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French Pages 231 [225] Year 2023
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PRÉSENTATION Le trentième anniversaire de la chute du Mur de Berlin et de l’unification allemande a contribué à transformer le regard porté sur l’ex-RDA, y compris en France. Le phénomène de l’« Ostalgie », déjà ancien mais persistant, est souvent perçu comme le symptôme d’un rattachement trop rapide et unilatéral, à l’occasion duquel tout ce qui venait de l’Est a été indistinctement passé par pertes et profits. Avec plusieurs décennies de recul et dans une conjoncture qui n’est plus, comme dans les années 1990, celle de la « fin de l’histoire », il est désormais possible de porter un regard plus complexe sur ce qu’a représenté, pendant quarante ans, l’existence du « premier État socialiste sur le sol allemand ». Les nombreux travaux d’histoire sociale qui y ont été consacrés ces dernières années en constituent l’un des principaux indices. Sans nier la dimension fortement répressive du régime, incontestable et particulièrement sévère pendant les premières années d’existence du pays – l’écrasement de l’insurrection ouvrière de juin 1953 en est une manifestation particulièrement frappante –, il est difficilement concevable de limiter l’histoire de la RDA à la Stasi et à l’arbitraire. Le pari de ce dossier d’Actuel Marx est de considérer qu’il est possible d’adopter une perspective analogue à celle de l’histoire sociale à propos du marxisme de RDA. Une telle démarche pourra sembler surprenante : le marxisme, en raison de la fonction de légitimation qu’il assumait au sein du régime, n’est-il pas justement l’un des pans les plus ossifiés et les plus rétrogrades de l’histoire est-allemande ? L’hypothèse qui est au cœur des contributions réunies dans ce numéro consiste à affirmer que ces caractéristiques bien réelles ne suffisent pas à résumer les dynamiques, souvent contradictoires, qui traversaient le champ de la production théorique en RDA. La ligne de partage traditionnelle entre loyauté et dissidence, qui a parfois conduit à penser que seules les figures entièrement oppositionnelles étaient dignes d’intérêt, est souvent moins simple à tracer qu’il n’y paraît, certaines figures ne souhaitant pas rompre avec un régime qu’ils voulaient améliorer au nom de leurs convictions socialistes. De surcroît, en dépit des logiques idéologiques de fermeture qui saturaient le marxisme dans le pays, la RDA a aussi été le lieu d’innovations théoriques méconnues, qui méritent aujourd’hui d’être redécouvertes. Le numéro s’ouvre sur un article introductif de Jean-Numa Ducange et Jean Quétier qui tâche de présenter les enjeux méthodologiques de l’étude du marxisme de RDA et les outils bibliographiques dont nous disposons pour la mener à bien. Actuel Marx / no
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Hélène Camarade entreprend ensuite de préciser le rôle joué par la référence au marxisme au sein des courants d’opposition en RDA sur la longue durée, en tâchant de montrer que sa présence, bien que marginale, n’en demeure pas moins constante pendant quatre décennies. Paul Maurice consacre un article à la figure singulière de l’économiste Jürgen Kuczynski, auteur d’une monumentale Histoire de la situation de la classe laborieuse sous le capitalisme en 40 volumes, qui se définissait luimême comme un « dissident fidèle à la ligne ». Rolf Hecker revient sur l’histoire de l’édition des œuvres de Marx et Engels en RDA, en accordant une attention particulière à l’élaboration du projet de la Marx-Engels-Gesamtausgabe, dont les premiers volumes ont paru au milieu des années 1970. Odile Planson se penche sur la recherche marxiste menée en RDA au sujet de la situation des femmes, en évoquant notamment le rôle du conseil scientifique « La femme dans la société socialiste » créé dans les années 1960. Alexander Amberger propose une analyse portant sur les rapports entre écologie et marxisme en RDA et expose à cette occasion le contenu des utopies éco-marxistes élaborées par Wolfgang Harich, Rudolf Bahro et Robert Havemann. Enfin, Mario Keßler revient, dans le cadre d’un entretien, sur son propre parcours d’historien du communisme, dont la carrière a commencé en Allemagne de l’Est dans les années 1980, et évoque les forces et les faiblesses de la recherche historique marxiste de RDA. La rubrique « En débat » propose un entretien sur le marxisme, la nation et l’internationalisme : Jean-Numa Ducange et Étienne Balibar confrontent leurs points de vue divergents sur les questions de la nation et des nationalités en puisant, de manière critique, dans la tradition marxiste. Dans « Documents », Actuel Marx publie un texte inédit d’Henri Lefebvre issu de ses archives déposées à l’Imec, présenté par Armelle Lefebvre et Claire Revol. Cette publication, qui a son intérêt propre (autour des questions paysannes notamment), inaugure un partenariat entre la revue et l’Imec : Actuel Marx publiera désormais régulièrement des manuscrits inédits issus des fonds de cette institution. Dans la rubrique « Interventions » sont publiés quatre articles. Alix Bouffard revient sur la notion de processus et la façon dont il est possible de penser les médiations du changement social en mobilisant les réflexions de Dewey, Lukács et Sartre qui ont contribué à faire circuler le lexique processuel. Chunming Wang propose de revisiter la théorie althussérienne de l’idéologie, en insistant sur le fait que la notion « d’idéologie en général » présuppose notamment celle de « corps en général ». Jacques
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Bidet propose une vaste réflexion sur la notion de valeur chez Marx (« plus-value » et/ou « survaleur ») en revenant de manière critique sur la définition proposée par Étienne Balibar et en revendiquant une lecture « symptomale », inspirée de Louis Althusser, que celui-ci salua d’ailleurs de son vivant. Armelle Talbot, à l’occasion des cinquante ans du début de l’expérience d’auto-organisation ouvrière de Lip, traite de la façon dont l’expérience a été représentée par Dominique Féret dans Les Yeux rouges, ouvrant un champ de réflexion sur le théâtre et son rapport aux expériences militantes.
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(RE)DÉCOUVRIR LES MARXISMES DE LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE ALLEMANDE Par Jean-Numa Ducange et Jean Quétier
Plus de trois décennies après le rattachement des cinq « nouveaux Länder » à la RFA, la mémoire de l’ex-RDA demeure un sujet brûlant dans le débat public allemand. Les vives polémiques suscitées par la récente publication du livre de Katja Hoyer, Beyond the Wall1, accusé de complaisance excessive à l’égard du régime est-allemand, en constituent un témoignage frappant. Si, en France, la question semble à première vue plus lointaine et moins chargée d’affects, le trentième anniversaire de la chute du Mur de Berlin n’a pas pour autant été exempt de controverses. Le débat qu’a par exemple entraîné l’usage du terme « annexion2 » dans un article du Monde diplomatique de novembre 2019 montre que les enjeux historiques et mémoriels qui entourent la RDA occupent aussi une certaine place de ce côté du Rhin. De manière générale, force est de constater qu’à la vision centrée sur la dictature et les persécutions orchestrées par le régime – dont l’une des manifestations culturelles les plus célèbres est peut-être le film de Florian Henckel von Donnersmarck, La Vie des autres3 – s’est progressivement substitué un regard plus complexe sur les quatre décennies d’histoire de la RDA, permettant de mieux comprendre le sentiment de désarroi et de perte qu’a pu engendrer le « Tournant » des années 1990. Si ce déplacement a en bonne partie été rendu possible par le développement d’une historiographie attentive à l’histoire du quotidien4 et à la problématique des « limites de la dictature5 », il coïncide également avec la publication d’ouvrages adressés à un public plus large, en particulier ceux de Nicolas Offenstadt6 en France. Dans ce contexte, néanmoins, la production théorique marxiste telle qu’elle pouvait exister en RDA sous ses différentes formes n’a jusqu’ici pas
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1. Hoyer Katja, Beyond the Wall: East Germany 1949-1990, Londres, Allen Lane, 2023. 2. Knaebel Rachel, Rimbert Pierre, « Allemagne de l’Est, histoire d’une annexion », in Le Monde diplomatique, Novembre 2019, p. 14 sq. 3. Henckel von Donnersmarck Florian, Das Leben der Anderen, 2006. 4. Voir par exemple Kott Sandrine, Le communisme au quotidien. Les entreprises d’État dans la société est-allemande, Paris, Belin, 2001. 5. Voir par exemple Bessel Richard, Jessen Ralph (dir.), Die Grenzen der Diktatur. Staat und Gesellschaft in der DDR, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1996. 6. Voir Offenstadt Nicolas, Le Pays disparu. Sur les traces de la RDA, Paris, Stock, 2018 ; Offenstadt Nicolas, Urbex RDA. L’Allemagne de l’Est racontée par ses lieux abandonnés, Paris, Albin Michel, 2019.
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véritablement bénéficié du regain d’attention entraîné par ce changement de paradigme. En France, en tout cas, ce champ d’investigation constitue, à quelques exceptions près7, le parent pauvre de la recherche sur la RDA. Cette situation, qui s’explique sans doute en partie par une certaine division du travail entre historiens et philosophes, est d’autant plus regrettable que le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche constitue l’un de ceux qui ont été le plus massivement touchés par les politiques de démantèlement mises en place dans les années 1990. On estime en effet qu’environ 60 % du personnel des universités et des académies de RDA a ainsi perdu son emploi au cours du processus d’unification8. Après le « Tournant », les principaux protagonistes de cette production théorique ne disposaient donc plus, pour une grande partie d’entre eux, des moyens de diffuser et de prolonger leurs propres travaux. L’objectif de ce texte et du dossier qui l’accompagne est donc de contribuer à mieux faire connaître cette page de l’histoire de la théorie marxiste, sans angélisme ni diabolisation, mais avec la lucidité qui s’impose. L’hypothèse qui gouverne notre approche est que l’opposition rigide entre loyauté et dissidence ne permet pas, la plupart du temps, de comprendre les dynamiques qui régissent la production théorique marxiste en RDA. Pour espérer les connaître, il convient de prêter attention aux contradictions qui les traversent. C’est également ainsi que l’on pourra identifier les innovations réelles dont elles ont pu être porteuses. DES OUTILS POUR CONNAÎTRE LE MARXISME DE RDA Le marxisme de RDA est généralement appréhendé à partir d’une subdivision fondamentale implicite. Il y aurait d’un côté le marxismeléninisme officiel, ossifié et dogmatique, perçu comme une sorte de cadre théorique ambiant et anonyme dont il n’y aurait finalement pas grandchose à dire puisqu’il se réduirait entièrement à sa fonction de légitimation. D’un autre côté, on trouverait quelques figures célèbres et marginales – de Berltolt Brecht à Rudolf Bahro, en passant par Ernst Bloch – dont l’apport intellectuel serait proportionnel à leur opposition à un régime au sein duquel il était assez largement impossible de vivre et de penser à la fois. Nous ne trouverions alors aujourd’hui d’intérêt pour leurs œuvres que parce que leur séjour en RDA n’a représenté au fond qu’une simple partie de leur vie, caractérisée par un avant ou un après – Brecht meurt en 1956, Bloch quitte le pays en 1961, Bahro en est expulsé en 1979. Cette approche polarisée, si elle n’est pas évidemment pas entièrement dépourvue de fondements, n’en demeure pas moins réductrice, et 7. Voir en particulier Combe Sonia, La Loyauté à tout prix. Les floués du « socialisme réel », Lormont, Le Bord de l’eau, 2019. 8. Voir Pasternack Peer, « Wissenschaftsumbau Ost. Ein 25-Jahres-Jubiläum mit eher begrenzten Jubelanlässen », Forum Wissenschaft, N°4, 2015.
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ne permet pas véritablement de comprendre les logiques à l’œuvre dans le processus de production de la théorie marxiste de RDA. Du point de vue méthodologique, il convient donc d’adopter une autre démarche, en prêtant, entre autres, attention à trois points : les différentes périodes qui structurent les quatre décennies d’histoire de la RDA, au cours desquelles le rapport à la théorie marxiste n’est pas toujours le même ; la pluralité des acteurs impliqués dans la production de cette théorie, qui sont loin de se réduire aux quelques figures de proue généralement mises en avant ; la multiplicité des lieux dans lesquels cette production théorique se déroulait (institutions universitaires et académiques, revues, maisons d’édition, etc.). En l’occurrence, un certain nombre de travaux allant dans ces trois directions ont déjà été menés à bien, même s’ils demeurent peu connus en France. La pratique philosophique en RDA constitue, de ce point de vue, un bon exemple. Notamment grâce au travail mené par Hans-Christoph Rauh, elle a fait l’objet de plusieurs publications correspondant à ces différentes perspectives : une histoire en trois volumes structurée par décennies9, un dictionnaire biographique10 et une histoire des institutions11. UN CHAMP TRAVERSÉ PAR DES CONTRADICTIONS Comprendre les logiques de production de la théorie marxiste en RDA suppose également de rompre avec l’idée selon laquelle le champ scientifique y aurait constitué un espace strictement homogène et monolithique. On ne saurait donc y parvenir qu’à la condition de ne pas lui appliquer une couche de peinture grise trop uniforme. Évoquant l’association souvent faite entre la RDA et la couleur grise, Emmanuel Droit affirmait fort justement que le gris autorisait en réalité « toute une série de déclinaisons chromatiques » car il pouvait être « bleuté, argenté, blanc, cendré, vert, laiteux, perlé, foncé12 ». Il ajoutait d’ailleurs qu’en raison même de la richesse de ses nuances, le gris pouvait finalement être considéré comme « la couleur “préférée” de l’historien13 », plus à même de rendre compte de la complexité de la réalité que les récits faits de noir et de blanc. Si l’on reprend l’exemple de la pratique philosophique, on pourra notamment mettre en évidence l’existence de ces contradictions de deux manières. Du point de vue diachronique, il sera possible d’identifier des périodes d’ouverture et de les distinguer des périodes de fermeture. On
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9. Gerhardt Volker, Rauh Hans-Christoph (dir.), Anfänge der DDR-Philosophie. Ansprüche, Ohnmacht, Scheitern, Berlin, Christoph Links Verlag, 2001 ; Rauh Hans-Christoph, Ruben Peter (dir.), Denkversuche. DDR-Philosophie in den 60er Jahren, Berlin, Christoph Links Verlag, 2005 ; Rauh Hans-Christoph, Gerlach Hans-Martin (dir.), Ausgänge. Zur DDR-Philosophie in den 70er und 80er Jahren, Berlin, Christoph Links Verlag, 2009. 10. Rauh Hans-Christoph, Personenverzeichnis zur DDR-Philosophie. 1945-1995, Berlin, De Gruyter, 2021. 11. Rauh Hans-Christoph, Philosophie aus einer abgeschlossenen Welt. Beiträge zur Geschichte der DDR-Philosophie und ihrer Institutionen, Berlin, Christoph Links Verlag, 2017. 12. Droit Emmanuel, Vingt-quatre heures de la vie en RDA, Paris, PUF, 2020, p. 8. 13. Ibid.
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pourra ainsi par exemple prêter une attention particulière à la conjoncture de la première moitié des années 1950 en la considérant comme un « court printemps de la philosophie14 », dont les productions méritent tout particulièrement d’être relues aujourd’hui. Du point de vue synchronique, il sera possible d’identifier des thématiques faisant l’objet d’approches contradictoires et de polémiques afin de rompre avec l’image d’une unanimité incontestée. Dans le domaine de l’histoire de la philosophie allemande, par exemple, l’interprétation – progressiste ou réactionnaire – de figures comme celle de Hegel15 ou même celle de Nietzsche16 constituent en la matière des exemples tout à fait parlants.
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UN LIEU D’INNOVATIONS Dans certains domaines des sciences sociales, la recherche menée en RDA était suivie avec attention par de nombreux laboratoires à l’Ouest, notamment à partir des années 1960. Nombre de grands congrès internationaux intégraient à leur comité scientifique ou dans leur programmation des universitaires en poste à Berlin-Est ou dans des centres de première importance comme Leipzig. Ce dernier cas mérite attention car il est révélateur des innovations et limites de la recherche en Allemagne de l’Est. Rebaptisée, après l’anniversaire de la mort de l’auteur du Capital, en 1953, « Université Karl Marx » (et débaptisée après la réunification), l’Université de Leipzig par exemple a été le point d’ancrage d’écoles historiques qui lui ont permis d’acquérir une résonance internationale. Deux aspects peuvent être rapidement mentionnés ici : l’histoire de la Révolution française d’une part, et la Weltgeschichte d’autre part. La « Grande Révolution française17 » (c’est-à-dire avant tout les années 1789-1794 et les courants égalitaires et communistes qui ont suivi jusqu’en 1799) est en effet l’objet d’une attention particulière. Si dans la totalité des républiques de type soviétique cette « Grande Révolution » est l’objet d’une attention soutenue, c’est de RDA principalement que viennent des contributions singulières, que ce soit au niveau documentaire (publication de sources en version bilingue, comme « les sans-culottes de Paris18 ») ou du côté des monographies. On peut citer par exemple les travaux de Walter Markov19, historien d’origine slovène, membre du KPD avant la guerre, emprisonné durant le nazisme 14. Voir Burrichter Clemens, Ein kurzer Frühling der Philosophie. DDR-Philosophie in der « Aufbauphase », Paderborn, Schöningh, 1984. 15. Voir Warnke Camilla, « “Das Problem Hegel ist längst gelöst.” Eine Debatte in der DDR-Philosophie der fünfziger Jahre », in Gerhardt Volker, Rauh Hans-Christoph (dir.), Anfänge der DDR-Philosophie, op. cit., p. 194-221. 16. Voir Reschke Renate « Nietzsche stand wieder zur Diskussion. Zur marxistischen Nietzsche-Rezeption in der DDR der 80er Jahre », in Rauh Hans-Christoph, Gerlach Hans-Martin (dir.), Ausgänge, op. cit., p. 203-244. 17. Middell Matthias, Kossok Manfred et Vovelle Michel (dir.), 200. Jahrestag der Französischen Revolution. Kritische Bilanz der Forschungen zum Bicentenaire, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 1992. 18. Markov Walter et Soboul Albert (ed.), Die Sans-culotten von Paris : Dokumente zur Geschichte der Volksbewegung, 1793-1793, Berlin (RDA), Akademie Verlag, 1957. 19. Ducange Jean-Numa, « Walter Markov : la « Grande Révolution française » vue de l’Est », in De Mathan Anne (dir.), Mémoires de la Révolution française, Rennes, PUR, 2019, p. 164.
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et resté ensuite en RDA en dépit de ses démêlés avec le régime (il fut rapidement exclu du SED pour « titisme » mais refusa, à la différence de son ami Ernst Bloch, de rejoindre une université à l’ouest). On lui doit notamment un ouvrage sans équivalent sur Jacques Roux, le « curé rouge » de la Révolution, dirigeant du groupe des « Enragés20 ». Dans son sillage ont travaillé de nombreux historiens de la période, permettant le développement d’une école singulière et dynamique sur la Révolution de 1789, quasiment oubliée aujourd’hui. L’autre aspect important est la Weltgeschichte - littéralement « l’histoire mondiale » – considérée aujourd’hui comme une des sources de la Global History, très en vogue dans l’historiographie depuis une vingtaine d’années. Initialement pensée comme la science prétendument objective permettant de justifier la politique d’expansion mondiale de l’Allemagne unifiée après 1871, la Weltgeschichte a connu rapidement des déclinaisons scientifiques avant 1914 à l’Université de Leipzig autour de la figure de Karl Lamprecht21. L’effort s’est ensuite poursuivi, avec une « parenthèse » entre 1933 et 1945 nazifiant l’« histoire mondiale ». En RDA, après une première période particulièrement dogmatique et stalinienne, la notion de Weltgeschichte a été réinvestie par plusieurs historiens travaillant sur l’histoire des révolutions, autour d’une figure comme Manfred Kossok22. Cet effort donne lieu à de nombreuses publications et réflexions épistémologiques sur l’histoire globale des révolutions. Celles-ci sont étudiées et pensées en interaction avec de nombreux chercheurs aux quatre coins du monde, dans un contexte de décolonisation. Dans les années 19601970, de nombreux partenariats sont établis entre Leipzig et plusieurs universités du continent africain ou encore avec l’Amérique latine. Un bon exemple de cette dynamique est fourni par un ouvrage d’ampleur, In Tyrannos, publié peu de temps avant l’effondrement du régime, en 198923. Ce riche ensemble nous renvoie à une question fondamentale : dans quelle mesure la RDA fut elle une exception ou parenthèse (heureuse ou malheureuse) dans l’histoire allemande ? A-t-elle été un produit artificiel issu de la domination de l’URSS sur la moitié de l’Europe pendant quarante ans, ou bien n’a-t-elle pas prolongé, en les « marxisant » avec plus ou moins de pertinence, des domaines de la recherche allemande qui existaient avant 1949 et qui ont même parfois continué à vivre après 1990 ? On trouvera dans le présent dossier des éléments de réponses sur des domaines que
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20. Markov Walter, Jacques Roux, Le curé rouge, Montreuil, Libertalia, 2017 (version originale : Die Freiheiten des Priesters Roux, Berlin, Akademie Verlag, 1967). 21. Matthias Middell, Katja Naumann, « Weltgeschichte et histoire globale en Allemagne », Revue de l’Institut français d’histoire en Allemagne, n° 2, 2010, pp. 247-284. 22. Kossok Manfred, Ausgewählte Schriften, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 2000 (3 volumes). 23. Kossok Manfred (dir.), In Tyrannos : Revolutionen der Weltgeschichte : von den Hussiten bis zur Commune, Leipzig, Edition Leipzig, 1989.
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d’aucuns trouveront sans nul doute inattendus (écologie, mouvement des femmes, entre autres). Parmi les recherches valorisées – jusqu’à certaines limites – par le régime, celles consacrées à l’œuvre de Marx et Engels méritent attention. La Marx-Engels-Gesamtausgabe lancée en 1975 permet l’édition de volumes de leurs œuvres, y compris de manuscrits inédits, avec un appareil critique extrêmement fouillé, utile bien au-delà des seuls cercles de « marxologues ». Si l’« Einleitung » (introduction) des volumes parus entre 1975 et 1989 reprend souvent des éléments de langage d’une vulgate « marxiste-léniniste » figée et étapiste, on remarque aussi des développements utiles, reflets de recherches particulièrement poussées sur l’œuvre des maîtres du « socialisme scientifique ». La même remarque s’applique à l’édition de volumes de figures du mouvement ouvrier allemand comme Franz Mehring ou Rosa Luxemburg ; certaines éditions demeurent d’une grande utilité pour ceux qui s’intéressent à la période 1880-1920, l’historiographie traitant des années 1920 et au-delà étant étant nettement plus marquée par la vulgate stalinienne. Enfin, au-delà des « classiques du marxisme » se pose la question des travaux produits dans le cadre de l’Institut du marxisme-léninisme de Berlin-Est et de manière plus générale dans les institutions « marxistes » officielles soutenues par l’appareil d’État et intégrées aux universités. Le « marxisme-léninisme » était alors en quelque sorte une discipline académique à part entière. Dans la plupart des cas, les diplômes de troisième cycle soutenus dans ce cadre ne brillaient guère par leur originalité, surtout quand ils traitaient d’un thème d’actualité. Mais à côté de nombreux travaux servant principalement de légitimation pour justifier la ligne du régime et permettant d’avoir un emploi, d’autres ont pu montrer davantage d’originalité. En l’absence de recherches définitives sur ces instituts, il est difficile de dresser un bilan équilibré. Mais ce dernier exemple invite à poursuivre les investigations sur les différentes déclinaison des marxismes en Europe de l’Est, plus variés que ce qu’en dit habituellement l’historiographie, au-delà d’ailleurs du seul cas de la RDA. n
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LES SOCIALISTES RÉFORMISTES AU SEIN DE L’OPPOSITION EN RDA (1949-1990) Par Hélène CAMARADE
La pensée marxiste n’occupe pas une place prépondérante dans les différentes vagues d’opposition qui ont vu le jour au cours des quarante années d’existence de la RDA. Cependant, des penseurs ou groupes d’inspiration marxiste ont existé à toutes les époques et certains ont durablement marqué d’autres courants d’opposition, notamment Robert Havemann, mais aussi Wolfgang Harich ou Rudolf Bahro. Les marxistes se sont surtout illustrés en pratiquant une critique interne au Parti, qui fut plus ou moins ouverte et qui, dans certains cas, a évolué vers des formes de dissidence – terme que j’entends ici au sens de scission après une adhésion préalable. Quel que soit leur degré individuel d’émancipation vis-à-vis du SED (Sozialistische Einheitspartei), on les désigne souvent comme « socialistes réformistes », une dénomination assez large qui permet d’englober des personnalités qui, sans avoir produit une pensée marxiste élaborée, se sont reconnues dans l’idéal socialiste et ont cherché à démocratiser le socialisme réellement existant en RDA. Ce courant est présent tout au long de l’histoire de la République démocratique. Parallèlement, on assiste, notamment dans les années 1940 et 1950, à des formes de résistance anticommuniste qui visent à déstabiliser le jeune État est-allemand, dans l’espoir de conduire à sa disparition via une unification politique et territoriale sous l’égide de la République fédérale d’Allemagne (RFA). Ces formes de résistance disparaissent au plus tard avec la construction du mur de Berlin en 1961, les résistants des années précédentes ayant été réprimés, s’étant exilés à l’Ouest ou accommodés au régime. Je chercherai ici à replacer les groupes ou penseurs relevant du socialisme réformiste dans l’ensemble des courants de l’opposition en RDA, à mesurer leur éventuel impact, ainsi que celui de la pensée marxiste en général. Je procéderai de façon chronologique afin de tenir compte du facteur générationnel.
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LA RÉSISTANCE DES ANNÉES 1940 ET 1950 L’époque stalinienne suscite des formes de résistance multiples. Dès le début de la soviétisation de la zone d’occupation soviétique, on assiste Actuel Marx / no
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à des actions de protestation ou de sabotage. En 1949, la fusion forcée entre le KPD et le SPD, qui vise à noyauter les sociaux-démocrates au sein du SED, le Parti socialiste unifié nouvellement créé, suscite la résistance acharnée de bon nombre de sociaux-démocrates. Des milliers d’entre eux sont arrêtés. D’autres poursuivent la lutte de façon clandestine, comme Arno Wendt qui pilote à Dresde un groupe diffusant par exemple à 10 000 exemplaires un faux numéro du journal local du SED Die sächsische Zeitung en 1947, puis un tract critique intitulé « Un an de SED (en Saxe). Un an de déception pour les socialistes du monde entier » (« Ein Jahr SED (in Sachsen). Ein Jahr der Enttäuschungen für die Sozialisten der Welt1 »). Dans les mois qui suivent, toutes les étapes de la mise en place de la dictature du SED donnent lieu à des protestations2. Les premières élections à la Volkskammer, en octobre 1950, provoquent une vague de contestation considérable visant à dénoncer le système électoral de la liste unique et la répartition déjà acquise des sièges à la Chambre, présentés par exemple comme une « imposture » (« Wahlbetrug ») dans le tract de Hermann Joseph Flade3. Les protestations en marge des élections restent ensuite récurrentes tout au long de l’histoire de la RDA. Une deuxième cause continue de mécontentement et de protestation est la répression des opposants politiques, massive et très sévère à l’époque stalinienne. Jusqu’en 1955, les tribunaux militaires soviétiques condamnent régulièrement à mort ou à des peines allant jusqu’à 25 ans de camp4. Quant aux tribunaux est-allemands, on ne compte pas moins de 78 000 condamnations pour la seule année 19505. La répression touche entre autres les sociaux-démocrates et les membres des partis politiques qui ne se sont pas encore alignés derrière le SED au sein de la politique du Bloc. Un tract anonyme circule ainsi pour protester contre l’arrestation par les services secrets soviétiques, en novembre 1948, de Wolfgang Natonek, un étudiant membre du Parti libéral qui vient de remporter la majorité aux élections du Conseil des étudiants de l’université de Leipzig6. Ce tract accuse les services soviétiques de vouloir intimider les étudiants, établit un parallèle avec les méthodes pratiquées par les nationaux-socialistes et exhorte les étudiants à la résistance. La comparaison avec le Troisième Reich est un lieu commun des textes de l’époque qui sont animés, dans leur grande majorité, par un fort anticommunisme. 1. Schmeitzner Mike, Doppel verfolgt. Das widerständige Leben des Arno Wendt, Berlin, Vorwaerts Buch, 2009, p. 163. 2. Pour un panorama détaillé et une quarantaine de documents fac-similés, je renvoie à : Camarade Hélène, Le Tract en RDA (1949-1990). Instrument de résistance, d’opposition et de conquête de l’espace public, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2022. 3. BStU, MfS, BV Karl-Marx-Stadt, AU 12/52, Bd. 1. 4. Werkentin Falco, Recht und Justiz in der SED-Diktatur, Bonn, Bundeszentrale für politische Bildung, 2000. 5. Lindner Bernd, « Une autre RDA – ou pas de RDA du tout ? Résistance clandestine, critique réformiste et opposition ciblée au régime du SED », in Hélène Camarade, Sibylle Goepper (dir.), Résistance, dissidence et opposition en RDA (1949-1990), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2016, p. 37. 6. Ces conseils seront supprimés au début des années 1950.
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Un phénomène spécifique aux années 1940-1950 est la multitude des groupes de jeunes qui, après avoir brièvement goûté à la liberté en 1945-1946, distribuent des tracts hostiles aux soviétiques ou au SED, en s’inspirant du modèle des étudiants de la Rose blanche et en établissant, eux aussi, des parallèles avec le régime hitlérien7. Ces groupes sont souvent instrumentalisés par des associations ouest-allemandes anticommunistes8 ou des officines de l’Ouest, par exemple l’Organisation Gehlen, qui cherchent à déstabiliser de l’extérieur la jeune RDA. Mais quelques groupes agissent de façon autonome, par exemple le Cercle de Eisenberg, un groupe d’une dizaine de jeunes gens qui organisent des actions (graffitis, tracts, tentative de sabotage) entre 1953 et 1958, date de leur dénonciation par un espion professionnel. Ce groupe est l’un des rares à l’époque à élaborer des pensées programmatiques, il prône notamment le respect des droits fondamentaux, la fin du monopole du SED, via l’existence d’une opposition politique, ainsi que la fin des entreprises nationalisées et des coopératives agricoles9. Interrogé après 1990, le leader du groupe, Thomas Ammer, confirme que le groupe appelait de ses vœux la disparition de la RDA. La révolte du 16 et du 17 juin 1953 est un mouvement spontané qui démarre chez les ouvriers du bâtiment à Berlin, gagne les usines qui, les unes après les autres, débrayent pour constituer des cortèges dans les villes et les villages, assez rapidement rejoints par toute la population. Si le niveau de vie, catastrophique à l’époque – les cartes de rationnement ne seront supprimées qu’en 1958 –, et la soudaine hausse des normes de productivité imposées aux ouvriers sont les facteurs déclencheurs du mouvement, les revendications politiques prennent vite le pas et on retrouve sur les pancartes brandies par les manifestants les slogans écrits sur les tracts anonymes de l’époque, réclamant « des élections libres » ou « liberté et unité ». Lors de ce soulèvement, des prisons sont également prises d’assaut afin de libérer des prisonniers politiques, notamment à Halle, et des symboles du stalinisme brûlés sur les places publiques. La répression de ce soulèvement – le tout premier à l’échelle des pays satellites de l’URSS – par les chars soviétiques stationnés dans les casernes sur le sol est-allemand marque un premier tournant dans l’histoire de la RDA et accentue un flux migratoire déjà important vers la jeune République fédé-
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7. Camarade Hélène, « Le tract, instrument privilégié de la résistance des jeunes dans les années 1950 », in Chantal Metzger (dir.), La RDA, miroir du socialisme. L’envers du décor, Berne, Peter Lang, 2010, pp. 43-57 ; Camarade Hélène, « L’héritage de la résistance au national-socialisme revendiqué par les résistants et opposants de RDA (1946-1989) », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, n° 4, 2010, pp. 445-463. 8. On pense au KgU (Kampfgruppe gegen Unmenschlichkeit) ou au Untersuchungsausschuss freiheitlicher Juristen. Les Ostbüros, ces antennes à l’Ouest des partis mis au pas à l’Est, sont également actifs à cette époque, notamment le Ostbüro du SPD, mais moins en contact avec les jeunes que le KgU. 9. Von zur Mühlen Patrick, Der « Eisenberger Kreis ». Jugendwiderstand in der DDR 1953-1958, Bonn, Dietz, 1995 ; « Le Cercle d’Eisenberg (1953-1958). Entretien avec Thomas Ammer », in H. Camarade, S. Goepper (dir.), Résistance, dissidence et opposition en RDA (1949-1990), op. cit., pp. 77-89.
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rale. Entre 1949 et 1961, on estime qu’environ 2,8 millions de personnes ont quitté la RDA, principalement de jeunes actifs. Après la révolte du 17 juin 1953, quelques voix s’élèvent au sein du SED pour critiquer la façon dont Walter Ulbricht le dirige, par exemple l’ancien social-démocrate Max Fechner, devenu ministre de la Justice, qui plaide dans Neues Deutschland, l’organe du Parti, contre la poursuite en justice des ouvriers grévistes au nom du droit de grève inscrit dans la Constitution de 1949, ou encore Wilhelm Zaisser, ministre de la Sécurité d’État, et Rudolf Herrnstadt, rédacteur en chef du Neues Deutschland, qui tentent même de le renverser. Ces critiques, qui sont formulées dans les plus hautes sphères du Parti et de l’État, donnent lieu à des répressions mais ne relèvent pas de l’opposition au sens strict ; il s’agit plutôt de conflits dans l’appareil d’État10.
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DE LA CRITIQUE RÉFORMISTE À LA DISSIDENCE À PARTIR DE 1956 La crise profonde déclenchée en février 1956 dans tout le bloc de l’Est par le discours tenu par Nikita Khrouchtchev lors du XXe Congrès du Parti communiste soviétique sur les crimes staliniens ne provoque pas en RDA des manifestations comme en Pologne, ou une révolte comme à Budapest, mais elle ébranle alors les principaux soutiens du régime, à savoir les membres du SED, les intellectuels et les étudiants. C’est dans les universités que le mouvement est le plus important, notamment au cours de l’été 1956. La parole s’y libère en partie et on y tolère par exemple ici et là des cabarets satiriques. Si quelques tracts appelant à la destitution de Walter Ulbricht circulent, on assiste surtout à la diffusion de revendications modérées et sectorielles (critiques à l’égard de la couverture médiatique du soulèvement à Budapest, appel à la suppression des cours de russe obligatoires, demande d’une représentation autonome des étudiants, suppressions des groupes de la FDJ, etc.), qui ne constituent plus une critique systémique11. Au sein du SED, des voix critiques se font également entendre. Robert Havemann, ancien résistant antinazi, alors éminent professeur de chimie à l’Université Humboldt à Berlin, prend la parole en mai 1956 pour plaider en faveur d’une rupture avec les anciens dogmes et pour la mise en place d’un débat contradictoire véritablement ouvert, ou encore en octobre 1956, lorsqu’il explique que ce n’est pas un ennemi extérieur ima10. Klein Thomas, « Parteisäuberungen und Widerstand in der SED. Die innerparteiliche Logik von Repression und Disziplinierung », in T. Klein, Wilfriede Otto, Peter Grieder (éd.), Visionen. Repression und Opposition in der SED (1948-1989), Frankfurt/Oder, Frankfurter Oder Ed., 1996, pp. 9-135. 11. Kowalczuk Ilko-Sascha, Die Niederschlagung der Opposition an der Veterinärmedizinischen Fakultät der Humboldt-Universität zu Berlin in der Krise 1956-1957. Dokumentation einer Pressekonferenz des MfS im Mai 1957, Berlin, LStU, 1997.
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ginaire qui est responsable des tensions en Pologne, mais bien le Parti12. Plusieurs groupes de socialistes critiques, en général membres du SED, se constituent, parfois de manière éphémère, sur le modèle du Cercle Petöfi à Budapest pour échanger sur des questions politiques. L’un de ces groupes réunit des personnalités travaillant dans la maison d’éditions Aufbau, alors dirigée par Walter Janka. C’est au sein de ce groupe que Wolfgang Harich, qui avait déjà dû quitter sa chaire de professeur de philosophie à l’Université Humboldt pour avoir émis des critiques sur le dogmatisme du Parti après le 17 juin 1953, rédige un texte programmatique intitulé « Plateforme pour une voie allemande spécifique vers le socialisme » (« Plattform für einen besonderen deutschen Weg zum Sozialismus »). Ce texte ne remet pas fondamentalement en cause le monopole du SED (maintien des élections à liste unique), ni le principe de la propriété collective, mais propose une série de mesures visant à réformer et démocratiser la RDA (démocratisation des structures et du fonctionnement du SED, indépendance des syndicats et des organisations, création de petites et moyennes entreprises, etc.). Écrit à l’origine pour nourrir la discussion au sein du SED, le texte circule dans des versions intermédiaires auprès de membres du Politbüro et du Comité central. Ulbricht, informé par l’ambassadeur soviétique, somme Harich de cesser tout forme de critique interne. Ce n’est qu’après avoir reçu plusieurs fins de non-recevoir que ce dernier se tourne finalement vers les sociaux-démocrates de l’Ouest qui diffusent, après son arrestation, la plateforme dans sa dernière version. Si ce texte n’est sans doute pas abouti, il n’en constitue pas moins l’un des premiers textes issus de la critique interne au SED. La formule forgée par Harich sur la « démocratisation socialiste » (« sozialistische Demokratisierung13 ») devient même un leitmotiv du mouvement réformiste jusqu’en 1990. L’écrasement de la révolte hongroise en novembre 1956 par les chars soviétiques marque le début de la répression en RDA et la fin de cette très courte phase de déstalinisation, qui n’a finalement consisté qu’en une brève libération de la parole. Les étudiants qui ont eu l’imprudence de formuler des critiques, même sous forme satirique, sont arrêtés et condamnés. Harich et Janka sont arrêtés, avec d’autres, en novembre et décembre 1956, puis condamnés à dix et cinq ans de réclusion14. Les idées réformistes visant à démocratiser la RDA continuent cependant d’irriguer l’opposition. On en décèle une trace chez un groupe d’étudiants de l’université de Dresde, qui évoluent diversement entre 1956
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12. Florath Bernd, « Das lange Jahr 1956. Die Wandlungen des Robert Havemann », in Roger Engelmann, Thomas Großbölting, Hermann Wentker (éd.), Kommunismus in der Krise. Die Entstalinisierung 1956 und die Folgen, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2008, pp. 391-406. 13. Harich Wolfgang, Keine Schwierigkeiten mit der Wahrheit. Zur nationalkommunistischen Opposition 1956 in der DDR, Berlin, Dietz, 1993, p. 112. 14. Havemann est, pour sa part, contraint à reconnaître ses « erreurs ».
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et 1959 autour de Christian Ramatschi, Gerhard Bauer et Arnim Schreiter. En 1959, le groupe diffuse un tract sous le slogan « Nous voulons le socialisme – mais pas le bolchévisme ! Nous sommes allemands ! » (« Wir wollen Sozialismus – aber keinen Bolschewismus ! Wir sind Deutsche ! »). Le groupe, qui a pris le nom de Nationalkommunistischer Studentenbund (Ligue des étudiants nationaux-communistes), avait conçu quelques mois auparavant un programme en 16 points, sur le modèle du programme en 16 points diffusé par un groupe d’étudiants de Budapest en 1956. Le programme des jeunes Saxons est hétéroclite, il mêle des revendications démocratiques (pluralisme, respect des droits fondamentaux, indépendance de la justice) à des revendications en demi-teintes (« réforme de la justice : suppression des peines politiques lourdes »), voire apparemment contradictoires (« économie planifiée avec liberté de concurrence »). Il fait également la part belle aux revendications sectorielles/universitaires : démocratisation de l’accès aux études, libre choix des cursus, répartition des bourses en fonction des revenus du foyer et non de l’origine sociale, etc.15 Mais c’est surtout par le biais de la figure tutélaire de Robert Havemann, puis de celle, plus populaire, de son ami le chansonnier Wolf Biermann, que les idées socialistes réformistes nourrissent l’opposition. Tous deux, à l’origine adeptes de la critique interne au Parti16, sont peu à peu marginalisés et attaqués par le SED qui les accuse de jouer contre leur camp, ce qui les fait basculer dans la dissidence17. Exclus du Parti, puis de la vie publique, ils cherchent à contourner le monopole de l’espace public en RDA à partir du milieu des années 1960 en diffusant via la RFA ses chansons pour l’un, et des prises de position politique pour l’autre, afin qu’elles soient accessibles en RDA18. Leurs écrits et chansons reviennent en effet sous le manteau, ils sont dupliqués à la ronéo ou repiqués artisanalement sur cassettes audio, puis diffusés de la main à la main. Ce contournement via la RFA est utilisé par le SED comme prétexte pour les présenter comme des ennemis en RDA. LA JEUNE GÉNÉRATION FACE À 1968 ET 1976 : À QUI APPARTIENT LE SOCIALISME ? En 1968, le printemps de Prague, puis sa répression par les chars soviétiques suscitent en RDA une solidarité sans précédent auprès de la jeune génération, née après 1945. Ainsi, 70 % des condamnations prononcées 15. Lienert Matthias, Zwischen Widerstand und Repression: Studenten der TU Dresden 1946-1989, Cologne, Böhlau, 2011, pp. 105-119. 16. On pense au discours tenu par Havemann à Leipzig en 1962, lors duquel il accuse le dogmatisme en RDA et en URSS de discréditer la pensée de Marx. 17. Voir notamment pour ce processus : Florath Bernd, « De la critique interne à la dissidence : réflexion sur le cheminement de Robert Havemann et Wolf Biermann, défenseurs radicaux d’une seconde déstalinisation devenus dissidents socialistes », in H. Camarade, S. Goepper (dir.), Résistance, dissidence et opposition en RDA (1949-1990), op. cit., pp. 107-121. 18. Havemann Robert, Dialektik ohne Dogma? Naturwissenschaft und Weltanschauung, Hambourg, Rowohlt, 1964.
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en octobre 1968 en lien avec ces événements concernent des jeunes gens entre seize et trente ans19. Cette nouvelle génération qui a grandi dans le socialisme et qui en a intégré les codes et les valeurs, est souvent désignée par la formule « ceux qui sont nés dedans » (« die Hineingeborenen20 »). Ces jeunes s’enthousiasment pour le socialisme réformiste lancé par Alexander Dubček parce qu’il incarne, pour un court moment, l’espoir de voir le socialisme se réformer de l’intérieur. Le choc n’en est que plus grand au moment de la répression, comme en témoigne rétrospectivement l’opposant Ludwig Mehlhorn, âgé de 18 ans à l’époque, qui souligne que la jeune génération comprend en 1968 que le socialisme ne parviendra pas à se réformer d’en haut21. Dans la semaine qui suit l’invasion, la Stasi enregistre 1742 actions hostiles, en grande majorité des actions de protestation via des tracts ou des graffitis22. Certains protestataires appartiennent d’ailleurs à la « jeunesse dorée » du socialisme, leurs parents exerçant des fonctions importantes dans le régime, par exemple Thomas Brasch, fils du vice-ministre de la Culture, Erika Berthold, fille du directeur de l’Institut du marxisme-léninisme, ou encore Toni Krahl, fils d’un journaliste du Neues Deutschland. Leur protestation est également dirigée contre le SED, parce qu’il a approuvé l’invasion, et que les troupes est-allemandes de la NVA devaient y participer dans le cadre du Pacte de Varsovie23. Ce qui est remarquable dans cette vague de protestations, c’est sa spontanéité, sa radicalité, mais aussi son absence de maturité. Les slogans sont courts et incisifs (« À Prague, on viole la démocratie ! », « Pour Hô Chi Minh et Dubček ! », « Un Dubček pour la RDA ! »24), mais aucun texte de ces jeunes n’atteste à l’époque d’une pensée politique structurée, ou même d’une critique argumentée. Un procédé de la critique, qui devient ensuite récurrent, émerge cependant à cette époque, celui qui vise à retourner les classiques du marxismeléninisme contre le SED. L’enjeu est multiple : il s’agit de dénoncer l’écart entre les idéaux affichés et les réalités, mais aussi, plus fondamentalement, de poser la question de l’héritage du socialisme en en déniant le droit aux tenants du pouvoir en RDA. On mesure à cette stratégie combien
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19. Kowalzcuk Ilko-Sascha, « “Wer sich nicht in Gefahr begibt…” Protestaktionen gegen die Intervention in Prag und die Folgen von 1968 für die DDR-Opposition », in Klaus-Dietmar Henke, Peter Steinbach, Johannes Tuchel (dir.), Widerstand und Opposition in der DDR, Cologne, Böhlau, 1999, p. 261. 20. Il s’agit d’une allusion à un poème d’Uwe Kolb. Voir Camarade Hélène, « Die Hineingeborenen (« Ceux qui sont nés dedans »). Repères identitaires de la troisième génération d’opposants en RDA (1968-1989) », in Gérard Peylet, Patrick Baudry (dir.), Filiations et transmission, Bordeaux, Publications de la MSHA, 2016, pp. 265-291. 21. Mehlhorn Ludwig, « Der politische Umbruch in Ost- und Mitteleuropa und seine Bedeutung für die Bürgerbewegung in der DDR », in Deutscher Bundestag, Materialien der Enquete-Kommission “Aufarbeitung von Geschichte und Folgen der SED-Diktatur in Deutschland, Baden-Baden, Nomos, 1995, p. 1413. 22. Kowalzcuk Ilko-Sascha, « “Wer sich nicht in Gefahr begibt…” Protestaktionen gegen die Intervention in Prag und die Folgen von 1968 für die DDR-Opposition », op. cit., p. 261. 23. La coïncidence temporelle entre l’invasion des Sudètes par les nationaux-socialistes en 1938 et l’invasion par les soviétiques en 1968 conduisit à ce que la NVA n’y participe finalement pas. 24. BStU, MfS, AU 145/90, Bd. 2.
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la nouvelle génération a intégré ces idéaux ou sait en jouer. En 1968, plusieurs tracts font ainsi référence à Lénine, présenté comme un modèle positif en comparaison d’autres figures-repoussoir (« Lénine, réveille-toi. Ulbricht, va-t’en25 » ; « L’attaque de la Tchécoslovaquie est-elle conforme à la politique de Lénine ? Non, c’est la politique de la matraque d’un Hitler ou d’un Staline26 »). La référence au Troisième Reich reste à cette époque encore présente, souvent, comme ici, via une comparaison avec l’époque stalinienne. L’affaire Biermann, en 1976, marque une autre étape importante dans ce processus car la contestation s’exprime cette fois ouvertement dans tous les milieux, aussi dans ceux proches du pouvoir. Le mouvement est d’ailleurs lancé par la lettre ouverte écrite par douze célèbres écrivains, membres du SED (Christa Wolf, Sarah Kirsch, Günter Kunert, Fritz Cremer, etc.) demandant au Parti de revenir sur la décision de destituer Biermann de sa citoyenneté est-allemande à la suite de son concert à Cologne. Une vague considérable de protestation s’ensuit, via des tracts, des graffitis, des pétitions ou des lettres de protestation. Ici encore, les auteurs retournent les classiques du marxisme-léninisme contre le SED, en tout premier lieu les écrivains qui, dans leur lettre, évoquent, sans le citer in extenso, le 18 Brumaire de Marx : Wolf Biermann a été et est un poète dérangeant – il a cela en commun avec de nombreux autres poètes du passé. À la différence des systèmes de société anachroniques, notre État socialiste, conformément aux paroles de Marx dans le 18 Brumaire, selon lesquelles la révolution prolétarienne fait inlassablement son autocritique, devrait pouvoir supporter avec sérénité et intelligence ce genre de dérangement […]27. Cette lettre apparemment modérée est un véritable appel au changement pour qui connaît le texte original, qui exhorte « les révolutions prolétariennes […] [à revenir] sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, [à railler] impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives […]28 ». De nombreux tracts confectionnés par des anonymes défendent également Biermann en le présentant comme un communiste (« C’est un communiste critique
25. Voir Schottlaender Rainer, Das teuerste Flugblatt der Welt, Berlin, autoédition, 1993, p. 158. 26. BStU, MfS, BV Schwerin, AU 11/69, GA Bd. 3, Bl. 155. On peut aussi évoquer le tract de Bernd Eisenfeld qui reproduit in extenso le Décret pour la paix de Lénine de 1917. Voir Camarade Hélène, Le Tract en RDA, op. cit., pp. 240-242. 27. Jander Martin, « Der Protest gegen die Biermann-Ausbürgerung. Stimulans der Opposition », in K.-D. Henke, P. Steinbach, J. Tuchel (dir.), op. cit., p. 285. 28. Marx Karl, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, in Œuvres, t. 4, Paris, Gallimard, 1994.
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[…]29 » ; « Laissez les communistes vivre / L’un d’eux s’appelle Biermann […]30 » ; « Apprentis, manifestez votre solidarité avec Wolf Biermann, ce n’est pas un ennemi de classe31 »). On retrouve la même formule en 1979 dans un tract en soutien au « communiste Robert Havemann32 ». Au prix d’une certaine distorsion de sa pensée, plusieurs générations de dissidents revendiquent également l’héritage de Rosa Luxemburg avec une grande continuité entre 1949 et 1989. Ce sont principalement des extraits de Sur la Révolution russe qui sont mis en avant, un texte dont le SED ne tolère d’ailleurs la première édition est-allemande qu’en 197433. Les événements de 1968 et 1976 font ainsi basculer la jeune génération d’après-guerre, nourrie aux idéaux et aux textes socialistes, dans la critique du socialisme réellement existant, et c’est dans ses rangs que l’on retrouve, vingt ans après, les actrices et acteurs de la révolution pacifique de 1989, alors âgés d’une trentaine ou d’une quarantaine d’années. STRUCTURATION DE L’OPPOSITION (1976-1989) À la fin des années 1970, des groupes de jeunes socialistes réformistes continuent à voir le jour dans des universités, par exemple le groupe autour de Klaus Wolfram, Wolfgang Templin et Sebastian Kleinschmidt, étudiants en philosophie à l’Université Humboldt, actifs entre 1975 et 197734, ou encore Bernd Gehrke qui fonde un groupe à l’Académie des sciences à Berlin en 197835. À Iéna, un groupe se constitue autour de l’écrivain Jürgen Fuchs dans les années 1970, rassemblant notamment Lutz Rathenow, Bernd Markowski, Thomas Auerbach ou Sally Sallmann36. Outre Havemann, la pensée d’un autre dissident marxiste va, elle aussi, avoir un écho sur l’opposition au cours de la décennie suivante. Rudolf Bahro travaille pendant des années à une critique du socialisme tel qu’il est mis en pratique en RDA, finalement publiée en 1977 en RFA sous le titre Die Alternative37. Ce texte, qui circule sous le manteau en RDA, lui vaut de purger une peine d’emprisonnement de 1977 jusqu’à son départ pour l’Ouest en 1979. Dans cet ouvrage, Bahro considère que la RDA n’a pas aboli l’existence de deux couches sociales distinctes, l’une dominant l’autre, les décideurs du Parti régnant désormais sur des « subalternes » (« Subalternität ») qui n’ont pas leur mot à dire. Dès lors, la RDA se situe-
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29. BStU, MfS, HA IX 190, Bl. 17. 30. BStU, MfS, HA XX/9 1269, Bl. 5 31. BStU, MfS, HA IX 10048, Bl. 25. 32. BStU, MfS, HA XX/OG 132. 33. Voir Camarade Hélène, Le Tract en RDA, op. cit., pp. 244-252. 34. Verraten (film documentaire, Inga Wolfram, 2007). 35. Wielgohs Jan, « Die Vereinigte Linke », in Helmut Müller-Enbergs, Marianne Schulz, Jan Wielgohs (dir.), Von der Illegalität ins Parlament. Werdegang und Konzept der neuen Bürgerbewegungen, Berlin, Links Verlag, 1991, p. 284. 36. Scheer Udo, Vision und Wirklichkeit. Die Opposition in Jena in den siebziger und achtziger Jahren, Berlin, Links Verlag, 1999. 37. Bahro Rudolf, Die Alternative. Zur Kritik des real existierenden Sozialismus, Cologne, Europäische Verlags-Anstalt, 1977.
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rait certes à un stade « post-capitaliste », mais qui ne correspondrait pas à la société pensée par Marx, censée abolir la domination et l’exploitation38. La première partie de l’ouvrage de Bahro est âprement discutée dans les milieux de l’opposition, par exemple au sein d’un groupe de jeunes réunis à Leipzig autour du dissident Heinrich Saar. Ce groupe produit d’ailleurs en 1978 un tract en soutien au « communiste Bahro39 » qui rappelle ceux diffusés lors de l’affaire Biermann. Au cours des années 1980, l’opposition se fédère autour de quatre grandes thématiques émergentes : la paix, les droits humains, l’écologie et les droits des femmes. À l’origine, ces mouvements ne sont pas conçus spécifiquement comme des critiques du SED – d’ailleurs on observe des mouvements analogues au même moment dans le bloc de l’Ouest –, mais ils se politisent assez rapidement pour souligner les manquements ou les contradictions du SED dans ces domaines et pour proposer des alternatives. Ces mouvements se déploient en général sous la protection, entière ou partielle, de certaines Églises protestantes qui mettent des locaux à disposition, ainsi que des machines à ronéotyper. En 1982, peu avant son décès, Robert Havemann rédige d’ailleurs avec le pasteur Rainer Eppelmann un appel à la paix, l’Appel de Berlin, qui souligne l’importance des liens entre les Églises protestantes et les socialistes réformistes dans le combat contre le dogmatisme du SED, une alliance qu’Eppelmann qualifie alors de « tenailles de la contre-révolution » (« Zange der Konterrevolution »). Havemann restera jusqu’en 1990 une figure tutélaire pour toute l’opposition. Son statut d’ancien antinazi permet en effet à la jeune génération, élevée dans le respect de l’antifascisme, de ne pas douter de la légitimité à critiquer la politique d’autres anciens résistants, notamment Erich Honecker. À partir de 1985 environ, on assiste à une mise en réseau de plus en plus efficace des groupes pour la paix et pour l’écologie, ou des différents groupes de femmes. Trois grandes tendances se dessinent au sein de l’opposition, conduisant à la création à Berlin de trois groupes qui jouent un rôle majeur au moment de la révolution pacifique. Un courant démocrate, dont la priorité est la défense des droits humains, aboutit à la création fin 1985 du groupe Initiative Frieden und Menschenrechte (Initiative Paix et Droits humains), dit IFM. Ce groupe s’appuie sur la signature par la RDA de la Déclaration des droits humains de l’ONU, puis des accords d’Helsinki de 1975, comme l’a fait le groupe tchécoslovaque Charte 77. Il s’émancipe assez vite de la protection des Églises pour devenir l’un des groupes les plus importants de l’opposition. L’accent y est mis sur l’État de 38. Pailhès Anne-Marie, « Rudolf Bahro 1977-1980 : dissident en RDA, opposant en RFA ? », in H. Camarade, S. Goepper (dir.), Résistance, dissidence et opposition en RDA (1949-1990), op. cit., pp. 123-132. 39. Cf. Franke Uta, Sand im Getriede, Die Geschichte der Leipziger Oppositionsgruppe um Heinrich Saar 1977-1983, Leipziger Universitätsverlag, 2007, p. 44
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droit et les principes démocratiques. De ce groupe sont issus de nombreux acteurs de la révolution, par exemple Marianne Birthler, Bärbel Bohley, Gerd Poppe ou Wolfgang Templin. On peut rattacher au courant démocrate un groupe créé par des protestants en 1987, Initiative Absage an Praxis und Theorie der Abgrenzung (Initiative Refus de la pratique et de la théorie de la démarcation) porté par Stephan Bickardt, Ludwig Mehlhorn et Ulrike Poppe. Ce groupe est plus connu sous le nom qu’il se donne au moment de la révolution, Demokratie Jetzt (Démocratie maintenant). À l’opposé d’IFM, on trouve le groupe Gegenstimmen (contrevoix), lui-même issu en grande partie du groupe Friedenskreis BerlinFriedrichsfelde (Cercle pour la paix de Berlin-Friedrichsfelde) qui existe depuis 1984. Ce groupe, porté par Thomas Klein, Vera Wollenberger, Silvia Müller, Tina Krone et Reinhard Schult, est à rattacher au courant marxiste réformiste. Le clivage entre IFM et Gegenstimmen se manifeste en 1986 lors d’un vif débat, interne à l’opposition. IFM formule un programme de démocratisation pour la RDA qui se fonde sur une critique fondamentale envers la politique du SED et place la démocratisation et l’exercice du pluralisme au-dessus du socialisme. Gegenstimmen lui oppose un projet qui vise également à combattre le monopole du SED, mais en préservant le socialisme qu’il entend réformer40. C’est autour de cette ligne de faille que s’articulent les deux grandes tendances de l’opposition à l’aube de la révolution pacifique : réformer le socialisme qui reste un modèle politique à préserver, d’un côté, et construire, de l’autre, un système démocratique, même au prix de la disparition du socialisme. Quoiqu’il en soit, dans les années 1980 et jusqu’au lendemain de la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, aucun courant de l’opposition n’envisage la réunification avec la République fédérale comme une solution possible ou même souhaitable. C’est bien pour une troisième voie, dont chaque tendance envisage les modalités différemment, que les groupes s’engagent. Après la catastrophe de Tchernobyl, un troisième courant se fédère à partir de septembre 1986 autour de Wolfgang Rüddenklau et Christian Halbrock qui fondent le groupe de la Umwelt-Bibliothek (Bibliothèque de l’environnement) dans les locaux de la paroisse de l’église de Sion à Berlin. Conçu à l’origine comme un espace cherchant à rendre accessibles des ouvrages rares ou interdits, sur le modèle polonais des universités ou bibliothèques dites volantes, la Umwelt-Bibliothek devient assez vite un lieu central d’échanges et d’information pour l’opposition, et acquiert une renommée comparable à IFM. Le groupe fait cependant face à une scission. Carlo Jordan et quelques autres reprochant à Ruddenklau ses idées libertaires et le fonctionnement quelque peu radical de son exercice de la
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40. Kowalzcuk Ilko-Sascha, Endspiel. Die Revolution von 1989 in der DDR, Munich, Beck, 2009, p. 237.
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démocratie par la base. Ils quittent le groupe pour en fonder un autre, Arche, entièrement centré sur l’écologie. Enfin, nourri d’une part par le mouvement féministe occidental et, de l’autre, par le mouvement est-allemand pour la paix, un mouvement de femmes se développe, conduisant à la création de nombreux groupes non-mixtes (Frauengruppen), certains se revendiquant du féminisme41. Trois tendances émergent, les groupes pacifistes, notamment via les antennes locales du groupe berlinois historique Frauen für den Frieden (Femmes pour la paix), fondé dès 1982, ensuite les groupes d’inspiration chrétienne, qui travaillent notamment sur la théologie féministe, et enfin les groupes lesbiens. En novembre 1987, l’occupation par la Stasi des locaux de la UmweltBibliothek et l’arrestation de ses membres provoquent une vague de protestations dans toute l’opposition conduisant, grâce à la médiatisation de l’événement en RFA, à leur libération. Dès lors, les groupes représentent une opposition politique structurée et confiante en elle-même qui mène, à partir de 1987-1988, des actions ciblées. Les opposants font parallèlement l’expérience du pluralisme et du débat contradictoire, tout d’abord au sein de leur groupe, puis entre les groupes, lors de rencontres, séminaires ou forums, mais aussi dans le cadre de la presse périodique autoéditée et semiclandestine, les samizdats, qui se développe alors de façon exponentielle42. On compte environ 20 samizdats politiques en 1987, puis 30 en 1988 et 40 en 198943. Les plus connus sont Umwelt-Blätter (32 numéros, tirés à environ 4 000 exemplaires), édité par la Umwelt-Bibliothek, Grenzfall (17 numéros, tirés à 800 exemplaires) provenant de IFM ou encore Friedrichsfelder Feuermelder (19 numéros périodiques et 14 numéros spéciaux) du Friedenskreis Berlin-Friedrichsfelde. L’émergence de cet espace médiatique alternatif, que la Stasi surveille mais échoue à enrayer, participe de la constitution d’une opinion publique oppositionnelle qui est suffisamment mûre au moment de la révolution pacifique de l’automne 1989 pour faire des propositions concrètes, cette fois diffusées via des tracts courts et des appels percutants. Les années 1980 constituent ainsi un processus de maturation et d’apprentissage politique essentiel pour tous les courants de l’opposition44.
41. Kenawi Samirah, Frauengruppen in der DDR der 80er Jahre. Eine Dokumentation, auto-édition, 1995 ; Bock Jessica, Frauenbewegung in Ostdeutschland. Aufbruch, Revolte und Transformation in Leipzig 1980-2000, Halle, Mitteldeutscher Verlag, 2020. 42. Camarade Hélène, Galmiche Xavier, Jurgenson Luba (dir.), Samizdat. Autoédition et presse clandestine en Europe centrale et orientale (années 1950-1990), Paris, Nouveau Monde, 2023. 43. Kowalczuk Ilko-Sascha, Freiheit und Öffentlichkeit. Politischer Samisdat in der DDR 1985-1989, Berlin, Robert-Havemann-Gesellschaft, 2002. 44. Kowalczuk Ilko-Sascha, Endspiel, op. cit., p. 233.
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LA RÉVOLUTION PACIFIQUE ET LES PREMIÈRES ÉLECTIONS LIBRES (1989-1990) Les élections communales du 7 mai 1989 cristallisent l’opposition et sont considérées rétrospectivement comme le point de départ de la révolution. En amont des élections, deux stratégies se développent, la voie légaliste et citoyenne, portée par Initiative Absage qui invite les citoyens à utiliser toutes les marges de manœuvre inhérentes à la Loi électorale (poser des questions aux candidats, assister au dépouillement, etc.), et la voie contestataire qui appelle au boycott. Le décompte des voix pratiqué par les opposants permet d’établir la fraude électorale qui conduit à une vague de protestations continue tous les 7 du mois. Tout au long de l’été, alors que les départs de citoyens est-allemands se poursuivent depuis l’ouverture de la frontière hongroise en mai, et qu’ils s’intensifient à partir d’août via les ambassades ouest-allemandes à Prague, Budapest et Varsovie, l’opposition s’organise. À Leipzig, la traditionnelle prière pour la paix qui a lieu tous les lundis dans l’église Saint Nicolas se transforme en « manifestation du lundi » le 4 septembre, lorsque les opposants sortent ce jour-là de l’église en brandissant des pancartes portant des revendications politiques. En même temps, on assiste à une effervescence des groupes qui diffusent des plateformes programmatiques afin de répandre leurs idées audelà du cercle devenu étroit de l’opposition. Cela commence en août par l’annonce de la création d’un parti politique social-démocrate, le SDP45, fondé à l’initiative des théologiens Martin Gutzeit et Markus Meckel qui prônent, à l’aide d’un programme précis, une « démocratie sociale orientée vers l’écologie » et entendent incarner une « alternative politique ancrée dans les traditions de la démocratie et de la justice sociale ». Plaidant pour une démocratie parlementaire, ils soulignent combien le socialisme a été « discrédité par l’histoire des dernières décennies » et réclament un droit d’inventaire. La création de ce nouveau parti, officiellement début octobre, remet de facto en cause l’existence du SED, fondé en 1946 pour prétendument unifier le mouvement ouvrier, ou du moins elle lui conteste le monopole des idées socialistes46. En septembre, Neues Forum (Nouveau Forum) est créé, fédérant les représentants de nombreux autres groupes et diffusant un appel au ton modéré et rassembleur, qui ne ferme pas (encore) la porte à la discussion avec le SED. Appelant à des réformes, Neues Forum choisit la voie légaliste de la démocratisation interne en exigeant d’être reconnue officiellement comme association. De son côté, Intiative Absage lance peu après son appel à la « Démocratie maintenant » (Demokratie Jetzt, DJ). Début octobre, Edelbert Richter, Ehrhart Neubert et Rainer
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45. Dubslaff Étienne, « Oser plus de démocratie ». La recréation et l’établissement du Parti social-démocrate en RDA, Berlin, Peter Lang, 2019. 46. En janvier 1990, le SDP prend le nom de SPD-Ost, soulignant sa filiation avec le SPD historique.
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Eppelmann annoncent la fondation de Demokratischer Aufbruch (DA, Renouveau démocratique). Enfin, un groupe hétéroclite représentant « des tendances socialistes diverses », rassemblant « des chrétiens, des marxistes et des membres du SED », diffuse un appel, à ce stade encore vague afin de créer un consensus, qui prône une « alternative socialiste de gauche »47, connu sous le nom de « Plateforme de Böhlen ». On y retrouve d’anciens membres de Gegenstimmen, comme Thomas Klein, mais aussi Bernd Gehrke, Herbert Mißlitz, Annett Seese et Mathias Kramer. Ce groupe qui prend le nom de Gauche unie (Vereinigte Linke, VL), d’après le titre de son appel « Pour une gauche unie48 », diffuse quelques semaines après une série de « Mesures minimales pour l’organisation d’une société socialiste libre en RDA49 ». Parmi elles, certaines, très précises, sont dirigées contre la politique du SED, comme la reconnaissance du droit de grève – absent de la Constitution de 1968 –, la liberté de circulation ou la liberté des médias, et rappellent les principes également revendiqués par les autres groupes (séparation des pouvoirs, État de droit, droits fondamentaux, etc.). Des éléments du programme s’inspirent de la démocratie des conseils (Rätedemokratie), comme la mise en place de conseils dotés d’un pouvoir représentatif dans les entreprises et les quartiers. D’autres s’ancrent dans la tradition de la participation démocratique directe (Basisdemokratie), comme le recours aux référendums et aux initiatives citoyennes ou le droit de faire des propositions de loi. Enfin, sur le plan économique, VL est le seul groupe à prôner explicitement le maintien des moyens de production comme « propriété publique » via une « autogestion des travailleurs ». C’est également le seul à faire référence à la « suppression de l’inégalité des classes », pour ne citer que quelques éléments explicitement marxistes dans ce programme. Au cours de l’automne, une soixantaine de groupes de femmes se fédèrent également et donnent naissance, avec des représentantes des partis et de l’organisation féminine officielle, à la Ligue indépendante des femmes (Unabhängiger Frauenverband, UFV) afin de faire entendre les revendications féministes. C’est le mois d’octobre 1989 qui est aujourd’hui considéré comme le mois de la révolution, notamment après la manifestation du 9 octobre à Leipzig qui réunit 70 000 personnes contestant au SED sa légitimité à représenter la population et clamant « Le peuple, c’est nous » (Wir sind das Volk). Cela précipite la chute d’Erich Honecker, pousse le SED à des 47. « Erklärung von Teilnehmern am Böhlener Treffen. 13/10/89 », in Christoph Kelz, Hendrik Mayer, Erhard Weinholz (dir.), Sozialistische Alternative DDR 89. Die Initiative für eine vereinigte Linke in Texten und Dokumenten, Berlin, Rosa-Luxemburg-Stiftung, 2020, p. 70. 48. Wielgohs Jan, « Die Vereinigte Linke », op. cit., pp. 283-306. 49. « Vorschlag für ein Minimalkonsenz », in Gerhard Rein (dir.), Die Opposition in der DDR. Entwürfe für einen anderen Sozialismus, Berlin, Wiechert, 1989, p. 109.
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concessions, jusqu’à l’abandon de son monopole. Cependant, peu après la chute du Mur le 9 novembre 1989, et dans la perspective des premières élections libres de RDA qui sont fixées au 18 mars 1990, la réunification allemande s’impose rapidement comme le thème central des élections, obligeant les différents groupes et partis à se positionner à son sujet et reléguant au second plan les différents projets de refondation pour la RDA. À l’exception de VL, qui est le seul à refuser la réunification, tous les autres groupes finissent par se déclarer en sa faveur, ne se distinguant les uns des autres que sur les modalités et le calendrier pour y parvenir (unification rapide, selon l’article 23 de la Loi fondamentale, avec disparition de la RDA et adhésion globale au système de la RFA, ou progressive, via l’article 146 qui prévoit notamment une nouvelle Constitution et tout un processus). En vue des élections, les groupes et les partis du mouvement citoyen scellent des alliances. DA rejoint l’« Alliance pour l’Allemagne », menée par le puissant parti conservateur de Helmut Kohl, la CDU, qui obtient 48 % des voix (dont 0,9 % pour DA). En dépit des pronostics favorables, le SPD n’obtient que 22 %. Le SED qui a commencé une mue de façade et s’est renommé SED-PDS (SED-Partei des Demokratischen Sozialismus, Parti du socialisme démocratique) parvient à réunir 16,4 % des voix. Neues Forum, DJ et IFM, réunis sous la bannière Bündnis 90 (Alliance 90), obtiennent 2,9 %, La Ligue des femmes et le Parti Vert, réunis sur la liste Vert-violet, rassemblent 2 % des voix et VL, allié à de petites organisations, obtient 0,2 %. Ces résultats constituent une déception pour le mouvement citoyen, porté par les courants de l’opposition des années 1980, qui se sent dépossédé de la troisième voie qu’il appelait majoritairement de ses vœux.
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CONCLUSION Le courant socialiste réformiste qui a critiqué ou combattu les pratiques, la politique et/ou le fonctionnement du SED a existé tout au long de l’histoire de la RDA. Très sévèrement réprimé à l’époque stalinienne et après le 17 juin 1953, il est resté la bête noire du SED qui n’a, jusqu’à la révolution pacifique de 1989, jamais toléré de voix dissonantes. Le recours, même superficiel ou stratégique, aux textes et aux idéaux marxistes-léninistes pour contester au SED sa légitimité à incarner la voix du peuple et/ ou le socialisme, est devenu un procédé courant au sein de l’opposition, même non marxiste, notamment après la construction du mur de Berlin. Mais force est de constater qu’à part quelques penseurs marxistes connus (Harich, Havemann ou Bahro) ou plus tard quelques figures moins connues (Klaus Wolfram, Thomas Klein, Bernd Gehrke), peu d’opposants ancrent véritablement leur pensée politique dans le marxisme. C’est plutôt
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vers la tradition de la Constitution de Weimar ou vers celle de Bonn que s’orientent les opposants des années 1950 et 1960, puis les militants des droits civiques à partir des années 1970. n
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JÜRGEN KUCZYNSKI : ITINÉRAIRE POLITIQUE ET SCIENTIFIQUE D’UN INTELLECTUEL EST-ALLEMAND « MARXISTE-BOURGEOIS » Par Paul MAURICE
Dans son essai autobiographique Dialog mit meinem Urenkel, paru en 1983, l’historien de l’économie est-allemand Jürgen Kuczynski (19041997) écrivait : « Les décisions du Parti concernant les problèmes scientifiques m’ont toujours semblé absurdes1. » Ces critiques, quant à la prétention du Parti socialiste unifié d’Allemagne (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands, SED) à contrôler le travail scientifique en République démocratique allemande (RDA) sont paradoxales pour un universitaire qui avait été toute sa vie membre du Parti communiste ou « socialiste » allemand. Il avait adhéré au Parti communiste, le Kommunistische Partei Deutschlands (KPD), le 14 juillet 1930 – affirmant dans ses Mémoires que cette date n’était pas liée au hasard2. Chez Jürgen Kuczynski, l’expérience fondatrice de la révolution d’Octobre, qu’il mythifiait tout comme il mettait Lénine sur un piédestal, a une signification presque mystique. La croyance de Kuczynski dans le « pays de Lénine » (« Land Lenin ») était profonde, il affirmait que ce dernier était « le plus grand homme d’État depuis Périclès3 ». Dans sa conception du marxisme, le « Parti » a donc une autorité transcendante qui le dépasse et qui assure un socle à ses convictions, même si cette foi dans le « Parti » a également pu signifier un temps la foi dans Staline comme successeur de Lénine. Il avait élevé le Parti communiste en autorité quasi-religieuse et en plaisantait lui-même en rapportant dans ses Mémoires – publiées en RDA – les propos de sa femme : « Marguerite disait souvent lors de nos jeunes années : “si tu étais né 200 ans plus tôt, tu serais devenu le plus fidèle disciple de l’Église catholique”4. »
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1. Kuczynski Jürgen, Dialog mit meinem Urenkel. Neunzehn Briefe und ein Tagebuch, Berlin/Weimar, Aufbau Verlag, 1983, p. 109. Sauf indication contraire, toutes les traductions des textes originaux sont de l’auteur. 2. « Au 141e anniversaire de la prise de la Bastille, le 14 juillet 1930, j’entrai au Parti communiste allemand » (Kuczynski Jürgen, “Ein Linientreuer Dissident”. Memoiren 1945-1989, Berlin/Weimar, Aufbau-Verlag, 1992, p. 7). 3. « Lenin ist für mich der größte Staatsmann nach Perikles im antiken Griechenland » (Kuczynski Jürgen, Fortgesetzter Dialog mit meinem Urenkel. Fünfzig Fragen an einen unverbesserlichen Urgroßvater, Berlin, Schwarzkopf & Schwarzkopf, 1996, p. 93). 4. « Marguerite meinte in früheren Jahren öfter: “Wenn du zweihundert Jahre eher geboren wärst, wärst du einer der treuesten Söhne der katholischen Kirche geworden” » (Kuczynski Jürgen, Memoiren. Die Erziehung des J.K. zum Kommunisten und Wissenschaftler, Berlin/Weimar, Aufbau Verlag, 1973, p. 242).
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MARXISMES EST-ALLEMANDS P. MAURICE, Jürgen Kuczynski : itinéraire politique et scientifique d’un intellectuel est-allemand « marxiste-bourgeois »
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Pourtant, cet universitaire, qui a accompli l’ensemble de sa carrière universitaire en RDA où il était l’un des intellectuels les plus renommés, n’était pas d’extraction prolétarienne. Kuczynski était issu d’une famille de la grande bourgeoisie libérale allemande, « juive assimilée ». Son père, Robert René Kuczynski, était un statisticien exerçant le métier de banquier. Il disposait d’une grande influence dans les milieux politiques libéraux et progressistes de la première moitié du xxe siècle. La formation universitaire de Jürgen Kuczynski est révélatrice de cette tension – qui a traversé sa vie et en partie son œuvre – entre la formation classique d’un intellectuel allemand et sa formation politique, celle de l’intelligentsia communiste. Il a étudié la philosophie aux universités d’Heidelberg et d’Erlangen, où il a obtenu en 1927 un doctorat de philosophie politique très influencé par le marxisme5. Il a ensuite effectué à la fin des années 1920 un post-doctorat aux États-Unis, dans un think tank, la Brookings Institution de Washington DC, puis a collaboré avec les syndicats américains de l’American Federation of Labor (AFL). C’est d’ailleurs aux États-Unis qu’il avait rencontré sa femme, Marguerite, une Française d’origine alsacienne qu’il a épousée en rentrant en Allemagne en 1929. À son retour, à la fin de la République de Weimar, il n’est pas parvenu à obtenir de poste universitaire. Son engagement communiste l’a conduit à partir de 1930 à collaborer à des journaux communistes dans lesquels il défendait la cause soviétique et les positions du Komintern. Il a ainsi participé au travail clandestin du KPD dès janvier 1933, après la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes. Ses activités officielles ont été progressivement interdites : le 11 janvier 1934, en raison des lois raciales nazies, le journal qu’il dirigeait, la Finanzpolitische Korrespondenz, fut prohibé6. Son engagement politique au sein du KPD à partir de 1930 ainsi que ses origines familiales l’ont finalement contraint à quitter l’Allemagne nationale-socialiste en 1936 pour se réfugier en Grande-Bretagne, où son père avait fui en 1933 pour enseigner à la London School of Economics. Cette tension dans son parcours est une nouvelle fois illustrée, dans ce moment charnière de sa vie, par le choix du lieu d’exil. Il s’est paradoxalement rendu en Grande-Bretagne, et non en URSS, comme le firent d’autres communistes allemands : son réseau familial a primé sur celui de l’engagement communiste. Durant ces années d’« émigration7 », il s’est engagé dans l’action antifasciste par le biais des organes communistes alle5. Kuczynski Jürgen, Zurück zu Marx!, Leipzig, C. L. Hirschfeld, 1926. 6. En raison de la « loi des éditeurs », les « non-aryens » n’étaient plus autorisés à diriger un journal. Voir The National Archives (désormais TNA), Kew, KV2/1871/7a, Finanzpolitische Korrespondenz, 11 janvier 1934, dossier transmis par le SIS au MI5, 29 janvier 1934. 7. Kuczynski Jürgen, Memoiren, op. cit., p. 281.
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mands en exil (Kulturbund, KPD en exil, Bewegung freies Deutschland)8. Son activité durant l’exil ne fut pas, ou très peu, celle d’un soldat du Parti (Parteisoldat), mais plutôt celle d’un permanent intellectuel (intellektueller Funktionär) dans l’appareil du Parti9. Si ces années furent celles de l’affirmation de l’engagement communiste, elles furent également celles de la mise en place de réseaux solides auprès d’universitaires et de spécialistes britanniques et occidentaux des questions économiques. Son activité académique et intellectuelle en RDA a été marquée par le marxisme politique. En tant qu’auteur et co-auteur, Jürgen Kuczynski a rédigé près d’une centaine d’ouvrages10. Il y a toujours associé étroitement la science historique à la philosophie marxiste et à l’engagement politique. Il convient donc de se demander dans quelle mesure l’ambivalence de cet intellectuel au « parcours exemplaire11 » est éloquente pour illustrer les paradoxes de cet universitaire marxiste-bourgeois dans la société est-allemande. LA TRAJECTOIRE ATYPIQUE D’UN CADRE INTELLECTUEL MARXISTE EN RDA Au printemps 1945, Kuczynski rentra en Allemagne avec un uniforme américain12. Il était à cette époque collaborateur de l’United States Strategic Bombing Survey (USSBS), dirigé par John K. Galbraith, auprès de l’Office of Strategic Services (OSS) et avait été recruté à Londres par l’ambassade des États-Unis en septembre 194413. Néanmoins il continuait d’entretenir des liens étroits avec les services de renseignement militaire soviétiques (direction générale du renseignement – GRU), dont sa sœur, Ursula, était un agent, connue sous le nom de code « Sonja14 ». Ses activités au sein de l’armée américaine n’étaient pourtant pas en contradiction avec son engagement communiste. Kuczynski a été l’un des acteurs de ce qu’Eric Hobsbawm nomme l’« alliance temporaire et curieuse du capital-libéralisme et du communisme », qui a « sauvé l’Europe de la tyrannie » et vaincu Hitler en 194515. Lors de son retour à Berlin, c’est la zone d’occupation soviétique qu’il choisit pour sa « Remigration16 ». Il ne quitta son service dans l’armée américaine qu’au début de l’année 1946 et
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8. Maurice Paul, « La culture est une arme dans la lutte contre le fascisme », Trajectoires, n° 10, 2016. URL : http://journals.openedition.org/trajectoires/2131 9. Fair-Schulz Axel, « Kuczynski in England: Zwischen Antifaschismus, Parteitreue und Wissenschaft », in Keßler Mario (dir.), Deutsche Historiker im Exil (1933-1945), Berlin, Metropol, 2005, p. 151. 10. Kuczynski Jürgen, Die Geschichte der Lage der Arbeiter unter dem Kapitalismus, 40 Bände, Berlin, Akademie Verlag, 1960-1972. 11. Combe Sonia, La Loyauté à tout prix. Les floués du « socialisme réel », Lormont, Le Bord de l’eau, 2019, p. 171. 12. TNA-KV2/1877/427a, documents de l’époque du service dans l’armée américaine (1944-1946). 13. Kuczynski-Nachlass – Zentral- und Landesbibliothek (désormais KNL-ZLB), Berlin, Kuc2/1/U69, lettre du premier lieutenant Harold J. Barnett, Ambassade des États-Unis à Londres, 21 septembre 1944. 14. Werner Ruth, Sonjas Rapport, Berlin, Verlag Neues Leben, 1977. 15. Hobsbawm Eric, Age of Extremes: The Short Twentieth Century, 1914-1991, Londres, M. Joseph, 1991, p. 7. 16. Voir Keßler Mario, Exilerfahrung in Wissenschaft und Politik. Remigrierte Historiker in der frühen DDR, Cologne/Weimar/Vienne, Böhlau Verlag, 2001.
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se tourna alors vers une carrière universitaire. Il fut nommé le 26 février 1946 professeur à l’université de Berlin, après que le Sénat de Berlin lui eut confié une charge de cours de sciences économiques à la faculté de droit avec l’appui des autorités soviétiques17. En 1949, il devint directeur du tout nouvel Institut économique allemand. Par ailleurs, il entama une carrière politique : en 1947, il entra au Congrès du peuple allemand18 en tant que député élu sur la liste du Kulturbund19 et devint président de la toute nouvelle Société pour l’amitié germano-soviétique – Gesellschaft für Deutsch-Sowjetische Freundschaft, DSF20. Jürgen Kuczynski commence donc sa carrière universitaire à presque 42 ans, à la date symbolique du 18 mars 194621. À cette date, il est difficile de trouver chez lui des influences liées à un processus d’échanges culturels et scientifiques de son parcours d’ancien exilé dans une démocratie libérale. En effet, il ne fait pas un cours d’économie libérale britannique, mais s’inscrit dans la lignée intellectuelle du mouvement marxiste allemand. Le contenu de ce cours, « Pourquoi étudions-nous l’histoire économique ? », nous est parvenu grâce à deux publications22. C’est ici la seconde version, celle de 1948, que nous citerons – même s’il est probable que son auteur ait retravaillé son contenu pour la publication :
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Nous aurons beaucoup à apprendre des meilleurs chercheurs allemands en économie. Mais ils sont peu nombreux, et ils nous ont quitté depuis longtemps. Qui sont-ils ? Je vais citer trois noms : Marx, Engels et Mehring. Seulement les socialistes, demanderez-vous ? Et je vous répondrai avec regret : oui, seulement les socialistes. Car dans l’étude de l’histoire économique allemande, qui peut-on placer aux côtés d’un Alexander von Humboldt ou d’un Mommsen, d’un Schlosser, d’un Gervinus ou d’un Fontane ? Le brillant et non scientifique Sombart, par exemple, ou l’insignifiant Pohle ? Brentano, Schmoller, R. Kuczynski, Knapp et d’autres ont fait un travail individuel précieux, mais n’ont pas donné une vue d’ensemble. Cunow a fourni un magma 17. Universitätsarchiv/Humboldt Universität Berlin (désormais UA/HU), Rektorat 240/1a Bd. 1 Bl. 118, Protokoll d. Senatssitzung, [sic.], 26 février 1946. 18. Deutscher Volkskongress, qui devient à partir de la création de la RDA en 1949, la Chambre du peuple de la RDA – Volkskammer der DDR. 19. Bien que le multipartisme ait été maintenu en RDA, lors des élections tous les partis et organisations de masse sont regroupés au sein du « Front national », qui se présente avec une liste unique. 20. Pailhès Anne-Marie, « La société d’amitié germano-soviétique en R.D.A. (DSF) : une tentative d’approche biographique », Allemagne d’aujourd’hui, n° 154, octobre-décembre 2000, pp. 77-86. 21. Kuczynski Jürgen, “Ein Linientreuer Dissident”, op. cit., p. 25. Le 18 mars 1848 a été le point culminant de la révolution démocratique bourgeoise de 1848-1849 et a ouvert la voie à la première constitution écrite en Prusse. Voir Jochheim Gernot, « Der 18. März in der deutschen Demokratiegeschichte », Informationen zur politischen Bildung aktuell, n° 26, Bonn, 2014. 22. Kuczynski Jürgen, « Warum Studieren wir Wirtschaftsgeschichte? », Aufbau, n° 4, 1946, pp. 356-361 ; Kuczynski Jürgen, Die Bewegung der deutschen Wirtschaft von 1800 bis 1946, Meisenheim am Glan, Volk und Wissen, 1948, pp. 5-13.
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général avec quelques vulgaires formulations marxistes éculées déguisées en raisins secs. C’est le cas de l’étude de l’histoire économique allemande23. Kuczynski y met en scène, de manière emphatique, son obédience communiste en insistant sur les grands noms des économistes du marxisme. En écartant les travaux de son propre père, qu’il nomme pourtant à dessein, il veut insister sur la rupture que représente l’installation du régime communiste en Allemagne orientale. Toutefois, cette exagération est trop appuyée pour ne pas être suspecte. Si elle ne remet pas en cause l’engagement marxiste de Kuczynski, elle révèle son allégeance vis-à-vis de l’autorité du régime, qui lui a permis de devenir professeur24. En effet, en 1946, Kuczynski n’avait aucune pratique de l’enseignement. Comme beaucoup de nouveaux professeurs dans la zone d’occupation soviétique, il avait « [une] expérience de l’émigration et de la persécution et […] l’expérience d’un travail scientifique mené jusque-là hors de l’université ou sur ses marges25 ». À ce titre, il n’était pas une exception et faisait partie des trois premiers « rémigrants », avec le linguiste Wolfgang Steinitz (1905-1967)26 et le professeur de littérature Alfred Kantorowicz (1899-1979)27, à avoir été nommés au titre de professeur à l’université de Berlin. Tous les trois ont certes obtenu leur poste grâce à la décision politique des autorités soviétiques – car ils avaient été membres ou proches du KPD –, mais ils avaient également une solide formation intellectuelle et académique (au minimum un doctorat). Ce sont donc leur parcours et leur formation intellectuelle classique qui leur ont permis de commencer – tardivement – leur carrière universitaire. Leur nomination permet également aux autorités soviétiques de s’appuyer sur des universitaires qui ne se sont pas compromis avec le régime national-socialiste. De plus, par leurs parcours, ils permettent de légitimer la politique académique des autorités communistes auprès des Alliés occidentaux. Ils sont ainsi la vitrine de l’élite intellectuelle, a priori plus acceptable que celle issue des cadres du Parti, dont le discours intellectuel était principalement idéologique, et dont la formation universitaire, certes accélérée, n’était pas encore achevée. Cette élite intellectuelle a, dans une certaine mesure, constitué un groupe homogène dont les liens et les réseaux étaient hérités de leur expérience commune de l’exil. Alfred Kantorowicz et Jürgen Kuczynski entre-
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23. Ibidem, pp. 6-7. 24. Maurice Paul, « Les permanents passent, le parti demeure. Le parti communiste, une figure d’autorité ambiguë chez le “dissident fidèle à la ligne” Jürgen Kuczynski », Trajectoires, n° 8, 2014. URL : https://journals.openedition.org/trajectoires/1356 25. Jessen Ralph, Kalinowski Isabelle, « Dictature communiste et milieu universitaire. Étude d’histoire sociale des professeurs d’université en RDA, 1945-1961 », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 53, n° 1, 1998, p. 105. 26. UA/HU, Berlin, Rektorat 240/1a Bd. 1, Bl.96, Protokoll d. Senatssitzung, 12 février 1946. 27. UA/HU, Berlin, Rektorat 240/1b, Protokoll d. Senatssitzung, Prof. Kantorowic [sic], 14 mai 1946.
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tenaient dès les années 1930 une correspondance28, poursuivie au début des années 1940 durant l’exil américain de Kantorowicz29. En juin 1938 ce dernier désignait Kuczynski comme le représentant en Grande-Bretagne de la Deutsche Freiheits-Bibliothek30. Cette « Bibliothèque allemande des livres brûlés » avait été créée à Paris en 1934, un an jour pour jour après les autodafés nazis du 10 mai 1933. Elle avait créé une communauté de destin des exilés allemands dont l’œuvre avait été interdite par le régime hitlérien31. Par ailleurs, l’engagement en faveur du mouvement antifasciste allemand avait été l’occasion pour Kuczynski de constituer des réseaux bien plus étendus que ceux du seul mouvement communiste : il avait par exemple rencontré Albert Einstein lors d’un voyage aux États-Unis en 193832. L’existence d’un tel groupe d’universitaires en zone d’occupation soviétique (Sowjetische Besatzungszone, SBZ) puis en RDA, et la tolérance à leur égard, montrent que le régime communiste naissant, en raison du manque de cadres intellectuels crédibles, n’avait pas beaucoup d’autre alternative. Mais dès la fin des années 1940, les postes universitaires ont de plus en plus été attribués à des cadres politiques du SED et la pression idéologique sur ces premiers universitaires s’est faite de plus en plus forte. L’un des compagnons de Kuczynski, Alfred Kantorowicz, passe ainsi à l’Ouest en 1957. Le parcours spécifique de Kuczynski se distingue alors d’autres intellectuels issus des milieux proches du sien. Alors qu’il avait eu à subir des pressions politiques à deux reprises dans les années 1950, il a adopté une attitude – risquée – consistant à consolider sa position vis-à-vis du régime, là où d’autres ont rompu les liens. Jürgen Kuczynski a toujours placé sa carrière académique dans les mains du Parti. Il se sentait redevable, comme il l’écrivait en 1951 à Walter Ulbricht, secrétaire général du SED : « Cher Walter, tu as validé toutes mes fonctions au cours des 15 dernières années et j’espère qu’il en sera toujours ainsi. […] Il va de soi que j’accepterai sans discussion toute décision que tu prendras comme étant la bonne et je la considérerai comme appropriée !33 » Mais, comme nous l’avons vu, la décennie 1950 marque une pause dans sa carrière. En juillet 1951, Kuczynski s’était porté candidat pour le poste de recteur de l’université. Dans cette démarche, il avait envoyé une lettre personnelle à Walter Ulbricht, dont il cherchait l’approbation et le soutien : 28. KNL-ZLB, Berlin, Kuc2/1/K4110, Lettre d’A. Kantorowicz à J. Kuczynski, Nice, 21 décembre 1939. 29. KNL-ZLB, Berlin, Kuc2/1/K4185, Lettre d’A. Kantorowicz à J. Kuczynski, New-York, 20 janvier 1943. 30. KNL-ZLB, Berlin, Kuc2/1/K4108, Lettre d’A. Kantorowicz à J. Kuczynski, Paris, 28 juin 1938. 31. La liste établie en avril 1935 avait pour but de recenser les livres et écrits qui « mettaient en danger la culture national-socialiste ». Elle comptait plus de 45000 titres à la fin de l’année 1935. Parmi eux, deux ouvrages de Jürgen Kuczynski : Zurück zu Marx!, Leipzig, C. L. Hirschfeld, 1926, et Rote Arbeit. Der neue Arbeiter in der Sowjetunion, Berlin, Historia-Foto, 1931. 32. KNL-ZLB, Berlin, Kuc8/2/E75, lettre d’A. Einstein à J. Kuczynski, Princeton, NJ, 4 mai 1939. 33. « Lieber Walter, […] Du hast in den letzten 15 Jahren all meine Funktionen bestimmt, und ich hoffe, dass es so bleiben wird. […] Selbstverständlich werde ich jede Entscheidung, die Du fällst, ohne Diskussion als die richtige annehmen und dementsprechend handeln! », Stiftung Archiv der Parteien und Massenorganisationen der DDR im Bundesarchiv (dorénavant SAPMO-BArch), NY 4182/933, lettre de Jürgen Kuczynski à Walter Ulbricht, 3 juillet 1951.
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Cher Walter, Comme je me le suis laissé dire, le secrétariat d’État à l’Enseignement supérieur a proposé mon nom au secrétariat du Comité central [du SED] pour être recteur de l’université Humboldt de Berlin. Je souhaitais simplement te dire que, si le Parti en est d’accord, je serais ravi de prendre en charge cette fonction, d’autant plus qu’au sein de ma faculté [d’histoire économique], où je suis doyen, tout se passe à merveille (sans m’en attribuer les mérites)34. A priori, son parcours faisait de lui un candidat idéal. Pourtant, bien que Kuczynski ait été un communiste fidèle, Walter Ulbricht et le Comité central se sont finalement prononcés contre son élection et ont nommé le juriste Walter Neye, un ancien nazi, recteur de l’université35. Ses origines juives furent un prétexte pour le régime pour multiplier les attaques à son égard. Comme dans les autres Républiques populaires, les attaques antisémites ont avant tout touché d’anciens exilés occidentaux. En 1953, les accusations à son égard se sont intensifiées. Le 13 janvier 1953, il fut mis en cause par Wilhelm Koenen, lui-même vétéran du KPD et camarade de Kuczynski en exil, dans un courrier adressé à Hermann Matern, membre du Politbüro et président de la Zentrale Parteikontrollkommission. Outre son service dans l’armée américaine à la fin de la guerre, Kuczynski fut accusé d’avoir contribué au magazine britannique antifasciste Left News, créé par Victor Gollancz36. L’accusation reposait sur les propos de Kuczynski dans le numéro de juin 1943 du magazine. Il avait déclaré, certes avec des nuances, que « le peuple allemand est responsable de l’arrivée au pouvoir du fascisme et est responsable de tout ce qu’a fait le fascisme37 ». Par ailleurs, Wilhelm Koenen accusait Kuczynski d’avoir eu durant l’exil des contacts avec des « agents de l’Ouest » et des « sionistestrotskistes » dans le cadre de l’affaire d’espionnage Noel Field. Ce dernier, agent du Guépéou durant la Seconde Guerre mondiale, fut accusé par le régime stalinien d’avoir été un agent américain. Un grand nombre des personnes avec qui Noel Field avait été en contact ont été condamnées à mort dans les pays du bloc soviétique, notamment Rudolf Slánský à Prague en décembre 1952. En RDA, nombre de dirigeants communistes, que Jürgen
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34. « Lieber Walter, wie man mir sagte, hat mich das Staatssekretariat für Hochschulwesen zum Rektor für die Humboldt-Universität zu Berlin an das Sekretariat des ZK [der SED] vorgeschlagen. Ich möchte Dir nur sagen, dass ich, wenn die Partei zustimmt, diese Funktion sehr gerne übernehmen würde, zumal an meiner Fakultät [Wirtschaftsgeschichte], wo ich Dekan bin, alles ganz ordentlich (ohne mein Verdienst) läuft. », SAPMO-BArch, NY 4182/933, lettre de Jürgen Kuczynski à Walter Ulbricht, 3 juillet 1951. 35. Ancien membre du NSDAP dès 1933, numéro de matricule 2634196, professeur de droit civil en 1947 (Professor mit Lehrstuhl für Bürgerliches Recht), il est doyen de la faculté de droit en 1950 et recteur de l’université entre 1952 et 1957. Voir Keßler Mario, Exilerfahrung in Wissenschaft und Politik, op. cit., p. 118. 36. SAPMO-BArch, DY 30/IV 2/4/123, lettre de Wilhelm Koenen à Hermann Matern, 13 janvier 1953, Bl. 239–41. 37. « The German people are responsible for the coming to power of Fascism, and they are responsible for all that Fascism has done », TNA-KV2/1875/290z, The Left News, n° 84, juin 1943, p. 2488.
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Kuczynski avait fréquentés, furent inquiétés en janvier 1953, au moment du « complot des blouses blanches », parmi lesquels Hans Schrecker, Franz Dahlem ou Paul Merker – beaucoup d’entre eux étant juifs38. Mais, plus apparatchik que ses camarades, il sut réadapter son discours à la doxa communiste officielle et, en raison de la mort de Staline en mars 1953, les charges furent rapidement abandonnées39. Toutefois, cet épisode est resté pour lui une blessure. L’engagement délibéré de Kuczynski à partir des années 1930 dans un parti sous tutelle de l’URSS était lié à son souhait d’être reconnu comme un juif complètement assimilé et de ne plus être rappelé à son identité par les attaques antisémites40.
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« PARTIALITÉ ET OBJECTIVITÉ » : D’UNE TENTATIVE DE REMISE CAUSE DU MONOPOLE ÉTATIQUE SUR L’INTERPRETATION DE L’HISTOIRE À LA MISE AU PAS DE L’HISTORIOGRAPHIE EN RDA La mort de Staline et le « dégel » qui suivit le XXe congrès du Parti communiste d’Union soviétique en février 1956 donnèrent l’occasion à Jürgen Kuczynski de s’émanciper plus ouvertement de la doctrine intellectuelle et morale du Parti qui lui avait offert sa légitimité académique. Après le discours de Khrouchtchev, il écrivit une série d’articles influencés par la « déstalinisation », dans lesquels il appelait de ses vœux une « objectivité partisane » dans l’écriture de l’histoire en RDA41. Cet oxymore s’appuyait sur la démarche et les écrits de certains historiens soviétiques, et plus particulièrement ceux de son amie Anna Mikhaïlovna Pankratova (1897-1957)42. Communiste de longue date et marxiste convaincue, elle avait contribué au renouveau de la discipline historique en URSS à travers la revue Voprosy Istorii Kpss43, dont elle était devenue rédactrice en chef après la mort de Staline. Avec ce « dégel » amorcé en février 1956, Jürgen Kuczynski avait pris officiellement position pour la déstalinisation proposée par les officiels Soviétiques. En effet, les événements de l’année 1956 supposaient pour lui un changement dans la perception scientifique de l’histoire et, comme il l’indiqua plus tard dans ses Mémoires, cette année décisive correspond à la « déstalinisation de sa pensée44 ». Dès le 11 mars 38. Herf Jeffrey, « Antisemitismus in der SED, Geheime Dokumente zum Fall Paul Merker aus SED- und MfS-Archiven », Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, n° 42, vol. 4, 1994, pp. 635-667. 39. Stibbe Matthew, « Jürgen Kuczynski and the Search for a (Non-Existent) Western Spy Ring in the East German Communist Party in 1953 », Contemporary European History, vol. 20, n° 1, 2011, pp. 61-79. 40. Fair-Schulz Axel, « Kuczynski in England », art. cit., p. 162. 41. Kuczynski Jürgen, « Parteilichkeit und Objektivität in Geschichte und Geschichtsschreibung », Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, vol. 4, 1956, pp. 873-888. 42. Membre du Comité central du PCUS depuis 1952 et de l’Académie des sciences depuis 1953, cette spécialiste du mouvement ouvrier était professeur à l’Université d’État de Moscou, le MGU, et était une historienne officielle du régime soviétique. Voir Depretto Claire, « Le milieu historique soviétique et le xxe congrès », Revue Russe, n° 28, 2006, p. 69. 43. Questions d’histoire du Parti communiste de l’Union soviétique, revue publiée par l’Institut du marxisme-léninisme auprès du Comité central du PCUS. 44. Kuczynski Jürgen, „Ein Linientreuer Dissident“, op. cit., pp. 89-91.
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1956, il avait fait paraître un long article dans l’organe du SED, Neues Deutschland, dans lequel il livrait ses réflexions sur les conséquences du xxe congrès pour les historiens en RDA45. Il s’agissait de la première grande prise de position d’un chercheur est-allemand en sciences sociales pour soutenir les décisions du congrès du PCUS. Cet article de presse fut le déclencheur d’autres prises de position similaires d’intellectuels ou chercheurs est-allemands dans les mois qui suivirent46. Convaincu du bien-fondé des réformes en cours en URSS, Jürgen Kuczynski avait tenté d’en être le fer de lance pour entraîner dans son sillage les chercheurs est-allemands. Pour gagner à sa cause le cercle plus restreint des historiens, il prit, dans la revue scientifique Zeitschrift für Geschichtswissenschaften47, des positions qui allaient à l’encontre de celles du SED et de sa conception marxiste très orthodoxe de l’histoire48. Il défendait une ouverture de la science historique de la RDA « aux conceptions bourgeoises et humanistes et demandait une plus large appropriation de l’héritage du passé, parmi lequel il comptait aussi les opposants de la classe ouvrière49 ». En mai 1956, son article « Parteilichkeit und Objektivität in Geschichte und Geschichtsschreibung » (« Partialité et objectivité en histoire et en historiographie50 ») plaidait parallèlement pour une désidéologisation du concept de partialité (Parteilichkeit) et pour une nouvelle conception de cette partialité, qu’il définissait à proprement parler comme marxiste51. Il ne faut pas comprendre ici cette désidéologisation comme un renoncement au marxisme, mais plutôt comme une déstalinisation de ce concept. Cette partialité n’était pas seulement mise en valeur comme méthode de renouvellement de la recherche scientifique marxiste, elle était également pour Kuczynski un moyen de justifier sa propre adhésion au Parti communiste. Cette partialité avait en effet pour lui une signification fondamentale, car, sans celle-ci, son engagement depuis la période de l’exil et tout le travail scientifique qu’il avait effectué depuis auraient perdu leur sens52. Jürgen Kuczynski est allé plus loin en 1957 dans son ouvrage Der Ausbruch des ersten Weltkrieges und die deutsche Sozialdemokratie. Chronik
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45. Kuczynski Jürgen, « Lehren und Mahnungen des XX. Parteitages der KPdSU für die Wissenschaftler », Neues Deutschland, 61, 11 mars 1956, p. 4. 46. Parmi ceux-ci, nous pouvons citer Wolfgang Harich, Walter Besenbruch, Robert Havemann et Friedrich Herneck. 47. La création en 1953 en RDA de la Zeitschrift für Geschichtswissenschaft (ZfG), dirigée par l’historien libéral Fritz Klein, fait écho à l’évolution de la revue soviétique Voprosy Istorii. 48. Górny Maciej, “Die Wahrheit ist auf unserer Seite”. Nation, Marxismus und Geschichte im Ostblock, Cologne, Böhlau Verlag, 2011, p. 68. 49. Keßler Mario, Alfred Meusel. Soziologe und Historiker zwischen Bürgertum und Marxismus (1896–1960), Berlin, Dietz Verlag, 2016, p. 115. 50. Kuczynski Jürgen, « Parteilichkeit und Objektivität », art. cit. 51. Rumpler Helmut, « Parteilichkeit und Objektivität als Theorieproblem der Historie in der DDR », in Fischer Alexander, Heydemann Günther (dir.), Geschichtswissenschaft in der DDR. Band I: Historische Entwicklung, Theoriediskussion und Geschichtsdidaktik, Berlin (RFA), Duncker & Humblot, 1988, pp. 333-362. 52. Voir Keßler Mario, Exilerfahrung in Wissenschaft und Politik, op. cit.
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und Analyse53. Il y analysait le rôle des masses et de l’individu au moment de l’entrée de l’Allemagne dans la Première Guerre mondiale et notamment par le rôle du Parti social-démocrate (SPD). Sa thèse centrale, qui allait à l’encontre de la doxa communiste, était que non seulement le SPD aurait « trahi » en 1914, mais que cette trahison aurait aussi été le fait de la classe ouvrière elle-même. Il reprenait ici le concept d’embourgeoisement d’une Arbeiteraristokratie, qui était apparue en Allemagne durant le Reich wilhelmien, avec l’amélioration des conditions de vie des ouvriers. Pour le démontrer, il s’appuyait sur les indices à la consommation. L’utilisation de ces théories d’une « aristocratie ouvrière », très présentes dans le Labour et dans les trade-unions britanniques, était donc en partie héritée de sa période d’exil, alors qu’il côtoyait des députés travaillistes qui avaient une formation marxiste54. Mais la réaction du parti dirigeant en RDA fut brutale. Au sein du SED, il y avait en effet un consensus sur le rôle historique du prolétariat et sur sa contribution au progrès social qui aurait permis l’édification d’un État socialiste allemand55. Du point de vue du SED, seuls les dirigeants du SPD auraient trahi les intérêts de la classe ouvrière en 1914, tandis que son aile gauche, sous la direction de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, aurait accueilli les véritables patriotes, qui auraient défendu la paix et donc les intérêts nationaux56. C’est parce qu’il apportait un point de vue qui s’écartait de la doxa que l’ouvrage de Kuczynski fut violemment critiqué. Pour le directeur de la section scientifique du Comité central du SED, Kurt Hager, le livre de Kuczynski représentait « le point culminant de ses opinions révisionnistes57 ». Les polémiques autour de l’ouvrage, parfaitement contrôlées par le SED, se firent à trois niveaux58. Tout d’abord, l’ouvrage de Kuczynski devait être soumis à une évaluation critique dans tous les instituts d’histoire de RDA et tous les historiens et étudiants devaient prendre leurs distances avec les théories de Kuczynski. Seule une minorité refusa cette démarche, mais la plupart d’entre eux y furent contraints, conformément aux propos virulents de Walter Ulbricht, dirigeant du SED, prononcés contre le « révisionnisme » lors du 30e congrès du Comité central du SED 53. Kuczynski Jürgen, Der Ausbruch des Ersten Weltkrieges und die deutsche Sozialdemokratie. Chronik und Analyse, Berlin, AkademieVerlag, 1957. 54. Nous pouvons citer ici Denis Nowell Pritt (1887-1972), George Russell Strauss (1901-1993) ou Ellen Wilkinson (1891-1947). 55. Lokatis Siegfried, Der rote Faden. Kommunistische Parteigeschichte und Zensur unter Walter Ulbricht, Cologne, Böhlau-Verlag, 2003, p. 13. 56. Stibbe Matthew, « Fighting the First World War in the Cold War. East and West German Historiography on the Origins of the First World War, 1945-1959 », in Hochscherf Tobias, Laucht Chrisoph, Plowman Andrew (dir.), Divided, But Not Disconnected. German Experiences of the Cold War, New York, Berghahn Books, 2010, p. 37. 57. « […] den Gipfelpunkt seiner revisionistischen Auffassungen dar », SAPMO-BArch, NY 4182/1364, Information an das Sekretariat des Zentralkomitees der SED Abteilung Wissenschaft, 25.9.1957, Bl. 10 ; Sabrow Martin, Das Diktat des Konsenses. Geschichtswissenschaft in der DDR 1949-1969, Munich, R. Oldenbourg Verlag, 2001, p. 349. 58. Kowalczuk Ilko-Sascha, Legitimation eines neuen Staates. Parteiarbeiter an der historischen Front Geschichtswissenschaft in der SBZ/DDR 1945 bis 1961, Berlin, Ch. Links Verlag, 2000, p. 307.
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en février 195759. Kuczynski demanda même à ses élèves et à ses amis de prendre absolument position contre lui, afin qu’on ne puisse pas l’accuser d’activité fractionnelle60. La critique se concentra ensuite dans la presse et dans la revue d’histoire Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, dont le nouveau rédacteur en chef depuis 1958, Dieter Fricke, n’était pas aussi libéral que son prédécesseur, l’historien Fritz Klein61. Ceci représente une étape supplémentaire dans la campagne contre Kuczynski : les numéros suivants comportaient des comptes rendus très négatifs de l’ouvrage de Kuczynski. À l’apogée des tensions, l’historien Albert Schreiner (18921979) écrivit un article virulent contre les conceptions de Jürgen Kuczynski dans Neues Deutschland62. Enfin, les attaques vinrent de la direction politique du SED qui l’accusa de « diffamer des masses », l’une des incriminations les plus sévères que le Parti pouvait formuler, ce qui explique que l’exclusion de Kuczynski du SED ait alors été évoquée63. Après des mois de pression à son égard, il capitula et dû pratiquer l’exercice très stalinien de l’autocritique, le 12 mars 1958, lors de la 3e conférence des établissements d’enseignement supérieur64. Dans l’organe du Parti, Neues Deutschland, où son autocritique fut publiée, Kuczynski écrivait que « l’aide du Parti pour surmonter ces erreurs dans [son] travail d’enseignement et de recherche [allait] porter ses fruits65 ». Après cette autocritique, dans laquelle il renonçait à ses thèses et reconnaissait de facto la doxa historique officielle, le SED fit preuve de mansuétude quant au châtiment qui lui était réservé. Au début de l’année 1959 Kuczynski reçut un « blâme », ce qu’il vécut malgré tout, en tant qu’ancien combattant communiste dans la lutte contre le fascisme, comme une peine parfaitement inacceptable66. Bien qu’il eût fait officiellement amende honorable, il ne renonça pas complètement à ses positions, affirmant que celles-ci étaient recevables. Il écrivait en effet en juin 1958 à la direction du Parti de l’Institut d’histoire de l’Académie des sciences qu’il ne pouvait accepter les accusations de révisionnisme à son encontre, affirmant que, dans les dix années qui allaient suivre, ses
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59. Tenorth Heinz-Elmar (dir.), Geschichte der Universität Unter den Linden 1810-2010. Band 6, Selbstbehauptung einer Vision, Berlin, de Gruyter, 2010, p. 156. 60. Kuczynski Jürgen, Frost nach dem Tauwetter. Mein Historikerstreit, Berlin, Elefanten Press, 1993. 61. Górny Maciej, “Die Wahrheit ist auf unserer Seite”, op. cit., p. 69. 62. Schreiner Albert, « Kritisches zu einem Buch von Jürgen Kuczynski », Neues Deutschland, 13 mars 1958, p. 4. Albert Schreiner était un historien très influent en RDA. Il avait pris part à la formation de la première génération d’historien et était depuis 1956 directeur du Département « 1914-1918 » au sein de l’Institut d’histoire de l’Académie des Sciences. Voir Keßler Mario, Albert Schreiner. Kommunist mit Lebensbrüchen, Berlin, Trafo, 2014. 63. Kuczynski Jürgen, „Ein Linientreuer Dissident“, op. cit., p. 114. 64. SAPMO-BArch, DY 30/IV 2/101/389, Protokoll des 3. Verhandlungstag der III. Hochschulkonferenz, Konferenzen und Beratungen der SED, 2.3.1958, Bl. 10-13. 65. « […] die Hilfe der Partei bei der Überwindung dieses Fehlers in [s]einer Lehr- und Forschungsarbeit ihre Früchte tragen wird » (Kuczynski Jürgen, « Forschung mit Kampf verbinden », Neues Deutschland, 12 mars 1958, p. 4). 66. « Am 12. Januar 1959, erhielt ich eine Verwarnung. Nach fast 33 Jahren Arbeit für die Sowjetunion und (seit 1930) für die Partei diese Schande! […]. Wie ich erwartet hatte, bin ich zutiefst getroffen und kann mich nicht dareinfinden, ein Parteisträftling zu sein – ob mit Recht oder Unrecht » (Kuczynski Jürgen, „Ein Linientreuer Dissident“, op. cit., p. 111).
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thèses seraient certainement réévaluées pour être validées67. Mais, pour le Parti, le contenu historique et la pertinence des théories de Kuczynski n’avaient qu’un rôle secondaire dans les débats. Il s’agissait avant tout d’une question idéologique de principe : affirmer une vision historique homogène et collective qui ne pouvait pas être remise en cause par un historien individuel68. Jürgen Kuczynski avait l’espoir de faire évoluer la méthodologie de la recherche scientifique en RDA. Dans cette controverse, il était clair qu’il était la victime d’une « chasse aux sorcières ». Pour le SED, Kuczynski était lié à Wolfgang Harich, arrêté entre-temps, et à son groupe de « révisionnistes » qui auraient agi contre Walter Ulbricht69. Il reçut néanmoins le soutien de scientifiques marxistes du bloc de l’Est : les historiens soviétiques ignorèrent tout simplement l’agitation menée en RDA – des années plus tard, Kuczynski mentionna le professeur soviétique Arkadi Samsonovitch Yerussalimski70 comme « un bon et fidèle ami dans cette détresse idéologique71 ». La fin de la discussion autour de Kuczynski est judicieusement qualifiée par l’historien Martin Sabrow de « cessez-le-feu par épuisement » (« Erschöpfungs-Waffenstillstand72 »). Ces polémiques ont cependant eu des conséquences considérables pour Kuczynski et sa carrière scientifique en RDA : lors des élections à la Chambre du peuple en automne 1958, le Kulturbund ne le présenta plus comme candidat et il fut exclu de la commission des historiens RDA-URSS73. Il fut cependant autorisé à conserver sa chaire à l’université Humboldt et à participer au comité de rédaction de la revue Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, même s’il ne pouvait plus publier d’articles. Il resta également membre de l’association nationale des historiens de la RDA, fondée le 18 mars 1958, et de la section d’histoire économique à l’Académie des sciences de RDA74. À partir de cette période, il consacra son travail au sein de l’Académie à la rédaction de son grand oeuvre : l’histoire en quarante volumes de la situation des travailleurs sous le capitalisme75.
67. SAPMO-BArch, DY 30/IV 2/904/147, Jürgen Kuczynski an die Parteileitung des Instituts für Geschichte der Deutschen Akademie der Wissenschaften, Zentralkomitee der SED Abteilung Wissenschaft, 30.6.1958, Bl. 205. 68. Maurice Paul, « “Parteilichkeit und Objektivität in der Geschichte”. Die Rezeption der Thesen Jürgen Kuczynskis über den Ausbruch des Ersten Weltkrieges und die deutsche Sozialdemokratie (1957) », in Droit Emmanuel, Offenstadt Nicolas (dir.), Das Rote Erbe Der Front : Der Erste Weltkrieg in Der DDR, Munich, De Gruyter/ Oldenbourg, pp. 290-305. 69. Keßler Mario, Alfred Meusel, op. cit., p. 115. 70. « Pr. Dr A. S. Jerussalimski, Institut für Geschichte an der Akademie der Wissenschaften der UdSSR, Moskau », Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, n° 4, 1958, p. 869. 71. Kuczynski Jürgen, Dialog mit meinem Urenkel, op. cit., p. 120. 72. Sabrow Martin, Das Diktat des Konsenses, op. cit., p. 363. 73. SAPMO-BArch, DY 30/IV 2/904/125, Brief der Kommission vom 22. 4. 1958, Zentralkomitee der SED Abteilung Wissenschaft, Bl. 377. 74. L’Académie des sciences de la RDA (Akademie der Wissenschaften der DDR, AdW), appelée jusqu’à la reconnaissance mutuelle des deux Allemagne en 1972 Académie allemande des sciences de Berlin (Deutsche Akademie der Wissenschaften zu Berlin, DAW). 75. Voir Kuczynski Jürgen, Geschichte der Lage der Arbeiter, op. cit.
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SOCIALISATION ACADÉMIQUE COMMUNISTE, DOXA MARXISTE, RÉSEAUX INTELLECTUELS ET REPRODUCTION SOCIALE BOURGEOISE : L’AFFIRMATION DU « PAPE » DE L’HISTOIRE ÉCONOMIQUE EST-ALLEMANDE Les compromis de Jürgen Kuczynski pour sortir de la crise de la fin des années 195076 lui ont permis de retrouver rapidement au début des années 1960 une forme de liberté intellectuelle et académique tout en inscrivant son activité scientifique à l’échelle internationale, par-delà les frontières politiques et intellectuelles du « rideau de fer77 ». Il a ainsi joué un rôle actif au sein de l’Association internationale d’histoire économique (AIHE) – International Economic History Association (IEHA), qui est officiellement née à Munich en 1965, mais dont les activités avaient commencé à la fin des années 1950. Elle a organisé à partir de 1960 une série d’importantes conférences internationales, réunissant des historiens venus de l’Europe entière78. Son organisation avait été lancée par des Européens de l’ouest, au premier titre desquels le Britannique Michael Postan et le Français Fernand Braudel. Jürgen Kuczynski, malgré sa mise au ban (relative) dans le milieu scientifique de la RDA à la fin des années 1950, était présent à la conférence qui s’est tenue à Stockholm en 1960, dont il fait le rapport dans le Jahrbuch für Wirtschaftsgeschichte79. Son principal grief, probablement sincère même s’il s’est sûrement senti obligé de l’écrire dans une revue sous contrôle des autorités, est la faible représentation d’historiens de l’économie venus du bloc soviétique. Il se félicitait toutefois de la forte participation des Allemands de l’Est, ce qui lui permettait de valoriser son propre rôle dans la reconnaissance internationale des chercheurs est-allemands80. Il faut y voir la capacité individuelle de Kuczynski à s’insérer dans ces réseaux européens. La participation des historiens de l’économie est-allemands a pour lui un objectif clair : « L’établissement de contacts avec de nombreux collègues qu’ils ne connaissaient auparavant que par leurs écrits n’a pas été le moins bénéfique pour eux. La reconnaissance internationale dont ont bénéficié les scientifiques de notre République était également importante pour eux.81 » S’il
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76. « Mein Vorschlag : Ich bliebe weiter Leiter der Wirtschaftshistoriker an der Akademie, würde jedoch aufhören, Artikel zu schreiben, um mich ganz auf meine geplante vierzigbändige Geschichte der Lage der Arbeiter zu konzentrieren », Kuczynski Jürgen, “Ein Linientreuer Dissident”, op. cit., p. 115. 77. Berg Maxine, « East-West dialogues: economic historians, the Cold War, and Détente », The Journal of Modern History, n° 87-1, 2015, pp. 36-71. 78. Stockholm en 1960, Aix-en-Provence en 1962, Munich en 1965, Copenhague en 1974, Édimbourg en 1977, Budapest en 1982, Berne en 1986, Louvain en 1990. 79. Kuczynski Jürgen, « Die Tagung der Wirtschaftshistoriker in Stockholm », Jahrbuch für Wirtschaftsgeschichte, vol. 2, n° 1, 1961, pp. 301-304. 80. « […] gab die Zahl der anwesenden Wirtschaftshistoriker aus den sozialistischen Ländern kein entsprechendes Bild von der Blüte dieser Wissenschaft hier. […] Die Wirtschaftshistoriker der Deutschen Demokratischen Republik betrachten ihre Teilnahme an der Tagung als einen wirklichen Gewinn » (ibidem, pp. 302-303). 81. « Von Nutzen für sie war nicht zum wenigsten auch die Aufnahme des Kontaktes mit zahlreichen Kollegen, die sie zuvor nur aus ihren Schriften kannten. Wichtig für sie war auch die internationale Anerkennung, die den Wissenschaftlern unserer Republik zuteil wurde » (idem).
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s’agit d’objectifs officiels, ceux-ci ne semblent pas en contradiction avec ceux de Jürgen Kuczynski : insérer et faire rayonner sa discipline à l’échelle internationale et nouer des contacts avec les universitaires d’autres pays. Le Jahrbuch für Wirtschaftsgeschichte n’a pas fait de compte rendu de la deuxième conférence internationale qui s’était tenue à l’été 1962 à Aixen-Provence, probablement en raison des tensions liées à la crise du mur de Berlin un an plus tôt. Le compte rendu fait par la Fondazione Istituto Gramsci – certes de parti-pris idéologique – montre que Kuczynski y était bien présent. Il participe à une conférence en séance plénière aux côtés d’Ernest Labrousse et apparaît ainsi comme un intellectuel européen82. Les élites intellectuelles et universitaires auxquelles appartenait Jürgen Kuczynski ont mené des travaux en parfaite adéquation avec l’idéologie marxiste-léniniste de la RDA. Il y a néanmoins dans le cas de Jürgen Kuczynski une dichotomie entre le discours officiel tenu dans le cadre universitaire et les habitus et praxis d’une élite bourgeoise traditionnelle. Les travaux de documentation de Thomas Grimm l’ont conduit à la fin des années 1990, peu avant le décès de Jürgen Kuczynski, à une série d’entretiens dans la demeure de ce dernier à Berlin-Weißensee83. Ces entretiens réalisés après la disparition de la RDA, en partie filmés, révèlent le mode de vie de Jürgen Kuczynski dans sa villa de Berlin-Est, à l’opposé de la modestie affichée par les dirigeants du régime. Il se met en scène dans une villa bourgeoise et se plaît à montrer au réalisateur ses ouvrages rares et ses œuvres d’art signées de grands maîtres de la peinture allemande. Ces images, en grande partie mises en scène par Jürgen Kuczynski lui-même, permettent de percevoir son mode de vie au quotidien et certains de ses habitus à l’époque de la RDA84. Elles ne sont cependant qu’une image partielle de ce quotidien, mais révélatrice de la perception qu’avait Jürgen Kuczynski de lui-même. La persistance d’une bourgeoisie traditionnelle et intellectuelle dans un régime communiste comme celui de la RDA est qualifié d’oxymore par l’historien Axel Fair-Schulz85. Pour expliquer le maintien de ces élites traditionnelles dans un régime égalitariste, nous pouvons y voir un détournement de la notion et de la pratique léninistes de l’avant-garde, qui serait alors interprétée et pratiquée comme le réceptacle socialiste des élites marxistes. En effet, pour Jean-Philippe Luis, lorsqu’une élite tente de se distinguer, « la lutte des classes n’est pas rejetée, elle n’est qu’un 82. « Comitato organizzatore della Conferenza aveva ritenuto oppor tuno impostarne i lavori sulla base di alcune discussioni, tre per la preci sione, in seduta plenaria (E. Labrousse, Revenu du capital, ripartition [sic.] des capitaux en France au xviiie et xixe siècle : premières approssimations [sic.] en vue d’une étude de mouvement ; J. Kuczynski, Industrielle Kapitalismus und Arbeiterklassen ; M. M. Postan, Agrarian Problems of underdevelopped Societies) », Mori Giorgio, « La II Conferenza internazionale di storia economica (Aix-en-Provence, 29 agosto-4 settembre 1962) », Studi Storici, n° 3, 1962, p. 650. 83. Kuczynski Jürgen, Freunde und gute Bekannte. Gespräche mit Thomas Grimm, Berlin, Schwarzkopf & Schwarzkopf, 1997. 84. Grimm Thomas, Das Politbüro Privat. Ulbricht, Honecker, Mielke und Co aus der Sicht der Angestellten, Berlin, Aufbau Verlag, 2004. 85. Fair-Schulz Axel, Loyal Subversion : East-Germany and its Bildungsbürgerlich Marxist Intellectuals, Berlin, Trafo, 2009, p. 57.
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sous-ensemble de la théorie des élites. La révolution prolétarienne ne [fait] qu’engendrer une nouvelle élite86 ». La bourgeoisie intellectuelle peut s’insérer dans un récit marxisant comme « avant-garde » du prolétariat. Les interactions qui existent au sein des élites peuvent être mesurées par les réseaux qui les structurent. Ces réseaux sont des mécanismes de diffusion de modèles culturels. La constitution d’un réseau et d’une socialisation scientifique autour de Jürgen Kuczynski est l’un des fils conducteurs de sa biographie. Il était devenu en 1955 membre de l’Académie des sciences et, en 1956, directeur de la section d’histoire économique au sein de l’Institut d’histoire de l’Académie. De cette section est ensuite né son « propre » Institut pour l’histoire économique, qu’il dirige jusqu’en 1969, date à laquelle il devient professeur émérite. Cet institut fonctionne de manière patriarcale et oligarchique, ce qui montre aussi les paradoxes de la biographie de Kuczynski. La reproduction sociale du réseau scientifique y est forte : quatre de ses étudiants ont été élus à l’Académie des sciences. Kurt Braunreuther fit sa thèse avec Kuczynski en 1955 et son habilitation en 1959 : professeur et directeur de l’Institut d’économie politique à l’Université Humboldt, il devint en 1964 membre de l’Institut de sociologie de l’Académie des Sciences de la RDA. Wolfgang Jonas, élève de Kuczynski depuis 1949, a soutenu son doctorat sous sa direction en 1955 et son habilitation en 1962. Il a été par la suite rédacteur en chef du Jahrbuch für Wirtschaftsgeschichte et en 1969 directeur de l’Institut d’histoire économique à l’Académie des sciences. Helga Nußbaum a soutenu son doctorat sous la direction de Kuczynski en 1962 et a dirigé de 1977 à 1988 l’Institut d’histoire économique de l’Académie des sciences. Enfin Hans Mottek, dont les relations avec Kuczynski remontaient à leur période d’exil commun en Grande-Bretagne, a soutenu sa thèse sous sa direction en 1960 avant de devenir professeur à la Hochschule für Ökonomie Berlin (HfÖ) : il est élu en 1971 à l’Académie des sciences et a été le directeur de thèse de Thomas Kuczynski, le fils de Jürgen Kuczynski. Ce dernier a travaillé comme collaborateur scientifique de 1972 à 1991 à l’Institut d’histoire économique de l’Académie des sciences et en a été le dernier directeur de 1988 à 1991, successeur indirect de son père. Cette permanence des liens familiaux qui avaient été, dans un premier temps, rejetés de manière formelle, laisse penser que Jürgen Kuczynski a inscrit la permanence d’une élite traditionnelle dans l’histoire de la RDA.
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86. Luis Jean-Philippe, « Les trois temps de l’histoire des élites à l’époque moderne et contemporaine », in Cebeillac-Gervasoni Mireille, Lamoine Laurent (dir.), Les Élites locales dans le monde hellénistique et romain, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2003, p. 38.
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CONCLUSION Dans son essai mémoriel, Dialog mit meinem Urenkel, paru en 1983, Jürgen Kuczynski a fait une critique dure de l’époque stalinienne pour un marxiste convaincu dans un État communiste87. Cet ouvrage, en raison d’une inhabituelle liberté de ton, a été un succès de librairie en Allemagne de l’Est. Kuczynski a souvent défini lui-même sa position dans l’historiographie est-allemande comme celle d’un « linientreuer Dissident », un dissident fidèle à la ligne, selon le titre qu’il a voulu donner au deuxième volume de ses Mémoires publié en 1992. Il aurait critiqué durement la RDA, sans jamais remettre sa légitimité en question. Cependant pour l’historien Matthew Stibbe, il aurait été l’exact contraire de cela : un communiste convaincu, fidèle au Parti, mais qui aurait rarement suivi la ligne dictée par le parti88. Jürgen Kuczynski est resté fidèle à ses convictions politiques, même après la chute de la RDA, en devenant membre du Parti du socialisme démocratique (Partei des Demokratischen Sozialismus, PDS), créé en décembre 1989 comme successeur du SED. Mais sa formation particulière et l’exil ont marqué durablement son parcours. Même s’il ne l’a jamais mis en avant, Kuczynski était un intellectuel cosmopolite polyglotte qui pouvait jouer de ses réseaux mais aussi de ses habitus bourgeois pour se présenter comme le « passeur » et « l’avant-garde » du socialisme à travers les frontières politiques et intellectuelles du « rideau de fer »89. n
87. Kuczynski Jürgen, Dialog mit meinem Urenkel., op. cit. 88. « In his post-1945 memoirs he described himself as a “linientreuer Dissident” – a dissident who loyally toed the party line – although in truth he was the exact opposite of this : a staunch communist and party loyalist who rarely followed the prevailing political line » (Stibbe Matthew, « Fighting the First World War in the Cold War », art. cit., p. 67). 89. Berg Maxine, « East-West dialogues : economic historians, the Cold War, and Détente », art. cit.
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L’HISTOIRE DE LA MARX-ENGELSGESAMTAUSGABE ET DE SA RÉCEPTION EN RDA JUSQU’EN 1990 Par Rolf HECKER
Au moment de sa mort, le 18 mars 1883, Marx n’avait pas pris de dispositions testamentaires claires concernant ses œuvres. Ses héritières naturelles étaient ses deux filles, Laura Lafargue, qui vivait près de Paris, et Eleanor Marx, qui vivait à Londres. Interrogée par Engels, Eleanor, surnommée Tussy, lui avait fait savoir que, peu avant sa mort, son père « lui avait dit qu’elle et moi [Engels] devions disposer de tous ses écrits et publier ce qu’il fallait publier ». C’est ce qu’écrivait Engels à Laura quelques mois plus tard1. Tous les manuscrits ont été apportés au domicile d’Engels. Pour les lettres, les choses se sont passées différemment. Engels a évidemment conservé les lettres échangées entre lui et Marx, ainsi que celles que Marx avaient échangées avec des amis et des compagnons de combat partout dans le monde. Il a lui-même demandé à quelques amis et correspondants connus de Marx de lui renvoyer les lettres qu’il leur avait adressées. Après les avoir consultées, il a toutefois remis aux filles de Marx toutes les lettres écrites par des membres de sa famille. À cette occasion, mais aussi plus tard, des lettres de nature tout à fait privée ont été mises à l’écart et détruites. Ce qui nous a été transmis n’est donc qu’une sélection de la correspondance. Après la mort de Marx, Engels n’était pas en mesure de prendre en charge la totalité des livres que possédait son ami. En accord avec Eleanor Marx-Aveling, il a procédé à la dispersion de sa bibliothèque2. À la suite de cela, des livres ont été envoyés à Paul Lafargue, les ouvrages en russe ont été confiés à Piotr Lavrov (ils ont ensuite appartenu à la bibliothèque du Parti socialiste-révolutionnaire russe puis vendus à l’Institut international d’histoire sociale [IIHS] d’Amsterdam en 1939 avec les collections de M. R. Goc et E. E. Lazarev), des doublons ont été envoyés aux archives du parti social-démocrate allemand à Zurich, et de nombreux ouvrages dits populaires ont été cédés à l’Association d’éducation ouvrière de Londres.
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1. Lettre du 24 juin 1883, Marx-Engels-Werke [désormais MEW], 36, p. 42. 2. Lettre d’Engels à Laura Lafargue du 5 février 1884, MEW, 36, p. 101 sq.
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Bien entendu, Engels a conservé tous les livres qui étaient nécessaires à l’édition des livres II et III du Capital. Le projet d’Engels était de « présenter à nouveau au public Marx et mes petites affaires dans une édition complète3 », mais il n’a pu se consacrer à cette tâche qu’en 1894, après avoir passé plus de dix ans à travailler à la publication des livres II (1885) et III (1894) du Capital restés inachevés. Certains textes ont toutefois été édités pour la première fois ou réédités sous sa direction, comme par exemple Travail salarié et capital (1884, 1891), la traduction allemande de Misère de la philosophie (1885, 1892), Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (3e édition, 1885), la Critique du programme de Gotha (reproduction du manuscrit dans la Neue Zeit en 1891) et La Guerre civile en France (1891). Engels s’est exprimé au sujet de la manière dont il se représentait la structuration de cette édition complète dans une série de lettres : elle devait, dans la mesure du possible, réunir tous les écrits de Marx dans l’ordre chronologique, présenter les textes sous leur forme historique, sans faire de coupes ou de changements, mais en corrigeant les coquilles et en facilitant la compréhension des textes et des conditions historiques dans lesquelles ils avaient vu le jour grâce à des avant-propos et des notes de bas de page explicatives4. À la mort d’Engels le 5 août 1895, les dispositions testamentaires suivantes avaient été prises : un testament daté du 29 juillet 1893, une ordonnance adressée à ses exécuteurs testamentaires datée du 14 novembre 1894 et un codicille daté du 26 juillet 18955. Le contenu de ces documents ne nous intéresse ici que du point de vue des dispositions successorales portant sur les œuvres. Les consignes étaient claires : tous les manuscrits contenant des textes et toutes les lettres écrites par Marx à des membres de sa famille ou reçues par lui de leur part devaient être remises à Eleanor Marx-Aveling. Tous les livres devaient revenir à August Bebel et Paul Singer en tant que représentants de la social-démocratie allemande, et tous les autres manuscrits et lettres (à l’exception de celles mentionnées précédemment) qui se trouvaient dans la maison devaient être remis à August Bebel et Eduard Bernstein. Dans son ordonnance, Engels précisait que les lettres des membres de sa famille et des filles de Marx devaient leur être rendues. Dans le codicille, Engels révoquait la disposition concernant les lettres des membres de la famille de Marx et l’étendait à toutes les lettres que Marx avait écrites ou conservées, à l’exception de celles adressées à Engels, qui devaient être rendues à leurs auteurs.
3. MEW, 39, p. 467. 4. MEW, 37, p. 143 sq. et 547 ; MEW, 38, p. 125 sq. 5. MEW, 39, p. 505-511.
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Le Russe David Riazanov6 devait jouer un rôle important dans l’histoire de la conservation du fonds Marx-Engels. En 1910, il avait eu l’occasion, chez les Lafargue à Paris, de « consulter tous les papiers et d’établir un inventaire ». Il n’a pas seulement rassemblé les lettres de Marx à Danielson, mais aussi quelques lettres de Marx à sa femme et à ses filles, qui constituaient « une contribution intéressante à la biographie de Marx, notamment en ce qui concerne les années 1881 et 1882 ». Riazanov en a ensuite informé Karl Kautsky. Peu de temps après, Paul et Laura Lafargue se sont donné la mort, en novembre 1911. Riazanov a été chargé par la direction du SPD de récupérer le fonds Marx-Engels à Draveil près de Paris et de l’apporter à Berlin. De ce fait, au début des années 1920, la plus grande partie du fonds Marx-Engels se trouvait dans les archives du parti à Berlin. Naturellement, Jean Longuet, le fils aîné que Jenny, la fille de Marx, avait eu avec son mari Charles Longuet, possédait une partie du fonds personnel (les enfants des Lafargue étaient morts lorsque les Lafargue étaient encore vivants). LES TRADITIONS DE L’ÉDITION ALLEMANDE DE MARX ET ENGELS En 1883, Wilhelm Liebknecht avait lui aussi formulé le projet d’une « édition complète des écrits de Marx », qui n’a toutefois pu être réalisé que dans ses grandes lignes, dans le cadre de la Bibliothèque internationale, la première collection d’écrits socialistes sous la forme de tirages séparés. Ont ainsi paru par exemple, mais déjà après la mort d’Engels, Révolution et contre-révolution en Allemagne (vol. 24) en 1896 et la nouvelle édition de la Contribution à la critique de l’économie politique (vol. 30 – deuxième édition augmentée en 1907) en 1897, toutes deux éditées par Karl Kautsky. Il faut ajouter à cela les Petits écrits philosophiques et l’Anti-Dühring (sept éditions entre 1878 et 1910) entre autres7. Le recueil des écrits (lettres) de Marx, Engels et Lassalle des années 1840 publié chez Dietz en 1902 par Franz Mehring à la demande de la direction du SPD constitue un premier pas concret en direction de l’édition complète qu’Engels avait envisagée. Cette édition republiait pour la première fois de nombreux textes largement inconnus – parce qu’ils avaient été publiés de façon dispersée ou anonyme – datant de la
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6. Voir Kolpinskij Nikita Jurevič, « Rjazanov – Gelehrter, Wissenschaftsorganisator und Politiker », in Vollgraf Carl-Erich, Sperl Richard, Hecker Rolf (dir.), David Rjazanov und die erste MEGA. Beiträge zur Marx-Engels-Forschung. Neue Folge. Sonderband 1, Hambourg, Argument, 1997, pp. 175-185 ; Hecker Rolf, « D. B. Rjasanow », in Benser Günther, Schneider Michael (dir.), Bewahren – Verbreiten – Aufklären. Archivare, Bibliothekare und Sammler der Quellen der deutschsprachigen Arbeiterbewegung, Bonn/ Bad Godesberg, Friedrich-Ebert-Stiftung, 2009, pp. 258-267. 7. Dans cette collection éditée chez Dietz Verlag Nachf. à Stuttgart ont paru en tout 50 volumes entre 1887 et 1910, dont 7 titres de Marx et Engels. Presque en parallèle, entre 1885 et 1890, la Volksbuchhandlung de Hottingen (Zurich) a édité, dans la collection « Bibliothèque social-démocrate », 34 ouvrages en brochures, dont 5 titres de Marx et Engels ou écrits avec leur collaboration. Le cahier XXXIII, publié en 1890, contenait la quatrième édition du Manifeste du parti communiste avec une nouvelle préface d’Engels. Une réimpression en trois volumes de cette collection a été réalisée à Leipzig en 1971 par la Librairie centrale des livres anciens de RDA.
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première décennie de l’activité publique de Marx et Engels, ainsi que les lettres (1849-1862) adressées par Ferdinand Lassalle aux deux auteurs. Notamment à travers ses commentaires sur l’histoire des textes, elle établissait de nouveaux critères déterminants pour la poursuite de l’édition de Marx et Engels et de la recherche les concernant. En 1906, Friedrich Adolph Sorge a publié des Lettres et extraits de lettres de Joh. Phil. Becker, Jos. Dietzgen, Friedrich Engels, Karl Marx et alii à F. A. Sorge et d’autres. Mehring a qualifié ce volume de « monument durable dans la littérature de la social-démocratie non seulement allemande mais internationale8 ». Tandis que l’édition de Mehring se limitait donc presque exclusivement aux œuvres publiées dans les années 1840, Karl Kautsky a, dans une large mesure, inauguré l’édition de l’immense fonds manuscrit avec son édition en trois volumes (en quatre livres) des Théories sur la survaleur (dans la Bibliothèque internationale mentionnée plus haut) publiée entre 1905 et 1910 – il avait commencé le déchiffrement de ces textes avec l’aide d’Engels. De surcroît, Kautsky a préparé une édition populaire du premier livre du Capital (1914). La nouveauté consistait dans le fait de doter le volume d’un long avant-propos de l’éditeur et de plusieurs index (index des publications, index des noms, index des matières), élaborés par David Riazanov. Au tournant des années 1910-1911, une rencontre a eu lieu à Vienne, au cours de laquelle les participants – Max Adler, Otto Bauer, Adolf Braun, Gustav Eckstein, Rudolf Hilferding, Karl Renner et David Riazanov (Goldendach) – en sont arrivés à la conclusion selon laquelle, une fois les œuvres de Marx tombées dans le domaine public du fait de l’expiration de la protection des droits de l’auteur en 1913, c’était à la social-démocratie allemande qu’incombait la tâche d’ « organiser une édition intégrale des œuvres de Marx, correspondant à toutes les exigences scientifiques, absolument complète, ordonnée de façon systématique, appuyée sur une comparaison avec les manuscrits et les différentes éditions des œuvres de Marx, dotée d’une introduction et d’amples index ». La voie ainsi tracée a été poursuivie en 1913 avec l’édition en quatre volumes de la Correspondance entre Marx et Engels réalisée par August Bebel et Eduard Bernstein. Cette édition a été accompagnée, avant et après sa publication, par de vives polémiques. Contrairement au projet initial de Bernstein, il a finalement été décidé de ne publier les lettres que sous une forme retravaillée et en partie abrégée, et de laisser entièrement de côté certaines d’entre elles, sans rendre publics les critères qui avaient servi à faire cette sélection. Les formules dédaigneuses qu’elles contenaient au sujet de personnalités de premier plan de la social-démocratie alle8. Neue Zeit, N° 1 et 2, 1906.
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mande avaient été jugées « trop fâcheuses » et Bebel, Kautsky, Mehring, entre autres, craignaient qu’une publication intégrale ne porte préjudice à la mémoire de ces personnes que, pour la plupart, ils avaient connues personnellement, et que cela puisse nuire au parti sur le plan politique. Le recueil de textes que Mehring avait commencé à réaliser a pu être complété en 1917 par deux volumes des œuvres de Marx et Engels des années 1850. L’éditeur était David Riazanov qui, depuis 1907, avait vécu en tant qu’émigré en Allemagne, en Autriche et en Suisse et s’était concentré de plus en plus, dans son activité de recherche et de publication, sur le domaine de l’édition de Marx et Engels et de la recherche les concernant. Par ce biais, il est entré en contact étroit avec la social-démocratie allemande, qui conservait dans ses archives berlinoises la majeure partie du fonds Marx-Engels. Toutes les publications que nous avons évoquées et qui ont été réalisées avant 1917 – tout de même environ 25 livres/volumes –, si elles constituaient assurément des avancées importantes, n’avaient malgré tout rendu accessible qu’une partie de l’héritage constitué par les textes de Marx et Engels. Mais il s’agissait d’une première étape importante. LA CONSOLIDATION DE L’ÉDITION COMMUNISTE GRÂCE À LA PREMIÈRE MEGA À MOSCOU Au commencement, on trouve Riazanov, tel une statue de granit. Il a formulé d’importants principes historiques et philologiques et a commencé à Moscou dans les années 1920 – avec la bénédiction d’une résolution du cinquième congrès mondial de l’Internationale communiste (1924) – à travailler à une édition de Marx et Engels en 42 volumes, qui devait être publiée à Francfort-sur-le-Main et Berlin, et dont douze volumes ont paru entre 1927 et 1941. Les conditions décisives qui ont permis à la réalisation de ce projet de Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA1) étaient les relations de Riazanov avec la direction du SPD, qui lui a accordé l’autorisation de photographier le fonds manuscrit de Marx et Engels dans les archives du parti, ainsi que les accords passés entre l’Institut Marx-Engels, l’Institut de recherche sociale de Francfort-sur-le-Main et la fondation de la Société d’édition Marx-Engels à Francfort, qui allait ensuite devenir la maison d’édition Marx-Engels de Berlin. En outre, Riazanov a organisé un réseau de correspondants internationaux. Ainsi, à Cologne et à Trèves, à Paris, Bruxelles et Londres, des experts ont rassemblé des documents et des matériaux du mouvement ouvrier international. Ils sont parvenus à faire l’acquisition, dans les archives et les bibliothèques, d’un grand nombre de ces matériaux ou à les photocopier. De surcroît, Riazanov a constitué à Moscou un collec-
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tif international d’éditeurs auquel appartenaient notamment des Hongrois qui, après la république des conseils de 1922, avaient été contraints de s’exiler en Union soviétique, à savoir Belá Birman (né en 1904, mort à une date inconnue, sans doute en 1937 en déportation en Sibérie) et Ernö Czóbel (1886-1953 ; déporté dans un camp de travail en Sibérie de 1936 à 1946). Czóbel a été, de 1947 à sa mort, directeur du lectorat de littérature marxiste de la maison d’édition Szikra (L’Étincelle) du Parti communiste hongrois. La prise de pouvoir d’Hitler et l’escalade de la terreur stalinienne dans les années 1930, dont, outre Riazanov, de nombreux éditeurs russes, allemands et hongrois ont été victimes, ont mis un terme à cette édition dans laquelle les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 de Marx et L’Idéologie allemande ont été publiés pour la première fois. La MEGA fondée par Riazanov est la première édition de Marx et Engels à répertorier, à côté de la reproduction intégrale d’une version du texte – en règle générale la version de dernière main –, des variantes significatives tirées des manuscrits et des versions imprimées, se situant ainsi au niveau des techniques d’édition contemporaines, et pour le moins à anticiper une analyse de la genèse des textes. L’interdiction de la contamination était déjà en vigueur : tous les textes étaient présentés dans la langue de l’original sur la base d’une version déterminée du texte même si, contrairement à la pratique éditoriale actuelle, l’orthographe et la ponctuation étaient modernisées et uniformisées. L’équipe éditoriale de Riazanov a accompli un travail extraordinaire en matière de transcription de manuscrits complexes. C’est également le cas en ce qui concerne la détermination de l’identité des auteurs d’ouvrages publiés de façon anonyme ou sous pseudonyme, ainsi que la datation exacte de lettres, de manuscrits et de cahiers de notes. Dans les volumes publiés dans la MEGA1, on peut également identifier une série de points faibles. La tendance qu’avait Riazanov à ne pas préparer suffisamment ses projets en amont et à les commencer immédiatement, qui le conduisait la plupart du temps à sous-estimer le temps nécessaire et les possibles difficultés, a aussi laissé des traces dans la conception éditoriale. Dans la mesure où les lignes directrices détaillées de l’édition n’avaient pas été élaborées à temps, il n’existait pas de système fixe et contraignant concernant l’ordonnancement du matériau à l’intérieur des différentes sections de l’édition ainsi que la structure et la subdivision interne des différents volumes, notamment à propos de l’appareil scientifique. La mise en place de la dictature hitlérienne a rendu l’impression et la diffusion des œuvres de Marx et Engels impossible en Allemagne. En mai 1933, elles ont fait partie des livres jetés au bûcher, y compris les volumes de la MEGA1. Toutes les éditions de Marx et Engels ont disparu des librairies et des rayons publics des bibliothèques.
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Ces événements et, à leur suite, la Seconde Guerre mondiale, ont également eu des conséquences inquiétantes sur le fonds Marx-Engels lui-même. Il a fallu le faire sortir clandestinement d’Allemagne par des voies aventureuses et au prix de nombreuses pertes, afin de le placer dans le coffre-fort d’une banque à Copenhague. Les négociations entre la direction du SPD en exil et l’Institut de Moscou concernant l’achat ou la mise en dépôt du fonds ont échoué. Seuls son acquisition en 1935 par l’IIHS fondé à Amsterdam et son sauvetage lors de l’occupation allemande des Pays-Bas (transfert vers l’Angleterre) ont permis d’éviter un destin plus tragique. Les bibliothèques personnelles de Marx et d’Engels, qui avaient été intégrées dans la bibliothèque du SPD, ont connu un sort encore plus défavorable. Cette dernière a été saisie par les nazis en 1933, dispersée dans différentes institutions, puis en partie stockée dans des réserves pendant la guerre. Un nombre important de livres a donc été perdu. Malgré plusieurs décennies de recherche, seule la moitié environ (1 450 exemplaires) de ce fonds important (parmi lesquels beaucoup d’exemplaires contenant de nombreuses notes marginales de Marx et Engels) a pu être retrouvée à l’heure actuelle. Cependant, en 1936, l’Institut Marx-Engels-Lénine de Moscou (IMEL) a réussi un coup qui a été passé sous silence pendant plusieurs décennies. Dès 1935, depuis Vienne, le juriste et diplomate Marek Kriger s’était adressé à l’IMEL par l’intermédiaire de l’ambassade soviétique. Il a fait savoir qu’il était en possession de manuscrits de Marx qu’il avait reçus en « contrepartie » de son activité aux archives en 1932 et qu’il voulait les vendre à l’Institut de Moscou. Comme « preuve », il avait joint une « attestation » de décembre 1933 que lui aurait délivrée l’administrateur des archives du SPD. C’est ainsi que l’IMEL a obtenu la petite et la grande série des manuscrits économiques (1857-1858, 1861-1863) et quelques autres manuscrits plus petits. L’Institut de Moscou a entretenu – poursuivant ainsi la tradition inaugurée par Riazanov – un contact direct pendant plusieurs décennies avec la famille Longuet, qui disposait d’une partie du fonds privé de Marx, notamment de lettres et de livres. C’est par cette voie qu’ils ont été acquis, à côté d’autres objets de dévotion, par les archives de Moscou (aujourd’hui les Archives d’État russes d’histoire socio-politique). La fin de la Seconde Guerre mondiale et la création d’une zone d’occupation soviétique (ZOS) en Allemagne a rendu possible, en 1945, une reprise de la publication des œuvres et écrits de Marx et Engels en URSS et en ZOS/RDA. Après l’interruption forcée de l’édition de la MEGA dans les années 1930 et de la première édition des œuvres de Marx et Engels en russe (Сочинения) restée inachevée, de nouvelles forces se sont
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employées, à Moscou, à réaliser une deuxième Сочинения, en partant des projets déjà existants. Dans le même temps, l’extension de la zone d’influence soviétique à une partie de l’Allemagne rendait possible la diffusion des œuvres de Marx et Engels dans leur pays natal et dans leur langue maternelle. Elles constituaient une composante importante de l’idéologie du marxisme-léninisme et devaient contribuer à l’entreprise menée par le KPD puis le SED, visant à édifier un nouvel ordre social antifasciste et démocratique en ZOS puis en RDA.
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LES ÉDITIONS DE L’APRÈS-GUERRE On ne peut pas aborder cette question sans prendre en considération la situation politique générale, ainsi que la structure de l’administration militaire soviétique en Allemagne (SMAD) et son mode de fonctionnement. En ce qui concerne la publication des textes politiques, le service de propagande et d’information du SMAD, dirigé par le colonel Sergueï Ivanovitch Tioulpanov d’août 1945 à septembre 1949, revêt une importance particulière. La maison d’édition du SMAD (SWA-Verlag) a été créée en 1945, son siège était d’abord à Berlin, puis à Leipzig à partir de 1946. En mars 1946, elle avait déjà édité le Bref cours d’histoire du PCUS à six millions et demi d’exemplaires et les œuvres de Lénine et Staline à quatre millions d’exemplaires. En ZOS, la maison d’édition disposait de 150 imprimeries. L’activité de la SWA-Verlag était principalement tournée vers le marché intérieur soviétique ; en 1947, par exemple, sur les 87 millions de livres produits, 63,5 millions étaient des manuels russes, dont le coût était inclus dans les réparations de guerre. Ce n’est qu’au début de l’année 1949 que la production d’ouvrages marxistes-léninistes a été restreinte et directement déléguée au SED. Les écrits de Marx et Engels, surtout le Manifeste communiste, la Critique du programme de Gotha, Travail salarié et capital et Socialisme utopique et socialisme scientifique ont été diffusés en l’espace d’un an, jusqu’au début de l’année 1946, à hauteur de plus de deux millions d’exemplaires par différentes maisons d’édition en Allemagne, entre autres par la Verlag Neuer Weg GmbH Berlin. Le 18 juin 1946, la maison d’édition « J. H. W. Dietz Nachfolger » a été fondée sur ordre du SED, lequel était issu de la fusion du KPD et du SPD en ZOS. En raison d’un recours déposé par Kurt Schumacher au nom du SPD, le tribunal de Berlin en charge des registres de publication a rejeté son inscription. Afin de tirer les conséquences de cette défaite juridique, la maison d’édition Dietz Verlag GmbH, sise à Berlin, a été constituée le 18 août 1947, avec Karl Dietz, directeur de la maison d’édition Greifenverlag de Rudolstadt, comme sociétaire. À partir de 1951, le
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CC du SED a disposé de l’agrément d’activité éditoriale dans le cadre de la maison d’édition Dietz. Pour quelques œuvres de Marx et Engels, les éditions réalisées par l’IMEL dans les années 1930 ont servi de base à une publication chez Dietz Verlag. Cela concerne Le Capital (reproduction à l’identique de l’ « édition populaire » de 1932-1933 avec suppression de l’introduction), l’édition des œuvres choisies en deux volumes et les quatre volumes de la correspondance, qui ont été publiés en 1947 et 1948. Des reproductions à l’identique ont également été réalisées pour trois volumes de la MEGA1, à savoir le volume I/4 (1932) contenant La Situation de la classe laborieuse en Angleterre (1947), le volume de 1935 contenant l’Anti-Dühring (1948) et celui de 1939-1941 dans lequel les Grundrisse avaient été publiés pour la première fois (1953). Après 1948, une fois que les œuvres et les écrits les plus importants de Marx et Engels avaient été publiés ou mis en préparation pour leur publication, un problème s’est posé de manière plus aiguë : comment fallait-il éditer en ZOS les recueils et les écrits mettant en valeur l’œuvre de Marx et d’Engels et contribuant à la diffusion du marxisme-léninisme qui étaient disponibles en langue russe mais qui n’avaient pas encore été publiés en allemand ? Le 29 décembre 1947, le secrétariat central du SED a décidé la fondation d’un « Institut de recherche sur le socialisme scientifique » auprès de la direction du SED, dont la vocation était de faire des recherches sur la théorie et l’histoire du socialisme. À la suite d’une autre résolution, l’ « Institut Marx-Engels-Lénine » a commencé ses travaux à Berlin le 1er septembre 1949. Le 30 août 1950, le directeur berlinois écrivait à son homologue moscovite (la lettre a été transmise au plus haut niveau par Walter Ulbricht via le conseiller politique auprès du président de la commission de contrôle soviétique en Allemagne) :
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Au-delà de l’édition des œuvres de Lénine et de Staline, l’institut s’est vu confié la tâche de s’atteler au cours de l’année 1951 à l’édition des œuvres de Marx et Engels. Mais les conditions préalables à l’exécution de cette tâche ne peuvent être réunies qu’avec votre aide, car nous ne disposons ni des originaux ni de photocopies des manuscrits de Marx et Engels… Pour l’exécution de cette tâche, il nous semble nécessaire d’entrer en contact étroit avec vous et votre institut, et nous vous demandons de bien vouloir nous donner votre avis concernant les questions liées à l’édition de ces œuvres.
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C’est ainsi qu’a commencé une collaboration de plusieurs décennies entre les deux instituts. Début 1953 a été créée, à l’IMEL de Berlin, la section Marx-Engels. Sa constitution était étroitement liée à la résolution du CC du SED concernant la publication des Marx-Engels-Werke (MEW). Dans le plan de travail pour l’année 1954, on peut lire ce qui suit concernant la mission de la section Marx-Engels : « La publication d’ouvrages importants permet de soutenir le travail du parti dans son ensemble et représente en même temps une partie des travaux préparatoires à l’édition des “œuvres complètes”. » Avec la résolution du CC concernant la publication des MEW et le début des travaux préparatoires, les relations entre les deux instituts de Berlin et Moscou se sont renforcées de façon continue, même si naturellement l’Institut Marx-Engels-Lénine-Staline (IMELS) de Berlin demeurait en position de demandeur.
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L’ANNÉE KARL MARX DE 1953 L’appel lancé par le CC du SED pour l’année Karl Marx de 1953 est paru le 1er janvier 1953 dans Neues Deutschland, l’organe central du parti, et dans les journaux de districts du SED. Elle devait célébrer le 70e anniversaire de la mort et le 135e anniversaire de la naissance de Karl Marx. En cette année Karl Marx, la tâche principale consiste à ouvrir les yeux du peuple allemand sur la signification qui est celle de ce fils le plus éminent de la nation allemande au regard de l’histoire mondiale, et d’éduquer les masses laborieuses dans l’esprit de la lutte irréconciliable pour la mise en place d’un ordre socialiste dans la société. L’arc historique allait du Manifeste communiste jusqu’aux Problèmes économiques du socialisme en URSS de Staline (l’ouvrage venait de paraître en langue allemande peu de temps auparavant) : Pendant les 70 années qui nous séparent de la mort de Marx, sa doctrine révolutionnaire, le marxisme, malgré la lutte enragée de la bourgeoisie déclinante, malgré tous les efforts des laquais opportunistes visant à falsifier cette doctrine, a accompli une marche victorieuse sans précédent sur l’ensemble du globe.
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Sous cette bannière, une multitude de mesures ont été prises, qui concernaient tous les domaines de la vie politique, scientifique et culturelle et qui devaient infuser en profondeur dans « les têtes et les cœurs des citoyennes et des citoyens de RDA ». Deux événements ont assombri l’atmosphère festive en cette année 1953 : le 5 mars, J. V. Staline, le « Grand Dirigeant du prolétariat international », mourait, et le 17 juin, des travailleurs manifestaient dans quelques grandes villes contre les mesures économiques coercitives du gouvernement de la RDA. Au cours de l’année, Neues Deutschland a publié une série d’articles consacrés à la vie et l’œuvre de Marx ainsi que des comptes rendus de manifestations, d’expositions, de publications, etc. La plus grande partie des articles était déjà parue avant le 17 juin. Outre la politique économique (annonce du « cours nouveau », « voie vers la paix, l’unité et la prospérité », consolidation des structures collectives dans l’agriculture, par exemple à travers la constitution de coopératives), d’autres sujets historiques et de politique culturelle ont également joué un rôle au cours de l’été. En ce qui concerne les sciences humaines, l’année Karl Marx a eu un effet durable en RDA grâce au lancement de nouvelles revues spécialisées : la Zeitschrift für Geschichtswissenschaft (ZfG), Wirtschaftswissenschaft (Wiwi) et la Deutsche Zeitschrift für Philosophie (DzfPh). Naturellement, ces périodiques étaient sous le contrôle de la section compétente du CC. Les rédactions ont consacré une attention particulière à l’année Karl Marx, la ZfG a publié un cahier spécial. Un cahier spécial de l’Einheit, la revue de théorie et de pratique du socialisme scientifique du CC, a également été réalisé. Le 2 mai 1953, une immense exposition Karl Marx a été inaugurée dans les locaux de l’ancien arsenal de Berlin situé Unter den Linden. Elle comportait 44 salles consacrées aux principales étapes de l’activité de Marx et d’Engels ainsi qu’au « prolongement des théories de Marx et Engels par Lénine et Staline et à leur mise en œuvre en Union soviétique ainsi qu’aux répercussions en Allemagne ». On y trouvait non seulement des documents rares concernant l’histoire du mouvement ouvrier, des éditions originales du Manifeste communiste et du Capital, mais aussi des objets personnels ainsi que la copie de quelques meubles ayant appartenu à la famille Marx. En RDA, l’année Karl Marx a eu un effet de long terme sur l’édition de Marx et Engels et la recherche les concernant. En 1962, l’éditorial d’un cahier spécial des Beiträge zur Geschichte der Arbeiterbewegung déclarait rétrospectivement :
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Il ne fait aucun doute que l’année Karl Marx de 1953 – notamment grâce à la grande exposition Karl Marx […] – a conduit à un essor sensible de la recherche sur Marx et Engels dans notre république. Outre les innombrables ouvrages de propagande et de popularisation qui ont eu une grande importance pour la formation de la conscience socialiste, elle a donné lieu à la publication d’une série d’études notables au sujet de l’activité de Marx et Engels, en particulier en ce qui concerne l’élaboration de leurs conceptions philosophiques et économiques, ainsi que la lutte des fondateurs du communisme scientifique à la tête du mouvement ouvrier allemand9.
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LA PUBLICATION DES MEW (1956-1968) Les MEW, édition des œuvres de Marx et Engels en langue allemande, publiées en 39 volumes (auxquels se sont ajoutés par la suite cinq volumes complémentaires) entre 1956 et 1968 à la suite d’une résolution du CC du SED pour l’année Karl Marx de 1953, devaient expressément s’appuyer sur la deuxième édition russe de leurs œuvres. Les MEW relèvent de la catégorie des « éditions d’étude » (Studienausgabe) et constituent un recueil d’œuvres représentatif sans avoir la prétention d’être une édition historique et critique complète. Elles ont été conçues pour rassembler tous les œuvres, écrits et articles achevés ayant été publiés du vivant des auteurs, ainsi qu’une sélection de manuscrits, brouillons et travaux préparatoires, et toutes les lettres rédigées par les auteurs. C’est ce qui a été fait à quelques exceptions près remontant à la deuxième édition russe, qui concernaient surtout les textes de jeunesse (qui n’ont été publiés intégralement que dans deux volumes complémentaires) et quelques textes dirigés contre l’autocratie tsariste en Russie et sa politique étrangère. Se faisant, cette édition, qui en dehors de cela était complète, s’est discréditée inutilement. Le mode d’édition choisi se situait dans la ligne traditionnelle des éditions de Marx et Engels politiquement orientées qui avaient été réalisées précédemment, avec leurs apports et leurs faiblesses. Son objectif était de combiner les caractéristiques d’une « édition de lecture » (Leseausgabe) et d’une « édition d’étude ». Cependant, il s’est rapidement avéré qu’une édition aussi complexe que les MEW était peu utilisée en tant qu’« édition populaire », mais qu’avec son large corpus de textes richement commenté, elle répondait davantage 9. Voir « Zum Geleit », in Beiträge zur Geschichte der Arbeiterbewegung, Sonderheft, 1962, p. 6. Dans le cahier : Bartel Horst, Gemkow Heinrich, Winkler Gerhard, « Bericht über die Marx-Engels-Forschung in der DDR auf dem Gebiet der Geschichtswissenschaft », ibid., pp. 13-51 ; Schuffenhauer Werner, Ullrich Horst, « Bericht über die Marx-Engels-Forschung in der DDR auf dem Gebiet der Philosophie », ibid., pp. 52-72 ; Tuchscheerer Walter, « Zur Marx-Engels-Forschung in der DDR auf dem Gebiet der politischen Ökonomie », ibid., pp. 73-99.
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aux besoins d’utilisateurs animés par un intérêt scientifique (étudiants, enseignants, publicistes, chercheurs, etc.). Dans la mesure où les MEW constituaient également la base – incontournable en RDA – d’une multitude d’éditions séparées ou de recueils d’écrits de Marx et Engels, ses apports ont aussi profité à un lectorat plus large par ce biais. Elles ont également été souvent utilisées pour effectuer un travail de traduction permettant de réaliser des éditions des œuvres de Marx et Engels dans d’autres pays et d’autres langues. Les MEW, qui contiennent environ 1 700 textes et 4 170 lettres (parmi lesquels de nombreux travaux inconnus jusque-là et, pour la première fois, toutes les lettres adressées par Marx et Engels à d’autres personnes, dont un tiers a été traduit en allemand pour la première fois à cette occasion), demeurent, tant que la MEGA² n’est pas achevée, l’édition la plus complète des textes et des lettres de Marx et Engels en langue allemande. En raison de l’établissement des textes universellement reconnu comme fiable qui les caractérise, les MEW constituent encore aujourd’hui une base textuelle privilégiée pour des éditions séparées et des recueils de textes, y compris des éditions électroniques, ainsi qu’une source pour les citations. Il n’en va pas de même des commentaires contenus dans l’appareil critique, qui sont assez largement contaminés par l’idéologie politique et qui ne correspondent pas à l’état de la recherche le plus récent. La demande de volumes des MEW, qui sont édités depuis 2001 par la Fondation Rosa-Luxemburg et continuent à être pris en charge par Karl Dietz Verlag, se maintient sans discontinuer. Les dispositions sont prises pour s’assurer que l’édition complète reste disponible en permanence. Afin d’y parvenir, depuis 1999, douze volumes ont été réimprimés sans modifications et, depuis 2006, sept volumes ont été entièrement remaniés en retravaillant l’appareil critique à partir de la MEGA². En outre, un CD d’index (contenant l’index des matières des volumes 1 à 39 et deux volumes d’index des œuvres) ainsi qu’une clé USB (contenant l’édition complète avec une fonction de recherche dans tout le corpus de textes et les fichiers PDF de chaque volume) ont été réalisés. Entre-temps, un autre volume complémentaire est paru : le volume 44, qui poursuit la publication (commencée dans le volume 43) des manuscrits économiques de 18611863 (MEGA², II/3.6). Un volume 45 doit encore suivre, contenant des textes qui jusque-là n’avaient pas été publiés dans les MEW (notamment L’Histoire de la diplomatie secrète au xviii e siècle) et de nouvelles lettres de Marx et Engels découvertes depuis.
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LE DÉBAT POLITIQUE CONCERNANT L’ORGANISATION DE LA MEGA² ET LA COLLABORATION INTERNATIONALE Le projet d’une nouvelle, d’une « seconde » MEGA – d’où MEGA² – avait germé depuis le milieu des années 1960 entre les deux instituts du parti de Berlin et Moscou et, à la suite de débats parfois houleux, il a été présenté au public international en 1972 avec la publication d’un volume-test de la MEGA². Parmi les sujets de débats houleux, il y avait la question de l’amplitude de la coopération internationale recherchée. Côté berlinois, on avait pris position dès 1965 en faveur de l’inclusion de « spécialistes de Marx et Engels dans le monde entier, mais aussi de spécialistes bourgeois de Marx et Engels » dans le processus d’élaboration des différents volumes. On songeait également à inclure des institutions comme l’IIHS d’Amsterdam et l’Institut Feltrinelli de Milan10. En outre, on insistait également, côté berlinois, sur le fait qu’une édition historique et critique complète devait contenir l’ensemble du fonds des textes. L’application du principe d’intégralité a ensuite été expliquée dans le volume-test cité précédemment, de même que la subdivision de la MEGA en quatre sections. Il a été annoncé au public que l’édition comporterait « environ 100 volumes11 ». Le volume-test montrait à l’aide d’exemples de quelle façon le but recherché devait être atteint. Ainsi, pour la première section (œuvres), on avait choisi des textes de nature très différente, entre autres le chapitre « Feuerbach » des manuscrits de L’Idéologie allemande, qui n’ont été publiés qu’en 2017 dans le volume I/5 de la MEGA². Pour la deuxième section (« Le Capital et travaux préparatoires »), on avait pris le manuscrit « Bastiat et Carey » tiré d’un cahier de 1857 (MEGA², II/1.1, 1976). Pour la troisième section (lettres), on avait choisi des lettres de Marx et d’Engels à des membres de leurs familles et des lettres qui leur avaient été adressées. La quatrième section (extraits, synopsis, notes) était notamment présentée à l’aide d’un extrait du cahier II des cahiers de Kreuznach (1843), qui ont pu paraître dès 1981 dans le volume IV/2 de la MEGA². Les débats qui ont eu lieu au cours de la préparation du volume-test de la MEGA² ont clairement montré que, côté soviétique, à la demande d’organes du parti situés à un niveau plus élevé dans la hiérarchie, on réclamait des dérogations au principe d’intégralité, notamment concernant la quatrième section. Il a fallu du temps pour que l’on comprenne que cette section allait contribuer de façon essentielle à l’analyse globale du processus de recherche et de travail qui était celui de Marx. La fidélité à l’original dans la présentation des textes constituait une 10. Voir Dlubek Rolf, « Tatsachen und Dokumente aus einem unbekannten Abschnitt der Vorgeschichte der MEGA² (1961-1965) », in Beiträge zur Marx-Engels-Forschung. Neue Folge 1993, Hambourg, 1993, p. 61. 11. Marx Karl, Engels Friedrich, Gesamtausgabe (MEGA). Editionsgrundsätze und Probestücke, Berlin, Dietz, 1972, p. 12 sq.
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caractéristique décisive de cette édition. Cela impliquait une grande rigueur dans la révision et l’établissement du texte, qui devaient être réalisés à partir des manuscrits et des versions imprimées. Les manuscrits devaient faire l’objet d’un nouveau déchiffrement et être décrits de façon précise12. De surcroît, il était nécessaire de procéder à une comparaison avec les manuscrits originaux, quel que soit l’endroit où ils se trouvaient. Jusque-là, les textes étaient pour la plupart édités à partir des photocopies qui avaient été réalisées dans les années 1920 pour l’Institut Marx-Engels de Moscou. Dans l’intervalle, l’institut de Moscou était entré en possession, grâce à son activité de collecte, de presque un tiers du fonds manuscrit de Marx et Engels. Il a fallu mener des discussions de longue haleine entre l’institut de Berlin et l’institut de Moscou pour que des négociations soient entreprises avec l’IIHS d’Amsterdam (où se trouvent les deux tiers des manuscrits) et que l’on parvienne à un accord concernant la consultation des fonds présents là-bas. L’IIHS a fermement insisté sur le principe de réciprocité, ce qui impliquait que les instituts de Berlin et de Moscou donnent leur accord concernant l’utilisation des fonds y compris pour des projets de recherche venant d’Amsterdam – et ce à l’époque de la « guerre froide ». La convention en question a été signée à la fin de l’année 196913. Le volume-test a rencontré un fort écho, qui s’est exprimé à travers plus d’une centaine de prises de position venues du monde entier14. Il ne s’agissait pas seulement de politistes, de philosophes et d’historiens, mais aussi de spécialistes de l’édition et de la littérature ainsi que de bibliothécaires, qui, dans leurs rapports, ne se contentaient pas de manifester leur approbation unanime, mais formulaient également des propositions et des remarques critiques. Ainsi, la prise en compte de ces différents avis a permis de préciser davantage les problèmes liés à la présentation des textes et aux commentaires, et d’établir des lignes directrices éditoriales contraignantes, garantissant assez largement l’uniformité d’une édition d’une telle ampleur.
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L’ÉDITION DE LA MEGA² DE 1975 À 1990 Les scientifiques en charge de l’élaboration du canon philologique éditorial de la nouvelle édition historique et critique complète dans les instituts du parti de Berlin et Moscou – tel a été le fin mot de l’histoire – ont adapté les innovations textologiques de la philologie moderne utilisées dans le cadre des éditions de Goethe et de Brecht. La théorie et la pratique éditoriales de la nouvelle germanistique avaient fait d’énormes progrès 12. Voir Dlubek Rolf, « Die Entstehung der zweiten Marx-Engels-Gesamtausgabe im Spannungsfeld von legitimatorischem Auftrag und editorischer Sorgfalt », in MEGA-Studien 1994/1, Berlin, 1994, p. 72. 13. Ibid., p. 73. 14. Ibid., p. 87 sqq.
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depuis les années 1930. Le point décisif, qui représentait en quelque sorte une inversion de l’ancien paradigme philologique éditorial, était le principe de la genèse des textes : le commandement suprême n’était plus de générer un texte qui soit aussi proche que possible de la volonté de l’auteur, mais de donner à voir ce texte dans sa genèse, depuis le premier brouillon jusqu’à la dernière version. Guidés par de telles réflexions, les principes éditoriaux de présentation des œuvres de Marx et d’Engels dans la nouvelle MEGA² ont progressivement pris forme. Pour de bonnes raisons, c’est le postulat d’intégralité qui occupe la première place : la Marx-Engels-Gesamtausgabe est l’édition historique et critique intégrale des publications, des manuscrits posthumes et de la correspondance de Karl Marx et Friedrich Engels. Seule une reproduction intégrale de l’ensemble des textes composant le fonds, donc de tous les manuscrits et versions imprimées, des extraits et des notes ainsi que des lettres de tiers adressées à Marx et Engels permet d’éviter une sélection dont les motifs sont toujours tendancieux. Pour cette raison, la MEGA² présente pour la première fois l’héritage textuel de Marx et Engels – pour autant qu’il nous a été transmis et qu’il est accessible à la science – dans sa totalité. Aux écrits, articles et lettres déjà connus – et aussi, pour la première fois, aux lettres adressées à eux par des tiers – vient s’ajouter une série de travaux jusque-là inédits ou récemment découverts. En outre, le statut d’auteur conféré dans de nombreux cas à Marx et Engels fait l’objet d’une analyse conduisant à confirmer ou infirmer l’attribution, ce qui permet de mieux délimiter les contours de l’œuvre. Dans sa structure, la seconde MEGA reprend la structuration fondamentale opérée par Riazanov selon le genre des textes (œuvres, Le Capital et travaux préparatoires, lettres), mais écarte les travaux préparatoires, c’està-dire les synopsis, extraits, livres de notes, notes éparses, listes de livres et annotations marginales, de la section consacrée aux œuvres et constitue, à partir de ce vaste groupe de matériaux nécessitant des procédés éditoriaux spécifiques, une quatrième section à part entière, classée elle aussi de façon chronologique. Tous les textes sont classés de façon strictement chronologique et restituent fidèlement la version originale du texte sur laquelle ils s’appuient, sans modifier l’orthographe ni la ponctuation. Cela constitue une base pour des enquêtes portant sur le vocabulaire et les concepts, ainsi que pour l’élucidation de questions terminologiques historiques et génétiques. Les manuscrits inachevés sont présentés au stade d’élaboration où les auteurs les ont laissés. On ne procède à une révision critique des textes afin de supprimer des passages manifestement fautifs qu’en prenant les plus grandes précautions et en apportant des justifications précises. Grâce aux procédés éditoriaux moderne l’évolution d’une œuvre est présentée
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depuis la première esquisse de réflexion jusqu’à la version de dernière main : les différentes œuvres sont d’abord reproduites intégralement dans la partie texte à partir du manuscrit ou de la première version imprimée. Le relevé des variantes dans l’appareil scientifique permet de mettre en évidence l’ensemble de l’évolution du texte autorisée par les auteurs à travers des manuscrits et des versions imprimées, afin qu’il soit possible de consulter chaque version singulière d’une œuvre mais aussi d’avoir un aperçu de l’ensemble de l’évolution du texte. La genèse des textes, exemplifiée dans le volume-test déjà mentionné, s’est quant à elle heurtée à un refus véhément des dirigeants des Centres de recherche et de mémoire de la littérature allemande classique de Weimar : dans leur rapport, ils déclaraient que ce n’était pas « la mission proprement dite d’une édition historique et critique complète […] que de donner à voir la “genèse” des différents textes ». À cela venait s’ajouter le fait que quelques représentants soviétiques avaient entonné la même chanson, accusant les auteurs du volume-test d’académisme, de formalisme et de pédanterie positiviste. Ces objections et ces attaques ont pu être récusées, notamment grâce au soutien appuyé de philologues, d’historiens et de philosophes de renom, de l’Est comme de l’Ouest. Une autre des caractéristiques de la MEGA² est le commentaire historique et critique, au sujet duquel différentes opinions s’étaient déjà exprimées lors de la discussion portant sur le volume-test. À l’origine, on avait considéré qu’il était opportun de faire preuve d’une certaine retenue dans le commentaire, et notamment que l’orientation politique relevant de la vision du monde devait céder la place à une analyse historique et critique. L’aspiration à l’objectivité de l’édition était certes remarquable, mais le moyen retenu pour y parvenir, à savoir la parcimonie dans les explications, était inadéquat, car il ne permettait pas de refléter l’état de la recherche le plus récent et la spécificité des textes en question15. Du reste, les spécialistes étrangers, notamment, souhaitaient que les commentaires soient amples afin de disposer également d’une aide dans la traduction des textes de Marx et Engels, car il ne faut pas oublier que, jusqu’au milieu des années 1990, il n’existait pas encore de « World-Wide-Web ». Toutefois, jusqu’à la refonte des lignes directrices de l’édition en 1993, il y avait un point noir : la littérature secondaire utilisée dans le commentaire n’était pas indiquée dans le détail, et dans les index des publications, il n’y avait pas de rubrique « littérature de recherche ». Les 150 collaborateurs impliqués dans le projet de la MEGA² jusqu’en 1989, dans les instituts du parti à Berlin et à Moscou, mais aussi dans des groupes de travail universitaires à Berlin, Halle, Leipzig, Iéna et Erfurt et à
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15. Ibid., p. 92.
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l’Académie des sciences de RDA, ont travaillé de manière très coopérative et intense à la réalisation de cette édition, ce qui a permis que paraissent chaque année entre trois et cinq volumes, ce qui représente en tout 45 volumes jusqu’en 1991. Il ne faut pas oublier que les ordinateurs n’ont été utilisés qu’à partir de 1987, et que la saisie du texte et la technique d’impression exigeaient auparavant une très grande somme de travail. Depuis son lancement en 1975, la MEGA² a également eu beaucoup d’écho à l’étranger, moins aux États-Unis (où aucun exemplaire n’a été commandé) qu’au Japon (où ont été vendus 800 exemplaires de chaque volume). Dans quelques pays, la MEGA² a rapidement mené à bien l’une de ses missions : elle a rendu possible des traductions de manuscrits jusque-là inédits, par exemple des traductions des Manuscrits économiques de 1861-1863 en russe, en anglais, en italien, en français, en japonais, en chinois, etc. Les collaborateurs de la MEGA² étaient invités à des colloques sur Marx dans le monde entier, pas seulement par des institutions communistes, mais aussi par des universités et des académies. En dépit de toute la reconnaissance dont ont bénéficié ses principes innovants, l’attitude à l’égard du projet de la MEGA² dans son ensemble est restée ambivalente pendant de nombreuses années. D’un côté, les spécialistes respectaient le fait qu’à Berlin et à Moscou, à l’Académie des sciences et dans différents établissements d’enseignement supérieur et universités de RDA, on fournissait un excellent travail philologique. D’un autre côté, le fait que la seconde MEGA revêtait une fonction politique dans le cadre du « déploiement de l’offensive internationale du marxismeléninisme » – tel était le staccato de la propagande de l’époque, qui suscite aujourd’hui une impression surréaliste – n’était un secret pour personne. Il en a résulté, selon le jugement rétrospectif d’un des principaux acteurs, « un rapport de tension entre credo marxiste-léniniste et ambition scientifique, entre rigueur éditoriale et finalité de légitimation16 ». LA RÉCEPTION DE LA MEGA² EN RDA Le dernier colloque de la commission bilatérale de l’ensemble de la rédaction de la MEGA² organisé par les instituts du Parti de Berlin et Moscou a eu lieu en juin 1989 à Moscou. Afin de préparer le rapport global des secrétaires de la commission, Erich Kundel et Nikita Kolpinski, des collaboratrices et collaborateurs des quatre sections de la MEGA² ont procédé à des analyses qui devaient mettre en lumière aussi bien les problèmes éditoriaux que l’influence théorique de l’édition dans les différents champs de la théorie marxiste-léniniste. Cela devait permettre de tirer des conclusions pour les années 1990, notamment concernant 16. Ibid., p. 100.
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les commentaires qui pouvaient être publiés pour soutenir l’édition de la MEGA². Dans ce qui suit, nous présenterons quelques extraits de ce rapport global17. Le travail textologique d’ampleur entrepris sur les textes de Marx et Engels a donné lieu et donne lieu à des recherches détaillées, qui ont permis de mettre au jour beaucoup de nouvelles connaissances concernant l’apport théorique et l’activité politique pratique de Marx et Engels, et notamment l’histoire de l’élaboration et de l’influence de leurs œuvres, les sources utilisées par eux et leurs méthodes de travail18. Naturellement, la réception des nouveaux résultats de la recherche liés aux volumes de la MEGA² dans tous les domaines des sciences humaines ne peut pas être envisagée comme un processus de court terme, mais doit être envisagée comme une tâche de long terme, en lien avec le processus de réalisation de l’édition, dont la durée est de plusieurs décennies. On peut ainsi lire par exemple dans le rapport : Les volumes parus dans la MEGA² ont suscité et prolongé la discussion d’une série de questions fondamentales actuelles de la théorie marxiste-léniniste. Ainsi, par exemple, une analyse comparée des Manuscrits économico-philosophiques (vol. I/2), des Grundrisse (vol. II/1), du Capital et de l’Anti-Dühring (vol. I/27) autorise à formuler de nouvelles conclusions concernant le caractère et l’évolution des forces productives et de leur influence sur les rapports de production. La question de la socialisation des moyens de production dans le processus de la révolution socialiste et de l’existence de multiples formes de propriété sous le socialisme y est étroitement liée. L’analyse de l’ensemble de l’œuvre de Marx permet de pénétrer plus en profondeur dans la conception marxiste de la dialectique des forces productives et des rapports de production, et ainsi dans les lois de la reconfiguration communiste de la société19.
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Outre les conclusions de ce genre, qui faisaient l’objet de discussions dans différents domaines des sciences humaines en RDA dans les années 1980, il était également fait allusion à des questions philosophiques fondamentales : 17. Rapport des secrétaires de la commission de rédaction [Erich Kundel, Nikita Kolpinski] concernant la poursuite de l’édition de la MEGA et les perspectives de la recherche sur Marx et Engels de 1991 à 1995, Avril 1989 (manuscrit de 52 pages), Archives privées de Rolf Hecker. 18. Voir Dlubek Rolf, « Die Entstehung der zweiten Marx-Engels-Gesamtausgabe im Spannungsfeld von legitimatorischem Auftrag und editorischer Sorgfalt », op. cit., p. 102. 19. Rapport cité, p. 3.
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La publication intégrale des textes de Marx et Engels en langue originale permet de saisir de façon plus précise des concepts comme celui d’abolition [Aufhebung], d’aliénation, de formation économique de la société, de travailleur social global et autres. Ainsi, par exemple, le concept dialectique d’abolition [Aufhebung] contient trois éléments : le maintien du positif, le dépassement du négatif et le passage à une forme plus haute de développement20. L’apport éditorial constitué par la présentation des textes dans leur évolution se ressent dans des analyses consacrées à l’évolution de la terminologie de Marx et Engels au long de leur parcours.
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Dans la mesure où, dans les années 1970, la MEGA² a commencé par éditer les textes de jeunesse et les lettres de Marx et Engels allant jusqu’à 1844 (dans les sections I, III et IV), la recherche s’est focalisée sur le processus qui a conduit la conception matérialiste de l’histoire et le socialisme scientifique à voir le jour ; sur la confrontation critique avec la philosophie classique de Hegel et de Feuerbach, la philosophie post-hégélienne et le « socialisme vrai » ; sur les analyses consacrées par Marx et Engels aux rapports économiques, sociaux et politiques en Allemagne, en Angleterre et en France, ainsi qu’au rôle du mouvement ouvrier et démocratique dans ces pays21. Entre 1976 et 1981 ont été publiés les volumes de la MEGA² contenant les manuscrits économiques de Marx de 1857-1858 (Grundrisse, II/1) et de 1861-1863 (II/3), ainsi que son ouvrage intitulé Contribution à la critique de l’économie politique (II/2). Dans les années 1980 sont parus deux volumes d’extraits datant de 1850-1853 (Cahiers londoniens, IV/7 et IV/8) que l’on considère comme des travaux préparatoires effectués par Marx en vue du Capital, ainsi que six volumes contenant les quatre éditions allemandes et des éditions étrangères (française et anglaise) du livre I du Capital (II/5 à II/10). L’élaboration de ce grand ensemble de volumes avait été confiée à des groupes de travail des deux instituts qui éditaient la MEGA² ainsi qu’à la section du marxisme-léninisme de l’Université Martin-Luther de Halle, à la Haute école de pédagogie d'Erfurt/Mühlhausen, à la section des sciences économiques de l'Université Humboldt et à l’Académie des sciences de RDA. La collaboration entre ces groupes de travail a été favorisée par la tenue de colloques et la préparation de publications communes. 20. Ibid., p. 3. 21. Cf. ibid., p. 13 sq.
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Du point de vue du contenu, il s’agissait d’« exposer de façon générale la méthode de recherche et d’exposition utilisée par Marx pour étudier la société bourgeoise comme stade de développement de l’humanité22 ». Les recherches historiques ont connu un nouvel élan grâce à l’édition de volumes de la MEGA² contenant des textes de Marx et Engels des années 1850 (I/10-13, III/3-7), notamment des articles pour le New York Tribune et d’autres journaux démocratiques, qui avaient longtemps joué un « rôle secondaire » dans la recherche sur Marx et Engels. « Dans leurs articles publiés dans ces journaux, Marx et Engels analysaient des évolutions économiques, sociales et politiques essentielles du capitalisme en cours de développement. […] Ce faisant, Marx et Engels sont parvenus à acquérir des connaissances qui étaient appelées à revêtir une importance extraordinaire pour la stratégie et la tactique du mouvement prolétarien23. » En parallèle était étudiée l’activité de Marx et Engels au sein de l’Association internationale des travailleurs pendant et après la Commune de Paris (I/22, I/24). Un axe de recherche central s’est constitué autour du groupe de travail de la MEGA² de la section de philosophie marxiste-léniniste de l’Université Humboldt, qui a d’abord édité le volume I/26 contenant les manuscrits d’Engels sur la Dialectique de la nature. Ce travail a non seulement conduit à opérer des changements dans l’ordonnancement du texte (chronologique, thématique) par rapport aux éditions précédentes, mais a également permis d’ouvrir la voie à des enquêtes de grande envergure concernant les analyses consacrées par Marx et Engels aux sciences de la nature. Elles ont été approfondies par la publication des extraits de Marx sur la géologie, la minéralogie, la chimie agricole et la chimie inorganique et organique (IV/26, IV/31). Ces sujets, qui ont commencé à être explorés à la fin des années 1980, ont attiré l’attention de militants du climat et d’écologistes de façon grandissante ces 15 dernières années. La réception de la MEGA² en RDA a été favorisée par des publications destinées à l’accompagner. Ainsi, les instituts de Berlin et de Moscou éditaient ensemble un Marx-Engels-Jahrbuch (en allemand, 13 volumes à partir 1978). En même temps, les deux instituts publiaient également des bulletins d’information dans la langue de leur pays ; l’institut de Berlin publiait les Beiträge zur Marx-Engels-Forschung (29 cahiers à partir de 1977). Les partenaires qui coopéraient avec la MEGA² éditaient également les Arbeitsblätter zur Marx-Engels-Forschung (Université Martin-Luther de Halle, à partir de 1976) et les Marx-Engels-Forschungsberichte (Université
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22. Ibid., p. 20. 23. Ibid., p. 22.
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Karl-Marx de Leipzig, à partir de 1981). En outre étaient publiés des recueils sur différents sujets24, avec une attention particulière accordée aux manuscrits économiques des trois livres du Capital (deuxième section de la MEGA²). Tous les projets de la MEGA² étaient coordonnés par le Conseil scientifique de la recherche sur Marx et Engels en RDA (fondé en 1969). Les congrès scientifiques qu’il organisait chaque année avaient des effets importants dans tous les domaines des sciences sociales. Les groupes de travail universitaires que nous avons mentionnés constituaient une base importante pour la réception de la MEGA² en RDA – ils transmettaient immédiatement leurs nouvelles connaissances au sein de leurs domaines de spécialité et pouvaient s’y référer dans leur enseignement. En outre, des rapports de recherche étaient régulièrement publiés dans les revues de sciences sociales de RDA, comme par exemple les Beiträge zur Geschichte der Arbeiterbewegung, la Zeitschrift für Geschichtswissenschaften, la Wirtschaftswissenschaft, la Deutsche Zeitschrift für Philosophie ainsi que dans les séries de revues ordinaires des universités. Concernant l’édition et la réception de la MEGA² en RDA jusqu’en 1990, il est possible de mettre en évidence les aspects suivants en guise de conclusion. Premièrement, l’édition de la MEGA², avec la parution de plusieurs volumes chaque année, a attiré avec le temps une attention grandissante au sein des sciences sociales de RDA. Les collaboratrices et collaborateurs de la MEGA² y ont contribué en se distinguant par leur haut niveau de qualification dans leur domaine de spécialité et par la reconnaissance dont ils ont bénéficié dans le pays et à l’étranger à l’occasion de congrès scientifiques. Deuxièmement, des axes de recherche se sont progressivement constitués en lien avec les travaux en cours ou les projets de volumes de la MEGA². Des sujets de mémoire ou de thèse dans les universités et les établissements d’enseignement supérieur ont été définis en lien avec ces travaux, ce qui, en retour, a eu des effets sur la qualité des éditions. Troisièmement, les principes d’édition de la MEGA² ont été progressivement reconnus comme un modèle dans les sciences de l’édition de RDA, aussi bien en ce qui concerne les éditions littéraires que les éditions philosophiques, ce qui, en définitive, a constitué un aspect important pour la poursuite de la MEGA² après 1990. n Traduit de l’allemand par Jean Quétier 24. Les recueils portaient par exemple les titres suivants : Faire remporter une victoire à notre parti. Études sur l’histoire de la genèse et de l’influence du Capital de Karl Marx (Berlin, 1978) ; La doctrine de Marx concernant la mission historique de la classe ouvrière dans la confrontation idéologique (Berlin, 1980) ; Marx et Engels à propos de la société socialiste et communiste (Berlin, 1981) ; Le deuxième brouillon du Capital. Analyses, aspects, arguments (Berlin, 1983).
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Sur le rapport entre écologie et marxisme en RDA Alexander Amberger, Traduit de l’allemand par Jean Quétier Dans Actuel Marx 2023/2 (n° 74), pages 71 à 88 Éditions Presses Universitaires de France ISSN 0994-4524 ISBN 9782130843214 DOI 10.3917/amx.074.0071
Article disponible en ligne à l’adresse https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2023-2-page-71.htm
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SUR LE RAPPORT ENTRE ÉCOLOGIE ET MARXISME EN RDA Par Alexander AMBERGER
Avec La Loyauté à tout prix. Les floués du « socialisme réel », l’historienne Sonia Combe a publié en 2019 un livre important sur les oppositionnels de gauche en RDA. Au début de l’année 2022, le livre est paru en traduction allemande sous le titre Loyal um jeden Preis. « Linientreue Dissidenten » im Sozialismus1. Les thèses de Combe ont déclenché un débat sur l’état et l’orientation de la recherche sur la RDA et réveillé l’intérêt pour ces intellectuels qui, en tant que marxistes, avaient produit une critique du système au sein même du socialisme réel. Avec quels espoirs les exilés de gauche sont-ils revenus après la Seconde Guerre mondiale, et pourquoi sont-ils allés à l’Est ? Comment ont-ils vécu dans cette société traumatisée, pleine de coupables, de victimes, de complices ? Comment leur expérience occidentale s’est-elle articulée à la dictature du parti et à son idéologie marxiste-léniniste ? En RDA, presque tous les oppositionnels et dissidents notables étaient pour le socialisme ; personne n’était favorable à un rattachement à la RFA ou à un système économique capitaliste en RDA. Ils aspiraient bien plutôt à un socialisme démocratique, même derrière le Mur. Beaucoup d’intellectuels se sont adaptés, mais devaient faire face à des contradictions à l’intérieur d’eux-mêmes. Combe décrit le déchirement qu’entraîne le fait de se taire pour ne pas donner d’arguments à l’adversaire anti-communiste tout en espérant une émancipation du socialisme. Les critiques ouvertes à l’égard de la politique du SED étaient rares. À l’intérieur du parti et en privé, en revanche, la contestation existait, même si elle se tenait dans des limites tacites. Ce n’est que dans de rares cas, par exemple après l’expulsion du chansonnier Wolf Biermann en 1976, que les intellectuels et le monde de la culture protestèrent de façon ouverte. Le livre de Combe, qui mérite vraiment d’être lu, ne prétend pas à l’exhaustivité et, de ce fait, présente quelques lacunes. D’une part, on peut s’interroger sur le choix des protagonistes : il manque des acteurs importants, et certains d’entre eux sont présentés comme plus critiques qu’ils ne l’étaient sans doute réellement. D’autre part, on ne trouve rien
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1. Combe Sonia, La Loyauté à tout prix. Les floués du « socialisme réel », Lormont, Le Bord de l’eau, 2019. Traduction allemande : Combe Sonia, Loyal um jeden Preis. « Linientreue Dissidente » im Sozialismus, Christoph Links Verlag, Berlin, 2022.
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sur la question écologique. Pourtant, non seulement celle-ci revêtait une importance centrale pour trois des plus importants auteurs marxistes à avoir critiqué le SED, mais elle joua aussi un rôle considérable du point de vue de la légitimation vacillante de l’ensemble du système auprès de la population à la fin des années 1980. Combe fait ressortir le déchirement que représente le fait, pour un marxiste, de procéder à une critique du socialisme « réel ». Depuis l’interdiction des fractions par Lénine en 1921, ce n’était pas seulement indésirable, cela pouvait aussi être dangereux. Une critique ouverte à l’égard de la dictature du parti exercée par le SED conduisait rapidement à l’isolement, elle pouvait éventuellement faire l’objet de poursuites pénales, et il n’était pas rare que cela se paye par la perte des privilèges ou de la position sociale dont disposaient les artistes ou les intellectuels. La question écologique, cependant, offrait un espace pour la critique et notamment pour des propositions d’amélioration utopiques. Le risque était beaucoup moins important que celui qui accompagnait les revendications de démocratisation, de liberté d’opinion, de circulation ou de presse. En même temps, la problématique écologique renvoyait à une contradiction qui, au début des années 1970, était devenue considérable. En dépit du fait que Marx et Engels avaient déjà attiré l’attention sur le fait que le capital, dans son processus d’accumulation, épuise et détruit la force de travail et la nature en les valorisant2, il n’y avait globalement que peu de marxistes, dans les années 1970, qui percevaient la nécessité de répondre à la question écologique du point de vue de la théorie marxiste. Les trois oppositionnels de RDA Rudolf Bahro, Wolfgang Harich et Robert Havemann faisaient partie de cette petite minorité de théoriciens. Ils feront l’objet d’une présentation plus détaillée dans la suite de cet article. LE SED ET LES « LIMITES DE LA CROISSANCE » « Le sens idéologique réactionnaire de la théorie de la crise écologique consiste dans le fait de remplacer la révolution socialiste par la protection de l’environnement3. » Cette citation de Kurt Hager résume en une phrase l’attitude officielle du SED face aux avertissements du Club de Rome. Elle date de 1975 et elle est tirée d’un discours commémoratif tenu par Hager, « idéologue en chef » du SED, à l’occasion du centième anniversaire de la Dialectique de la nature de Friedrich Engels. Dans ce discours, il ne s’agissait pas seulement de revenir sur l’histoire de ce texte, mais de le replacer dans le contexte du débat écologique qui, au milieu des années 1970, se répercutait aussi sur la RDA depuis l’Ouest. 2. Voir à ce sujet Saito Kohei, La Nature contre le capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital, Paris, Syllepse, 2021. 3. Hager Kurt, Engels’ « Dialektik der Natur » und die Gegenwart, Berlin, Dietz, 1975, p. 47.
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À l’époque, dans le monde capitaliste, les voix de ceux qui formulaient publiquement des mises en garde au sujet de la destruction de l’environnement se faisaient plus fortes. En l’occurrence, le Club de Rome n’était pas le premier acteur à le faire, il n’a pas non plus entraîné un « big bang » dans le débat, mais il se trouvait au bon endroit au bon moment4. Le large écho qu’il a rencontré auprès du public tenait aussi au fait que ses avertissements n’émanaient pas de la gauche ou d’universitaires isolés. Au contraire : le Club de Rome était un cercle constitué d’élites politiques, économiques et scientifiques, un cercle d’hommes structuré de façon non-démocratique, à la tête duquel se trouvait l’Italien Aurelio Peccei, membre du conseil de surveillance de la FIAT. Peu de temps après sa fondation en 1968, cette organisation avait chargé une équipe de chercheurs, réunie autour de Dennis Meadows du MIT, de procéder à une extrapolation des tendances globales à l’aide des techniques informatiques les plus récentes. Grâce au progrès technique, il était possible de réaliser des recherches sur l’avenir assistées par ordinateur. Des données venues du monde entier ont servi à nourrir un macro-ordinateur et la focale a été mise sur cinq grandes tendances qui, aux yeux des chercheurs, étaient corrélées les unes aux autres : premièrement, la croissance exponentielle de la population mondiale ; deuxièmement la sous-alimentation ; troisièmement, l’industrialisation croissante ; quatrièmement, le besoin croissant de matières premières ; cinquièmement, la destruction d’espaces de vie. Les résultats de l’étude ont débouché sur un scénario terrifiant. D’après les pronostics, la poursuite d’une croissance sans frein transformerait la terre en un désert inhabitable en environ un siècle. L’équipe autour de Meadows ne proposait pas seulement une analyse, elle soumettait également à la discussion des propositions politiques susceptibles d’empêcher la catastrophe. Elle plaidait pour une régulation rapide de la croissance, pour une stabilisation des chiffres au niveau d’un équilibre. La population et le capital devaient être maintenus constants, mais pas les facteurs qui ne causaient aucun dommage à l’environnement, c’est-à-dire les activités post-matérielles comme l’éducation, la musique, l’art, la recherche ou le sport. Cela devait être rendu possible par l’accroissement de l’élément qualitatif pour une quantité de capital inchangée et grâce à une amélioration de la recherche et de la technique, par une augmentation de l’efficience des moyens de production et, ce faisant, par l’augmentation du temps libre mis à la disposition des individus. Les solutions techniques devaient être perfectionnées lorsqu’elles étaient au service de la protection de l’environnement, à travers le recyclage, l’efficience ou les énergies renouvelables. « Les objectifs de long terme doivent être spé-
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4. Voir à ce sujet Radkau Joachim, Die Ära der Ökologie. Eine Weltgeschichte, Munich, C. H. Beck, 2011, p. 149 ; Adler Frank, Wachstumskritik, Postwachstum, Degrowth. Wegweiser aus der (kapitalistischen) Zivilisationskrise, Munich, Oekom Verlag, 2022, pp. 236-244.
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cifiés et les objectifs de court-terme doivent être en cohérence avec eux5. » Cette démarche, qui ressemble à une perche tendue vers la planification écologique, s’est heurtée à un rejet massif de la part de la gauche, à l’Est comme à l’Ouest. La focalisation sur les luttes ouvrières traditionnelles, le salariat et les revendications syndicales, c’est-à-dire l’exigence d’une part aussi grande que possible de la survaleur obtenue grâce à la croissance économique, ne laissait que très peu de place à une critique de gauche de la croissance. Peu sont ceux qui ont perçu la teneur émancipatrice des écrits de jeunesse de Marx, qui était compatible avec une tout autre forme d’économie. La protection de l’environnement n’était pas considérée comme de gauche. La « conservation » de la création, la préservation de la « nature » et de la « patrie » étaient plutôt des formules de la droite. Au lieu de cela, les syndicalistes ouest-allemands argumentaient en disant que les appels à la modération risquaient de saper leurs revendications en faveur de la hausse des salaires et de conduire le prolétariat à l’inaction6. En RDA, la justification idéologique qui conduisait à récuser les avertissements du rapport du Club de Rome était différente, mais le rejet était encore bien plus fort. Cela tenait sans doute aussi au fait que presque personne, à la direction du SED, n’avait lu le livre en entier. La plupart des tentatives d’argumentation étaient incroyablement faibles et bornées. Comme on l’a vu plus haut à travers l’exemple de Kurt Hager, le SED rejetait la faute sur la crise. L’ensemble était présenté comme un problème de l’impérialisme dans sa phase de déclin. Les cinq tendances étaient décrites comme des symptômes de la crise du capitalisme occidental. Le temps du « miracle économique » permis par le plan Marshall était révolu, tandis que les économies des États du socialisme réel venaient de terminer de réparer les dégâts liés à la guerre et commençaient à peine leur croissance. Et c’est justement à ce moment-là que le capital occidental avait l’idée de freiner le développement du socialisme en soulevant la question de la croissance. C’est de cette façon qu’argumentait, par exemple, Jürgen Kuczynski7, l’un des économistes les plus importants de RDA. La croyance au progrès conditionnait l’édification du socialisme réel. UNE CRITIQUE ADRESSÉE À CEUX QUI REGARDENT AILLEURS ET DES CONTRE-PROJETS ÉCO-COMMUNISTES En RDA, la publication de résultats de recherche ainsi que les discussions concernant de nouvelles connaissances scientifiques étaient, de 5. Meadows Dennis et alii, The Limits to Growth. A Report for the Club of Rome’s Project on the Predicament of Mankind, New York, Universe Books, 1972, p. 182. 6. Voir Amberger Alexander, « Die Steilvorlage blieb liegen. Der Bericht “Die Grenzen des Wachstums” stieß in der zerstrittenen deutschen Linken auf Ablehnung. Nur wenige Marxist*innen dachten grün », Analyse & Kritik. Zeitung für linke Debatte & Praxis, n° 678, 2021. 7. Kuczynski Jürgen, Das Gleichgewicht der Null. Zu den Theorien des Null-Wachstums, Berlin, Akademie Verlag, 1973.
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manière générale, régulées par l’État. Il n’y avait pas de possibilités de publication, de revues ou d’éditions qui soient indépendantes. De nombreuses thèses de doctorat, par exemple, n’étaient pas publiées. De même, les livres ou les textes scientifiques de l’Ouest n’étaient que rarement édités en RDA. En règle générale, ils l’étaient lorsque qu’ils accompagnaient la politique du SED ou pouvaient être utilisés politiquement contre l’Ouest. Les textes portant sur la question écologique n’étaient pas reproduits. Comme dans ce domaine la RDA n’était pas plus exemplaire que l’Ouest et que le sujet était traité de manière expéditive et présenté comme une « contradiction secondaire », les seuls livres qui paraissaient étaient ceux qui justifiaient le fait de considérer que le débat sur l’environnement n’était pas pertinent pour la RDA, et qui déclaraient que le problème était un problème purement occidental. L’argumentation était la suivante. Le socialisme est en cours d’édification en RDA. Nous entretenons une rivalité systémique avec le capitalisme. Si nous voulons gagner ce conflit, nous ne pouvons pas tenir compte de l’environnement. Après la victoire, nous remédierons immédiatement aux dégâts faits à l’environnement et, dès lors, l’économie deviendra écologique. Le socialisme pourra alors prouver qu’il peut aussi surmonter cette « contradiction secondaire8 ». Du point de vue de la politique économique, pendant les deux premières décennies de la RDA, sous le mandat de Walter Ulbricht, on avait misé sur la construction des moyens de production et, pour cette raison, on avait renoncé à accroître le niveau de vie de la population en améliorant les biens de consommation. Erich Honecker, le successeur d’Ulbricht, a changé ces priorités à partir du début des années 1970. Il espérait que la productivité des travailleurs allait augmenter s’ils disposaient de meilleures conditions matérielles de vie. Biens de consommation, logements préfabriqués en béton, automobiles, téléviseurs, machines à laver, etc., tout cela devait rendre la vie plus agréable et ainsi consolider la légitimité de la RDA comme État allemand à part entière auprès de la population. Le financement était assuré par des crédits étrangers. Ce plan ne devait finalement pas se réaliser, comme la fin des années 1980 nous l’a montré. Mais c’est une autre histoire9. Au début des années 1970, le changement de stratégie politique a d’abord semblé porter ses fruits. La qualité de vie s’est améliorée, de nouveaux logements ont été bâtis, il y avait de meilleures possibilités de consommation, la RDA pouvait afficher une croissance économique positive. Quelques marxistes ont sévèrement critiqué le fait que cela se fasse au
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8. Voir Amberger Alexander, Bahro – Harich – Havemann. Marxistische Systemkritik und politische Utopie in der DDR, Paderborn, Verlag Ferdinand Schöningh, 2014, pp. 30-49. 9. Concernant l’histoire économique de la RDA, on renverra pour plus de précision aux travaux de Jörg Roesler ainsi qu’à l’ouvrage classique d’André Steiner paru en 2004 : Steiner André, Von Plan zu Plan. Eine Wirtschaftsgeschichte der DDR, Munich, Deutsche Verlags-Anstalt, 2004.
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détriment de l’environnement et ont insisté sur le fait qu’imiter le consumérisme occidental avait peu à voir avec le marxisme. Ils ont pris très au sérieux les avertissements des scientifiques occidentaux et ont cherché à apporter des réponses à la question écologique. Les plus célèbres de ces critiques furent Rudolf Bahro, Wolfgang Harich et Robert Havemann. Leur point de vue était que seul le communisme pouvait proposer une alternative fonctionnelle au capitalisme de l’Ouest, dont la destruction de l’environnement constituait une tendance immanente, mais que le socialisme réel, guidé par sa politique de croissance et sa politique industrielle, ne pouvait pas le faire. Ils ont cherché à construire des modèles qui puissent constituer des alternatives sérieuses au capitalisme occidental. En tant que marxistes, ils ne plaidaient toutefois pas seulement en faveur d’un communisme écologique mais, d’une manière inhabituelle, liaient aussi cette perspective avec l’exigence d’une pensée utopique dans le contexte de la crise écologique. Ils étaient sans doute les plus célèbres dissidents de RDA. Dans l’historiographie actuelle et le travail de mémoire [Aufarbeitung] sur la dictature du SED, ils sont pourtant devenus des figures marginales. Et lorsque leurs noms sont mentionnés, c’est plutôt pour évoquer l’injustice qu’ils ont subie et les revendications oppositionnelles liées aux droits civiques et aux droits humains. Pourtant, la liberté au sens du capitalisme ne constituait pas une alternative sérieuse pour Bahro, Harich et Havemann. En cela, ils étaient en accord avec Ernst Bloch, qui avait certes quitté – contre son gré – Leipzig pour Tübingen en 1961, mais qui s’en est tenu jusqu’à la fin au credo suivant : « La liberté en tant qu’utopie du capitalisme occidental, c’est du chloroforme.10 » Ce que les trois dissidents avaient à l’esprit, c’était un autre socialisme, pas un non-socialisme. Leurs utopies écologiques, Communisme sans croissance ?11 (Harich, 1975), L’Alternative12 (Bahro, 1977), et Demain13 (Havemann, 1980) sont dignes d’attention à plusieurs égards. Ces trois auteurs critiques à l’égard du SED utilisaient l’utopie et ses éléments constitutifs – une analyse et une critique de l’existant liées à un projet alternatif – pour nommer les aspects du socialisme réel qu’il fallait rejeter, et proposer des stratégies pour en venir à bout. Ce faisant, ils étaient assis entre plusieurs chaises. Premièrement, à l’intérieur de l’opposition au sein du bloc de l’Est dans son ensemble, ils appartenaient à la petite minorité des critiques marxistes convaincus. Deuxièmement, à l’intérieur du marxisme, ils appartenaient à la petite 10. Bloch Ernst, Le Principe espérance, t. II, Paris, Gallimard, 1982, p. 170 (trad. mod.). 11. Harich Wolfgang, Kommunismus ohne Wachstum ? Babeuf und der « Club of Rome », 2e éd., Reinbek, Rowohlt Verlag, 1975. 12. Bahro Rudolf, Die Alternative. Zur Kritik des real existierenden Sozialismus, 3e édition, Cologne & Francfort-sur-le-Main, Europäische Verlagsanstalt, 1977. 13. Havemann Robert, Morgen. Die Industriegesellschaft am Scheideweg. Kritik und reale Utopie, Munich, Piper Verlag, 1980.
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minorité qui se revendiquait de l’utopie. Troisièmement, au sein de l’histoire du genre littéraire de l’utopie, les trois auteurs étaient parmi les derniers à s’en tenir à des projets eutopiques, c’est-à-dire orientés vers des sociétés utopiques supposées fonctionner sans contradictions internes majeures. En l’occurrence, avec son Communisme sans croissance ?, Harich se rattachait même à une ligne utopique depuis longtemps dépassée, celles des projets dictatoriaux draconiens. Les trois « dissidents » n’étaient pas amis14. Ils n’entretenaient pas non plus d’échanges scientifiques et ne communiquaient pas entre eux au sujet des questions écologiques. Ils se distinguaient d’abord par leur âge : Havemann était né en 1910, Harich en 1923 et Bahro en 1935. Havemann venait d’un milieu bourgeois, avait terminé ses études de chimie en 1933 et fait ensuite partie de la résistance communiste, ce qui lui valut d’être condamné à mort. Après sa libération par l’Armée rouge, il devint, en mai 1945, à l’âge de 35 ans, un professeur doté d’une grande renommée antifasciste et scientifique. Après la guerre, Havemann a fait une carrière fulgurante dans le jeune État et est devenu un « cumulard » dans le domaine scientifique et politique. Dans sa jeunesse, Wolfgang Harich a été incorporé dans la Wehrmacht, il a déserté deux fois et a finalement lui aussi été actif au sein de la résistance pendant la dernière année de la guerre. En mai 1945, il s’était forgé une réputation d’intellectuel antifasciste qui lui permit de faire une carrière fulgurante en tant que philosophe et publiciste dans l’après-guerre. Harich a étudié la philosophie, a rapidement soutenu sa thèse de doctorat, puis est devenu enseignant à l’Université Humboldt de Berlin et rédacteur en chef de la Deutsche Zeitschrift für Philosophie nouvellement fondée. Il travaillait par ailleurs comme lecteur dans la maison d’édition Aufbau, ce qui lui permit de tisser des liens étroits avec des penseurs de renom comme Ernst Bloch ou Georg Lukács. Rudolf Bahro est né en Basse-Silésie pendant la dictature fasciste. Il a vécu le traumatisme de la guerre lorsqu’il était enfant. En 1945, contraint à la fuite, il perdit sa mère et deux de ses frères et sœurs, et il fut par la suite élevé par son père dans la province du Brandebourg. Il a lui aussi étudié la philosophie, mais seulement au milieu des années 1950. Lorsqu’il était jeune étudiant, Bahro était un fervent stalinien. Pour de nombreux intellectuels, le XXe Congrès du PCUS du début de l’année 1956 a représenté une césure. Suivant l’impulsion de Moscou, ils ont exigé la mise en place en RDA d’une confrontation d’opinions ouverte,
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14. En tout cas, ils n’avaient pas de liens d’amitié et n’agissaient pas ensemble politiquement. Chacun combattait de son côté, et il y a même eu parfois des déclarations offensantes des uns à l’égard des autres. Voir Amberger Alexander, « Wolfgang Harich und die “aus-der-Bahn-Geworfenen”. Das Spannungsfeld Bahro-Harich-Havemann », in Heyer Andreas (dir.), Wolfgang Harichs politische Philosophie, Hambourg, Verlag Dr Kovač, 2012, pp. 36-54.
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de réformes démocratiques et d’un travail de mémoire [Aufarbeitung] sur le stalinisme, ainsi qu’une rupture avec la politique menée jusque-là et avec ses protagonistes. En la matière, Harich a été un acteur de premier plan, tandis que Bahro et Havemann n’ont joué qu’un rôle secondaire. À la fin de l’année 1956, la situation politique avait changé. À la suite des soulèvements en Hongrie et en Pologne, Moscou avait pris peur de son propre courage et avait à nouveau misé sur la stabilité plutôt que sur des expériences de déstalinisation. Le bref « dégel » était terminé. La direction du SED autour d’Ulbricht a riposté et discipliné les intellectuels critiques qui s’étaient montré trop audacieux, à commencer par Harich. À la suite d’un procès spectacle, il a été placé en détention et n’a été libéré qu’en 1964 – l’année où Havemann est devenu un oppositionnel. Après sa libération, Harich s’est montré loyal à l’égard de la politique du SED (abstraction faite de la question écologique), tandis que Havemann a assumé le rôle de dissident et d’ « ennemi public n° 1 » du régime dans les médias occidentaux. L’année révolutionnaire 1968 a conduit les intellectuels à formuler de nombreuses analyses. Bahro et Havemann ont placé de grands espoirs dans les socialistes réformateurs de Tchécoslovaquie. L’écrasement du « Printemps de Prague » par les armées du Pacte de Varsovie a marqué, pour l’un comme pour l’autre, une césure négative dans l’évolution du socialisme et a constitué un moteur central pour leur attitude personnelle. À la suite de cela, Bahro s’est mis à travailler à la rédaction de son Alternative, et Havemann a publié à l’Ouest en 1970 un ouvrage rageur intitulé Questions, réponses, questions. Harich, au contraire, s’est opposé ouvertement aux communistes réformateurs et, dans Pour une critique de l’impatience révolutionnaire, il a de surcroît polémiqué contre l’aile anarchiste anti-autoritaire de l’opposition extra-parlementaire occidentale, notamment contre Daniel Cohn-Bendit. Il était devenu le défenseur d’un modèle étatique fortement institutionnalisé et considérait que ce dernier était le seul à pouvoir constituer un instrument approprié pour édifier le socialisme. Dans sa Critique de l’impatience révolutionnaire, il reprochait également aux étudiants révoltés de faire usage d’une mauvaise tactique en s’imaginant pouvoir immédiatement venir à bout du capitalisme et passer à la société sans classes. Pour sa part, il privilégiait au contraire une stratégie de long terme. Peu de temps après, la question écologique est devenue centrale, et Harich s’est mis à plaider en faveur d’une transition rapide vers le communisme afin de sauver le monde15. 15. Depuis 2012, le politologue Andreas Heyer édite les œuvres posthumes de Wolfgang Harich. L’édition comporte 20 volumes (URL : https://www.nomos-shop.de/tectum/titel/schriften-aus-dem-nachlass-id-98218/). Le volume 7 paru en 2014 rassemble les textes de la polémique de Harich contre l’anarchisme et contient, entre autres, Pour une critique de l’impatience révolutionnaire, ainsi que le manuscrit jusque-là inédit intitulé Le groupe Baader-Meinhof, qui inaugure la rupture de Harich avec une stratégie de transformation de long terme en direction du communisme.
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WOLFGANG HARICH ET L’ÉCO-DICTATURE À LA BABEUF Wolfgang Harich a découvert au début des années 1970 les débats occidentaux concernant les conséquences globales de la croissance économique et a immédiatement pris fait et cause pour la défense de l’environnement. L’écologie est devenue du jour au lendemain si centrale pour lui que toutes les autres questions culturelles et philosophiques ont été placées à l’arrièreplan. Il a essayé de porter la question au sein du SED. L’enseignement qu’il avait tiré de l’échec et de l’incarcération de 1956 était de cesser toute activité conspiratrice et de faire connaître au parti chacune de ses actions. Il a donc écrit sans relâche des lettres aux responsables culturels et aux dirigeants du parti, dans lesquelles il réclamait que des livres occidentaux sur l’écologie soient édités en RDA ou encore que des mesures politiques soient prises contre les chlorofluorocarbures16. Toutefois, le SED s’est contenté de le laisser mariner. Il a également proposé à plusieurs reprises au parti d’éditer son œuvre principale, Communisme sans croissance ?, rédigée en 1975, en se disant prêt à faire des concessions sur le contenu, mais en vain. Le livre est paru à Hambourg. Il contenait six entretiens et un échange de lettres avec l’éditeur social-démocrate ouest-allemand Freimut Duve. Dans Communisme sans croissance ? Babeuf et le « Club de Rome » – tel était le titre complet –, Harich plaidait en faveur d’une rupture avec l’objectif de la croissance économique. D’après lui, la seule possibilité permettant de résoudre les problèmes pressants auxquels l’humanité était confrontée était la mise en place d’une éco-dictature globale sur le modèle du socialisme réel – mais sans l’aspiration à mieux approvisionner la population en biens de luxe. Harich écrivait : « Étant donné le niveau atteint aujourd’hui par le développement des forces productives, je considère que le passage immédiat au communisme est possible et, au regard de la crise écologique, il me semble être nécessaire et urgent. Toutefois, je ne crois pas qu’il existera un jour une société communiste où chacun pourra vivre dans l’abondance et se servir sans restrictions, comme nous, marxistes, y avons aspiré jusqu’ici. Sur ce point, il faut que nous nous corrigions17. » Afin d’atteindre les objectifs du Club de Rome, le renversement de la bourgeoisie et la réalisation du communisme étaient présentés comme la seule option. Harich voulait faire de la « dictature du prolétariat » – conçue à l’origine dans le marxisme-léninisme comme une simple phase de transition vers le communisme – un état historique définitif sous une forme écologique. Cela impliquait de renoncer au dépérissement de l’État dans la phase ultérieure du communisme. De surcroît, Harich s’opposait à l’idéologie du SED sur un autre point central en présentant le passage
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16. Voir à ce sujet les volumes 8 et 14 des œuvres posthumes. Ils contiennent les analyses de Harich sur la question écologique et en particulier toutes ses lettres et requêtes adressées aux dirigeants du parti. 17. Harich Wolfgang, Kommunismus ohne Wachstum ?, op. cit., p. 32 et suivantes.
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direct du capitalisme occidental à l’éco-communisme comme possible. Le socialisme du SED, qui se désignait lui-même comme un stade d’édification, devenait ainsi obsolète. Ce faisant, le philosophe niait l’ambition de progrès qui était celle des dirigeants du socialisme réel. Et il sacrifiait la promesse d’un avenir communiste fondé sur le bien-être au profit d’une préservation des conditions de vie de l’humanité sur la terre. Selon Harich, la démocratie et les instruments de l’économie de marché s’opposaient à tous les efforts à faire pour garantir les conditions écologiques permettant de survivre. La direction du SED a manifesté peu d’enthousiasme pour ses propositions, mais elle ne savait pas non plus comment elle devait réagir face à elles. Car le philosophe mentionnait certes les atteintes aux droits humains, comme le faisaient les autres oppositionnels, mais il les saluait et les présentait comme nécessaires pour des raisons écologiques. C’était un éloge mal placé. Au lieu de critiquer la dictature, Harich réclamait sa consolidation et son adaptation à l’échelle globale. D’après lui, l’élimination de la concurrence sur le marché mondial devait permettre de mettre en place des lieux de production écologiquement soutenables. Une administration centrale devait coordonner tout cela : « Il y aurait une planification économique mondiale élaborée par le conseil économique mondial avec ses conditions de contingentement pour tous les produits industriels, et les particuliers disposeraient de cartes de rationnement, de coupons d’achat et basta18. » Harich ne considérait toutefois pas son projet comme un communisme de caserne dans lequel l’être humain serait un être asservi. Se référant à l’utopiste français Gracchus Babeuf (1760-1797), il misait sur un modèle étatiste dans lequel le bien commun et le bonheur des individus coïncideraient et seraient réalisés : « Le communisme sera issu de la victoire de la révolution prolétarienne mondiale et prendra la forme d’un système global d’aide mutuelle et de couverture réciproque des besoins, libéré de l’échange marchand, de la concurrence, des balances commerciales, etc., qui sera exclusivement orienté en direction de l’intérêt optimal de tous19. » Pour imposer ses idées, qui étaient adressées à Brejnev et Honecker, Harich misait sur une transformation par en haut, et il supposait que les êtres humains se soumettraient de leur plein gré à la volonté collective en comprenant la nécessité écologique. D’après lui, un tel communisme écologique, en rupture avec le modèle matériel occidental, aurait représenté une réelle alternative. Il appartenait ensuite aux gouvernants de le vendre comme un modèle plus attractif que le capitalisme contemporain. Le point de vue que défendait Harich dans son projet était qu’un pas18. Ibidem, p. 167. 19. Ibidem, p. 168.
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sage aussi rapide que possible à l’éco-dictature communiste permettrait, sur le long terme, de préserver davantage de libertés que ne pouvait le faire le capitalisme avec ses « libertés bourgeoises », qui deviendraient de toute façon intenables à mesure que s’aiguiseraient les contradictions de la croissance, faisant finalement planer la menace d’un éco-fascisme. Il lui préférait un éco-communisme. La contradiction apparente au sein de la biographie de Harich tient au fait qu’il a été condamné en 1956 à dix années de détention pour ses aspirations à une déstalinisation et à une réforme du communisme. Vingtcinq ans plus tard, la résolution des problèmes écologiques était pourtant bien plus importante à ses yeux que la lutte pour une démocratisation de la RDA. Le désintérêt du SED pour ses propositions écologiques a plongé Harich dans la consternation et l’a poussé à se rendre provisoirement à l’Ouest (avec un visa et en conservant le titre de citoyen de RDA). De 1979 à 1981, il y a pris part à la fondation des Verts. Après son retour en RDA, on n’a plus beaucoup parlé de lui. Après 1990, Harich s’est engagé dans le travail de mémoire [Aufarbeitung] autour de l’histoire des deux Allemagne et s’est positionné en faveur d’une discussion d’égal à égal – donc contre le regard historique unilatéral des vainqueurs. Il prit ses distances avec le concept d’éco-dictature et se mit en quête d’un communisme écologique démocratique20. Il mourut en 1995 à Berlin.
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DEMAIN, L’UTOPIE TECHNIQUE COMMUNISTE DE ROBERT HAVEMANN Dans le discours actuel sur le degrowth et la décroissance*, il existe une ligne de fracture au sujet des possibilités et des limites de la technique. Les uns considèrent qu’en dépit de tous les progrès imaginables, il ne sera jamais possible d’établir un équilibre entre l’être humain et la nature, entre le mode de production capitaliste et les ressources naturelles. L’effet rebond est toujours mis en avant pour montrer que chaque économie rendue possible par la technique est immédiatement réduite à néant par la création d’un nouveau besoin ou par un perfectionnement du produit orienté vers le consommateur (davantage de chevaux dans un moteur, davantage d’électronique, une résolution d’écran plus élevée, etc.). Les autres sont d’avis que le mode de vie actuel pourrait être conservé sous une forme similaire si les possibilités de la technique la plus moderne étaient pleinement exploitées dans la perspective de l’efficience. Cela va des voitures électriques à la géo-ingénierie et au captage du CO² destinés à réduire les émissions polluantes et la consommation, en passant par la construction et le chauffage écologiques. Dans le spectre politique, cette 20. Harich Wolfgang, « Weltrevolution jetzt. Zur jüngsten Veröffentlichung des Club of Rome », Z. Zeitschrift Marxistische Erneuerung, n° 8, 1991, pp. 63-72.
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forme d’économie verte est aussi bien défendue par des partisans d’un « Green New Deal » favorables au capitalisme que par des syndicalistes soucieux d’écologie et souhaitant préserver les postes de travail – et ainsi les emplois de leurs adhérents – dans le système du salariat à l’aide d’une technologie verte. Mais l’optimisme technique ne se trouve pas seulement chez les partisans progressistes verts du capitalisme actuel, on le rencontre aussi parmi les forces anarchistes et communistes de naguère. Demain, l’utopie de Robert Havemann, en est un exemple. À la différence de Wolfgang Harich et de Rudolf Bahro, ce n’était pas un philosophe mais un scientifique. Avant 1964, il était l’un des chimistes les plus importants de RDA. Cet arrière-plan personnel constitue peut-être l’une des raisons de l’optimisme technique de Havemann à l’égard des problèmes écologiques. Entre le milieu des années 1960 et sa mort en 1982, Havemann était le dissident de RDA le plus connu internationalement. Il est parvenu à plusieurs reprises, dans des livres et des articles de journaux, à mettre en évidence les déficits démocratiques du socialisme réel à partir d’une perspective marxiste, à réclamer une pratique scientifique libre sans interférence politique, et à exiger des libertés et des droits fondamentaux, ainsi qu’un socialisme démocratique. L’objectif de Havemann n’était pas de faire tomber le mur ou de se débarrasser de la RDA pour la rattacher à la RFA capitaliste comme cela s’est produit en 1990. Il cherchait bien plutôt une « troisième voie » entre le capitalisme et le socialisme réel. Si, à la fin des années 1960, cette recherche était encore guidée par les revendications du « Printemps de Prague », la question écologique s’y est ajoutée dans les années 1970. Dans son utopie intitulée Demain. La société industrielle à la croisée des chemins, qu’il avait commencé à rédiger au milieu des années 1970 et qui paraîtra finalement en 1980, Havemann attirait l’attention sur le fiasco économique et écologique qui se profilait à l’horizon si ne se produisait pas un changement fondamental dans la pensée et l’action de l’humanité. Demain se compose de deux parties : à une analyse du présent est opposée une alternative sous la forme d’une utopie. Dans la partie analytique, Havemann déplorait la course aux armements, l’inégalité sociale globale marquée d’un côté par le gaspillage occidental, d’un autre côté par la faim dans le tiers-monde, ainsi que l’obsession du luxe et le gaspillage des ressources qui conduisaient finalement à d’énormes montagnes de déchets. Tout comme Harich, il considérait que le capitalisme ne pouvait pas résoudre la crise globale car il était condamné à la croissance. Mais aux yeux de Havemann, le capitalisme n’était pas le seul à être inapte à régler le problème, c’était aussi le cas du socialisme réel. Il ne considérait pas que le communisme devait nécessairement suivre l’évolution manquée
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qui avait été celle du socialisme après la révolution d’Octobre. C’est pour cette raison que Havemann voulait esquisser une utopie communiste de la troisième voie qui devait servir d’« esquisse » et d’incitation. Il appelait cela « le voyage dans le pays de nos espérances » – un emprunt évident au Principe espérance d’Ernst Bloch. Dans la partie utopique du livre, il invente, comme Thomas More l’avait déjà fait 450 ans avant lui, un compte rendu de voyage dans un pays appelé « utopie ». Il s’y est rendu avec sa famille pour le visiter et raconte que la science et la technique y sont au service de l’être humain et procurent du bonheur sans qu’il y ait d’effets indésirables. La femme est libérée des chaînes du patriarcat, les ressources naturelles sont utilisées de manière sensée au lieu d’être gaspillées (par exemple, on renonce presque entièrement aux automobiles), et il existe, de façon générale, une conscience environnementale très marquée. La société dans son ensemble accorde une grande valeur au savoir et à l’éducation. Les villes, qui par le passé étaient des manifestations architecturales de l’aliénation humaine, n’existent plus et ont été remplacées par un mode d’habitat décentralisé. De façon générale, l’être humain s’est débarrassé des chaînes de la société industrielle et se consacre exclusivement à son propre épanouissement personnel. Dans le projet d’avenir hédoniste de Havemann, on pratique les arts, une langue mondiale permet la communication à l’échelle globale, nul n’est contraint de travailler et l’argent n’existe plus. En l’absence de l’ancien mode de travail et de l’ancienne division du travail, il n’y a plus non plus de voyages en automobile ou en avion, puisque rien ne presse. Les êtres humains peuvent désormais découvrir le monde sans hâte ni tension. Toute l’énergie est produite par de petites centrales à fusion ou hydroélectriques, ce qui montre à quel point la pensée de Havemann était focalisée sur la technique. Dans l’ensemble, une bonne planification permet de réduire considérablement la consommation et les besoins. Pour Havemann, le passage de l’humanité à une telle utopie n’était réalisable que par un profond bouleversement des rapports sociaux. Il se demandait si une telle possibilité existait véritablement et analysait le présent dans lequel il vivait. Se plaçant dans une perspective marxiste, il en arrivait à la conclusion selon laquelle les rapports de production actuels allaient entraver de plus en plus le développement des forces productives et que, de ce fait, les contradictions de classe allaient croître et la révolution arriver à maturité. Conformément à la vision classique du marxiste, il continuait de considérer que le prolétariat était le sujet de la transformation sociale. En tant que scientifique, Havemann considérait que les conséquences négatives de la technique étaient des contradictions secondaires, qui pourraient être résolues par la recherche et le développement. Il
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ne refusait même pas l’énergie nucléaire tant qu’elle s’accompagnait d’un changement général dans les consciences. Dès les années 1950, alors qu’il était encore l’un des scientifiques les plus en vue de RDA et un « cumulard » du SED, Havemann avait protesté à Berlin-Ouest contre les bombes atomiques des États-Unis, mais il avait en même temps salué et justifié l’usage communiste de l’énergie nucléaire. Jusqu’à sa mort en 1982, il est resté favorable à l’idée selon laquelle la technologie pouvait être bonne si elle était placée entre des mains socialistes21.
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LA RÉPONSE AUX CHARS DE PRAGUE : L’ALTERNATIVE DE RUDOLF BAHRO Lorsque les chars sont entrés dans Prague en 1968 et ont mis un terme sanglant à la politique réformatrice des communistes tchécoslovaques, Rudolf Bahro était âgé de 32 ans. Jusque-là, cet orphelin de guerre expulsé de son territoire natal avait réussi à s’élever jusqu’au statut de diplômé de philosophie et de jeune cadre de niveau intermédiaire dans l’appareil du parti. Pourtant, dès le milieu des années 1960, des doutes ont commencé à l’assaillir. La voie empruntée par le socialisme réel était-elle la bonne ? Allait-elle vraiment mener à une société communiste ? Les événements de 1968 à Prague lui ont ensuite fait prendre clairement conscience du fait que la couche dirigeante ne songeait pas du tout à faire évoluer le socialisme. Il a déclaré par la suite qu’il avait conçu son livre intitulé L’Alternative. Pour une critique du socialisme réel comme une « réponse haineuse aux chars22 ». C’est dans ce livre qu’il a exposé ses réflexions en 1977. Bahro a lui aussi repris le schéma utopique classique consistant à analyser la société existante et à lui opposer une utopie. Le livre se compose de trois parties. Dans la première, il décrit la naissance et les malformations congénitales du socialisme réel ; dans la deuxième, il analyse le système tel qu’il existe à son époque ; et dans la troisième il présente des chemins de développement alternatifs et des voies de transformation. Il considérait que le passage à un véritable socialisme ne serait possible que par l’intermédiaire d’une révolution culturelle intellectuelle. À ses yeux, il fallait que les êtres humains puissent influer de façon active et consciente sur le cours de l’histoire. Se référant à la doctrine marxiste de l’aliénation et au jeune Marx, Bahro plaidait en faveur d’une émancipation globale : « Dans son ensemble, le type de reproduction élargie que la civilisation européenne a produit dans son ère capitaliste, cette expansion dans toutes les dimensions matérielles et techniques qui s’est amplifiée à la manière d’une avalanche, commence à se présenter comme insoutenable. Le succès 21. Voir Amberger Alexander, Bahro – Harich – Havemann, op. cit., p. 221. 22. Bahro Rudolf, « Das Buch von der Befreiung aus dem Untergang der DDR » (1995), in Herzberg Guntolf (dir.), Rudolf Bahro : Denker – Reformator – Homo politicus, Berlin, Edition Ost, 2007, p. 86.
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que nous avons obtenu à l’aide de nos instruments de domination de la nature menace de nous anéantir, ainsi que tous ceux qu’il entraîne impitoyablement dans son tourbillon23. » Dans la lecture écologique de Bahro, le travailleur n’est pas le seul à souffrir de l’aliénation, c’est aussi le cas de la société dans son ensemble et de l’environnement naturel. Son utopie visait à venir à bout de toute cette « méga-machine » – à l’Est comme à l’Ouest. Contrairement à Havemann, Bahro s’opposait à la croyance selon laquelle le progrès technique pourrait permettre de résoudre les problèmes de la société industrielle. Il y voyait bien plutôt « l’une des illusions du présent les plus hostiles à la vie24 ». Le communisme au sens de Bahro signifiait plutôt une croissance et une vie réfléchies, régulées, soutenables et harmonieuses. Pour cela, une pondération, un équilibre entre l’être humain et la nature était nécessaire, sans lequel le « saut dans le règne de la liberté » demeurerait impossible. Il fallait aussi venir à bout de la structure hiérarchique de la société, dont les piliers principaux étaient constitués, aux yeux de Bahro, par la division du travail verticale – c’est-à-dire par l’inégalité de valeur et la hiérarchisation au sein des processus de travail. Le projet utopique de Bahro ne se caractérise pas par l’ascèse mais par une rupture avec le comportement des consommateurs tel qu’il existe dans la société industrielle. Son modèle, qui rappelle beaucoup Cent ans après ou l’An 2000 d’Edward Bellamy25, était fondé sur un très haut niveau général d’éducation nécessitant un autre système éducatif. Le livre de Bahro contient aussi bien des éléments de communisme libertaire que des éléments de léninisme sans « -isme ». Il espérait qu’une « Ligue des communistes » rassemblant ceux qui, comme lui-même, étaient actifs au sein de l’appareil du SED et étaient frustrés par le fonctionnement bureaucratique du système, pourrait constituer le sujet de la transformation sociale. Bahro espérait que cette ligue de « vrais » communistes pourrait transformer le système en tant que parti à l’intérieur du parti. Il plaçait ses espoirs dans l’émergence d’un système de conseils décentralisé avec des délégués choisis démocratiquement par la base et envoyés à l’Assemblée nationale. Ce système se serait étendu au monde entier. Après la parution du livre, Bahro a immédiatement été arrêté, puis expulsé en RFA en 1979. Il y a d’abord pris part à la fondation du parti des Verts, mais l’a quitté au milieu des années 1980 en raison de son orientation réaliste. Jusqu’à sa mort en 1997, Bahro est resté en quête de projets de vie alternatifs, et a notamment été actif dans le mouvement des communautés.
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23. Bahro Rudolf, Die Alternative, op. cit., p. 310. 24. Ibidem, p. 311. 25. Voir Amberger Alexander, « Wie viel Bellamy steckt in Rudolf Bahros “Alternative” ? Ein utopiegeschichtlicher Vergleich », Berliner Debatte Initial, n° 26, 2015, pp. 111-122.
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QUELQUES ÉLÉMENTS CONCERNANT LA RÉCEPTION Communisme sans croissance ?, Demain et surtout L’Alternative ont atteint à l’Ouest des tirages à cinq ou six chiffres dont les auteurs écomarxistes d’aujourd’hui ne peuvent que rêver. Cela tenait sans doute aussi au fait que les auteurs venaient de RDA, ce qui leur garantissait automatiquement une plus grande audience et de meilleures offres éditoriales. Après le départ de Bahro en 1979 et la mort de Havemann trois ans plus tard, aucun théoricien notable ne leur a succédé en RDA. L’opposition est-allemande des années 1980 était composée de petits cercles de lecture, de groupes d’écologistes et de femmes, ou de punks qui se rassemblaient sous le giron de l’Église protestante car celle-ci disposait depuis 1978, en tant qu’« Église dans le socialisme », de quelques espaces de liberté vis-àvis du pouvoir d’État. C’est de ce vivier qu’étaient issus beaucoup de ceux qui, à l’automne 1989, sont courageusement descendus dans la rue en prenant de nombreux risques. Ce mouvement était surtout orienté vers la pratique et n’était guidé par aucune théorie unifiée. Donc, s’il y avait eu dans les décennies précédentes quelques dissidents marxistes qui avaient formulé leurs idées dans des livres et des articles sans que cela suscite de mouvement à la base, il s’agissait cette fois-ci d’un mouvement sans dirigeants intellectuels. Harich n’a joué aucun rôle dans ces cercles, car il ne prenait pas position publiquement contre le SED et ne critiquait pas la répression des droits civiques. Il existait certes des cercles de lecture qui s’intéressaient à Bahro et Havemann, mais leurs livres et les utopies qu’ils contenaient n’ont quasiment joué aucun rôle à l’automne 1989. Après 1990, cette tendance s’est poursuivie. Harich passait pour une tête de pioche communiste parce qu’il critiquait la manière dont s’était effectué le rattachement de la RDA à la RFA et réclamait une réunification d’égal à égal (ce que, du reste, il avait fait dès l’automne 1989, avant bien d’autres oppositionnels qui étaient trop longtemps restés attachés à l’illusion d’une RDA socialiste démocratique autonome). Bahro et Havemann ont été présentés comme des dissidents. On passe volontiers sous silence le fait qu’ils étaient pour le socialisme et contre le système de la RFA. Même leurs utopies écologiques ne sont évoquées, dans le meilleur des cas, que de façon marginale dans des cercles spécialisés. Cela tient peut-être au fait que, dans leurs projets politiques, les trois auteurs se référaient de façon positive à Lénine et à son concept de « dictature du prolétariat ». Ils en voulaient simplement une version écologique et véritablement communiste et démocratique. Leurs utopies représentent d’autres lectures, des lectures alternatives opposées au léninisme ossifié du SED. Elles se référaient aux éléments démocratiques qui se trouvaient dans les œuvres du dirigeant révolutionnaire russe. Chacun à sa manière,
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ils assumaient le fait que cette dictature de la majorité était aussi une dictature exercée sur la minorité. Dans le capitalisme – c’était là une opinion qu’ils partageaient tous les trois –, il y avait aussi une dictature, celle exercée par une riche minorité sur la majorité et sur la nature. Si ces auteurs critiques à l’égard du SED étaient tous les trois des anti-staliniens convaincus (même Harich), ils aspiraient tout aussi peu à la démocratie occidentale. S’ils n’avaient pas critiqué le parti, on n’aurait sans doute pas parlé de leur personne et de leurs idées dans les principaux médias de RFA. Ils y apparaissaient régulièrement dans tous les grands journaux et revues, dans les magazines d’information, à la radio et à la télévision. Bien des propos qu’ils y tenaient auraient davantage eu leur place dans Neues Deutschland, l’organe central du SED, et si cela avait été le cas, les médias occidentaux n’y auraient pas accordé le moindre intérêt. Si leurs textes utopiques avaient d’abord été édités par des maisons d’édition de RDA, ils seraient sans doute passés largement inaperçus de l’autre côté du rideau de fer. Toutefois, en raison de l’attitude de la direction du SED, ces textes ont pu produire des effets et avoir de l’écho. La teneur utopique du marxisme avait à cette époque depuis longtemps cédé la place à l’idéologie du marxisme-léninisme dont la fonction était de légitimer le système du socialisme réel. Au lieu de se confronter à un discours et à un débat d’idées marxistes ouverts, le parti s’est attaqué aux hérétiques, en utilisant des moyens entièrement disproportionnés. Grâce à son statut de parti-État au sein d’un système autoritaire, le SED disposait de moyens de répression et les utilisa. Mais du point de vue de la politique économique, il n’a pas mis en place une alternative fondamentale à ce qui existait à l’Ouest : dans un cas comme dans l’autre, les postes de travail et les intérêts de l’industrie étaient plus importants que l’environnement. À l’Ouest, cette configuration a donné naissance au mouvement des Verts qui s’est par la suite institutionnalisé sous forme de partis. En RDA, cette voie n’existait pas. Si l’on voulait penser et agir de façon écologique, on ne pouvait le faire – abstraction faite de petites actions de ramassage des déchets ou autres – que contre le SED, c’est-à-dire dans l’opposition. Dans le mouvement actuel sur le climat, la théorie et l’histoire des idées ne jouent qu’un rôle secondaire. Le mouvement est avant tout orienté vers l’action. De surcroît, dans le discours (allemand) sur la post-croissance et le degrowth, c’est l’aile réaliste modérée qui domine, tandis que les voix anticapitalistes sont minoritaires26. À l’échelle internationale, en revanche, des critiques de renom attirent explicitement l’attention sur le fait que la contrainte de la croissance constitue une caractéristique immanente au système capitaliste et qu’une croissance économique infinie est impossible
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26. Voir Adler Frank, Wachstumskritik, Postwachstum, Degrowth, op. cit.
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sur une planète finie, malgré toutes les tentatives et les idées de « découplage » en la matière. Lorsque le militant du climat suédois Andreas Malm revendique pour cette raison un « éco-léninisme », il est sans le savoir déjà très proche du modèle de Harich. Malgré leur ancrage au sein de la RDA, les utopies éco-marxistes de Bahro, Harich et Havemann méritent encore aujourd’hui d’être lues et discutées. n Traduit de l’allemand par Jean Quétier
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LA RECHERCHE SUR LES FEMMES EN RDA : L’HISTOIRE MÉCONNUE DU WISSENSCHAFTLICHER BEIRAT « DIE FRAU IN DER SOZIALISTISCHEN GESELLSCHAFT » (1964-1990) Par Odile PLANSON
Parmi les traits caractéristiques attribués à la République démocratique allemande (RDA) dans la mémoire collective, le moins négatif est sans conteste la place des femmes dans le monde du travail. Tandis qu’en République fédérale d’Allemagne (RFA) les politiques familiales d’obédience conservatrice tendirent longtemps à favoriser le modèle de la mère au foyer, l’Allemagne socialiste se démarqua par un ensemble de mesures volontaristes devant faciliter la conciliation du travail économique et du travail domestique. Aussi est-il vrai qu’à la veille de la disparition de la RDA en 1989, le taux des femmes en activité ou en formation professionnelle atteignait les 91,3 % contre 51 % en Allemagne de l’Ouest1. Les structures de prise en charge collective des enfants en bas âge, telles que les crèches d’entreprises ou les garderies, et une législation visant à soutenir en particulier les mères célibataires, avaient en effet pour objectif double de favoriser la natalité et l’intégration des femmes à la production. Cependant, l’efficacité de ces mesures pour l’égalité femmes-hommes ainsi que l’intention première du régime sont aujourd’hui controversées. L’aménagement du droit du travail et les dispositifs visant à soulager les femmes des tâches domestiques n’auraient finalement que maintenu, si ce n’est renforcé, une division sexuée dans l’accomplissement de ces dernières, et donc une vision stéréotypée du partage des tâches. Quant au deuxième point, il est régulièrement allégué que le volontarisme en direction du travail féminin était avant tout commandé par une nécessité économique, le manque de main d’œuvre ayant constitué un problème récurrent en RDA. Pourtant, mettre cette politique uniquement sur le compte du besoin impérieux de main d’œuvre reviendrait à considérer que les fondements
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1. Chiffres tirés du rapport ministériel du Bundesministerium für Familie, Senioren, Frauen und Jugend, 25 Jahre Deutsche Einheit. Gleichstellung und Geschlechtergerechtigkeit in Ostdeutschland und Westdeutschland.
Actuel Marx / no
74 / 2023 : Marxismes est-allemands
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idéologiques de l’État est-allemand, et en particulier l’héritage de la pensée marxiste et de ses aspirations émancipatrices, auraient été totalement étrangers à celle-ci. Il faut en effet rappeler que la condition féminine, caractérisée notamment par l’exploitation des femmes dans le travail reproductif, a très tôt dans l’histoire du mouvement socialiste fait l’objet d’analyses et d’ouvrages théoriques, au premier rang desquels L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État de Friedrich Engels et La Femme et le socialisme d’August Bebel. La question de l’intégration des femmes dans les organisations ouvrières traverse l’histoire de la social-démocratie, de même que le rapport des ouvrières au mouvement féministe2. La célébration de Clara Zetkin en RDA incarne notamment cet héritage. S’il importe d’interroger l’usage qui est fait par le pouvoir de ces figures du marxisme, il semble hasardeux de récuser toute volonté d’émancipation des femmes de la part du régime socialiste.
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FRAUENFORSCHUNG3 EN TERRITOIRE SOCIALISTE ? UNE RÉCEPTION CONTROVERSÉE APRÈS LA RÉUNIFICATION L’arsenal législatif en direction des femmes s’est doublé dès les années 1960 d’une institutionnalisation de la recherche sur les femmes à travers le conseil scientifique intitulé « La femme dans la société socialiste » (wissenschaftlicher Beirat « Die Frau in der sozialistischen Gesellschaft »), ayant pour mission de coordonner les études et enquêtes sociologiques sur les femmes en RDA. À l’instar du reste de la recherche dans l’Allemagne socialiste, ce conseil était lié politiquement et idéologiquement au Sozialistische Einheitspartei Deutschlands4 (SED), ce qui le plaçait d’emblée dans un conflit potentiel entre rigueur scientifique et obligation de loyauté envers le régime. Du fait de cette inféodation à un parti et à un État dont les hauts responsables sont presque exclusivement des hommes, les chercheuses féministes est-allemandes n’hésitèrent pas, dans les années qui suivirent la disparition de la RDA, à contester aux recherches menées par le conseil scientifique de 1965 à 1990 toute prétention au terme de « Frauenforschung ». Interrogée sur l’existence ou non d’une Frauenforschung en tant que telle en RDA, la sociologue est-allemande Irene Dölling écrivait en 1993 : 2. Sur la question du féminisme dans le courant socialiste et les organisations ouvrières, voir Boussedra Saliha, « Féminisme », in J.-N. Ducange, R. Keucheyan, S. Roza, Histoire globale des socialismes. xixe-xxe siècle, Paris, Puf, 2021, pp. 252-263. 3. L’appellation Frauenforschung, littéralement « recherche sur les femmes », mais aussi dans l’acception forgée par les féministes ouest-allemandes, recherche par les femmes et pour les femmes, à l’instar de son équivalent women’s studies dans la recherche anglosaxone, désigne un champ interdisciplinaire incluant toutes les études sur la condition féminine, en histoire comme en sociologie. Le terme lui-même faisant débat après 1989 lorsqu’il est question de la recherche institutionnelle effectuée en RDA, nous choisissons de le laisser en allemand dans cette partie du texte. 4. Le « Parti socialiste unifié », issu de la fusion en 1946 du Parti communiste allemand et du Parti social-démocrate.
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La réponse dépend essentiellement selon moi des critères attribués à la Frauenforschung Ces critères sont pour moi d’une part l’explication théorique des rapports entre les sexes et d’autre part un intérêt subjectif clairement formulé, basé tout d’abord sur l’hypothèse d’une discrimination structurelle du sexe féminin et qui a ensuite comme objectif de mettre les femmes en capacité de défendre activement leurs propres intérêts. À l’aune de ces critères, la plupart des publications en RDA sur la question des femmes ne peuvent pas être considérées comme résultant de la Frauenforschung5. Dölling poursuivait en reconnaissant toutefois qu’il y avait bien eu en RDA une recherche scientifique subventionnée par l’État sur la question des femmes relativement ambitieuse dans l’éventail des thématiques étudiées, lesquelles touchaient aussi bien à la capacité à concilier activité professionnelle et maternité, aux conditions de vie des mères célibataires ou encore à la prévalence du genre dans la socialisation, la carrière professionnelle et les choix de vie. Cependant, « l’idéologie de l’égalité réalisée et de la résolution de la “question des femmes” dans le socialisme réellement existant, laquelle avait été acceptée sans distance critique par la recherche jusque-là “officielle”, eut de lourdes conséquences sur la conceptualisation théorique et les intérêts scientifiques premiers à l’origine de ces projets6 ». La chercheuse allait même jusqu’à qualifier l’État socialiste de misogyne, considérant que le système de crèches, la législation en faveur des femmes, le droit à l’avortement, n’avaient finalement été que l’émanation d’un pouvoir patriarcal et paternaliste, qui aurait par le biais de ces mesures instauré un rapport de dépendance des femmes à l’égard du parti-État7. Le jugement d’Irene Dölling en 1993 était donc sans appel. Dans un précédent article, écrit en 1989 pour la revue d’études marxistes ouest-allemande Das Argument, son propos était pourtant plus nuancé et analysait davantage en profondeur les limites atteintes en RDA sur la question des femmes. Pour la sociologue, les insuffisances de la recherche est-allemande dans ce domaine étaient alors liées à l’absence de débat théorique fondamental sur le lien entre marxisme et condition féminine, laquelle n’aurait finalement occupé qu’une place marginale dans la réflexion philosophique et scientifique. Si Dölling reconnaissait que les mesures politiques favorisant le travail féminin avaient pour fondement idéologique l’héritage
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5. Dölling Irene, « Aufbruch nach der Wende : Frauenforschung in der DDR und in den neuen Bundesländern », in Helwig Gisela / Nickel Hildegard Maria (éd.): Frauen in Deutschland 1945-1992, Berlin, Akademie Verlag, 1993, p. 397-407, ici p. 398. Souligné par nous. 6. Ibidem, p. 398. 7. Voir Möser Cornelia, « Deux patriarcats différents ? Une “dispute entre sœurs” au sein du féminisme allemand au moment de la “réunification” des deux États allemands », Genre et Histoire, n° 24, automne 2019, URL : https://journals.openedition.org/genrehistoire/4729
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marxiste touchant l’émancipation des femmes, elle constatait néanmoins que ces dispositifs avaient atteint leur potentiel maximum et estimait qu’il n’y avait plus de transformation significative à espérer par ce biais. Modifier les rapports entre hommes et femmes pour atteindre une égalité réelle (et non seulement en droit) aurait donc nécessité, selon la sociologue, de repenser fondamentalement les origines et mécanismes de la domination patriarcale, certes exacerbée par le capitalisme, mais qui ne s’y réduisait pas et ne pouvait donc être résorbée par le seul changement des rapports de production8. C’est, en somme, le point aveugle de la recherche en RDA sur la question des femmes. La faible réception, ou plutôt le rejet parfois radical de cette recherche officielle sur les femmes après 1989-1990, s’explique aussi par le positionnement du mouvement féministe indépendant qui se structura à cette période charnière de la fin du régime socialiste : la ligue indépendante des femmes, Unabhängiger Frauenverband, fondée en 1989, revendiquait, comme son nom l’indique, sa non affiliation au régime, par opposition à l’organisation officielle des femmes de RDA, le Demokratischer Frauenbund Deutschlands (DFD) qui avait été fondé en 1947 et mis sous la tutelle du SED à partir de 1950. De manière générale, le discrédit jeté sur l’ensemble des organisations socialistes officielles et l’effervescence du mouvement de contestation portaient une aspiration à faire table rase, ou du moins à se distancier de ces organisations. Le conseil scientifique « La femme dans la société socialiste » n’échappa pas à cette lame de fond. Trois ans après l’article d’Irène Dölling, la revue hochschule ost consacrait un dossier à un état des lieux de la Frauenforschung est-allemande, dans lequel figurait un article sur le bilan rétrospectif de la recherche officielle menée en RDA. Renate Liebsch et Angelika Haas y entreprenaient de passer en revue les publications du conseil scientifique sur la place des femmes, auquel elles avaient elles-mêmes participé, pour la période de 1971 à 1990. Le comité de recherche avait publié en effet de 1965 à 1990 une revue bimensuelle intitulée Informationen des wissenschaftlichen Beirats « Die Frau in der sozialistischen Gesellschaft », souvent désignée sous le nom de « cahiers verts », en raison de la couleur de la couverture. Dans un contexte où les positions sur la Frauenforschung ou non-Frauenforschung de RDA étaient encore très tranchées, Liebsch invitait à se pencher de plus près sur ce qui avait été fait : Nous aurions grand intérêt à nous faire une idée plus précise de notre propre histoire scientifique. D’une part, nous en aurions besoin comme contrepoint à l’historiogra8. Voir Dölling Irene, « Marxismus und Frauenfrage in der DDR. Bemerkungen zu einer notwendigen Debatte », Das Argument, n° 177, 1989, pp. 709-718.
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phie officielle. Le fait que, lors d’une observation plus attentive, certaines choses de notre propre histoire nous étonnent encore ne tient pas seulement à l’éloignement temporel et à notre mémoire lacunaire, mais aussi à la saturation de nos souvenirs par le jugement des autres à notre encontre. Nous devrions contrecarrer cela. Nous avons en même temps besoin d’un regard sans a priori sur l’histoire de notre recherche pour tirer les leçons de nos limites9. Les deux chercheuses, désormais au chômage, licenciées après la réunification comme la très grande majorité des universitaires de RDA, soulignaient l’intérêt que représentaient les 149 numéros de ces cahiers, car les études qui y avaient été publiées étaient d’une part une source d’informations précieuses sur la société est-allemande et les rapports entre les sexes dans le régime socialiste, et permettraient d’autre part, avec un regard critique porté sur les limites, les impasses auxquelles se heurtèrent ces recherches, de mieux comprendre les raisons de celles-ci. Car en réalité, les résultats des enquêtes sociologiques menées sur les femmes démentirent d’année en année, et ce jusqu’à la dernière décennie de la RDA, le mythe de l’égalité réalisée entre hommes et femmes. Pourtant ce désaveu du pouvoir et de ses présupposés – au premier rang desquels la certitude que la mise en place du socialisme réellement existant supprimerait immanquablement les obstacles à l’émancipation des femmes – ne conduisit pas les chercheurs participant à ce conseil scientifique à remettre en cause leurs hypothèses de départ. En 2005 parut le premier ouvrage s’essayant à une étude plus large des publications de la revue Informationen des wissenschaftlichen Beirats « Die Frau in der sozialistischen Gesellschaft ». Ursula Schröter et Renate Ullrich y rendaient compte de leur analyse du fonds documentaire des « cahiers verts » ainsi que de la revue sociologique Soziologische Informationen und Dokumentationen, mettant ainsi en perspective un partage des tâches de la recherche jugé problématique : en dehors des travaux menés par le groupe de recherche « La femme dans la société socialiste » et d’études dévolues spécifiquement aux femmes, les sociologues ne semblaient pas considérer le genre comme une catégorie à prendre en compte dans leurs enquêtes10. Depuis en revanche, et en dehors d’articles écrits par les mêmes auteures synthétisant cet ouvrage, rien de significatif n’a été publié à notre connaissance sur les travaux du conseil scientifique sur la place
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9. Liebsch Renate, Haas Angelika, « “Forschungen zu Frauen, aber keine Frauenforschung ?” (Selbst-)Kritische Reflexionen zweier Wissenschaftlerinnen über ein Forschungsgebiet in der DDR. », hochschule ost, 3, 1996, p. 9-20, ici p. 10. 10. Schröter Ursula, Ullrich Renate, Patriarchat im Sozialismus ? Nachträgliche Entdeckungen in Forschungsergebnissen aus der DDR, Berlin, Karl Dietz Verlag, 2005.
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des femmes. Schröter et Ullrich avaient publié cet ouvrage dans le but de contribuer à la connaissance de ce fonds documentaire et ainsi de susciter des recherches plus approfondies sur ce dernier. Cet appel du pied est pourtant resté lettre morte, pour le moment du moins. La position catégorique incarnée notamment par Irene Dölling reflète l’exaspération éprouvée par les actrices de l’époque, après la stagnation politique et sociale qui a caractérisée la dernière décennie du régime. Pourtant, ce rejet en bloc de toutes les recherches sur les femmes menées pendant les vingt-cinq dernières années d’existence de la RDA ne permet de comprendre finement ni la réalité évolutive de cette recherche et ses contradictions, ni celle, plus générale, des femmes dans la société est-allemande.
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RECHERCHE SUR LES FEMMES ET FRAUENPOLITIK : DE L’AMBITION… La méconnaissance de la recherche sur les femmes pendant le régime socialiste ne tient pas au seul rejet de son héritage dans la foulée de la chute du mur. La responsabilité en incombe au pouvoir lui-même et à ses choix de diffusion du travail scientifique et de leurs résultats. Les « cahiers verts » avaient en effet un caractère relativement confidentiel11. Ils faisaient partie de la littérature grise, c’est-à-dire qu’ils n’étaient disponibles ni en kiosque ni en librairie : ce type de publications n’avait en effet pas vocation à être diffusé à un large public, mais servait plutôt à l’information réciproque des différents conseils scientifiques, et était prioritairement envoyé aux instituts de recherche des pays socialistes, bien qu’il arrivât que ces revues parviennent également à des institutions de RFA. Les « cahiers verts » étaient également distribués aux services administratifs et aux organes politiques, ainsi qu’aux entreprises ayant une main d’œuvre féminine importante12. Ceci limite évidemment la portée de ces études, et par conséquent la compréhension des enjeux des rapports entre les sexes et de la place des femmes par l’ensemble de la société. L’existence du conseil consultatif et scientifique « La femme dans la société socialiste » en RDA étant méconnue, il convient de s’attarder ici sur sa genèse, ses fonctions et l’histoire de son activité. Fondé en 1964 sur décision du conseil des ministres, sa création faisait suite à une proposition de la commission des femmes du comité central 11. Tellement confidentiel que Renate Ullrich et Ursula Schröter, pourtant socialisées en RDA, ignoraient de leur propre aveu l’existence d’une telle recherche à l’époque du régime socialiste. Voir Ullrich Renate, « Entdeckungen zur Frauenforschung in der DDR », Die Hochschule : Journal für Wissenschaft und Bildung, 17. Jg, 2007, 1, p. 148-161, note 1 p. 148. 12. Ullrich Renate « Die Grünen Hefte. INFORMATIONEN. Die Frau in der sozialistischen Gesellschaft », in Digitales Deutsches Frauenarchiv, URL : https://www.digitales-deutsches-frauenarchiv.de/themen/die-gruenen-hefte-informationen-die-frau-der-sozialistischen-gesellschaft
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du SED. Mission lui fut donnée d’analyser la condition des femmes vivant en RDA, en s’appuyant sur un champ de recherches pluridisciplinaire. Il s’agissait alors d’une première au niveau mondial : La fondation [de ce comité de recherches] eut lieu à un moment où n’existait aucune recherche organisée ou même institutionnalisée sur les femmes, ni dans les autres pays socialistes, ni dans la République fédérale de l’époque ni dans les autres pays capitalistes d’Europe occidentale. Seuls les pays nordiques commencèrent à élaborer un champ de recherche sur les femmes à peu près à la même période […] Le stade relativement précoce auquel est fondé ce comité suffit à faire de la création de celui-ci un événement majeur de l’histoire allemande des femmes qu’il ne faudrait pas oublier. Même s’il fut intégré au système, planifié et contrôlé par l’appareil d’État, de la recherche en RDA, il accomplit un travail pionnier en termes d’organisation, de contenu et sur le plan méthodologique13. Le conseil fut placé sous la direction du président de l’Académie des sciences de la RDA, le chercheur en lettres classiques Werner Hardtke, et de deux vice-présidents, le sociologue Kurt Braunreuther et la juriste Anita Grandke, dont la thèse de doctorat avait porté sur la famille et qui présidait la commission des femmes à l’université Humboldt de Berlin, où elle enseignait. Herta Kuhrig, qui venait également de soutenir une thèse sur la famille en sociologie, fut nommée quant à elle « secrétaire scientifique » du conseil et chargée du contenu des « cahiers verts ». La mise sous tutelle masculine, à travers le président de l’Académie des sciences, bien que décriée a posteriori par les chercheuses féministes est-allemandes, n’était pas perçue à l’époque comme un problème ni une contradiction. Lotte Ulbricht, membre de la commission des femmes et épouse du dirigeant de la RDA Walter Ulbricht, avait au contraire insisté pour ce rattachement institutionnel, voyant dans cette manœuvre un moyen d’éviter que ce champ de recherches ne soit marginalisé. D’après Herta Kuhrig, qui dirigea par la suite ce conseil pendant toute la durée de son existence jusqu’en 1990, Lotte Ulbricht réactivait par ce raisonnement l’analyse et la stratégie historiques de la social-démocratie allemande puis du KPD : à savoir que la question des inégalités entre les sexes ne saurait être résolue que par une lutte commune des hommes et des femmes14. Cette position de principe
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13. Schröter Ursula, Ullrich Renate, Patriarchat im Sozialismus ?, op. cit., p. 9. 14. Idem.
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héritée du mouvement socialiste caractérisa l’idéologie officielle et ne fut guère remise en question par les chercheuses elles-mêmes jusqu’à la fin du régime, malgré des contradictions évidentes entre le discours sur l’égalité entre hommes et femmes et la réalité concrète. Suivant le principe selon lequel l’émancipation des femmes était indissociable de l’émancipation humaine dans sa globalité, le terme de « Frauenforschung » ne fut d’ailleurs employé par la recherche en RDA qu’à partir des années 1980. Le conseil consultatif « La femme dans la société socialiste » estimait en effet qu’il ne pouvait s’agir de créer un champ de recherche à part entière spécifiquement sur les femmes, mais plutôt d’intégrer l’étude de la place des femmes au sein d’une analyse globale de la société et de son évolution15. Force est de constater que cette ambition ne fut pourtant jamais réalisée. Herta Kuhrig espérait amener l’ensemble des instituts de recherches à intégrer de manière systématisée dans leurs travaux la condition des femmes, et éviter que celle-ci soit abordée exclusivement par un champ de recherche spécifiquement dédié à cette question. Or de fait, les sciences sociales de RDA n’allèrent pas dans ce sens. La revue de sociologie de RDA16 n’a, de fait, que très marginalement abordé le travail féminin ou la condition des femmes, les sociologues semblant considérer qu’il suffisait de laisser les « cahiers verts » s’en charger : La question des femmes était considérée en RDA comme une problématique transversale. Il s’agissait là tout autant d’un credo transmis par l’histoire que d’une conviction politique de l’époque. Mais tandis que Herta Kuhrig – selon ses propres dires (17.5.2004) – n’eut de cesse d’exhorter le conseil scientifique de recherche sociologique à mettre en œuvre ce principe, c’est-à-dire à pratiquer la sociologie dans une perspective genrée de manière continue et cohérente, le conseil scientifique [de sociologie]– selon les dires de Rudi Weidig (15.3.2005) – misa d’emblée sur un autre type de répartition des tâches. Il délégua très largement l’exploration de la problématique féminine au conseil consultatif [sur la place des femmes]17. Ainsi l’étude des professions et des groupes sociaux quels qu’ils soient n’opérait jamais de distinction entre hommes et femmes. L’inclusion de ces dernières dans ces groupes était implicite et allait de soi, mais l’analyse 15. Ullrich Renate, « Entdeckungen zur Frauenforschung in der DDR », art. cit., p. 1. 16. La revue Soziologische Informationen und Dokumentationen parut comme les « cahiers verts » de 1965 à 1990, à raison de 6 numéros par an, et faisait également partie de la littérature grise. Voir Schröter Ursula, Ullrich Renate, Patriarchat im Sozialismus ?, op. cit., p. 13. 17. ibidem, p. 14.
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des rapports de sexe, de leurs différences et de leur spécificité n’apparaissait nulle part. Paradoxalement, l’existence même du conseil consultatif sur la place des femmes, dont le rôle était de coordonner les recherches sur la condition féminine et de montrer l’importance accordée à cette question, eut ainsi pour effet de marginaliser cet objet de recherche en le cantonnant à des publications spécifiques, d’autant que le conseil de recherche sur les femmes disposa d’emblée de bien moins de moyens financiers, matériels et humains que le conseil de recherche sociologique. La fondation de ce comité ne prévoyait même pas, en effet, de postes de recherche propres, alors même que des chercheurs et chercheuses avaient déjà commencé à travailler sur ce sujet. Le conseil fut donc constitué de chercheurs déjà en poste dans d’autres centres universitaires et scientifiques aux champs disciplinaires très divers, de représentants d’organisations collectives, d’institutions politiques et de la rédaction du journal féminin Für dich. La création de ce comité scientifique s’inscrit par ailleurs dans la décennie de la RDA qui fut la plus ambitieuse de toute l’histoire du régime en matière de politique en faveur des femmes. L’égalité juridique et économique entre hommes et femmes avait déjà été formulée dans la constitution de 1949, à quoi était venue s’ajouter la « loi sur la protection de la mère et de l’enfant et les droits de la femme » en 1950. Au sein des organes du pouvoir, un groupe de travail sur les femmes avait été intégré au comité central du SED en 1955, puis en mars 1960 fut fondée la Commission centrale des femmes sous la présidence de Inge Lange et sous la responsabilité du Bureau politique. Le rôle qui lui fut attribué était de coordonner le travail « avec » les femmes dans les domaines les plus divers et de transmettre à la direction du parti les problèmes rencontrés dans la mise en œuvre de l’égalité femmes-hommes18. Cette double instance consacrée aux femmes soulignait l’importance accordée alors à cette question. Quoi qu’il en soit, le Parti communiste est-allemand était l’autorité déterminant les objectifs et la stratégie à mettre en œuvre pour les atteindre. C’est au sein du parti que furent distribuées les fonctions relatives à la Frauenpolitik. En 1961, le Bureau politique lança le communiqué « Les femmes – la paix et le socialisme » dont l’ambition était de favoriser la promotion économique des femmes, faisant de leur engagement politique, de leur qualification professionnelle et de la prise en charge des enfants des enjeux prioritaires19. Après l’inscription de l’égalité dans la loi, dix ans auparavant, venait ainsi, avec ce communiqué, le moment d’un bilan critique de ce qui avait été réalisé jusque-là, avec le constat de l’absence persistante des femmes aux postes à responsabilité. Lotte Ulbricht déclara par la suite que ce texte
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18. Voir Kuhrig Herta, « “Mit den Frauen” – “Für die Frauen”. Frauenpolitik und Frauenbewegung in der DDR », in Hervé Florence (dir.), Geschichte der deutschen Frauenbewegung, Cologne, Papyrosa Verlag, 2001, p. 209-248, ici p. 218. 19. Voir Kott Sandrine, Le Communisme au quotidien. Les entreprises d’État dans la société est-allemande, Paris, Belin, 2001, p. 240.
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sous-entendait finalement la nécessité d’éduquer et de rééduquer les hommes, le faible taux de qualification des femmes ne pouvant être lié à la seule réticence de ces dernières à se former20. Dans une allocution télévisée à la veille de la journée internationale de la femme, le 7 mars 1963, elle s’adressait ainsi spécifiquement aux hommes, après avoir encouragé les femmes à « surmonter leur sentiment d’infériorité » : Je sais qu’il est souvent très difficile pour les femmes et surtout pour les mères avec enfants de se qualifier. Mais quand l’homme aide à la maison, il est possible d’y parvenir. J’aimerais à cette occasion adresser quelques mots aux hommes. Nous savons que beaucoup de choses se sont transformées également parmi les hommes. Et malgré cela, malheureusement, c’est notre spécialité allemande, les conceptions rétrogrades à l’égard de la femme sont encore très fortes. Mais j’espère que les syndicats particulièrement, et aussi toutes les autres organisations sociales, aideront davantage à l’avenir à surmonter ces conceptions rétrogrades et que la rééducation des hommes s’effectuera plus rapidement21.
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Ainsi l’activité professionnelle des femmes et leur intégration dans la production était bel et bien un enjeu central dans la conception qu’avait le SED de leur émancipation. La qualification de la main d’œuvre féminine relevait, par delà les nécessités économiques, d’un acte résolument politique22. C’est donc dans les entreprises que furent concentrés tous les efforts. Il revenait aux syndicats de veiller à l’application des mesures en faveur des femmes sur leur lieu de travail. L’espoir placé dans les organisations syndicales est d’ailleurs à mettre en lien avec la place qu’y prirent les femmes en RDA : alors que la proportion d’adhérentes au SED est bien moindre que celle des hommes, a fortiori dans les postes à haute responsabilités, les syndiquées représentaient en revanche plus de la moitié des effectifs du Freier Deutscher Gewerkschaftsbund (FDGB) à la fin de la RDA. Les femmes constituaient 51 % des délégués au congrès de la confédération syndicale en 1977, où elles furent élues au nombre de 91 sur 201 membres à la direction23. Selon Herta Kuhrig, l’augmentation de la proportion de femmes dans les directions syndicales atteste que le 20. Schröter Ursula, Ullrich Renate, Patriarchat im Sozialismus ?, op. cit., p. 20. 21. Ulbricht Lotte, « Überwindet Eure Minderwertigkeitsgefühle! », archive télévisuelle du 07/03/1963. URL: https://www.mdr.de/geschichte/stoebern/damals/video42366.html 22. Voir Kott Sandrine, Le Communisme au quotidien. Les entreprises d’État dans la société est-allemande, op. cit., p. 240. 23. Il faut cependant se garder de projeter sur les syndicats de RDA une vision du syndicalisme telle que vécue en France ou en RFA : le FDGB n’avait pas un rôle d’opposition au sein des entreprises ni de réel contre-pouvoir, et le droit de grève n’existait pas dans l’Allemagne socialiste. L’action du syndicat illustrait davantage une logique de « coparticipation dans l’entreprise socialiste ». Voir Kott Sandrine, Le Communisme au quotidien, op. cit., p. 179.
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syndicalisme représentait pour elles une forme d’engagement politique et social privilégié et une source d’épanouissement personnel24. On voit à travers le discours de Lotte Ulbricht cité plus haut que le pouvoir politique n’ignorait pas la responsabilité des hommes dans la persistance des inégalités. Bien qu’il soit d’usage de parler d’une « émancipation par le haut » pour qualifier la politique familiale de RDA, cette image est quelque peu trompeuse, dans la mesure où elle ne rend pas compte des résistances internes de la part de certains responsables masculins au sein de l’appareil d’État, et où elle laisse penser que les femmes n’auraient eu aucun rôle à jouer dans l’attribution de nouveaux droits. Sur le plan de la Frauenpolitik, c’est au cours de l’année 1965 que fut ratifié le nouveau Code de la famille de la RDA, en germe depuis 1947. La constitution de 1949 avait en effet rendu caduc le Code civil allemand en vigueur depuis 1900, en stipulant l’abrogation de toutes les lois qui allaient à l’encontre de l’égalité hommes-femmes. À la demande de la ministre de la Justice Hilde Benjamin, un premier texte de proposition de loi lui fut soumis en 1964, dans lequel elle reconnut cependant des passages inspirés de l’ancien code civil. Insatisfaite de cette proposition, la juge donna alors pour mission au conseil de recherches sur les femmes, qui venait tout juste d’être mis sur pied, de réécrire le texte. Herta Kuhrig en tant que sociologue de la famille, ainsi que les juristes Anita Grandke et Wolfgang Weise rédigèrent alors un texte correspondant à leur vision de l’égalité qui suscita l’enthousiasme de la ministre25. D’après le témoignage rétrospectif de Herta Kuhrig dans un entretien accordé en 2017, le conseil des ministres s’opposa cependant à cette nouvelle version. Il fallut alors trouver un compromis, qui prit la forme d’une consultation populaire. Ainsi, la ratification de ce nouveau Code de la famille fut précédée d’un débat public de grande ampleur quatre mois durant26. D’après un article portant sur « L’opinion publique en RDA au sujet de l’évolution de la famille et du droit familial et son influence sur le contenu du nouveau Code de la famille » (« Die öffentliche Meinung in der DDR zur
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24. Voir Kuhrig Herta, « “Mit den Frauen” – “Für die Frauen”. Frauenpolitik und Frauenbewegung in der DDR », op. cit., p. 226. Sandrine Kott note à cet égard que la féminisation de l’activité syndicale alla de pair avec une mutation du rôle des syndicats, qui « tend[ait] désormais à se limiter à la gestion des fonds sociaux et culturels, tandis que la planification et la politique salariale [relevaient] du directeur général ». Kott Sandrine, Le Communisme au quotidien, op. cit., p. 179. 25. Y figurait notamment le droit de chaque membre du couple à conserver son propre nom de famille après le mariage, à la différence du Bürgerliches Gesetzbuch qui imposa jusqu’en 1976 le nom de l’époux. La disposition proposée par les chercheuses ne fût néanmoins pas retenue dans le texte final, qui opta pour la possibilité de choisir indifféremment entre le nom de l’épouse ou du mari mais obligeait encore les deux partenaires à porter un seul nom commun. 26. La mise en débat du Code de la famille contraste avec le sort qui fut réservé sept ans plus tard au droit à l’avortement. La loi sur l’interruption volontaire de grossesse fut ratifiée en catimini en 1972, de nouveau avec la contribution des chercheuses du wissenschaftlicher Beirat, mais cette fois-ci de manière précipitée. Le régime socialiste, voulant probablement éviter un mouvement féministe similaire à celui que connaissaient la France et la RFA à la même période, préféra aller au devant de potentielles revendications qui auraient pu être interprétées comme un désaveu de sa politique. Si les citoyennes de RDA firent effectivement usage de ce droit, l’avortement resta pourtant par la suite un sujet tabou, ce qui explique sans doute en partie l’incapacité des féministes est-allemandes à impulser plus tard une mobilisation susceptible de peser sur les négociations lors de la réunification. Le droit pénal ouest-allemand, dans lequel figure l’article 218 interdisant l’avortement, fut ainsi étendu aux nouveaux territoires orientaux de la République fédérale. Sur la ratification du droit à l’avortement, voir Schröter Ursula, Ullrich Renate, Patriarchat im Sozialismus ?, op. cit.
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Entwicklung der Familie und des Familienrechts und ihr Einfluß auf den Inhalt des neuen Familiengesetzbuches ») signé par Herta Kuhrig, Anita Grandke et Wolfgang Weise en 1967 dans la revue ouest-allemande Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, 33973 réunions furent organisées, auxquelles participèrent 752671 citoyens et citoyennes de la RDA, et qui recueillirent 23737 contributions, dont la moitié rédigée par des femmes. Cette grande consultation amenda le texte, ce qui, selon Herta Kuhrig, conduisit à l’affaiblissement de sa portée féministe : la proposition de liberté de choix du nom de famille pour chacun des partenaires ainsi que l’obligation explicite faites aux hommes de participer aux tâches domestiques et à l’éducation des enfants se heurtèrent aux réticences de la population, l’obligation se transformant en une recommandation générale au caractère moins impératif27. Pour autant, cette mention représentait déjà une réelle avancée au regard du droit préexistant. Autre changement notable : le cadre juridique de la famille tel que défini dans le préambule ne reposait plus désormais sur des liens économiques mais sur des relations d’amour, de respect et de confiance mutuelle, termes qui durent être imposés contre l’avis de certains juristes conservateurs28. … À LA STAGNATION Au cours de ses ving-cinq années d’existence, le conseil scientifique sur les femmes produisit un important travail de recherches sur l’accomplissement des tâches domestiques et l’activité professionnelle des femmes, étudiant notamment les problématiques liées aux temps partiels, au temps plein, au travail posté et à leurs conséquences sur la famille et les enfants, interrogeant également la reproduction des schémas traditionnels ou au contraire la modification des rôles liés au genre. Les études consacrées au travail reproductif et à la sphère familiale méritent qu’on s’y attarde, car elles donnent une idée des contradictions auxquelles se trouvait confrontée la recherche en RDA, dans un équilibre précaire entre parti pris idéologique (voire dogmatique) et loyauté politique d’une part, et les connaissances tirées de ces études empiriques d’autre part. Les premiers « cahiers verts » esquissèrent les jalons conceptuels et organisationnels de la recherche sur les femmes envisagés par le conseil. Le groupe de travail dirigé par Anita Grandke présenta un état de l’art selon une méthode d’analyse qui peut surprendre, mais qui est néanmoins caractéristique des publications scientifiques de la RDA : les chercheurs détermi27. Sur la genèse du Code de la famille de RDA, voir Berghahn Sabine / Wickert Christel, « Zur Entstehungsgeschichte des Familiengesetzbuches der DDR. In Erinnerung an Herta Kuhrig (1930-2020) – Feministin und Frauenforscherin in der DDR », Wir Frauen, 1, août 2021. URL : https://wirfrauen.de/zur-entstehungsgeschichte-des-familiengesetzbuches-der-ddr/ 28. Voir Schröter Ursula, Ullrich Renate, Patriarchat im Sozialismus ?, op. cit., p. 21.
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naient ainsi les « problèmes résolus » et les « problèmes restant à résoudre ». Dans le quatrième numéro de l’année 1965, cette même démarche fut mise en œuvre concernant l’analyse des relations familiales dans la société socialiste : le passage intitulé « problèmes résolus » relevait alors davantage de l’affirmation de postulats idéologiques à travers des critères définissant la nature nécessairement nouvelle des relations familiales dans le socialisme. Parmi ces critères figure « l’égalité en droits de la femme dans la société et au sein de la famille ainsi que le développement de relations de couple égalitaires29 ». La partie « problèmes restant à résoudre » remarquait l’absence d’études sur la nouvelle répartition des tâches domestiques entre homme et femme au sein du couple, et entre père et mère pour l’éducation des enfants. Les auteurs soulignaient par ailleurs qu’« aucune réponse n’avait été apportée à la question du rapport d’interdépendance entre les dimensions sociale et biologique de la vie conjugale et familiale30 », ni à la question des conséquences de cette interaction sur l’évolution dans ce domaine, ni à celle de « l'autonomie relative de la vie familiale ». On peut y lire enfin : « Quant à savoir jusqu’à quel point les conflits qui surviennent renvoient exclusivement à des vestiges du passé perdurant dans les mentalités et le comportement des acteurs, ou au contraire à quel point ils résultent de nouveaux problèmes de développement, cela n’a fait l’objet d’aucune analyse31. » Dans une autre contribution du même numéro est déploré le fait que les études sur la famille se concentrent exclusivement sur l’aspect de l’égalité des droits pour les femmes : « L’égalité des droits est certes un aspect tout à fait décisif et indispensable des nouveaux liens familiaux en développement, mais cela constitue un aspect. […] Ainsi, étant donné que l’évolution de la famille en RDA présente de nombreux aspects et concerne tous les membres de la famille, il ne nous apparaît pas pertinent d’explorer les problèmes relatifs à la famille exclusivement à travers la question de l’égalité des droits pour les femmes32. » Cette prise de position peut surprendre à première lecture ; or il s’agit bien pour les auteurs de rappeler que les femmes ne sont pas seules à être concernées par la vie familiale, et que la transformation des relations interpersonnelles dans le foyer implique de porter une plus grande attention à la place du père, celui-ci ayant vocation à s’investir davantage dans la vie du foyer.
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Concernant le travail domestique, les chercheuses et chercheurs du conseil reprirent à leur compte la position de Lénine, ce dernier considé29. Voir « Ergänzung zur Analyse der wissenschaftlichen Arbeit zum Problem “die Frau in der sozialistischen Gesellschaft” », Informationen des wissenschaftlichen Beirats « Die Frau in der sozialistischen Gesellschaft », n° 4, 1965, p. 3-6, ici p. 4. 30. Ibidem, p. 5. 31. Idem. 32. « Überarbeitete Konzeption für den Arbeitskreis II “Probleme der Entwicklung sozialistischer Familienbeziehungen in der DDR” », Informationen des wissenschaftlichen Beirats « Die Frau in der sozialistischen Gesellschaft », n° 4, 1965, p. 7-12, p. 7.
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rant que la libération des femmes passerait avant tout par une socialisation du travail reproductif33. En 1966, le conseil de recherche sur les femmes consacrait un numéro complet des « cahiers verts » à la « rationalisation » des tâches ménagères. La neutralité de genre employée pour définir dans un premier temps l’objectif a de quoi étonner : « L’économie domestique est justement le domaine de la vie sociale qui de par son importance pèse considérablement sur l’être humain au quotidien. Sa rationalisation et son allègement libèrent des réserves de temps, suppriment ou du moins diminuent les efforts physiques et la tension nerveuse34. » La réduction du temps consacré à l’économie domestique profiterait à tous les individus et à la société dans son ensemble, en augmentant le temps des loisirs, des activités culturelles des premiers et en libérant une main d’œuvre potentielle supplémentaire pour la production (les femmes au foyer) ou en permettant d’augmenter le temps disponible pour acquérir de nouvelles qualifications. Malgré le caractère universel de cette ambition, on reconnaît, dans d’autres passages de ce texte et dans d’autres contributions du numéro, que l’écrasante majorité du temps nécessaire à l’accomplissement du travail reproductif est effectué par les femmes35. Pourtant, le seul moyen envisagé pour remédier à cette situation est soit l’externalisation des tâches domestiques (pour la préparation des repas et l’entretien du linge), soit l’optimisation du temps grâce à l’amélioration des appareils électro-ménagers. La mise à contribution des hommes n’est nullement mentionnée36. Douze ans plus tard, les mêmes chercheurs constataient encore la double charge de travail qui continuait de peser sur les femmes actives. Dans la liste des mesures mises en œuvre et des pistes d’amélioration, une ligne était consacrée à la nécessité d’un « travail politique-idéologique qui oriente vers un partage judicieux du travail entre hommes et femmes dans l’accomplissement des tâches ménagères37 ». Il faut noter cependant que dans le même ouvrage, la juriste Anita Grandke abordait en revanche la question du travail domestique exclusivement du point de vue de « relations égalitaires entre l’homme et la femme au sein de la famille » et soulignait même à ce sujet :
33. Voir Kayser Marianne, Zobel Martin, Metzner Bernhard, « Zu einigen Aspekten der Reduzierung der Hausarbeit », in H. Kuhrig, W. Speigner (dir.), Zur gesellschaftlichen Stellung der Frau in der DDR, Leipzig, Verlag für die Frau, 1978, p. 309-334, ici pp. 309. 34. Engels Heinrich, « Thesen der inhaltlichen Konzeption zur Durchführung der Arbeitstagung “Erfordernisse und Perspektiven der Rationalisierung und Erleichterung der Hauswirtschaft” », Informationen des wissenschaftlichen Beirats « Die Frau in der sozialistischen Gesellschaft », n° 5, 1966, pp. 7-18, ici p. 9. 35. Voir notamment, dans le même numéro : Bischoff Werner « Zur effektiven zeitlichen Belastung der privaten Haushalte der DDR durch Hausarbeit », pp. 19-35. 36. Cela peut s’expliquer par le cercle de ces recherches en lui-même, l’Arbeitskreis III, intitulé « System der Maßnahmen zu Industrialisierung der Hausarbeit », qui portait spécifiquement sur l’industrialisation du travail domestique. Malgré tout, ne pas évoquer même succinctement la possibilité d’une répartition des tâches plus égalitaire est pour le moins curieux. 37. Kayser Marianne, Zobel Martin, Metzner Bernhard, « Zu einigen Aspekten der Reduzierung der Hausarbeit », op. cit., p. 310.
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L’analyse des procédures de divorce permet de constater que le partage du travail dans la famille a une grande importance. S’il fait défaut, cela entraîne de grandes difficultés pour la femme qui pèsent souvent lourdement sur les relations conjugales. Aussi il n’est pas à exclure que les femmes soient dans certains cas très intransigeantes, demandant rapidement le divorce et mettant généralement celui-ci à exécution lorsque leur mari ne témoigne pas ou trop peu d’intérêt pour leur travail38. Le taux relativement élevé de divorces en RDA a souvent été mis sur le compte de l’indépendance économique des femmes – celles-ci étant la plupart du temps à l’initiative de la séparation. Cependant, cela n’expliquerait qu’une partie du phénomène. Herta Kuhrig attribue également la fréquence des séparations à une discrépance de plus en plus manifeste entre le nouvel habitus féminin en RDA et celui des hommes, qui en revanche, ne fut modifié qu’à la marge. L’ancienne directrice du wissenschaftlicher Beirat déclarait en effet en 2001 que le régime socialiste est-allemand avait écarté de son analyse politique toute critique du système patriarcal : [I]l n’était pas question de révéler les structures patriarcales déterminant les conditions de vie, les institutions et les relations de pouvoir. […] Les hommes au pouvoir n’avaient que faire de la prophétie d’Engels : « La condition des hommes sera donc, en tout cas, profondément transformée. » En concentrant l’action politique sur la résolution de la « question des femmes » et de plus en plus sur la « question des mères » […] on éluda la « question des hommes ». Du fait de cette limitation de la politique, la transformation du rôle de genre traditionnellement assigné aux hommes ne parvint pas à suivre celles, progressives mais indéniables, du rôle féminin classique39.
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Ce commentaire rétrospectif assez incisif a de quoi interroger. En effet, pourrait-on dire, qui, si ce n’est l’une des principales actrices de la recherche sur les femmes en RDA, aurait pu rectifier cette vision lacunaire de la condition féminine ? Il est peu probable que Herta Kuhrig, à peine plus de dix ans après la disparition du régime socialiste, ait découvert soudain l’absence d’études critiques de la domination patriarcale dans 38. Grandke Anita, « Zur Entwicklung von Ehe und Familie », in H. Kuhrig, W. Speigner (dir.), Zur gesellschaftlichen Stellung der Frau in der DDR, op. cit., p. 229-253, ici p. 240. 39. Kuhrig Herta, « “Mit den Frauen” – “Für die Frauen”. Frauenpolitik und Frauenbewegung in der DDR », op. cit., p. 238.
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l’ancien État est-allemand. Pourquoi n’a-t-elle pas, ainsi que ses collègues, souligné les impasses auxquelles aboutissaient la Frauenpolitik du SED ? Les publications du wissenschaftlicher Beirat sont assez révélatrices du numéro d’équilibriste auxquels s’astreignaient les chercheurs. En prêtant allégeance à la doxa officielle, ces derniers affirmaient, de concert avec le pouvoir, l’égalité réalisée en droit et dans la vie entre les deux sexes, tout en constatant par ailleurs la persistance de la double charge de travail pour les femmes, et se contredisaient ainsi parfois d’une page à l’autre. Ce silence et ces contorsions parfois surprenantes ne sont pas sans évoquer le cas de Jürgen Kuczinski et d’autres intellectuels tiraillés entre leur loyauté envers le Parti communiste et leur analyse critique, mais sacrifiant presque toujours cette dernière, ainsi que l’a très bien décrit Sonia Combe40. n
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40. Combe Sonia, « Le silence comme éthique ? Jürgen Kuczynski (1904-1997) : tentative de portrait », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 120, 2013, pp. 137-154.
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ÊTRE HISTORIEN EN RDA : ENTRE FIDÉLITE ET MARXISME CRITIQUE Entretien avec Mario KEßLER
Actuel Marx : Vous avez fait vos études d’histoire en RDA dans les années 1970 et vous y avez commencé votre carrière universitaire dans les années 1980. Quel bilan tirez-vous de cette période ? Comment avez-vous vécu la période du tournant [Wende] et ses conséquences ? Mario Keßler : Vous n’avez pas de questions plus simples ? Le bilan est positif et négatif. Pour moi personnellement, il est bien plus positif que pour bien d’autres. J’ai réussi à m’implanter durablement dans le monde académique. À la fin de ma carrière, j’étais au Centre de recherche en histoire contemporaine de Potsdam, cela ressemble à un laboratoire du CNRS en France. À côté de cela, j’étais aussi professeur à l’Université de Potsdam. Cela a duré vraiment longtemps, mais j’ai fini par y arriver. Mais la plupart de mes collègues n’ont pas eu cette chance, j’aurai l’occasion d’en reparler. Donc d’abord, la RDA. J’ai étudié à Iéna et Leipzig de 1974 à 1979 et j’y ai obtenu un diplôme d’histoire. Ensuite, j’avais trois possibilités. Premièrement, l’époque moderne. Deuxièmement, les Lumières – cela m’aurait aussi beaucoup intéressé. Et troisièmement, la recherche sur le communisme. La raison pour laquelle cela m’intéressait était surtout la suivante : j’avais accès à la littérature scientifique de l’Ouest qui était interdite en RDA, notamment à la littérature scientifique de gauche. Et ma curiosité était si forte que j’ai accepté certaines autres contraintes qui étaient naturellement inévitables. Des contraintes idéologiques que je n’aurais pas eues, par exemple, si j’avais travaillé sur les Lumières. Mais je voulais tout simplement lire cette littérature de l’Ouest, notamment la littérature dissidente de gauche. C’était la raison principale. Ensuite, mes intérêts de recherche personnels coïncidaient avec les attentes de l’Université : il fallait dire quelque chose sur ce sujet, à savoir Israël, la Palestine et la politique du Komintern. J’ai donc étudié le russe et l’anglais, et aussi un peu de français. J’ai appris les bases de la langue arabe, mais je ne suis pas allé très loin. Donc j’ai travaillé sur la politique du Komintern au Proche-Orient dans les années 1920. Les sources primaires étaient surtout constituées par les textes originaux des années 1920 en allemand et en russe. À cela s’ajoutait beaucoup de Actuel Marx / no
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littérature secondaire. Et en travaillant sur ce sujet, j’ai eu la grande surprise de découvrir que de nombreux militants du Komintern – la plupart étaient juifs, mais certains étaient aussi arabes ou arméniens – qui ont été contraints de travailler illégalement dans ces pays, se sont rendus en Union soviétique pour y trouver asile et ont pour la plupart été tués sous Staline. J’ai tenu à écrire cela dans ma thèse de doctorat. Et je l’ai fait. Évidemment, la thèse n’a pas été publiée, ce que je considère aujourd’hui comme une chance car j’avais évidemment dû faire des compromis sur un certain nombre de formulations. Je me suis battu sur chaque mot avec mon directeur de thèse, et j’ai soutenu ma thèse en 19821. Un an plus tard, j’ai commencé sérieusement à travailler sur mon habilitation. Entre-temps, je suis tombé malade et j’ai dû l’interrompre. Mais lorsque je suis passé de l’Université à l’Académie – ce n’était pas tout à fait simple non plus, et j’ai évidemment été moi aussi été confronté aux ennuis habituels que l’on retrouve dans tous les pays lors d’une carrière scientifique –, j’ai été beaucoup soutenu, et j’ai terminé mon habilitation en 1989. À ce moment-là, les conflits entre la RDA et l’Union soviétique étaient importants. En Union soviétique sous Gorbatchev, il y avait une véritable liberté scientifique. J’avais travaillé en Union soviétique en 1988, et c’était une période fascinante en raison des bouleversements politiques. Mais c’est aussi pendant cette période que j’ai remarqué pour la première fois à quel point les problèmes nationaux étaient forts en Union soviétique, à quel point aussi l’antisémitisme était fort, ainsi que la haine contre les étudiants noirs à Moscou. Tout cela aurait encore été impensable dans les années 1960. La période de crise a produit tout cela. J’ai donc écrit une thèse d’habilitation sur le socialisme et le sionisme de la fin du xixe siècle à 1933. Je l’ai terminée en 1989, et c’est alors que tous les problèmes politiques sont arrivés. J’avais placé mes trois manuscrits à trois endroits différents au cas où j’aurais eu des ennuis. Mais je dois dire qu’à l’Académie j’ai été beaucoup aidé par mes professeurs : Karl Drechsler, Fritz Klein, Martin Robbe, ainsi que mon directeur de thèse, Hans Piazza. J’ai toujours bénéficié d’un soutien critique. Et puis le Mur est tombé. J’ai pu soutenir cette habilitation pendant la période du Tournant [Wende] et j’ai été assez bête pour la publier sans modifications2. Évidemment, comme tout avait changé, il y avait trop de léninisme dans ma thèse. Mais cela m’a plutôt amusé. Donc, du point de vue scientifique, mon bilan en RDA était, malgré quelques déconvenues, tout à fait positif. J’ai fait ce que je pouvais faire de mieux. Ce qu’il y avait d’important également, bien sûr, c’était l’éducation à l’antifascisme. Et je constate justement encore aujourd’hui en Allemagne que ce sont surtout les collègues de France et des États-Unis qui 1. Keßler Mario, Die Kommunistische Internationale und der arabische Osten (1919–1929), Université Karl-Marx de Leipzig, 1982. 2. Keßler Mario, Antisemitismus, Zionismus und Sozialismus. Arbeiterbewegung und jüdische Frage im 20. Jahrhundert, Mayence, Decaton, 1993.
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nous invitent, nous les Allemands, à ne pas oublier l’héritage antifasciste de la RDA. Je pense ici à Sonia Combe et son livre La Loyauté à tout prix3. Ou à Susan Neiman, Learning from the Germans4. Je connais ces deux collègues, je les estime beaucoup et j’ai fait des comptes rendus très positifs de leurs livres. Cela aide bien sûr énormément la gauche critique en Allemagne. La période de la Wende a été synonyme d’insécurisation totale pour la plupart des gens, et j’ai décidé de passer immédiatement à l’offensive. Le jour où cela a été possible, c’est-à-dire le lendemain de l’unification, j’ai candidaté à des bourses à l’étranger. J’ai eu la chance d’obtenir une bourse de la Fondation Ford. Il me faut encore une fois remercier Jürgen Kocka. J’ai ensuite passé six mois aux États-Unis, et j’ai commencé à travailler sur un sujet qui fait encore aujourd’hui partie de mes sujets de recherche principaux, à savoir la confrontation des exilés allemands avec le fascisme et l’antisémitisme. J’ai passé six mois à l’Université Johns-Hopkins à Baltimore, et évidemment c’était confortable. Sur le plan personnel, cela a représenté une expérience inestimable. Également bien sûr en ce qui concerne la langue et la culture, et beaucoup d’autres choses. Mais aussi en ce qui concerne les contacts scientifiques que j’ai noués à l’époque. J’ai immédiatement essayé de m’investir activement aussi bien dans le paysage scientifique américain que dans celui de l’Allemagne unifiée. Évidemment, mes positions politiques se sont heurtées à de très fortes résistances, elles ont également été combattues, tantôt à la loyale, tantôt aussi avec des procédés déloyaux. Mais il ne faut pas avoir d’amertume, cela fait partie de la vie. À la différence de beaucoup de mes collègues de l’Est un peu naïfs, je ne m’attendais pas à autre chose. Mais j’ai aussi vécu de la solidarité, notamment de la part mes amis d’Allemagne de l’Ouest Theodor Bergmann, qui avait émigré à l’époque du fascisme, et Gert Schäfer, et également de la part de Hermann Weber. L’une de mes plus grandes déceptions pendant la période du Tournant a évidemment été la vitesse avec laquelle un certain nombre de gens ont tourné le dos à tout ce qu’ils avaient défendu auparavant sans le moindre esprit critique. Avant, je n’ai jamais manqué d’esprit critique. J’étais rentré au Parti assez tard en RDA, mais je n’en suis jamais sorti. Parce que j’ai pensé : « Pas maintenant ». C’était évidemment aussi par conviction, je le confesse. Mais c’était aussi un pied de nez à tous les lâches. Je ne voulais pas finir comme cela. Même si je ne suis pas du tout satisfait de notre gauche. On ne doit pas manquer à son devoir de solidarité. Et j’ai pensé : il faut que tu essayes de continuer. J’ai été assez arrogant pour me dire : il faut que tu fasses les deux. Tu dois réussir ta carrière scientifique, mais pas au prix de la capitulation politique.
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3. Combe Sonia, La Loyauté à tout prix. Les floués du « socialisme réel », Lormont, Le Bord de l’eau, 2019. 4. Neima Susan, Learning from the Germans. Race and the Memory of Exile, Londres, Allan Lane, 2019.
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Dans quelle mesure j’ai réussi à le faire, c’est évidemment à d’autres que moi d’en juger. Je sais ce que j’ai accompli, mais je connais évidemment aussi mes erreurs. Quant à ce qui est écrit dans mes livres, c’est à d’autres que moi d’en juger. A. M. : Vous avez dit que vous aviez la possibilité d’étudier de la littérature scientifique de l’Ouest. Quelle était cette littérature scientifique de l’Ouest mise à la disposition des historiens en RDA à l’époque ? Vous avez également dit que vous aviez eu la possibilité de dire dans votre thèse que des membres du Komintern avaient été assassinés par les sbires de Staline, même si vous aviez dû faire des compromis. Où était la ligne de partage ? Cela montre en tout cas que la recherche en RDA n’était pas aussi unilatérale que ce que l’on pense en général en France…
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M. K. : Tout d’abord, il est évidemment difficile de faire comprendre au public, dans le pays classique des droits de l’homme, qu’en RDA l’accès à la littérature de l’Ouest était généralement très restreint. Dans les librairies, on ne trouvait en fait que des auteurs communistes. Heureusement, la France en avait quelques-uns – et des bons –, on le sait bien. En ce qui concerne la science historique ou la philosophie politique, les auteurs du PCF étaient évidemment publiés et traduits en RDA. Et encore une fois, c’était déjà important. Mais dès qu’on touchait aux dissidents communistes, cela devenait difficile. Avec les auteurs bourgeois, c’était plus difficile encore. Et naturellement, c’est avec les trotskistes que c’était le plus difficile. C’est pour cette raison que j’avais choisi un sujet qui m’avait permis d’obtenir l’autorisation écrite – c’était une procédure assez complexe – de lire en bibliothèque ce qu’on appelait la littérature interdite. Et je suis très heureux que cette époque soit révolue. Cela m’a évidemment permis de progresser dans le savoir. Il n’y avait pas d’accès aux photocopieuses en RDA, il fallait donc que j’obtienne l’autorisation de disposer de copies et on faisait ensuite des copies pour moi à la bibliothèque. Et je les ai aussi prêtées à quelques amis, ce que je n’avais pas le droit de faire. Il y avait toujours un certain risque, même si nous n’avions pas une peur obsessionnelle de la Stasi. Depuis, je sais que j’aurais dû être plus prudent, mais le dossier est clos. Les compromis avaient évidemment trait à l’analyse scientifique du stalinisme. Qu’est-ce qu’était le stalinisme ? On pouvait évidemment parler des répercussions négatives du culte de la personnalité, et on pouvait dans certains cas parler des crimes de Staline. On pouvait même utiliser le mot « crime », pas trop souvent, pas à chaque page, mais on pouvait le faire plus qu’on ne le pense. Mais en ce qui concerne l’analyse du stalinisme, c’était
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différent. Staline a-t-il falsifié l’héritage de Lénine ou l’a-t-il prolongé, et si oui de quelle manière ? Quand le train a-t-il emprunté la mauvaise direction ? Après la rébellion de Cronstadt ? Après la défaite de Trotski ? Après la défaite de Boukharine ? Le stalinisme était-il une déviation par rapport au socialisme officiel – cela, on pouvait le dire –, ou était-il aussi un ordre social sui generis, un ordre social d’un type propre, dans lequel le parti-État stalinien, l’armée, la bureaucratie s’étaient quasiment constitués en une nouvelle classe ? On avait évidemment des ennuis quand on arrivait à cette conclusion. Et c’est pour cette raison que j’ai renoncé à écrire cela dans ma thèse et dans d’autres publications. Je voulais rester en RDA. J’avais été en RFA quelques fois dans le cadre privé. Privé, pas professionnel. Mais je n’ai jamais saisi l’occasion pour rester à l’Ouest. Je voulais changer les choses en RDA et pour la RDA. On peut considérer que c’était naïf, d’autres auraient agi différemment s’ils avaient eu l’occasion d’aller à l’Ouest, mais c’était ainsi. Et je n’ai pas regretté d’avoir pris la décision de revenir en RDA. Par ailleurs, à l’époque, je n’aurais pas osé travailler sur ce sujet à l’Ouest dans les années 1980. Ensuite il a fallu le faire, et j’y suis parvenu avec un certain succès. Mais je ne pouvais évidemment pas le savoir en 1987. Voilà pour les compromis. Mais il y en a un que je n’ai jamais fait. Je n’ai jamais dénoncé les adversaires de Staline.
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A. M. : Pourriez-vous évoquer quelques travaux importants qui mériteraient encore aujourd’hui d’être traduits et lus par le public français ? La biographie de Jacques Roux par Walter Markov5 a été traduite en français il y a quelques années, mais sinon il s’agit plutôt d’un continent méconnu… M. K. : Je n’ai pas grand chose à vous apprendre sur Walter Markov, heureusement. Je l’ai connu, j’ai pu encore l’entendre lorsqu’il était émérite. Je l’ai énormément admiré. Et par-dessus le marché, le fait qu’il adhère au Parti au début de l’année 1990, lorsque tous les autres le quittaient, a constitué pour moi une raison d’y rester. J’ai pensé : tu as toujours voulu être dans le même parti que Walter Markov, ce n’est pas si mal. Markov était une personnalité extraordinaire, en tant qu’historien et en tant qu’homme. Il a également dû payer un lourd tribut, avec dix ans de détention sous le nazisme. Et ensuite, en RDA, ces pseudo-communistes l’ont exclu. Mais heureusement, ils n’ont pas pu l’empêcher d’enseigner, parce qu’il avait lui aussi des amis. Mon directeur de thèse, Hans Piazza, était un élève de Walter Markov, et je dis souvent, en toute modestie, que je me considère comme un petit-fils théorique de Walter Markov. Et j’essaye également de prendre modèle sur lui. 5. Markov Walter, Jacques Roux, le curé rouge, Paris, Libertalia, 2017.
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Je considère surtout comme importante la littérature qui a été écrite par des historiens de RDA après 1989, par des gens qui poursuivent la recherche menée en RDA. Car il est clair pour moi que la littérature de RDA qui date d’il y a 40 ou 50 ans ne peut plus être à la hauteur de l’état actuel de la recherche. Je me réjouis évidemment que la biographie de Jacques Roux soit traduite, ainsi que quelques autres choses. Mais ce n’est évidemment possible aujourd’hui que dans des cas particuliers. À mes yeux, deux élèves très importants de Manfred Kossok – je pense à Michael Zeuske, avec lequel j’ai aussi étudié, et à Matthias Middell, qui est un peu plus jeune – ont produit d’excellentes contributions. Notamment le fait de penser en termes d’histoire mondiale [Weltgeschichte]. Matthias Middell avec ses réflexions sur les conséquences mondiales des différentes révolutions. Michael Zeuske avec son livre sur l’Amistad6 et, de manière générale, sa recherche sur le commerce transatlantique des esclaves. Certaines choses sont également traduites. Je pense ensuite à quelques historiens plus âgés qui ont continué à travailler. Je pense d’abord à Kurt Pätzold et à Manfred Weißbecker. Son dernier livre sur la république de Weimar7 peut d’une certaine façon remplacer celui de Rita Thalmann8, que j’estime par ailleurs beaucoup. J’ai appris trop tard qu’elle appréciait aussi beaucoup mes travaux, mais malheureusement elle était déjà décédée. C’est un petit livre, de 120 pages, qu’il vaudrait la peine de traduire. Il est très actuel et propose une vision marxiste, mais sans le dogme artificiel de RDA. Je considère que c’est important. Il y a aussi eu l’Initiative des chercheurs en science sociale de l’Est, à laquelle j’ai pris part. Nous avons fait une série de colloques, une série de volumes tirés de ces colloques, nous avons essayé sans succès de réintégrer des historiens de RDA qui avaient perdu leur poste après le Tournant [Wende]. Le bilan a malheureusement été entièrement négatif. Et ce qui pour moi a été une déception plus grande encore, c’est qu’à gauche l’intérêt pour ces questions a diminué de manière drastique dans les dernières années. Mais je ne veux pas entrer dans les détails. Nous avions fait un livre aux États-Unis, East-German Historians since Reunification9. Il y est question de gains et de pertes. Nous avions fait cela avec des collègues et des camarades de combat qui venaient des États-Unis et du Canada. Nous avions aussi invité quelques historiens ouest-allemands de premier plan, parmi lesquels certains qui avaient pris part à la liquidation [Abwicklung], et nous leur avions dit : nous – c’est-à-dire la Fondation Rosa-Luxemburg 6. Zeuske Michael, Die Geschichte der Amistad. Sklavenhandel und Menschenschmuggel auf dem Atlantik im 19. Jahrhundert, Stuttgart, Reclam, 2012. 7. Weißbecker Manfred, Weimarer Republik, Cologne, Papyrossa, 2023. 8. Thalmann Rita, La République de Weimar, Paris, Puf, 1995. 9. Fair-Schulz Axel, Keßler Mario (dir.), East German Historians since Reunification. A Discipline Transformed, Albany, The State University of New York Press, 2017.
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– vous payons le voyage, et vous êtes les bienvenus. Ils ont dit oui, mais ils ne sont pas venus. Manifestement, ils n’ont pas eu le courage de le faire, en dépit du fait que le mot « professeur » vient du terme latin qui signifie « confession », pas de celui qui signifie « profiter », bref… On devrait y réfléchir parfois. Nous avons combattu sans succès. Nous nous sentions un peu comme l’enfant perdu*, le soldat perdu de Heine, qui combat sans relâche jusqu’à la fin, même s’il sait qu’il ne peut pas gagner. Mais dans l’histoire, rien n’est jamais entièrement perdu si on le défend avec intelligence. Et c’est ce que nous avons essayé de faire. Par exemple mon ami Ulrich van der Heyden, un spécialiste de l’histoire coloniale ; Stefan Bollinger, un spécialiste de l’Europe de l’Est mais pas seulement ; Werner Röhr, qui vient de mourir et qui a aussi beaucoup travaillé sur la Liquidation [Abwicklung] ; mon collègue Jörg Roesler, qui malheureusement est aujourd’hui très malade et qui ne peut plus travailler ; et beaucoup d’autres qui, à l’époque, ont apporté leur contribution. Il faudra donc encore quelque temps avant que nous abandonnions complètement. A. M. : Comment qualifieriez-vous, de façon générale, les usages qui étaient faits du marxisme dans la recherche historique en RDA ? Quels apports et quelles limites ?
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M. K. : C’est une excellente question, à laquelle je réfléchis aussi souvent moi-même. D’après moi – c’est une opinion personnelle, que tout le monde n’est pas forcé de partager – le problème fondamental de la théorie marxiste, et en particulier du matérialisme historique, c’est qu’il était à la fois un instrument de connaissance, un instrument important de connaissance, et un instrument de transformation de la société. Les deux peuvent aller de pair, mais cela engendre aussi une contradiction. Car on accorde évidemment une valeur aux connaissances en fonction de leur capacité à atteindre ses propres objectifs de connaissance. C’est un grand problème de la théorie de la science et de la philosophie auquel j’ai souvent réfléchi sans pour autant – je ne suis pas philosophe – y apporter de réponse concluante. Le matérialisme historique contenait et contient, évidemment, un élément de déterminisme, il est un peu téléologique. L’histoire tend vers un but : le socialisme. Et nous le savons. Et les avertissements qu’ont formulés Marx et surtout Engels, Gramsci – et je voudrais ici ajouter également très clairement Jean Jaurès –, les avertissements qui émanaient de ces grands penseurs, je crois que nos marxistes n’y ont pas suffisamment pris garde, et pas seulement en RDA. L’histoire est aussi faite de ruptures, elle est discontinue. Le fait que l’histoire conduise à un progrès dépend de la volonté des individus singuliers et aussi des collectifs,
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cela n’obéit pas à des lois. Je pense qu’il faut que nous réfléchissions à ce problème, d’autant plus après 1989. Mais la science historique de RDA avait évidemment ses forces. Pour moi, la force décisive, c’était l’antifascisme. Et cela tenait évidemment au fait que la science historique de RDA, ainsi que la science historique d’Union soviétique, malgré toutes ses contraintes et toutes les critiques qu’on peut lui faire, était tournée vers les luttes des déshérités, des enragés* – nous revoilà chez Jacques Roux et Walter Markov – qui se sont efforcés de transformer le monde, ce n’était pas seulement l’histoire des dominants. C’était également un puissant défi lancé à toute la recherche historique internationale, y compris à l’Ouest. Et je voudrais insister sur ce point : il y avait une historiographie anticoloniale en RDA avant qu’il y en ait une en RFA. Et elle a eu des effets sur l’Angleterre, sur les marxistes britanniques, elle a aussi eu des effets sur des Français comme Jean Suret-Canale et beaucoup d’autres. On ne saurait surestimer cela, c’étaient ses forces. Et les faiblesses sont bien sûr tout aussi évidentes : l’histoire était un moyen de légitimer la politique, et parfois de légitimer une politique assez stupide. Tous n’y ont pas participé, mais il était très difficile d’y échapper. Et les historiens non-marxistes étaient ostracisés en RDA, il n’y avait que dans les institutions ecclésiastiques qu’ils avaient la possibilité de faire de la recherche, pas dans les universités. Et je pense que le marxisme ne vaut rien lorsqu’il est une monoculture. Imaginez-vous un peu ce que Marx et Engels seraient devenus s’ils n’avaient lu que de la littérature marxiste ! Et ce qui faisait le plus peur à nos représentants du dogme, ce n’étaient pas les véritables adversaires du marxisme, mais les dissidents marxistes, les trotskistes, les boukharinistes, les anarcho-syndicalistes, et de manière générale les gens qui mobilisaient le marxisme révolutionnaire contre la situation qui avait cours en RDA et en Union soviétique. C’est d’eux que nos représentants du dogme avaient le plus peur. Mais c’était aussi le chapitre le plus intéressant et le plus stimulant de la science historique, et pour moi, cela l’est resté encore aujourd’hui, comme on peut le voir dans mes publications – qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Voilà ce que je voulais dire. A. M. : Encore une question à ce sujet. D’après vous, comment estimer le degré d’autonomie de la science historique de RDA vis-à-vis de celle menée en Union soviétique ? La science historique de RDA était-elle en quelque sorte indépendante ? Quelles étaient les relations avec les chercheurs en Union soviétique ? Vous-même, vous étiez en Union soviétique à la fin des années 1980… M. K. : C’est une question très importante, et il faut y répondre sur plusieurs plans. D’abord, évidemment, la science historique de RDA ne
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pouvait pas être indépendante de la science historique soviétique, pas plus que la RDA dans son ensemble ne pouvait être indépendante de l’Union soviétique. Je parle de la période qui va jusqu’en 1985. Sur le plan institutionnel, il y avait évidemment les contrôles faits par le Parti. L’Institut du marxisme-léninisme de Moscou contrôlait évidemment dans une certaine mesure aussi l’Institut du marxisme-léninisme de Berlin. En fait, c’était le cas avec les institutions du Parti à tous les niveaux, et c’est évidemment dans l’historiographie militaire que le contrôle était le plus effectif. C’est tout à fait clair. Il y avait une commission historique germano-soviétique, mais évidemment les lignes directrices décisives étaient fixées par les Soviétiques. Pas sur toutes les questions, mais sur les questions fondamentales. En RDA, il n’était tout simplement pas possible de publier quelque chose au sujet du pacte Hitler-Staline qui n’aurait pas préalablement été approuvé en Union soviétique. C’était fixé par la loi, l’historien pouvait bien faire ce qu’il voulait, ce n’était pas publié et on lui disait : tu laisses tomber cette recherche. Sans compter le fait que nous n’avions évidemment qu’un accès très sélectif aux archives et aux bibliothèques soviétiques. Grâce à quelques combines, j’ai réussi à accéder à quelques éléments en 1985, mais dans l’ensemble c’était très difficile. Après 1985, les choses ont changé, lorsque l’Union soviétique est passée à un socialisme pluraliste. La science historique de RDA s’est divisée. De nombreux historiens du Parti – pas tous, mais ils étaient nombreux – se sont accrochés à leur dogme. Mais nous pouvions le contredire officiellement en RDA ; nous ne pouvions pas encore publier sur le sujet, mais nous commencions à dire des choses. Il y a eu de vifs débats et j’ai moimême pris le risque de ne pas pouvoir terminer mon habilitation. Mais mes professeurs à l’institut de l’Académie se sont montrés très solidaires à mon égard. Et je dois dire encore une fois que la science historique de RDA n’était plus du tout monolithique à l’époque. Il n’y avait pas de rébellion ouverte, mais il y avait d’habiles résistances tactiques, et on savait sur qui on pouvait compter et sur qui on ne pouvait pas compter. L’Union soviétique a assoupli sa tutelle, mais même nous, qui avions salué cette décision, nous ne savions pas comment les choses allaient évoluer. Nous avions tous peur que Gorbatchev soit renversé. La tentative a eu lieu, mais seulement en 1991. Si la tentative avait eu lieu en 1988, cela aurait eu de tout autres conséquences. Nous ne savions pas si cette évolution était réversible ou irréversible. Par conséquent, nous étions contraints de nous réserver différentes possibilités. J’ai pensé : bon, tu écris uniquement pour que cela finisse dans un tiroir, tu ne publies rien. Et quand le Mur est tombé, contrairement à beaucoup d’autres, j’avais toute une série de choses que je pouvais publier immédiatement. Bref, ce n’était pas si facile, et il est difficile, dans une
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culture scientifique démocratique comme celle de la France, de s’imaginer ce genre de choses. Mais à l’Ouest, il y avait évidemment aussi des formes de dépendance, il y avait et il y a la dépendance aux bourses, aux contrats de travail à durée limitée – moi-même, j’ai longtemps eu des contrats à durée limitée jusqu’à ce que je parvienne à obtenir un poste fixe –, et le contrôle à l’Ouest n’était pas si rigide qu’en RDA, mais il était tout aussi effectif. J’ai dit à plusieurs reprises qu’en RDA, ce qui régnait c’était le système de l’intolérance répressive, et à l’Ouest, le système de la tolérance répressive. Vous avez lu Herbert Marcuse, vous voyez ce que je veux dire. A. M. : Vous avez utilisé le terme d’histoire mondiale [Weltgeschichte]. En RDA, c’était évidemment très important, mais en France, c’est largement méconnu. Si vous pouviez dire quelques mots à ce sujet, ce serait intéressant…
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M. K. : En RDA, à partir de l’histoire moderne et jusqu’à l’histoire du temps présent, il y avait toujours une subdivision entre histoire allemande et histoire mondiale [Weltgeschichte]. Il y avait par exemple une chaire d’histoire allemande qui s’occupait de ce qui se passait en Allemagne et, en parallèle, une chaire d’histoire mondiale [Weltgeschichte] dont le centre de gravité était toujours situé hors d’Allemagne. Au Centre d’histoire de la révolution de Leipzig, qu’avait fondé Walter Markov et qui avait ensuite été dirigé par Manfred Kossok, il y avait de nombreux colloques, où l’on invitait des chercheurs étrangers, pas seulement des communistes, même si évidemment il s’agissait de gens encore acceptables pour les autorités officielles de RDA. Nous les écoutions, nous discutions avec eux. C’était très important pour nous tous. En RDA, je n’ai donc pas appris cette histoire germano-centrée. J’ai été surpris de constater qu’elle était beaucoup plus forte en RFA. Il y a de nombreux professeurs qui disent qu’ils sont professeurs d’histoire du xxe siècle, mais qui, en fait, ne s’intéressent qu’à l’histoire allemande. Ils ont peut-être publié un volume d’actes dans lequel on trouve quelque chose au sujet de l’Amérique, mais c’est tout… Au demeurant, cela a beaucoup changé ces vingt dernières années, mais en 1990 lorsque nous sommes arrivés, je dois dire que j’ai été étonné de constater qu’il n’y avait pas cette subdivision en RFA et que nombre de nos collègues ouest-allemands avaient un regard bien plus provincial sur l’histoire que ce que j’imaginais. Encore une fois, cela a beaucoup changé ces vingt dernières années. En Amérique, où j’ai vécu pendant de nombreuses années, et où j’ai aussi enseigné et travaillé, c’était évidemment très différent. Comme en RDA, il y avait pour chaque période – les universités sont plus grandes et mieux dotées – des chaires consacrées à un domaine déterminé, par exemple : histoire européenne, histoire latino-américaine,
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histoire africaine. Il y avait tout cela en parallèle, même dans de petites universités ou dans des universités de taille moyenne, les étudiants avaient beaucoup plus de choix qu’en RFA. De façon générale, l’enseignement est bien mieux organisé en Amérique, mais cela se paye évidemment par des frais d’inscription très élevés. On accorde assez généreusement des prêts aux étudiants, mais chaque prêt doit un jour être remboursé. Et dix ans après leurs études, ils sont encore occupés à rembourser leurs dettes. J’ai tout de suite compris que c’était le prix à payer. Mais lorsque je suis moi-même parti enseigner à l’université là-bas, j’ai toujours soutenu les très nombreuses demandes d’étudiants qui candidataient à ce genre de bourses. Je leur ai aussi donné de nombreux conseils, car entre-temps j’avais fini par m’y connaître assez bien en ce qui concerne le système de candidature américain. Et cela les a beaucoup aidé. J’admire vraiment la capacité d’initiative de ces étudiants, et aussi le courage de certains parents qui s’endettent eux-mêmes pour payer les frais d’inscription de leurs enfants. Tout cela était également nouveau pour les citoyens de RDA. Généralement, le capitalisme n’offre pas ses bienfaits gratuitement. Il fallait lutter, il fallait s’imposer. A. M. : Vous avez consacré votre thèse de doctorat, soutenue en 1982 à l’Université de Leipzig, au Komintern dans le monde arabe. Pourriez-vous revenir sur les principales conclusions de ce travail ? Pourriez-vous également nous présenter brièvement vos travaux sur la question juive et le sionisme ? Vous venez notamment de publier un recueil intéressant sur Trotski et la question de l’antisémitisme10.
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M. K. : Les principales conclusions de ma thèse – et je les défends sans hésiter, je les ai défendues également après le Tournant [Wende], je l’ai écrit et réécrit – sont les suivantes : au Moyen-Orient, surtout en Palestine, les communistes étaient le seul parti à avoir organisé les Arabes et les juifs côte-à-côte, contre le nationalisme arabe, contre le sionisme. Et même le sionisme ouvrier, qui pour moi est à des années-lumière du sionisme de droite, était évidemment un nationalisme, qui misait alors sur l’éviction des Arabes. Les partis communistes étaient les seuls à s’y opposer et ils ont évidemment été brutalement persécutés par les sionistes, notamment les sionistes de droite, et par les nationalistes et les cléricaux arabes réactionnaires. Et les puissances coloniales britannique et française – je parle à présent de la Syrie et du Liban – se sont comportées précisément comme se comportent les puissances coloniales. J’ai découvert à l’époque, en m’intéressant au soutien apporté par les communistes palestiniens au mouvement national syrien dans les années 1920, le rôle joué à l’époque 10. Keßler Mario (dir.), Leo Trotzki oder : Sozialismus gegen Antisemitismus, Berlin, Dietz, 2022.
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par Maxime Weygand. Et c’est pour cette raison que je n’ai pas été surpris d’apprendre le rôle honteux qu’il a joué par la suite à Vichy, étant l’un de ceux qui ont collaboré à la déportation des juifs. Il s’était entraîné lors des massacres coloniaux en Syrie. Je n’en dis pas davantage concernant le lien, aujourd’hui très débattu, entre colonialisme et persécution des juifs. Je prends parfois part à ce débat, même si ce n’est pas de manière aussi intense, mais toujours en partant de l’idée qu’il y avait évidemment des liens qu’on ne peut pas évacuer. Après le Tournant [Wende], nous avons tous perdu nos postes, il a fallu faire des candidatures sur projets, et ces projets devaient toujours être formulés de façon très étroite. C’était quelque chose que nous ne connaissions pas en RDA. Il a donc fallu que je le fasse. Aux États-Unis, je me suis intéressé à la manière dont les exilés allemands ont été confrontés au fascisme et à l’Holocauste. C’est un sujet sur lequel j’ai continué longtemps à travailler par la suite. Mais j’ai réussi à faire quelque chose d’autre lorsque je suis devenu professeur et que j’ai eu un poste fixe. J’ai créé ma propre école – je n’aurais pas dit les choses comme cela, mais dans la mesure où cela a été dit et écrit plusieurs fois à mon sujet, je peux le dire –, une école scientifique avec beaucoup de doctorants qui, pour une part, sont aujourd’hui devenus aussi mes amis. Des doctorants issus de nombreux pays, dont la France d’ailleurs. Et dans toutes ces thèses, nous avons essayé de faire des recherches sur la gauche indépendante, notamment sur des communistes de gauche indépendants – par « indépendant », j’entends : « non-stalinien » –, sur des partis, sur des mouvements. Nous ne nous sommes pas du tout bornés à l’Allemagne, car j’attendais évidemment de mes doctorants qu’ils maîtrisent deux langues étrangères, c’est ainsi. Et il y a une quantité de thèses intéressantes, qui aujourd’hui sont presque toutes terminées. Nous avons essayé de battre en brèche l’opinion dominante sur deux points. Premièrement l’anticommunisme à la mode, pour moi c’était absolument hors de question. Mais aussi, deuxièmement, une vision relativisante que l’on retrouve chez un certain nombre de gens de gauche et de libéraux de gauche qui disent que le stalinisme, ce n’était pas si grave, qu’il faut le comprendre à cause de l’adversaire impérialiste. Non, ce n’est pas du tout une raison pour comprendre le stalinisme. Je continue aujourd’hui à défendre l’idée selon laquelle les causes principales de l’échec honteux de ce système étaient des causes internes. Si l’on avait réussi à lier d’une manière ou d’une autre le socialisme et la démocratie, c’est l’Ouest qui aurait dû construire un mur pour que les gens ne s’enfuient pas. Je sais que beaucoup de gens ne sont pas d’accord avec cette idée, mais je l’ai défendue toute ma vie et cela m’a valu de nombreuses critiques, de droite comme de gauche. Je pense que nous devons vraiment continuer à
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travailler dans cette direction. Et j’espère vraiment que je pourrai apporter ma pierre à cet édifice. Je suis à présent émérite, je suis à la retraite, mais je continue à travailler. Je ne peux évidemment plus prendre de nouveaux doctorants. Mais à côté de l’aide que j’ai reçue et que je reçois encore – nous avions par exemple un collège doctoral à l’Université de Bochum avec mon collègue Stefan Berger, que nous dirigions ensemble –, il y a évidemment toujours eu aussi des résistances, c’est tout à fait clair. Mais je le savais depuis le début : quelqu’un qui, comme moi, travaille sur ce genre de choses ne peut pas compter que sur des réactions de sympathie. Et j’ai dit à mes doctorants quand ils venaient me voir : réfléchissez bien ! C’est risqué d’écrire une thèse sous ma direction. Au début c’était risqué, et puis à un moment donné, les choses ont changé, les gens sont tous devenus plus sympathiques avec moi. Cela tenait peut-être au fait que les gens savaient que je n’avais plus que quelques années à faire, que je n’étais plus dangereux. Je ne sais pas. Mais cela tenait peut-être aussi un peu au fait que nos conclusions et nos arguments bénéficient aujourd’hui d’une audience un peu plus grande. Même si je dois dire que, dans l’ensemble – pas systématiquement, mais dans l’ensemble –, la gauche d’aujourd’hui s’intéresse bien moins aux perdants de l’histoire que nous ne le faisions. Avec nous, avec les perdants de l’histoire, on ne peut pas faire une histoire des succès de la gauche. C’est une histoire de souffrance, une histoire de défaites, et les gens veulent évidemment une histoire des vainqueurs, une histoire qui leur donne accès à leur propre identité, et cela nous ne pouvons le faire que très rarement, mes doctorants et moi.
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A. M. : Vous avez évoqué la recherche sur le colonialisme comme l’une des forces de la science historique en RDA. Pourriez-vous évoquer quelques travaux et directions de recherche qui vont dans ce sens ? M. K. : Il est très important de dire que l’historiographie coloniale en RDA ne correspondait pas à un plan venu d’en haut, pas du tout. Il fallait lutter âprement pour obtenir les crédits, et c’est ce qu’ont fait des gens comme Walter Markov à Leipzig, Walter Stoecker à Berlin, qui euxmêmes avaient été victimes du nazisme, qui avaient été emprisonnés, qui s’étaient exilés, ou qui faisaient partie de ce qu’on appelait en Allemagne les « races inférieures » et qui avaient eu la chance de survivre. Du reste, c’était aussi le cas à l’Ouest, avec les pionniers de l’historiographie coloniale ouest-allemande. Immanuel Geiss, dont la mère avait été victime de ce procédé inhumain qu’on appelait « euthanasie », avait aussi vécu l’expérience de la persécution sous le nazisme quand il était enfant. Et je crois que cela constituait un moteur très puissant pour se tourner vers les
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persécutés de l’histoire. C’est quelque chose que je regrette souvent dans la gauche d’aujourd’hui. Cet élan naturel, on aide les plus faibles – pas les faibles, avec lesquels on peut encore toujours faire de la propagande, mais les plus faibles. Et c’était très fort chez ces gens-là. En RDA, parmi les pionniers, parmi les historiens qui ont commencé à travailler là-dessus, il faut mentionner Friedrich Katz, un Autrichien. C’était un important historien de l’Amérique latine et, soit dit en passant, un homme fantastique. Il a ensuite quitté la RDA – il avait le droit de le faire en tant qu’Autrichien – parce que les contraintes étaient trop fortes. Ses premiers livres portaient sur l’extermination des indigènes en Amérique latine. Il leur a rendu leur visage et leur voix. Les plus faibles de l’histoire, précisément. Et Markov et ses élèves nous l’ont toujours martelé : n’oubliez pas ces gens ! Je trouvais cela tellement important. Et si au moins les gens d’aujourd’hui pouvaient être fidèles à cet héritage, plutôt que de se perdre dans des discours politiques identitaires, je serais assez content. Je pense que c’est un héritage très important. En RDA, il y avait une histoire de l’Afrique en quatre tomes11, qui n’avait aucun équivalent à l’Ouest. Il y avait une histoire des Arabes en sept tomes12, même s’il y a quelques éléments dedans que je trouve un peu problématiques. Mais elle avait le mérite d’exister ! Et on peut la poursuivre. Et en l’occurrence, nous avons aussi travaillé avec des scientifiques soviétiques, avec des gens comme l’ethnologue Sergueï Tokarev, qui a entrepris comme nul autre de résister au stalinisme. Il y avait vraiment des gens qui, même à l’époque de l’ultra-stalinisme en Union soviétique, sont restés fidèles à leur science au péril de leur vie. Du reste, c’étaient souvent des gens modestes, qui n’en ont jamais parlé. Mais nous avons un peu pris modèle sur eux, et nous avons bien fait. Ce n’étaient pas les grandes stars de la science soviétique officielle. Ils avaient obtenu leurs chaires à la fin de leur carrière, vingt ans après que les carriéristes étaient devenus professeurs. Ou des gens comme Jakov Drabkine, qui a écrit des choses sur la république de Weimar qui reposent sur la vérité historique, ce qui malheureusement n’allait pas de soi en Union soviétique. Ou son important professeur Arkadi Jerussalimski. Nous avons essayé de prendre modèle sur ces gens, j’en ai aussi connu quelques-uns. C’était merveilleux de discuter – et aussi parfois de boire – avec eux, ce qu’on n’avait pas du tout envie de faire avec les dirigeants du Parti. En tout cas pas moi. n Entretien réalisé par Jean-Numa Ducange et Jean Quétier Traduit de l’allemand par Jean Quétier 11. Büttner Theodora (dir.), Geschichte Afrikas von den Anfängen bis zur Gegenwart, 4 tomes, Berlin, Akademie Verlag, 1976-1984. 12. Rathmann, Lothar (dir.), Geschichte der Araber von den Anfängen bis zur Gegenwart, 7 tomes, Berlin, Akademie Verlag, 1971-1983.
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MARXISMES EST-ALLEMANDS Entretien avec É. BALIBAR et J.-N. DUCANGE, Marxisme, nation, internationalisme
MARXISME, NATION, INTERNATIONALISME Entretien avec Étienne BALIBAR et Jean-Numa DUCANGE
Actuel Marx : Des trois termes qui composent le titre du livre Race, nation, classe, « nation » est celui dont l’étoile semble avoir le plus pâli. Celui, en tout cas, dont l’usage apparaît le plus démonétisé dans l’univers intellectuel. Partagez-vous ce constat ?
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Jean-Numa Ducange : Il me semble en effet que dans les sciences humaines, à gauche, il y a une production abondante sur la question de la « race », ou sur le travail (que l’on peut rattacher aux questions de classe), mais que la question nationale est un peu considérée comme appartenant à l’autre bord politique, et que le thème de la souveraineté est passablement suspect. Même parmi les intellectuels qui s’intéressent au marxisme, la question nationale n’est pas, loin s’en faut, celle qui retient le plus. Alors que les débats marxistes sur la nation ont eu une grande richesse et une grande importance. Il y a bien, je crois, une contradiction entre l’omniprésence de la question nationale dans l’espace public et la rareté des élaborations nouvelles dans l’espace intellectuel et politique. Actuel Marx / no
Étienne Balibar : Je comprends et je partage à certains égards ce diagnostic, même si je crois qu’il est trop franco-français. Ceci dit, la question est peut-être sous-étudiée du point de vue théorique, mais elle est très insistante dans la pratique. D’une part parce que, après avoir cru dans le caractère irréversible et radical de la mondialisation, tout le monde aujourd’hui s’interroge au contraire sur son reflux, sur la résilience des nations, sur les enjeux de souveraineté. D’autre part, deuxième raison, à cause de la guerre, et de la nécessité de comprendre ses causes et ses conditions. Si donc il y a une question qui est d’une actualité brûlante, c’est bien celle de la nation. A. M. : Vous avez l’un et l’autre, dans votre parcours de recherche, rencontré l’objet « nation ». Mais à des moments différents, suivant des trajectoires et avec des problématiques différentes. Pouvez-vous dire chacun dans quel contexte, et sous quel angle, vous l’avez abordé ? É. B. : Pour ma part, je suis tombé dans la politique à l’époque des guerres coloniales et de la Guerre
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d’Algérie. Et si je me reporte à cette époque, il est certain que j’adhérais spontanément à l’idée que la décolonisation devait conduire, dans un premier temps, à l’émergence de nations autonomes à la place des anciennes colonies. On n’était pas pour autant inconscients du fait que le nationalisme révolutionnaire pouvait comporter une face sombre, voire sinistre, d’élimination des différences internes – c’est ce que l’on a vu dans quasiment tous les pays africains, notamment l’Algérie, après l’indépendance. De ce point de vue, la lecture (ou la relecture, après coup) de Fanon est très intéressante. Les Damnés de la terre se termine par un chapitre qui anticipe non seulement une dégénérescence mais même une perversion possible des indépendances sous la forme de nationalismes oppressifs et exclusifs. C’est pourquoi Fanon avait essayé, avec d’autres, de compléter les indépendances postcoloniales par des mouvements internationalistes et cosmopolitiques, dont le panafricanisme est l’exemple le plus frappant et le plus tragique. J’ajoute que mon utopie de jeunesse était très fortement conditionnée par la révolution cubaine, au sein de laquelle on trouvait la même combinaison de nationalisme et d’internationalisme. J’étais persuadé qu’Alger serait, pour le vieux monde, l’équivalent de ce que La Havane était pour le nouveau monde. Mais tout cela a volé en éclats assez vite. Ce
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qui m’a conduit progressivement à réévaluer politiquement et théoriquement la question nationale. Un grand moment de cette réélaboration a été, dans les années 1980, le séminaire qui a abouti à la publication, avec Immanuel Wallerstein, du livre Race, nation, classe évoqué au seuil de cet entretien. Je garde un souvenir très précis des circonstances dans lesquelles Wallerstein et moi, à partir de problématiques différentes, nous étions entendus sur la nécessité de travailler ensemble. Au départ, on avait décidé de faire un séminaire sur la question de la race ou de l’ethnicité car, crois-le ou non, il n’y avait pas à l’époque de lieu de rencontre pluridisciplinaire entre les gens que la question du racisme intéressait. On avait donc institué ce lieu de rencontres et de débats. À la fin de l’année, on s’est dit : « ce séminaire est intéressant, il est productif, ce serait dommage de l’arrêter ». Et, assez naturellement, on a choisi la nation comme thème pour l’année suivante, car les discussions qu’on avait conduites sur le racisme avaient fait apparaître les liens entre racisme et nationalisme. On a donc mis la nation au programme. Et l’on a attiré beaucoup moins de monde, malgré de très bonnes interventions (de Hobsbawm et bien d’autres). Sans doute parce qu’il y avait d’autres lieux où l’on discutait de la question de la nation, et parce qu’à l’époque cela apparaissait moins urgent. Quand,
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la troisième année, on a complété le triptyque par la classe, on a eu encore moins de monde. Si l’on s’attache à la postérité du livre, on peut dire que le thème qui a continué à susciter le plus d’intérêt était « la race » plutôt que « la nation ».
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J.-N. D : En ce qui me concerne, j’ai été un internationaliste radical, investi initialement dans les cercles proches de la LCR, qui, au sein même des multiples courants se revendiquant trotskystes, était alors l’un des plus internationalistes, du moins en parole. J’ai fait mes classes à la fin des années 1990, à un moment où beaucoup de gens pensaient que le phénomène national était largement derrière nous, que la construction européenne était irréversible, et que d’une certaine manière la bourgeoisie nous rendait service en faisant sauter les frontières au sein de l’Europe, permettant ainsi une union plus large des travailleurs, etc. J’étais pour ma part très convaincu de cela. De fil en aiguille, en découvrant des auteurs (dont Gramsci, qui se pose des questions que Marx ne se pose pas, notamment celle de la question nationale de manière très concrète avec l’inachèvement de la construction italienne, et les austromarxistes à travers l’étude du cas de l’Empire autrichien d’avant 1914), mon point de vue a évolué. Et j’ai essayé de reconstruire un certain nombre de débats, en m’efforçant de restituer leurs contextes, et en me gar-
dant de m’en tenir uniquement à Marx-Engels-Lénine. Cela supposait de surmonter une gêne : pour beaucoup, le débat sur la question nationale apparaît comme un débat de droite. J’ajoute que je m’étais beaucoup intéressé à la Révolution française, qui a influencé les débats nationaux ultérieurs dans un certain nombre de pays. Enfin, j’ai été amené à me rendre assez souvent en Chine, où l’affirmation nationale – le « nationalisme » mais pas nécessairement dans le sens où on l’entend en Europe – est forte, et se combine paradoxalement avec un libre-échangisme très puissant. Tandis que nous pensions, nous, que le libre-échange allait balayer le cadre national ou en tout cas le relativiser… Bref, certaines évidences ayant été remis en cause, il me semblait nécessaire de se mettre au travail sur tout cela ! AM : Il n’y a pas de conception « marxiste » univoque, ou unanimement admise, de la nation. Quel Marx – ou quels auteurs et développements de la « tradition marxiste » – avez-vous choisi de mobiliser dans votre approche de la question ? J.-N. D : J’ai choisi en premier lieu, dans Quand la gauche pensait la nation (Fayard, 2021), de restituer le débat autour de la question nationale lorsque les partis du mouvement ouvrier commencent à peser réellement – c’est-à-dire dans les années 1880 –, tout
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particulièrement ceux du monde germanophone, puisque c’est là que les choses se jouaient pour une large part à l’époque. Étrangement, ça n’avait pas été fait car la plupart de ceux qui s’étaient intéressés à cette période ne retenaient que certains auteurs connus en raison de leur postérité ou parce que les positions des uns et des autres leur semblaient intéressantes. Pourquoi pas, mais ma démarche a été autre, en essayant de n’oublier personne, y compris les positions les plus nationales voire « nationalistes ». Je maintiens que, parmi les plus intéressants, en définitive Gramsci et les austro-marxistes sont de ceux qui ont tracé les voies les plus fécondes. Mais il est intéressant aussi de se tourner vers les pratiques concrètes des acteurs du mouvement ouvrier, même ceux qui n’ont pas nécessairement théorisé la chose. En résumé, faire du from below. En quelques mots, qu’est-ce que l’on constate ? Qu’il a existé un véritable effort pour tenter d’écrire des « histoires nationales » alternatives au récit dominant, tout en essayant de construire une certaine conscience internationaliste. L’équilibre est précaire, fragile, complexe, et n’a pas fait ses preuves au bout du compte : 1914 et surtout 1917 ont rebattu totalement les cartes. Mais je crois que ce qu’il y a d’intéressant à cette époque, y compris pour nous et nos modalités d’action possibles dans le monde contemporain, c’est la tentative non pas d’opposer
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l’internationalisme du mouvement ouvrier aux patriotismes et/ou nationalismes étroits des autres forces politiques, mais de chercher la meilleure manière de tenir compte de la pérennité des cultures nationales pour être audible, tout en cherchant des formes de dépassements transnationaux. Bref, ils cherchaient à éviter le débat entre les nationalistes d’un côté et – dirions-nous aujourd’hui – les « no border » de l’autre… La situation est très différente au xxie siècle, mais il y a un point commun : nous avons cru dans le dépassement des nations, mais elles sont encore là, elles vivent et nous devons faire avec. Cette période 1880-1920 est riche en expériences et en textes de ce point de vue.
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É. B. : Mon point de vue dans cette discussion est que la question nationale est la grande tache aveugle de la pensée marxiste. Certes, comme ce que l’on a appelé à une certaine époque « la question nationale » ne cessait pas d’être au premier plan de l’actualité, sommant tout mouvement politique de prendre parti, les marxistes se sont énormément occupés de la question nationale. D’ailleurs, cela commence avec Marx lui-même : si l’on prend les Marx-Engels-Werke, et que l’on regarde le volume occupé par les différents sujets dont Marx a traité, on s’aperçoit que toute son activité de journaliste – qui n’est nullement « sous-théorique » – est largement
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consacrée à discuter de la question nationale en Europe et au-delà. Cependant, si l’on peut utiliser des instruments venus du marxisme pour contribuer à une intelligibilité de ce que c’est que la nation comme formation sociale dans l’histoire, il faut quand même, à un moment, sortir du marxisme ; il faut remettre en question radicalement la matrice théorique au moyen de laquelle le marxisme a pensé l’histoire, l’évolution des formations sociales, parce qu’elle est centrée sur une problématique au cœur de laquelle il y a la classe et la lutte des classes, mais pas la nation et le phénomène national. Ce qui a pour conséquence que la nation, tendanciellement, est toujours pensée par les marxistes soit comme un obstacle au cours normal de l’histoire, une mystification construite par les classes dominantes, soit comme un épiphénomène ou une superstructure. Il faut remettre en cause cette idée. Je suis pleinement d’accord avec Jean-Numa sur l’importance, au sein du marxisme, des deux grands ensembles que sont Gramsci, et l’austromarxisme. Mais il me semble qu’ils représentent, en un sens, deux points de vue opposés. L’importance de l’austromarxisme est à mes yeux d’une très grande actualité. Et les catastrophes à l’est de l’Europe le montrent bien. La question est de savoir s’il y a des alternatives démocratiques à l’État national centralisé pour articuler une économie ou un marché
moderne avec la reconnaissance des identités culturelles ou des ethnicités autonomes. De ce point de vue, l’austromarxisme a essayé de développer l’idée fédérale, qui est une idée qui a une longue généalogie à gauche, mais plutôt dans la pensée anarchiste. L’idée, ici, est de dissocier la reconnaissance des identités culturelles collectives et la fixation des limites de souveraineté territoriale. Les droits culturels que les austromarxistes voulaient conférer aux nationalités de l’empire autrichien n’étaient pas liés à des frontières étatiques. C’est peut-être difficile à imaginer institutionnellement, mais pas impossible, et c’est une idée qui me semble avoir beaucoup d’avenir. En revanche, Gramsci se pose la question de la construction d’un État national unitaire à partir des énormes inégalités de développement et des rapports de domination entre Nord de l’Italie et Sud de l’Italie. L’objectif, ici, est de surmonter les différences internes. En gros, son idée était que seul le socialisme, ou le communisme, pourrait surmonter les décalages internes que la nation bourgeoise n’avait pas réussi, en Italie, à dépasser. Les deux sont extrêmement riches et productifs, et peuvent encore nous aider à comprendre. A. M. : Dépasser ce que vous appelez les « points aveugles » et « sortir du marxisme » pour mieux penser la forme-nation, en quoi cela consiste-t-il, selon vous ?
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É. B. : Bien avant Race, nation, classe, dans le travail que nous menions avec d’autres camarades autour d’Althusser, notre attention s’est portée sur le fait qu’il ne fallait pas seulement théoriser le mode de production, mais aussi ce que Marx appelait « la formation sociale ». Si l’on s’attache à certains textes, on peut penser que « la formation sociale », c’est un synonyme de « la société » comme totalité. Mais, à un moment, je me suis dit – nous nous sommes dit – que si l’on singularise les formations sociales dans l’histoire, que l’on se demande ce qui les autonomise, il faut faire intervenir beaucoup plus fortement la forme politique. Il faut se débarrasser une fois pour toutes des catégories de Base et de Superstructure, c’est-à-dire en fait du sociologisme de Marx (l’idée que la réalité fondamentale, c’est la société, et que la politique n’est qu’une réalité dérivée, ou seconde). Et voir que les formes que nous localisons dans la Base ont toutes, dans l’histoire, été politiquement construites. Ce qui est rejoindre Gramsci, à certains égards, puisqu’il pense que la nation, comme la classe, est une construction politique. Je me suis donc intéressé à la question de la nation comme mise en forme politique. Et je me suis demandé si la nation était la seule forme politique virtuellement possible dans l’histoire des sociétés bourgeoises, ou si elle était en compétition avec d’autres formes. D’où l’idée, que j’ai consignée quelque
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part, qu’il y a, au grand tournant de la modernité, trois formes qui sont en concurrence pour la régulation de l’économie capitaliste et pour la gouvernance des luttes de classe : l’empire, la nation (« à la française », si l’on veut), et ce que j’appelais « la Hanse », c’est-à-dire les grandes fédérations urbaines, à base commerciale. Il est clair que la forme nation a écrasé les autres. Mais le fédéralisme commercial a resurgi périodiquement. Surtout, forme nation et forme empire n’ont cessé de s’hybrider, de se dialectiser. J.-N. D : Je pense également qu’il faut se débarrasser de l’idée que tout ce qui est construction nationale relève de la superstructure. Un historien comme Hobsbawm, dans Nations et nationalisme, a remarquablement montré combien la nation était une construction historique. Mais cela ne signifie pas que l’attachement à la nation est une réalité superficielle : il faut bien constater, au contraire, la résistance de l’appartenance nationale, même à une époque de grande mobilité et de déterritorialisation accrue. On aurait tort de penser que tout cela n’est qu’une superstructure instrumentalisée. Il y a bien un phénomène de longue durée, bien antérieur à l’histoire contemporaine et auquel de larges franges des populations adhèrent. Et qui soulève des questions politiques terribles, comme le montre par exemple la guerre en Ukraine.
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A. M. : Envisager la nation comme un phénomène historique de (très) longue durée, n’est-ce pas la faire sortir du cadre du capitalisme occidental moderne auquel le marxisme, traditionnellement, l’associe ? É. B. : Oui, il faut se demander si, quand nous réfléchissons sur la forme nation et son histoire, nous avons raison de considérer que c’est une forme qui est essentiellement européenne, liée au développement du capitalisme moderne. Il faut aussi se demander si la forme nation n’a pas des racines beaucoup plus anciennes. C’est ce que nous incitent à penser certaines grandes nations d’Asie, et notamment la Chine. J’ai tendance à penser que la forme politique nation est plus étendue, dans l’histoire, que le capitalisme (ce qui ne veut pas dire que les nations peuvent, aujourd’hui, exister en dehors des logiques et des contraintes du capitalisme). Et je suis d’accord pour considérer que la question de l’appartenance, du sentiment communautaire, est une question de fond, que les marxistes ont souvent esquivée. (L’extrême de la dénégation de l’importance et de la réalité des sentiments d’appartenance fondés sur la culture, l’ethnicité, etc., c’est le Lukács d’Histoire et conscience de classe.) La question se pose : qu’y a-t-il derrière le sentiment national ? Qu’est-ce qui fait que cette forme de communautarisme reste extrêmement puissante ? Pour répondre, il faut d’abord savoir ce
que c’est que l’ethnicité (la langue, la culture, etc.). Il se peut que ce soit co-constitutif de l’espèce humaine comme telle. Chez un préhistorien comme André Leroi-Gourhan, l’hominisation s’accompagne de deux phénomènes fondamentaux : le développement des techniques, et l’ethnicité, c’est-à-dire la différenciation des langues et des cultures. Au fond, ce serait un invariant anthropologique (qui n’est pas forcément « national »). En 1923, Carl Schmitt a écrit un texte extraordinaire, où il se demande lequel, du fascisme et du communisme, va l’emporter sur l’autre. Et il dit : le fascisme l’emportera, car le communisme a pour principe d’unification et d’identification la classe, et le fascisme la nation ; or la nation est plus forte que la classe. C’était reconnaître la force de l’ethnicité, bien que sous une forme extraordinairement mystifiée. Sans entériner la conclusion, on peut accepter le défi. A. M. : Mais n’y a-t-il pas d’autres raisons d’attachement à la nation que l’ethnicité, ou le « tribalisme » ? É. B. : Si, bien sûr. Cette question nous amène à un point auquel je tiens : savoir comment la question sociale et la question nationale ont fusionné, et comment cette alliance se trouve aujourd’hui en crise. Après en avoir discuté, notamment, avec Robert Castel, j’avais forgé une catégorie problématique :
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j’avais dit que l’État actuel était un « État national-social ». L’État national-social, c’est l’État qui introduit des droits sociaux (pour répondre à la pression des luttes du mouvement ouvrier), mais à l’intérieur du cadre national, et sous la garantie de la forme-nation tel que l’État l’incarne. Certes, les étrangers bénéficient d’un certain nombre de droits sociaux. Mais dans l’ensemble les citoyens se sont vu reconnaître des droits sociaux dans la mesure où ils étaient les citoyens d’un État-nation. Ce « compromis historique », bâti à l’occasion des grandes guerres, est celui dont le néolibéralisme a entrepris la destruction systématique, au prix de crises et de violences dont on ne peut pas savoir jusqu’où elles iront. C’est ce qui permet à mes yeux de comprendre que les citoyens d’un pays comme la France restent si attachés à l’idée d’appartenance nationale. Ce n’est pas seulement une question d’ethnicité : il se sentent parties prenantes d’un compromis historique (social) dont la nation a fourni le cadre. J.-N. D : Le terme « nationalsocial » me convient, même si j’en perçois bien la dimension provocatrice. Il suffit de considérer l’actualité la plus brûlante pour constater que beaucoup de citoyens ne font pas de distinction nette entre leur attachement à la nation et la question sociale. L’une des raisons de la profonde hostilité d’une
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bonne partie des classes populaires françaises à l’égard de l’Union européenne est que ces structures supranationales apparaissent – à bon droit – comme un des instruments du démantèlement des droits sociaux depuis plusieurs décennies, même si on ne peut pas résumer pour autant la construction européenne à ces dimensions. Le national et le social s’imbriquent, sans cesse. Le texte de Carl Schmitt que cite Étienne date de 1923, une année très importante en Allemagne : il y a alors une résistance spontanée des Allemands aux armées françaises ; et un appel à la résistance nationale contre l’occupant, dans laquelle s’engagent aussi les socialistes. Il y a par exemple un texte de Karl Radek qui se demande en 1923 : l’Allemagne n’est-elle pas devenue une nation opprimée, puisque les armées étrangères occupent notre territoire et viennent piller nos richesses ? En janvier 1923, la Ruhr est effet occupée par les troupes françaises pour faire payer les réparations de guerre à l’Allemagne, provoquant une réaction très forte de la population, sur laquelle va prospérer le nationalisme ethnique et antisémite le plus brutal. On sort de la Révolution russe, il y a eu des espoirs de révolution internationale et après le reflux, la question de la réappropriation de la nation resurgit très vite, jusque dans les rangs ouvriers les plus « conscients ». Cet exemple allemand est parlant
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car, outre le dénouement tragique de 1933, il rappelle qu’un des problèmes de la tradition marxiste, c’est qu’elle admet volontiers l’idée qu’il faut défendre les revendications nationales du tiers-monde (dé)colonisé, mais qu’elle rechigne à prendre en compte les appartenances nationales dans les pays industriels, où cette appartenance nationale est pourtant liée à des acquis sociaux.
plus intelligent des théoriciens de la résistance au néolibéralisme sur une base nationale. A. M. : Si l’on écarte cette hypothèse d’une « résistance sur une base nationale », quelle est l’alternative ? Quels sont les contours de l’internationalisme, ou du cosmopolitisme, que vous appelez de vos vœux ? Mais aussi : quelles sont les chances réelles de cet internationalisme ?
É. B. : Deux brèves remarques, pour réagir à ce que vient de dire Jean-Numa. D’une part, je crois que nation et supranational s’instrumentalisent l’un l’autre. Dire que l’Union européenne impose les politiques néolibérales n’est qu’à moitié vrai. C’est la bourgeoisie financière des différentes nations qui a en quelque sorte externalisé au niveau de l’UE un certain nombre de pouvoirs de contrainte et de régulation, de façon à se faire ensuite imposer le type de politique qu’elle veut mener. Il n’y a pas scission, mais complémentarité, du national et du supranational. D’autre part, il me semble que la référence à Radek n’a pas seulement un intérêt historique, mais des échos dans le présent. Aujourd’hui, les partis de droite nationalistes, fondés sur le racisme anti-immigré, montent partout en Europe. Mais il existe aussi un nationalisme de gauche. Je pense par exemple, en Allemagne, à Sarah Wagenknecht, ou à Wolfgang Streeck, qui est le
É. B. : Une des raisons pour lesquelles je dis que je suis plus que jamais un internationaliste, ce n’est pas parce que je crois que les nations n’ont aucun avenir, qu’elles vont disparaître dans je ne sais quelle utopie ; c’est parce que je pense qu’elles vont durer très longtemps, qu’elles vont être au centre d’une ambivalence fondamentale, et que l’internationalisme, ou une certaine combinaison d’internationalisme et de cosmopolitisme (un mot dont, comme l’a montré Michael Löwy, Marx lui-même s’était servi avant de le remiser), reste absolument nécessaire. Un internationalisme militant, transgressif, inventif. Toutes les grandes mobilisations – contre la guerre, pour le droit des femmes, pour la défense de l’environnement… – doivent absolument traverser les frontières. Dans tous les cas, il faut que des gens dissemblables réussissent à construire un idéal et une mobilisation commune. Je suis internationaliste, non
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parce que je pense qu’il faut faire voler en éclat les institutions nationales de l’État social, mais parce que je pense qu’il faut construire des solidarités qui soient suffisamment efficaces, d’une part au niveau de l’Europe, d’autre part à travers la ligne de démarcation Nord-Sud. De facto, les forces que nous affrontons aujourd’hui se sont organisées à un autre niveau que le niveau national. Il faut que nous nous organisions aussi à un autre niveau. Je pense que pour un anticapitaliste d’aujourd’hui, il n’y a pas d’alternatives à l’internationalisme. On aimerait voir émerger une mobilisation transnationale de type écosocialiste. Mais le temps file… J.-N. D : Il est certain que certaines structures politiques internationales – je parle des partis qui se revendiquent de la gauche – sont dérisoires aujourd’hui. Il y a un siècle, dans un monde beaucoup moins internationalisé, ces formeslà étaient beaucoup plus puissantes. Pensons au temps de Jaurès et Bebel, avant 1914 : lorsqu’ils débattaient à un congrès international, par exemple à celui d’Amsterdam en 1904 (qui a eu un grand impact, notamment en France, en poussant à la création d’un Parti socialiste
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unifié), l’enjeu était réel. On se souciait des structures supranationales, c’était une perspective, une visée, qui d’ailleurs n’était absolument pas incompatible avec un certain patriotisme non chauvin. Qui aujourd’hui imaginerait un dirigeant de la gauche française débattre avec son alter ego allemand aux Pays-Bas pour essayer de définir une politique commune, qui aurait un véritable impact sur la politique nationale d’une organisation ? Une telle scène semble désormais totalement surréaliste. On assiste aujourd’hui à un mélange étrange d’internationalisation extrême de l’information (et des échanges, etc.) et de provincialisation des vies politiques nationales. Des instruments de coordination internationale doivent renaître. Pour être efficace ils devront certainement mêler subtilement la nécessaire prise en compte du fait national et une exigence internationaliste qui ne soit pas déconnectée des rapports de force réelles, pour espérer trouver un écho important auprès des populations. Nous n’y sommes pas. Mais une telle exigence me paraît indispensable. n
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SOCIALISME INDUSTRIEL ET SOCIALISME PAYSAN Par Henri LEFEBVRE
PRÉSENTATION Par Armelle LEFEBVRE et Claire REVOL
Cet extrait est issu d’une retranscription inédite d’une conférence de 1959, non revue par son auteur, présente dans les archives du fonds Henri Lefebvre déposé à l’Imec. Il témoigne des talents d’orateur de Lefebvre, dans un contexte de débats théoriques intenses, au moment de son exclusion temporaire (suivie de son départ) du Parti communiste français. En 1959, Henri Lefebvre est chercheur en sociologie rurale au CNRS et s’intéresse à la modernisation des modes de production agricoles qui ébranle le quotidien des campagnes et le monde paysan et aux différentes réformes agraires et à leurs conséquences, tant dans les pays libéraux que dans les pays socialistes. Loin de s’en tenir aux vallées pyrénéennes, objet de ses deux thèses soutenues en Sorbonne en 19541, Lefebvre mène des séjours sur le terrain, principalement dans les pays européens du bloc de l’Est (Hongrie, Yougoslavie, Tchécoslovaquie, Pologne…) et sur le pourtour méditerranéen, et se documente sur l’Amérique latine et l’Asie, l’Afrique, etc. Un traité concernant la sociologie rurale devait synthétiser des recherches de plus de deux décennies et sanctionner un intérêt ancien porté aux travaux de Marx sur la propriété communale et la rente foncière ; il ne fut jamais publié, car le manuscrit en fut volé. Si le recueil Du rural à l’urbain publié en 1970 donne un aperçu du projet2, d’autres textes présents dans les archives, notamment sur la rente foncière, restent à découvrir. Le texte dont nous proposons ici un extrait est important à ce titre. Il examine la situation en Chine et la portée révolutionnaire des communes chinoises. L’extrait restitue l’ancrage du projet de la sociologie rurale dans un ensemble qui lui donne sens et souligne l’originalité du travail théorique de Lefebvre sur les textes de Marx. Son approche exégético-théorique s’élabore dans le contexte de la mouvance marxiste européenne des années 1920-1930. Lefebvre fut alors,
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1. Ces deux thèses, Une république pastorale. La vallée de Campan, publiée en 1963, et Les Communautés paysannes pyrénéennes, publiées en 2014 par le Cercle historique de l’Arribère, sont issues du travail empirique mené dans les Pyrénées pendant la Seconde Guerre mondiale avec le soutien de Georges-Henri Rivière pour le Musée national des arts et traditions populaires. 2. Lefebvre Henri, Du rural à l’urbain, Paris, Anthropos, 1970.
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avec son ami Norbert Guterman, le traducteur de plusieurs fragments des Manuscrits économico-philosophiques3. Considérant le corpus des textes de Marx comme une tentative inachevée et incomplète, tous deux entendent œuvrer à son « élargissement ». Lefebvre a, partant de cette base, ouvert un espace de développement d’une sociologie critique féconde en thèmes : le quotidien, la bureaucratie, l’État, l’urbain, l’espace social… Cette sociologie critique s’est inscrite dans un horizon mondial où le processus révolutionnaire, toujours à l’œuvre, s’accompagne du « devenir-monde » du marxisme, comme idéologie. Or la clef de cette mondialisation réside pour Lefebvre dans la question agraire et paysanne. Cette forme de vie persistante, liée à la communauté, est un terreau d’où jaillissent des forces sociales, des tragédies et des aspirations humaines, voire le sentiment d’égalité. Les relations entre la paysannerie et la propriété privée ont tracassé Lénine, après Engels et Marx — surtout le Marx tardif –, et Mao. D’où l’importance des questions que se pose Marx dans ses travaux « peu connus4 » sur la propriété communale. L’envergure du « socialisme paysan » (l’histoire des hérésies, des protodémocraties qu’il porte), ses limites et sa compatibilité avec la réforme agraire en font une passerelle pour une analyse de l’instauration du socialisme à l’échelle mondiale dans les pays non-industrialisés, berceau des socialismes d’État — un oxymore si l’on ignore la présence et la dynamique du socialisme paysan et par conséquent les problèmes sociologiques qu’il pose. Il y va d’une théorie de la rente foncière, qui constitue pour Lefebvre un prolongement de celle qui a préoccupé Marx sa vie durant. La conférence traduit l’ambition, à travers l’exégèse des découvertes faites par le dernier Marx concernant la multiplicité et la coexistence des formes sociales et l’histoire de la propriété, de poser la question paysanne et celle, centrale, de la rente foncière, et de fonder la sociologie rurale susceptible d’en déchiffrer les épaisseurs à une échelle planétaire. Les constats issus du vaste chantier international d’édition critique et de textologie que représente la deuxième série de la Marx-Engels3. Suivant de peu l’édition allemande complète (quatre manuscrits) des Manuscrits dans la première MEGA en juin 1932 (Karl Marx Friedrich Engels, Die heilige Familie und Schriften von Marx von Anfang 1844 bis Anfang 1845, Marx/Engels Gesamtausgabe : Erste Abteilung, Band 3, Marx-Engels-Verlag g.m.b.h., Berlin 1932, pp. 29-179, 592-596), Lefebvre et Guterman donnèrent des extraits du troisième manuscrit dans leur revue Avant-Poste en 1933 : « Critique de la dialectique hégélienne » (en deux parties, Avant-Poste, no 1, juin 1933, pp. 32-39, et Avant-Poste, no 2, août 1933, pp. 110-116). Ils s’ajoutaient à la traduction par Guterman de deux autres parties du même manuscrit d’après l’édition qu’en donna en russe David Riazanov (« Podgotovitel’nye raboty dlya Svyatogo Semeistva », Archiv Karla Marksa i Fridrikha Engelsa, vol. III, en 1927, pp. 247-286) : « Notes sur le communisme et la propriété privée », Revue marxiste, no 1 (février 1929), pp. 6-28, et « Notes sur les besoins, la production et la division du travail », Revue marxiste, no 5 (juin 1929), pp. 513-538 (sous le nom d’Albert Mesnil). 4. En particulier sa lecture de Maurer et sa réponse aux narodniki. Celle-ci fut découverte par Riazanov à Draveil, chez les Lafargue, accompagnée de notes et de brouillons. Riazanov publia l’ensemble en octobre 1925 dans le premier volume de la revue des archives Marx-Engels (Marx-Engels-Archiv. Zeitschrift des Marx-Engels-Instituts in Moskau, I. Band, « Briefe und Dokumente », Frankfurt A. M., Marx-Engels-Archiv Verlagsgesellschaft, pp. 309-340). À la date de la conférence, 1959, c’est encore la seule source pour les brouillons que cite Lefebvre (Maximilien Rubel a republié la réponse définitive dans un article de la Revue socialiste, no 11, mai 1947). Dans l’extrait proposé figure une petite partie du texte comportant ces analyses. Le texte complet fera l’objet de la publication prochaine d’un recueil des inédits de sociologie rurale présents dans les archives, édité par nos soins (A. Lefebvre, C. Revol).
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Gesamtausgabe (MEGA2) — notamment sa section IV (notes de lecture, extraits et marginalia), qui combine des règles très claires de traitement du matériau et l’exploration de l’inachevé — ont cristallisé ces dernières années une relecture de Marx soulignant ses liens avec diverses lectures critiques du monde : le décentrage par rapport à l’Occident, l’écosocialisme, le féminisme, etc., ouvrant sur une nouvelle image du dernier Marx que la revue Actuel Marx a contribué à faire connaître5. En phase avec la dimension prospective de cette figure renouvelée6, ce texte fait ressortir ce que le « marxisme en état de découverte7 » de Lefebvre a de pionnier en ouvrant un nouveau pan de la relecture de Marx, une perspective si complémentaire aux autres pans qu’elle en apparaît comme le liant. L’œuvre de Lefebvre sur la sociologie rurale fait aujourd’hui l’objet d’une redécouverte dans le sillage de la publication récente en anglais du recueil On the Rural8. Ces textes permettent d’entrevoir les potentiels tant théoriques que pratiques du marxisme critique d’Henri Lefebvre, en donnant une place essentielle aux rapports à la terre ainsi qu’aux rapports de pouvoir inhérents à l’espace dans les transformations sociohistoriques. Alors qu’au xxie siècle s’engage la lutte pour les biens communs essentiels (l’eau, l’air, les sols et les sous-sols, les terres agricoles et l’alimentation locale, les forêts), dans un contexte de crise écologique et de pollution systémique, la pensée de Lefebvre offre aux luttes paysannes des appuis déjà identifiés9, et qui restent à explorer.
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Cette publication s’inscrit dans le cadre d’un nouveau partenariat entre Actuel Marx et l’Imec (Institut Mémoires de l’édition contemporaine). La revue publiera désormais régulièrement des extraits de manuscrits inédits conservés à l’Imec. 5. Les matériaux sur l’ethnologie édités par Lawrence Krader (The Ethnological Notebooks of Karl Marx. Studies of Morgan, Phear, Maine, Lubbock. Assen, Van Gorcum, 1972 ; Die ethnologischen Exzerpthefte. Assen, Van Grocum, 1974) et ceux du vol. IV/18 de la MEGA2 sur l’agriculture (Karl Marx/Friedrich Engels, Exzerpte und Notizen. Februar 1864 bis Oktober 1868, November 1869, März, April, Juni 1870, Dezember 1872, Berlin/Boston, De Gruyter, 2019) ont marqué un tournant, comme les ouvrages de Theodor Shanin sur la « voie russe » (Late Marx and the Russian Road: Marx and the Peripheries of Capitalism, New York, Monthly Review Press, 1983), István Mészáros sur le « métabolisme » (Beyond Capital. Toward a Theory of Transition, New York, Monthly Review Press, 2000), Kevin Anderson (Marx at the Margins. On Ethnicity, Nationalism, and Non-Western Societies, Chicago, University of Chicago Press, 2010) sur les périphéries. Kolja Lindner (« L’eurocentrisme de Marx : pour un dialogue du débat marxien avec les études postcoloniales », Actuel Marx, no 48, 2010, pp. 106-128), Tomonaga Tairako (« A Turning Point in Marx’s Theory on Pre-Capitalist Societies Marx’s Excerpt Notebooks on Maurer in MEGA IV/18 », Hitotsubashi Journal of Social Studies, 47(1), 2016, pp. 1-10), Kohei Saito (Karl Marx’s Ecosocialism: Capital, Nature, and the Unfinished Critique of Political Economy, New York, Monthly Review Press, 2017) et Marcello Musto (en particulier son ouvrage consacré aux dernières années de Marx, récemment traduit aux PUF, The Last Years of Karl Marx. An Intellectual Biography, Stanford, Stanford University Press, 2020 ; Les Dernières années de Karl Marx. Une biographie intellectuelle, 1881-1883, Paris, Puf, 2023) ont consolidé cette figure. 6. À cet égard, la fraîcheur des perspectives de recherche et des hypothèses issues des travaux préparatoires au volume MEGA2, IV/29, devant être édité par F. Schrader, et consacré aux quatre cahiers « ultimes » (1881-1883) conservés aux archives Marx-Engels à l’IISG d’Amsterdam, fait défaut. Certaines publications font état de ce matériau — par exemple Michael Krätke (« Marx and World History », International Review of Social History, 63(1), 2018, pp. 91-125), malheureusement sans les méthodes de la MEGA2. 7. Mounier Emmanuel, « Autour du marxisme. Le Marxisme d’Henri Lefebvre ; La pensée de Karl Marx ; Critique de la vie quotidienne », Esprit nouvelle série, no 148 (9), septembre 1948, pp. 423-426. 8. Lefebvre Henri, On the Rural. Economy, Sociology, Geography, University of Minnesota Press, 2022. 9. Pruvost Geneviève, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, Paris, La Découverte, 2021.
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SOCIALISME INDUSTRIEL ET SOCIALISME PAYSAN10 Le titre donné à cet exposé est exactement : Socialisme prolétarien et socialisme paysan. […] Je résume les problèmes. Il y a un peu plus d’un siècle paraissait Le Manifeste [du Parti] communiste de Marx. Le Manifeste communiste, inséré dans les autres œuvres de Marx, annonçait une révolution prolétarienne à l’échelle mondiale. Un siècle après les textes fondamentaux de Marx, qu’avons-nous, comme spectacle, à l’échelle planétaire ? Partout où le prolétariat est important, dans tous les pays industrialisés, il n’y a pas eu de révolution. Et, dans les pays les plus industrialisés, là où le prolétariat est le plus nombreux, là où son poids social est des plus considérables et où son poids politique devrait être le plus grand, le socialisme semble être le moins à l’ordre du jour. Nous savons cela. Ce n’est pas une position révisionniste que de le constater. C’est un fait scientifique. Aux États-Unis, qui est le pays le plus industrialisé, il n’y a aucun symptôme de prise du pouvoir par la classe ouvrière ou en son nom. Si l’on considère les pays dans leur ordre d’industrialisation (États-Unis — Angleterre — Allemagne de l’Ouest), vous voyez que le prolétariat n’est pas au pouvoir et ne sera pas au pouvoir d’ici un certain nombre X d’années. Cela dit, peut-on affirmer, comme on l’a fait souvent, que le marxisme a échoué ? Peut-on affirmer que le marxisme a disparu de la scène ? Que le processus de la révolution mondiale annoncé par Marx a été stoppé ? Absolument pas. La révolution mondiale a simplement suivi un cours imprévu par Marx et cependant, d’une ampleur incommensurable, elle se poursuit dans les pays à prédominance agraire, dans les pays dits sousdéveloppés ou arriérés11. De telle sorte que nous assistons à ce spectacle prodigieux d’une révolution annoncée par le prolétariat pour le prolétariat, avec la classe ouvrière comme force dirigeante ; qui s’est métamorphosée en une révolution à caractère paysan, agraire. Les paysans, s’ils ne sont pas la force dirigeante, n’en sont pas moins la masse qui se transforme elle-même, dans une fermentation extraordinaire. On ne peut donc absolument pas dire que le marxisme ait disparu de la scène. Que s’est-il passé ? Il y a eu, à un certain moment, un aiguillage. L’histoire a pris une bifurcation, de même que, sur une ligne de chemin de fer, un aiguillage indique que les rails vont changer de direction. Le changement est au début minime, imperceptible. Finalement, c’est une direction nouvelle qui apparaît. Cet aiguillage a eu lieu, vers 1895, lorsque 10. Conférence d’Henri Lefebvre retranscrite à partir d’un enregistrement au magnétophone, à l’usage des étudiants du Centre européen universitaire. Texte non revu par le conférencier. Centre européen universitaire, Nancy, département d’étude des civilisations, session de 1959, « L’Homme et la machine ». 11. Dans son intervention de 1954 au Congrès international d’étude des zones sous-développées, Lefebvre critique le terme de zones « sous-développées » ou « arriérées » qui était prédominant et défend le terme d’« inégal développement », tant pour parler des provinces françaises que des régions colonisées.
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Lénine a procédé à l’analyse théorique, scientifique des forces sociales présentes, existantes, agissant en Russie tsariste et qu’il a décidé la politique du mouvement qu’il représentait, non pas avec la bourgeoisie libérale, les éléments bourgeois ou petits bourgeois ou démocrates qui agissaient politiquement sous le tsarisme, mais avec les paysans. Lénine cependant ne concevait alors les paysans que comme une force d’appoint, pour ébranler l’énorme édifice de l’autocratie tsariste. Or, il s’est trouvé que ses perspectives ont été dépassées par la suite. En Chine, notamment, la révolution, la transformation des structures sociales, a pris une dominante paysanne, qui est en train de refaçonner nos idées et l’histoire tout entière. Un événement étonnant s’est donc produit, dont les contemporains n’ont pas vu l’importance et dont beaucoup, à présent, ne voient pas l’importance : un aiguillage historique. Le prolétariat dont Marx annonçait qu’il serait la force révolutionnaire du monde moderne n’est plus exactement cela. Ce qu’il est, il faut le déterminer par l’analyse. Les paysans, qui semblaient une masse inerte, inactive politiquement, se sont révélés une force positive. Que représentent-ils ? Où vont-ils ? C’est ce que je voudrais essayer d’analyser devant vous. […] Comment arriver à comprendre la situation ? Elle nous oblige à repenser, je ne dis pas toute l’histoire, mais une très grande partie. Lorsqu’on jette un coup d’œil en arrière, sur 1’histoire humaine, on s’aperçoit de la singulière persistance de formes de vie, que l’on a souvent laissées inaperçues, enfoncées qu’elles étaient sous une carapace de phénomènes plus visibles et plus épais qui les cachaient. On s’aperçoit que dans les masses fondamentales de l’humanité, c’est-à-dire les paysans, survivaient des formes de communautés très anciennes, soit la communauté du travail, soit celle de la famille, du groupement de consanguinité. J’aborde ici des problèmes de sociologie et d’histoire des idées, qui sont loin d’être faciles, parce que l’on commence seulement à vrai dire, à les explorer. Ces formes de vie sociale à la campagne se sont maintenues depuis les époques les plus primitives de l’humanité, depuis l’époque néolithique, comme une sorte de tuf ou de terreau profond, sur lesquelles se déroulaient beaucoup d’événements, de sorte que l’on oubliait leur existence. L’histoire a tout simplement dédaigné la persistance et la ténacité de ces formes profondes, je ne dis pas immuables, mais beaucoup plus durables que tout ce qui se passait à la surface. On se rend compte maintenant que ces formes de vie paysanne ont eu une importance, même dans les phénomènes historiques superficiels (« événementiels » comme on dit parfois) qu’on n’avait pas su détecter. C’est ainsi qu’à présent on entreprend la reconstitution des immenses fermentations paysannes, qui ont marqué toutes les époques de l’histoire.
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Ces formes profondes de la paysannerie avaient des expressions dans les idées humaines. Lorsqu’on cherche à relier les idées humaines à la réalité sociale qui fut à leur base, on retrouve ces forces profondes. Ainsi, l’histoire de la religion et l’histoire des hérésies religieuses sont profondément renouvelées lorsqu’on fait appel à la base sociale qu’elles ont eue, à la paysannerie. Tous les phénomènes religieux, jusqu’au xviie siècle, avaient une base sociale chez les paysans. C’est encore plus visible quand on étudie, en ce sens, l’histoire du Moyen Âge, les hérésies, leur expression sociale et les penseurs qui ont représenté à travers toutes sortes de transpositions idéologiques, les aspirations, les idées, quelquefois même les forces agissantes de ces masses profondes et généralement cachées. Toutes les hérésies médiévales étaient des expressions de la paysannerie, jusqu’aux grands mouvements du xvie siècle, ceux qui marquèrent la guerre des paysans en Allemagne et où des hommes aussi importants dans l’histoire que Thomas Müntzer apparurent et donnèrent une forme claire et distincte aux aspirations de ces masses. On se rend compte que l’aspiration de ces masses dans le sens social le plus élaboré, lorsqu’elles se dégageaient du côté hérétique et idéologique sur le plan religieux, aboutissait à des utopies. Ces utopies ont une très grande importance, et une action qu’il ne faut pas sous-estimer. En reprenant l’histoire de la pensée moderne, on voit la transition presque insensible, au début du xixe siècle, entre les utopies d’origine paysanne et le socialisme prolétarien. Un Babeuf, par exemple, tient de ses origines paysannes, une idée du communisme qui déjà pressent ce que pourrait être une idéologie prolétarienne, un socialisme urbain, un socialisme ouvrier, mais il se ressent encore de ses attaches avec la terre. Il était effectivement d’une région française où les survivances de communautés agraires étaient considérables. […] On peut se demander alors pourquoi on n’a pas accordé une plus grande place historique aux révoltes paysannes. En analysant la structure des populations des pays du monde moderne, on constate que, dans les grands pays capitalistes industrialisés, la paysannerie a presque disparu. Vous savez qu’en Angleterre, la population paysanne ne constitue que 7 % de la population active globale, qu’aux États-Unis, elle est un peu supérieure (de 12 à 13 %) que, dans un pays comme la France, il y a encore 26 à 30 % de population agraire active. En Russie, la population agraire est encore de plus de 50 % de la population, de telle sorte que, sous cet angle, la Russie est encore un pays sous-développé. En Extrême-Orient, Inde ou Chine, la population agraire est de 80 à 90 %. On comprend bien alors que, dans les pays dits développés, industrialisés, tout ce qui était communauté paysanne ait disparu, puisque la population paysanne a été absorbée par la production industrielle et par la vie urbaine. Les traditions elles-mêmes dont s’enrichissait l’histoire univer-
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selle se sont atténuées et elles ont disparu. La puissance de transformation de la paysannerie a disparu, dans ces pays développés, avec la paysannerie elle-même. Elle n’a plus aucune capacité de développement social, elle est complètement intégrée au régime dominant, par exemple au capitalisme aux États-Unis ou en Angleterre. On comprend qu’il n’y ait même pas là de virtualité politique propre à la paysannerie. Cela explique bien des choses. Le mouvement révolutionnaire prolétarien n’est fort que dans les pays où un problème paysan vient se créer. C’est ainsi qu’en Italie, il existe un mouvement révolutionnaire prolétarien très fort, parce qu’il y a une question méridionale paysanne, qui vient sous-tendre le mouvement proprement ouvrier. Le phénomène se produit aussi en France. La région sud de la France est une région sous-développée, à prédominance agraire, qui se pose des quantités de problèmes qui viennent donner une sorte d’arrière-fond à l’activité propre de la classe ouvrière, et c’est de la synthèse de ces deux mouvements que résulte un mouvement original que l’on peut appeler socialiste révolutionnaire. Dans les pays où la paysannerie a complètement disparu, le mouvement révolutionnaire prolétarien a jusqu’ici lui-même disparu, comme en Angleterre ou aux États-Unis. C’est un phénomène tout à fait étonnant. L’aiguillage date de 1890-95. Je voudrais commenter pour vous, en le lisant, un texte extrêmement curieux, dont on voit rarement l’intérêt et l’importance. Il se trouve dans les œuvres de Lénine et date du début du xxe siècle. Il est intitulé : Deux utopies.
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« Dans la Russie de nos jours, deux genres d’utopie politique se maintiennent le plus solidement et exercent, par leur attrait, une certaine influence sur les masses. C’est l’utopie libérale et l’utopie populiste. » Lénine va les définir toutes les deux et rejeter l’utopie libérale pour adopter l’utopie populiste, c’est-à-dire paysanne. […] « L’utopie populiste est une rêverie d’intellectuels populistes, de paysans trudoviks… » — les trudoviks étaient le parti de la petite bourgeoisie rurale campagnarde, un peu l’équivalent du parti radical français, dans sa belle période, lorsqu’il représentait réellement, dans des limites assez étroites, mais avec une certaine réalité, les intérêts propres de certaines couches paysannes et petites-bourgeoises : « […] prétendant que l’on pourrait, par une nouvelle et équitable répartition des terres, supprimer le pouvoir et la domination du capital, supprimer l’esclavage salarié et que
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l’on pourrait maintenir un partage équitable et égalitaire du sol, sous la domination du capital, sous le pouvoir de l’argent, sous le régime de la production marchande. […]. L’utopie des populistes et des trudoviks est la rêverie du petit patron qui tient le milieu entre le capitalisme et l’ouvrier salarié et pense qu’il est possible de supprimer l’esclavage salarié, sans lutte des classes. […] L’utopie libérale pervertit la conscience démocratique des masses. L’utopie populiste, tout en pervertissant leur conscience socialiste, est le compagnon de route, le symptôme, voire en partie l’expression de leur essor démocratique. La dialectique de l’histoire, c’est que les populistes et les trudoviks, en proposant la réforme agraire, proposent et réalisent, comme remède anti-capitaliste, une mesure capitaliste éminemment conséquente et énergique, dans la question agraire en Russie. […] Engels a formulé cette thèse profonde au sujet du socialisme utopique. Ce socialisme était faux, dans un sens économique formel […], mais le socialisme utopique avait raison dans le sens historique universel, car il était le symptôme, l’interprète, le précurseur de la classe qui, engendrée par le capitalisme, s’est développée dès lors vers le début du xxe siècle, en une force imposante, capable de mettre fin au capitalisme et qui s’achemine, de façon irrésistible, vers ce dénouement. »
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Chacun de ces mots pourrait être pesé, car chacun a une allure prophétique. Le texte de Lénine est, à mon sens, une des clés du monde moderne. […] « L’utopie populiste traduit la volonté qu’ont les millions de travailleurs de la petite bourgeoisie et des paysans d’en finir une fois pour toutes avec la féodalité et ses conséquences. » Voilà donc un texte extrêmement explicite, sur lequel on peut discuter. Ce n’est pas un texte historique. Il y a un socialisme paysan. Ce socialisme paysan ne se suffit pas. Résultat de la tradition de la communauté paysanne, avec son caractère utopique, il est lié au fait que, malgré ou à cause de ce caractère utopique, cette tradition paysanne très ancienne, celle du mir soviétique, celle de la famille chinoise, est restée une grande force sociale. Dans la révolution moderne des pays sous-développés, elle est nécessaire et complètement insuffisante. Là où elle est abandonnée à elle-même, elle va à de nouveaux échecs. Au cours de l’histoire, elle a toujours, chaque fois qu’elle était isolée, abandonnée à elle-même, abouti à des échecs. Les jacqueries, dans notre histoire, les révoltes paysannes innombrables ont toutes abouti à des échecs cuisants. Jamais les paysans, en appuyant des luttes
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violentes et sanglantes, souvent sur des revendications incertaines, sur une aspiration qui, dans son fond, tendait à revenir en arrière, vers les origines de la communauté, vers l’âge d’or où elle était intacte, jamais les paysans n’ont réussi à construire une structure sociale cohérente, encore moins un État. Mais il en va différemment s’ils ne sont pas isolés, comme force politique, si, par exemple, ils ont l’appui d’une certaine classe ouvrière, même infime, car la classe ouvrière lui fournit des cadres. C’est ce qui est arrivé en Russie, en Chine également. Dans les pays à prédominance paysanne considérable, la classe ouvrière a fourni des cadres politiques, administratifs, que les paysans auraient été incapables de se donner eux-mêmes. […] D’autre part, la classe ouvrière a apporté aux paysans une idéologie, le marxisme, d’ailleurs modifié, et n’ayant plus parfois qu’un rapport assez lointain avec la pensée authentique de Marx. C’est ainsi que le marxisme tel qu’on l’enseigne en Chine n’a, à mon avis, plus grand-chose de commun avec le marxisme, notamment parce qu’il contient l’apologie inconditionnée de 1’État, alors que la pensée de Marx était celle du dépérissement et de la fin de l’État. Mais telle quelle, à travers ses métamorphoses successives, l’idéologie marxiste est agissante. […] Le sociologue doit observer ces métamorphoses et tenir compte, comparer les développements et les transformations de l’idéologie avec les origines, expliquer l’efficacité actuelle de ces idéologies. La révolution paysanne va donc, par elle-même, à 1’échec. Les paysans ne peuvent pas constituer une force sociale et politique autonome sans direction, sans appareil. Il leur faut un État, Marx a dit [que] tant que l’économie serait fondée sur les producteurs isolés séparés et non sur une association de producteurs à l’échelle du pays ou de la nation dont il s’agit, il y aurait un État, il ne pourrait pas y avoir dépérissement de l’État. […] Or, les paysans, groupés en unités économiques, même assez vastes, qu’il s’agisse des kolkhoz, qu’il s’agisse des communes chinoises, restent des producteurs distincts. […] C’est ce qui explique que nous assistions, dans ces pays de l’Est, à la formation d’États plus solides qu’il n’y en a jamais eu, et cela au nom d’une idéologie qui annonçait le dépérissement et la disparition de l’État. C’est le paradoxe du monde moderne. Je vous ai montré comment, dans les parties dites arriérées ou sousdéveloppées de la terre, avec une prédominance agricole dans l’économie et paysanne dans la population, persistaient certaines virtualités de transformations sociales. Ayant disparu en tant que telles, dans les pays industrialisés et dans les pays développés, elles tendent à traverser la période appelée « transformation démocratique bourgeoise » par les historiens marxistes, qui rattachent cette analyse au contexte historique de la Révolution française. Elles tendent même à la déborder. […]
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L’économie ne suffit pas. Ni l’analyse économique ni la réalité économique ne suffisent. C’est, malgré l’interprétation générale du matérialisme et du marxisme vulgaire, le sens profond de la pensée de Marx, de celle d’Engels et de Lénine, des événements contemporains. Il est aussi des forces sociales, qui ne peuvent être déduites formellement de l’économie et de l’analyse économique, ce qui justifie l’existence d’une autre science qui n’est pas l’économie politique, mais la sociologie. […] Ces forces sociales ajoutent quelque chose à l’économique pris formellement, notamment une impulsion, des traditions, des aspirations (celle des masses paysannes) à l’égalité, à une certaine forme de démocratie directe. Le texte d’Engels cité par Lénine, relatif à la notion de justice a une signification très profonde. Engels dit qu’on ne peut définir d’une manière économique la justice. Si on se rattache uniquement à l’économie comme telle, la notion de justice n’a pas grande signification, et cependant, en tant qu’elle représente une aspiration profonde humaine, il ne faut pas la considérer comme une sorte d’entité métaphysique, dont on se débarrasse aussi commodément, il faut la considérer comme quelque chose de valable, à l’échelle historique. […] La notion de justice a une réalité profonde en tant que sentiment, en tant qu’aspiration, même irréductible formellement à l’économique. La notion de justice a un rapport avec la notion de démocratie. […] Il existe des textes de Marx, peu connus, dans lesquels il analyse déjà les processus qui peuvent sortir de la communauté paysanne. Vers 1880, Marx s’était aperçu que les phénomènes qu’il avait observés en Angleterre ne suffisaient pas à généraliser la théorie telle qu’il l’avait conçue jusqu’alors et qu’il fallait aborder l’étude des problèmes paysans dans un pays où ils sont caractéristiques. Ce pays, d’après lui, est la Russie. À la fin de sa vie, Marx a commencé à accumuler des documents sur la question paysanne en Russie. D’autre part, les Russes, vers 1880, ceux du mouvement populiste, liés à la paysannerie, se demandaient ce qu’allait devenir la communauté paysanne en Russie. Elle avait été plus ou moins remaniée par diverses lois, notamment l’émancipation des serfs, en 1861. Ce n’était plus la communauté vraiment primitive, la possession collective primitive des terres, c’était déjà une communauté profondément remaniée, par un certain nombre de mesures administratives qui s’appelaient le « mir ». Les Russes se demandaient donc ce qui pouvait advenir de la communauté paysanne russe. Ils avaient l’idée d’un passage direct de ce reste de communisme à un communisme développé et scientifique, sans passer par la période capitaliste. Or, à ce moment-là, ce problème a passionnément occupé Marx. Il lui a été posé par des lettres d’une militante socialiste populiste russe, Wiera Zasulicz. La correspondance entre Marx et Wiera
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Zasulicz, ainsi que celle de Marx avec Engels fournissent des éléments extrêmement intéressants, pour comprendre ce qui se passe de nos jours. Marx écrit d’abord à Engels qu’il a repris l’étude de la communauté ancienne, dans les œuvres de l’Allemand qu’il a étudié le plus profondément, Maurer. Les travaux de Maurer datent de 1850 environ. Marx dit que le point de vue selon lequel les formes de propriété asiatiques, en particulier hindoues, constituent partout en Europe le point de départ trouve une preuve nouvelle. Il est tout à fait curieux de penser que Marx rattache, avec Maurer, les formes de communautés paysannes observables en Europe à l’origine aryenne. Il dit que la plupart des théoriciens bourgeois qui se sont occupés de la question n’en ont vu qu’une partie. Les uns, par exemple, attribuant aux anciens Celtes, les Gaulois, les restes de communautés observables en France jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, les autres, les attribuant uniquement aux invasions germaniques. Marx affirme que les livres de Maurer sont très importants, parce que c’est toute l’évolution des villes libres, des propriétaires fonciers possédant l’immunité, des pouvoirs publics, de la lutte entre la paysannerie libre et le servage, qui prend une figure nouvelle. En d’autres termes, pour Marx, à cette époque (vers la fin de sa vie), l’histoire du Moyen Âge est à réécrire, donc l’histoire des origines de la société moderne, en donnant beaucoup plus d’importance aux survivances des communautés agraires. Il est assez curieux de penser que depuis, des hommes qui sont devenus célèbres en France comme historiens et qui d’ailleurs, n’ont pas beaucoup cité Marx, n’ont fait que reproduire très partiellement ce programme. Je pense en particulier à Marc Bloch, qui a écrit un livre intitulé : « les caractères originaux de l’histoire rurale française ». C’est un très grand historien ; son livre est remarquable, mais il ne remplit qu’une partie du programme de Marx. […] Selon Marx, il faut plonger par-dessus le Moyen Âge, dans l’époque primitive de chaque peuple. « Les gens sont tous surpris, dit-il, de trouver dans l’ancien le plus moderne ». Formule très curieuse. Elle signifie que ce sentiment d’égalité, qui a son origine lointaine dans la communauté paysanne, ce besoin de démocratie directe, est à la fois ce qu’il y a de plus primitif, donc de plus profond dans l’humanité, et de plus moderne. Il ajoute : « Nous sommes tous prisonniers d’un aveuglement de jugement. » Sa lettre se termine ainsi : « Que dirait le vieil Hegel, s’il apprenait dans l’au-delà qu’en germanique, le mot “général” ne signifie rien d’autre que la terre commune, et le séparé, le particulier, ne signifie rien d’autre que le bien propre particulier, écarté de la terre commune ? » Suggestion prodigieusement intéressante, pour réécrire l’histoire de la pensée humaine elle-même jusque dans ses fondements logiques.
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On pourrait reprendre, en ce qui concerne les origines de la pensée en Grèce, l’analyse suggérée par Marx, car, en grec, le terme οὐσία qui signifie, philosophiquement la substance désigne, dans l’ancienne Grèce, le domaine paysan. De même, le terme λόγος, qui a beaucoup servi à des jeux de mots variés, signifie d’abord la cueillette et la moisson. Le « logos » est exactement l’action de cueillir et de faire des gerbes. Ceci en matière d’intermède et pour vous faire sentir qu’il y a de multiples indications que les marxistes n’ont pas suivies, malheureusement, en raison de l’atroce dogmatisme qui a sévi. Un philosophe allemand, Heidegger, a étudié d’assez près les origines du vocabulaire philosophique en rapport avec la communauté de villages en Grèce. Il a écrit une série remarquable d’articles sur le « logos » en tant qu’il est lié au vocabulaire de la communauté paysanne primitive en Grèce. Il est à noter que Maurer, dont Marx s’était inspiré directement, était un réactionnaire allemand. Il s’agit de rompre avec le dogmatisme sur toute la ligne. Des réactionnaires avérés peuvent avoir des idées justes et il faut abandonner ce monolithisme qui consiste à croire qu’un homme forme, avec ses idées politiques, théoriques, philosophiques, et autres, un bloc, et que s’il est réactionnaire, politiquement, tout ce qu’il écrit est réactionnaire, donc faux. Ce monolithisme est dépassé, Maurer, par exemple était un bon réactionnaire allemand […], et il a dit beaucoup de choses justes, dont Marx s’est emparé, qu’il a transformées, généralisées. […] Dans les lettres à Wiera Zasulicz, Marx indique très curieusement une remarque que j’ai été tenté de développer dans certains travaux, il y a quelques années. Je n’ai pas osé le faire, par intimidation devant le dogmatisme. C’était une bien curieuse période, où l’on n’osait plus parler de Hegel parce qu’on était aussitôt traité de néo-hégélien. Si j’avais rappelé alors les textes dans lesquels Marx explique qu’il est né dans un district où les restes de communautés primitives étaient très grands, on m’aurait accusé de je ne sais quel déviationnisme. Marx rappelle constamment que la région de Trèves en Rhénanie était une région aux survivances de communautés primitives. Il rappelle dans ses lettres que son père, qui était avocat, devait continuellement s’occuper des questions de litige entre les paysans et les propriétaires fonciers, à propos, précisément du droit coutumier. Il faut se souvenir que le premier ou le deuxième article écrit par Marx portait sur les vols de bois, dans la région rhénane. Marx rappelait que les paysans, lorsqu’ils allaient chercher du bois dans les forêts, ne croyaient pas voler, puisque les forêts appartenaient traditionnellement à la communauté paysanne. On avait dépossédé les paysans, mais, en réalité, ils ne reconnaissaient pas cet accaparement de la propriété des bois par les seigneurs ou par les propriétaires bourgeois. Pour
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eux, les forêts leur appartenaient toujours. Quand ils allaient chercher du bois, ils pensaient profondément récupérer leur bien propre, alors que, pour les gardes forestiers et les propriétaires, c’était du vol pur et simple et pour les tribunaux aussi. Marx aboutit alors à cette confrontation entre le droit coutumier archaïque et le droit romain ou le droit de propriété privée qui est une des dominantes de la pensée marxiste. Marx n’a jamais cessé de confronter ces deux thèmes et d’aspirer à leur dépassement, c’est-à-dire à un statut social, dans lequel on retrouverait la synthèse de ces deux termes et qui serait le droit de la société nouvelle. Ceci se relie d’une manière directe à ce qui se passe dans les pays de l’Est lointain, en Chine, où l’on tend, par un processus historique, et, en grande partie imprévu, vers cette harmonisation possible de l’individuel et du collectif. Voici ce que disait Marx : « L’histoire de la décadence des communautés primitives […] est encore à faire. Jusqu’ici on n’a fourni que de maigres ébauches. Mais en tout cas l’exploration est assez avancée pour affirmer : I que la vitalité des communautés primitives était incomparablement plus grande que celle des sociétés sémites, grecques, romaines et a fortiori que celle des sociétés modernes capitalistes — II que les causes de la décadence dérivent de données économiques qui les empêchaient de dépasser un certain degré de développement. »
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Marx parle alors de ce qu’il a vu dans son pays natal, le district de Trèves, et il décrit très rapidement la communauté paysanne, telle qu’il l’a constatée dans sa jeunesse. Il distingue à ce sujet la communauté tout à fait archaïque, fondée essentiellement sur des liens de famille, de consanguinité. Les liens des grandes familles n’ont pas encore été brisés par la territorialité, c’est-à-dire par l’affectation de chaque famille à une maison, un terroir déterminé et par les relations qui peuvent, à ce niveau s’établir entre les maisons, les familles et les villages. Dans la communauté primitive, la famille est le véritable lien social. Les gens ne sont pas déterminés par la maison, par le lieu, mais par la famille, le lignage (pour adopter le langage du vieux français) duquel ils sont issus. Ceci est très important. La famille chinoise, jusqu’à ces tout derniers temps, était encore une grande famille, prolongeant les liens archaïques, résultant directement de la communauté primitive, dans des conditions qui restent obscures et que Marx n’a pas vues. La propriété privée du sol
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existait en Chine. Il y a eu même, un esclavage et un féodalisme chinois. Cependant, à travers toute cette histoire, le lignage s’est maintenu, avec certains caractères de communautés archaïques. Ceci me semble d’une importance capitale, pour comprendre ce qui se passe actuellement. n
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LE PROCESSUS, ENTRE RÉFORME ET RÉVOLUTION : PENSER LES MÉDIATIONS DU CHANGEMENT SOCIAL Par Alix BOUFFARD
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Appréhender la société comme une réalité processuelle revient à prendre acte du fait qu’elle est toujours en transformation. Le terme même de processus implique bien la référence à un changement, par quoi il est souvent opposé aux notions de « chose » ou de « structure », qui insistent sur la stabilité et la permanence. Contre l’idée que la société serait sans histoire, que son organisation et ses institutions auraient un caractère naturel ou un ordre définitif, une approche processuelle de la société considère que toute réalité sociale est produite historiquement et sera amenée à changer. Mais le terme de processus dénote aussi généralement un étalement temporel et une continuité du changement, par différence avec un changement instantané, brusque ou soudain, de l’ordre par exemple de l’événement. Pour cette raison, il n’est pas rare que l’on invoque le caractère processuel d’un phénomène social pour justifier l’attente, la patience ou la retenue concernant ses résultats. Concevoir la société de façon processuelle, c’est-à-dire comme une réalité soumise à un changement continu, exclurait alors toute perspective de transformation sociale révolutionnaire : si la révolution est une discontinuité radicale, seule la lente voie de la réforme, de l’évolution ou du développement permettrait d’envisager une transformation d’ampleur à long terme. À ce titre, l’approche processuelle conduirait à prendre le parti de la réforme contre celui de la révolution, et l’expression même de « processus révolutionnaire », malgré son usage répandu, tendrait à la contradiction, ou bien désignerait en fait le développement d’une situation déjà postrévolutionnaire. Ce jugement n’est pas dénué de fondement historique. En attestent, les liens profonds entre la circulation du terme de processus (en langues française, anglaise, allemande), et la diffusion des théories de l’évolution à partir du début du xixe siècle, en particulier celle de Darwin – mais aussi l’importance prise par une conception que l’on peut qualifier de processuelle dans la socialdémocratie européenne de la fin du xixe siècle, en rapport avec l’idée, cristallisée dans la formule d’Eduard Bernstein, d’après laquelle « ce n’est Actuel Marx / no
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pas le but final du socialisme » mais « c’est le mouvement qui est tout »1. L’approche processuelle de la société, dans la mesure où elle fonde son caractère transformable et fait éclater l’illusion d’une naturalité de l’ordre social, peut aussi justifier de voir l’instabilité, la flexibilité ou la précarité comme des dimensions intrinsèques de l’existence et de l’organisation sociales. C’est ce qu’indique sa présence courante, parfois même revendiquée, dans les discours et théorisations du management contemporain2. En conséquence, il n’est pas évident que l’idée de processus soit nécessairement mise au service d’une perspective d’émancipation sociale, et surtout, lorsqu’elle l’est, il peut sembler difficile de la concilier avec la défense d’une stratégie révolutionnaire. Et pourtant, on constate qu’ont existé différentes tentatives philosophiques de lier une approche processuelle de la société non seulement à une perspective d’émancipation sociale, mais à une stratégie de transformation sociale radicale. C’est notamment le cas, avec des cadres théoriques et des positionnements politiques différents, de John Dewey, de Georg Lukács et de Jean-Paul Sartre. Chacun s’est attaché à expliciter l’intérêt théorique et politique d’une approche processuelle du changement social, et chacun, à sa manière, a fait de la notion de processus un élément clef d’une perspective de transformation sociale radicale – qu’elle soit appuyée sur un dépassement de l’opposition simple entre réforme et révolution, ou qu’elle soit ouvertement révolutionnaire. Or, ces trois philosophes ont en commun d’être profondément marqués par la philosophie hégélienne et par le statut décisif qu’elle accorde au lexique processuel, mais aussi, à divers degrés, par les dimensions processuelles des théories de l’évolution et des travaux de Marx et d’Engels. On verra ainsi qu’au croisement de ces différents héritages, l’approche processuelle devient une façon de discuter et de dynamiser l’alternative entre réforme et révolution, et cela parce qu’elle conduit à mesurer toute l’importance des médiations du changement social3.
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LES TROIS SOURCES THÉORIQUES DE LA PROCESSUALITÉ Les réflexions de Dewey, Lukács et Sartre témoignent de l’importance de trois grands héritages théoriques (philosophiques et scientifiques) qui ont contribué, à des degrés divers, à faire circuler le lexique processuel dès la fin du xixe siècle : la philosophie hégélienne, les théories de l’évolution, et les analyses de Marx et Engels. Chacune de ces théorisations engage en effet une certaine façon de concevoir le changement, et s’inscrit contre 1. Bernstein Eduard, Les Présupposés du socialisme, Paris, Seuil, 1974, p. 220 (trad. mod.). 2. Voir par exemple Helin Jenny, Hernes Tor, Jhorth Daniel, Holt Robin (dir.), The Oxford Handbook of Process Philosophy and Organization Studies, New York, Oxford University Press, 2014. 3. Cet article expose quelques hypothèses présentées dans un travail de doctorat. Pour des éléments plus détaillés, nous nous permettons d’y renvoyer : Alix BoUffaRD, La Direction du changement social : ontologie processuelle et philosophie sociale chez John Dewey, Georg Lukács et Jean-Paul Sartre, Thèse de Doctorat en philosophie, Université de Strasbourg, 30 septembre 2022.
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une tendance, bien installée en philosophie, à valoriser le permanent au détriment de ce qui change. La philosophie hégélienne, en premier lieu, développe une approche processuelle de la réalité qui est globalement solidaire de deux thèses sur la nature du changement4. D’une part, le changement est réel et fondamental, par opposition à l’idée qu’il serait une simple apparence ou qu’il n’affecterait que les caractéristiques superficielles de la réalité ; il peut avoir lieu indépendamment d’un sujet substantiel et permanent, qui lui préexisterait et qui lui survivrait5. D’autre part, le changement est intelligible, en ce sens qu’il n’est pas ou pas nécessairement chaotique, et qu’il est régi par un certain type de logique qui le rend pensable et même connaissable malgré son instabilité et sa diversité – il s’agit de la logique dialectique, qui fait de la contradiction un moteur du réel et de la pensée, et qui permet en cela d’intégrer les aspects continus et discontinus d’un même phénomène. Mais surtout, le lexique du processus (Prozeß) est associé chez Hegel à la volonté de lutter contre tout point de vue qui prendrait la réalité comme quelque chose d’immédiat, au double sens de ce qui est produit instantanément (sans attente) et de ce qui ne repose sur aucune condition passée ou présente. L’approche processuelle conduit ici à prêter une attention particulière aux interactions ou actions réciproques (rien, dans la réalité, n’est strictement séparé de toute autre chose), et surtout, à montrer que chaque réalité repose sur un ensemble de médiations passées et présentes qu’elle présuppose. Tout état de la réalité se révèle alors être le produit, le moment et le point de départ de processus passés, présents ou à venir, et la tentative de connaître une réalité doit passer par la réinscription de celle-ci dans les processus dont elle relève. À l’inverse, oublier le caractère médiatisé d’une réalité, c’est la saisir de façon unilatérale et abstraite, en ce sens qu’on l’isole de l’ensemble des éléments qui déterminent son existence et ses caractéristiques. Les théories de l’évolution – l’ensemble des travaux qui ont soutenu l’idée que les espèces vivantes se transforment et ont formulé des principes ou lois qui rendent raison de ces transformations –, constituent également un facteur majeur de la diffusion croissante du lexique processuel à partir du milieu du xixe siècle. C’est avant tout le cas de Darwin et de L’Origine des espèces6, par son étude des processus de la sélection naturelle, de la formation et de l’extermination d’une forme ou d’une structure organique, 4. Hegel étudie différents types de processus présentant des caractéristiques spécifiques ; on se limite ici à indiquer des caractéristiques transversales associées à l’héritage conceptuel de la philosophie hégélienne. Pour plus de précisions, voir les travaux d’Emmanuel Renault (notamment Renault Emmanuel, « Hegel philosophe du processus », communication faite le 29 janvier 2021 à l’université Paris Nanterre), et l’article de Wittmann David, « L’Idée comme procès ou l’identité comme négativité absolue », in Gilbert Gérard, Mabille Bernard, La Science de la logique au miroir de l’identité, Paris, Peeters, 2017, pp. 271-292. 5. Voir notamment le § 148 de l’Encyclopédie des sciences philosophiques (1830) de Hegel. 6. Darwin Charles, L’Origine des Espèces, Paris, Honoré Champion, 2009.
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et de la modification des espèces7. Le lexique du processus (process) sert ici à désigner des changements qui s’étalent sur un temps long, reposent sur une pluralité d’opérations à la fois successives et contemporaines, et mettent en jeu une multiplicité d’individus (de la même espèce ou d’espèces différentes). Or, il est lié à une insistance explicite sur le caractère continu du changement. La continuité est d’abord celle du lien de filiation, dans la transmission des variations et des modifications acquises, car comme le rappelle Darwin, « la nature ne fait pas de saut8 » : la ligne de transmission d’une variation, si elle se trouve interrompue par la mort de tous les individus qui en sont porteurs, ne pourra jamais être prolongée. Cette continuité s’entend également comme gradualisme, en référence au fait que les variations apparaissant chez les individus et susceptibles d’être transmises sont très légères (raison pour laquelle de nombreuses variations et un temps long sont nécessaires pour qu’un écart se creuse entre les branches d’une espèce). Enfin, la continuité a souvent le sens d’une cumulativité : la reproduction transmet non seulement les variations récentes (apparues avec l’individu géniteur) mais aussi les variations plus anciennes dont les géniteurs ont eux-mêmes hérité. Le lexique processuel est également associé à une approche génétique : la théorie de l’évolution se propose d’expliquer une forme spécifique donnée (les caractéristiques de telle espèce) en retraçant ce qui se trouve en amont de cette forme. Et la genèse des espèces est une genèse continuelle : aussi bien en aval, puisqu’aucune forme n’est définitive, qu’en amont, puisqu’il est toujours possible de remonter vers une forme antérieure. Mais le processus dont une forme est issue n’est jamais immédiatement visible, car les indices du fait qu’une forme donnée est le résultat temporaire d’une genèse disparaissent au cours du temps9 : ne sont visibles que le moment le plus récent et des traces discontinues des moments précédents. L’approche processuelle exige donc un travail de reconstruction totalisant un grand nombre d’éléments éparpillés dans le temps et dans l’espace, et dont l’apparition n’est compréhensible qu’une fois qu’ils ont été réinscrits dans le processus d’ensemble. Mais la notion de processus prend une nouvelle ampleur, et elle se charge directement d’enjeux politiques, avec l’usage qu’en font les écrits de Marx et d’Engels. Elle joue d’abord un rôle central dans la critique marxienne de l’économie politique. C’est déjà le cas à la fin des années 1850, lorsque Marx décrit la production et la consommation comme des « moments d’un processus10 » : chacune, à titre de moment d’un ensemble
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7. Voir sur ce point le diagramme par lequel Darwin représente le long processus de modification des espèces (ibidem, p. 404). 8. Ibidem, p. 493 (en latin dans le texte). 9. Voir notamment ibid., le chapitre X, « Sur l’imperfection de l’archive géologique ». 10. Marx Karl, « Introduction aux Grundrisse dite “de 1857” », in Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Éditions sociales, 2014, p. 42.
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plus large, ne peut trouver son intelligibilité de façon isolée. Que la réalité étudiée soit un processus signifie alors que chaque point de départ est en même temps le résultat d’un mouvement historique précédent, tout élément pouvait être considéré tant comme « présupposition naturelle » que comme « résultat historique »11. La notion de processus joue ensuite un rôle de plus en plus structurant dans les différentes rédactions du Capital. Marx conçoit en effet le capital comme un large processus socio-historique dont les caractéristiques s’expliquent par les nombreux mouvements et changements qui le constituent à chaque instant12. Le mouvement des capitaux est à la fois continu et cyclique, car son prolongement repose toujours sur la reproduction d’une succession réglée et ordonnée de moments spécifiques qui sont autant de phases du processus global13 (production, distribution, échange, consommation, etc.), et il requiert que le résultat de chaque moment du processus coïncide avec les présuppositions de la phase suivante. L’approche processuelle éclaire l’unité et la cohérence d’un grand mouvement d’ensemble, dans ce qui apparaît superficiellement comme une multiplicité de mouvements dispersés et chaotiques (les mouvements des nombreux capitaux circulant sous des formes et avec des fonctions diverses). C’est de façon plus explicite encore que la notion de processus est présentée dans les textes philosophiques du vieil Engels comme un élément central de la conception matérialiste et dialectique de la réalité, contre l’ancien matérialisme et la pensée métaphysique, qui sont marqués par une « incapacité à concevoir le monde comme un processus14 ». La notion de processus, désignant tout ce qui est « engagé dans un mouvement, un changement, une transformation et une évolution constants15 », porte l’idée que la réalité est à la fois profondément changeante, et susceptible d’être étudiée et comprise par une saisie dialectique des phénomènes, et en particulier par la compréhension de l’unité dialectique de la continuité et de la discontinuité au sein du réel. L’attention accordée à la processualité, quoique peu conceptualisée par Marx et Engels, devient récurrente dans les théorisations philosophiques marxistes. C’est le cas au sein du matérialisme dialectique soviétique élaboré dans les années 193016, mais aussi chez des marxistes qui veulent se démarquer de celui-ci et du stalinisme dont il est solidaire. 11. Ibidem, p. 45. 12. Voir Marx Karl, Le Capital, livre II, t. 2, Paris, Éditions sociales, 1974. 13. Voir le chapitre 21 du livre i du Capital sur la « Reproduction simple », qui ouvre du capital pris comme processus (Marx Karl, Le Capital, livre i, Paris, Éditions sociales, 2016), et les « schémas de reproduction » du livre ii. 14. Engels Friedrich, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 34. 15. Ibid. 16. Voir notamment Staline Joseph, « Matérialisme dialectique et matérialisme historique », in Parti communiste de l’Union soviétique, Histoire du Parti communiste (bolchévik) de l’U.R.S.S.
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La philosophie hégélienne, les théories de l’évolution et le marxisme ont donc en commun d’opérer une large réévaluation du changement, en lui conférant une réalité et une certaine intelligibilité. Et ils font pour cela un usage important du lexique processuel, en le liant à une prise en compte des médiations (passées, présentes ou à venir) du changement. Dewey, Lukács et Sartre, dans leurs appropriations respectives de la notion de processus, manifestent ce triple héritage à divers degrés. Et outre le fait d’insister sur les enjeux politiques d’une approche processuelle de la réalité sociale, ils ont pour point commun de défendre le projet d’une transformation sociale radicale – tout en l’articulant à des positions politiques et stratégiques bien distinctes. JOHN DEWEY John Dewey élabore une conception explicitement processuelle de la réalité sociale qui structure sa philosophie instrumentaliste et qui offre un fondement conceptuel à ses activités politiques. Sa trajectoire politique s’ancre d’abord dans le progressisme américain qui émerge au tournant du xxe siècle, puis se concentre dans une série de combats : la tentative de rendre la guerre illégale (« Outlawry of War »), la promotion du projet d’une démocratie industrielle au sein de la League for Industrial Democracy, l’entreprise de construction d’un tiers parti unifiant les progressistes radicaux américains au-delà de l’opposition entre républicains et démocrates (avec le People’s Lobby puis la League for Independant Political Action), et enfin, l’intervention constante dans le champ du syndicalisme enseignant. Son usage politique de la notion de processus soutient une tentative de dépasser l’alternative entre réforme et révolution en visant une transformation à la fois progressive et radicale, dont toutes les médiations seraient prises en compte. Sa réflexion sur la processualité, des années 1880 au début des années 1890, commence d’une part au contact du néo-hégélianisme américain (G. S. Morris), lui-même imprégné par l’idéalisme britannique contemporain (T. H. Green), et d’autre part, avec les débats liés à la réception américaine des différentes théories de l’évolution (Darwin, Spencer et Wiesmann17) – deux ensembles de références qui s’hybrident dans le parcours intellectuel de Dewey, celui-ci renonçant à une lecture idéaliste de la philosophie hégélienne pour la rendre compatible avec le naturalisme des théories de l’évolution18. C’est au croisement de ces deux héritages qu’émerge chez lui l’idée suivant laquelle le changement est à la fois ce qui est réel et ce qui est
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17. Voir Pearce Trevor, Pragmatism’s Evolution: Organism and Environment in American Philosophy, Chicago, Chicago University Press, 2020. 18. Nous reprenons ici la lecture développée notamment dans Good James A., A Search for Unity in Diversity: The “Permanent Hegelian Deposit” in the Philosophy of John Dewey, Lanham, Lexington Books, 2005 ; voir aussi Renault Emmanuel, « Dewey et Mead hégéliens », in Cukier Alexis, Debray Eva (dir.), La Théorie sociale de George Herbert Mead, Lormont, Le Bord de l’eau, 2014, pp. 86-104.
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susceptible d’être connu, au-delà de l’ancien dualisme du permanent et du changeant. À la même époque, et en lien avec un débat scientifique sur les facteurs de l’évolution des espèces, Dewey place au centre de ses réflexions le problème de la direction du changement – au double sens de la direction dans laquelle celui-ci va, et de ce qui en détermine le cours. Ce problème est aussi au cœur des différentes versions du pragmatisme formulées à la même époque (Peirce, James et Mead), qui sont chaque fois solidaires d’une approche processuelle de la réalité et d’une réflexion sur la façon dont il est possible de diriger un changement donné (au sein d’une expérimentation scientifique ou dans l’expérience quotidienne). Mais la notion de processus et la réflexion sur sa direction reçoivent un sens directement politique avec le développement du progressisme américain du début de siècle, qui valorise le thème du progrès et promeut la mise en œuvre d’un contrôle social étatique et démocratique19. La catégorie de process se charge donc d’enjeux à la fois philosophiques, scientifiques et politiques : elle est appelée à jouer un rôle fondamental dans toute théorisation qui reconnaît le caractère changeant de la réalité et qui prend acte du progrès des sciences de la nature, mais aussi qui entend mettre la connaissance au service d’un projet politique qui se veut progressiste et radical20. Mêlant ces différentes influences, Dewey élabore à partir de la Première Guerre mondiale une théorie processuelle de la société, qui s’appuie sur la thèse fondamentale d’une continuité entre l’expérience humaine et la nature21, et qui analyse en priorité quatre types de processus : les processus de croissance, d’expérience, de connaissance, et d’éducation22. À chaque niveau, le changement est conçu comme réel, et connaissable. Or, dans le cadre de son pragmatisme instrumentaliste, connaître, c’est contrôler intelligemment des processus en cours23 (être capable de produire intentionnellement des conséquences déterminées dans une situation déterminée). Un contrôle intelligent consiste alors à diriger un processus depuis l’intérieur de celui-ci, c’est-à-dire en adaptant la fin visée et les moyens en fonction du déroulement même du processus – par opposition à une direction s’imposant au processus de l’extérieur, suivant des fins et moyens fixés au préalable, sans prise en compte du cours réel du changement. La valorisation de l’idée de processus revient ici à refuser de subordonner le mouvement au but final, opération qui ne peut que priver l’action de son efficacité en rendant impossible son ajustement à des circonstances changeantes. Mais il ne faut pas pour autant séparer le mouvement du 19. Pour une caractérisation plus précise mais très synthétique des grandes orientations progressistes de la période, voir Gendzel Glen, « What the Progressives Had in Common », The Journal of the Gilded Age and Progressive Era, vol. 10, n° 3, 2011, pp. 331-339. 20. Voir notamment Dewey John, « La reconstruction, 25 ans après », in Reconstruction en philosophie, Paris, Gallimard, 2014, pp. 30-31. 21. Il s’agit de la thèse centrale de Dewey John, Expérience et nature (1925), Paris, Gallimard, 2012. 22. Voir en particulier Dewey John, Démocratie et éducation, suivi d’Expérience et éducation (1916, 1938), Paris, Armand Colin, 2018. 23. Voir Dewey John, La Quête de certitude : une étude de la relation entre connaissance et action (1929), Paris, Gallimard, 2014, p. 290.
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résultat auquel il doit mener, car rien ne distingue absolument les deux : Dewey enjoint de conduire tout processus sur le modèle du processus de croissance conçu comme un développement strictement continu de l’organisme, produit par une interaction constante entre des besoins internes et un environnement externe, et qui n’est pas soumis à un but extérieur à lui. Mais le cas des phénomènes socio-historiques est délicat : si en avoir une connaissance revient à pouvoir les diriger de façon intelligente, le développement des sciences sociales requiert la mise en œuvre d’un contrôle social intelligent et démocratique, qui ouvrirait la possibilité de maîtriser le changement social de l’intérieur de la société tout en adaptant les fins et moyens de l’action aux changements de circonstances. La théorisation et la pratique politiques de Dewey prennent acte de ce défi, en encourageant le développement d’une démocratie participative et guidée par l’intelligence collective (qu’il pense dans les années 1920 et 1930 à travers les notions de Great Society et de « public24 »). Il défend alors une position qu’il présente comme libérale – à partir d’une double critique du libéralisme classique et du libéralisme américain contemporain, liée notamment à l’analyse de la Grande Dépression de 192925 –, mais attentive aux conditions sociales réelles de la liberté et de la démocratie. Il rejette également de façon croissante le communisme (qu’il identifie de plus en plus à sa figure soviétique), malgré sa propre proximité avec les socialistes, et son enthousiasme de la fin des années 1920 pour les expérimentations soviétiques en matière d’éducation dans la poursuite de la révolution russe26. Dans ses différentes prises de position, Dewey mobilise régulièrement sa conception processuelle de la société pour défendre un certain type de fin et de moyen de l’action politique : comme dans toute action intelligente, il faut admettre le caractère changeant de la réalité, mais aussi sa continuité fondamentale, et surtout, se garder d’immuniser par avance les fins et moyens de l’action contre une révision opérée à la lumière du cours réel du changement. Il avance, dans ce cadre, l’idée d’une planification démocratique et expérimentale27, c’est-à-dire collective et constamment ajustable au déroulement réel des événements. Ce n’est pas, alors, le modèle d’une stratégie révolutionnaire qu’il valorise – « car les ‘‘révolutions’’ ne sont jamais aussi profondes qu’elles sont censées l’être28 » –, mais celui d’une longue transformation qui, si elle se donne des moyens
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24. Dewey John, Le Public et ses problèmes (1925), Paris, Gallimard, 2003. 25. Voir Dewey John, « L’individualisme – ancien et nouveau » (1830), in Écrits politiques, Paris, Gallimard, 2018, pp. 269-357 ; et Après le libéralisme. Ses impasses, son avenir (1935), Paris, Flammarion, 2014. 26. Dewey John, Impressions of Soviet Russia (1928), in The Later Works of John Dewey, 1925-1953 (LW), Carbondale et Edwardsville, Southern Illinois University Press, 1985, vol. 3, pp. 203-250. 27. Voir en particulier Dewey John, « The Social-Economic Situation and Education » (1933), LW, vol. 8, pp. 43-76, et « The Economic Basis of the New Society » (1939), LW, vol. 13, pp. 309-322. 28. Dewey John, « Contrary to Human Nature » (1940), LW, vol. 14, p. 260.
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démocratiques, et si elle se déroule à la fois sur les plans institutionnel et psychologique (en évitant aussi bien la restriction à la voie institutionnelle que le contournement systématique de celle-ci29) pour s’ancrer durablement, sera effectivement radicale. C’est à l’éducation que revient ici le rôle décisif : dans la mesure où l’école forme la capacité des individus à agir intelligemment (de façon individuelle et collective), le contrôle du changement social présuppose un changement du système éducatif. C’est pourquoi le syndicalisme enseignant, comme moyen de promouvoir une réforme de l’éducation à large échelle, est pour lui la pièce maîtresse d’une démocratisation profonde et durable de la société30 ; de façon cohérente, Dewey entretient des liens forts avec la Teachers Union et l’American Federation of Teachers, de 1916 jusqu’à sa mort31. Chez lui, l’approche processuelle permet bien plus qu’une réévaluation de la réalité du changement social : elle légitime du même coup sa connaissance et son contrôle. Mais elle prescrit aussi certaines modalités de contrôle – pour être efficace, celui-ci doit toujours s’opérer de l’intérieur, rester flexible et s’ajuster au déroulement réel du processus. Elle s’articule en cela à une stratégie réformatrice sensée être à la fois progressive et radicale, et qui se conçoit comme la mise en œuvre d’une direction intelligente et démocratique des processus sociaux32. Tous les niveaux de l’action sociale et politique sont alors appréhendés à partir du modèle du processus expérimental guidé par l’intelligence, lui-même marqué par le rôle paradigmatique du processus de croissance : il s’agit d’inverser la hiérarchie classique entre processus et résultat – qui valorise le second au détriment du premier – pour indexer le second sur le déroulement concret et continu du premier. Toute approche discontinuiste du changement social apparaît alors comme une rechute dans la survalorisation du but final, et dans l’oubli des médiations du changement social. GEORG LUKÁCS La trajectoire lukácsienne présente un cas tout à fait différent d’utilisation politique de la notion de processus (avec une évolution notable entre les années 1920 et 1960). Alors qu’il cherche, en parallèle de la rédaction d’Histoire et conscience de classe33, à intervenir dans les débats liés à la création de la IIIe Internationale et à défendre la pertinence d’une stratégie révolutionnaire bien consciente du poids des médiations du changement, 29. Voir notamment Dewey John, Human Nature and Conduct (1922), in The Middle Works of John Dewey, 1899-1924 (MW), Carbondale et Edwardsville, Southern Illinois University Press, 1978, vol. 14, pp. 1-227. 30. Voir notamment Dewey John, « Professional Organization of Teachers » (1916), MW, vol. 10, pp. 168-172, et « Why I Am a Member of the Teachers Union » (1927), LW, vol. 3, pp. 269-275. 31. Dewey John, « Message to the American Federation of Teachers » (1949), LW, vol. 17, p. 83. 32. Dewey John, « La démocratie est radicale », in Écrits politiques, op. cit., pp. 412-416. 33. Lukács Georg, Histoire et conscience de classe, Paris, Éditions de Minuit, 1960.
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il en fait dans les années 1960 la catégorie centrale d’une conception marxiste de la réalité attentive tant à la discontinuité qu’à la continuité socio-historique, dans un contexte post-stalinien marqué par la répression soviétique de la révolte hongroise de 1956 et par une politique de réforme interne du socialisme hongrois. L’intérêt lukácsien pour la notion de processus et pour ses enjeux politiques se manifeste d’abord après l’éclatement de la révolution russe, son entrée au Parti communiste et sa participation à la révolution hongroise de 1919, tant dans les articles qui composent Histoire et conscience de classe que dans ses textes d’intervention politique des années 192034. Au croisement d’héritages philosophiques hégéliens, marxistes et wébériens, il s’agit d’insister sur la réalité du changement socio-historique en proposant une théorie de la réification (analysée comme l’occultation du caractère processuel et relationnel de la réalité humaine), mais aussi de clarifier les conditions d’intelligibilité des phénomènes socio-historiques, c’est-à-dire, pour Lukács, de montrer l’importance d’une méthode dialectique (ellemême définie comme réinscription constante de l’objet étudié au sein du tout socio-historique et des processus dans lesquels son existence s’inscrit). Lukács, dans cette période, est au plus près de l’activité politique : en Hongrie puis en Autriche (où il s’exile après sa participation à la révolution hongroise de 1919), en tant que dirigeant communiste et théoricien marxiste de premier plan, il intervient dans les débats liés à la création de la IIIe Internationale et dans les débats internes au PC hongrois. L’explicitation de la dimension processuelle du réel sert alors explicitement la critique de la stratégie réformiste de la social-démocratie allemande et de ses représentants, tant par la revendication d’un usage de la dialectique hégélienne35 que par la défense d’une perspective révolutionnaire de plus en plus directement associée aux positions léninistes36. La notion de processus, appliquée à toutes les dimensions de la réalité sociale, lui sert à affiner l’idée d’une rupture révolutionnaire, en insistant sur l’importance des médiations d’une transformation révolutionnaire – médiations objectives, par la maturation de la situation économique, mais aussi subjectives et idéologiques, par le développement d’une conscience du prolétariat correspondant à sa situation de classe37. La conception processuelle de la révolution lui permet alors de critiquer d’autres stratégies pour leur assimilation simpliste entre révolution et discontinuité absolue. En effet, aussi bien chez les marxistes révisionnistes et réformistes de la IIe Internationale (qui critiquent la stratégie révolutionnaire en lui imputant une concep-
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34. Voir Lukács Georg, Politische Aufsätze, 5 vol., Darmstadt et Neuwied, Luchterhand, 1975-1979. 35. Voir le premier texte d’Histoire et conscience de classe, « Qu’est-ce que le marxisme orthodoxe ? ». 36. Nous renvoyons sur ce point à l’étude de Löwy Michael, Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires. L’Évolution politique de Lukács 1909-1929, Paris, Puf, 1976. 37. Voir le troisième texte d’Histoire et conscience de classe, « La conscience de classe ».
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tion abstraite de la révolution) que chez ceux qu’il qualifie d’utopistes et de putschistes (qui manquent l’importance des étapes intermédiaires ou visent ouvertement une transformation soudaine), la notion de révolution apparaît incompatible avec une prise en compte des médiations de la transformation sociale38. Penser la révolution comme un processus, pour lui, revient au contraire à tenir compte de son étalement temporel et de l’ensemble des réalités passées et présentes qu’elle présuppose. Entre 1929 et 1956 s’étend une nouvelle période, où Lukács s’exile en Union soviétique puis rentre dans une Hongrie encadrée par Moscou. Sans intervention politique directe, il participe cependant aux grands débats idéologiques de ces années : construction d’une théorie marxiste de la culture et de la littérature39, combat antifasciste depuis les années 1930 jusqu’à la guerre40, puis défense du communisme de l’Est face aux intellectuels de l’Ouest au début de la guerre froide41. La réflexion sur la processualité socio-historique se reconfigure, sous l’effet d’une relecture approfondie de Hegel, d’un intérêt inédit pour la théorie darwinienne de l’évolution (induit par l’usage que le marxisme soviétique en fait), et d’une imprégnation par des formulations du Diamat soviétique fixées dans les années 1930. Mais ce n’est qu’après 1956 (année de la répression soviétique du soulèvement de Budapest), et plus encore dans les années 1960 (la Hongrie s’engageant dans la voie d’une réforme du socialisme), que Lukács construit ouvertement une théorie processuelle de la réalité sociale42, et surtout, qu’il en explicite le sens politique et les enjeux stratégiques. Il défend alors une théorie s’inspirant à la fois de la logique de Hegel, de l’ontologie réaliste du philosophe Nicolaï Hartmann43, des textes du jeune Marx (à commencer par les Manuscrits de 1844 et leur analyse de l’aliénation) et de la critique marxiste de l’économie politique (en particulier de la théorie de la reproduction du capital), mais aussi du matérialisme dialectique soviétique et des catégories qu’il diffuse (en s’appuyant sur les textes philosophiques du vieil Engels). La notion de processus, associée à la notion de « complexe » (qui permet de repenser de façon dynamique et souple l’idée de structure sociale), devient pour lui la « catégorie centrale d’une nouvelle ontologie »44, celle d’un matérialisme dialectique et historique refondé, c’est-à-dire appuyé sur les textes de Marx mais critique à 38. Lukács Georg, « Opportunisme et Putschisme », Actuel Marx, n° 69, 2021, pp. 119-129. 39. Voir notamment Lukács Georg, Écrits de Moscou, Paris, Éditions sociales, 1974. 40. Lukács Georg, La Destruction de la raison (1954), 2 vol., Paris, L’Arche, 1958. 41. Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre article Bouffard Alix, Feron Alexandre, « Marxisme orthodoxe ou marxisme occidental ? La réception de Lukács en France dans les années 1940 et 1950 », Actuel Marx, n° 69, 2021, pp. 12-27. 42. Il le fait essentiellement dans l’ouvrage suivant : Lukács Georg, Ontologie de l’être social, 2 vol., Paris, Delga, 2011-2012 ; Lukács Georg, Prolégomènes à l’ontologie de l’être social, Paris, Delga, 2009. 43. Lukács Georg, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband, in Georg Lukács Werke, vol. 13, Darmstadt et Neuwied, Luchterhand Verlag, 1984. 44. Ibidem, p. 516.
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l’égard du stalinisme. Il s’agit de concilier une exigence dynamiste, celle de tenir compte du caractère intégralement changeant et historique de l’être, et l’exigence matérialiste, celle de montrer comment émergent des formations suffisamment stables pour constituer des réalités objectives (qui conditionnent notre existence et ne peuvent être transformées de façon instantanée) et, par extension, pour être connues. À la lumière de certains acquis naturalistes darwiniens, la notion de processus recoupe partiellement celles d’évolution ou de développement (Entwicklung). Elle est maintenant porteuse d’une forte insistance sur la continuité du changement, et d’une référence à la reproduction de l’existence sociale45 : si l’organisation et les institutions sociales présentent une stabilité relative qui leur confère une objectivité et une intelligibilité alors même qu’elles changent à chaque instant, c’est parce qu’elles reposent sur la reproduction continue de l’existence et de l’activité des individus. Comme chez Dewey, l’approche processuelle du changement met en jeu la question de la direction du changement (au double sens de son résultat attendu et de l’action intentionnelle sur son cours) : connaître un changement, c’est le saisir par les tendances qui indiquent son résultat objectivement possible, ce qui ouvre la voie à un contrôle intentionnel de son déroulement. Pour Lukács, néanmoins, le processus de croissance ne peut pas constituer un modèle pour l’action humaine. Le contrôle d’un processus ne peut s’effectuer que de l’extérieur ; on ne peut que l’initier intentionnellement ou tenter de le rediriger du dehors en vue d’une certaine fin. C’est pourquoi toute action est menacée de perdre le contrôle du cours des changements sur lesquels elle veut agir. Sa réflexion sur l’histoire et sur les modalités de l’action politique consiste alors précisément à mettre au jour les possibilités d’une réduction de ce risque : il s’agit d’augmenter la prise des intentions humaines sur le changement, en cherchant à produire les conditions sociales d’une action concertée ou coopérative – et cela, de l’échelle politique (par l’action directrice d’un parti politique) à l’échelle anthropologique (par l’unification progressive d’un genre humain de plus en plus conscient de soi46). Son usage politique de la notion de processus fait alors écho aux principaux discours communistes de la période sur la déstalinisation. Il reflète l’émergence, dans les années 1950, de la revendication d’un humanisme marxiste puisant chez le jeune Marx les outils d’une critique du marxisme soviétique et du communisme stalinien, et marqué par la réorientation officielle de la politique soviétique affichée par les XXe et XXIIe congrès du P.C.U.S. (1956 et 1961). Ses analyses s’inscrivent aussi, durant les années 1960, dans le cadre d’une relative détente de la situation hongroise (lent
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45. Voir, dans son Ontologie de l’être social, le chapitre consacré à « La Reproduction ». 46. Voir le dernier chapitre de l’Ontologie de l’être social, qui porte sur « L’aliénation ».
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processus de réforme initié après XXIIe congrès du P.C.U.S, puis début d’une ouverture partielle de l’économie hongroise au marché, supposée entraîner une réelle démocratisation de la vie sociale et politique). Mais face aux insuffisances des effets produits, la critique lukácsienne du stalinisme et de ses restes se renforce, notamment après l’écrasement du Printemps de Prague, qui réactive l’expérience hongroise de 195647. Lukács attaque alors aussi bien les défenseurs du stalinisme et de la domination soviétique que les réformateurs jugés trop superficiels. Dans ce contexte qui, pour Lukács, reste postrévolutionnaire, la processualité du changement socio-historique devient le soubassement d’une stratégie de réforme du stalinisme. La notion de processus lui sert toujours à défendre la thèse d’une transformabilité générale du social et de ses institutions. Mais elle lui permet maintenant, tout en appelant à une rupture avec le stalinisme, de justifier l’impossibilité de produire cette rupture de façon brutale et immédiate : en cohérence avec la politique hongroise de la période, la perspective révolutionnaire est dissoute dans un travail réformateur au long cours, conçu comme une re-formation profonde des institutions et des pratiques humaines. JEAN-PAUL SARTRE Le cas de Sartre donne à voir une troisième façon de penser à nouveaux frais l’alternative entre réforme et révolution à partir d’une compréhension processuelle de la société. La notion de processus est là encore porteuse d’une attention aux médiations du changement socio-historique, mais elle cristallise en revanche les difficultés rencontrées par toute tentative de contrôler les phénomènes socio-historiques, ou la tendance de toute médiation à entraver ce qu’elle était censée conditionner et rendre possible. C’est pourquoi l’approche processuelle justifie pour Sartre d’insister sur le moment initial d’émergence d’une action collective qui rompt avec l’ordre social habituel, sans pour autant aboutir à une conception abstraite de l’action révolutionnaire. Bien qu’elle soit en germe dans ses écrits sur la psychologie des années 1930 puis dans L’Être et le néant48, la réflexion de Sartre sur la processualité socio-historique intervient surtout avec son projet d’une critique de la rationalité dialectique dans les années 1950. D’abord employé pour renvoyer à la sphère de la conscience, ainsi qu’au dynamisme et à la spontanéité qui la caractérisent, le terme de processus fait l’objet d’un déplacement jusqu’à renvoyer en priorité à la sphère de l’objectivité matérielle, à propos tant des changements naturels que des changements socio-historiques49. Il est 47. Lukács Georg, Socialisme et démocratisation (1968), Paris, Messidor/Éditions sociales, 1985. 48. Sartre Jean-Paul, L’Être et le néant (1943), Paris, Gallimard, 2013. 49. Voir les textes repris dans Sartre Jean-Paul, Situations VI. Problèmes du marxisme 1, Paris, Gallimard, 1964.
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alors de plus en plus clairement associé à l’extériorité et à l’inertie des phénomènes socio-historiques – des phénomènes qui mettent en jeu l’activité de sujets conscients, mais qui ne sont pas orientés à chaque instant par un libre projet individuel. Ses textes de la fin des années 194050, qui viennent puiser dans de nouvelles sources (en particulier dans les philosophies de Hegel et de Marx, qui font l’objet d’une réception importante dans le champ intellectuel français), entreprennent déjà d’articuler les approches processuelle et événementielle de tout phénomène socio-historique, et par là, les dimensions continue et discontinue du changement social. Mais la réélaboration de la notion de processus a une dimension essentiellement réactive, liée au rejet sartrien du marxisme des communistes français au début de la guerre froide51. Elle sert indirectement la critique de deux écueils de la théorisation marxiste du changement socio-historique52, l’une trop spontanéiste et organiciste (par exemple celle de Claude Lefort), et l’autre trop déterministe et mécaniste (celle des staliniens). Aussi la catégorie de processus se charge-t-elle d’emblée d’enjeux politiques : la réélaborer, en rendant possible un usage critique et mesuré du lexique processuel, constitue déjà une façon de se confronter aux outils marxistes d’analyse et à leurs usages politiques. C’est essentiellement dans la Critique de la Raison dialectique53 que Sartre se livre à cette réélaboration, à partir d’une articulation entre matérialisme historique et phénoménologie existentielle. L’ouvrage cherche à déterminer les conditions d’intelligibilité de phénomènes qui, tout à la fois, présupposent une action libre – une praxis – de multiples individus, et mettent en échec toute tentative individuelle ou collective de maîtriser le cours du changement. La processualité renvoie alors en priorité à la dimension inerte, passive et objective des phénomènes socio-historiques, ou à la logique de tout changement qui semble s’imposer de l’extérieur (de la matière, de l’environnement, d’autrui, des institutions, etc.) à l’activité humaine. Elle ne doit ni être occultée, sauf à reconduire une conception idéaliste et abstraite de l’activité humaine, ni être surévaluée, sauf à occulter le caractère irréductible des intentions et projets humains dans la production et le déroulement des phénomènes socio-historiques. Une juste compréhension de ces phénomènes, qui mettent en jeu l’action individuelle sans répondre intégralement à sa logique spécifique, demande donc d’articuler les catégories de processus et de praxis : il faut tenir compte à la fois de ce qui ressortit aux activités humaines, et de ce qui les conditionne
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50. Voir en particulier Sartre Jean-Paul, Cahiers pour une morale (1947-1948), Paris, Gallimard, 1983. 51. Voir Sartre Jean-Paul, « Matérialisme et révolution » (1946), in Situations III. Lendemains de guerre, Paris, Gallimard, 1976 [1949], pp. 135-225, et « Le processus historique » (1947), in Contat Michel, Rybalka Michel, Les Écrits de Sartre, Paris, Gallimard, 1970, p. 677. 52. Voir Sartre Jean-Paul, « Faux savants et faux lièvres » (1950), in Situations VI, op. cit., pp. 23-68, et « Réponse à Claude Lefort » (1953), in Situations VII. Problèmes du marxisme 2, Paris, Gallimard, 1965, pp. 7-93. 53. Sartre Jean-Paul, Critique de la Raison dialectique, t. 1, Théorie des ensembles pratiques, Paris Gallimard, 1985.
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et les entrave. L’attention à la processualité sociale révèle alors ici encore que les individus doivent constamment redéfinir les fins et moyens de leurs actions à partir des nouvelles circonstances qui sont elles-mêmes le produit des actions humaines antérieures – retrouvant l’idée que le point de départ de tout mouvement présuppose des conditions produites par un mouvement antérieur, et que le produit d’un mouvement devient un point de départ pour le mouvement suivant. Mais ce principe de continuité (qui fonde pour Dewey le mouvement d’adaptation réciproque entre l’action et son environnement) prend ici la signification d’un facteur de déviation54 ; l’action intentionnelle se prolonge dans de nouvelles circonstances, mais en se poursuivant et en étant affectée par ses propres conséquences, elle s’éloigne de ce qu’elle visait à l’origine, de sorte que le contrôle du changement est toujours partiellement défait et illusoire. La notion de processus reste donc profondément liée au caractère continu et médiatisé du changement, mais son usage mesuré et critique consiste à apprécier la dimension continue du changement social et les difficultés politiques que celle-ci engendre, sans pour autant l’absolutiser. En effet, à la lumière de la théorisation sartrienne, les moments de rupture sont possibles, mais leur pérennisation tend à les priver de leur signification révolutionnaire, en vertu de la déviation constante de l’action par ses propres effets. Dans ce cadre, Sartre reprend et affine l’articulation entre approche événementielle et approche processuelle : l’événement confère au processus sa signification, car l’événement est à la fois le moment où l’expérience concrète des individus les fait entrer en contact avec un processus socio-historique d’ampleur (qui vient s’incarner et se déterminer dans cet événement ponctuel et local), et le moment où se joue la direction prise par le phénomène ; mais le changement événementiel tend toujours à se dégrader en un processus, où le phénomène socio-historique échappe partiellement au contrôle, individuel ou collectif, des agents qui s’y inscrivent. C’est également de façon négative que Sartre investit politiquement la notion de processus. Il entretient lui-même un rapport contrasté au communisme55, ni tout à fait extérieur comme Dewey, ni tout à fait intérieur (quoique parfois hétérodoxe) comme Lukács – le marxisme est pour lui à la fois une cible (en tant que marxisme communiste et soviétique) et un milieu (en tant que marxisme non communiste). Échouant dans les années 1940 à construire un courant de gauche révolutionnaire et marxiste mais non communiste (le R.D.R.), il alterne entre périodes de proximité et périodes d’éloignement avec le P.C.F. Son activité politique est ensuite inséparable des grands moments de la vie publique française 54. Sur la théorisation sartrienne de la déviation, voir Sartre Jean-Paul, Critique de la Raison dialectique, t. 2, L’Intelligibilité de l’histoire, Paris, Gallimard, 1985. 55. Voir Birchall Ian H., Sartre et l’extrême gauche française, Paris, La Fabrique, 2011.
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jusqu’au début des années 1970 : après son engagement pour l’indépendance de l’Algérie, elle se tourne vers l’analyse du gaullisme, la dénonciation de la guerre impérialiste au Vietnam, puis le soutien aux mouvements contestataires étudiants et ouvriers de 196856. Après plusieurs années de proximité avec le P.C.F., Sartre prend ses distances de façon croissante avec un parti dont l’orientation de plus en plus réformiste lui apparaît comme une déformation du marxisme, et se rapproche de mouvements révolutionnaires (notamment maoïstes) extérieurs au P.C.F. Tout au long des années 1960 et jusqu’au début des années 1970, il observe, analyse et prend position, mais il ne s’engage pas au sein d’un parti, et il se montre de plus en plus prudent à l’égard du fonctionnement des organisations politiques et syndicales. Sartre défend alors lui aussi un projet de transformation sociale combinant réforme et révolution. Très critique vis-à-vis des institutions et des possibilités de transformation sociale qu’elles ouvrent, il ne prône pas pour autant de les contourner intégralement. Il se rapproche au cours des années 1960 d’une sorte de « réformisme révolutionnaire57 » inspiré par André Gorz, où la revendication de certaines réformes radicales doit elle-même initier un processus révolutionnaire amené à déborder le cadre institutionnel. L’approche processuelle revient bien, là encore, à insister sur la temporalité du changement social et sur le rôle décisif de ses médiations – et c’est bien en ce sens que l’on peut comprendre la théorisation sartrienne de l’organisation des groupes, en passant par la forme du parti, jusqu’à leur forme la plus pérenne et la plus difficilement contrôlable, l’institution. Mais cette insistance prend ici une tournure profondément critique, avec la mise en lumière de la façon dont l’action politique est constamment entravée par les médiations qu’elle met en œuvre directement ou indirectement. Sartre se révèle ainsi plus pessimiste que Dewey et Lukács concernant la tentative de contrôler réellement et durablement les phénomènes sociaux. La possibilité d’un véritable contrôle collectif du changement social se loge essentiellement dans les moments d’éclatement révolutionnaire (qui fait intervenir ce qu’il appelait « groupe en fusion58 » dans la Critique de la raison dialectique) et dans l’adoption collective d’une posture éthique pour laquelle le but à atteindre se présente comme inconditionnel. Mais toute la difficulté est de maintenir leur signification révolutionnaire après la disparition des circonstances immédiates de leur émergence, c’est-à-dire précisément lorsque la situation de rupture devient processus révolutionnaire.
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56. Voir le volume Sartre Jean-Paul, Situations VIII. Autour de 1968, Paris, Gallimard, 1972. 57. Sartre Jean-Paul, « L’Idée neuve de Mai 1968 » (1968), in Situations VIII, op. cit., p. 196 ; Sartre renvoie notamment au livre de Gorz André, Le Socialisme difficile, Paris, Éditions du Seuil, 1967. 58. Voir la section qui y est consacrée dans Sartre Jean-Paul, Critique de la Raison dialectique, t. 1, op. cit., pp. 452-511.
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CONCLUSION. LE PROBLÈME DES MÉDIATIONS Dans les trois cas évoqués, l’alternative entre réforme et révolution est dynamisée grâce à l’approche processuelle, et celle-ci est inséparable d’une insistance sur la continuité et sur les médiations du changement socio-historique. Cette insistance se fait cependant suivant deux modalités distinctes. La première (présente chez Dewey et le Lukács d’après 1956) consiste à fonder la possibilité du changement social contre un ensemble de positions jugées conservatrices (par la critique de l’illusion d’une immédiateté ou d’une naturalité du présent social), mais aussi contre des positions stratégiques qui défendraient une transformation absolument soudaine (en critiquant l’idée d’une production immédiate du futur). D’un côté, l’attention aux médiations du changement social se traduit par une insistance sur l’existence de médiations passées et sur le caractère médiatisé du présent – contre ce qui apparaît comme une négation de la possibilité du changement et comme l’apparence d’une nécessité de l’ordre existant. De l’autre, elle donne lieu à une insistance sur l’impossibilité d’une transformation immédiate, ou sur le caractère abstrait du projet qui vise un futur pour lequel le présent ne saurait aucunement servir de médiation – contre ce qui est interprété comme une incompréhension du caractère continu du changement et un oubli des conditions réelles de la transformation sociale. Se dessine ainsi ce que l’on peut appeler un processualisme réformateur, c’est-à-dire une défense de la transformation sociale conçue comme un changement qui est progressif, mais dont chaque moment porte déjà en germe la radicalité visée : une attitude critique aussi bien d’une absolutisation de l’inertie sociale que d’une stratégie révolutionnaire sous-estimant l’inertie des institutions et des pratiques sociales. La seconde modalité de la prise en compte des médiations (observable dans les positions sartriennes et celles du Lukács des années 1920) consiste à défendre une perspective révolutionnaire elle-même consciente de la lenteur et de l’inertie du changement social. D’un côté, l’attention accordée aux médiations du changement social vise à présenter la stratégie révolutionnaire comme sensible à la réalité présente et donc comme réaliste, contre les approches instantanéistes ou discontinuistes de la révolution qui concevraient la transformation sociale comme un changement immédiat, sans considération des liens entre présent et futur. De l’autre, elle nourrit une critique de la position réformatrice suivant laquelle le processus de transformation serait une série continue de réformes progressives dont toutes auraient déjà une portée transformatrice, et surtout, une critique de la croyance dans la possibilité d’exercer un contrôle continu et durable sur les médiations de la transformation sociale. De ce
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point de vue, le processualisme réformateur court le risque d’une régression incessante de médiation en médiation : le risque d’éloigner indéfiniment le but final, ou de voir sa propre radicalité déviée et neutralisée par les effets de son propre déroulement. Globalement, la notion de processus peut donc étayer trois types de critiques différents. Premièrement, la critique d’un oubli des médiations du présent, et donc de son caractère transformable (de celui-ci dépendent la possibilité et la pertinence même d’un projet politique). Deuxièmement, la critique d’un oubli des médiations du futur, c’est-à-dire des conditions concrète d’une transformation du présent (sans prise en compte minimale de ces conditions, toute action politique est privée d’efficacité). Enfin, la critique d’une surestimation des possibilités de contrôle des médiations à long terme (contrôle qui seul garantit le devenir radical des actions menées et de leurs effets). Il en résulte qu’une stratégie politique qui ne tient pas compte du caractère processuel de la réalité, et donc du caractère essentiellement changeant et médiatisé de celle-ci, peut être dite irréaliste pour trois raisons différentes, selon que l’on méconnaît le poids du passé, du présent ou du futur dans la détermination de l’action et de portée. n
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L’IDÉOLOGIE COMME ATMOSPHÈRE : ALTHUSSER PENSEUR DU CORPS Par Chunming WANG
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En dépit de la réputation – bonne pour les uns, mauvaise pour les autres – qu’elle a obtenue et du nombre considérable d’analyses dont elle a fait l’objet, tout n’a pas été dit de la théorie althussérienne de l’idéologie, qui relève d’un programme ambitieux de refondation du marxisme. À part quelques exceptions1, les commentateurs ne se rendent pas assez compte que dans cette théorie, une grande importance est accordée à la question du corps, même si Althusser n’a jamais formulé ce qu’il en pensait, du moins pas explicitement ni systématiquement dans ses écrits théoriques. En effet, ce n’était qu’à partir d’une compréhension préalable du corps, aussi implicite et vague fût-elle, qu’une théorie de l’idéologie comme celle d’Althusser a pu se former et se développer, dans la mesure où sans recourir à l’idée du corps, et plus précisément sans faire de l’idéologie quelque chose qui se rapporte au corps et « fonctionne au corps », elle n’aurait pu prétendre servir à compléter la théorie marxiste où, selon Althusser, non seulement « une théorie de l’idéologie en général [...] est toujours absente », mais l’idéologie signifie malgré tout « pure illusion, pur rêve, c’est-à-dire néant »2. Bref, dans cette théorie, ce qu’il y a de général et de radicalement matérialiste renvoie au fond à une pensée du corps, qui y existe, pour emprunter une expression à Althusser lui-même, « à l’état pratique ». Cet article tente d’expliciter une telle pensée et de revisiter par là la théorie althussérienne de l’idéologie. Il s’agit principalement de démontrer que chez Althusser : (1) la notion de l’« idéologie en général » présuppose celle du « corps en général » ; (2) la question du double rapport de l’idéologie à la science d’un côté et à la société de l’autre témoigne de l’importance de celle du corps ; (3) c’est parce que l’homme a/est un corps qu’il est un animal idéologique, c’est-à-dire qu’il vit dans et par l’idéologie, que l’idéologie constitue son monde vécu, et qu’il y éprouve (ou n’éprouve pas) 1. Voir par exemple Bidet Jacques, « Le sujet interpellé : au-delà d’Althusser et de Butler », Actuel Marx, n° 1, 2017, où l’auteur précise que le sujet interpellé, chez Althusser, est un « corps interpellé » (p. 192). 2. Althusser Louis, Sur la reproduction, Paris, PUF, 1995, p. 208-209. On trouve la même citation dans l’article « Idéologie et appareils idéologiques d’État », publié en 1970 dans la revue La Pensée et repris en appendice de Sur la reproduction.
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autant les conditions d’existence inhumaines que le besoin des les transformer. Tout cela ne saurait être mieux résumé que par la métaphore de l’atmosphère qu’Althusser a employée lorsqu’il essayait, pour la première fois dans son œuvre, de définir l’idéologie de manière à la fois générale et matérialiste : aux sociétés humaines, a-t-il écrit, l’idéologie est indispensable comme l’« atmopshère3 », sans laquelle il n’y a pas de respiration, et donc pas de vie – qu’elle soit bonne ou mauvaise – possible. GÉNÉRALITÉ DE L’IDÉOLOGIE, GÉNÉRALITÉ DU CORPS Althusser était interpellé par l’idée de l’idéologie en général au plus tard depuis le début des années 1960, et il a essayé à plusieurs reprises d’en donner une définition, même s’il a écrit, dans son célèbre manuscrit rédigé à partir de 1969 et connu sous le nom de Sur la reproduction, qu’il y « voudrai[t] prendre le risque considérable d’en proposer une première et très schématique esquisse4 ». En effet, la quatrième partie de « Marxisme et humanisme » (rédigé en 1963 et publié pour la première fois en 1964, avant d’être recueilli dans Pour Marx) est entièrement consacrée à l’explication de la nature et la fonction de l’idéologie en général, bien que n’y soit employé que le terme d’idéologie tout court5. Suivant cette explication, l’idéologie est un système de représentations qui fait « organiquement partie, comme telle, de toute totalité sociale » et dont « la fonction pratico-sociale l’emporte […] sur la fonction théorique (ou fonction de connaissance)6 ». Autrement dit, l’idéologie est quelque chose de général en ce sens qu’elle existe universellement et éternellement dans la société humaine, ou bien, selon l’expression de Sur la reproduction, qu’elle est « omni-présente, sous sa forme immuable, dans toute l’histoire », ce qui revient d’ailleurs à dire qu’« elle n’a pas d’histoire »7. Pour Althusser, la généralité de l’idéologie au sens de l’universalité et de l’éternité est une évidence qui est telle que, a-t-il souligné, « seule une conception idéologique du monde a pu imaginer des sociétés sans idéologies, et admettre l’idée utopique d’un monde où l’idéologie (et non telle de ses formes historiques) disparaîtrait sans laisser de trace, pour être remplacée par la science8 ». Sur cette conception de l’idéologie en général qu’Althusser lui-même aurait bien voulu qualifier de non idéologique et de scientifique, bon nombre d’analyses – majoritairement de nature critique – ont été faites pour montrer à quel degré elle s’éloigne de, voire s’oppose à la pensée
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3. Althusser Louis, Pour Marx, Paris, La Découverte, 2005, p. 238. 4. Althusser Louis, Sur la reproduction, op. cit., p. 208. 5. D’ailleurs, Althusser a précisé, dans Sur la reproduction, qu’il convenait d’« employer le terme d’idéologie tout court, pour désigner l’idéologie en général » (p. 211). 6. Althusser Louis, Pour Marx, op. cit., p. 238. 7. Althusser Louis, Sur la reproduction, op. cit., p. 211. 8. Althusser Louis, Pour Marx, op. cit., pp. 238-239.
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de Marx, puisque dans la perspective de celui-ci, il est tout à fait hors de question de doter l’idéologie d’une généralité et de la considérer ainsi comme « une structure essentielle à la vie historique des sociétés9 ». Selon J. Rancière, par exemple, en se posant la question de l’idéologie en général, et notamment en rapportant la généralité de l’idéologie à son existence universelle et éternelle dans toute société humaine, Althusser était en fait passé du terrain de la théorie marxiste « sur celui d’une sociologie de type comtien ou durkheimien, effectivement préoccupée des systèmes de représentations qui assurent ou désagrègent la cohésion du groupe social » ; en même temps, il n’a pu, pour ainsi dire, sociologiser la question de l’idéologie sans en payer le prix, parce que sa théorie « ne place pas à son principe la lutte des classes » ou, pire encore, elle est un « masquage de la lutte des classes », si bien que, quelque prétention à la science qu’elle ait, sa « rigueur “scientifique” [...] ne sera alors que l’envers de son impossibilité à fonctionner comme théorie marxiste rigoureuse, c’est-à-dire révolutionnaire » et c’est pourquoi chez Althusser, même « “la science” devient le mot d’ordre de la contre-révolution idéologique »10. Ces derniers mots de Rancière, quoique très piquants, expriment la réaction typique qu’a jusqu’ici provoquée l’idée althussérienne de l’idéologie en général, dont le moins que l’on puisse dire – mais c’est déjà beaucoup, tenant compte de l’intention d’Althusser lui-même – est qu’elle est loin d’être fidèle à l’esprit marxiste, ou si l’on préfère, à l’esprit marxien. Cependant, une chose est de signaler – ce qui est tout à fait nécessaire – que l’idéologie en général n’est pas une idée marxiste ou marxienne, une autre est d’examiner et de faire comprendre comment cette idée a pu venir à Althusser qui, rappelons-le, tentait de la développer en vue de compléter la théorie marxiste, c’est-à-dire de combler les absences qu’il y a perçues et ce pour rendre celle-ci plus matérialiste. Si donc chez Althusser, l’idéologie en général se définit comme système de représentations existant nécessairement dans toutes les sociétés humaines (même dans celles qui sont sans classes, s’il peut y en avoir11), il ne suffit pas de dire tout simplement que cette définition a été faite « non sur le terrain du marxisme mais sur celui d’une sociologie générale (théorie du tout social en général)12 ». Il faut encore préciser concrètement la manière spécifique dont Althusser a généralisé l’idée de l’idéologie en la sociologisant, soit en en faisant celle qui exprime en dernière instance la nature du tout social en général. Pour ce faire, revenons-en à la quatrième partie de « Marxisme et humanisme », où sont contenus les premiers éléments nécessaires à une 9. Ibidem, p. 239. 10. Rancière Jacques, « Sur la théorie de l’idéologie : politique d’Althusser », L’Homme et la société, n° 27, 1973, p. 38, p. 54, p. 57, p. 60, p. 61. 11. Sur ce point, voir par exemple Althusser Louis, Pour Marx, op. cit., pp. 242-243 et Sur la reproduction, op. cit., p. 211. 12. Rancière Jacques, « Sur la théorie de l’idéologie : politique d’Althusser », p. 39.
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telle précision. Il s’agit de ceux qu’Althusser a mis en place afin de clarifier, dans sa définition encore schématique de l’idéologie, ce qu’il entendait par « représentation » : « l’idéologie est bien un système de représentations », a-t-il écrit, « mais ces représentations n’ont la plupart du temps rien à voir avec la “conscience” : elles sont la plupart du temps des images, parfois des concepts, mais c’est avant tout comme structures qu’elles s’imposent à l’immense majorité des hommes, sans passer par leur “conscience”13 ». De ces quelques lignes, il ressort d’abord évidemment que chez Althusser, à l’encontre de ce que l’on croit habituellement et de ce qu’une longue tradition philosophique n’a cessé de formuler et de reformuler, la représentation ne signifie ni le produit ni l’activité de (re)production de cette faculté de l’homme que l’on appelle « conscience ». En revanche, la représentation est pour lui ce qui existe absolument hors de la conscience tout en étant à même d’agir sur elle à son insu, et c’est pour cette raison que l’idéologie, en tant que système de représentations, « est profondément inconsciente14 ». L’autre point à relever dans cette clarification, c’est que parmi les différentes sortes de représentations dont l’idéologie se compose, Althusser a accordé la première place à l’image, ce qui suggère que dans sa perspective, c’est l’image qui agit le plus souvent sur les hommes sans qu’ils puissent en prendre la moindre conscience. W. Montag est l’un des rares commentateurs à avoir porté attention à ce point. Selon lui, « le terme d’“images” a ici une importance évidente : il est entre autres la racine du concept de l’imaginaire que l’essai [de 1970] va plus tard employer, ce qui a échappé aux commentateurs des dernières décennies qui voyaient dans l’usage de l’“imaginaire” une référence indéfectible à Lacan »15. Sans entrer dans le débat sur la question de la référence, il est besoin de noter avec Montag qu’Althusser, en définissant l’idéologie comme un système de représentations contenant principalement des images, a en effet ouvert la voie suivant laquelle il formulerait, dans Sur la reproduction, sa « Thèse I » sur l’idéologie en général, avançant que celle-ci « représente le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence16 ». D’autant plus que sous cet angle, le sens de l’imaginaire ici en question s’est manifestement enrichi, puisqu’il ne s’agit plus de ce qui est purement et simplement illusoire, irréel, de ce qui s’oppose au réel ou bien manque de réalité de manière absolue au point de n’être que néant. De l’indication d’Althusser,
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13. Althusser Louis, Pour Marx, op. cit., pp. 239-240. 14. Ibidem, p. 239. 15. Montag Warren, Althusser and His Contemporaries: Philosophy’s Perpetual War, Durham et Londres, Duke University Press, p. 108. 16. Althusser lui-même a signalé que cette « Thèse I » reprenait en réalité celle qu’il avait avancée « il y a quelques années » (Sur la reproduction, op. cit., p. 211). Dans « Marxisme et humanisme », on peut en fait déjà lire que l’idéologie est « l’expression du rapport des hommes à leur “monde”, c’est-à-dire l’unité (surdéterminée) de leur rapport réel et de leur rapport imaginaire à leurs conditions d’existence réelles » (Pour Marx, op. cit., p. 240).
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il s’ensuit très clairement qu’est imaginaire ce qui relève de la famille des images, à savoir, pour employer un néologisme inventé par H. Corbin et dont des recherches récentes ont fait grand cas, ce qui est « imaginal » et qui concourt à la constitution de ladite réalité17. En d’autres termes, chez Althusser, le caractère imaginaire de l’idéologie renvoie en fin de compte au fait qu’elle est un système de représentations largement imaginales, et c’est aussi de ce fait qu’elle ne saurait être réduite à la pure illusion, qu’elle jouit d’une réalité propre à elle, sans laquelle il ne serait pas imaginable qu’elle puisse agir sur les hommes de quelque façon que ce soit, notamment qu’elle structure « le rapport vécu des hommes à leur monde18 ». Cette dernière citation du « Marxisme et humanisme » mérite plus d’attention. C’est en s’appuyant sur elle que l’on peut parvenir à une compréhension plus précise et plus approfondie de l’importance qu’Althusser a accordée à l’image dans la composition, et par là, dans le fonctionnement de l’idéologie. Si en effet celle-ci est principalement composée d’images, et si elle agit sur les hommes à leur insu en ce sens qu’elle structure leur rapport vécu au monde, il est on ne peut plus évident qu’une telle fonction de structuration à la fois globale et imperceptible doit être avant tout réalisée par les images, ce qui implique que les hommes vivent leur rapport au monde en recourant massivement et inconsciemment aux images, ou bien, si l’on préfère, qu’ils le vivent la plupart du temps dans et par un processus imaginal qui leur échappe profondément. En même temps, quand on se réfère à l’exemple suivant, qu’Althusser a utilisé pour montrer combien l’idéologie est inconsciente chez les hommes, tout en les affectant, force est de constater qu’il a du même coup précisé davantage, qu’il en eût l’intention ou pas, en quoi consiste au fond ce processus imaginal, parce que l’exemple en question renvoie à un débat important dans l’histoire de la philosophie sur la nature de l’image, auquel il a ainsi pris part de façon indirecte. Althusser a écrit : Les hommes “vivent” leur idéologie comme le cartésien “voyait” ou ne voyait pas – s’il ne la fixait pas – la lune à deux cents pas : nullement comme une forme de conscience, mais comme un objet de leur “monde” – comme leur “monde” même19. Dans la perspective d’Althusser, l’idéologie est vécue par les hommes de la même manière que la lune est vue par un « cartésien », puisque dans les 17. Les travaux de C. Bottici sont exemplaires. Pour elle, le plus grand avantage de ce néologisme consiste en ce que « l’imaginal précède la distinction entre “réel” et “fictif” » (Bottici Chiara, Imaginal Politics: Images beyond Imagination and Imaginary, New York, Columbia University Press, 2014, p. 57). 18. Althusser Louis, Pour Marx, op. cit., p. 240. 19. Althusser Louis, Pour Marx, op. cit., p. 240.
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deux cas, il s’agit d’un processus si spontané et si nécessaire que non seulement il ne passe pas par la conscience, mais ce qu’il représente ou, mieux encore, ce qu’il présente est aussi tenu pour évident et naturel, à savoir pour élément objectif du monde. L’implication théorique de cette comparaison est telle que l’on peut complètement négliger l’erreur d’Althusser qui s’est trompé ici d’astre, car Descartes, en reprenant l’exemple classique d’Aristote (De Anima, 428b2-6) pour définir le statut ontologique et épistémologique de l’image, parle dans ses Méditations (AT, VII, pp. 39-40) non pas de la lune, mais du soleil. Lorsqu’Althusser a comparé l’idéologie à la lune/au soleil en se référant expressément à Descartes, l’enjeu pour lui était sans doute d’abord de montrer que la question de l’idéologie relève de celle de la perception, et que par conséquent, les représentations composant l’idéologie sont de nature perceptive, c’est-à-dire qu’elles apparaissent aux hommes, agissent sur les hommes et structurent le rapport vécu des hommes au monde à travers leurs sens. Ensuite, il est à noter que si Althusser a écrit « la lune à deux cent pas » et donc modifié à nouveau l’exemple de Descartes où, comme d’ailleurs dans celui d’Aristote, il est plutôt question de la grandeur du soleil, cette deuxième modification est loin d’être réductible à une simple erreur d’importance nulle. Tout au contraire, par l’ajout du complément circonstanciel « à deux cents pas », Althusser a en réalité fait intervenir et s’est pleinement placé dans la perspective de Spinoza qui, poursuivant la discussion autour du soleil perçu et refusant la position de Descartes, met justement l’accent sur la distance du soleil que l’on voit plutôt que sur sa grandeur. Cette référence implicite à Spinoza est d’autant plus cruciale que selon le philosophe hollandais, le soleil à deux cents pas est une image dont il ne faut pas dire qu’elle est fausse en elle-même. Il précise dans l’Éthique que, « quand nous regardons le soleil, nous l’imaginons à une distance de nous d’environ deux cents pieds, erreur qui ne consiste pas dans cette seule imagination mais dans le fait que, tandis que nous l’imaginons ainsi, nous ignorons sa vraie distance et la cause de cette imagination. Car, même si plus tard nous venons à savoir qu’il est à une distance de nous de plus de 600 diamètres de la terre, nous n’en continuerons pas moins à l’imaginer proche de nous20 » (II, prop. 35, scolie). Bref, ce n’est pas une faute d’imaginer que le soleil est plus près de nous qu’il ne l’est en réalité, car nous le percevons ainsi – et nous ne pouvons pas ne pas le percevoir ainsi – en dépit de notre connaissance scientifique. Par rapport à Descartes chez qui l’exemple du soleil ne sert qu’à illustrer que l’imagination (au sens de production de l’image) est à l’origine des idées fausses, Spinoza y voit plus qu’une simple question du vrai et du faux, puisqu’il lui importe
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20. Spinoza Baruch, Éthique, (trad. B. Pautrat), Paris, Seuil, 2010, p. 167.
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davantage de rendre compte de la nécessité de l’imagination dont la cause est à chercher dans notre rapport perceptif aux choses. Un tel rapport, nous le savons, est en fin de compte corporel pour Spinoza, selon qui « si nous imaginons le soleil ainsi proche, ce n’est pas parce que nous ignorons sa vraie distance, mais parce qu’une affection de notre corps enveloppe l’essence du soleil en tant que le corps lui-même est affecté par lui21 » (II, prop. 35, scolie). Autrement dit, c’est le rapport de notre corps au soleil qui fait que nous ne pouvons pas ne pas l’imaginer – c’est-à-dire ne pas le percevoir – plus proche et par là plus petit, si bien que, d’une part, notre connaissance scientifique n’y peut rien (« la présence du vrai en tant que vrai » ne saurait faire que notre imagination s’évanouisse) et, d’autre part, celle-ci « indique plutôt l’état présent du corps humain que la nature du corps extérieur22 » (IV, prop.1, scolie), le premier corps étant en l’occurrence l’affecté et le second l’affectant. Il n’en faut pas plus pour conclure qu’en comparant la manière dont les hommes vivent l’idéologie à celle dont un « cartésien » voit la lune « à deux cents pas », Althusser a introduit l’idée spinoziste du corps dans son analyse de la nature et de la fonction de l’idéologie, bien qu’il n’ait mentionné ni le nom de Spinoza ni même le mot « corps ». Plus précisément, il s’est ainsi avéré que si l’idéologie comme Althusser l’a définie est principalement composée d’images et a pour fonction de structurer le rapport vécu des hommes au monde sans passer par leur conscience, c’est parce qu’elle agit sur eux à travers leur corps, qu’elle affecte profondément le corps humain en l’entourant d’images dans la perception desquelles les hommes pensent, agissent et communiquent entre eux, cette perception étant d’ailleurs ellemême un processus d’imagination, soit celui de production spontanée d’images qui, tout autant que les images entourant le corps percevant, concourent également à la constitution du rapport vécu des hommes à leur monde. En un mot, la question de l’idéologie chez Althusser non seulement implique, mais aussi repose sur celle du corps. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que quelques années plus tard, dans les Éléments d’autocritique, Althusser ait dit de la philosophie de Spinoza qu’elle contenait « la première théorie de l’idéologie » – avant la lettre bien sûr – et que plus particulièrement, tout en identifiant « la première idéologie de ce temps, la religion » comme imaginaire, la théorie de Spinoza refusait de « tenir l’idéologie pour simple erreur, ou ignorance nue, puisqu’elle fondait le système de cet imaginaire sur le rapport des hommes au monde “exprimé” par l’état de leurs corps23 ». Les hommes vivent le monde par leur corps. Mieux encore, ils le vivent en tant que corps. Par 21. Idem. 22. Ibidem, p. 363. 23. Althusser Louis, Éléments d’autocritique, Paris, Hachette, 1974, pp. 72-73.
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conséquent, le rapport des hommes au monde est fondamentalement corporel et c’est encore leur corps qui, par son état, c’est-à-dire par son affection, exprime ce rapport. Une telle expression corporelle est à la base de l’idéologie comme imaginaire, soit comme système de représentations essentiellement inconscientes et principalement imaginales, dont la nature exprime en retour celle du corps humain – voilà le rapport étroit entre l’idéologie et le corps, rapport qu’Althusser a suggéré dès le texte séminal « Marxisme et humanisme » par une référence implicite à Spinoza, bien qu’il ne l’ait jamais explicitée depuis. Cela dit, la généralité de l’idéologie sur laquelle Althusser a tant insisté renvoie précisément à celle du corps : s’il n’y a pas de société humaine sans idéologie, c’est qu’il n’y a pas de rapport humain – la société étant un tout complexe constitué et à jamais reconstitué par les rapports humains – qui n’engage le corps et qui ne soit, au fond, corporel. En d’autres termes, c’est dans la mesure où l’idéologie se rapporte au corps et « fonctionne au corps » qu’elle fait organiquement partie de toute totalité sociale et que, par là, comme Althusser l’a signalé à plusieurs reprises, elle « survit à la constitution de la science et malgré son existence24 ». À propos de l’idée althussérienne de l’idéologie en général qui, pour Rancière ainsi que beaucoup d’autres, relève plutôt d’une problématique sociologique que de la théorie marxiste, tout donne lieu alors d’affirmer qu’elle fait corps avec celle du corps en général, et si l’on se rend compte du lien profond entre ceux deux idées, on ne peut plus se contenter de constater qu’Althusser a généralisé la question de l’idéologie en la sociologisant, par une conversion au sociologisme.
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LA SCIENCE MARXISTE COMME SCIENCE DU CORPS L’idée de l’idéologie étant indissociable de celle du corps chez Althusser, de nouvelles lumières peuvent être jetées sur la manière dont il a problématisé l’idéologie, en mettant celle-ci en double rapport avec la science marxiste. Un passage du texte « Théorie, pratique théorique et formation théorique », résumant parfaitement les considérations d’Althusser sur la nécessité d’une telle double problématisation, peut servir ici de point de départ : Nous prenons donc conscience que, dans l’usage courant que nous faisons de ce terme, l’idéologie implique un double rapport : rapport à la connaissance d’une part, et à la société de l’autre. La nature de ce double rapport n’est pas 24. Althusser Louis, Philosophy and Spontaneous Philosophy of the Scientists & Other Essays, Londres et New York, Verso, 1990, p. 22. Le manuscrit en français du texte (« Théorie, pratique théorique et formation théorique : idéologie et lutte idéologique », publié d’abord en espagnol en 1966) d’où est tirée cette citation n’étant pas publiée, je ne peux que me référer à la traduction anglaise que je retraduis en français.
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simple, il faut un effort pour la définir. Cet effort de définition est indispensable s’il est vrai que, comme nous l’avons vu, il est de première importance pour le marxisme de se définir sans équivoque comme une science -- c’est-à-dire comme une réalité distincte de l’idéologie -- et s’il est vrai que l’action des organisations révolutionnaires, qui repose sur la théorie scientifique du marxisme, doit se développer dans la société, où à chaque moment et à chaque phase de leur lutte, même dans la conscience de la classe ouvrière, ces organisations se heurtent à l’existence sociale de l’idéologie. Pour saisir ce problème important mais difficile, il est crucial que l’on prenne un peu de recul et revienne aux principes de la théorie marxiste de l’idéologie, qui font partie de la théorie marxiste de la société25.
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L’idéologie est ce que le marxisme n’est pas, car celui-ci est une science. Mais en même temps, elle en est aussi un objet d’étude puisque c’est de la société – c’est-à-dire de ce dont l’idéologie fait organiquement partie – que le marxisme se constitue comme science. Si tel est, pour Althusser, le double rapport qu’il y a nécessairement entre l’idéologie et le marxisme, il faut noter davantage que, comme le passage cité ci-dessus en témoigne, ce rapport s’établit chez lui sur fond d’un autre rapport double et nécessaire, auquel il fait d’ailleurs en quelque sorte écho : il s’agit du rapport qu’a l’idéologie avec la connaissance d’une part, et de celui qu’elle a avec la société de l’autre ; autrement dit, il appartient à la théorie marxiste de doublement problématiser l’idéologie parce que ce dont il y est question concerne précisément, pour ainsi dire, et la forme et le contenu du marxisme en tant que science. Dans les assertions d’Althusser – telles que « l’idéologie comme système de représentations se distingue de la science en ce que la fonction pratico-sociale l’emporte en elle sur la fonction théorique (ou fonction de connaissance) », ou bien « ce qui est traité dans l’opposition science/idéologies concerne le rapport de “coupure” entre la science et l’idéologie théorique », et « cette “coupure” laisse intact le domaine objectif social occupé par les idéologies (religion, morale, idéologies juridiques, politiques, etc.) » qui sont « non théoriques »26 – c’est évidemment la même idée qui s’exprime. Autant dire que pour Althusser, la question de l’idéologie est à la fois épistémologique et ontologique, et c’est sur ces deux plans en même temps qu’il faut interroger le rapport de l’idéologie au marxisme, tâche 25. Ibidem, p. 23. 26. Althusser Louis, Pour Marx, op. cit., p. 238 et p. 263.
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que celui-ci doit lui-même assumer et que lui seul est capable d’accomplir. Plus précisément, le marxisme étant science de la société, il a ceci de particulier qu’en expliquant ce qu’est une société ou, pour employer un terme qu’Althusser aurait probablement endossé, en élaborant une ontologie sociale, il fait connaître non seulement l’existence de l’idéologie dans la société ains que le rôle qu’elle y joue, mais aussi l’obstacle épistémologique qu’elle fait à l’explication scientifique de la société et, par là, à celle d’elle-même : ontologiquement réelle en tant que partie du corps social, l’idéologie prive et se prive d’accès à la connaissance de sa propre réalité, qui dépend largement de celle de la réalité sociale. Bref, il n’y a pas d’« auto-intelligibilité de l’idéologie27 » car l’idéologie, quoiqu’elle doive son existence à la société, est loin d’en permettre l’intelligibilité. Ces quelques clarifications préliminaires, portant sur l’idée althussérienne du double rapport de l’idéologie au marxisme comme science de la société – il est du même coup science de l’idéologie –, n’en ont pas dévoilé tous les aspects. Avant tout, n’y est pas rendue présente la perspective dans laquelle Althusser, à propos de ce qu’il y a de vrai et de matérialiste selon lui dans le marxisme, a écrit les lignes suivantes : Lorsque je “rencontrai” le marxisme, ce fut par mon corps que j’y adhérai. Non seulement parce qu’il représentait la critique radicale de toute illusion “spéculative”, mais parce qu’il me permit non seulement de vivre, par la critique de toute illusion spéculative, un rapport vrai à la réalité nue et aussi de pouvoir vivre désormais aussi ce rapport physique (de contact surtout de travail sur la matière sociale ou autre) dans la pensée elle-même. Dans le marxisme, dans la théorie marxiste, je trouvai une pensée qui prenait en compte le primat du corps actif et travailleur sur la conscience passive et spéculative, et pensais ce rapport comme le matérialisme même28.
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L’importance qu’Althusser a accordée au corps dans ce passage est majeure. Il a commencé par interpréter son adhésion au marxisme ou, s’il est permis de le dire ainsi, sa réponse à l’interpellation du marxisme comme ce qui se passait au niveau du corps, comme un événement primordialement corporel. Cette interprétation, la suite du passage le montre très clairement, s’appuie sur et a pour fonction d’avancer l’idée que le marxisme contient une pensée du corps. Celle-ci affirme d’autant plus le 27. Althusser Louis, Pour Marx, op. cit., p. 53. 28. Althusser Louis, L’avenir dure longtemps suivi de Les faits, Paris, Flammarion, 2013, p. 247.
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primat du corps qu’elle peut nous le faire vivre et, par là, nous faire vivre notre vrai rapport à ce qu’Althusser a appelé ici la « réalité nue », c’està-dire à l’ensemble des conditions socio-matérielles de notre existence, conditions dont nous subissons l’impact toujours dans et par notre corps, et donc auxquelles nous ne pouvons apporter de réflexions effectives ou de transformations réelles que si nous nous rendons compte d’abord de l’état actuel de notre corps, et autant de ce qu’il peut que de ce qu’il ne peut pas, pour savoir adéquatement comment il va être non seulement actif, mais actif pour son propre bien. Cette idée a conduit Althusser à revenir, quelques lignes plus loin, à son fameux détour par Spinoza. En en expliquant les « raisons profondes », il a fini par reconnaître, la première et seule fois dans ses écrits, que ce qui le « frappa sans doute le plus, c’est la théorie du corps chez Spinoza », et notamment ses définition et analyse du corps « comme une potentia, à la fois comme un élan (fortitudo), et comme ouverture au monde (generositas), comme don gratuit », parce qu’en plus d’y retrouver sa « propre expérience, d’un corps d’abord morcelé et perdu », Althusser y découvrit également des moyens de « redisposer de son propre corps, et [de] retirer de cette appropriation de quoi librement et fortement penser, donc proprement penser avec son corps, dans son corps même, de son corps » – tout cela, a-t-il conclu, l’éblouissait « comme une réalité et une vérité », lui révélant que « le corps p[eu]t penser »29. La mise en parallèle par Althusser de ses deux (re)découvertes cruciales, chez Spinoza et chez Marx, de la réalité et de la vérité du corps – qui sont d’abord celles du sien – invite à penser que si, quitte à être dogmatique, il n’a cessé d’insister sur la nature scientifique du marxisme, il devait entendre par « science marxiste » non pas un système de concepts, de doctrines ou voire de dogmes, fût-il achevé ou à achever. Il ne l’entendait non plus comme une pratique théorique purement intellectuelle, entreprise et poursuivie par des grands cerveaux. En revanche, pour Althusser, c’est avant tout dans la mesure où le marxisme pense et permet à penser adéquatement le corps qu’il est une science. Mieux encore, la raison en est que le marxisme est la pensée adéquate du corps, et ce non pas au sens où le corps n’en est que l’objet proprement défini, donc de toute façon séparable de lui, et n’entre en rapport avec lui que sur le plan théorique, mais plutôt au sens où s’y exprime clairement et pleinement ce que le corps lui-même, « par et dans le déploiement de ses forces30 », pense et fait penser librement et fortement. Bref, chez Althusser, l’idée de la science marxiste implique dans son cœur celle du corps, il s’agit de ce qui permet 29. Ibidem, p. 248, pp. 250-251. 30. Ibidem, p. 251.
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à l’homme de « vivre librement dans la pensée le conatus de son propre corps » et, à partir de là, de « penser dans la liberté », puis de se servir de la « puissance de la pensée »31 pour vivre un rapport vrai à la réalité, de laquelle il sera possible de dire que, pour reprendre l’expression de Spinoza qui comptait beaucoup pour Althusser, « habemus enim ideam veram », nous avons des idées vraies. D’où la nécessité de clarifier davantage le sens du double rapport de l’idéologie au marxisme chez Althusser. L’une comme l’autre, c’est maintenant très clair, n’est pas pensable sans l’idée du corps. D’un côté, l’idéologie concerne l’expérience du corps – c’est même elle qui la forme – car en tant que système de représentations principalement imaginales, elle a besoin du corps pour fonctionner et elle fonctionne précisément en affectant le corps, notamment en le faisant s’y habituer, de façon qu’elle passe pour ce qui donne la « perception pure et nue de la réalité elle-même », c’est-à-dire que les hommes vivent leur rapport à la réalité tellement dans et par ce qu’elle représente qu’« elle est indistinguable de leur “expérience vécue”32 ». De l’autre côté, le marxisme qui doit se distinguer de l’idéologie ne s’attache pas moins à ce que le corps éprouve, d’autant plus qu’il a pour objectif, parmi d’autres, de rendre intelligible la nature et la fonction de l’idéologie, intelligibilité que cette dernière ne saurait permettre par elle-même et qui dépend de celle de la société. En effet, si l’on suit Althusser jusqu’au bout, le marxisme ne peut être la science de la société, et par là celle de l’idéologie, sans être en même temps la science du corps. En d’autres termes, si le marxisme contient une vérité, si le marxisme est vrai, cette vérité repose en fin de compte sur la connaissance adéquate du corps comme ce par quoi « les hommes “vivent” leur idéologie… comme leur “monde”33 » et, plus généralement, ce à partir de quoi la vie sociale s’établit. Encore faut-il préciser qu’une telle connaissance, selon l’indication d’Althusser dans son autobiographie, le marxisme ne la produit ni la transmet de manière purement théorique, en dehors de tout lien avec l’activité du corps qui seule, en réalité, peut mesurer véritablement combien il est vrai. Le marxisme est une science pour ainsi dire incarnée. Il s’appuie sur le corps – non seulement sur l’idée générale du corps, mais aussi et surtout sur les expériences corporelles concrètes – pour à la fois expliquer et faire vivre que notre rapport réel au monde est un rapport pratique, que notre pratique socialise le monde tout en nous socialisant, que cette double socialisation est aussi un processus de division, d’oppression et voire d’exclusion, et que la transformation de notre rapport pratique au monde, dont dépend celle de nos rapports entre
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31. Ibidem, p. 485. 32. Althusser Louis, Philosophy and Spontaneous Philosophy of the Scientists & Other Essays, op. cit., p. 25. 33. Althusser Louis, Pour Marx, op. cit., p. 240.
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nous et à nous-mêmes, implique inéluctablement une révolution sociale. Entre l’idéologie et le marxisme, en un mot, il existe un double rapport dont l’origine est le fait que nous vivons en société en tant qu’êtres corporels, et donc que notre corps, comme Althusser l’a signalé dans les Éléments d’autocritique, exprime par son état notre rapport au monde, c’est-à-dire à la réalité sociale. Bien qu’elle en fasse partie intégrante, l’idéologie constitue pourtant le plus grand obstacle à la connaissance de cette réalité précisément parce qu’elle a pour effet de dissimuler un tel fait primordial. En affectant leur corps, l’idéologie structure le rapport vécu des hommes au monde de manière telle que ce qu’il y a de fondamentalement corporel dans l’être du monde, ce que les hommes doivent à leur corps pour pouvoir avoir un monde et être dans le monde, leur est profondément imperceptible. L’idéologie dérobe aux hommes la corporéité intrinsèque de leur monde, qui renvoie à l’activité de leur corps. Elle leur fait vivre le monde comme ce qui est simplement donné à eux, sans leur permettre d’en connaître – ou même de savoir qu’il faut en connaître – les conditions corporelles de donation. Ces conditions, il appartient en revanche au marxisme de les dévoiler, et c’est en les dévoilant que le marxisme parvient non seulement à rendre visible « le voile des formes insoupçonnées de l’idéologie », mais aussi à rendre celle-ci intelligible, à en faire « l’objet d’une étude objective »34, où il est question parmi d’autres d’en expliquer la nécessité dans toute société. Cela dit, il faut rappeler que pour Althusser, les conditions corporelles sous lesquelles les hommes constituent le monde social et se rapportent à ce monde sont avant tout celles du « travail sur la matière sociale », que le corps est « actif » avant tout dans la mesure où il est « travailleur »35 et que c’est bien là, plus que dans une simple dénonciation de l’idéalisme, que réside le fondement matérialiste du marxisme. Quoique très brefs, ces quelques mots sous sa plume suffisent ici pour indiquer que si, comme ce qu’il en a dit permet de le penser, le marxisme se distingue de l’idéologie et s’avère scientifique en ce qu’il dévoile la corporéité constitutive d’une triple réalité (à la fois celle du monde social, celle de l’idéologie qui en relève et celle de l’homme en tant qu’animal social), il n’est capable de ce dévoilement que par une analyse du corps humain dans son mode réel et concret d’être, soit dans celui de travail sur la matière, de travail matériel. Certes, Althusser a su se référer à Spinoza pour souligner que le corps est essentiellement une force. Mieux encore, le corps n’est rien d’autre que sa force et l’être du corps ne fait qu’un avec le déploiement de cette force. Cependant, il n’en demeure pas moins que l’idée spinoziste du corps en 34. Althusser Louis, Philosophy and Spontaneous Philosophy of the Scientists & Other Essays, op. cit., p. 26. 35. Althusser Louis, L’avenir dure longtemps suivi de Les faits, op. cit., p. 247.
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tant que force n’a pu l’intéresser autant, ou bien, pour reprendre sa propre expression, cette idée n’a pu l’« éblouir » autant qu’à la lumière du matérialisme marxiste, suivant lequel, en ce qui concerne l’homme, la force du corps, la force qu’est le corps se déploie nécessairement comme force de travail. Dans la même perspective, lorsqu’Althusser a mis en parallèle le marxisme et le spinozisme comme deux théories lui faisant non seulement découvrir, mais aussi vivre la réalité et la vérité du corps, il a dû entendre par « réalité » et par « vérité » – les deux reviennent évidemment au même pour lui – ce qui se dit du processus de déploiement de la force incarnée de travail, c’est-à-dire que c’est de celle-ci qu’il a cru lui-même « redisposer », au point de pouvoir « retirer de cette appropriation de quoi librement et fortement penser » : le spinozisme a été sa « voie royale36 » vers le marxisme, non pas le marxisme celle vers le spinozisme. De là, il est possible de tirer la conclusion suivante : dans le marxisme auquel Althusser, comme il l’a lui-même souligné, a adhéré par son corps, ce qu’il y a de scientifique a pour fondement une pensée adéquate du corps en ce sens très précis que par cette pensée, l’homme peut arriver à comprendre à la fois qu’il est une force corporelle qui travaille et qu’il lui faut se l’approprier complètement pour pouvoir disposer de soi-même, c’està-dire pour être libre. Autrement dit, la scientificité du marxisme consiste enfin en la puissance qu’il a de faire que l’homme vit la force de travail comme sa propre force corporelle, tout en aspirant en même temps à en vivre la pleine jouissance ou bien, si l’on préfère la terminologie spinoziste, à en être la cause adéquate. C’est d’ailleurs exactement pour cette raison qu’il convient de considérer que chez Althusser, comme signalé plus haut, la science marxiste est en quelque sorte l’expression de ce que le corps pense – Althusser tenait que « le corps p[eu]t penser37 » – adéquatement de lui-même et à partir de lui-même, en déployant ses forces dans un état tellement actif qu’il ne lui est point possible de ne pas se rendre compte de sa propre corporéité, celle qui est constitutive du monde social et, par là, de l’idéologie comme élément nécessaire de ce monde.
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LA THÉORIE DE L’IDÉOLOGIE COMME ATMOSPHÉROLOGIE SOCIALE Ni l’idée althussérienne de l’idéologie en général, ni celle de la science marxiste et donc ni celle de leur double rapport ne peut être rigoureusement examinée, si l’on ignore que dans toutes ces idées dont l’ensemble forme sa théorie de l’idéologie, Althusser a accordé une très grande importance au corps, ce dernier étant pour lui à la fois ce à quoi fonctionne l’idéologie et 36. Ibidem, p. 248. 37. Ibidem, p. 251.
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ce sur quoi repose le marxisme en tant que science. En même temps, il a su bien préciser que le corps importe dans la mesure où il s’agit d’une force de travail, d’autant plus que cette force qu’est le corps travaille sur la matière sociale, et qu’elle est libre si elle dispose complètement d’elle-même, si elle jouit pleinement de sa propre activité de travail matériel. De ce point de vue, la théorie althussérienne de l’idéologie est traversée de part en part par une pensée du corps qui, aussi fragmentaire et informe soit-elle, lui est fort indispensable car, en son absence, cette théorie n’est plus matérialiste, du moins pas autant qu’Althusser l’a voulu. Au cœur du projet d’Althusser de redéfinition de l’idéologie, comme on l’a rappelé tout au début de cet article, se trouve en effet une tentative de restituer à celle-ci sa matérialité, tentative qui a pris expressément le contre-pied de toute conception idéaliste de l’idéologie et qui, par la même exigence, est allée jusqu’à vouloir rendre la théorie marxiste plus matérialiste. Selon Althusser, celle-ci a souvent tendance – c’est une tendance « mécaniste-positiviste », dont est responsable l’anti-idéalisme immédiat et spontané de bon nombre de marxistes, voire de Marx luimême – à ne considérer l’idéologie que comme « un bricolage imaginaire, un pur rêve, vide et vain, constitué par les “résidus diurnes” de la seule réalité pleine et positive, celle de l’histoire concrète des individus concrets, matériels, produisant matériellement leur existence38 ». Ne reconnaissant à l’idéologie aucune positivité, une telle tendance ne fait en réalité que renforcer, malgré sa prétention de la renverser, l’idée idéaliste que l’idéologie existe « dans le “monde des idées” conçu comme “monde spirituel” », à savoir que l’idéologie a, ou même n’a qu’« une existence idéale, idéelle, ou spirituelle »39. Par conséquent, en matière d’idéologie, la théorie marxiste sera toujours prisonnière de l’idéalisme tant qu’elle n’aura pas renoncé à cette tendance et insisté « fortement sur l’existence matérielle de l’idéologie, non seulement sur ses conditions matérielles d’existence (ce qu’on trouve déjà chez Marx et, avant et après lui, chez nombre d’auteurs), mais sur la matérialité de son existence même40 » : pour Althusser, force est de remarquer que l’idéologie fait partie des choses positives par l’étude desquelles le marxisme parvient à comprendre – ainsi qu’à faire comprendre – la réalité, puisque, par nature, l’idéologie est matérielle et que sa matérialité, au bout du compte, ne fait qu’un avec celle que revêt la dite réalité. Ainsi, dans Sur la reproduction, Althusser en est venu à proposer la thèse célèbre selon laquelle « une idéologie existe toujours dans un appareil41 », 38. Althusser Louis, Sur la reproduction, op. cit., p. 207, p. 209. 39. Ibidem, p. 187. 40. Althusser Louis, L’avenir dure longtemps suivi de Les faits, op. cit., p. 249. 41. Althusser Louis, Sur la reproduction, op. cit., p. 219.
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ce qui signifie que c’est sur la matérialité de ce dernier qu’il a fait reposer celle de l’idéologie. Prenant l’exemple de la croyance, il a ensuite précisé que, par « appareil », il entendait ce dans et par quoi les hommes (identifiés en l’occurrence comme « individus ») agissent ou, mieux encore, ce dans et par quoi ils sont fait agir. Dire que le mode d’être de l’idéologie est celui d’exister dans un appareil, c’est donc aussi dire qu’il n’y a d’idéologie que pour les hommes, qui n’existent qu’au sein des appareils et dont le principe d’existence est d’agir. En d’autres termes, la matérialité de l’idéologie consiste au fond en ce que celle-ci, pour ainsi dire, se nourrit de l’agir humain qui, des actes aux pratiques, des pratiques aux rituels – Althusser a distingué ces trois moments en décrivant l’ordre dans lequel l’homme « agit en tant qu’il est agi »42 –, ne cesse de se déployer matériellement, c’est-à-dire à la fois dans un environnement matériel et par un procédé matériel. Le passage suivant résume bien ces idées majeures d’Althusser en ce qui concerne la nature matérielle de l’idéologie : L’individu en question se conduit de telle ou telle manière, adopte tel ou tel comportement pratique, et, qui plus est, participe à certaines pratiques réglées, qui sont celles de l’appareil idéologique dont “dépendent” les idées qu’il a librement choisies en toute conscience, en tant que sujet. S’il croit en Dieu, il va à l’Eglise pour assister à la Messe, s’agenouille, prie, se confesse, fait pénitence (jadis elle était matérielle au sens courant du terme), et naturellement se repent, et continue, etc. S’il croit au Devoir, il aura les comportements correspondants, inscrits dans des pratiques rituelles, “conformes aux bonnes mœurs”. S’il croit à la Justice, il se soumettra sans discuter aux règles du Droit, et pourra même protester, quand elles sont violées, du sein de la profonde indignation de sa conscience, voire signer des pétitions, prendre part à une manifestation, etc. S’il croit à la “Révolution nationale” du Maréchal Pétain, de même ; s’il croit à la Révolution socialiste, de même, c’est-àdire évidemment tout autrement43.
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D’une telle approche consistant à matérialiser radicalement l’idéologie, on dit parfois que le terme « matériel » y subit une inflation sémantique. D’après T. Eagleton par exemple, chez Althusser « ce terme s’est rapidement réduit à un simple geste, exagérément gonflé (inflated) dans son 42. Ibidem, p. 222. 43. Ibidem, p. 220.
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sens » : pour insister sur la matérialité de l’idéologie, précise Eagleton, Althusser a d’une part fait perdre au terme « matériel » toute sa force de discrimination, parce que « tout est “matériel”, même la pensée » ; d’autre part, il a surtout oublié que « l’idéologie est une question de sens, et que le sens n’est pas matériel au même titre que le fait de saigner ou de mugir »44. Althusser aurait admis sans peine la dernière partie de cette critique, car même s’il a clairement signalé que « “la matière se dit en plusieurs sens” ou plutôt qu’elle existe sous différentes modalités », il a laissé en suspens, comme il l’a lui-même avoué – il pensait que l’on ne « cherchera[it] pas de procès sur ce point », ce qui n’est évidemment pas le cas ici –, « la théorie de la différence des modalités de la matérialité »45. Or, pour cette même raison, il n’aurait nullement accepté que, comme en revanche Eagleton le présuppose, rien de ce qui a trait à la pensée, l’idéologie naturellement incluse, ne relève du matériel. Une pareille présupposition oppose la pensée à la matière au mieux comme deux entités, comme deux substances ontologiquement distinctes l’une de l’autre, au lieu de définir la première comme une modalité d’être de la deuxième. Si donc la matérialisation radicale de l’idéologie donne l’impression qu’Althusser a tout renvoyé à la matière, il serait plus utile de raisonner sur ce qu’aurait pu être sa théorie de la différence des modalités de la matérialité, théorie de laquelle dépend celle de la pensée, que de s’inquiéter d’une « inflation excessive46 » du terme « matériel », celle-ci étant censée conduire à l’effondrement de l’empire de la pensée qui, pour un Eagleton, est aussi celui du sens. En outre, la mise en suspens par Althusser de cette théorie ne nous empêche point de constater que, pour lui, insister sur la matérialité de l’idéologie, c’est en dernière instance insister encore sur le rapport étroit de celle-ci au corps, dans la mesure où l’agir humain dont se nourrit l’idéologie pour exister, comme les exemples d’Althusser (s’agenouiller, prier, s’indigner, protester, signer des pétitions…47) permettent de le souligner, est toujours incarné. Ainsi il ne suffit pas de résumer l’idée d’Althusser en disant qu’il n’y a d’idéologie que dans les appareils, au sein desquels les hommes n’agissent qu’en tant qu’ils sont agis. Il faut préciser davantage que les hommes ne peuvent l’être (et par conséquent, l’idéologie ne peut se nourrir de leur agir) que parce qu’ils ont un corps, ou plutôt qu’ils sont des corps. Ceux qui n’agissent que dans et par les appareils, ce sont les hommes en tant que corps, ou bien des corps humains tout court. En ce 44. Eagleton Terry, Ideology: An Introduction, Londres, Verso, 1991, p. 149. 45. Althusser Louis, Sur la reproduction, op. cit., p. 219, p. 222. 46. Eagleton Terry, Ideology: An Introduction, op. cit., p. 149. 47. Liste où doivent sans doute figurer tous les actes de la fameuse scène de l’interpellation policière, incluant non seulement l’acte de se retourner de la part de l’interpellé, mais aussi et déjà celui d’interpeller de la part de la police. Précisons encore qu’il s’agit dans les deux actes – comme d’ailleurs dans tous les actes humains – de beaucoup plus qu’un processus purement physique, puisque quand la police interpelle, et quand l’interpellé se retourne, il y a toujours des sensations et des émotions qui sont impliquées, et qui impliquent plus profondément les deux parties dans la scène.
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sens, c’est au fond de la matérialité de ces derniers que l’idéologie puise la sienne, entendons par là que les corps humains, en agissant de manière matérielle et sous des conditions matérielles, ne cessent de donner corps à l’idéologie qui les affecte en retour, puisqu’elle fait essentiellement partie des conditions matérielles de l’activité des corps humains. Afin d’éviter les malentendus, notamment celui qui prend Althusser pour un behavioriste sur ce point48, il est besoin de signaler que le rapport de l’idéologie au corps ici en question n’a rien de mécanique. Dans ce rapport matériel, où d’ailleurs l’appareil joue un rôle crucial, il n’est nullement question du conditionnement ou de la détermination externe, soit de ce qui se passe entre deux choses ontologiquement séparées – ou du moins séparables – dont l’une (le conditionnant/déterminant) précède l’autre (le conditionné/déterminé). Il n’y a rien de tel entre l’idéologie et le corps car, d’une part, l’idéologie n’existe que par le corps et pour le corps et, d’autre part, si le corps n’existe qu’en agissant, aucune de ses activités ne se réalise hors de l’idéologie et ne contribue à la faire se reproduire. Bref, l’idéologie et le corps sont liés de telle manière qu’ils forment une unité organique, dont on ne peut les considérer comme deux éléments si ce n’est par abstraction. On peut même dire qu’à proprement parler, il n’y a pas l’idéologie et le corps, mais plutôt l’idéologie-corps, tout comme la physique moderne parle de l’espace-temps : en réalité, il n’y a pas d’abord l’idéologie d’un côté, le corps de l’autre et ensuite leur rapport ; dès le début, se donne toujours et déjà l’unité ou, si l’on préfère, le système « idéologie-corps » dans lequel s’inscrit l’agir humain, et auquel les appareils servent de cadre de fonctionnement. Dans cette perspective, il est fort tentant, pour mieux définir la matérialité de l’idéologie, de reprendre la métaphore qu’Althusser a employée dans la quatrième partie de « Marxisme et humanisme » où l’idéologie, du fait qu’elle existe dans toute société humaine, est comparée à l’atmosphère : « les sociétés humaines », Althusser a écrit, « sécrètent l’idéologie comme l’élément et l’atmosphère même indispensables à leur respiration, à leur vie historiques »49. Par une telle métaphore, il a évidemment voulu accentuer la généralité de l’idéologie, tout en suggérant que les sociétés humaines sont comparables aux organismes. Il est ainsi juste d’en conclure avec B. Karsenti que pour Althusser, « l’idéologie est l’atmosphère qui rend le monde respirable, y compris dans ce qu’il contient d’air fétide et vicié en régime capitaliste », ce qui signifie que non seulement « hors de cet air, fétide ou pas, il n’y a pas de respiration », mais l’idéologie est « l’air qui deviendra autrement respirable une fois que les rapports de production
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48. Voir par exemple : Eagleton Terry, Ideology: An Introduction, op. cit., p. 149 ; Ricœur Paul, L’idéologie et l’utopie, Paris, Seuil, 1997, p. 201 ; Žižek Slavoj, The Sublime Object of Ideology, Londres & New York, Verso, 2008, p. 39. 49. Althusser Louis, Pour Marx, op. cit., p. 238.
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auront été reconfigurés conformément au mode de production socialiste »50. Cependant, cette conclusion mérite d’être approfondie, parce que ce qui rend l’idéologie comparable à l’atmosphère chez Althusser, c’est à la fois sa généralité et sa matérialité. Ou plus précisément, c’est dans la mesure où l’idéologie est matérielle au même titre, sous la même modalité que l’atmosphère, qu’elle a une existence générale, en faisant organiquement partie de toute société humaine, et cette modalité se caractérise par un rapport organique au corps dont il est essentiellement question dans l’étude de l’idéologie, comme dans celle de l’atmosphère. En effet, de même que la matérialité de l’atmosphère a ceci de particulier que tous les corps vivants en absorbent pour exister et que leur existence, à savoir le déploiement de leurs activités vitales, en affecte en retour considérablement la composition, au point de constituer une condition élémentaire de l’évolution de l’atmosphère, l’idéologie a une « matérialité singulière51 » en tant qu’elle prend part à l’environnement matériel de la vie sociale des corps humains, en même temps qu’elle doit son existence, en fin de compte, à l’activité matérielle de ces derniers dont elle est indissociable, voire avec lesquels elle ne fait qu’un. Autrement dit, ce qu’il y a de commun entre l’atmosphère et l’idéologie au niveau de la matérialité, c’est qu’elles sont toutes les deux matérielles de par leur interaction profonde et perpétuelle avec les corps, et qu’en ce sens, elles forment respectivement avec les corps un écosystème, celui-ci étant naturel dans un cas et social dans l’autre, encore qu’il n’y ait pas lieu, puisque l’homme est concerné, de faire une distinction nette entre la nature et la société. Cette métaphore d’Althusser est d’autant plus parlante que tout autant que l’idéologie, l’atmosphère est une réalité matérielle dont le corps humain, en général, ne peut d’abord que vivre les effets. C’est pourquoi, la plupart du temps, les hommes ne se rendent pas véritablement compte ni de son existence ni de sa matérialité, et il leur faut souvent des expériences critiques, celles par exemple de sentir une mauvaise odeur, de respirer un air pollué ou même de perdre haleine pour pouvoir comprendre qu’ils vivent dans et par l’atmosphère, ainsi qu’en vivant, c’est-à-dire en agissant en tant que corps, ils sont en interaction matérielle avec elle, interaction au cours de laquelle ne cessent pas de rematérialiser et leur corps et l’atmosphère. Ces expériences critiques peuvent d’ailleurs être éclairées, pour ainsi dire, par les études scientifiques de l’atmosphère, qui relèvent quant à elles de celles de l’écosystème et, plus généralement, de celles de la vie. En ce qui concerne l’idéologie, rappelons qu’il existe selon Althusser un rapport de même nature entre l’expérience du corps humain et la science de la société, 50. Karsenti Bruno, « Althusser pour l’avenir : le programme inachevé d’une science sociale marxiste », La Pensée, n° 3, 2021, p. 121. 51. Ibidem, p. 123.
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celle-ci étant en plus l’expression de ce que le corps pense adéquatement de lui-même et à partir de lui-même, car ce qu’elle permet de connaître sous forme de concept et de théorie, c’est au fond la corporéité fondamentale de la société humaine ou, ce qui revient au même, de l’humanité sociale. Tel est le sens profond qu’a la métaphore de l’atmosphère chez Althusser. Il vaut mieux l’avoir clarifié avant d’affirmer que « l’idéologie, c’est l’atmosphère fécondante du social comme tel », dans la mesure où elle « reproduit à la fois les individus et leurs rapports, ou plutôt les individus en tant qu’êtres de rapports, constitués relationnellement en eux-mêmes », soit en tant que « sujets sociaux »52. En outre, à partir de cette clarification, ce ne sera pas un jeu de mots que d’interpréter la théorie althussérienne de l’idéologie comme atmosphérologie sociale. Une telle interprétation est susceptible d’ouvrir un champ de recherches sur ce qui, plus qu’un « jeu de double constitution53 » – celle de l’idéologie par le sujet et du sujet par l’idéologie, qu’Althusser a définie comme un processus d’interpellation –, implique un rapport de triple constitution entre l’idéalité, la corporéité et la socialité, chacune exprimant une certaine modalité de la matérialité et caractérisant d’un certain point de vue la réalité humaine. Par là, elle permettra également à la théorie d’Althusser et, à travers elle, à la théorie de Marx ainsi qu’au(x) marxisme(s) de reprendre et de prolonger les dialogues féconds avec différents courants de pensée (philosophiques, sociologiques, psychologiques, biologiques, écologiques et autres) dans leur effort perpétuellement renouvelé d’interpréter le monde en vue de le transformer. Certes, beaucoup reste encore à faire pour que ce champ de recherches prenne substantiellement corps. Néanmoins, cela implique sans nul doute de faire du corps un enjeu fondamental puisqu’au bout du compte, comme Althusser (parmi d’autres) nous invite à formuler ainsi, nous vivons, nous agissons dans le monde en tant que corps et le monde se donne toujours dans une atmosphère sociale corporellement vécue. Mieux encore, par « monde », il faut précisément entendre l’atmosphère sociale que nous « connaissons par corps avant de seulement la connaître »54 – cette atmosphère sociale, chez Althusser, porte le nom d’« idéologie ». n
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52. Idem. 53. Althusser Louis, Sur la reproduction, op. cit., p. 223. 54. Bimbenet Étienne, « Sens pratique et pratiques réflexives : Quelques développements sociologiques de l’ontologie merleau-pontienne », Archives de Philosophie, n° 1, 2006, p. 69.
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LA PLUS-VALUE N’EST PAS UNE « SURVALEUR ». UNE ALTERNATIVE CRITIQUE À L’APPROCHE D’ÉTIENNE BALIBAR Par Jacques BIDET
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Dans Lire Le Capital, en 1965, Étienne Balibar présentait une contribution intitulée « Sur les concepts fondamentaux du matérialisme historique », qui donnait une impulsion décisive à une lecture plus rigoureuse de cette œuvre. S’engageant dans la voie ouverte par Althusser, il déchiffrait celle-ci, souvent comprise en termes économicistes ou philosophico-historiques, comme une œuvre proprement théorique. Cette lecture a été pour moi déterminante. Et pourtant elle m’a conduit à développer, depuis quatre décennies, une problématique profondément divergente. À cet égard, son article « Mehrwert1 » a sonné pour moi comme un rappel. Car c’est précisément, depuis le début – Que faire du Capital ?, 1985, résumé d’une thèse rédigée au tournant des années 1970-1980, et jusqu’à ce jour – contre les limites de cette approche que j’écris : celles d’un « marxisme commun » qui ne lui est pas propre, mais qu’il expose si brillamment, tout en le critiquant à juste titre par divers côtés. Ce marxisme commun représente à mes yeux un « bien commun », authentique héritage marxien, mais qui n’est recevable qu’inséré dans un cadre conceptuel plus large, que j’ai progressivement travaillé à configurer, le désignant comme un « métamarxisme2 ». De ce décalage résulte, au-delà d’un large éventail de convictions partagées, un corps de discordances qui se décline, à partir des concepts de valeur et de plus-value3 précisément, sur tout un ensemble de thématiques : la structure moderne de classe et la modernité, l’interprétation de l’histoire moderne, les concepts de « capitalisme » et de 1. Ce texte est la version française originale de l’article « Mehrwert » paru dans le prestigieux Historisch-Kritisches Wörterbuch des Marxismus, sous la direction de Wolfgang-Fritz Haug. Il est paru en 2018 dans le numéro 63 d’Actuel Marx, auquel renvoient les pages indiquées au cours de cet article. Dans les pages qui suivent, la mention « Roy » renvoie au Capital, traduit par Joseph Roy (Éditions sociales, Paris, 1978, Volume 1), c’est-à-dire à sa version française « entièrement révisée par l’auteur », lequel a souligné, p. 47, dans son « Avis au lecteur », qu’elle « possède une valeur scientifique indépendante de l’original et doit être consultée même par les lecteurs familiers avec la langue allemande ». La mention « Lefebvre » renvoie à la traduction de Das Kapital sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, aux Éditions Sociales, 1983. Une première version du présent article, est parue en coréen, traduite par Bae Sejin, in Culture/ Science, 98, 2019. 2. On trouvera sur mon site, http://jacques.bidet.pagesperso-orange.fr/, la liste des ouvrages et articles qui jalonnent cette recherche métamarxiste. S’agissant d’une théorie générale de la modernité, les sujets abordés sont très divers. Mais à chaque étape le couple valeur/plus-value, toujours central, est reconsidéré et son analyse poussée plus avant. 3. Bidet Jacques, Que faire du Capital ? Matériaux pour une refondation (1985), Paris, PUF, 2000.
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« socialisme », la relation entre structure de classe et Système-monde, les notions d’idéologie, de fétichisme et d’interpellation, les rapports entre le structurel et le symbolique, et, in fine, la stratégie écologicopolitique de la classe populaire4. Nos lecteurs sont en droit de se demander d’où viennent ces discordances. Comme il n’aborde pas lui-même le sujet, j’ai pensé qu’en dépit de notre long compagnonnage, qui n’a pas cessé à ce jour, ou plutôt en raison de lui, je devais assumer cette confrontation. Mon analyse, je tiens à le préciser, ne concerne pas l’investigation philosophique d’É. Balibar, sur les terrains de l’anthropologie, de l’épistémologie, de la culture et de la morale, pour laquelle je professe une vive admiration, mais seulement une question théorique, au sens où il convient de distinguer entre théorie et philosophie, si l’on veut comprendre comment ces deux ordres interfèrent et se conditionnent mutuellement. Cet article, « Mehrwert », est assurément très riche d’enseignements divers. Et mon ambition n’est pas d’écrire un texte alternatif. Je n’envisagerai que les points qui me font difficulté, à partir de la relation entre la valeur et la plus-value. Mon propos est de considérer, comme il le fait luimême, tout à la fois l’objet de ces concepts et leur légitimité. Ma critique portera donc aussi sur Marx lui-même. Mais j’opérerai à partir du texte qu’il nous propose, pris comme représentatif du marxisme commun, dont je ferai, d’un bout à l’autre, une sorte de lecture « symptomale », fondée sur le décryptage de ce que j’ai désigné comme des « appuis-obstacles épistémologiques », – un concept qu’Althusser, lisant mon livre, avait fait d’emblée sien5. Apparaîtra ainsi, au long de la chaîne conceptuelle, une série, non pas de simples « blancs », mais plutôt d’artefacts en forme de concepts philosophiques ad hoc qui occupent les lieux, créant des zones de flou, en l’attente des concepts théoriques requis, que je tenterai de formuler en vue d’une reconstruction. Il ne s’agira donc pas ici de philologie, mais de théorie, et pour cette raison aussi de politique.
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LA RELATION ENTRE LA VALEUR ET LA PLUS-VALUE Dans l’« Avertissement » qu’il adressait au lecteur du Capital, Althusser formulait une « recommandation impérative » : « mettre provisoirement entre parenthèses toute la Section I », La marchandise et la monnaie, et 4. Bidet Jacques, L’Écologie politique du commun du peuple, Paris, Éditions du Croquant, 2022 ; et La classe populaire peut-elle gouverner ?, Paris, Syllepse, 2023. 5. Althusser, dans L’avenir dure longtemps, Paris, stock-IMEC, 1985, p. 203, reprend à son propre compte ce concept que j’avais élaboré et utilisé comme le fil d’Ariane pour la lecture du Capital (Bidet Jacques, Que faire du Capital ? Matériaux pour une refondation, op. cit., pp. 168-176) : « je me convainquis de plus en plus, écrit-il, que la philosophie de Hegel et de Feuerbach, avait servi à la fois de « point d’appui » et d’obstacle épistémologique au développement de ses propres concepts jusque dans leur formulation (Jacques Bidet en a fait la démonstration rigoureuse dans sa récente thèse : Que faire du Capital ?). De quoi naturellement poser à Marx et à propos de Marx des questions qu’il n’avait pu ni su poser ». Il y revient l’année suivante dans son entretien avec Fernanda Navarro à propos de la prise de distance de Marx par rapport à Hegel. Voici le dialogue : « – Est-ce que la ‘rupture’ ne fut pas totale ? – Non, elle ne fut pas. Elle fut seulement tendancielle. – Comment sur ce point précis êtes-vous arrivé à le reconnaître ? – Ce qui a été déterminant, je l’ai dit, ce furent les recherches de Bidet, qui apporte un éclairage nouveau sur l’œuvre de Marx » (Sur la philosophie, Paris, Gallimard, 1994, pp. 36-37).
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MARXISMES EST-ALLEMANDS J. BIDET, La plus-value n’est pas une « survaleur ». Une alternative critique à l’approche d’Étienne Balibar
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« commencer par la Section II », La transformation de l’argent en capital, puis poursuivre ainsi jusqu’à la fin du Livre I6. « Provisoirement », et, précisait-il, pour revenir mieux informé à cette difficile Section 1, qui est le commencement de l’exposé. La suite permet seule, en effet, de comprendre quel nouveau continent elle ouvre à la pensée. É. Balibar commence effectivement par cette Section 2, où émerge la plus-value. Mais on ne le voit pas revenir sur la Section 1. Il traite donc de la plusvalue sans avoir semblablement traité de la valeur. Il ne l’évoque ici que dans l’alternance de ses formes A-M-A, constitutive de l’échange, par différence avec la plus-value, A-M-A’, définie par un surcroît de valeur. Il ne considère le marché, soit le rapport social de production marchande, que sous son aspect d’échange, de circulation. Cela ne nous éclaire qu’obliquement sur les conditions de la « formation de valeur » qui s’y manifeste, et donc sur la relation de celle-ci à la plus-value. Le concept marxien de valeur est certes le plus difficile à élucider. Mais son élucidation est d’autant plus nécessaire pour la suite du raisonnement. Et elle est manifestement d’actualité quand les problèmes vitaux qui se posent à nous face au désastre écologique se formulent en des termes tels que ceux de « production », de travail « productif », de « produit » (PIB, etc.), qui interrogent au premier chef le concept marxien de « valeur ». Selon l’usage quasiment officiel depuis la nouvelle traduction de Das Kapital sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre en 1983, la « plus-value », selon le terme que Marx avait adopté pour la version française, se trouve ici désignée comme une « survaleur », vocable calqué sur l’allemand Mehrwert. Est-ce là une avancée ou au contraire un recul théorique ? Voilà ce qu’il nous faut examiner7. É. Balibar centre son propos sur le couple Wertbildungsprozess / Verwertungsprozess, soit procès de formation de valeur /procès de valorisation, autour duquel Marx organise son analyse. Il a parfaitement raison, puisque tout l’argument du Capital repose sur la distinction et la relation entre ces deux registres conceptuels. Reportons-nous à la proposition récapitulative qui définit la relation entre ces deux ordres. On la trouve, formulée différemment mais sans différence de contenu, à la fin du chapitre 5 du Capital (Lefebvre)8, « Procès de travail et procès de valorisation », soit du chapitre 7 du Capital (Roy), « La production de valeurs d’usage et la production de plus-value ». « Dès qu’elle se présente non plus simplement comme unité du travail utile et du travail créateur de valeur, mais encore comme unité du travail utile et du travail créateur de plus-value, la production marchande devient pro6. Cet avertissement figure dans l’introduction d’Althusser au Capital, Paris, Garnier Flammarion, 1969, p. 13. 7. Bidet Jacques, « Traduire Marx en allemand », in G. Labica (dir.), L’œuvre de Marx un siècle après, Paris, Puf, 1986. 8. Le décalage dans la numération des chapitres tient à ce que Marx, dans sa version française, a divisé le chapitre IV de Das Kapital, qui comportait trois sections, en trois chapitres, 4, 5 et 6. Le chapitre 7 de cette version française, dite Roy, correspond donc au chapitre 5 de la traduction Lefebvre.
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duction marchande capitaliste, c’est-à-dire production marchande sous la forme capitaliste9 ». Telle est manifestement, énoncée à la fin du premier chapitre de la Section 3, la conclusion à tirer de la Section 2 du Livre 1, « La transformation de l’argent en capital10 ». Cette transformation, on le sait, n’est pas à prendre comme un processus historique, mais comme un procès structurel – constitutif de la structure du capital en tant que rapport social – qu’il nous faut analyser pour lui-même si l’on veut espérer y voir plus clair dans le cours de l’histoire du « capitalisme ». Marx, on le voit, distingue expressément la logique de la production marchande comme « procès de formation de valeur », analysée à la Section 1 du Livre 1, et la logique de production capitaliste comme « procès de valorisation », qui est « la forme capitaliste de la production marchande », objet de la Section 3. On notera que la formulation française en « plus-value » et non « survaleur » – que Marx aurait pu adopter comme il l’a fait pour travail /surtravail – relève de la langue commune, chargée de connotations sociales vécues. Elle constitue à cet égard une précieuse ressource sémantique. Elle nous aide à penser. En transformant « valeur » en « value », elle manifeste en effet plus expressément le décalage entre ces deux niveaux d’abstraction, c’est-à-dire ces deux registres conceptuels, qui font apparaître deux niveaux de la réalité sociale, formant une articulation duelle propre au « capitalisme ». On se trouve ainsi invité avec plus d’insistance à s’interroger sur ce qu’il en est de la relation entre ces deux niveaux, soit entre le marché et le capital. On sait qu’il a existé de la logique marchande des millénaires avant le « capitalisme ». Reste à savoir comment comprendre sa présence au sein du capital. La traduction de Mehrwert en « survaleur » est hautement justifiée, étant décalquée sur la formulation allemande, qui fait naturellement autorité. Mais le vocable français « plus-value » aide à mieux comprendre que, de l’un à l’autre, de la valeur à la plus-value, on change de registre. Et en quoi consiste ce « passage » de l’un à l’autre. Il s’attache en effet à ce vocable comme un « parfum d’abstraction » spécifique. La logique du capital, celle du capitaliste, est tournée non pas, comme l’est le dispositif du marché, celui de la valeur, vers la promotion de richesses concrètes (valeurs d’usage), mais vers l’accumulation du profit, sous la forme de cette richesse « abstraite » qu’est la plus-value11. En d’autres termes : vers « l’accumulation de capital », selon le titre de la Section 7 du Livre 1. En parlant de « plus-value », plutôt que de « survaleur », on se trouve sémantiquement en mesure de mieux résister à la tentation d’en rester à l’idée que la plus-value ne serait
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9. Marx Karl, Le Capital, I, Paris, Éditions sociales, 1978, pp. 196-197. 10. Les alinéas qui suivent relèvent en réalité de l’objet de la section 1. 11. En cela, elle se distingue, par exemple, de la logique du féodal, typiquement tournée vers une accumulation de relations, de prestige et de force armée.
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que de la « valeur accumulée ». Cette dernière formulation fournit certes au lecteur de premières indications : il y a extorsion de valeur, et c’est là un rapport de classe. Mais elle n’exprime encore qu’en termes de quantité ce qui relève aussi de la qualité, c’est-à-dire de la nature du rapport social. Elle est donc, à cet égard, théoriquement insuffisante. Cette insuffisance consiste dans le fait que ce qui est accumulé, ce n’est pas proprement de la valeur, mais de la plus-value. Les capitalistes n’ont que faire de la valeur comme telle : ce qu’on appelle vulgairement « partage de la valeur » concerne en réalité l’ampleur de la plus-value extorquée. La « plus-value » ne désigne pas seulement un accroissement de la valeur, mais un autre concept, le concept d’un autre rapport social. La valeur et la plus-value concernent respectivement des pouvoirs sociaux de nature distincte. (1) À la valeur, en effet, correspond un pouvoir sur des choses. Il y a pour Marx, comme on sait, deux « formes » de la valeur : la formemarchandise et la forme-monnaie. La valeur qui est entre mes mains passe, dans l’échange, de l’une à l’autre forme. Sous la forme-monnaie, la valeur permet d’acheter une marchandise. Sous la forme-marchandise, elle peut être vendue, ou consommée. (2) À la plus-value correspond un pouvoir sur des personnes : elle permet d’acheter, en même temps que des moyens de production, des forces de travail et de les exploiter. La valeur et la plusvalue sont à cet égard incomparables. « L’abstraction réelle » de la valeur relève de la rationalité du rapport marchand, tandis que « l’abstraction réelle » de la plus-value relève de l’irrationalité du rapport capitaliste. La rationalité marchande se trouve au cœur de l’irrationalité capitaliste12. Mais l’irrationalité capitaliste est introuvable dans la rationalité marchande13. Voilà le fond du problème. Voilà ce qui détermine toute la suite de l’exposé du Capital. L’exposé procède, en bonne logique, de concepts plus généraux vers des concepts plus déterminés, qui présupposent les premiers : en l’occurrence, ceux de la valeur, Section 1, vers ceux de la plus-value, Section 3. Dans la langue de Marx, on va du plus « abstrait » au plus « concret ». Il importe de bien comprendre la teneur épistémologique de cette démarche, lumineusement exposée dans l’introduction de 1857 aux Grundrisse14. « L’abstraction » dont il est ici question n’est pas à confondre avec l’abstraction réelle du capital en tant qu’il est tourné vers la richesse « abstraite » du profit : elle relève de la contrainte séquentielle de l’exposé logiquement, c’est-à-dire théoriquement, ordonné15. La « concrétude », ce 12. Bidet Jacques, « The Lost Paths and the Steep Tracks of “Real Abstraction” », in Marx and Contemporary Critical Theory, Palgrave, USA, 2020. 13. Si l’on passait sur le fait que les mieux lotis en moyens de production l’emportent sur les autres dans la concurrence, on pourrait dire, comme Hayek, que « le marché est une merveille ». 14. Voir Grundrisse, I, Paris, Éditions sociales, 1980, pp 34 sqq.. 15. Bidet Jacques, Que faire du Capital ? Matériaux pour une refondation, op. cit., pp. 125-157.
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n’est donc pas ce qui existe concrètement : c’est, comme le souligne Marx, un « concret de pensée », Gedankenconcretum, « un produit de l’acte de penser », c’est-à-dire ce que produit la théorie à mesure qu’elle se déploie, d’abstrait en concret, comme système de concepts, passant de la production marchande à la production marchande capitaliste. Dans le « concret réel » du rapport social capitaliste, il s’agit d’un seul et même processus par lequel se reproduit la relation structurelle entre marché et capital. Mais on ne peut en comprendre la logique qu’à travers un exposé linéaire en termes de « séquence d’abstrait en concret », dont on attend qu’il soit pertinent16. Venons-en maintenant à l’analyse proposée par É. Balibar, qui soulève deux questions : est-on en présence d’une dialectique des contraires ? A-t-on affaire à une double définition de la plus-value ? Il écrit : « Arrivons alors à ce qui constitue le cœur de la découverte de Marx : l’analyse du Verwertungsprozess et de sa relation avec la Wertbildung (l’un et l’autre pouvant être traduits en français par valorisation, ce qui suggère l’idée d’une unité dialectique des « contraires).17 ». C’est là, me semble-t-il, une affirmation surprenante. Ces deux concepts, en effet, que Marx oppose l’un à l’autre, et l’on a vu de quelle façon, ne doivent surtout pas, sous peine de confusion, être traduits par le même terme français, « valorisation ». Pourquoi évoquer cette éventualité ? C’est, dit-il, parce qu’elle « suggère l’idée d’une unité dialectique des contraires ». Mais est-ce là une bonne suggestion ? On peut, me semble-t-il, en douter. D’une part, il ne s’agit pas ici de contraires : on passe certes de l’égalité à l’inégalité, mais la logique de marché, celle de la valeur, n’est pas le contraire de la logique de la plus-value : elle lui est inhérente. On a vu de quelle façon. D’autre part, la relation de l’une à l’autre n’est pas de nature dialectique. Reportons-nous au texte du Capital, Roy chap. 4/Lefebvre chap. 4.1. Marx passe de l’ordre de la valeur à l’ordre de la plus-value à partir de la critique d’une théorisation antérieure de type mercantiliste, selon laquelle on pourrait voir apparaître le profit dans une séquence d’échanges sous une forme A-M-A’. Et il montre qu’une telle idée est irrecevable, puisque, par définition, l’échange marchand se fait à la valeur. Cette « transformation » de A en A’, pour être possible, suppose qu’il existe une marchandise M. déterminée dont l’usage produit plus de valeur qu’elle n’en possède. Ce qui, vu l’analyse de la Section 1, ne peut être que la « force de travail » lorsqu’elle fonctionne comme marchandise.
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16. Assez étrangement, cette contrainte épistémologique semble avoir été longtemps ignorée des interprètes du Capital. Je consacre à cette question une longue section dans Que faire du Capital ?. Au moment où je rédigeais ma thèse, dans les années 1970, la section 1 du Livre I était lue en effet, soit en termes historiques (E. Mandel), soit comme un commencement « à partir de la surface » (L. Coletti, M. Theunissen, U. Steinwort, R. Meiners, Kôzô Uno), ou bien encore en sens inverse (A. Lipietz, J-L. Dallemagne, K. Lotter, J-P. Lefebvre dans le Dictionnaire critique du marxisme, où l’on peut lire que « la valeur est impensable sans la survaleur »). J’en déduis que ceux qui, par la suite, y ont vu le commencement d’un exposé procédant de l’abstrait, la production marchande, au concret (de pensée), la production marchande capitaliste, ont, sans le dire, repris mon approche. 17. Balibar Étienne, « Mehrwert », Actuel Marx, vol. 63, n° 1, 2018, p. 119.
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C’est là proprement, on le sait, « l’invention » de Marx. Dans cette construction, il réemploie les matériaux de sa théorie de la valeur. Il compare le temps T nécessaire à la production des biens que consomme quotidiennement le salarié, au temps T+ de travail qu’il effectue durant sa journée de travail. Voilà ce qui permet de comprendre en quoi consiste la logique du capitaliste. Mais on ne trouvera rien de « dialectique » dans ce processus, ni dans son exposé, comme l’entend l’école dialecticienne18. Marx avance seulement une explication au problème qui se présente : il faut supposer qu’il existe une marchandise de nature telle que sa consommation produise un surcroît de valeur. Rien de dialectique en cela. Seulement, un processus d’abstrait au concret, c’est-à-dire de détermination conceptuelle, qui conduit à une très importante invention. É. Balibar, examinant ensuite cette analyse qui décrit en termes monétaires la « transformation » de A-M-A en A-M-A’ (Roy chap. 4/Lefebvre chap. 4.1), la désigne comme une première définition, « formelle », de la survaleur19. Celle-ci, précise-t-il, « d’une part marque la fonction de l’argent comme point de départ et comme point d’arrivée de la valorisation, d’autre part elle permet de caractériser la fonction subjective du capitaliste comme “porteur” (Träger) du mouvement d’accroissement du capital-argent, qui n’a pas d’autre but que sa propre continuation à l’infini ». Une seconde définition apparaîtrait au chapitre 5 (Roy, 7), « une définition substantielle, dans laquelle le travail intervient sous ses deux aspects (travail concret et travail abstrait) et comme capacité “extraordinaire” de transformer l’argent en capital, du seul fait de sa prolongation au-delà d’une certaine limite correspondant à la valeur de la force de travail elle-même ». Le problème épistémologique, ajoute-t-il, est à la fois de comprendre l’identité, « intrinsèque », de ces deux définitions successives, et d’expliquer la nécessité du passage de la première à la seconde (donc d’une conception « monétaire » de la survaleur à une conception « substantielle » dont le ressort est la productivité du travail). Cette progression est évidemment liée au fait que, pour Marx, si l’argent constitue la « mesure extérieure » de la valeur, le travail abstrait en est la « mesure immanente » (Theorien über den Mehrwert, MEW, 28, 131) ». Cette seconde proposition me semble aussi difficile à suivre que la première. Elle présente, à mes yeux plusieurs difficultés. Peut-on parler de deux définitions, l’une formelle, l’autre substantielle ? Ce couple philosophique, comme celui de travail abstrait/ travail concret a certes une valeur indicative. Mais il relève de ce que j’ai qualifié comme 18. Bidet Jacques, « The dialectician’s interpretation of Capital: a discussion of Christopher Arthur », Historical Materialism, 13/2, 2005, pp. 121-146. 19. Balibar Étienne, « Mehrwert », art. cit., p. 120.
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« appui-obstacle épistémologique20 ». Car, ce substantiel est aussi bien formel, tout comme le travail abstrait, comme dépense de la force de travail, se trouve être terriblement concret. On peut certes avoir recours à cette terminologie, mais avec précaution. Il semble en effet qu’en l’occurrence ce qu’É. Balibar désigne comme « la première définition », qui figure dans ce chapitre (Roy chap. 5/Lefebvre chap. 4. 2), « La contradiction de la formule générale du capital », c’est le résultat de la critique du mercantilisme, laquelle permet l’énoncé du problème. Et ce que l’on trouve, au terme, au chapitre suivant (Roy chap. 6/Lefebvre chap. 4.3), « L’achat et la vente de la force de travail », ce n’est pas une seconde définition, c’est la solution du problème : le salarié travaille plus longtemps que le temps de travail requis pour la production des biens et services qu’il consomme. C’est là une dimension formelle de la production marchande comme forme sociale de production. Il est donc difficile de discerner « l’identité intrinsèque » entre ces deux supposées « définitions ». Ni la « nécessité » du passage de la première à la seconde. On notera que cette thèse d’une double définition est reprise tout au long de cet article. En réalité, me semble-t-il, Marx, ayant défini le problème, lui trouve une solution qui est une invention. Comme toute construction théorique, celle-ci se justifie d’une part par son adéquation au corps de concepts antérieurement établis, ici celui d’une certaine théorie de la valeur, qui permet de la construire, et d’autre part par sa capacité à faire apparaître et comprendre quelque chose de réel qui restait inexpliqué, et proprement inaperçu. On ne voit pas non plus, d’une part, pourquoi il serait nécessaire de spécifier que « le travail intervient sous ses deux aspects (travail concret et travail abstrait) », ni d’autre part, comment on pourrait avancer que « cette progression est évidemment liée au fait que, pour Marx, si l’argent constitue la “mesure extérieure” de la valeur, le travail abstrait en est la “mesure immanente” ». Cette dernière idée est en effet, et à juste titre, abandonnée dans Le Capital, qui énonce sobrement : « Nous connaissons maintenant la substance de la valeur : c’est le travail. Nous connaissons la mesure de sa quantité : c’est le temps de travail. » Voilà ce que Marx précise sous la forme d’un bref paragraphe en forme de conclusion21, qui ne se trouvait pas dans la version allemande22, mais dont les termes figuraient, à titre d’annonce, et à juste titre, dans le titre de cette première partie du premier chapitre : « substance de la valeur, grandeur de la valeur ». Marx entend toujours travail « abstrait » conjointement au sens négatif, d’abstraction faite de ses caractéristiques techniques déterminées, et au sens positif, de
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20. Bidet Jacques, Que faire du Capital ? Matériaux pour une refondation, op. cit., pp. 160-170 21. Marx Karl, Le Capital, I, Paris, Éditions sociales, 1978, p. 56. 22. Marx Karl, Le Capital, Livre I, Paris, Éditions sociales, 1983, p. 46.
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dépense de la force de travail23. Ce travail abstrait n’intervient pas spécifiquement dans la mesure de la valeur, puisque les techniques employées comptent tout autant que l’effort fourni dans la détermination du temps de travail nécessaire à produire une marchandise. Là encore, on notera que cette thèse qui attribue la mesure de la valeur au « travail abstrait », dont on ne sait en quel sens il faut le prendre, jalonne l’article jusqu’à son terme24. Si « la substance de la valeur est le travail », unité intelligible du travail concret et du travail abstrait comme pratique pourvue de sens, et « sa mesure, le temps de travail », on voit mal en quel sens « le temps » viendrait « mesurer le travail abstrait »25. Les capitalistes, écrit encore É. Balibar, interviennent ici en tant que « porteurs » du rapport capital. Ils sont les agents de son « mouvement », qui tend à « l’infini ». Une structure en effet est inséparable des agents dont elle définit la place. Mais ce qui est un « but » pour eux, les capitalistes, est-il aussi, comme il le dit, un « but » pour lui, le capital, un but qui serait « sa propre continuation26 » ? Le capital deviendrait alors un (grand) sujet dans le procès. Non pas un « procès sans Sujet », mais un Sujet en procès, ainsi que le comprend Moishe Postone27, critique d’un supposé « fétichisme » de Marx, auquel se réfère É. Balibar28. Que signifie enfin l’affirmation selon laquelle la conception « substantielle » a pour « ressort » la « productivité du travail » ? S’agit-il de sa productivité en valeurs d’usage ? Ou bien en plus-value ? Le problème que résout ici Marx est justement de savoir comment l’une se « transforme » en l’autre. Cette dualisation interdit de parler ainsi de façon indéterminée d’une « productivité du travail ». Le « blanc », ou le flou, concerne ici le concept de valeur comme rapport de production en même temps que d’échange, recouvert par le couple philosophique « formel-substantiel », simple poteau indicateur, en une langue vulgaire d’apparence savante, d’un lieu à découvrir et à appréhender selon son concept. Ce que j’ai tenté de faire. PRODUCTION DE VALEURS D’USAGE ET PRODUCTION DE PLUS-VALUE Devant ces incertitudes autour de la dialectique, du formel et du substantiel, du travail abstrait, de la productivité etc., on est conduit à penser que la relation entre la valeur et la plus-value demande un supplément d’enquête. Celle-ci doit, me semble-t-il, porter d’abord sur la valeur 23. Bidet Jacques, Explication et reconstruction du « Capital », Paris, Puf, 2004, pp. 52-62. 24. Balibar Étienne, « Mehrwert », art. cit., pp. 121, 123, 125 et 128. 25. Ibidem, p. 128. 26. Ibidem, p. 120. 27. Bidet Jacques, « Marx’s Capital, as read by Moshe Postone: Alchemy or Astrology ? », Continental Thought and Theory, October 2017. 28. Balibar Étienne, « Mehrwert », art. cit., p. 128.
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comme forme sociale, c’est-à-dire sur le rapport de production marchande en tant que forme-travail spécifique. Or, à la lecture attentive du texte de Marx, il apparaît que l’on ne peut en venir à ce concept qu’à travers une démarche d’abstrait en concret qui part non pas du travail, mais de la production en général. Ce qui permettra aussi de mieux comprendre la relation entre la valeur et la plus-value. Repartons une nouvelle fois du propos de Marx, en commençant par nous demander pour Le Capital corrige Das Kapital. Si l’on en vient à changer son titre et ses sous-titres, c’est parce que l’on a mieux compris ce que l’on veut dire : on pense pouvoir l’annoncer de façon plus adéquate et ainsi mieux le faire comprendre. En reprenant son chapitre pour la version française, Marx saisit plus clairement la nature de la distinction qu’il opère, déterminante pour toute la suite de son exposé : ce qu’il oppose ici à la production de plus-value, c’est bien certes le procès de travail, mais, comme déjà dans la version allemande, seulement en tant que procès de production de valeurs d’usage. Il introduit en effet son propos dans les termes suivants : « Voici les éléments simples dans lesquels le procès de travail se décompose : 1. activité personnelle de l’homme au travail proprement dit ; 2. objet sur lequel le travail agit ; 3. moyen par lequel il agit29 ». Il a donc toute raison de conclure, au terme de son analyse, que c’est là « la condition générale des échanges matériels entre l’homme et la nature, une nécessité physique de la vie humaine indépendante par cela de toutes ces formes sociales, ou plutôt également commune à toutes ». « Nous n’avions donc pas besoin, ajoute-t-il, de considérer les rapports de travailleur à travailleur. L’homme et son travail d’un côté, la nature et ses matières de l’autre, nous suffisaient30 ». Il précise que cela vaut tout autant pour l’esclave, le salarié, l’agriculteur indépendant ou le chasseur primitif. C’est bien le « procès de travail », mais considéré indépendamment des « conditions sociales dans lesquelles il s’accomplit », qu’elles se relient ou non à des rapports de classe. Voilà ce qu’illustrait par avance, dans un bref alinéa du premier chapitre31, le paradigme de Robinson Crusoé, producteur hors société. Il ne travaille pas, mais il produit, faisant son choix en fonction des fins qu’il se propose et des moyens dont il dispose, et au regard du « temps de travail que lui coûtent » les différentes options. C’est le moment le plus « abstrait », au sens de plus général, purement « psychoergologique » pourrait-on dire, de sa théorie de la valeur. On y trouve déjà, en filigrane, le couple travail concret /travail abstrait. Dans cette section de son exposé, Marx a donc repris au plus haut, au plus abstrait, la question de la production : en ce qu’elle est toujours
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29. Marx Karl, Le Capital, I, Paris, Éditions sociales, 1978, p. 181. 30. Ibidem, p. 186. 31. Ibidem, pp. 88-89 ; Marx Karl, Le Capital, Livre I, Paris, Éditions sociales, 1983, p. 88.
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production de valeurs d’usage. Le pas suivant vers le « plus concret » est la considération du travail, plus précisément de la forme-travail, au sens où, sous le mot « forme », il désigne, dans un tel contexte, un rapport social. On prend alors l’activité productive dans le cadre des logiques sociales qui lui donnent sens et des contraintes sociales qui pèsent sur elle. C’est ce concept qui permet de distinguer entre divers rapports sociaux de production : servage, métayage, salariat, etc. Ces conditions sociales sont de deux ordres, concernant, d’une part, les valeurs d’usage qu’une société cherche à produire et la répartition du produit, et, d’autre part, la division du travail, les modalités de la contrainte sociale à une production définie dans un temps défini. Dans la première section du Capital, Marx ne propose donc pas une théorie de la « valeur travail », selon l’expression courante, renvoyant au travail en général, mais, spécifiquement, une théorie de la valeur en référence au travail-marchand. Ce nouveau pas dans la séquence épistémologique de l’abstrait au concret se réalise en effet dans ce qu’il faut désigner comme le « travail marchand » : celui qui se réalise dans les conditions du marché. C’est là l’objet même du commencement de l’exposé du Capital, qui présuppose en réalité un concept préalable de « production des valeurs d’usage ». Quand celle-ci prend la forme marchande, il apparaît un « rapport-de-valeur », Wertverhältniss, soit une logique sociale qui articule rapports sociaux de sens et de contrainte dans une forme historique particulière. La valeur y figure comme rapport maintenant bio-psycho-social défini. Si les marchandises ont une « valeur », c’est parce qu’elles sont produites sur et pour un marché. Rien d’autre n’a de « valeur » au sens que Marx donne à ce terme. Dans la « Note sur Wagner » (1880)32, il souligne que « “la valeur” de la marchandise exprime seulement dans une forme historique évoluée ce qui existe aussi, fut-ce sous un autre aspect, dans toutes les autres formes sociales historiques, à savoir le caractère social du travail, pour autant que le travail existe comme dépense de force de travail “sociale” ». En l’occurrence, dans la forme marchande. En bref, le couple travail concret/ travail abstrait est commun à toutes les formes de société. La « valeur », élément de la forme-marché, relève d’un mode historique particulier de rationalité sociale. Marx s’intéresse ici à la logique productive marchande, à la façon dont elle s’articule à la logique du profit, laquelle est orientée vers une élévation maximale du « taux de plus-value ». Ainsi se définit, au-delà du travail marchand, le travail salarié dans sa forme capitaliste. Apparaît ici un pouvoir social spécifique, celui du capital. La valeur devient ainsi un concept biopolitique33, et, spécifiquement, écologique. Reprenons Marx à rebours : pour produire 32. Voir MEW, 19, p. 376. En français, voir Karl Marx, Le Capital, Livre deuxième, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 459. 33. Bidet Jacques, Marx et la Loi travail, Le corps biopolitique du Capital, Paris, Les Éditions sociales, 2018.
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de la plus-value, il faut certes produire des marchandises, qui possèdent une certaine valeur d’usage. Mais pour qui ? Pour quel usage ? Et à quel prix social ? Voilà la question qu’il entend faire apparaître. Et à quel prix écologique ? Voilà la question, intrinsèquement liée à la première34, qui affleure de temps à autre au long de l’exposé du Capital. La présence du travail marchand au cœur du travail capitaliste n’est pas seulement à considérer sous l’angle de sa rationalité technique, mais aussi de sa raisonnabilité pratique. L’usage du mot valeur chez les marxistes est parfois paradoxal, associant une notion de valeur à tout ce qui a valeur d’usage. Ainsi en va-t-il, par exemple, dans l’ouvrage intitulé La valeur du service public35, dont l’objet est de montrer l’éminente valeur d’usage de celui-ci, qu’une économie marchande capitaliste se refuse à prendre en compte. Il s’agit là en effet d’une démarche essentielle à la critique sociale. Elle tend à mettre en avant une autre forme-travail, relevant d’une autre logique sociale que celle du marché : d’une logique d’organisation, dont le commun du peuple cherche, autant qu’il le peut, à prendre le contrôle. C’est là une investigation nécessaire, inspirée du socialisme de Marx, mais qui ne peut nous conduire à oublier de considérer pour elle-même la théorie marxienne de la valeur, sans laquelle on ne peut accéder au concept de plus-value, ni à l’analyse du « capitalisme » en général. Or celle-ci, chez divers théoriciens, tend à se dissoudre. Et cela selon deux lignes divergentes. D’un côté, chez certains, comme Toni Negri, il est difficile de saisir ce qu’ils mettent sous le mot « valeur », qu’ils prennent en positif, l’affectant à la puissance de la multitude36. À l’inverse, chez les tenants de la critique de la valeur, Wertkritik, et chez Moshe Postone qui en représente une version extrême, jusqu’à l’insignifiance37, celle-ci porte toute la charge de l’abstraction qui est le fait de la plus-value38. É. Balibar fait de généreuses allusions aux uns et aux autres, « sans trancher39 ». Il semble, malgré tout, attendre d’eux une impulsion à penser ce qui est. Chez É. Balibar, les choses se présentent, me semble-t-il, sous un autre angle, assez habituel dans le marxisme commun. Marx, dans une note importante du chapitre premier, qui fait référence aux mérites des écono-
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34. Bidet Jacques, L’Écologie politique du commun du peuple, op. cit. 35. Dirigé par Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier, Paris, La Découverte, 2021. 36. Bidet Jacques, « La “méthode de Marx” selon Michael Hardt et Toni Negri », 2015 (inédit). 37. Bidet Jacques, « Marx’s Capital, as read by Moshe Postone : Alchemy or Astrology ? », Continental Thought and Theory, octobre 2017. 38. J’avance, plus largement, ces considérations à l’encontre d’une critique sociale en vogue, construite sur le thème de la « marchandisation », selon lequel toute la malfaisance du « capitalisme », à l’ère néolibérale surtout, tiendrait en définitive à ce qu’il est « marché », à ce qu’il marchandise toute chose, y compris la nature. Cette approche possède assurément une valeur heuristique et critique : elle fait apparaître un pan essentiel de la réalité sociale. Mais, elle tend, d’une part, à occulter la part que le pouvoir-compétence prend au désastre, et d’autre part à confondre l’abstraction réelle de la valeur et l’abstraction réelle de la plus-value (Bidet Jacques, « The Lost Paths and the Steep Tracks of “Real Abstraction” », art. cit..). 39. Balibar Étienne, « Mehrwert », art. cit., p. 129.
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mistes classiques dont il s’inspire, ajoute cependant que « la question de la quantité absorbe tout leur intérêt » au détriment de la question de la « forme sociale », c’est-à-dire de la nature du rapport social. Il se pourrait que l’on puisse reprendre ici l’argument, et le pousser plus loin. Si, en effet, on néglige le fait que la valeur, au sens de Marx, relève d’une forme sociale marchande, on manque quelque chose d’essentiel dans l’approche de la plus-value comme rapport marchand capitaliste. Il est significatif que Marx se réfère à Hegel pour souligner que le salariat est un rapport entre personnes libres, et, à cet égard, égales. Le salarié vend sa force de travail, au sens où il consent à la soumettre à l’usage productif qu’en attend le capitaliste. En ce sens, il s’en dépossède. Il en demeure néanmoins propriétaire. Il peut, notamment au terme de son contrat, la vendre à un autre capitaliste. On sait que cette clause structurelle est d’une effectivité fort variable selon les circonstances. Elle s’avère cependant déterminante dans la façon dont se déroule entre eux une lutte de classe toujours individuelle en même temps que collective. Certes, c’est sous le régime capitaliste qu’a fleuri l’esclavage moderne, aux Amériques notamment. La raison en est que le rapport « structurel », c’est-à-dire entre classes, n’existe jamais que surdéterminé par le rapport « systémique », c’est-à-dire, au sein du Système-monde, entre nations (et non nations), qui est infiniment inégal, jusqu’à annihiler toute velléité de liberté. Cela n’est pas une objection que l’on puisse adresser à Marx, qui a abondamment traité de ce problème, mais dont l’objet est ici spécifiquement structurel, soit le marché capitaliste comme forme sociale. De même en va-t-il du rapport de genre, l’autre grande surdétermination40. La tâche qui s’impose dès lors à la théorie est de décrypter, d’une part, la nature propre de chacun des éléments de ce triptyque, généralement appréhendé en termes de classe-race-genre, et d’autre part les modes de leur inter-surdétermination, qui signale plus qu’une « interconnexion » : concrètement, une fusion par laquelle chacun de ces rapports sociaux modifie la teneur des deux autres. Pour ce qui est du rapport de classe, on n’oubliera pas qu’il est hanté, habité, par le rapport marchand41. Cette présence du rapport marchand au sein du rapport capitaliste autorise Marx à avancer en filigrane de son exposé un concept de « contrat », dont se réclame le travailleur qui élève la voix au chapitre 10 (Lefebvre chap. 8) sur la journée de travail : « notre contrat », dit-il42. Ce contrat est mis en avant dans un certain rapport de force, issu, dans l’exemple choisi par Marx, d’un vaste mouvement de grève, Londres 1860-1861. Il n’en est pas moins invoqué devant le tribunal de 40. Bidet Jacques, L’État-monde, Libéralisme, Socialisme et Communisme à l’échelle mondiale, Refondation du marxisme, Paris, Puf, 2011, pp. 140-157. 41. Bidet Jacques, Théorie de la modernité, Paris, Puf, 1990. 42. Bidet Jacques, Marx et la Loi travail, Le corps biopolitique du Capital, op. cit.
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la société constituée en État-nation, dans un affrontement qui suscitera une nouvelle législation du travail. Il ne signifie pas que l’ordre social soit à comprendre à partir d’un contrat social. Mais il exclut, me semble-t-il, la notion d’un « contrat social entre les marchandises », chère à É. Balibar, construite à partir d’une certaine lecture du concept de fétichisme de la marchandise43. Car un tel concept, phénoménologique, est en réalité à comprendre à partir de la relation ontologique – au sens de « l’être social défini dans la sixième thèse sur Feuerbach – que Marx expose au chapitre 2 du Capital : « au commencement était l’action », l’acte commun primaire qui crée le marché44. Or il est clair que cet acte ne crée celui-ci que comme l’alternative à cette organisation commune que des êtres supposés libres peuvent également concevoir. Au commencement est donc l’alternative. Dès lors que (et dans la mesure où) la communauté fait le choix de s’en remettre au marché, celui-ci devient l’ordre auquel on s’aliène, le fétiche devant lequel on s’incline. Les marchandises semblent dès lors s’échanger entre elles. Mais cela découle d’un contrat d’aliénation, passé entre humains. Qu’il n’en soit pas totalement ainsi, se manifeste par la voix du salarié en lutte, qui en appelle à l’association des travailleurs pour le gouvernement de l’ordre social. L’interpellation45 qui se fait entendre dans l’enceinte nationale n’est donc pas unilatéralement, comme le pensait Althusser, suivi en cela par É. Balibar et Judith Butler, celle du « soumets toi ! ». Celle-ci vient d’en haut contre cette autre voix, d’en bas : « soulève-toi ! ». Amphibologie de la proclamation commune moderne de la « liberté-égalité » : d’en haut, elle est réalisée, d’en bas, elle est à conquérir. Ce n’est qu’à partir de cette métastructure, dont relève l’ordre marchand, qui n’en représente cependant qu’un possible alternatif, que l’on peut comprendre l’affrontement structurel moderne de classe. Mais ce n’est là, on va le voir, qu’un premier pas dans l’analyse métastructurelle de la plus-value. Le « blanc » porte ici, redoublant en quelque sorte le premier, sur l’indispensable concept de « travail marchand ». On doit certes incriminer ici les imperfections de l’exposé marxien, et c’est en ce sens qu’il faut relire Le Capital. Mais il me semble qu’É. Balibar en rajoute encore lorsqu’il « floute » le rapport social entre les producteurs-marchands sous un supposé « rapport social entre les marchandises », qui n’en est que le vécu dans les conditions du fétichisme. Le marché, qui est une ressource de notre rationalité sociale, ne serait plus qu’un lieu d’aliénation, d’impuissance sociale.
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43. Balibar Étienne, « Le contrat social des marchandises : Marx et le sujet de l’échange », in Citoyen-sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, Paris, Puf, 2011, pp. 315-342. 44. Bidet jacques, « Comment l’approche métastructurelle transforme radicalement le marxisme commun », Actuel Marx, n° 67, 2020. 45. Bidet Jacques, « Le sujet interpellé, au-delà d’Althusser et de Butler », Actuel Marx, n° 61, 2017.
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PLUS-VALUE ABSOLUE, RELATIVE, DIFFERENTIELLE Reconsidérons le propos de Marx qui, dans son analyse de la relation entre ces trois termes, suit l’approche de Ricardo. Il va plus loin, puisqu’il introduit un nouveau concept de valeur et clarifie la question de la valeur de la force de travail. Il en résulte une nouvelle conception de la plusvalue, qui devient, on a vu comment, un concept explicitement économicopolitique. Mais cette modification ne change pas la nature de la relation analytique entre les trois termes ici en jeu. Ricardo, on le sait, souligne que, dans chaque branche, les capitalistes qui parviennent, notamment par innovation technologique, à produire en un moindre temps que leurs concurrents se trouvent en position d’offrir leurs produits à un moindre prix. Les plus performants obtiennent ainsi une plus-value différentielle, dite « extra ». Les autres sont contraints de s’aligner sur leurs prix, qui, de ce fait, tendent à se généraliser, y compris pour les marchandises échangées contre les salaires, les biens-salaires. Toutes choses égales d’ailleurs, il en résulte un abaissement du « prix du travail », et donc une élévation du taux de profit. C’est, banalement, le mécanisme concurrentiel, fait structurel, qui explique le dynamisme tendanciel, fait historique. Marx ne conçoit pas les choses autrement. La concurrence interindividuelle autour du temps de travail socialement nécessaire à la production d’une marchandise, inhérente au rapport de marché, se retrouve pour cette raison dans la production marchande capitaliste, où elle se « transforme » en concurrence interindividuelle pour le meilleur taux de plus-value. C’est bien, pour lui aussi, la logique structurelle qui explique la dynamique tendancielle. Il ne s’agit là bien sûr que d’une épure théorique, qui ne prend pas en compte les divers facteurs structurels – à commencer par la « transformation de la valeur en prix de production » – ni les conditions systémiques (en référence au Système-monde) susceptibles de la modifier. Marx, il est vrai, jette le trouble en comparant la plus-value différentielle au mouvement apparent des astres autour de la terre, Erscheinung, par opposition aux principes de gravitation, qui nous en révèlent « l’essence », das Wesen. À nouveau nous avons là un appui-obstacle épistémologique. Hegel entend bien que l’apparence est essentielle à l’essence. Mais l’exemple astronomique nous ramène à la langue ordinaire, trompeuse, en l’occurrence. Car en réalité ce sont là, s’agissant de la plus-value, les deux éléments indissociables, micro et macro, de la dynamique structurelle. Ils n’ont donc pas entre eux une relation d’essence à apparence. Il s’agit de tout autre chose. Le rapport de classe est toujours en même temps rapport interindividuel, que ce soit entre capitalistes ou entre salariés. La relation interindividuelle est tout aussi « essentielle » à ce dispositif structurel.
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Pourquoi donc Marx recourt-il à ce couple, essence et apparence, dont le pedigree hégélien ne garantit nullement la pertinence théorique ? Il y a là, me semble-t-il, un choix politico-didactique. Il lui importe en effet de faire apparaître clairement que le profit qui découle de l’innovation ne trouve pas son explication dernière dans la concurrence. En-deçà de cette plus-value différentielle, c’est le rapport d’exploitation comme tel qui explique la production d’une plus-value. Marx est donc en ce sens fondé à parler d’apparence et d’essence. Cela, pourtant, ne doit pas nous faire oublier que la concurrence appartient tout autant à l’essence du rapport social capitaliste. Cette micro-relation de concurrence entre capitalistes (comme entre les salariés) est essentielle au macro-rapport entre les deux classes. Mais elle n’est pas le tout du rapport social46. Il importe donc d’être attentif à la nature de cette plus-value différentielle et à son rôle dans l’articulation entre plus-value relative et plus-value « absolue ». On notera à cet égard que le chapitre consacré à celle-ci au début de la Section 5, se borne à confirmer la pertinence de la théorie présentée à la Section 3, « La production de la plus-value absolue ». Dès lors, il apparaît que celle-ci n’était dite « absolue » que pour indiquer par avance qu’elle donnera lieu, Section 4, à un autre mécanisme, d’une autre nature, la plus-value « relative ». Voilà, me semble-t-il, quelles précautions conceptuelles s’imposent à notre lecture. Nous pouvons revenir à présent à la lecture d’É. Balibar, en prêtant attention d’abord aux deux points suivants : 1) Plus-value absolue et relative conçues comme deux « méthodes ». Sur la relation entre plus-value relative et plus-value différentielle, É. Balibar semble s’en remettre à la ligne ricardo-marxienne, invitant, à juste titre, à chercher l’explication du côté de « l’innovation47 ». Son travail analytique propre se concentre sur la relation entre la plus-value absolue et la plusvalue relative. Et la thèse qu’il avance est qu’il s’agit là de deux « méthodes ». Or on chercherait en vain un tel concept de « méthode » dans l’exposé de Marx. Pour réaliser une plus-value, les capitalistes ont certes des méthodes : l’intensification du travail et l’allongement de la journée de travail. Mais la plus-value absolue n’est pas une méthode. Cette notion de « méthode » tend à opérer une confusion entre le structurel et le tendanciel. La « plusvalue absolue » est un fait de structure : dans le rapport salarial, il y a toujours plus-value absolue. Dans la Section 3, qui lui est consacrée, elle est, en dépit de ce titre, toujours simplement désignée comme « la plusvalue ». La plus-value est toujours plus-value absolue. Elle est inhérente à la structure du rapport de production capitaliste, qui pousse chaque
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46. Notons que c’est un privilège de la langue française que de pouvoir affecter la « relation » à l’interindividuel et le « rapport » à l’interclasse, là où l’anglais ne dispose que d’un seul terme, relation. 47. Balibar Étienne, « Mehrwert », art. cit., p. 127.
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capitaliste à allonger et intensifier le travail. La plus-value relative est un fait de tendance. Elle existe déjà au temps de la manufacture. Seulement, elle s’est fait plus radicalement sentir quand l’industrialisation, qui ouvrait la voie à une multiplication d’innovations en concurrence, a déclenché sa brusque et définitive accélération. La plus-value « différentielle », celle que le capitaliste réalise sur les concurrents au sein de la branche, relève donc aussi de la structure : elle est l’élément structurel qui explique la tendance à la croissance de la plus-value relative. Mais la plus-value relative ne peut s’analyser en termes de motivation. Elle intervient, du moins en première analyse, comme un effet global de la concurrence entre capitalistes48. 2) La plus-value relative est une tendance historique, non un but recherché. À l’articulation entre la structure, où interviennent des individus, et la tendance, procès sans sujet, s’affirme la capacité des capitalistes à s’unir pour prédominer sur les salariés dans le cadre de l’État. Celui-ci est non pas un marché mais une organisation, au regard de laquelle, chez les capitalistes comme chez les prolétaires, apparaît la « classe pour soi ». Les capitalistes cherchent à abaisser les salaires, à allonger la journée de travail et à intensifier le travail. Mais cela ne fait pas du capital ce grand Sujet qui poursuivrait inexorablement son « but », saurait choisir ses méthodes49, et « contourner les obstacles50 ». En tant que force politique, les capitalistes tendent à opérer sur la tendance de la structure. Mais il convient de distinguer la logique sociale, qui est celle des capitalistes, et la tendance historique, qui est celle de la structure, et à laquelle le prolétariat peut s’opposer, donnant parfois à l’histoire un autre cours. Car c’est bien l’historique qui est ici en jeu comme en témoigne l’avant-dernier chapitre du Livre 1, lequel est, comme on le sait, sa conclusion. La référence marxienne à l’historique ne commence donc pas avec l’accumulation primitive, comme l’avance É. Balibar51. Celle-ci est, du reste, en réalité, comme l’a souligné David Harvey, auquel il se réfère, un phénomène récurrent. S’il en est ainsi, il s’agit là d’une propriété structurelle de ce rapport de production, qui incite les capitalistes à s’emparer de la richesse produite dans d’autres rapports sociaux (aujourd’hui par exemple à s’approprier ce qui était service public ou savoir indigène) et à mobiliser celle-ci dans son propre intérêt. Mais la conscience de classe capitaliste ne relève pas du concept de plus-value relative. Ni l’inverse. Car la prescription d’une « politique économique » conforme à ses intérêts, qu’évoque É. Balibar52, vise à une élévation généralisée de la plus-value par voie d’un abaissement des salaires 48. Bidet Jacques, Théorie de la modernité, op. cit., pp. 152-166. 49. Balibar Étienne, « Mehrwert », art. cit., p. 127. 50. Ibidem, p. 126. 51. Ibidem, p. 123. 52. Ibidem, p. 129.
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(des retraites, etc.), l’intensification du travail, etc., et non par voie d’une élévation de productivité dans le secteur des biens-salaire, laquelle n’est pas spécifiquement un effet recherché par cette politique. Cette confusion conceptuelle conforte encore l’image du grand Sujet capital. É. Balibar avance l’idée que, l’exposé de Marx, enchaînant des sections consacrées à la survaleur absolue et à la survaleur relative, n’obéit pas « à un ordre d’exposition purement logique, et par conséquent ne requiert pas une “purification” de chaque concept53 ». Il me semble avoir montré que cette clarification est au contraire d’autant plus ardemment requise. Le « blanc », ou plutôt le flou, porte ici sur l’articulation spécifique structure/ tendance inhérente au capitalisme, en même temps que sur sa trame marchande. Celle-ci est certes appréhendée à travers la plus-value différentielle. Mais cette configuration conceptuelle ternaire se trouve obscurcie par l’idée d’une dualité de « méthodes », lesquelles apparaissent comme celles d’un grand Sujet en forme de grand Tout. L’APPROPRIATION PAR LE CAPITALISTE DE LA CAPACITÉ COOPÉRATIVE DES TRAVAILLEURS (SIMPLE ESQUISSE) É. Balibar regrette que Marx, dans Le Capital, « n’ait pas repris les développements sur le passage de la “subsomption formelle” à la “subsomption réelle” contenus dans le “Chapitre VI inédit du Capital”54 ». C’est, me semble-t-il, à juste titre que Marx a écarté ce texte, très riche mais conceptuellement incertain (comme l’est aussi le « Fragment sur les machines », également non repris). Ce clivage en termes de « formel/réel » se présente en effet comme un nouvel appui-obstacle épistémologique. Il permet certes de viser un vrai problème. Mais il s’y manifeste l’absence du concept qui permettrait de l’appréhender. É. Balibar se tourne ici vers l’opéraïsme, qui a porté le fer de la lutte des classes sur le terrain de l’entreprise, soulignant que ce qui est requis du travailleur, ce n’est pas seulement une soumission au capital comme exploiteur, extracteur de plus-value, mais aussi une aliénation à l’ordre hiérarchique de l’entreprise, qui lui prescrit ses faits et gestes dans le procès de travail. La rencontre entre althussérisme et opéraïsme n’a rien de fortuit, si l’on se rappelle la campagne menée par Althusser et É. Balibar autour du thème de la « dictature du prolétariat », faisant ressortir qu’au-delà même du « socialisme », qui aurait vaincu le pouvoir du capital, une autre lutte de masse s’annonce, celle du « communisme », pour la démocratisation radicale de la société, sur laquelle pèse notamment « la division du travail manuel et intellectuel55 ». On ne peut que leur donner raison. Mais, s’il est
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53. Ibidem, p. 122. 54. Ibidem, p. 130. 55. Idem.
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ainsi, est-ce bien le « capitaliste » qui s’approprie le « savoir » inhérent à la coopération ? Est-ce le propriétaire, l’actionnaire ? ou est-ce le manager ? et dans quelle mesure, dans quelle relation entre eux ? La visée opéraïste met en lumière cette autre modalité du pouvoir pesant sur le travail, lequel est d’autant plus exploité qu’il est dominé, minutieusement dirigé dans ses faits et gestes. Mais nous fournit-elle pour autant le concept de ce processus ? Pour le faire surgir, on peut se tourner vers les diverses figures évoquées ci-dessus, management, technocratie, etc. Ou encore vers la distinction, naguère formulée par Bettelheim, entre la « propriété » et la « possession », celle-ci étant à comprendre comme la maîtrise pratique de la machinerie industrielle par les managers, qui n’en sont pas les propriétaires. Ce clivage ne concerne pas seulement « l’organisation du travail56 », dans l’entreprise, mais l’ordre social moderne dans son ensemble. Il est à mettre au compte du clivage entre le marché et l’organisation, ces deux « médiations » que Marx présente comme les deux modes de la coordination sociale rationnelle dans la société moderne, au-delà de la coopération discursive immédiate. De cette dualité découle l’articulation entre les deux forces sociales constitutives de la classe dominante moderne57. Il en suit que la production d’un surproduit n’est pas seulement le fait des capitalistes, mais aussi de ceux que j’ai, m’inspirant de Bourdieu, désignés comme des « compétents », ceux qui ont « reçu compétence », et dont la « reproduction » comme entité sociale se réalise, pour une part du moins, à travers un tout autre mécanisme que celui de la plus-value. Du fait de cette dualité de la classe dominante, le rapport social moderne de production ne se réduit pas au rapport de plus-value. Le passage de la notion de « travail intellectuel » à un concept marxiste – « métamarxiste », en référence à la refondation métastructurelle – de « pouvoir compétent » s’opère à partir d’une refonte au foyer marxien d’élaborations telles que celles de Foucault sur le « savoir-pouvoir58 », de Bourdieu sur les conditions de reproduction d’un « capital culturel59 », ou de sociologues tels que John Goldthorpe, qui définissent un tel travail comme travail de direction ou d’expertise. Ainsi se trouve circonscrit un champ social hiérarchisé, extrêmement large. C’est dans cet ensemble d’acteurs, dont certains éléments ont des raisons « structurelles » de s’opposer à l’hégémonie du capital, que la classe populaire trouvera les alliés potentiels. Le marxisme, comme mouvement historique, exprime pratiquement le caractère incontournable d’une telle alliance, en même temps que, comme doctrine, il véhicule un tabou qui se cache sous un « flou » 56. Idem. 57. Bidet Jacques, Théorie générale, Théorie du droit, de l’économie et de la politique, PUF, 1999, pp. 193-203. 58. Bidet Jacques, Foucault avec Marx, La Fabrique, 2014. 59. Bidet Jacques, « Bourdieu with Marx », in Bourdieu and Marx, Routledge, 2022.
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renvoyant sous la notion de travail intellectuel ce qui est à comprendre comme « pouvoir-compétence ». Le plus souvent, le discours des marxistes s’accommode de notions telles que pouvoir « technocratique », « managérial », « bureaucratique », etc., qui se recouvrent partiellement entre eux sans couvrir totalement l’espace de l’objet à considérer et qui demeurent externes à son noyau théorique, dont seule, à mes yeux, la reconstruction métastructurelle peut fournir le concept. En définitive, le « blanc », l’espace ainsi flouté par le couple « formel/ réel », porte ici sur le concept de « compétence », et par là sur la nature de la dualité marché-organisation propre à la structure économico-politique moderne de classe. DE LA DÉCONSTRUCTION À LA RECONSTRUCTION (SIMPLE NOTE INDICATIVE) Ce travail de déconstruction (non pas philosophique, mais, analogiquement, théorique), qui a manifesté la fragilité de l’édifice du marxisme commun, fissuré de blancs et de flous, est maintenant assez avancé pour que l’on puisse envisager de commencer à « reconstruire », c’est-à-dire de s’engager dans un processus conceptuel qui ne peut rendre compte de lui-même qu’une fois parvenu à son terme – quoiqu’en réalité ce soit bien cette visée reconstructive qui inspire et autorise l’opération déconstructive. Il s’y révèle en effet, pour reprendre un concept de Foucault, passé au crible par É. Balibar60, un « point d’hérésie » significatif de la modernité. Il s’agit du choix (hairèsis), qu’impose l’ordre structurel moderne, entre marché et organisation, ce couple de médiations alternatives (« Vermittlungen », dit à ce sujet Marx) qui viennent régulièrement se substituer à l’immédiateté communicationnelle discursive, sans être pourtant jamais en mesure d’éteindre le feu immédiat de la parole, d’où émane tout l’éventail du symbolique (culture, religion, idéologie…), embrasant les configurations de la structure, dans les conditions chaotiques des aléas historiques. Et par cela recommencent chaque jour les combats et les jeux, les rêves et les passions de la politique.
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Le concept de duel triangulaire. S’il en est ainsi, la lutte politique moderne de classe est à comprendre comme un « duel triangulaire », dans lequel ceux d’en bas se trouvent sous la contrainte d’une lutte-alliance avec cette part des compétents qui seraient susceptibles de s’engager avec eux, mais sont structurellement pénétrés du sentiment qu’il leur revient d’en prendre la direction. Le marxisme commun, auquel manque le concept de pouvoir-compétence, ne peut donc produire théoriquement les maximes 60. Voir Balibar Étienne, Passions du concept, Paris, La Découverte, 2020, pp. 136-166.
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stratégiques que requiert cette lutte. Et, pour cette raison, il n’y a pas de politique « althussérienne ». Théorie de l’État. Si l’on comprend « l’État » (ou, dans la langue de Poulantzas, le « pouvoir d’État »), comme rapport politique entre les classes et fractions de classe, et si on le distingue ainsi de « l’Appareil d’État » qui en est l’enjeu, il apparaît qu’il ne se réduit pas au simple duo capital/ travail. C’est en effet sous la forme de ce duel triangulaire – en même temps que du rapport de genre – que les diverses forces sociales s’affrontent autour du contrôle de « l’Appareil d’État » et des « appareils d’État » pour affirmer leur hégémonie au sein de l’État61. Le Système-monde et l’État-monde. Quant à l’infrastructure, son analyse appelle ici un concept inédit, celui d’« encadrements successifs ». Marché et organisation s’encadrent tour à tour. Au sein de la sphère privée, marchande en dernière instance, les entreprises constituent des organisations. Au sein de la sphère publique, organisationnelle en dernière instance, existent des relations marchandes. Mais l’État-nation moderne qui coiffe le tout est une organisation : c’est l’organisation d’une communauté nationale qui s’affirme propriétaire exclusive d’un territoire, et cela dans un ensemble inégal de nations et de non-nations. L’État-nation encadre ainsi le marché, mais imparfaitement. Et finalement le système moderne des nations, traversé par le marché capitaliste mondial, et en cela « Systèmemonde », tend lui-même progressivement, en dépit des apparences, à se trouver inclus dans une organisation en forme d’État-monde de classe62. La Nation-monde se définit dès lors comme le mouvement engagé par la communauté humaine à l’encontre de l’État-monde. Ce concept occupe de droit le centre d’une écologie marxiste. La plus-value et la question écologique. On comprend mieux dès lors la puissance de l’écologie de Marx, et ses limites. Elle s’établit sur le fait que le capital vise en dernier ressort l’accumulation d’un pouvoir fondé sur la plus-value, richesse « abstraite », destructeur de la vie sur la planète. Élargie dans les termes du « métamarxisme », elle nous permet de concevoir qu’il convient d’examiner dans les mêmes termes la domination compétente, qui s’illustre au sommet par le désir du pouvoir de « gloire », en affinité avec le pouvoir-capital. En parcourant les échelons de la hiérarchie organisationnelle, on voit aussi s’imposer les lois de la « dépense ostentatoire » et de la « distinction », dont les répercussions écologiques sont immenses. Et l’on peut montrer qu’ainsi se surdéterminent, à l’encontre du maintien de l’équilibre écologique, l’ensemble des dominations de capital, de compétence, de nation et de genre. Tout cela, évoqué en peu 61. Bidet Jacques, L’Écologie politique du commun du peuple, op. cit., pp. 73-101. 62. Bidet Jacques, L’État-monde, Libéralisme, Socialisme et Communisme à l’échelle mondiale, Refondation du marxisme, op. cit. ; Bidet Jacques, Le Néo-libéralisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2016.
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de mots, demande assurément de beaucoup plus longues explications, que j’ai tenté de fournir ailleurs63. À l’heure du désastre écologique, le sursaut ne peut venir que du « commun du peuple », défini par l’absence de privilège sur le marché et dans l’organisation, et dont le pouvoir propre réside dans la coopération discursive. Il ne peut venir que de l’invention collective, guidant les luttes d’émancipation, d’une utopie à la hauteur de cette dystopie en acte qui nous conduit vers la catastrophe. É. Balibar, à travers le faisceau de concepts philosophiques qu’il met en avant – « égaliberté », « civilité », « hospitalité », « frontière », « différence anthropologique », « universalismes incompatibles »… – y concourt assurément, au premier rang64. n
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63. Bidet Jacques, L’Écologie politique du commun du peuple, op. cit. 64. J’assume, pour l’essentiel, l’ensemble de mes écrits, à comprendre comme une approche, comme une élaboration progressive qui fait surgir – par corrections et « déterminations » successives – un ensemble de nouveaux concepts formant une théorie d’ensemble qui vise à refonder le marxisme au-delà du « marxisme commun ». Le seul texte que j’ai été conduit à écarter concerne l’analyse du « fétichisme » présentée dans Explication et Reconstruction du Capital, op. cit., pp. 75-83. On en trouvera une nouvelle version dans « Comment l’approche métastructurelle transforme radicalement le marxisme commun », art. cit., puis dans L’Écologie politique du commun du peuple, op. cit., pp. 93-95 (« Historicité de l’instant »).
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À REBOURS ET À TÂTONS. CE QUI RESTE DES LUTTES DE LIP DANS LES YEUX ROUGES DE DOMINIQUE FÉRET Par Armelle TALBOT
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Ancien fleuron de l’industrie horlogère française, Lip est une manufacture bisontine que l’on connaît surtout pour les conflits sociaux retentissants dont elle fut le théâtre en 1973-1974 puis en 1976-1977, et dont l’un des points culminants fut sans nul doute l’assemblée générale du 18 juin 1973 qui décida, en pleine occupation, de la reprise de la production de montres sous contrôle ouvrier. Déployée sur la façade de l’usine de Palente, la banderole « C’est possible. On fabrique, on vend, on se paie ! » fixera bientôt la formule de l’utopie autogestionnaire dans la mémoire collective, quelles que furent à l’époque les divergences des militant·es à ce sujet1. L’affaire, on le sait, eut rapidement une audience nationale d’autant qu’elle donna lieu à une prolifique production culturelle et artistique qui participa à la popularisation des luttes dans leur immédiate contemporanéité2. Malgré les tensions qui irriguèrent ces deux conflits et l’ombre mélancolique que porta le second sur le premier, Lip se dota dès les années 1970 d’une aura légendaire indissociable de l’inventivité collective qui s’y manifesta. Le temps passant, l’intervention fit place à la rétrospection : de nouvelles œuvres s’employèrent à revisiter cette histoire, tendues entre le mythe et ses angles morts, la commémoration et le souvenir, le « nous » et
1. Les études historiques et sociologiques sur Lip abondent. Contentons-nous de signaler la traduction récente de l’ouvrage de Donald Reid initialement paru en 2018 (Ouvrir les portes. L’affaire Lip 1968-1981, Rennes, PUR, coll. Histoire, 2020) et recommandons également un court article de Frank Georgi, synthèse efficace et nuancée sur la question complexe de l’autogestion qui implique de distinguer les positions des ouvrier·ères en lutte, mais aussi celles des instances syndicales, des observateurs extérieurs, etc. : Georgi Frank, « Le moment Lip dans l’histoire de l’autogestion en France », in Chantal Mathieu et Thomas Pasquier (dir.), Actualité juridique de l’action collective. 40 ans après Lip, Semaine sociale Lamy, supplément au n° 1631, 19 mai 2014, p. 65-72. 2. Cette production contemporaine des luttes de Lip constitue l’une de leurs caractéristiques essentielles : qu’elle soit directement issue des ouvrier·ères ou de créateur·rices extérieur·es à l’usine, elle doit à la réflexion stratégique des premier·ères pour savoir comment obtenir le soutien de la population dans le cadre d’un conflit dont les pouvoirs publics et le gouvernement de Pierre Messmer étaient partie prenante. Aux côtés de nombreuses créations dans le champ culturel et artistique (par les ciné-vidéastes Chris Marker et Carole Roussopoulos, les bédéistes Wiaz et Piotr, la Troupe Z, le Théâtre de l’Aquarium et bien d’autres encore), les ouvrier·ères en lutte produisirent un journal quotidien (Lip Unité), bientôt assorti de radiocassettes hebdomadaires (Radio-Lip), et publièrent de nombreux recueils de témoignages tout au long des années 1970 : Piaget Charles et Maire Edmond, LIP 73, Paris, Seuil, 1973 ; Charles Piaget et les LIP racontent, Paris, Stock, 1973 ; Piton Monique, C’est possible. Le récit de ce que j’ai éprouvé durant cette lutte de Lip, Paris, Éditions des Femmes, 1975 ; Lip au féminin, Paris, Syros, 1977…
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le « je »3, et c’est sur l’une des premières à s’inscrire dans cet après-coup, Les Yeux rouges, que nous souhaitons revenir ici, alors que cinquante ans nous séparent désormais des débuts de « l’événement Lip ». LIP APRÈS LIP : HISTOIRE ET MÉMOIRE Dominique Féret publie Les Yeux rouges en 1998. L’ouvrage se compose de quatre entretiens réalisés avec d’ancien·nes acteur·rices des luttes de Lip plus de vingt ans après leur déroulement : Paulette, Christianne André, Renée Ducey et Charles Piaget, chacun de ces noms donnant leur titre aux quatre parties qui structurent le texte. Pour autant, celui-ci ne se présente pas comme un recueil d’entretiens, mais bel et bien comme une pièce de théâtre imputable à son seul auteur : il a été édité aux Solitaires Intempestifs et créé la même année au Nouveau Théâtre de Besançon dans une mise en scène de Féret lui-même ; outre ce contexte de diffusion, la mise en page est caractéristique d’un dialogue de théâtre et tend à transformer les personnes rencontrées en personnages ; enfin, les paroles adressées à celui qui est ici désigné comme « L’Interviewer » font référence à plusieurs reprises à la pièce en préparation, ce qui indique que les entretiens ont été d’emblée effectués en vue de leur théâtralisation. Sans disposer des enregistrements qui permettraient de prendre l’exacte mesure des transformations opérées sur les entretiens pour aboutir au texte final, il semble que ce dispositif surprenant soit bien moins destiné à souligner le processus de formalisation dont la parole recueillie a fait l’objet qu’à lui donner la dignité d’une grande forme afin de nous inviter à lui prêter la même attention que celle que nous avons l’habitude de prêter aux œuvres d’art. Tandis que les interventions régulières de l’Interviewer le montrent surtout préoccupé de mettre à l’aise ses interlocuteur·rices et d’endiguer les effets d’intimidation et de censure susceptibles d’être générés par l’entretien, l’auteur, lui, se tient ostensiblement en retrait, et si toute transcription d’un discours oral est nécessairement une réécriture, celle à laquelle procède Féret paraît particulièrement soucieuse de se tenir au plus près de la parole vive, de la singularité de son énonciation, de ses accidents et de ses hésitations. Écrivain public plus que dramaturge, il refuse de s’accaparer cette parole en lui substituant ou en lui adjoignant ses propres textes et en la créditant ainsi d’un supplément d’âme et de légitimité dont il s’agit précisément de montrer qu’elle n’a aucun besoin. À la fin de La Misère du monde, Bourdieu, paraphrasant Flaubert, évoquait la nécessité d’« apprendre à porter sur Yvetot le regard que l’on porte
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3. Outre Les Yeux rouges (Les Solitaires Intempestifs, 1998), les œuvres sur Lip les plus fréquemment identifiées datent des années 2000-2010 : les documentaires Fils de Lip de Thomas Faverjon (2007) et Lip. L’imagination au pouvoir de Christian Rouaud (2007), le téléfilm L’Été des Lip de Dominique Ladoge (2011) ou encore la bande dessinée Lip. Des héros ordinaires de Laurent Galandon et Damien Vidal (Dargaud, 2014).
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si volontiers à Constantinople4 » : telle est bien l’ambition de Dominique Féret qui cite d’ailleurs le sociologue en exergue de sa pièce5, et qui a monté l’un des entretiens de La Misère du monde sous le titre Abbas en 1995. Encore Bourdieu insistait-il simultanément sur la nécessité tout aussi impérative de lutter contre « l’illusion spontanéiste du discours » et d’inscrire ce dernier dans une « construction réaliste »6 qui permette d’en dégager les structures sous-jacentes, de mettre au jour, ce faisant, ce que ce discours a tout à la fois d’exemplaire et d’unique, enfin, et peut-être surtout, d’identifier la place de l’enquêteur·rice par rapport à son objet et d’échapper ainsi aux biais qu’impose le spectacle de la parole dès lors qu’elle fait l’effet de ne témoigner que d’elle-même7. Aussi importe-t-il de déterminer plus avant le statut de ce regard sur lequel le titre de la pièce met aussitôt l’accent, un regard qui mêle sans les distinguer celui des ancien·nes ouvrier·ères de Lip et celui que Féret porte sur eux·elles, un regard dont l’auteur annonce immédiatement la couleur et dont la rougeur doit moins à la réactivation des luttes qu’à l’émotion qui auréole leur remémoration8, un regard qui en dit au moins tout autant sur le passé que sur le présent qui se tourne vers lui et traduit l’inflexion que connaît tout un pan du théâtre européen des années 2000, marqué tout à la fois par la résurgence de la question sociale et des modulations pathétiques qui tendent à sa dépolitisation9. CE QUE PARLER VEUT DIRE Par rapport aux attentes que peut susciter une pièce de théâtre traditionnelle, l’auteur, nous l’avons dit, se tient ostensiblement en retrait. On ne lui en doit pas moins plusieurs gestes cruciaux propres à toute démarche documentaire, qu’elle soit théâtrale ou cinématographique : la sélection des entretiens parmi la trentaine de ceux qui ont été réalisés, leur ordre de succession, leur titrage, les coupes qui décident de leur début, de leur fin, et qui se manifestent aussi, dans le corps du texte, par la présence de points de suspension entre parenthèses, enfin le choix d’apparaître comme interviewer dans le montage final et de donner à lire certaines de ses interventions tout en en masquant d’autres. 4. Bourdieu Pierre, « Comprendre », in La Misère du monde, Paris, Le Seuil, coll. Points, 1993, p. 1421. 5. « L’entretien peut être considéré comme une forme d’exercice spirituel, visant à obtenir, par l’oubli de soi, une véritable conversion du regard que nous portons sur les autres dans les circonstances ordinaires de la vie. » (ibidem, p. 1406, cité dans Féret Dominique, Les Yeux rouges, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 1998, p. 9). 6. Ibidem, p. 1408. 7. Sur La Misère du monde, ses usages scéniques et ce qu’ils révèlent d’un rapport à la réalité problématique car non problématisé, voir Neveux Olivier, Politiques du spectateur. Les enjeux du théâtre politique aujourd’hui, Paris, La Découverte, 2013, p. 86 sqq. Voir aussi l’entretien dans lequel Bourdieu revient sur les adaptations théâtrales de La Misère du monde : « Ce que parler veut dire. Entretien avec Pierre Bourdieu » (1994), in Ciret Yan, Chroniques de la scène monde. Essais et entretiens, Genouilleux, Éditions La passe du vent, 2000, pp. 13-19. 8. Cette dépolitisation à l’œuvre dans Les Yeux rouges a été soulignée dès la création du spectacle, même si la critique a été globalement élogieuse. Voir, par exemple, Garbagnati Lucile, « Les Yeux rouges : de l’épopée à la mélopée », Coulisses, n° 19, hiver 1999. URL : http://journals.openedition.org/coulisses/5425 9. Voir Talbot Armelle, « Le travail à l’épreuve de la scène contemporaine », in Olivier Neveux, Jitka Pelechova et Christophe Triau (dir.), Une nouvelle séquence théâtrale européenne, Théâtre/Public, n° 194, octobre 2009, pp. 46-51.
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Dans ce cadre contraignant où le moindre parti pris implique inévitablement des effets de sens et d’insistance, c’est à la parole de Paulette qu’est dévolue la fonction d’ouvrir la pièce : Paulette. – Maintenant c’est chacun pour soi ! Et ça se conçoit, parce qu’il n’y a plus rien. Il n’y a plus d’espoir. Il n’y a plus rien… Moi, je pense. Alors évidemment, nous, on avait un certain enthousiasme parce qu’on se sentait porté. On s’est senti porté par le monde ouvrier ! Et pas que le monde ouvrier. Il y a beaucoup de gens qui nous ont aidés, qui n’étaient pas dans le monde ouvrier. C’est sûr que ça nous a enthousiasmés ! Moi, je l’ai vécu de cette façon… ça a été un échec quand même. On s’est séparé. Et puis tout est tombé un peu à l’eau, quoi. Mais enfin… je suis restée jusqu’au bout. Alors, moi, j’ai peut-être moins d’amertume que certains qui ont été obligés d’aller travailler ailleurs car vous savez, on avait la marque sur le front : Lip. On était mal vus des fois. Ce n’est pas à Besançon où on était le mieux considéré. Il y en a qui ont vraiment souffert et qui ont réellement trouvé des différences. Parce que c’est vrai : il y avait une ambiance. On avait vécu quelque chose10.
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Cette entrée en matière a une fonction programmatique : de toute évidence, il ne s’agit pas de s’emparer du dossier Lip pour reconstituer les événements, en restituer linéairement la chronologie ou analyser les forces en présence, mais bien de sonder les traces que ces événements ont laissées chez celles et ceux qui en ont été les acteur·rices. D’une part, le passé est d’emblée envisagé depuis le présent, et si les premiers mots ouvrent sur une opposition tranchée entre l’enthousiasme collectif d’hier et l’individualisme désenchanté d’aujourd’hui et peuvent paraître propices à l’évocation nostalgique d’une histoire devenue légendaire, cette opposition est aussitôt nuancée par la prise en compte des perceptions diffractées des luttes et de leurs suites. D’autre part et corrélativement, c’est le filtre sensible du « vécu » qui est privilégié, comme en témoignent la présence insistante de ce terme, le registre émotif auquel il est associé, et l’émergence de la première personne du singulier qui ne cesse ici de se lier et de se délier de celle du pluriel pour suggérer de façon clignotante l’existence d’une individualité irréductible à la marque qu’elle porte sur le front, qu’elle soit infamante pour certain·es ou prestigieuse pour beaucoup d’autres. 10. Féret Dominique, Les Yeux rouges, op. cit., p. 11.
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Comme ce sera le cas dans chaque partie à l’exception de la dernière, c’est l’interviewé·e qui prend d’abord la parole. La pièce commence donc in medias res et fait l’impasse sur le moment de la rencontre et des présentations. Rien ne nous est dit du protocole de l’entretien que nous ne comprenons qu’au fur et à mesure, notamment lors de plusieurs échanges consacrés au projet de Féret où l’accent est d’ailleurs mis sur le fait qu’il n’obéit à aucun « plan11 » préalable : « Je ne sais pas moi-même ce que je vais faire. […] Ce que je peux vous dire, à l’heure actuelle, c’est que je vais le faire à partir de témoignages12. » Voilà ce qu’explique l’Interviewer à Paulette qui exprime à plusieurs reprises ses craintes de n’avoir rien à dire qui soit digne de figurer dans une pièce de théâtre et s’excuse de n’être ni « leader », ni « intellectuelle »13. La place inaugurale de cette militante sans nom qui n’a eu ni de haute responsabilité dans le conflit, ni de grande visibilité dans sa médiatisation, vaut ici comme déclaration d’intention14. En somme, les dernier·ères seront les premier·ères, même si le fait de placer en quatrième et dernière position le syndicaliste CFDT Charles Piaget, qui constitue la figure la plus connue et la plus individualisée des luttes de Lip, a des effets ambivalents et tend à faire de cet entretien la destination de l’itinéraire proposé par le montage. C’est donc aux acteur·rices non historiques des luttes que Féret donne la préséance, et il faut entendre par là non ceux et celles qui n’ont pas fait l’histoire, mais ceux et celles que l’historiographie a laissé·es dans l’ombre. Cette invisibilisation touchant notoirement les femmes, il est significatif qu’elles soient surreprésentées dans Les Yeux rouges alors que les entretiens effectués en préparation de la pièce ont compté un nombre à peu près équivalent des représentant·es des deux sexes15. L’enjeu, on le sait, est d’importance, et les propos de Paulette, sans avoir la clarté démonstrative de Monique Piton filmée par Carole Roussopoulos16, reviendront en quelques occasions sur le partage inégalitaire des rôles, pendant et après les luttes : On a été bien encadré à ce moment-là par des leaders comme Piaget, et compagnie. Bien sûr on était toujours mené par des hommes17.
11. Ibidem, p. 14. C’est Paulette qui utilise ce terme : « Je voudrais bien savoir votre plan. » 12. Idem. 13. Ibidem, p. 24. 14. Comme l’a identifié Donald Ried, il s’agit de Paulette Dartevel qui avait d’ailleurs participé au collectif Lip au féminin paru en 1977. Nous ne savons pas si et pourquoi elle a exigé de Dominique Féret que son patronyme n’apparaisse pas ; en tout état de cause, l’ordre de succession des intervenant·es, de ce prénom sans existence civile identifiable à la personnalité la plus médiatisée du conflit, fait incontestablement sens, même si les effets en sont réversibles. 15. Notons qu’en 1973, les femmes constituent 45 % des salariés de Lip et 77 % des OS. 16. Roussopoulos Carole (réal.), Christiane et Monique (LIP V), Vidéo Out, 30 min., N&B, 1976. 17. Féret Dominique, Les Yeux rouges, op. cit., p. 13.
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Malgré tout, il y a eu une déception pour nous les femmes, il y a eu une déception, même au sujet de certains leaders, je pense que… on aurait voulu… […] Malgré tout je pense que les hommes, après, ils ont repris leurs casquettes de chefs. Et puis ça a été un peu terminé aussi. C’est ce que je pense, je ne critique pas. À leur place je ne sais pas ce que j’aurais fait. Je parle au niveau femme : on a eu par là des petites déceptions18. Par refus affiché de diriger l’entretien et de contraindre ainsi le discours de l’autre, l’Interviewer ne demande pas à Paulette de développer davantage, et nous nous en tiendrons sur le sujet à ses euphémismes et à ses points de suspension. La parole donnée à entendre ne se revendique pas comme féministe (« Je parle pour moi, personnellement, en tant que femme19 », dit encore Renée Ducey), et si les contradictions qui traversèrent le conflit du point de vue des rapports de genre entachent fortement la mythologie égalitaire dont Lip fut – et continue d’être – porteur aux yeux de l’extérieur, elles ne font qu’affleurer de loin en loin dans la pièce sans que rien ne soit dit des stratégies déployées à l’époque par les femmes pour faire entendre la spécificité de leur contestation20. Dans ce contexte, l’importance que la pièce accorde à ces voix inouïes apparaît surtout comme un moyen de rendre hommage aux vertus émancipatrices de ce qui fut aussi un « événement de paroles » pour reprendre l’expression fameuse de Michel de Certeau au sujet de 196821. Cet enjeu revient en effet très régulièrement au fil des témoignages retenus, par exemple dans celui de Renée Ducey :
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c’est quelque chose qui nous a confirmé qu’on pouvait, qu’on avait le droit de parler. Personne ne nous en empêchait. J’ai été au Palais de la Mutualité à Paris, causer toute une nuit, sans pouvoir m’asseoir. On était dedans. Il y avait beaucoup de gens, des avocats, des docteurs, des ingénieurs, toutes sortes de gens que je ne connais pas, et puis il y avait les syndicats. Mais ces gens-là disaient : « Non, ce n’est pas les syndicats qu’on veut entendre, c’est les ouvrières ! »22
18. Ibidem, pp. 15-16. 19. Ibidem, p. 39. 20. Sur cette question, voir notamment Cros Lucie, Les Ouvrières et le mouvement social : retour sur la portée subversive des luttes de chez Lip à l’épreuve du genre, thèse de sociologie soutenue à l’Université Bourgogne-Franche-Comté en décembre 2018. 21. De Certeau Michel, La Prise de parole. Pour une nouvelle culture, Paris, Desclée de Brouwer, 1968. Rappelons cette autre formule devenue tout aussi fameuse : « En mai dernier, on a pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789 » (ibidem, p. 17). 22. Féret Dominique, Les Yeux rouges, op. cit., p. 43.
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« Ce n’est pas les syndicats qu’on veut entendre, c’est les ouvrières ! » : il semble bien que cet appel puisse être mis au compte de l’auteur lui-même, indiscutablement soucieux de ne pas reconduire la hiérarchie traditionnelle des rôles, des fonctions, des paroles et des sexes et de mettre sous les feux de la rampe celles qui ont participé à une expérience qui excède les enjeux stratégiques de la lutte, expérience totale et sans autre objet qu’elle-même qui fut précisément marquée par la remise en cause des hiérarchies, l’appropriation des moyens de production, non seulement celle des montres, mais aussi celle du discours, et le déplacement des frontières entre le possible et l’impossible. Force est toutefois de constater, là encore, les tensions qui innervent une telle démarche dans le cadre du dispositif choisi par Féret : parce que la parole fut prise alors qu’elle est ici donnée ; parce qu’elle émergea dans des situations collectives alors qu’elle s’échange ici dans un cadre strictement interindividuel, n’était, bien sûr, la salle de théâtre où elle est appelée à résonner ; parce qu’elle n’est pas complètement débarrassée de l’encadrement des meneurs, s’agissant de Piaget auxquels sont accordés les derniers mots, fussent-ils empreints d’humilité et marqués par le doute, s’agissant plus encore de Féret lui-même, auteur présent partout et visible nulle part qui dispose du final cut sur toutes les paroles recueillies ; enfin, parce que le primat conféré à celles qui se désignèrent dans d’autres contextes comme « les OS de la lutte23 » s’accompagne d’une perspective intimiste focalisée sur les « petites anecdotes » et les « petits souvenirs »24 – perspective qui fait des femmes le truchement privilégié de cette parole du « cœur25 » revendiquée par Paulette et qui tend moins, dès lors, à politiser le personnel qu’à privatiser l’Histoire, au risque de perpétuer une distribution des rôles sexuels que nous ne connaissons que trop bien26. Toute la pièce se fonde ainsi sur ce processus à la fois louable et hautement problématique de déhiérarchisation qui se paie inévitablement au prix de certaines exclusions et d’une organisation du sensible, du visible et de l’audible, qui mérite d’être questionnée au même titre que celle qu’elle prétend remplacer. Ce processus de déhiérarchisation n’engage pas uniquement la sélection et l’ordre des entretiens, mais aussi ce que Féret retient des échanges et ce que ses interlocuteur·rices retiennent du passé. Sur le plan des échanges, 23. A. Carpéna, 31 février 1992, cité dans Beurier Joëlle, « La mémoire Lip ou la fin du mythe autogestionnaire », in Frank Georgi (dir.), Autogestion. La dernière utopie ?, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 458. Si l’article de Joëlle Beurier propose une confrontation intéressante entre « deux cercles de mémoire des protagonistes de l’affaire », à savoir les employé·es de Lip et les gens de l’extérieur, nous sommes moins convaincue, en revanche, par sa lecture des Yeux rouges auquel elle impute la reproduction aveugle du mythe autogestionnaire sans souligner le mouvement de repli et de dépolitisation dont la pièce est porteuse. 24. Féret Dominique, Les Yeux rouges, op. cit., p. 16 : « Paulette. – Si vous voulez des petites anecdotes, des petits souvenirs, il faudrait que je recreuse et puis que j’en retrouve. » 25. Ibidem, p. 24 : « Paulette. – Je parle avec mon cœur. » 26. Lors du colloque organisé en novembre 2013 par Hélène Fleckinger et Catherine Roudé à l’occasion du quarantième anniversaire des luttes de Lip (« Images des Lip : créations en luttes »), plusieurs ancien·nes militant·es de Lip étaient présent·es – dont Fatima Demougeot et Monique Piton – et sont revenu·es de façon très critique sur le spectacle qu’ils et elles avaient vu à sa création, regrettant sa sensiblerie et l’image très biaisée qu’il renvoyait de leurs camarades du fait de la prévalence de la petite histoire sur la grande.
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la part belle est donnée aux troubles de la formulation, que souligne la fréquence des interruptions, des pauses et des points de suspension : « je ne sais pas comment l’exprimer27 », « L’impression d’être… je ne trouve pas le mot que je voulais dire28 », « je ne peux pas vous dire29 »… La parole se cherche, se reprend, balbutie parfois, sans que l’Interviewer intervienne pour l’aiguiller, ni le transcripteur pour en lisser les imperfections. Plus fondamentalement, ce sont tous les éléments qui renvoient au présent du dialogue, présent de la parole en train d’advenir, mais aussi présent de la rencontre en train d’arriver, qui se trouvent valorisés, depuis les silences et les rires partagés qu’indiquent régulièrement les didascalies jusqu’au détail du thé qui infuse pendant que le magnétophone est encore en marche : On entend une bouilloire. L’Interviewer. – Le café n’est pas trop… Christianne André. – Non, ce n’est pas du café. C’est pour infuser. Là, il doit être bien infusé. (Elle va dans la cuisine.) Vous pouvez arrêter le magnéto. L’Interviewer. – Ça ne fait rien. Christianne André revient avec le thé30. Non seulement l’Interviewer continue d’enregistrer, mais l’auteur inclut l’échange dans le montage final : tout ce qui aurait dû constituer les « chutes31 » de ces entretiens est appelé à devenir le centre de notre attention. Temps creux au regard du souci d’amasser le matériau documentaire nécessaire à la reconstitution historique, temps plein au regard de l’auteurmonteur et du filtre sensible qu’il a choisi de privilégier.
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POLITIQUES DE L’ARCHIVE ET ÉCRITURES DOCUMENTAIRES DE L’HISTOIRE Comme on peut aisément le deviner, de tels partis pris s’écartent fortement des usages du théâtre documentaire telle que la tradition s’en est constituée dans les années 1920 et 1960 autour de figures comme Erwin Piscator et Peter Weiss, et l’on est particulièrement frappée à la lecture de la régularité avec laquelle les interviewé·es font référence à leurs archives personnelles, là même où la pièce prend ostensiblement le parti de nous en interdire l’accès : 27. Féret Dominique, Les Yeux rouges, op. cit., p. 12. 28. Ibidem, p. 35. 29. Ibidem, p. 40. 30. Ibidem, p. 33. 31. Emprunté au domaine de la couture où il désigne un morceau de tissu tombé lors de la coupe et resté inutilisé, le terme de « chute » est surtout utilisé dans le champ cinématographique où il renvoie aux épreuves de tournage (ou rushes) qui n’ont pas été retenues pour la production finale.
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Renée Ducey. – […] Là-dedans (elle montre une pile de documents qu’elle a préparés pour moi) il y a des choses, des discours de femmes, tout ce qu’elles parlent… des photos… J’ai gardé ça, je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas pourquoi je ne l’ai pas jeté, mais enfin c’était là, il faut que je le sorte si ça lui sert au monsieur, pour faire sa pièce, on ne sait jamais… […] Vous voulez voir des photos ? Vous voulez voir des choses ? L’Interviewer. – Oui, oui. Renée Ducey. – Ça, c’est tous les gens qui étaient chez Lip. (C’est le gros cahier contenant la liste de tout le personnel avec les indemnités de départ de chacun.) L’Interviewer. – Il y a tous les noms là-dessus ? Renée Ducey. – Il y a tous les noms. Il y a tous les noms là-dessus. (Montrant un livre.) Ça, c’était Edmond Maire et Charles Piaget qui avaient fait ce livre. Ça, c’est les filles qui faisaient les corsages, qui étaient à Cerizay. Ça, c’est Charles Piaget qui l’a écrit. L’Interviewer. – Je l’ai rencontré, Charles. Renée Ducey. – Oui, oui. Ça, c’est un homme simple. J’étais fière quand j’allais vers lui. À la tribune. Ooooh ! J’admirais Charles Piaget. Parce qu’il était près des gens, cet homme-là. Ça, c’est Gaston Bouvier, qui travaillait avec nous et qui écrit. Ça, c’est l’affaire de Bruay-en-Artois. Vous vous rappelez la petite fille ? Eh bien, les parents sont venus chez Lip. Elle m’a donné le livre. Ça, c’est mon numéro de dossard. L’Interviewer. – Quand vous alliez manifester ? Renée Ducey. – Oui, un coup, on avait fait des dossards. On mettait ça. Le numéro de chômeur. Ça, c’est une lettre que j’avais écrite à Françoise Giroud. L’Interviewer. Quand elle était ministre ? Renée Ducey. – Oui. (En me montrant une photo.) C’est vieux, ça. Vingt-cinq ans. Tiens, vous voyez, quand les CRS… Je suis là. Et ma sœur, la voilà ! (Rire.) Rire de l’Interviewer. Je ne sais pas pourquoi j’ai ramassé ça. Tiens. Le policier à Paris. L’Interviewer, lisant. – À une charmante employée de chez Lip. Avec mon bon souvenir. (Renée Ducey dit en même
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temps « bon souvenir ».) Un policier. Mais là, il n’y avait pas eu de bagarre ? Renée Ducey. – Mais non. Ils nous surveillaient, ceux-là. Ils ne nous disaient rien. Ça, c’est le chant. L’Internationale. On avait ajouté des couplets. C’est tout un ensemble de choses qu’il faut regarder32. Cet extrait a ceci d’intéressant qu’il met en vis-à-vis deux matériaux documentaires : d’une part, l’entretien tel que l’auteur-interviewer l’a constitué, soit un document produit expressément pour l’occasion et largement postérieur aux luttes de Lip ; d’autre part, les pièces que manipulent les deux interlocuteur·rices, photos, discours, livres, coupures de presse, soit des documents déjà constitués et contemporains des luttes33. Égrainé au fil du dialogue, voilà donc tout ce à quoi nous n’aurons pas droit : pas de liste des ouvriers et ouvrières licenciées pour arrimer la mémoire singulière et embuée de l’interviewée à la masse scrupuleusement recensée de celles et ceux qui ont été partie prenante des événements ; pas de documents datant des années 1970 pour articuler le processus individuel de l’anamnèse et le récit, au présent, d’une histoire collective en train de se faire ; pas de lettre à Françoise Giroud pour nous montrer Renée Ducey dans une situation d’adresse inédite qu’on imagine propice à une parole revendicative qui noue luttes sociales et questions de genre ; pas d’extraits de ce qu’on suppose être le livre publié en 1973 par le Comité Vérité-Justice sur le fait divers de Bruay-en-Artois, affaire criminelle qui fit alors grand bruit et se mua aussitôt en affrontement social parce que les assassins présumés de la victime étaient des notables tandis que cette dernière était fille de mineur. Indice d’une décennie où le politique ne constituait pas seulement un champ cloisonné de l’existence mais une grille de lecture du monde, une coordonnée élémentaire de sa perception qui traversait – et divisait – toute la société française, le fait divers se voit réduit à une simple allusion vouée à rester mystérieuse pour la plupart des lecteur·rices. En nous privant de cette excursion dans les entours des luttes de Lip, l’entretien comme la pièce qui en est tirée se refusent à leur contextualisation. Mais c’est aussi bien la lentille politique propre à l’époque qui se trouve congédiée et, avec elle, une certaine façon d’articuler le grand et le petit (et d’opposer les classes populaires à la bourgeoisie).
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32. Féret Dominique, Les Yeux rouges, op. cit., pp. 42-56. 33. Comme nous l’avons souligné en introduction, cette documentation contemporaine des luttes de Lip est particulièrement prolifique. Elle est évoquée à plusieurs reprises au fil de la pièce : outre la « pile de documents » que Renée Ducey a préparée pour l’Interviewer, il est aussi question des nombreux ouvrages sur Lip que contient la bibliothèque de Paulette (ibidem, p. 19) ; Charles Piaget, quant à lui, mentionne « les documents du PSU », tel livre de Rocard écrit avec le comité d’action de Lip ou encore les ouvrages théoriques auxquels se référaient souvent ses camarades militants sans que lui les ait lus (ibidem, pp. 67-68).
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C’est dire à quel point nous sommes loin des exigences formulées par Weiss en 1967 dans ses « Notes sur le théâtre documentaire » et, en premier lieu, du souci d’ordonnancement et de modélisation qu’atteste la note n° 8 : La force du théâtre documentaire réside dans sa capacité à construire, à partir de fragments de réalité, un exemple utilisable, un « schéma modèle » des événements actuels. Il ne se trouve pas au centre des faits, bien au contraire il prend l’attitude de l’observateur et jouit d’un regard analytique34.
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Au regard analytique de l’observateur extérieur, Féret substitue « les yeux rouges » du témoin embarqué, et c’est au gré de ce qui tombe accidentellement sous la main de Renée Ducey et des affects qui accompagnent les souvenirs, que nous sont donnés quelques noms de lieu et de personne, sans explication, ni hiérarchisation entre l’historique et l’anecdotique. Là où le théâtre documentaire promu par Weiss implique d’« élaguer […] toute excroissance hasardeuse au profit de la stricte position du problème essentiel35 », c’est à la prolifération de ces excroissances que l’on assiste, à la faveur d’une focale subjective qui vaut essentiellement pour elle-même et pour l’expérience personnelle qu’elle révèle. La mise à mal de cette exigence d’ordonnancement dont Weiss fait l’un des points cardinaux de sa démarche va de pair avec celle de la perspective marxiste qui la fonde, et il est notable à ce titre que le seul document dûment cité soit la tendre dédicace d’un CRS, au contraire de la version remaniée de L’Internationale mentionnée aussitôt après, version que l’Interviewer aurait tout à fait pu prendre le parti de lire ou de faire lire et que l’auteur, plus encore, aurait pu utiliser à son propre compte en la faisant passer des mains de Renée Ducey aux siennes puis aux nôtres. Une fois encore, la politique de non-intervention de l’Interviewer comme de l’auteur doit être considérée comme le signe d’un refus et, corrélativement, comme celui d’un choix, qui conditionne le regard porté sur l’Histoire et tend à dissocier le rouge du militantisme et celui de l’émotion pour préférer le second au premier. Affaire de cadrage, donc, mais aussi de mise au point et de longueur de focale. La zone de netteté est circonscrite à un détail tandis que le flou de profondeur de champ estompe tout l’arrière-plan. La violence du fait divers de Bruay-en-Artois et de sa médiatisation s’effacent à la faveur d’un caméo et d’une visite 34. Weiss Peter, « Notes sur le théâtre documentaire », in Discours sur la genèse et le déroulement de la très longue guerre de libération du Vietnam illustrant la nécessité de la lutte armée des opprimés contre leurs oppresseurs ainsi que la volonté des États-Unis d’Amérique d’anéantir les fondements de la Révolution, Paris, Seuil, 1968, pp. 10-11. 35. Ibidem, p. 13.
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parentale éclair dans l’usine occupée. La répression policière ne constitue plus qu’un vague décor sur le fond duquel se détache l’improbable et touchante rencontre d’un CRS et d’une manifestante. Ce faisant, il ne s’agit pas seulement de faire prévaloir le vécu sur le dogme : c’est toute la conflictualité du passé qui se trouve remisée dans le hors-champ au profit de vignettes consensuelles et réconciliatrices. LE CENTRE ET LA MARGE Ces nouveaux partages entre l’accessoire et l’essentiel caractérisent toute la pièce et se retrouvent sur le plan des récits. Là aussi, la part belle est faite aux chutes et aux accidents : ce sont d’abord ceux de la remémoration elle-même, avec ses pannes, ses approximations, ses sauts d’une époque à l’autre, remémoration tremblée, hésitante, nécessairement partielle et fragmentaire (« chaque personne a des morceaux36 », confie ainsi Christianne André). Ces chutes, ces accidents, ce sont surtout tous ces événements qui paraissent de peu de poids à l’échelle de la grande Histoire et qui deviennent primordiaux à l’échelle des vies où ils s’inscrivent et des mémoires singulières où ils ont gravé leur empreinte. Ainsi de cette manifestation parisienne que Paulette situe étrangement « début 1973 » et à laquelle nous accédons par les coulisses, délaissant la foule en marche au profit d’un arrêt sur l’image d’une Bisontine voyant la Tour Eiffel pour la première fois :
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Ce que je me rappelle, c’est début 73, c’est quand on avait décidé d’aller manifester à Paris. Je m’en rappelle. Ça m’a marquée. On était parti en car et il y avait une dame qui était assise à côté de moi. Il y en avait qui n’étaient jamais sortis. […] Je me rappelle cette dame qui était plus âgée que moi, qui était à côté de moi, elle a dit : « Oh ! Paris ! » et elle s’est mise à pleurer. Et moi j’ai… pleuré. Parce que j’ai ressenti quelque chose37… À l’évidence, les émotions que restitue le récit sont celles que cherche à produire sa sélection dans le texte final et s’inscrivent dans un circuit lacrymal qui entend relier le temps des événements (de la « dame » à Paulette), celui de l’entretien (de Paulette à l’Interviewer) et celui de la lecture ou de la représentation (des « yeux rouges » de l’auteur aux nôtres). Ce processus de décentrement vaut non seulement pour les événements internes aux luttes, mais aussi pour les luttes elles-mêmes, point de repère 36. Féret Dominique, Les Yeux rouges, op. cit., p. 31. 37. Ibidem, p. 17.
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structurant mais évidemment non exclusif dans la perspective biographique qui gouverne la rétrospection. Dans ce cadre, c’est la dureté des conditions de travail, avant et après les luttes, qui est donnée à entendre ; c’est le présent des interviewé·es, les désarrois qui sont les leurs face à la cruauté de l’époque, l’énergie qu’il et elles continuent d’investir dans l’action, Paulette dans une association d’aide à des familles de détenus, Charles Piaget à Agir ensemble contre le chômage ; ce sont surtout tous ces moments mémorables pour eux seuls, le voyage en Algérie de Christianne André en 1976-1977, l’histoire d’amour entre Renée Ducey et un ingénieur rencontré à Lip à l’occasion de la reprise par Neuschwander, la mort d’une patronne, le divorce d’une sœur, la maladie d’une épouse… Autant de « bouleversements38 », catastrophiques ou heureux, qui ont fait date dans la vie des un·es et des autres et dont la pièce choisit de préserver la trace. Selon le principe d’inversion déjà observé, les marges de l’Histoire majusculée occupent désormais le centre. Plus encore, elles dessinent des lignes de fuite où s’échappe régulièrement le récit et qui renvoient à deux phénomènes contradictoires et néanmoins coexistants : d’une part, les répercussions extensives d’un événement dans toutes les dimensions de l’existence, aussi éloignées qu’elles puissent paraître du foyer sismique où ont surgi les premières ondes, en d’autres termes, la façon dont les luttes menées à Lip ont libéré des forces et mobilisé des capacités qui n’ont cessé de produire des effets, fussent-ils indiscernables, dans la vie de celles et ceux qui y ont participé (Christianne André relie d’ailleurs directement l’audace qu’elle a eue de partir en Algérie à son implication dans le conflit39) ; d’autre part, le fait qu’une part de l’existence ne se laisse pas subsumer sous la politique ou gagnerait à ne pas l’être, une part en trop qui résiste précisément à la logique des causes et des effets, et que manifestent, comme en miroirs inversés, les témoignages de Renée Ducey et de Charles Piaget, les fugues romanesques de la première et les regrets du deuxième, qui déplore, à la toute fin de la pièce, d’avoir trop sacrifié à son engagement militant : « Après tout, merde, la vie c’est autre chose aussi ! […] j’ai loupé un tas de trucs, j’ai loupé pas mal d’années de beaucoup de choses40 ! » Certes touchants, ces passages ne suscitent pas moins l’embarras, non tant par leur seule présence que par les exclusions auxquelles elle s’adosse et les angles morts qu’elles impliquent. On se souvient ici de cet échange fameux de la pièce de Brecht, Mère courage et ses enfants :
38. Ibidem, p. 49. 39. Ibidem, p. 34. 40. Ibidem, p. 76.
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L’Aumonier. – Les voilà qui enterrent le Maréchal. C’est un moment historique. Mère Courage. – Ils ont blessé ma fille au visage, c’est ça, pour moi, le moment historique41. Qu’il faille se déprendre de « l’Histoire noble […] des batailles, des rois et des maréchaux42 » comme nous y invite Mère Courage est incontestablement chose heureuse. Qu’on profite de l’occasion pour se défaire de quelques-unes des mythologies qui recouvrirent les luttes aux yeux des observateurs extérieurs pour lesquels Lip se constitua aussitôt en modèle d’une utopie réalisée indissociable de l’expérience autogestionnaire, voilà qui paraît également bienvenu. Qu’il faille renoncer pour ce faire à toute pensée historique et réduire notre rapport à l’événement au feuilletage d’un carnet de souvenirs, aussi amical soit-il, semble plus discutable et tend à nous assigner à la courte vue de Mère Courage, elle si lucide et si aveugle pourtant. Et puisque Dominique Féret déroge en une occurrence à sa stratégie d’invisibilité dans le cadre d’un court texte qui précède la pièce, il importe de le restituer pour souligner l’ambiguïté qu’il revêt à nos yeux : En 1973, avec Lip, nous avons rêvé d’une des plus belles luttes ouvrières de ce quart de siècle. Tout était là pour nos chers espoirs d’utopie : des ouvriers occupaient une usine pour dire non au sort qu’on leur réservait, mais ils ne l’occupaient pas n’importe comment. Ils inventaient des formes de lutte, ils mettaient en pratique ce que nous croyons être de l’autogestion. En fait cette lutte ouvrière était un peu ça, mais c’était aussi tout autre chose. Revenir sur les lieux, à Besançon, vingt-quatre ans après, c’est retrouver des hommes et des femmes, c’est découvrir des biographies plus belles que notre rêve lointain. Un peu comme ces statues du Moyen Âge qui après avoir perdu leur éclat originel ont des couleurs estompées et meurtries les rendant plus émouvantes et plus vivantes43.
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Si le projet d’écriture se fonde sur le souci louable de déconstruire un rapport largement fantasmatique à l’événement en allant à l’écoute de celles et ceux qui l’ont vécu de l’intérieur, l’image finale des statues médiévales sonne comme un étrange aveu où se dit la difficulté de s’effa41. Brecht Bertolt, Mère Courage et ses enfants (1949), Paris, L’Arche, 1955, rééd. 1975, p. 73. 42. Barthes Roland, « Brecht, Marx et l’Histoire » (1957), Écrits sur le théâtre, Paris, Le Seuil, coll. Points, 2002, p. 230. 43. Féret Dominique, Les Yeux rouges, op. cit., p. 7.
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cer comme observateur et comme auteur. Que les rêves gauchistes d’hier aient fait place au goût de la patine et de la meurtrissure ne change rien à l’affaire : le regard continue de construire son objet, au risque de l’y assujettir, de court-circuiter la rencontre et de figer la réalité en exigeant d’elle ce qu’il attendait d’y voir.
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CONCLUSION Si l’on touche ici l’une des tendances du théâtre des années 19902000, consistant à porter haut son refus du dogmatisme militant pour mieux faire l’économie d’une réflexion sur ses propres partis pris, c’est une autre voie que nous voudrions suivre en guise de conclusion : celle, très singulière, qu’a empruntée Hervé Le Roux dans son film documentaire Reprise sorti un an seulement avant Les Yeux rouges et porté lui aussi par le désir de mettre à l’épreuve du présent des souvenirs embués de rêves. L’origine matricielle de Reprise est le fameux film de 1968 des étudiants de l’IDHEC, La Reprise du travail aux usines Wonder, qu’Hervé Le Roux découvrit dans un article de 1981 des Cahiers du cinéma : Serge Daney et Serge Le Péron y évoquent avec éloquence ce qu’ils considèrent comme « la scène primitive du cinéma militant44 » dans un texte accompagné de photogrammes qui laissèrent une empreinte indélébile sur le jeune lecteur de 25 ans. Quinze plus tard, il décida de partir en quête des protagonistes du film de 1968 et, tout particulièrement, de son « héroïne » : Les années ont passé. L’usine est fermée. Mais j’arrive pas à oublier le visage, la voix de cette femme. J’ai décidé de la retrouver. Parce qu’elle n’a eu droit qu’à une prise. Et que je lui en dois une deuxième. Ces quelques phrases dites en voix off au tout début du film d’Hervé Le Roux formulent une promesse qui ne sera pas tenue puisque la femme restera introuvable tout au long de l’enquête : tout au plus apprend-on dans les dernières minutes qu’elle s’appelle Jocelyne et qu’elle a eu un enfant. Le mystère reste entier et distille un souffle romanesque sur le documentaire qui, tout en informant sur les dessous du Wonderfilm, préserve sa part irréductiblement miraculeuse qui noue l’irruption d’un personnage et l’allégorie d’une époque. La démarche de Le Roux partage bien des points communs avec celle 44. Daney Serge et Le Péron Serge, « Le direct en 10 images », Les Cahiers du cinéma, n° 323-324 (numéro spécial Situation du cinéma français), mai 1981 : « Film primitif. En mai 1968, le travail reprend, les syndicats font semblant de crier victoire, les élections ne sont pas loin. Aux usines Wonder aussi tout rentre dans l’ordre. Soudain une femme ose se révolter, elle craque, elle dit qu’elle ne veut pas reprendre le travail, que c’est trop horrible. Un étudiant de l’IDHEC est là avec une caméra et un magasin de douze minutes. Il enregistre la “scène”. Ce petit film, c’est la scène primitive du cinéma militant. La Sortie des usines Lumière à l’envers. C’est un moment miraculeux dans l’histoire du cinéma direct. La révolte spontanée, à fleur de peau, c’est ce que le cinéma militant s’acharnera à refaire, à mimer, à retrouver. En vain. »
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de Féret : le souci de faire varier les focales et primer le biographique sur l’historique contre les effets de fétichisation et de célébration commémorative, une façon, surtout, de rendre pleinement sensibles les fractures du temps (Reprise réserve une place très importante aux témoignages des protagonistes qu’on voit redécouvrir en sa présence le film de 1968 près de trente ans après et fait tout entendre des effets et des affects de la rétrospection, trous de mémoire, confusions et reconstructions, enthousiasmes, amertume et dérision). D’où vient pourtant que le film de Le Roux nous semble traversé de bout en bout par la question politique tandis que la pièce de Féret l’esquive et veut nous en détourner ? Cela doit sans doute à la diversité des situations d’échange qu’il aménage et à la choralité qu’elle participe à construire par-delà l’individualisation des parcours de vie. Cela doit tout autant au fait que le film ne renonce pas à faire œuvre de transmission et nous en apprend beaucoup, tout kaléidoscopique qu’il soit, sur l’histoire de Wonder, l’évolution des conditions de travail dans les usines et les entours d’un court-métrage mythique qu’on ne regardera jamais plus comme avant. Cela doit enfin et peut-être surtout à un geste d’écriture assumé qui rend pleinement visible la présence singulière de l’auteur dont on entend la voix en off et que l’on observe à l’écran, et qui permet à chacun·e et à tou·tes de se voir et de se regarder droit dans les yeux, lui, eux·elles et nous, le passé et le présent. n
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MARX - MARXISMES Franck FISCHBACH Les Jeunes hégéliens. Politique, religion, philosophie. Une anthologie, Paris, Gallimard, 2022, 382 pages Avec cette anthologie des Jeunes hégéliens, Franck Fischbach comble une importante lacune auprès du public français. Il montre l’originalité et l’importance de ce mouvement philosophique et politique où les jeunes Marx, Engels et Bakounine firent leurs premières armes. Il offre ainsi de quoi dépasser l’appréhension superficielle et de seconde main du Jeune hégélianisme qui a longtemps prévalu, s’arrêtant aux satires que Marx et Engels justement en donnaient dans La Sainte Famille et L’Idéologie allemande, forçant le trait contre leurs anciens camarades. La présentation qui introduit l’ouvrage commence par quelques précisions historiques. Après avoir à juste titre distingué « entre le Jeune hégélianisme et l’hégélianisme de gauche », en rappelant, contre leur courante identification, que le Jeune hégélianisme naît en 1841 d’une « scission » et « radicalisation » à l’intérieur de l’hégélianisme de gauche (lui-même une division antérieure de l’école hégélienne), elle revient sur le rôle central des Jeunes hégéliens dans les transferts culturels franco-allemands de la décennie antérieure au Printemps des peuples, au travers du projet d’alliance entre la radicalité politique française et la philosophie allemande porté par Ruge et Marx notamment avec leurs Annales franco-allemandes. Fischbach revient ensuite sur le problème de l’existence ou non du Jeune hégélianisme en tant que courant unitaire. Il conteste que cette unité soit à chercher dans un fond doctrinal voire, selon la thèse de Wolfgang Essbach, dans un rapport à Hegel plutôt marqué par une « infidélité » volontaire. Le « critère d’unité (…) le plus pertinent » serait plutôt le partage d’une question et d’un programme par tous les Jeunes hégéliens : « savoir quel rôle la philosophie, et donc les philosophes, peut jouer dans leur présent ». Enfin, envisager historiquement le Jeune hégélianisme est aussi poser la question de ses « effets ». Fischbach souligne justement qu’ils se sont principalement fait sentir dans l’école de Francfort, décrite comme « une renaissance du Jeune hégélianisme au xxe siècle ». Cette postérité conduit Fischbach à démontrer dans le deuxième temps de cette présentation l’« actualité » du Jeune hégélianisme : son « intérêt » ne serait pas qu’« historique » mais aussi « proprement philosophique ». Il déploie cette actualité en quatre exemples. C’est premièrement la question de la sécularisation et de son inachèvement, dont Fischbach pointe à raison la centralité dans le Jeune hégélianisme. Celui-ci fournirait par sa critique du caractère encore religieux des institutions politiques modernes des ressources pour penser les
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causes d’un actuel « retour du religieux ». Deuxièmement, le Jeune hégélianisme reste contemporain par l’importance qu’il donne à « la question du travail ». S’éloignant d’une approche focalisée sur Marx, Fischbach souligne ici la force de la théorisation de Ruge sur cette question. C’est troisièmement « la critique de l’État » à partir du social qui retient son attention. Il souligne ici le rôle d’Edgar Bauer et en particulier de son ouvrage La querelle de la critique avec l’Église et l’État – livre dont l’importance à en effet été trop peu remarquée. Le cadet de Bruno y avance une critique anarchiste de l’État en général : non plus seulement de l’État d’Ancien régime mais aussi de l’« État libéral » voire démocratique (expression pour lui oxymorique). Son intérêt, pour Fischbach, est de montrer la « facilité » que l’État moderne laisse aux « intérêts privés » pour s’emparer de lui, ainsi que sa production corolaire d’un « désintérêt pour la chose publique ». Enfin, Fischbach expose la nouveauté de la pratique jeune hégélienne de la philosophie, consistant en un rejet de la neutralité, afin de chercher à transformer une « école philosophique » en « parti politique » – tentative dont le titre du Manifeste du parti communiste a été le témoignage tardif pour la postérité. Les vingt-cinq textes traduits ou retraduits par Fischbach s’échelonnent sur la période 1841-1845. Ils sont classés par auteur (peut-être un ordre plus globalement chronologique aurait-il mieux permis de saisir comment l’évolution de chaque Jeune hégélien est médiatisée par ses interactions avec les autres) : Bruno et Edgar Bauer, Feuerbach, Hess, Köppen, Marx, Ruge et Stirner. Ce choix pertinent fait la part belle à Hess et, surtout, à Ruge, ce dernier ayant en effet été encore peu étudié en France malgré les travaux pionniers de Lucien Calvié, cité dans la présentation. Les textes de Hess témoignent de l’élaboration théorique du communisme allemand avant Marx, et ceux de Ruge de l’articulation entre une conception renouvelée de la philosophie comme « parti » avec la formation d’un démocratisme que l’on dirait aujourd’hui radical. Ce choix de textes fournit enfin au lectorat français de larges extraits des textes de Bruno Bauer dans l’Allgemeine Literaturzeitung qui ont été vilipendés par Marx. Tout aussi utile est la traduction partielle de La querelle d’Edgar Bauer. De manière inusitée, les textes de Marx sélectionnés mettent en lumière sa période à la Gazette rhénane, éclairant un Marx alors libéral, moins radical que les autres membres du mouvement jeune hégélien. L’ensemble de ces textes est remarquablement traduit. Fischbach adopte globalement les conventions de traduction du lexique hégélien (qui est la langue philosophique des Jeunes hégéliens) mises en place par Jean-François Kervégan, en rendant par exemple Sittlichkeit par « éthicité ». Il fait par ailleurs preuve d’une souplesse justifiée pour traduire certains concepts tels Aufhebung (tantôt rendus par « suppression » ou par « dépassement ») ou Öffentlichkeit (« publicité », « opinion publique », « espace public »…). Ces traductions sont accompagnées d’un appareil de note essentiellement contextuel et intertextuel. Ce choix de notes factuelles plutôt qu’herméneutiques se justifie par le statut de cette anthologie
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qui, en introduisant le lectorat français au Jeune hégélianisme, est appelée à être moins lui-même interprétatif qu’une première base à partir de laquelle des interprétations pourront être formulées. Ces notes (dont certaines se recoupent) témoignent de l’intertexte biblique des Jeunes hégéliens attestant de l’importance de la critique exégétique dans leurs constructions théoriques. En précisant aussi les passages de Hegel auxquels ces textes font référence, notamment chez Ruge, elles montrent aussi à quel point les Jeunes hégéliens étaient de fins connaisseurs de Hegel, loin de l’image par exemple véhiculée par Jacques d’Hondt, selon laquelle ils n’auraient eu de Hegel qu’une connaissance superficielle. Si on peut regretter quelques inexactitudes dans la présentation (ainsi, « Pascal Duprat » n’est pas exactement un « pseudonyme » de Ruge mais un républicain social français travaillant à la Revue indépendante et qui, ayant rencontré Ruge, lui a prêté son nom pour exprimer son projet dans ses colonnes ; Leo dans Die Hegelingen ne vise pas « l’ensemble des hégéliens » mais défend au contraire la modération de Hegel et des hégéliens modérés contre les hégéliens de gauche ; le terme d’idéologie n’est pas « (re)mis en circulation » par Marx en 1845 puisque L’Idéologie allemande n’est pas publiée et que Marx abandonne quasiment ce concept par la suite ; ou encore : il est difficile de voir dans le concept jeune hégélien de Partei le sens contemporain de « forme-parti de l’organisation politique », ce terme désignant alors plus subjectivement le parti-pris, comme Fischbach le montre pourtant en le traduisant ainsi dans le titre d’un article de Ruge), ainsi que l’absence de bibliographie, d’index et de glossaire des traductions, ce travail n’en demeure pas moins extrêmement précieux. Il forme désormais à n’en pas douter le point de départ indispensable à toute étude du Jeune hégélianisme en France. Pauline CLOCHEC
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Jean ROBELIN Morts et transfigurations de la philosophie chez Marx, Paris, Kimé, 2023, 253 pages L’ouvrage de Jean Robelin s’inscrit dans un champ d’étude débattu depuis Engels et aujourd’hui très vivace, en interrogeant le rapport de Marx à la philosophie. Il questionne l’évolution du statut et de la fonction de la philosophie dans son œuvre. Refusant de trancher entre sa lecture « scientifique » ou « éthique », il renvoie plutôt ces deux interprétations à « l’ambiguïté des rapports de Marx avec la philosophie » et à ses propres « oscillations ». Celles-ci ne permettraient pas de « reconstituer un marxisme de Marx », comme le remarquait déjà Balibar. Il s’agit donc d’admettre « la pluralité interne » et l’« inachèvement » de sa pensée, ne pouvant être rassemblée en un « système ». La suite des neuf chapitres est globalement chronologique. Le premier, après une allusion au contexte jeune hégélien des écrits de jeunesse, présente ceux-ci, de
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la Dissertation aux Annales franco-allemandes, en éludant toutefois la Gazette rhénane et le Manuscrit de Kreuznach. Robelin y présente un Marx promouvant une « sécularisation de la philosophie » par la résorption du « dualisme » entre celle-ci et le « monde social ». Cette recherche aboutirait à la perte de l’« indépendance » de la philosophie : elle devient « la réflexion interne » du « mouvement révolutionnaire ». Le second chapitre pointe dans les Manuscrits de 1844 une philosophie « décentrée » d’elle-même, car « seconde par rapport à son objet », la société. Les « Thèses sur Feuerbach » radicaliseraient encore cette tendance, constituant un « tournant décisif ». Robelin dépeint un Marx presque pragmatiste, donnant à la « relation pratique » aux objets un primat sur leur saisie théorique. La vérité serait alors définie comme la « mise en pratique » de la « pensée qui s’inscrit dans les choses et les transforme ». Tel serait à ce moment le « matérialisme » de Marx, théorisant « une matérialisation des idées et non une matière substrat ». Le Marx traité dans le quatrième chapitre, celui de L’Idéologie allemande et, dans une moindre mesure, de Misère de la philosophie et du Manifeste, n’est pas le favori de Robelin. Il servira de contrepoint dans les chapitres suivants. Proclamant alors son « refus de la philosophie » au profit d’un rapport « empirique » à « l’histoire », Marx aurait forgé l’idée d’une « transparence sociale du communisme » dans lequel Robelin voit étrangement « un ersatz du savoir absolu hégélien ». La philosophie fait toutefois retour dans la Contribution, les Grundrisse et les préfaces du Capital, dont traitent les chapitres 5 et 6. Constatant l’impossibilité de la transparence sociale permise par l’absence d’idéologie dans le prolétariat qu’il supposait antérieurement, Marx s’éloignerait d’un modèle mécaniste où la conscience évolue sous l’effet de causes économiques. La philosophie doit alors réintervenir comme critique, ainsi que pour sa « fonction de réflexion sur la constitution des sciences ». Cette tension est particulièrement lisible dans la compréhension de l’histoire par Marx : il ferait le projet d’une « histoire universelle matérialiste » dont il s’éloignerait ensuite pour reconnaître « une dialectique des singularités historiques » et des « temporalités diverses » irréductibles au seul mécanisme des forces et rapports de production d’abord pensés seulement à partir de l’Europe occidentale. Marx aurait ainsi été conduit dans les Grundrisse à abandonner « l’idée d’un cours unique de l’histoire » ainsi qu’un « nécessitarisme catastrophiste » donnant à l’histoire pour fin inévitable l’avènement du communisme. Cette reconnaissance de la contingence historique aurait une conséquence dans la pensée politique de Marx, le conduisant à reconnaître « la créativité des mouvements sociaux » que sa tendance au nécessitarisme économique le pousserait parfois à négliger. Cette figure d’un Marx oscillant n’est pas sans rappeler le Marx, prénom : Karl de Dardot et Laval. Les trois derniers chapitres traitent surtout du Capital. Le premier y repère, contre Althusser, la persistance du concept d’aliénation, tout en indiquant que la logique générale et historiquement finaliste que ce concept porterait est en concurrence avec les « analyses effectives
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de Marx » qui y échappent. Le second traite du communisme, repérant chez Marx, ici aussi, l’oscillation entre deux figures : un communisme conçu comme une simple administration par le « plan », « porteur de la rationalité sociale » et d’un « fantasme de maîtrise » sociale et de la nature, que vient déstabiliser la figure d’un communisme de la « finitude », selon une expression que Robelin emprunte à son regretté collègue André Tosel. Incarné par la « coopérative », ce communisme réintroduirait la nécessité d’une « politique spécifiquement ouvrière », délibérative, « anti-étatique » et « démocratique », mais que Marx n’aurait « jamais totalement intégrée à sa pensée ». Enfin, le neuvième chapitre distingue « deux version du matérialisme marxien ». Robelin les nomme « matérialisme référence » et « matérialisme naturaliste ». Le premier définirait « une matérialité sociale spécifique », irréductible à la nature, tandis que le second ferait dériver le social du naturel, et ambitionnerait ainsi d’unifier les sciences naturelle et sociale. Robelin soutient ainsi que le matérialisme historique ne serait pas une application à l’histoire de la théorie générale que serait le matérialisme dialectique, mais que ce que ces deux expressions ultérieures recouvrent chez Marx renverraient à des théories et méthodes divergentes. Marx aurait bien entretenu une « tentation » naturaliste ensuite développée par le vieil Engels. L’ouvrage se conclut en renvoyant l’hésitation marxienne entre pensées de la nécessité et pensées de la contingence à une oscillation entre deux définitions philosophiques de la raison, comme « pouvoir » et comme « critique ». Les traductions politiques et opposées de ces figures auraient été « le parti » et « les pratiques démocratiques ». Si les commentaires restent souvent très proches du texte, ils ne se limitent pas à les présenter. Leur originalité se situe surtout dans les jugements sur les limites des thèses de Marx, voir ses « illusions ». L’identification d’« oppositions entre les tendances de pensée de Marx » s’avère elle aussi enrichissante. On regrettera toutefois que la quasi absence revendiquée de références au commentaire. Reprenant un objet déjà traité par exemple par Labica, Balibar, Bensussan, Renault ou encore Fischbach, ne serait-ce qu’en France, il surprend un peu lorsque, touchant à des points déjà très discutés, il ne mentionne pas ceux qui ont mené ces discussions – comme lorsque l’européocentrisme de Marx puis son autocritique sont abordés sans que soient évoqués les travaux de Kolja Lindner. On peut aussi s’étonner que l’ouvrage donne toujours à Hegel un rôle de repoussoir. Il serait à l’origine d’un « grand récit de l’histoire » qui ressurgirait hélas souvent chez Marx. Robelin s’appuie ici sur une critique peut-être simplificatrice, héritée de Löwith, des philosophies de l’histoire, sans jamais vraiment discuter Hegel, ni prendre en compte les lectures récentes qui, à l’instar de celle de Kervégan, ont ébranlé l’image de métaphysique surplombante attachée à la philosophie hégélienne. Cet ouvrage n’en demeure pas moins stimulant, tout particulièrement par son refus de toute célébration et unification abusive de la pensée marxienne. Pauline CLOCHEC
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Bertrand BINOCHE Nommer l’histoire. Parcours philosophiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 2019 Nommer l’histoire constitue le troisième volet d’une vaste enquête1 qui entend entraîner le lecteur « des philosophies de l’histoire aux historicités philosophiques » (p. 10). Pour ce faire, l’auteur déplace les repères habituels, d’un point de vue à la fois chronologique et épistémologique. D’abord, il propose une enquête « à rebours », puisque l’analyse prend pour point de départ le rejet nietzschéen des philosophies de l’histoire, en tant qu’elles dévoileraient des lois et un progrès inhérents au processus, pour remonter en amont des philosophies prises pour cible, vers les efforts des auteurs du siècle des Lumières pour penser l’histoire. Redescendant ensuite le cours du temps, l’ouvrage se conclut par une étude du geste généalogique foucaldien, au terme d’un parcours qui enjambe ce qu’on entend généralement par « philosophies de l’histoire » (Kant, Comte, Hegel, Marx) sans s’y attarder. Ce contournement n’a rien de fortuit. L’ouvrage est fondé sur la négation d’une hypothèse matricielle des philosophies de l’histoire : l’idée selon laquelle l’ordre chronologique des productions intellectuelles entretiendrait un rapport intime avec un ordre logique sous-jacent, qu’il s’agirait de mettre au jour. Or ce que tendent à montrer les études de cas successives, de Rousseau à Mme de Staël en passant par Ferguson, Herder ou Diderot, c’est précisément que la réflexion sur l’histoire au xviiie siècle n’a pas grand-chose d’une propédeutique aux philosophies de l’histoire. Pas davantage elle ne valide l’hypothèse historiographique héritée des travaux de Reinhart Koselleck, selon laquelle le siècle des Lumières serait le moment du passage de témoin entre un ancien régime d’historicité, basé sur l’exemplarité du passé, et un nouveau, tourné vers l’espérance de l’avenir. Les historicités des Lumières sont irréductibles à l’opposition entre régime classique et régime moderne d’historicité ; de même, la réflexion sur les progrès au siècle des Lumières ne s’achemine pas graduellement vers une pensée du progrès historique, unifié et nécessaire, déterminé par les lois d’airain de l’histoire. Ce que B. Binoche donne à voir, c’est un kaléidoscope d’historicités juxtaposées, concurrentes, contradictoires, parfois au sein d’un même texte, ou qui se donnent à lire sur une multiplicité de supports textuels : dialogues philosophiques, discours, romans, traités, autobiographies. Dans ce foisonnement de tentatives pour donner une intelligibilité à l’aventure humaine, l’émergence de sa conception comme processus de civilisation, dans la seconde moitié du xviiie siècle, n’est qu’un événement intellectuel parmi d’autres, qui ne jouit d’aucune prééminence particulière. Du reste, chez un de ses principaux promoteurs, Ferguson, le schème de la civilisation renferme en réalité plusieurs 1. Précédé de Les trois sources des philosophies de l’histoire (Paris, PUF, 1994) et La raison sans l’histoire (Paris, PUF, 2007).
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historicités, qui coexistent dans sa pensée sans être consciemment articulées. Dès lors, la logique d’émergence des différents schèmes et des différentes historicités est plurielle : elle procède tantôt des nécessités internes à la philosophie de leur auteur, comme chez Rousseau ; tantôt des nécessités externes de la polémique contre d’autres auteurs, comme chez Herder ; tantôt des besoins de la lutte contre les préjugés, comme chez Diderot ; etc., sans que jamais une causalité apparaisse plus déterminante qu’une autre. La démonstration, particulièrement convaincante quand elle se tient dans le cadre fort bien restitué de la culture religieuse, politique, philosophique du siècle des Lumières, l’est un peu moins concernant les deux outsiders Nietzsche et Foucault, en fin de parcours, malgré l’originalité et l’intérêt des analyses. On regrette que l’hypothèse, particulièrement puissante et féconde, de Losurdo dans sa biographie intellectuelle de Nietzsche, qui fait de la philosophie de ce « rebelle aristocrate » une machine de guerre contre le socialisme montant, n’ait pas été prise en compte. Dans le même ordre d’idées, la signification de la conclusion de Foucault en 1976, qui termine son cours au Collège de France en postulant sans le démontrer un fondement raciste à l’ensemble de la tradition socialiste, n’est pas examinée. Les motivations proprement politiques de ces deux grands adversaires des philosophies de l’histoire ne sont-elles pas sous-estimées ? Leur prise en considération n’aurait-elle pas été de nature à enrichir la lecture des historicités à l’œuvre dans les généalogies nietzschéenne et foucaldienne ? Quoi qu’il en soit, le parti-pris sceptique mais pas nihiliste, mis en scène avec humour dans une conclusion très xviii e siècle, confère à l’ouvrage son intérêt et sa grande force (car il féconde la réflexion), en même temps qu’il prête évidemment à discussion. Du moins ne peut-on faire reproche à son auteur de ne pas l’assumer avec une incontestable probité, et une certaine sagesse amusée. Stéphanie ROZA
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Mario KEßLER Sozialisten gegen Antisemitismus. Zur Judenfeindschaft und ihrer Bekämpfung (1844-1939), Hamburg, VSA Verlag, 2022, 366 pages Cette magistrale étude, sans prétention à l’exhaustivité, apporte une connaissance précise et argumentée des principaux moments du combat des socialistes contre l’antisémitisme, depuis le xixe siècle jusqu’aux années qui précédent la Deuxième Guerre mondiale et l’extermination des Juifs. L’analyse s’occupe de l’Europe, sans prétendre embrasser toute la planète. Il s’agit, comme l’observe l’auteur dans sa préface, à la fois d’un travail de critique des idéologies et d’histoire des organisations. Parfois l’auteur a tendance à étendre sa discussion à des questions annexes (par exemple le débat pour ou contre le sionisme) qui n’ont qu’un rapport indirect à la question de l’antisémitisme. Si l’auteur ne cache pas sa sympathie pour les courants dissidents dans le mou-
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vement ouvrier, il montre les forces et les faiblesses de l’ensemble des prises de position socialistes sur ce thème. C’est sans doute un ouvrage destiné à servir de référence pour de futures recherches. Beaucoup parmi les premiers socialistes ou anarchistes au xixe siècle avaient des tendances antisémites explicites. Est-ce aussi le cas de Karl Marx, notamment dans son essai de 1844 sur la question juive ? Certes, contrairement à Bruno Bauer, le jeune Marx ne pense pas que l’émancipation des Juifs exige qu’ils renoncent à leur religion. Mais en identifiant celle-ci avec le culte de l’argent, il reproduit les préjugés anti-juifs de l’époque, en ignorant que la plupart des Juifs en Allemagne (pour ne rien dire du reste de l’Europe) n’avaient rien à voir avec la finance ou le capital. La même ambiguïté se retrouve plus tard : les prises de position publiques de solidarité avec les Juifs persécutés dans le monde n’empêchent pas les manifestations grossières d’antisémitisme dans la correspondance privée (notamment au sujet de l’ami/rival/adversaire Ferdinand Lassalle). La même remarque vaut pour Friedrich Engels, à la différence que, vers la fin du siècle, avec l’essor de l’antisémitisme en Allemagne (Eugen Dühring est un exemple probant), il s’engage de plus en plus dans le combat contre ce phénomène, qu’il considère comme une sorte de réaction médiévale contre la société moderne. On retrouvera cette attitude, qui ne rend pas compte de la forme moderne de l’antisémitisme, dans la pensée socialiste ou communiste au cours du vingtième siècle avant 1939. Les plus divers penseurs socialistes (Karl Kautsky, Otto Bauer, Lénine) sont convaincus que les Juifs sont voués à disparaître par l’assimilation. L’antisémitisme, dans cette perspective, est vu comme une survivance réactionnaire du passé. Certes les socialistes de l’Empire tsariste (Lénine, Trotsky, Rosa Luxemburg, Julian Marchlewsky) dénoncent la bestialité criminelle des pogroms antisémites orchestrés par le régime et la Révolution russe d’Octobre 1917 ne fait pas de concessions sur ce terrain (des soldats de l’Armée rouge coupable d’actes pogromistes sont sommairement fusillés). Les communistes non juifs, comme Kalinine, Lounatcharski, Boukharine et Preobrajenski seront d’ailleurs les plus combatifs contre toute forme d’antisémitisme. Il faudra attendre Staline pour que des formes sournoises d’antisémitisme ressurgissent en URSS, par exemple lors des procès de Moscou, où les accusés sont désignés par leurs noms juifs, à la place des pseudonymes universellement connus (« Bronstein » à la place de Trotsky). Après la défaite de l’Allemagne et la Révolution de Novembre 1918, on verra ressurgir l’antisémitisme, notamment chez les officiers des Freikorps, responsables de l’assassinat de la « juive communiste » Rosa Luxemburg en janvier 1919 – un crime qui constitue, selon Isaac Deutscher, « le dernier triomphe de l’Allemagne des Hohenzollern, et le premier de l’Allemagne nazie ». On trouvera beaucoup d’intellectuels juifs dans les rangs du KPD ;
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parmi eux un personnage équivoque, Ruth Fischer, qui ose déclarer en 1923 : « Qui dénonce le capital juif est un combattant de classe, même s’il ne le sait pas (…). Écrasez les capitalistes juifs, pendez-les à la lanterne (…). » Ruth Fischer deviendra après 1945 une anti-communiste fanatique. Plusieurs dirigeants communistes allemands, comme Heinrich Brandler ou Clara Zetkin, vont s’opposer publiquement à ce type de discours. Opposé au nazisme, le KPD du début des années 1930 sous-estime gravement l’antisémitisme du NSDAP. Dans une brochure antinazie du dirigeant du parti Hermann Remmele en 1930, il est écrit que Goebbels a suspendu les déclarations antisémites après avoir reçu de l’argent de capitalistes juifs… Et dans un livre intitulé Le Déclin du judaïsme (1933), l’intellectuel communiste (Juif ) Otto Heller explique qu’une « question juive » n’existe que dans les pays arriérés de l’Europe de l’Est et du Sud… On trouve des analyses semblables du côté de la social-démocratie : par exemple, en 1932, un cadre du SPD, Fritz Tarnow, écrit qu’il ne faut pas prendre au sérieux les menaces des nazis contre les juifs ou les socialistes – « L’Allemagne n’est pas un État de voleurs balkaniques ». Heureusement des manifestations socialistes de solidarité n’ont pas manqué au cours de ces années. Par exemple, en mars 1936, le Bund et le Parti Socialiste Polonais ont appelé à une grève générale en Pologne contre une vague de pogroms. Et en Angleterre, en octobre 1936, une large coalition (incluant le Labour, le Parti Communiste, les sionistes et les trotskystes) empêche le fasciste O. Mosley et son British National Party de parader dans l’East End, le quartier juif de Londres. En annexe du livre se trouvent 24 pages de bibliographie et un certain nombre de documents qui témoignent de l’engagement des socialistes contre l’antisémitisme : des écrits de (entre autres) Friedrich Engels, August Bebel, Jean Jaurès, Karl Kautsky, Lénine, Rosa Luxemburg, Julian Marchlewski, Nikolai Boukharine et Léon Trotsky. Mentionnons aussi une résolution du KPD qui, au moment de la Nuit de Cristal (1938), manifeste sa solidarité avec les Juifs persécutés. Selon Mario Kessler, les protagonistes de ce livre ne pouvaient pas imaginer, même dans leur pires cauchemars, l’extermination des Juifs européens. L’exception c’est Léon Trotsky, qui déclarait, dans un texte de 1938 qui figure en annexe du livre : « Même sans guerre, le prochain développement de la réaction mondiale sera certainement la liquidation physique des Juifs. » Michael LÖWY
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