soi est la vie même de la nature qui n’est rien sans ces occasions d’expérience, qui n’est rien sans ces plis de 1. MT, p. 205/169, Whitehead précise encore : « Il faut aussi que les déficiences de notre concept de nature physique soient comblées par la fusion de celle-ci avec la vie, et que, d’un autre côté, la notion de vie implique celle de nature physique. » 2. Natu1-ms 159. Voir Natu1, p. 162.
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connexions et les caractères individuels constituent l’univers. »1
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la nature sur elle-même en lesquels des individualités immédiates se forment1. Un tel processus d’appropriation, d’advenue à soi, indissociable de l’avancée créatrice, c’est-à-dire du passage de la nature, est donc indissociable du temps, non d’un temps idéal ou objectif, mais d’un temps pensé à partir d’une spatialisation-temporalisation primordiale et sensible. Ce ne sont pas là les termes de Whitehead, mais il nous semble que c’est bien d’un tel processus dont il s’agit. Qu’est-ce en effet que s’approprier, que préhender, si ce n’est devenir soi en faisant siennes les données « fournies par le fonctionnement antécédent de l’univers »2 ? Il ne faudrait cependant pas penser cela comme un processus qui arriverait à un sujet dans un temps qui s’écoulerait : c’est le devenir soi de l’occasion d’expérience elle-même qui temporalise le temps et constitue le passé comme passé, c’est-à-dire constitue l’ensemble des données préhendées comme données antécédentes. Un tel processus est actualisation de potentialités et est indissociable du passage de la nature, c’est-à-dire de la temporalisation même du temps : « Ainsi, en concevant la fonction de vie dans une occasion d’expérience, il nous faut discriminer les données ac1. MT, pp. 205-206/169-170 : « J’ai […] appelé chaque acte individuel de jouissance-de-soi immédiate une “occasion d’expérience”. Je soutiens que ces unités d’existence, ces occasions d’expérience, sont les choses réellement réelles, qui dans leur unité collective composent l’univers en évolution, à jamais immergé dans l’avancée créatrice. » 2. MT, p. 206/170.
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C’est à un temps cosmique, à un temps inscrit dans la nature même que nous avons alors affaire. Dans cette pensée du vivant qui est aussi pensée de la nature, se retrouve la critique de l’idée d’instant et d’une nature statique. La notion d’instant renvoie à un point sans temps : elle ne permet pas de penser le procès en sa puissance de renouvellement. L’actualisation d’une entité, dans le procès de la nature, relève pourtant de la nouveauté, nouveauté enrichissante2, qui résulte d’une visée impliquant une sélection parmi le donné qu’offrent les potentialités du monde : « Par ce terme de “visée”, il faut entendre l’exclusion de la richesse illimitée de la potentialité autre, et l’inclusion de ce facteur défini de nouveauté qui constitue la manière choisie d’accueillir ces données dans ce procès d’unification. La but visé est ce complexe du sentir qui est la jouissance de ces données de cette manière. “Cette voie de jouissance” 1. MT, p. 207/170. Le passage souligné est cité par Merleau-Ponty, Natu1ms 160. 2. Sur la nouveauté et l’idée que « la nature est toujours au premier jour », voir NT, p. 320.
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tualisées présentées par le monde antécédent, les potentialités non-actualisées qui se tiennent prêtes à provoquer leur fusion en une nouvelle unité d’expérience, et l’immédiateté de la jouissance de-soi qui appartient à la fusion créatrice de ces données avec ces potentialités. Telle est la théorie de l’avance créatrice grâce à laquelle il appartient à l’essence de l’univers de passer au futur. »1
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Remarquons encore au passage que ce qui se déploie dans ces méditations métaphysiques sur la vie trouvera un écho ontologique décisif dans les recherches ultimes de Merleau-Ponty. Dans ce retournement de la nature sur elle-même, retournement qui est jouissance-de-soi, advient le soi : quelques années avant les développements ultimes de Merleau-Ponty sur l’idée de chair, de chiasme, de réflexion sensible, en laquelle advient le soi, s’esquisse ici une pensée du soi qui émerge du sensible, dans le pli d’une spatio-temporalisation en laquelle adviennent le soi, le sens et le temps. À cette pensée renouvelée du sujet et du monde, sont liés le refus de tout substantialisme et l’affirmation d’une continuité des types d’occurrences de la nature, continuité par passage de l’une à l’autre : « On peut diviser grossièrement les occurrences de la nature en six types, écrit Whitehead : le premier type est l’existence humaine, corps et esprit. Le second type inclut toutes les espèces de la vie animale, les insectes, les vertébrés, et les autres genres. En fait, tous les types divers de la vie animale. Le troisième type inclut toute la vie végétale. Le quatrième type comprend toutes les cellules vivantes singulières [les organismes unicellulaires]. Le cinquième type comprend tous les vastes agrégats inorganiques, à une échelle comparable à la dimension des corps animaux, ou 1. MT, pp. 207-208/171.
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est choisie à partir de la richesse illimitée des alternatives. Elle a été visée pour une actualisation dans ce procès. »1
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plus grande. Le sixième type est composé des occurrences à une échelle infinitésimale, dévoilée par l’analyse minutieuse de la physique moderne. Or, tous ces fonctionnements de la nature s’influencent les uns les autres et conduisent les uns aux autres, […] les différents modes d’existence naturelle s’estompent les uns dans les autres. Il y a la vie animale avec sa direction centrale d’une société de cellules, il y a la vie végétale avec sa république organisée de cellules, il y a la vie cellulaire avec sa république organisée de molécules, il y a la société inorganique à grande échelle des molécules avec sa soumission passive aux nécessités dérivant des relations spatiales, et il y a l’activité infra-moléculaire qui a perdu toute trace de la passivité de la nature inorganique à grande échelle. »1
C’est une telle continuité différenciée de la nature, de la vie et de la culture, que Merleau-Ponty cherche à décrire dans Le Visible et l’Invisible et les Notes de travail, en un mouvement de reprise et d’implications des moments de la description, mouvement circulaire fécond qui souligne l’empiétement réciproque des multiples occurrences du monde les unes sur les autres : « Montrer référence intentionnelle de la Physique à la Physis, de la Physis à la vie, de la vie au “psycho-physique”, – référence par laquelle on ne passe nullement de “l’extérieur” à “l’intérieur”, puisque la référence n’est pas réduction et que chaque degré “dépassé” reste en réalité 1. MT, p. 215/176. Le passage souligné est cité par Merleau-Ponty dans ses notes de cours, Natu1-ms 160.
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Nul doute que dans ce projet merleau-pontien d’une ontologie qui dise l’intrication de la nature, de la vie et de la culture, l’apport whiteheadien a pu être décisif, et ouvre des perspectives que le dernier Merleau-Ponty, qui n’a pas lu directement Process and Reality, n’a pu déployer. Merleau-Ponty découvre ainsi en Whitehead l’effort d’un philosophe pour penser ontologiquement les résultats contemporains de la science, de la physique de la relativité et de la physique quantique. Ce que MerleauPonty ne trouve pas assez dans les œuvres de Husserl et Heidegger – une pensée de l’être comme être sensible, une compréhension ontologique du sens de la science et de son histoire, en son moment contemporain notamment –, sans doute peut-il le trouver ailleurs, hors du champ proprement phénoménologique, même en son renouvellement heideggérien. Whitehead est alors un interlocuteur privilégié pour Merleau-Ponty. Ce à quoi doit pouvoir conduire la méditation ontologique de la science de la nature, ce à quoi peut conduire le renouvellement du concept de nature, c’est à l’idée d’une nature pensée comme vie, avancée créatrice, procès ; à l’idée d’un être sensible qui advient dans un processus d’auto-différenciation, que le terme chair, dans l’ontologie du dernier Merleau-Ponty, cherche à nommer. 1. NT, p. 231.
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présupposé (p. ex. la Physis du début n’est nullement “dépassée” par ce que je dirai de l’homme : elle est le corrélatif de l’animalité comme de l’homme). »1
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La dicibilité du monde 1 La période intermédiaire de la pensée de Merleau-Ponty à partir de Saussure MAURO CARBONE Initialement publié dans Merleau-Ponty. Le philosophe et son langage (sous la dir. de F. Heidsieck), Cahier n° 15 du Groupe de Recherches sur la philosophie et le langage, Grenoble, C.N.R.S., 1993, pp. 83-99.
A
près la Phénoménologie de la perception, la réflexion de Merleau-Ponty – comme l’annonce déjà une note de l’essai Le métaphysique dans l’homme (1947) – se propose « de décrire précisément le passage de la foi perceptive à la vérité explicite telle qu’on la rencontre au niveau du langage, du concept et du monde culturel. Nous comptons le faire dans un travail consacré à l’Ori1. Ce texte réélabore des observations présentées dans notre ouvrage : Ai confini dell’esprimibile. Merleau-Ponty a partire da Cézanne e da Proust, Guerini e Associati, Milan, 1990.
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gine de la vérité » (SNS, p. 165, n. 1). Autrement dit, Merleau-Ponty s’attache à explorer – comme il l’explique lorsqu’il présente, en 1952, sa candidature au Collège de France – « le champ de la connaissance proprement dite » (Inéd, p. 405), de la connaissance conçue comme reprise et « sublimation » de l’expérience perceptive axée sur le corps. Une exploration de ce genre implique donc l’élaboration d’une « théorie de la vérité » qui s’enracine justement dans l’expérience perceptive – c’est ce qui doit en faire la nouveauté – et rejette l’idée d’un sujet et d’un objet de connaissance purs et, partant, atemporels. Pour une théorie qui part de ces prémisses, la vérité est, d’autre part, inséparable de son expression et, par conséquent, du langage qui la manifeste. Bref, comme dans la Phénoménologie de la perception, le problème de la vérité implique directement ceux du temps et du langage. Ce dernier en particulier est soumis au gré du développement de la réflexion de Merleau-Ponty à un approfondissement substantiel. En effet, si dans la Phénoménologie de la perception la corporéité constituait le centre de la recherche, et si c’est à cette même corporéité que le phénomène de l’expression linguistique était ramené, c’est précisément ce phénomène, à présent, qui occupe une place centrale dans la réflexion de MerleauPonty, et donne également de nouvelles articulations à l’analyse de l’expérience perceptive, ainsi qu’à celle du temps et de l’histoire. Ainsi, dans sa communication Sur la phénoménologie du langage, Merleau-Ponty exprime-
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t-il la conviction que le problème du langage « contient tous les autres, y compris celui de la philosophie » (S(PhLg), p. 116). Toujours dans le texte écrit à l’occasion de sa candidature au Collège de France, Merleau-Ponty précise que la théorie de la vérité et de l’expression qu’il entend élaborer « fait l’objet des deux livres » (Inéd, p. 405) auxquels il est en train de travailler : l’un d’eux aurait été précisément l’Origine de la vérité, dont la note de l’essai Le métaphysique dans l’homme que nous avons eu l’occasion de citer ébauchait la problématique, et l’autre – qui en 1952 était déjà en grande partie rédigé – aurait dû s’intituler La prose du monde et traiter, sous le même horizon problématique, du domaine particulier du « langage littéraire » (Inéd, p. 406). Merleau-Ponty considère en effet que « dans ce domaine, il est plus aisé de montrer que le langage n’est jamais le simple vêtement d’une pensée qui se posséderait elle-même en toute clarté » (ibidem). En réalité, La prose du monde – tout au moins dans les cent soixante-dix pages que Merleau-Ponty a rédigées – ne peut que situer l’analyse du langage littéraire à l’intérieur d’une interrogation plus vaste du phénomène de l’expression qui, de cette façon, consolide son importance dans le cadre de la réflexion de MerleauPonty et, en outre, s’offre comme clef de lecture privilégiée pour ses travaux postérieurs et, tout bien considéré, pour toute sa philosophie. Ainsi, La prose du monde pour les éléments de nouveauté qu’elle exprime en fai-
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1. LANGAGE PUR ET LANGAGE PARLANT Conformément à ce qui est annoncé dans l’exposé écrit pour la candidature au Collège de France, La prose du monde, dès le premier chapitre, conteste « Le fantôme d’un langage pur », c’est-à-dire l’idéal d’un langage fait de signes complètement transparents, destinés à se superposer et à désigner, sans bavures ni équivoques, des choses ou bien des significations déjà définies et également pures. En effet, qu’il soit évoqué sous la forme du mythe d’une langue universelle rigoureuse et contrôlable qui se dessine dans la notion d’algorithme ou sous la forme du mythe d’« un langage préhistorique parlé dans les choses » (PM, p. 12), le fantôme d’un langage pur suppose toujours une correspondance ponctuelle, qu’elle soit arbitraire ou magique, entre le langage et ce qu’il 1. C. Lefort, Avertissement précédant La prose du monde, p. XII.
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sant affleurer, comme le fait remarquer Claude Lefort, « les premiers signes de la méditation sur “l’ontologie indirecte” qui viendra nourrir Le visible et l’invisible »1, mais aussi pour les passages où la réflexion y demeure, comme dans la Phénoménologie de la perception, centrée sur la dimension de la subjectivité incarnée – est l’un des documents les plus significatifs de cette phase de la production de Merleau-Ponty qu’on peut à juste titre qualifier d’intermédiaire.
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signifie : dans un cas, les signes correspondent aux significations ; dans l’autre les mots correspondent aux choses : dans les deux cas, le second terme est présenté comme dicible sans résidu. Ce modèle, quelle qu’en soit la version, est somme toute celui d’un langage qui, en vertu de sa pureté – c’est-à-dire de son manque de toute épaisseur –, sache garantir la possibilité d’une coïncidence entre pensée et réalité. Il se fonde sur la prétention de ne trouver dans le langage que ce que l’on y a mis – observe MerleauPonty – et enlève ainsi à la communication et, partant, au langage lui-même toute valeur effective. Ce fantôme du langage pur naît, selon Merleau-Ponty, de la considération de ce qu’il appelle le langage parlé, c’est-à-dire « le langage après coup, celui qui est acquis, et qui disparaît devant le sens dont il est devenu porteur » (PM, p. 17). Quand la communication a eu lieu, en effet, l’épaisseur et l’autonomie des mots se dissolvent et ils nous apparaissent comme des instruments neutres au service de nos significations. C’est en ceci que consiste ce que Merleau-Ponty définit « la vertu du langage » (PM, p. 16). De la même façon, il décrivait tout au long de la Phénoménologie de la perception cette « dialectique de la perception » par laquelle cette dernière se cache à elle-même pour faire place à la constitution des objets. Si, dans ce cas, la recherche était appelée à revenir sur l’expérience perceptive à laquelle la pensée objective d’ascendance cartésienne finit par se substituer, à présent elle se porte sur le langage parlant – « celui
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qui se fait dans le moment de l’expression, qui va justement me faire glisser des signes au sens » (PM, p. 17) –, parce que c’est précisément en concentrant l’attention sur l’expression en train de se faire qu’il est possible de se soustraire à cette position subalterne par rapport au fantôme du langage pur, dans laquelle on tombe par contre en examinant le langage tel qu’il se structure pour nous « après coup ». La réflexion de Merleau-Ponty – qui s’exerce donc « sur les processus mêmes de production des signes et de restructuration des codes »1 – accueille explicitement l’influence de la linguistique de Saussure : « Ce que nous avons appris dans Saussure – commence Le langage indirect et les voix du silence », c’est que les signes un à un ne signifient rien, que chacun d’eux exprime moins un sens qu’il ne marque un écart de sens entre lui-même et les autres. Comme on peut en dire autant de ceux-ci, la langue est faite de différences sans termes, ou plus exactement les termes en elle ne sont engendrés que par les différences qui apparaissent entre eux » (S(LIVS), p. 49). Il s’ensuit que, pour Merleau-Ponty, le langage – le langage parlant – signifie de façon oblique, indirecte, à travers l’inépuisable vibration qui parcourt les différences entre les signes, à travers les veinures de silence que ces différences évoquent et par lesquelles, sans solution de continuité, elles sont évoquées. C’est précisément en vertu de cela qu’il agit de façon conti1. U. Eco, Segno, Isedi, Milan, 1973, p. 115.
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nue comme décentrage et restructuration des signes et des significations déjà disponibles dans le langage parlé et est ainsi en mesure de saisir et d’exprimer, de façon indirecte ou allusive, le nouveau et le différent, c’est-àdire ces nappes du réel que – souligne Merleau-Ponty – les conceptions dominées par le fantôme du langage pur négligent ou exorcisent. Cette perspective montre dès lors comment les mots, au lieu de se limiter à revêtir et à véhiculer des significations préétablies, sont animés d’une vitalité autonome – ce que Merleau-Ponty exprimait déjà dans la Phénoménologie de la perception au moyen de la formule « le mot a un sens » (PhP, p. 206) – et révèle par conséquent que le langage est, par rapport à ce qu’il signifie, « beaucoup plus proche et beaucoup plus éloigné » (PM, p. 161) que ne le soutiennent les conceptions parcourues par le fantôme du langage pur. À la différence de ces dernières, la conception de Merleau-Ponty exclut donc la possibilité d’une correspondance ponctuelle des signes avec les significations ou des mots avec les choses. Ce qui est ainsi rejeté, c’est aussi la présomption d’une dicibilité totale du réel, car celle-ci se fonde justement sur la croyance en un langage en mesure d’assécher toutes les nappes de silence et de signifier exclusivement au moyen des atomes verbaux dont il est composé, chacun d’eux renvoyant à un élément de la réalité. Merleau-Ponty souligne au contraire que « il n’y a que des sous-entendus dans une langue quelle qu’elle soit, l’idée même d’une expression adéquate, celle d’un signifiant qui viendrait
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couvrir exactement le signifié, celle enfin d’une communication intégrale, sont inconsistantes » (PM, p. 42). En outre, la conception de Merleau-Ponty que nous venons d’exposer, en affirmant l’opacité et l’autonomie du langage, met en relief – comme le relève Le langage indirect et les voix du silence – « son obstinée référence à lui-même, ses retours et ses replis sur lui-même » (S(LIVS), p. 54) : se révèle ainsi comme centrale l’idée, déjà esquissée dans la Phénoménologie de la perception, de l’autoréférentialité du langage. L’importance prise par cette idée est liée à celle que Merleau-Ponty attribue à présent à la transcendance telle qu’elle s’exprime dans le langage en tant que tel, transcendance qui, dans la Phénoménologie de la perception, finissait par rester dans l’ombre face à la volonté prééminente de mettre en évidence le caractère de continuité qui lie la transcendance qui opère dans le langage au pouvoir de se transcender du corps propre. Non pas que ce dernier aspect soit abandonné : dans le texte écrit à l’occasion de sa candidature au Collège de France, Merleau-Ponty réitère sa conviction que notre corps « comme corps actif, en tant qu’il est capable de gestes, d’expression et enfin de langage, […] se retourne sur le monde pour le signifier » (Inéd, p. 405). Comme le faisaient déjà ressortir les analyses de la Phénoménologie de la perception, la corporéité se confirme ainsi comme la source première de toute élaboration symbolique : chacune de celles-ci, y compris l’élaboration linguistique, prolonge en effet le pouvoir qu’a le geste corporel d’amener à l’expression l’intention-
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nalité fungierende qui opère dans notre commerce perceptif avec le monde, le Logos qui s’ébauche dans le monde esthétique. Toute élaboration symbolique, en ce sens, est donc incarnée et le symbolisme du geste linguistique ne cesse d’être nourri de la transcendance qui anime le geste corporel. Mais d’autre part – nous explique la même page du texte de 1952 – « la connaissance, et la communication avec autrui qu’elle présuppose, sont, en regard de la vie perceptive, des formations originales », en ce sens que « elles la continuent et la conservent, en la transformant » (ibidem). En d’autres termes, le « je parle » est alimenté par le « je peux » du corps propre et toutefois le dépasse en ce qu’il en reprend et relance la transcendance en vertu de l’organisation particulière qui structure le langage. Le caractère d’élaboration symbolique incarnée du langage déjà révélé dans la Phénoménologie de la perception est donc confirmé, mais, en même temps, est explicité son caractère de totalité autoréférentielle, qui vit de l’interaction entre langage parlant et langage parlé. La conception qu’a Merleau-Ponty du langage tend en fait, durant cette phase, à nouer étroitement entre elles intentionnalité corporelle et autoréférentialité du système expressif, entre lesquelles il ne voit pas d’incompatibilité. 2. AVEC SAUSSURE ET AU-DELÀ DE SAUSSURE L’on a vu que la conception de Merleau-Ponty met en relief, durant cette phase, l’interaction entre langage parlant et langage parlé.
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Dans cette conception, l’on peut voir alors l’intention de reformuler la distinction et la relation entre parole parlante et parole parlée telles qu’elles apparaissaient dans la Phénoménologie de la perception, en les repensant à la lumière de l’interprétation que Merleau-Ponty donne de la distinction et de la relation entre parole et langue décrites par Saussure. En effet, si à présent MerleauPonty attire l’attention de façon répétée sur le point de vue du sujet parlant, rappelle que le langage « a un intérieur » et privilégie dans son analyse, comme nous l’avons déjà dit, le langage parlant, ce n’est pas pour souligner unilatéralement l’importance de cet aspect du phénomène linguistique, mais c’est par souci d’intégrer dans la réflexion sur le langage un élément que la linguistique, à son avis, tend à écarter (et désormais même un certain nombre de sémiologues1 ont reconnu à Merleau-Ponty le mérite d’avoir posé aux linguistes ce problème), pour retrouver de cette façon le phénomène linguistique dans son unité. Autrement dit, ce qui s’exprime de nouveau ici, c’est l’effort de MerleauPonty, effort déjà présent dans la Phénoménologie de la perception2 – dont les conclusions ne sont évidemment plus considérées comme suffisantes –, pour dépasser, au moyen de la recherche sur le langage, la dichotomie 1. Cf. par exemple R. Barthes, Éléments de sémiologie, « Communications », n° 4, 1964, p. 94, ainsi que U. Eco, Segno, cit., p. 115. 2. « En cherchant à décrire le phénomène de la parole et l’acte exprès de signification, nous aurons chance de dépasser définitivement la dichotomie classique du sujet et de l’objet » (PhP, p. 203).
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entre sujet et objet, et en même temps l’on sent chez Merleau-Ponty la conviction de pouvoir trouver dans l’orientation de cette recherche une étroite corrélation entre faits et essences. Attentive à ces implications philosophiques, l’interprétation que Merleau-Ponty donne de l’œuvre de Saussure attribue donc à celle-ci le mérite d’avoir inauguré une linguistique de la parole – qui s’intéresserait au plan synchronique – à côté de celle de la langue, qui concernerait le domaine diachronique (alors que, comme cela a été largement souligné, pour Saussure la distinction entre synchronie et diachronie est une distinction intérieure à la linguistique de la langue). D’autre part, et pour les mêmes raisons philosophiques que nous avons déjà signalées, Merleau-Ponty critique Saussure pour avoir considéré également irréductibles les deux perspectives, et s’attache dès lors à montrer comment synchronie et diachronie – qu’il identifie respectivement avec le point de vue « subjectif » et avec le point de vue « objectif » du phénomène linguistique – s’incorporent réciproquement, pour dépasser de cette façon la dualité de l’approche de Saussure. D’un côté – explique donc Merleau-Ponty –, « la synchronie enveloppe la diachronie » (S(PhLg), p. 108), puisque le devenir historique du langage n’est pas dépourvu d’une logique que les circonstances dues au hasard qui surviennent au fur et à mesure contribuent à réorienter ; d’un autre côté, « la diachronie enveloppe la synchronie » (ibidem), puisque la logique qui
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gouverne le langage à un moment donné n’exclut pas que surviennent des circonstances dues au hasard qui en sollicitent la réorganisation. De cette manière, Merleau-Ponty opère donc consciemment une transformation de la conception de Saussure. Ainsi conçu, le phénomène de l’expression linguistique ne cesse alors de se transcender et de se reprendre dans l’entrelacement étroit de la synchronie et de la diachronie, révélant la logique du langage comme « logique incarnée » (S(PhLg), p. 110), en vertu de laquelle tous les efforts expressifs simultanés et successifs se rejoignent et communiquent. S’ébauche ainsi « une nouvelle conception de l’être du langage » (ibidem), à l’intérieur de laquelle apparaît ce concept de « chair » qui occupera une place centrale dans la dernière période de la méditation de Merleau-Ponty. C’est à l’intérieur de cette perspective que la distinction entre parole parlée et parole parlante est reformulée, dans le but de trouver – avec Saussure et au-delà de Saussure – l’unité dialectique dernière de la langue et de la parole. Ainsi, alors que dans la Phénoménologie de la perception la transcendance exprimée dans le langage était située dans la parole parlante conçue comme acte individuel d’expression qui, en conservant un sens gestuel, participe de la transcendance qui anime le corps propre, maintenant, la transcendance qui opère dans le langage – et qui s’avère encore « un cas éminent de l’intentionnalité corporelle » (S(PhLg), p. 111) – agit précisément en vertu de l’interaction de la parole avec
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la langue, c’est-à-dire en vertu de l’implication réciproque des deux éléments qui le composent, en choisissant dans le patrimoine sédimenté des signes et des significations ces signifiants grâce à la rencontre desquels germe un sens nouveau, qui est impliqué en eux et qui toutefois les dépasse, et dépasse également l’intention significative du sujet parlant. De cette façon, l’horizon de la subjectivité sur lequel, dans la Phénoménologie de la perception, l’analyse du langage était encore centrée, tend à s’inscrire dans une conception qui voit dans le langage « quelque chose comme un être » (S(LIVS), p. 54). Reste encore toutefois à préciser le sens dernier que, sur une telle base, l’intentionnalité revêt par rapport à l’être : c’est ce que Merleau-Ponty s’attachera à faire dans la dernière phase de sa pensée, en adoptant explicitement la perspective de l’ontologie et en affirmant – polémique en ceci envers la « philosophie de la conscience » qui, à son avis, bloque l’analyse husserlienne – que « l’intentionnalité fungierende ou latente […] est l’intentionnalité intérieure à l’être » (NT, pp. 297298). 3. GÉNÉRALITÉ CHARNELLE ET DIALOGUE La tendance à inscrire l’horizon de la subjectivité dans celui de la « chair » est présente également dans les réflexions où Merleau-Ponty explore de nouveau le thème de l’intersubjectivité, dont il avait déjà traité dans la Phénoménologie de la perception. Mais dans le chapitre de
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La prose du monde consacré à « La perception d’autrui et le dialogue », si Merleau-Ponty affirme encore une fois que c’est en vertu de notre corporéité qu’« il y a une universalité du sentir » (PM, p. 191), il définit cette dernière comme « un rapport charnel au monde et à autrui » (PM, p. 193 ; c’est nous qui soulignons), à l’intérieur duquel – observe-t-il pressentant le phénomène de la réversibilité – « les rôles du sujet et de ce qu’il voit s’échangent et s’inversent » (PM, p. 187). En outre, ce même chapitre fait remarquer que, tout comme notre expérience corporelle du monde, notre relation avec la parole elle aussi tend à se généraliser et donc à devenir participable. C’est de cette façon que la parole peut instituer le dialogue et avec lui l’appartenance des dialogants à un univers commun de significations, où par conséquent se révèle de nouveau la généralité charnelle. Autrement dit, à travers la parole par laquelle le dialogue s’institue, « c’est comme si l’universalité du sentir […] cessait enfin d’être universalité pour moi, et se redoublait enfin d’une universalité reconnue » (PM, p. 197). Cette universalité est – explique Merleau-Ponty – ce que nous appelons « monde culturel », dans lequel se concentrent toutes nos tentatives d’exprimer « les significations qui traînent à l’horizon du monde sensible » (PM, p. 199). Cette universalité se caractérise par conséquent comme Logos dans lequel vient à l’expression le Logos (latent) du monde esthétique ; aussi, dans Le langage indirect et les voix du silence, est-elle définie
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comme « ordre de la culture ou du sens », qu’il faut comprendre, selon un terme emprunté explicitement à P. Ricœur, « comme un ordre original de l’avènement » (S(LIVS), p. 85). À l’intérieur de cet ordre – inauguré par la symbolisation primordiale du geste corporel – les événements humains retrouvent alors leur caractère originaire de tentatives d’expression qui s’assument et se relancent réciproquement : cet ordre est donc celui d’une histoire unique, répète à plusieurs occasions Merleau-Ponty, unique parce que tissée par la généralité charnelle qui garantit la complicité de tous les efforts d’expression, une histoire unique qui, en tant qu’histoire de l’expression du Logos du monde esthétique en « Logos du monde culturel » (S(PhLg), p. 121), se révèle d’autre part comme « la manifestation, le devenir de la vérité » (PM, p. 200). 4. L’ORIGINE DE LA VÉRITÉ ET LA PAROLE Se fait jour de cette manière cette théorie de la vérité qu’avait annoncée Merleau-Ponty. Comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, elle met en évidence le lien indissoluble qui lie la vérité avec son expression ainsi qu’avec le temps et la perception, puisque la vérité est inséparable de l’opération qui l’exprime – entrelacement étroit de « sédimentation et réactivation » (PM, p. 54 n.) – laquelle « sublime », mais ne supprime pas, ce commerce avec le sensible qui ne cesse d’avoir lieu à l’intérieur de notre champ de présence. C’est justement
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dans ce lien que se dessine « l’origine de la vérité », formule qui initialement aurait dû être le titre de l’ouvrage inachevé Le visible et l’invisible et qui renvoie de façon évidente à L’origine de la géométrie de Husserl. Cette origine de la vérité se présente bien entendu, sur la base des analyses antérieures, non pas comme un événement qui distinguerait un temps qui l’aurait précédée d’un temps qui l’aurait suivie, mais comme métamorphose continuelle du sens latent dans notre commerce avec le sensible en sens déployé. La vérité se manifeste ainsi comme circularité d’archéologie et de téléologie, et son origine comme origine qui ne cesse d’advenir. Dans cette même perspective, dès lors, « la transcendance ne surplombe plus l’homme : il en devient étrangement le porteur privilégié » (S(LIVS), p. 88), dans la mesure où c’est son opération d’expression qui réalise, dans l’horizon de la temporalité, la manifestation du sens. En effet, même dans l’ordre du savoir exact la vérité ne se présente pas comme une entité située hors du temps qui attend d’être atteinte et possédée : MerleauPonty s’efforce de le prouver dans le chapitre de La prose du monde intitulé « L’algorithme et le mystère du langage ». Certes, l’ordre de la connaissance a une originalité propre par rapport à l’ordre de la perception, mais il n’en constitue pas moins « une reprise, une reconquête de la thèse du monde » (PM, p. 173). Et, à leur tour, le monde et la chose, comme le proclamait déjà la Phénoménologie
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de la perception1, sont immanents à nos perspectives mais en même temps les transcendent, puisque ces perspectives sont toujours inachevées en tant que temporelles. La Phénoménologie de la perception découvrait par conséquent dans l’horizon de la temporalité d’un côté la racine du caractère inépuisable du monde et de la chose, et de l’autre la racine de la précarité qui affecte la subjectivité et le sens, mais elle indiquait encore dans la temporalité la lumière qui nous permet de voir et d’amener à l’expression ce qui se dessine à l’horizon du monde, donc elle révélait le temps comme principe à la fois de visibilité et d’invisibilité. C’est encore dans l’horizon de la temporalité que nous avons vu se situer notre rapport avec la vérité. Pour cette raison, tout comme le monde et la chose, elle ne peut qu’être vue comme par transparence à travers la logique incarnée du système expressif, car elle est « non adéquation, mais anticipation, reprise, glissement de sens, et ne se touche que dans une sorte de distance » (PM, p. 181). La forme de la vérité et celle de la parole – dont c’est le rôle de « toucher dans une sorte de distance » – se modèlent donc sur la forme de la temporalité. La vérité est en effet « un autre nom de la sédimentation » (S(PhLg), p. 120) opérée par le langage, et la parole dans laquelle cette vérité s’exprime est définie par Merleau-Ponty comme la « profonde connivence du temps avec lui-même » (PM, p. 200). Aussi, si d’un côté elle possède le pouvoir de sédimenter, de 1. Cf. PhP, pp. 384-385.
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l’autre, comme toute forme d’expression, elle demeure temporelle et donc inachevée : « l’expression – confirme la communication Sur la phénoménologie du langage – n’est jamais totale » (S(PhLg), p. 112). Durant cette phase de sa pensée donc, MerleauPonty continue à attribuer à la parole, par rapport aux autres formes d’expression, ce privilège de sédimenter que déjà dans la Phénoménologie de la perception il lui reconnaissait1, et il confirme également, comme on peut le voir dans Le langage indirect et les voix du silence, que ce privilège reste « relatif », puisque « nul langage ne se détache tout à fait de la précarité des formes d’expression muettes » (S(LIVS), p. 98). Sur la base de la perspective esquissée jusqu’ici, nous pouvons dès lors remarquer comment la précarité que la Phénoménologie de la perception découvrait dans l’horizon de la temporalité, en affectant le langage, affecte également la connaissance elle-même, et sape ainsi le postulat d’une coïncidence possible entre ceux-ci et la réalité (et donc le postulat d’une totale dicibilité du réel) qui alimente par contre le fantôme d’un langage pur. L’insupprimable précarité du langage ne peut en effet qu’imprégner la connaissance qui se manifeste en lui, et la connaissance doit par conséquent renoncer à la recherche de la domination de la réalité pour opérer dans l’espace du provisoire et de la contingence. 1. « Seule de toutes les opérations expressives, la parole est capable de se sédimenter et de constituer un acquis intersubjectif » (PhP, p. 221).
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Mais, d’autre part, précisément parce qu’elle est modelée sur la forme de la temporalité, la forme précaire du langage indique que « l’expression n’est jamais totale » dans ce sens également que – toujours entremêlée de veines de silence – elle nous promet toujours autre chose à dire, comme dans la Phénoménologie de la perception Merleau-Ponty le disait de la chose et du monde qui nous promettent toujours autre chose à voir1, et nous obligent par conséquent à « définir comme la fonction même de la parole son pouvoir de dire au total plus qu’elle ne dit mot par mot, et de se devancer ellemême » (PM, p. 182). Il s’ensuit dès lors que dire, c’est dire plus que ce que l’on dit, dans le même sens où la préface de Signes affirmera que « voir, c’est par principe voir plus qu’on ne voit, c’est accéder à un être de latence. L’invisible est le relief et la profondeur du visible, et pas plus que lui le visible ne comporte de positivité pure » (S(Préf), p. 29). Une modulation analogue, modulation qui par la suite caractérisera le style indirect particulier de l’ontologie de Merleau-Ponty, peut dès maintenant être aperçue dans la relation entre dicible et indicible, relation qui, elle aussi – comme celle entre visible et invisible –, est esquissée sous la forme d’enveloppement qui déjà affleurait dans la Phénoménologie de la perception et les écrits de la même époque à propos de l’implication réciproque des dimensions temporelles dans l’expérience vé1. Cf. PhP, p. 384.
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5. HISTOIRE ET PERCEPTION À LA LUMIÈRE DE LA LECTURE DE SAUSSURE
Si précédemment nous avions vu Merleau-Ponty, dans le but de révéler l’épaisseur d’être du langage, déformer parfois et, plus souvent, transformer les thèses de Saussure, c’est de toute évidence parce qu’il est convaincu de trouver exploré et restitué par ces thèses, pour peu qu’elles soient libérées de certains durcissements dualistes, ce phénomène (unitaire) de l’expression, ce déploiement du sens latent en sens manifeste et participable qui est au centre de sa propre réflexion philosophique. C’est la raison pour laquelle, dans son interprétation de la linguistique de Saussure, phénoménologie et structuralisme se mêlent et les théories de Saussure esquissent, à son avis, ce concept d’histoire unique dans laquelle – comme la langue et la parole – logique et contingence, idéal et sensible, passé et présent, sujet et objet, je et autrui – bref, toutes les formes de
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cue. Il s’agit d’une configuration enveloppante qui, à présent, tend à se décentrer par rapport à la dimension de la subjectivité (bien qu’il reste des textes qui témoignent de la persistance de ce point de vue) pour s’installer dans celle de la chair, et que les travaux ultérieurs de Merleau-Ponty caractériseront précisément comme forme de l’Être lui-même, dans l’horizon duquel les relations entre visible et invisible et entre dicible et indicible seront inscrites.
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la dichotomie classique entre intériorité et extériorité – retrouvent leur conjugaison dialectique à l’intérieur de l’horizon qu’il appelle « chair ». Cet horizon offre en effet à l’histoire un tissu unitaire dans la mesure où il se présente comme « universel concret », et, pour cette raison, « latéral », sur lequel tous les échanges et les efforts humains sont prélevés et par conséquent, tout comme les différentes langues, sont traduisibles réciproquement. Dans cette perspective, Merleau-Ponty est amené à tirer de sa réflexion sur la linguistique de Saussure le concept d’« institution », qui revient à plusieurs reprises dans ses écrits de cette période, pour désigner l’« auto-constitution » (EP, p. 75) du sens exprimé par toute élaboration symbolique dans un système d’inspiration structurale qui permettrait de dépasser les formes de dichotomie dont nous avons donné la liste, en saisissant dans la dynamique historique la compénétration entre la présence sédimentée de l’élément institué et la latence de mutation de l’élément instituant, comme c’est le cas pour l’interaction de langue et parole à l’intérieur du devenir du langage. C’est pourquoi Merleau-Ponty affirme, dans l’Éloge de la philosophie, que « Saussure pourrait bien avoir esquissé une nouvelle philosophie de l’histoire » (ibidem). C’est vers l’exemple de l’histoire du langage (mais également de l’histoire de la peinture) que MerleauPonty se tourne donc, dans le but de repenser justement la philosophie de l’histoire à la lumière de la
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conception de cette dernière comme histoire de l’expression. Pour cette raison, il ne cessera de revenir sur ces exemples, confirmant et explicitant ultérieurement les motivations profondes de son intérêt pour la démarche structuraliste. Sur la base de notre précédent examen, il apparaît toutefois que, en tant que dans sa lecture de la linguistique de Saussure phénoménologie et structuralisme se compénètrent, Merleau-Ponty développe un concept de structure qui ne correspond pas exactement à celui de Saussure. Dans l’interprétation de Merleau-Ponty en effet, une interprétation qui part de l’exigence phénoménologique d’accéder au « langage vécu » et parvient à révéler l’épaisseur d’être du langage, l’idée qu’a Saussure de la structure comme système synchronique de différences est fondue de façon originale avec la conception gestaltiste de la structure, appliquée au langage conçu comme « un équilibre en mouvement » (S(PhLg) p. 108) qui offre un sens à l’ensemble, et cette refonte donne lieu à la définition du langage comme « système orienté » (S(PhLg), p. 110), tout autant que diacritique. En 1959, lors d’une intervention à un Colloque consacré justement au terme de « structure », Merleau-Ponty pourra donc déclarer que « En conclusion, la structure […] est souple : non synchronique, mais dialectique »1. 1. Merleau-Ponty, Intervention au Colloque sur le mot structure (Paris, 10-12 janvier 1959), compte rendu publié dans Sens et usages du terme structure dans les sciences humaines et sociales, édité par R. Bastide, Mouton & Co., La Haye, 1962, p. 155.
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Un tel jugement, bien qu’il n’ait été exprimé que plus tard, à notre avis sous-tend sa réflexion également durant la phase dont nous nous occupons à présent. C’est de cette conception particulière de la structure – et des exigences qui en dictent l’élaboration – que dépendent, en dernière instance, les transgressions opérées par Merleau-Ponty par rapport aux thèses de Saussure. D’autre part, la fréquentation de ces thèses amène Merleau-Ponty à donner une courbure pleinement diacritique au rapport gestaltiste figure-fond, en le développant dans la notion d’écart ou de différence qui exclut tout terme positif. C’est ce qui lui permet d’abandonner la tendance – qu’on pouvait rencontrer dans la période précédente de sa réflexion – à concevoir la vie irréfléchie et silencieuse de la conscience comme fond positif de sens par rapport auquel le langage se présente comme second et dérivé. Le concept de structure qu’il acquiert par ses recherches sur le langage influe en effet sur sa description de l’activité perceptive. Dans cette perspective, le pouvoir originaire de symbolisation du corps, déjà mis en lumière dans la Phénoménologie de la perception et – comme nous l’avons rappelé auparavant – confirmé dans les écrits de cette période, se révèle par conséquent, à présent, comme pouvoir originaire de différenciation ; c’est pourquoi les gestes d’expression, au même titre que les phonèmes, ont déjà une valeur diacritique et la conscience perceptive, au même titre que le langage, « est donc indirecte » (RC53, p. 12), puisque le sens de la perception advient comme
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« un certain écart » (ibidem) entre la chose perçue et l’imperception de ce qui l’entoure. Ces considérations, nous avons déjà eu l’occasion de le dire, dénotent une modification de la conception que Merleau-Ponty se fait de l’expérience silencieuse, laquelle en vient à se présenter justement en termes de diacriticité. Le passage du monde muet de la perception au monde langagier – qui restait un problème ouvert dans la Phénoménologie de la perception, comme le constateront les notes de travail du Visible et l’invisible1 – ne se pose plus, par conséquent, en termes de superposition du second sur le premier et de traduction du premier dans le second, mais précisément en termes de forme diacritique commune à l’expérience silencieuse et à l’expression langagière. De cette façon, les difficultés précédemment liées à la conception de la vie irréfléchie et silencieuse comme fondement positif, comme antérieure au langage et indépendante de lui, semblent sur le point d’être dépassées. Certes, n’est pas encore acquise ici la réversibilité entre silence et parole qui sera thématisée lorsque Merleau-Ponty adoptera explicitement la perspective de l’ontologie, mais les bases de cette orientation semblent dès maintenant jetées lorsque Merleau-Ponty constate que la perception et le langage partagent le même pouvoir de différenciation et que, par conséquent, tous deux expriment de façon indirecte. 1. Cf. NT, pp. 229-230.
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CLAUDE IMBERT Initialement publié dans Traverses, Paris, Centre Georges Pompidou, hiver 1992, pp. 61-74.
Renoir travaillait face à la mer. On connaît le récit du garagiste de Cassis qui l’y avait surpris. « C’étaient des femmes nues qui se baignaient dans un autre endroit. Il regardait je ne sais quoi, et il changeait un petit coin. » Le paradoxe de ce récit est d’être le flagrant délit d’une énigme. Incapable de reconnaître la scène, encore moins d’identifier le modèle, le garagiste en rendait responsable un peintre qui ne peint pas ce qu’il voit, ou ne voit pas ce qu’il regarde. Renoir se dérobait,
« Toute l’histoire moderne de la peinture, son effort pour se dégager de l’illusionnisme et pour acquérir ses propres dimensions ont une signification métaphysique. » (Merleau-Ponty)
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et Malraux en tirait la leçon. Si le bleu de la mer était devenu le ruisseau des Lavandières, la vision du peintre était donc « moins une façon de regarder la mer que la secrète élaboration d’un monde auquel appartenait cette profondeur de bleu qu’il reprenait à l’immensité ». Merleau-Ponty le prend au mot : toujours est-il que Renoir regardait la mer1. Contestant à Malraux les variables cachées de sa démonstration – métamorphose, style ou vision –, il se tient à l’opération du peintre. Renoir, comme Cézanne « sur le motif », réitérait avec l’assurance du métier – et peut-être plus – une manière tératologique de regarder, sans feu ni lieu, sans intentionnalité d’objet ni horizon de sens. Un regard s’exerçait depuis bientôt un siècle, hors du canon de la perception. Et si le peintre, qui avait privé celle-ci de la gestion universelle du sensible, avait convaincu, il se trouvait aussi menacer le cortège de ses philosophèmes. Que montrait et démontrait cette peinture « moderne », que Merleau-Ponty allait peu à peu détacher de l’exemplaire Cézanne ? La question l’a retenu plus d’une quinzaine d’années. Elle cherchait encore sa formule dans ces années 50, quand Malraux donnait à la peinture qui avait suivi Goya le premier rôle dans la constitution du « musée imaginaire ». Merleau-Ponty 1. Cf. Les Voix du silence (Paris, Gallimard, « La galerie de La Pléiade », 1950, p. 278). La réponse de Merleau-Ponty, qui se réfère à une publication antérieure du texte de Malraux, a été datée des premières années 50. Elle parut, légèrement modifiée et dédiée à Sartre, qui n’y était pas épargné, dans Signes (Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1960). Son titre, « Le langage indirect et les Voix du silence », disait aussi le nouveau point de départ de Merleau-Ponty.
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intervenait très exactement là où, sur un cas d’espèce, se rejouait toute l’argumentation. Laissons l’anecdote, dont le rôle n’était que d’isoler la question « esthétique », laissée pour compte après que le musée eut ouvert de nouvelles salles pour les anciens Refusés. Le point de départ, admis de tous, est bien là où Malraux l’avait placé, confiant à son témoin le soin de décliner le tableau dans le style indirect libre d’un personnage flaubertien. « Des femmes se baignaient » : masses confuses dont les mouvements imparfaits (ce « temps de l’incohérence », disait Valéry) ont suspendu la véhémence de l’action et la précision du geste. Et, pour autant, devenues formes-taches, lâchées sur leur propre trajectoire, conduisant de quelque Nausicaa vaguement remémorée aux Grandes Baigneuses anticipées, incidemment à ces Lavandières, et bientôt aux monochromes ocre rose des Demoiselles d’Avignon. L’« autre endroit », inassignable, et le « je ne sais quoi » où se dilue l’insaisissable thème, versaient une égale incertitude sur l’ici du peintre et le là-bas du tableau. Une transitivité tacite était rompue. Non pas celle, toute matérielle, qui serait fondée sur l’imitation en collant le tableau au modèle, et que personne n’a jamais requise. Mais bien cette transitivité idéale et toute subjective, fondée sur d’implicites déterminations invariantes qui eussent, encore une fois, transité du monde à la peinture sous l’hypothèse d’une commune description. Catégories de lieu et de temps, ou simplement d’action, elles garantissaient, sous l’opération symétrique du peintre et du spectateur
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– le faire voir de l’un et la reconnaissance de l’autre –, une anaphore du réel à l’image qui entretenait son plaisir propre. « On aime reconnaître » est un axiome de la Poétique aristotélicienne, qui distribuait sur tous les spectacles et pour tous les spectateurs les mêmes coordonnées intelligibles. Le principe était constitutif de l’imaginaire, il allait suivre la carrière des métaphores de la vision et, propageant sa règle des schématismes aux symboles, régir vingt siècles durant le commerce du monde et de son apparence. Y compris le jugement de goût, l’accord des facultés, et les quatre rubriques de son formalisme. Les Salons de Diderot, qui ont tant contribué à définir l’ordre propre de la peinture, en usaient encore sans réserve. La singulière tricherie du peintre venait donc troubler un jeu dont on entendait ici un spectateur démis évoquer vainement les règles. Double effet de ce récit : d’une part, une construction se défait, dont on dira plus bas combien elle était alexandrine. Et cette défection dévale d’une peinture sans identité jusqu’au peintre dont elle compromettait la qualification. D’autre part, Malraux en usait, comme d’un interlude, le temps de redistribuer les rôles. Congédiant le spectateur déconcerté, le musée imaginaire se faisait le dépositaire de l’intelligence des œuvres. Renoir servait élégamment la démonstration. Quand il peint à Cassis, Manet est au Luxembourg. Et bien qu’il ait lui-même participé à la sécession impressionniste, il avait passablement vécu de ses porcelaines décorées, puis fort bien de ses toiles, mieux encore de quelques
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commandes publiques. Annulant les épisodes de scandale, son œuvre appelait, en place des cavillations de l’esthétique, la nouvelle « psychologie de l’art ». Ce rôle une fois rempli, Malraux n’en retiendrait qu’un avatar dans la métamorphose des styles, l’impressionnisme n’étant en fin de compte « qu’une ruse de la peinture pour libérer Renoir et préparer Matisse ». Et cependant, contraint par la pierre d’épreuve qu’il avait luimême choisie, Malraux avait cédé quelque chose qu’il ne pourrait plus reprendre. Il était de sa démonstration que l’art moderne, en déshabituant de la représentation de l’action et de la séduction des belles formes, avait contribué à l’élargissement du musée. Le jeu de la couleur, qui avait ramené la peinture à une vérité dont on disputait encore, ouvrait sur les autres traditions indemnes de la construction théâtrale où Malraux voyait l’erreur du XVIIe siècle finissant. La couleur serait donc plus proche d’un opérateur que d’un accident. Or, en resserrant la métamorphose sur l’échange entre le bleu (réel) de la mer et le ruisseau (peint) des Lavandières, il reportait toutes les anciennes questions, de la nature et de l’art, du réel et de ses métamorphoses, sur un élément à première vue trop mince pour elles. À moins qu’il ne soit bien fait pour les déplacer. Car dans l’instant où la métamorphose se suffisait d’une variation infinitésimale entre un bleu et l’autre, elle rencontrait ce que Cézanne appelait, dans sa langue de métier méfiante et brutale, le motif. Ici Malraux s’arrêtait court, reconnaissant chez le pein-
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tre d’Aix « la peinture de la peinture », et peut-être le moteur immobile de sa propre démarche. On était au foyer de l’énigme, à ce point où la conceptualisation s’effondre, où la transformation du réel en l’image qui le nie ne faisait que répéter sur le mode des choses une élaboration qui lui échappe. Merleau-Ponty y cherchait, au plus près de cette vérité de la peinture sur laquelle Cézanne avait joué sa vie et son œuvre, le report latent de la visibilité même sur la surface neutralisée de la toile. Cette transaction, de l’homogène à l’homogène, creusait un nouveau rapport. Non plus du vu de l’expérience au vu du tableau, donc entre les deux pôles de l’esthétique, mais du visible empirique au visible saisi au plus près de son analytique. Renoir « interrogeait du visible et faisait du visible ». Cette synonymie, infime et primordiale, apparaissait à Merleau-Ponty constitutive de la peinture. Elle écartait la tentation de faire de la perception avec du perçu, et montrait l’issue qui eût rendu l’intentionnalité à la curieuse alliance de Sartre et de la scolastique. Tout se jouerait au sein de l’expérience visible, habitée de sa vérité. Restait à découvrir cette analytique immanente, le système de son articulation, ce par quoi elle devient langage commun et arrache quelque chose à l’opacité d’une réalité dont elle fait partie. À tirer leçon de cette mise en dimensions du sensible, extraite de la perception empirique, et tout récemment gagnée sur l’inconscience par le travail de quelques peintres. Quelques noms avaient été nécessaires, mais ils
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avaient suffi pour libérer une question que MerleauPonty recueillait sur le bleu de Renoir et retournait à Cézanne. À celui qui, parcourant les salles du Louvre en compagnie d’Émile Bernard, se reconnaissait dans la peinture fiévreuse et « bourrée » de Delacroix : « Et, lui aussi, plante son chevalet devant la mer. » Cézanne indiquait l’instant de l’invention, l’art récent des aquarelles marines, « merveilles de tragique et de charme », et ce qu’il avait acquis en équivalences nouvelles. Généalogie intime d’un art moderne pour cette « chose » (certainement pas objet) qui, sans contour ni forme, avait échappé à la représentation et en narguait maintenant les procédés spéculaires. On entrevoit quelles amères révisions allait appeler cette autre attaque, qui défiait la « mer de la dissemblance ». Du simple fait de ce qu’elle révoquait, la « peinture moderne » – que Merleau-Ponty désignait encore si vaguement – avait déjà jeté sa pierre de discorde dans l’arène philosophique. La réponse, on l’a dit, ne vint pas d’emblée. Néanmoins, Merleau-Ponty avait déjà inversé l’ordre usuel de son argumentation. Jusqu’alors, Cézanne témoignait de l’impossible, joignant dans l’implicite les comportements et les expressions. Le fait de sa peinture et quelques propos opaques forçaient les limites d’une analyse de la perception, elle-même bloquée de par son lien avec quelques modes énonciatifs simples, en quête d’un antéprédicatif qu’elle ne trouverait pas puisqu’elle était, par contrat d’essence, vouée à l’inspection des choses et de leur sens commun. Merleau-Ponty demeu-
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rait dans le champ phénoménologique de la psychologie aristotélicienne : « C’est le même qui perçoit, qui pense et qui dit. » Maintenant, il avait pris la bifurcation qu’avait essayée « Le doute de Cézanne ». L’article, écrit l’année même où paraissait la thèse (1945), disait déjà la réserve mentale qui suspendait l’académisme de celle-là. Mais sa question était encore trop générale, logée dans la modalité d’un doute encore « naturel », interrogeant massivement le comportement du peintre. Question assez précise cependant pour cerner dans la production des peintres une singularité rebelle à l’analytique freudienne, une visibilité que Hegel avait exemptée de ses fonctions phénoménologiques primaires, mais qu’aucune dialectique n’avait pu ni suivre dans son développement le plus récent, ni anathémiser. La dissidence du peintre y gardait quelque chose de caractériel. Merleau-Ponty cherchait encore une manière d’être secrète, une mélancolie encore innommée, singulièrement féconde et visionnaire, qui eût uni Vinci à Cézanne. Il restait à y reconnaître un manifeste de la peinture, récemment proclamé. Elle prouvait un regard affranchi de la prose du monde, prenant ses certitudes du régime latent des couleurs. Aussi, de toutes les métamorphoses que citait Malraux pour mieux conjurer l’homonymie esthétique, Merleau-Ponty avait relevé la moins assurée. Comment assimiler une série d’exemples qui perdaient en évidence ce qu’ils gagnaient en magie ? La transformation de l’éphèbe alexandrin en figure de Bouddha aux yeux
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clos, à mesure qu’il s’était avancé sur la route des Indes, n’était pas contestable. Ici Malraux était convaincant et la métamorphose presque littérale. On accordera moins bien qu’elle suffise pour l’effacement de la scène illusionniste, entre Venise et Tolède, quand le Gréco recommence ses tableaux italiens. Et, non sans malaise, pour la transformation du réel en peinture que voulait Malraux et sur laquelle ses mots trébuchent – transfiguration, vision, style –, c’est-à-dire hésitent entre l’une ou l’autre des ressources d’un vocabulaire clos, enfermé dans les équivalences du voir et du dire. En posant que le passage d’une forme à une autre, ce rapport latéral fait d’inspiration et de dénégation, est identique à l’institution de la peinture, à cette réinvention perpétuelle de taches, de contours, et de signes, Malraux prélevait son épopée sur le crédit de l’analyse. Merleau-Ponty refusait un formalisme expéditif : renversait l’ordre des évidences et parcourait à rebours la série de Malraux. Car la copie de soi-même, ou celle des maîtres au musée, comme Van Gogh réapprenant sa couleur et sa touche sur Delacroix, relevait du commerce critique que le visible entretenait avec lui-même. Cézanne souhaitait « faire des grands maîtres décoratifs, Véronèse et Rubens, des études comme on ferait d’après nature ». Et cette peinture « sur le motif » vidait de son secret le mot de passe de la métamorphose. Une fois qu’on la saurait régie par cette « logique colorée, non la logique du cerveau » que Malraux, citant Cézanne, rappelait fort justement, elle pouvait le contraindre à réviser la sienne.
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Car il ne pouvait s’approprier le paradoxe du motif sans accorder beaucoup à ce bleu, qui changeait si précipitamment une mer réelle en ruisseau des Lavandières. Sans entrer dans son piège. Car « le bleu des Lavandières est dans la nature », disait-il un peu plus loin, comme « les pattes de homard que Jérôme Bosch donne à ses démons ». La couleur de Renoir relèverait-elle donc de l’usage ordinaire de l’imagination, celui que les Grecs appelaient le transfert et que les cartésiens expliquaient par les idées « adventices et factices » ? Relèverait-elle de cette physique simple, du donné par contact, qui avait rassuré la psychologie intellectuelle pendant vingtcinq siècles et que, précisément, la psychologie de l’art de Malraux devait évincer ? Cézanne avait annulé la physique de l’impression par une surenchère insensée : « La couleur est l’endroit où le monde touche le cerveau. » – et disait que sa peinture est une « conscience objective ». Quoi donc ? Revenons à ce « petit coin » que changeait Renoir, touche de couleur que le narrateur laissait indéterminée hormis sa place, essayant de confondre, une dernière fois et sous la détermination infime du lieu, la scène et le tableau. De la couleur, ni Malraux ni Merleau-Ponty ne disaient beaucoup, encore qu’ils en aient attendu le trait
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« Où est donc votre jaune de Naples ? Où est votre noir de pêche ? Où, votre terre de Sienne, votre bleu de cobalt, votre laque brûlée ? » (Cézanne, à Émile Bernard)
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essentiel de cette peinture moderne qui les réunissait contradictoirement. Pour l’un et l’autre, l’autonomie de la couleur avait rompu avec la forme-spectacle, parce qu’elle négligeait d’être le quale d’une description, « le premier schématisme des choses » (Zénon), et la première catégorie de leur énonciation. L’absence de coïncidence entre les couleurs et les contours, cette liberté goguenarde à l’égard de la forme des objets acquise dans les aquarelles de Delacroix, disaient la désuétude d’un contrat qui avait, avec tant de précautions et un si long usage, ajusté nos catégorèmes à nos perceptions. Ce bleu local, ici support de la métamorphose, était aussi la signature d’un modernisme dont Malraux avait soigneusement tracé l’enchaînement : venu de Delacroix, du drapeau de la Liberté guidant le peuple, au bleuissement général, que notait Zola, sensible au visiteur le plus distrait des salles hautes du musée d’Orsay. Couleur froide si on l’isole, Malraux la choisissait cependant contre le rouge de l’histoire, et peut-être pour accentuer ce sens qu’il dérobait au destin. Couleur abyssale, dont usait Cézanne pour indiquer une distance non pas perspective mais proprement métaphysique, pour cette épaisseur ambiante qui perd définitivement le contact des objets, mais y gagne leur présence filtrée. Bleu d’antithèse littérale si l’on veut, puisque situé au plus loin des choses, et antidote à l’intentionnalité autant qu’au geste de prise. (Faut-il rappeler qu’il n’y a pas de nourriture bleue ? Hormis cette lueur de vin qu’Homère voyait dans la profondeur marine.) Bleu de
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distance et de texture, homogène à l’incorporéité du visible auquel il communique sa liquidité : air, eau ou toile flottante. Plus assuré que le glauque, choix essentiel pour une peinture qui a renoncé au jeu de l’apparence et du réel. Devenu teinte fondamentale, il prenait sa fonction sur la hampe de Delacroix, avec sa vibration d’irréel, sur un morceau de toile replié, bicolore ou biface dès l’origine, enchâssant de sa disjonction le bleu fixe des drapeaux patriotiques. Il appellerait bientôt ses complémentaires. Cézanne disait peindre ses portraits dans une atmosphère « bleue et rousse » qui jaillissait pour lui de Madame Bovary. Nul doute que la couleur, de Manet à Cézanne, n’ait pris son temps pour s’imposer sur la totalité de la toile. Manet avait des verts acides qui ont agacé Delacroix, et l’harmonie tonale a essayé diverses médiations, entre les espagnolades à peine « rose et noir » et le portrait bleu de Madame Manet. Mais, en imposant enfin la giration interne de ses valeurs, et comme les « poids logiques » d’un nouveau champ de force, la couleur avait pu contredire la pesanteur des choses et la verticalité du mouvement des graves. Aucun objet peint par Cézanne ne tient ni ne tombe à vrai dire. Ils se stabilisent de l’aimantation réciproque des couleurs, laquelle les distribue sur une surface et, simultanément, manifeste la syntaxe de cette dispersion. C’est bien là que « la logique colorée, non la logique du cerveau » changeait le jeu, écartant tout ensemble la gravitation newtonienne et son double, le foyer d’attraction des choses et le foyer
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de leur énonciation. Malraux n’avait pas manqué cette altération coloriste, et déjà impressionniste, du poids spécifique des choses. Il n’en attribuait pas moins les causes aux protagonistes de son épopée : « une écriture flamboyante » dont le peintre use pour « rendre le monde si léger que l’art puisse peser sur lui de tout son poids ». Or, une fois ressenti ce poids logique des couleurs – dit en un sens aussi proche que l’on voudra de l’usage wittgensteinien –, ce poids éliminerait le point de fuite et l’horizon, le recul du fond, et la poussée des graves. Cézanne put enfin rivaliser avec la Peau de chagrin, et peindre cette nappe blanche comme la neige, sur laquelle « s’élevaient » symétriquement les couverts et les petits pains blonds qui les couronnent. On se tromperait de n’y voir qu’une réminiscence balzacienne, peut-être la tentation d’un parangon des arts. Cézanne, affirmant un succès dans le genre classique de la nature morte, répondait sans nul doute aux malveillances dont on l’accablait, dont l’accusation d’impuissance, qu’il soupçonnait être reprise par l’ami Zola. Le contexte de ses propos, rapportés par Émile Bernard, rappelle la blessure. Mais, en niant l’échec que racontait l’Œuvre et en réussissant son Balzac, Cézanne gagnait une seconde fois pour avoir tranché l’incertitude de Frenhofer. Le peintre du Chef-d’œuvre inconnu, qui aurait pu rivaliser avec Vinci et ne savait pas inventer la bonne manière de s’en écarter, n’avait pas choisi entre l’avant-scène des choses et le langage indirect des couleurs. À ses disciples trop pressés de voir ce qui eût de-
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vancé l’histoire, Frenhofer ne léguait que l’absence d’œuvre de sa folie. Et la bizarre transposition d’une Joconde : un pied de femme magiquement réel, sortant d’une confusion de couleurs épaisses, surdorées et lourdement repeintes. En organisant les couleurs sur la pâleur fondamentale d’un blanc de linge, Cézanne avait conçu ce chef-d’œuvre proprement inconnu, où Balzac avait peut-être affronté l’au-delà de son art. Sa nature morte enfin réussie, et pour cela même qu’elle répondait deux fois au défi de Balzac, Cézanne n’en achevait pas moins un long règne d’équivalence entre les scènes et les récits. Le visible avait découvert quelque chose de sa manière, et entretiendrait le sourd bonheur de ce savoir. La nomenclature des couleurs, si présente alors dans les propos des peintres, était reprise des teinturiers, broyeurs et chimistes. On ne parlait plus ni de matières riches, ni de carnations, pas même de la division newtonienne de la lumière blanche. Mais cette langue d’atelier et de marchand de peinture disait fort bien un savoir neuf de la réciprocité des couleurs. Baudelaire avait le premier décrit la palette de Delacroix comme un bouquet et dit son rôle dans la mnémotechnique du peintre. Zola ne la reconnaît pas, cependant clé du tableau et bouquet affiché, au centre gauche de l’Olympia. Il avouait aussi que le sens de ces taches de couleur, pour autant qu’elles lui semblaient nécessaires, lui avait échappé. « Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Vous ne le savez guère, ni moi non plus. » Bientôt, il s’indignerait des cheveux verts et des chevaux
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roses. Or ce bouquet-palette valait un ars poetica, imposant assez clairement son ordre à la totalité du tableau pour supplanter les lignes d’action et de passion d’une dramaturgie attendue. Manet, qui avait fait rhabiller les poseurs de l’atelier Couture, pouvait à nouveau peindre un nu. La scène fût-elle la plus provocante, une fois qu’elle était entrée dans l’indifférence du motif, les couleurs y porteraient de nouvelles anamnèses. Mais il est vrai qu’elle avait perdu son fil et que les personnages s’exposaient en guirlande impudique. Le public allait gronder de colère, tel un animal conditionné dont on aurait brouillé les signaux. Une peinture qu’on a dite figée, sans émotion et sans sujet, réinventait son plaisir propre et disait son savoir sur le tapis des couleurs pures. Elles seraient les jetons d’un nouvel échange pour tous les dessous de l’histoire, comme elles le sont en clair dans la correspondance des frères Van Gogh : « Dans mon tableau du Café de nuit, j’ai cherché à exprimer que le café est un endroit où on peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes. Enfin j’ai cherché par des contrastes de rose tendre et de rouge sang et lie de vin, de doux verts Louis XV et Véronèse contrastant avec les verts-jaunes et les verts-bleus durs, tout cela dans une atmosphère de fournaise infernale, de soufre pâle, à exprimer comme la puissance des ténèbres d’un assommoir. Et toutefois sous une apparence de gaieté japonaise. » (Vincent à Théo, 8/9/1888)
Leur grammaire était-elle capable d’apprivoiser les vrais arrière-mondes ? Non pas ceux qui doublent le nôtre, répliquant avec la même sclérose tous ses tropis-
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mes ontologiques, mais ceux-là mêmes que Platon avait confiés provisionnellement aux couleurs de ses mythes infernaux : l’or, la pourpre, le blanc étincelant et le vert d’eau. Tandis que le Phédon préparait l’avant-scène pour la machinerie simple des mouvements naturels. Le naturalisme épuisé, lui-même et tous ses rebonds, une autre anamnèse prenait la relève. Et les couleurs, revenues comme neuves de la réserve platonicienne et de notre attente, se trouvaient dissoudre l’opacité de la conscience plus loin que ne l’avait fait la géométrie du tragique. Parce qu’elles agissaient au plus près de nos cartes mentales, et au seuil de l’existence. Outre que la ville, d’où vient cette histoire « moderne » de la peinture, demandait plus que ne pouvait donner le miroir du drame. Elle appelait une nouvelle décence du voir, acquise avec la générativité des couleurs plates. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la peinture de genre avait dû céder devant une sincérité et une objectivité du voir qu’elle offusquait par principe. Mais, déjà, ni « Le vin des chiffonniers » ni « La corde »1 n’étaient compréhensibles dans le théâtre de l’action. Cette nouvelle intelligence, portée par les couleurs et la modulation de leurs contrastes, se trouvait plus honnêtement montrée sur une palette (ou l’hexaèdre de Wittgenstein) que ne le pourrait jamais aucune catégorisation des grandeurs intensives et des quantités né1. Ch. Baudelaire, « Le vin des chiffonniers », les Fleurs du mal, cv, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1968, p. 106 ; « La corde », le Spleen de Paris, xxx, op. cit., p. 328.
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gatives. Le sensible demandait plus de précision pour ses turbulences. Ce qui était acquis mûrirait encore longtemps ses conséquences. Il pouvait paraître, quelque temps encore, qu’on agitait de simples variantes. Le musée imaginaire se suffirait d’une extension du jugement esthétique si l’intellectualisation de notre rapport à l’art en était bien le trait déterminant que relevait Malraux. Le comportement du peintre pris « sur le motif » ne serait tout compte fait qu’un écart, ajoutant une particulière attention à l’usage commun du regard. Et cette conciliation serait acceptable, un peu moins grossière que les aberrations optiques jadis attribuées aux impressionnistes. Mais le goût avait fait retraite, rendu au mince bonheur du quant-à-soi. Les collectionneurs et les salles de vente s’instruisaient dans les musées réels, qui révisaient leurs accrochages. Quant au motif, il ne répondait plus à l’idée que Malraux s’était faite des « promeneurs ». Plus proche en effet de l’immersion dans les seules espèces du visible, où Van Gogh poursuivait la Pietà de Delacroix – sa dernière copie au Louvre. Ou de l’opération, indéfiniment reprise, de ses autoportraits, détruisant sur son propre visage l’illusion de l’absolu des choses et de l’image archiropoiète, évidem-
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« Il s’appelait Loulou, son corps était vert. Le bout de ses ailes rose. Son front bleu et sa gorge dorée. » (Flaubert, Un cœur simple)
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ment plus proche de Rembrandt que ne le supposerait une interprétation restreinte de la peinture d’extérieur (le terme est trop beau pour qu’on s’y trompe). Le report du visible, saisi au plus près de sa syntaxe, indiquait une issue au dilemme de la perception, dont Merleau-Ponty avait essayé tour à tour les deux branches. Ou bien multiplier les expérimentations optiques ou tactiles en des situations si éloignées de l’usage que l’on changeait de genre, ou bien s’en remettre à l’ancienne leçon, et se reprendre à conjuguer scolastiquement « la chose » et ses prédicats synonymes. Toute l’éloquence de sa thèse n’avait pas suffi à les mettre en série, et on a vu que Merleau-Ponty demandait précisément à Cézanne de pallier l’impossible suture. Mais une autre façon de « faire voir le visible » laissait affleurer, dans son effort d’autotraduction, quelque chose de sa structuration immanente. Au moins donnait-elle quelque indice sur ce qui échappait à la compacité du comportement perceptif, tout occupé de ses actes et de ses prises, de ce que manquait aussi nécessairement son double d’idéalité réflexive – « ce premier mensonge d’où l’on ne revient pas ». Cette dissociation, qui avait interrompu le spectre continu de l’esthétique, avait eu son histoire propre, commencée au cœur du XIXe siècle. Il n’empêche qu’elle a brutalement cristallisé ses implications philosophiques au début des années 50. Les conséquences indirectes furent d’emblée claires, mais simplement négatives. En ébranlant la clé de voûte du système transcendantal, une question externe, venue du dehors de
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la philosophie, avait eu prise sur sa systématique. Les conséquences positives, appendues à une réélaboration de ce que l’on appelait encore, par coutume ou faute de mieux, le monde sensible, n’allaient pas de soi. Au moins avait-on appris combien le schème de notre savoir psychologique, empirique ou transcendantal, plus qu’à l’exercice d’une mathématique qui avait pris son indépendance depuis deux ou trois siècles, avait demandé aux formes de la représentation. Et qu’elles refusaient maintenant de le confirmer. Malraux savait cette double défection. Les Voix du silence, qui avaient pris l’initiative de la lucidité, en portaient le premier mérite. Mais jusqu’où porterait la déviance du Musée imaginaire, qui s’accommodait en fin de compte des avantages de l’offset et de la quadrichromie ? Suffirait-il de prolonger Gutenberg quand il fallait prendre distance avec une manière intellectuelle que Malraux révisait en la portant au paroxysme ? Il éliminait le spectateur, affirmait l’autonomie des formes, lui subordonnait le style – ce joker de nos consciences possibles – et lui sacrifiait le peintre, figure asociale, déjeté aux confins visionnaires et enténébrés de la folie. Goya reclus, et sourd aux voix extérieures, inventait la peinture moderne : contre le modèle, le public et la reconnaissance. Néanmoins, courant encore une fois du spectateur au peintre, fût-ce pour les déposséder, le thème n’était pas aussi neuf qu’il semblerait, ni l’effet si carré qu’il se voulait. La ligne directrice est celle du puritanisme venu des Pays-Bas protestants. Mais le
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rôle des Hals et des Vermeer dans la constitution de la peinture moderne est parti d’une histoire complexe où ils n’intervenaient peut-être pas de la même manière. Quelque chose en effet commençait dans ce XVIIe siècle hollandais, plus mordant que l’insolence de Hals défigurant les notables de sa ville, quelque chose déposé dans le jaune et le bleu de Vermeer. Mais il fallut longtemps avant qu’on sût le penser, qu’on disposât de cette intelligence du voir qui ne semble pas avoir précédé Cézanne. Bergotte « remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose et enfin la précieuse matière du petit pan de mur jaune ». Cette tension interne, qui doublait l’absence de dramaturgie, porterait sa houle jusqu’à la peinture que l’on dit moderne1. Ce que le musée soulignait en levant la valeur cultuelle des œuvres qu’il expose, sans pour autant se suffire d’une valeur d’exposition. Malraux le sait trop bien. Son livre, qu’il disait commencé en 1939 s’il parut en 1951, intervenait dans un débat d’époque. Le fait du musée avait mobilisé sur la fin des années 30. Valéry, Georges Salles et Walter Benjamin et, chez eux tous, avait ouvert un conflit entre les termes anciens de l’esthétique – le goût et la perception. Personne n’avait proposé d’issue. L’opposition des œuvres et des styles, que tous subissaient et que Malraux pose en principe, 1. Voir la trilogie de M. Fried : la Place du spectateur : Esthétique et origines de la peinture moderne [Absorption and Theatricality. Painting and Beholder in The Age of Diderot, 1980], trad. par C. Brunet, Paris, Gallimard, « Essais », 1990 ; Courbet’s Realism, 1990 ; Manet’s Modernism, 1996.
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démontrait moins un procès hégélien de négation et de relève que ce « classicisme négatif » qui hantait ses premiers essais. Parce qu’une opération immanente à la peinture devait ignorer la syntaxe hégélienne aussi insolemment que les objets symétriques avaient défié la prédication. Son impossible synthèse se distribuerait en métamorphoses. Ainsi, plus que le retard de la conceptualisation sur les œuvres, Malraux disait la dernière des aventures de la dialectique. Peut-être savait-il son échec de principe. Admirable lucidité de qui remettait au musée imaginaire et comme en attente, plus tard, aux musées réels, une opération intégrante à laquelle il savait qu’aucune philosophie contemporaine, fût-elle lancée à l’extrême de ses pouvoirs dialectiques, ne pouvait prétendre. Malraux tentait sous le nom de « musée imaginaire » une objectivation de ce qu’il avait confié vingt ans plus tôt à une structure romanesque. « J’ai jadis conté l’aventure d’un homme qui ne reconnaît pas sa voix qu’on vient d’enregistrer, parce qu’il l’entend pour la première fois à travers ses oreilles et non plus à travers sa gorge ; et parce que notre gorge seule nous transmet notre voix intérieure, j’ai appelé ce livre la Condition humaine. Les autres voix, en art, ne font qu’assurer la transmission de cette voix intérieure. » (Les Voix du silence, p. 628)
Les Voix du silence isolaient, et à beaucoup révélaient, le thème du roman, lequel refaisait à son tour la Tentation de l’Occident. Un axiome s’y perpétue, identique à ce qu’il était en 1923, à la première page de l’essai : « Les
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hommes, capturant une à une les formes et les enfermant dans des livres, ont préparé les mouvements de mon esprit. » Pouvait-il mieux dire, et en même temps, le thème le plus littéral du platonisme, la formule de toutes les phénoménologies, et le programme du musée imaginaire, son audace et sa généalogie ? Malraux déplaçait l’action du monde à la peinture du monde, comme Hegel avait démis la phénoménologie des choses au bénéfice de la phénoménologie de l’esprit. Tentatives encore comparables en cela qu’elles visaient à substituer aux déterminations externes les dimensions discursives de la conscience qui s’en empare et s’en légitime. Processus de subjectivisation dont on vérifierait aisément la constance, y compris dans la version critique de l’expérience – « le “je pense” doit pouvoir accompagner chacune de nos représentations ». Hegel et Malraux, qui avaient accepté ou recherché la pierre d’épreuve de l’art, en avaient été les premiers conscients, et les plus avertis. L’un s’efforçait de perpétuer une forme discursive en la séparant de sa matrice représentative, mais au risque d’une ankylose de la raison ; l’autre ramenant toujours à l’inventivité secrète des formes, s’exposait au vertige des inconciliables. Et tous deux savaient d’avance l’épuisement des capacités de synthèse de cette conscience originaire dont s’entêtait la néo-scolastique. Malraux tentait une autre comédie humaine, et le musée imaginaire a parfois l’intelligence du Vautrin des Illusions perdues. Les Voix du silence avaient une construction
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dramatique, avec action principale, protagonistes et seconds rôles – à défaut d’être ce livre d’un nouveau genre qu’il n’écrira pas. Anti-roman pour dire l’anti-destin que le monde de la peinture oppose à l’histoire, et dont le titre oxymore ne dissimulait pas l’impossibilité qu’il voulait surmonter. Cette conjonction de contraires était peu évitable à qui voulait faire voir une action attachée aux formes mêmes de la représentation et en réaffirmer la poétique. Ce qui donnait aussi tout son sens au demipastiche flaubertien qui, on l’a vu, posait bien la question. Mais – faute d’accomplir le flaubertisme – n’entrait qu’à demi dans son intelligence. Et cependant, les choix étaient déjà faits. Malraux ne voyait en Flaubert qu’un Balzac pessimiste. Il manquait ce surcroît analytique qui avait désarmé l’appareil du drame, et que les quatre couleurs du perroquet Loulou emblématisaient sourdement. À l’inverse de Cézanne, Malraux voyait Madame Bovary dans un ton puce, monochromatique. Ce que le roman était peut-être encore, hormis quelques fleurs d’eau, pâles, normandes, simplement citées, et l’anti-couleur de la poudre d’arsenic. Quant aux bocaux rouges et verts du pharmacien, ce demi-spectre n’était que sanitaire. Quelques lettres à Louise Colet montrent l’apprentissage médité d’une autre syntaxe. « J’ai passé l’après-midi à regarder la campagne par des verres de couleur. » Jusqu’à cette prose, d’une beauté neuve, que Flaubert sut décharger de la pourpre de Salammbô. L’accord clair, par touches complémentaires, qui décide des contes, allait surimposer son organisation mentale aux imparfaits flot-
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tants du premier roman. Elle suffirait pour que Flaubert puisse tenter un autre récit sans sujet, peut-être pris lui aussi dans la chronique locale mais proprement annulée. Cette fois le destin blafard d’une fille simple, renversée sur la prairie par un garçon de ferme, finit en un opéra lumineux : d’orgues, d’oiseaux, de fleurs au goût de miel et de fumées aromatiques. Flaubert organisait ce « capharnaüm de la mémoire » dont Baudelaire avait dit le péril. Peut-être aussi quelque chose d’une alternative au musée imaginaire. Non que Malraux ait manqué de voir et de dire l’incontestable bougé introduit par l’art moderne. Mais son axiome quasi platonicien en limitait la leçon. L’épopée de l’Apollon bouddhique, l’attirance du sensible par la belle forme, ne composerait pas aisément avec la nouvelle économie des couleurs. Il se pourrait que Malraux ait vu la faille : « Une histoire de la couleur attaquerait notre histoire de l’art. » Mais il hésitait sur le sens de ce qui aurait pu le libérer de la métamorphose, ou l’en aurait privé. « À l’époque où la couleur pure mourait avec la sculpture populaire et l’imagerie, elle se glissait dans une peinture raffinée qui semblait chargée d’assurer un mystérieux relais. C’est elle qui transforma le plus profondément le musée. » Le vert acide de Manet préparait à la stridence des masques des Nouvelles-Hébrides. Néanmoins, les métamorphoses du musée imaginaire temporisaient. Elles surveillaient l’ouverture du musée réel aux couleurs pures des fétiches, mais aussi à l’intelligence que détenait leur « beauté adhérente ».
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L’énigme n’aurait donc pas de réponse simple. Il faudrait toucher à de vieux privilèges et bien peu – chacun jouant plutôt d’une projection conforme entre l’empirique et l’idéal – avaient renoncé à regarder leur corps de gloire dans les formes amènes de l’hellénisme. Les couleurs gênaient, parce qu’elles plongeaient autrement dans le réel, y inventaient d’autres signes, éclairaient un savoir obscur de l’existence, et portaient la requête du sensible. Pourtant, dans ces mêmes années 50, leur trame intelligible, plus proche d’une algèbre finie que d’un protreptique, avait reçu une légitimité philosophique, à Paris et à Cambridge, presque simultanément1. Il devenait sensé de choisir. Ou bien poursuivre Alexandrie, et tenter une troisième route des Indes. Mais en confiant aux œuvres la vérification de son axiome, en les identifiant à la voix intérieure qui s’approprie les formes, Malraux condamnait son livre à la redondance. Ou bien renoncer à s’aveugler sur la singularité de l’hellénisme. Il devenait clair que l’ancienne équation du monde et de ses symboles reposait sur le mince scénario perceptif et qu’il
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1. Wittgenstein reprenait dans les Remarques sur les couleurs (Paris, T.E.R., 1983), et avec les ressources des Investigations philosophiques (Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Idées », 1961) une question ouverte dans les années 30, venue de l’autocritique du Tractatus (ibid.).
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« Les “motifs” du siècle de la conquête du monde par la machine et par l’Europe sont une coupe de pommes et un Arlequin. » (Malraux)
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avait épuisé ses capacités d’extension. Le doute avait grandi à la fin du siècle précédent. Monsieur Teste s’ennuie au spectacle, et méprise les spectateurs. Il achève la soirée en causant d’argent et de valeurs boursières, ces simulacres de toutes choses dont il était manifestement le plus dépourvu, s’endort enfin d’un excès d’attention à soi-même et d’un cigare amer. Au second chapitre, il a pris goût à l’ananas, remercie pour un envoi de confitures, achève la journée au jardin public, s’y promène de compagnie près du bassin des nymphéas. Aurait-il accédé à ces « choses anesthésiques » auxquelles l’invitait l’ami du premier soir – c’est-à-dire hors du régime de la perception ? Avait-il appris le sens de ces « sensations abstraites » qui isolent la fonction d’opium du sensible, révèlent quelque chose de leur libre jeu, déjouent l’obsédante opacité de soi-même à soi-même et lèvent l’immunité du cogito ? Quand Merleau-Ponty arrête la démonstration de Malraux, il lui rétorque, non la question piégée du garagiste, mais le mutisme du peintre, faute de conceptualiser cette doublure charnelle du visible « qui n’a de nom dans aucune philosophie », et dont quelque diagramme lui apparaissait enfermé dans la peinture opiniâtre de Cézanne. Il se mettait aussi en demeure d’accomplir cette révolution « dans la manière de penser » qui serait, de manuscrit inachevé en manuscrit recommencé, plus d’une fois retardée. De cette ample méditation sur les Voix du silence jusqu’à ce superbe et difficile testament philosophique que fut, par la force des choses,
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l’Œil et l’esprit, il restait beaucoup à inventer. MerleauPonty s’appuierait désormais sur cette expérience du dehors, partant de cette évidence extérieure qu’offrait une constitution du visible affranchie de l’herméneutique du spectateur et une peinture libérée de la nécessité d’asserter. Pour la première fois l’analyse du sensible, de la spatialité et du regard, s’affranchirait de l’empirisme du vécu. Elle chercherait, dans ce bougé d’une peinture qui avait affecté le sens commun, l’occasion d’accéder à quelque cartographie inconsciente. Malraux avait voulu poursuivre, dans l’art moderne, la victoire des formes sur les formes qui avait conduit l’Apollon grec, et luimême, sur la route d’Asie. Merleau-Ponty reconnaîtrait le principe de cet alexandrinisme philosophique, et l’identité stoïcienne du kosmothéoros avec lequel le musée imaginaire était entré en rivalité1. Oublierait-on que ce fond de tableau où Vinci noie le désordre du sensible, que cette tabula rasa patinée de céruse qu’on avait voulue pur miroir, que la fenêtre perspective d’Alberti, étaient tout occupés en droit par les « dimensions de couleurs » ? Que sur elles et par elles se feraient toutes les saintes conversations, vues de Delft, et natures mortes ? Et que déjà elles y divertissaient le regard, qu’elles tenaient en leur pouvoir la scène que peu à peu elles assourdiraient ? Masaccio n’avait pu montrer l’un sans l’autre. Fermant les portes 1. Cf. Le visible et l’invisible, particulièrement les « Notes de travail » (C. Lefort (éd.), Paris, Gallimard, « Tel », 1979).
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du jardin d’Éden sur Adam et Ève éplorés, et comme jetés dans le visible, il leur ouvrait le détour de la peinture.
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– BARBARAS (Renaud), « Motricité et phénoménalité chez le dernier Merleau-Ponty », in Merleau-Ponty, phénoménologie et expériences, textes réunis par Marc Richir et Étienne Tassin, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, pp. 27-42 ; repris dans Le tournant de l’expérience. Recherches sur la philosophie de Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 1998, pp. 225-239. – CARBONE (Mauro), « La dicibilité du monde. La période intermédiaire de la pensée de Merleau-Ponty à partir de Saussure », in Merleau-Ponty. Le philosophe et son langage (dir. F. Heidsieck), Cahier n° 15 du Groupe de Recherches sur la philosophie et le langage, Grenoble, C.N.R.S., 1993, pp. 83-99. – DASTUR (Françoise), « Merleau-Ponty et la pensée du dedans », in Merleau-Ponty, phénoménologie et expériences, textes réunis par Marc Richir et Étienne Tassin, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, pp. 43-56 ; repris dans Chair et langage. Essais sur Merleau-Ponty, La Versanne, Encre marine, 2001, pp. 125-138. – ESLIN (Jean-Claude), « Critique de l’humanisme vertueux », in Esprit, numéro spécial, 6, juin 1982, pp. 7-20. – GREEN (André), « Du comportement à la chair : itinéraire de Merleau-Ponty », in Critique, tome XX, n° 211, décembre 1964, pp. 1017-1046.
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Sources
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– IMBERT (Claude), « Le bleu de la mer années 50 », in Traverses, Paris, Centre Georges Pompidou, hiver 1992, pp. 61-74. – LEFORT (Claude), « Qu’est-ce que voir ? », initialement publié dans Histoire de la philosophie, III, Paris, Gallimard, 1974 ; repris dans Sur une colonne absente. Écrits autour de Merleau-Ponty, Paris, Gallimard, 1978, pp. 140-155. – PONTALIS (J.-B.), « Note sur le problème de l’inconscient chez Merleau-Ponty », in Les Temps Modernes, 17e année, n° spécial 184-185, octobre 1961, pp. 287-303. – RICHIR (Marc), « Le sens de la phénoménologie dans Le visible et l’invisible », in Esprit, numéro spécial, 6, juin 1982, pp. 124-145. – ROBERT (Franck), « Science et ontologie. Pour un concept renouvelé de nature », in Archives de philosophie, tome 69, cahier I, printemps 2006, pp. 101-121. – VILLELA-PETIT (Maria), « Le soi incarné. MerleauPonty et la question du sujet », in Merleau-Ponty. Le philosophe et son langage (dir. F. Heidsieck), Cahier n° 15 du Groupe de Recherches sur la philosophie et le langage, Grenoble, C.N.R.S., 1993, pp. 415-447. – ZIELINSKI (Agata), « La notion de “transcendance” dans Le visible et l’invisible : de l’indétermination au désir », in Chiasmi International, nouvelle série 2, Merleau-Ponty. De la nature à l’ontologie, Paris-Milan-Memphis, Vrin-Mimesis-University of Memphis, 2000, pp. 415-430.
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1) PRINCIPALES ŒUVRES PUBLIÉES 1 La structure du comportement, Paris, P.U.F., 1942 ; 2e édition (1949) et suivantes précédées de « Une philosophie de l’ambiguïté » par A. de Waelhens ; coll. « Quadrige », 1990. Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945 ; coll. « Tel », 1976. Le primat de la perception et ses conséquences philosophiques, Grenoble, Cynara, 1989 ; Verdier, 1996. Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste, Paris, Gallimard, 1947 ; coll. « Idées », 1980. L’union de l’âme et du corps chez Malebranche, Biran et Bergson. Notes prises au cours de Maurice Merleau-Ponty à l’École Normale Supérieure (1947-1948), recueillies et rédigées par Jean Deprun, Paris, Vrin, 1968 ; nouvelle édition revue et augmentée, 1978. 1. L’ordre d’exposition suit globalement la chronologie de l’écriture de Merleau-Ponty. Pour une bibliographie plus complète et détaillée, intégrant les inédits, on peut se reporter à l’ouvrage d’E. de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, Paris, Vrin, 2004, pp. 321-347.
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Bibliographie des écrits de Merleau-Ponty
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Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1948, 380 pp. ; éd. ultérieures 331 pp. ; repris, Paris, Gallimard, 1996, coll. « Bibliothèque de Philosophie ». Causeries 1948, sept leçons radiodiffusées du 2 octobre au 13 novembre 1948, édition établie et annotée par Stéphanie Ménasé, Paris, Seuil, coll. « Traces Écrites », 2002. Parcours 1935-1951, Lagrasse, Verdier, 1997. La prose du monde, texte établi et présenté par Claude Lefort, Paris, Gallimard, 1969 ; coll. « Tel », 1995. Merleau-Ponty à la Sorbonne, résumé de cours 1949-1952, Grenoble, Cynara, 1988 ; repris sous le titre Psychologie et pédagogie de l’enfant. Cours de Sorbonne 1949-1952, Verdier, 2001. Éloge de la philosophie. Leçon inaugurale faite au Collège de France, le jeudi 15 janvier 1953, Paris, Gallimard, 1953 ; repris dans Éloge de la philosophie et autres essais, Paris, Gallimard, 1965, coll. « Idées » ; coll. « Folio essais », 1989. Les aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, 1955 ; coll. « Idées », 1977 ; coll. « Folio essais », 2000. La Nature. Notes, cours du Collège de France, texte établi et annoté par Dominique Séglard, Paris, Seuil, coll. « Traces Écrites », 1995. Signes, Paris, Gallimard, 1960 ; coll. « Folio essais », 2001. Le visible et l’invisible, suivi de notes de travail, texte établi et présenté par Claude Lefort, Paris, Gallimard, 1964 ; coll. « Tel », 1979.
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2) DOCUMENTS INÉDITS CITÉS DANS CE RECUEIL Conférences de Mexico, notes de préparation de conférences données à Mexico début 1949. Le monde sensible et le monde de l’expression (cours du jeudi, au Collège de France, janvier-mai 1953), notes de préparation, B.N., volume X. Le concept de Nature (cours du lundi et du jeudi, au Collège de France, janvier-mai 1957), notes de préparation, B.N., volume XV. La Nature ou le monde du silence : séquence de travail datant probablement de l’automne 1957, plus tard placée dans le volume Être et Monde. B.N., volume VI. Notes sur le corps (1956-1960, surtout 1960), B.N., volume XVII. Être et Monde (1) : séquence de travail datant essentiellement de l’automne 1958, quelques feuillets de mars 1959. B.N., volumes VI et VII. Être et Monde (2) : diverses séquences de travail réparties sur l’année 1959. B.N., volume VI. Être et Monde (3) :
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L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 1964, préface de Claude Lefort ; coll. « Folio essais », 1985. Notes de cours 1959-1961, préface de Claude Lefort, transcription et annotations par Stéphanie Ménasé, Paris, Gallimard, 1996. Résumés de cours. Collège de France, 1952-1960, Paris, Gallimard, 1968 ; coll. « Tel », 1982. Parcours deux 1951-1961, Lagrasse, Verdier, 2000.
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séquence de travail datant d’avril et mai 1960, quelques réécritures en octobre 1960. B.N., volume VI. Notes de préparation du Visible et l’invisible (printemps 1959, automne 1960), B.N., volume VII. Notes de travail inédites (1955-1960), B.N., volume VIII.
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Abréviations .............................................................
5
Introduction, par Emmanuel de SAINT AUBERT
7
Maurice MERLEAU-PONTY, La Nature ou le monde du silence. Pages d’introduction ..........................
41
: Philosophie classique, phénoménologie et ontologie. Au cœur du projet merleau-pontien ..
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PREMIÈRE PARTIE
1) L’intention philosophique. Introductions à un projet d’ensemble Claude LEFORT, « Qu’est-ce que voir ? » ............. 57 Maria VILLELA-PETIT, « Le soi incarné. Merleau-Ponty et la question du sujet » .......... 79 Françoise DASTUR, « Merleau-Ponty et la pensée du dedans » .......................................................... 125 2) Horizons de pensée. Aperçus sur la réflexion inachevée du dernier Merleau-Ponty Marc RICHIR, « Le sens de la phénoménologie dans Le visible et l’invisible »........................................... 145 Renaud BARBARAS, « Motricité et phénoménalité chez le dernier Merleau-Ponty » ....................... 191
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Table des matières
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Agata ZIELINSKI, « La notion de “transcendance” dans Le visible et l’invisible : de l’indétermination au désir » 217 : Philosophie et nonphilosophie. Merleau-Ponty en dialogue avec les champs de pensée contemporains 251
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1) Perspectives anthropologiques (philosophie et psychanalyse, philosophie politique, philosophie de l’histoire) J.-B. PONTALIS, « Note sur le problème de l’inconscient chez Merleau-Ponty » ......................................... 255 André GREEN, « Du comportement à la chair : itinéraire de Merleau-Ponty » ............................ 279 Jean-Claude ESLIN, « Critique de l’humanisme vertueux »............................................................. 331 2) Perspectives ontologiques (philosophie et science, philosophie de l’expression, philosophie de l’art) Franck ROBERT, « Science et ontologie. Pour un concept renouvelé de nature » .......... Mauro CARBONE, « La dicibilité du monde. La période intermédiaire de la pensée de Merleau-Ponty à partir de Saussure » ......... Claude IMBERT, « Le bleu de la mer années 50 »
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Sources ......................................................................
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Bibliographie des écrits de Merleau-Ponty ..........
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DEUXIÈME PARTIE
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