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French Pages 345 [352] Year 2015
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1 Introduction
Marx & Foucault Lectures, usages, confrontations
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Depuis le début des années 1980, on a assisté à un redéploiement considérable de la recherche en sciences humaines et sociales : la remise en cause des grands systèmes théoriques qui dominaient jusqu’alors a conduit à un éclatement des recherches en de multiples champs disciplinaires indépendants, mais elle a aussi permis d’ouvrir de nouveaux chantiers théoriques. Aujourd’hui, ces travaux commencent à porter leurs fruits : des paradigmes novateurs s’élaborent, des liens inédits sont établis entre les disciplines, des débats passionnants se font jour. Mais ce renouvellement en profondeur reste encore dans une large mesure peu visible, car il emprunte des voies dont la production éditoriale traditionnelle rend difficilement compte. L’ambition de la collection « Recherches » est précisément d’accueillir les résultats de cette « recherche de pointe » en sciences humaines et sociales : grâce à une sélection éditoriale rigoureuse (qui s’appuie notamment sur l’expérience acquise par les directeurs de collection de La Découverte), elle publie des ouvrages de toutes disciplines, en privilégiant les travaux trans et multidisciplinaires. Il s’agit principalement de livres collectifs résultant de programmes à long terme, car cette approche est incontestablement la mieux à même de rendre compte de la recherche vivante. Mais on y trouve aussi des ouvrages d’auteurs (thèses remaniées, essais théoriques, traductions), pour se faire l’écho de certains travaux singuliers. L’éditeur
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Collection « Recherches »
sous la direction de
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Marx & Foucault Lectures, usages, confrontations
Éditions La Découverte 9 bis, rue Abel-Hovelacque Paris XIIIe 2015
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Christian Laval, Luca Paltrinieri et Ferhat Taylan
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Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit de vous abonner gratuitement à notre lettre d’information par courriel, à partir de notre site www.editionsladecouverte.fr, où vous retrouverez l’ensemble de notre catalogue. ISBN 978-2-7071-8801-4 Ce logo a pour objet d’alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir du livre, tout particulièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le développement massif du photocopillage. Nous rappelons donc qu’en application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du code de la propriété intellectuelle toute photocopie à usage collectif, intégrale ou partielle, est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans l’autorisation de l’éditeur. © Éditions La Découverte, Paris, 2015.
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La publication de cet ouvrage est issue d’un colloque qui s’est tenu sur le site de l’université Paris-Ouest Nanterre-La Défense et au Lycée Henri IV de Paris du 18 au 20 décembre 2014. Ce colloque a été organisé conjointement par le laboratoire Sophiapol et le Collège international de philosophie, avec le soutien du Centre Michel Foucault. Cette publication a reçu le soutien financier du Sophiapol, de la Commission recherche de l’université Paris-Ouest Nanterre-La Défense et du Centre Michel Foucault. Qu’ils en soient ici remerciés, ainsi que toutes celles et tous ceux qui ont contribué à la réalisation du colloque et à la confection de l’ouvrage.
Sommaire Introduction Christian Laval, Luca Paltrinieri, Ferhat Taylan
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1. Une histoire « plus profonde » du capitalisme 19 Ferhat Taylan 2. La productivité du pouvoir 29 Christian Laval 3. Foucault, Marx : le corps, le pouvoir, la guerre 45 Sandro Chignola 4. Foucault lecteur du Capital 59 Rudy M. Leonelli 5. « Communiste nietzschéen ». L’expérience Marx de Foucault 71 Roberto Nigro 6. L’anti-Marx de Michel Foucault 84 Étienne Balibar
II. Foucault et les marxismes 7. Cartographier les marxismes avec Foucault : les années 1950 et 1960 Jean-François Bert
8. L’intelligibilité des luttes. Foucault et Sartre lecteurs des enquêtes historiques de Marx Hervé Oulc’hen 9. L’effet Althusser sur Foucault : de la société punitive à la théorie de la reproduction Julien Pallotta
10. Michel Foucault entre Marx et Burckhardt : esthétique, jeu et travail Manlio Iofrida 11. Foucault, marxiste hérétique ? Histoire, subjectivation et liberté Judith Revel
105 113 129 143 154
III. Lire Marx après Foucault 12. La subjectivité retrouvée. Une expérience marxiste de Foucault Antonio Negri 13. De la praxis aux pratiques Pierre Dardot
173 184
14. Pouvoir ou domination ? Pouvoir ou exploitation ? Deux fausses alternatives 199 Emmanuel Renault
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I. Foucault, lecteur de Marx
15. Capitalisme et gouvernement des circulations Laurent Jeanpierre
16. Race, population, classe : discours historico-politique et biopolitique du capital de Foucault à Marx Guillaume Sibertin-Blanc 17. Le nominalisme de la relation comme principe antimétaphysique Diogo Sardinha
213 228 244
IV. Marx avec Foucault : actualités, luttes, critiques
19. Foucault avec Marx : la pratique altératrice comme praxis révolutionnaire et les luttes contemporaines pour le commun Pierre Sauvêtre 20. Foucault avec Marx : pouvoir-capital et pouvoir-savoir Jacques Bidet
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21. Foucault, l’actualité, l’histoire : aspects de la démocratie présentiste Isabell Lorey 22. Marx, Foucault et la grande entreprise comme institution centrale du capitalisme Stéphane Haber
261 272 286 298 309
23. Qu’est-ce qu’une critique transformatrice ? Contrat psychologique et normativité d’entreprise Massimiliano Nicoli et Luca Paltrinieri
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Liste des auteurs
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Table 341
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18. Le symbolique, la production et la reproduction. Éléments pour une nouvelle économie politique Federica Giardini
Introduction Introduction
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Il est des travaux et des œuvres qui nous aident à comprendre ce que nous sommes devenus et ce qui nous arrive aujourd’hui. Marx et Foucault sont de ceux-là. Sans doute ne nous disent-ils pas la même chose de notre histoire, eux qui ont vécu et pensé à un siècle de distance, dans des conditions et avec des projets différents, mais ce sont peut-être précisément toutes ces différences qui font du croisement de ces deux noms un espace fécond pour l’avenir de la pensée critique. Le colloque Marx & Foucault, qui est à l’origine de ce volume, en a apporté des éléments suffisamment probants. L’organisation de cette rencontre s’est donné pour but l’interrogation aussi systématique que nécessaire, aussi libre que possible, des rapports riches, variés, évolutifs et complexes de Foucault avec la pensée de Marx. L’important pour nous était de faire le point sur le « dialogue ininterrompu1 » entre les textes de Marx et Foucault, de comprendre comment ils travaillent les uns par rapport aux autres, comment ce rapport ou ces rapports font aussi partie de notre actualité de pensée et d’action. Mais ce n’est pas seulement ce dialogue-là qui a constitué notre objet. Nous avons également considéré comme question importante notre dialogue avec les travaux de Marx et Foucault, nous qui les lisons l’un et l’autre, l’un avec l’autre, l’un contre l’autre. Il nous fallait tenir compte du fait que notre propre rapport au travail de Foucault a changé notre lecture de Marx, que nous nous sommes mis à lire Marx depuis Foucault. Et il convenait de nous interroger sur la manière dont nous combinons aujourd’hui leurs analyses et leurs concepts dans l’intelligence que nous 1. Selon l’expression d’Alessandro Fontana et Mauro Bertani, « Situation de cours », in Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 1997, p. 250.
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Christian Laval, Luca Paltrinieri, Ferhat Taylan
Marx & Foucault
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avons des pouvoirs contre lesquels nous luttons et des pratiques de résistance que nous développons. Cette question de fond, les contributeurs l’abordent théoriquement chacun à leur manière. C’est elle qui, à nos yeux, permet de déjouer les risques de malentendu inhérents au champ académique. Conjoindre deux noms propres dans un titre de colloque, ou sur la couverture d’un livre, est en effet un geste universitaire assez courant qui expose au risque de l’arbitraire. Dans le jeu scolastique, on se plaît à rapprocher des œuvres qui ne sont pas de la même époque, qui ne s’expriment pas dans la même langue et qui ne parlent pas de la même chose. Le risque est donc toujours de faire semblant d’instaurer un dialogue entre des pensées et des auteurs qui n’ont ni le même contexte d’exercice, ni les mêmes enjeux, ni les mêmes intentions, ce simulacre ayant généralement pour conséquence d’ajouter un peu plus de méconnaissance quant à la singularité des pensées et des vies que désignent ces noms propres. Ce risque est levé lorsqu’on demande, du point où nous sommes, à Marx et à Foucault de nous aider à saisir ce qui nous a fait devenir ce que nous sommes et ce que nous pensons, c’est-à-dire de poser un diagnostic sur notre actualité historique. Pour le dire autrement, et avec plus de précision, ils ne valent d’être confrontés l’un avec l’autre que dans l’analyse de pouvoirs qui nous contraignent et nous constituent et dans la réflexion des moyens de lutte que nous avons pour nous en affranchir. Nous n’avons donc pas donné par hasard à la jointure de ces deux noms propres le signe de ce que les typographes appellent l’esperluette : &. Moins habituelle que le petit mot de liaison « et », ce signe est là pour faire ressortir le caractère problématique, discutable, complexe de cet ensemble de relations entre Marx et Foucault. Et, de fait, que l’on ne s’attende pas à une parfaite unité de vues entre les contributeurs. La jonction s’entend de multiples manières. Certains préfèrent dégager les affinités, voire chercher la synthèse, d’autres s’efforcent de travailler l’écart entre eux, voire de les opposer, quand d’autres encore, et c’est peut-être le plus grand nombre, montrent le double mouvement d’appui et d’éloignement de l’un par rapport à l’autre.
Marx & Foucault Nous ne sommes pas les premiers à tenter le parallèle Marx/Foucault, nous en sommes bien conscients. Il existe bien des manières d’interpréter notre « esperluette ». D’abord, le mode de l’opposition : on voudrait opposer le Marx de la question sociale centrale qui se joue entre deux grandes classes, dans le cadre du système capitaliste et le Foucault des « luttes minoritaires », celles des exclus, des invisibles, des infâmes et des bannis. Pour poser la
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question autrement, et de façon à la fois plus historique et moins polémique, on pourrait dire ceci : l’on reconnaît généralement que Foucault a su donner toute leur place dans la pensée critique à celles et ceux qui n’entraient pas dans la grande dialectique marxiste, et ce, à une époque où elle dominait très largement la conception de l’histoire et la réflexion politique. Mais un certain « foucaldisme » n’aurait-il pas progressivement gagné en extension et en force jusqu’à faire des luttes des exclus de l’histoire – les femmes, les colonisés, les homosexuels, les prisonniers, les immigrés, les enfants, etc. – non pas certes le moteur de substitution d’une nouvelle histoire, mais l’envers de la représentation dominante de l’histoire, regardée jusque-là comme progrès vers l’émancipation universelle ? Ce décentrement systématique, et cette déconstruction des schèmes anciens, jusqu’à la conception de l’histoire elle-même, n’auraient-ils pas entièrement emporté avec eux la vision encore très occidentalo-centrée qui était celle de Marx ? Poussant plus loin le raisonnement, le « foucaldisme », nouvelle trame plus ou moins explicite des sciences sociales et historiques « globales », ne serait-il pas alors une manière d’accompagner, de façon certes critique, mais au fond inoffensive, la mondialisation capitaliste, les logiques politiques néolibérales, et in fine l’affaiblissement du mouvement ouvrier et la disparition de l’horizon révolutionnaire ? C’est là, comme on sait, le reproche de certains marxistes à Foucault, qui se voit imputer des interprétations et des prolongements pour lesquels il n’a pas fait grand-chose. Mais il existe une autre forme de « mise en rapport » des deux auteurs : non plus rapport d’opposition mais négation de tout rapport. Aussi étrange que cela puisse paraître, les déclarations nombreuses où Foucault souligne combien a été importante pour lui la lecture de Marx, restent lettre morte pour certains commentateurs. Pour des raisons d’ailleurs différentes voire contraires, ils semblent s’être mis d’accord pour faire valoir que ce n’est surtout pas dans son rapport à Marx qu’il faut lire et interpréter Foucault. On pense à ces commentateurs qui tiennent symptomatiquement à maintenir la plus grande étanchéité possible entre Foucault et le marxisme, on pense bien sûr à cette petite musique qui voudrait que Foucault ait renié finalement ses engagements politiques des années 1970, qu’il se soit converti tardivement à une conception éthique et esthétique de l’existence, à moins que cette dernière n’ait été sa vérité de toujours. Mais on pense surtout à ce nouveau travail d’étiquetage pour lequel le supposé néolibéralisme de Foucault remplace son antimarxisme fondamental. Il y a là une nouvelle manière de vouloir fabriquer une image de Foucault radicalement incompatible avec Marx. Hors de tout contexte historique, Foucault est renvoyé à ses ambiguïtés politiques, à ses amitiés louches, à ses investigations douteuses. L’intérêt pour l’objet « libéralisme » ou l’objet « néolibéralisme » vaudrait éloge. Incontestablement, les méthodes « théorico-judiciaires »
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Introduction
Marx & Foucault
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d’un autre âge sont de retour. Cette période était celle où l’on cherchait plutôt à étiqueter qu’à penser, une période où Jean-Paul Sartre pouvait écrire que « Foucault est la dernière barrière que peut encore élever la bourgeoisie contre Marx ». Or, les auteurs de ce volume se sont accordés, sans avoir à s’en donner le mot, sur le fait que ces pratiques de lecture ou plutôt de non lecture, devaient être placées une bonne fois pour toutes dans les « poubelles de l’histoire ». Il existe heureusement, comme en témoigne ce volume, une autre tradition de lecture de Foucault et de Marx, en France comme ailleurs, qui a fait de ce croisement un enjeu théorique important. On peut signaler, sans prétendre du tout à l’exhaustivité, quatre textes parus dans des moments et des contextes différents. On pense d’abord à l’ouvrage de Barry Smart, paru avant la mort de Foucault et publié en 1983, Foucault, Marxism and Critique, qui posait déjà un certain nombre de questions et qui a eu le mérite de montrer que, dans les milieux universitaires américains, les lecteurs de Marx ont été sensibles très tôt aux analyses de Foucault. Six ans après, dans le cadre du premier grand colloque qui s’est tenu en France sur Foucault, Étienne Balibar avait proposé un texte intitulé Foucault, Marx et l’enjeu de nominalisme, qui est devenu depuis une référence majeure. En 2004, la revue Actuel Marx publiait un important dossier sur “Marx et Foucault” dans lequel on trouvait notamment un texte du chercheur allemand Thomas Lemke consacré à la gouvernementalité, où il insistait sur la manière dont les analyses foucaldiennes du néolibéralisme venaient utilement compléter les analyses marxistes de ce phénomène. Roberto Nigro avait esquissé de son côté un programme de recherche sur la base de l’hypothèse selon laquelle « l’œuvre de Foucault est traversée d’un bout à l’autre par une confrontation avec Marx2 ». Ces textes sont ici trop vite évoqués pour rappeler que le présent volume reprend et prolonge aujourd’hui un ensemble de travaux sur le rapport entre Marx et Foucault, qui ont déjà une certaine histoire : laquelle a été relancée par la publication récente du cours de 19721973, intitulé La Société punitive, dans lequel Michel Foucault se réfère largement à Marx3. On n’oubliera pas deux livres récents qui interrogent également ce rapport Marx/Foucault, celui de Pierre Macherey et celui de Jacques Bidet4.
2. Roberto Nigro, « Foucault lecteur et critique de Marx », in Jacques Bidet, Eustache Kouvélakis (dir.), Dictionnaire Marx contemporain, PUF, Paris, 2001, p. 433-446. Consultable en ligne depuis mai 2011 : . 3. Certaines analyses de ce cours avaient été déjà portées à notre attention par Stéphane Legrand, in Les Normes chez Foucault, PUF, Paris, 2007. 4. Pierre Macherey, Le Sujet des normes, Éditions Amsterdam, Paris, 2014 et Jacques Bidet, Foucault avec Marx, La fabrique, Paris, 2014.
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Introduction
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Tous ces travaux s’appuient sur un fait incontestable : Foucault a écrit après et depuis Marx, avec et contre lui. Il n’a cessé de le lire, sans toujours le citer, en esquivant toute assignation à un marxisme ou à un anti-marxisme qui lui aurait imposé de rendre des comptes devant le tribunal imaginaire de la « théorie vraie parce que toute-puissante », selon la sinistre formule de Lénine. Il n’a cessé de le lire et de le penser comme un événement dans l’histoire des discours et dans l’histoire des luttes. En ce sens, Foucault ne cherche pas à nier, à réduire, à surmonter Marx. Il s’emploie à le considérer non pas comme un « horizon indépassable », mais comme une condition incontournable de toute pensée de l’histoire. De sorte que l’on peut à bon droit regarder son œuvre comme une interminable explication avec Marx, lors même qu’il ne le citerait plus dans ses derniers travaux consacrés au « gouvernement de soi et des autres ». Mais comment Foucault a-t-il lu Marx et pour en faire quoi ? Pour répondre, il faudrait repartir de la célèbre conférence de 1969 sur « Qu’est-ce qu’un auteur ? », où il montrait comment la fonction-auteur, en rétablissant une origine absolue de l’œuvre, crée l’illusion du génie qui permet de conjurer les dangers et les contradictions de l’écriture. Pour Foucault, l’auteur est un « certain principe fonctionnel par lequel, dans notre culture, on délimite, on exclut, on sélectionne. Bref, le principe par lequel on entrave la libre circulation, la libre manipulation, la libre composition, décomposition, recomposition de l’œuvre ». En somme, l’auteur est pour lui la « figure idéologique par laquelle on conjure la prolifération du sens5 ». On pourrait dire qu’au cours de son « dialogue ininterrompu », Foucault s’est justement efforcé d’arracher Marx à cette fonction-auteur : c’est le sens de sa polémique contre les marxismes comme appareils « théoricojudiciaires ». Alors que ces derniers cherchent à restituer l’unité de l’œuvre et de l’auteur à travers la citation et le commentaire, il faut, dit Foucault, être « crypto-marxiste ». La tâche est donc d’esquiver les inévitables effets d’appartenance, les attributions d’origine, de faire un usage libre des textes de Marx, de les rendre à leur prolifération de significations, de les libérer de l’encombrante présupposition d’un génie à l’œuvre derrière chaque mot, dont il faudrait restituer l’intention profonde. C’est pourquoi l’usage foucaldien de Marx est toujours une certaine façon de piéger un certain marxisme, un marxisme qui voudrait délivrer des permis de parole et définir des loyautés. Face à ces procédures d’identification du genre : « Vous êtes plus ou moins marxistes » ou « vous êtes plus ou moins foucaldiens », le 5. Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur », in Dits et Écrits (1954-1988), Gallimard, 2001, tome I, p. 817 à 849.
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Foucault, ou comment lire Marx
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Marx & Foucault
seul devoir politique et moral, selon Foucault, c’est de refuser systématiquement le chantage du « qui es-tu ?6 ». Croire ou ne pas croire à l’unité d’une œuvre a une portée stratégique. C’est cette croyance qui a caché l’analogie la plus secrète entre le travail de Marx et celui de Foucault. Car, qu’il s’agisse d’étudier le panopticon, le “capital humain” ou les techniques de soi pour Foucault, ou bien le marché, le travail ou l’économie politique pour Marx, les deux penseurs n’ont pas cessé d’étudier l’« intelligence de la bourgeoisie ». Dans un passage de La Société punitive, Foucault s’en explique. Le thème de la bêtise de la bourgeoisie est cher aux intellectuels, mais ce sont ceux qui croient à cette bêtise qui, au fond, sont les plus bêtes :
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Le prix à payer est lourd : les luttes seront toujours défaites si l’on ne prend pas au sérieux l’« intelligence de la bourgeoisie », si l’on ne va pas la chercher où elle est à l’œuvre, dans le rôle stratégique des discours. Sans doute la « fonction-auteur » a-t-elle fini par rattraper son critique le plus inlassable. Après avoir été soumis aux « signes ostensibles de marxisme », le discours critique se montre de plus en plus exposé aux « signes ostensibles de foucaldisme ». Il suffit de considérer la portée iconique des visages de Marx et de Foucault, le barbu et le chauve, qui ont circulé partout jusqu’à devenir des purs « signifiants globaux » sur Internet et dans les médias. Si Foucault voulait arracher Marx aux marxistes, la question aujourd’hui est d’éviter que Foucault ne soit réduit à un foucaldisme scolaire, à une académisation de Foucault qui, en le transformant en “auteur classique”, le neutraliserait en empêchant tout rapport libre avec son travail permettant de le prolonger, de le transformer, d’en faire quelque chose de nouveau. 6. Foucault s’était lui-même amusé à énumérer les qualificatifs que lui avaient accolés certains marxistes, en allant du pire au meilleur, de Sartre à Althusser. Dans un texte inédit, qui est une réponse que Foucault a rédigée en 1979, à une question que lui a envoyée un interlocuteur inconnu, et qui porte sur son rapport à Marx et au marxisme, on trouve la liste suivante : 1. « dernier rempart de la bourgeoisie » 2. « agent du patronat » 3. « idéologie des technocrates » 4. « irrationaliste nietzschéen » 5. « rationaliste mécaniste » 6. « positiviste négateur de l’histoire » 7. « philosophe relativiste et historicisant » 8. « historien idéaliste étranger au matérialisme dialectique » 9. « historien matérialiste auquel manque la dialectique » 10. « historien dont les analyses peuvent sous certaines conditions être intégrées au matérialisme dialectique » (ce dernier propos est raturé dans le tapuscrit). Voir le texte inédit « Réponse à la première question », trouvé par Frédéric Gros dans la boîte 79 des archives récemment déposées à la BNF. 7. Et encore « On peut définir les intellectuels comme ceux sur qui l’intelligence de la bourgeoisie produit un effet d’aveuglement et de bêtise », Michel Foucault, La Société punitive. Cours au Collège de France (1972-1973), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 2013, p. 168.
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Si la bourgeoise paraît bête, c’est que l’on va chercher les traces de son intelligence ou de sa bêtise dans cette catégorie de discours particulièrement scolarisée qu’on appelle les œuvres des auteurs, les textes. Toutes ces catégories, auteurs, écrivains, œuvres, textes, c’est ce que la scolarisation de la société a isolé par rapport à la masse active, stratégique des discours7.
Introduction
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Je ne retiens donc qu’une manière de faire avec les textes de Marx : la mise en œuvre éventuelle de leurs formes d’analyse, de leurs propositions théoriques, et de leurs concepts ; et ceci non point pour assurer une répétition, mais pour produire, si c’est possible, à partir de là quelque chose de nouveau. Le seul procédé honnête, c’est donc de laisser au lecteur le soin de reconnaître s’il en a envie quels éléments des analyses de Marx ont été utilisés et de quelle façon, pour conduire à quels résultats et avec quelle certitude9.
On aura compris combien serait vain de confronter un marxisme imaginaire à un foucaldisme tout aussi imaginaire.
« Mettre Marx à l’œuvre » En somme, Foucault n’est pas marxiste, pas plus qu’il n’est libéral. Il entend creuser « plus profond » que Marx, à un niveau regardé par lui comme plus fondamental, celui des formes de pouvoir et des types de savoir. La lecture des cours et des livres des années 1970 montre que le capitalisme n’aurait pu « cristalliser » en système si n’avaient pas été mis en œuvre des formes de pouvoir permettant de discipliner de larges fractions de la population et de les transformer en « prolétariat ». Le mouvement qu’opère Foucault par rapport à Marx n’est pas d’opposition mais d’appui et de prolongement, non de négation mais d’approfondissement et de généralisation : il s’agit de « mettre en œuvre » le travail marxien pour comprendre historiquement et généalogiquement notre présent. 8. Pierre Macherey, « Lire Foucault ». Consultable en ligne : (Exposé présenté le 18 juin 2015 au colloque « Foucault au Collège de France. Une aventure intellectuelle et éditoriale » à Cerisy-la-Salle.) 9. Voir texte inédit « Réponse à la première question », op. cit.
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Comme l’a récemment remarqué Pierre Macherey, « Foucault [...] n’a guère été indulgent à l’égard de scoliastes qui, sans s’apercevoir qu’ils tournaient en rond, ont, selon lui, gâché leur temps à expliquer dévotement “ce que Marx a dit”, “ce que Marx a vraiment dit”, par exemple en se contentant de “lire Le Capital”. Si on veut être conséquent, cela doit être pris pour un avertissement par ceux qui seraient tentés de consigner, ou de cosigner au titre d’interprètes autorisés, disposant de l’auctoritas dont la source a jailli de l’auteur, “ce que Foucault a dit”, voire “ce qu’il a bien dit”, à la fois parce qu’il l’a dit effectivement et parce qu’il aurait eu raison de le dire8 ». La neutralisation scolastique est peut-être, pour une part, inévitable. Foucault lui-même n’a-t-il pas bien souvent tenté d’établir rétroactivement des continuités, des synthèses, des cohérences pour rendre compte de son propre parcours ? Mais ce qui compte, c’est tout autre chose : c’est la capacité que garde un texte d’être « mis en œuvre » pour comprendre ce qui advient. C’est ce que Foucault dans un texte inédit disait de son rapport à Marx :
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Marx & Foucault
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Moi ce que je voudrais essayer de saisir, c’est le pouvoir. Non pas tel qu’on l’entend d’ordinaire, cristallisé dans des institutions ou dans des appareils, mais si vous voulez, le pouvoir en tant qu’il est à travers tout un corps social, l’ensemble de ce que l’on peut appeler la lutte de classes. Pour moi, à la limite, je dirais, le pouvoir, c’est la lutte de classes, c’est-à-dire l’ensemble des rapports de force, c’est-à-dire des rapports forcément inégalitaires, mais également changeants, qu’il peut y avoir dans un corps social et qui sont les actualisations, les drames quotidiens de la lutte de classes. […] C’est là où est peut-être le point difficile et que vous n’admettriez pas, je ne dirais pas : il y a une lutte de classes comme ça, à un certain niveau fondamental, dont le reste n’est que l’effet, la conséquence, mais que la lutte de classes concrètement, c’est tout ce que nous vivons10.
Il n’est pas ici question de nier les inégalités entre les classes, les rapports de force sur le marché du travail ou les luttes entre patrons et ouvriers. Il s’agit plutôt de saisir les inégalités, les rapports de force, les luttes dans leur extension maximale et dans leur pluralité la plus poussée. On voit mieux sans doute la racine des interprétations divergentes et les usages assez contrastés que l’on peut faire. D’un côté, Foucault conteste la vision binaire qu’ont les marxistes de la lutte, ainsi que leur économisme historique sur lequel repose cette conception. Ce qui peut expliquer la tentation de relativiser la lutte sociale, au sens classique du terme, au profit d’une multitude de combats sur d’autres fronts. D’un autre côté, Foucault reprend à son compte l’idée que la lutte de classes constitue l’élément même du social et le « transformateur » de l’histoire, mais à condition, devenue une évidence pour lui dans les années 1970, de ne jamais cantonner la lutte aux seuls lieux de travail, dans le seul champ de la production, mais de la considérer au contraire comme transversale à « tout ce que nous vivons ». Il posait par là une question décisive, à laquelle des auteurs aussi différents que Laclau et Mouffe, ou Hardt et Negri ont tenté d’apporter depuis une réponse : sur quelle base, à partir de quel principe, selon quelle rationalité peut-on articuler toutes ces luttes contre des pouvoirs, certes différenciés, 10. Michel Foucault, « Entretien inédit entre Michel Foucault et quatre militants de la LCR, membres de la rubrique culturelle du journal quotidien Rouge », juillet 1977. Consultable en ligne : .
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Si chez Marx il fallait partir de la domination générale d’une classe pour analyser les méthodes de pouvoir que cette domination a supposées pour se consolider et s’étendre, avec Foucault il convenait de remonter de l’exercice d’un pouvoir localisé mobilisant des techniques inventives, jusqu’aux effets généraux de domination du capital et de l’État. La lutte des classes n’est donc pas imaginairement abolie, elle est étendue à toute la surface de la société. Cela fait une certaine différence. C’est d’ailleurs très exactement ce qu’il dit aux jeunes militants trotskystes de Rouge qui viennent chez lui l’interroger :
Introduction
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hétérogènes et multiformes, mais qui trouvent encore dans l’État le lieu stratégique de leur intégration ?
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On l’aura compris désormais, notre interrogation ne participe ni essentiellement ni principalement du jeu académique. Elle est profondément politique, c’est-à-dire inscrite dans notre actualité politique. Partir de la question politique de notre présent ne signifie évidemment pas que notre travail n’a pas de dimension et de conséquence théorique. Le croire serait d’ailleurs mal connaître Foucault pour qui les « concepts viennent des luttes et doivent retourner aux luttes11 ». C’est pourquoi le cadre du questionnement dans lequel s’inscrit nécessairement toute confrontation des pensées de Marx et de Foucault est éminemment pratique, il est même stratégique, car il implique de savoir s’il est possible, aujourd’hui, de penser ensemble les luttes des « minorités » (qui sont, à l’échelle du monde, une majorité en nombre, mais pas en compacité) et les luttes des classes sur le terrain du capitalisme mondialisé. Cette question ne se pose pas à n’importe quelle époque. Elle surgit dans un moment de bifurcation possible entre deux voies. La première, nous l’avons vu, est celle d’une disjonction et d’une opposition entre les « dominés économiques » et les « exclus culturels ». Entre les premiers, victimes des inégalités, des précarités et des exploitations sur le terrain du travail et de la production, et les seconds qui sont renvoyés à leur « hétérogénéité » pour les uns, à leur « identité » irréductible pour les autres, il n’y aurait pas de conjonction possible sur le terrain des luttes. Ce divorce entre « social » et « culturel », manipulé par des gouvernements et des partis politiques dits de gauche qui croient compenser leur abandon des classes populaires par des « marqueurs sociétaux », nous conduit tout droit au nationalisme et à l’affaiblissement progressif des alternatives politiques. Il conduit aussi, notamment, à voir le travail de Foucault comme une machine de guerre contre la lutte de classes. Y a-t-il des raisons de voir en lui le théoricien « postmoderne » de l’émergence de « luttes culturelles » hétérogènes à tout projet d’émancipation12 ? À l’évidence non, comme le montrent les contributions de ce volume qui, dans leur diversité, s’accordent 11. Cité par Pierre Bourdieu, in « La philosophie, la science, l’engagement », L’Infréquentable Michel Foucault, Epel, Paris, 2001, p. 190. 12. On peut faire une liste actualisée des discours tenus aujourd’hui sur Foucault en allant toujours du pire au meilleur : 1. « penseur néoliberal » 2. « allié des nouveaux philosophes voulant détruire la sécurité sociale » 3. « défenseur des libertés individuelles contre l’État » 4. « philosophe apolitique de la vie ordinaire qui appelle à la sagesse éthique » 5. « auteur parfois marxisant qui ne contrôle pas l’usage qu’il fait des concepts de Marx ».
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L’actualité politique de « Marx & Foucault »
Marx & Foucault
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sur le fait que, pour faire avancer la réflexion sur les formes de pouvoir qui sont liées au capitalisme, il convient de prendre appui non pas sur Marx seul, ou sur Foucault seul, mais sur le travail réalisé par Foucault à partir de Marx, lequel nous permet de relire l’un par l’autre et d’enrichir ainsi la compréhension de l’un et de l’autre. Se dégage alors, à travers cette articulation et au fil des différentes contributions, une deuxième voie de la lutte, une voie qui se cherche, encore à peine ébauchée pratiquement et sans doute trop peu discutée théoriquement, qui viserait au contraire la convergence des luttes contre le capitalisme sur le terrain économique et des luttes qui se mènent contre toutes les autres formes de pouvoir et d’oppression, celui de l’État, des religions, des médias ou des traditions. Cette voie suppose sans doute de mettre au cœur de toute stratégie politique la dimension conflictuelle du rapport salarial, mais sans subsomption des luttes minoritaires dans une grande dialectique de l’histoire. Les auteurs poursuivent quatre grands axes de questionnement. Il y a d’abord la plus évidente et la plus immédiate série de questions : Comment Foucault a-t-il lu Marx, dans quels contextes, pour quels usages, avec quelles inflexions ? Il y a ensuite la discussion explicite ou implicite que mène Foucault avec les marxismes, notamment avec la tentative de réinvention d’une philosophie marxiste par Althusser, qui est resté longtemps son interlocuteur indirect. Il y a encore ce que nous pourrions appeler l’effet feedback : comment lit-on Marx après et depuis Foucault ? Qu’ont changé dans notre rapport à Marx les concepts créés et mobilisés par Foucault (discipline, surveillance, dispositif, biopolitique, gouvernementalité, subjectivation) ? Mais aussi comment lire Foucault en relisant Marx, à partir de Marx ? Il y a enfin toute la question ouverte des usages qui sont faits ou qui peuvent être faits de Marx et de Foucault, les deux ensemble, dans divers champs de luttes et dans un certain nombre de travaux qui visent leur articulation. Son incomplétude, son caractère de work in progress, explique que cet ouvrage soit sans conclusion : ou plutôt il se ferme sur une invitation à poursuivre le travail de la pensée et de la lutte. La pensée critique ne peut pas plus aujourd’hui qu’hier se satisfaire des répétitions et des « retours ». Elle ne sera à la hauteur des enjeux de l’époque que nous vivons qu’à la condition d’être capable de se soustraire à la tentation de l’orthodoxie, à la sacralisation du texte, à la fétichisation de l’« auteur ». Elle ne sera féconde que si elle sait éviter sa désactivation scolastique par le commentaire infini, si elle sait se réinventer à partir de son histoire même.
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I. Foucault, lecteur de Marx
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Une histoire « plus profonde » du capitalisme
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Je partirai d’un simple constat : lorsque Foucault évoque Marx, que ce soit dans Les Mots et les Choses ou que ce soit dans les cours au Collège de France (notamment dans La Société punitive), il insiste aussitôt sur un plan « plus profond » par rapport auquel il situe les analyses de Marx. Ce plan plus profond de savoir ou de pouvoir semble appeler chez Foucault un type d’enquête historique qui se situe en deçà ou en amont de Marx. Et ce plan cherche tantôt à saisir l’inscription épistémique de son discours dans la configuration de l’économie politique, tantôt à caractériser les mécanismes disciplinaires qui anticipent les rapports de production. Pour mieux saisir la place que Foucault accorde à Marx dans cette histoire plus profonde et irréductible aux rapports de production, je propose ici de suivre le fil directeur du problème du travail tel que Foucault l’analyse dans Les Mots et les Choses et dans La Société punitive. Ces deux ouvrages sont souvent présentés comme deux pôles extrêmes du rapport de Foucault à Marx : le premier serait son moment le moins marxiste, où il commet le péché capital consistant à situer la pensée de Marx dans un espace discursif qui l’accueille, et le second serait le cours La Société punitive, où il serait amené à pratiquer une vulgate « marxisante » peu contrôlée, pour reprendre un terme qu’utilise l’éditeur de ce cours. Or ces lectures ne permettent pas de comprendre l’opération plus spécifique qu’entreprend Foucault par rapport à Marx. Ainsi, en interrogeant la manière dont Foucault traite le problème du travail comme une catégorie de savoir d’une part et comme une réalité sociale progressivement instituée d’autre part, je voudrais déplacer la discussion : plutôt que de se demander quand et jusqu’à quel point Foucault était marxiste, nous pourrions nous demander comment il situe les analyses de Marx dans une histoire qu’il estime « plus profonde », et quelle utilité il entend tirer d’un tel geste.
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Ferhat Taylan
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Marx & Foucault
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Nous savons comment Foucault, dans Les Mots et les Choses, définissait l’autonomisation du travail, l’économie devenant le temps intérieur d’une organisation qui croît selon sa propre nécessité et qui se développe selon des lois autochtones. Parmi les trois composantes du trio vie-travail-langage abordé dans Les Mots et les Choses – chacune ayant l’ambition de devenir à la fin du xviiie siècle une région autonome, avec ses lois de la nature concernant les choses humaines et donnant lieu respectivement à l’économie, à la biologie et à la philologie – Foucault ne critiquera, après la publication de cet ouvrage, que la place accordée au travail. L’intégration du travail dans la nature humaine comme une dimension essentielle de celle-ci est ramenée par Foucault soit au problème anthropologique de la finitude de l’homme (c’est la solution proposée dans Les Mots et les Choses où nous lisons qu’« il n’y a d’histoire que dans la mesure où l’homme comme être naturel est fini1 »), soit à une synthèse opérée par un pouvoir politique pour que l’essence de l’homme puisse apparaître comme étant le travail (c’est la solution proposée à la fois dans La Société punitive et dans la conférence « La vérité et les formes juridiques »). Là où la première solution, à savoir l’analytique de la finitude humaine, reste dans l’élément du savoir et situe Marx dans cet espace inauguré par Smith et Ricardo (dans lequel le travail est l’unité d’analyse principale), la seconde solution, à savoir la synthèse opérée par le pouvoir politique, nous entraîne vers l’étude de ces institutions disciplinaires qui lient les hommes aux appareils de production, opération qui anticiperait et rendrait possible l’accumulation massive du capital. Dans quelle mesure ces deux gestes s’articulent-ils l’un à l’autre ? Cette articulation apparaît clairement à la lecture d’un paragraphe décisif de la conférence « La vérité et les formes juridiques », où Foucault écrit qu’il « ne pense pas qu’on puisse admettre purement et simplement l’analyse traditionnellement marxiste, qui suppose que, le travail étant l’essence concrète de l’homme, c’est le système capitaliste qui transforme ce travail en profit, en surprofit ou en plus-value. En effet, le système capitaliste pénètre beaucoup plus profondément dans notre existence2 ». La métaphore de la profondeur revient ici encore une fois au sujet du système capitaliste dont l’analyse devrait non pas s’arrêter au travail comme essence, mais être reconduite vers les systèmes de savoirs, de contraintes et d’obligations qui instituent le travail à la fois comme essence de l’homme et comme exigence normative envers l’homme. C’est bien sûr le point focal de ce 1. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 271. 2. Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques », in Dits et Écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 2001, tome I, p. 1490.
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Le travail, en théorie et en pratique
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« communisme nietzschéen » évoqué par Roberto Nigro3 : pour qu’il y ait du surprofit, il faut qu’il y ait sous-pouvoir, il faut qu’une trame de pouvoir politique microscopique soit établie pour fixer les hommes aux appareils de production, en faisant d’eux des agents de la production, des travailleurs. Et Foucault termine en affirmant que « ce qu’il a prétendu faire, c’est l’analyse du sous-pouvoir comme condition de possibilité du surprofit4 ». Il s’agit ici d’une double critique de la catégorie du travail comme terme définitif de l’analyse, à la fois sur le terrain des savoirs qui l’élèvent au statut d’analyseur économique naturalisé et sur le terrain des dispositifs disciplinaires qui l’établissent concrètement mais en sourdine. Si le marxisme est comme « un poisson dans l’eau » dans la pensée du xixe siècle, comme Foucault l’écrit dans Les Mots et les Choses5, c’est parce qu’il s’inscrit dans cette configuration du savoir où l’historicité de l’économie (en rapport avec les formes de production) s’articule à la finitude de l’existence humaine (en rapport avec la rareté et le travail). C’est cette disposition de savoir que le marxisme « n’avait ni le propos de troubler, ni surtout le pouvoir d’altérer, ne fût-ce que d’un pouce, puisqu’il reposait tout entier sur elle6 ». Car cette figure de travail, naturalisée dans la mesure où elle apparaît comme une réponse à la menace constante de la mort, serait investie par Marx comme l’élément d’un retournement de l’« Histoire » qui a amené l’exploitation du travail. Or, à partir de La Société punitive, cette critique de Foucault s’articule à l’idée selon laquelle le pouvoir disciplinaire serait constitutif du mode de production capitaliste, en ceci que les disciplines établissent, en amont, une force de travail productive, à savoir un ensemble d’humains dont le temps de vie est adapté à la temporalité de la production par l’effort journalier des institutions disciplinaires. Il serait donc illusoire selon Foucault de penser que, sous le travail exploité, en cherchant bien, on arriverait à un travail non exploité comme étant la bonne essence de l’homme et de sa nature. Le problème serait plutôt la constitution du travail, d’une part comme essence anthropologique et instrument d’analyse au sein d’une configuration de savoir particulière orientée par la finitude humaine, d’autre part comme la force normative principale à laquelle obéissent les disciplines. Ces deux registres semblent s’unifier dans le geste de Foucault qui dénonce fondamentalement l’idée selon laquelle le travail serait théoriquement déterminé comme essence de l’homme, alors qu’il est pratiquement institué par des appareils disciplinaires. 3. Voir le texte de Roberto Nigro, « “Communiste nietzschéen”. L’expérience Marx de Foucault » dans le présent ouvrage, chapitre v. 4. Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques », Dits et écrits (1954-1988), op. cit., p. 1490. 5. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 274. 6. Ibid., p. 271.
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Une histoire « plus profonde » du capitalisme
Marx & Foucault
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Cette dénonciation prend la forme que nous connaissons dans La Société punitive, où Foucault affirme, à la fin de la leçon du 28 mars, que si c’est la structure économique de l’accumulation du capital qui transforme la force de travail en force productive, encore faudrait-il concevoir une opération politique préalable qui permet de transformer le temps de vie en force de travail. Pour le dire plus simplement, les disciplines transformeraient le temps de vie en force de travail, et le capitalisme transformerait à son tour cette force de travail en force productive. Foucault l’affirme clairement : « Le capitalisme ne rencontre pas la force de travail comme cela, comme forme immédiate et concrète de l’existence humaine7 » ; pour constituer cette force de travail, une série d’institutions de séquestration, de disciplines ont été nécessaires, et ces institutions précèdent d’ailleurs historiquement les phases les plus intenses de l’accumulation du capital au xviiie siècle, puisqu’elles se mettent en route plus tôt, dès le xve ou le xvie siècle, au moment où ces technologies disciplinaires se sont intensifiées dans l’Église ou dans l’armée. En effet, le problème de Marx et de ceux qui se sont réclamés de lui sur ce point consiste pour Foucault à présupposer la force de travail sans poser la question de sa formation historique. L’argument fort de Foucault sur ce point réside alors dans l’affirmation selon laquelle la synthétisation de la vie en force de travail par le biais de ces techniques de séquestration, a non seulement précédé les modes de production capitaliste, mais qu’elle en était surtout la condition de possibilité historique.
Le cercle vicieux de l’accumulation primitive Pour saisir la singularité de cette thèse foucaldienne, nous devons la comparer aux analyses de Marx sur l’accumulation primitive du capital. Selon Marx, il s’agit d’un cercle vicieux, car l’accumulation capitaliste présuppose la présence de la plus-value et celle-ci la production capitaliste, laquelle, à son tour, n’entre en scène qu’au moment où des masses de capitaux et de forces ouvrières assez considérables se trouvent déjà accumulées entre les mains de producteurs marchands8. Cercle vicieux « dont on ne saurait sortir sans admettre une accumulation primitive antérieure à l’accumulation capitaliste et servant de point de départ à la production capitaliste, au lieu de venir d’elle9 ». Et tandis qu’on nous raconte une 7. Michel Foucault, La Société punitive. Cours au Collège de France (1972-1973), EHESS/ Gallimard/Seuil, Paris, 2014, p. 235. 8. Comme l’écrit Marx dans le chapitre xxvi du Livre I du Capital consacré au secret de l’accumulation primitive. Voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, PUF, Paris, 2006. 9. Ibid.
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histoire idyllique de l’accumulation primitive comme étant le résultat des hommes qui auraient bien travaillé, dans l’histoire réelle, selon Marx, « c’est la conquête, l’asservissement, la rapine à la main armée, le règne de la force brutale qui l’a toujours emporté » et qui a conduit à une séparation de certains producteurs d’avec les moyens de production. Pour Marx, cette accumulation primitive concerne d’abord l’histoire de l’expropriation des paysans qui ont été progressivement séparés des moyens de production, idée qu’il exprime dans la célèbre formule « le divorce du travail d’avec ses conditions extérieures ». Ainsi, dans le mouvement historique réel, Marx constate que c’est une violence primitive qui a enclenché le processus de dépossession préalable à l’ordre économique capitaliste, un processus par lequel « les moyens de production ont déjà été arrachés sans phrase aux producteurs10 ». Ce point se trouve confirmé, comme on le sait, par le récit historique qui montre comment l’ordre économique capitaliste serait sorti des « entrailles » de l’ordre économique féodal. Marx décrit la manière dont les chevaliers de l’industrie ont supplanté les chevaliers d’épée, « en exploitant des événements qui n’étaient pas de leur propre fait », en trouvant ainsi devant eux une force de travail déjà dépossédée de ses moyens de production mais dorénavant affranchie du servage, donc transformable en salariat au service du capital. Revenons maintenant à l’argument de Foucault, et à la manière dont ce dernier raconte une autre histoire de la violence primitive, qui est non pas la scène inaugurale du divorce des producteurs avec les moyens de production, mais celle d’un devenir producteur des hommes par le biais des dispositifs disciplinaires. Pendant la leçon du 28 mars 1973, Foucault affirme ceci : « Le pouvoir (disciplinaire) ne peut donc plus être seulement compris comme le garant d’un mode de production, comme ce qui permet de constituer un mode de production. Le pouvoir est en fait un des éléments constitutifs de mode de production et il fonctionne au cœur de ce dernier11. » Ainsi, l’histoire des disciplines ou de la séquestration serait constitutive du mode de production capitaliste, et cette histoire des disciplines n’émanerait pas non plus du mode de production féodal ou de sa transformation. On peut en effet ici constater chez Foucault une certaine manière d’approfondir les analyses de Marx. Il semble indiquer qu’une autre histoire des transformations sociales entre le xve et le xviiie siècles est possible : outre la violence des chevaliers d’épée et du féodalisme qui exproprient les paysans, une série d’appareils disciplinaires se perfectionnent et se généralisent pour transformer le temps de vie en temps de travail, préparant en sourdine cette force de travail qui sera disponible au 10. Ibid. 11. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 234.
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Une histoire « plus profonde » du capitalisme
Marx & Foucault
24 xviiie siècle.
L’argument de Foucault, si on le prend au sérieux, souligne alors le fait que la constitution historique d’une force de travail ne se comprend pas uniquement dans l’accumulation primitive du capital et de ses avatars, mais aussi dans ces technologies politiques disciplinaires. Du reste, ce plan disciplinaire est déjà signalé par Marx, dit Foucault, dans les sections du Livre I du Capital consacrées à la division du travail dans les manufactures où la discipline d’atelier est finement analysée. À suivre l’argumentation historique de Foucault qui pose l’antériorité des disciplines par rapport au mode de production capitaliste, la question reste de savoir d’où vient cette exigence même de constituer le temps de la vie des individus en force de travail. Autrement dit, pourquoi se met en place dès le xve siècle tout un système de séquestration et de discipline dont le but serait d’augmenter la productivité humaine ? Comment peut-on comprendre les raisons historiques de la transformation du temps de la vie en force de travail, sans passer par une analyse des rapports de production ?
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Il s’agit d’un point indéniablement difficile chez Foucault, et on peut regretter que la plupart des commentateurs n’affrontent pas cette difficulté, comme si cette thèse s’éclairait elle-même ou était éclairante en soi. Foucault semble pourtant déployer plusieurs stratégies à vrai dire inégalement satisfaisantes pour répondre à cette question, qui prennent sans surprise la forme d’une critique de l’économisme, explicite dans son refus de prendre la catégorie de travail comme principe explicatif ou de situer l’économie comme une « dernière instance ». La stratégie sans doute la plus faible de Foucault consiste à soutenir que « si l’homme travaille, c’est qu’il est obligé de travailler, car il est investi par des forces politiques, et parce qu’il est pris dans des mécanismes de pouvoir12 ». Or, cette réponse n’en est pas une, car elle ne nous explique pas pourquoi les mécanismes de pouvoir en question – à savoir les disciplines d’avant le xve siècle – ont progressivement affiché une volonté si claire en faveur de la constitution d’une force de travail productive. Cette première réponse par ailleurs s’accompagne souvent d’une simplification de l’opposition entre Nietzsche et Marx, comme le fait Foucault lui-même lorsqu’il déclare que « pour Marx c’est le rapport de production, tandis que pour Nietzsche c’est le rapport de pouvoir [qui est premier]13 » : on arriverait ainsi à une opposition binaire entre production et pouvoir, l’économie et la politique, 12. Michel Foucault, Dits et Écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 470. 13. Michel Foucault, Dits et Écrits (1954-1988), op. cit., tome I, p. 1621.
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La provenance des disciplines : le niveau « fondamental »
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qui peut difficilement être vue comme une avancée théorique par rapport à Marx. D’ailleurs, les lecteurs de Foucault qui se limitent à cette première réponse sont ceux qui vont s’empresser de déclarer que Foucault abandonne Marx au profit d’une radicalisation nietzschéenne du thème de pouvoir. Or, dans l’exploration de ce plan de pouvoir « plus profond » que les modes de production, Foucault ne s’arrête pas à cet argument-là, et nous savons qu’il a fourni des analyses historiques beaucoup plus précises. Un premier élément se trouve dans la conférence « La vérité et les formes juridiques » prononcée quelques mois après le cours sur La Société punitive, où l’articulation entre les mécanismes disciplinaires et les sciences de l’homme apparaît d’une manière très nette. Dans la cinquième conférence, Foucault énonce une idée capitale : « La destruction du surprofit implique nécessairement le questionnement et l’attaque du sous-pouvoir ; et l’attaque du sous-pouvoir se lie forcément au questionnement des sciences humaines et de l’homme considéré comme objet privilégié et fondamental d’un type de savoir14. » Pour Foucault, les sciences de l’homme et les mécanismes disciplinaires ne sont pas dans un rapport d’expression par rapport aux relations de production, ils sont « enracinés beaucoup plus profondément, non seulement dans l’existence des hommes mais aussi dans les relations de production. Cela parce que, pour qu’il y ait les relations de production qui caractérisent les sociétés capitalistes, il faut qu’il y ait, outre un certain nombre de déterminations économiques, ces relations de pouvoir et ces formes de fonctionnement du savoir15 ». Dans ces conférences, on le sait, Foucault entame l’analyse des pratiques judiciaires dans la très longue durée, les considérant comme des formes d’établissement de la vérité, en distinguant les trois formes qui sont l’épreuve, l’enquête et l’examen. Ces deux dernières formes de pratiques judiciaires sont selon Foucault des savoirs-pouvoirs qui viennent « fonctionner au niveau de l’appropriation des biens dans la société féodale, et au niveau de la production et de la constitution du surprofit capitaliste16 ». Plutôt que voir dans le fonctionnement des pratiques judiciaires un effet d’idéologie ou d’expression des rapports de production, Foucault observe dans la transformation de ces pratiques judiciaires l’organisation d’un niveau plus profond qui concerne l’établissement de la vérité. Ces pratiques judiciaires constituent même, dit Foucault, le « niveau fondamental ». Nous savons que ce jeu foucaldien consistant à poser un niveau fondamental du pouvoir et du savoir est pratiquement infini, en raison des déplacements incessants de Foucault : les disciplines sont loin d’être le 14. Ibid., p. 1490. 15. Ibid. 16. Ibid.
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Une histoire « plus profonde » du capitalisme
Marx & Foucault
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dernier mot, et les analyses historiques sur les pratiques judiciaires ou les arts de gouverner vont s’ajouter à une masse considérable de travaux dont l’ensemble ne peut être que difficilement subsumé sous la catégorie de « pouvoir ». Quoi qu’il en soit, cela implique d’établir, par rapport à Marx, une stratégie de multiplication des sources éventuelles de l’exigence normative de la production. Dans un entretien de 1977 sur la médicalisation et les disciplines, Foucault affirme par exemple que « c’est un phénomène multiple qu’on peut placer d’une façon générale sous le signe du développement du capitalisme, mais en fait, quand on voit les choses en détail, on aperçoit que c’est un processus qui a eu des origines multiples et qui, finalement, s’est organisé en faisceau17 ». C’est une multiplicité composée de pratiques aussi diverses, comme l’examen de conscience pratiqué dans l’Église ou la disciplinarisation des armées, qui finissent par converger, mais ces pratiques émanent des points relativement singuliers qu’on ne peut réduire à l’analyse de la production matérielle. Pour caractériser cette multiplicité de pratiques qui se chevauchent sans qu’il y ait un sujet ou un projet unique qui les rassemble, Foucault utilise la formule de « stratégies sans sujets ». En ce sens, tout en reconnaissant parfaitement l’existence des classes sociales, Foucault peut affirmer que la lutte des classes n’est pas une donnée préalable à l’histoire, jouant alors la carte de l’empirisme de l’histoire contre certains marxistes qui seraient des « avaleurs d’histoire toute faite ».
En deçà de Marx Plus précisément, l’argument de Foucault consisterait d’une part à affirmer que la naturalisation du travail chez l’homme est avant tout une invention des sciences de l’homme, à savoir d’un intérêt politico-scientifique grandissant pour l’homme qui se manifeste également dans les disciplines dont les sources sont irréductibles aux exigences de la production matérielle. D’autre part, l’insistance avec laquelle Foucault affirme l’ancrage de Marx dans le xixe siècle va dans le même sens : « En tant qu’existence historique, c’est un visage porteur de la même historicité que les autres existences historiques18. » Dans un entretien très étonnant et très dense de septembre 1972, Foucault cesse de tergiverser et affirme clairement que « le marxisme fait partie d’un savoir conçu en Occident » et que par ailleurs, « la culture occidentale n’est pas indissociable de ces 17. Michel Foucault, « Le pouvoir, une bête magnifique », Dits et Écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 376. 18. Michel Foucault, « Méthodologie pour la connaissance du monde », Dits et Écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 602.
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formes de pouvoir politiques caractéristiques de la formation du capitalisme19 ». Ainsi selon Foucault, « dans l’Occident, le savoir occidental, la culture occidentale ont été ployés par la main de fer du capitalisme. Nous, on est trop usés, sans doute, pour faire naître une culture non capitaliste. La culture non capitaliste, elle, sera non occidentale, et par conséquent c’est aux non-occidentaux de l’inventer20 ». Ces indications donnent une signification nouvelle à ce « plan profond » de savoir et de pouvoir auquel appartiendrait Marx : un capitalisme élargi à l’exigence de la productivité, devenant presque synonyme de la « culture occidentale ». On comprend alors que, pour Foucault, la critique marxienne des relations de production n’aille pas assez loin, car, par exemple, « les sciences de l’homme et pouvoirs disciplinaires sont enracinés beaucoup plus profondément dans les relations de production ». Nous pouvons à présent tenter de synthétiser l’argument de Foucault. D’une part, le capitalisme serait plus enraciné que ce que nous imaginons dans les rationalités occidentales qui se chevauchent ; l’exigence de la production qui le rend socialement possible est diffusée par des technologies politiques qui précèdent et rendent possible les rapports de production capitalistes. D’autre part, Marx est lui-même beaucoup plus profondément enraciné dans le xixe siècle qu’on ne le croit, en ceci qu’il continue de prendre le travail comme une essence plutôt que d’interroger sa constitution historique au-delà des rapports de production. Ce fil conducteur des catégories du travail et de la production qui tisse un lien entre Les Mots et les Choses et La Société punitive, paraît ainsi éclairer la volonté foucaldienne d’aller « en deçà de Marx » pour atteindre une histoire « plus profonde » de laquelle dépendraient les catégories en question. Deux remarques pour terminer. D’abord, une objection majeure à cette lecture de Foucault pourrait porter sur la manière peu questionnée par laquelle il entend la formule de Marx selon laquelle « le travail serait l’essence de l’homme ». Laissant de côté toute une partie de la pensée de Marx qui se concentre sur l’activité humaine autour du concept majeur de Tätigkeit, Foucault fait comme si toute cette pensée de l’activité et de l’action se résumait à une analyse du travail en tant que celui-ci apparaît dans l’économie politique du début du xixe siècle. Cette acceptation négative du travail chez Foucault semble paradoxalement l’empêcher de penser l’activité pratique comme « travail et création sensible incessante » telle que Marx la définit dans L’Idéologie allemande, c’est-à-dire comme une autoproduction de l’individu. Nous savons pourtant que cette dimension n’était pas absente des travaux de Foucault concernant le travail sur soi, ce 19. Michel Foucault, « De l’archéologie à la dynastie », Dits et Écrits (1954-1988), op. cit., tome I, p. 1283-1284. 20. Ibid.
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Une histoire « plus profonde » du capitalisme
Marx & Foucault
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qui a conduit certains commentateurs de Foucault à postuler une autonomie de la subjectivation éthique, laquelle apparaîtrait alors comme une manière de congédier le problème des conditions, même celles qui sont relatives aux rapports de production, où pourtant ce travail sur soi s’opère aussi. En ce sens, interroger ce rapport entre Marx et Foucault aujourd’hui implique également de critiquer les illusions quelque peu New Age que certains foucaldiens nourrissent au sujet d’une subjectivation éthique absolument autonome. Ces illusions sont en réalité une manière de nier la profondeur politique et historique du dialogue de Foucault avec Marx. Toujours est-il qu’on ne peut pas faire abstraction, notamment à la lecture du fameux chapitre de la section 3 du premier livre du Capital sur la production de valeurs d’usage, du fait que le Marx du Capital s’inscrit dans une lignée de pensée saint-simonienne dans laquelle l’homme modifie sa propre nature en modifiant la nature extérieure par son travail21. Foucault pensait-il qu’il y avait dans cette lignée un productivisme inévitable, conduisant à penser la société sans classes comme une « immense usine », selon une formule que Foucault emprunte à Horkheimer dans son entretien avec Trombadori22 ? C’est d’ailleurs dans ce même entretien que Foucault reconnaît à l’École de Francfort le mérite d’avoir posé, dit-il, « des problèmes autour desquels on peine encore : notamment, celui des effets de pouvoir en relation avec une rationalité qui s’est définie historiquement, géographiquement, en Occident, à partir du xvie siècle ». C’est bien en ce sens que le marxisme serait « comme un poisson dans l’eau » au xixe siècle. Le reconnaître enfin reviendrait non pas à nier la valeur des analyses marxiennes, mais à questionner certains de ses axiomes du point de vue d’une rationalité plus générale qu’il s’agit de critiquer. En cherchant ce plan « plus profond » auquel appartiendraient et le capitalisme et les analyses de Marx sur le capitalisme, Foucault prolonge et élargit l’autocritique radicale de l’Aufklärung.
21. « Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement, sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent ». Voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit. 22. Michel Foucault, Dits et Écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 892.
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La productivité du pouvoir
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Le pouvoir est au centre du travail de Foucault dans la décennie 1970, il est le fil conducteur de la série des cours qui portent sur ses formes historiques, depuis les micro-pouvoirs jusqu’aux grands arts du gouvernement. L’élection et la construction de cet objet, ou plutôt, de cette série d’objets, sont sous-tendues par une exigence de résistance au pouvoir : si ce dernier ne cesse de nous examiner, de nous questionner, de nous inquiéter, il convient de retourner la question et de comprendre comment le pouvoir a des prises sur nous. Le « pouvoir » doit se dire et s’entendre au pluriel comme l’ensemble des rapports de forces et donc comme l’ensemble des affrontements, des luttes, des résistances. La société, dit quelque part Foucault, est « un archipel de pouvoirs différents1 ». Par pouvoir, il faut entendre l’exercice spécifique d’une force sur une force, dans une sorte de guerre généralisée qui fait appel à des tactiques de pouvoir et à des stratégies de lutte, localement variées, multiples dans leurs formes, différentes selon les périodes. Méthodologiquement, il faut analyser « positivement » le pouvoir afin d’en comprendre non point la nature, l’origine ou l’essence, mais les effets, c’est-à-dire ce qu’il produit et comment il le produit. « Positivité », « effectivité », « productivité » : ces termes renvoient tous chez Foucault à un même parti pris méthodologique, à un même principe d’enquête et d’analyse portant à la fois sur le « comment du pouvoir », c’est-à-dire sur le fonctionnement concret des dispositifs qu’il mobilise, et sur les productions de savoir, de subjectivité et de vérité historiquement situées qui en résultent. L’énoncé méthodologique se dit simplement : « Les relations de pouvoir sont avant tout productives2. » 1. Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », in Dits et écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 2001, tome II, p. 1006. 2. Michel Foucault (entretien avec Bernard-Henri Lévy), « Non au sexe roi », Le Nouvel Observateur, mars 1977, Ibid., p. 263.
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Christian Laval
Marx & Foucault
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Analyser le pouvoir comme un mécanisme producteur d’effets et non comme une logique prohibitrice, une loi interdictrice ou une machine répressive implique d’abandonner la perspective juridique du pouvoir afin de se donner les moyens d’étudier ce qu’il appelle une « anatomie politique », une « économie du pouvoir » ou une « économie des relations de pouvoirs3 », voire une « économie de guerre » faite de multiples points d’affrontement. Tous les pôles de la relation de pouvoir sont productifs. Le pôle de la résistance est tout autant producteur d’effets, évidemment différents de ceux engendrés par l’exercice du pouvoir. Foucault rappelle à plusieurs reprises que la résistance n’est ni antérieure ni extérieure au pouvoir. La résistance lui est à la fois « coextensive et absolument contemporaine ». Et il ajoute : elle est « aussi inventive, aussi mobile, aussi productive que lui4 ». C’est cette « hypothèse productive » du pouvoir qui sera ici examinée5. Nous insisterons sur le côté dominant de la force, qui reste d’ailleurs largement privilégié dans les analyses de Foucault6. Nous rappellerons d’abord quelques-uns des traits les plus remarquables de cette « hypothèse productive ». Nous nous demanderons ensuite quel rapport cette hypothèse centrale entretient avec la lecture que Foucault a pu faire de Marx. Nous nous intéresserons plus particulièrement au propos plusieurs fois énoncé par Foucault lui-même selon lequel l’hypothèse de la « productivité du pouvoir » serait celle qui le rapprocherait le plus de Marx. Nous montrerons enfin que Foucault, s’il prend appui sur un certain nombre de textes de Marx à certains moments de son parcours, en tire bien autre chose qu’un marxisme « élargi ».
La productivité du pouvoir comme hypothèse et méthode L’hypothèse productive s’oppose à plusieurs thèses sur le pouvoir qui se recoupent ou se recouvrent, au moins partiellement. La première est juridique : elle ramène le pouvoir à l’exercice ou à la menace d’une répression au nom d’une loi interdictrice. La deuxième thèse est politicoéconomique : elle généralise la logique prédatrice de la souveraineté, c’està-dire le mécanisme de prélèvement des ressources matérielles, humaines, 3. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 536. 4. Ibid., p. 267. La résistance chez Foucault n’est pas « première », comme l’écrit pourtant Gilles Deleuze, in Foucault, Éditions de Minuit, Paris, 1986, note 26, p. 96. 5. Cette hypothèse et cette méthode ne concernent pas seulement l’analytique des pouvoirs. On les retrouve aussi bien dans l’analyse des régimes de vérité que dans l’étude des formes de subjectivité. 6. Pierre Dardot et moi-même avons commenté la dimension productive de la lutte de classes chez Foucault et discuté cette interprétation in Pierre Dardot et Christian Laval, Marx, prénom : Karl, Gallimard, Paris, 2012. C’est pourquoi nous n’y revenons pas ici.
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symboliques pour servir la puissance et la gloire du Prince. La troisième version est critique mais se contente d’inverser la deuxième : le prélèvement opéré par le pouvoir est toujours un vol, il fonctionne à la captation illégitime de ressources au bénéfice du petit nombre. Face à ces trois versions, celle de la répression, celle du prélèvement légitime et celle du vol, l’hypothèse productive tient que le pouvoir n’empêche pas d’agir, mais qu’il fait agir ; que le pouvoir ne soustrait pas, mais qu’il ajoute, qu’il fait croître. En somme, le pouvoir dans ses formes modernes ne supprime ni n’affaiblit des forces supposées naturelles et premières de la vie ou de la société, il ne capte pas les ressources existantes, il organise, il structure, il compose des forces pour créer et maximiser des ressources disponibles pour le petit ou le grand nombre. C’est « un pouvoir destiné à produire des forces7 », qui « produit du réel8 ». L’hypothèse de la productivité du pouvoir, telle qu’elle est exposée dans l’œuvre de Foucault, présente quatre aspects : – Le premier est celui d’une continuité assez remarquable. Cette hypothèse productive se déploie assez tôt, mais sous des formes et dans des formules différentes. Production des savoirs et des discours, dressage des corps utiles, majoration des processus de vie, incitation au plaisir, conduction des conduites, mode de subjectivation : il s’agit toujours d’une même ligne majeure, quoiqu’évolutive, de la pensée de Foucault. L’hypothèse productive du pouvoir fait ainsi écho au thème central de la « positivité » des pratiques, des discours et des savoirs que l’on trouve dans les ouvrages des années 19609. – Le deuxième aspect est celui de l’homogénéité entre cette analyse et son objet. Le pouvoir moderne tel qu’il se justifie dans les discours et se déploie dans les pratiques opère selon des principes et des objectifs d’efficacité. La productivité du pouvoir a donc un double côté. Foucault en fait une méthode d’analyse, mais il n’oublie jamais qu’elle constitue une caractéristique centrale des pouvoirs dans la société moderne, celle qu’il appelle disciplinaire ou panoptique10. Cette hypothèse du pouvoir productif 7. Michel Foucault, Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976, p. 179. 8. « Il faut cesser de toujours décrire les effets de pouvoir en termes négatifs : il « exclut », il « réprime », il « refoule, il « censure », il « abstrait », il « masque », il « cache ». En fait, le pouvoir produit ; il produit du réel ; il produit des domaines d’objets et des rituels de vérité. L’individu et la connaissance qu’on peut en prendre relèvent de cette production. » Voir Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, p. 196. 9. Sur la « positivité des normes », Voir Michel Foucault, L’Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Paris, 1972 et La Naissance de la clinique, PUF, Paris, 2009. Voir Mathieu Potte-Bonneville, Michel Foucault. L’inquiétude de l’histoire, PUF, Paris, 2004. 10. « Au lieu d’avoir un pouvoir qui procède essentiellement par prélèvement sur les produits de la production, le xviiie siècle a inventé des mécanismes de pouvoir qui peuvent se tramer directement sur les processus de production, les accompagner tout au long de leur développement,
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La productivité du pouvoir
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ne tombe donc pas du ciel, elle n’est pas une invention de Foucault, lequel enregistre une mutation dans l’exercice du pouvoir qui s’énonce par la voix de prolixes porte-parole. – Le troisième aspect concerne le ressort même de la productivité du pouvoir. Ce qui lui donne son efficacité politique tient à ce que la discipline, la norme, le contrôle, et plus tard la gouvernementalité ont en partage de ne pas s’exercer du haut et de l’extérieur mais de traverser les corps, de s’immiscer dans les activités, d’inciter à certaines pratiques, de devenir des conditions indispensables et des dimensions inséparables de l’action, de modeler les individus et, ou, de moduler les processus en s’y insérant. En un mot, le pouvoir moderne se fait immanent aux pratiques, à l’action ou à la conduite. Les citations que l’on pourrait donner ici sont innombrables et s’échelonnent sur une longue période11. – Le quatrième aspect est l’irréductibilité des différentes productions du pouvoir à la seule production des richesses économiques. Foucault récuse tout schéma d’émanation des pratiques et des institutions à partir d’un centre ou d’une base économique. Cet éclaircissement, Foucault le fait à plusieurs reprises et souvent avec fermeté, par exemple lorsqu’il s’en prend à l’« économisme dans la théorie du pouvoir » que partagent aussi bien les libéraux que les marxistes12. De façon générale, on ne trouve nulle part chez Foucault cette identification de la production à l’« industrie et au commerce » que l’on rencontre chez le Marx de L’Idéologie allemande, on ne trouve rien non plus chez lui qui ressemblerait à une essentialisation du « travail ». Ce n’est pas d’émanation qu’il s’agit mais de corrélation historique entre un phénomène de « croissance politique », qui est liée à une grande poussée démographique13, et un processus de « décollage économique », dont l’articulation se fait par la diffusion des disciplines. En tout cas, cette articulation ne peut être pensée en termes de détermination unilatérale de l’économie sur les institutions sociales et politiques. Cette forme générale du pouvoir dans la société capitaliste est « économique », au sens précis où elle relève dans sa conception même d’une analyse économique, ou plus exactement d’une économie politique générale des pouvoirs et s’effectuer comme une sorte de contrôle et de majoration permanente de cette production », in Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France (1975-1976), EHESS/Gallimard/ Seuil, Paris, 1997, p. 81. 11. Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 220-221. Pierre Macherey l’a bien montré à propos des normes chez Foucault qui constituent comme une « seconde nature » de l’individu. 12. Voir Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (19751976), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 1997, p. 14. 13. Ce pouvoir concerne plutôt l’« accumulation des hommes » que l’accumulation du capital souligne Foucault. C’est d’ailleurs pourquoi ses analyses vont de plus en plus s’intéresser à la « population » comme cible privilégiée de contrôles et d’interventions correctrices ou incitatrices au xviiie siècle.
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qui obéit à des modèles de maximisation des rendements politiques et de minimisation des résistances selon une rationalité formellement semblable à l’économie politique des richesses dans la société bourgeoise. Ceci nous amène à la question centrale que nous voulons poser. Dans quelle mesure ces analyses « positives » et « productives » trouvent-elles leur inspiration dans Marx, alors même qu’elles semblent aussi faites pour se démarquer d’une théorie marxiste qui tend à faire « de l’économie la raison d’être du pouvoir politique14 » ?
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C’est, si l’on en croit son propre aveu, avec Marx, comme d’ailleurs avec Bentham, qu’il saisit ce caractère essentiellement productif du pouvoir dans la société moderne15. Foucault est explicite sur le double usage qu’il fait de Marx : un appui pour analyser les mécanismes disciplinaires dans la production matérielle, une référence pour mettre au centre de la vie sociale la lutte des classes, ou comme il dit, la « guerre civile » dont la lutte des classes fait partie. Nous insisterons ici sur le premier aspect. Marx est ainsi loué pour avoir été l’un des premiers à réaliser une « anatomie » du corps de la fabrique moderne et à montrer les rouages de la production moderne de marchandises à grande échelle. Cette anatomie marxienne de la fabrique, « cet organisme de production dont les membres sont des hommes », constitue un exemple particulier et un modèle réduit de l’anatomie politique que cherche à faire Foucault. Marx isole un type de pouvoir particulier, régional, qui a son propre fonctionnement, et qui ne peut se réduire à une forme générale de pouvoir comme celui de l’État, lequel vient, en un second temps, cristalliser et intégrer ces pouvoirs locaux et partiels16. Foucault met ainsi en évidence, à partir du Capital, ce processus de transformation du temps de vie en temps de travail et cette transformation du corps en force de travail et en force productive17. L’utilisation 14. Voir Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 170. 15. Foucault indique à plusieurs reprises que c’est chez Bentham et chez Marx qu’il faut chercher les premiers éléments de l’analyse du pouvoir dans ses « mécanismes positifs ». Voir Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 1005. 16. Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 1006. 17. Comme l’écrit Foucault, « il s’agit de constituer le temps de la vie des individus en force de travail ». Voir Michel Foucault, La Société punitive, Cours au Collège de France (1972-1973), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 2013, p. 235). Il reprend sans le dire une formule de Marx du Capital, au chapitre xiii du Livre I du Capital (sur la plus-value relative), où Marx explique que le capital opère « la transformation du temps de vie en temps de travail ».
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Pourquoi et comment Foucault prend-il appui sur Marx ?
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maximale du temps de travail et de la force de travail suppose ce pouvoir fin et détaillé, cette surveillance constante, cette articulation des places et des gestes de chaque individu qui est mis au travail. Si Marx a pu écrire que la « condition du capital c’est le salariat », Foucault ajoute que la « condition du capital c’est le corps du travailleur ». Autant dire que le pouvoir du capital produit le corps productif et constitue la « classe ouvrière » à partir d’une multiplicité humaine qu’il faut soumettre au régime du travail18. Foucault montre que, dans ses analyses les plus développées de la production capitaliste, Marx a cessé de penser le pouvoir comme « vol », ce qui était pourtant à son époque le mode le plus courant de le comprendre et de le dénoncer parmi les socialistes, puisque c’est par là que l’on expliquait tous les maux sociaux, et en premier lieu la misère prolétarienne. On se rappelle que Proudhon expliquait dans son Mémoire sur la propriété de 1840 que le propriétaire prélève la différence entre la valeur produite par des forces coalisées et la valeur qu’auraient produite des travailleurs isolés19. La composition des forces individuelles est alors donnée comme un fruit spontané et extérieur, que le propriétaire capte à son profit (que Proudhon appelle l’« aubaine »). Marx rompt avec le modèle proudhonien du vol pratiqué par les bénéficiaires de la propriété privée car le pouvoir capitaliste ne vole pas, il n’opère pas un prélèvement sur une production réalisée en dehors du contrôle du capital. Ce sont bien plutôt les organes de direction du capital qui composent et maximisent les forces qui sont tombées sous leur contrôle économique du fait même du rapport salarial. Le pouvoir capitaliste produit de la plus-value dans le cadre d’entreprises capitalistes, ce qui est tout autre chose qu’un « vol » de ce qui est produit en dehors de lui. La forme capitaliste de l’exploitation ne tient pas au rôle parasitaire ou rentier du propriétaire, elle repose sur la capacité organisatrice du capital qui majore les forces productrices en les combinant de façon calculée et programmée, en mettant en œuvre une coercition régulière, constante, intense, en organisant de la façon la plus efficace la coopération des ouvriers entre eux. En somme, Proudhon reste prisonnier du schéma du prélèvement, alors que Marx, lui, saisit mieux que le profit dans sa forme capitaliste suppose l’organisation despotique de la production sous la direction du capital, ce qui lui ouvre tout le champ de 18. Pierre Macherey, commentant cette idée, précise : « Produire la force qui est elle-même destinée à produire : c’est sur quoi repose le système capitaliste et le régime de salariat qui en est l’élément-clé » in Pierre Macherey, Le Sujet des normes, Éditions Amsterdam, Paris, 2014. Voir plus particulièrement le chapitre « Le sujet productif. De Foucault à Marx », in Le Sujet des normes, op. cit., p. 182. Voir Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 165 et 166. Sur ce point, Foucault est très proche de Didier Deleule et de François Guéry qui analysent à partir de Marx cette « mise sous forme productive du matériau humain » in Didier Deleule et François Guéry, Le Corps productif, Mame, Tours, 1972, p. 7. 19. Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? Ou recherches sur le principe du droit et de gouvernement, Garnier-Flammarion, Paris, 1966.
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ce qu’il appelle la « violence économique » et lui permet d’en analyser le déploiement dans l’industrie moderne. Quand Foucault renvoie à l’analyse de Marx dans le Capital c’est bien de cela qu’il s’agit20. Il souligne qu’il s’agit de « rendre maximale l’utilisation possible des individus », de « faire que la force produite par la multiplicité de ces forces individuelles de travail soit au moins égale et autant que possible, supérieure à l’addition des forces singulières21 » et ceci, en utilisant des tactiques qui consistent à distribuer les singularités dans l’espace et le temps en vue de l’efficacité maximale de leur emploi. C’est là une reprise très minutieuse des propos de Marx sur la coopération22. Mais Foucault ne se contente pas de reproduire les analyses de Marx, il développe deux directions nouvelles. D’une part, il entend élargir la conception que l’on peut avoir des facteurs et des processus qui ont donné naissance au capitalisme, en montrant l’ensemble des mécanismes positifs qui ont été nécessaires à la constitution d’une main-d’œuvre disciplinée. La formation du prolétariat a nécessité une guerre sociale de grande ampleur contre toutes sortes de conduites qui échappaient à la fixation de la maind’œuvre et empêchaient la mobilisation d’une population laborieuse. Il fallait en somme s’occuper de l’« accumulation des hommes » autant que de l’accumulation du capital, il fallait organiser cette multiplicité humaine, la composer, la rendre utile socialement, politiquement, économiquement. Cet élargissement de l’analyse complète le travail de Marx plus qu’il ne le contredit. C’est d’ailleurs pourquoi, selon certains marxistes, l’analyse foucaldienne est parfaitement compatible avec l’idée « orthodoxe » selon laquelle les nouvelles formes de pouvoir dans les institutions sociales peuvent être regardées comme des effets plus ou moins directs des processus économiques. Ce qui leur a fait dire parfois qu’il y aurait un « marxisme caché » ou un « marxisme oublié » de Foucault23. Il y a pourtant une autre direction qui le conduit à franchir une limite que Marx ne passe pas. C’est, si l’on veut, le pas au-delà de Marx. Ce n’est pas le capitalisme qui est la cause originelle de l’extension des disciplines dans la société. En réalité, il est lui-même conditionné et même constitué 20. Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 1005. Il renvoie au Livre II du Capital, mais il s’agit probablement de la quatrième section du Livre I qui porte sur la plus-value relative et la coopération. 21. Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France (1974-1975), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 2003, p. 74-75. 22. Il suffirait pour le montrer de citer ce passage du chapitre xi du Livre I du Capital où Marx écrit : « Il n’est pas question ici d’une augmentation de la force productive individuelle grâce à la coopération, mais de la création d’une force productive qui doit être en soi la force d’une masse. » Voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, PUF, Paris, 2009, p. 367. 23. Voir Stéphane Legrand, « Le marxisme oublié de Foucault », Actuel Marx, n°36, deuxième trimestre 2004, p. 27-43.
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La productivité du pouvoir
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Marx & Foucault
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Pour qu’il y ait sur-profit, il faut qu’il y ait sous-pouvoir. Il faut que, au niveau même de l’existence de l’homme, une trame de pouvoir politique microscopique, capillaire se soit établie, fixant les hommes à l’appareil de production, en faisant d’eux des agents de la production, des travailleurs. La liaison de l’homme au travail est synthétique, politique ; c’est une liaison opérée par le pouvoir. [...] Ce que j’ai prétendu faire, c’est l’analyse du sous-pouvoir comme condition de possibilité du sur-profit25.
Ce « sous-pouvoir », qui est « en dessous » sur le plan de la représentation spatiale que l’on peut se faire de la structure des pouvoirs, est en même temps un « sur-pouvoir », c’est-à-dire un mécanisme de pouvoir « reconcentré », « réintensifié », qui fonctionne par séquestration et séparation du reste de la société, doté de ses propres règles et sanctions judiciaires, de ses propres normes comportementales qui dépassent l’objet spécifique de l’institution disciplinaire26. Le capitalisme suppose donc historiquement tous ces mécanismes de pouvoir qui constituent ce que Foucault appelle parfois un « supplément de contrainte », un « supplément de pouvoir », un « sur-pouvoir », et d’autres fois un « excédent de pouvoir27 », ou encore, dans Surveiller et punir, un « plus de pouvoir28 », où il est difficile de ne pas reconnaître une série de termes faisant écho à la série marxienne des surplus value, surplus labour, surplus product. Ce « plus de pouvoir », c’est ce mécanisme intensificateur et multiplicateur dont il va chercher 24. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 234. 25. Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques », in Dits et écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 2001, tome I, p. 1490. 26. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 212. 27. Ibid., p. 217, 212, 213. 28. Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 224.
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par l’importation dans le champ de la production matérielle de technologies politiques qui se sont inventées en dehors de lui et qui ont leur histoire propre, en partie indépendantes du développement du capitalisme, bien qu’elles soient, à un certain moment, devenues « constitutives24 » du mode de production capitaliste. Ici il faut s’arrêter un instant. Foucault s’amuse avec des formules qu’il prélève ou croit prélever directement du lexique de Marx et qu’il transforme assez librement au point d’introduire des renversements très significatifs. En 1973, dans son cours La Société punitive comme d’ailleurs dans ses conférences brésiliennes intitulées « La vérité et les formes juridiques », il soutient que les disciplines sont purement et simplement la condition de l’extraction de la plus-value (qui est pour lui synonyme de « sur-profit »). Ces disciplines constituent à certains égards un « sous-pouvoir » au sens d’un infra-pouvoir, c’est-à-dire d’un « pouvoir d’en bas », en dessous de ce qui est généralement considéré comme le niveau politique, c’est-à-dire l’État. Il peut ainsi écrire :
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le schéma général chez Bentham. Il a pour fonction et pour effet de produire une force individuelle et collective capable de produire un surplus de valeur, lequel est la condition même de la production de valeur en régime capitaliste29. Cette idée fait écho évidemment à tous ces passages où Marx expose le mécanisme d’extraction du surplus de valeur à partir de l’accroissement de la force productive du travail30. En d’autres termes, et pour nous résumer, Foucault extrait de Marx l’idée que la discipline est à la fois un sous-pouvoir, au sens d’un infra-pouvoir par rapport au pouvoir de l’État, et un sur-pouvoir au sens d’un pouvoir concentré et multiplié sur les individus. De sorte que l’excédent de pouvoir des disciplines est la condition historique et le mécanisme de l’excédent de valeur. Et c’est ce « plus de pouvoir » qui serait la vraie découverte de Marx, en tout cas la découverte que fait Foucault en lisant Marx et, faut-il ajouter, en croisant l’un par l’autre Marx et Bentham.
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En réalité, Foucault ne peut ignorer qu’il est difficile d’attribuer à Marx une telle « découverte ». Pour Marx en effet, la « subsomption du travail au capital », les formes de la division de travail, l’orchestration de la coopération par le capital, etc., ne sont pas comprises comme des greffes ou des emprunts de techniques de pouvoir antérieures et extérieures au champ de la production capitaliste. Elles sont plutôt à comprendre comme le résultat de la croissance endogène du capital, c’est-à-dire comme procédant du développement immanent du capital dans le mouvement de totalisation d’un « système organique ». Sans doute la « violence extra-économique » joue-t-elle chez Marx un rôle historique très important dans la naissance du capitalisme et sans doute est-elle au cœur du fonctionnement de l’État, à l’extérieur du champ productif31. Mais la soumission croissante que subit le prolétaire dans le procès de travail est l’effet d’une violence économique qui procède de l’autovalorisation du capital qui, pour surmonter les obstacles 29. Foucault souligne à plusieurs reprises que les formes du pouvoir moderne ont deux objectifs : extraire le maximum de temps de la vie des individus et transformer le corps même des individus en ensemble de dispositions et d’aptitudes à produire le surplus de valeur. Voir Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 235 et 236. Voir aussi Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 1484-1485. Voir le commentaire de Stéphane Legrand, Les Normes chez Foucault, PUF, Paris, 2007, p. 181. 30. Voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 359. 31. Marx distingue le moment « préhistorique » de la formation du capital durant lequel il transforme des conditions extérieures qu’il trouve « déjà là », et le développement historique du capital au cours duquel il produit et reproduit lui-même les conditions qui sont nécessaires au procès de son devenir. Voir Pierre Dardot, Christian Laval, Marx, Prénom : Karl, op. cit., p. 427.
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Au-delà de Marx
Marx & Foucault
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qu’il rencontre, développe de nouveaux mécanismes d’exploitation32. Si Marx prend en compte l’ensemble des transformations sociales et institutionnelles qui ont présidé à la naissance du capitalisme et qui accompagnent le procès de développement du capital, c’est bien le capital qui crée, après sa période « préhistorique », c’est-à-dire à partir du moment où il pose lui-même les conditions de son auto-développement, les formes d’organisation de la production, les formes de division de travail, les systèmes de machines, etc. En somme, c’est bien le capital qui se totalise en créant les conditions de sa propre valorisation33. Pour Foucault, qu’il s’agisse du capital ou de l’État, un tel schéma d’explication historique par totalisation progressive ne correspond pas à l’histoire réelle parce qu’elle suppose une homogénéisation économique de processus et de pratiques qui sont initialement et restent longtemps hétérogènes. Pour lui, au contraire de Marx, l’émergence de ce « plus de pouvoir », qu’on voit à l’œuvre assez tôt et en de multiples points de la société, tient à un « décollage politique », qui est non pas la conséquence interne du déploiement d’une sorte d’essence du capitalisme, mais bien plutôt sa condition historique, une sorte d’« a priori historique » du capitalisme industriel, pour reprendre une formule de Deleuze34. Sans doute Foucault, dans Surveiller et punir, est-il prudent, en s’abstenant surtout de poser une quelconque relation de causalité, parlant plus volontiers de « relations complexes et réciproques », d’échanges circulaires, d’engre32. À preuve ce passage particulièrement significatif où Marx explique que le capital a « brisé toute résistance » par la dépendance économique du salariat et sa soumission au travail mort : « À mesure que progresse la production capitaliste, se développe une classe ouvrière portée par son éducation, la tradition et l’habitude, à considérer comme des lois de la nature allant de soi les exigences de ce mode de production. L’organisation du procès de production capitaliste développé brise toute résistance, la génération permanente d’une surpopulation relative maintient la loi de l’offre et de la demande de travail et, partant, le salaire, dans des voies conformes aux besoins de valorisation du capital, la contrainte muette des rapports économiques scelle la domination du capitaliste sur le travailleur. La violence immédiate extraéconomique est certes encore employée, mais seulement exceptionnellement. Quand les choses vont leur cours ordinaire, l’ouvrier peut être abandonné aux “lois naturelles de la production”, c’est-à-dire à sa dépendance du capital, elle-même issue des conditions de production, qui la garantissent et la perpétuent. » Voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 829. 33. Marx précise dans un passage des Grundrisse que le système capitaliste est un « système organique » qui se développe en se totalisant et que « ce développement en totalité consiste précisément à se subordonner tous les éléments de la société, ou à se créer à partir d’elle les organes qui lui font encore défaut. C’est ainsi qu’il devient historiquement totalité. Le devenir qui fait de lui cette totalité forme un moment de son procès, de son développement ». Voir Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundisse », Éditions sociales, Paris, 2011, tome I, p. 219-220. 34. Gilles Deleuze, Foucault, Minuit, Paris, 1986, p. 90. Certes, il y a bien des ambigüités dans les formulations de Foucault. Ainsi quand il parle dans La Société punitive des disciplines comme des « instruments politiques du capitalisme ». Mais il ne s’agit pas d’instruments au sens d’organes créés par le capitalisme, il s’agit plutôt d’instruments qui ont contribué au développement du capitalisme.
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nages mutuels, que de lien causal entre disciplines et capitalisme35. Mais en tout cas plus que d’une simple corrélation historique, il ne fait guère de doute que les premières sont pour lui la condition historique du capitalisme. La bourgeoisie n’invente pas la coercition disciplinaire, elle l’utilise pour le développement de sa richesse économique contre les illégalismes et les irrégularités de toutes sortes. Son intelligence historique réside plutôt dans son habileté à avoir vu dans ces technologies de pouvoir un moyen d’accroître ses gains en disciplinant la main-d’œuvre. Ce passage de Foucault « au-delà de Marx » est l’un des enjeux majeurs de la généalogie du pouvoir moderne : on ne peut faire du capitalisme la source ou l’origine des technologies de pouvoir, dans la mesure où elles sont nées et se sont diffusées dans de très nombreuses institutions bien avant l’essor de la révolution industrielle, et sans intention stratégique ni finalité économique au sens usuel du terme. Faire l’histoire des dispositifs disciplinaires implique de remonter aux communautés religieuses, aux écoles de la fin du Moyen Âge, aux armées de l’équilibre westphalien, aux hôpitaux de l’âge classique36. C’est à l’intérieur des ordres religieux, des systèmes scolaires, des armées étatiques que s’opèrent les innovations majeures. Et elles ne sont en rien déterminées directement par des impératifs d’accumulation du capital, ce qui ne signifie pas que les ateliers et les usines n’apporteront pas leur lot de nouveautés, de spécificités, d’accélérations. Comme le montre Foucault, ce n’est que par la suite, bien après la naissance des écoles, des hôpitaux et des armées modernes, que la « classe ouvrière commence à recevoir, elle aussi, des dispositifs disciplinaires37 ». Foucault entend donc aller plus loin dans son analyse des techniques de pouvoir que Marx ne l’a fait, jusqu’à un point de retournement où la discipline est donnée comme antérieure et extérieure à la production capitaliste, jusqu’à ce point où le pouvoir disciplinaire devient la condition historique du capitalisme.
Marx contre Marx Ce retournement, Foucault le présente de manière assez subtile en faisant jouer « Marx contre Marx ». Ce jeu d’opposition interne est assez courant chez lui et il y en a de nombreux exemples. Parfois Foucault sélectionne et met en valeur chez Marx ce qui lui apparaît comme un apport majeur, une 35. Dans « Les mailles du pouvoir », Foucault présente ce rapport entre technologies de pouvoir et développement du capitalisme comme une « implication mutuelle de deux mouvements ». Voir Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 1019. 36. Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 65 et s. 37. Ibid., p. 72.
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Marx & Foucault
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rupture décisive, ce qui lui permet de mettre également en relief les vestiges de conceptions anciennes, par exemple un attachement à la figure de la souveraineté dans sa théorie de l’État ou une anthropologie résiduelle qui continue de faire du travail l’essence de l’homme. L’exemple le plus intéressant pour ce qui concerne notre propos, porte sur l’histoire même des relations entre les disciplines et le capitalisme. Foucault repère très finement chez Marx un moment où l’analyse « classiquement » déterministe semble un moment vaciller. Dans une note à la fois discrète et importante de Surveiller et punir38, il signale, comme en passant, que dans une lettre à Engels du 25 septembre 1857, à un moment où ils discutent entre eux d’un travail que mène Engels sur l’histoire militaire39, Marx écrit que « d’une façon générale, l’army est importante pour le développement économique ». C’est dans l’armée, explique Marx, que s’inventent déjà chez les Romains le salaire, la propriété personnelle, la corporation de métier et la machinerie, et c’est dans l’armée encore, ajoute Marx, que se constitue l’organisation moderne du travail : « La division du travail à l’intérieur d’une même branche, également, a été d’abord réalisée dans les armées. De plus, toute l’histoire des sociétés bourgeoises se résume d’une façon éclatante dans celle de l’armée40. » Ce passage, qui met en relation l’armée et le capitalisme, s’il peut paraître assez extraordinaire, n’est pas isolé. Dans un passage du chapitre xi du Capital consacré à la coopération, Marx écrit : De la même façon que la force offensive d’un escadron de cavalerie ou la force de résistance d’un régiment d’infanterie est essentiellement différente de la somme des forces offensives ou défensives que développe chaque cavalier ou fantassin isolé, la somme mécanique des forces de chaque travailleur pris isolément est essentiellement différente du potentiel de force sociale qui se développe quand un grand nombre de bras œuvrent en même temps à la même opération indivise41.
Ces propos laisseraient penser que pour Marx aussi les inventions militaires sont antérieures et extérieures au capitalisme industriel, qu’elles en sont des conditions historiques. En tout cas, c’est ainsi que Foucault les interprète. Or la conception explicite de Marx dans cette lettre à Engels de 1857 reste étroitement économiste. La série d’inventions militaires n’est pas une source, un germe, pas même un modèle condensé et anticipé du développement de la société bourgeoise, elle est, selon Marx, un « résumé de la société bourgeoise ». Marx va d’ailleurs jusqu’à dire, 38. Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., note 1, p. 171. 39. On sait la passion personnelle qu’avait Engels pour les choses militaires. 40. Karl Marx, Friedrich Engels, Correspondance (1857-1859), Éditions sociales, Paris, 1975, tome V, p. 45. 41. Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 366. On trouve aussi cette comparaison un peu plus loin : « Le haut commandement dans l’industrie devient un attribut du capital, comme à l’époque féodale, le haut commandement dans les choses de la guerre et de la justice était un attribut de la propriété foncière. » (Ibid., p. 373).
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au tout début de cette lettre, que « l’histoire de l’army fait ressortir plus nettement que toute autre chose la justesse de notre point de vue sur la connexion entre forces productives et rapports de production42 ». Ainsi, de façon apparemment contradictoire avec le contenu de sa démonstration, Marx insiste auprès d’Engels sur le fait que le « point de vue » qui doit prévaloir dans son histoire militaire est bien celui du primat de l’économie dans l’évolution de l’organisation militaire. Marx ne peut donc, contre tous les faits historiques qu’il met en exergue, se défaire de l’idée que les forces productives ont engendré la structure de la société bourgeoise au moment même où il expose doctement à Engels que les faits militaires ont été le terreau où ont germé des formes de pouvoir qui seront plus tard incorporées dans la production. Cette référence à la correspondance de Marx et d’Engels dans Surveiller et punir en dit pourtant long sur le retournement que Foucault opère à partir de Marx, un retournement qui est aussi une manière de libérer Marx d’un certain déterminisme économique trop étroit (ce que Marx appelle dans sa lettre à Engels « notre point de vue »). Foucault ne relève pas l’étrangeté de cette lettre à la contradiction interne si flagrante, peut-être trop flagrante, pour mieux mettre en relief certains aspects « très remarquables » de la pensée de Marx laissés en jachères, comme il l’indique43. Mais c’est sans doute aussi pour faire valoir que Marx, du fait de l’intérêt qu’il a toujours porté à la guerre et à la lutte, n’a pas été seulement le théoricien du procès d’autovalorisation du capital, mais aussi un penseur sinon plus secret, en tout cas moins commenté, du rôle de la guerre dans l’histoire des sociétés. Si c’est avec Marx que Foucault pense le pouvoir c’est aussi contre lui, ce qui suppose de « scinder Marx » en laissant apparaître, contre toute orthodoxie, ses tensions internes.
Conclusion Cette hypothèse productive du pouvoir peut-elle contribuer à l’analyse de notre actualité ? Elle conduit en tout cas à deux observations. La première concerne la lutte de classes. De la même façon que l’on ne peut faire de la production économique un niveau fondamental d’où dériveraient toutes les autres formes de pouvoir et de production, on ne peut déduire du conflit entre la bourgeoisie et le prolétariat toutes les formes de conflits et de luttes. Les luttes de classes sont multiples, beaucoup plus 42. Karl Marx, Friedrich Engels, Correspondance (1857-1859), op. cit., p. 45. 43. Dans un entretien sur la géographie, Foucault souligne qu’il y a chez Marx des « passages très remarquables » sur « l’armée et son rôle dans le développement du pouvoir politique » in Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 39.
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Marx & Foucault
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variées que le marxisme ne l’a dit. Mais il ne s’agit pas seulement d’insister sur la variété des luttes, il s’agit aussi de considérer tous les effets des luttes, en particulier sur les sujets. Ce sont les protagonistes mêmes de la lutte de classes qui se constituent dans et par cette lutte. L’intérêt de Marx pour la lutte en tant que telle, l’intuition qu’il a eue de la constitution des classes dans et par les luttes est pour Foucault la leçon principale que l’on doit tirer des écrits de Marx autour de 1848 et de la Commune de Paris44. Pourtant, comme Foucault l’indique à juste titre, Marx est resté partagé entre deux logiques. L’une d’entre elles le conduit à produire une interprétation objectiviste des classes sociales, lesquelles se formeraient progressivement en fonction du développement économique, ce qui l’incite à penser que les luttes sont secondes par rapport à l’existence des groupes déjà formés dans le champ économique. Foucault, tout à l’inverse, montre que la véritable nouveauté et le grand apport de Marx, particulièrement visibles dans ses textes historico-politiques, tiennent plutôt au fait que les classes ne sont pas données avant la lutte, mais qu’elles sont elles-mêmes l’effet de la lutte. La classe bourgeoise n’est pas le sujet d’emblée donné d’une domination, c’est le produit de toutes les stratégies et de toutes les contre-stratégies à travers lesquelles elle a essayé de stabiliser une relation de pouvoir. Toutes les luttes sont susceptibles d’être inventives, positives, productives et toutes sont susceptibles d’engendrer des sujets collectifs. L’histoire est bien l’histoire de la lutte des classes, c’est-à-dire l’histoire de la production de classes ou des sujets collectifs par et dans les luttes. Il est arrivé à Foucault de se demander à la fin des années 1970 si l’on était encore dans l’époque qui s’était ouverte avec la Révolution française. Mais à la différence de certains historiens qui verront bientôt dans l’échec du communisme d’État la fin de la lutte des classes et l’extinction de l’aspiration révolutionnaire, Foucault, du fait même de cette hypothèse productive de la lutte, n’a pas fermé l’avenir. Le possible ne dépend pas d’un état de l’économie ou d’une sociologie des classes, il dépend des rapports de pouvoir et du type de luttes qui s’y déroulent. La seconde observation concerne le sens que l’on peut donner au terme à forte connotation économique de « production ». Parler d’« hypothèse productive » conduit évidemment à se demander de quelle production il s’agit. La formule ne signifie pas que la production matérielle est première, fondamentale, dotée d’une valeur ontologique ou anthropologique supérieure à d’autres formes de production. Si les institutions et les relations de pouvoir peuvent bien être renvoyées à un moment donné de l’histoire à une « formule générale », chacune d’entre elles n’en reste pas moins vouée à 44. Voir Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 606. Voir sur ce point Pierre Dardot et Christian Laval, Marx, Prénom : Karl, op. cit.
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une production d’effets spécifiques. C’est d’ailleurs en ce sens que Foucault peut parler des écoles, des prisons ou des armées comme des « appareils de production45 », au pluriel. On l’a vu, Foucault récuse ce qui chez Marx relève d’une conception économiste du pouvoir et d’une conception essentialiste de l’homme, lesquelles sont inséparablement liées. C’est ainsi qu’il montre l’inconséquence qu’il y a à continuer de voir dans le travail un trait de la nature humaine après avoir fait l’analyse de la transformation du temps de vie en temps de travail comme le fait Marx46. De la même façon et dans le même esprit, quand Foucault reprend à son compte la formule marxienne de « production de l’homme par l’homme », il insiste sur le fait qu’il ne saurait s’agir, comme pourraient le penser certains marxistes, d’une production du même ordre que la « production de la valeur, la production de la richesse ou d’un objet d’usage économique47 ». Pas plus d’ailleurs qu’il ne faudrait voir dans cette expression, à l’instar des auteurs de l’École de Francfort, le projet de retrouver une essence originelle perdue ou aliénée. En tout cas Foucault prend ses distances avec l’idée d’un auto-engendrement de l’homme par le travail que l’on trouvait dans les Manuscrits de 1844 ou dans L’Idéologie allemande. Mais l’expression de « production » n’est-elle pas chargée de trop d’ambiguïté pour une analyse qui entend se départir de tout économisme et de tout essentialisme ? L’hypothèse productive, dont la continuité à travers les différentes orientations de l’œuvre de Foucault est assurément l’un des traits les plus frappants, trouve peut-être dans l’étude des modes de subjectivation sa formulation la plus générale, en même temps qu’une inflexion majeure sur laquelle il faudrait insister48. Cette « production de l’homme », avec le temps, tire de plus en plus vers l’invention de soi. C’est ce dont témoigne cette remarque tardive : « Nous avons à produire quelque chose qui n’existe pas encore et dont nous ne 45. Foucault, dans un passage important de Surveiller et punir, écrit à propos des disciplines « qu’elles sont à prendre comme des techniques qui permettent d’ajuster, selon ce principe, la multiplicité des hommes et la multiplication des appareils de production (et par là il faut entendre non seulement « production » proprement dite, mais la production de savoir et d’aptitudes à l’école, la production de santé dans les hôpitaux, la production de force destructrice avec l’armée) » in Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 221. 46. Foucault, dans l’une des dernières séances de La Société punitive, explique ainsi : « Il est faux de dire, avec certains post-hégéliens célèbres, que l’existence concrète de l’homme c’est le travail. Le temps et la vie de l’homme ne sont pas par nature travail, ils sont plaisir, discontinuité, fête, repos, besoin, instants, hasard, violence, etc. Or c’est toute cette énergie explosive qu’il faut transformer en une force de travail continue et continuellement offerte sur le marché. Il faut synthétiser la vie en force de travail, ce qui implique la coercition de ce système de séquestration. » Voir Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 236 et Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 470. 47. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 893. 48. Il est à cet égard frappant de constater que dans un texte de bilan comme Le Sujet et le Pouvoir, Foucault relit son parcours à la lumière de cette invention continue des subjectivités.
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Marx & Foucault
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pouvons pas savoir ce qu’il sera49. » La « subjectivation » n’est-elle pas ce concept qui, finalement, va lui donner la possibilité de ne plus parler de l’invention de l’homme dans le lexique de l’économie, mais de resituer l’économie dans le mouvement beaucoup plus large de la formation des subjectivités ? Ce mouvement qui va de la « production de l’homme » à l’« invention de soi » est à mettre en relation avec un diagnostic sur l’époque, dont la caractéristique, selon Foucault, est moins le manque de ressources matérielles que l’« excès de pouvoir ». Le totalitarisme est ce à quoi ont abouti la densification des réseaux et l’intensification des mécanismes de pouvoir, par une sorte de « surproduction » ou d’« excroissance » pathologique des pouvoirs en Occident. Et le socialisme historique a constitué une impasse tragique pour avoir cherché à produire le « nouvel homme » par la mobilisation des mêmes technologies productives que la société bourgeoise. Dire que les subjectivités peuvent se constituer autrement et ailleurs que dans la fixation à ces « appareils de production » qu’a inventés l’Occident, ce n’était pas se détourner du « champ de bataille », ce n’était pas non plus abandonner l’« hypothèse productive », c’était, en la modifiant, la faire servir à un recommencement radical de la critique sociale sur de nouvelles bases50. Sans qu’il n’y ait là désaveu de ce qu’il a fait précédemment, Foucault, très soucieux de l’assèchement de l’imaginaire politique auquel le marxisme n’était pas étranger, avait compris que nous entrions dans une nouvelle époque où l’« hypothèse productive » devait se transformer en une « hypothèse inventive51 ». Cette hypothèse de l’invention de nouvelles formes de subjectivités, lorsqu’on la combine à l’idée du renouvellement constant des luttes contre des pouvoirs qui se modifient et se déplacent sans cesse, ouvre non seulement l’espace pour l’étude des rapports éthiques à soi, auxquels Foucault consacrera ses travaux des années 1980, mais elle nous laisse apercevoir aujourd’hui la possibilité de nouveaux modes de subjectivation politique par le développement de luttes inédites. Il serait donc très réducteur de penser que Foucault s’est finalement converti à une sorte d’individualisme éthique et esthétique, sorte de substitut personnel à des luttes collectives décevantes. Les contestations « culturelles » des années 1970 et les pratiques des communautés gays qu’il a pu observer en Europe et surtout aux États-Unis, lui ont suffisamment montré que les « inventions de soi » ne cessent pas d’être des possibilités de vie alternative suscitées par des combats collectifs. 49. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 893. 50. Ibid., p. 398. 51. Pour une présentation de ce tournant, voir Judith Revel, Foucault, une pensée du discontinu, Fayard, Paris, 2010, p. 273 et s.
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Foucault, Marx : le corps, le pouvoir, la guerre Sandro Chignola
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À partir du terme de « corps » envisagé comme pure trace sémantique – le latin oppose corpus et anima, ainsi que le grec soma et démas, en utilisant les premiers termes (corpus, sōma) pour désigner le cadavre, la matière inerte –, je me propose ici d’analyser la différence entre les deux corps du peuple, et plus particulièrement la différence implicite entre forme et matière de la subjectivité. Pourtant, je ne centrerai pas mon propos sur les modalités opérationnelles de la technologie du suffrage à travers laquelle cette différence est travaillée entre le xixe et le xxe siècle (multitude et people, « classes dangereuses » et « classes laborieuses »). Je voudrais plutôt analyser les modalités par lesquelles on a pensé, ou plutôt construit le corps ouvrier comme corps docile ou corps utile, au-delà de toute mystique ou fictio juridique, ce qui permet de retranscrire sous forme de représentation la théologie politique des deux corps du roi en celle des deux corps du peuple1. Pour ce faire, je développerai deux thèses. La première concerne le rapport de Foucault à Marx, un rapport problématique qui a été scandé, selon certains commentateurs, par de profondes réélaborations. En 1966, Foucault déclare que Marx en serait resté à l’« épistémè moderne2 » et qu’il aurait intégralement été réabsorbé dans le cadre des catégories ricar1. Voir Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du xixe siècle, Plon, Paris, 1958 ; pour le réseau métaphorique du « barbare » ou du « sauvage », Voir Pierre Michel, Les Barbares (1789-1848). Un mythe romantique, Presses universitaires de Lyon, Lyon, 1981. Voir aussi, plus spécifiquement : Pierre Rosanvallon, Le Sacre du citoyen. Du suffrage universel en France, Gallimard, Paris, 1992 ; Eric L. Santner, The Royal Remains. The People’s two Bodies and the Endgames of Sovereignty, The University of Chicago Press, Chicago-Londres, 2011. 2. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 273 et s.
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Le corps
Marx & Foucault
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diennes ; quelques années plus tard, le marxisme au contraire, serait selon lui un incontournable « instaurateur de discursivité3 ». Le rapport entre Marx et Foucault serait d’ailleurs, pour d’autres, tout simplement inexistant, ce qui pourrait être un indice non seulement de la profonde indifférence de Foucault pour l’économie et l’histoire de la pensée économique – dont les catégories seraient rendues « invisibles4 », sinon radicalement soustraites à l’analyse des dispositifs de pouvoir –, mais encore d’un mépris pour le marxisme et pour Marx, qui annoncerait l’issue libérale de la philosophie foucaldienne. Or ma deuxième thèse, qui rétroagit évidemment sur la première, concerne la manière dont Foucault pense non seulement le corps, mais, avec Marx, la productivité du pouvoir. Elle se rapporte également à la manière dont Foucault déborde la grille conceptuelle dans laquelle la théorie politique a essayé de le maintenir en capturant ses modalités d’exercice par le carcan du droit. C’est là que la référence à Marx reçoit, je crois, toute son importance. « Comment pourrions-nous essayer d’analyser le pouvoir dans ses mécanismes positifs ?5 » C’est bien cette question que se pose Foucault. Et il le fait dans les années où, ôtant toute ambiguïté à son objet de recherche, les procès de subjectivation entrent fortement en jeu. Le « pouvoir » – au fond et en dehors de toute médiation – « c’est la lutte de classes », avait-il dit quelques années auparavant dans un entretien resté inédit6. Le pouvoir, explique-t-il dans cet entretien, est l’ensemble des rapports de force – toujours asymétriques, marqués par une inégalité structurelle, et pourtant perpétuellement changeants, réversibles – qui peuvent parcourir un corps social donné7. Penser positivement le pouvoir implique pour Foucault, non seulement de le désubstantialiser en le soustrayant au système de références qui le conceptualise comme une « chose », mais aussi de le penser dans 3. Michel Foucault (édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald avec la collaboration de Jacques Lagrange), « Qu’est-ce qu’un auteur? », in Dits et écrits (19541988), Gallimard, Paris, 2001, tome I, p. 833. Voir Martin Cuccorese, « Marx tel que Foucault l’imagine », Actuel Marx en ligne, n° 6, 2001. Consultable en ligne : . Voir aussi Rudy M. Leonelli, Foucault – Marx. Paralleli e paradossi, Bulzoni, Rome, 2010. 4. Voir Ute Tellmann, « Foucault and the invisible economy », Foucault Studies, n° 6, février 2009, p. 5-24. Pour une reconstruction générale du rapport entre Foucault et la pensée économique, Voir Jack L. Amariglio, « The body, economic discourse and power. An economist’s introduction to Foucault », History of Political Economy, vol. 20, n° 4, hiver 1988, p. 583-613 ; Adelino Zanini, L’Ordine del discorso economico. Linguaggio delle ricchezze e pratiche del governo in Michel Foucault, Ombre corte, Vérone, 2010. 5. Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », in Dits et écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 1994, tome IV, p. 186-187. 6. « Entretien inédit entre Michel Foucault et quatre militants de la LCR, membres de la rubrique culturelle du quotidien Rouge », juillet 1977, Question Marx. Consultable en ligne : . 7. Ibid.
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la différence des rapports qu’il capture en les produisant, en les traversant et, dans la mesure du possible, en les reproduisant selon un certain ordre. Chez Marx, et en particulier dans le Capital, Foucault retrouve une partie des éléments fondamentaux propres à construire cette pensée8. En premier lieu, l’analytique marxienne des rapports de production met en lumière le caractère multilatéral et la coordination des mécanismes de pouvoir. En insistant sur la spécificité et la localisation de la domination dans l’usine, Marx souligne la différence entre celle-ci et la forme juridique d’exercice du pouvoir qui traverse l’espace social. La relative autonomie de l’autorité qui y est exercée rend en fait impossible de penser (et c’est le deuxième élément marxien que Foucault veut mettre en valeur) cette même autorité comme une répétition spécifique d’un pouvoir central originaire. Le schéma théorico-politique de la modernité juridique se trouve ainsi inversé. Selon le contractualisme moderne, la société est rendue possible par le pouvoir qui l’organise et la capture dans un système de pouvoirs secondaires, hiérarchiquement subordonnés, mis en mouvement et autorisés par l’unité du souverain. Chez Marx au contraire, c’est l’existence de formes d’exercice du pouvoir locales et diffuses dans tout l’espace social – la propriété privée, l’esclavage, l’usine, l’armée –, qui anticipe et détermine la constitution des grands appareils de l’État. Ce retournement marxien requiert une analytique extra-juridique du pouvoir et une vision stratégique par rapport aux modalités spécifiques de son exercice. Finalement, et c’est le troisième élément que Foucault retrouve dans le Capital, s’il est possible de retracer une rationalité univoque dans ces mécanismes de pouvoir locaux et hétérogènes, cette rationalité ne peut pas être réduite à l’interdiction. L’« archipel de pouvoirs différents9 », comme Foucault l’appelle et qu’il identifie à l’espace social, est parcouru par un impératif de production plutôt que par des pouvoirs répressifs. Production d’efficacités, production d’attitudes, production de producteurs. Foucault abandonne évidemment ici ses réticences par rapport à Marx. On sait qu’il avait écrit en 1966 que « le marxisme est dans la pensée du xixe siècle comme un poisson dans l’eau » niant de facto la « coupure » althussérienne qui considérait le Capital comme « une véritable révolution épistémologique dans son objet, dans sa méthode et dans sa théorie10 ». Cette tranquille insertion du marxisme dans la disposition épistémologique 8. Michel Foucault (édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald avec la collaboration de Jacques Lagrange), « Les mailles du pouvoir », in Dits et écrits (19541988), Gallimard, Paris, 2001, tome II, p. 1005. Foucault cite ici le deuxième livre du Capital. Voir dans le présent ouvrage, le chapitre iv « “Foucault lecteur du Capital” » de Rudy Leonelli. 9. Ibid., p. 1006. 10. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 274 ; Voir Louis Althusser et Étienne Balibar, Lire Le Capital, Maspero, Paris, 1965, p. 7.
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Foucault, Marx : le corps, le pouvoir, la guerre
Marx & Foucault
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qui l’accueille dérive du résidu hégélien qui en marque la dialectique, et du « naturalisme » des catégories économiques qu’elle utilise. Dans un texte un peu antérieur, Foucault avait explicitement attiré l’attention sur la tension, interne à la pensée de Marx, entre une instance systématique et une instance politique. Cette tension pourrait peut-être s’expliquer par la constante valorisation chez Foucault de la pratique historiographique marxienne. Ce qui marque l’appartenance de Marx au xixe siècle et à l’ordre du discours économique, c’est l’idée que le travail puisse être pensé à la manière d’Hegel comme l’« essence concrète » de l’homme11. Pour Foucault, le travail est en revanche l’effet, ou mieux le produit d’une série de technologies de domination visant à conquérir le corps et à l’asservir à des logiques de production12. L’obligation au travail est obtenue par une série d’interventions qui mobilisent des facteurs extra-économiques et qui agissent de manière disciplinaire sur la production de subjectivité. Marx est précisément le moteur de cette réorientation de l’analyse, le même Marx dont les études sur la circulation et sur la monnaie valorisent la surface où viennent s’inscrire les rapports de pouvoir et leurs effets (une « platitude13 » où toute référence à un dehors disparaît et dont le négatif, qui n’est affranchi par aucune dialectique, demeure comme une ouverture, une indétermination, une possibilité). Marx dépasse le discours de l’économie politique comme paradigme abstrait, là où il redéfinit ses catégories à la lumière de la crue matérialité de l’histoire14. Ce Marx – un Marx au-delà de Marx – guidera un peu plus tard le « retournement du principe de Clausewitz » que Foucault érige comme grille interprétative du discours historique et du procès social. Que la politique soit la continuation de la guerre et non l’inverse, c’est la leçon que Marx retient des historiens français de la Restauration15. Foucault installe ce principe 11. Marx l’affirme explicitement dans Ökonomisch-philosophisch Manuskripte aus dem Jahre 1844, in Marx Engels Werke, Institut für Marxismus-Leninismus beim ZK der Sed [MEW], Berlin, 1968, p. 574 ; Voir Karl Marx, Les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Vrin, Paris, 2007, p. 122. 12. Michel Foucault, « Dialogue sur le pouvoir », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II , p. 470. 13. Michel Foucault, « Nietzsche, Freud, Marx », in Dits et écrits (1954-1975), op. cit., tome I, p. 597. 14. C’est un point dont la critique qui veut réévaluer le rapport de Foucault à Marx a souligné l’importance. Si pour plusieurs commentateurs la lecture de Foucault est tout à fait inutile pour les historiens (Voir en particulier Allan Megill, « Foucault, structuralism and the end of history », The Journal of Modern History, vol 51, n° 3, septembre 1979, p. 451-503), pour d’autres, son analytique du pouvoir doit être reconsidérée, dans le sillage de Marx, précisément en termes historiques, et poursuivie d’une manière productive. Voir Mark Poster, « Foucault and History », Social Research, vol 49, n° 1, été 1982, p. 116-142 et Foucault, Marxism and History. Mode of Production versus Mode of Information, Polity Press, Cambridge, 1984. 15. Voir les célèbres lettres de Marx à Weydemeyer (5 mars 1852) et à Engels (27 juillet 1854), in Ökonomisch-philosophisch Manuskripte aus dem Jahre 1844, in Marx Engels Werke, op. cit.,
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au cœur de son analytique du pouvoir. Et il en tire une thèse centrale : le rapport de pouvoir n’est jamais univoque et ne peut pas être éliminé. Marx « sait parfaitement que ce qui fait la solidité des relations de pouvoir c’est qu’elles ne finissent jamais : il n’y a pas d’un côté quelques-uns, de l’autre beaucoup ; elles passent partout : la classe ouvrière retransmet des relations de pouvoir, elle exerce des relations de pouvoir16 », dit Foucault. Du point de vue subjectif de sa composition sociale et politique, la classe ouvrière ne subit pas seulement la domination, elle détient et exerce, au contraire, du pouvoir : c’est cette leçon qu’il est possible de tirer de Marx. Le corps humain est une force productive. Mais une force productive n’est pas un donné biologique ou un simple matériel humain mis à disposition. Le corps humain est, précisément dans l’acception qui lui attribue une force productive, une invention historique et l’effet des procédures spécifiques qui l’investissent. Mieux encore, si l’on considère la conception de l’histoire de Foucault, le corps est un produit historique. C’est-à-dire quelque chose qui est devenu, et dont la sélection s’est opérée dans la lutte irréductible entre tactiques de conquête et tactiques de soustraction ou de contre-pouvoir. Dès avant le milieu des années 1970, Foucault travaille déjà à partir du premier livre du Capital. Son objectif est double : il veut libérer Marx de la dogmatique marxiste et repenser la structure même de l’analytique du pouvoir. Dans la deuxième moitié des années 1970, Foucault se propose, avec encore plus de force qu’avant, de soustraire le pouvoir à son interprétation juridique et au modèle de la loi. Il retrouve chez Marx, sur ce point, non seulement une notion productive, positive, du pouvoir, mais aussi une entrave évidente et structurelle au compromis social-démocrate qui relance incessamment l’envahissement des biopouvoirs dans la société. Dans le sillage de Marx, Foucault veut mettre au centre de l’analyse une notion non juridique et non strictement économique de pouvoir, ce qui implique de questionner les modalités à travers lesquelles les flux de la valorisation sont réglés, au millimètre, par des instances qui, jusqu’aux gestes et aux rythmes individuels, rendent possible, fluidifient et intensifient la production de marchandises. Sortir de l’envoûtement qui ne voit le pouvoir que dans l’État, implique pour Foucault d’accéder à l’ensemble des stratégies juridiques et disciplinaires, par lesquelles les institutions du marché sont concrètement mises en place et ses agents produits, et qui visent à contrôler les illégalismes populaires et transformer entièrement le temps
p. 503-509 ; p. 380-385. Voir Karl Marx, Les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Vrin, Paris, 2007. 16. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 1020.
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Foucault, Marx : le corps, le pouvoir, la guerre
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de vie en temps de travail accompli17. Ce que Foucault appelle, avec une évidente connotation wébérienne, la « grande mutation technologique du pouvoir en Occident » est réalisée grâce à la construction, multilatérale et discontinue, d’un « mécanisme de pouvoir » capable d’intervertir le modèle fiscal, soustractif et rapace de l’absolutisme, pour s’exercer plutôt « dans le sens du processus économique lui-même18 ».
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Dans le premier livre du Capital, on retrouve plusieurs séries d’expressions importantes qui vont dans le sens de l’analyse que nous avons esquissée. La première série concerne l’usage marxien des termes de Hobbes. Le point de départ de la Darstellung marxienne est la marchandise. La sphère de la circulation apparaît comme un réseau de contrats et de rapports juridiques : pour cette raison, les possesseurs de marchandises entrent littéralement en scène comme personnes sur le marché. Marx reprend à la lettre l’expression hobbesienne. La personne n’est pourtant pas ici seulement la figure des équivalences juridiques, mais la personnification directe (« Charaktermaske ») des dynamiques économiques capitalistes. Cela signifie que chacun, et pas seulement le propriétaire de la marchandise (la volonté privée qui s’exprime dans le contrat), apparaît sur la scène comme le miroir des relations de production qui le traversent19. La deuxième série d’expressions concerne la forme de la marchandise. Elle n’est pas un donné naturel. Les produits n’assument la forme de marchandise que sur la base d’un mode de production absolument spécifique : le mode de production capitaliste20. La troisième série d’expressions indique que les conditions d’existence du capital ne se réduisent pas à la circulation simple des marchandises et de la monnaie. À une certaine époque du procès social de production, le capital ne peut naître que là où le propriétaire des moyens de production et de subsistance trouve sur le marché le libre travailleur qui vend sa force de travail. Cette dernière est définie par Marx comme « attitude naturelle de l’individu vivant » ; c’est-à-dire, comme
17. Karl Marx, Das Kapital, I, 4, Dietz Verlag, Berlin, 1962, p. 430.Voir Karl Marx, Le Capital, Livre I, PUF, Paris, 1993. 18. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 1009. 19. Voir parmi les dernières publications à ce sujet, Luca Basso, Agire in comune. Antropologia e politica nel’ultimo Marx, Ombre corte, Vérone, 2012, p. 47 et s. ; Sandro Mezzadra, Nei cantieri marxiani. Il soggetto e la sua produzione, Manifestolibri, Rome, 2014. 20. Karl Marx, Das Kapital, I, 4, op. cit., Karl Marx, « La transformation de l’argent en capital », Le Capital. Livre I, op. cit., chapitre iv, p. 165 et s.
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Le « laboratoire secret de la production »
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quelque chose qui n’existe que dans sa corporéité vivante (« nur in seiner lebendligen Leiblichkeit existiert21 »). « Lebendliche Leiblichkeit », écrit Marx. « Leib » est l’un des deux termes que l’allemand utilise pour signifier le corps. L’autre est, clairement, « Körper ». De ce dernier nous avons déjà rencontré la sémantique latine et indo-iranienne : corpus, *krp. « Leib », par contre, est un terme qui renvoie à la racine gothique *leif, dont dérivent l’allemand « Leben » ainsi que l’anglais « life22 ». Évidemment, la force de travail indique ici quelque chose qui précède l’organisation de la journée de travail et le fait que cette même force de travail soit « achetée » par le capitaliste. Comme attitude inscrite dans la « lebendlige Leiblichkeit » de chaque singularité, elle indique non pas un type spécifique d’actes de travail (le travail spécifique qui est accompli), mais la faculté générale de produire qui appartient à la nature humaine. La force de travail est donc comprise par Marx dans le sens de la dynamis aristotélicienne : comme une puissance ou une capacité23 et plus précisément comme la « somme de toutes les attitudes physiques ou intellectuelles qui existent dans la corporéité d’un homme24 ». C’est la nature spécifique de l’homme comme puissance relationnelle et productive qui est ici en question. Marx utilise le terme « lebendige Leiblichkeit » précisément pour renvoyer à ce noyau plastique de forces qui identifie le vivant humain comme système de structures anatomiques (« muscles, nerfs ») et comme faisceau de dispositions linguistiques et cognitives (« cerveau »). Ce qui précède la mise au travail de l’ouvrier est la subsomption de la force de travail dans le capital, c’est-à-dire la réalisation des conditions auxquelles cette puissance est actualisée. L’objet de l’achat et de la vente n’est pas un travail effectivement accompli – l’acte où une puissance se réalise –, mais cette dynamis générique et productive qui est immanente à la vie (Leben) et que le capitaliste peut mettre au travail pour en extraire une plus-value, précisément parce qu’elle est prise dans sa généricité. Le substrat matériel inhérent à cette puissance est la nature vivante de l’homme : ce que son corps – ici compris donc comme Leib et non pas comme Körper – peut génériquement faire. 21. Karl Marx, Das Kapital, I, 4 ; op. cit., p. 183. Jean-Pierre Lefebvre traduit par « son corps d’être vivant » in Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 189. 22. Friedrich Kluge, Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprache, sechste verbesserte und vermehrte Auflage, Straßburg, Trüber, 1899. 23. Voir Paolo Virno, Grammatica della moltitudine. Per un’analisi delle forme di vita contemporanee, Roma, Derive Approdi, 2002, p. 82. Voir Paolo Virno, Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaines, Éditions de l’Éclat, Paris, 2002 ; Michel Vadée, Marx penseur du possible, L’Harmattan, Paris, 1998. 24. Karl Marx, Das Kapital, I, 2, op. cit., p. 181. Voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 188.
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Foucault, Marx : le corps, le pouvoir, la guerre
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D’où découlent une série de conséquences importantes. Premièrement, le capitaliste ne s’intéresse pas tant, ou pas seulement, au « corps » du travailleur (ses muscles ou ses bras, l’effort dont il est capable). Le corps devient un objet à dominer non pour sa valeur intrinsèque – c’est là où réside une partie de la différence pour Marx entre l’économie esclavagiste ancienne et la forme capitaliste de production –, mais précisément comme substrat d’une force immatérielle, la force de travail, propre à la nature humaine. Deuxièmement, la puissance de travailler, achetée et vendue comme toute autre marchandise, est du travail non encore objectivé et pourtant inséparable de l’existence corporelle immédiate de l’ouvrier. La troisième conséquence est que la dépense énergétique, que Marx indexe au corps – « muscles, nerfs, cerveau », cette « consommation » de force de travail qui doit être continuellement réintégrée pour que le procès de reproduction du cycle économique se mette en place –, est aussi toujours « procès de production25 ». Du théâtre hobbesien de la circulation – ce théâtre où l’acheteur et le vendeur de cette marchandise très spéciale qui est la force de travail se rencontrent sur la scène comme « Charaktermasken » du contrat et de l’échange – on accède à ce que Marx appelle le « laboratoire secret de la production ». Celui qui possède l’argent s’avance sur scène maintenant comme capitaliste, celui qui possède la force nue de son propre travail le suit comme son travailleur. Et si le premier sourit, le deuxième se montre en revanche timide et rétif, « comme quelqu’un qui a porté au marché sa propre peau et ne s’attend à rien d’autre que le tannage26 ». Sa propre peau. Son propre corps, donc. Mais à quelles conditions ? L’autre leçon que Foucault reprend directement de Marx est que chaque technique différenciée de production comporte une modification de la subjectivité strictement liée à la prise du pouvoir sur le corps27.
Le capital comme vampire Il nous faut mentionner un autre passage. Le capitaliste transforme l’argent en valeur à travers l’incorporation du travail vivant (lebendige 25. Karl Marx, Das Kapital, I, 2 ; op. cit., p. 189. Voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 192. 26. Karl Marx, Das Kapital, I, 2, op. cit., p. 191. Voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 198. 27. Michel Foucault, « Les techniques du soi », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit. tome II, p. 1604 : « J’ai voulu décrire à la fois la spécificité de ces techniques et de leur interaction constante. Par exemple, le rapport entre la manipulation des objets et la domination apparaît clairement dans le Capital de Karl Marx, où chaque technique de production exige une modification de la conduite individuelle, exige non seulement des aptitudes, mais aussi des attitudes. »
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Arbeitskraft) au travail mort (tote Arbeit) objectivé dans les facteurs de production qu’il mobilise afin de produire de la plus-value. Le capital est un « monstre animé » qui commence à travailler comme « s’il avait de l’amour dans son corps28 ». Comme il est connu, Marx utilise à plusieurs endroits des métaphores similaires : le capital comme vampire ou loup-garou. Figures nécropolitiques, pourrait-on peut-être dire, en se réappropriant une expression qu’Achille Mbembe a forgée à d’autres fins29. Marx veut ainsi mettre en lumière la réalité, qui brise le jeu de miroirs induit par le fétichisme de la marchandise, en inversant la série spécifique au procès de production capitaliste dans sa détermination historique. Ce n’est pas le travailleur qui utilise les facteurs objectifs de la production comme il pourrait sembler à partir d’une définition naïve du travail, mais c’est le travail mort, « cristallisé » dans le capital, qui utilise et « aspire le travail vivant » en s’appropriant sa puissance de valorisation. Ici, au-delà du champ métaphorique du monstrueux, on retrouve le champ sémantique de la corporéité dont nous sommes partis : le corpus cadavérique des facteurs de production s’anime et, face à l’ouvrier socialisé, dont la vie est subsumée dans le grand système de l’usine, s’élève l’« organisme de production totalement objectif30 ». La même tension qui, dans la physique aristotélicienne qualifie l’organisme vivant (matière, forme, mouvement), reproduit, à travers cet organisme, la domination de classe. Le système de machines est un « Automat », pour Marx. Mais ce mécanisme est animé : le corps de la production, que le travailleur retrouve en face de soi et qui le lie en le subsumant, prend, littéralement, vie. Quand Marx commence à analyser le procès productif et le procès de valorisation – c’est-à-dire l’animation du corps de production de la marchandise – il évoque la sphère de la circulation (le contrat comme achat et vente de la force de travail), car elle représente la médiation nécessaire pour accéder au « laboratoire secret » de la production. Il devient par là évident que la symétrie apparente entre la volonté de l’acheteur et du vendeur de la force de travail n’est pas aussi exacte : ce que le capitaliste achète n’est pas du « travail » – au sens d’un travail fini s’objectivant en un produit – mais une puissance : des « levures vivantes31 » qui, une fois annexées au procès, 28. Karl Marx, Das Kapital, I, 5, op. cit., p. 209. Voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 219. 29. Achille Mbembe, « Necropolitics », Public Culture, vol 15, n° 1, hiver 2003, p. 11-40. 30. Karl Marx, Das Kapital, I, 13, op. cit., p. 404. Voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit. Voir aussi Ahlrich Meyer, « Mechanische und organische Metaphorik politischer Philosophie », Archiv für Begriffsgeschichte, vol. 13, 1969, p. 128-199. 31. Karl Marx, Das Kapital, I, 5, op. cit., p. 200. Voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 206.
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Foucault, Marx : le corps, le pouvoir, la guerre
Marx & Foucault
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valorisent continuellement le capital. Ce que le travailleur aliène n’est pas son attitude individuelle (sa capacité, son talent particulier, la force de son physique), mais une faculté générique qui peut être extériorisée et organisée selon des normes d’assujettissement et des conditions de répartition qui font d’elle un travail socialisé, une coopération surveillée et « incorporée » au capital32. Et pourtant : au-delà de la configuration abstraite du travail, comment cette « incorporation » est-elle réalisée ? On le sait, dans son grand livre consacré à la formation de la classe ouvrière anglaise, Edward P. Thompson a mis au clair un fait décisif : la classe ouvrière n’est pas un sujet qui apparaît sur la scène à un moment donné de l’histoire, mais une fluidité (a « fluency33 »), un rapport dont la composition échappe lorsqu’on essaie de la saisir comme une chose morte pour en faire l’anatomie. Le premier temps de ce rapport est, pourrait-on dire, la fabrication du corps individuel productif à travers la coopération. Cette transformation est rendue possible par une pratique – ni pacifiée ni pacificatrice – d’assujettissement à la discipline du travail : ce sont les habitudes, rythmes, gestes vitaux des individus34. Lorsque Marx analyse l’accumulation originaire en parlant de la naturalisation du code de production capitaliste, il fait référence à cette complexe phénoménologie de coaction extraéconomique. Pour sa mise en œuvre, les deux pôles de la circulation simple, les personnes de l’acheteur et du vendeur de la force de travail sont loin de suffire, pas plus que ne suffit, sur l’axe génétique, le pur acte de domination par lequel le vendeur, arraché par la force à ses moyens de subsistance (les commons, la terre, les formes de solidarité communautaire), est contraint de se vendre volontairement et de « se soumettre, à coups de fouet, de brûlures et de tortures, à la discipline qui était nécessaire au système de travail salarié ». C’est plutôt le procès qui se noue et qui redouble le développement du système de production lié au travail salarié qui se révèle nécessaire. C’est le système de pratiques qui reproduit une « Arbeiterklasse », laquelle par « éducation, tradition, habitude » – écrit Marx – reconnaît comme « lois naturelles35 » les exigences du mode de production capitaliste. 32. Karl Marx, Das Kapital, I, 11, op. cit., p. 352. Voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 362 et s. 33. Edward P. Thompson, The Making of the English Working Class, Vintage, New York, 1966, p. 9 : « The notion of class entails the notion of historical relationship. Like any other relationship, it is a fluency which evades analysis if we attempt to stop it dead at any given moment and anatomise its structure. » 34. Pour la catégorie de disciplinarisation sociale, Voir Gerhard Oestreich, Geist und Gestalt des frühmodernen Staates. Ausgewählte Aufsätze, Dunker & Humblot, Berlin, 1969. 35. Karl Marx, Das Kapital, I, 24, op. cit., p. 765 ; Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 803 et s.
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Foucault, Marx : le corps, le pouvoir, la guerre
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Le premier pas vers l’accumulation originaire est la production de pauvres, de vagabonds et de misérables pour les forcer au travail. Leur réduction à la pauvreté est immédiatement sanctionnée et redoublée en termes juridiques : « La législation les traita en malfaiteurs “de plein gré”, alléguant qu’il dépendait de leur seul bon vouloir qu’ils continuassent à travailler dans les conditions anciennes, alors que celles-ci n’existaient plus36 », écrit Marx. Le droit, avec sa logique d’imputation, fixe le sujet à une volonté « libre », mais seulement pour plier sa résistance et le lier à la forme du salaire. Marx décrit non seulement l’incidence sociale de la loi, mais aussi son « usage » comme arme dans la bataille disciplinaire. Le deuxième pas concerne la régulation de la journée de travail. C’està-dire l’imposition, par la classe ouvrière, d’une série de limites à l’extension indéfinie du temps de travail voulue par le maître. Ce dernier, s’étant approprié entièrement le « temps de vie » du prolétaire, n’aurait de son côté aucun problème à étendre indéfiniment le temps de production en se garantissant ainsi une extraction nette de plus-value absolue. Et pourtant il rencontre une résistance précisément dans le corps de l’ouvrier, qui rend cette extraction impossible. L’organisation technique de la coopération – avec les effets pervers que Marx décrit avec insistance en termes d’aliénation, de répétitivité du geste, d’appauvrissement des capacités cognitives du travailleur – est utilisée principalement pour établir un dispositif capable d’augmenter la plus-value relative. Or, c’est le contre-pouvoir ouvrier, la « résistance » grâce à laquelle la classe ouvrière « écrasée par le vacarme de la production commence à revenir vers soi-même37 », qui impose la régulation de la journée de travail contre le dispositif de production capitaliste. Parmi les nombreux énoncés marxiens non cités par Foucault mais auxquels il se confronte directement, il y a encore le passage consacré aux « dispositions minutieuses, qui règlent avec une si grande uniformité militaire, au son de la cloche, périodes, limites, pauses du travail38 ». Marx en parle comme d’une conquête ouvrière. La régulation de la journée de travail dérive certes d’une intervention de l’État, mais, loin de représenter l’effet d’une intervention disciplinaire verticale, elle se développe en
36. Karl Marx, Das Kapital, I, 7, op. cit., p. 762. Voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 826. 37. Karl Marx, Das Kapital, I, 3, op. cit., p. 294. Voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 295 et s. 38. Ibid.
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Discipline et production
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Marx & Foucault
situation et comme le résultat d’une longue série de luttes de classe39. Lorsque, au début de Surveiller et punir, Foucault oppose frontalement deux textes auxquels il confie la tâche d’illustrer l’arc de basculement de la pénalité moderne – le long et atroce supplice de Damiens, où la résistance du corps de la victime entrave le rituel de souveraineté et suscite la sympathie de la « populace », et le règlement rédigé par Léon Faucher de la Maison des jeunes détenus à Paris, dans laquelle, alors que la violence s’est tue, les mouvements suivent les rythmes des tambours, et les coups de cloche scandent une journée complètement saturée par la discipline –, il est difficile de ne pas penser que la formulation du problème foucaldien dérive des pages de Marx. Un droit qui n’est pas que du droit. Un pouvoir qui circule et active des positions opposées et antagonistes. Une économie, non seulement de la peine, qui est constamment en relation avec des technologies de gouvernement.
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La publication du cours que Foucault prononce au Collège de France lors du premier semestre 1973 résout définitivement, à mon avis, plusieurs ambiguïtés interprétatives concernant l’analytique foucaldienne du pouvoir40. La domination du capital sur l’ouvrier – auquel, dans les mots de Marx, « la silencieuse coaction des rapports économiques41 » appose son sceau –, est conquise dans une bataille séculaire qui met en lumière la matrice fondamentalement belliqueuse du rapport social. Or, comme nous l’avons vu, la fabrication du corps docile, but de la stratégie disciplinaire, n’est ni unidirectionnelle ni pacifique. Il faut se référer, à ce propos, à un double passage qui se trouve au centre du cours consacré à La Société punitive. Il jette une lumière vive sur l’analytique du droit et de la pénalité que Foucault est en train d’élaborer en ces mêmes années. La nature humaine n’est pas travail, note-t-il dans sa dernière leçon. Ce qui rythme la vie humaine, capable de développer librement des relations collectives non assujetties aux rythmes de la production et spontanément indisciplinée, ainsi que le temps « sauvage » de son déroulement, ce sont plutôt les « plaisirs, discontinuités, fêtes, repos,
39. Karl Marx, Das Kapital, I, 3, op. cit., p. 299. Voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 295 et s. 40. Michel Foucault, La Société punitive. Cours au Collège de France (1972-1973), EHESS/ Gallimard/Seuil, Paris, 2013. 41. Karl Marx, Das Kapital, I, 24, op. cit., p. 765 . Voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 803 et s.
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Forme-prison et forme-salaire
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besoins, instants, hasards, violence42 ». En bref, il s’agit là d’un flux ininterrompu d’instances et d’attitudes que le capital s’efforcera d’assujettir à son autorité, tandis que la classe ouvrière s’efforcera d’en faire subjectivement autant d’occasions de résistance et d’organisation, trouvant ainsi les formes de sa composition politique. Foucault souligne ici deux points qui le rapprochent de Marx tout en marquant avec force une prise de distance par rapport à Althusser. Le premier est la valeur fondamentale du conflit dans l’analytique du pouvoir. Le second est le thème de technologies disciplinaires – et, parmi elles, la pénalité –, qui avant même d’assurer la reproduction du rapport capitaliste de valorisation (et donc : la « restructuration43 » de l’économie générale des illégalismes et la répression de l’illégalisme prolétaire), développent des dispositions productives dans le corps ouvrier44. D’un côté le système pénal doit conquérir les conditions de sa propre validité à travers des techniques de séquestration et de clôture, par des techniques de fixation de la mobilité qui s’exercent brutalement sur le corps mobile et fuyant d’une « populace » de vagabonds oisifs, la pénétrant par toute une microphysique du pouvoir. D’où la première affirmation radicale de Foucault : « La guerre civile » est la matrice générale de la rationalité de la peine, le but de cette dernière n’étant pas, comme pour Hobbes ou pour Rousseau, l’imposition d’une paix sur des relations naturellement conflictuelles, mais la poursuite ininterrompue d’une guerre de conquête45. De l’autre côté, à l’image de Marx, et après avoir montré que le problème décisif de la genèse du capitalisme coïncide avec la transformation-constitution de la vie en force de travail, il faut définir l’horizon stratégique et mouvant qui permet de repenser les rapports sociaux ainsi que les procès de subjectivation46. Foucault concentre sa propre recherche sur le procès global de fabrication de la force de travail comme « disposition subjective objectivement uniformisée et adéquate aux conditions de la production », pour reprendre l’heureuse formulation de Stéphane Legrand. Pour le dire dans les termes de l’analytique marxienne de la genèse du rapport de capital, Foucault reprend à son compte l’analyse du procès de subsomption réelle par lequel le travail est incorporé au procès de valorisation. 42. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 235. 43. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, p. 89. 44. Voir Stéphane Legrand, « Le marxisme oublié de Foucault », Actuel Marx, n° 36, février 2004, p. 27-43. 45. Dans le cours de 1976 au Collège de France, « Il faut défendre la société », Foucault définira cette perspective, nous l’avons déjà dit, de « retournement de la présupposition de Clausewitz ». Voir Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976), EHESS/Seuil/Gallimard, Paris, 1997. 46. Voir Pierre Dardot et Christian Laval, Marx, prénom : Karl, Gallimard, Paris, 2012, p. 202.
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Foucault, Marx : le corps, le pouvoir, la guerre
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Marx & Foucault
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47. Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 34. 48. Ibid, p. 139-152. 49. Karl Marx, Das Kapital, I, 13, op. cit., p. 450. Voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 416 et s. Voir également Charles Fourier, La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère, et l’antidote, l’industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique, donnant quadruple produit, Bossange père, Paris, 1835, p. 346. 50. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 72.
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C’est sur cette toile de fond marxienne que Michel Foucault développe son analyse de la pénalité et inverse nettement la tradition platonicienne. Ce n’est pas le corps qui est prison de l’âme mais, à l’aube de la modernité, selon une rupture constituante qui impose de nouvelles fonctions au savoir, c’est l’âme qui devient la prison du corps47. La transformation de la multitude en force de travail est le produit d’une sorte de schématisme transcendantal propre à la discipline. Elle redessine et s’approprie l’espace, réordonne le temps et le rend calculable. En agissant sur l’espace, la discipline organise des fonctions et des hiérarchies. Elle isole des segments individuels dans la coopération sociale et établit entre eux des liens opérationnels. En maîtrisant le temps, elle le constitue comme intégralement utile. Précision, application et régularité sont les vertus fondamentales du temps disciplinaire, pourra écrire Foucault dans Surveiller et punir48. Dans ce double processus de constitution se réalise l’expression que Marx reprend de Fourier : Les usines sont des « bagnes mitigés49 ». C’est là que Foucault pourra faire la généalogie de la gémellité entre forme-prison et forme-salaire50.
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Foucault lecteur du Capital1 Rudy M. Leonelli
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Une affirmation de Foucault concernant le « jeu » qui détache son propre travail de la conformité à la littéralité de Marx en vigueur à l’époque nous donne un important éclaircissement sur son rapport avec Marx : Je cite Marx sans le dire, sans mettre de guillemets, et comme ils ne sont pas capables de reconnaître les textes de Marx, je passe pour être celui qui ne cite pas Marx. Est-ce qu’un physicien, quand il fait de la physique, éprouve le besoin de citer Newton ou Einstein ? Il les utilise, mais il n’a pas besoin de guillemets, de notes en bas de page ou d’approbation élogieuse qui prouve à quel point il est fidèle à la pensée du maître. Et comme les autres physiciens savent ce qu’a fait Einstein, ce qu’il a inventé, démontré, ils le reconnaissent au passage. Il est impossible de faire de l’histoire actuellement sans utiliser une kyrielle de concepts liés directement ou indirectement à la pensée de Marx et sans se placer dans un horizon qui a été décrit et défini par Marx. À la limite, on pourrait se demander quelle différence il pourrait y avoir entre être historien et être marxiste.2
Lorsque Foucault, dans « Il faut défendre la société », aborde la genèse de l’interprétation marxienne de l’histoire, il explore aussi certaines des conditions historiques de sa propre démarche et, plus généralement, les conditions du savoir historique de la modernité. C’est, pour lui, l’une des raisons majeures de ne pas réduire la problématique du cours à la question du racisme. De même, il n’y a pas deux régions isolées : d’un côté, le savoir (qui constituerait le « bon côté »), de l’autre, la lutte, mais plutôt 1. Je voudrais remercier particulièrement Étienne Balibar, pour les occasions de discussions passionnantes sur les thèmes touchant le cœur de cette intervention, sans oublier Mireille Delbraccio, Guglielmo Forni Rosa, Giorgio Forni, Manlio Iofrida, Sandro Mezzadra, Luca Paltrinieri et Vincenza Perilli. 2. Michel Foucault, « Entretien sur la prison. Le livre et sa méthode », in Dits et écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 1994, tome II, p. 752-753.
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« Je cite Marx sans le dire »
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leur imbrication, de manière à ce que le questionnement du savoir entraîne la question de la lutte, des luttes (et vice versa) :
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Foucault souligne qu’il y a des choses très remarquables dans « tout ce que Marx a écrit sur l’armée et son rôle dans le développement du pouvoir politique. Ce sont des choses très importantes qui ont pratiquement été laissées en jachère, au profit des incessants commentaires sur la plus-value ». Foucault a maintes fois rappelé l’importance des problèmes politiques du corps, de l’espace, de la guerre chez Marx. Si sur le plan de l’analyse historique, Marx a opéré une rupture irréversible, Foucault procède à sa réactivation : « Faire fonctionner Marx comme un “auteur”, localisable dans une mine discursive unique et susceptible d’une analyse en termes d’originalité ou de cohérence interne, c’est toujours possible. Après tout, on a bien le droit d’“académiser” Marx. Mais c’est méconnaître l’éclatement qu’il a produit4. » On pourrait chercher à explorer les rapports de Foucault avec Marx, à la lumière du même critère, qui est explicité au début du cours de 1976, par rapport à la découverte de « ce qu’on pourrait appeler l’effet inhibiteur propre aux théories totalitaires, je veux dire, en tout cas, aux théories enveloppantes et globales. Non pas que ces théories [...] n’aient pas fourni et ne fournissent pas encore, d’une manière assez constante, des instruments localement utilisables : le marxisme, la psychanalyse sont précisément là pour le prouver. Mais elles n’ont pas fourni, je crois, ces instruments localement utilisables qu’à la condition, justement, que l’unité théorique du discours soit comme suspendue, en tout cas découpée, tiraillée, mise en charpie, retournée, déplacée, jouée, caricaturée, théâtralisée, etc. En tout cas, toute reprise dans les termes mêmes de la totalité a conduit de fait à un effet de freinage5 ». 3. Michel F oucault, « Méthodologie pour la connaissance du monde. Comment se débarrasser du marxisme », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., p. 606. 4. Michel Foucault, « Questions à Michel Foucault sur la géographie », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome III, p. 39. 5. Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1976), EHESS/Seuil/Gallimard, Paris, p. 7-8.
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Marx dit, effectivement, que le moteur de l’histoire réside dans la lutte des classes. Et beaucoup, après lui, ont répété cette thèse. En effet, c’est un fait indéniable. Les sociologues raniment le débat à n’en plus finir, pour savoir ce qu’est une classe, et qui y appartient. Mais jusqu’ici personne n’a examiné ni approfondi la question de savoir ce qu’est la lutte. Qu’est-ce que la lutte, quand on dit lutte des classes ? Puisqu’on dit lutte, il s’agit de conflit et de guerre. Mais comment cette guerre se développe-t-elle ? Quel est son objectif ? Quels sont ses moyens ? Sur quelles qualités rationnelles repose-t-elle ? Ce dont j’aimerais discuter, à partir de Marx, ce n’est pas le problème de la sociologie des classes, mais de la méthode stratégique de la lutte. C’est là que s’ancre mon intérêt pour Marx et c’est à partir de là que j’aimerais poser les problèmes.3
Foucault lecteur du Capital
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Reste à établir comment et sur quoi opère cette réactivation de Marx, que Foucault invite à ne pas confondre avec l’éclectisme ou avec un empirisme naïf6. Parmi les textes de Foucault qui peuvent contribuer à notre exploration, le plus important est la transcription d’une conférence prononcée à l’université de Bahia en novembre 1976, « Les mailles du pouvoir », quelques mois après la conclusion du cours « Il faut défendre la société ». Ici, l’importance des éléments présents chez Marx pour une analyse du pouvoir susceptible de servir d’alternative à sa représentation juridique, s’articule à un ensemble de références spécifiques au Capital : Foucault affirme que les éléments fondamentaux d’une telle analyse, « nous pouvons évidemment les trouver aussi chez Marx, essentiellement dans le Livre II du Capital. C’est là, je pense, que nous pouvons trouver quelques éléments dont je me servirais pour une analyse du pouvoir dans ses mécanismes positifs7 », déclare-t-il encore. À la suite de la première édition de cette conférence, la référence au Livre II du Capital se trouve reproduite dans les éditions postérieures à la mort de Foucault, où elle ne semble pas faire problème. Suivons brièvement le tracé de cette référence. En septembre 1994, le n° 324 du Magazine littéraire met à la disposition des lecteurs, en anticipation de la publication des Dits et écrits, une partie de ce texte, avec une introduction de François Ewald. Ce dernier – en rectifiant sensiblement certaines thèses de son ancien article « Anatomie et corps politiques8 » – reconnaît l’exigence de dépasser les simplifications courantes : « On a pris l’habitude de placer Marx et Foucault dans des rapports antagoniques : le penseur du pouvoir serait venu contredire celui de l’exploitation. Comme le lecteur des Dits et écrits le constatera, les rapports sont autrement complexes. » Mais, en ce qui concerne l’identification du livre du Capital auquel renvoie Foucault, Ewald suit à la lettre les indications de la transcription accompagnant la conférence : « Foucault explique comment son projet d’une analyse des technologies du pouvoir, à la base de Surveiller et punir, a pu trouver une de ses sources, sinon un de ses modèles, dans les descriptions du Livre II du Capital9. » Cette identification se retrouve dans les éditions officielles des œuvres de Foucault. L’édition des Dits et écrits s’en tient également à
6. Ibid., p. 8. 7. Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome IV, p. 186. 8. Voir François Ewald, « Anatomie et corps politiques », Critique, n° 343, décembre 1975. 9. François Ewald, “Note introductive à Michel Foucault”, « Les mailles du pouvoir », Magazine littéraire, n° 325, octobre 1994, p. 64.
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Marx et les technologies du pouvoir
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Marx & Foucault
cela. De même, dans la « Situation du cours » au sein de l’édition officielle de « Il faut défendre la société » :
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Le Livre II du Capital vient ainsi s’ajouter aux références à la quatrième section du Livre I, citées dans Surveiller et punir. Bien que suggestive, cette extension n’est confortée par aucune démonstration. Tout se passe comme si la parole de Foucault se suffisait à elle-même. Mais l’examen du Livre II du Capital ne semble pas permettre de repérer l’ensemble des problèmes indiqués par Foucault. Toutefois, si l’on suspend l’évidence non vérifiée, on se trouve dans une situation qui permet la formulation d’une hypothèse « économique » : Foucault aurait, ici encore, fourni une référence erronée, en indiquant comme Livre II du Capital ce qui, dans les éditions du Capital en huit tomes11 est en réalité le second tome du Livre I12. Du reste, je ne suis pas le seul à être parvenu à cette hypothèse13. Nous lirons donc « Les mailles du pouvoir » en cherchant à localiser les références au Capital, non pas dans le Livre II, mais dans le second tome du Livre I. En outre, nous restreindrons cette référence à une seule partie de ce tome : la quatrième section (qui est, du reste, citée dans Surveiller et punir). Foucault articule en quatre points sa lecture du Capital. Nous les reprendrons, en cherchant à identifier, pour chacun d’entre eux, dans la quatrième section, quelques renvois. Mais il nous faut aussitôt préciser que les différentes articulations de l’analyse du pouvoir indiquées par 10. Alexandre Fontana et Maurio Bertani, « Situation du cours », in Michel Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 250. 11. Réalisées en France par les Éditions sociales et en Italie par Editori Riuniti. 12. Un indice ultérieur pourrait, à notre avis, renforcer l’hypothèse d’une probable imprécision de Foucault lorsqu’il fournit ses références au Capital : il réside dans le fait que le dos des volumes de plusieurs versions en huit tomes délivrées par les Éditions sociales (par exemple l’édition de 1951), dans le cadre de la publication des Œuvres complètes de Marx, ne reportent pas la numération livre-tome (I.1, I.2, I.3, II.1, etc.), mais la numération continue par tome (I, II, III, IV, etc.), où « II » désigne le tome II du livre I. L’expression « le livre II » pourrait être une manière approximative d’indiquer le tome II du livre I (ou, plus simplement, une manière de nommer ce tome en langage ordinaire, non bibliographique). Le tome II du livre I du Capital, tant dans la traduction française de Joseph Roy (Éditions sociales) que dans la traduction italienne de Delio Cantimori (Editori Riuniti), comprend les sections IV-VI du livre I. 13. En interpellant Étienne Balibar à ce sujet, j’ai constaté que nous sommes tous deux parvenus à la formulation de la même hypothèse concernant le livre du Capital cité par Foucault.
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Foucault a entretenu, à propos des rapports entre pouvoir et économie politique, une sorte de « dialogue ininterrompu » avec Marx. Marx, en effet, n’ignorait pas la question du pouvoir et des disciplines, si l’on s’en tient ne serait-ce qu’aux analyses du premier livre du Capital (sur « la journée de travail », « la division du travail et la manufacture », « les machines et la grande industrie ») et à celle du deuxième livre (sur le « procès de circulation du capital » ; cf. Dits et écrits, IV, 297 [a. 1976] : 182-201, spéc. 186 sq.)10
Foucault lecteur du Capital
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Foucault, dans la quatrième section, s’interpénètrent étroitement et constituent les différentes faces des problèmes considérés par Marx, de telle manière qu’un seul et même passage pourrait confirmer à la fois deux ou plusieurs points. Notre intérêt prioritaire est ici de chercher à reconnaître le texte marxien auquel Foucault se réfère, préliminaire minimal, mais indispensable, d’une lecture critique qui, sinon, est rendue impossible. Nous indiquerons simplement quelques correspondances. Dans le soidisant Livre II du Capital, Foucault repère quatre directions d’analyse des pouvoirs, que nous examinerons.
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Ce que nous pouvons trouver dans le « Livre II » du Capital c’est, en premier lieu, qu’il n’existe pas un pouvoir, mais plusieurs pouvoirs. Pouvoirs, cela veut dire des formes de domination, des formes de sujétion, qui fonctionnent localement, par exemple dans l’atelier, dans l’armée, dans une propriété de type esclavagiste ou dans une propriété où il y a des relations serviles. Tout cela, ce sont des formes locales, régionales de pouvoir, qui ont leur propre mode de fonctionnement, leur procédure et leur technique. Toutes ces formes de pouvoir sont hétérogènes. [...] Une société n’est pas un corps unitaire dans lequel s’exercerait un pouvoir et seulement un, mais c’est en réalité une juxtaposition, une liaison, une coordination, une hiérarchie, aussi, de différents pouvoirs, qui néanmoins demeurent dans leur spécificité. Marx insiste beaucoup, par exemple, sur le caractère à la fois spécifique et relativement autonome, imperméable en quelque sorte, du pouvoir de fait que le patron exerce dans un atelier, par rapport au pouvoir de type juridique qui existait dans le reste de la société. Donc, existence de régions de pouvoir. La société est un archipel de pouvoirs différents14.
En analysant la coopération, Marx affirme ainsi que « le commandement dans l’industrie devient l’attribut du capital, de même qu’aux temps féodaux la direction de la guerre et l’administration de la justice étaient les attributs de la propriété foncière15 ». À propos de la division du travail dans la manufacture et dans la société, il souligne les formes de pouvoir spécifiques, hétérogènes, qui « malgré les nombreuses analogies et les rapports16 » distinguent ces deux domaines : « La division manufacturière du travail suppose l’autorité absolue du capitaliste sur des hommes transformés en simples membres d’un mécanisme qui lui appartient. La division sociale du travail met en face les uns des autres des producteurs indépendants qui ne 14. Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome IV, p. 186-187. 15. Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, Livre I. Le développement de la production capitaliste, Éditions sociales, Paris, 1977, chapitre xiii, p. 243. 16. Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, Livre I. Le développement de la production capitaliste, op. cit., chapitre xiv, p. 257.
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Multiplicité, caractère régional, hétérogénéité et autonomie relative
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Marx & Foucault
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Spécificité et genèse locale Ces pouvoirs ne peuvent et ne doivent pas être compris simplement comme la dérivation, la conséquence d’une espèce de pouvoir central qui serait primordial. Le schéma des juristes [...] consiste à dire : « Au début, il n’y avait pas de société, et ensuite est apparue la société, à partir du moment où est apparu un point central de souveraineté qui a organisé le corps social, et qui a permis ensuite toute une série de pouvoirs locaux et régionaux » ; Marx, implicitement, ne reconnaît pas ce schéma. Il montre, au contraire, comment, à partir de l’existence initiale et primitive de ces petites régions de pouvoir comme la propriété, l’esclavage, l’atelier et aussi l’armée a pu se former, petit à petit, des grands appareils d’État. L’unité étatique est, au fond, secondaire par rapport à ces pouvoirs régionaux et spécifiques, lesquels viennent en premier lieu21.
Dans la quatrième section du Livre I, Marx montre la préexistence historique de formes d’organisation et de pouvoir régionaux qui se reproduisent de manière autonome et qui franchissent le seuil de l’institutionnalisation juridique seulement au moyen d’un lent processus de cristallisation. En traitant des sociétés anciennes, il écrit : « Ces castes et ces corporations 17. Ibid., p. 259. 18. Ibid., chapitre xiii, p. 243-244. 19. Ibid., chapitre xv, p. 301. 20. Michel Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 25. 21. Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome IV, p. 187.
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reconnaissent en fait d’autorité que celle de la concurrence, d’autre force que la pression exercée sur eux par leurs intérêts réciproques17. » Les conditions effectives de la coopération dépassent la forme du contrat : « L’ouvrier est propriétaire de sa force de travail tant qu’il en débat le prix de vente avec le capitaliste » ; mais dans le procès de travail où les ouvriers entrent comme personnes indépendantes, individus isolés, « ils ont déjà cessé de s’appartenir. Dès qu’ils y entrent, ils sont incorporés au capital18 ». À l’égard du régime de fabrique, Marx souligne que « jetant aux orties la division des pouvoirs d’ailleurs si prônée par la bourgeoisie et le système représentatif dont elle raffole, le capitaliste formule en législateur privé et d’après son bon plaisir son pouvoir autocratique sur ses bras dans le code de fabrique19 ». C’est là une des racines de la « première consigne donnée » par « Il faut défendre la société » : « Saisir le pouvoir du côté de l’extrémité de moins en moins juridique de son exercice20. » De plus, il est d’une extrême importance que, loin d’opposer à la description marxienne de l’autorité du capitaliste (individuel ou collectif) dans l’usine (ou dans la fabrique) la relative autonomie des relations de pouvoir, Foucault désigne cette même autorité comme l’une des formes de cette autonomie.
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se forment d’après la même loi naturelle qui règle la division des plantes et des animaux en espèces et en variétés, avec cette différence cependant qu’un certain degré de développement une fois atteint, l’hérédité des castes et l’exclusivisme des corporations sont décrétées lois sociales22. » Dans les formes de société qui précèdent la division du travail de type manufacturier, « la séparation des métiers s’est développée spontanément, puis s’est cristallisée et enfin a été sanctionnée légalement23 ». Plus généralement, dans la quatrième section du Livre I, Marx considère les rapports spécifiques de pouvoir immanents à des formes de production déterminées.
Productivité
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Quelques extraits de la quatrième section du Livre I du Capital, que Foucault a cités dans Surveiller et punir, prennent, selon nous, une valeur paradigmatique, dont celui-ci : De même que la force d’attaque d’un escadron de cavalerie ou la force de résistance d’un régiment d’infanterie diffère essentiellement de la somme des forces individuelles, déployées isolément par chacun des cavaliers ou fantassins, de même la somme de la force mécanique d’ouvriers isolés diffère de la force mécanique qui se développe dès qu’ils fonctionnent conjointement et simultanément dans une même opération indivise25.
Caractère technologique Ces mécanismes de pouvoir […] il faut les considérer comme des techniques, c’està-dire comme des procédés qui ont été inventés, perfectionnés, qui se développent 22. Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, Livre I. Le développement de la production capitaliste, op. cit., chapitre xiv, p. 248. 23. Ibid., p. 259. 24. Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome IV, p. 187. 25. Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, Livre I. Le développement de la production capitaliste, op. cit., chapitre xiii, p. 239. Et, encore : « Que la journée de travail combinée acquière cette productivité supérieure en multipliant la puissance mécanique du travail, en étendant son action dans l’espace ou en resserrant le champ de production par rapport à son échelle, en mobilisant aux moments critiques de grandes quantités de travail, [...] la force productive spécifique de la journée combinée est une force sociale du travail ou une force de travail social. », ibid., p. 241. Voir Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, p. 165-166.
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Ces pouvoirs spécifiques, régionaux n’ont absolument pas pour fonction primordiale de prohiber, d’empêcher, de dire « tu ne dois pas ». La fonction primitive, essentielle et permanente de ces pouvoirs locaux et régionaux est, en réalité, d’être des producteurs d’une efficience, d’une aptitude, des producteurs d’un produit. Marx fait, par exemple, des superbes analyses du problème de la discipline dans l’armée et dans les ateliers24.
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Marx & Foucault sans cesse. Il existe une véritable technologie du pouvoir ou, mieux, des pouvoirs, qui ont leur propre histoire. Ici, encore une fois, on peut trouver entre les lignes du Livre II du Capital une analyse, ou du moins l’esquisse d’une analyse, qui serait l’histoire de la technologie du pouvoir, tel qu’il s’exerçait dans les ateliers et dans les usines26.
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Le capitaliste commence par se dispenser du travail manuel. Puis, quand son capital grandit et avec lui la force collective qu’il exploite, il se démet de sa fonction de surveillance immédiate et assidue des ouvriers et des groupes d’ouvriers et la transfère à une espèce particulière de salariés. Dès qu’il se trouve à la tête d’une armée industrielle, il lui faut des officiers supérieurs (directeurs, gérants), et des officiers inférieurs (surveillants, inspecteurs, contremaîtres), qui, pendant le procès de travail, commandent au nom du capital. Le travail de surveillance devient leur fonction exclusive28.
Dans la quatrième section, des problèmes spécifiquement disciplinaires accompagnent l’organisation du travail. Les techniques disciplinaires, à partir du démembrement du corps artisan, sont suivies par la division et la « cristallisation » progressive de fonctions et de hiérarchies spécifiques, les articulations corps-instrument, corps-machine, les processus de segmentation et de composition d’une masse d’ouvriers, processus qui augmentent la capacité productive de ceux-ci en réduisant leur insubordination. L’innovation technologique continue n’est pas subordonnée au seul accroissement de la capacité productive, mais aussi à des exigences spécifiques de pouvoir, à la nécessité de faire face à la résistance multiforme et toujours relancée des ouvriers. 26. Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome IV, p. 189. 27. Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, Livre I. Le développement de la production capitaliste, op. cit., chapitre xiii, p. 242. Voir Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 177. 28. Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, Livre I. Le développement de la production capitaliste, op. cit., chapitre xiii, p. 243.
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Nous sommes ici renvoyés à un passage de la quatrième section du Livre I, cité dans Surveiller et punir : « Cette fonction de direction, de surveillance et de médiation devient la fonction du capital dès que le travail qui lui est subordonné devient coopératif, et comme fonction capitaliste elle acquiert des caractères spéciaux27. » Marx souligne que le caractère de la direction capitaliste – qui, « quant à son contenu a une double face » (d’un côté, procédé de production sociale et, de l’autre, procédé d’autovalorisation du capital) – est, quant à sa forme, despotique. Marx reconstruit ainsi le lent et laborieux procédé de constitution d’un pouvoir de surveillance qui articule le développement de ce despotisme dans ses « formes particulières » :
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Une phrase de Marx, en particulier, synthétise le processus historique de constitution de ces pouvoirs, qui est tellement important pour Foucault : « An die Stelle der Peitsche des Sklaventreibers tritt das Strafbuch des Aufsehers29. » La traduction de Joseph Roy propose : « Le fouet du conducteur d’esclaves est remplacé par le livre de punitions du contremaître30. » Mais le terme « Aufseher » peut aussi être traduit par « surveillant », comme le fait par exemple la version de Jean-Pierre Lefebvre : « Le fouet du négrier est ici remplacé par le cahier des punitions du surveillant31. » Cette superposition, cette imbrication, cette articulation de la punition et de la surveillance semblent suggérer que le titre même de Surveiller et punir serait en quelque sorte une citation implicite (peu importe qu’elle soit volontaire ou non) de la quatrième section du Livre I du Capital. En soulignant le seuil marqué par l’introduction du Strafbuch (livre ou registre de punitions) dans les technologies disciplinaires, Marx précède Foucault qui, dans Surveiller et punir, analyse les « petites techniques de notation, d’enregistrement32 »: la technique « qui place les individus dans un champ de surveillance les situe également dans un réseau d’écriture33 ». La surveillance exercée sur l’ouvrier est l’une des formes majeures de ce que Foucault appelle l’inversion de l’« économie de la visibilité », ce qui fait la différence entre l’exercice du pouvoir disciplinaire et la forme traditionnelle du pouvoir souverain, où le pouvoir « est ce qui se voit, ce qui se montre, ce qui se manifeste » tandis que les sujets « peuvent rester dans l’ombre34 ». Ceci montre bien comment le dépassement de la conception du pouvoir moderne en termes de souveraineté proposée par Foucault s’appuie sur le développement et la transformation des éléments présents dans la quatrième section du Livre I du Capital. Il faut donc considérer historiquement – et même en termes de généalogie – la question du rapport entre les analyses historiques de Marx et de Foucault, c’est-à-dire garder toujours à l’esprit qu’ils ne sont pas des contemporains, que le premier est une condition historique d’existence du second et que, par conséquent, la simple juxtaposition de leurs deux noms, comme s’il s’agissait d’interlocuteurs en présence qui échangent et 29. Karl Marx, Das Kapital, Kritik der politische Ökonomie, Erster Band. Buch I : Der Produktionsprozeß des Kapitals, in Marx-Engels Werke, Dietz Verlag, Berlin, 1993, p. 447. 30. Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, Livre I. Le développement de la production capitaliste, op. cit., chapitre xv, p. 302. 31. Karl Marx, Le Capital. Livre I, PUF, Paris, 1993, p. 476. 32. Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 192. 33. Ibid., p. 191. 34. Ibid., p. 189.
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Le sens de la généralisation du Capital dans Surveiller et Punir
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confrontent leurs « avis » sur les objets les plus divers, manque l’essentiel. Une page du chapitre « Le panoptisme » de Surveiller et punir permet de poser la question de leur rapport de manière différente :
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L’affirmation de Foucault, lue dans une perspective historique, selon laquelle l’analyse de Marx se situe à un niveau moins général, doit être renversée : elle indique que l’analyse développée dans Surveiller et punir non seulement reprend et incorpore l’analyse marxienne, qui la précède, mais en constitue une généralisation. Nous prenons ici terme de généralisation en un sens tout autre que générique, et en nous référant à l’usage que Foucault lui-même en fait dans « Il faut défendre la société », à propos des trois généralisations successives et superposées de la guerre opérées par Boulainvilliers : par rapport au droit, à la forme de la bataille, au système invasion-révolte. Généralisations qui permettent d’utiliser la guerre comme « analyseur général de la société36 ». La généralisation est le déplacement d’un savoir du domaine déterminé où il est né et dans lequel il s’ancre initialement, en direction d’une analyse générale (ici de la société). Elle n’est pas le passage d’un domaine spécifique à un domaine plus générique et vague, mais correspond au passage d’un domaine déterminé à un autre (au regard duquel le premier paraîtra nécessairement se situer à un niveau moins général). Elle correspond à un changement d’échelle, qui n’entraîne pas la simple croissance « quantitative » d’un savoir, mais transforme et augmente la complexité de ses procédés et de ses articulations. Nous prendrons comme indice cette phrase célèbre et souvent critiquée de Surveiller et punir : « Quoi d’étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons37 ? » On peut lire cette question rhétorique comme la généralisation d’une autre question, issue de la quatrième section du Livre I du Capital : 35. Ibid., p. 222-223. 36. Michel Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 138. 37. Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 229.
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De fait les deux processus, accumulation des hommes et accumulation du capital, ne peuvent pas être séparés ; il n’aurait pas été possible de résoudre le problème de l’accumulation des hommes sans la croissance d’un appareil de production capable à la fois de les entretenir et de les utiliser ; inversement les techniques qui rendent utile la multiplicité cumulative des hommes accélèrent le mouvement d’accumulation du capital. À un niveau moins général, les mutations technologiques de l’appareil de production, la division du travail, et l’élaboration des procédés disciplinaires ont entretenu un ensemble de rapports très serrés [ici, une note de Foucault renvoie à la quatrième section du Livre I du Capital]. Chacune des deux a rendu l’autre possible, et nécessaire ; chacune des deux a servi de modèle à l’autre35.
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« Fourier a-t-il donc tort de nommer les fabriques des bagnes mitigés38 ? » Ce lien permet d’entrevoir une trace de Marx dans les références à la critique fouriériste présentée dans les derniers chapitres de Surveiller et punir. Mais surtout, elle semble condenser la généralisation de l’analyse marxienne de la discipline du travail dans l’atelier et dans la fabrique à une série plus étendue de domaines disciplinaires : hôpitaux, casernes, écoles, etc. Cette généralisation présuppose celle du terme de production :
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Or, des éléments et des prémisses de cette extension, relatifs au travail dans la fabrique (je me borne seulement à ce dernier, sans soulever ici le problème, bien plus complexe, du concept de production) sont présents chez Marx. Nous pensons ici à la structuration d’un nouveau type de surveillance, différent de celui de la manufacture, dans les grands ateliers et les usines, qui se trouve décrit dans Surveiller et punir (et qui n’est pas réductible aux exigences de la « production » proprement dite) : Il s’agit, maintenant, d’un contrôle intense, continu ; il court tout le long du processus de travail ; il ne porte pas ou pas seulement sur la production (nature, quantité des matières premières, type d’instruments utilisés, dimensions et qualités produits) mais il prend en compte l’activité des hommes, leur savoir-faire, leur manière de s’y prendre, leur zèle, leur conduite, [...] il est effectué par des commis, des surveillants, des contrôleurs et des contremaîtres40.
Là, Foucault ne « contredit » pas Marx, mais reprend l’analyse de la quatrième section, pour l’inscrire dans une série plus étendue et plus complexe, bref plus générale. La source de la différence entre Marx et Foucault n’est pas à chercher dans un schéma causal renversé (pour le premier, les rapports de production seraient la condition de possibilité des relations de pouvoir ; pour le second, il s’agirait du contraire), mais dans une différence d’époque et de problématique. La technologie du pouvoir est la problématique centrale de toute une phase du travail de Foucault, et non celle du Capital, mais ce dernier n’est pas sans présenter des éléments qui la rendent possible. À la lumière de la problématique postérieure (celle de Foucault), ces éléments apparaissent comme (ou mieux sont devenus) 38. Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, Livre I. Le développement de la production capitaliste, op. cit., chapitre xv, p. 302. 39. Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 221. 40. Ibid., p. 176-177.
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Au vieux principe « prélèvement-violence » qui régissait l’économie du pouvoir, les disciplines substituent le principe « douceur-production-profit ». Elles sont à prendre comme des techniques qui permettent d’ajuster, selon ce principe, la multiplicité des hommes et la multiplication des appareils de production (et par là il faut entendre non seulement « production » proprement dite, mais la production de savoir et d’aptitudes à l’école, la production de santé dans les hôpitaux, la production de force destructrice avec l’armée39.
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Je vais faire une comparaison présomptueuse. Qu’a fait Marx quand, dans son analyse du capital, il a rencontré le problème de la misère ouvrière ? Il a refusé l’explication habituelle, qui faisait de cette misère l’effet d’une rareté naturelle ou d’un vol concerté. Et il a dit en substance : étant donné ce qu’est, dans ses lois fondamentales, la production capitaliste, elle ne peut pas ne pas produire de la misère. Le capitalisme n’a pas pour raison d’être d’affamer les travailleurs, mais il ne peut se développer sans les affamer. Marx a substitué l’analyse de la production à la dénonciation du vol. Mutatis mutandis, c’est un peu cela que j’ai voulu faire. Il ne s’agit pas de nier la misère sexuelle, mais il ne s’agit pas non plus de l’expliquer négativement par une répression. Tout le problème est de saisir quels sont les mécanismes positifs qui, produisant la sexualité sur tel ou tel mode, entraînent des effets de misère42.
Cette comparaison décrit un procédé de généralisation. Il ne s’agit pas de demander à Marx de rendre compte de l’absence d’une recherche née un siècle plus tard, mais de lire cette dernière comme une transformation et une extension autonomes de quelques-unes de ses analyses en dehors de leur domaine originaire, comme une manière de travailler – au sens de Canguilhem – des concepts de Marx (discipline, contrôle, surveillance, résistance… production) : « Travailler un concept, c’est en faire varier l’extension et la compréhension, le généraliser par l’incorporation de traits d’exception, l’exporter hors de sa région d’origine, le prendre comme modèle ou inversement lui chercher un modèle, bref lui conférer progressivement, par des transformations réglées, la fonction d’une forme43. »
41. Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., p. 187. 42. Michel Foucault, « Non au sexe roi », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome III, p. 258-259. 43. Georges Canguilhem, « Dialectique et philosophie du non chez Gaston Bachelard », Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, Paris, 1973, p. 206.
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« une analyse, ou du moins l’esquisse » de l’analyse de la technologie du pouvoir qui en produit la généralisation. Foucault lui-même sollicite l’adoption d’un point de vue historique, souvent absent dans les lectures comparatives : « L’analyse que je vais faire de la discipline dans l’armée ne se trouve pas chez Marx, mais qu’importe41. » Mais l’importance de la conférence « Les mailles du pouvoir » concerne sa structure d’ensemble, qui redouble le passage de l’analyse du pouvoir disciplinaire développée dans Surveiller et punir à la problématique du bio-pouvoir esquissée dans « Il faut défendre la société » et exposée dans La Volonté de savoir :
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« Communiste nietzschéen ». L’expérience Marx de Foucault Roberto Nigro
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L’intérêt pour Nietzsche et Bataille n’était pas une manière de nous éloigner du marxisme ou du communisme. C’était la seule voie d’accès vers ce que nous attendions du communisme. […] Nous étions à la recherche d’autres voies pour nous conduire vers ce tout autre que nous croyions incarné par le communisme. C’est pourquoi en 1950, sans bien connaître Marx, refusant l’hégélianisme et me sentant mal à l’aise dans l’existentialisme, j’ai pu adhérer au Parti communiste français. Être « communiste nietzschéen », c’était vraiment invivable et, si l’on veut, ridicule. Je le savais bien.1
L’expression « communiste nietzschéen » prend ici la forme d’un oxymore. Elle indique non seulement ce qui, pour beaucoup d’interprètes, est théoriquement et politiquement inconcevable, mais aussi une forme de vie qui touche à l’invivable. Une telle aporie dut probablement accompagner Foucault toute sa vie durant. Et il n’est pas exclu qu’une grande partie de son œuvre tire son immense productivité de cette inépuisable déchirure. Dans l’épaisseur de l’expression on peut lire une profondeur d’expérience qui se voudra politiquement et philosophiquement très riche d’enseignements. Elle nous dit, d’une part, de quels marxismes et de quels communismes Foucault ne pouvait, d’entrée de jeu, que se méfier ; et d’autre part, elle indique l’engagement de Foucault dans des pratiques d’expérimentation qui ouvrirent des nouvelles voies aux communismes et aux marxismes. Après Foucault et tant d’expériences nietzschéennes-marxistes2 qui se sont sédi1. Michel Foucault (édition en quatre volumes établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, collab. Jacques Lagrange), « Entretien avec Michel Foucault », in Dits et écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 1994, tome IV, p. 50. 2. Foucault porte, à juste titre, un regard très méfiant à l’égard de ces formes de synthèse (que, malgré tout, j’emploie ici), où l’on présente une pensée française de façon très simplifiée. Voir, par ex., Michel Foucault, « Structuralisme et poststructuralisme », in ibid., p. 433-437.
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Dans un entretien qui date de la fin 1978, Foucault affirme :
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mentées, à partir surtout des années 1970, être « communiste nietzschéen » n’apparaît plus aujourd’hui comme une jonction aussi paradoxale qu’elle le fut auparavant.
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D’après le témoignage de Foucault, Nietzsche et Bataille figurent parmi les auteurs qui l’ont le plus influencé. Ils ont marqué son évolution intellectuelle, de façon indélébile. Leurs noms, dans cet entretien comme dans d’autres, sont presque toujours associés à ceux de Klossowski et de Blanchot. À chaque occurrence, ces figures évoquent une sorte de déprise de soi-même et du savoir universitaire dominant. Ces auteurs ont permis à Foucault de s’écarter de sa formation universitaire, de s’éloigner des grandes machineries philosophiques qui, comme il le dit, s’appelaient hégélianisme et phénoménologie. La lecture de Nietzsche pendant les années 1960 a joué un rôle prépondérant dans le mouvement de déprise de l’expérience du phénoménologue et de la théorie phénoménologique du sujet. Elle a permis à Foucault de recentrer son analyse sur les modalités discursives de production et de circulation du sens plutôt que sur la recherche de l’origine du sens ou sur la tentative de restituer le côté caché des choses3. L’expérience du phénoménologue est, au fond – écrivait Foucault – une certaine façon de poser un regard réflexif sur un objet quelconque du vécu, sur le quotidien dans sa forme transitoire, pour en saisir les significations. Pour Nietzsche, Bataille, Blanchot, au contraire, l’expérience, c’est essayer de parvenir à un certain point de la vie qui soit le plus près possible de l’invivable. […] L’expérience chez Nietzsche, Blanchot, Bataille a pour fonction d’arracher le sujet à lui-même, de faire en sorte qu’il ne soit plus lui-même ou qu’il soit porté à son anéantissement ou à sa dissolution. C’est une entreprise de désubjectivation. L’idée d’une expérience limite, qui arrache le sujet à lui-même, voilà ce qui a été important pour moi dans la lecture de Nietzsche, de Bataille, de Blanchot.4
Pourquoi associer les noms de Nietzsche, de Bataille, de Blanchot, et de Klossowski dans une même entreprise intellectuelle ? Pourquoi recouvriraient-ils le même espace vide d’une même expérience commune ? Bien qu’il ne soit pas question de réduire les différences existantes entre ces auteurs ou pire, de les aplanir par une référence à une racine commune, il reste néanmoins que leurs œuvres, à différents niveaux, comme les témoi-
3. Michel Foucault, « Nietzsche, Freud, Marx », in Dits et écrits (1954-1988), op cit., tome I, p. 571. 4. Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault », in ibid., tome IV, p. 43.
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Les années 1960 : échapper à Hegel
« Communiste nietzschéen ». L’expérience Marx de Foucault
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gnages de Foucault le montrent aussi, se placent toutes sous l’emprise de la destruction du concept de sujet fondateur et de système en philosophie.
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L’œuvre philosophique et littéraire de Bataille, ainsi que celles de Nietzsche, de Blanchot et de Klossowski, permirent à Foucault d’échapper à Hegel, ou en tout cas, de réfléchir sans cesse sur l’hégélianisme. En réalité, il savait bien qu’on ne peut pas méconnaître ou traiter à la légère l’hégélianisme et toutes ses immenses ressources d’enveloppement. Encore au début des années 1970, Foucault pourra écrire dans sa leçon inaugurale au Collège de France : Échapper réellement à Hegel suppose d’apprécier exactement ce qu’il en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de savoir jusqu’où Hegel, insidieusement peutêtre, s’est approché de nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre Hegel, ce qui est encore hégélien ; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu’il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs. 6
Du polemos nietzschéen à la guerre civile L’empreinte de Nietzsche est encore plus marquée au début des années 1970, lorsque le philosophe allemand permettra des transformations conceptuelles importantes dans le champ de l’interprétation de la lutte des classes en tant qu’antagonismes diffus et de la microphysique du pouvoir en termes de guerre7. La leçon de Nietzsche consiste premièrement, dans le domaine 5. Ibid. p. 49. 6. Michel Foucault, L’Ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970, Gallimard, Paris, 1971, p. 74-75. 7. Les concepts de microphysique du pouvoir et de guerre sont très répandus dans l’œuvre de Foucault. Je me limite ici à donner quelques références. Pour la microphysique du pouvoir : Voir Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1975, p. 34. L’idée de guerre revient en filigrane in Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France (1970-1971) suivi de Le Savoir d’Œdipe, EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 2011. Foucault y fait jouer l’opposition entre le modèle nietzschéen et aristotélicien. Toutefois,
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[Il s’agit] d’abord [d’]une invitation à remettre en question la catégorie du sujet, sa suprématie, sa fonction fondatrice. Ensuite [de] la conviction qu’une telle opération n’aurait eu aucun sens si elle restait limitée aux spéculations ; remettre en question le sujet signifiait expérimenter quelque chose qui aboutirait à sa destruction réelle, à sa dissociation, à son explosion, à son retournement en tout autre chose. […] Pour moi la politique a été l’occasion de faire une expérience à la Nietzsche ou à la Bataille. […] Le thème nietzschéen de la discontinuité, d’un surhomme qui serait tout autre par rapport à l’homme, puis chez Bataille, le thème des expériences limites par lesquelles le sujet sort de lui-même, se décompose comme sujet, aux limites de sa propre impossibilité, avaient une valeur essentielle. Ce fut pour moi une sorte d’issue entre hégélianisme et l’identité philosophique du sujet.5
Marx & Foucault
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de l’histoire de la vérité et de la connaissance, à montrer que dans la racine de la connaissance il y a la haine, la lutte, la relation de pouvoir, et non pas l’adéquation, la béatitude et l’unité.8 Ou encore, comme l’écrivent Fabienne Brion et Bernard E. Harcourt : « La leçon de Nietzsche est que, dans la connaissance, le rapport de la volonté et de la vérité n’a pas pour condition la liberté (liberté de la vérité et liberté de la volonté) mais la violence. »9 Pour Foucault, la leçon de Nietzsche consiste en ce que « la connaissance est toujours une certaine relation stratégique dans laquelle l’homme se trouve placé. […] Le caractère perspectif de la connaissance ne dérive pas de la nature humaine, mais toujours du caractère polémique et stratégique de la connaissance »10. Autrement dit, la généalogie nietzschéenne détruit la théorie de la connaissance11. Cette insistance sur le conflit, sur la guerre, sur le polemos (mais encore faudrait-il se demander si toutes ces dimensions sont une prérogative uniquement nietzschéenne) n’est pas seulement ce qui est en jeu dans des analyses centrées sur l’histoire de la vérité, de la connaissance, ou de la formation des savoirs. Elle est l’enjeu majeur qu’on retrouve aussi dans les analyses les plus politiques de Foucault : celles qu’il développe dans la première moitié des années 1970 à l’apogée d’une des périodes les plus militantes12. Ces thèmes de la guerre ou du conflit sont présents dans plucette notion de guerre, dans sa forme plus particulière de guerre civile, est surtout au centre des analyses des ouvrages : Michel Foucault, La Société punitive. Cours au Collège de France (1972-1973), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 2013, et Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1976), Gallimard/Seuil, Paris, 1997. 8. Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 549. 9. Michel Foucault (édition établie par Fabienne Brion et Bernard E. Harcourt), Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice, University of Chicago Press/Presses universitaires de Louvain, Chicago/Louvain, 2012, p. 278. Dans la « Situation du cours », les éditeurs montrent bien jusqu’à quel point les analyses foucaldiennes du début des années 1970, trop souvent lues uniquement en terme de pouvoir, peuvent être interprétées en continuité avec le problème de la vérité tel que Foucault l’esquisse dans ses dernières analyses pendant les années 1980. C’est à ce moment que des thèmes comme le dire vrai, l’aveu, ou la parrêsia, pour ne citer que quelques concept-clés de cette époque, viennent dominer la scène de sa recherche. Voir « Situation du cours », in Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 276. 10. Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques », Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 551. 11. Daniel Defert montre que la référence de Nietzsche aux passions, aux instincts, aux luttes, a pour fonction de mettre radicalement en question la théorie de la connaissance. Si ces conditions ne diffèrent pas tellement des déterminants économiques, des forces sociales que Marx a placé à la racine de la connaissance, la différence entre Marx et Nietzsche consisterait en ceci que Marx conservait une théorie de la connaissance, alors que la généalogie la détruit : « la généalogie conserve les forces sociales mais pour s’articuler à une théorie du pouvoir ». Voir « Situation du cours », in Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir, op. cit., p. 260. 12. Voir Daniel Defert, « Chronologie », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome I, p. 42 et Daniel Defert, « L’émergence d’un nouveau front. Les prisons », in Le Groupe d’information sur
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sieurs textes de cette époque et seront au cœur de l’analyse de Foucault au moins jusqu’au cours donné au Collège de France en 1976, « Il faut défendre la société ». Dans le cours de 1973 au Collège de France, intitulé La Société punitive, la notion de guerre civile vient occuper une place de premier rang. Foucault met cette notion au centre de ses analyses sur la pénalité. La guerre civile est la matrice de toutes les luttes de pouvoir. Il veut montrer qu’elle est l’état permanent à partir duquel peut et doit se comprendre un certain nombre de tactiques de lutte. Il montre qu’un des premiers axiomes de l’exercice du pouvoir consiste à nier la guerre civile, à la recouvrir, à affirmer qu’elle n’existe pas. La guerre civile, dans la pensée politique moderne, est considérée comme un accident, une anomalie, ce qu’il faut éviter, car il s’agit d’une monstruosité théorético-pratique13. Il ajoute que la guerre civile est une notion philosophiquement, politiquement, historiquement assez mal élaborée. Foucault s’intéresse à Hobbes pour montrer comment dans les analyses du philosophe anglais la guerre civile n’est jamais considérée comme quelque chose de positif, de central, qui puisse servir en soi de point de départ de l’analyse. Bien au contraire, Hobbes la neutralise ; il la ramène à la fiction d’une guerre de tous contre tous, qui serait liée à une dimension naturelle, universelle des rapports entre les individus en tant qu’individus. Elle est présentée comme quelque chose précédant le pacte social et mené par l’individu. Or Foucault montre au contraire que la guerre civile a lieu comme affrontement d’éléments collectifs et que, loin d’être ce qui précède le pacte social ou ce qui s’impose de l’extérieur comme lutte contre l’État, elle se déroule sur le théâtre du pouvoir14. Elle est ce qui hante le pouvoir. L’exercice quotidien du pouvoir doit pouvoir être considéré comme une guerre civile15. Le pouvoir ne supprime pas la guerre civile, mais la mène et la continue. Ces propos de Foucault sont d’autant plus importants qu’ils se situent dans un contexte d’analyse où le problème est celui de la production de la force de travail, de la fabrication et disciplinarisation des sujets qu’il faut contraindre au travail. Foucault montre comment la vie et le temps sont séquestrés et contraints au travail, c’est-à-dire comment le temps de la vie est transformé en force de travail. Il est faux de dire – écrit-il – avec certains post-hégéliens célèbres, que l’existence concrète de l’homme, c’est le travail. Le temps et la vie de l’homme ne sont pas par nature travail, ils sont plaisir, discontinuité, fête, repos, besoin, instants, les prisons. Archives d’une lutte (1970-1972) (documents réunis et présentés par Philippe Artières, Laurent Quéro et Michelle Zancarini-Fournel), Éditions de l’IMEC, Paris, 2003, p. 315-326. 13. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 14-15. 14. Ibid., p. 30. 15. Ibid., p. 33.
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Marx & Foucault hasard, violence, etc. Or, c’est toute cette énergie explosive qu’il faut transformer en une force de travail continue et continuellement offerte sur le marché. Il faut synthétiser la vie en force de travail, ce qui implique la coercition de ce système de séquestration.16
C’est une attaque aussi contre la vulgate marxiste, contre l’idée que la vie de l’être humain ou l’existence concrète des hommes, c’est le travail. Foucault montre, au contraire, la fonction politique de la séquestration, en tant que processus qui assujettit le temps de la vie au temps de la production. Le temps de la vie a dû être homogénéisé de manière à garantir la continuité de la production et du profit17. Dans son œuvre, Foucault n’a pas cessé de montrer que le capitalisme ne pouvait pas fonctionner avec un système de pouvoir politique indifférent aux individus :
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Cette surveillance a pris la forme d’une lutte contre les formes nouvelles de déprédation liées aux risques nouveaux pris par la fortune en train de se capitaliser. Le capital s’expose au brigandage, au pillage, à la déprédation quotidienne. « On est dans la guerre sociale, écrit Foucault – non pas dans la guerre de tous contre tous, mais dans la guerre des riches contre les pauvres, des propriétaires contre ceux qui ne possèdent rien, des patrons contre les prolétaires19. » L’analyse de Foucault est historiquement déterminée ; elle est ancrée dans les enjeux – pour le dire avec Marx – de la subsomption réelle. Comme le souligne Sandro Mezzadra, Foucault étudie l’émergence de la prison à l’intérieur des processus de prolétarisation liés au développement du mode de production capitalistique. Ce faisant, Foucault insiste sur le caractère violemment antagoniste de ces processus20. 16. Ibid., p. 236. 17. Sur ce point, voir les analyses éclairantes in Pierre Macherey, Le Sujet des normes, Éditions Amsterdam, Paris, 2014, et en particulier le chapitre : « Le sujet productif. De Foucault à Marx », in Pierre Macherey, Le Sujet des normes, op. cit., p. 149-212. Et aussi Sandro Chignola, « Le corps, le pouvoir, la guerre. Comment Foucault a lu Marx », dans le chapitre 3 du présent ouvrage. 18. Michel Foucault, « Le pouvoir, une bête magnifique », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome III, p. 374. Voir également Michel Foucault, « L’impossible prison », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome IV, p. 20-34. 19. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 18. 20. Sandro Mezzadra, « Cattive condotte », Il Manifesto, février 2014. Cet article peut également être trouvé sur le site Materiali foucaultiani : .
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Il est venu un moment où il a fallu que chacun soit effectivement perçu par l’œil du pouvoir – écrit-il –. Lorsqu’on a eu besoin, dans la division du travail, de gens capables de faire ceci, d’autres de faire cela, lorsqu’on a eu peur aussi que des mouvements populaires de résistance, ou d’inertie, ou de révolte viennent bouleverser tout cet ordre capitaliste en train de naître, alors il a fallu une surveillance précise et concrète sur tous les individus18.
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Il est important de souligner le caractère historique et généalogique de ces analyses impliquant l’histoire du capitalisme, pour éviter de confondre les propos de Foucault avec une métaphysique du pouvoir où la guerre civile deviendrait le point aveugle du nihilisme contemporain.
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En effet, si l’un des premiers axiomes de l’exercice du pouvoir, comme Foucault le dit, consiste à nier la guerre civile, à la recouvrir, à affirmer qu’elle n’existe pas, à l’expulser de la scène du pouvoir politique, il y a aussi une autre démarche dans notre culture qui a pesé de tout son poids dans la disqualification de cette notion de guerre civile. Si, d’une part, la pensée politique moderne se mobilise pour conjurer les dangers qui viennent de la notion de guerre civile, et si pour ce faire elle a besoin de l’expulser du théâtre de l’action politique, d’autre part, il existe aussi un type de discours, qui ne situe pas la guerre civile à l’extérieur de la scène politique, mais lui fait au contraire une place au cœur même des affrontements politiques. Toutefois, une fois placée au cœur de l’action politique, il faut la priver de toute sa force et de tout son pouvoir et montrer ainsi qu’elle est uniquement porteuse d’un énorme pouvoir de destruction. C’est ainsi que la guerre civile peut être inscrite dans les formes les plus aveugles du nihilisme contemporain. J’aimerais prendre à titre d’exemple ici le roman de Fédor Dostoïevski, Les Démons (en français connu aussi sous le titre Les Possédés). Il s’agit d’un document historique et psychologique majeur pour interpréter les liens entre anarchisme et nihilisme, lutte politique et transformation sociale. Sous une forme sombre et réactionnaire, Les Démons décrit une pratique et une théorie qui influencent le futur politique et social de l’Europe. Dostoïevski s’en prend notamment à la théorie politique de Sergei Netchaïev et donne tout au long de son roman une représentation renversée du processus moderne de révolution sociale21. Sergei Netchaïev était un anarchiste russe né près de Moscou en 1847. Il s’était attribué, à un certain moment, la paternité du Manifeste du Parti communiste écrit par Marx et Engels. Il n’avait pas hésité à utiliser tous les moyens de la violence, de l’attentat, du mensonge au sein même de 21. Les analyses qui suivent doivent beaucoup aux recherches remarquables de Nicola Massimo De Feo, L’Autonomia del negativo tra rivoluzione politica e rivoluzione sociale, Lacaita, Manduria-Roma, 1992. En particulier le chapitre « Sovversione e liberazione » in Nicola Massimo De Feo, L’Autonomia del negativo tra rivoluzione politica e rivoluzione sociale, op. cit., p. 233344. Pour situer ses analyses, je me permets de renvoyer ici à mon article : « Un nietzscheanesimo senza riserve. L’opera di Nicola Massimo De Feo tra Marx e Heidegger », in Ottavio Marzocca (dir.), La solitudine non è una festa, Mimesis, Milan, 2006, p. 71-86.
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Guerre et nihilisme : la place de Dostoïevski
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son organisation révolutionnaire, pour libérer – disait-il – l’homme des chaînes de son esclavage. Lorsqu’en 1869 Ivan Ivanov, un membre de l’organisation de Netchaïev est exécuté par Netchaïev lui-même pour trahison, les membres de l’organisation de Netchaïev, « Justice du peuple », sont arrêtés. Netchaïev réussit à échapper à l’arrestation et à s’enfuir en Suisse. Les autorités tsaristes entament un procès contre les membres de son organisation en 1871 et publient les écrits du groupe. Sur invitation de la Première Internationale, Marx attaque et dénonce l’action de Netchaïev, en la qualifiant de criminelle et d’anti-ouvrière. Son but était de discréditer le mouvement anarchiste, et en particulier Bakounine. C’est à ce momentlà que Dostoïevski s’implique dans l’affaire Netchaïev, pour en dresser, dans son roman Les Démons, l’image d’une action révolutionnaire, produit tragique de l’humanisme et du socialisme moderne. Ce que Dostoïevski décrit par la forme mystique du tragique n’est rien d’autre que la forme renversée du processus de subversion sociale qui traverse la société moderne. Dostoïevski insiste sur la dynamique de destruction intérieure, subjective, des valeurs existantes. Dans les pages de son roman, la guerre civile prend une forme microphysique ; elle s’infiltre dans le quotidien, dans sa dimension la plus intime de l’ordre social pour en démonter ainsi les éléments de stabilité, de sécurité, de garantie. Sous sa plume, la guerre civile devient un vecteur constant de subversion de l’existant. Toutes les dimensions de la moralité individuelle et intersubjective sont mises en cause : la personne humaine, la famille, l’État, le bien et le mal, la beauté, la foi, la religion, l’espoir, les idéologies. La guerre civile prend la forme d’une révolution sociale, c’est-à-dire d’une révolution qui n’a plus aucun caractère idéologique et politique. Elle n’est pas l’expression d’une classe déterminée ; elle n’est pas l’essor d’un projet politique ; et comme telle, elle doit être distinguée de la révolution politique, car cette dernière, est le produit historique de la culture et de la conscience moderne libérale, socialiste et/ou anarchique. Si, d’un côté, la révolution politique exprime la forme rationnelle et accomplie de l’action du sujet, d’un autre coté, la révolution sociale est déclenchée par une misère extrême et un désespoir absolu ; misère et désespoir qui sont vécus dans les formes de l’abjection et de la dégradation de la condition humaine. C’est pourquoi l’action des révolutionnaires ne peut être décrite que dans la forme du démoniaque. Cette action démoniaque des révolutionnaires se développe comme une nécessité tragique, comme si elle opérait au-delà et indépendamment de la volonté des individus, au-delà des sujets et de leur conscience. Ici, la guerre civile et la révolution n’opèrent pas comme alternative à l’existant ; elles ne proposent pas un autre modèle social, mais elles sont le fondement sur lequel repose l’existant. D’où le caractère impersonnel de la révolution sociale et son inexorabilité. L’action révolu-
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tionnaire déborde la possibilité de contrôle des sujets et met en mouvement toute la potentialité destructrice du renversement social. La catégorie éthique et religieuse du démoniaque dont se sert Dostoïevski, indique précisément le fait que l’action révolutionnaire échappe à ses acteurs qui lui ont pourtant donné son premier élan ; elle les entraîne dans son cours de destruction qui prend la forme de l’inexorabilité et de l’impersonnalité. L’analyse de Dostoïevski a un but précis : elle vise à écraser la révolution sociale en la réduisant à la forme totalitaire du terrorisme politique. C’est le nihilisme et le terrorisme de Sergei Netchaïev qui sont ici la cible de la critique. Dostoïevski soumet à une critique radicale le Catéchisme révolutionnaire de Netchaïev, le manifeste politique de ce révolutionnaire russe, dans lequel la liberté absolue vient se confondre avec le totalitarisme absolu. Si l’armée des damnés de Dostoïevski est peuplée d’assassins et d’ivrognes ; si elle se compose d’une variété infinie de turpitudes, c’est parce que la révolution sociale doit être disqualifiée et reléguée dans le sous-sol de la damnation en tant que produit d’une sous-humanité. Le devant de la scène est ainsi occupé par le pouvoir destructeur et suicidaire de la révolution sociale. Le démoniaque est le cœur et la synthèse de la révolution sociale comme pouvoir destructeur et catastrophique inscrit dans le développement moderne. Si Dostoïevski s’en prend à l’action et à la pensée de Netchaïev, c’est parce qu’il comprend la nécessité tragique de l’œuvre et de la pensée de ce révolutionnaire. Tout en renversant le sens historique et social de la révolution sociale, Dostoïevski met en évidence que le netchaïevisme est le produit et le point d’aboutissement inévitable et irremplaçable de l’histoire et de la théorie moderne de la liberté, qui, en tant que liberté absolue et illimitée, se transforme ainsi en despotisme.
Oisiveté et délinquance : la question de la guerre sociale Rien n’est plus étranger aux propos de Foucault. Premièrement, parce qu’aucune téléologie ne fonctionne dans son analyse. C’est pourquoi la guerre civile ne peut pas être le point d’aboutissement de l’histoire moderne ; deuxièmement, aucun naturalisme n’est à l’œuvre non plus dans les propos de Foucault. La guerre civile n’est pas l’élément fondateur de l’existence, le principe qui permet la constante transformation de l’existant, elle est plutôt le résultat d’affrontements historiquement déterminés qui doivent être analysés dans leur singularité. C’est pourquoi l’insistance de Foucault sur la notion de guerre civile prend toute son ampleur, si elle est replacée dans le contexte historique de cette guerre sociale liée au développement du capitalisme.
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« Communiste nietzschéen ». L’expérience Marx de Foucault
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En suivant cette trajectoire, Foucault peut ainsi en venir à esquisser l’émergence de la figure de l’ennemi social, du criminel, et, d’un point de vue psychopathologique ou psychiatrique, de l’individu dangereux. Une des premières analyses de la délinquance au xviiie siècle, souligne Foucault, se concentre sur la pauvreté et la mendicité. L’oisiveté est considérée comme la mère de tous les vices et de tous les crimes. Le crime devient possible quand on n’a pas d’état civil, c’est-à-dire de localisation géographique. L’émergence de la figure du vagabond est liée à l’idée de l’individu perturbateur, hostile aux mécanismes normaux de la production. Le vagabond est quelqu’un qui refuse de travailler : il joue une fonction antiproductive. Son crime est le refus du travail. Un lien entre refus du travail et violence se noue ainsi, car le vagabond n’est pas seulement quelqu’un qui refuse de travailler, mais aussi quelqu’un qui s’approprie des richesses pour pouvoir survivre. Il y a donc deux manières de s’opposer à la société : faire obstacle à la production et refuser de produire. Toute personne hostile à la règle de maximalisation de la production sera considérée comme ennemi. Foucault souligne aussi que ce thème du crime comme rupture du pacte, du criminel en étant en guerre avec la société, de l’ennemi social, peut être un héritage de la pensée de Hobbes et de la pensée politique moderne. Et ceci dans la mesure où le criminel est celui qui rompt le pacte social. La figure du criminel, du bandit, du vagabond n’est pas nouvelle dans l’espace politique de l’Europe moderne. Mais à la fin du xviiie siècle et au début du xixe siècle l’accumulation du capital requiert de nouveaux mécanismes de contrôle. Si, d’un côté, l’appareil de production requiert d’entretenir et d’utiliser les hommes de façon différente afin d’augmenter la productivité du travail, d’un autre coté, tout phénomène de révolte, ou tout simplement tout ce qui ralentit la production ne peut plus être toléré. C’est à l’intérieur de ce nouveau paysage d’affrontement que les questions de l’ennemi social et de la guerre civile prennent toute leur ampleur. Mais elles prennent leur ampleur à l’intérieur d’une analyse centrée sur les illégalismes, c’est-à-dire dans une théorie selon laquelle la loi n’est pas destinée à être strictement appliquée mais à gérer les marges de légalité ; la loi est un instrument de gestion, comme Foucault le montrera dans Surveiller et punir.22 Dans le cours de 1973, la notion de guerre civile tire sa force du fait qu’elle élargit énormément le champ possible d’application de la lutte des classes. Son usage permet de prendre en compte politiquement des sujets autrement considérés à l’extérieur du développement capitaliste : l’armée des expulsés, des criminalisés, des précaires, des marginalisés, des migrants, dirions-nous aujourd’hui. 22. Voir Michel Foucault, « Illégalisme et délinquance », in Surveiller et punir, op. cit., p. 299-342.
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Foucault se référera à la notion de guerre civile aussi dans les années qui suivent le cours de 1973 au Collège de France ; mais, au fil des années, il soumet cette notion à des rectifications. Trois ans après le cours La Société punitive, Foucault reprend, dans le cours « Il faut défendre la société », l’« hypothèse de Nietzsche » pour essayer, en deux temps, à la fois de détruire/déconstruire la notion de répression et de récupérer la théorie de la guerre comme principe historique de fonctionnement du pouvoir. Il écrit : « Sous le pouvoir politique, ce qui gronde et ce qui fonctionne c’est essentiellement et avant tout un rapport belliqueux23. » La référence à l’hypothèse de Nietzsche, en opposition à l’hypothèse de Reich, a pour fonction de ramener l’analyse, d’une part, au schéma guerre-répression ou domination-répression, et d’autre part au rapport belliqueux comme fondement du pouvoir politique. Pour ce qui concerne le premier aspect, il s’agira de questionner radicalement le modèle d’opposition entre lutte et soumission, tout en sachant que cette critique vise ses propres analyses, à cause de leur précédent enracinement dans le modèle lutte-répression. Ainsi, une partie du cours sera destinée à « montrer en quoi et comment cette notion si courante maintenant de répression pour caractériser les mécanismes et les effets de pouvoir, est tout à fait insuffisante pour les cerner24 ». Cependant, l’essentiel du cours est consacré à l’autre volet : l’analyse du problème de la guerre. Est-ce bien exactement de la guerre qu’il faut parler pour analyser le fonctionnement du pouvoir ? […] Sous le thème devenu maintenant courant, thème d’ailleurs relativement récent, que le pouvoir a en charge de défendre la société, faut-il entendre, oui ou non, que la société dans sa structure politique est organisée de manière que certains puissent se défendre contre les autres, ou défendre leur domination contre la révolte des autres, ou, simplement encore, défendre leur victoire et la pérenniser dans l’assujettissement ? 25
Tout laisserait croire que la théorie de la guerre est encore au cœur de l’analyse de Foucault. En 1976, il la considère comme le principe historique de fonctionnement du pouvoir. Cependant, il avance un peu dans l’analyse et met la guerre en relation avec le problème de la race. Il considère que c’est dans le binarisme des races qu’a été perçue, pour la première fois en Occident, la possibilité d’analyser le pouvoir politique comme guerre. À la fin du xixe siècle, lutte des races et lutte des classes deviennent les deux grands schémas selon lesquels on tente de repérer le phénomène de la 23. Michel Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 18. 24. Ibid. 25. Ibid.
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De la guerre au gouvernement
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guerre et les rapports de force à l’intérieur de la société politique. Il reste néanmoins que ce projet d’écrire ou d’analyser la complexité des rapports de pouvoir, comme rapports de force et de guerre, s’interrompt en 1976. Que s’est-il passé durant les mois qui succèdent à la conclusion de ce cours ? Dans un entretien, accordé à un magazine allemand et publié en décembre 1977, Foucault est sollicité pour répondre à la question de savoir si ses œuvres ne tracent pas une histoire des perdants. Sa prompte réponse est la suivante :
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En se référant aussi à une série de documents ayant trait précisément à l’internement et à l’incarcération aux xviie et xviiie siècles27, Foucault souligne davantage sa déprise d’un modèle d’analyse du pouvoir en terme d’autorité et de répression. L’internement et l’incarcération ne sont pas, d’après lui, des mesures autoritaires, venues d’en haut, mais plutôt des mesures que les gens, même dans les familles les plus pauvres, ressentaient eux-mêmes comme nécessaires pour résoudre les problèmes qu’ils avaient entre eux. Foucault s’est toujours méfié de la notion de répression car elle renvoie à un modèle simpliste et insuffisamment élaboré pour cerner la complexité des relations qui traversent le champ social. Dans un entretien accordé en 1977, Foucault dit : « […] Ce thème de la lutte ne devient opératoire que si on établit concrètement et à propos de chaque cas, qui est en lutte, à propos de quoi, comment se déroule la lutte, en quel lieu, avec quels instruments et selon quelle rationalité. »28 C’est pourquoi la notion de gouvernement dut apparaître plus opératoire à Foucault pour décrire les processus réels. D’après lui, les relations de pouvoir ne doivent pas être considérées d’une manière schématique, c’està-dire comme relations entre ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l’ont pas, entre la classe dominante, et la classe dominée. On ne trouvera jamais ce dualisme chez Marx, parce que Marx sait parfaitement que ce qui fait la solidité des relations de pouvoir, c’est qu’elles ne finissent jamais, mais 26. Michel Foucault, « La torture, c’est la raison », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome III, p. 390-391. 27. Arlette Farge, Michel Foucault, Le Désordre des familles, Juillard/Gallimard, Paris, 1982. 28. Michel Foucault, « L’œil du pouvoir », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome III, p. 206.
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[…] Peut-on décrire l’histoire comme un processus de guerre ? Comme une succession de victoires et de défaites ? C’est un problème important dont le marxisme n’est toujours pas venu complètement à bout. Quand on parle de lutte des classes, qu’entend-on par lutte ? Est-ce qu’il est question de guerre, de bataille ? Peut-on décoder la confrontation, l’oppression qui se produit à l’intérieur d’une société et qui la caractérise, peut-on déchiffrer cette confrontation, cette lutte comme une sorte de guerre ? Les processus de domination ne sont-ils pas plus complexes, plus compliqués que la guerre ? 26
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29. Ibid. p. 189. 30. Depuis plusieurs années, Antonio Negri a exploré cette nouvelle dimension du politique par des analyses qui, prenant leur point de départ dans la notion marxienne de subsomption réelle, croisent les recherches foucaldiennes autour de la biopolitique. Voir son texte dans ce volume. Voir aussi Michael Hardt et Antonio Negri, Commonwealth, Stock, Paris, 2012. On n’insiste pas très souvent sur la question de l’exploitation lorsqu’on croise les recherches de Marx avec celles de Foucault. À ce sujet, voir les analyses d’Emmanuel Renault, « Domination, exploitation, pouvoir » dans le présent ouvrage au chapitre 14.
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passent partout. Privilégier l’appareil d’État, la fonction de conservation, la superstructure juridique, signifie « rousseauiser » Marx.29 Ces rectifications ont certainement une force importante et laissent peu de doute sur la trajectoire des dernières réflexions foucaldiennes. Toutefois la question se pose de savoir si elles gomment la dimension de la guerre, des antagonismes diffus ou si elles ne la replacent pas dans un nouveau cadre. Les analyses de Foucault montrent que les rapports d’exploitation passent à l’intérieur de la société entière et se reproduisent à une échelle élargie.30 Toutes les recherches que Foucault a menées autour du pouvoir d’exclusion, des disciplines, des technologies de sécurité, des formes du biopouvoir configurent une nouvelle économie politique de l’exploitation. À l’intérieur de cette immense usine qu’est devenue la société, la question se pose d’inventer des nouvelles pratiques de résistance et des nouvelles formes de militantisme. Question à laquelle Foucault semble avoir consacré tout son dernier travail sous la forme d’une généalogie des technologies du soi.
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L’anti-Marx de Michel Foucault
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En proposant ce titre pour ma contribution au colloque Marx & Foucault, je souhaitais évidemment introduire un petit élément de provocation. Car j’imaginais que le colloque serait placé, d’une façon générale, sous le signe de la conciliation, sinon de la réconciliation. On a pu constater, tout au long de ce colloque que le problème, aux yeux des participants, ne se posait pas en des termes aussi simples, car chacun à sa façon a pris soin de mettre en évidence aussi bien des convergences que des divergences, des compatibilités et des incompatibilités, ou ce que je me risquerai à appeler des additivités et des soustractivités, tout en prenant en compte les modalités historiques et épistémologiques sous lesquelles de tels calculs peuvent avoir un sens. Personne n’a prétendu réduire Marx au foucaldisme ou Foucault au marxisme, bien que la tendance à construire un discours commun, un discours de communication entre les deux problématiques, non seulement pour comprendre l’histoire des idées, mais en vue d’applications et de travaux futurs, ait incontestablement tenu le devant de la scène. Le colloque, après tout, s’intitule « Marx & Foucault » et non pas « Marx ou Foucault ? ».
Marx et Foucault. Quelle articulation ? Dans une ponctuation de sa présidence de séance, Matthieu PotteBonneville a proposé une typologie des façons dont on peut pratiquer le « et », prévoyant que chacune trouverait ici ses défenseurs. Je la résume ainsi. Il y a trois grandes modalités possibles. Appelons la première articulation, ce qui veut dire qu’on se propose de connecter des énoncés, des analyses, des problèmes, des intentionnalités, avec tous les degrés possibles de la proximité et de la distance, de l’homogénéité et de l’hétérogénéité. Ceci est peut-être, étant conduit avec rigueur, la condition de possibilité de
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toute confrontation sérieuse. Plus engagée, ou plus risquée, est la subsomption de l’un des auteurs sous l’autre, ce qui ne veut pas dire nécessairement qu’on cherche à faire des analyses de Marx une partie de la théorie foucaldienne, ou inversement, mais peut vouloir dire, tout simplement, qu’on essaye plutôt de relire Marx en fonction des questions foucaldiennes, ou inversement, ou encore qu’on essaye de développer et rectifier les analyses de Marx dans une perspective foucaldienne, ou inversement. Il est même possible de penser à une « subsomption réciproque », qui peut se faire immédiatement, ou par le détour de tiers convoqués comme témoins et comme truchements, tels Kant, ou Hegel, ou Weber, ou Deleuze… Enfin la plus risquée de toutes, mais qui pour cette raison est la plus ambitieuse, et nécessairement éclairante, est celle qui cherche à convoquer Marx et Foucault devant le tribunal d’une métathéorie ou si l’on veut d’une métastructure où leurs énoncés – traités aussi scrupuleusement que possible, mais non sacralisés ou littéralisés – ont à répondre de leurs conséquences possibles, et doivent dire sur quels fondements, à quelles fins ils peuvent travailler ensemble. Je ne récuse aucun de ces points de vue, au contraire, j’essaye de les pratiquer et en tout cas d’en apprendre, mais ici, pour les besoins d’un exercice de pensée, je vais en prendre le contre-pied, c’est-àdire que je vais essayer de penser la disjonction des deux auteurs, des deux problématiques. Et l’on verra qu’après tout ce n’est pas si facile que cela. Je parlerai donc contre la conciliation, la complémentarité parfaite, la subsomption intégralement possible. Cependant, ceci n’a de sens à mes yeux que, justement, parce qu’il y a une très grande proximité, un « voisinage » incontestable de Marx et de Foucault sur plusieurs points, qui est dû non seulement à la lecture de Marx par Foucault, mais à d’autres raisons, parmi lesquelles j’inscrirai volontiers la lecture de Foucault par Marx, lecture évidemment virtuelle, ou que nous pouvons construire par l’imagination théorique, comme, dans un livre devenu classique, Pierre Macherey avait naguère exposé la critique de Hegel par Spinoza1. J’avancerai également2 que la proximité théorique, conceptuelle, problématique des deux auteurs, se double d’une affinité de style intellectuel, celle qui préside à leur passion pour l’enquête, la constante remise en question des conclusions et des constructions systématiques, et à leur exigence, suivant la fameuse expression de Foucault, de développer « des fragments philosophiques dans des champs historiques3 ». 1. Pierre Macherey, Hegel ou Spinoza, Éditions Maspero, Paris, 1979. 2. Dans un esprit voisin de celui qui anime la contribution de Diogo Sardinha « L’enjeu du nominalisme et l’effort pour ne pas retomber dans la métaphysique » au chapitre 17 du présent ouvrage, même si je n’en tire pas tout à fait les mêmes conclusions. 3. Michel Foucault, in Michelle Perrot, L’Impossible Prison. Recherches sur le système pénitentiaire au xixe siècle, Seuil, Paris, 1980, p. 29-39.
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L’anti-Marx de Michel Foucault
Marx & Foucault
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Cependant, tout ceci – voisinages théoriques et affinités intellectuelles – ne prend son sens qu’à la condition d’identifier les divergences qui sont irréductibles, celles qu’il ne faut à aucun prix gommer pour comprendre les conditions du dialogue, et que même, sans doute, il faut mettre au centre d’une tâche infinie de rapprochement de ce qui pouvait sembler déjà proche, trop proche en fait. Ici encore je me servirai d’une expression foucaldienne, ou quasi foucaldienne : je dirai qu’il faut trouver le point d’adversité, ou les points d’adversité (mais un, qui soit fondamental, ce serait déjà bien). C’est à quoi je voudrais m’employer maintenant, en « forçant » au besoin l’exposé, de façon à bien faire ressortir le point d’adversité, et en le localisant dans un champ qui soit à la fois, historiquement et logiquement, un champ de rencontre, de confrontation inévitable, et un « champ d’adversité » irréductible. Je dirai dans un instant comment je le définis. Mais auparavant, aussi schématiquement que possible, en profitant d’ailleurs de beaucoup de choses qui ont été dites ou suggérées dans ce colloque, j’ai besoin d’esquisser trois préalables. Je ne les développerai pas complètement, je me contenterai d’en décrire l’argumentation possible. Ils concernent respectivement ce qu’on pourrait appeler les cycles de l’Abrechnung, ou du « règlement de comptes », de Foucault avec Marx, puis plus spécifiquement la composition, le rythme, l’orientation, le contexte du second de ces cycles, celui que les publications et les débats récents ont particulièrement fait ressortir, et que j’appellerai le cycle politique ou politologique. Et enfin – de façon scandaleusement superficielle – je poserai aussi en préalable la reconnaissance de certains recouvrements des deux discours qui, pour nous en tout cas, aujourd’hui ou compte tenu de « ce que nous sommes », c’est-à-dire de ce que nous sommes devenus depuis Marx et depuis Foucault, ne devraient plus être contestables.
Abrechnung foucaldienne Premier préalable, donc, l’Abrechnung. Je pense qu’il y a deux grands cycles, assez nettement disjoints, du règlement de compte de Foucault avec Marx (au sens où Marx avait parlé de son règlement de comptes avec Hegel, et l’on sait qu’il crut peut-être un peu trop vite en avoir d’emblée terminé). Le premier, pour fixer les idées, s’étend entre 1954 et 1966. D’une part, Maladie mentale et personnalité publié en 1954, avec ses deux chapitres « marxistes » ultérieurement retranchés et, il faut bien le dire aussi, censurés dans la publication des Dits et Écrits4 : l’un historiciste 4. Voir Michel Foucault, « La poussière et le nuage », in Maladie mentale et psychologie, PUF, Paris, 1962.
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et sociologique, assez politzérien, l’autre explicitement pavlovien, matérialiste dialectique et bourré de références aux travaux de l’Académie des sciences de l’URSS, explorant ensemble en termes de conflit intériorisé et déplacé la question des causes sociales et des conditions matérielles de l’aliénation, dans le double sens du terme. Et d’autre part la rédaction de Les Mots et les Choses, publié en 1966, avec sa fameuse inscription du marxisme (et notons bien qu’il s’agit du marxisme de Marx, pas des épigones) dans le champ de l’évolutionnisme historique et économique du xixe siècle, où il serait comme un « poisson dans l’eau5 », pivotant autour d’un certain « point d’hérésie » relatif à l’articulation des lois de développement et de l’état final du système productif, et dont résulte aussi la dérision projetée sur les débats concernant l’opposition ou la coupure entre le marxisme et l’économie bourgeoise comme « tempête au bassin des enfants ». Ce cycle opère donc un renversement, dont les étapes n’ont rien de simple, mais dont le résultat paraît tout à fait clair, sans appel. La disqualification, étonnamment conjointe, de l’humanisme du travail et de la catégorie d’idéologie, en constitue l’un des aspects saillants. Ce cycle est à dominante épistémologique, ce qui ne veut pas dire que la politique ou les implications politiques n’y jouent aucun rôle. Notons à cet égard, car les implications politiques d’un discours théorique ne sont jamais indépendantes de la conjoncture réelle, que 1954 est avant 1956 et que 1966 n’est pas encore 1968. Sans doute l’aura-t-on d’emblée remarqué. Si tel est le premier cycle, quel est le second ? Je crois qu’on peut le circonscrire assez exactement lui aussi, nous avons maintenant tous les éléments pour cela : du point de vue des écrits qui le marquent, et dont la dynamique lui donne corps et substance, il commence en 1971, avec la deuxième année des cours de Foucault au Collège de France (je dirai pourquoi ce privilège), et s’achève en 1976, avec la publication de La Volonté de savoir, qui formule le rejet de « l’hypothèse répressive », ancrée dans une certaine domination des catégories juridiques sur la pensée de l’histoire, dont le marxisme lui-même demeurerait prisonnier, en dépit de son anti-juridisme avec lequel Foucault a explicitement sympathisé. Mais surtout, et là encore je dirai pourquoi, le protocole décisif, c’est le cours de 1976 « Il faut défendre la société », dans lequel se trouve proposée une généalogie de l’idée même de la lutte des classes – la catégorie centrale du marxisme, celle sans laquelle il n’y a pas de marxisme, en tout cas pas de pensée marxiste de l’historicité et de la politique – à partir des métamorphoses historiques du schème de la guerre sociale ou de la guerre des races. Disons, en flirtant un peu avec une terminologie hégélienne, que le marxisme de Marx (et par voie de conséquence celui de ses successeurs, 5. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 274.
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L’anti-Marx de Michel Foucault
Marx & Foucault
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si novateurs soient-ils, mais l’on sait que pour Foucault ils ne l’ont pas vraiment été) se trouve ainsi « compris », begriffen. Et se trouvant compris, il se trouve en fait congédié, aufgehoben. Après ce moment Foucault n’a plus besoin de s’expliquer avec Marx, il ne peut que, le cas échéant, lui faire des emprunts partiels et accidentels – pas tant que cela en réalité. Fondamentalement, c’est fini. Évidemment il est très important de noter que ce tournant coïncide avec un déplacement dans la problématique et les intérêts de Foucault lui-même, l’émergence de la question de la gouvernementalité et donc la mutation, pour ne pas dire le renversement, de sa conception du pouvoir et des rapports entre pouvoir et résistance, pourvoir et conflit. Cela veut dire que, dans la phase précédente, que pour cette raison j’appelle le cycle politique ou politologique (même si les préoccupations épistémologiques n’ont pas disparu), la problématique de Foucault – nommément sa conception du pouvoir – a au contraire été centralement déterminée (je ne dis pas uniquement, mais centralement) par une confrontation avec Marx, qu’il a fallu comprendre, et en quelque sorte réduire. Mais le résultat, à nouveau, et sur de nouvelles bases, apparemment plus décisives, est un congé donné à Marx. Tout congé, cependant, comporte des traces, pour ne pas dire des traumatismes. C’est notre objet, non seulement dans ce colloque, mais au-delà. On voit que mes deux cycles sont disjoints. Que se passe-t-il entre les deux ? Des tas de choses difficiles à débrouiller, car elles ne s’inscrivent pas principalement dans des textes, et les déclarations de Foucault, sur ce point, à différentes époques et pour différents auditoires, se contredisent et laissent beaucoup de points dans l’ombre. Je dirai, sans chercher pour aujourd’hui à y voir plus clair : entre les deux cycles, évidemment, il y a 1968 (mais quelle est la vraie position de Foucault en 1968 ? Comme Platon, et comme Althusser mais pour d’autres raisons, « il n’était pas là »…), il y a des discussions passionnées avec des althussériens, des althusséro-lacaniens, des althusséro-maoïstes, et je dirai même des althusséro-foucaldiens. Il y a surtout la création de Vincennes, qui est le cadre et le bouillon de culture d’une bonne partie de ces discussions. Ceci me conduit à deux remarques complémentaires sur les analogies et différences des deux cycles. Premièrement, dans les deux cycles, mais suivant deux modalités différentes évidemment, car ni les temps ni les sujets ni les objets ne sont les mêmes, l’Abrechnung de Foucault avec Marx est surdéterminée par la présence, les positions, les énoncés d’Althusser. Je ne dis pas qu’il est le seul « tiers », mais il est le principal, celui qui importe le plus théoriquement et affectivement. Cela se marque dans les textes par la multiplication des allusions transparentes pour les contemporains et en tous cas pour les deux intéressés, des quasi-citations, des retournements et des antithèses, mais aussi par les silences calculés, dont certains ont valeur de dénégation plus
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ou moins agressive des positions d’Althusser, que Foucault connaissait parfaitement. J’en parlerai une autre fois plus en détail s’il le faut, et je prie qu’on ne croie pas que je suis ici obnubilé par ma propre histoire, ou que je ne vois midi qu’à la porte de mon maître. D’ailleurs Foucault aussi a été mon maître. Je résume les choses en disant que, compte tenu de la rareté des mentions de son nom, Althusser ici, en quelque sorte, « disparaît dans son intervention ». Retenons ceci, en particulier pour l’intelligence du deuxième cycle, auquel je vais en venir maintenant : Foucault lit Marx, il interprète Marx, il utilise Marx, il transforme Marx, mais le Marx ou le marxisme d’Althusser est toujours en surimpression. Évidemment ce n’est pas le même : dans le premier cycle, ce qui joue à fond c’est l’antihumanisme d’Althusser, sa critique de l’humanisme marxiste, sa déconstruction du couple sujet-objet ; dans le deuxième cycle ce qui est omniprésent6, c’est la « théorie » ou l’hypothèse des Appareils Idéologiques de l’État et de leur fonction dans la reproduction des rapports de production capitalistes, ce qui n’est pas la même chose, même si la question de l’idéologie demeure centrale (et c’est l’un des points sur lesquels Foucault est le plus pervers, parce qu’il attribue toujours implicitement à Althusser exactement la conception de l’idéologie dont celui-ci avait voulu libérer le marxisme). C’est aussi l’« autocritique » d’Althusser, énoncée en 1973 dans la Réponse à John Lewis (un texte très controversé à l’époque) : « J’avais sous-estimé la lutte des classes7. » Rien que cela… Ceci me permet enfin une remarque complémentaire : il y a une dominante épistémologique ou politologique, mais le problème de l’anthropologie et des différents types d’anthropologie est toujours crucial, soit qu’on confonde les notions d’anthropologie et d’humanisme (théorique), comme avait tendance à le faire Althusser, soit qu’on les disjoigne, comme l’a parfois tenté Foucault.
Le cycle politologique de Foucault Je dois dire maintenant toujours schématiquement comment s’organise le cycle politologique de 1971 à 1976, qui nous intéresse le plus directement. Il faut prendre comme fil conducteur la succession des cours au Collège de France : 1971-1972, Théories et institutions pénales ; 1972-1973, La Société punitive ; 1973-1974, Le Pouvoir psychiatrique ; 1974-1975, Les Anormaux (l’un des sommets absolus de l’œuvre de Foucault, à mon avis du moins), enfin 1976, « Il faut défendre la société » (titre rusé, puisqu’il 6. Comme nous le rappelle de façon lumineuse Julien Pallotta au chapitre 9 « L’effet Althusser sur Foucault. De la société punitive à la théorie de la reproduction » du présent ouvrage. 7. Louis Althusser, Réponse à John Lewis, Éditions Maspero, Paris, 1973.
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L’anti-Marx de Michel Foucault
Marx & Foucault
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ne s’agit évidemment pas d’une injonction énoncée par Foucault, mais d’une pseudo ou quasi-citation générique, dont il veut retracer les origines et les métamorphoses de l’usage8). L’Abrechnung avec le marxisme occupe le début et la fin du cycle, c’est-à-dire qu’elle commence avec les cours Théories et institutions pénales et La Société punitive, puis s’interrompt deux ans (car le marxisme, en apparence, ne joue aucun rôle dans l’étude du pouvoir psychiatrique et médico-criminologique), mais c’est justement cette absence qui est significative : pas besoin de Marx pour comprendre ce pouvoir et ses processus de normalisation et, corrélativement, d’anormalisation des individus, qui est, notons-le déjà en attente, un processus anthropologique et anthroponomique. Enfin l’Abrechnung reprend et se conclut dans le cours de 1976, « Il faut défendre la société », mais sous une tout autre modalité : absolument pas comme une discussion des thèses de Marx, de sa théorie historique et sociologique, et de la façon dont on peut, soit la réinterpréter, soit la renverser en son contraire (ce qui est encore un développement), mais comme identification des présupposés du discours de Marx sur la lutte des classes, à rechercher dans un certain modèle d’historicité agonistique et dans son rapport à des contextes historiques successifs, avant et après la Révolution française, la révolution industrielle, et la constitution de l’État-nation moderne. Je dirai trois choses sur ce point. Premièrement, le discours de Foucault est un discours adressé, à un certain public présent dans la salle ou audelà, à la cantonade, et dans ce public occupent une place centrale les jeunes amis ou compagnons de Foucault, dont une bonne part sont des marxistes, ou des marxistes althussériens, ou des marxistes ex-althussériens, ou des ex-marxistes ex-althussériens (en particuliers maoïstes). La question n’est d’ailleurs pas du tout uniquement de savoir qui est le maître, ou qui le maître doit suivre, mais c’est d’interpréter la conjoncture par des éléments historiques et stratégiques. Or la conjoncture, c’est la répression des mouvements gauchistes, notamment la Gauche prolétarienne, les « lois anti-casseurs » du ministre Marcellin, le mouvement des prisons, la controverse sur les tribunaux populaires (où intervient Sartre), mais aussi Lip, le Larzac, le programme commun de la gauche, et bientôt la possibilité – qui se concrétisera en Allemagne et en Italie – d’une transformation de l’opposition antiparlementaire, qui se veut radicalement révolutionnaire, en guérilla urbaine. En 1969 déjà, Alain Geismar et Serge July avaient publié un ouvrage sous le titre Vers la guerre civile9, annonçant la suite de mai 1968 en ce sens. Deuxièmement, la publication récente des derniers 8. Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 1997, p. 53 9. Alain Geismar, Serge July, Erlyne Morane, Vers la guerre civile, Éditions et publications Premières, Paris, 1969.
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cours manquants de Foucault, en fait les premiers dans l’ordre chronologique, a permis de constater qu’il n’en est pas resté à des jugements épistémologiques ou politiques généraux sur Marx et le marxisme, mais il a travaillé de l’intérieur, avec ses moyens conceptuels et historiographiques propres, les questions du marxisme : le schème de la lutte des classes, la reproduction, la genèse des rapports de production et de l’État capitaliste, les conditions de l’exploitation, la forme-salaire, etc. Non seulement il n’a rien à envier sur ce point aux courants marxistes contemporains qui, chacun à sa façon, comme a dit Habermas, s’efforcèrent de reconstruire le marxisme, mais on voit bien qu’il s’est efforcé de les battre sur leur propre terrain, en partie avec leurs propres armes, en partie avec d’autres, qui finiront par l’emmener tout à fait ailleurs. On évoque souvent dans ce colloque La Société punitive, sa grande différence avec l’ouvrage ultérieur Surveiller et punir, dont on aurait pu croire que le cours était simplement un brouillon, et de la place étonnante qu’y occupe une théorie complète de la « reproduction » du prolétariat, rivale de celle d’Althusser et des althussériens, centrée non pas sur l’assujettissement à l’idéologie dominante, mais sur la moralisation institutionnelle des travailleurs, la maîtrise des illégalismes populaires (et autres…), la corrélation de la forme-salaire et de la forme-prison (cette terminologie de la « forme » est un sûr indice de l’imprégnation marxiste) comme matrice de la gestion et de l’exploitation du temps de travail, etc. Mais les choses sont encore plus claires avec la publication des Théories et institutions pénales10 (cours pour lequel on n’a pas de rédaction ou de transcription complète, ce qui ne l’empêche pas d’être parfaitement intelligible). Ce cours présente une histoire de la formation historique de l’« appareil répressif d’État » ou de l’« État » à l’époque de la monarchie absolue française, au travers de la répression de la révolte des Nu-pieds de 1639 et des innovations politiques qu’elle entraîne11. L’histoire de la constitution de l’État de classes bourgeois par la monarchie absolue était alors le point d’honneur de l’historiographie marxiste, et l’objet majeur de sa querelle avec les historiens « bourgeois » comme Roland Mousnier12. L’une des principales sources de Foucault est l’historien soviétique Boris Porchnev, dont il adopte largement (et à l’occasion discute) les hypothèses : c’était aussi la source principale des explications d’Althusser dans Montesquieu, la politique et l’histoire13. 10. Michel Foucault, Théories et institutions pénales. Cours au Collège de France (19711972), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 2015. 11. Ibid. 12. Voir l’excellente mise au point concernant les rapports de Foucault avec l’historiographie française de la révolte des Nu-pieds, par Claude-Olivier Doron, contenue dans l’édition du Cours de Foucault (Voir ibid.). 13. Louis Althusser, Montesquieu, la politique et l’histoire, PUF, Paris, 2003.
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L’anti-Marx de Michel Foucault
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Mais surtout, l’expression « appareil répressif d’État » est une invention d’Althusser, qui n’existe pas dans le marxisme antérieur, corrélative des « appareils idéologiques d’État ». En somme Foucault dit à Althusser (et à leur public commun) : contrairement à ce que tu crois et enseignes, le problème principal ne réside pas dans les appareils idéologiques, il réside dans l’appareil répressif. C’est de lui qu’il faut avant tout reconstituer la genèse tortueuse et interpréter la multifonctionnalité, au croisement de la fiscalité, des nouvelles modalités d’usage de la force armée, et de l’institution d’une justice comme prérogative du souverain, qui lui confère un « sur-pouvoir ». À ce moment Foucault se méfie encore de la notion de « reproduction » que l’année suivante, au contraire, il s’appropriera. Il va jusqu’au bout de l’« hypothèse répressive », que plus tard il récusera absolument, et c’est dans le cadre de cette hypothèse qu’il énonce, ou découvre, la thèse suivant laquelle « les rapports de pouvoir sont aussi profonds que les rapports de production, ils ne se déduisent pas les uns des autres. Ils reconduisent des uns aux autres14 », autrement dit ils sont mutuellement constitutifs. On voit bien ce qui se passe dans ces deux années de cours : Foucault est devenu marxiste, ou peut-être plus marxiste, meilleur marxiste que les marxistes, « sur-marxiste » en quelque sorte, ce qui veut dire qu’il traite leur problème, mais autrement qu’eux. Et soudain tout s’arrête, le marxisme s’éclipse. Quand il reparaît en 1976, par le biais d’une généalogie de la notion de « lutte des classes » dont Marx avait dit lui-même dans une fameuse lettre de 1852 à Weydemeyer, archi-sollicitée et archi-commentée, qu’il n’en était pas l’« inventeur », mais qu’il l’avait « empruntée » aux historiens de la bourgeoisie française, ce n’est plus une théorie de référence à discuter ou développer, ou à remplacer, c’est un discours à inscrire parmi d’autres dans une généalogie de la « contre-histoire »15… Alors que se passe-t-il entre les deux ? Est-ce que c’est important ? Bien sûr, c’est même fondamental : le cours sur Le Pouvoir psychiatrique (et ensuite le cours sur Les Anormaux) met en place la thèse de la « productivité du pouvoir » sous une nouvelle forme, il abandonne complètement l’hypothèse répressive, et il corrèle la question des disciplines ou technologies de pouvoir avec la constitution ou production de « l’individu » (les guillemets sont dans le texte16), en particulier par la généalogie du rapport intrinsèque entre le pouvoir familial, qui s’exerce sur l’enfant, et la « fonction psy », qui normalise la société en l’assujettissant à une certaine efficacité de la vérité dont il faut faire l’histoire politique. La question de 14. Michel Foucault, La Société punitive. Cours au Collège de France (1972-1973), EHESS/ Gallimard/Seuil, Paris, 2013, p. 151 (passage raturé - EB). 15. Michel Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 69. 16. Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France (1973-1974), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 2003.
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l’individuation prend le dessus sur celle du contrôle des masses et des mouvements de masses (qui resurgira plus tard de toute autre façon, en termes de biopolitique des populations), ou plutôt elle est extraite de la question du contrôle des masses, au moyen du fait que celui-ci avait déjà – via les institutions pénitentiaires – ciblé l’individu comme « objet » (ou « sujetobjet », « objet assujetti ») du pouvoir disciplinaire. Désormais celui-ci a deux formes concurrentes ; « surveiller et punir » d’un côté, « médicaliser et faire causer, faire parler » de l’autre. On entre dans l’analytique du pouvoir et de ses stratégies, plus précisément de sa « microphysique ». Même et surtout si ce pouvoir a des fonctions sociales, le marxisme ne sert à rien pour les penser, car ce pouvoir s’exerce sur les corps, directement, non sur les esprits ou les idées. Enfin, mais il faut le dire vite, ou plutôt il faut le redire, le remarquer, en récusant une nouvelle fois la notion d’idéologie, comme si – quoi qu’en dise Althusser – la notion d’idéologie ne concernait jamais que les mouvements et le contrôle des idées, « dominantes » et « dominées ». Voilà, me semble-t-il, l’axe autour duquel se déploie et se boucle le second cycle de l’Abrechnung. Faute de place suffisante, je vais largement passer ici sur mon troisième préalable, que j’ai appelé le système des recouvrements entre Foucault et Marx, non pas dans l’absolu, suivant une axiomatique intemporelle, mais dans la perception que nous en avons et en construisons aujourd’hui, et qui autorise, en particulier, d’inverser si nécessaire la « flèche du temps » de l’histoire des idées. Mais au fond ce n’est pas très grave, car c’est de cela que, je crois, on a le plus abondamment parlé ici : j’ai ma propre façon de construire ces recouvrements bien sûr, mais je ne suis pas en désaccord fondamental avec les autres contributions de ce volume. Tout se joue bien dans le rapport au Livre I du Capital, ou plutôt à certains de ses développements (et cela suffit à la fois à montrer le sérieux de la lecture opérée par Foucault et son appartenance à un paradigme d’époque, qui lit sélectivement Le Capital). Il y a d’une part ce que Rudy Leonelli appelle la « généralisation » des analyses de Marx sur la manufacture par Foucault dans la constitution de sa théorie du pouvoir disciplinaire17, généralisation non au sens d’une abstraction surplombante (malgré les phrases qui semblent parfois faire de « la société » un quasi-sujet), mais au sens d’une extension latérale, d’une analogie généralisée des mécanismes disciplinaires et de leurs technologies. Naturellement Foucault a d’autres sources, et Marx n’est pas finalement son référent principal, on sait que c’est Bentham et le panopticon. Mais la productivité du texte de Marx 17. Voir dans sa contribution dans ce volume au chapitre 4, « Foucault lecteur du Capital », Rudy M. Leonelli a longuement argumenté sur tous ces points dans sa thèse de doctorat, soutenue en 2007 à Paris X-Nanterre : « Foucault généalogiste, stratège et dialecticien. De l’histoire critique au diagnostic du présent », dont il faut souhaiter vivement la publication.
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L’anti-Marx de Michel Foucault
Marx & Foucault
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dans la genèse de cette première conception du pouvoir des normes est évidente, et du coup, aussi, il y a sens à tenter une subsomption inverse, comme tout récemment Pierre Macherey18, en faisant revenir la généralité foucaldienne dans l’analyse de l’exploitation marxienne – à condition toutefois de ne pas oublier une limitation fondamentale qui grève toute cette analogie, à savoir le fait que, pour Marx, la manufacture et la division manufacturière du travail ne sont pas encore la subsomption réelle de la force de travail sous le commandement du capital, mais seulement une forme de transition, même si elle est périodiquement réactivée. Et d’autre part, suivant les arguments de Guillaume Sibertin-Blanc ou les interprétant à ma façon, il y a ce que j’appellerai le « moment foucaldien » de Marx dans l’analyse des luttes de classes, à propos de la « loi de population », ou plutôt de la production de la surpopulation relative, « excédentaire », et de sa continuité, même dans des formes apparemment normalisées par les règles de l’économie, par rapport aux violences de l’accumulation primitive des capitaux et des hommes19. Ce moment, « biopolitique » avant la lettre, est le troisième des grands développements du Livre I du Capital qui contribuent à une phénoménologie de la lutte des classes, à chaque fois avec des concepts et dans un cadre très différent : après le développement sur la « guerre civile prolongée » qui conduit à la législation sur la durée du travail, que je suis tenté d’appeler un moment machiavélien, et le développement sur les contradictions de la grande industrie en tant qu’elle combine l’accroissement technologique et scientifique de la productivité avec l’intensification féroce de la charge de travail, que je suis tenté d’appeler le moment hobbesien, parce qu’il construit lui aussi un Léviathan, un corps social artificiel à la fois mécanique et juridique, et dont l’opéraïsme italien des années 1960 a donné l’interprétation la plus dialectique20. Mais évidemment, pour accepter qu’il y ait ainsi un moment foucaldien chez Marx dans les deux dernières sections du Capital, il faut à la fois supposer que Marx ait pu lire déjà quelque chose de Foucault chez ses prédécesseurs – ce qui n’est pas trop difficile –, et que la biopolitique au sens de Foucault puisse être incorporée dans une « totalisation » marxienne, en clair dans le « procès d’ensemble » de ce que Marx appelle depuis les Grundrisse le « Gesamtkapital », ce qui va beaucoup moins de soi.
18. Pierre Macherey, Le Sujet des normes, Éditions Amsterdam, Paris, 2014. 19. Guillaume S ibertin -B lanc , « Loi de population du capital, biopolitique d’État, hétéronomie de la politique de classe », in Franck Fischbach, Marx. Relire Le Capital, PUF, Paris, 2009, p. 77-100. 20. Voir notamment la revue Quaderni Rossi publiée entre 1961 et 1966 et le livre de Mario Tronti, Ouvriers et capital, Christian Bourgois, Paris, 1977.
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J’en viens à mon dernier point, le principal, celui que j’avais annoncé depuis le début, comme tentative de localiser dans un certain champ théorique le point d’adversité, ou le point d’incompatibilité irréductible – celui qu’il faut toujours faire revenir dans les « synthèses » foucaldo-marxiennes pour en problématiser les limites, en récuser les facilités, en éviter les déductions boiteuses. Je propose de considérer que le point d’adversité réside dans le fait que Marx et Foucault développent des anthropologies incompatibles, qui divergent à propos d’un problème qui est pourtant formellement le même, et que d’ailleurs nous pouvons et devons nous-mêmes reprendre à notre compte : le problème de l’individuation. Je ne parle pas ici de question anthropologique d’une façon transcendantale, comme ouverture de la question « qu’est-ce que l’homme ? », mais je n’entends pas non plus de façon lâche qu’il s’agirait d’une description des multiples variantes historiques de la condition ou de la société humaine. Je veux dire que Marx et Foucault, ou Foucault et Marx, peu importe l’ordre, se proposent l’un et l’autre de façon centrale de construire une théorie de l’individu, ou mieux de l’individuation, et de la mettre en rapport, d’une part, avec des modes de sujétion, d’assujettissement, de subjectivation, d’autre part avec des modalités du rapport entre l’individuel et le social, ou mieux l’individuel et le collectif, qui est comme la cellule élémentaire du social. Or ce problème, qu’on pourrait dire quasi-transcendantal, est fondamentalement un problème anthropologique, il est constitutif d’une certaine anthropologie, à la fois historique et philosophique. Le champ d’adversité dans lequel Marx et Foucault vont se confronter est donc celui de l’anthropologie, comme théorie de l’individuation, ou de la constitution des sujets en individus, et le point d’adversité, c’est le fait qu’ils n’ont ni le même concept de l’individu, ni la même problématique de l’individuation et, inversement, de la collectivisation, ni la même idée d’un sujet qui insiste dans ces devenirs antithétiques. Naturellement je ne conteste pas que ceci ait à voir avec une opposition entre des rapports de classe et des rapports de pouvoir comme objet théorique central, ou avec une opposition entre deux conceptions de la domination, l’une liée à l’exploitation du travail, l’autre liée à la disciplinarisation des corps et au gouvernement des conduites, mais je veux ramener l’opposition à ce qui me semble être philosophiquement sa couche fondamentale. Il n’est pas très difficile de se convaincre que la question de l’individualisation des sujets soit une question fondamentale pour Foucault – à l’opposé par exemple d’une question de l’interpellation des individus en sujets – car il le répète constamment. On la voit émerger en particulier au centre des analyses du Pouvoir psychiatrique, comme effet caractéristique de ce type
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Deux anthropologies incompatibles à partir de Hegel
Marx & Foucault
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de discipline qui tout à la fois discerne et catégorise les individus, exigeant d’eux un aveu de leur singularité normale ou anormale, et donc « construit » l’individualité comme une forme sociale, rendant possible à terme l’émergence d’une « société des individus » ou, comme on a commencé à dire après Tocqueville, d’un « individualisme » comme forme paradoxale du rapport social. Notons que l’introduction du « pouvoir pastoral », prototype de la « gouvernementalité », conservera cette question et même l’étendra à travers l’histoire, tout en lui donnant une autre réponse. Donc d’une certaine façon il est clair que cette question anthropologique est la question de Foucault. Est-ce que c’est la question de Marx ? C’est moins évident, en dépit de la trace persistante des considérations de sa jeunesse sur le modèle bourgeois de l’égoïsme utilitariste, qui est un autre nom de l’individualisme, et de leur mise en rapport ultérieure avec une théorie de la division du travail dont – nous dit L’Idéologie allemande – le nom philosophique est « aliénation ». Et pourtant je le soutiendrai également, et je voudrais suggérer ici que les choses deviennent plus claires, à la fois en ce qui concerne la présence chez Marx d’une théorie de la « construction de l’individualité individualisée » mais aussi, on va le voir, de sa destruction, et en ce qui concerne l’opposition du schème de Marx avec le schème de Foucault, si on repart de Hegel, qui est vraiment la base historique de toute cette discussion. Pourquoi ? Parce que Hegel a écrit la section de la Philosophie du droit sur le « droit abstrait », qui est justement une construction de l’individualité dite « abstraite » (c’est-à-dire universelle, équivalente formellement à toute autre)21. Qui plus est, cette construction est une construction sociale, et non pas simplement l’exposé d’une logique juridique (bien qu’elle soit aussi cela), parce que dans la conception hégélienne du droit abstrait, on a affaire à la fois à la description d’une forme et à l’idée de son institution historico-politique. Ce qui distingue Hegel de tous les contractualistes, on le sait (et il est évident que, chacun à sa façon, Marx et Foucault ont hérité de cette critique), c’est le fait que pour lui les individus « purs et simples » n’existent pas comme donnés, ni comme une donnée biologique ni comme une donnée psychologico-morale, mais il faut qu’ils soient construits, ou si l’on veut produits, comme l’universel lui-même. Ajoutons un rappel brévissime, mais tout le monde connaît ces textes : la construction hégélienne procède en trois temps, dialectiquement enchaînés et ensuite refondés dans la structure de l’esprit objectif : le moment de l’appropriation, qui fait des personnes les libres propriétaires de leurs biens, dont « la volonté descend dans les choses », phrase que citera littéralement Marx au chapitre ii du Capital sur lequel justement insiste 21. Georg W. F. Hegel (traduction française de Jean-François Kervégan), Principes de la philosophie du droit, PUF, Paris, 1998.
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Jacques Bidet22, puis le moment du contrat, donc plus généralement de la réciprocité, de la reconnaissance, qui est la matrice de toutes les modalités de l’intersubjectivité sociale, et enfin, n’ayons garde d’oublier ce moment capital, le moment de l’Unrecht, difficilement traduit à la fois par « négation du droit » et par « injustice », ou mieux « illégalité », qui introduit la contradiction dans les formes du droit abstrait, et à travers la contradiction le mouvement, donc la réalisation, ou si l’on veut la reproduction. Il est important de garder cette triplicité des moments du droit abstrait, autrement dit de la construction de l’individualité abstraite chez Hegel, dont la totalité de l’enchaînement est constitutive, parce que si on se retourne vers Marx et Foucault et si on les considère par hypothèse comme des « post-hégéliens », on voit que chacun d’eux procède à la fois à une soustraction et à un ajout qui est aussi un déplacement, ce qui veut dire qu’aucun d’eux ne « garde » l’intégralité de la forme hégélienne, mais chacun la transforme, bien qu’en des sens opposés. En effet, c’est très clair, Marx laisse tomber l’illégalité, l’Unrecht, c’est-à-dire qu’il la renvoie en dehors de la forme juridique et de son efficacité intrinsèque – quitte éventuellement à vouloir revenir plus tard sur la question de la contrainte, de la pénalité, de la justice et de l’injustice dans le cadre d’une théorie de l’État, mais on sait que ce développement n’a jamais eu lieu. L’article de jeunesse, assez foucaldien d’ailleurs, sur les « vols de bois » serait comme la marque de son absence. En revanche Marx double la forme juridique d’une forme « économique » ou mieux, « marchande », qui en est l’image en miroir, dans laquelle l’équivalence des marchandises échangées est l’image du contrat égalitaire et inversement, cependant que leur appropriation en vue de l’aliénation est l’image de la propriété et de la volonté libre qui l’habite. C’est le fameux « Eden des droits de l’homme et du citoyen » : liberté, égalité, propriété et Bentham, et l’on voit que pour Marx ce qui fait l’efficacité, ou mieux l’effectivité de la forme juridique dans la construction de l’individualité abstraite est justement son couplage avec la forme marchandise, la réversibilité des deux fétichismes des personnes et des choses. Au contraire, si nous nous tournons vers Foucault, nous voyons qu’il fait le choix inverse : d’un côté il relativise la question de la propriété (ce qui ne veut pas dire qu’il l’ignore, mais que pour lui la propriété, parmi beaucoup d’autres institutions sociales, est un support de pratiques de normalisation qui n’a pas de privilège fondamental, donc n’est pas intrinsèquement lié à la construction de l’individualité). Mais de l’autre côté il majore l’importance de l’Unrecht, de l’illégalité et de la pénalité qui tout à 22. Voir sa contribution dans ce volume, au chapitre 20, « Foucault avec Marx : pouvoircapital et pouvoir-savoir ».
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L’anti-Marx de Michel Foucault
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Marx & Foucault
la fois la réprime et la perpétue, et en même temps il en déplace le sens. Je n’ai pas le temps ici, évidemment, de me lancer dans des analyses comparatives de la façon dont différents théoriciens et critiques du droit valorisent la fonction constitutive du droit pénal dans la forme juridique elle-même, mais on voit bien que pour Foucault (et Surveiller et punir en donnera une interprétation grandiose), ce qui importe dans la pénalité n’est pas tant la façon dont elle est justifiée que la façon dont elle est exercée, à la fois dans la société en général et dans le rapport aux corps individualisés, et les effets qu’elle produit de part et d’autre : la prison et ses substituts éventuels, et non pas le tribunal, la punition et non le jugement… Et c’est de ce côté-là qu’il faut chercher l’effectivité du droit, en somme du côté de ce qui fait que le droit n’est pas « normatif », mais est une norme anthropologique particulièrement efficace et – ajoutons-le – cruelle.
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Une fois qu’on a mis en place cette première divergence, très formelle, on peut faire un pas de plus et poser la question fondamentale : qu’est-ce que Marx et Foucault font de la problématique de l’individualité abstraite, dont on peut bien dire qu’elle est la problématique centrale de la tradition sociologique et des philosophies de l’aliénation bourgeoise à l’époque moderne, mais qui avait trouvé d’emblée chez Hegel une formulation idéale. Ici je formulerai une deuxième hypothèse : Marx et Foucault divergent de plus en plus parce que Marx entérine cette problématique de l’individualisation comme abstraction, mais pour la porter à l’extrême, un extrême qui est un excès, et qui de ce fait porte en lui la promesse d’un renversement, alors que Foucault tendanciellement la récuse, et lui substitue une problématique de la différenciation des individus par les savoirs-pouvoirs, d’abord associés aux disciplines, puis plus tard au pouvoir pastoral et en général aux techniques de gouvernement, dans laquelle on a bien affaire à une rationalisation, mais pas à une abstraction (d’où les tensions récurrentes entre Foucault et l’École de Francfort, qui ne sépare pas vraiment les deux aspects, en raison de son héritage marxien et post-marxien). Cette profonde divergence anthropologique – à propos du problème fondamental de la construction de l’individualité – aura aussi sa contrepartie dans la divergence de deux éthiques, dont l’une est une éthique de l’aliénation et de la désaliénation par dépassement de l’abstraction individuelle dans une subjectivité collective, alors que l’autre est une éthique du dépassement de l’individualité normale et normalisée dans une surindividualité qui la surmonte (comme Nietzsche parle du « surhumain » qui surmonte l’humain), dont les modalités n’ont jamais cessé de préoccuper Foucault
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La question de l’individualité
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qui en a recherché les modèles dans différents contextes historico-culturels, et dont le rapport au collectif, non pas récusé mais énigmatique, n’a cessé pour lui de faire problème. Mais une divergence anthropologique plus une divergence quant à la position même du problème éthique, cela ne peut manquer de retentir sur la conception même de la politique : c’est bien ce qui se passe, c’est pourquoi dans les matières politiques, Marx et Foucault peuvent bien se croiser, ou même chercher à se rejoindre idéalement, par exemple dans une commune valorisation de l’insurrection, mais il reste difficile d’imaginer qu’ils lui donnent le même sens, et sans doute il apparaîtra qu’ils lui donnent des sens opposés. Je ne dis pas, notez-le bien, que nous, nous puissions choisir. C’est pourquoi il est difficile, très difficile, d’être foucaldo-marxien jusqu’au bout, de même que, mutatis mutandis, il a été difficile d’être freudo-marxiste – et pourtant il y a eu de remarquables tentatives en ce sens. Mais revenons une dernière fois sur le point d’adversité, et essayons de donner une représentation plus précise de ces deux voies pour la construction de l’individu (ou l’individuation), celle que j’ai appelée excès de l’abstraction, surcroît d’abstraction, et celle que j’ai rapportée à une conception de l’individuation comme différenciation normalisée des individus. Que fait Marx dans le Capital ? Il n’en est pas resté à la théorie de l’aliénation du travail et du travailleur présentée dans le célèbre fragment des Manuscrits de 1844 sur le « travail aliéné et la propriété privée », avec ses trois aliénations ou expropriations successives : l’expropriation du produit, l’expropriation de la capacité de travail (ou du travail comme « expression » des forces du travailleur), enfin l’expropriation de l’essence générique de l’homme, qui est son appartenance immédiate à une communauté d’êtres humains, et en dernière analyse à l’espèce elle-même (Gattungswesen)23. Mais il a introduit deux moments d’individuation qui sont en même temps des modalités d’expropriation superposées, la seconde redoublant et métamorphosant la première. D’abord il explique que chaque individu est constitué comme tel par un rapport à soi qui est aussi un dédoublement ou une scission : l’individu en général (et particulièrement le travailleur) est propriétaire de soi-même en tant que « force » ou « capacité de travail » (Arbeitskraft, Arbeitsvermögen), ce qui revient à dire que toute la structure économicojuridique que je viens d’évoquer, la structure en miroir de l’équivalence et du contrat, de l’appropriation et de la personne comme fiction juridique, passe entre l’individu et lui-même, ou le sépare de lui-même. Évidemment on peut aussi interpréter cela dans l’autre sens, comme une mise en rapport dialectique de l’individu avec lui-même par l’intermédiaire du social (que 23. Karl Marx (traduction Franck Fischbach), Les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Vrin, Paris, 2007.
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L’anti-Marx de Michel Foucault
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Hegel appelait « l’esprit objectif »), analogue à la conscience de soi, à ceci près que c’est, en fait, toute la société comme forme juridico-marchande qui devient ainsi le médiateur aliénant et aliéné du rapport de soi à soi de l’individu. Mais il y a une deuxième forme, intensive et aggravée, c’est celle que produit la mise en œuvre de la « propriété », ou de la force de travail, et singulièrement sa mise en œuvre dans le cadre de la grande industrie que je décrivais ci-dessus comme l’émergence d’un « Léviathan » productif. Car ce Léviathan est doté d’une surindividualité qui en fait le « corps organique » du capital (non seulement le capital de telle entreprise, mais peut-être le Gesamtkapital, avec sa « composition organique »). La contrepartie est décrite par Marx comme un démembrement des individualités laborieuses, ou productives, dans la forme d’une division du travail qui déforme les organismes eux-mêmes, et singulièrement de cette scission ou de ce démembrement qui est la condition et l’enveloppe de tous les autres, à savoir la séparation des capacités manuelles et intellectuelles de l’homme – version matérialiste de l’idée d’une disjonction de « l’âme » et du « corps », et qui fait des travailleurs des sortes de morts vivants, des corps sans âme ou des âmes sans corps. C’est cette séparation aussi qui, en dernière analyse, dissocie par force le collectif transindividuel, la coopération que pourtant requiert le procès de production industrialisé. Privés de leur âme, ou de leur corps, les travailleurs sont aussi retranchés de leurs semblables… La question qui se pose alors, à partir d’un célèbre passage du Capital qui est certainement un grand texte sur la subjectivité politique, de même qu’à partir du développement correspondant dans les Grundrisse où figure l’expression de general intellect, est de savoir si l’idée de l’« individualité intégrale » qui fait face, comme une négation de la négation, à ce démembrement, représente le retour dans le texte de Marx d’un mythe faustien (ou gnostique) d’origine, ou bien la description d’un « horizon d’attente » pour les luttes de classes et l’espérance communiste24. Peut-être les deux… Chez Foucault, à partir de l’analyse des disciplines, nous avons une trajectoire anthropologique très profondément différente. Je ne reviens pas ici sur les longs développements relatifs au « pouvoir-savoir », euxmêmes très différenciés, qui nous expliquent, à propos de la psychiatrie et de la psychologie, de la criminologie et de la pédagogie, et finalement de la médecine, que le « savoir » (y compris le savoir scientifique, au sens 24. Sur l’« individu intégral », voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, chapitre xv : « La grande industrie oblige la société sous peine de mort à remplacer l’individu morcelé, porte-douleur d’une fonction productive de détail, par l’individu intégral qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et ne donne, dans des fonctions alternées, qu’un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises. » Voir Karl Marx, Le Chapitre VI. Manuscrits de 18631867, in Le Capital. Livre I, Les Éditions sociales, Paris, 2010.
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formel, disciplinaire du terme) est immanent à cette forme de pouvoir, justement parce qu’elle a besoin de connaître (ou d’objectiver) les différences pour les contrôler, et en particulier pour les répartir sans reste entre les différentes « cases » de la normalité et de l’anormalité sociale. Chacune de ces cases relève – en tant que différence – d’une « faculté » déterminée, au sens du « conflit des facultés » universitaires. Car tout ceci est bien connu dans le principe, même si le détail n’est jamais déductible d’une idée générale de la différence ou de la différenciation, mais reste à découvrir au moyen d’une enquête, dans une histoire, une configuration contingente des rapports de pouvoir. C’est ce qui fait que, bien qu’il puisse être tentant de souligner ici les affinités paradoxales de Foucault avec la tradition sociologique française, plus précisément durkheimienne – comme s’il avait cherché à fonder la différence entre la « solidarité mécanique » et la « solidarité organique », ou entre la similitude entre des individus interchangeables et l’organicité des différences individuelles, non pas tant sur le normal que sur l’anormal, le monstrueux et l’anomie – l’on doit, en dernière analyse, chercher dans une autre direction l’intérêt et le ressort politique de la construction foucaldienne de l’individu. Je dirai dans un premier temps que c’est avant tout du côté de l’hétérogénéité des formes de la disciplinarisation pourtant « complémentaires », ou constamment en train de se partager et repartager les vies qui lui importent de contrôler, de définir et de redresser, que l’on doit ici chercher. Tout particulièrement du côté du grand partage qu’ailleurs j’ai appelé « bourgeois » entre les catégories de la criminalité et de la folie, avec leur flottement et leurs recouvrements paradoxaux (évidemment majorés dans les sociétés conservatrices, au nom de la « défense sociale »). D’où la dimension fortement tragique qui, indéniablement, affecte toute cette première couche de l’analyse de la productivité du pouvoir, ou du pouvoir en tant que mécanisme positif de production des individualités et des différences individuelles à policer ou gouverner. Comme le montrent éloquemment les développements sur l’enfance et la surveillance de la sexualité infantile, dont Foucault a dit alors qu’elles devenaient par excellence les objets de sa réflexion sur les exclusions ou les marginalités sociales, l’individualité ne se construit que dans l’ombre et sous la menace des basculements quotidiens, en quelque sorte banalisés, dans l’une ou l’autre des formes de l’anormalité. C’est précisément cela que veut dire « normalisation » ou, suivant les formules de Sécurité, territoire, population, « normation »25 – mais tout se passe comme si le destin des individus n’était, au bout du compte, que d’échapper à une anormalité pour tomber dans une autre : crime ou folie, perversion 25. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (19781979), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 2004, p. 59.
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sexuelle ou délinquance, tout ce qui relève de ce que Stéphane Legrand appelle l’« engrenage psychiatrico-judiciaire26 ». Nous sommes tous « normaux » ou « anormaux », c’est-à-dire assujettis au pouvoir de production de l’anormalité. On aura reconnu la grande thématique de « l’âme prison du corps27 ». D’où aussi la question de savoir quand et comment Foucault est sorti (s’il en est jamais sorti complètement) de ce tragique qui affecte d’une sorte de contradiction interne l’idée de la positivité du pouvoir, mais aussi celle de l’efficacité des résistances. C’est comme la face d’ombre, ou le dehors de cette extériorité intersubjective qu’est le « rapport de pouvoir ». Et je crois qu’on peut dire qu’il en est sorti par le libéralisme, par la reconnaissance assumée de son propre libéralisme : non pas au sens d’une doctrine ou d’une idéologie d’État, mais au sens d’une logique de l’action (et de l’action au second degré, l’action « réflexive ») qui maximise les « espaces de liberté », plus précisément encore au sens de l’introduction de la gouvernementalité, comme unité de contraires, intrication du « gouvernement de soi et des autres », à l’intérieur même du champ des disciplines. De sorte qu’entre le psychiatrique et le judiciaire, et les écartant l’un de l’autre, ouvrant virtuellement la « prison » de l’âme, surgisse un lieu d’alternative qu’il appelle une « pratique de vérité » : non pas tant un refuge pour la normalité « sereine », car la normalité n’est jamais chez Foucault que le produit d’une normalisation, mais plutôt la possibilité hétérotopique d’une contre-conduite qui ne soit pas l’anormalité, même si elle peut sembler parfois lui ressembler étrangement ou en parodier les codes. Ainsi d’une « infamie » ou d’un anonymat qui ne soit pas la relégation, d’un « dandysme » ou d’une « ascèse », qui ne soit pas une asocialité : libéralisme assez particulier donc, peu compatible avec les institutions du « libéralisme réellement existant », qui sont toujours en fait des mises en conformité, des véridictions conformistes. Mais libéralisme quand même, car aux antipodes de tout « socialisme » et de tout communisme, sauf peut-être ce genre de communisme utopique qu’évoque Roberto Nigro, le « communisme nietzschéen28 ». Je suis conscient de n’avoir fait qu’effleurer ma propre hypothèse. Mais j’ai essayé de faire comprendre en quel sens je crois nécessaire d’éviter la réconciliation, comme condition même de ce qui nous attire et nous semble nécessaire : un travail avec Marx et Foucault, faisant opérer Foucault dans Marx et Marx dans Foucault, au service d’une pensée critique élargie, mais sans assurance.
26. Stéphane Legrand, Les Normes chez Foucault, PUF, Paris, 2007. 27. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, p. 37-38. 28. Voir sa contribution au chapitre 5 du présent ouvrage.
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II. Foucault et les marxismes
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Cartographier les marxismes avec Foucault : les années 1950 et 1960
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Dans La Raison graphique, l’anthropologue Jack Goody a longuement insisté sur le rôle joué dans l’évolution des formes de pensée par ce qu’il appelle les « technologies de l’intellect » et, plus particulièrement, par les formes typiquement graphiques que sont la liste et le tableau. Si ce dernier rend possibles des modes d’archivage, de décontextualisation et de spatialisation, il permet surtout des pratiques nouvelles de mémorisation et d’examen critique1. Sans conteste, c’est cet art du « tableau » que Foucault adopte lorsqu’il décide d’évoquer dans ses entretiens l’histoire de la philosophie française. Une tradition qu’il scinde en deux formes, deux styles ou deux manières de faire de la philosophie2. La première est une philosophie du sujet et de l’expérience subjective, la seconde une philosophie du concept, du savoir et de la rationalité. Un tel clivage, rappelle Foucault, prend naissance autour des figures de Maine de Biran et d’Auguste Comte et se déploie ensuite, pour ce qui concerne la philosophie du sujet, vers Bergson, Sartre et Merleau-Ponty et pour celle du concept, de Couturat et Cavaillés vers Bachelard et Canguilhem. Un partage qui recouvre en outre plusieurs différences dans le style de pensée, mais également dans les trajectoires sociales de ces penseurs, dans la distribution des ressources, ainsi que dans les prises de position politique et sociale3. 1. Jack Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Éditions de Minuit, Paris, 1979. 2. Michel Foucault, « La vie. L’expérience et la science », Revue de Métaphysique et de Morale, 90e année, n° 1 : Canguilhem, janvier-mars 1985, p. 3-14. Repris in Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 1994, tome IV, p. 763-777. 3. Jean-Louis Fabiani, Qu’est ce qu’un philosophe français ?, Éditions de l’EHESS, Paris, 2010.
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Jean-François Bert
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Marx & Foucault
C’est un geste similaire qu’il pratique lorsqu’il décide d’évoquer, en particulier dans ses entretiens, une autre tradition de pensée, celle du marxisme des années 1950-1960.
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Placée en introduction du premier tome des Dits et écrits, la bio-chronologie de Daniel Defert livre plusieurs éléments factuels importants pour comprendre le rapport que Foucault, « jeune » normalien, développe avec le marxisme. C’est en 1950, certainement sous l’influence du groupe des étudiants communistes alors mobilisés contre la guerre d’Indochine, qu’il adhère au PCF4. Une explication qui permet de comprendre pourquoi cette adhésion se situe après la déflagration causée par l’affaire Lyssenko – auteur d’une théorie génétique pseudo-scientifique – dans les milieux universitaires. Propagée par le journal communiste Les Lettres françaises qui publia en 1948 un reportage enthousiaste sur la session d’août de l’Académie Lénine des sciences agronomiques au sein de laquelle avaient été proclamés la déchéance de la génétique et l’avènement de nouvelles conceptions en matière d’hérédité, cette théorie contamina les milieux scientifiques français et de nombreux intellectuels communistes. Une affaire sur laquelle Foucault reviendra peu par ailleurs, si ce n’est pour indiquer son aspect grotesque et la manière dont elle a fini par compromettre le rationalisme. C’est au début de ces années 1950 qu’il se rapproche de Louis Althusser, alors qu’il anime un groupe d’étudiants à l’ENS composé entre autres de Gérard Genette, Jean-Claude Passeron ou Paul Veyne5. On apprend que Foucault était par ailleurs un lecteur des Lettres françaises et de la Nouvelle critique6, plus particulièrement des textes de Jean Kanapa (1921-1978), 4. On peut également invoquer d’autres motifs, rappelés par Foucault lui-même comme la double critique, à la fois de la société dans laquelle il fallait devoir vivre, et de la classe sociale dont on était issu : « Devenir un intellectuel bourgeois, professeur, journaliste, écrivain ou autre dans un monde pareil était intolérable. » Voir Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome IV, p. 49. 5. Jean-Claude Passeron est revenu sur les plaisanteries qui étaient faites à propos de la « balourdise d’intellectuels communistes alors bien assis dans le Parti : Lucien Sève pour son esprit de sérieux ou Roger Garaudy, frère ignorantin, déjà empli d’un vide pompeux, et même quelques autres figures plus respectées, mais d’un dogmatisme tout aussi inébranlable, comme « Touki » (Toussaint Desanti), alors plus hégélien que marxiste, intraitable sur le devoir de « penser par concepts […] ». Jean-Claude Passeron, « Écoute sociologique d’un philosophe », Cahier de l’Herne « Michel Foucault », Paris, 2011, p. 183-190. 6. La première est une revue littéraire créée en 1941 par Jacques Decour et Jean Paulhan. En 1949, la revue se fait connaître en diffamant le livre de Victor Andreïevitch Kravchenko, J’ai choisi la liberté, Éditions Self, Paris, 1947 ; qui parle des camps de prisonniers soviétiques et de leur exploitation. La seconde revue a été créée en 1948 par Jean Kanapa. Dans les années 1950,
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Foucault : un itinéraire « marxiste » ?
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théoricien du PCF et membre du comité central. Foucault vend L’Humanité et participe à la réalisation du journal des étudiants de l’École normale. En août 1951, après avoir été reçu à l’agrégation de philosophie, il confie n’être plus communiste depuis trois mois. Il ne quittera « effectivement » le Parti qu’en octobre 1952, avec l’assentiment d’Althusser, après l’affaire dite des « blouses blanches7 », mais aussi après s’être vu refuser la publication d’un article sur Descartes. On a, par la suite, souvent interrogé Foucault sur les raisons de son départ du PCF. Il donne invariablement deux explications : la première réside dans l’absence, voire même l’interdiction, de tout débat contradictoire. La seconde – raison certainement plus rétrospective –, est la trop faible autonomie du champ intellectuel par rapport aux questions politiques et idéologiques et ce, alors même que les remises en cause du système de l’URSS, en particulier sous forme de témoignages, se font de plus en plus nombreuses. Pour autant, il serait injustifié de considérer ce départ comme une rupture totale avec le marxisme. Lorsqu’il publie Maladie mentale et personnalité en 1954, Foucault termine par un long exposé sur la réflexologie pavlovienne, supprimé par la suite de la réédition de l’ouvrage et que l’on trouve, depuis 1962, sous le titre de Maladie mentale et psychologie. Un chapitre qu’il tire de sa lecture du numéro inaugural d’une revue marxiste publiée par les psychiatres communistes : La Raison. Cahiers de psychopathologie scientifique8. À Uppsala, en Suède, mais surtout à Varsovie, entre 1955 et 1960, Foucault fait la connaissance d’un tout autre PC qui n’est plus un parti d’opposition – ce qu’il est en France depuis sa sortie du gouvernement en 1947 –, mais un parti qui contrôle tous les rouages de l’appareil d’État. À son retour en France, s’engage avec les marxistes qui sont restés silencieux après la publication de son Histoire de la folie, une discussion sur l’approche marxiste de l’histoire des sciences9. Chantre d’un nouveau strucelle a été considérée, comme le rappelle Frédérique Matonti, comme le lieu « par excellence de diffusion du jdanovisme et du lyssenkisme, par conséquent de la soumission des intellectuels à l’esprit du parti ». Voir Frédérique Matonti, « Les “bricoleurs”. Les cadres politiques de la raison historienne. L’exemple de la Nouvelle critique », Politix, vol. 9, n° 36, 1996, p. 97. 7. Vague d’arrestation et de déportation de médecins, parmi lesquels de nombreux juifs, pour de supposés empoisonnements ou tentatives d’empoisonnement contre des dirigeants soviétiques. 8. Luca Paltrinieri, « De quelque source de Maladie mentale et personnalité. Réflexologie pavlovienne et critique sociale », in Elisabeth Basso et Jean-François Bert, Foucault à Munstrerlingen. À l’origine de l’Histoire de la folie, Éditions de l’EHESS, Paris, 2015. 9. Cette note se trouve au début du chapitre intitulé « Le monde correctionnaire » : « Il est curieux de noter que ce préjugé de méthode [nda : à savoir l’idée d’une perfection croissante dans l’ordre des savoirs] est commun, dans toute sa naïveté, aux auteurs dont nous parlons, et à la plupart des marxistes quand ils touchent à l’histoire des sciences. » Voir Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Paris, 1972, p. 93. Foucault ajoute en 1976, que les marxistes étaient alors incapables de produire de nouveaux outils intellectuels ni, surtout,
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Cartographier les marxismes avec Foucault : les années 1950 et 1960 107
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Marx & Foucault
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de se poser la « question du renfermement ». Voir Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome III, p. 142. 10. On lui reprochera son « jeu » avec les citations de Marx. Foucault s’en défend en 1975, indiquant à son interlocuteur que, s’il ne présente pas les « signes » d’une pensée de gauche, c’est parce qu’il « n’y avait pas de notes au bas des pages » : « Comme a dit Karl Marx », « Comme a dit Engels », « Comme a dit le génial Staline ». Et en France, pour reconnaître une pensée de gauche, les gens regardent tout de suite les notes de bas de page » (voir Michel Foucault, « Michel Foucault. Les réponses du philosophe », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 807). Si certains commentateurs ont expliqué cette occultation des références par un souci profondément ancré d’originalité (voir José Luis Moreno Pestaña, En devenant Foucault. Sociogenèse d’un grand philosophe, Éditions du Croquant, Paris, 2006), il faut essayer plutôt de montrer comment ce jeu dans les citations est à la fois libre et situé. Pour cela, il est nécessaire de replacer les propos de Foucault dans une analyse plus vaste de ce qui s’écrit au même moment sur Marx, comme d’ailleurs de cerner la manière dont d’autres auteurs ont eux aussi voulu prendre leurs distances, opérer des transformations, modifier la lecture du texte de Marx. Le cas du médiéviste Georges Duby est sur ce point très instructif. Séduit par le modèle théorique de société fourni par Marx, il ne se considéra jamais comme marxiste et refusa tant le systématisme rigide que l’idée d’un déterminisme par l’économie. 11. Le seul participant qui défend Foucault lors de cet entretien est le dix-huitièmiste Jacques Proust qui indiquera ceci au sujet de l’application de la méthode de Foucault – particulièrement prophétique aujourd’hui : « Le danger viendra surtout des foucaldiens, si jamais il y en a. » Voir « Entretiens sur Foucault. Deuxième entretien », La Pensée, janvier-février 1968, n° 137, repris in Philippe Artières et al., Les Mots et les choses de Michel Foucault. Regards critiques 19661968, PUC-IMEC, Caen, 2009. 12. Il s’agit d’un long entretien avec Raymond Bellour in Michel Foucault, « Michel Foucault. Les mots et les choses », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome I, p. 498-504.
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turalisme antihumaniste, le 8 avril 1966, après la publication de Les Mots et les Choses, Foucault doit désormais se justifier du traitement infamant qu’il a fait subir à Marx en montrant comment sa théorie économique n’est pas fondamentalement en rupture avec celle de Ricardo, et donc comment elle appartient strictement à la même configuration de pensée10. Un débat qui prendra un tour institutionnel, deux ans plus tard, lorsque la revue La Pensée, créée en 1939 par des intellectuels communistes et longtemps sous-titrée Revue du rationalisme moderne, décide de revenir, sous forme de longs entretiens avec des « spécialistes », sur les conclusions du livre de Foucault. L’un des entretiens, avec Bernard Balan, cherche à montrer par exemple comment la méthode « archéologique » de Foucault conduit nécessairement à une impasse11. Mais encore une fois, ce moment de rupture n’en est pas vraiment un. Que faire, sinon, du souhait d’Aragon de rencontrer Foucault qui figure parmi les personnages de ses chroniques Blanche ou l’oubli (1967) ? Que faire des comptes rendus des publications de Foucault que signe Pierre Daix à partir de 1966 dans son très influent journal Les Lettres françaises ?12 ?
Cartographier les marxismes avec Foucault : les années 1950 et 1960 109
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C’est comme acteur de ce moment particulier des années 1950 que Foucault décide d’explorer, dans ses entretiens, quelques-unes des spécificités de ce marxisme à la française que l’on enseignait alors, dit-il, comme le « catéchisme13 ». Il en précise trois. En premier lieu, il replace constamment le marxisme dans une histoire plus longue, insistant tout particulièrement sur le moment où cette pensée est entrée à l’Université marquant pour lui une rupture évidente. Si avant 1950, le marxisme est une réelle alternative au discours universitaire, après 1950, Marx se trouve être cité dans les copies d’agrégation – signe évident de la normalisation de son discours14. Double normalisation en fait puisque si Jean-Toussaint Desanti transcrit le vocabulaire marxiste pour le faire rentrer dans le champ de la philosophie, Louis Althusser, lui, fait le chemin inverse, poussant la philosophie vers Marx. L’accent mis sur l’introduction du marxisme dans le discours universitaire de l’aprèsguerre permet aussi à Foucault de rappeler son intérêt pour une certaine histoire des sciences, prise alors entre une approche phénoménologique et une lecture marxiste, qui était, précise-t-il, une théorie générale du caractère scientifique des sciences, mais surtout le « tribunal de la raison qui permettait de distinguer ce qui était de la science de ce qui était de l’idéologie15 ». Foucault choisira, on le sait, une troisième voie : l’attitude critique telle que celle de Gaston Bachelard et de Georges Canguilhem qui ont fait apparaître de nouveaux thèmes dans l’histoire des sciences, comme la remise en question des hiérarchies d’auteur, l’intérêt pour les procédures de l’activité scientifique et pour les disciplines « non nobles16 ». Le second point sur lequel achoppe Foucault est ce qu’il nomme l’« hypermarxisation17 ». Si l’année 1968 signe le déclin du marxisme en tant que cadre dogmatique, il est précédé, dès la fin de l’époque coloniale, par la découverte du vrai visage de l’URSS et par la guerre d’Algérie qui, au même titre que l’entrée du discours de Marx à l’Université, constitue
13. Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome IV, p. 79. 14. On pourrait reproduire la même hypothèse pour essayer de comprendre aujourd’hui la manière dont le discours de Foucault est entré dans l’univers académique depuis les années 1990. 15. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome IV, p. 53 et s. 16. Le Foucault des années 1950 trouvera en Nietzsche (qu’il lit pour la première fois en 1953) la possibilité de faire une histoire de la rationalité différente, en l’insérant dans le cadre plus général d’une histoire de la vérité que ni la phénoménologie, ni le marxisme n’avait pris en compte. Voir Luca Paltrinieri, L’Expérience du concept. Michel Foucault entre épistémologie et histoire, Publications de la Sorbonne, Paris, 2012. 17. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome IV, p. 70-71.
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Un acteur qui réécrit son histoire
Marx & Foucault
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une rupture essentielle dans la pensée marxiste. Là, dit Foucault, on « sort de l’adhésion inconditionnelle au PCF18 ». La dernière particularité consiste à relever la possibilité de marier le marxisme avec d’autres théories concurrentes ou complémentaires. De 1945 à 1955, un premier mariage a lieu entre le marxisme et la phénoménologie. À partir de 1955, un second mariage se profile, cette fois entre le marxisme et le structuralisme qui vient menacer une certaine idée du marxisme, une « idée d’esprits pétrifiés19 ». Cette alliance est d’autant plus réussie que marxisme et structuralisme ne se situent pas au même niveau. L’un est une tentative pour comprendre les conditions de l’existence humaine, l’autre une méthode d’analyse, de mise en relation d’éléments divers : « Un structuraliste peut être marxiste ou pas, mais il le sera toujours un peu dans la mesure où il se donnera pour tâche de diagnostiquer les conditions de notre existence. Un marxiste pourra être structuraliste ou non, mais il le sera toujours au moins un peu s’il veut avoir entre les mains un instrument rigoureux pour résoudre les questions qu’il pose20. » Dans tous les cas, il s’agit pour Foucault de présenter les effets dévastateurs de la vulgarisation du marxisme et la manière dont cette vulgarisation opère dans certaines disciplines, particulièrement en histoire, puisqu’elle donne aux chercheurs des idées toutes faites comme la notion de mode de production, de mécanisme, de réductionnisme ou encore de déterminisme.
Des catégories sérieuses ? Ce qui est sans doute le plus saisissant dans la manière dont Foucault évoque ce moment précis de son parcours, ce sont les différentes catégories de marxistes qu’il dessine après son arrivée au Collège de France21. 18. Ibid., p. 79. 19. Ce qui est menacé par le structuralisme, c’est en particulier l’« habitude de croire que l’histoire doit être un long récit linéaire », l’« habitude de croire que la découverte de la causalité est le nec plus ultra de l’analyse historique », l’« habitude de croire qu’il existe une hiérarchie de déterminations allant de la causalité matérielle la plus stricte jusqu’à la lueur plus ou moins vacillante de la liberté humaine ». Contre ces idées, il existe un autre marxisme qui cherche à comprendre l’« ensemble des relations qui ont constitué notre histoire et [à] déterminer en quelle conjoncture notre action se trouve possible ». « La philosophie structuraliste permet de diagnostiquer ce qu’est “aujourd’hui”. » Voir Michel Foucault, « La philosophie structuraliste permet de diagnostiquer ce qu’est “aujourd’hui” », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome I, p. 582-583. 20. Ibid., p. 583. 21. Devant Claude Bonnefoy, juste après la publication de Les Mots et les Choses, il avait déjà campé une bonne partie de sa critique, en particulier de ce qu’il appelait alors « toutes ces figures pâles de notre culture ». Enfonçant le clou quelques semaines plus tard devant Madeleine Chapsal, il insiste sur l’importance des dénonciations d’Althusser et de ses compagnons courageux
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Sa critique porte en premier lieu contre les « humanistes marxistes » qu’il va séparer des « marxistes sommaires ». Si la première catégorie vaut pour Roger Garaudy et plus généralement pour tous ceux qui voient dans l’approche marxiste un accompagnement idéologique des analyses historiques et sociales de Marx22, la seconde englobe les marxistes dont la référence théorique n’est pas le marxisme lui-même mais une certaine image du marxisme (on retrouve ici les effets catastrophiques de la vulgarisation)23. À ces deux catégories, il oppose les « marxistes plus sérieux », comme Althusser, qui ont cherché à libérer l’interprétation traditionnelle de tout humanisme, de tout hégélianisme, de toute phénoménologie. Ce marxisme est aussi le plus authentiquement révolutionnaire, Althusser ayant ouvert la voie à une lecture politique de Marx.24 En 1973, le ton se durcit25. Foucault emploie l’expression « marxistes mous26 » pour qualifier ceux qui cherchent à savoir si Marx avait prévu ceci ou cela. Une catégorie qu’il inaugure après la lecture d’un article d’Étienne Balibar dans lequel ce dernier montre comment Marx avait prévu la transformation de l’appareil d’État. La sentence de Foucault est sans appel : « C’est une bonne explication de texte27. » Ce marxisme « non-inventif » est pris dans le canon et dans les règles qui enferment l’utilisation de Marx à l’intérieur d’une tradition académique, rappelant au passage qu’il s’agit là d’une étrange contradiction : qui luttent contre le « chardino-marxisme ». Voir Michel Foucault, « L’homme est-il mort », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome I, p. 541 et Michel Foucault, « Entretien avec Madeleine Chapsal », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome I, p. 516. 22. Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 167. 23. Michel Foucault, « Revenir à l’histoire », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 271-272. 24. Ibid., p. 272. 25. On peut donner deux raisons à ce durcissement. La première concerne Foucault et la manière dont, après son engagement au sein du GIP et la mise en place de la catégorie d’« intellectuel spécifique », il cherche à redéfinir la question de l’engagement des intellectuels. La seconde est sans doute liée à la publication dans la revue des Annales d’un texte critique de Jean Vilar sur Louis Althusser et Foucault. Cette attaque portée par un historien qui s’était déjà opposé à Foucault après la publication de Les Mots et les Choses, cherche à montrer combien l’histoire de Foucault est insuffisante, faite d’hypothèses autoritaires et de contresens historiques. L’historien préférera Michelet, « s’il faut choisir entre deux délires », ajoute Vilar. Voir Pierre Vilar, « Histoire marxiste, histoire en construction. Essai de dialogue avec Althusser », Annales, Économie, Sociétés, Civilisations, n° 1, 1973, p. 165-198. 26. Michel Foucault, « De l’archéologie à la dynastique », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 405-406. 27. « Cet article m’intéresse mais je ne peux m’empêcher de sourire quand je le lis, parce qu’il s’agit en vingt pages de montrer à partir d’une ou deux phrases, que Marx a bien prévu la transformation de l’appareil d’État à l’intérieur du processus révolutionnaire […]. Balibar montre, avec une grande érudition, une grande aptitude à l’explication de texte, que Marx avait dit cela, avait prévu cela. », ibid., p. 406-407.
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Cartographier les marxismes avec Foucault : les années 1950 et 1960 111
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Marx & Foucault
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Même si cette histoire du marxisme peut paraître caricaturale – en particulier lorsque Foucault décrit un parti dominé par un important dogmatisme intellectuel dont le seul but est d’éduquer les classes ouvrières – elle nous permet néanmoins de saisir une conjoncture, des proximités et des distances29. Ce que Foucault nous permet de mieux saisir, c’est le long processus de flux et reflux du marxisme qui eut lieu en France, entre 1950 et 1980. Il tient autant à des causes intellectuelles qu’à des événements politiques venus reconfigurer le rapport que les intellectuels pouvaient entretenir, sinon avec Marx dans son ensemble, du moins avec un aspect particulier de son œuvre, propulsé sur le devant de la scène au détriment d’un autre30. Cet art du tableau propre à Foucault nous offre la possibilité de relire le marxisme en termes de logiques plurielles. Il n’y a pas eu un marxisme en sciences humaines mais bien des marxismes dans les manières de mobiliser les textes. Quoi qu’il en soit, et comme l’annonce Foucault à plusieurs reprises, les marxistes ce ne sont pas Marx et « Marx, ça n’existe pas31 ».
28. Ibid., p. 408. 29. Ces distances entre les marxistes ont bel et bien existé, le sectarisme partisan et le conformisme académique étant particulièrement importants alors : Althusser ne s’est occupé ni de Lefebvre, ni de Sève. 30. La revue Le Portique, dans son numéro intitulé « Sciences sociales et marxisme », fait le point sur la manière dont Marx a souvent été simplifié en fonction des besoins politiques avant de se retrouver utilisé par différentes disciplines comme la linguistique, l’anthropologie ou l’économie. Voir « Sciences sociales et marxisme », Le Portique, n° 32, 2013. 31. Michel Foucault, « Questions à Michel Foucault sur la géographie », Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome III, p. 39. Dans Vingt ans et après, ouvrage dans lequel Foucault s’entretient longuement avec un jeune garçon de vingt ans, en l’occurrence Thierry Voeltzel, une section entière de l’entretien est destinée aux lectures « révolutionnaires ». Voici ce que Foucault dit sous le sceau de l’anonymat concernant Marx : « Le Capital n’a jamais été fait pour être lu. Il y a dans l’œuvre de Marx des textes tactiques, politiques, qu’il a écrits pour qu’on les lise. Le Capital a été en grande partie un travail qu’il a fait pour lui-même. Ce qu’il voulait que l’on sache du Capital, il l’a fait passer dans d’autres textes, donc il n’est pas sûr que lire Le Capital soit une bonne consigne. Il y a autre chose que Le Capital. » Thierry Voeltzel, Vingt ans et après, Verticales, Paris, 2014, p. 122.
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S’il est vrai que les marxistes, certains marxistes, considèrent le marxisme comme une science, ils doivent savoir, au nom et à partir de cette science même, en quoi Marx s’est trompé. À un marxiste qui me dit que le marxisme est une science je réponds : je croirai que vous pratiquez le marxisme comme une science le jour où vous m’aurez montré, au nom de cette science, en quoi Marx s’est trompé28.
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L’intelligibilité des luttes. Foucault et Sartre lecteurs des enquêtes historiques de Marx
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Au cours d’un entretien de 1978 avec Takaaki Yoshimoto, Foucault dégage trois régimes de discours propres au marxisme : le discours scientifique visant à objectiver les lois de transformation du capital ; la prophétie appuyée sur l’idée d’un sens et d’une faisabilité de l’histoire ; la philosophie d’État, ou la pensée inféodée au Parti1. Ces trois régimes de discours sont tous intrinsèquement liés à des rapports de pouvoir, comme en témoigne précisément leur forte « polyvalence tactique » dans l’histoire du marxisme. Ainsi, chacun de ces modes de discours a pu être mobilisé dans le cadre d’une orthodoxie d’État, ou au contraire, dans le cadre d’une critique par le marxisme de sa propre sclérose, critique qui est le propre de ce que Perry Anderson appelle le « marxisme occidental2 ». Si les tenants du marxisme occidental s’accordent en général à critiquer le marxisme en tant que discours étatique, ils divergent entre eux sur le fait de privilégier l’un des deux autres régimes discursifs (scientifique ou prophétique), en le faisant jouer contre l’autre. Or dire, comme semble le faire ici Foucault, que le marxisme n’a d’autres ressources théoriques à offrir que ces trois régimes de discours, c’est du même coup le condamner à l’impossibilité de critiquer par lui-même les rapports de pouvoir qu’il génère. En effet, quel que soit le type de discours par lequel serait ordonnée la critique, il resterait sous l’emprise de la « force de la vérité et de ses effets3 », et ce, quelle que soit la modalité de la critique : académique (la lecture, symptomale ou non, du texte de Marx contre ses mésinterprétations) ou politique (ainsi, l’analyse trotskiste de la bureaucratie comme révolution trahie et aberration). 1. Michel F oucault, « Méthodologie pour la connaissance du monde. Comment se débarrasser du marxisme », in Dits et écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 2001, tome II, p. 601. 2. Perry Anderson, Sur le marxisme occidental, Éditions Maspero, Paris, 1977. 3. Michel F oucault, « Méthodologie pour la connaissance du monde. Comment se débarrasser du marxisme », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 602.
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Hervé Oulc’hen
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Marx & Foucault
Malgré leur forte hétérogénéité, les trois régimes, prophétique, étatique et scientifique, consacrent le marxisme comme discours baignant de plein droit dans l’élément de la vérité. Or, on le sait, Foucault conçoit dès le départ son entreprise généalogique comme un moyen pour passer de l’autre côté de la connaissance4, de l’autre côté des discours qui se prévalent d’entrée de jeu d’une armature (théorique ou pratique, peu importe) affine de la vérité. À ce titre, la fameuse sentence de Sartre qui érige le marxisme en « horizon indépassable de notre temps » fait figure de cas d’école, réglant d’avance comme nulle et non avenue la possibilité d’un véritable dialogue entre Foucault et Sartre autour de Marx. C’est pourtant ce que l’on tentera de proposer ici, en évitant autant que faire se peut les formules éculées de la querelle de l’humanisme.
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Dans une note de Questions de méthode, Sartre écrit que la « théorie de la connaissance reste le point faible du marxisme5 ». Pris isolément, cet énoncé semble être au plus loin du prisme généalogique par lequel Foucault aborde le marxisme : en effet, Foucault affirme dans l’entretien avec Yoshimoto, que le point faible du marxisme (et plus largement, d’ailleurs, de la philosophie occidentale – à l’exception de Schopenhauer et Nietzsche), c’est le problème de la volonté, c’est-à-dire précisément cet autre côté de la connaissance, ce domaine des pratiques non garanties par la vérité que les Leçons sur la volonté de savoir s’efforcent de prendre comme fil conducteur. Foucault regrette que la volonté n’ait guère été abordée autrement que dans les cadres prédéfinis de la nature (la volonté comme force) ou de la morale (la volonté comme conscience du bien et du mal), qui sont autant de manières de boucler la volonté dans l’élément rassurant et abondant de la vérité. Dans le sillage de Nietzsche, le généalogiste pose au contraire un primat de la volonté, affranchie de toutes instances fondationnelles (la nature, le sujet) valant comme des noms de la vérité. Il s’agit alors de remanier le « concept solennel et mystérieux de “volonté de puissance” » en posant la question de la volonté « en tant que lutte, c’est-à-dire d’un point de vue stratégique pour analyser un conflit lorsque divers antagonismes se développent6 ». L’idée d’un primat de la volonté de 4. Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France (19701971), EHESS/Seuil/Gallimard, Paris, 2011, p. 26. 5. Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique. Théorie des ensembles pratiques. Précédé de Questions de méthode, Gallimard, Paris, 1985, tome I, p. 37. 6. Michel Foucault, « Méthodologie pour la connaissance du monde. Comment se débarrasser du marxisme », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 605.
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La théorie stratégique de la volonté, point faible du marxisme
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puissance est alors requalifiée dans le sens d’un primat de la pratique, sans qu’il ne soit plus besoin pour cela de faire appel à un a priori pulsionnel. C’est dans les enquêtes historiques de Marx (Les Luttes de classes en France, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, La Guerre civile en France) que Foucault dit trouver le modèle épistémologique de cette analyse stratégique, ordonnée au fil conducteur nietzschéen de la volonté comme instance de déchiffrement des phénomènes7. Tout se passe comme si Foucault trouvait chez Marx un quatrième régime discursif brossant les trois autres à rebrousse-poil. En effet, la stratégie est irréductible aussi bien (i) à un concept théorique de la lutte déductible a priori, (ii) qu’à une instance décisionnaire imputable à un parti-stratège centralisé, (iii) ou encore qu’à un sens de l’histoire enté sur une temporalité homogène et linéaire. On trouve dans les écrits historiques de Marx, précise Foucault, un jeu subtil entre la « formation d’une prophétie » d’une part, renvoyant explicitement à l’un des trois régimes discursifs évoqués précédemment, et la « définition d’une cible » d’autre part, qui nous ramène au concret des luttes stratégiques se faisant. Aborder les luttes en suivant le fil conducteur de la volonté, cela implique de poser à leur propos des questions très concrètes, telles que : « Qui entre dans la lutte ? » (question que nous laisserons en suspens pour l’instant) ; « Avec quoi et comment ? » ; « Pourquoi y a-t-il cette lutte8 ? » Ces deux dernières questions nous ramènent à ce qu’on peut appeler le sens pratique des fins : la lutte consiste à transformer les fins en tâches (ou en « cibles », selon la terminologie de Foucault), de sorte qu’elles ne restent pas confinées à l’ordre de l’utopie ou du devoir-être, mais qu’elles indiquent schématiquement aux individus en lutte une voie à suivre, ou ce que Foucault appelle une « solution gagnante9 ». Dans les luttes, les fins n’ont pas le loisir de prophétiser, elles tendent à s’incarner dans des moyens, relançant perpétuellement la nécessité, pour les individus, d’avoir à poser de nouvelles fins. C’est ainsi que la grande mesure de la Commune, comme l’écrit Marx dans La Guerre civile en France, fut « sa propre existence et son action10 ». Si l’on s’en tient au régime prédictif quant au devenir de la conscience de classe, les analyses de Marx sont quasi systématiquement 7. Ibid., p. 612. Voir aussi l’« Entretien inédit entre Michel Foucault et quatre militants de la LCR, membres de la rubrique culturelle du quotidien Rouge », juillet 1977, p. 14-15. Consultable en ligne : « Entretien avec Michel Foucault », Question Marx, . 8. Michel Foucault, « Méthodologie pour la connaissance du monde. Comment se débarrasser du marxisme », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., p. 606. 9. Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 1060. 10. Karl Marx, La Guerre civile en France, in Karl Marx, Friedrich Engels, Inventer l’inconnu, La fabrique, Paris, 2008, p. 166 (texte seul édité par Science Marxiste, Paris, 2008). Sur cette dialectique des moyens et des fins chez Marx, Voir Emmanuel Barot, Marx au pays des soviets ou les deux visages du communisme, Éditions La Ville brûle, p. 36 et p. 60-61.
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L’intelligibilité des luttes. Foucault et Sartre lecteurs…
Marx & Foucault
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infirmées par les faits ; en revanche, si on accepte de les lire à l’aune du régime discursif de la stratégie, si l’on envisage par exemple le thème de la disparition de l’État non pas comme une prophétie, mais comme un objectif circonscrit pour des luttes locales en cours, comme une fin incarnée dans des moyens précis, alors la « parole de Marx prend une réalité jamais atteinte11 », y compris pour penser notre présent. Qu’entend-on alors précisément par « stratégie » ? Dans « Le sujet et le pouvoir », Foucault distingue trois niveaux d’analyse de la notion. Premièrement, la stratégie entendue comme rationalité ou comme technologie qui agence des moyens pour atteindre un objectif et qui organise des manières de faire12 ; deuxièmement, la stratégie entendue comme action sur les actions (possibles ou supposées) des autres – ce qui nous renvoie à la définition formelle que Foucault donne des relations de pouvoir au sens large ; troisièmement enfin, la stratégie entendue comme affrontement, comme action sur l’action d’un autre spécifié alors comme étant adversaire ou ennemi13. C’est à ce troisième niveau d’analyse des stratégies, le plus concret, que l’on trouve l’élément de la volonté – bien qu’en 1982, le terme soit remplacé par les expressions de « liberté rétive », de « points d’insoumission ». Les stratégies de lutte sont prises dans des rapports d’enchaînement et de provocation réciproques avec les relations de pouvoir, qui en constituent le point de butée, la retombée inertielle. Foucault suggère que le point de départ de ses analyses est à chercher dans des luttes spécifiques, qui ont plusieurs caractéristiques communes, dont précisément celle d’être « immédiates ». Deux arguments que l’on peut rattacher à la lecture stratégique que Foucault fait de Marx viennent étayer cette idée. D’une part, ces luttes sont le fait d’individus qui critiquent ce qui est le « plus proche d’eux », c’est-à-dire les instances de pouvoir qui, immédiatement, « exercent leur action sur les individus14 » ; ces luttes immédiates font subir aux conduites incorporées un retournement qui leur ôte leur familiarité et leur semblant de naturalité. Ce n’est pas la figure abstraite d’un « ennemi numéro un » qui est visée dans ce type de luttes, mais bien celle, très concrète, d’un « ennemi immédiat » qui, au sein d’une relation pratique, peut être incarné par n’importe qui, dès lors qu’il exerce sur moi une ascendance pratique, une action sur mon action. D’autre part, ces luttes 11. Michel Foucault, « Méthodologie pour la connaissance du monde. Comment se débarrasser du marxisme », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 613. 12. Deux ans plus tard, dans la version américaine de, Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 1395, l’auteur dissocie les technologies et les stratégies comme les deux versants des « ensembles pratiques » dont il fait la théorie. 13. Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 1060-1061. 14. Ibid., p. 1045.
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sont immédiates également dans la manière dont elles pensent le problème qui les motive : non pas en fonction de l’avenir, induisant un processus en cours, porteur d’espérances de libération ou de révolution – ce qui serait encore une façon de viser le conflit comme un objet transcendant à la pratique elle-même – mais en fonction du présent, et de la seule actualité de la situation pratique. À la lumière de l’« échelle théorique » du processus (que Foucault impute à l’attitude théorique de l’historien dès lors qu’il reste focalisé sur la temporalisation révolutionnaire), ces luttes peuvent sembler anarchiques (faute de plan, d’organisation). Loin de se régler sur des principes ou sur des grandes causes qu’elles projetteraient au-delà d’elles-mêmes, elles ne visent – c’est une autre de leurs caractéristiques que Foucault isole – que les « effets de pouvoir en tant que tels15 », et en particulier leurs effets sur les corps. Le corps est en effet le point d’ancrage matériel de la volonté de lutte. Comme le souligne Étienne Balibar dans La Crainte des masses, en mettant le corps au premier plan dans l’intelligibilité des luttes, Foucault fait subir une torsion au matérialisme historique, et en particulier au concept marxiste de transformation (initiant du même coup un usage postmarxiste de ce concept). À ce titre, il fait se télescoper, du côté des corps, les conditions et la transformation, il évacue en somme, l’« idée d’une dialectique de “médiations” au moyen de laquelle penser, en suivant le fil conducteur du temps historique, la jonction des conditions et sa pratique transformatrice, avec ses rendezvous “critiques” entre conditions objectives et subjectives16 ». Il s’agit pour Foucault d’étudier des complexes d’actions à la fois conditionnées et conditionnantes, mutuellement transformées et transformatrices, comme des sortes de relations transindividuelles passant entre des corps matériels singuliers. Les stratégies de lutte sont des actions sur des actions passant à travers les corps qu’elles transforment par là même. Il y a donc, au cœur des luttes, une co-implication immédiate entre les corps et les actions qui les transforment, sans qu’on soit en mesure d’isoler les termes les uns des autres pour les reverser dans un procès dialectique de médiations. Foucault ne se contente pas de reprendre au Marx historien le modèle stratégique de l’affrontement pour en dégager l’intelligibilité formelle. Il inscrit les enquêtes de Marx dans une longue histoire des savoirs historiques qui sont déjà eux-mêmes, à leur niveau, des généalogies actives, des savoirs qui font l’histoire en même temps qu’ils la déchiffrent, selon la logique de la lutte permanente au sein du social. En aucun cas, on ne saurait se prévaloir 15. Ibid. L’exemple de la médecine que prend Foucault est significatif à cet égard : « Le reproche qu’on fait à la profession médicale n’est pas d’abord d’être une entreprise à but lucratif, mais d’exercer sans contrôle un pouvoir sur les corps, la santé des individus, leur vie et leur mort. » 16. Etienne Balibar, La Crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Galilée, Paris, 1997, p. 34.
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L’intelligibilité des luttes. Foucault et Sartre lecteurs…
Marx & Foucault
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de la pensée de Marx pour donner à ces « généalogies dispersées » une « sorte de couronnement théorique qui les unifierait17 ». L’intelligibilité stratégique chez Marx est rétive à toute visée d’unification théorique. Plus modestement, Foucault interroge la possibilité, pour le marxisme, de se réfléchir comme savoir historique et situé des luttes, c’est-à-dire comme contre-histoire, comme histoire revendiquant la mémoire de la guerre sociale pour renverser l’ordre établi. En ce sens, le modèle stratégique chez Marx est à comprendre comme un régime discursif transitionnel de forme à la fois rétrospective (dans la mesure où il s’agit d’une pratique d’écriture de l’histoire), et indirectement prospective (par les leçons que livre le récit historique pour notre présent en termes de possibilités réelles d’action)18. C’est d’ailleurs selon cette double orientation rétrospective et prospective, dans le sillage de l’historicisme politique dont il fait l’« histoire et l’éloge », que Foucault lui-même conçoit son entreprise généalogique visant le « couplage des connaissances érudites et des mémoires locales, couplage qui permet la constitution d’un savoir historique des luttes et l’utilisation de ce savoir dans les tactiques actuelles19 ». Il en va ainsi des luttes immédiates évoquées dans « Le sujet et le pouvoir ». Les enquêtes historiques de Marx renvoient à un moment précis de cette histoire de la contre-histoire : le moment où, comme le montre Foucault dans le cours de 1976, le vieux discours aristocratique de la guerre des races s’est scindé en deux discours opposés : le discours de la lutte des classes d’un côté, le discours de la défense de la société et de la nation de l’autre (dont participe le racisme d’État). Cet antagonisme se trouve clairement exprimé à la fin du premier chapitre du 18 Brumaire : « Pendant les journées de juin [1848], toutes les classes et tous les partis s’étaient unis en parti de l’ordre contre la classe prolétarienne vue comme le parti de l’anarchie, du socialisme, du communisme. Ils avaient “sauvé” la société contre “les ennemis de la société”20. » On le voit, on trouve dans le texte marxien les guillemets ironiques que Foucault reprendra pour le titre de son cours de 1976. Reste que nonobstant ses moments stratégiques, le discours marxiste de la lutte des classes participe pour Foucault d’un embourgeoisement du discours historique, imputable à une opération d’homogénéisation de la diversité des discours en lutte, sous la juridiction philosophique de la dialectique : 17. Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (19751976), EHESS/Seuil/Gallimard, Paris, 1997, p. 13. 18. Sur ce point, voir Emmanuel Barot, Marx au pays des soviets ou les deux visages du communisme, op. cit., p. 58-60. 19. Michel Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 9-10. 20. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Flammarion, Paris, 2007, p. 65.
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L’intelligibilité des luttes. Foucault et Sartre lecteurs…
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La dialectique a contribué à bloquer et à disqualifier l’« historicisme politique », c’est-à-dire l’histoire écrite selon le fil conducteur de la guerre continuée. À l’instar du discours hobbesien du pacte social qui l’a précédée dans cette opération de pacification, elle nous fait sortir de l’histoire réelle, faite de rapines et de dominations, en nous projetant sur un plan d’intelligibilité – l’État, ou la vie éthique des Principes de la philosophie du droit par exemple –, où les rapports de force se voient neutralisées et rendus inessentiels. Comme le souligne Gérard Lebrun à propos de Hegel, l’« ethos exclut le kratein. Le thème revient si constamment et la conviction semble si profonde qu’on peut se demander s’il n’y a pas là une des racines de la dialectique22 ». C’est très précisément la thèse de Foucault dans « Il faut défendre la société ». La logique « pauvre » de la contradiction, où chacun des opposés passe l’un dans l’autre pour déboucher sur une synthèse supérieure, n’est pas satisfaisante pour répondre à la question de l’intelligibilité stratégique des luttes. Les versions marxistes de la dialectique – dont celle que propose Sartre – ne font aux yeux de Foucault que civiliser les luttes en les inféodant à une théorie (le matérialisme historique au mieux, le diamat au pire), à une instance politique centralisée (parti ou État), ou à un sens métaphysique, censé en ordonner le cours. Quant aux discours révolutionnaires non marxistes qui refusent ouvertement cette opération de pacification dialectique, ils risquent fort de se compromettre avec le discours du bio-pouvoir, voire du racisme d’État, en réactivant, comme les blanquistes au moment de la Commune, la figure d’un ennemi de classe à éliminer23. L’exigence de défense de la société se voit alors transposée à la vie du groupe fantasmé comme hyperorganisme, et auquel on s’identifie en tant qu’individu commun, intégré et uni par les liens de ce que Sartre appellerait la « fraternité-terreur ». Tout se passe comme si pour Foucault, la dialectique ne pouvait avoir d’autre forme que celle mythifiée. Or, dans la postface à la deuxième édition allemande du Capital (1873), Marx écrit que dans sa « configuration rationnelle », la dialectique « est un scandale et une abomination pour les 21. Michel Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 50. Je souligne. 22. Gérard Lebrun, L’Envers de la dialectique. Hegel à la lumière de Nietzsche, Seuil, Paris, 2004, p. 74. 23. Michel Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 233-234. Sur cette fin du cours, voir Jean Terrel, Politiques de Foucault, PUF, Paris, 2010, p. 62-63.
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La dialectique hégélienne et toutes celles, je pense, qui l’ont suivie doivent être comprises […] comme la colonisation et la pacification autoritaire, par la philosophie et le droit, d’un discours historico-politique qui a été à la fois un constat, une proclamation et une pratique de la guerre sociale. [...] La dialectique, c’est la pacification, par l’ordre philosophique et peut-être par l’ordre politique, de ce discours amer et partisan de la guerre fondamentale21.
Marx & Foucault
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bourgeois et leurs porte-paroles doctrinaires, parce que dans l’intelligence positive de l’état de choses existant, elle inclut du même coup l’intelligence de sa négation, de sa destruction nécessaire, parce qu’elle saisit toute forme faite dans le flux du mouvement et donc aussi sous son aspect périssable24 ». Ce plaidoyer pour la dialectique semble incompatible avec la thèse de Foucault. Le modèle des différents niveaux d’intelligibilité stratégique mis en place dans « Le sujet et le pouvoir » permet cependant d’éclairer ce texte de Marx sous un nouveau jour. Dans un entretien inédit de 1977 donné au journal de la LCR Rouge, Foucault sait gré à Marx d’avoir su déceler sous des phénomènes apparemment négatifs de la société industrielle (la paupérisation, par exemple) tout un ensemble de rationalités, de normes positives produisant leurs effets de façon immanente25. Ce moment de l’« intelligence positive », qui a tout à fait sa place dans une analyse économique ou historique, nous renvoie aux deux premiers niveaux d’intelligibilité de la stratégie, comme rationalité et comme action sur des actions possibles. L’« intelligence de la négation » du réel nous ramène en revanche au troisième niveau d’intelligibilité de la stratégie, celui de la volonté comme affrontement. Pour Foucault, la dialectique est de trop dans cette affaire : elle vient remystifier des fragments d’analyse stratégique pourtant pertinents au niveau local où ils s’appliquent, en les transcodant dans les termes d’une synthèse totalisante de survol, qui risque fort de finir en prophétie, en « grande théorie » ou en philosophie d’État. Dès lors, retrouver le caractère « scandaleux » des analyses stratégiques de Marx implique, contre Marx lui-même, de se débarrasser de la dialectique et de redonner droit de cité à l’intelligibilité du positif. Loin d’avaliser l’ordre des choses existant, elle montre au contraire comment les rationalités construisent cet ordre, libérant du coup des possibilités circonscrites de négation stratégique, dont la diversité ne saurait se ramener à une figure dialectique unitaire, tel que par exemple le « Grand Refus » au sens de Marcuse26. Résumons-nous. Le modèle stratégique des luttes est passible d’un double traitement chez Foucault. Tantôt, il est explicitement constitué en objet d’enquête généalogique – ainsi, l’histoire de la contre-histoire proposée dans le cours de 1976. Tantôt, il est mobilisé pour penser l’intelligibilité des luttes à un niveau formel – c’est le cas dans « Le sujet et le 24. Karl Marx, « Postface à la deuxième édition allemande (1873) », in Le Capital. Livre I, PUF, Paris, 2006, p. 18. 25. Michel Foucault, « Entretien inédit entre Michel Foucault et quatre militants de la LCR, membres de la rubrique culturelle du quotidien Rouge », op. cit., p. 12. Pour une lecture croisée entre Marx et Foucault sur cette question de la productivité immanente des normes, voir Pierre Macherey, Le Sujet des normes, Éditions Amsterdam, Paris, 2014. 26. Herbert Marcuse, Vers la libération. Au-delà de l’Homme unidimensionnel, Denoël/ Gonthier, Paris, 1970, p. 11-12.
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L’intelligibilité des luttes. Foucault et Sartre lecteurs…
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pouvoir » ou avec l’esquisse d’une théorie de la volonté dans l’entretien avec Yoshimoto. En réalité, ces deux modes de mise en intelligibilité des luttes par l’historicisation et par la formalisation se complètent sans cesse l’un et l’autre. La gageure est la suivante : peut-on, pour dégager cette intelligibilité stratégique, s’appuyer sur les enquêtes historiques de Marx (dans leur dimension rétrospective et indirectement prospective) tout en faisant l’économie de la logique dialectique qui les anime ? C’est sur ce point précis que le dialogue avec Sartre mérite d’être rouvert. C’est ce que nous allons faire à présent, en interrogeant le problème corrélatif du statut de la subjectivité dans les luttes.
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Sartre assume pleinement la tâche de revivifier le marxisme, au nom d’une conception revisitée de la dialectique comme logique de la pratique (individuelle ou collective) en situation. Pour ce faire, il privilégie dans le corpus marxiste, à l’instar de Foucault, les écrits stratégiques de Marx, de sorte que toute la Critique de la raison dialectique, et de larges passages de L’Idiot de la famille peuvent être lus comme une longue méditation de l’énoncé fameux du début du 18 Brumaire selon lequel les « hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de toutes pièces, dans des circonstances qu’ils auraient eux-mêmes choisies, mais dans des circonstances qu’ils trouvent immédiatement préétablies, données et héritées27 ». On sait que Sartre entend réintroduire la subjectivité dans le marxisme, notamment contre le panobjectivisme idéaliste qu’il impute à la thèse de Lukács sur la conscience de classe28. Est-ce à dire qu’il comprend l’énoncé du 18 Brumaire sur la faisabilité de l’histoire en un sens exagérément subjectiviste, comme si on avait affaire à un sujet suppôt et titulaire de l’action, impliqué dans son projet, dans son impulsion à produire un résultat – fût-il condamné à ne pas s’y reconnaître par la suite, comme en atteste la thématique, récurrente tout au long de la Critique, de la praxis volée et de la contre-finalité, c’est-à-dire du résultat qui échappe à son agent ? Penser la lutte à la lumière du projet, ce serait alors une manière de rater la question de la volonté en la rabattant sur la présupposition d’un sujet auteur de son histoire. La dialectique du projet consiste en une tension contradictoire perpétuellement relancée entre dépassement et échappement : l’agent historique s’efforce de dépasser les conditions inhumaines qui lui échoient 27. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, op. cit., p. 50. 28. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la subjectivité ?, Les Prairies Ordinaires, Paris, 2013, p. 32.
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Qui sont les sujets des luttes ?
Marx & Foucault
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sur fond de rareté, tout en voyant le sens de son action lui échapper, ce qui relance l’exigence de dépassement des conditions nouvelles produites par l’action. Sartre précise ainsi : « Pour nous, l’homme se caractérise avant tout par le dépassement d’une situation, par ce qu’il parvient à faire de ce qu’on a fait de lui, même s’il ne se reconnaît jamais dans son objectivation29. » Cette contradiction dialectique entre dépassement et échappement est grevée d’une équivoque qui tient, pour Foucault, à la notion sartrienne d’authenticité comme « philosophie du retour au même », comme promesse faite à l’homme « qu’il deviendra un être authentique et vrai30 ». Il s’agit là d’une lecture erronée de Sartre. C’est d’autant plus dommageable que dans un entretien avec Duccio Trombadori, Foucault propose de réinvestir le concept marxien de production pour l’intelligibilité des pratiques, en un sens, nous le verrons, qui pourrait très bien convenir à la thématisation sartrienne des luttes. À rebours des lectures anthropologiques de Marx qui envisagent le thème de la production de l’homme par l’homme, tantôt positivement comme l’accomplissement de son être générique, et tantôt négativement comme la réification de l’humain, Foucault revisite l’idée marxienne de production comme la « création d’une chose totalement autre », comme une logique de déplacement, d’altération perpétuelle des formes de subjectivité31. La production ainsi comprise est moins qu’un accomplissement, puisqu’elle ne présuppose pas une nature ou une essence de l’homme dont il faudrait déployer téléologiquement toutes les virtualités. Et elle est plus qu’une réification, dans la mesure où cette « chose totalement autre » se dérobe à tout format préétabli de la choséité, tel que la forme-marchandise. Les anthropogénèses de l’accomplissement et de la réification ne sont que l’envers l’une de l’autre : elles ont en commun de se donner dès le départ une certaine figure arrêtée du sujet, que ce soit sous la forme accomplie de l’être générique, ou sous la forme dévoyée de l’homme réifié. Or la figure de l’homme est indécidable a priori sous quelque mode que ce soit, puisqu’elle est entièrement tributaire de la logique productive elle-même. Dans Marx, prénom : Karl, Pierre Dardot et Christian Laval montrent que Foucault repense ainsi le concept de production d’une manière tout à fait pertinente au regard de l’analyse marxienne de la pratique comme « production de nouvelles conditions par transformation des acteurs sous
29. Jean-Paul Sartre, Questions de méthode, in Critique de la raison dialectique. Théorie des ensembles pratiques, op. cit., tome I, p. 85. 30. Michel Foucault, « L’homme est-il mort ? », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome I, p. 569. 31. Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 894.
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l’effet de leur propre action32 ». Loin d’être les auteurs de leur histoire, les hommes se produisent en faisant leur histoire : c’est leur action, les fins et les moyens qu’ils mobilisent, qui les produit comme sujets. Pour le dire dans les termes de Pierre Macherey, loin que le sujet préfigure le procès des luttes, « ici le procès est à soi-même son propre sujet33 ». Prenant cette conception de la pratique comme fil conducteur, Dardot et Laval proposent une lecture foucaldienne des textes historiques de Marx : les luttes ne sont pas inféodées à des classes préconstituées. Elles produisent des formes de subjectivité inédites, suivant une « logique stratégique de l’affrontement34 », bien différente de la grande logique du capital entendue comme processus totalisant et dont les contradictions doivent inéluctablement aboutir au communisme. Ainsi, comme le dit Marx dans Les Luttes de classes en France, ce n’est qu’une fois qu’elle s’est soulevée qu’une classe ou un groupe de lutte « trouve aussitôt dans sa propre situation le contenu et la matière de son activité révolutionnaire : des ennemis à abattre, des mesures à prendre, dictées par les besoins de la lutte35 ». À la question insidieuse de l’appartenance de classe, qui court-circuite d’entrée de jeu le problème de la création de la subjectivité dans la lutte, Foucault substitue la question nietzschéenne dramatisée, « Qui entre dans la lutte ?36 », comme clé de lecture du phénomène. Le problème se précise dans un passage de La Société punitive (dans la leçon du 10 janvier 1973), où Foucault donne le cadre d’intelligibilité formel dans lequel se déploie la séquence historique qu’il étudie (les transformations de la pratique pénale entre 1825 et 1848). Ce cadre est celui de la guerre civile, à distinguer soigneusement du modèle hobbesien de la guerre de tous contre tous. Loin de ramener les individus sociaux à leur individualité originaire et interchangeable, à un état de nature opposé au pouvoir, la guerre civile « est le processus par lequel se constitue un certain nombre de collectivités nouvelles, qui n’avaient pas vu le jour jusque-là37 ». La guerre civile donne naissance à de nouvelles formes collectives de subjectivité, irréductibles à des classes. Et les groupes ainsi produits par la lutte cherchent moins à détruire le pouvoir qu’à s’en emparer, qu’à en réactiver les symboles et les
32. Pierre Dardot, Christian Laval, Marx, prénom : Karl, Gallimard, Paris, 2012, p. 211. 33. Pierre Macherey, Histoires de dinosaure. Faire de la philosophie (1965-1997), PUF, Paris, 1999, p. 147. 34. Pierre Dardot, Christian Laval, Marx, prénom : Karl, op. cit., p. 246-276. 35. Karl Marx, Les Luttes de classes en France, Folio, Paris, 1994, p. 21. 36. Michel Foucault, « Méthodologie pour la connaissance du monde. Comment se débarrasser du marxisme », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 606. 37. Michel Foucault, La Société punitive. Cours au Collège de France (1972-1973), Gallimard, Paris, 2013, p. 30.
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L’intelligibilité des luttes. Foucault et Sartre lecteurs…
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mythes, quitte à les inverser, à les parodier, à les répéter. La guerre civile est en ce sens un « travail de pouvoir », un « travail sur le pouvoir38 ». En quoi pouvons-nous maintenant rapprocher ce modèle stratégique de l’action produisant et altérant d’un seul tenant ses propres « conditions » et ses propres « sujets », de l’intelligibilité des luttes chez Sartre ? Les luttes sociales sont au cœur de la Critique de la raison dialectique : elles occupent ce que Sartre appelle le « lieu du concret39 » à la fin du premier tome, et font l’objet d’une analyse très dense dans toute la première section du deuxième tome (dont Foucault ne pouvait pas avoir connaissance puisqu’il n’a été publié qu’en 1985)40. La lutte est « praxis-processus » : elle n’est ni procès sans sujet qui agirait à l’insu des agents, ni pure praxis collective qui se réfléchirait sur le mode d’une conscience de classe hyperorganique. Les classes ne préexistent pas à la lutte, elles dérivent de factions ou de sous-groupes s’efforçant d’agir, dans des conditions exacerbées, sur l’action d’autres sous-groupes. Cela renvoie à ce que Sartre appelle la « réciprocité d’antagonisme », notion très proche du troisième niveau d’analyse de la stratégie chez Foucault. Formellement, comme toute praxis individuelle s’efforçant de dépasser un secteur du monde matériel à la lumière d’une fin devant s’incarner en tâche concrète, la lutte a la dimension d’une totalisation jamais close sur elle-même. Mais la totalisation se complique dans la lutte dans la mesure où elle se joue sur plusieurs fronts : elle a une pluralité de foyers d’initiatives, ou « épicentres ». Doit-on alors ramener la lutte à une unité, au mépris du coup des singularités, constituées par la lutte elle-même, de chaque épicentre ? Ou doit-on épouser le point de vue stratégique de chaque sous-groupe, afin de ressaisir la façon dont il agit sur l’action de l’autre sous-groupe, constitué explicitement par la lutte comme faction ennemie, au risque alors d’un émiettement des stratégies qui nous ferait manquer l’unité de la lutte elle-même ? Le mode d’être de la lutte, c’est la totalisation d’enveloppement : Sartre entend par là la manière dont la praxis s’échappe à elle-même, en voyant ses intentions et ses résultats repris par une praxis d’un nouveau genre, anonyme et transindividuelle, qui enveloppe et déborde les antagonismes. En somme, une praxis qui résulte de l’« opération de tous et de chacun » selon l’expression de Hegel dans la 38. Ibid., p. 33. 39. Reprenant la méthode hégélo-marxiste d’élévation de l’abstrait au concret, Sartre considère que le concret est une synthèse de multiples déterminations contradictoires, dégagées préalablement selon des niveaux d’intelligibilité plus abstraits. 40. Il se peut cependant que Foucault ait perçu un certain écho de son travail avec celui de Sartre, lorsqu’il précise dans la version américaine de « Qu’est-ce que les Lumières ? », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 1395, que ses analyses stratégiques le conduisent à « l’étude de ce qu’on pourrait appeler les “ensembles pratiques” ». Le renvoi au sous-titre du premier tome de la Critique de la raison dialectique est ici très significatif.
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Phénoménologie de l’Esprit et que Sartre infléchit considérablement41. La totalisation, c’est le « moment de la temporalisation où l’agent – malgré sa réussite, s’il réussit, ou peut-être à cause d’elle – se perd dans l’acte qui le produit, qui le déroute, et qui se dévie en lui. Ainsi, c’est l’acte débordant l’homme qui se totalise42 ». La totalisation d’enveloppement n’équivaut pas à l’aliénation, c’est-à-dire au vol de la praxis par l’extérieur, par l’emprise du pratico-inerte et de la matière ouvrée. Nulle pratico-inertie ici : « d’un bout à l’autre, tout est acte43 », et c’est du dedans que les praxis en lutte s’échappent à elles-mêmes, que l’acte déborde l’homme. Tout se passe donc comme si l’agir humain s’échappait du dedans, selon un mouvement en spirale, vers une praxis sans auteur, ou vers ce que Sartre appelle à la fin du tome I de la Critique de la raison dialectique, une « totalisation sans totalisateur », désignant par là le lieu du concret et de l’histoire. Si l’agent de la lutte se « perd », ce n’est pas dans l’inertie matérielle extérieure qu’il transforme et qui le transforme en retour, mais dans l’acte qui l’enveloppe et qui le produit. La question de l’intelligibilité des luttes amène Sartre à pousser le plus loin possible la possibilité d’une philosophie de la praxis où le sujet ne serait plus un centre de référence obligé. Pour autant, Sartre ne cède pas à la tentation d’un matérialisme absolu : en aucun cas il ne s’agit d’épouser le point de vue de la pure praxis sans sujet en omettant de la renvoyer aussitôt aux praxis locales et situées, hors desquelles elle perd toute intelligibilité. Sartre ne transige jamais sur son nominalisme dialectique : le point de départ de la lutte, ce sont toujours des individus44. Le devenir de la totalisation n’a rien de linéaire ni de nécessaire, du fait précisément de la multiplicité irréductible des individus qui l’incarnent. Loin de venir briser une unité supposée première du tout social, la lutte unifie et divise tout à la fois les individus sur un fond social, toujours déjà miné par des déchirures irréductibles : « La société, de loin, paraît tenir toute seule ; de près, elle est criblée de trous45. » La lutte est en outre la question critique par excellence pour dégager l’intelligibilité de l’histoire – ou plutôt, l’intelligibilité d’une histoire. Le point essentiel, pour un concret historique donné, c’est « d’établir s’il y a lutte46 » – et de 41. Georg. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Aubier, Paris, 1941, tome I, p. 342. 42. Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique. L’intelligibilité de l’histoire, Gallimard, Paris, 1985, tome II, p. 249. 43. Ibid., p. 248. 44. Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique. Théorie des ensembles pratiques, op. cit., tome I, p. 154 ; et Critique de la raison dialectique. L’intelligibilité de l’histoire, op. cit., tome II, p. 239. 45. Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique. L’intelligibilité de l’histoire, op. cit., tome II, p. 22. 46. Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique. Théorie des ensembles pratiques, op. cit., tome I, p. 791.
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L’intelligibilité des luttes. Foucault et Sartre lecteurs…
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se demander par conséquent, pour le dire dans les termes de Foucault, qui entre dans la lutte. À la suite de Marx, Sartre écrit sa version des luttes de classes en France, attachant une importance particulière à la période 18481852, qui constitue, comme le soulignent Dardot et Laval, un véritable défi lancé à la dialectique de l’histoire47. D’une part parce que la crise politique n’a pas débouché sur une révolution prolétarienne, contrairement à ce qu’aurait pu laisser entendre la philosophie processuelle de l’histoire que nous livre le marxisme « officiel » ; d’autre part, parce que la bourgeoisie qui a fini par rendre possible le coup d’État du 2 décembre 1851 a été incapable d’accomplir sa propre révolution politique, alors que l’évolution économique aurait « logiquement » dû l’y amener. Marx montre dans Les Luttes de classes en France que l’insurrection ouvrière de juin 1848 a forcé la bourgeoisie à révéler son vrai visage : celui d’une république de classe48. On pourrait faire une lecture téléologique de l’événement, en disant que la bourgeoisie, du fait du développement de ses propres forces productives, crée ses propres fossoyeurs en se montrant à nu. La défaite du prolétariat en 1848 produirait alors les conditions inéluctables de sa victoire future, comme si l’histoire obéissait à un sens dont la teneur serait une sorte de « Qui perd gagne » pensable selon le registre de l’inversion millénariste : qui perd aujourd’hui gagnera demain, les derniers seront les premiers. Une telle lecture téléologique a pour effet de déréaliser la contingence de la lutte. L’apport principal de la praxis ouvrière n’est pas prophétique, mais stratégique : c’est le fait de susciter un ennemi à la classe bourgeoise qui se pensait jusqu’à présent, en bonne héritière des Lumières, comme classe universelle. La formation de la classe bourgeoise n’est pas un simple effet mécanique ou reflet d’une base économique, c’est le résultat d’une réciprocité d’antagonisme où la lutte des classes, longtemps dissimulée ou euphémisée, se révèle pour ce qu’elle est : une lutte à mort – et non pas un simple « malentendu » comme le pensait Lamartine. Sartre précise en ce sens : On voit que le patron, après 1848, se trouve l’étrange produit historique de massacres dont il est collectivement responsable sans les avoir commis. Certes, il était déjà patron, exploiteur et oppresseur avant la Révolution de février : mais une sorte de surgissement commun – initiation, nouvelle naissance – l’a produit comme membre actif d’un groupe de tueurs. Or, les massacreurs ont existé mais non le groupe (qui serait, sinon, la classe tout entière). Il saisit donc son historicité comme une différenciation brusque qui l’aurait produit et différencié à partir d’une unité synthétique parfaitement illusoire (c’est-à-dire à partir de l’événement comme unité de l’oppression répressive)49. 47. Pierre Dardot, Christian Laval, Marx, prénom : Karl, op. cit., p. 247. 48. Karl Marx, Les Luttes de classes en France, op. cit., p. 38-41. 49. Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique. Théorie des ensembles pratiques, op. cit., tome I, p. 845.
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Un mode de subjectivation collectif de la classe bourgeoise émerge par la lutte : celui du groupe, uni par une exigence stratégique commune d’agir directement sur l’action des ouvriers. Mais c’est de façon toute illusoire que les bourgeois se perçoivent comme un groupe en fusion, c’est-à-dire comme une sorte de trouée dans le limon du social qui aurait pour effet de dissoudre la sérialité. En l’occurrence, ici, en cette phase d’accumulation primitive, le rapport que les bourgeois entretiennent au capital qui les produit toujours plus comme autres vis-à-vis des autres, les amènent à adopter le mode de subjectivation du propriétaire, du concurrent, etc. Le surgissement commun n’est ici que purement réactif et conservateur, induit par une panique sérielle qui fait suite à l’insurrection ouvrière. Sartre procède ainsi à une mise en intelligibilité de l’histoire selon le schème de la guerre civile : en prenant comme fil conducteur la dialectique des praxis en situation, il expérimente un mode d’écriture de l’histoire qui lui permet de se tenir à juste hauteur d’intelligibilité de l’affrontement, sans forcer le réel à s’expliciter dans les termes d’une hyperdialectique ou d’un grand récit. Dès lors, si Sartre propose une critique de la raison dialectique, c’est précisément parce qu’il oppose à une conception idéalisée et pacificatrice de « la » dialectique – celle-là même que Foucault incrimine dans son cours de 1976 – une multiplicité de dialectiques locales, qui n’ont d’autre lieu de pertinence que les praxis humaines en situation, exposées à leur propre finitude historique. La dialectique pour Sartre, c’est la logique vivante de l’action en situation, et rien d’autre. Au début de son ouvrage Valences of the Dialectic, Fredric Jameson se demande s’il ne reste pas quelque chose de cette dialectique locale – de cette intelligence située de la négation de l’ordre existant – dans les pensées qui se définissent par un rejet de la dialectique50. La question mérite assurément d’être posée à Foucault. Un mot alors, pour conclure, sur le « point faible » du marxisme que nous évoquions au début. La « théorie de la connaissance », à laquelle en appelle Sartre pour revivifier le marxisme, semble tout à fait compatible avec la théorie de la volonté comme lutte à laquelle en appelle Foucault. En effet, ce qui manque le plus au marxisme selon Sartre, ce n’est pas une fondation transcendantale désituée, c’est une « expérience critique51 », c’est-à-dire un savoir proprement stratégique : l’exigence d’une mise à l’épreuve des postulats théoriques, politiques ou prophétiques du matérialisme historique. Ici, le stratégique et le dialectique ne font plus qu’un : ils qualifient à la fois la praxis en cours d’accomplissement, et la manière dont cette praxis située se donne à elle-même ses propres lumières situantes. Loin d’être 50. Frederic Jameson, Valences of the Dialectic, Verso, Londres, 2010, p. 15. 51. Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique. Théorie des ensembles pratiques, op. cit., tome I, p. 165.
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L’intelligibilité des luttes. Foucault et Sartre lecteurs…
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52. Michel Foucault, « Méthodologie pour la connaissance du monde. Comment se débarrasser du marxisme », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 615 53. Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique. L’intelligibilité de l’histoire, op. cit., tome II, p. 319.
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réservée à une avant-garde théorique ou politique, l’expérience critique peut-être celle de n’importe quel individu situé historiquement et pris dans les réciprocités d’antagonisme. Le savoir stratégico-dialectique ne précède pas la lutte, il en procède plutôt, venant éclairer la volonté des individus quant au sens de leurs fins. Mais il n’en reste pas moins que le lot de toutes les luttes c’est, dit Foucault dans l’entretien avec Yoshimoto, la « part d’ombre des activités humaines ou encore les zones d’une obscure désolation52 », dont les philosophes, faute d’une théorie suffisamment élaborée de la volonté, peineraient à en rendre compte, contrairement aux écrivains. Foucault semble faire une exception pour Nietzsche, mais on peut également invoquer Sartre, qui a su combiner l’ethos du philosopheécrivain et du philosophe-historien pour parler de cette « part d’ombre » inhérente aux volontés en lutte. C’est ce qu’il appelle, dans des pages très fortes du tome II de la Critique de la raison dialectique, l’être-en-soi de l’histoire, son « inassimilable et non récupérable réalité53 », qui révèle aux individus et aux groupes, à travers les épreuves de la défaite et de la mort, une histoire déviée, trouée, quelque chose comme l’envers enveloppant de l’histoire vivante à laquelle ils contribuent dialectiquement.
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L’effet Althusser sur Foucault : de la société punitive à la théorie de la reproduction
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L’article « Idéologie et appareils idéologiques d’État. Notes pour une recherche », publié par Althusser en juin 1970 dans La Pensée1, a constitué un texte contraignant de la conjoncture théorico-politique des années 1970. Je voudrais mesurer son impact sur le cours préparatoire de Surveiller et punir prononcé au début de l’année 1973, La Société punitive2, et dont Foucault a livré un condensé dans une série de conférences données à la PUC de Rio de Janeiro en mai 1973, intitulées « La vérité et les formes juridiques3 ». L’aspect le plus immédiatement visible de la réponse à Althusser que constitue La Société punitive se trouve dans la leçon conclusive du cours : Foucault y présente de manière implicite la théorie althussérienne du pouvoir sous la forme de « quatre schémas théoriques4 ». Que le cours et, plus généralement, les recherches de Foucault jusqu’à la publication de Surveiller et punir constituent une forme d’alternative à Althusser, donc une nouveauté par rapport au marxisme dominant dans le champ théorico-politique français de l’époque, rien ne le montre mieux que la recension de Surveiller et punir par Deleuze dans la revue Critique5. Dans son article où il crédite Foucault d’un renouvellement majeur de la pensée de gauche, Deleuze recopie la critique des « quatre schémas théoriques6 »
1. Voir Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État. Notes pour une recherche », in Sur la reproduction, PUF, Paris, 2011, p. 263-306. 2. Michel Foucault, La Société punitive. Cours au Collège de France (1972-1973), EHESS/ Seuil/Gallimard, Paris, 2013. 3. Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques », in Dits et écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 2001, tome 1, p. 1456-1491. 4. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 231-240. 5. Aujourd’hui repris en une version remaniée dans son Foucault. Voir Gilles Deleuze, Foucault, Éditions de Minuit, Paris, 1986. 6. Gilles Deleuze, Foucault, op. cit., p. 32-38.
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Julien Pallotta
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L’article d’Althusser : une théorie de la reproduction Dans son article de 1970, Althusser se pose le problème de la condition de la production capitaliste, qui est la « reproduction des conditions de la production7 ». Son analyse procède par la mise en lumière des éléments constitutifs du mode de production capitaliste. C’est ainsi qu’il soutient que la reproduction des conditions de la production suppose la reproduction des forces productives et des rapports de production existants. Les forces productives contiennent les moyens de production : « matière première, installations fixes (bâtiments), instruments de production (machines), etc.8 » ; leur reproduction correspond à une reproduction des conditions matérielles de la production. Althusser ne développe pas ce point, faisant simplement observer que ce n’est pas au niveau de l’entreprise que se joue cette reproduction, mais au niveau du marché national, voire mondial. En revanche, le deuxième élément constituant des forces productives retient bien plus son attention : la force de travail. L’analyse d’Althusser tient en deux points. Premièrement, la reproduction de la force de travail est assurée matériellement par le salaire. Le salaire est la « partie de la valeur, produite par la dépense de la force de travail : entendons indispensable à la 7. Louis Althusser, Sur la reproduction, op. cit., p. 263. 8. Ibid., p. 264.
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(ce qui montre qu’il disposait de notes du cours) et, à son tour, évite de citer explicitement Althusser. Si Althusser représente un adversaire théorique décisif, ce n’est pas seulement parce qu’il a entrepris, depuis les années 1960, un renouvellement théorique du marxisme, c’est aussi parce qu’il parle, dans cette conjoncture, depuis deux lieux marquants du pouvoir institutionnel : l’ENS et le PCF. C’est pourquoi Foucault ne cherche pas tant à critiquer le marxisme en général qu’un marxisme bien défini et déterminé : le marxisme althussérien qui, tout critique soit-il à l’égard de la direction du PCF, reste institutionnellement ancré dans le Parti. Par ailleurs, les maoïstes que Foucault fréquente à l’époque sont des ex-althussériens (devenus anti-althussériens) : l’althussérisme fonctionne aussi comme le langage théorique des militants politiques auxquels s’adresse Foucault. Je procéderai en trois moments : premièrement, je commencerai par réexposer les grandes lignes de l’argument d’Althusser, puis j’examinerai les éléments de la réponse foucaldienne à cet argument, avant d’exposer brièvement une ligne de fracture, parmi d’autres, entre Foucault et Althusser.
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reconstitution de la force de travail du salarié9 » et aussi « à l’élevage et à l’éducation des enfants en qui le prolétaire se reproduit10 ». Cette dernière remarque, si elle était approfondie, devrait aller au-delà du niveau de la simple reproduction « biologique » et nous rappeler la nécessité de penser la « famille » (ouvrière) comme appareil de transmission des habitus populaires, des savoir-faire nécessaires à la constitution et à la reproduction de la classe ouvrière. Althusser ne développe pas cette question, et préfère se concentrer sur le deuxième aspect de la reproduction de la force de travail, deuxième aspect qui lui-même se subdivise en deux éléments. La reproduction de la force de travail ne se limite pas à une reconstitution « physique » ou matérielle, elle doit reproduire la force de travail comme force de travail et non pas comme simple force physique. Cela implique qu’elle soit reproduite comme « compétente », c’est-à-dire qualifiée pour un poste de travail, mais aussi comme « assujettie », c’est-à-dire « soumise » aux « règles de l’ordre établi11 », à l’idéologie dominante. La force de travail n’est opérationnelle pour l’exploitation que si elle est qualifiée pour un poste de travail et se soumet à l’ordre social capitaliste : elle n’est productive qu’assujettie. C’est alors qu’Althusser avance son hypothèse : dans la formation sociale capitaliste, c’est le système scolaire capitaliste qui réalise, de manière dominante, cette reproduction de la qualification de la force de travail en tant qu’assujettie. Le plus intéressant est néanmoins la suite. Après avoir clos la brève analyse de la reproduction des forces productives, Althusser passe à la question des rapports de production qu’il règle de la manière qui restera la plus connue : par un renouvellement de la théorie marxiste de l’État en définissant l’État comme l’unité de l’Appareil répressif d’État (ARE) et des Appareils idéologiques d’État (AIE). La nouveauté principale provient de ce nouveau concept d’AIE12 qui n’obéit pas à la définition juridique de l’État comme puissance publique : des institutions, 9. Ibid., p. 266. 10. Ibid. 11. Ibid., p. 267. 12. Althusser lui-même présente de manière plus ou moins frauduleuse le concept d’ARE comme déjà bien théorisé par la tradition marxiste, et se propose d’ajouter le nouveau concept d’AIE. En réalité, le concept d’ « ARE » n’existe à proprement parler que sous sa plume. Étienne Balibar m’a fait remarquer que Foucault, lors du cours au Collège de France de l’année 19711972, contre Althusser qui déclare que l’ARE est déjà bien connu et bien théorisé, propose une généalogie de l’ARE dans l’Europe occidentale, et cela en s’appuyant sur certains matériaux historiques déjà utilisés par Althusser lui-même dans son premier livre (en l’occurrence, le travail de l’historien soviétique Boris Porchnev sur les révoltes populaires dans la France du xviie siècle. Voir Boris Porchnev, Les Soulèvements populaires en France de 1623 à 1648, SEVPEN, Paris, 1963 (réedité sous le titre Les Soulèvements populaires au xviie siècle, Flammarion, Paris, 1972). Voir Michel Foucault, Théories et institutions pénales. Cours au Collège de France (1971-1972), EHESS/Seuil/Gallimard, Paris, 2015.
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L’effet Althusser sur Foucault : de la société punitive…
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même dites « privées » par le droit, sont des AIE en tant qu’elles assujettissent les individus à l’idéologie dominante. Le fait marquant à relever est le suivant : dans son analyse de la « division du travail13 » entre les différents appareils d’État, Althusser replace le système scolaire en position décisive en le renommant AIE scolaire, et en en faisant l’AIE n° 1 de la formation sociale capitaliste14 ; de la sorte, il répète, pour l’essentiel, ce qu’il a déjà dit dans sa sous-section consacrée à la reproduction de la force de travail.
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Si l’on peut lire La Société punitive comme une réponse assez systématique à la théorie althussérienne de la reproduction, c’est qu’il faut y lire, conformément à ce qu’énonce la leçon conclusive, non pas simplement l’histoire de l’émergence d’une pénalité centrée sur la forme-prison, mais bien l’histoire de l’émergence « d’une société à pouvoir disciplinaire, c’est-à-dire dotée d’appareils dont la forme est la séquestration, dont la finalité est la constitution de la force de travail, et dont l’instrument est l’acquisition des disciplines ou habitudes15 ». Dans sa critique du troisième schéma théorique althussérien du pouvoir, Foucault soutient que le pouvoir ne se définit pas par une fonction qui serait le maintien ou la reproduction des rapports de production : le pouvoir ne reproduit pas les rapports de production, il les constitue. Ainsi, Foucault opère un déplacement par rapport à Althusser : ce n’est pas tant la reproduction que la constitution même des rapports de production qu’il faut penser16. La théorie du système du pouvoir disciplinaire a pour objectif de répondre à ce problème. Or Foucault développe pour cela une théorie de la constitution de la force de travail qui, de manière silencieuse, opère un certain nombre de critiques d’Althusser, révélant parfois une proximité plus grande qu’on ne pourrait le penser entre les deux théoriciens. Je vais identifier trois critiques qui sont, bien entendu, liées entre elles.
Première critique : la distinction entre forces productives et rapports de production n’est pas une distinction réelle Premièrement, on peut dire que Foucault a relevé une incohérence dans la démarche d’Althusser : le fait d’un côté d’établir une séparation entre la reproduction des forces productives (de la force de travail en l’occurrence) 13. Louis Althusser, Sur la reproduction, op. cit., p. 279. 14. Ibid., p. 282. 15. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 240. 16. Ibid., p. 234.
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La réponse de Foucault dans La Société punitive
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La deuxième critique : l’insuffisance de l’analyse althussérienne de la reproduction matérielle de la force de travail par le salaire, et ce qu’elle révèle La première critique « silencieuse » de Foucault constitue donc, avant tout, un gain de cohérence par rapport à Althusser. En revanche, la deuxième critique qu’il lui adresse est plus proprement originale : elle porte sur l’autre élément de la reproduction de la force de travail, celui qui contribue matériellement à sa reconstitution, à savoir le « salaire ». Il faut dire qu’Althusser passe trop rapidement sur la question et se contente de mentionner le fait que le salarié, par la dépense du salaire, trouve « de quoi se loger, se vêtir et se nourrir, bref de quoi être en état de se représenter demain – chaque demain que dieu fait – au guichet de l’entreprise17 ». La critique de Foucault à ce sujet est subtile et s’adresse, au-delà d’Althusser, à des positions traditionnelles dans le marxisme ; on la voit se prolonger dans d’autres textes de 1973 à 1976. En substance, Foucault énonce ceci : penser la consommation immédiate du salaire comme la condition matérielle de la reconstitution de la force de travail, c’est-à-dire, de soi comme force de travail, est fondamentalement insuffisant. Dans le cours de 1973, cette critique prend la forme des références à l’épargne18. 17. Louis Althusser, Sur la reproduction, op. cit., p. 266. 18. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 211, p. 216 et p. 232.
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et la reproduction des rapports de production, et d’un autre côté, de répéter, à chacun des deux moments, la même analyse de la force de travail qui ne devient productive qu’assujettie. En effet, si Althusser répète deux fois, à deux endroits supposés distincts, la même analyse, c’est qu’en réalité il n’y en a qu’une. En posant que le corps n’est productif (c’est-à-dire devient une force de travail qualifiée-déterminée utilisable sur un poste de travail, au lieu d’être un simple ensemble de forces physiques et intellectuelles virtuelles et indéterminées) que s’il est assujetti aux rapports de production, Foucault montre que la distinction entre les forces productives et les rapports de production utilisée par les althussériens, si elle peut être une distinction de raison, ne peut pas être une distinction réelle. C’est pourquoi, chez Foucault, la théorie de la constitution des rapports de production prend la forme d’une théorie de la constitution de la force de travail, ou de la transformation de la force de travail en force productive. Bien sûr, ainsi présentée, on peut encore se demander s’il s’agit réellement d’une critique. Si par critique on entend rejet d’un argument ou d’une analyse après examen, alors peut-être faudrait-il plutôt parler ici de mise en cohérence.
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Celles-ci surgissent notamment lorsque Foucault évoque la nécessité pour le capital de s’assurer, au sein de son « libre marché du travail » fondé sur la concurrence, d’un « volant de chômage19 ». De par ses mécanismes immanents – en plus d’un marché du travail libre, c’est-à-dire fondé sur la concurrence –, le système capitaliste a besoin d’un volant de chômage permanent, raison pour laquelle le salaire ne doit pas être entièrement dépensé, voire dilapidé. Le salarié doit être contraint à épargner une partie de son salaire pour assurer sa subsistance dans les périodes de « chôme ». La question que pose Foucault, par la mise en lumière de la question décisive de l’épargne ouvrière au début du xixe siècle, est celle des mécanismes d’assurance à mettre en place pour assurer la reconstitution physique des corps ouvriers. La disciplinarisation par le livret d’épargne (comme mécanisme parapénal) répond en fait à un autre aspect de ce problème que n’aborde pas Althusser : celui de la lutte contre les conduites irrégulières des ouvriers20 qui entravent ce qui est un besoin pour le capital, à savoir la fixation de la force de travail à l’appareil productif21. Cette nécessité de fixer la force de travail répond, en effet, au problème mentionné plus haut et qu’Althusser n’affronte donc pas à l’époque22 : le caractère contradictoire de l’accumulation capitaliste. D’un côté, la logique de l’accumulation suppose une totale libération de la force de travail qui correspond à une instabilité permanente, une mobilité potentiellement permanente, entretenues pour garantir la concurrence maximale sur le marché du travail capitaliste ; d’un autre côté, cette mobilité doit être bridée pour assurer une stabilisation nécessaire (y compris sur plusieurs générations, d’où l’importance de la régularisation de la vie du prolétaire par la famille) à l’exploitation et à la fixation à l’appareil productif de l’entreprise. L’épargne, comme mécanisme de pouvoir disciplinaire, comme discipline indissociablement morale et économique, fait partie des mécanismes qui ont dû être inventés « pour assurer la limitation de la liberté de la force de travail à l’intérieur de la tendance immanente au capitalisme de libération de la force de travail et comme condition interne de possibilité de cette libération23 ». Bref, Foucault traite bien du problème des conditions de la production, mais 19. Michel Foucault, ibid., p. 179 et 194. Voir aussi Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France (1973-1974), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 2003, p. 73. 20. Pour lesquelles Foucault forge le concept très riche d’illégalisme de dissipation qui disparaîtra dans Surveiller et punir. Voir Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975. 21. Voir Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 197-198. 22. Ce problème sera abordé plus tard par les althussériens : ainsi Étienne Balibar dans un article écrit dans les années 1980. Voir Etienne Balibar (avec Immanuel Wallerstein), Race, nation, classe. Les identités ambiguës, La Découverte, Paris, p. 284. 23. Stéphane Legrand, Les Normes chez Foucault, PUF, Paris, 2007, p. 101.
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de manière plus profonde qu’Althusser : il soulève la question de savoir comment le capital peut se protéger des inévitables dangers qu’il engendre envers lui-même. Les apports de la question de l’épargne ne s’arrêtent pas là. Foucault montre que cette discipline morale et économique qu’est la conduite d’épargne, que le capital exige comme remède à l’insécurité de la condition prolétaire, participe d’une « moralisation des classes laborieuses » et qui « signifie en fait l’intégration de la vie ouvrière, d’une part au temps de la production, d’autre part au temps de l’épargne24 ». Cette division capitaliste du temps de l’ouvrier est une division fonctionnelle qui subordonne l’épargne à la production, c’est-à-dire qui fait de l’épargne la condition de la production. Parmi les conditions nécessaires du temps productif, on trouve cette prévoyance qui doit « amener l’ouvrier à maîtriser le hasard de son existence : maladie, chômage25 ». C’est le nouvel élément que Foucault apporte ici : en plus des périodes de chôme auxquelles il faut remédier, il faut pouvoir soigner le corps de l’ouvrier, assurer sa santé. Parmi les conditions de la reproduction de la force de travail, il ne faut pas oublier que le corps de l’ouvrier est un corps vivant, soumis aux aléas de l’existence, et qui doit être soigné et entretenu contre les divers risques qu’encourt sa santé. Ces considérations sont, ici, plus proprement biopolitiques26. Elles participent de ce que Foucault met en place, pour la première fois, en octobre 1974, lors d’une conférence donnée à l’université d’État de Rio de Janeiro sur la naissance de la médecine sociale : Je soutiens l’hypothèse qu’avec le capitalisme on n’est pas passé d’une médecine collective à une médecine privée, mais que c’est précisément le contraire qui s’est produit ; le capitalisme qui se développe à la fin du xviiie siècle et au début du xixe siècle, a d’abord socialisé un premier objet, le corps, en fonction de la force productive, de la force de travail. Le contrôle de la société sur les individus ne s’effectue pas seulement par la conscience ou par l’idéologie, mais aussi dans le corps et avec le corps. Pour la société capitaliste, c’est le bio-politique qui importait avant tout, le biologique, le somatique, le corporel. Le corps est une réalité bio-politique ; la médecine est une stratégie bio-politique27. 24. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 216. 25. Ibid. 26. Ainsi, on pourrait faire démarrer une généalogie de la biopolitique chez Foucault dans le cours de 1973. Mais, l’empreinte d’Althusser y serait assurément très forte car, comme le rappelle Laurent Jeanpierre, la perspective de ce cours développerait un « raisonnement exclusivement fonctionnaliste » (althusséro-compatible en ce sens) en ceci que « la biopolitique ne serait qu’un moyen au service d’une fin à laquelle elle serait subordonnée, comme l’accumulation du capital, la domination de classe ou le maintien des rapports de production ». Voir Laurent Jeanpierre, « Vies et morts de la biopolitique », in Jean-François Bert et Jérôme Lamy (dir.), Michel Foucault. Un héritage critique, CNRS Éditions, Paris, 2014, p. 208. 27. Michel Foucault, « La naissance de la médecine sociale », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome 2, p. 210-211.
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Ce texte contient la première occurrence du terme « bio-politique » dans le corpus foucaldien. Il indique, sans encore avancer le concept de « population » comme niveau pertinent d’application de la biopolitique, une idée essentielle, encore en germe dans le cours de 1973 : en plus des mécanismes de pouvoir disciplinaire dont parlent les cours La Société punitive et Le Pouvoir psychiatrique, le capital a besoin de se doter de mécanismes de régulation biopolitiques pour assurer les conditions de sa reproduction (à travers la reproduction de la force de travail). Penser la reproduction matérielle de la force de travail, c’est penser le fait que le corps qui en est le porteur est un corps vivant. Ainsi, la réponse de Foucault, non seulement dans le cours sur La Société punitive, mais au-delà dans les autres textes qui vont jusqu’au cours de 1976, est d’une rare profondeur et pertinence. Pour ce qui est de la première critique, il faut dire qu’elle se contente, finement mais nettement, de relever une incohérence dans l’analyse d’Althusser et d’y mettre fin par une théorie de production de la force de travail bien assujettie aux exigences des rapports d’exploitation capitalistes. En ce qui concerne la deuxième critique, qui est entamée en 1973 et prolongée de manière continue les années suivantes, c’est de loin la plus fructueuse et celle qui constitue l’apport, peut-être le plus original de Foucault, à l’analyse des conditions de la reproduction de la société capitaliste28. Ainsi, l’analyse de l’épargne, si elle est approfondie, montre que la reproduction matérielle de la force de travail comme force productive ne peut pas se limiter à la consommation immédiate du salaire : mieux qu’Althusser, Foucault montre l’ensemble des conditions de la production capitaliste29. Mais, s’il est bien une critique d’Althusser émise par Foucault qui est restée célèbre, c’est celle qui consiste à refuser l’idée que le pouvoir s’exerce par 28. Précisons que Foucault n’a pas été le seul, dans la conjoncture, à aborder les dimensions de la question, laissées de côté par Althusser : ainsi, dans le champ du marxisme (non-althussérien), Claude Meillassoux a proposé un renouvellement de la théorie du salaire à travers une analyse de l’exploitation de la « communauté domestique », tandis que Suzanne de Brunhoff a étudié la gestion étatique de la force de travail, aussi bien pour la discipline du travail que pour l’insécurité de l’emploi. Voir Claude Meillassoux, Femmes, greniers et capitaux, Éditions Maspero, Paris, 1975, p. 137-205 et Suzanne de Brunhoff, État & capital. Recherches sur la politique économique, La Découverte, Paris, 2010, p. 7-29. Ces deux auteurs en viennent à étudier la place essentielle des institutions de la Sécurité sociale dans la reproduction et l’exploitation de la force de travail : celles-ci constituent l’un des grands points aveugles de la théorie althussérienne de la reproduction. 29. Concernant la question du salaire et de la valeur de la force de travail, il me semble que c’est Claude Meillassoux qui, à l’époque, a le mieux posé les distinctions analytiques qui correspondent à ce phénomène. Voir Claude Meillassoux, Femmes, greniers et capitaux, op. cit., p. 152 : « Nous relevons donc trois composantes de la valeur de la force de travail : sustentation du travailleur pendant sa période d’emploi (ou reconstitution de la force de travail immédiate) ; entretien du travailleur en période d’inemploi (chômage, maladie, etc.) ; remplacement du travailleur par l’entretien de sa progéniture (que nous appellerons conventionnellement reproduction) ».
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répression ou par idéologie dans des appareils d’État. C’est par cette question que nous terminons l’examen de la réponse de Foucault à Althusser.
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Le développement de la production capitaliste, pour Foucault, doit affronter plusieurs problèmes dont les principaux consistent en un marché libre du travail fondé sur la concurrence, et dans les nouveaux risques qu’encourt le capital productif : risque de déprédation du capital constant (matières premières, machines, etc., toute la richesse accumulée du capital), et risque de mauvais usage ou de gaspillage du capital variable, c’est-àdire de la force de travail passée sous le commandement du capital. Pour répondre à ces problèmes, une solution a été trouvée : celle de moraliser les classes populaires, c’est-à-dire d’encadrer toute l’existence de l’individu dans un jeu continu de récompenses et de peines qui fonctionne comme une pénalisation de l’existence. La chute de l’individu dans le système pénal n’est que l’extrémité d’un processus de pénalisation de l’existence. Foucault soutient que cette moralisation, qui est censée lutter contre un « nomadisme moral » de la classe ouvrière rétive aux nouveaux rythmes de la société capitaliste, s’opère dans un réseau d’institutions par lesquelles passent tous les individus : un réseau d’institutions de séquestration. La séquestration est une métaphore qui peut être trompeuse : au-delà de l’enfermement spatial, c’est aussi une séquestration temporelle. Plus généralement, c’est l’idée d’assujettissement qu’il faut retenir : c’est le terme que Foucault emploie dans une de ses conférences données à la PUC de Rio de Janeiro en mai 197330. Il s’agit d’une reprise manifeste des thématiques althussériennes : l’idée d’institutions qui assujettissent les individus aux exigences de la production capitaliste. Voyons comment Foucault développe de manière originale cette problématique. Foucault se nourrit de deux références, si ce n’est anti-althussériennes, du moins très étrangères à l’althussérisme. La transformation de la problématique de l’assujettissement en problématique de contrôle du temps de la vie lui vient vraisemblablement des travaux de l’historien anglais Edward Palmer Thompson. On peut se faire une idée de cette approche dans son article « Temps, discipline de travail et capitalisme industriel » paru en 1967 dans la revue britannique d’histoire Past and Present. Foucault va notamment y trouver toutes les références aux prédicateurs anglais qui ont tenté de moraliser la classe ouvrière, notamment le méthodiste John Wesley. Thompson s’intéresse au passage brutal de rythmes de travail préindus30. Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome I, p. 1485.
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Des AIE aux institutions de séquestration ?
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triels à des rythmes industriels, et insiste notamment sur la suppression des foires et des jeux dans la production de nouvelles habitudes de travail31. Il me semble que cette référence aux jeux et aux foires est renforcée, chez Foucault, par un arrière-fond quasi-bataillien : Foucault dit que le temps de la vie, qui pouvait être scandé par le loisir, la fête, etc., a dû être homogénéisé32. Cette idée d’homogénéité est une allusion implicite aux textes de Bataille de l’année 193333, notamment celui où il définit la société homogène comme la société utile du point de vue de la production. Foucault, dans ses listes teintées d’un certain lyrisme des irrégularités de la vie prolétaire, reproduit, d’une certaine manière, le chatoiement des listes batailliennes de la « dépense improductive »34. Cette référence permet à Foucault de mettre à distance une idée venue du jeune Marx selon laquelle le travail serait l’essence de l’homme. Néanmoins, un doute subsiste quant à la pertinence de cette critique du marxisme car ce qu’analyse Foucault n’est pas tant le travail que le surtravail imposé par la production capitaliste, surtravail qui a en effet entraîné de fortes résistances lors de sa mise en place35. Par ailleurs, il est bien connu que l’idée de pouvoir disciplinaire s’exerçant dans ces institutions de séquestration est une réponse à l’idée d’un pouvoir qui s’exercerait par répression, ou par idéologie. En effet, on peut créditer Foucault d’un apport conceptuel intéressant en ceci que le concept de répression utilisé par Althusser dans le manuscrit dont il a tiré son article est plutôt lâche (ainsi les primes et les amendes relèvent, dans l’analyse althussérienne de l’usine, de la répression36). Le pouvoir disciplinaire s’exerce sur les corps, et les amène à se conduire selon une certaine norme d’après un jeu de récompenses et de punitions : il est incontestablement matériel. Or, précisément, en dépit du fait que Foucault n’ait pas voulu le constater, dans son article de 1970, Althusser propose un nouveau concept d’idéologie : un concept d’idéologie matérielle selon lequel les idées d’un sujet « sont ses actes matériels insérés dans des pratiques matérielles37 ». 31. Edward Palmer Thompson, « Time, work-discipline and industrial capitalism », in Past and Present, n°38, 1967 ; Traduction française : « Temps, travail et capitalisme », Libre, n°5, 1979 ; (nouvelle traduction d’Isabelle Taudière) Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, La fabrique, Paris, 2004, p. 78. 32. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 216. 33. Georges Bataille, « La notion de dépense », in La Part maudite, Paris, Éditions de Minuit, 1967 et La Structure psychologique du fascisme, Nouvelles Éditions Lignes, Paris, 2009. 34. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 236. « Le temps et la vie de l’homme ne sont pas par nature travail, ils sont plaisir, discontinuité, fête, repos, besoin, instants, hasard, violence, etc. » 35. Il faut dire que cette critique foucaldienne renvoie à une ambiguïté de la critique marxienne du capitalisme : s’agit-il, dans la perspective de Marx, de libérer le travail ou de se libérer du travail ? 36. Louis Althusser, Sur la reproduction, op. cit., p. 74. 37. Ibid., p. 294.
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C’est ainsi qu’on peut se demander si Foucault, dans son rejet du concept d’idéologie, a réellement pris en compte la nouveauté de ce concept althussérien : en effet, le pouvoir disciplinaire pensé par Foucault est matériel, tout comme est matérielle l’idéologie ritualisée dans les pratiques réglées par les appareils idéologiques pensés par Althusser. Cette convergence relative n’est jamais aussi manifeste que dans leurs traitements respectifs du contrat de travail et de son effectivité : d’un côté, Foucault affirme que le contrat de travail ne peut pas fonctionner sans un « supplément de code38 » par lequel l’ouvrier est bien disciplinarisé, ou doté d’une « bonne habitude39 » ; de l’autre, Althusser soutient que le droit ne fonctionne pas sans un « supplément d’idéologie morale40 ». De manière générale, la « moralisation41 » de la classe ouvrière est, en langage althussérien, une idéologisation, si on sait que l’idéologisation est, pour Althusser, une normalisation des conduites matérielles par des rituels42. Mais, au-delà de ces différences conceptuelles, et de ce jeu de substitutions auquel s’est adonné Foucault43, il faut bien reconnaître que l’empreinte d’Althusser est forte dans le cours de 1973. En effet, d’un côté, Foucault reconnaît à chacune des institutions une spécificité fonctionnelle (enseigner, corriger, produire), mais d’un autre côté, même « non productives », elles participent toutes de la normalisation disciplinaire nécessaire à la constitution d’une force de travail. Le rabattement sur cette finalité, clairement exposé en conclusion du cours, ne participe-t-il pas d’une subordination des mécanismes de pouvoir à une seule fonctionnalité qui les surdétermine tous ? Si c’est le cas, Foucault est bien plus proche d’Althusser qu’il ne veut bien le concéder. À cela, il faudrait ajouter les incertitudes de Foucault 38. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 153. 39. Ibid., p. 178. Cette idée de « bonne habitude » gagnerait à être comparée à l’idée hégélienne de « vouloir devenu habitude ». Voir Georg W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, PUF, Paris, 2003, p. 349-350. Voir aussi le développement sur le concept d’ « habitude » dans l’Encyclopédie : Georg W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques III. Philosophie de l’Esprit, Vrin, Paris, 1988, p. 214-216. 40. Louis Althusser, Sur la reproduction, op. cit., p. 104. 41. Voir Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 153. 42. Pour défendre la thèse d’une existence matérielle de l’idéologie, Althusser fait référence à la pensée de Pascal sur l’agenouillement et la prière (« Mettez-vous à genoux, remuez les lèvres de la prière et vous croirez ») qui radicalise la thèse cartésienne des « animaux-machines » : dans cette perspective, le corps est conçu comme un « pense-bête ». Voir Louis Althusser, Sur la reproduction, op. cit., p. 293. Il est impossible de ne pas relever ici que Bourdieu développe l’idée du corps comme « pense-bête » en mobilisant également, de manière certes plus généralisée qu’Althusser, une référence à Pascal. Voir Pierre Bourdieu (édition revue et corrigée), Méditations pascaliennes, Seuil, Paris, 2003, p. 204. 43. On peut avancer que le concept foucaldien de « discipline » ou de « pouvoir disciplinaire » est une réponse aux incertitudes et aux imprécisions du doublet conceptuel althussérien « répression-idéologie ». Il est vrai que l’extension du concept althussérien d’idéologie le rend sans doute difficilement maniable.
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L’effet Althusser sur Foucault : de la société punitive…
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Marx & Foucault
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Une ligne de fracture sur la conception du pouvoir et des luttes La substitution du concept de pouvoir disciplinaire au doublet répressionidéologie n’est pas, loin de là, l’élément de différenciation le plus probant entre Foucault et Althusser. Il nous semble qu’il faut en revenir au premier des quatre schémas théoriques : celui par lequel la conception marxiste affirme que le pouvoir est ce que possède ou détient la classe dominante46. On trouve, en effet, sous la plume d’Althusser l’idée selon laquelle la classe dominante détient le pouvoir d’État47. À cela, Foucault oppose une thèse modulée de deux manières. Le pouvoir n’est pas de l’ordre d’une propriété possédée par les uns au détriment des autres, il est de l’ordre d’une guerre, ou plutôt d’une « guerre civile48 » continue, faite d’affrontements stratégiques permanents. Foucault en conclut que le pouvoir n’est pas « monolithique49 », 44. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 214-215. 45. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome I, p. 1483. 46. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 231-232. 47. En réalité, à ce sujet, dans le manuscrit de 1969, Althusser cite nommément l’ouvrage de Nicos Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales de l’état capitaliste, Paris, Éditions Maspero, 1968. Voir Louis Althusser, Sur la reproduction, op. cit., p. 109. Il fait disparaître cette référence dans l’article de 1970. 48. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 15 et 233. Foucault parle aussi de « guerre sociale ». Voir ibid., p. 23. 49. Ibid., p. 232.
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concernant le rapport de ces institutions à l’État. D’un côté, la conclusion dit nettement que ces mécanismes de pouvoir sont d’un niveau plus profond que les appareils d’État, et que détruire l’appareil d’État ne serait pas suffisant pour les faire disparaître. D’un autre côté, la leçon précédente soutient que ces institutions de séquestration ne fonctionneraient pas sans la structure étatique44, un peu comme les AIE d’Althusser ne fonctionneraient pas sans la structure étatique répressive, c’est-à-dire l’État au sens courant du terme. Dans les conférences données en mai 1973 à Rio de Janeiro, Foucault stabilise peut-être sa position en affirmant que les institutions de séquestration sont des institutions prises dans un réseau intra-étatique45. Quoi qu’il en soit, aussi bien Foucault qu’Althusser rejettent un concept simplement juridique du pouvoir, mais Foucault est bien plus précis qu’Althusser dans l’analyse des mécanismes d’assujettissement qui s’exercent à un niveau quotidien et permanent dans l’existence des individus. Après avoir mis en évidence des similarités non immédiatement perceptibles dans les approches de Foucault et d’Althusser, nous terminons cet article par une brève analyse d’une ligne de fracture qui les sépare nettement.
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d’un seul bloc, qu’il n’est pas du côté de certains au détriment des autres : il donne lieu à des batailles qui sont des victoires ou des défaites, et une défaite peut devenir le point d’appui d’une nouvelle bataille qui donnera lieu à une victoire locale, etc. À cet égard, on peut avancer une possible origine maoïste de cette conception50. Les maoïstes ex-althussériens auxquels s’adresse Foucault en 1972-1973 reprennent à leur compte des propos sur la lutte et la guerre venus du Petit livre rouge qui consonnent avec ses propres énoncés51. C’est sur ce point que le jeu de Foucault avec le marxisme de son temps est complexe : il s’adresse, à partir d’une problématique althussérienne, à des ex-althussériens devenus maoïstes et anti-althussériens, et n’hésite pas à leur emprunter des schèmes théoriques, comme celui de la « guerre civile52 ». Foucault conçoit donc le pouvoir comme un rapport belliqueux continu dans lequel victoires et défaites s’appuient les unes sur les autres. Pour illustrer cette thèse fondamentale dans son dispositif théorique d’alors, Foucault revient sur l’exemple de l’épargne : on a vu que le patronat a eu besoin de l’épargne pour « séquestrer » la classe ouvrière en la fixant à l’appareil de production. Mais, bien qu’imposée par la stratégie patronale de « séquestration » de la classe ouvrière, cette épargne rend la grève possible et devient, de la sorte, un levier d’action pour les ouvriers. C’est alors que le patronat va chercher à imposer ses représentants dans la gestion des caisses d’épargne : la deuxième moitié du xixe siècle va voir l’émergence de luttes autour du contrôle de la caisse d’épargne. C’est cette idée de victoire locale qu’Althusser semble avoir du mal à envisager. L’équivalent de la caisse d’épargne chez Althusser serait la loi sur la journée de travail de dix heures analysée par Marx dans le Capital comme un épisode de la « guerre civile » (Bürgerkriev) entre les capitalistes et les ouvriers. Dans l’analyse d’Althusser53, il faut distinguer l’intérêt immédiat et irréfléchi des capitalistes individuels de l’intérêt général de la classe capitaliste, c’est-à-dire le véritable intérêt à long terme. Du point de vue de 50. Par ailleurs, on connaît bien, à la même époque, l’étroite collaboration de Foucault avec des militants maoïstes pendant l’expérience du GIP. 51. Mao Tse-Toung, Le Petit livre rouge. Citations du Président Mao Tse-Toung, Seuil, Paris, 1967, p. 45. « Lutte, échec, nouvelle lutte, nouvel échec, nouvelle lutte encore, et cela jusqu’à la victoire – telle est la logique du peuple ». 52. Voir « Élargir la résistance », Cahiers prolétariens, n°1, janvier 1971. De ce point de vue, la référence de Bernard Harcourt dans son édition du cours de 1973 à Clausewitz pour penser le schème de la « guerre civile » est erronée : Harcourt confond le cours de 1976 où Clausewitz sera effectivement mobilisé pour être inversé avec les problématiques crypto-maoïstes du cours de 1973. En aucun cas, Clausewitz ne peut être considéré comme un penseur de la « guerre civile ». Étienne Balibar a montré qu’elle était, pour lui, fondamentalement « anti-politique ». Voir Étienne Balibar, Violence et civilité, Galilée, Paris, 2010, p. 234-235. 53. Voir Louis Althusser, Écrits philosophiques et politiques, Stock/IMEC, Paris, 1994, tome 1, p. 433.
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L’effet Althusser sur Foucault : de la société punitive…
Marx & Foucault
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l’intérêt immédiat des capitalistes individuels, l’opposition à la loi est farouche : rien ne doit venir limiter la « liberté du travail », c’est-à-dire leur désir de surexploitation (des femmes, des enfants, dans des conditions déplorables) ; ils envisagent la loi comme l’assurance de leur mort dans la concurrence. Du point de vue de l’intérêt général, la loi est le seul moyen de garantir l’exploitation à long terme en permettant à la force de travail de se reconstituer plus ou moins correctement. C’est cette dernière voie qui l’a emporté, car elle a été imposée par le parlement. La protection relative de la force de travail a permis de relancer l’exploitation. En effet, peu après son application, les capitalistes reconnaissent que la catastrophe escomptée n’a pas eu lieu. La loi aura permis d’inventer de nouvelles formes d’extraction de la survaleur, notamment par l’intensification des rythmes de travail, et le renouvellement des moyens de production. Althusser explique alors que le pouvoir exercé par l’État garantit in fine l’intérêt général de la classe capitaliste. En d’autres termes, la loi obtenue suite à une lutte de classes ouvrière ne semble être envisagée par Althusser que comme une concession tactique qui maintient l’exploitation, qui la rationalise même. La conquête des droits ouvriers ne semble pas être envisagée comme une victoire locale et partielle. Il semble qu’Althusser refuse que la lutte de classes puisse se solder par un compromis de classe qui concéderait des droits aux dominés. Sans doute est-ce chez lui un résidu de la position de Marx sur le prolétariat : classe universelle qui ne saurait se libérer sans libérer toute la société. La victoire ne saurait être seulement locale : pour être effective elle se doit d’être totale. Mais, plus profondément encore, le modèle belliciste utilisé par Foucault ne peut convenir aux althussériens. Ainsi que l’a rappelé Étienne Balibar dans un article de sa période althussérienne54, le modèle polémologique a le tort de laisser croire que les deux adversaires sont semblables, et qu’ils mènent la même guerre. Au contraire, la lutte des classes n’est pas la même selon les points de vue engagés : du point de vue du prolétariat, c’est une lutte qui vise à l’abolition de la domination, non à son maintien. L’hétérogénéité (l’« inégalité » en termes althussériens) de la lutte des classes des dominants et des dominés est sans doute le paradoxe de la pensée marxiste que Foucault n’a pas pris en compte, paradoxe incompatible à terme avec sa conception belliqueuse ou « agonique » de la lutte.
54. Étienne Balibar, Cinq études du matérialisme historique, Éditions Maspero, Paris, 1974, p. 191-192.
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Michel Foucault entre Marx et Burckhardt : esthétique, jeu et travail
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Aborder le sujet du rapport Marx et Foucault implique de ne pas perdre de vue deux exigences : la première, d’ordre purement théorique, est qu’on ne peut, bien entendu, parler de ce rapport qu’à partir du présent : que représentent aujourd’hui ces deux noms et leur éventuelle conjonction dans les perspectives historiques et politiques actuelles ? La seconde exigence est historique et concerne, de manière tout aussi inévitable, l’empreinte profondément « française » de l’œuvre de Foucault d’une part, le caractère profondément « allemand » de l’œuvre de Marx d’autre part. Ainsi l’exigence d’une mise en relation des deux philosophes s’inscrit dans ces « annales franco-allemandes » qui synthétisent le rapport entre les deux cultures européennes majeures des xixe et xxe siècles1. Ce n’est qu’en inscrivant la lecture de Marx par Foucault à l’intérieur de ce rapport plus ample que l’on peut mettre en lumière son caractère spécifique. Et au final, puisque l’exigence théorique actuelle ne peut être dissociée de l’exigence historique, notre question de départ sur le rapport entre Marx et Foucault s’élargit : quelle est l’actualité des cultures françaises et allemandes aujourd’hui ? Quel est, aujourd’hui, le rôle de la grande culture européenne ? Par « culture européenne » on entend ici plus précisément les différentes versions de sa branche critique et autocritique, donnant lieu à des programmes émancipateurs également alternatifs. Il va de soi qu’entre ces versions différentes et/ou alternatives, les noms de Marx et Foucault figurent parmi les plus importants.
1. À ce propos, voir Ernst R. Curtius, Essai sur la France, Éditions de l’Aube, Paris, 1995 ; Claude Digéon, La Crise allemande de la pensée française, PUF, Paris, 1959 ; Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger, Gallimard, Paris, 1984 ; Michel Espagne, Les Transferts culturels franco-allemands, PUF, Paris, 1999.
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Manlio Iofrida
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Marx & Foucault
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Le caractère très particulier de la culture française, postérieure à la défaite de Sedan2, est dû à l’assimilation de certains aspects fondamentaux de la culture allemande, en tête desquels se trouve le kantisme. En même temps, sur un mode apparemment contradictoire par rapport au kantisme, la France est, à partir des années 1890, le pays où se produit la première grande diffusion de la pensée de Nietzsche. Or, la première traduction critique du Manifeste de Marx est publiée justement pendant les années du tumultueux succès de Nietzsche en France, par Charles Andler, qui se consacre en même temps à l’étude des textes nietzschéens3. Fondateur de la germanistique française, éminent académicien et militant socialiste, Andler est encore aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands connaisseurs de Nietzsche, auquel il a consacré une œuvre monumentale en six volumes4. La conjonction de Marx et Nietzsche se réalise donc assez tôt en France, et d’un point de vue organique, sous l’égide d’Andler5. Mais que signifie cette fusion, qui peut sembler si paradoxale, entre Marx et Nietzsche ? Chez Andler, la lecture de Marx était filtrée par un lien profond avec le socialisme de Proudhon6. Ainsi, l’idée socialiste d’empreinte collectiviste, au moins dans la version marxienne, était corrigée par une valorisation de l’individu et de la liberté individuelle : l’objectif lui-même du socialisme 2. Pour des repères bibliographiques sur cet argument, outre les références de la note précédente, je me permets de renvoyer à Manlio Iofrida, « Un siècle après. Quelques remarques sur les principaux thèmes philosophiques du congrès de 1911 », Revue de Métaphysique et de Morale, n° 84, avril 2014, p. 529 et s. 3. Karl Marx et Friedrich Engels (traduction nouvelle de Charles Andler, avec les articles de Engels dans la Réforme [1847-1848]), Le Manifeste communiste, volume I. Consultable en ligne : et Introduction historique et commentaire, Société nouvelle de librairie et d’édition, Paris, 1901, volume II ; sur Andler, voir Ernest Tonnelat, Charles Andler. Sa vie et son œuvre, Les Belles Lettres, Paris, 1937 ; Justinien Raymond, « Préface », in Charles Andler, Vie de Lucien Herr, Éditions Maspero, Paris, 1977 ; Aldo Venturelli, « Aspekte und probleme der frühen Nietzsche-rezeption in Frankreich. Charles Andler und Lucien Herr », in Nietzsche-Studien, vol. 24, 1995, p. 261-270 ; Jacques Le Rider, Nietzsche en France, PUF, Paris, 1999, p. 78 et s. ; Christophe Prochasson, « Introduction », in Charles Andler, La Civilisation socialiste, Le Bord de l’Eau, Paris, 2010. 4. Charles Andler, Les Précurseurs de Nietzsche, Bossard, Paris, 1920 ; La Jeunesse de Nietzsche, Bossard, Paris, 1921 ; Le Pessimisme esthétique de Nietzsche, Bossard, Paris, 1921 ; Nietzsche et le transformisme intellectualiste, Bossard, Paris, 1922 ; La Maturité de Nietzsche, Bossard, Paris, 1928 ; La Dernière philosophie de Nietzsche, Bossard, Paris, 1931. 5. Pour les conceptions socialistes de Andler, voir notamment Charles Andler, La Civilisation socialiste, op. cit., et L’Humanisme travailliste, PUF, Paris, 1927. 6. Voir à ce propos Charles Andler, « Préface », in Jules L. Puech, Le Proudhonisme dans l’Association Internationale des Travailleurs, Alcan, Paris, 1907, p. 1-19 ; et Patrice Rolland, « Le retour à Proudhon (1900-1920) », Mille neuf cent, n° 10, 1992, p. 5 et s.
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Socialisme et autoformation de l’individu : l’héritage de Charles Andler
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était pensé moins dans la forme étatiste de la social-démocratie allemande que comme un mouvement par le bas, selon le modèle de la libre association des producteurs. Pourquoi alors cette connexion, chez Andler, entre l’idéal socialiste et Nietzsche ? Dans cet idéal, c’était le thème de l’autoformation de l’individu (ou, si l’on veut, du souci de soi) comme condition pour l’autogouvernement des producteurs, qui était central. Pour Andler, la révolution n’est pas un acte de domination, d’appropriation extrinsèque du pouvoir de la part de la classe opprimée, elle implique d’abord la construction d’une nouvelle subjectivité ouvrière, capable, culturellement et techniquement, de gérer socialement les moyens de production : autrement dit, n’y a de possibilité de révolution que si l’on opère une révolution du sujet. En définitive, Andler amène au sein de l’idée socialiste la nécessité d’un renouveau de chaque individu en vue d’un renouveau collectif : c’est là ce grand thème de la culture allemande qui est la Bildung, dont Burckhardt et Nietzsche sont les exposants majeurs dans la seconde moitié du xixe siècle. Le nietzschéisme socialiste de Charles Andler était une façon d’introduire, à l’intérieur de l’égalitarisme – drapeau et devise de la civilisation et de la grande Révolution –, le thème, typique de la Kultur allemande, de la différence, c’est-à-dire d’une richesse de l’individu irréductible au contexte social, technique, matériel. Divers aspects caractéristiques de la culture de la Troisième République ont jusqu’ici été évoqués : prédominance du kantisme, ouverture contemporaine à Nietzsche, caractère particulier du mouvement et des théories socialistes comme de leur rapport avec Marx. Il est sans doute inutile de préciser qu’en réalité, la figure de Michel Foucault, dont l’aventure intellectuelle a comme pierres angulaires Kant, Nietzsche et un rapport plutôt singulier avec l’idée socialiste, est comme déjà présente dans ce propos. Après être parti de si loin – pour des raisons qui ne relèvent pas d’une philologie abstruse mais plongent leurs racines dans la chair et dans le sang de Michel Foucault – il faut maintenant passer à quelques considérations plus directes sur son parcours intellectuel et sur son rapport avec Marx.
Sous le soleil de Bataille et Blanchot : la jeunesse de Foucault Durant la première phase de sa réflexion, celle qui s’achève à la fin des années 1960, sans s’attarder sur la courte période de jeunesse d’adhésion au PCF, la position politique de Foucault s’aligne à peu de choses près sur celle de Bataille et de Blanchot. Ces deux grands représentants de la « culture du refus » des années 1950 et 1960 en France avaient élaboré – en lien étroit avec leurs positions qui étaient d’ordre plus proprement
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Michel Foucault entre Marx et Burckhardt…
Marx & Foucault
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philosophique ou métaphysique – une analyse géopolitique rigoureuse et acérée, qui se présentait comme une alternative à Sartre et à sa tentative de dialogue avec le marxisme soviétique. Pour en rappeler les traits de manière très synthétique, reportons-nous au chapitre de La Part maudite de Georges Bataille intitulé « Le plan Marshall7 ». Le tableau, d’une lucidité impressionnante, était le suivant : le monde est dominé par deux grands systèmes, l’un capitaliste l’autre socialiste, qui ont comme principe moteur l’exaspération de la production et la répression de la dépense. L’un comme l’autre réduisent les hommes en esclavage par le joug du travail, mais le système soviétique est sans doute le pire en ce qu’il conduit à une servitude presque totale, tandis que le système américain, en particulier parce qu’il est limité et freiné par le premier, concède à l’individu plus de jeu et de liberté. Le keynésianisme et son deficit spending peuvent, au contraire, laisser espérer que le système américain lui-même implosera et se transformera, déclenchant plutôt que réprimant la dépense, et allant jusqu’à s’ouvrir au communisme comme fin de l’asservissement au travail. Voilà une analyse qui niait tout rôle à la véritable action politique : c’étaient tout au plus l’art et la littérature qui pouvaient inciter au renversement du monde bourgeois en poussant dans la direction d’une dépense plus pure. Jusqu’en 1968-1969 Foucault adhère sans réserve à cette voie qui reconnaît, non dans l’action politique traditionnelle, mais dans l’art, la seule vraie alternative à la société bourgeoise. Dans le sillage de Bataille et de Blanchot, qui, dans l’après-guerre, avaient redonné vie à la vieille idée surréaliste de la révolution intérieure, c’est un sujet renouvelé qui devait compléter la révolution politique, à cette différence près que cette dernière apparaissait alors davantage comme une lointaine perspective utopique et non comme une perspective réelle et concrète. Quel rapport Foucault pouvait-il entretenir avec Marx dans cette position ? Bien sûr, même si c’était de manière très générale, le discours anticapitaliste de Marx était admis, mais Foucault ne croyait pas à l’alternative représentée par la transformation du monde du travail : la production, selon l’optique de ce courant, était synonyme de domination, d’exclusion, d’homogénéisation et il n’existait en son sein aucun espace de liberté. La seule libération possible consistait à échapper à son oppression en se jetant dans le dionysiaque, dans le délire, dans la mort et la folie selon la leçon de Folie et déraison8.
7. Georges Bataille, La Part maudite, Éditions de Minuit, Paris, 1967, p. 203 et s. 8. Michel Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Plon, Paris, 1961.
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Nous savons comment, à partir de la fin des années 1960, pour des raisons théoriques internes mais aussi à cause de la tempête anticapitaliste qui secoua l’Occident, Foucault change de paradigme de manière substantielle. Le problème du rapport avec Marx prend alors pour lui une portée nouvelle, en le conduisant à reconsidérer non seulement son rapport à la politique active, mais aussi à repenser les questions du corps et de la production. D’abord, Foucault redécouvre la centralité du corps et se réclame explicitement, à ce propos, d’une conception matérialiste. De manière concomitante, la question de la production se retrouve au centre de la nouvelle conception « microphysique » du pouvoir : une large palette d’études – de Leonelli à Balibar et Macherey9, pour ne citer que les plus importantes – a démontré, tant par des considérations théoriques qu’avec des preuves philologiques rigoureuses, dans quelle mesure Foucault, à cette période, s’est engagé dans une confrontation avec les textes de Marx, et plus directement, avec le Capital. Pour ma part, je souhaite m’arrêter brièvement sur la signification particulière que revêt chez Foucault cette centralité de la production. D’abord, pour autant que le thème de la production lui fournisse un motif pour se replonger dans les textes de Marx, son idée de production n’en reste pas moins éloignée du concept développé par ce dernier. Même lorsque Foucault mobilise le concept dans les différents textes « microphysiques10 », il le soustrait au champ de l’économie politique à proprement parler pour le ramener sur le terrain politique : la production n’est pas production de biens mais, avant tout et essentiellement, production de volonté, capacité de mieux gérer les volontés, de créer des corps dociles. Ce qui l’intéresse dans la domination capitaliste est le processus de dressage, une même action de surveillance et de disciplinarisation qui traverse l’usine, la prison, l’école, l’armée. Si la priorité du moment politique est évidente, également nette est la distance avec le modèle marxien, où la production est d’abord matérielle, production d’objets et non seulement de corps dociles et efficaces. À propos de telles positions, Étienne Balibar a pu parler de proudhonisme, renvoyant à la métaphysique du pouvoir qu’Engels avait reprochée au mouvement
9. Voir par exemple Rudy Leonelli (dir.), L’Arma del sapere. Storia e potere fra Foucault e Marx, in Foucault-Marx. Paralleli e paradossi, Bulzoni, Rome, 2010, p. 113 et s. ; Étienne Balibar, Foucault-Marx, Paralleli e paradossi, p. 13 et s. ; Pierre Macherey, Il Soggetto produttivo. Da Foucault a Marx, Ombrecorte, Vérone, 2103. Pour la traduction française, voir « Le sujet productif » en ligne : . 10. Voir notamment Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1975.
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La question de la production
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ouvrier français11. Le Foucault de la « microphysique du pouvoir », pour qui le problème d’une confrontation avec Marx et avec le modèle de l’exploitation s’est pourtant posé avec une telle profondeur, semble rester malgré tout dans le registre d’une théorie traditionnelle de la domination. Mais est-ce là le fin mot de l’histoire ?
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En réalité, ce qui est surprenant, c’est que cette situation a commencé à changer et la confrontation avec Marx est devenue plus directe précisément pendant la période où Foucault met en avant la biopolitique et la gouvernementalité, période qui, selon certains, coïncide pourtant avec sa conversion au libéralisme12. Cette thèse à première vue assez paradoxale s’explique tout d’abord, par le fait que, lorsqu’il introduit ces nouveaux paradigmes, une thématique gagne en importance et devient désormais centrale : c’est la question du jeu. Le pouvoir n’agit plus selon le paradigme simpliste de la guerre, mais il institue avec les sujets et, soulignons-le, avec les objets et la nature aussi, un certain jeu. Mais il ne s’agit pas seulement de jeu : dans Sécurité, territoire, population13, comme on le sait, Foucault commence à éclairer le champ de l’économie sous le jour de la physiocratie du xviiie siècle. C’est là qu’il prend conscience, pour la première fois, d’un certain jeu économique et de l’étroite connexion reliant celui-ci au concept de pouvoir. Production et économie ne sont plus alors ce champ de création d’une force de travail docile et complètement asservie, il s’agit d’un pouvoir qui laisse jouer des choix, des alternatives – c’est là que le concept de norme, qui s’oppose à la loi abstraite et constitue le cœur de la gouvernementalité et du gouvernement pastoral, prend une importance plus grande que dans le passé. À ce propos, un passage du cours Sécurité, territoire, population le rapproche d’un certain Marx, tout en le rattachant à un certain Wittgenstein : Je ne crois pas qu’il s’agisse d’opposer les choses aux hommes, mais plutôt de montrer que ce à quoi se rapporte le gouvernement, c’est non pas, donc, le territoire, mais une sorte de complexe constitué par les hommes et les choses. C’est-à-dire que ces choses dont le gouvernement doit prendre la charge […] ce sont : les hommes, mais dans leurs rapports, dans leurs liens, dans leurs intrications 11. Étienne Balibar, in Rudy Leonelly (dir.), Foucault-Marx. Paralleli e paradossi, op. cit., p. 19. 12. On ne compte pas les études parues sur cet argument, aussi me limiterai-je à renvoyer à Adelino Zanini, « L’Ordine del discorso economico. Linguaggio delle ricchezze e pratiche di governo in Michel Foucault », Ombre corte, Vérone, 2010. 13. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (19771978), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 2004.
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Production, jeu et biopolitique
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L’économie comme l’intrication d’hommes et de choses, comme rapport entre sujets qui ne peut qu’être aussi un rapport entre objets, et en tant qu’ensemble de jeux variés pouvant s’instituer entre hommes et choses, entre hommes et monde et dans lesquels s’inscrivent de manière naturelle, outre l’économie au sens strict, les us et coutumes, les mentalités et tout le domaine de la démographie et de la médecine publique. Il s’agit bien ici d’une certaine vision élargie de l’économie qui, à côté de l’influence phénoménologique, fait penser au Marx des Manuscrits, mais aussi au Wittgenstein des Recherches, et cherche à réintroduire, à travers la notion de jeu, la possibilité de la liberté dans le champ de la production et de l’économie. Quelques pages plus loin, cette reformulation du concept d’économie permet à Foucault de rouvrir le dialogue critique avec Marx concernant le thème de la structure et de la superstructure : Marx a pensé l’État comme superstructure par rapport à l’économie, mais la vision de celle-ci comme « intrication des hommes et des choses » n’impose-t-elle pas de revoir différemment la question de l’État ? L’État en tant que « péripétie de la gouvernementalité » ne s’imbrique-t-il pas déjà profondément avec l’économie ? Car il ne s’agit pas, comme dit Foucault, de « réduire l’État à un certain nombre de fonctions comme, par exemple, le développement des forces productives, la reproduction des rapports de production ; […] Ce qu’il y a d’important pour notre modernité, c’est-à-dire pour notre actualité, ce n’est pas l’étatisation de la société, c’est ce que j’appellerais plutôt la “gouvernementalisation” de l’État15 ». Tout le travail de Foucault sur le concept d’économie est une tentative d’enrichir ce dernier afin d’y insérer le “superstructurel” ou, mieux, de dépasser la distinction infrastructure-superstructure : la célèbre question de la biopolitique, si mal interprétée, s’inscrit dans ce programme, et ainsi l’économie inclut-elle le vital en devenant gestion de la population. Se configure alors l’idée d’un nouveau type de pouvoir qui n’est plus celui du vieil État absolu, mais qui se construit par le bas. Certes, cette nouvelle gouvernementalité fait son apparition dans l’histoire sous l’égide du capitalisme, mais, demandera Foucault dans le cours suivant, Naissance de la biopolitique16, une alternative socialiste ne serait-elle pas pensable justement à partir de cette nouvelle structure de l’économico-politique ? Le champ de l’économie deviendra alors ce domaine où devront s’affron14. Ibid., p. 100. 15. Ibid., p. 112. 16. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 2004.
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avec ces choses que sont les richesses, les ressources, les subsistances, le territoire bien sûr, dans ses frontières, avec ses qualités, son climat, sa sécheresse, sa fécondité14.
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Marx & Foucault
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Économie, jeu, subjectivité : la dette de Foucault envers Burckhardt Telle est, à un moment historique stratégique, à savoir la fin des années 1970 et donc à la fin des « Trente glorieuses », la manière dont Foucault se confronte avec le capitalisme qui était sur le point de remporter son grand défi avec le monde communiste et d’adopter la voie du néolibéralisme : jusqu’à son dernier cours, quoiqu’en parlant des Grecs, c’est bien à cette dimension politique d’une alternative au capitalisme qu’il continuera de penser. Nul n’ignore que cette dernière phase de la recherche de Michel Foucault a été tragiquement interrompue par sa mort, et c’est justement pour lui rendre hommage qu’il faut adopter une certaine liberté interprétative. Si l’on garde cela à l’esprit, on peut rouvrir son avant-dernier cours et relire la manière dont il résume son itinéraire. Sous une forme assez dense, l’ensemble de son œuvre y est présenté comme une « histoire de la pensée », terme sur lequel il faut insister ici. En effet, la pensée dont il s’agit ici ne correspond ni à une épistémologie abstraite, ni à une histoire des idées – deux approches qui maintiennent intactes le dualisme entre sujet et objet – mais à une singularisation des centres vivants de l’expérience (foyers d’expérience), c’est-à-dire de l’imbrication et de l’articulation réciproque entre savoirs, pouvoirs et existence subjective. Le problème n’est ni seulement ce que nous savons (la vérité), ni seulement ce que nous pouvons – le pouvoir que nous pouvons exercer ou subir –, le problème concerne la manière dont savoir et pouvoir, en raison de leur effectivité, doivent passer
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ter deux types de gouvernementalité : l’une libérale et l’autre socialiste. Nous voilà bien au paradoxe suivant : au moment où, sur le plan politique, Foucault s’éloignait de plus en plus du marxisme, notamment par l’adhésion au mouvement antitotalitaire qui, sur le modèle de Soljenitsyne, s’en prenait au socialisme réel, il abordait de manière plus directe les thèmes de l’économie et de la production au sens où Marx entendait ces concepts. De plus, même s’il n’approuvait pas l’approche marxienne, il ne refusait pas de se placer dans une perspective explicitement socialiste. Une telle perspective ne pourra être que celle d’un autogouvernement par le bas : ainsi, en critiquant l’étatisme marxiste, Foucault reprenait à son compte l’optique proudhonienne évoquée plus haut. Mais cette fois, ne faut-il pas reconnaître que ce n’est pas tant l’idée vraiment faible du pouvoir comme simple domination qu’il reprend, mais bien la thématique de l’autogouvernement des producteurs, si chère à Proudhon, et qui est aujourd’hui si actuelle ?
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par la subjectivité, s’articuler avec un moment où je me construis comme sujet en rapport à ce que je sais et aux pouvoirs établis et construits par la subjectivité. Ce qui apparaît comme un carcan de lois nécessaires est en fait un ensemble de valeurs et de normes constituées historiquement que le sujet peut modifier17. Foyers d’expérience, imbrication et articulation réciproque de savoirs, pouvoirs et existence subjective : autour des mêmes années, sous le nom de plume de Maurice Florence, Foucault avait insisté encore plus nettement sur la constitution réciproque de sujet et objet, donc aussi sur la dimension phénoménologique de l’« intrication des hommes et des choses » :
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Le terme « intrication » dans Sécurité, territoire, population et la référence à la constitution réciproque de sujet et objet dans le texte rédigé sous le nom de Maurice Florence sont, à mon sens, de précieux fils conducteurs pour relier une nouvelle fois la période « grecque » de sa réflexion à la notion d’économie dans Sécurité, territoire, population et Naissance de la biopolitique. N’est-ce pas l’économie, entendue dans un sens beaucoup plus riche que l’acception marxienne, qui représente le lieu de l’entrelacement de savoirs et de pratiques, le lieu où les sujets sont appelés à se mesurer sur des jeux de vérité et où ils doivent tenter de conquérir une marge de liberté ? Ne voyons-nous pas réapparaître, avec cette conceptualité récurrente dans les derniers cours, ce thème phénoménologique du jeu avec soi-même, avec les autres et avec le monde, thème qui avait servi à Foucault pour repenser celui, marxien, de l’économie ? Cette communauté où chacun est appelé à construire une subjectivité autonome à travers le jeu des pratiques agonales n’est-elle pas une façon pour Foucault de reprendre, au xxe siècle, la question de l’autogouvernement des producteurs ? Et c’est là, pour reprendre notre fil rouge, que Foucault démontrait aussi sa volonté de rénover la leçon marxienne en la reliant à celle de Nietzsche, Burckhardt et Baudelaire : la Bildung, l’autoformation de l’individu (Foucault la nomme « souci de soi »), devient une composante fondamentale du nouveau mode de penser la relation au monde, opposée au 17. Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France (1982-1983), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 2009, p. 4 et s. 18. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 1994, tome IV, p. 634.
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Refuser le recours philosophique à un sujet constituant […] a pour visée de faire apparaître les processus propres à une expérience où le sujet et l’objet « se forment et se transforment » l’un par rapport à l’autre et en fonction de l’autre… Les jeux de la vérité ne s’imposent pas de l’extérieur au sujet selon une causalité nécessaire ou des déterminations structurales ; ils ouvrent un champ d’expérience où le sujet et l’objet ne sont constitués l’un et l’autre que sous certaines conditions simultanées, mais où ils ne cessent de se modifier l’un par rapport à l’autre, et donc de modifier ce champ d’expérience lui-même18.
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Marx & Foucault
mode de la raison instrumentale et de l’utilitarisme sauvage. Les documents philologiques de cette approche sont peu nombreux, mais ils saisissent des aspects en tous points centraux du discours foucaldien. La première référence se trouve dans un entretien avec Dreyfuss et Rabinow qui remonte à 1983-1984 dans lequel Foucault affirme :
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La confrontation avec les jeux de vérité, l’« intrication des hommes et des choses » est donc explicitement ramenée à Burckhardt. Mais l’on pourrait objecter : la culture allemande de la Bildung n’est-elle pas pourtant élitaire et antidémocratique ? Sans répondre directement à cette question, qui pourrait nous emmener trop loin, il semble juste de dire qu’une telle interrogation ne prend pas en compte le véritable bouleversement politique que la culture française, dès les dernières décennies du xixe siècle, a fait subir à cette culture allemande. S’étonner de la référence foucaldienne à La Civilisation de la Renaissance de Burckhardt20 n’est possible que si l’on néglige la relation étroite du discours foucaldien avec les « annales franco-allemandes », c’est-à-dire avec cette complémentarité entre culture française et culture allemande que l’on a tenté d’esquisser, au début de ce propos, en faisant référence à Charles Andler. Pour en finir avec la documentation concernant la dette de Foucault envers Burckhardt, rappelons que la cinquième partie de La Civilisation de la Renaissance s’intitule « La sociabilité et les fêtes » et est consacrée au rôle qu’avaient, dans cette même civilisation, la sociabilité, les jeux de compagnie, les fêtes et tournois – à la manière dont la civilisation italienne avait fait de la vie une œuvre d’art, un jeu et un spectacle21. Voici maintenant un autre passage, tiré du second volume de l’Histoire de la sexualité : On peut aussi se rappeler la description idéale que Xénophon proposait de la cour de Cyrus, qui se donnait à elle-même le spectacle de la beauté, par la parfaite domination que chacun exerçait sur soi ; le souverain manifestait ostensiblement une maîtrise et une retenue autour desquelles se distribuaient chez tous, en tous les rangs, une conduite mesurée, le respect de soi et des autres, le contrôle soigneux de 19. Ibid., p. 629-630. 20. Jacob Burckhardt, La Civilisation de la Renaissance en Italie, Librairie générale française, Paris, 1986. 21. Ibid., volume II, p. 93 et s.
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Il y aurait à faire une histoire des techniques de soi et des esthétiques de l’existence dans le monde moderne. […] Mais il me semble aussi possible de faire l’histoire de l’existence comme art et comme style. L’existence est la matière première la plus fragile de l’art humain, mais c’est aussi sa donnée la plus immédiate. Pendant la Renaissance, on voit aussi – et là je fais allusion au texte célèbre de Burckhardt sur l’esthétique de l’existence – que le héros est sa propre œuvre d’art. L’idée que l’on peut faire de sa vie une œuvre d’art est une idée qui, incontestablement, est étrangère au Moyen Âge et qui réapparaît seulement à l’époque de la Renaissance19.
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Ces lignes, où le concept d’esthétique de l’existence est décrit, se réfèrent indéniablement au Burckhardt de La Civilisation de la Renaissance en Italie et de l’Histoire de la civilisation grecque23, qui avait mis en valeur les Grecs comme le peuple le plus créatif parce que le plus tourné vers l’esthétisation de la vie, le jeu, l’« agonalité ». Cette interprétation est réactualisée par Foucault en fonction d’une critique du capitalisme qui lui était contemporaine : face à ce dernier, il ne s’agit plus, comme aux temps de « Folie et déraison », de fuir dans un lieu complètement autre – le monde de la poésie, de l’art, de la littérature. Il faut plutôt inventer des nouveaux jeux qui concèdent davantage de liberté à l’homme comme à la nature. C’était renouer avec le grand courant schillérien qui avait discerné dans le jeu la sortie de l’alternative entre nécessité aveugle et liberté abstraite ; et c’était certainement une réponse au capitalisme, à la société industrielle dans sa version néolibérale la plus récente. S’agissait-il d’une réponse collectiviste ? Certes non, tout comme ce n’était pas une réponse aristocratique, puisque cette communauté libre cherchant de meilleurs rapports avec elle-même et avec le milieu qui l’entoure n’est pas pensée comme le lieu exclusif de quelques heureux élus, elle s’adresse à tous. Et c’était une réponse essentiellement écologique, dans le sens où, à l’instar de l’École de Francfort, elle entendait révoquer la domination de notre rapport tant avec les autres sujets qu’avec le monde. C’est avec cette idée d’une communauté du libre dialogue que s’éclaircit enfin la relation qu’entretient Foucault avec la pensée de Marx : elle s’inscrit alors dans une tradition – Baudelaire, Nietzsche, Burckhardt – qui refuse de soumettre à la valeur de l’égalité, à laquelle certes on ne peut renoncer, la valeur de la différence et de l’individualité. En ce sens et en reprenant notre propos initial, la position de Foucault finit par réunir, en les développant, en les transformant et en les réactualisant, les deux grandes leçons de la philosophie critique que l’Europe du xixe siècle nous a livrées : celle de Marx et celle de Nietzsche.
22. Michel Foucault, L’Usage des plaisirs, Gallimard, Paris, 1984, p. 105. 23. Jacob Burckhardt, Histoire de la civilisation grecque, Éditions de l’Aire, Paris, 2002 (cinq volumes).
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l’âme et du corps, l’économie des gestes, si bien que nul mouvement involontaire et violent ne venait troubler une ordonnance de beauté qui semblait présente à l’esprit de tous […]. L’individu s’accomplit comme sujet moral dans la plastique d’une conduite exactement mesurée, bien visible de tous et digne d’une longue mémoire22.
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Foucault, marxiste hérétique ?
Histoire, subjectivation et liberté Judith Revel
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Le 28 mars 1984, Foucault n’a pas le temps de lire l’intégralité du texte qu’il a préparé pour ce qui sera son dernier cours au Collège de France. La publication du cours de 1984 nous restitue cependant le passage conclusif et non lu : « Ce sur quoi je voudrais insister, pour finir, c’est ceci : il n’y a pas d’instauration de la vérité sans une position essentielle de l’altérité. La vérité, ce n’est jamais le même. Il ne peut y avoir de vérité que dans la forme de l’autre monde et de la vie autre1. » « Une position essentielle de l’altérité » : étrange indication, que l’on peut bien entendu considérer comme une sorte d’exhortation éthico-politique, mais qui possède aussi une efficacité évidente dès lors que l’on tente d’analyser la position que Foucault lui-même a occupée dans l’histoire de la pensée française après 1945. Dans le contexte du cours de 1984, la recherche de l’altérité correspond à ce que Foucault indique ailleurs comme la nécessité de chercher les conditions d’une « différence possible », par rapport aux déterminations historiques qui produisent le sujet en tant que tel ; et qui, plus largement, fixent les conditions de pensabilité, de dicibilité et d’organisation de l’économie générale des représentations du monde au « moment » historique et épistémique où l’on se trouve soi-même. On le sait, dès le début des années 1970, Foucault superpose à l’analyse « archéologique », qui avait pour but de repérer la spécificité d’un système de pensée en fonction d’une périodisation historique précise, et le faisait par une double différentiation par rapport à ce qui le précédait et à ce qui le suivait, un second niveau : il s’agit littéralement de faire rebondir l’enquête en direction du présent. Ce second plan sera celui de la généalogie : non plus une différentiation 1. Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au collège de France (1984), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, p. 310-311 (note).
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Une vie autre
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entre systèmes de pensée passés, mais une différentiation renvoyant à notre propre situation historique et à ses « partages ». Dans les dernières années de son travail, Foucault semble cependant ajouter un troisième plan d’enquête, qui ne prend pas seulement pour objet les déterminations de notre présent mais cherche à évaluer la possibilité de leur rupture, ou de leur déplacement. Nous sommes dans ce que, utilisant Kant au-delà de Kant, Foucault appelle une attitude critique : non seulement la reconnaissance nécessaire de nos limites, mais la « possibilité de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons2 ». L’hypothèse que j’aimerais développer ici ne se limite cependant pas à faire jouer « vers l’avant » cette altérité comme la clef de voûte d’un projet entièrement tendu vers la construction d’une forme d’étrangeté ou de déprise au cœur de notre propre actualité. L’altérité n’est pas seulement une volonté de rupture par rapport aux déterminations historiques qui sont les nôtres. Elle peut également consister à construire, du point de vue de la pensée, un élément totalement hétérogène à son propre temps et aux débats qui y prennent place. En réalité, souvenons-nous de la fascination que Foucault éprouvait pour tous ceux qu’il désignait comme des « cas » – de Raymond Roussel à Pierre Rivière, et plus généralement tous les « hommes infâmes » dont il reconstituait les fragments d’existence à partir des archives. Le point en commun que ces « cas » présentent a toujours à voir avec l’étrangeté historique, épistémique et sociale qui les caractérise : une non-coïncidence rigoureuse avec ce qu’ils devraient être et que, de fait, ils ne sont pas. Qu’ils soient littéraires ou anonymes, qu’ils doivent à leurs discours ou à leurs pratiques ce « hors jeu » par rapport aux déterminations historiques qui les traversent, tous présentent la caractéristique d’une noncorrespondance avec ce qu’ils sont censés être, dire ou faire. Or Foucault peut lui aussi être considéré comme un « cas ». Mieux : il peut sans doute être simultanément lu de deux manières différentes. D’un côté comme le produit de déterminations historiques qui ont modelé aussi bien les conditions de sa formation que les représentations et les schèmes qu’il a mobilisés afin de construire sa propre pensée. De l’autre, on peut le considérer comme autre par rapport à cette épaisseur des déterminations historiques qui le font être ce qu’il est : pris comme une hétérogénéité, comme l’exemple singulier d’une sorte de « sortie », comme un écart par rapport au « système de pensée » de sa propre époque. Il existe, je crois, un terrain sur lequel cette hétérogénéité a été marquée – et qui a produit une série de malentendus témoignant à leur manière de 2. Michel Foucault, « What is Enlightenment ? », in Paul Rabinow (dir.), The Foucault Reader, Pantheon Books, New York, 1984, p. 32-50 ; Voir Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », in Dits et écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 1994, tome IV, p. 574.
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Foucault, marxiste hérétique ? Histoire, subjectivation et liberté
Marx & Foucault
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la difficulté que les contemporains de Foucault ont eue à intégrer ses analyses dans la grille de référence qui leur servait de « mètre ». Ce terrain, c’est celui de l’analyse des rapports de pouvoir d’une part, et des modes de subjectivation de l’autre ; à quoi il faudrait ajouter l’analyse de l’historicité qui, dans les deux cas, en détermine les registres et les articulations. Analytique des pouvoirs, pratiques de subjectivation, historicisation : autour de ces trois nœuds, dont dépend étroitement ce que Foucault revendiquera dans les dernières années comme une véritable ontologie politique, se sont cristallisés une série de malentendus, de polémiques et de désaccords. Or ces derniers tournent en grande partie autour de l’identification supposée de Foucault, sinon avec la pensée libérale, du moins avec un antimarxisme déclaré. Or s’il y a une possibilité de déconstruire ces malentendus, elle me semble émerger au contraire du côté de l’atypicité de la recherche foucaldienne, et dans la nouveauté des questions que celle-ci pose à une pensée – celle de Marx – qui, bien loin d’être repoussée, est au contraire réouverte autrement. En somme : il y a, je crois, la possibilité de construire la figure d’un Foucault hérétique en général (et dans son rapport à Marx en particulier), au sens où l’historien de la philosophie Yirmiyahu Yovel entend le mot quand il caractérise lui-même Spinoza d’hérétique3 : non tant par rapport à une orthodoxie religieuse qui existait par ailleurs, et qui avait effectivement obtenu l’excommunication (herem) du philosophe d’Amsterdam, que parce que ce dernier était en même temps en totale rupture par rapport à la réflexion de son époque, et paradoxalement le produit de cette même réflexion. « L’apostasie de Spinoza contient, à n’en pas douter, une part d’éveil spontané, de cette éclosion spirituelle du génie solitaire, qui ne se laisse pas expliquer complètement par un jeu de précédents. Un tel événement n’intervient cependant pas ex nihilo mais au sein d’un milieu socioculturel spécifique qui doit être pris en compte si l’on se propose de comprendre l’ensemble du phénomène Spinoza4 », note en effet Yovel. En somme : hérétique est celui qui est simultanément le produit de sa propre époque et autre par rapport à elle ; qui en est déterminé et pourtant capable de rouvrir le jeu subtil des déterminations qui l’ont construit : de les déplacer, de les tordre, ou même – comme dans le cas de Spinoza – de les briser. Hérétique se dit donc exactement de la même manière qu’on peut parler d’un événement : ni l’épiphanie d’une différence absolue, ni le simple effet d’un système de déterminations historiques saturé, mais l’entrecroisement paradoxal de ces déterminations et de la possibilité toujours présente de l’altérité. « Vie autre », disait Foucault en 1984. 3. Yirmiyahu Yovel, Spinoza et autres hérétiques, Seuil, Paris, 1992, p. 24. 4. Ibid., p. 24.
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Foucault, marxiste hérétique ? Histoire, subjectivation et liberté
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Foucault hérétique, donc ? La question est d’autant plus passionnante que s’il y a une hérésie de Foucault par rapport à son propre temps, c’est d’avoir tenté de penser le statut même de cette hérésie : saisir simultanément ce qui était en général posé comme une alternative radicale entre deux pôles symétriques et inverses – les déterminations historiques d’une part, et la « différence possible » de l’autre. La structure de l’opposition reçoit à l’époque des formulations différentes – déterminisme historique/liberté existentielle, matérialisme historique/libre action individuelle, processus dialectique/hasard des événements ; sujet rationnel et autonome/« effet de structure » sans sujet –, mais tourne en réalité toujours autour du même point, qui en fonde le partage : s’il y a de l’histoire, celle-ci est toujours porteuse d’une suppression de la liberté humaine dans la mesure où elle en réduit le présupposé métaphysique de réflexivité et par conséquent d’autonomie absolue. Le cogito doit nécessairement précéder toute expérience historique parce qu’il en représente la condition de possibilité même. C’est de cela que dérive la formation de ces deux « modes » opposés, qui structurent le débat philosophique en France, en particulier dans la seconde moitié du xxe siècle : faire l’économie de la forme-sujet, ou au contraire faire du sujet le simple produit d’une histoire qui en rende raison en totalité. Si l’on tend à voir le sujet comme un subjectus totalement historicisé, le problème de la forme que prend cette histoire se pose immédiatement – une forme qui est en général reconnue comme linéaire et continue, mais également, selon les cas, rationnelle, dialectique, téléologique. Si l’on considère au contraire le sujet comme un subjectum, c’est-à-dire comme un sujet grammatical, l’histoire n’est plus considérée que comme un décor externe, un fond sur lequel repérer au premier plan la libre action des hommes. En somme : la tenaille histoire/sujet accouche d’une représentation de l’agir humain dans l’histoire et d’une représentation de l’histoire elle-même qui, simultanément, s’excluent et s’alimentent l’une l’autre. Soit nous sommes des produits de l’histoire (et dans ce cas c’est l’histoire qui est le véritable « sujet »), soit nous produisons librement l’histoire (et dans ce cas, le sujet dans son autonomie, déclare que l’histoire est ontologiquement et logiquement seconde). Mais les deux solutions sont spéculaires : « Faire de l’analyse historique le discours du continu, et faire de la conscience humaine le sujet originaire de tout devenir et de toute pratique représentent les deux faces d’un même système de pensée. Le temps y est conçu en termes de totalisation, et les révolutions n’y sont jamais rien d’autre que des prises de conscience5 », note de fait Foucault. 5. Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969, p. 22.
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Foucault hérétique
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Marx & Foucault
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L’hérésie foucaldienne s’enracine au contraire dans une pensée de l’histoire qui, parce qu’elle se détache à la fois des représentations néohégéliennes de l’histoire alors particulièrement fortes en France, d’une part, et des connotations fortement existentialisées (et parfois même psychologisées) de la réception française de la phénoménologie, de l’autre, cherche paradoxalement à penser ensemble les déterminations historiques en tant que matrices productives des sujets historiques, et la discontinuité historique comme réaffirmation d’une différence toujours possible. Ou, pour le dire autrement : une épaisseur des déterminations qui ne peut jamais déboucher sur la réalité saturée d’un déterminisme absolu, et une liberté humaine qu’il faut toujours historiciser mais qui n’en reste pas moins intransitive. Déterminations et différence possible, histoire et discontinuité, archéologie et critique, subjectus et subjectum : toute l’étrangeté de Foucault réside dans cette simultanéité, dans cette coprésence des opposés – et dans la volonté de repérer les conditions (épistémiques d’abord, politiques ensuite) de leur indissociabilité. J’ai tenté de décrire ailleurs la manière dont la pensée foucaldienne construisait son propre modèle de discontinuité dans l’histoire, et à comprendre comment cette représentation inédite d’une histoire-chiasme (dont la première face – celle des déterminations – suscite l’entreprise archéologique, alors que la seconde – celle de la « différence possible » – fait rebondir les analyses archéologiques vers notre présent et, au-delà, vers les expérimentations d’une « différence possible » entendue comme tâche éthique et politique) représentait en réalité le véritable monogramme de la pensée de Foucault6. Ce sur quoi je voudrais insister aujourd’hui, c’est plutôt l’ensemble des déplacements qu’un tel chiasme provoque immédiatement, et quels en sont les effets dans le débat politique et philosophique de l’époque. Premier effet : l’histoire n’est plus lisible comme processus de réalisation et/ou achèvement, ni assignable à un quelconque telos. Il s’en suit immédiatement une double série d’objections. Soit Foucault est coupable d’avoir fragmenté l’histoire en « blocs épistémiques » – et comme le dit Sartre après la publication de Les Mots et les Choses, en 1966, il ne fait que remplacer le « cinéma par une succession d’immobilités7 » ; soit, à force de prendre pour objet de son travail la constitution historique de ce que nous considérons habituellement comme des objets de pensée (ou des sujets de discours et de pratiques), il perd tout point de repère et 6. Je me permets de renvoyer ici à deux de mes essais récents, Judith Revel, Foucault. Une pensée de la discontinuité, Fayard, Paris, 2010 et Foucault avec Merleau-Ponty. Ontologie politique, présentisme et histoire, Vrin, Paris, 2015. 7. Jean-Paul Sartre, « Jean-Paul Sartre répond », L’Arc, n° 30, octobre 1966.
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Déterminations historiques et « différence possible ».
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fait glisser dans le relativisme la possibilité de tout jugement (politique, historique, moral) sur les événements. En somme : si Foucault s’appuie sur la discontinuité, il abandonne le mouvement de l’histoire et devient incapable d’inclure dans sa description le changement historique lui-même. Si au contraire, en renonçant à la position de « surplomb » d’une raison universelle, il affirme simplement que l’histoire n’a pas de dehors (et que la réflexion philosophique doit se reformuler radicalement sur cette base comme une « histoire des systèmes de pensée »), alors rien ne permet plus d’évaluer les événements historiques en tant que tels. On sait à quel point Foucault s’est battu contre la seconde objection – sur deux fronts : d’une part contre ceux qui, de l’intérieur de la discipline historique, adressaient alors le même type de critiques à Paul Veyne, et accusaient Foucault et Veyne de relativisme ; de l’autre, sur un front plus philosophique, contre le néokantisme de certains habermassiens8. Or ce que l’on oublie, c’est que la toute première hostilité est venue de ceux qui avaient précisément besoin de la référence à une histoire continue, dialectique et téléologique pour pouvoir penser l’horizon de la lutte des classes ; et qui mettaient en avant la nécessité de l’histoire comme « Tout » pour rendre possible l’analyse dialectique de sa réalisation. La déqualification de la pensée foucaldienne par un certain marxisme orthodoxe a été, dans les années 1960 et 1970, souvent violente. Mais ce que je voudrais montrer rapidement, c’est que la position de Foucault, bien qu’hérétique, n’est pas absolument sans racines dans l’édifice du marxisme contemporain lui-même.
Foucault avec Lukács En 1960, le livre de György Lukács, Histoire et conscience de classe, a finalement été traduit en français. On se souviendra sans doute que dans l’essai qui ouvre le volume, et qui remonte à 1919, la distinction entre ce que la traduction française rend comme la « totalité » et la référence au « Tout » comme « sens (Sinngebung) transcendant, mythologique ou éthique9 » est fondamentale. Pour Lukács, non seulement la totalité exclut 8. Pour avoir une idée précise de l’impact de ces débats sur la réflexion foucaldienne, Voir ce qu’en dit Foucault lui-même au début de Michel Foucault, Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France (1982-1983), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 2008, dans un passage non lu du texte du cours reporté par une note d’édition, p. 5. Pour les accusations de « relativisme moral », voir Rainer Rochlitz, « Esthétique de l’existence. Morale post-conventionnelle et théorie du pouvoir chez Foucault », in Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale. Paris, 9, 10, 11 janvier 1988, Seuil, Paris, 1989, p 288-301. 9. György Lukács, « Qu’est-ce que le marxisme orthodoxe ? », in Histoire et conscience de classe, Éditions de Minuit, Paris, 1960, p. 42.
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Foucault, marxiste hérétique ? Histoire, subjectivation et liberté
Marx & Foucault
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toute forme de transcendance, mais elle définit précisément sa qualité à l’entrecroisement de l’accumulation et de la sédimentation des strates historiques, d’une part, et de la croissance d’une conscience de classe qui n’est jamais celle d’un « spectateur impartial » ou d’un « sujet connaissant au sens de la méthode kantienne10 », de l’autre. La totalité est simplement le seuil de récapitulation provisoire de la stratification historique, ce qui signifie, comme le précise immédiatement Lukács, que le « point de vue méthodologique de la totalité, dans lequel nous avons appris à reconnaître le problème central, la condition primordiale de la connaissance de la réalité, est un produit de l’histoire11 ». À l’inverse, quand Lukács se réfère au « Tout » en tant qu’élément transcendant, en surplomb de l’histoire elle-même, celui-ci correspond exactement à ce que Foucault, dans L’Archéologie du savoir, appelle quant à lui « totalisation » – dans un usage du terme radicalement opposé par rapport à son emploi lukacsien. La « totalisation », pour Foucault, est une conception de l’histoire comme développement et réalisation continue d’un telos déjà donné, elle correspond très exactement au « Tout » de Lukács – et l’une et l’autre doivent être soumis à une critique virulente. En revanche, ce que le philosophe hongrois appelle dans son propre vocabulaire conceptuel la totalité vaut pour un processus de totalisation toujours relancé dans l’histoire : c’est la paradoxale historicisation radicale du point de vue (de classe) sur et dans l’histoire. « En reconnaissant que “le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle12”, Marx et Engels ont acquis le point de vue permettant de liquider toute mythologie13. » Une fois résolues les ambiguïtés sémantiques liées à l’usage opposé du terme de totalisation, on trouve par conséquent chez Lukács comme chez Foucault la défense d’un matérialisme historique « non mythologique », refusant de se fonder sur des essences ou une origine ; ou pour le dire en termes plus foucaldiens, construit contre les présupposés d’une histoire « sacralisée » et entièrement anthropologisée au nom d’un « fondement originaire qui fasse de la rationalité le telos de l’humanité14 ». Dans les deux cas, la volonté de décrocher l’appréhension du réel de toute référence
10. Ibid., p. 41-42. 11. Ibid., p. 42. C’est moi qui souligne. 12. Friedrich Engels, « Lettre à J. Bloch, 21 septembre 1890 », in Edward Bernstein, Dokumente des Sozialismus, tome II, p. 75 ; pour la traduction française, voir Karl Marx et Friedrich Engels, « Lettre à J. Bloch, 21 septembre 1890 », Études philosophiques, Éditions sociales, Paris, 1947, p. 123. 13. György Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 38. 14. Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 22.
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à un élément extérieur à l’histoire elle-même est fondamentale : il n’y a pas de dehors de l’histoire. Sur ce point, Lukács est particulièrement clair :
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En somme, pour Lukács, la totalité est le mouvement, toujours relancé vers l’avant, de sa propre totalisation. La totalité est profondément (et exclusivement) immanente : construite dans/par l’histoire elle-même. On dira que le parallélisme entre les deux penseurs n’est malgré tout pas facile à établir : il y a chez Lukács le présupposé d’une unité et d’une continuité du processus historique sans lequel la coïncidence entre le point de vue de classe du prolétaire et l’appréhension de la société tout entière ne serait pas possible. Chez Foucault, l’unité du processus historique est au contraire ce qu’il s’agit de déconstruire – aussi bien méthodologiquement (en travaillant sur des épistémès déterminées, à partir de périodisations précises) que philosophiquement (en soumettant le présupposé de l’unité à une enquête historicisante, et en en faisant la généalogie). C’est bien entendu vrai. Mais il n’en demeure pas moins que sur un point fondamental le lien de l’hérésie foucaldienne à la pensée de Lukács semble évident : dans les deux cas, on est devant une conception de l’histoire qui fait de cette dernière une production continue, une matrice productive « ouverte ». Dans l’analytique foucaldienne, l’histoire est à la fois l’ensemble des déterminations auxquelles une époque est soumise, et qui modèlent et façonnent tout ce qui y émerge ; et sa surface visible, sa « peau » la plus récente, qui en signale paradoxalement la possible transformation ; et qui ouvre à ce qui, de l’intérieur de ses propres partages accumulés et de ses régimes de mise en ordre, pourrait précisément se donner sous la forme d’une « différence ». C’est parce qu’il y a la possibilité d’une différence dans l’histoire que la méthode de saisie de l’histoire doit être discontinuiste. Comment, sinon, rendre compte de l’émergence des différences ? Foucault n’attend pas les derniers cours au Collège de France pour formuler le problème, quand il s’agira, comme nous l’avons rappelé au tout début de ce texte, de penser 15. György Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 43.
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Dans cette perspective, la séparation révisionniste du mouvement et du but final se manifeste comme une rechute au niveau le plus primitif du mouvement ouvrier. Car le but final n’est pas un état qui attend le prolétariat au bout du mouvement, indépendamment de ce mouvement et du chemin qu’il parcourt, un « État de l’avenir » ; […] le but final est bien plutôt cette relation à la totalité (à la totalité de la société considérée comme processus). […] Tout effort pour conserver le « but final » ou l’« essence » du prolétariat pur de la souillure dans et par les rapports avec l’existence – capitaliste – conduit en dernière analyse à s’éloigner de l’appréhension de la réalité, de l’ « activité critique pratique », à retomber dans la dualité utopique du sujet et de l’objet, de la théorie et de la praxis, aussi sûrement que le révisionnisme y avait conduit15.
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la centralité de l’altérité. Déjà dans L’Archéologie du savoir, en 1969, on trouve une réflexion qui intègre pleinement les « continuités interrompues », les « seuils » et les « différences ». Or, très significativement, dès les premières pages du livre, l’enjeu semble se cristalliser sur la possibilité de se réapproprier Marx. Un Marx « autre » : restitué à son historicisation, à la succession des discontinuités qui ont construit le moment dont il est à la fois le produit et l’analyste exceptionnel ; mais aussi ouvert à ce que Foucault indique comme le caractère fondamentalement inachevé du présent, et qui fait du même coup du matérialisme historique une ouverture sur le bord de l’histoire elle-même. L’histoire dans sa matérialité : la « pâte » qu’il s’agit de travailler ; mais Foucault y ajoute sa propre idée : la matière une expérimentation qui ne se donne pas seulement comme transformation de ce qui est mais qui inclut également la production d’une nouveauté, l’irruption d’une invention.
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Une dernière remarque sur cette série d’éléments, et sur l’hypothèse d’une proximité étonnante de Foucault et de Lukács. Il est évident que le fil qui relie les deux penseurs n’est pas direct. D’une part, la complexité du parcours politique et philosophique de Lukács ne facilite certes pas les choses (et le statut des textes de 1919-1923 pose en soi un problème). De l’autre, Foucault se garde bien de citer le philosophe hongrois16. Mais on pourrait dire aussi que l’histoire d’une pensée est toujours tributaire des conditions matérielles et historiques de sa réception. En France, la pensée de Lukács est arrivée tard : en 1948 est traduit en français Existentialisme ou marxisme ?17, un petit texte qui représente un moment important dans l’autocritique que Lukács adresse à Histoire et conscience de classe (qui n’est à l’époque pas traduit en français). Il s’en suit un énorme débat, en particulier dans Les Temps Modernes et dans le journal Combat. Or si le ton de la discussion avec Sartre est tendu, le débat est plus compliqué avec Merleau-Ponty, puisque celui-ci considère qu’il y a chez le Lukács de 1923 (et contre ce qu’en dit Lukács lui-même en 1948), une tentative formidable pour lire autrement Marx, tout entière fondée sur l’idée que l’histoire est en réalité un processus de totalisation sans « Tout », une récapitulation de 16. Sur les ambiguïtés de la politique de citation foucaldienne, et sur l’importance paradoxale de certains penseurs qui ne viennent pourtant jamais cités, je me permets de renvoyer à mon texte « Les “grands absents”. Une bibliographie par le vide », in Philippe Artières, Jean-François Bert, Frederic Gros, Judith Revel (dir.), Cahier de L’Herne Foucault, L’Herne, Paris, 2011. 17. György Lukács, Existentialisme ou marxisme ?, Nagel, Paris, 1948.
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Marxisme hétérodoxe et « matérialisme ouvert »
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l’histoire sur elle-même en permanence relancée par l’action des hommes, un devenir à la fois déterminé et ouvert. Pour avoir une idée de la violence générale du débat autour du petit texte de 1948, et de la perception (plus ou moins claire) de ce que Lukács, vingt ans auparavant, avait imposé au marxisme « orthodoxe » avec son Histoire et conscience de classe (qui revendiquait précisément une nouvelle orthodoxie contre les pseudo-orthodoxies marxistes « révisionnistes »), on peut par exemple se référer à la féroce recension d’Existentialisme ou marxisme ? qu’Alphonse De Waelhens écrit en 1948 dans la Revue philosophique de Louvain18. Malgré la violence du ton, De Waelhens formule avec une grande perspicacité ce qui fera précisément l’intérêt de Lukács pour Merleau-Ponty dans les années 1950, c’est-à-dire le passage d’un « matérialisme mécaniciste » à un « matérialisme dialectique » ouvert : « […] Un matérialisme est non-mécaniciste sitôt qu’il affirme que l’essence des réalités est non pas statique et donnée d’emblée mais, au contraire, toujours en formation […]. » Et De Waelhens de conclure – peut-être un peu rapidement – : « On ne voit d’ailleurs pas ce que cet évolutionnisme change au débat19. » Or c’est ce point qui fait toute la singularité de Lukács, et qui intéresse précisément Merleau-Ponty – même bien après que Lukács ait renié son propre texte : La totalité dont Lukács parle, c’est, dans ses propres termes, la « totalité de l’empirie », non pas tous les êtres possibles et actuels, mais l’assemblage cohérent de tous les faits connus de nous. Quand le sujet se reconnaît dans l’histoire et reconnaît l’histoire en lui-même, il ne domine pas le tout comme le philosophe hégélien, mais du moins il est engagé dans une tâche de totalisation, il sait qu’aucun fait historique n’aura pour nous tout son sens à moins d’avoir été relié à tous ceux que nous pouvons connaître, reporté à titre de moment dans une seule grande entreprise qui les réunit, inscrit dans une histoire verticale, registre des tentatives qui avaient un sens, de leurs implications, de leurs suites recevables20.
Je ne peux pas m’attarder ici sur la philosophie politique de MerleauPonty, en particulier à partir de sa rupture avec Sartre, en 1953, puis dans les formulations qu’il en donne dans Les Aventures de la dialectique, en 1955. Je me limite donc à signaler que l’idée d’une histoire « ouverte » et d’une dialectique sans synthèse possible (ce que Merleau-Ponty désigne comme une « hyperdialectique ») représentent à leur manière le pont entre une hétérodoxie marxiste « à la Lukács » et ce que vont bientôt être, à partir 18. Alphonse De Waelhens, « Compte rendu à Existentialisme ou marxisme ? », Revue philosophique de Louvain, vol. 46, n° 12, 1948, p. 500-504. 19. Ibid. p. 502. 20. Maurice Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique, Gallimard, Paris, 1955 (réedité aux éditions Folio Essais, Gallimard, Paris, 2000 p. 48). C’est moi qui souligne.
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Foucault, marxiste hérétique ? Histoire, subjectivation et liberté
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Marx & Foucault
des années 1960, les réflexions foucaldiennes sur la possibilité d’une histoire non seulement discontinue mais simultanément déterminée et déterminante, stratifiée et inaugurale, sédimentée et suspendue sur son propre bord – une histoire « déjà faite » et une histoire « se faisant » (je reprends ici les expressions de Merleau-Ponty) ou, plus foucaldiennement, une accumulation et une invention. Il y aurait là, me semble-t-il, à relire autrement non seulement l’histoire de la pensée contemporaine en France après 1945 mais la manière dont certaines lectures de Marx, mineures et sans doute profondément hétérogènes au marxisme orthodoxe de l’après-guerre, ont émergé et anticipé étonnamment ce qui allait par la suite être identifié, bien trop génériquement, comme simples courants du « poststructuralisme ».
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Revenons cependant à notre point de départ – la question des effets politiques de la conception foucaldienne de l’histoire comme « chiasme », c’est-à-dire encore une fois comme entrecroisement des déterminations historiques et de la « différence possible ». Il existe une seconde question sur laquelle s’est cristallisée immédiatement cette conception chiasmatique, celle des sujets politiques. Je l’ai rappelé, l’énorme nouveauté des analyses foucaldiennes tient au fait d’avoir posé la nécessité d’une historicisation totale, c’est-à-dire aussi de la forme même des sujets politiques, qu’ils soient individuels ou collectifs, et des concepts que l’on mobilise pour les penser. Un tel constructivisme historique, qui amène Foucault à redoubler l’analytique des pouvoirs par une histoire des modes de subjectivation, implique cependant deux ruptures essentielles. La première concerne les sujets existants, ou tout au moins ceux que nous sommes habitués à reconnaître comme tels. Historiciser les sujets, cela signifie tenter d’en restituer l’acte de naissance et la formation, c’est-àdire aussi en décréter la non-universalité, en établir la fonction stratégique dans un ensemble de rapports, de pratiques et de nécessités qui semblent se stabiliser en un moment et en un lieu donné. Au début du cours au Collège de France consacré à la biopolitique, en 1978-1979, on trouve à cet égard une véritable déclaration d’intention de Foucault : Ceci implique immédiatement un certain choix de méthode sur lequel j’essaierai tout de même enfin de revenir un jour de façon plus longue, mais je voudrais tout de suite vous indiquer qu’en choisissant de parler ou de partir de la pratique gouvernementale, c’est, bien sûr, une manière tout à fait explicite de laisser de côté, comme objet premier, primitif, tout donné, un certain nombre de ces notions comme, par exemple, le souverain, la souveraineté, le peuple, les sujets,
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La « fabrique » historique des sujets
Foucault, marxiste hérétique ? Histoire, subjectivation et liberté
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Deux choses me semblent importantes dans cette longue citation. D’une part, l’enquête foucaldienne est toujours l’analyse d’un processus de constitution (de la souveraineté, de l’État, des sujets…) dans l’histoire. De l’autre, l’historicisme auquel Foucault s’oppose (partir de l’universel et le confronter à l’histoire) est ici pensé comme l’exact contraire de l’historicisation entendue comme choix de méthode (écrire l’histoire à partir de la capacité de celle-ci à produire des objets, des concepts, des espaces de distribution des savoirs, des pratiques, des systèmes de hiérarchisation, des critères d’évaluation – en somme : des représentations du monde, et bien entendu aussi des sujets situés dans le monde). De ce « constructivisme » historique, Foucault donne, me semble-t-il, un exemple particulièrement clair quand, dans Surveiller et punir22, en 1975, il affronte la question de la docilité des corps. La description de l’« art des répartitions » caractéristique des disciplines, à la fin du xviiie siècle, devient en effet l’occasion d’une formidable analyse de la manière dont l’individu a été littéralement « inventé » – à la fois comme objet de gouvernement disciplinaire (un gouvernement à travers l’individualisation, dit précisément Foucault) et comme sujet productif. Bien entendu, les deux dynamiques sont liées : c’est précisément parce qu’il est individualisé (c’est-à-dire séparé de toute « agrégation subjective », fixé à un emplacement précis, dé-singularisé, associé à une fonction, déclaré à la fois spécifique et remplaçable) que le sujet travailleur-individu, en tant que source de prestations productives, est facile à gouverner. Un individu a pour Foucault son acte de naissance – historiquement situé – dans un geste double qui le distingue des autres et le décrète paradoxalement équivalent à tous les autres, qui le lie à un « rang » fonctionnel mais introduit ce rang dans une série et en décrète en même temps la substitution toujours possible. Et l’on pourrait 21. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 2004, p. 4-5. Nous soulignons. 22. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1975.
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l’État, la société civile : tous ces universaux que l’analyse sociologique, aussi bien que l’analyse historique et l’analyse de la philosophie politique, utilise effectivement pour rendre compte effectivement de la pratique gouvernementale. […] L’historicisme part de l’universel et le passe en quelque sorte à la râpe de l’histoire. Mon problème est tout inverse. Je pars de la décision à la fois théorique et méthodologique, qui consiste à dire : supposons que les universaux n’existent pas, et je pose à ce moment-là la question à l’histoire et aux historiens : comment pouvez-vous écrire l’histoire si vous n’admettez pas a priori que quelque chose comme l’État, la société, le souverain, les sujets existe ? […] C’est donc exactement l’inverse de l’historicisme que je voudrais ici mettre en place. Non pas donc interroger les universaux en utilisant comme méthode critique l’histoire, mais partir de la décision de l’inexistence des universaux pour demander quelle histoire on peut faire21.
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presque penser que Foucault va plus loin : après tout, l’invention de la figure du citoyen, telle qu’on la trouve dans les termes du contrat social, obéit à un fonctionnement analogue – individuation et pourtant principe d’égalité absolue, hiérarchisation et pourtant permutabilité, séparation et pourtant massification. En somme : l’invention de la démocratie, comme l’invention de la production en série dans la structure d’usine, construit ses propres sujets avec soin : l’une comme l’autre ont besoin de faire s’entrecroiser la ligne de la distinction avec celle de l’équivalence ; et c’est de la jonction de ce double système de coordonnées que naît la grande « mise en tableau » qui va non seulement sous-tendre les obsessions taxinomiques du xviiie siècle mais accoucher d’une partie de la pensée contractuelle de Rousseau, serpenter dans l’organisation spatiale des couvents, des écoles, des hôpitaux et des casernes, et présider évidemment à l’organisation de la production sérielle de biens matériels dans les usines.
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Si j’ai brièvement mentionné Surveiller et punir – alors qu’en réalité bien d’autres textes de Foucault auraient pu ici être convoqués –, c’est parce que jamais ouvrage foucaldien ne fut plus froidement accueilli. On dira, non sans raison, que le livre n’a pas été immédiatement perçu par les philosophes comme leur appartenant, et que l’énorme quantité de matériau historique qu’il présentait a contribué à en brouiller la compréhension. Mais si l’on se réfère à l’ensemble des recensions publiées après la sortie du livre23, en particulier en Italie, où le livre a immédiatement beaucoup circulé et où il a alimenté un important débat avec le marxisme transalpin, on ne peut qu’être frappés par l’argument qui revient en permanence : chez Foucault, on ne sait plus ce que c’est que le pouvoir, quels sont les sujets qui subissent le pouvoir – et pour finir, où sont passés les « sujets de classe ». Les manifestations d’incompréhension théorique et politique se multiplient face à l’historicisation des sujets, et plus encore devant celle du pouvoir lui-même : si les sujets sont construits par/dans l’histoire, et si le pouvoir se fragmente en une microphysique de rapports qui, dans leur extension, perdent en visibilité et en unité, pouvons-nous encore identifier les parties conflictuelles qui sont en jeu – oppresseurs et opprimés, patrons et prolétaires ? Ce qui veut aussi dire : comment imaginer encore la possibilité d’une lutte des classes ? Celle-ci n’exige-t-elle pas au contraire de 23. La plupart de ces comptes-rendus, français et étrangers, ont été récemment réunis et republiés ensemble, voir Philippe Artières, Jean-François Bert, Pierre Lascoumes, Luca Paltrinieri, Judith Revel, Jean-Claude Zancarini (dir.), Surveiller et punir de Michel Foucault. Regards critiques (1975-1979), Presses universitaires de Caen/IMEC, Caen, 2010.
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Critiques marxistes
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pouvoir présupposer, en amont, la présence d’un sujet (de classe) dont la seule historicité possible soit celle de la prise de conscience qu’il finit par avoir de lui-même, de la conscience de sa propre exploitation ? La critique de l’effet « dissolutif » que les analyses foucaldiennes semblent faire subir au pouvoir est en réalité jouée à un double niveau : le pouvoir est ce contre quoi doivent pouvoir se définir les sujets en lutte ; le pouvoir est, à son tour, incarné par un certain nombre de « sujets » qui perdent leur consistance propre s’ils sont exposés à la fragmentation du Pouvoir (« avec un “P” majuscule », disait ironiquement Foucault) en de multiples rapports de pouvoir. L’État, la bourgeoisie en tant que classe, sont eux aussi des sujets. Dans un compte rendu publié dans le journal du PCI L’Unità en 1977, après la traduction italienne de Surveiller et punir, Alberto Asor Rosa – qui est un remarquable historien de la littérature italienne et était à l’époque l’un des intellectuels les plus influents du Parti communiste italien – insiste précisément sur le danger de cette dissolution que l’historicisation des sujets (et la parallèle démultiplication « microphysique » des pouvoirs) a fait courir à l’analyse politique. À force de vouloir arracher à l’histoire les « muscles et les nerfs de l’appareil juridico-idéologico-institutionnel », écrit très durement Asor Rosa, et de chercher à démembrer littéralement le pouvoir, Foucault ne risque-t-il pas de se retrouver face à du vide ? En somme : « Décapitez le sujet, coupez la tête au Roi, bloquez le langage et le dialogue, et vous aurez l’Histoire, la vraie » ironise le critique italien : une manière de dire que sans camps définis, sans sujets transparents à euxmêmes, et surtout sans un clair vis-à-vis des parties qui s’affrontent, tout discours déconstruisant les prétentions d’universalité et d’anhistoricité des sujets politiques devient en réalité un obstacle politique. Aujourd’hui, le constructivisme foucaldien est accepté de manière relativement facile. À l’époque, ce qui frappe cependant, c’est la totale dissymétrie entre la manière dont, depuis l’édifice du marxisme – ou des marxismes –, ont réagi les historiens d’une part, et les philosophes de l’autre. Le grand livre de Edward P. Thompson, The Making of the English Working Class24, dont la publication remonte à 1963, et dont le titre revendique à lui seul cette idée d’une émergence, ou d’une « fabrique » historique de la classe ouvrière, est de ce point de vue emblématique. The Making : une naissance, une formation, et non pas (seulement) une « position » et une identité de classe. Pour rester sur le cas spécifique du marxisme transalpin, en Italie, où le livre est traduit dès 1969, bien plus tôt qu’en France donc, le titre original est symptomatiquement « gommé » de cette idée de « fabrique » historique : il devient Rivoluzione industriale e classe ope-
24. Edward P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, Seuil, Paris, 1988.
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Foucault, marxiste hérétique ? Histoire, subjectivation et liberté
Marx & Foucault
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raia25 – révolution industrielle et classe ouvrière – et évacue discrètement la dimension du Making de la couverture. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le livre, qui a eu une circulation fondamentale dans le débat italien de l’époque, a en réalité surtout représenté une référence centrale pour tous ceux qui, de l’intérieur d’un marxisme largement redéfini par l’opéraïsme, insistaient de fait, en rupture déclarée avec l’orthodoxie du PCI, pour faire de la subjectivité à la fois le produit et l’acteur des processus historiques, c’est-à-dire aussi le moteur des luttes et du capital. Pour Foucault, cette idée – fondamentale dans son projet d’une histoire des systèmes de pensée, qu’il s’agit toujours de rendre compte de « naissances », est essentielle : elle est affirmée dès Naissance de la clinique, en 196326 ; puis reprise dans le sous-titre de Surveiller et punir (Naissance de la prison), et dans le cours de 1978-1979 (Naissance de la biopolitique). Parallèlement, l’impact du livre de Thompson sur ses recherches est tout à fait visible, dès le début des années 1970 – par exemple dans le cours au Collège de France de 1972-1973, La Société punitive27, où la référence aux analyses thompsoniennes est un sous-texte presque permanent des analyses proposées. Mais, encore une fois, ce qui doit ici nous frapper, me semble-t-il, c’est que si le problème de l’historicisation des sujets, et l’idée très foucaldienne que les sujets, loin d’être les conditions de possibilité de l’expérience (c’est-à-dire aussi ceux de l’action politique), sont construits dans/par l’expérience historique et ont désormais droit de cité parmi les historiens et les sociologues, ils demeurent souvent difficiles à accepter pour les philosophes. La philosophie reste réticente dès lors qu’il s’agit d’abandonner l’idée d’une imputabilité des actions, et la manière dont celle-ci doit à son tour permettre l’inscription des sujets dans l’histoire.
La question politique du « nous » à venir J’aimerais conclure par un dernier point. À la fin de sa vie, Foucault fait subir au thème de l’historicisation des sujets une inflexion d’importance. Celle-ci procède en deux temps. D’une part, on l’a vu, la reconstruction archéologique de la manière dont une certaine forme-sujet peut émerger en un moment précis doit être complétée par une analyse généalogique : l’archéologie est toujours pro25. Edward P. Thompson, Rivoluzione industriale e classe operaia in Inghilterra (1963), Saggiatore, Milan, 1969. 26. Michel Foucault, Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, PUF, Paris, 1963. 27. Michel Foucault, La Société punitive. Cours au Collège de France (1972-1973), Gallimard/Seuil/EHESS, Paris, 2013.
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pédeutique à une analyse pour, ainsi dire « par rebond », de notre propre présent. De cette concaténation de l’archéologie et de la généalogie, on a un exemple clair quand, lors du cours de 1978-1979 sur la Naissance de la biopolitique, Foucault fait non seulement suivre à l’analyse de l’économie politique libérale du xixe siècle une double actualisation contemporaine (l’analyse de l’ordo-libéralisme allemand d’une part, celle de l’École de Chicago, de l’autre), mais aussi lorsqu’il pose le problème présent de la figure de l’Homo oeconomicus comme entrepreneur de soi-même en se référant à des textes qui remontent au milieu des années 1960 et au début des années 1970 – c’est-à-dire aux dix dernières années par rapport à sa propre situation historique (1979). De l’autre, ce qui émerge de manière puissante, c’est l’idée nouvelle que l’attitude critique (qu’on se souvienne : la « vie autre », la recherche de la différence possible) doit aussi être déclinée comme volonté de constitution de formes-sujet inédites. C’est en effet à cela qu’amène l’historicisation : l’histoire des modes de subjectivation, si elle est poussée sur le bord extrême de l’histoire, là où l’histoire s’ouvre à la transformation créative de ce qui paradoxalement est déjà là, implique aussi une politique de l’invention de soi. La subjectivation n’est pas seulement un problème éthique lié au « retour » de Foucault vers une série de corpus de philosophie ancienne. C’est essentiellement le point d’arrivée d’un parcours qui était au départ purement méthodologique, et qui s’est fait politique. En 1984, quelques mois avant sa mort, Foucault accorde un entretien à l’anthropologue américain Paul Rabinow. Il y déclare : Richard Rorty fait remarquer que, dans ces analyses, je ne fais appel à aucun « nous » – à aucun de ces « nous » dont le consensus, les valeurs, la traditionalité forment le cadre d’une pensée et définissent les conditions dans lesquelles on peut la valider. Mais le problème, justement, est de savoir si effectivement c’est bien à l’intérieur d’un « nous » qu’il convient de se placer pour faire valoir les principes qu’on reconnaît et les valeurs qu’on accepte ; ou s’il ne faut pas, en élaborant la question, rendre possible la formation future d’un « nous ». C’est que le « nous » ne me semble pas devoir être préalable à la question : il ne peut être que le résultat – et le résultat nécessairement provisoire – de la question telle qu’elle se pose dans les termes nouveaux où on la formule28.
Le « nous » – comme en réalité le « soi », auquel Foucault avait consacré bien des analyses entre la fin des années 1970 et le début des années 1980 – ne précède jamais l’expérience historique. Il en est au contraire remodelé et modifié en permanence, il en représente le produit. Cela n’empêche en rien de penser politiquement que la formation future d’autres « nous », et d’autres formes de rapport à soi, constituent précisément le terrain sur 28. Michel Foucault, « Politique, polémique, problématisation », in Dits et écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 1994, tome IV, p. 594. C’est moi qui souligne.
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Foucault, marxiste hérétique ? Histoire, subjectivation et liberté
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Marx & Foucault
lequel la recherche de la « différence possible » peut et doit se matérialiser. Au « gouvernement de soi et des autres », dont Foucault nous laisse l’analyse de certaines formes historiques, il faut ajouter l’invention de soi et des autres. C’est en cela, peut-être, que consiste la leçon de Foucault, philosophe politique de l’histoire : de l’archéologie à la généalogie, et de la généalogie à l’ontologie politique. En quoi Marx est-il fondamental en cela ? C’est à Foucault qu’il revient de le réaffirmer avec force :
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29. Duccio Trombadori, « Entretien avec Michel Foucault », in Michel Foucault, Dits et Écrits (1954-1988), tome II, p. 74. C’est moi qui souligne.
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Nous tournons là autour d’une phrase de Marx : l’homme produit l’homme. Comment l’entendre ? Pour moi, ce qui doit être produit, ce n’est pas l’homme tel que l’aurait dessiné la nature, ou tel que son essence le prescrit ; nous avons à produire quelque chose qui n’existe pas et dont nous ne pouvons savoir ce qu’il sera. Quant au mot « produire », je ne suis pas d’accord avec ceux qui entendraient que cette production de l’homme par l’homme se fait comme la production de la valeur, la production de la richesse ou d’un objet d’usage économique ; c’est tout aussi bien la destruction de ce que nous sommes et la création d’une chose totalement autre, d’une totale innovation29.
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Lire Marx après Foucault
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III.
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La subjectivité retrouvée. Une expérience marxiste de Foucault Antonio Negri1
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La question que j’aimerais me poser aujourd’hui est simple : comment est-ce que j’ai tenté de lire, dans mon travail, Marx avec et après Foucault ? J’aimerais tenter d’analyser rapidement cette expérience. Il s’est agi de fixer des axes de lecture marxiens qui s’organisent autour d’un dispositif de subjectivation emprunté à Foucault, et dont j’essaierai de montrer qu’il est à la fois susceptible d’être appliqué à notre propre actualité et qu’il engage une ontologie. Si, à l’inverse, lire Marx signifie avoir une volonté radicale de transformation de l’être historique, la subjectivation foucaldienne doit, me semble-t-il, être confrontée à cette détermination. J’ai donc pensé que, sur la base des intuitions et des conclusions foucaldiennes, le ton et le style fortement historicisés de l’économie politique marxienne devaient être très clairement articulés à l’analyse matérialiste. Il ne s’agissait pas seulement de lire ensemble les textes historiques de Marx et ses autres travaux (en particulier ceux qui concernent la critique de l’économie politique), mais d’approfondir et de développer de manière généalogique son analyse des concepts, c’est-à-dire l’ouverture de ces mêmes concepts à notre propre présent. L’approche foucaldienne m’a permis non seulement de saisir la subjectivation, mais d’insister sur la subjectivation de la lutte des classes entendue comme agent du processus historique. Il est évident que l’analyse d’une telle subjectivation doit être en permanence renouvelée et confrontée aux déterminations et aux transformations que les concepts subissent dans le processus historique. Et tout cela, dans le cadre de la pensée foucaldienne, en dehors de toute dialectique, ou de toute téléologie – en assumant au contraire la subjectivation historique comme un dispositif qui n’est ni causal, ni créatif, mais qui est dans tous les cas 1. Traduit de l’italien par Judith Revel.
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Marx après Foucault
Marx & Foucault
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déterminant. À la manière de Machiavel : un matérialisme historique pour nous. Deux exemples de cela, parmi tant d’autres. Quand Marx définit, dans le Capital, le passage de l’extraction de la survaleur absolue à celle de la survaleur relative, et qu’il lie ce passage aux luttes ouvrières pour la réduction de la journée de travail – là, précisément, la subjectivation de classe et l’intensité des luttes deviennent essentielles dans le passage lui-même. Elle définit en effet d’une part la transformation ontologique de la structure de la valorisation capitaliste, et de l’autre la transformation (ou l’innovation) du rapport entre composition technique et composition politique de la subjectivité ouvrière. En somme : c’est la lutte qui rend possible l’événement et la transformation ontologique elle-même2. Deuxième exemple. Quand Marx passe de l’analyse de la « subsomption formelle » à celle de la « subsomption réelle » du travail sous le capital, il s’agit surtout d’une hypothèse sur le développement historique du mode de production capitaliste3. Marx tire de la description de ce passage (qui touche le processus de production de la survaleur et sa transformation en profit) différentes figures possibles de l’extraction de survaleur. Sur cette base, historiquement fondée, il introduit l’analyse de la reconfiguration continue des catégories de l’exploitation au cours de différentes époques du développement capitaliste. C’est dans ce contexte, par exemple, que le concept de classe ouvrière peut être soumis à la critique – parce qu’il se transforme et se consolide selon des figures différentes dans le passage de la « manufacture » à la « grande industrie » – et aujourd’hui dans le passage du capitalisme industriel dans sa version fordiste – plus ou moins socialisée – au capitalisme financier. Le concept de « multitude » peut ici représenter, me semble-t-il, un instrument efficace pour décrire les déterminations actuelles du « travail vivant » au sens « cognitif », singulier, pluriel et coopératif4. C’est-à-dire qu’il peut précisément servir non pas à éliminer le concept de classe ouvrière, mais à contribuer à sa redéfinition. Dans une perspective théorique de type foucaldien, il a été également possible de considérer le concept marxien de capital – si on le prend dans son développement historique, depuis la manufacture jusqu’à la grande industrie, de la figure du capital social à celle du capital financier – en lien étroit avec le concept de pouvoir tel que Foucault le définit, c’est-à-dire comme le produit d’un rapport de force, comme une action sur l’action
2. Karl Marx, Le Capital. Livre I, PUF, Paris, 2009, section III, chapitre viii. 3. Karl Marx, Le Capital. Livre I, Manuscrits de 1863-1867, Éditions sociales, Paris, 2010, chapitre iv, p. 179-210. 4. Voir Michael Hardt, Antonio Negri, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, La Découverte, Paris, 2004.
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d’un autre5, comme l’effet d’une lutte de classe possédant une incidence ontologique. Les nouvelles caractéristiques de la subjectivation prolétaire – résistante ou active comme force productrice (singularisée et cognitive) permettent de replacer la lutte de classe – entendue comme le moteur de ce développement capitaliste, et de son éventuelle crise finale – au centre du développement capitaliste. Et cessons, à chaque fois que quelqu’un parle d’une éventuelle fin du capitalisme, de l’accuser de téléologie historiciste… Ce sont, au contraire, ces analogies entre Marx et Foucault qui permettent de relancer ou de renouveler le sens de la « lutte des classes » comme Begriff des Politischen. Dans ce contexte, on a pu – et c’est le troisième point que je voudrais signaler – avancer dans l’analyse de la « composition technique » de la force de travail, en insistant sur le rapport que la subjectivation antagoniste oppose au commandement capitaliste. Dans une perspective foucaldienne, à partir de l’analyse des « techniques de soi6 », on peut en effet approfondir l’analyse de l’efficacité du travail vivant, quand ce travail vivant se réapproprie des portions de « capital fixe ». Cela signifie que la force de travail non seulement subit l’assujettissement du mode de production capitaliste mais que, en se subjectivant, au niveau du capital cognitif, elle réagit en constituant de nouvelles figures du travail vivant. Celles-ci, parce qu’elles s’approprient des fractions du capital fixe, développent une productivité supérieure. Autour de ce thème, il est aujourd’hui possible de saisir l’excédence caractéristique du travail vivant cognitif et d’approfondir l’analyse de sa productivité biopolitique. Cette figure de capital, et celle de pouvoir, qui sont toujours interactives dans le rapport de force qui les constitue, sont tout aussi interactives dans le rapport qui préside aux processus de subjectivation. Nous devons peut-être reprendre ici la pensée de Simondon, non pas tant en l’utilisant et en la développant en termes d’intersubjectivité et de transindividuation, qu’en termes plus deleuziens ou guattariens, de transformation machinique des corporéités et de la subjectivité. Dans cette perspective machinique, s’il manque parfois chez Deleuze l’élément antagoniste de la subjectivation, ce dernier peut bien être en réalité réintroduit en insistant sur les intuitions de Foucault. De la même manière que la lutte des classes traverse la composition organique du capital, il y a – et cela devra être reconnu comme étant de plus en plus central – un élément machinique, qui est déterminé par la lutte des classes, et qui appartient à la composition technique de la force de travail antagoniste. Après Foucault, ce développement du discours marxien devient possible. 5. Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in Dits et écrits (1980-1988), Gallimard, Paris, 1994, tome IV, p. 222-243. 6. Michel Foucault, Subjectivité et vérité. Cours au Collège de France (1980-1981), EHESS/ Gallimard/Seuil, Paris, 2014, p. 299 et s.
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La subjectivité retrouvée. Une expérience marxiste de Foucault
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Dans le rapport de classe, tel qu’on peut l’étudier dans le sillage de la pensée de Foucault, la dimension ontologique n’est pas un fond mais une machine productive. L’agir commun, l’hégémonie productive du commun dérivent non seulement de la transformation du travail en machine cognitive, mais surtout de la transformation anthropologique qui la sous-tend, des comportements dont elle se nourrit, de la nouvelle puissance technologique. Si elles s’enracinent dans l’Antiquité, les technologies de soi débordent largement ce cadre et donnent lieu à une nouvelle anthropologie qui n’a plus aucune caractéristique naturelle, identitaire, et qui redéfinit l’homme après la « mort de l’homme ». La recherche foucaldienne avait commencé avec l’analyse de l’« accumulation des hommes », qui se donnait en même temps que l’accumulation originaire du capital ; à présent, avec la composition technique du travail, il s’agit d’approfondir la transformation des corps productifs, des modes de vie ; et il s’agit d’affirmer de manière définitive que les « modes de vie » sont devenus des « modes de production ». Enfin – quatrième point, et je le dis ici de manière très schématique : si on pose le rapport Foucault/Marx à partir de la théorie foucaldienne de la subjectivation, le communisme ne pourra qu’être considéré comme le procès qui compose ensemble la production du commun et la subjectivation démocratique, c’est-à-dire la singularisation de la multitude. C’est là que l’ontologie productive retrouve le concept de commun.
Différences et ressemblances À présent que j’ai dit en quoi Foucault m’a été utile pour lire Marx, j’aimerais cependant revenir en arrière et reprendre l’analyse d’un point de vue moins subjectif, pour donner des bases plus patentes à ce type de lecture qui a été le mien. Si l’on parcourt le siècle qui va de Marx à Foucault, et que l’on analyse la diversité des formes d’exploitation, de luttes et de modes de vie, nous repérons en réalité un certain nombre de différences. Il s’agit de différences, probablement grossières, sans doute limitées, mais qui se placent malgré tout au centre de l’analyse du lexique politique aussi bien de Marx que de Foucault. Elles donnent l’impression d’une distance très grande. J’essaierai plus avant de voir si ces différences peuvent malgré tout être replacées dans une perspective commune – ce qui est évidemment mon hypothèse. Mais pour l’instant, arrêtons-nous à ces différences. Première différence. Chez Marx, l’unité du commandement se maintient dans la figure du pouvoir souverain. Le gouvernement est unifié dans la volonté du capital. Chez Foucault, l’unité du pouvoir est au contraire dis-
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soute, et c’est dans la « gouvernementalité » que s’articulent de manière plurielle des productions de pouvoir différentes et diffuses. Seconde différence. Chez Marx, la domination est celle du capital, les dynamiques historiques du développement social se suivent selon le rythme des différentes « subsomptions » selon une perspective univoque de capitalisation, voire même d’« étatisation du social ». Chez Foucault, le biopouvoir se décentre, sa diffusion se produit par germinations différentes, et les articulations du pouvoir se singularisent. On est en présence d’une « socialisation du politique ». Troisième différence. Chez Marx, le communisme s’organise à travers la dictature du prolétariat, qui, seule, peut construire la transition de la société capitaliste à une société sans classes. Chez Foucault, le régime politique de la libération s’organise à travers la subjectivation, comme liberté qui se singularise dans la production, et qui affirme sa capacité illimitée à construire du bonheur commun. Le problème est de comprendre si ces différences évidentes peuvent être corrigées, ou réconciliées. Les divisions conceptuelles (qui se donnent pourtant sur la base d’une même ligne ontologique) peuvent-elles être effacées ? Elles peuvent certainement être rendues moins importantes qu’elles n’apparaissent au premier abord. Par exemple, concernant la première différence : chez Marx, la conception organique de l’État et du commandement est fortement atténuée, au niveau politique, par l’analyse historique du comportement des classes sociales, par le dispositif interprétatif de la « guerre de classe » et de ses effets transitoires et multiples ; mais également par les hypothèses (et par les critiques) « communardes » développées dans ses différents écrits historiques. C’est dans tous les cas essentiellement sur le terrain de la critique de l’économie politique que cette conception est profondément modifiée – quand, de l’analyse des processus productifs et reproductifs (dans des figures fortement centralisées et abstraites), Marx passe à l’analyse de la circulation sociale des marchandises, et que, des processus de production, il remonte à la formation de la valeur ; puis, qu’il redescend vers l’analyse du salaire, et par conséquent à la description des classes sociales et des modes de vie. La multiplication et la diffusion des mécanismes de pouvoir esquissent alors des espaces réellement très vastes – quand la société devient l’usine, les dispositifs de pouvoir essaiment, se diversifient, et, à partir de ces différences, se mettent littéralement à pulser. Passons à la seconde différence. Parallèlement à cette « capitalisation », c’est-à-dire à l’étatisation de la société (qui se présente de manière extrêmement violente dans l’accumulation originaire), il y a également chez Marx une certaine « gouvernementalisation » ou « socialisation de l’État » qui apparaît de manière évidente dans le processus de transformation
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La subjectivité retrouvée. Une expérience marxiste de Foucault
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du mode de production capitaliste – de la « subsomption formelle » à la « subsomption réelle ». Je pense ici aux analyses de Roberto Nigro, qui a insisté essentiellement sur ces analogies de la subsomption chez Marx et Foucault7 ; ou à celles de Pierre Macherey, qui a cherché à saisir à travers l’analyse des transformations de la société cette mutation spécifique qui transforme le « sujet produit » en « sujet productif », et qui est chez Foucault au cœur du problème de la subjectivation8. Troisième différence à présent : le communisme marxien, la dictature du prolétariat, et son renversement ontologique dans les différentes formulations de la subjectivation foucaldienne. Là encore, on peut peut-être tenter d’établir une certaine convergence, si on pense par exemple aux pages que Marx consacre dans les Grundrisse au communisme, au general intellect et à l’« individu social ». La ressemblance est particulièrement évidente si on confronte ce texte aux cours de Foucault à partir de 1978 : peut-être est-ce le fruit chez Foucault de discussions menées avec des amis, collègues ou collaborateurs ; c’est sans doute aussi l’enregistrement visible de toute une historiographie de dérivation marxiste – je pense particulièrement au travail d’Edward Palmer Thompson. Cependant, et pour conclure sur ce point, si certaines ressemblances rapprochent nos deux auteurs autour d’un certain nombre de thématiques centrales pour la pensée moderne (l’État, la société, le sujet), elles ne nous permettent malgré tout que de les placer à l’intérieur d’une paradoxale dissolution de la modernité, et non du côté du développement d’une nouvelle ontologie. Pourtant, il faut remarquer aussi qu’en commentant les différences et les ressemblances de Marx et de Foucault, nous nous sommes référés à ce Foucault spécifique qui arrive jusqu’au tournant biopolitique des cours de 1977-1978 et 1978-1979. Les analogies que j’ai essayé de pointer demeurent encore très confuses. Les concepts sont traités de manière encore ambiguë. Il suffit de penser que chez Marx, pour le premier et le second exemple, toute accentuation discursive n’est jamais donnée en termes de singularisation mais dans une extrême « abstraction ». C’est exactement l’inverse qui se produit pour Foucault.
7. Roberto Nigro, « Subordination réelle et pouvoir biopolitique. Autour de Marx et Foucault », Actuel Marx en ligne, n° 13, novembre 2002, Consultable en ligne : et « Les enjeux d’une confrontation avec Marx », in Philippe Artières et al., Michel Foucault, Cahiers de l’Herne, Paris, 2010, p. 142-146. 8. Pierre Macherey, Le Sujet des normes, Amsterdam, Paris, 2014, p. 149-212.
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Je pense que si l’on reprend Foucault à partir de 1977-1978, et qu’on lit, parallèlement aux cours, les analyses foucaldiennes de la toute fin, on peut en réalité le lire non seulement comme philosophe mais comme militant (les cours au Collège de France ont en réalité cette tonalité bien particulière qui permet aussi cette autre lecture). Sur la base de ces textes, on peut définir quelque chose qui va bien au-delà du simple problème – somme toute assez superficiel – des différences et des éventuelles ressemblances entre Marx et Foucault : quelque chose qui permet bien plutôt de définir pour l’un comme pour l’autre une sorte d’enracinement commun – l’enracinement d’une ontologie du présent. Dans les années qui m’intéressent, Foucault élabore l’articulation entre éthique et politique et définit un « rapport à soi » qui est, au rebours de toute opération individualisante ou de toute reprise du sujet cartésien, une constitution collective du sujet et son enracinement dans le procès historique. Il en émerge à la fois une destitution du sujet en tant que tel, et un travail serré sur la ou sur les figures que peut, ou peuvent, prendre le ou les « Nous » en tant que sujets collectifs, et du rapport entre Je et Nous, à la fois comme devenir et comme multiplicité. Le « Nous » est une multitude, et le « Je » y est toujours défini dans le rapport aux autres. Si l’on analyse le souci de soi, sur lequel Foucault s’attarde si longuement, on s’aperçoit parfaitement bien, par exemple, que ce souci n’est réductible ni à une pratique individuelle, ni à ce que Judith Revel décrit dans un texte récent comme – je cite – « une réponse individuelle face à un pouvoir qui tend lui-même à construire et à modeler, selon ses propres nécessités, l’individu. Pour le dire de manière brutale et schématique, le soi grec n’est pas le Je cartésien, et n’est pas non plus a fortiori l’individu construit par le libéralisme politique et économique dont Foucault décrit la naissance en 1978-19799 ». L’éthique se propose précisément à l’entrecroisement de l’être et du faire. Le décentrement du soi par le biais des pratiques ouvre à un processus de subjectivation qui est, dès lors, entièrement politique. C’est ici que les cyniques triomphent et que la parrèsia apparaît pour ce qu’elle est aussi : non seulement une volonté (de dire-vrai) mais comme un terrain de vérité. Mais pour affirmer cela, il faut insister non seulement sur le couple pouvoir/résistance, et sur la dissymétrie entre les deux termes alors même que l’un et l’autre se donnent toujours ensemble, mais surtout sur le caractère ontologique de cette différence. Cette dimension ontologique apparaît dans 9. Judith Revel, « Tra politica e etica. La questione della soggettivazione », Euronomade. Consultable en ligne : , juin 2015.
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Grammaires du pouvoir
Marx & Foucault
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l’intransitivité de la liberté, élément inconditionné même quand il est pris dans une ou plusieurs relations de pouvoir. C’est exactement ce qui se passe avec le travail vivant, puissance intransitive dans le rapport de capital. La vérité est construite sur un terrain poïétique qui produit de l’être nouveau. Les luttes de libération, par exemple, développent précisément une telle pratique intransitive de la liberté, d’une liberté qui crée la vérité. Dans le débat avec Noam Chomsky, quand on en vient à parler du désir de vérité du prolétariat, Foucault répond : « Je vous répondrai dans les termes de Spinoza. Je vous dirai que le prolétariat ne fait pas la guerre à la classe dirigeante parce qu’il considère que cette guerre est juste. Le prolétariat fait la guerre à la classe dirigeante parce que, pour la première fois dans l’histoire, il veut prendre le pouvoir. Et parce qu’il veut renverser le pouvoir de la classe dirigeante, il considère que cette guerre est juste10. » Enfin, il est clair que le développement de tels processus de subjectivation conduit à la reformulation continue de la grammaire (et des pratiques) du pouvoir. Si l’archéologie reconnaît la différence qui existe entre un passé et notre présent, et si la généalogie expérimente la différence possible entre demain et notre propre actualité, tout cela n’est possible que parce que Foucault développe en réalité une enquête qui prend la forme d’une « ontologie de nous-mêmes ». C’est à travers cette ontologie de nousmêmes plantée dans le présent que nous avons la possibilité – mieux : la nécessité – de mettre en crise les catégories de la modernité. On pourrait ici donner de nombreux exemples, mais il me semble que ceux qui sont les plus clairs et les plus centraux concernent tous la nouvelle qualité du « travail vivant », les nouvelles dimensions de sa capacité productive ; ou encore, et c’est là un second élément qui est lié au premier, l’épuisement des catégories de public et de privé, et l’émergence d’un terrain qui est celui du « commun », et qui est précisément déterminé par la ré-articulation du « Je » et du « Nous », la production du « Je » dans le travail du « Nous ». Ce qui est important dans cette séquence de l’histoire de l’éthique et de l’action politique, c’est de constituer la projection, ou plus exactement encore le dispositif d’une ontologie ouverte, d’une véritable production d’être nouveau. Il est sans doute étrange de se dire que cette analyse foucaldienne a vu le jour à un moment où les derniers échos de l’existentialisme sartrien s’imposaient encore du côté de la gauche révolutionnaire. Mais contre Sartre, il y a chez Foucault l’idée qu’il n’y a pas de liberté du sujet, ou de nécessité du fait, mais une détermination nécessaire du contexte ontologique et pourtant son ouverture : la liberté de l’agir et du faire éthique.
10. Michel Foucault, « De la nature humaine. Justice contre pouvoir », in Dits et écrits (19541988), Gallimard, Paris, 2001, tome I, p. 1371.
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La subjectivité retrouvée. Une expérience marxiste de Foucault
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Ontologie de la praxis
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La menace qui pèse sur l’homme ne vient plus en premier lieu des machines et des appareils de la technique, dont l’action peut éventuellement être mortelle. La véritable menace a déjà frappé l’homme dans son être. Le règne du Gestell menace l’éventualité qu’à l’homme puisse être refusée la possibilité de retourner à un dévoilement plus original, et d’entendre ainsi l’appel d’une vérité plus initiale11.
Chez Heidegger, où l’être n’est pas productif, la technique noie donc la production dans un destin inhumain et introduit dans la genèse de la nouvelle ontologie, la marque d’une perversion. La technique nous restitue un monde dévasté, a waste land : ici, de manière inévitable, réapparaissent alors les fantômes du sujet – fort bien représentés dans l’existentialisme heideggérien. Entre Nietzsche et Foucault, je crois qu’un autre parcours se définit contre celui-là. En opposition à Heidegger, dans la nouvelle ontologie, il y a une bifurcation décisive qui ouvre à une sorte de « pulsation » commune de la vie. La production de l’être ne se donne ni dans la profondeur, ni dans le transcendantal, mais elle s’organise dans la présence, dans l’actualité, dans le souci de la vie. Je parle de « pulsation », mais qu’il n’y ait pas d’ambiguïté : rien de vitaliste ici, nous sommes dans la vie sociale et politique, pas dans la vie naturalisée, ou biologisée. La vie est toujours déjà sociale et politique. Chez Foucault, cette émergence d’une nouvelle ontologie du présent est, me semble-t-il, remarquable – et le fait est que nous y sommes tous plongés. Un être commun : où la dépendance réciproque et multilatérale des singularités construit le seul terrain sur lequel il est possible de questionner la réalité et de chercher la vérité. Comme l’a remarquablement 11. Martin Heidegger, « La question de la technique », in Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1958, p. 9-48.
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Dans la postmodernité, après Heidegger, l’ontologie ne se définit plus comme le fondement du sujet mais comme un agencement linguistique, pratique et coopératif, comme un tissu de praxis. C’est une ontologie de l’être présent qui a brisé la continuité de la philosophie transcendantale telle qu’elle s’était fixée depuis Kant. Cette nouvelle ontologie se « décroche » littéralement de l’ontologie moderne et de sa racine cartésienne, de la centralité du sujet, et se construit sur une nouvelle matérialité des modes de vie. L’écran épistémologique, qui était jusqu’alors considéré comme nécessaire pour accéder à la réalité, s’écroule. C’est Heidegger qui s’avance sur ce terrain. Mais c’est aussi Heidegger qui va paradoxalement le rendre impraticable, parce que le travail technique qui désormais constitue le monde se heurte avec l’œuvre elle-même. Comme le dit très clairement Heidegger :
Marx & Foucault
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montré Pierre Macherey, les livres de Foucault, dès les premières années, se placent « au début de la période des grandes querelles qui ont marqué un complet renouvellement des manières de penser et d’écrire héritées de l’immédiat après-guerre – avec la remise en cause simultanée du réalisme narratif, des philosophies du sujet, des représentations continuistes du progrès historique de la rationalité dialectique12 ». Se libérer de cette culture signifie se débarrasser du sujet souverain et du concept de conscience – et avec eux, de toute téléologie de l’histoire. Cela signifie concevoir l’ontologie comme tissu et comme produit de la praxis collective. Au milieu des années 1970, quand je lisais ce que Foucault écrivait alors, j’avais l’impression d’une impasse et je me demandais si cette impasse ne devait pas être surmontée – au-delà du culte structuraliste de l’objet et de la fascination spiritualiste pour le sujet –, par une poussée de la subjectivation, vers une construction ontologique de l’à-venir. C’est exactement ce qui a commencé à être le cas, je crois, à partir de la fin des années 1970. Chez Marx, nous sommes face à une forme d’enracinement ontologique similaire. Un enracinement dans et de la présence historique, et sa reconstruction continue. Il n’y a aucune métaphysique du sujet. Le tissu ontologique est exactement le même que celui que j’appelais il y a un instant le « tissu de la nouvelle ontologie ». Prendre au sérieux cette immédiateté ontologique ne signifie absolument pas ne pas tenir compte de la diversité des époques historiques, et par conséquent aussi des « modes de vie » dans l’histoire – modes de vie auxquels la réflexion de Foucault comme, avant lui, celle de Marx, a consacré une grande partie de son travail. Il s’agit simplement d’être capable de les confronter sur une base homogène. Il s’agit donc de procéder à partir des quatre points que j’avais tenté de définir au début de cette intervention, et que je rappelle ici : l’historicisation radicale de la critique de l’économie politique ; la reconnaissance de la lutte des classes comme moteur du développement capitaliste ; la subjectivation de la force de travail et du travail vivant dans les luttes, et l’adéquation des corps productifs à la mutation des rapports de production ; et pour finir, la définition d’une subjectivation ouverte au commun.
Un humanisme après la mort de l’homme ? Souvent, dans le contexte du débat français, et à l’inverse de tout cela, on a tenté de poursuivre sur ce terrain en développant au contraire l’idée d’une 12. Pierre Macherey, « Présentation », in Michel Foucault, Raymond Roussel, Gallimard, Paris, 1992, p. 3-4.
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La subjectivité retrouvée. Une expérience marxiste de Foucault
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13. Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État (Notes pour une recherche) », Positions, Éditions sociales, Paris, p. 121. 14. Étienne Balibar, « L’objet d’Althusser », in Sylvain Lazarus, Politique et philosophie dans l’œuvre d’Althusser, Paris, PUF, 1993, p. 104.
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désubjectivation du discours ontologique, et on a alors utilisé la médiation d’Althusser. C’est en effet avec une radicalité très grande qu’Althusser a proposé cette ligne : « L’individu est interpellé en sujet (libre) pour qu’il se soumette librement aux ordres du Sujet, donc pour qu’il accepte (librement) son assujettissement, donc pour qu’il “accomplisse tout seul” les gestes et actes de son assujettissement. Il n’est de sujets que par et pour leur assujettissement13. » Nous en sommes bien conscients. Il n’en reste pas moins que, dans ce processus, et parce qu’il s’agissait avant toute chose de dégonder la subjectivité, de couper l’arbre qui portait les branches de tout spiritualisme possible, Althusser a paradoxalement fini par couper la branche sur laquelle il était lui-même assis. Et je veux rappeler ici ce qu’en dit très justement Étienne Balibar : « C’est (seulement) dans le procès sans sujet en tant que procès historique que la “constitution du sujet” peut avoir un sens14. » La critique marxienne du sujet ne peut en effet pas être traduite en une figure non qualifiée, ou indéterminée, de l’antihumanisme. L’historicité, et la puissance qui en émerge, doivent être récupérées. Sans doute, c’est précisément dans l’ontologie du présent que peut et doit réémerger un humanisme d’après la mort de l’homme.
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De la praxis aux pratiques Pierre Dardot
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À rebours d’un usage bien établi qui veut qu’on se refuse à traduire le terme marxien de « praxis », il faut pour commencer rappeler qu’en allemand « die Praxis » signifie tout simplement « la pratique ». On dira ainsi die Theorie und die Praxis, la théorie et la pratique. Mais Praxis a un sens irréductible à celui de « mise en pratique » ou d’« application », qui se dira tout aussi bien Anwendung. En tout état de cause, dans le texte de 1845 où ce concept est élaboré, Praxis ne signifie pas l’action d’appliquer une théorie. Les Thèses sur Feuerbach partent de l’opposition de la pratique à la théorie pour mieux valoriser la pratique comprise de manière nouvelle. Et cette valorisation vaut jusque dans l’exercice de la pensée, puisque la deuxième thèse sur Feuerbach fait de la praxis, non certes le « critère de la vérité », mais l’épreuve par la pensée de sa propre réalité ou de son rattachement à l’« ici-bas1 ». Cependant cette primauté de la praxis ne signifie pas qu’elle ait une antériorité à l’intérieur d’une séquence temporelle qui ne ferait qu’inverser la relation de la pratique à la théorie : en d’autres termes, la théorie n’est pas comprise comme une « expression » seconde et différée de la pratique. La première thèse parle explicitement de « theoretische Verhalten », soit littéralement de « comportement théorique », ce qui donne à penser que « Praxis » signifie un comportement ou une attitude opposée à celle qui est donnée ici pour caractéristique de la théorie lorsqu’elle s’autonomise et prétend à l’exclusivité. Ce comportement est proprement une manière de se rapporter à la réalité, qu’il s’agisse de la nature extérieure ou des autres hommes : Verhältnis, « rapport », vient en effet de Verhalten, « se conduire » ou « se comporter ». Précisément, à suivre 1. Pierre Macherey, Marx 1845, Amsterdam, Paris, 2008, p. 61 et s.
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La pratique et la théorie
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Marx dans cette première thèse, le tort de Feuerbach est de tenir l’attitude théorique pour la seule attitude « authentiquement humaine2 ». Bien loin que la théorie soit en elle-même opposée à la praxis, c’est cette valorisation du comportement théorique aux dépens de la praxis, réduite ainsi à ses « manifestations sordides », qui fait toute l’opposition de la théorie à la praxis. On le voit, le statut du concept de praxis est tout entier suspendu à la compréhension de cette opposition entre les deux « comportements ». Tout en gardant à l’esprit cette opposition de la praxis à la théorie, il convient à présent de se demander : à quelle préoccupation théorique répond la pluralisation radicale du concept de « pratique » chez Foucault ? Dans un entretien de mars-avril 1966, Foucault précise qu’il entend par « archéologie » moins une discipline qu’un « domaine de recherche » ou un « style de recherche », celui qui est mis en œuvre dans des ouvrages comme l’Histoire de la folie et la Naissance de la clinique, puis poursuivi dans Les Mots et les Choses. Il indique, relativement au premier de ces trois ouvrages, qu’il s’est agi pour lui de faire apparaître un certain savoir implicite de la folie comme condition de possibilité des « connaissances », des « institutions » et des « pratiques », dans une société donnée. On peut noter que la pluralisation des « pratiques » ne jouit d’aucun privilège particulier relativement à celle des connaissances et des institutions. On notera simplement au passage que les pratiques sont ici exemplifiées par les « pratiques commerciales et policières », soit, des pratiques extérieures au théorique pur, mais en même temps prises dans un savoir. Aussitôt après Foucault ajoute cette remarque décisive : « Ce style de recherche a pour moi l’intérêt suivant : il permet d’éviter tout problème d’antériorité de la théorie par rapport à la pratique, et inversement. Je traite en fait sur le même plan, et selon leurs isomorphismes, les pratiques, les institutions et les théories, et je cherche le savoir commun qui les a rendues possibles, la couche du savoir constituant et historique3. » La remarque de Foucault est décisive. Il ne s’agit pas d’une désinvolture à l’égard d’une question qui continuait d’occuper le monde intellectuel et politique de l’époque. Plus profondément, c’est tout le problème du rapport de la théorie en général à la pratique en général qui se trouve récusé en tant que problème4. Si les pratiques sont situées sur le même plan que les théories scientifiques ou les institutions c’est parce que la couche du savoir implicite qui les a rendues possibles est la même pour une société donnée. C’est par là que les iso2. Ibid., p. 56. 3. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 2001, tome I, p. 526-527 (nous soulignons). 4. Foucault était en revanche très soucieux de préserver une sorte d’« aller et venue » entre son travail théorique et sa pratique afin d’éviter que la théorie ne « fasse la loi » relativement à une pratique actuelle (voir Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 1567).
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De la praxis aux pratiques
Marx & Foucault
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morphismes s’avèrent révélateurs : il n’y a d’isomorphismes entre théories et pratiques que pour autant que théories et pratiques sont les unes et les autres prises dans du « théorico-actif », comme dit Foucault pour désigner la dimension propre du « savoir » par opposition au « pratico-inerte ». Mais, non content de situer les pratiques sur le même plan que les théories et les connaissances, Foucault introduit en même temps à un concept renouvelé des « pratiques » en s’autorisant à parler de « pratiques discursives », qui relèvent du champ de la science elle-même, et pas seulement de pratiques extérieures au champ propre de la science. On le voit, l’affirmation de la primauté de la pratique sur la théorie est doublement mise en question par la démarche de l’archéologie foucaldienne. En premier lieu, en ce que les pratiques non discursives, encore nommées « pré-discursives » ou « extra-discursives », y sont traitées sur le même plan que les théories scientifiques ; en second lieu, et subséquemment, en ce que le discours scientifique consiste lui-même en des pratiques qui, pour être discursives, n’en sont pas moins de véritables pratiques. Cette pluralisation radicale des pratiques, qui différencie non seulement entre pratiques discursives et pratiques non discursives, mais aussi, à l’intérieur du discursif comme du non discursif, ne peut manquer d’affecter en son cœur le concept de pratique. Ces considérations imposent d’examiner de plus près le titre de mon intervention : « De la praxis aux pratiques ». Pris à la lettre, il donne à entendre la possibilité d’un passage de la première aux secondes moyennant une simple pluralisation du substantif « la praxis ». Après tout, puisque « die Praxis » ne signifie rien d’autre que « la pratique », on pourrait se proposer de réécrire ce titre en disant : « De la pratique aux pratiques ». Ainsi reformulé, ce titre semble indiquer que le passage du singulier au pluriel laisse subsister un noyau de sens dont l’invariance aurait pour fonction de garantir la possibilité d’un passage conceptuel direct. Autant le dire d’entrée de jeu, mon propos sera de problématiser cette possibilité en mettant en évidence la rupture introduite par le recours au pluriel et en m’interrogeant sur ce qui peut bien subsister du concept de « pratique », dans les conditions d’une telle pluralisation. À cette fin, mon argumentation s’organisera en trois temps : dans un premier temps il s’agira d’établir en quel sens la conception marxienne de la praxis peut être dite unitaire ; dans un deuxième temps, il conviendra de souligner que, chez Foucault, la pluralisation est chargée de signifier l’hétérogénéité des pratiques ; enfin, je m’attacherai à montrer que cette hétérogénéité requiert d’être comprise en termes de conflictualité.
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De la praxis aux pratiques
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Comment entendre donc l’opposition de la praxis et de la théorie à partir de laquelle Marx élabore son propre concept de Praxis ? Il n’est pas question ici d’une partition intérieure à la réalité, entre d’une part, des choses qui ne se dévoileraient qu’à une attitude pratique, et d’autre part, des choses, relevant d’un autre domaine, qui, elles, ne seraient accessibles qu’à une attitude théorique. Aucun découpage ontologique ne vient sous-tendre une telle opposition. Rien ici n’est similaire à l’opposition aristotélicienne de la theôria, activité de contemplation des intelligibles en leur nécessité, et de la praxis qui désigne l’action éthique et politique, en tant qu’elle porte exclusivement sur le contingent. On est loin du montage théorique du « Livre VI » de l’Éthique à Nicomaque qui associe epistèmè et theôria pour mieux distinguer l’action (praxis) et la production (poièsis), toutes deux également relatives au contingent. C’est à l’égard des mêmes choses que l’on peut adopter une attitude théorique comme une attitude pratique. Pour le dire plus directement, c’est moins la vision des intelligibles que l’intuition sensible qui est ici en cause. À l’« intuition » qui s’abstient de toute activité susceptible de troubler l’objet donné au sentir par un contact immédiat, et qui diffère en cela du regard à distance de la theôria antique, Marx oppose dans la première thèse sur Feuerbach le rapport actif que la praxis entretient avec ces mêmes objets sensibles. En quelques lignes, la praxis est désignée par le terme de Tätigkeit diversement qualifié : d’abord appelée « activité sensiblement humaine », puis « activité sensible, effective comme telle », puis « activité objective », la praxis est enfin définie comme « activité “révolutionnaire”, pratique-critique5 ». Et c’est précisément cette objectivité de l’activité que Feuerbach méconnaît complètement lorsqu’il réduit unilatéralement l’objectivité à la forme sous laquelle sont donnés les objets sensibles, c’est-à-dire en tant qu’ils sont irréductibles aux « objets de pensée ». Et c’est encore cette réduction de l’objectivité à l’« être-immédiatement-donné » du sensible qui apparaît à Marx comme le « défaut principal de toute la tradition antérieure du matérialisme ». Il est remarquable que cette présupposition de l’ancien matérialisme soit partagée par l’idéalisme : ni l’un ni l’autre ne parviennent en effet à saisir l’activité humaine autrement que de façon subjective, c’est-à-dire comme pure pensée, le premier pour en déplorer l’ineffectivité, le second pour en magnifier la puissance. Au matérialisme de l’intuition (« intuitionnant », si l’on traduit littéralement le texte allemand), qui est un matérialisme de type théorétique, Marx oppose donc un matérialisme de la praxis en affirmant l’objectivité de l’activité humaine elle-même en tant qu’elle produit le donné sensible lui-même. 5. Pierre Macherey, Marx 1845, op. cit., p. 39-40.
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La praxis comme « activité objective »
Marx & Foucault
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Afin de comprendre ce que cette conception de la praxis a d’original, il importe de réinscrire son élaboration dans le contexte intellectuel des années 1840. D’un côté, Feuerbach réduit le monde naturel à une « substance » donnée de toute éternité et fait de l’essence humaine quelque chose d’indépendant des rapports sociaux ; de l’autre, Bauer fait de l’activité de la conscience de soi une véritable activité créatrice. Ce qui semble se rejouer par là, c’est l’opposition de Spinoza et de Fichte, celle de la « substance » et de la « conscience de soi », opposition que le système hégélien affirmait pourtant avoir dépassée en concevant la « substance » comme « sujet ». Dans sa critique du matérialisme de l’intuition, Marx n’hésite pas à s’appuyer sur des jeunes hégéliens comme August von Cieszkowski et Moses Hess, tenants d’une philosophie de l’action d’inspiration fichtéenne. Mais l’un comme l’autre n’ont développé le « côté actif » que « de façon abstraite » dans la mesure où ils ont placé l’activité ou praxis sous la juridiction de la conscience et de la volonté. Ainsi, pour Cieszkowski, la praxis à venir n’est pas une praxis « antérieure à la théorie », qui n’est qu’une praxis aveugle, mais bien une praxis « postérieure à la théorie ». On mesure à quel point le schème de l’« application » continue ici de valoir pour penser le rapport de la théorie à la pratique. La praxis est alors comprise comme l’action de « faire sortir de soi-même » sans « sortir de soi-même », donc toujours à partir de la pensée et de la conscience de soi. Le concept de la praxis comme « activité objective » entend précisément rompre avec cette idée de la praxis comme « extériorisation » de la conscience dans le monde. Une telle activité se caractérise par trois traits remarquables qu’explicite le texte de L’Idéologie allemande. Premier trait : l’activité pratique est « travail et création sensible incessante », c’est-à-dire production6, et, en tant que telle, elle constitue le véritable « fondement de tout le monde sensible ». Deuxième trait : l’activité pratique est en même temps et indissociablement autoproduction des individus « productivement actifs ». C’est ce que la troisième thèse exprime en parlant de la « coïncidence » (Zusammenfallen) entre l’autoaltération des hommes et la transformation des circonstances. Troisième trait : l’activité pratique comme activité de production et d’autoproduction est toujours une activité conditionnée, jamais une « activité pure ». Ce qui veut dire tout à la fois que cette activité part de conditions qu’elle trouve devant elle (vorfinden) sans les avoir produites et qu’elle produit de nouvelles conditions en transformant les conditions qu’elle n’a pas produites pour en avoir hérité. En raison de leur unilatéralisme, l’ancien matérialisme et l’idéalisme méconnaissent tous deux ce double côté de la praxis, soit, comme le premier, parce qu’il 6. Friedrich Engels et Karl Marx, L’Idéologie allemande, Éditions sociales, Paris, 1975, p. 56 (traduction modifiée).
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rend les conditions données indépendantes de toute activité, soit, comme le second, parce qu’il oppose aux conditions données l’activité regardée comme inconditionnée. En définitive, comme le fait remarquer Pierre Macherey, l’opposition de la théorie à la pratique est ici directement dégagée de la scission de l’objet et du sujet dont sont restés prisonniers l’ancien matérialisme et l’idéalisme7. L’attitude théorique du premier doit tout au privilège de l’objectivité sensible pré-donnée, tandis que l’accent mis par le second sur la dimension de l’activité procède au contraire d’une valorisation du sujet pensé comme conscience de soi. Marx entend surmonter la dualité du sujet agissant (celui de la pratique comprise comme activité d’autoposition du Moi) et de l’objet donné (celui d’une théorie condamnée à la passivité) en arrachant l’activité pratique au modèle de la conscience de soi. Ainsi comprise, la praxis produit l’objet sensible en même temps qu’elle produit le sujet de cette production. C’est en quoi elle est « activité objective » : elle n’est pas l’activité d’un sujet qui serait tout constitué antérieurement à la production de l’objectivité sensible, mais l’activité par laquelle des individus, qui font eux-mêmes partie du monde, produisent constamment le monde et se produisent eux-mêmes constamment comme sujets appartenant à ce monde. On a là une conception véritablement unitaire qui, pour n’être pas assimilable à une ontologie de la praxis8, n’en ramène pas moins toutes les pratiques à des formes de la praxis. Marx ne dit pas qu’il n’y a que la praxis, mais il fait indéniablement de la praxis le nouveau « sol » à partir duquel toutes les contradictions doivent désormais trouver leur résolution. C’est vrai de l’opposition de la théorie à la pratique9 et de la scission du sujet et de l’objet comme de la contradiction entre le donné et le produit (ou le « posé »), ou encore entre la passivité et l’activité.
L’hétérogénéité des pratiques Qu’en est-il à cet égard de l’affirmation de la pluralité des pratiques chez Foucault ? En particulier, jusqu’où va une telle affirmation et quelle est la nature de cette pluralité ? Et pourquoi une telle affirmation impliquerait-elle 7. Pierre Macherey, Marx 1845, op. cit., p. 57. 8. À l’inverse, Georg Lukács parle de « la position ontologique centrale de la praxis dans l’être social » après avoir distingué trois grands types d’être : la nature inorganique, la nature organique, et l’être social (voir Georg Lukács, Prolégomènes à l’ontologie de l’être social, Éditions Delga, Paris, 2009, p. 73). 9. La huitième thèse sur Feuerbach fera ainsi de la praxis et de l’acte de concevoir (Begreifen) la praxis, la solution rationnelle de tous les mystères qui incitent la théorie au mysticisme.
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De la praxis aux pratiques
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de rompre avec une conception de la praxis qui entend surmonter l’opposition du sujet et de l’objet tout comme celle de la théorie à la pratique ? En d’autres termes, en quoi cette même conception exclut-elle elle-même la reconnaissance de la pluralité des pratiques ? On peut schématiquement distinguer trois moments dans l’élaboration de la notion d’une pluralité des pratiques chez Foucault. Le premier moment correspond à la description archéologique des discours. On peut dégager, à l’intérieur de ce premier moment, deux « axes de description perpendiculaires » : d’une part, un axe « vertical » qui est celui des rapports entre le discursif et le non discursif, axe emprunté par Histoire de la folie et Naissance de la clinique ; d’autre part, un axe « horizontal » qui est celui des modèles communs à plusieurs discours, axe parcouru dans Les Mots et les Choses10. Dans l’un et l’autre de ces axes il s’agit toujours de « décrire », mais le deuxième axe offre ceci de singulier qu’il prend pour objet les seuls discours dans leurs structures communes. Or les discours sont eux-mêmes définis comme des pratiques obéissant à des règles 11. La question est alors de déterminer la spécificité de ce type de pratiques relativement aux autres. Revenant en 1980 sur Les Mots et les Choses, Foucault affirme que son intention était de comparer trois « pratiques scientifiques » (nommément l’histoire naturelle, la grammaire et l’économie politique) sous l’angle des « procédures internes au discours scientifique12 ». Pour hétérogènes qu’elles soient, ces trois pratiques relevaient en effet du même type de discours, celui de la science. En outre, elles partageaient un certain nombre de traits communs, comme celui de s’être constituées toutes trois au milieu du xviiie siècle et d’avoir subi toutes trois le même type de transformation à la fin du même siècle. Ce geste comparatif excluait en son principe même toute question relative à la naissance de la science à partir d’une « pratique réelle », c’est-à-dire à partir d’une pratique non discursive (par exemple d’une pratique économique). Seule importait alors l’analyse comparative de plusieurs pratiques discursives, « tout le côté pratique et institutionnel » étant méthodologiquement neutralisé13, toute relation causale entre telle pratique discursive et telle pratique non discursive étant mise hors circuit. Il s’agissait de se placer d’emblée à l’intérieur des pratiques scientifiques afin de décrire les règles de constitution des objets, des concepts et des places du sujet14. On voit donc que cette description archéologique n’est pas 10. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome I, p. 618. 11. Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 2005, p. 66-67, p. 182, p. 221. 12. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 886-887. 13. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome I, p. 871. 14. Ibid., p. 1030.
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sans postuler une « autonomie des discours15 ». Ce postulat résulte d’une insatisfaction éprouvée par Foucault à l’égard d’une tendance, présente dans les œuvres antérieures, à projeter une relation de « continuité » ou d’« expression » entre pratiques discursives et pratiques extra-discursives (par exemple entre une réaction sociale de répulsion à l’égard de la folie et la théorie médicale et scientifique)16. On comprend de plus que la pratique discursive s’exerce dans des règles qui ne procèdent pas d’une intentionnalité. Elle n’est pas la mise en œuvre de règles par un sujet, mais l’assignation de sa place à un sujet par des règles anonymes et impersonnelles. Ce qui est directement en cause n’est rien d’autre que la « souveraineté du sujet17 ». Loin de renvoyer à la titularité d’un sujet, le discours est en effet « un ensemble où peuvent se déterminer la dispersion du sujet et sa discontinuité avec lui-même18 ». C’est bien pourquoi il faut s’imposer de parler des pratiques : si le pluriel est irréductible c’est parce qu’aucune activité de conscience, aucun sujet, fut-il transcendantal, ne peut garantir l’unité des pratiques. Un même individu peut être pris dans des pratiques très diverses qui le déterminent à occuper des positions différentes. Ainsi, partir des pratiques pour les décrire, c’est s’interdire de partir de la conscience. Sur ce point, on pourrait suggérer un rapprochement avec la démarche de Marx : en partant de la praxis, ce dernier s’interdit également de partir de la conscience. Mais il y a cette différence que ce point de départ est tout entier ordonné à l’objectif d’un dépassement de l’opposition du sujet et de l’objet. Or l’archéologie foucaldienne se tient en deçà de cette opposition et n’entend donc pas la « dépasser » ou la « surmonter » en quelque façon que ce soit. Le deuxième moment correspond au passage de l’« archéologie du savoir » à la « dynastique du savoir19 » : à la description de surface des discours succède une étude des rapports entre les discours et les conditions économiques, sociales et politiques de leur apparition dans une société donnée à une époque donnée. L’exemple de la pratique d’emprisonnement comme pratique punitive telle qu’elle se met en place au début du xixe siècle est à cet égard très éclairant. Dans un texte de 1978 écrit à l’occasion d’un débat autour de Surveiller et punir, Foucault déclare que le point d’attaque de son analyse était non les « institutions », non les « théories » ou les « idéologies », mais les « pratiques ». C’est que les pratiques ont leur propre logique ou leur propre raison : il n’y a pas de pratiques absolument 15. Ibid., p. 618. 16. Ibid., p. 1031. 17. Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 272. Voir aussi Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome I, p. 881. 18. Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 74. 19. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome I, p. 1274.
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De la praxis aux pratiques
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« muettes » car « il n’y pas de pratiques sans un certain régime de rationalité20 ». Dans cette perspective les pratiques sont à considérer comme « le lieu d’enchaînement de ce qu’on dit et de ce qu’on fait, des règles qu’on s’impose et des raisons qu’on se donne, des projets et des évidences21 ». Cette formulation est précieuse en ce qu’elle donne à entendre que les pratiques lient en un nœud inextricable le dire et le faire, les raisons et les règles, les évidences et les projets. L’autonomisation du discursif n’est plus de mise ici pour autant que toute pratique relève à la fois de l’évidence d’un savoir telle qu’elle s’énonce dans le discours et d’une « manière de faire » obéissant à certaines règles. Une pratique, ce n’est pas « ce que font les gens », selon la platitude désarmante de Paul Veyne22, car ce n’est pas tant ce qui est fait ou ce qui est pratiqué que la manière dont on fait ce qu’on fait en tant qu’elle se justifie dans un certain discours. Ce qui s’élabore alors c’est le concept décisif de « régime de pratiques23 » : on désigne par là un ensemble singulier de pratiques relevant toutes d’un même régime de juridiction et de véridiction. Toute l’œuvre de Foucault depuis l’Histoire de la folie jusqu’à Surveiller et punir gagne à être relue à la lumière de cette idée : étudier la séquestration des fous, ou la médecine clinique, ou l’organisation des sciences empiriques, ou la pratique de l’emprisonnement, c’est toujours étudier un certain jeu entre une codification-prescription et une production de discours vrais ayant pour fonction de justifier ces manières de faire, donc un certain régime de pratiques24. Il y a enfin un troisième moment qui correspond à l’élaboration du concept de « subjectivation ». Toutes les pratiques étudiées jusqu’ici définissent autant de modes d’objectivation : tous les objets apparaissent dans ce champ, non comme des choses qui préexisteraient de toute éternité aux pratiques, mais comme de stricts corrélats de pratiques déterminées qui les objectivent25. Cela vaut au premier chef des sujets eux-mêmes. Foucault a distingué trois « modes d’objectivation » qui constituent les individus en sujets26. Il peut s’agir tout d’abord de l’objectivation du sujet parlant en linguistique, ou du sujet productif en économie politique, c’est-à-dire de la façon dont se constitue le sujet à travers des investigations de type scientifique ou prétendant à la scientificité, donc en définitive de l’objectivation du sujet dans des 20. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 845. 21. Ibid., p. 841. 22. Paul Veyne, « Comment Foucault révolutionne l’histoire », in Comment on écrit l’histoire, Seuil, Paris, 1979. 23. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 841. 24. Ibid., p. 845. 25. Le point a été mis en évidence par Paul Veyne, « L’objet n’est que le corrélat de la pratique », in Comment on écrit l’histoire, op. cit., p. 213. 26. Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, « Pourquoi étudier le pouvoir. La question du sujet », in Michel Foucault un parcours philosophique, Gallimard, Paris, 1984, p. 297.
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pratiques discursives. Il peut s’agir ensuite de l’objectivation du sujet dans les « pratiques divisantes », ainsi nommées parce qu’elles divisent le sujet à l’intérieur de lui-même, ou parce qu’elles le séparent des autres (le partage entre le fou et l’homme sain d’esprit, le malade et l’individu en bonne santé, le criminel et le brave homme). On peut ainsi considérer la constitution du sujet fou comme l’effet d’un système de coercition, à condition de ne pas oublier que le malade mental n’est pas entièrement passif et se constitue comme sujet fou dans un rapport à celui qui le déclare fou (l’hystérie en est l’illustration). Ces deux modes sont deux modes de constitution du sujet par objectivation opérée dans un discours ou une pratique contraignante ou normalisatrice, discours ou pratique qui ciblent des individus selon une incidence singulière. Il peut enfin s’agir de « la manière dont le sujet se constitue de manière active, par les pratiques de soi27 ». Ce troisième mode d’objectivation définit en fait une subjectivation très spécifique : on a alors affaire à un rapport actif de soi à soi par lequel un individu se transforme pour se constituer en sujet, et non plus à l’effet d’un investissement opéré par le pouvoir auquel l’individu « réagirait » plus ou moins activement. Si toute subjectivation s’opère dans et par des pratiques, toutes les pratiques, et donc toutes les subjectivations, ne se valent pas. Dans les pratiques de soi, le sujet n’est plus défini par la place que lui assigne par avance un discours, il n’est plus constitué dans l’objectivation effectuée par des pratiques de coercition ou de contrôle, il résulte d’une autoactivation et c’est pourquoi cette subjectivation mérite proprement d’être nommée une « autosubjectivation ». Les pratiques de soi, comprises comme pratiques de liberté, ont de ce fait une dimension éthique et politique manifeste, puisque c’est par elles qu’on peut résister aux pratiques de pouvoir que sont les « pratiques divisantes ». Ce n’est donc pas seulement qu’il y a autant de pratiques que de modes différents d’objectivation, c’est plus fondamentalement que les pratiques constituent le terrain d’un conflit irréductible.
Équivocité de la « production » et conflictualité des pratiques Que conclure de cette diversité des pratiques, depuis les pratiques discursives jusqu’aux pratiques de soi ? En vérité il ne s’agit nullement d’une simple pluralité. La leçon foucaldienne est fondamentalement celle de l’hétérogénéité des pratiques. Il suffit de comparer la position de Foucault à celle d’Althusser pour s’en convaincre. Car, en dépit d’un « air de famille », l’affirmation de Lire Le Capital selon laquelle « il n’y a pas de pratique en général, mais des pratiques distinctes » – explicitement dirigée contre une 27. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 1538.
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conception dite « égalitariste » de la pratique – sert une thèse qui est aux antipodes de celle de Foucault. Selon la thèse d’Althusser en effet, toutes les pratiques, qu’elles soient économiques, politiques, scientifiques ou idéologiques, auraient en commun d’avoir la même structure, la « structure d’une production28 ». On a affaire à une homologie de structure entre toutes les pratiques différenciées par les niveaux de l’existence sociale dont elles relèvent. Cette homologie est elle-même commandée par le caractère déterminant en dernière instance de la « pratique économique ». Il n’est pas innocent que la définition générale de la pratique donnée dès Pour Marx – « tout processus de transformation d’une matière première donnée déterminée en un produit déterminé, transformation effectuée par un travail humain déterminé, utilisant des moyens (de production) déterminés29 » – emprunte largement à l’analyse des moments simples du procès de travail, effectuée dans le chapitre v de la troisième section du Capital. Marx y distingue trois moments : l’activité adéquate à une fin, l’objet de travail et le moyen de travail30. Il ne faut pas s’y méprendre, la définition d’Althusser n’opère aucunement une réduction directe de toutes les pratiques à la production économique matérielle. Elle permet bien plutôt d’obtenir une conception unitaire de la pratique qui a l’avantage de subsumer toutes les pratiques sous le concept de « production » ou de « travail de transformation ». L’opposition spéculaire de la théorie à « la » pratique, qui induit une conception indifférenciée de la pratique, est révoquée et l’autonomie de la théorie, en tant que pratique spécifique qui est « à elle-même son propre critère », est reconnue, mais c’est au prix d’une certaine homogénéisation des pratiques. Par contraste, le seul concept de pratique que l’on puisse tirer des textes de Foucault se révèle singulièrement faible : une pratique en général ce n’est rien d’autre qu’une « manière de faire31 ». On peut bien sûr ajouter que cela ne va pas sans la poursuite de certains objectifs et la mise en œuvre de certains moyens dans une situation donnée, mais ces indications ne peuvent tenir lieu de « théorie de la pratique en général32 », pas plus qu’il n’y a de place chez Foucault pour une « théorie du sujet en général ». Les pratiques de soi sont bien des manières de faire quelque chose de soi, elles n’en sont pas pour autant des formes de la production en général ni même des formes de la subjectivation en général.
28. Louis Althusser, Étienne Balibar et al., Lire Le Capital, Éditions Maspero, Paris, 1965, tome I, p. 69-70. 29. Louis Althusser, Pour Marx, Éditions Maspero, Paris, 1972, p. 167. 30. Karl Marx, Le Capital. Livre I, PUF, 2006, p. 200. 31. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 819 et p. 841. 32. Pour Althusser, cette théorie s’identifie à la dialectique matérialiste (voir Louis Althusser, Pour Marx, op. cit., p. 169).
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On touche là à un point crucial. Toute la tradition issue de Marx comprend la praxis en général comme « travail » et « production ». On peut certes comprendre la production par la praxis de son propre sujet comme une « subjectivation ». C’est d’ailleurs sans doute là un des effets les plus féconds que la lecture de Foucault produit sur la lecture de Marx, puisqu’il permet de considérer les différentes formes de subjectivation collective produite par la lutte des classes. Il n’empêche que les pratiques de subjectivation, lorsqu’elles sont prises en compte à l’intérieur de cette tradition, sont plus ou moins ramenées au « lit de Procuste » du paradigme de la production. Cela tient très largement à l’équivoque de la notion de « production » chez Marx lui-même. Comme on l’a vu plus haut, la praxis y est « production », c’est-à-dire indissociablement production de nouvelles conditions par transformation des conditions données et autoproduction des acteurs comme nouveaux sujets dans et par leur propre action. Mais s’agit-il vraiment de la même production ? La production de soi qui constitue les individus en sujets est-elle du même ordre que la production des conditions matérielles ? Dans un entretien avec Duccio Trombadori paru en 1980, discutant la phrase de Marx : « L’homme produit l’homme », Foucault s’interroge sur « ce qui doit être produit ». Prenant ses distances avec l’École de Francfort, il précise que cette production ne consiste nullement à retrouver une nature première perdue ou à se réapproprier notre essence, mais à « produire quelque chose qui n’existe pas encore et dont nous ne pouvons savoir ce qu’il sera ». Immédiatement après il ajoute ces lignes : Quant au mot de « produire », je ne suis pas d’accord avec ceux qui entendraient que cette production de l’homme par l’homme se fait comme la production de la valeur, la production de la richesse ou d’un objet d’usage économique ; c’est tout aussi bien la destruction de ce que nous sommes et la création d’une chose totalement autre, d’une totale innovation33.
Dans cette mise au point, il convient d’entendre deux choses qui ne sont pas sans concerner directement la pensée de Marx lui-même. En premier lieu, la production de l’homme par l’homme est la production d’une nouvelle subjectivité, et non une reprise en soi d’une essence aliénée ou une restauration de l’originaire dans son intégrité. Il faut prendre au sérieux le préfixe « pro » qui oriente vers l’« avant » de l’avenir, et non vers le passé, fut-il celui d’une essence. La production de l’homme est une production de soi par soi dont aucune essence ne donne la règle ou le but34. Cette affirmation atteint non seulement l’École de Francfort, mais aussi un certain Marx, celui qui définit, en 1843, l’émancipation « universellement humaine » par la reconduction (Zurückführung) de tous les 33. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 893. 34. Ibid., p. 894.
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De la praxis aux pratiques
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rapports à l’homme lui-même. En second lieu, cette même production est hétérogène à la production de la valeur ou de la richesse matérielle. Or cette deuxième affirmation se soutient du même argument que la première : s’il ne peut y avoir homologie entre production de l’homme et production matérielle, c’est bien parce que la production de l’homme est production de quelque chose de totalement autre, c’est-à-dire création du nouveau par destruction de l’ancien. À l’inverse, la production matérielle obéit à une règle et est ordonnée à une logique qui n’est pas celle de l’« accumulation des hommes », mais celle de l’accumulation de valeur. C’est donc cette dimension de production du nouveau qui interdit tout à la fois de concevoir la production de l’homme comme réappropriation d’une essence et de la rabattre sur la production matérielle. Mais il faut prêter attention à autre chose encore qui transparaît dans la réponse de Foucault : il y est question de « ce qui doit être produit », ou de ce que « nous avons à produire », ce qui indique de toute évidence une tâche éthique et politique. Or, dans la suite de l’entretien, Foucault affirme qu’« au cours de leur histoire les hommes n’ont jamais cessé de se construire eux-mêmes », c’est-à-dire de « se constituer dans une série infinie et multiple de subjectivités différentes » et que ce processus ne prendra jamais fin35. Cette fois, l’accent est mis sur la continuité historique du processus de production de subjectivité : les hommes se sont toujours produits comme subjectivités et continueront indéfiniment de le faire sans qu’on puisse assigner une fin à ce processus. On n’est plus dans l’affirmation de ce qui doit être produit par l’homme, mais dans celle de ce qui a toujours été produit par lui et qui continuera toujours de l’être. Comment articuler ces deux aspects ? En distinguant la production de subjectivité en général, en tant qu’elle est coextensive à toute l’histoire de l’homme, de la tâche éthique et politique de création d’une subjectivité nouvelle, en tant qu’elle ouvre sur un avenir improgrammable. Si l’on convient de nommer « subjectivation » tout processus de constitution du sujet36, on distinguera alors dans les pratiques de subjectivation selon qu’elles sont assujettissantes ou au contraire libératrices. C’est que toute subjectivation ne consiste pas en une autosubjectivation. Toutes les pratiques sont bien à leur manière des modes de subjectivation, mais toutes ne sont pas pour autant des pratiques de liberté. Car la liberté n’est pas pour Foucault une mystérieuse faculté, elle est d’abord et avant tout une pratique réfléchie. De ce point de vue, il en est de la subjectivation chez Foucault comme de la praxis chez Marx.
35. Ibid. 36. Ibid., p. 1525 : « J’appellerai subjectivation le processus par lequel on obtient la constitution d’un sujet. »
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Si la praxis est en tant que telle « révolutionnaire » en un sens large37, dans la mesure où elle transforme les hommes en même temps que les circonstances, toute praxis n’est pas pour autant émancipatrice. Dans les termes de la troisième thèse sur Feuerbach, toute auto-altération de l’homme changeant les circonstances n’est pas en elle-même libératrice. Une conclusion du même ordre vaut pour la subjectivation. Ainsi, la subjectivation néolibérale constitue une production de subjectivité, mais cette production tend précisément à faire de la logique d’accumulation qui caractérise la production de valeur la règle du rapport à soi-même, et donc, en un sens, à homogénéiser pratiquement production de soi et production de valeur. On comprend l’enjeu directement politique, et pas seulement intellectuel, de l’affirmation de l’hétérogénéité des pratiques : il s’agit moins de faire fond sur une « différence ontologique » que de faire échec à l’homogénéisation tendanciellement induite par les pratiques de pouvoir, par des pratiques alternatives de subjectivation. Toute la question est de savoir si l’on peut se satisfaire de la référence à une « totale innovation » pour encourager une subjectivation alternative, d’autant que l’appel à une « invention de soi permanente et illimitée » est un des ressorts du gouvernement néolibéral des conduites. Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, ce gouvernement fait en effet de l’individualisation le moyen de l’homogénéisation des pratiques38. En tout état de cause, la création du nouveau et du tout autre ne peut se penser dans les termes d’une pure « invention de soi », coupée de toute condition. L’invention de soi n’a rien d’une création ex nihilo, contrairement à ce que pensent certains foucaldiens adeptes d’une pure « esthétisation » de soi. Parlant des pratiques de soi, Foucault prend d’ailleurs soin de préciser : elles « ne sont pas néanmoins quelque chose que l’individu invente lui-même. Ce sont des schémas qu’il trouve dans sa culture et qui lui sont proposés, suggérés, imposés par sa culture, sa société et son groupe social39 ». C’est là retrouver l’une des grandes idées de Marx : la praxis ne part jamais de rien, elle a toujours à s’accomplir in situ dans des conditions qu’elle n’a pas elle-même produites, elle est en ce sens toujours conditionnée, et c’est en transformant ce qui la conditionne qu’elle accomplit la production du nouveau. Cela vaut de toute praxis, y compris et surtout quand elle s’affirme comme pratique de liberté. Certes, elle ne peut se contenter d’emprunter ses schémas à telle ou telle culture, mais, 37. Et non pas, bien sûr, au sens étroit où elle n’interviendrait que dans les situations exceptionnelles de crise révolutionnaire. 38. Comme on le voit avec les différents rapports sur la santé publique (rapport d’information du sénateur Milon de 2012, troisième plan Autisme de la ministre Carlotti en 2013), préconisant l’alignement des pratiques psychiatriques sur les pratiques médicales à des fins d’évaluation des praticiens eux-mêmes. 39. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 1538.
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ayant à les subvertir pratiquement, elle ne peut faire qu’elle n’ait pas à en partir. Cependant la question du comment de la subjectivation des pratiques de liberté subsiste. Pour ne pas esquiver cette question on doit à tout le moins indiquer quelle est la rationalité propre aux pratiques de liberté. On voit mal pourquoi seules ces pratiques pourraient s’exercer hors de toute rationalité, comme si la rationalité était par essence du côté du pouvoir et de la normalisation. On ne peut se satisfaire de la seule affirmation selon laquelle l’invention de soi éthique est hétérogène à la production de valeur économique. Le conflit fondamental est en effet intérieur à la production de soi elle-même. Sous peine d’être condamnée à l’ineffectivité d’une posture morale, la reconnaissance de l’hétérogénéité des pratiques doit s’accomplir en reconnaissance de la conflictualité des pratiques de production de soi. Pour le dire dans les mots de Marx, il faut porter la lutte de classes sur le terrain des subjectivités.
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Pouvoir ou domination ? Pouvoir ou exploitation ? Deux fausses alternatives
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Le couple conceptuel pouvoir et exploitation évoque immédiatement la polarité Foucault et Marx. S’il mérite une attention, c’est notamment parce que l’idée selon laquelle il faudrait choisir entre analyse du monde social en termes de pouvoir ou en termes d’exploitation relève d’une fausse évidence qui fournit une bonne illustration de l’évidence trompeuse de la polarité Foucault et Marx, mais aussi de la manière dont elle peut faire obstacle à la lecture de Foucault autant que de Marx. Si par ailleurs le pouvoir et l’exploitation méritent d’être examinés dans leurs rapports à la domination, c’est parce que Foucault n’a pas tant voulu développer une théorie du pouvoir qu’une analyse de différents objets, dont la domination, en termes de pouvoir, tandis que l’analyse marxienne de l’exploitation s’inscrit quant à elle explicitement dans une théorie de la domination. En ce sens, le concept de domination ouvre un terrain d’investigation sur lequel les théorisations foucaldiennes et marxiennes sont susceptibles de s’interroger, voire de s’enrichir mutuellement. C’est sur ce terrain que l’on cherchera, dans un premier temps, à identifier ce qui a pu être dit par Foucault du rapport entre pouvoir et domination, et, dans un deuxième temps, à montrer que Foucault lui-même a fait ressortir l’originalité et l’intérêt de l’approche marxienne de la domination et de l’exploitation. Et ce, contrairement à ce que croient ceux qui s’appuient sur Foucault pour disqualifier les théories de la domination, ou qui pensent que le concept d’exploitation est de ceux, irrécupérables, que le concept de pouvoir permet d’éviter.
Le problème du rapport entre pouvoir et domination chez Foucault Pour fixer les enjeux d’une étude de la manière dont Foucault a pensé les rapports du pouvoir et de la domination, il n’est sans doute pas inutile
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Emmanuel Renault
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de commencer par rappeler que l’analytique foucaldienne du pouvoir a joué un rôle dans la disqualification du concept de domination en théorie sociale, à partir des années 1980. Ce concept a fait l’objet de deux grands types de critiques qui n’ont certes pas toujours été développés à partir de Foucault, mais qui ont trouvé chez Foucault certains de leurs arguments. Une première critique avance que l’idée même de domination enferme les dominés dans une position de victimes impuissantes alors qu’il n’y a pas de relation de pouvoir sans résistance, comme Foucault l’a compris. Une seconde critique souligne que la catégorie de domination tend à dissimuler la complexité interne et l’historicité des positions de dominants et dominés, complexité et historicité que Foucault a également soulignées. On peut déjà répondre à ces critiques sur un plan général. D’une part, il est quelque peu paradoxal de considérer que les idées de domination et de résistance sont incompatibles puisque les traditions politiques qui ont fait usage du concept de domination, de l’anarchisme à certains féminismes en passant par les marxismes, ont presque toujours fait des résistances suscitées par la domination un point de référence. D’autre part, on voit mal pourquoi l’idée même de domination devrait impliquer une conception monolithique et statique des rapports entre dominants et dominés. Que certaines théories sociales aient ainsi conçu la domination est incontestable, mais chez les auteurs qui semblent avoir exercé l’influence la plus profonde sur les connotations de ce concept en théorie sociale, on pense à Marx et Weber40, la domination est bien pensée dans la diversité de ses formes et de ses vecteurs, ainsi que dans son historicité. Foucault, quant à lui, n’a jamais cherché à substituer le concept de pouvoir à celui de domination. Il est indéniable que le sens et la fonction qu’il a donnés au concept de pouvoir ont subi des modifications notables lorsqu’il est passé de l’hypothèse de la guerre civile à la problématique du gouvernement. Néanmoins, dans l’un et l’autre de ces deux modes de problématisation, le concept de pouvoir sert à analyser les ressorts et l’opérativité de la domination41, ainsi qu’à identifier des variations historiques et institutionnelles dans les formes générales de la domination. C’est dans les premières pages de la troisième partie de Surveiller et punir que cette démarche est la plus explicite. Foucault y écrit que « les disciplines sont devenues au cours du xviie et du xviiie siècles des formules générales de 40. Pour une présentation des principes et des enjeux de la sociologie wébérienne de la domination, Voir l’introduction d’Yves Sintomer à l’édition française : Yves Sintomer, « Introduction », in Max Weber, Sociologie de la domination, La Découverte, Paris, 2013, p. 11-39. Sur la théorie marxienne de la domination, nous nous permettons de renvoyer à Emmanuel Renault, « Travail et domination », Marx et la philosophie, Paris, PUF, 2014, chapitre ix. 41. Comme le souligne notamment Thomas Lemke, « “Marx sans guillemets”. Foucault, la gouvernementalité et la critique du néolibéralisme », Actuel Marx, n° 36, septembre 2004, p. 13-26.
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domination42 », avant de préciser qu’elles inscrivent « dans le corps le lien contraignant entre une aptitude majorée et une domination accrue43 ». La question qui se pose n’est donc pas de savoir s’il faut préférer une analyse en termes de pouvoir à une analyse en termes de domination. Mais en quoi consiste au juste une analyse de la domination en termes de pouvoir ? Le corpus foucaldien n’offre aucune réponse complète à cette question. Le concept de pouvoir fait l’objet de définitions hautement élaborées, et il est affirmé à différentes reprises qu’il a pour fonction d’expliquer les rapports de domination ou que son usage doit être coordonné avec une référence à la domination. Mais le concept de domination, quant à lui, qui est pris dans des sens très différents, semble souffrir d’un défaut de théorisation. On trouve chez Foucault au moins quatre manières de penser la domination : dans le premier cas, le concept de domination désigne une stabilisation et une convergence de différentes relations de pouvoir, dans le second cas, une forme particulière de stabilisation et de convergence de ces relations, dans le troisième cas, une dimension du gouvernement, et dans le quatrième cas, un cas limite des relations de pouvoir. Le premier modèle trouve une formulation claire dans l’entretien avec Jacques Rancière pour les Révoltes logiques (1977), lorsque Foucault écrit que « l’entrecroisement des relations de pouvoir dessine des faits généraux de domination, que cette domination s’organise en stratégie plus ou moins cohérente et unitaire44 ». D’une part, la domination apparaît ici comme ce qui est à expliquer et non ce qui sert à expliquer. D’autre part, elle est d’emblée conçue dans la diversité de ses formes, diversité qui implique notamment que l’on puisse occuper tantôt des positions de dominants, tantôt des positions de dominés. Enfin, la domination est ce qu’il faut décrire à partir de la multiplicité des résistances qu’elle suscite, c’est-à-dire de la multiplicité des gradations entre « dominants » et « dominés » : ces derniers, sont plus ou moins dominés suivant qu’ils résistent plus ou moins. Décrire la domination à partir de la multiplicité des résistances et à partir de la manière dont elle s’adapte à ces résistances ne conduit pas à récuser toute pertinence à l’idée d’une lutte générale contre les différentes formes de la domination, mais plutôt à penser autrement les stratégies d’ensemble d’une telle lutte. C’est en ce sens que Foucault ajoute : « Il ne faut donc pas se donner un fait premier et massif de domination (une structure binaire avec d’un côté les “dominants” et de l’autre, les “dominés”), mais plutôt une production multiforme de
42. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, p. 161. 43. Ibid., p. 162. 44. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 1994, tome III, p. 425.
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rapports de domination qui sont partiellement intégrables à des stratégies d’ensemble45. » Dans le deuxième modèle, le concept de domination ne désigne plus la convergence et la stabilisation des rapports de pouvoir en général, mais l’une de ses formes particulières. Le concept de domination prend ce nouveau sens lorsque l’article « Le sujet et le pouvoir » (1982) distingue trois types de luttes : les luttes contre des « formes de domination (éthiques, sociales et religieuses) », les luttes contre les « formes d’exploitation », et les « luttes contre l’assujettissement46 ». Elles s’entrecroiseraient toujours, mais le premier modèle aurait prédominé à l’époque des luttes contre les institutions féodales, le second au xixe siècle, alors que les luttes contre l’assujettissement prédomineraient aujourd’hui. Puisque Foucault ne semble pas avoir repris cette chronologie par la suite, il convient sans doute de ne pas lui accorder trop d’importance. Relevons simplement qu’elle contredit l’une de ses idées forces à l’époque de Surveiller et punir : s’il faut penser la domination en général, et l’exploitation en particulier, en termes d’assujettissement (comme y invitent les problématiques des « corps dociles » et de la normalisation des conduites), on voit mal pourquoi il faudrait opposer domination et exploitation d’un côté, et assujettissement de l’autre. Le troisième modèle consiste à concevoir le gouvernement comme un équilibre entre d’une part, ce que Foucault appelle des « techniques de domination », ou des techniques de coercition, et d’autre part, des « techniques de soi ». Dans les transcriptions des conférences de Darmouth (1980), publiées dans Political Theory en 1993, on peut lire : Il faut prendre en considération les interactions entre ces deux types de techniques – les techniques de domination et les techniques de soi. Il faut prendre en considération les points où les techniques de domination des individus les uns par les autres ont recours à des procédures par lesquelles l’individu agit sur luimême. Et, à l’inverse, il faut prendre en considération les points où les techniques de domination des individus les uns par les autres ont recours à des procédures par lesquelles les individus agissent sur eux-mêmes47.
Ici encore, le sens conféré au terme « domination » peut susciter l’interrogation. Pourquoi opposer domination et techniques de soi plutôt que de considérer que les techniques coercitives et les techniques de soi peuvent 45. Ibid., p 425. On trouve ces mêmes thèmes dans l’entretien pour Rouge. Voir : « Entretien inédit entre Michel Foucault et quatre militants de la LCR, membres de la rubrique culturelle du journal quotidien Rouge », juillet 1977. Consultable en ligne : 46. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome IV, p. 227-228. 47. Cité par Thomas Lemke, « “Marx sans guillemets”. Foucault, la gouvernementalité et la critique du néolibéralisme », op. cit., p. 20. Les conférences sont disponibles depuis peu dans Michel Foucault, L’Origine de l’herméneutique de soi. Conférences prononcées à Dartmouth College (1980), Vrin, Paris, 2013.
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Pour prendre un exemple, sans doute très schématique, dans la structure conjugale traditionnelle de la société du xviiie et du xixe siècle, on ne peut pas dire qu’il n’y avait que le pouvoir de l’homme : la femme pouvait faire tout un état de choses : le tromper, lui soutirer de l’argent, se refuser sexuellement. Elle subissait cependant un état de domination, dans la mesure où tout cela n’était finalement qu’un certain nombre de ruses qui n’arrivaient jamais à renverser la situation49.
Quelques pages plus loin, Foucault ajoute : Je crois que toutes ces notions-là [pouvoir et domination] ont été mal définies et on ne sait pas trop bien de quoi on parle. Moi-même je ne suis pas sûr, quand j’ai commencé à m’intéresser à ce problème du pouvoir, d’en avoir parlé très clairement ni d’avoir employé les mots qu’il fallait. Maintenant, j’ai une vision beaucoup plus claire de tout cela ; il me semble qu’il faut distinguer des relations de pouvoir comme jeux stratégiques entre des libertés […] et les états de domination […]. Et, entre les deux, vous avez les technologies gouvernementales en donnant à ce terme un sens large.50
Ce quatrième modèle lui aussi pose un certain nombre de problèmes. En faisant ici des états de domination la forme limite des relations de pouvoir, Foucault semble considérer que son analyse du pouvoir ne vaut pleinement que pour les « jeux stratégiques entre libertés » et les « technologies gouvernementales », et qu’elle ne peut complètement expliquer les relations de pouvoir stabilisées. Or, on peut considérer que cette explication importe au plus haut point aussi bien du point de vue de la théorie sociale que de la lutte politique. Du point de vue de la théorie sociale – comme 48. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), tome IV, p. 720. 49. Ibid., p. 720-721. 50. Ibid., p. 729.
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constituer des facteurs combinés de domination ? Une chose est d’affirmer que les techniques de soi ne sont pas toujours des facteurs de domination et qu’elles sont irréductibles à des techniques de coercition même lorsqu’elles constituent des facteurs de domination, autre chose est d’introduire la question de la domination comme une question indépendante de celle des techniques de soi. Le quatrième modèle, présenté comme définitif, est élaboré dans l’entretien « L’éthique du souci de soi comme pratique de liberté » (1984). Foucault y définit les « états de domination » comme la forme limite des relations de pouvoir. Alors que ces dernières sont « mobiles, réversibles et instables », et qu’elles ouvrent « forcément des possibilités de résistance », les « états de domination », quant à eux, se caractérisent par une stabilité, une réversibilité et une quasi-impossibilité de résistance48. Les états de domination apparaissent pour ainsi dire comme une objection à la définition du pouvoir, une objection illustrée par un stade dépassé de la domination masculine.
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l’avait expliqué Weber, que Foucault suit lorsqu’il analyse les rapports de domination en termes de stabilisation des rapports de pouvoir – ce ne sont pas les relations de « pouvoir » (Macht) réversibles entre individus qui organisent la vie sociale mais les relations de pouvoir stabilisées qu’il désignait par le terme de « domination » (Herrschaft). C’est en ce sens qu’il faisait du concept de pouvoir un « concept sociologiquement amorphe51 ». L’un des enjeux de cette distinction est qu’elle permet de rendre compte du fait que des facteurs spécifiques expliquent qu’une domination puisse susciter des résistances ou non, être transformée par ces résistances ou non. Il n’est plus possible d’en rendre compte si l’on pose en principe que tout pouvoir produit des résistances en raison de la « rétivité du vouloir » et de l’« intransivité de la liberté » (comme « Le sujet et le pouvoir » semble le suggérer52), ou si l’on pose en principe que le concept de domination désigne des relations de pouvoir qui ne peuvent plus être affectées par les résistances qu’elles suscitent. Du point de vue politique, le modèle ultime n’est pas moins problématique. Une première difficulté tient au fait que l’on peut penser que la lutte politique ne comporte de véritables enjeux qu’à partir du moment où les pouvoirs résistent aux résistances qu’ils suscitent. À l’époque où Foucault faisait du « sérieux de la lutte » un argument philosophique, comme dans La Société punitive53, il voyait bien dans sa théorie du pouvoir un moyen d’analyser la domination au lieu de voir dans la domination le cas limite où cette théorie ne s’applique plus complètement. Une deuxième difficulté apparaît dans le traitement de l’exemple illustrant la distinction entre relations de pouvoir et états de domination. En affirmant que l’état de domination propre aux rapports sociaux sexués appartient au passé, Foucault semble être conduit à l’une ou à l’autre de ces ceux positions problématiques : soit la domination masculine appartient au passé (position politiquement problématique), ou bien elle subsiste mais sous une forme atténuée qui ne peut plus être désignée sous le concept d’« état de domination » (position qui semble ou bien politiquement problématique, en ce qu’elle euphémise un rapport social de domination, ou bien théoriquement problématique, en ce qu’elle présuppose une distinction indécidable entre « domination » et « état de domination »).
51. Max Weber, Économie et société, Pocket, Paris, 1995, tome I, p. 95. Ce qu’il entend par Macht, lorsqu’il distingue Macht et Herrschaft, renvoie à ce que Foucault pense sous le concept de pouvoir. Si les traducteurs d’Économie et société rendent « Macht » par « puissance », Isabelle Kalinowski le traduit par « pouvoir » dans Sociologie de la domination, à juste titre nous semblet-il (voir Max Weber, La Domination, La Découverte, Paris, 2014). 52. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome IV, p. 238. 53. Michel Foucault, La Société punitive, Gallimard, Paris, 2014, p. 168.
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Comment expliquer ces revirements dans la manière d’associer pouvoir et domination ? Puisqu’ils définissent des options inconciliables, à quel modèle s’en remettre ? C’est sans doute dans l’analyse des cycles de la confrontation de Foucault avec Marx que la première de ces deux questions trouve sa réponse54. À l’époque de La Société punitive et de Surveiller et punir, l’enjeu était de proposer une analyse de la domination de classe et de la lutte des classes alternative à celles que les marxismes proposaient. L’analyse de la domination en termes de pouvoir constituait alors un objectif fondamental. En poursuivant cet objectif, sous l’inspiration de Weber, Foucault pouvait s’appuyer sur un concept de domination dont le sens était fixé par le contexte marxiste de la discussion. Une fois abandonnée l’hypothèse de la guerre civile (c’est-à-dire le paradigme de la lutte des classes55) pour la problématique du gouvernement, l’analyse de la domination cessait d’être un enjeu fondamental en même temps que le sens du concept devenait problématique et qu’il fallait chercher des conceptions substitutives dont on a vu qu’elles furent résolument idiosyncrasiques. L’analyse de la domination en termes de pouvoir cessait d’être déterminante parce que les objectifs politiques n’étaient plus définis par la lutte contre la domination mais par la question suivante : comment être gouverné le moins possible56 ? Et dès lors, soit la domination était conçue comme un moment du gouver54. Pour une analyse de ces cycles, voir Étienne Balibar, « Foucault et Marx. L’enjeu du nominalisme », in La Crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Galilée, Paris, 1997, p. 281-303. Dans ce qui suit, nous suivons plus spécifiquement la manière dont la question des « cycles du règlement de compte avec Marx » a été abordée dans l’intervention d’Étienne Balibar, « L’anti-Marx de Michel Foucault » du chapitre 6 du présent ouvrage. 55. Contrairement à ce qu’on peut lire chez certains, l’hypothèse de la guerre civile n’est pas une hypothèse nietzschéenne dirigée contre Marx. Foucault n’ignorait pas que Marx parle de la lutte de classe comme une guerre civile larvée toujours susceptible de se transformer en guerre civile ouverte (voir sur ce point « L’entretien inédit entre Michel Foucault et quatre militants de la LCR, membres de la rubrique culturelle du journal quotidien Rouge », consultable en ligne : ). Il ne faut pas non plus oublier que l’hypothèse de la guerre civile était celle du marxisme politique qu’il côtoyait dans les luttes de l’époque, celui qui affirmait que mai-juin 1968, en tant que « répétition générale », ouvrait une période de « guerre civile », dans un contexte où l’idée de politique révolutionnaire était associée de différentes manières aux idées de lutte armée et de guérillas. Sur ce point, Voir Jean-Claude Zancarini, « Foucault et les années 1968 », consultable en ligne : , et Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, « Sortir de la bibliothèque ? (Essai de cartographie d’un des territoires de Michel Foucault) », Astérion, juillet 2010, consultable en ligne : . Une étude des emprunts de Foucault au marxisme politique des luttes de l’époque reste à faire, tout particulièrement concernant la manière dont le maoïsme mettait en avant le « sérieux de la lutte », la diversité et la spécificité des fronts de la lutte (dans une suite et victoires et de défaites), la nécessité d’enquêtes sur les conditions spécifiques des luttes, le rôle positif que peut jouer le lumpen proletariat, le fait qu’on a raison de se révolter, etc. 56. Voir la conférence de Michel Foucault, « Qu’est-ce que la critique ?», à la Société française de Philosophie le 27 mai 1978 et publiée en français dans le Bulletin de la société française de philosophie, 84, 2, t. LXXXIV, 1990.
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nement (troisième modèle), ce qui conduisait au résultat paradoxal que les pratiques de liberté devaient être pensées dans l’espace de la domination ou comme une moindre domination, soit les pratiques de la liberté étaient au contraire pensées à côté de la domination (quatrième modèle), ce qui conduisait au résultat paradoxal que la résistance au pouvoir ne pouvait plus être conçue de la même manière que la résistance à la domination. Si l’on prend au sérieux l’articulation du pouvoir et de la domination, on sera donc tenté de considérer que c’est lorsque Foucault pensait le pouvoir sous l’hypothèse de la guerre civile qu’il a élaboré les positions les moins problématiques, et en ce sens les plus satisfaisantes. Dans ce modèle initial, le pouvoir est défini comme « une manière de mener la guerre civile57 ». Il s’agit en fait de déterminer comment les rapports de pouvoir peuvent converger et se stabiliser sous la forme de rapports de domination et comment ces derniers peuvent être déstabilisés dans la lutte. La conflictualité sociale s’organise autour de la domination sociale, des résistances qu’elle suscite et qu’elle s’efforce de contenir. Dans La Société punitive, Foucault pense la domination sociale en référence à une domination de classe décrite en termes de « surpouvoir58 ». Il souligne les enjeux de la protection de la propriété privée et de la normalisation de la force de travail (indissociable d’une transformation du temps de vie en temps de travail), et il esquisse une analyse des mécanismes de pouvoir spécifiques qui permettent de contrôler la dépense de la force de travail sur les lieux de travail (analyse développée dans Surveiller et punir)59. Si l’on accepte de désigner le contrôle de la dépense de la force de travail sur les lieux de travail par le concept d’exploitation, on arrivera donc à l’idée que la manière la plus convaincante par laquelle Foucault a tenté de penser le rapport du pouvoir et de la domination s’inscrivait dans un cadre théorique où le sens du concept de domination était fixé par des concepts comme ceux de la domination de classe et de l’exploitation, même si le concept de domination était par ailleurs pris en un sens plus large que celui de la domination de la classe et de l’exploitation. Que Foucault se soit situé sur un terrain proche de Marx à cette époque est une évidence60. Que la manière dont il a posé les problèmes permette 57. Michel Foucault, La Société punitive, p. 233. 58. Ibid., p. 232. 59. Stéphane Legrand avait attiré l’attention sur ces questions centrales dans La société punitive dès son article. Voir Stéphane Legrand, « Le marxisme oublié de Foucault », Actuel Marx, n° 36, février 2004, p. 27-43. Voir également Stéphane Legrand, Les Normes chez Foucault, PUF, Paris, 2007. 60. Ce qui ne signifie ni que Foucault n’a plus fait usage de Marx ultérieurement, ni même que les problématiques marxiennes de la domination et de l’exploitation n’ont plus joué ensuite aucun rôle, comme l’a souligné notamment Roberto Nigro, « Quelques remarques sur les enjeux d’une confrontation entre Foucault et Marx », Cahiers de l’Herne, « Michel Foucault », Paris,
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également de faire ressortir certaines des spécificités de l’approche marxienne de la domination et de l’exploitation, a peut-être été moins souvent remarqué.
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À l’époque où elles ont été formulées et où elles se sont imposées, les critiques de la domination, mentionnées au début de l’article, visaient en partie Marx et elles s’expliquaient en partie par les transformations du statut des références théoriques et politiques à Marx : la disqualification du signifiant « domination », dont nous subissons encore les effets, résulte, pour une part au moins, de la disqualification du signifiant « Marx ». Il s’agit en fait d’un phénomène paradoxal car dans les années 1970, époque où ce dernier signifiant n’était pas encore disqualifié, aussi bien dans le camp bourdieusien61 que chez ceux qui s’inspiraient d’Habermas62, on reprochait à Marx d’être incapable de rendre compte de la complexité des mécanismes de la domination de classe, et de l’avoir réduite à tort à l’idéologie et à l’exploitation. On ne critiquait donc pas le concept de domination parce qu’il condamnait aux impasses théoriques et politiques propres au marxisme, mais on critiquait Marx parce qu’il faisait obstacle à l’élaboration d’une véritable théorie de la domination. À l’inverse, chez certains défenseurs de Marx, comme aujourd’hui chez Postone 63 et les théoriciens de la critique de la valeur, on conteste également que Marx soit un théoricien de la domination de classe. Le concept de domination de classe ne ferait qu’élever à l’échelle collective le modèle de la subordination personnelle entre individus alors que le mérite principal de Marx serait d’avoir montré que le propre du capitalisme tient à des formes de domination impersonnelles. La domination de la valeur comme abstraction réelle s’exercerait indifféremment sur tous les groupes sociaux et dans tous les espaces sociaux. Il en résulterait notamment que l’exploitation, c’est2011, p. 143-148 ; Roberto Nigro, « Foucault lecteur et critique de Marx », in Jacques Bidet and Eustache Kouvélakis (dir.), Dictionnaire Marx contemporain, PUF, Paris, 2001, p. 433-446. 61. Pour une étude systématique des critiques adressées à Marx par Bourdieu, voir Éric Gilles, « Marx dans l’œuvre de Bourdieu. Approbations fréquentes, oppositions radicales », Actuel Marx, n° 57, février 2014, p. 147-163. 62. Voir la traduction de l’ouvrage de Trent Schroyer, Critique de la domination. Origine et développement de la théorie critique, Payot, Paris, 1980, dont les idées entraient en France en écho avec celles de Lefort et de Clastres, comme on le voit par exemple chez Michel Abensour qui soutenait que l’intérêt de l’École de Francfort tenait à la substitution du paradigme de la domination au paradigme de l’exploitation, substitution qui rend possible une théorie critique de la politique (voir Michel Abensour, « La théorie critique, une pensée de l’exil ? », Archives de philosophie, volume 45, 1982, p. 179-200). 63. Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Fayard, Paris, 2009.
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Le problème du rapport entre domination et exploitation chez Marx
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à-dire l’appropriation d’un surtravail sur les lieux de travail, ne mériterait aucune attention spécifique. Le sens des concepts de domination et d’exploitation, ainsi que le rapport qu’ils entretiennent chez Marx, a donc donné lieu aux interprétations les plus divergentes. Si l’on cherchait à situer Foucault dans l’espace de ces polémiques, on pourrait lui faire jouer deux rôles opposés. Premièrement, on pourrait s’appuyer sur les textes qui soutiennent, en visant sans doute le marxisme (et surtout celui d’Althusser64) plutôt que Marx, que le pouvoir ne se possède pas mais s’exerce, se joue et se risque, qu’il n’est pas localisé dans un appareil d’État mais qu’il parcourt l’ensemble du corps social, qu’il n’est pas ce qui permet de maintenir ou de reproduire un mode de production mais qu’il est constitutif de ce mode de production qu’il ne produit pas seulement de l’idéologie dans l’ordre de la connaissance mais aussi du savoir65. On pourrait alors présenter Foucault comme développant une critique de Marx analogue à celle que l’on trouvait à l’époque chez Bourdieu et Habermas66 : Marx aurait eu trop tendance à réduire la question de la domination à celle du pouvoir répressif d’État et à l’idéologie, et il aurait adopté un modèle trop fonctionnaliste de la domination en y voyant seulement ce qui permet d’entretenir et de reproduire l’exploitation. Si l’on s’appuyait au contraire sur des textes comme la conférence « Les mailles du pouvoir » (1976) on devrait situer Foucault dans le camp opposé. Il y souligne que l’intérêt de l’analyse du pouvoir proposée par Marx est triple67. Premièrement, cet intérêt tient au fait que le Capital décrit une 64. Comme l’ont souligné Julien Pallotta, dans sa contribution au présent ouvrage, et Étienne Balibar, dans sa contribution déjà citée (voir Julien Pallotta, « L’effet Althusser sur Foucault. De la société punitive à la théorie de la reproduction », au chapitre 9 du présent ouvrage ; Étienne Balibar, « L’anti-Marx de Michel Foucault » au chapitre 6 du présent ouvrage). 65. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 231-237 ; Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, p. 31-33 ; La Volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976, p. 121-129. 66. Il arrive d’ailleurs à Foucault de se référer explicitement à la conception habermassienne de la domination, comme dans « Le sujet et le pouvoir » (voir Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit.). Il y rapproche sa conception du « “bloc” de capacité-communication-pouvoir » de la distinction habermassienne « domination, communication, activité finalisée » qu’il interprète comme « trois transcendantaux » (Ibid., p. 234). Si l’on a surtout retenu l’hostilité de Foucault à Habermas, il écrivait pourtant, dans « L’Éthique du souci de soi comme pratique de liberté » : « Je m’intéresse bien à ce que fait Habermas, je sais qu’il n’est pas du tout d’accord avec ce que je dis – moi je suis un peu plus d’accord avec ce qu’il dit. » (Ibid., p. 726). Plus généralement, on peut penser que sa proximité distanciée avec le marxisme le rapprochait du marxisme critique de l’École de Francfort ; Voir sur ce point Emmanuel Renault, « Foucault et l’École de Francfort », in Yves Cusset, Stéphane Haber (dir.), Habermas et Foucault. Parcours croisés, confrontations critiques, CNRS Éditions, Paris, 2006, p. 55-68. 67. Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome IV, p. 86-189. On remarquera que Foucault parle à différentes reprises du Livre II dans ce développement, alors qu’il s’agit manifestement des chapitres du Livre I consacrés à la journée de travail, à la transformation de la manufacture en grande industrie, et au salaire. Le fait qu’il ait manifestement confondu le deuxième tome du Livre I, des éditions sociales, avec le Livre II, prouve qu’il n’était pas un
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hétérogénéité des rapports de pouvoir en opposant le fonctionnement du pouvoir juridico-politique et les processus à l’œuvre sur le lieu de production. Deuxièmement, cet intérêt tient à la manière dont le Capital analyse la diversité des mécanismes de pouvoir qui sont à l’œuvre sur le lieu de travail – ce qui revient à dire que Marx a pensé les rapports de production comme des rapports de pouvoir, que le pouvoir est constitutif du mode de production et qu’il n’intervient donc pas seulement dans sa conservation et sa reproduction. Troisièmement, cet intérêt tient à la manière dont le Capital étudie l’histoire de ces mécanismes de pouvoir, une histoire qui s’y explique notamment par la nécessité de répondre à la résistance ouvrière. Insistons sur le fait que cette lecture du Capital par Foucault est pertinente, et qu’elle trouve différentes confirmations dans les recherches marxologiques concernant la différence entre les problématiques de la valeur et de l’exploitation d’une part, et l’importance de la théorisation de la lutte des classes d’autre part68. Cette lecture foucaldienne de Marx offre donc une bonne réponse aux critiques portant sur l’aspect trop peu différencié et trop fonctionnaliste de la théorie marxienne de la domination. Elle constitue également un antidote efficace aux interprétations qui voient la grandeur de Marx dans le fait qu’il réduise la domination à une logique univoque, celle de la valeur, qui traverserait toutes les institutions et n’offrirait de prise à aucune résistance. Sans doute constitue-t-elle également un correctif utile aux discours qui, aujourd’hui, réduisent le néolibéralisme à la gouvernementalité néolibérale considérée en général, sans entrer dans l’analyse de la diversité des mécanismes de pouvoir, et notamment des différents mécanismes qui commandent l’exploitation sur les lieux de travail, et sans accorder d’importance aux différentes résistances que ces mécanismes peuvent susciter. Foucault a eu raison de souligner le caractère différencié et historicisé des analyses marxiennes de la domination et de l’exploitation, et l’on pourrait ajouter que l’intérêt de ces analyses tient au fait qu’elles sont plus différenciées encore que ce qu’il a lui-même perçu. En effet, Marx a pensé la domination de classe à deux échelles distinctes, celle du rapport social de domination, et celle des rapports de pouvoir sur le lieu de tragrand lecteur du Capital. Mais il en avait néanmoins une bonne connaissance, nourrie par les discussions avec ses collègues de Vincennes, et notamment par plusieurs entretiens spécialement consacrés à la question avec Yves Duroux (communication personnelle de ce dernier). Voir au chapitre 4 du présent ouvrage, sur ce point, Rudy Leonelli, « Foucault lecteur du Capital ». 68. Sur ces deux points, voir par exemple Étienne Balibar, « Plus-value et classes sociales. Contribution à la critique de l’économie politique », Cinq études du matérialisme historique, Maspero, Paris, 1974, p. 105-192 ; Jacques Bidet, « Misère dans la philosophie marxiste, Moishe Postone lecteur du Capital », consultable en ligne : ; Emmanuel Renault, « Critique du marché », in Marx et la philosophie, PUF, Paris, 2014, chapitre x.
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Pouvoir ou domination ? Pouvoir ou exploitation ?…
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vail, et dans les deux cas, il a pensé la domination à différents niveaux69. L’intérêt de l’approche marxienne de la domination est déjà d’avoir pensé la domination comme un rapport social de classe, en d’autres termes, d’avoir introduit la problématique des rapports sociaux de domination70. Son intérêt est en outre que ce rapport social de domination est analysé à quatre niveaux différents : premièrement, celui du contrôle de l’appareil d’État, deuxièmement, celui des effets des formes de légitimation de la domination (ou idéologie), troisièmement, celui des formes d’assujettissement des individus aux positions de dominants ou dominés qui sont définis par ce rapport social, et quatrièmement, celui des fonctionnements institutionnels qui participent à la reproduction de ce rapport social (comme par exemple les mécanismes impersonnels du marché qui conduisent le salarié à devoir toujours de nouveau vendre sa force de travail pour assurer sa subsistance). L’idée de domination de classe chez Marx combine ces différents facteurs de domination qui sont loin d’être homogènes et dont les effets sont susceptibles de se contredire. Ainsi, si l’on en croit le Capital, les mécanismes impersonnels attachant les travailleurs au salariat par une contrainte apparemment irrésistible qui semble « briser toute résistance71 » sont aussi ceux qui les maintiennent dans une misère qui, d’une part contribue à saper les légitimations idéologiques, et d’autre part est une source de révolte et de résistance à la domination. C’est en ce sens que Marx affirme que la « loi générale de l’accumulation capitaliste », celle de la production de la « surpopulation relative », est aussi celle du « caractère antagonique72 », et non pas seulement contradictoire, de la production capitaliste. Elle suscite ainsi la « colère d’une classe ouvrière en constante augmentation, formée, unifiée, et organisée par le mécanisme même du procès de production capitaliste73 ». C’est encore en ce sens qu’il peut affirmer que le prolétaire, contrairement au bourgeois, occupe une position sociale qui le soustrait partiellement aux processus d’assujettissement qu’il subit par ailleurs74. On peut donc dire qu’à cette première échelle d’analyse, macrosociale, où la domination est 69. Nous avons développé ces différents points dans notre Marx et la philosophie (voir Emmanuel Renault, « Travail et domination », in Marx et la philosophie, op. cit., chapitre ix). 70. Rapports sociaux de domination dont le féminisme matérialiste (voir par exemple l’ouvrage collectif coordonné par Annie Bidet, Les Rapports sociaux de sexe, PUF, Paris, 2010) aussi bien que le postmarxisme (voir par exemple l’ouvrage d’Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, La Découverte, Paris, 1988) ont souligné qu’ils ne pouvaient pas être réduits aux rapports de classes. 71. Karl Marx, Le Capital, PUF, Paris, 1993, p. 829. 72. Ibid., p. 724-725, 738. 73. Ibid., p. 856. 74. Karl Marx, Le Chapitre VI. Manuscrits de 1863-1867, Éditions sociales, Paris, 2010, p. 132 : « Le travailleur se tient d’emblée au-dessus du capitaliste, puisque ce dernier est enraciné dans ce procès d’aliénation et trouve en lui son absolue satisfaction, tandis que le travailleur,
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conçue comme un rapport social reproduit par des facteurs idéologiques et des mécanismes socioéconomiques, la domination est bien pensée dans la diversité de ses facteurs et du point de vue des résistances qui peuvent la remettre en cause. La théorie de l’exploitation met en lumière que la domination de classe dépend, en outre, de mécanismes de pouvoir spécifiques s’exerçant dans une institution particulière et qu’il convient d’analyser à l’échelle microsociale. Dans les chapitres consacrés dans le Capital à la journée de travail, à la grande industrie et au salaire, on voit que le contrôle de la dépense de la force de travail dépend d’une technique disciplinaire et de différents facteurs techniques et organisationnels destinés à assurer une emprise aussi grande que possible sur le temps de travail75. On comprend également qu’ils suscitent une mobilisation du savoir scientifique, sous la forme de la technologie, qui est l’origine d’un développement sans précédent du savoir scientifique, comme l’avaient souligné les Grundrisse76. Si les effets de la domination sur la connaissance prenaient effectivement la forme de l’idéologie lorsque la domination était envisagée comme rapport social, ils prennent maintenant la forme d’une production de savoir. Dans le chapitre sur le salaire, on comprend en outre que le contrôle de la dépense de la force de travail passe également par l’imposition de techniques de soi dans la mesure où le salaire aux pièces implique une forme d’auto-exploitation77, c’est-à-dire un type de conduite dans laquelle le salarié s’emploie lui-même à se soumettre aux normes de l’institution à laquelle il est attaché malgré lui. De nouveau, dans ces chapitres, on constate que différents facteurs de domination produisent des effets différenciés qui, combinés avec les effets des mécanismes macrosociaux, sont susceptibles de renforcer ou de contrarier l’assujettissement, de renforcer ou de contrarier les résistances. On voit également que ces résistances nourrissent des luttes collectives qui sont à leur tour à l’origine d’innovations disciplinaires, techniques et organisationnelles. C’est en ce sens que Marx peut affirmer, dans une tonalité rétrospectivement foucaldienne, que « le capital est constamment en lutte contre l’insubordination des travailleurs78 » et qu’« on pourrait écrire toute une histoire des inventions, depuis 1830, qui n’ont vu le jour que comme armes de guerre du capital contre les émeutes ouvrières79 ». parce qu’il en est la victime, se trouve d’emblée à l’inverse dans un rapport de rébellion et le perçoit comme un processus d’asservissement (Knechtungsprocess) ». 75. Karl Marx, Le Capital, p. 470-479. 76. Karl Marx, Principes d’une critique de l’économie politique (Ébauche, 1857-1858). Œuvres, Gallimard, Paris, 1968, tome II, p. 252 77. Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 620 : « L’exploitation des travailleurs par le capital se réalise ici au moyen de l’exploitation du travail par le travailleur. » 78. Ibid., p. 414. 79. Ibid., p. 489.
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Pouvoir ou domination ? Pouvoir ou exploitation ?…
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80. Ibid., p. 563.
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Ces innovations suscitent à leur tour des transformations des formes de résistances au pouvoir, elles contribuent à détruire « toutes les formes archaïques et les formes de transition derrière lesquelles se cache encore en partie la domination du capital, pour les remplacer par sa domination franche et directe. Elle généralise par là même le combat direct contre cette domination80 ». De tout cela résulte non seulement que Foucault a eu raison de souligner le caractère différencié et historicisé de l’analyse marxienne du pouvoir et de la domination, et que sur ce point au moins, les critiques de Marx qui voudraient se fonder sur Foucault rateraient leur cible. Foucault a sans doute sous-estimé le caractère différencié et historicisé des analyses marxiennes de la domination, mais cela, il aurait été difficile de le percevoir avant d’avoir lu Foucault.
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Capitalisme et gouvernement des circulations
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Envisager le temps présent en termes d’extension et d’intensification des circulations est aujourd’hui un lieu commun. Pourtant, une telle caractérisation ne résiste guère à l’examen. La multiplication, depuis plusieurs décennies, des mobilités de capitaux, de données, d’informations, de biens et de personnes ne va pas sans la production parallèle de nouvelles frontières plus ou moins visibles, rigides et instituées. La société contemporaine n’a rien de fluide ou de « liquide » et l’espace qu’elle configure ne peut pas être pensé comme lisse et sans coutures. De ce constat contrasté vient sans doute l’ambivalence fréquente des revendications autour des circulations : ceux qui sont favorables à la mobilité sans entraves des personnes promeuvent plus rarement la libre circulation des capitaux ou des marchandises. Or, le discours politique sur les circulations offre un terrain fécond d’observation des idéologies. Bien que ce thème des mobilités ne figure pas tel quel au centre de leur œuvre, Marx et Foucault en ont proposé une approche originale, articulée d’emblée, pour chacun d’entre eux, à une réflexion critique sur le capitalisme. Une lecture croisée des deux théoriciens à ce sujet permet d’ailleurs de mieux analyser la relation en apparence paradoxale dont nous sommes les témoins, entre une généralisation croissante de la mise en mouvement, d’un côté, et la production continue de nouvelles barrières et de mécanismes de relégation, de l’autre1. Lire sous cet angle spécifique les textes de Marx et de Foucault trouve une autre justification dans l’usage partagé qu’ils font du corpus des physiocrates, dont plusieurs éléments traitent des manières de concevoir et de contrôler les circulations dans l’économie. Parmi les quelques auteurs 1. Pour une autre approche de cette question, voir Claudia Aradau, Tobias Blanke, « Governing circulation. A critique of the biopolitics of security » in Miguel Larrinaga, Marc G. Doucet (dir.), Security and Global Governmentality. Globalization, Governance and the State, Routledge, Londres, 2010, p. 44-59.
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Laurent Jeanpierre
Marx & Foucault
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dont le commentaire est à la fois mobilisé dans l’œuvre du révolutionnaire allemand et dans celle du philosophe français, on trouve, à côté des noms de Quesnay ou de Du Pont de Nemours, celui de Guillaume-François Le Trosne (1728-1760), un juriste et économiste français qui problématisait notamment les circulations humaines et commerciales. Foucault propose dans La Société punitive une interprétation de son Mémoire sur les vagabonds et les mendiants (1764), tandis que Marx revient dans plusieurs passages du Livre I du Capital, sur un écrit du même auteur intitulé De l’intérêt social par rapport à la valeur, à la circulation, à l’industrie et au commerce intérieur et extérieur (1777). Déjà présente dans Les Mots et les Choses, la référence aux physiocrates revient dans Sécurité, territoire, population, le cours prononcé au Collège de France en 1977-1978, à nouveau autour de la question des circulations, mais des circulations de marchandises cette fois, et avec une mention de deux autres ouvrages de Le Trosne : le Discours sur l’état actuel de la magistrature et sur les causes de sa décadence (1764) et l’opuscule intitulé La Liberté [du commerce] des grains toujours utile et jamais nuisible (1765). L’usage de ces textes représente par conséquent un terrain accessible et circonscrit pour une confrontation entre Marx et Foucault. On admettra au préalable que le thème de la mobilité n’est pas central dans leurs œuvres respectives. Et lorsqu’il est abordé, ce n’est pas toujours derrière le vocable unifié de « circulations » qui est employé ici. Chez Marx, ce dernier terme désigne, comme on sait, un processus complexe, le mouvement d’ensemble du capital plutôt qu’une somme diversifiée de déplacements empiriquement observables2. Dans ce contexte théorique, l’intérêt que Marx porte aux physiocrates tient notamment au fait qu’ils auraient anticipé, à travers le concept de « circuit » économique, l’idée que le capital n’est pas seulement une entité fixe et stockable, en localisant en même temps la source de la plus-value dans la production plutôt que dans l’échange. Mais on trouve chez Marx d’autres notations sur les phénomènes de circulations, compris en un sens large, compatible alors avec la manière dont Foucault aborde le sujet. La thématique des circulations de personnes et de marchandises apparaît chez ce dernier de manière discrète mais identifiable entre 1972 et 1978. Mais pour comprendre la place exacte qu’elle occupe alors et la manière dont elle peut éclairer d’un jour nouveau les analyses de Marx, tout en ayant été en partie fécondée par elles, il est préférable de commencer notre lecture à la fin de cette période.
2. Guy Caire, « Circulation (procès de) », in Georges Labica, Gérard Bensussan (dir.), Dictionnaire critique du marxisme, PUF, Paris, 1985, p. 167-170.
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Au carrefour des disciplines et des techniques de sécurité C’est en effet dans Sécurité, territoire, population, le cours du Collège de France de 1977-1978, que Foucault présente le contrôle des circulations comme un élément essentiel pour l’activité marchande et un domaine où ont émergé les mécanismes de sécurité. Quelques années plus tôt, dans La Société punitive, les actions étatiques effectuées vis-à-vis du vagabondage au moment de la révolution industrielle avaient nourri une réflexion sur la nouveauté introduite par les disciplines dans les arts de gouvernement. Ainsi la question des circulations occupe-t-elle entre ces deux dates une position importante dans la mise au jour de nouveaux dispositifs de pouvoir. Dans les deux cas, bien qu’à des degrés différents, cette question est aussi directement reliée au développement du capitalisme.
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Un problème concernant les circulations est en effet évoqué le 11 janvier 1978, au moment où Foucault présente les caractéristiques générales de ce qu’il appelle les « dispositifs de sécurité », introduits lors de la dernière leçon du cours de l’année précédente (« Il faut défendre la société ») comme éléments centraux de définition de la biopolitique3. Pour spécifier ce que sont ces mécanismes par rapport à la loi et aux disciplines, Foucault se penche sur la transformation des villes au xviiie siècle. La clôture des villes, dit-il, commence alors à poser des problèmes de subsistance et d’approvisionnement, de revenus commerciaux et de démographie, en particulier à cause de l’afflux croissant de population venue des campagnes. Le « problème de la ville », poursuit Foucault, doit alors être redéfini comme un « problème de circulation4 ». Le cas de Nantes en fournira une illustration5. « [L]e problème de Nantes, explique Foucault, c’est […] : défaire les entassements, faire place aux nouvelles fonctions économiques et administratives, régler les rapports avec la campagne environnante et enfin prévoir la croissance6. » La solution urbanistique proposée à ces contraintes de développement consiste à percer des voies larges dans le tissu urbain afin d’assurer, dans un seul et même acte, l’expulsion des miasmes hors de la ville, la maximisation les échanges commerciaux intérieurs et extérieurs et de garantir, malgré l’absence de murailles d’enceintes et de 3. Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 1997, p. 219-220. 4. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (19771978), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 2004, p. 15. 5. Ibid., p. 14-15. 6. Ibid., p. 19.
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Sécuriser le commerce
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points d’observation panoptique, une surveillance des populations entrant et quittant la ville, en particulier les mendiants et les vagabonds. « [I]l s’agissait, résume Foucault, d’organiser la circulation, d’éliminer ce qui était dangereux, de faire le partage entre la bonne et la mauvaise circulation, [de] maximaliser la bonne circulation en diminuant la mauvaise7. » C’est à partir de cette formulation localisée du problème des circulations sur un territoire que Foucault définit ensuite les traits principaux des mécanismes de sécurité : appui sur un milieu existant, sur une réalité effective, sur un ensemble de données et de savoirs à prendre en compte ; recherche d’un optimum et d’une minimisation des risques plutôt que recherche de perfection ; anticipation des aléas et des événements possibles, dans un environnement où subsiste toujours une part d’imprévisible8. Ces mêmes techniques dites de « sécurité » interviennent aussi à la même époque, selon Foucault, dans un autre registre, celui des disettes qui, par définition, sont difficiles à anticiper. Le 18 janvier 1978, Foucault s’intéresse au moment où s’impose, avec les physiocrates, l’idée d’une régulation de ce fléau par le libre commerce des grains plutôt que par la limitation des prix. Foucault décrit alors le raisonnement des partisans de la liberté du commerce de grains et montre comment il conduit à l’idée que la faim massive pourrait bien devenir impossible à condition de laisser-faire et de laisser-aller le phénomène de rareté des grains, puis de montée de leur prix, une hausse qui s’autorégulerait elle-même et finirait par décliner. Dans la mesure où les physiocrates sont proches du pouvoir royal, la libre circulation des grains s’impose en France dans les années 1760 comme solution privilégiée à un problème économique jusqu’alors classique, que la loi et les disciplines avaient essayé de régler autrement. Mais avec le discours en faveur de cette libre circulation se mettent aussi en place des dispositifs de sécurité9. La sécurité comme modalité du pouvoir ne s’impose donc pas seulement comme instrument de gouvernement des circulations, comme en témoigne l’exemple de la ville moderne : c’est aussi l’élément central d’un gouvernement par la circulation dont atteste l’approche physiocratique du problème des disettes. Et cette liaison originaire entre le développement concret des circulations et celui des dispositifs de sécurité est par ailleurs corrélée, 7. Ibid., p. 20. Souligné par moi. 8. Ibid., p. 21-22. 9. « Il me semble qu’on pourrait montrer assez facilement que ce qui s’est passé là et qui a amené les grands édits ou “déclarations” des années 1754-1764, ce qui s’est passé là, c’est en réalité, à travers peut-être et grâce au relais, à l’appui des physiocrates et de leur théorie, c’est en fait tout un changement, ou plutôt une phase d’un grand changement dans les techniques de gouvernement et un des éléments de cette mise en place de ce que j’appellerai les dispositifs de sécurité […] qui me paraît caractéristique, une des caractéristique des sociétés modernes ». Dans ibid., p. 36.
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pour Foucault, à l’essor du libéralisme économique. Dans la France de la deuxième moitié du xixe siècle, la montée en puissance des dispositifs de sécurité est en effet associée à la croissance des libertés économiques et des libertés collectives, ces dernières étant pensées avant tout comme des mobilités et des possibilités de circuler ou d’échanger10.
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Or quelques années plus tôt, Foucault avait déjà montré l’importance d’un autre problème de circulation afin de comprendre l’émergence d’une autre mode de gouvernement : le pouvoir disciplinaire. L’enjeu n’était pas, dans ce cas de figure, de maximiser les flux et les échanges commerciaux (comme c’était le cas avec l’exemple des transformations de la ville de Nantes à la même période), ni d’ajuster l’offre et la demande (comme avec le problème des disettes) mais de régler une question relevant avant tout de la sphère productive11. Le texte de Le Trosne sur les vagabonds et les mendiants sert dans ce cadre à Foucault comme point de départ pour sa réflexion historique et analytique sur les limites du pouvoir juridique et sur l’émergence des disciplines. Les déplacements de vagabonds exercent dans les années 1760 une fonction que Foucault qualifie d’« antiproductive12 ». C’est la raison pour laquelle ils doivent être considérés comme des crimes de la plus haute gravité. En suivant l’argumentation de Le Trosne, Foucault explique en effet que la mobilité des vagabonds risque de raréfier la main-d’œuvre dans les régions les plus pauvres, ce qui entraînerait sur ces portions de territoires une hausse des salaires. Cette dernière se répercuterait à son tour dans une hausse des prix qui ne ferait qu’augmenter la pauvreté. Outre ce cercle 10. « [L]a liberté n’est pas autre chose que le corrélatif de la mise en place des dispositifs de sécurité. Un dispositif de sécurité ne peut bien marcher […] qu’à la condition, justement, que l’on donne quelque chose qui est la liberté, au sens moderne [que ce mot] prend au xviiie siècle : non plus les franchises et les privilèges qui sont attachés à une personne, mais la possibilité de mouvement, déplacement, processus de circulation et des gens et des choses. Et c’est cette liberté de circulation, cette faculté de circulation qu’il faut entendre, je crois, par le mot de liberté, et la comprendre comme étant une des faces, un des aspects, une des dimensions de la mise en place des dispositifs de sécurité ». Dans ibid., p. 50. Souligné par moi. 11. « Cette analyse offre ceci de particulier qu’elle fixe la position, le rôle et la fonction de la délinquance, non pas par rapport à la consommation, à la masse des biens disponibles, mais par rapport aux mécanismes et processus de la production ; d’autre part, au moment même où les physiocrates définissent le délinquant [sous l’angle de] la production, de ce fait même, ils le caractérisent comme ennemi de la société : c’est la position même du délinquant par rapport à la production qui le définit comme ennemi public. Un modèle de ce genre d’analyse est fourni par le texte de Le Trosne, Mémoire sur les vagabonds et sur les mendiants, [publié en] 1764. Le vagabondage y est donné comme la catégorie fondamentale de la délinquance. » Dans Michel Foucault, La Société punitive, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 2013, p. 47. 12. Ibid., p. 49.
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Vagabondages et disciplines
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vicieux de la paupérisation, le vagabondage pourrait bien provoquer aussi une baisse de la productivité et donc de la richesse disponible. Ce retrait de la production se traduirait également par une baisse des revenus pour l’État à cause de la non-soumission à l’impôt que le vagabondage implique. Enfin, par leur mode de vie, les vagabonds produisent et reproduisent l’oisiveté selon Le Trosne : ils ne se marient pas souvent et abandonnent leurs éventuels enfants, lesquels adoptent à leur tour le style d’une vie sans ancrage. Analysée sous l’angle économique privilégié par la pensée physiocratique, la libre circulation des vagabonds a donc des conséquences désastreuses pour la production et pour les richesses dans leur ensemble. C’est pourquoi Le Trosne n’envisage pas le vagabondage seulement comme un crime terrible mais comme « matrice générale du crime, qui contient éminemment toutes les autres formes de délinquance non pas à titre de virtualités, mais d’éléments qui la constituent et la composent13 ». Ce n’est pas tant que le vagabondage soit à l’origine d’autres délits comme le vol ou le meurtre : il les contient tous en tant qu’il représente une forme de vie intégrée, un « type d’existence commune, comme dit Foucault, un groupe social qui se présente comme une contre société14 » et qui implique de multiplier les délits. Or le vagabondage n’est pas le produit du chômage, insiste Le Trosne : circuler, se déplacer, c’est refuser positivement le travail. Face à ce fléau, Le Trosne prétend montrer que la loi et la pénalité existantes sont inadaptées. Lorsqu’elles luttent contre la mendicité par le bannissement, ne provoquent-elles pas l’effet contraire de celui qu’elles visaient en produisant, en définitive, de nouveaux vagabonds ? De même, le placement des errants dans un centre de travail forcé paraît-il inefficace à Le Trosne car il se heurte à des individus qui refuseraient par essence le travail. C’est donc à d’autres peines, bien plus sévères encore, qu’il faut les soumettre : d’abord, l’esclavage à perpétuité doublé d’une « surveillance maximale15 », de manière à faire des anciens vagabonds des esclaves d’État à vie ; ensuite, la mise hors la loi et la perte de droits civils, autorisant quiconque à arrêter et même à exécuter un vagabond ayant quitté sa position d’esclave ; enfin, l’autorisation des pratiques de battue et de chasse à l’homme « où l’on pourrait tuer toute personne qui refuserait fondamentalement la fixation16 ». Contre le spectre de cette communauté antiproductive, les physiocrates sont donc entrés littéralement en guerre. Foucault s’arrête sur le vocabulaire militaire de Le Trosne de même qu’il précise la manière dont le vagabond est conçu par lui non seulement comme un délinquant mais comme l’« ennemi » absolu d’une société redéfinie 13. Ibid., p. 47. 14. Ibid. 15. Ibid., p. 51. 16. Ibid., p. 51-52.
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intégralement comme entreprise productive. Certes, l’histoire ne suivra pas les recommandations de Le Trosne. Mais comme le note Foucault, elles dessinent tout de même l’utopie d’un monde où le travail est fixé à l’appareil productif et ne saurait en sortir. Et de conclure que le Mémoire de Le Trosne « nous raconte, dans sa sauvagerie et son onirisme, ce qui va se passer méticuleusement quand les institutions et les mesures de coercition capitalistes seront en place17 », sans recours à une pénalité d’exception, comme l’espérait le physiocrate, mais, au contraire, avec l’aide de mécanismes disciplinaires moins violents et plus subtils. Foucault insiste à plusieurs reprises sur l’importance du gouvernement des mobilités des personnes et des biens qui émerge ensuite avec le développement industriel, dont Le Trosne n’a pas été témoin. La figure du vagabond réapparaît ainsi lorsque Foucault analyse la mise en place du Code pénal en France en 181018. La mobilité humaine est encore évoquée à travers le thème des illégalismes que Foucault appelle de « dissipation », lesquels viennent troubler « un rapport de fixation à l’appareil de production » par « de l’absentéisme, des retards, de la paresse, des fêtes, de la débauche, du nomadisme19 ». Foucault s’étonne qu’au xixe siècle, ces formes de fuites vis-à-vis du travail fassent l’objet d’une punition plus douce que les « déprédations » envers l’appareil productif et ce, bien qu’elles soient considérées pourtant comme plus nocives politiquement. Il conclut son analyse des réponses patronales au « nomadisme physique », mais aussi « moral » des ouvriers, par la mise au jour d’un « système punitif extrajudiciaire » mis en place afin de contrôler la main-d’œuvre20. L’institution du livret ouvrier, avec ses appréciations ou ses cases vierges, est l’un des exemples de ces punitions potentielles et régulières auxquelles sont alors soumis les nouveaux prolétaires du monde industriel. Cette société, conclut alors Foucault, qui a à résoudre les problèmes de gestion, du contrôle des illégalismes de nouvelles formes qui se constituent, devient une société qui n’est pas commandée par le judiciaire […] mais qui diffuse le judiciaire dans un système punitif quotidien, complexe, profond, qui moralise, comme il ne l’a jamais été, le judiciaire [et] lie à cette activité permanente de punition une activité connexe de savoir, d’enregistrement. Le couple surveillerpunir s’instaure comme un rapport de pouvoir indispensable à la fixation des individus sur l’appareil de production, à la constitution des forces productives et caractérise la société qu’on peut appeler disciplinaire21.
17. Ibid., p. 52. 18. Ibid., p. 181. 19. Ibid., p. 193. Souligné par moi. 20. Ibid., p. 198. 21. Ibid., p. 200-201.
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Capitalisme et gouvernement des circulations
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Marx & Foucault
Ainsi, des recommandations répressives de Le Trosne à l’analyse de l’institution du livret ouvrier, Foucault aura en partie relié la genèse du pouvoir disciplinaire, ainsi que son autonomisation relative vis-à-vis du pouvoir judiciaro-légal, à la question de la limitation du vagabondage et des circulations ouvrières.
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On peut désormais essayer de synthétiser comment la question des mobilités des personnes et des biens s’est installée dans plusieurs cours de Foucault des années 1970. Si l’on suit, pour commencer, le fil offert par l’œuvre de Le Trosne, à l’orée de l’industrialisation, il apparaît qu’elle est tendue entre une défense économique de la libre circulation des grains et une lutte politique contre la libre circulation des personnes. Gouverner les circulations, dans ce moment historique, c’est pouvoir distinguer les mobilités propices à l’enrichissement de celles qui sont néfastes à la production, puis augmenter la place des premières et supprimer l’existence des secondes. Un siècle plus tard, le rapport de la société aux circulations des travailleurs n’est plus aussi tranché. Une « main-d’œuvre mobile, rappelle en effet Foucault, qui n’a pas de résistance physique ni d’avance financière et ne peut se permettre le luxe d’une grève22 » sert les intérêts de la « bourgeoisie » même si par ailleurs les ouvriers mobiles présentent un réel danger pour la production, d’autant plus qu’ils tendent alors à s’organiser.
Une liberté autant qu’un risque Du point de vue de la production, les circulations, ouvrières du xixe siècle représentent donc à la fois une liberté nécessaire et un risque de « dissipation ». Leur contrôle passe par la recherche d’un seuil optimal qui permette à la fois de maximiser la productivité tout en minimisant les coûts du travail. Une telle équation ne peut se résoudre dans la logique binaire de la pénalité. Voilà pourquoi l’observation du contrôle des circulations a fourni à Foucault un terrain privilégié pour la mise au jour et la conceptualisation des disciplines. Mais dans le cadre plus général de l’analytique du pouvoir, le problème de la circulation de personnes et de biens aux xviiie et xixe siècles constitue aussi un foyer pour le développement des mécanismes de sécurité. Foucault reviendra d’ailleurs à plusieurs reprises sur les articulations entre ces deux familles de technologies de gouvernement qui, selon lui, sont solidaires l’une de l’autre. 22. Ibid., p. 195-196.
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Circulations et capitalisme
Capitalisme et gouvernement des circulations
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On peut appeler « gouvernement des circulations » l’application de ce système aux mobilités de biens, de personnes et, par extension, à la circulation de toutes les entités impliquées dans le processus de production : informations, capitaux financiers, virus, etc. Évoquer ce système en termes de gouvernement revient donc à suggérer que l’ensemble des mesures de contrôle des flux prises à un moment doit être appréhendé et compris comme un tout plutôt que comme une somme incohérente d’actes séparés. Même si Foucault n’évoque pas une telle régulation d’ensemble, la lecture de ces cours permet d’affirmer que les circulations deviennent à la fois une question pour le pouvoir et un instrument de gouvernement pendant la même période, lorsque se met en place le libéralisme économique. Les écrits physiocratiques témoignent de l’unité problématique dans laquelle sont prises des circulations variées aux débuts du capitalisme. Et c’est avec ces sources en main que Foucault situe l’émergence concomitante des disciplines et des mécanismes de sécurité. En termes de formations sociales, les remarques éparses de Foucault permettent donc de relier la formation puis l’évolution du gouvernement des circulations au développement du capitalisme marchand et du capitalisme industriel. Même si, dans la perspective foucaldienne, chaque technologie de pouvoir dispose d’une généalogie autonome, les pages de La Société punitive laissent penser que le mode de production capitaliste en a assuré l’intégration, au moins provisoirement. Or ces technologies, qui régulent les circulations de main-d’œuvre et de capitaux à l’intérieur du capitalisme, participent aussi de ce que Foucault appelle un « système de pouvoir », qui déborde l’État et ses appareils ainsi que les structures politiques24. Foucault refuse toutefois de subordonner ce système « à un mode de production qui lui est, sinon historiquement, du moins analytiquement préalable25 ». La référence implicite au marxisme n’aura échappé à personne.
23. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 10. 24. Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 234. 25. Ibid. « Si l’on donne au pouvoir l’extension que je viens de dire, poursuit-il, on est amené à en repérer le fonctionnement même à un niveau très profond. Le pouvoir ne peut donc plus être seulement compris comme ce qui permet de constituer un mode de production. Le pouvoir est en fait un des éléments constitutifs du mode de production et il fonctionne au cœur de ce dernier ». Souligné par moi. Sur le « marxisme oublié » de Foucault, en particulier dans La Société punitive, voir Stéphane Legrand, « Le marxisme oublié de Foucault », Actuel Marx, n° 36, février 2004, p. 27-43.
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Vous n’avez pas, dit-il par exemple, des mécanismes de sécurité qui prennent la place des mécanismes disciplinaires, lesquels auraient pris la place des mécanismes juridico-légaux. […] [C]e qui va changer, c’est la dominante ou plus exactement le système de corrélation entre les mécanismes juridico-légaux, les mécanismes disciplinaires et les mécanismes de sécurité23.
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Marx & Foucault
En prenant ses distances vis-à-vis d’un marxisme de caricature, Foucault entend alors accorder une autonomie suffisante aux technologies de pouvoir vis-à-vis de la sphère économique des rapports de production. Si l’on fait l’hypothèse d’un gouvernement des circulations qui, dans la période étudiée par Foucault, vise à la fois une fixation partielle de la main-d’œuvre et une diminution, elle aussi partielle, des contraintes pesant sur les circulations des richesses, ce gouvernement ne devrait donc pas être conçu comme condition, mais bien comme composante à part entière du capitalisme26. Une telle conception est-elle soluble dans l’analyse du capitalisme conduite par Marx ? Ou bien doit-elle lui servir simplement d’utile adjuvant comme le suggère parfois Foucault lui-même ?27
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Pour répondre à ces questions, il faut d’abord remarquer que plusieurs passages de Marx offrent un écho aux analyses de Foucault au sujet des mobilités humaines à l’intérieur du capitalisme. Dans le chapitre xxviii de la huitième section du Livre I du Capital, on trouve par exemple une dénonciation en règles de la « législation sanguinaire » contre les vagabonds envisagée à travers le cas anglais, mais qui n’est pas sans rappeler les propositions avancées par Le Trosne dans son Mémoire. Marx conclut alors ses analyses en des termes que n’auraient certainement pas reniés Foucault : « C’est ainsi que la population des campagnes, violemment expropriée et réduite au vagabondage, a été rompue à la discipline qu’exige le système du salariat par des lois d’un terrorisme grotesque, par le fouet, la marque au fer rouge, la torture et l’esclavage28. » Mais pour Marx, la mobilité des hommes à l’ère capitaliste est associée principalement au concept 26. « Le pouvoir n’est pas une manière de reconduire les rapports de production, mais de les constituer ». Voir Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 224. 27. « L’astuce de la société industrielle a été d’avoir, pour exercer cette coercition qui transforme le temps de la vie en force de travail, repris la vieille technique de l’enfermement des pauvres qui était à l’âge classique une manière de fixer et, en même temps, de supprimer ceux qui, par l’oisiveté, le vagabondage, la révolte, avaient échappé à toutes les fixations géographiques dans lesquelles s’opérait l’exercice de la souveraineté. Cette institution devra être généralisée et utilisée, au contraire, pour brancher des individus sur des appareils sociaux […]. C’est tout ce vieux système de l’enfermement réutilisé à cette fin qui va permettre la séquestration, laquelle est effectivement constitutive des modes de production. Défaire ou ne pas défaire un type de pouvoir est donc essentiel à l’existence même d’un mode de production. » Ibid., p. 236. Souligné par moi. 28. Karl Marx, Le Capital, « Livre premier », in Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de La Pléïade, Paris, 1963, tome I, p. 1195 (texte seul Le Capital. Livre I, PUF, 2014). Pour une lecture de ces pages qui noue Marx et Foucault, voir Guillaume Sibertin-Blanc, « Loi de population du capital, biopolitique d’État, hétéronomie de la politique de classe », in Franck Fischbach (dir.), Marx. Relire Le Capital, PUF, Paris, 2009, p. 77-100 ; et son texte « Race, population, classe: discours historico-politique et biopolitique du capital de Foucault à Marx » au chapitre 16 du présent ouvrage.
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Surpopulation et armée industrielle de réserve
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d’« armée industrielle de réserve ». Marx observe que les mouvements d’hommes entre les campagnes et les zones industrielles participent en effet de l’entretien d’une « surpopulation relative29 ». Il montre en effet que le processus d’accumulation capitaliste produit nécessairement une surpopulation ouvrière dont les proportions varient en fonction notamment de la phase dans le cycle économique, du développement technologique et de l’organisation de la production. Marx distingue ensuite trois des formes – « flottante », « latente » et « stagnante » – de cette surpopulation relative engendrée par le fonctionnement ordinaire du capitalisme industriel, à quoi s’ajoute un « dernier résidu » qui « habite l’enfer du paupérisme » et comprend des « ouvriers en âge de travailler », des « enfants des pauvres assistés et des orphelins » ainsi que des « misérables », qu’il s’agisse d’ouvriers dont le métier a été totalement « démonétisé » ou de « malades » et d’« estropiés30 ». Les vagabonds, les criminels, les mendiants et les prostituées n’entrent pas, précise Marx, dans sa définition de la surpopulation. Et les mobilités humaines ne sont donc aperçues qu’indirectement, comme des phénomènes dépendant avant tout des logiques du capital et des pouvoirs d’attraction et de répulsion des différentes formes d’organisation pratique du travail31. Cette surpopulation ouvrière « devient à son tour le levier le plus puissant de l’accumulation, une condition d’existence de la production capitaliste dans son état de développement intégral. Elle forme une armée de réserve industrielle qui appartient au capital d’une manière aussi absolue que s’il l’avait élevée et disciplinée à ses propres frais. Elle fournit à ses besoins de valorisation flottants, et, indépendamment de l’accroissement naturel de la population, la matière humaine toujours exploitable et toujours disponible32 ». Ici encore, les circulations d’individus ne sont pas abordées par Marx en tant que telles. Mais si l’on saisit la surpopulation ouvrière comme étant composée entre autres de travailleurs qui se sont déplacés vers les centres industriels, on comprend que leur présence en nombre favorise l’accumulation du capital. Marx met au jour une relation circulaire – à laquelle il reconnaît toutefois des variations conjoncturelles – entre l’accumulation du capital et les processus de production d’une surpopulation de travailleurs. Des faits démographiques comme la migration, lorsque 29. Karl Marx, Le Capital, « Livre premier », in Œuvres, op. cit., p. 1141-1166. 30. Ibid., p. 1161. 31. Voici un exemple parmi d’autres de ce raisonnement : « Dans les fabriques automatiques, de même que dans la plupart des grandes manufactures où les machines ne jouent qu’un rôle auxiliaire à côté de la division moderne du travail, on n’emploie par masse les ouvriers mâles que jusqu’à l’âge de leur maturité. Ce terme passé, on en retient un faible contingent et l’on renvoie régulièrement la majorité. Cet élément de surpopulation s’accroît à mesure que l’industrie s’étend. Une partie émigre et ne fait en réalité que suivre l’émigration du capital. » Ibid., p. 1158. 32. Ibid., p. 1148.
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Capitalisme et gouvernement des circulations
Marx & Foucault
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cette dernière est en quantité excessive pour un territoire donné, peuvent être pensés dans ce cadre comme conséquences et comme conditions du développement capitaliste. Hormis dans les pages qu’il a consacrés à la législation anglaise contre le vagabondage des xve et xvie siècles, Marx n’est donc pas aussi attentif que ne le sera Foucault aux lois, aux institutions et aux techniques qui régulent les mouvements de population ou les circulations de richesses. Si une lecture complète et approfondie du corpus marxien pourrait certainement nuancer ce jugement, il reste que Marx s’est plus intéressé à une formalisation des phénomènes de circulation et de transformations du capital qu’à l’analyse empirique des mécanismes qui les rendent possible. Le traitement des ouvrages de Guillaume François ou de Le Trosne dans l’œuvre de Marx, fournit d’ailleurs ici un indice parmi d’autres des différences d’accent concernant la question de la circulation chez Marx et chez Foucault. Là où ce dernier se référait au Mémoire sur les vagabonds et les mendiants et à l’ouvrage prônant la libre circulation des grains, Marx enrôle Le Trosne dans sa théorie de la valeur puis de la monnaie33. Il l’utilise surtout afin de réfuter l’idée que la « circulation des marchandises est source de plus-value34 ».
Gouvernement des circulations et rapports de production S’ils ne traitent pas des circulations de manière centrale, les passages du Capital évoquant les ouvriers surnuméraires jettent toutefois une lumière nouvelle sur les rapports de pouvoir entre capitalistes et travailleurs : Dès que ce mode de production a acquis un certain développement, écrit Marx, son mécanisme brise toute résistance ; la présence constante d’une surpopulation relative maintient la loi de l’offre et la demande du travail et partant le salaire, dans les limites conformes aux besoins du capital, et la sourde pression des rapports économiques achève le despotisme du capitaliste sur le travailleur35.
L’existence de flux migratoires vers les grands centres industriels, à quoi s’ajoute un chômage structurel provoqué par les entrepreneurs capitalistes, offre donc, selon Marx, une meilleure garantie à la naturalisation de la domination capitaliste que ne le font déjà l’« éducation, la tradition, l’habitude36 ». Les circulations, ici les mobilités humaines, peuvent dès lors être considérées à la fois comme un objet et comme un instrument du pouvoir. 33. Voir en particulier ibid., p. 563-567 et p. 704-711. 34. Ibid., p. 705. 35. Ibid., p. 1196. Souligné par moi. 36. Ibid.
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Dans ce raisonnement, les rapports de pouvoir entre groupes sociaux antagonistes sont conçus comme une prolongation de leurs rapports économiques de production. Il y a donc une divergence avec l’articulation proposée par Foucault lorsque, comme nous l’avons souligné, il cherche à reconnaître l’autonomie des premiers vis-à-vis des seconds. Dans d’autres pages du Capital, Marx évoque pourtant au moins un cas où les rapports de pouvoir ne sont pas déductibles des rapports de production, notamment « pendant la genèse historique de la production capitaliste37 ». Dans de telles phases historiques, que Marx qualifie d’« accumulation primitive », « la bourgeoisie naissante ne saurait se passer de l’intervention constante de l’État ; elle s’en sert pour “régler” le salaire, c’est-à-dire pour le déprimer au niveau convenable, pour prolonger la journée de travail et maintenir le travailleur lui-même au degré de dépendance voulu38 ». Dans ces circonstances, l’État discipline l’ouvrier y compris par le recours à la contrainte ou à la force – moyens qu’il n’est pas nécessaire de déployer en temps ordinaires. En évoquant ces périodes d’exception qui ont précédé l’accumulation capitaliste, Marx suggère que l’action étatique en direction des travailleurs peut donc être appréhendée comme une composante autonome du développement capitaliste plutôt que comme le simple reflet des rapports de production. Cette vision se rapproche de celle que Foucault proposait dans ses cours de 1973. Inversement, les remarques autour du problème des circulations contenues dans les cours de Foucault des années 1970 portent essentiellement sur des périodes d’accumulation primitive. Elles pourraient donc être lues au prisme de la conception marxienne de ces phases, qui accorde une plus grande autonomie à l’État et à l’exercice concret du pouvoir vis-à-vis des rapports de production. L’analytique du pouvoir foucaldienne doit-elle alors être avant tout réservée à l’étude localisée de l’accumulation primitive et de la genèse du capitalisme ? Faut-il intégrer l’œuvre de Foucault des années 1970, à une mise au jour du gouvernement de circulations, dans le cadre exclusif de l’analyse marxienne ? Un apport irréductible des remarques de Foucault sur le contrôle des circulations tient à ce qu’elles permettent une articulation originale des dimensions à la fois industrielle et marchande du développement capitaliste. La traversée de l’œuvre des années 1970 suggère qu’il convient de séparer les problèmes posés par ces deux secteurs et qu’à chacun correspond une technologie de pouvoir dominante : les disciplines dans l’industrie et la sécurité sur le marché. Il ressort enfin que pour Foucault, au sein du capitalisme, la sphère des circulations n’est pas pensable comme ce qui a été 37. Ibid. 38. Ibid.
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Capitalisme et gouvernement des circulations
Marx & Foucault
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subordonné aux rapports de production, tels que les comprend Marx. Si le capitalisme se définit a minima par une mise en forme déterminée de la production, il a aussi besoin, comme le pointe Foucault, d’une organisation des mobilités de personnes et de richesses : un gouvernement des circulations qui vise un degré de fluidité optimale des ressources productives. Les modalités de ce gouvernement ont varié au fil de l’histoire : un même mode de production peut être combiné, en fonction des époques, à plusieurs régimes circulatoires. Coextensif au mode de production capitaliste, ce régime, ou ce gouvernement, devrait donc être étudié et analysé au même titre que les rapports d’exploitation et de domination. Contre les lectures qui opposent Foucault et Marx, nous avons donc suivi une autre ligne d’interprétation et suggéré que plusieurs éléments contenus dans l’œuvre de Foucault des années 1970 offrent un complément intéressant, voire nécessaire, à l’analyse marxienne du capitalisme. Affirmer cela ne revient pas pour autant à intégrer sans reste les développements circonstanciés du philosophe français dans l’œuvre maîtresse de Marx. D’autres montages sont possibles. Et parmi la diversité des liaisons pouvant être établies entre l’œuvre de Marx et celle de Foucault, nous avons choisi de détourner momentanément notre regard de la sphère productive, qui a déjà retenu une grande attention. Les thèses qui résultent de notre choix de lecture peuvent maintenant êtres rassemblées et prolongées. En tant que système d’exploitation et de domination devant constamment être produit et reproduit, le capitalisme n’exerce pas un contrôle du travail et de la production sans reposer aussi sur une action de contrôle et de régulation des circulations dans la société. Apparemment sectorisée selon qu’elle concerne l’espace national ou les échanges internationaux ou bien qu’elle porte sur les transports, les migrations, les flux financiers, les informations, les virus, les armes ou les marchandises, cette action gagne à être comprise comme un ensemble cohérent (ce qui n’exclut pas les contradictions), comme une question de gouvernement. Loin d’être une excroissance fonctionnelle du capitalisme, ce gouvernement des circulations en constitue une composante constituante et déterminante, qui implique l’État et d’autres acteurs, et s’appuie, à l’échelle micropolitique, sur une combinaison, historiquement variable, de techniques de pouvoir. Même dans les sociétés dites libérales, l’objectif du gouvernement des circulations n’est donc jamais de libérer toutes les circulations possibles. Gouverner les circulations c’est rechercher un optimum de mobilité pour une configuration productive donnée. Cela passe par exemple par le recours à des frontières et à des procédures de contrôle, par exemple de traçage : un ensemble de dispositifs établissant une hiérarchisation permanente des bonnes et des mauvaises circulations afin d’intensifier les premières et de limiter les secondes.
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Penser la rencontre de Foucault et de Marx autour du problème des circulations au sein de l’économie capitaliste permet ainsi de sortir, au moins provisoirement, d’une appréhension de l’espace de travail comme lieu matriciel de la politique révolutionnaire. Peut-on s’opposer à ce qui gouverne les circulations dans la société capitaliste ? Telle est, dès lors, la question vers laquelle débouche notre confrontation localisée entre Marx et Foucault. Plusieurs gestes, plusieurs mots d’ordre témoignent qu’une politisation des circulations existe, ne serait-ce que de manière fragmentaire et embryonnaire. Songeons aux pratiques de blocage, aux formes diverses de ralentissement de la circulation routière ou bien au retour récurrent de phénomènes, certes minoritaires, de refus du travail et de mise à l’écart des métropoles de la part d’une fraction de la jeunesse, etc. À côté de ces actes ayant pour terrain privilégié les flux ou les instruments de la mobilité, il y a aussi un essor des luttes portant explicitement sur les circulations, comme les mouvements pour la gratuité des transports urbains, les revendications d’accès aux données et à l’information – dont le hacking participe – ou bien les mobilisations de défense des migrants « sans papiers » et de critique des politiques migratoires restrictives en Europe et dans les pays riches, etc. Une telle diversité de discours et de pratiques ne dessine pas, loin s’en faut, le plan de consistance d’une politique de subversion du gouvernement des circulations. Que ce dernier gagne à être appréhendé comme un tout n’implique d’ailleurs en rien que sa contestation puisse ou doive avoir une quelconque unité39. En commentant et en prolongeant quelques remarques de Foucault sous le regard de Marx, nous avons seulement voulu faire apparaître les circulations comme objet déjà politique, et peut-être politisable.
39. Pour Foucault, les « contre-conduites » qui font face à des actes de gouvernement ne forment jamais en elles-mêmes un front unifié d’oppositions aux pouvoirs : il n’existe pas a priori, c’est à dire en dehors de la logique des luttes et des résistances elles-mêmes, de « codage stratégique » permettant de rassembler plusieurs « points de résistance » hétérogènes.
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Capitalisme et gouvernement des circulations
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Race, population, classe : discours historico-politique et biopolitique du capital de Foucault à Marx Guillaume Sibertin-Blanc
Marx ou Malthus : alternative ambiguë
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Je souhaiterais avancer ici quelques éléments de réflexion sur ce que Foucault dit de la lutte de classe à la lumière du concept marxien de biopolitique – puisqu’il en existe un. Cela suppose de prendre d’emblée le contrepied de la façon dont Foucault, au détour d’un passage du cours Sécurité, territoire, population, en viendra à identifier en 1978 le lieu d’intervention de Marx dans le champ de la biopolitique : Que ce soit bien encore ce problème de la population qui soit au fond central dans toute la pensée de l’économie politique jusqu’au xixe siècle encore, la fameuse opposition Malthus et Marx en serait la preuve, car après tout, où est leur point de partage, à partir d’un fonds ricardien qui leur est absolument commun à l’un et à l’autre ? C’est que pour l’un, Malthus, le problème de la population a essentiellement été pensé comme un problème de bio-économie, alors que Marx a essayé de contourner le problème de la population et d’évacuer la notion même de la population, mais pour le retrouver sous la forme proprement, non plus bio-économique, mais historico-politique de classe, d’affrontement de classes et de lutte de classes. C’est bien cela : ou la population ou les classes, et c’est là où s’est faite la fracture, à partir [...] d’une pensée de l’économie politique qui n’avait été possible comme pensée que dans la mesure où le sujet-population avait été introduit1.
Il est surprenant que dans une même phrase, Foucault rappelle l’opposition ouverte de Marx à Malthus, et qu’il laisse entendre que Marx a « contourné » le problème et le mot même de population, alors que la critique marxienne est justement un motif majeur de la reconstruction de cette notion et de l’idée 1. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (19771978), Gallimard/Seuil/EHESS, Paris, 2004, p. 77.
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et contournement foucaldien
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de « loi de population ». Et ce, depuis les Grundrisse, jusqu’au Capital qui leur consacre un chapitre tout sauf mineur2, en passant par les manuscrits de 1862-1863 édités par Kautsky sur les « théories sur la plus-value3 ». Il faudrait alors examiner pour elle-même la façon dont Marx trace, pour son compte, la démarcation qui le sépare de Malthus au sein de ce que Les Mots et les Choses avait déjà établi comme ce « fonds ricardien » commun, lui donnant même une signification multiple. Une signification théorique bien sûr, sur le terrain de l’économie politique, touchant à la confusion malthusienne entre capital et marchandise, à sa conception triviale de la plus-value, à sa réadaptation de certains motifs physiocratiques prêtant à la terre comme telle, des vertus productives intrinsèques (« […] je dis que le pouvoir multiplicateur de la population est infiniment plus grand que le pouvoir qu’à la terre de produire la substance de l’homme4 »). Une signification de classe aussi, identifiant en Malthus un idéologue actif, non de la bourgeoisie en général, mais d’une fraction rentière, pour laquelle la pensée malthusienne, inconséquente quand on en applique les théorèmes au plan des structures du capital industriel, trouve une forme d’actualité paradoxale là où les techniques d’accumulation primitive se trouvent réactivées pour ré-hausser la rente foncière. Cette dernière, en agissant directement sur les structures de la propriété foncière, définit les conditions d’exploitation et d’habitation de la terre. À quoi s’ajoute encore un troisième registre de signification, politico-stylistique, faisant jonction entre l’activité théorique malthusienne et les intérêts de classe qu’elle sert. Car, rentier, Malthus l’est jusque dans sa pratique théorique, où se trahit invariablement un plagiaire théoriquement nul mais idéologiquement redoutable, n’inventant rien lui-même mais excellant dans l’habileté à tirer profit de ce que d’autres ont produit, en le transformant selon son intérêt : une pratique rentière de la théorie5.
2. Karl Marx, « Note sur Malthus » in Grundrisse, in Œuvres. Économie, Gallimard, « La Pléiade », Paris, 1968, tome II, cahier vi, p. 1528-1531 (texte seul édité par les Éditions sociales sous le nom de Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », Paris, 2011) ; Karl Marx, « Illustrations de la loi générale de l’accumulation capitaliste », in Le Capital. Livre I, chapitre xxv. Je me permets de renvoyer, pour un examen détaillé de ces textes, à Guillaume Sibertin-Blanc, « Loi de population du capital, biopolitique d’État, hétéronomie de la politique de classe », in Franck Fischbach (dir.), Relire le Capital, PUF, Paris, 2009, p. 77-100. 3. Trois ans avant le début du cours Sécurité, territoire, population, une nouvelle traduction des Theoriens über den Mehrwert avait été réalisée sous la direction de Gilbert Badia aux Éditions sociales sur la base du nouvel établissement du texte mené en 1956 à Berlin pour les Marx-Engels Werke. En 1978 paraît l’anthologie de Roger Dangeville, [K. Marx, F. Engels], Critique de Malthus, aux éditions Maspero. Voir Karl Marx et Friedrich Engels (introduction, traduction et notes de Roger Dangeville), Critique de Malthus, Éditions Maspero, Paris, 1978. 4. Thomas R. Malthus, Essai sur le principe de population, INED, Paris, 1980, p. 25. 5. Karl Marx, Le Capital, Livre IV. Théories sur la plus-value, Éditions sociales, Paris, 1997, tome III, cité in Karl Marx, Friedrich Engels, Critique de Malthus, op. cit., partie I, chapitre xiv.
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Race, population, classe : discours historico-politique…
Marx & Foucault
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À tous ces égards, le problème paraît bien être la signification de la « bio-économie » malthusienne du point de vue « historico-politique » de la lutte des classes. Foucault voit chez Marx un contournement de la problématique biopolitique ; Marx voit dans la bio-économie de Malthus une biopolitique dans la mesure où elle ne contourne aucunement cette lutte, où elle intervient de façon la plus déclarée. C’est pourquoi il prête attention, non seulement aux écrits de Malthus, mais au discours malthusien comme force politique, dont les deux principaux lieux stratégiques resteront, de l’enquête de Manchester de Engels jusqu’au Capital : premièrement l’offensive menée depuis la fin du xviiie siècle contre la législation d’assistance aux pauvres héritée de l’époque élisabéthaine, et qui culmine, deux ans après le Reform Act de 1832, dans la promulgation de la Nouvelle loi sur les pauvres et l’institution de ces workhouses que Engels décrira dix ans plus tard comme la « plus brutale déclaration de guerre de la bourgeoisie contre le prolétariat6 » ; deuxièmement la politique menée en Irlande pendant la crise et la famine de 1846-1852, dans une situation de colonisation économique qui fait de ce « district agricole de l’Angleterre » l’« Eden du principe de population » malthusien, et qui éclaire en retour la politique de classe du « sycophante professionnel de l’aristocratie terrienne », « fidèle adepte de l’Église d’État d’Angleterre »… Mais ce passage de Sécurité, territoire, population surprend encore du point de vue du travail de Foucault lui-même. Je ne reviens pas sur la mise au point définitive de Luca Paltrinieri sur la conjoncture dans laquelle interviennent ses réflexions sur le biopouvoir, au croisement des débats historiographiques sur la « transition démographique » et, au lendemain des luttes de décolonisation, de l’inflation dans les discours savants, médiatiques et politiques, des prospectives sur la « crise démographique » et la surpopulation dans le tiers monde, remettant économistes et anthropologues marxistes aux prises avec les néomalthusiens sous l’égide du Club de Rome7. Je voudrais en revanche réinterroger la forme même que Foucault donne en janvier 1978 à l’opposition de Marx à Malthus, qui est la forme d’une alternative entre deux discursivités placées à la fois en relation de continuité, et de dissymétrie par rapport à leur objet, si l’on peut dire, inégalement commun. Que signifie en effet que Marx « retrouve » le problème de la population sous un autre nom que le sien, le nom de la classe dont la question biopolitique paraît alors constituer l’impensé spécifique ? 6. Friedrich Engels, La Situation de la classe ouvrière en Angleterre, 1845. Consultable en ligne : . 7. Luca Paltrinieri, « Biopouvoir, les sources historiennes d’une fiction politique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 60-4/4 bis, avril 2013, p. 49-75.
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Et que signifie inversement que Malthus, lui, pensant la population dans son discours « propre », celui d’une bio-économie, ne « retrouve » pas la question historico-politique de la lutte des classes ? Quelques mois auparavant, Foucault avait entrepris au moins deux autres formulations de cette alternative (si tant est que ce soit la même). En octobre 1976, dans le dernier chapitre de La Volonté de savoir, s’employant à stabiliser conceptuellement la notion de biopolitique qu’il avait introduite peu avant, Foucault donnait plutôt à entendre une articulation interne entre l’abord marxiste de l’accumulation du capital et un champ biopolitique alors référé à un problème général d’« accumulation des hommes », d’accumulation primitive des corps productifs comme constante de l’accumulation historique. D’où le caractère fortement synthétique de ce chapitre, moment de synthèse au regard du travail généalogique mené depuis le début de la décennie, mais au prix pourtant d’une élision du discours historico-politique. Mais lorsqu’au premier semestre 1976, Foucault introduit le concept de biopolitique dans son cours « Il faut défendre la société », il le fait d’une manière qui n’a pas de précédent dans l’« analytique du pouvoir » des enquêtes généalogiques, et que ne reprendra davantage ni La Volonté de savoir, ni Sécurité, territoire, population. C’est pourtant bien là que l’on trouve pour la première fois posée une alternative entre discours historicopolitique et biopolitique ; mais elle est alors très différente. D’abord, cette alternative est reconstruite à partir d’une généalogie qui ne porte nullement sur la constitution d’une économie politique comme formation de savoir et comme mode de gouvernement par un savoir, mais qui a pour objet une historicisation des discursivités politiques. Foucault retrace à travers les luttes antimonarchistes des xviie et xviiie siècles les affrontements et transformations de quatre discours – théologico-politique, juridico-politique, historico-politique et finalement biopolitique –, parmi lesquels ne compte justement pas l’« économie » comme un discours politique spécifique. Ce discours manquant peut donc laisser entendre que les savoirs économiques n’ont été politisés, ou que l’« économie-politique » n’est effectivement entrée dans un mode de « gouvernementalité » qu’à travers l’un ou l’autre de ces quatre discours. D’où une seconde observation : lorsque les discours historico-politique et biopolitique sont ainsi placés pour la première fois dans un rapport alternatif, ce n’est pas en vertu du vis-à-vis que leur impose l’objet discursif « population », mais en fonction d’une problématisation qui accentue à la fois, et contradictoirement, l’hétérogénéité de leur généalogie respective (ce qui empêche de les dériver l’un de l’autre), et le rapport d’antagonisme qui les oppose à partir du xixe siècle (ce qui tend, dans certaines tournures de
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Race, population, classe : discours historico-politique…
Marx & Foucault
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Foucault, à faire de l’un la stricte inversion de l’autre8). Quant au discours de la lutte des classes, sa généalogie spécifique le rapporte à une histoire de la politisation de l’histoire : l’histoire des langages politiques qui ont ordonné la rationalité de leurs luttes à un savoir historique des « guerres des races » qu’elles prolongent, des batailles et des défaites auxquelles ces guerres donnèrent lieu, des faits de conquête où elles s’originent, des conflits inexpiables qui en perpétuent les effets de domination jusque dans le silence de la paix civile, de son droit et de son État. Or si le discours biopolitique ne vient pas de cette histoire-là mais d’une tout autre multiplicité généalogique, la difficulté sur laquelle le cours de 1976 se ressert au fil des séances, et qui en fait tout l’intérêt – mais qui en fait également un hapax dans la trajectoire de Foucault –, est de cerner la façon dont ce discours s’est déterminé, non en fonction de la seule positivité d’un nouvel objet de l’art de gouverner, mais en étant placé en travers de l’appropriation révolutionnaire du discours historico-politique de la lutte des classes. Et cela au prix d’un double remaniement, dans la conjoncture postrévolutionnaire, du paradigme idéologico-politique de la Nation, et du mobile de la « défense de la race ». En ce sens le cours de 1976, loin de placer les discours bio- et historico-politique dans une alternative répartissant binairement le fonds ricardien de l’économie politique classique, propose une première analyse de la « naissance de la biopolitique », faite précisément d’un point de vue historico-politique, suivant un geste affin avec la lecture que Marx et Engels menaient précisément de la bio-économie de Malthus. Cependant, plutôt que de reparcourir ces trois textes de Foucault dans le sens d’un effacement progressif du débat avec Marx, je voudrais réinterroger l’instabilité maintenue par les déplacements de formulation de l’un à l’autre, d’autant plus remarquables que ces textes sont rapprochés dans le temps. Je ferai alors l’hypothèse que dans la « loi de population » telle que Marx la reconstruit à travers sa critique de Malthus, se trouvent des ressources pour éclairer l’équivocité de l’alternative posée en 1976-1977 entre l’historico-politique et le biopolitique, et ce, non pour en réduire le contraste en lui superposant une interprétation de plus, supposée plus univoque, mais simplement pour tenter de retranscrire son ambiguïté dans des divergences théorico-politiques plus lisibles.
8. « Le racisme n’est donc pas lié par accident au discours et à la politique anti-révolutionnaires de l’Occident [...]. Au moment où le discours de la lutte des races s’est transformé en discours révolutionnaire, le racisme a été la pensée, le projet, le prophétisme révolutionnaires retournés dans un autre sens, à partir de cette même racine qui était le discours de la lutte des races. » Voir Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976), EHESS/Gallimard/Seuil/, Paris, 1997, p. 71.
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Race, population, classe : discours historico-politique…
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Repartons de certains énoncés intermédiaires de La Volonté de savoir : ils ont ceci de remarquable que, pour inscrire explicitement le « problème biopolitique » dans les coordonnées de l’analyse marxienne des structures d’exploitation et d’accumulation du capital, ils en radicalisent les formulations les plus fonctionnalistes9, mais partant aussi, les plus intenables – à commencer chez Foucault lui-même –, tout le problème étant alors de savoir que faire de leur défaut. Au plus évident, ce fonctionnalisme consiste à aligner, dans un « rapport circulaire », le développement du capitalisme industriel et une nouvelle rationalité des techniques de pouvoir. Cette rationalité supplanterait tendanciellement celle de la souveraineté que les traditions théologiques et juridiques avaient liée au pouvoir de prélever et de châtier, et emblématisée dans le droit suprême de donner la mort. Suivant un rapport de conditionnement réciproque, s’« ajusteraient » alors l’un à l’autre l’accumulation capitaliste et ce nouvel objectif politique en suprême instance, non plus de tuer, mais d’« investir la vie de part en part », dans le détail des corps comme dans les effets globaux des populations, pour en optimiser les forces et en réguler les tendances d’ensemble, en tirer des ressources utilisables tout en en conjurant les contre-finalités nuisibles, et tout cela d’une façon miraculeusement conforme aux nouvelles finalités du capitalisme industriel. Mais sous l’équilibre formel de l’exposition, répartissant, au sein de ce problème générique d’une « accumulation des hommes », les aspects « anatomo-politiques » et « biopolitiques » du biopouvoir sur l’axe individualisation des corps-régulation des populations, le traitement inégal que leur donne Foucault peut nous servir ici de point de repère. On a pu montrer en effet l’éclairage que le « marxisme oublié de Foucault » pouvait poser sur ses analyses de l’anatomo-politique des corps disciplinés10. Loin de fournir clé en main des instruments de normalisation et d’optimisation des corps productifs dans les nouveaux rapports de production, les techniques disciplinaires ne se sont systématisées à une échelle sociale croissante qu’en étant prises dans les contradictions internes au mode de production dont elles intériorisaient les antagonismes : 9. Michel Foucault, Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976, p. 185-186. « [Le] bio-pouvoir a été, à n’en pas douter, un élément indispensable au développement du capitalisme ; celui-ci n’a pu être assuré qu’au prix de l’insertion contrôlée des corps dans l’appareil de production et moyennant un ajustement des phénomènes de population aux processus économiques [...], l’ajustement de l’accumulation des hommes sur celle du capital, l’articulation de la croissance des groupes humains sur l’expansion des forces productives et la répartition différentielle du profit... » 10. Voir sur ce point déjà Stéphane Legrand, Les Normes chez Foucault, PUF, Paris, 2007 et « Le marxisme oublié de Foucault », Actuel Marx, n° 36, février 2004, p. 27-43.
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De l’accumulation des hommes à la biopolitique du capital
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c ontradiction entre la mobilité de la force de travail requise par sa marchandisation, et sa fixation nécessaire à sa « consommation » dans un procès de production, reposant sur la concentration croissante des moyens de production ; contradiction entre la massification de la force de travail, et la massification de la résistance elle-même à travers la socialisation de forces collectives capables de contrecarrer les tendances à la surexploitation. Passant au pôle de la biopolitique de la « population », les choses deviennent plus opaques, et les énoncés foucaldiens ouvrent sur des interprétations divergentes. On y retrouve des tournures passablement fonctionnalistes, liant l’économie politique naissante à l’apparition d’une « science de l’administration » dont les techniques de recensement et d’enregistrement sont elles-mêmes corrélées à l’investissement disciplinaire des corps productifs, et ce, par « toute une série d’interventions et de contrôles régulateurs [sur] les naissances et la mortalité, le niveau de santé, la durée de vie, la longévité avec toutes les conditions qui peuvent les faire varier11 ». Et cette série d’interventions est la base d’une nouvelle formation de savoir qui se développera bientôt dans la démographie, l’administration sanitaire, la médecine sociale, l’aménagement du territoire... Mais on y retrouve aussi les mêmes préventions contre la représentation d’une nouvelle classe capitaliste qui se serait d’évidence logée dans le biopouvoir pour y trouver les savoirs permettant d’optimiser ses techniques d’exploitation et d’accumulation. Une expression s’en trouve dans l’observation d’un écart, ou d’un décalage qui vient parasiter les métaphores privilégiées par Foucault de l’« étayage », l’« adaptation réciproque », l’« ajustement » ou l’« articulation » (d’un pôle du biopouvoir sur l’autre, et des deux ensembles sur l’accumulation du capital). Ainsi lorsqu’il note que, loin d’une biopolitique « investissant la vie de part en part », « les conditions de vie qui étaient faites au prolétariat, surtout dans la première moitié du xixe siècle, montrent qu’on était loin de prendre en souci son corps et son sexe : peu importait que ces gens vivent ou meurent, de toute façon ça se reproduisait tout seul12 ». En 1974 déjà, commençant par rappeler que « le capitalisme, qui se développe à la fin du xviiie siècle et au début du xixe siècle, a d’abord socialisé un premier objet, le corps, en fonction de la force productive, de la force de travail » – un corps comme « réalité biopolitique » pour une médecine comme « stratégie biopolitique » –, il rectifiait aussitôt qu’« au début le pouvoir médical ne s’est pas préoccupé du corps humain en tant que force de travail. La médecine ne s’intéressait pas au corps du prolétaire, au corps humain, comme instrument de travail. Ce ne fut pas le cas avant
11. Michel Foucault, Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, op. cit., p. 183. 12. Ibid., p. 167.
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la seconde moitié du xixe siècle...13 » Étrange « retard » entre le développement du capitalisme industriel et la prise en charge biopolitique du corps prolétaire : qu’est-ce qui diffère cette dernière ? Et cette « différance » elle-même se réduit-elle simplement à un écart chronologique (au risque de ressusciter une ligne d’évolution linéaire que tout le travail de Foucault conteste), ou peut-elle être entendue comme une différence de structure, donc aussi comme horizon et enjeu permanents des luttes de classe en régime capitaliste ? C’est ici que les possibilités interprétatives s’ouvrent.
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On pourrait appeler la première, à la suite de Legrand, la perspective du marxisme oublié de Foucault, en revenant à la section du Capital à laquelle Foucault lui-même se réfère dans ce passage de la Volonté de savoir14. Marx y expliquait que le mode de production capitaliste ne se caractérise nullement par l’extorsion d’un surtravail, que l’on retrouve au contraire dans toute société structurée par l’appropriation inégale des moyens de la production sociale, mais par le devenir intensif d’un surtravail qui ne se distingue plus phénoménologiquement ou qualitativement du travail nécessaire ; et corrélativement par sa tendance inhérente à une surexploitation de la force de travail qui inscrit dans sa logique même un vecteur de destruction humaine généralisée. Si bien que les capitalistes, livrés à la seule concurrence réciproque, anéantiraient les bases même de la production capitaliste si les résistances ouvrières ne les contraignaient pas à réguler les procédés d’exploitation et à en limiter les formes extrêmes, autrement dit si les luttes de la classe ouvrière ne les forçaient à biopolitiser le corps du prolétaire, et à admettre que ce corps est, lui aussi, une « réalité biopolitique ».
Le « foucaldisme anticipé de Marx » Mais une seconde perspective consisterait à revenir à ce qu’on peut appeler par symétrie le foucaldisme anticipé de Marx, cette inversion soulignant précisément le pendant de la surexploitation, son envers ou son dehors, que définit la loi « biopolitique » du capital sous la figure d’une population inexploitable. Mais elle implique ici de tenir compte de deux aspects. C’est d’abord le fait souligné par Marx que le rapport de produc13. Michel Foucault, « La naissance de la médecine sociale », in Dits et écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 1994, tome III, p. 209-210. 14. Voir Karl Marx, « Le capital affamé de surtravail », in Le Capital. Livre I, chapitre x, PUF, Paris, 2009. Sur la lecture foucaldienne de ce passage, voir Pierre Macherey, « Le sujet productif. De Foucault à Marx », in Le Sujet des normes, Amsterdam, Paris, 2014, p. 149-212.
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Le « marxisme oublié de Foucault »
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tion capitaliste n’a pas en propre de prolétariser, mais de différencier ce qu’il prolétarise : sa reproduction élargie ne se réalise pas sans prolétariser en excédent par rapport à la force de travail qu’il peut effectivement « consommer », en fonction du capital existant, des sources d’accumulation, et des taux d’exploitation d’un surtravail. De là cette production croissante d’une « surpopulation relative », à la fois prolétarisée et extérieure au rapport salarial, incluse dans le marché du travail (qu’elle contribue même à former) et exclue du travail (par la dévalorisation de la force de travail, la déqualification des savoir-faire, le chômage structurel). Mais c’est aussi ce qui confère à la notion de surpopulation relative sa fonction politique nodale, faisant de l’augmentation tendancielle des « surnuméraires » un facteur déterminant de l’organisation de la lutte de classe prolétarienne, à la fois lieu critique de division exacerbant la concurrence ouvrière et lieu stratégique d’une puissante alliance de classe. Indice de cette portée politiquement névralgique, Marx souligne ici le rôle de l’État dans la régulation de la population surnuméraire et, du point de vue de la stratégie de classe capitaliste, dans la reproduction même de la division entre ces deux « parties » strictement corrélatives des masses laborieuses. Ce qui peut alors ouvrir sur différentes analyses possibles, tant sur les politiques sociales et les modes d’allocations publiques de ressources de survie pour les populations exclues temporairement ou de façon endémique du salariat, que sur l’évolution des appareils d’État directement dévolus à leur répression, ou indirectement attachés à leur « occupation » (le fil qui court des lois sanguinaires contre les vagabonds aux workhouses du xixe siècle…). On peut souligner plus généralement, à la suite de Suzanne de Brunhoff, que la gestion de la surpopulation relative constitue historiquement un puissant moteur de socialisation de l’État, au croisement de la gestion étatique de la force de travail et de la reproduction de sa valeur, des investissements capitalistiques d’État, et des modes de rétribution et de salaire indirect par l’essor de systèmes assurantiels et d’un secteur de « services publics15 ». Mais si l’État se « biopolitise » en se socialisant, il faut dire à l’inverse que les variations dans cette « gestion » sont elles-mêmes soumises aux stratégies du capital, aux résistances qu’elles suscitent ou anticipent, et aux combinaisons elles-mêmes variables qu’elles mobilisent entre techniques d’accumulation élargie par l’extension du rapport salarial et le développement d’un marché intérieur, et techniques d’accumulation primitive et d’expropriation, affectant donc à la fois le traitement des « surpopulations » et les développements et destructions de l’« État social ». La signification spécifiquement biopolitique du capital implique alors en retour que la rationalité biopolitique, ni ultime ruse de la raison économique 15. Suzanne de Brunhoff, État et capital, PUF, Paris, 1973, p. 7-28.
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dans l’histoire, ni ajustement simplement fonctionnel entre deux processus (« accumulation des hommes » et « accumulation du capital ») provisoirement désaccordés, ne rend pas compte d’elle-même : elle ne contient pas en elle-même la raison de son passage, de la science camérale ou de la Polizeiwissenschaft dans laquelle elle se constitue au xviiie siècle, à son intégration dans la rationalité capitaliste de l’exploitation du surtravail à une échelle populationnelle croissante. En fait, de l’une à l’autre, c’est le référentiel même qui change. En nominaliste conséquent, disons que c’est l’objet « population » qui mute, ou qui se trouve différencié d’une nouvelle façon dès lors qu’il passe sous la détermination des rapports de production capitalistes. La loi marxienne de surpopulation relative peut donc être lue dans les deux sens : elle est une expression théorique parmi d’autres de cette rationalité biopolitique dont Foucault analyse la généalogie ; mais elle peut aussi être entendue comme la raison de cette rationalité ellemême, au sens où une gouvernementalité biopolitique n’a pu conditionner le développement du capitalisme, comme le répète Foucault de 1972 à 1976, que sous la contrainte de la loi de surpopulation relative, ou sous sa condition. Autrement dit, cette rationalité se définit moins par l’objet discursif qui en institue le référentiel – la « population », et encore moins la « vie de l’espèce » (comme dans l’abstraction malthusienne) –, que par les différenciations structurelles de cet objet discursif (à commencer par ce seuil critique constamment reproduit entre population insérée dans le rapport social de production et le salariat, et surpopulation rejetée dans le chômage de masse et la survie précaire) et par les stratégies politiques, de classe et étatiques qui prennent ces différenciations elles-mêmes comme objet (incluant les luttes « historico-politiques » dans la problématicité même de la rationalité biopolitique16). Mais placer ainsi le décryptage foucaldien de la biopolitique sous la condition de la biopolitique du capital dégagée par Marx, ne va évidemment pas sans redéfinir ce qui singularise la conception marxienne de la lutte des classes, ou en tout cas ce qui différencie le champ problématique dans lequel Marx remanie le thème historiographique de la lutte des classes par rapport à ses sources nobiliaires et bourgeoises du xviie, du xviiie siècle, des premières décennies du xixe siècle encore. C’est souligner que le schème historico-politique marxien, en incluant la biopolitique du capital, est sur16. Je rejoins de ce point de vue, par un autre biais, les conclusions que tire Luca Paltrinieri d’une remise en question de l’homogénéité de la catégorie biopolitique de population, en faisant droit aux « résistances », voire aux « politiques des gouvernés » constitutivement incluses dans sa généalogie. Voir Luca Paltrinieri, « Gouverner le choix procréatif. Biopolitique, libéralisme, normalisation », Cultures et conflits, n° 78, été 2010, p. 39-63 (notamment p. 62-63) et L’Expérience du concept. Michel Foucault entre épistémologie et histoire, Publications de la Sorbonne, Paris, 2013, p. 244-251.
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Race, population, classe : discours historico-politique…
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Marx & Foucault
déterminé par la différentielle population/surpopulation, et plus exactement par l’instabilité spécifiquement capitaliste de cette différentielle résultant de la transformation permanente de la composition organique du capital, des stratégies des classes capitalistes par rapport aux rapports sociaux non subsumés dans le salariat, et de la distribution socialement et géographiquement inégale des techniques d’accumulation primitive et élargie. Et donc encore par la façon dont la lutte des classes déborde constamment le rapport capital-travail, ou dont les identités politiques incluent inégalement des fractions des « surnuméraires » incomptables par la seule mesure du rapport de production, et plus ou moins « comptées » en fonction des formes de constitution matérielle de l’institution politique.
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Mais c’est alors une troisième perspective qui s’ouvre ici, obligeant à revenir à la fois au texte de Marx et à celui de Foucault, et que l’on pourrait dire balibarienne pour autant qu’elle renvoie aux vecteurs d’ascension à la violence « ultra-subjective » et « ultra-objective » que comportent les tendances les plus destructivistes, non seulement de l’accumulation capitaliste, mais de la rationalité biopolitique qu’elle surdétermine, ou de la nécropolitique qui lui est inhérente. On sait qu’en 1976 Foucault se pose le problème frontalement. Mais il lui donne au moins deux acceptions différentes. L’une renvoie aux entreprises génocidaires de l’histoire contemporaine, où il ne voit pas une limite extrinsèque invalidant la formule biopolitique « faire vivre et laisser mourir17 », mais au contraire sa confirmation, qui ne l’inverse à l’extrême qu’en la poursuivant par d’autres moyens. C’est bien là l’une des raisons les plus essentielles de tenir, suivant les analyses ouvertes par le cours de 1976, l’inclusion – constitutive de la rationalité biopolitique de la formation sociale occidentale depuis le xixe siècle – du développement des savoirs biologico-sociaux dans la construction du racisme, en tant qu’idéologie organique du nationalisme impérialiste et de ses politiques exterministes dans les colonies comme sur le continent européen, j’y reviendrai. La seconde acception, énoncée en passant au terme de La Volonté de savoir, est particulièrement embarrassée ; elle est provoquée par ces formes de suspension de la prise en charge biopolitique de populations entières exposées à la famine, aux ravages épidémiologiques, écologiques et climatiques, autrement dit à des situations qui ne renvoient pas à une planification 17. Michel Foucault, Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, op. cit., p. 179-180.
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Divisions biopolitiques de « la population », nécropolitique du capital
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comparable à une extermination politiquement organisée, mais qu’une rationalité ordonnée aux conditions positives de la vie spécifique ne rend guère pensables que dans la modalité d’une planification négative : une planification de l’indifférence générale vis-à-vis des populations décimées, une planification de la non-intervention faisant basculer le « faire vivre et laisser mourir » dans le « laisser mourir en refusant de faire vivre ». Que Foucault rappelle que « hors du monde occidental, la famine existe, à une échelle plus importante que jamais », pour rabattre sitôt cette disparité sur un « seuil de modernité biologique » – celui qu’« une société » franchit (ou non) « au moment où l’espèce entre comme enjeu dans ses propres stratégies politiques18 » –, ne fait qu’ajouter à l’embarras une idéologie du « développement », déjà friande à l’époque de « seuils de modernité » de toute sorte... À moins que l’on prête attention à ce qui, dans la loi de population du capital telle que Marx la reconstruit contre Malthus, rend son « seuil biopolitique » (la reproduction de la différentielle « sur-populationnelle ») singulièrement ambigu. C’est que le caractère relatif de ladite « surpopulation relative » n’est rien moins qu’univoque. Il s’entend d’abord au sens où le caractère surnuméraire de cette population est relatif aux capacités d’incorporation de la force de travail dans le procès de production sous des conditions d’exploitation données. Mais ce caractère relatif est par là même indissociable de la dynamique de reproduction qui passe par un double mouvement simultané : de subsomption, sous un rapport de production dominant, de plus en plus de rapports sociaux ; mais aussi de dissolution des rapports non capitalistes, qui n’est nullement réservée à la « préhistoire » du mode de production capitaliste mais qui fait partie intégrante de son développement historique. Il en forme même l’un des principaux moteurs, suivant la thèse de Rosa Luxemburg qu’anticipe déjà dans le Capital l’analyse de l’« Eden de la loi de population19 » malthusienne, la crise irlandaise. Et entre ces deux mouvements de destruction des rapports sociaux extra-économiques et de socialisation des rapports de production du capital, le point de balancier est un art violent de faire le vide, comme Marx en fait l’observation au sujet des campagnes irlandaises au moment où l’Angleterre en fait son tiers monde. Il montre alors, contre les malthusiens, que la surpopulation relative augmente, non pas lorsque la population s’accroît en nombre absolu, mais au contraire lorsque la compression de la production conduit à une dépopulation absolue20. 18. Ibid., p. 188. 19. Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., chapitre xxv. 20. Karl Marx, Le Capital. Livre I, chapitre xxv, in Œuvres. Économie, Gallimard, « La Pléiade », Paris, 1968, tome I, p. 1361 et s. (texte seul édité par les PUF, Paris, 2009), p. 1383 : « L’émigration continuelle vers les villes, la formation constante d’une surpopulation
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Race, population, classe : discours historico-politique…
Marx & Foucault
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Surnuméraire et superflue « relativement » à une structure sociale qui ne peut se reproduire qu’en devenant exclusive de toute autre, la surpopulation « relative » tend à rejoindre une exclusion absolue – puisqu’il n’y a plus de position extérieure, seulement le vide, et dans ce vide, ce que Marx appelle, non plus l’armée de réserve, mais le « poids mort de sa réserve » : « dernier résidu de la surpopulation relative21 », une surpopulation absolue, elle aussi accumulée dans les déserts élargis à l’échelle mondiale. On sera d’autant plus sensible au fait que les sites politiques de la critique de Malthus se trouvent dans cette intensification de la contradiction interne à la rationalité biopolitique : là où il n’y a pas « articulation » entre anatomo-politique disciplinaire des corps productifs et biopolitique régulatrice des populations naissantes et mourantes. D’un côté, ce qui frappait déjà Engels dans le dernier chapitre de La Situation de la classe ouvrière en Angleterre, c’est un dispositif hautement disciplinaire mais absolument non biopolitique, apparentant les workhouses à des mouroirs en forme de prison. Une anatomo-politique sans biopolitique. À l’inverse, la crise irlandaise sera analysée dans le Capital comme le site d’une stratégie biopolitique sans aucune disciplinarisation, ou d’une « bio-économie » ayant pour point focal, non pas la maladie ou la santé, la fécondité ou la mortalité, la gestion économique ou morale de la sexualité, mais l’émigration, le dépeuplement, la désertion de terres rendues inhabitables. Ce qui vient aussi bien confirmer le fait que l’excès « sur-population » n’est pas défini en fonction d’une norme ou d’une mesure prédéterminée, mais l’inverse : c’est la possibilité d’une surpopulation qui fonde l’objet biopolitique « population ». L’excès n’est pas second, dérivé d’un objet discursif épistémologiquement « plein », il est au contraire la virtualité première à partir de laquelle est circonscrit le champ de variation de la norme comme principe de mesure. Comme toutes les autres différentielles du système capitaliste (survaleur, surtravail, surproduction, suraccumulation...), c’est l’« excédent » surpopulationnel qui est premier, comme la démesure est première par rapport à l’ordre d’une quantification possible, comme la lutte pour limiter l’illimité instaure la norme, ouvrant l’espace où quelque chose, des corps, des populations, peuvent être comptés.
relative dans les campagnes, par suite de la concentration des fermes, de l’emploi des machines, de la conversion des terres arables en pacages, etc., et l’éviction ininterrompue de la population agricole résultant de la destruction des cottages, tous ces faits marchent de front. Moins un district est peuplé, plus est considérable sa surpopulation relative, la pression que celle-ci exerce sur les moyens d’occupation, et l’excédent absolu de son chiffre sur celui des habitations… L’entassement de troupeaux d’hommes dans des villages et des bourgs correspond au vide qui s’effectue violemment à la surface du pays. » 21. Ibid., p. 1161.
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Race, population, classe : discours historico-politique…
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Le « principe de population » malthusien ne fera en ce sens qu’en tirer les conséquences extrêmes. Et c’est bien sans doute la seule vérité que contient pour Marx la bio-économie malthusienne, au regard de ce qu’elle se donne pour objet : la « population », chez Malthus, c’est essentiellement les pauvres, dont il y a toujours trop. C’est la population comme telle qui est par définition « en trop », et c’est sa superfluité qui conditionne son objectivation. Telle est la leçon que Marx tire de son analyse de l’Irlande des années 1846-1852, dont Engels se fera encore l’écho trente ans plus tard : C’est pour le moins un euphémisme de dire qu’en Angleterre l’aristocratie foncière est une classe inutile sur le plan économique alors qu’elle est devenue un cancer qui ronge l’Irlande et l’Écosse, dont elle dépeuple la terre et les campagnes. Le seul « mérite » que peuvent revendiquer les propriétaires fonciers d’Irlande et d’Écosse, c’est qu’ils provoquent des famines qui chassent les expropriés outreAtlantique ou dans l’Au-Delà pour les remplacer par des moutons et du gibier22.
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Si l’on revient pour finir à l’autre dimension de cette nécropolitique immanente à la biopolitique du capital – cette violence « ultra-subjective » que Foucault attache à la fusion paroxystique de l’institution de la souveraineté et du racisme d’État –, loin de nous éloigner du schéma historico-politique de la lutte des classes, au contraire elle y reconduit, et précisément dans « Il faut défendre la société ». Imbriquant la constitution du référentiel « population » dans le processus de formation du racisme d’État, Foucault inscrit dans le discours biopolitique la surdétermination de cet objet discursif par le fonctionnement des signifiants de la race, tels qu’ils se reconfigurent à partir du xviiie siècle, puis se redistribuent dans les disjonctions structurant le champ problématique de la politique postrévolutionnaire. Disjonctions entre les discours historico-politique et biopolitique, mais aussi, au sein du discours historico-politique, entre les paradigmes de la classe et de la nation, l’un et l’autre s’affrontant précisément dans les stratégies de re-sémantisation des signifiants raciaux. Le point qu’il accentue alors est moins le contraste entre discours historico- et bio-politique que les transformations de la souveraineté qu’il rend possible lorsqu’elle se trouve re-mobilisée de l’intérieur même de la rationalité biopolitique, ou lorsque « la souveraineté de l’État a investi, repris en compte, réutilisé dans sa stratégie propre le discours de la lutte des races [...] [et] en a fait ainsi l’impératif de la protection de la race, comme une 22. Friedrich Engels, « Classes sociales nécessaires et superflues », in Friedrich Engels et Karl Marx, Le Syndicalisme, Éditions Maspero, Paris, 1972, tome II, p. 37-41.
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Populations déclassées, classes racialisées : la surdétermination de la biopolitique par le racisme d’État
Marx & Foucault
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alternative et un barrage à l’appel révolutionnaire, qui dérivait, lui-même, de ce vieux discours des luttes23 ». Cette question, à laquelle parvient la dernière leçon en mars 1976 (sa formulation sera sensiblement différente à la fin de La Volonté de savoir), est schématiquement de savoir comment « donner la mort » politiquement, ou comment donner une signification politique positive au fait de tuer dans le cadre d’une rationalité politique ordonnée à la prise en charge positive de la vie. Sinon en considérant le régime d’exception commune que le racisme loge au sein de cette rationalité elle-même, en produisant des vies qui ne sont pas des vies, qui sont donc « incluses exclusivement », et en circonscrivant à l’intérieur même de son champ la cible sur laquelle se déchaîne le pouvoir souverain. Que le signifiant racial entre alors dans un régime de double inscription, dans le discours biopolitique (ordonné à la représentation de la population comme race à défendre, protéger, régénérer), et dans le discours souverain qui en forme l’envers intérieur ou « extime » (ordonné à l’élimination des races inférieures, et restituant un dualisme guerrier à l’intérieur du monisme biologique et immunitaire), cela appelle alors surtout pour Foucault une réflexion spécifique sur la façon dont les luttes de classe réactivent en leur sein le discours de souveraineté24. D’autant plus étonnante est sa discrétion sur l’autre face de cette capture étatique du racisme biopolitique : le problème du racisme de classe, dont le traitement malthusien du thème de la « surpopulation » fournit un exemple éloquent ; et plus encore la question du continuum entre racisme de classe et racisme colonial, ou la circulation entre racisme antipopulaire et racisme xénophobe. En resserrant au maximum la différentielle entre lutte des classes et guerre de races, en se plaçant pour ainsi dire au point où, se détachant l’une de l’autre, elles ne se dissocient pas encore dans une alternative politico-discursive mais demeurent l’envers l’une de l’autre, Foucault laisse suffisamment entrevoir le problème qu’il laisse en suspens : le fait que la lutte de classe ouvrière ne rencontre pas le racisme comme un risque extérieur, ou comme une déviation ou une corruption ultérieure, mais comme son point d’impossibilité interne. Dans un espace discursif où la domination est toujours-déjà racialisante, non seulement les classes dominées se recomposent à travers les rapports de forces et les dynamiques de leur lutte même (comme identités problématiques), mais elles ne se posent comme classes qu’en luttant contre le racisme qui les annule (comme identités impossibles). Si le racisme institutionnel, comme le souligne alors Foucault, se configure discursivement en réduisant la pluralité des anciennes « races » ou « nations » pour projeter la représentation 23. Michel Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 71. 24. Ibid., p. 233-234.
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d’une race (à défendre) – tout comme d’une nation (à élever à l’universalité étatique) –, bref en se donnant un « monisme biologique » (en même temps qu’un monisme national), alors ce n’est pas seulement la pluralité des classes en lutte qui dépend de la lutte des classes, mais l’alternative même que Foucault durcira en 1978 entre biopolitique et historico-politique. Du point de vue d’un des termes de l’alternative, il n’y a pas d’alternative : il n’y a qu’un « objet », la « population » ; seulement cet objet discursif lui-même n’est unifié et homogénéisé qu’au moyen du racisme institutionnel et des savoirs racialisant. L’alternative n’apparaît comme telle que du point de vue précisément de la lutte des classes, mais c’est alors immédiatement plus et moins qu’une alternative : plus qu’une alternative, c’est un antagonisme entre deux discursivités politiques irréductibles ; mais moins qu’une alternative (comme si l’on pouvait tenir l’autre terme à distance), c’est l’inclusion dans les luttes des classes dominées de leur propre impossibilité, dans la figure de races populaires, prolétaires et colonisées, qui fait qu’il n’y a pas de lutte de classe qui ne soit « toujours-déjà » une lutte de déracialisation du « populaire », de l’ouvrier, du colonisé, du pauvre. De ce point de vue, la critique marxienne du discours malthusien pourrait conduire à prolonger l’hypothèse introduite par Foucault en 1976, mais qui sera abandonnée dès sa reformulation dans le cours de 1977-1978. Ce dernier, en imputant l’émergence de la population aux transformations du discours de l’économie politique classique, paraît finalement réaligner la problématique biopolitique sur une grille économico-politique bien plus restreinte. Sa généalogie y devient même, en ce sens, beaucoup plus « économiste », fût-ce sur le plan de l’analyse des discours, que l’analyse marxienne de la « biopolitique du capital » et de ses différenciations structurelles population et surpopulation – relative et absolue. Mais aussi plus « économiste » que l’analyse ouverte par Foucault lui-même, dans « Il faut défendre la société », sur la circulation de cet objet discursif nodal qu’est la « race », à la fois signifiant flottant et désignateur rigide, qui ne cesse de recouper transversalement l’alternative faussement simple « ou la population ou les classes ». À moins qu’elle ne commande « en dernière instance » la consistance politique (historico-politique et non pas « bioéconomique ») de cette alternative même.
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Race, population, classe : discours historico-politique…
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Le nominalisme de la relation
comme principe antimétaphysique1
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Malgré toutes les différences et les divergences qu’on peut signaler entre les œuvres de Marx et de Foucault, nul n’ignore qu’elles restent marquées par un besoin commun d’abandonner le terrain de la philosophie. C’est d’ailleurs ce qu’annonce le premier lorsqu’il prétend avoir réglé ses comptes avec sa conscience philosophique d’autrefois2 et ce que fait le second en rappelant qu’il a plus appris chez Cuvier, chez Bopp, chez Ricardo que chez Kant ou Hegel3. Les questions de savoir vers quel autre terrain chacune de ces œuvres se déplace, si elles parviennent ou non à rompre complètement avec la philosophie, ou bien si, tout en y parvenant en partie, elles restent encore des œuvres de philosophes, sont des interrogations qui ne peuvent être formulées qu’une fois prises au sérieux leurs volontés de rupture avec la philosophie. Cela conduit à deux remarques susceptibles de servir de point de départ à l’analyse. Tout d’abord, la question de savoir si dans l’absolu, Marx et Foucault sont ou non des philosophes est mal posée. Par ce biais, on ne vise qu’à obtenir une réponse entièrement positive ou négative. En effet, il serait presque banal de dire que l’un et l’autre, formés notamment à la philosophie, ne cessent jamais entièrement de recourir à ses schèmes de pensée, ne serait-ce que pour mieux s’en distinguer et sont par là même susceptibles d’être lus philosophiquement. Or l’important n’est pas là, mais plutôt dans la seconde remarque qui consiste à s’enquérir des raisons de leur besoin commun de s’éloigner de la philosophie, ce besoin s’exprimant avec force dans leurs objets d’étude autant que dans les méthodes 1. Texte écrit avec le soutien financier de la Fondation pour la science et la technologie (Portugal) et du Fonds social européen. 2. Karl Marx, « Vorwort », « Zur Kritik der Politischen Ökonomie », in Karl Marx et Friedrich Engels, Werke, Dietz Verlag, Berlin, 1971, volume xiii, p. 10. Voir Karl Marx, « Préface », in Contribution à la critique de l’économie politique, Éditions sociales, Paris, 1972. 3. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 318.
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Diogo Sardinha
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auxquelles ils ont recours pour les traiter. Nous ferons ici l’hypothèse que l’une de ces raisons, la principale peut-être, touche à la centralité des essences dans la tradition philosophique. Cette centralité a deux versants qui ne s’opposent qu’en apparence, dont l’un où la philosophie est avant tout quête des essences, et l’autre, où les essences ne sont que des résultats d’élaborations épistémologiques ou cognitives par lesquelles la pensée abstrait les caractères communs d’étants singuliers, jusqu’à atteindre l’universalité. Ces deux positions ici sommairement décrites, sont respectivement désignées d’habitude comme réaliste et nominaliste. Ainsi, dans la mesure où toutes deux sont intimement liées au problème des essences, elles peuvent donc être légitimement regardées comme l’avers et le revers de la même médaille philosophique, à laquelle par conséquent aucune ne permet vraiment d’échapper. Si, de ce point de vue, Marx et Foucault ne sont ni réalistes ni nominalistes, c’est parce qu’il leur faut rompre avec les deux traditions afin de pouvoir changer de terrain. Mais cette affirmation pose un problème qu’il faut résoudre de manière préalable. Notamment le fait que Foucault se réclame parfois du nominalisme, et que Marx a pu être regardé, par exemple par Étienne Balibar, comme un nominaliste. Ce point mérite donc d’être examiné de près. Trois interrogations peuvent être formulées : premièrement, d’où provient exactement l’idée que le malaise éprouvé par Marx et Foucault à l’égard de la philosophie ait trait à la présence constante en celle-ci, du problème des essences ? Deuxièmement, comment l’un et l’autre donnent-ils congé à ce problème ? Ne serait-ce pas justement à cette fin que Foucault évoque le nominalisme ? Troisièmement, quels mécanismes seraient à même d’éviter le retour à une pensée des essences une fois qu’elle a été évacuée ? Voilà les questions qui nous serviront de fil conducteur.
La dissolution de l’essence humaine Le texte « Foucault et Marx. L’enjeu du nominalisme » d’Étienne Balibar a été l’un des premiers en France à énoncer le bénéfice que représente, pour ceux qui viennent après les deux auteurs, le fait de disposer de ces deux corpus4. De son point de vue, l’une des raisons pour lesquelles Foucault est utile à ceux qui, comme lui, s’évertuent à penser avec Marx au-delà 4. En dépit de ses mérites, le sort de cet écrit a été scellé pour un temps, pour des raisons auxquelles Fathi Triki a su donner voix. D’après la transcription du débat, Triki reproduit « une longue citation de Foucault pour préciser les rapports de Foucault au marxisme, qui sont des rapports de mise à l’écart et non des rapports de combat ». Voir Étienne Balibar, « Foucault et Marx. L’enjeu du nominalisme » in Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale, Paris, 9, 10, 11 janvier 1988, Seuil, Paris, 1989, p. 54-76 et p. 76.
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Le nominalisme de la relation comme principe antimétaphysique
Marx & Foucault
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de Marx, concerne le rapport qu’il établit avec la philosophie. Foucault, écrit-il, a fait un « “saut” de la philosophie dans la non-philosophie, qui découvre soudain un autre visage des questions philosophiques (celles de la vérité, du pouvoir et de la pratique, celles du temps et du sujet). De là que, si notre intérêt est de déterminer en quoi notre horizon philosophique est irréversiblement postmarxiste (au double sens de l’expression), la lecture de Foucault constitue un biais privilégié5 ». Pour Étienne Balibar, dans cet écrit de 1989, la non-philosophie vers laquelle s’oriente Foucault apparaît moins comme une philosophie négative – qui reste toujours une philosophie –, que comme une réflexion qui, en quittant la philosophie – c’est-à-dire en lui donnant congé puisqu’elle ne sert plus et en reprenant par des voies alternatives des problèmes qu’elle a façonnés – mène à d’autres modalités d’enquête. Ces modalités d’enquête peuvent être par exemple historiques, que ce soit sous la forme de l’archéologie ou bien de la généalogie, et ainsi projeter un jour inattendu sur des thèmes et des concepts classiquement philosophiques. Et de fait, pour Foucault ce n’est pas par la voie du commentaire que l’on approche véritablement les problèmes, mais dans la prise en compte de matériaux historiques6. De toute évidence, cette position le rapproche de Marx, dont les études tantôt historiques tantôt proto-sociologiques, presque toujours caractérisées par une soif de « concret », marquent ses articles de journaux au sujet des conditions de vie et de travail des plus démunis, autant que le Capital, notamment par la place qui y est faite aux rapports élaborés par les inspecteurs du travail à l’intérieur des usines. Ici comme ailleurs, on a affaire à ce qui est éprouvé comme les limites de la puissance philosophique, des limites que Marx et Foucault ont tenu à franchir, moins dans l’espoir d’élargir le champ de la philosophie (ce qui, paradoxalement peut-être, a été l’un des effets réels de leurs entreprises), que dans celui d’en sortir ou de s’en départir. On a suggéré plus haut que l’un des avantages trouvés à cette sortie du champ philosophique, voire son avantage principal, est la possibilité qu’elle offre de cesser de prendre en considération les essences. Sous cet angle, un recours au texte de Balibar, « Foucault et Marx. L’enjeu du nominalisme », peut également être utile. Balibar reprend à Foucault le terme de « nominalisme », pour le confronter à la notion de « matérialisme historique ». De cette confrontation il tire un nouveau concept : le « nominalisme historique », dont l’une des vertus consisterait à « radicalement dissoudre des idéalités telles que “le sexe”, “la raison”, “le pouvoir” ou
5. Ibid., p. 72. 6. Voir par exemple Michel Foucault, « De l’archéologie à la dynastique », in Dits et écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 1994, tome II, p. 406-407.
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“la contradiction”7 ». Effectivement, la pratique de dissolution des idéalités convient bien à Foucault qui, dans son vocabulaire, les appelle des « universaux ». Pourtant, rien ne garantit a priori qu’elle soit appropriée pour décrire aussi la méthode marxienne. C’est toutefois l’hypothèse de « Marx et Foucault. L’enjeu du nominalisme », qui veut que cette préoccupation leur soit commune. Elle serait peut-être même plus radicalement poursuivie par Marx que par Foucault, ce premier dissolvant des éléments que l’autre aurait encore conservé comme des entités, sans parvenir à les regarder comme des relations. Plus exactement, le texte suggère que Foucault envisage les corps en tant que corps, c’est-à-dire en quelque sorte comme des substances, tandis que Marx les pense « en termes de rapports », dissolvant ainsi leur épaisseur substantielle. C’est la raison pour laquelle Balibar suggère que le « nominaliste conséquent – le moins métaphysicien des deux –8 » est Marx. En somme, la pensée des rapports qui défait les idéalités serait commune aux deux auteurs, et serait un critère permettant d’avancer (sans toutefois trancher définitivement) que l’un la pratique de manière plus aboutie que l’autre. Cela ne suffit pourtant pas à expliquer en quoi leur rupture avec la philosophie serait associée à l’abandon des essences. Pour ce faire, La Philosophie de Marx de Balibar s’avère plus utile9. Or, les passages du livre qui concernent ce point sont liés à l’interprétation de la sixième thèse sur Feuerbach proposée par l’auteur, et plus rigoureusement des premières lignes de cette thèse. Il est donc nécessaire de rappeler ce qu’elles énoncent : « Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu singulier. Dans sa réalité effective, elle est l’ensemble des rapports sociaux10. » Si l’on interprète ces lignes à la lumière des analyses foucaldiennes, une chose devient claire : lorsque Marx fait référence à l’essence humaine, il ne le fait pour ainsi dire qu’en apparence, et de manière critique ; en un mot, de manière à la dissoudre dans l’« ensemble des rapports sociaux ». Autrement dit, affirmer que l’« essence humaine est l’ensemble des rapports sociaux » ne revient pas à donner une définition concrète de l’essence ; cela consiste davantage à déplacer le problème sur un terrain autre que celui de l’essence au singulier (ou de quelque chose qui serait saisi en tant qu’essence), pour le 7. Étienne Balibar, « Foucault et Marx. L’enjeu du nominalisme » in Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale, op. cit., p. 74. 8. Ibid., p. 75. Pour une autre étude des liens entre Marx, Foucault et le nominalisme, voir la thèse de doctorat de Monica Stival, « M. Foucault entre a crítica e o nominalismo », université de São Paulo, 2013. Consultable en ligne : . 9. Étienne Balibar, La Philosophie de Marx, La Découverte, Paris, 2014. 10. Cité par Étienne Balibar, La Philosophie de Marx, op. cit., p. 51, d’après la traduction de Georges Labica.
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Le nominalisme de la relation comme principe antimétaphysique
Marx & Foucault
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placer sur le terrain de la pluralité des rapports entre les êtres humains. Êtres humains qui eux-mêmes ne peuvent être définis de façon stable, car dans leurs modes d’être (et non plus dans leur essence justement) ils deviennent les pôles des rapports sociaux dont ils dépendent. En d’autres termes, ces rapports précèdent tout ce qui pourrait être capté comme essence humaine, puisque les êtres humains singuliers ne se déterminent que par et dans les rapports sociaux. Dans cette nouvelle perspective, l’« individu singulier » évoqué dans la sixième thèse est remplacé par des êtres humains pluriels, entre lesquels il y a des rapports sociaux d’une part ; et qui dépendent de ces rapports sociaux d’autre part. Les entités multiples que sont les humains dépendent alors de rapports multiples et changeants qui sont sociaux. En définitive, déclarer que l’essence humaine est l’ensemble des rapports sociaux revient à faire valoir la raison qui empêche de tenir un discours fondé au sujet de l’essence humaine. Une autre façon permet également d’exprimer et de comprendre, sous l’angle de la sixième thèse, l’idée de l’impossibilité de l’essence humaine : en réalité, ce qui, éventuellement, apparaît comme étant l’essence humaine n’est rien d’autre que la cristallisation, à un moment donné, de l’état dans lequel se trouvent les rapports sociaux. C’est pourquoi, au lieu de nier toute forme d’existence à l’« essence humaine », il serait sans doute plus juste d’affirmer qu’elle existe en un certain sens, c’est-à-dire en tant qu’elle est produite, pratiquement et théoriquement, comme fonction d’une situation de complexité sociale. Sans doute faudrait-il même affirmer que l’essence humaine n’est pas, et que pourtant qu’il y a de l’essence humaine, comme produit ou effet réel qui, à son tour, devient cause d’autres effets. Comment comprendrait-on, sinon, tous les discours et pratiques visant à conformer des êtres humains à leur prétendue essence ? Ce n’est d’ailleurs pas sans rappeler certaines rhétoriques éducatives, de redressement, voire d’émancipation. Aussi est-il nécessaire d’admettre qu’il y a bien quelque chose comme l’« essence humaine », les guillemets servant à indiquer dans ce contexte que le syntagme désigne un produit et non une nature. Plusieurs phrases du complément de 2014 à La Philosophie de Marx, intitulé « Anthropologie philosophique ou ontologie de la relation ? Que faire de la “VIe thèse sur Feuerbach” ? », vont en ce sens. En voici deux : le « concept de Wesen (être ou essence) n’a pas d’autre contenu qu’une activité ou un procès, en d’autres termes une praxis » ; et « ce que vise la critique marxienne n’est pas seulement une représentation (encore) abstraite de l’essence humaine, à laquelle on opposerait une conception concrète de l’essence, mais c’est la notion même d’une essence de l’homme qui est une “abstraction”11 ». Ces deux formules signalent autant d’idées 11. Ibid., p. 219.
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Le nominalisme de la relation comme principe antimétaphysique
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qui rapprochent Marx et Foucault : d’une part l’insistance sur le fait que le « contenu » n’est pas une substance, mais une pratique et une relation ; et, d’autre part, l’affirmation que le remplacement de la représentation abstraite de l’essence par une conception concrète de cette essence est encore une opération philosophique (et non pas non-philosophique, au sens déjà mentionné), opération qui ne change donc pas de cadre. Par contraste avec elle, Marx et Foucault invitent, chacun à leur manière, à sortir de la philosophie en se départant des essences, qu’elles soient dites « abstraites » ou bien « concrètes ». C’est ce que veut dire le passage dans la non-philosophie.
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Après avoir mis en évidence, au sujet de Marx et de Foucault, le lien problématique entre l’essence et la philosophie d’une part, et le geste de se départir de la philosophie pour tenter de se soustraire à l’empire des essences d’autre part, voyons maintenant par quel mécanisme méthodologique Foucault, et peut-être Marx, comptent éviter les pièges essentialistes. Il semble que ce mécanisme soit précisément le nominalisme. Pour mettre cette hypothèse à l’épreuve, il est utile de recourir à deux moments lors desquels Foucault revendique une méthode nominaliste : le premier est extrait de La Volonté de savoir et le second de Naissance de la biopolitique. Le concept est tout d’abord explicitement évoqué dans le premier tome de l’Histoire de la sexualité, où on lit : « Il faut sans doute être nominaliste : le pouvoir, ce n’est pas une institution, et ce n’est pas une structure, ce n’est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés : c’est le nom qu’on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée12. » Cette affirmation, on s’en souvient, s’oppose notamment à l’idée du pouvoir comme propriété. Néanmoins, il est nécessaire de remarquer que le nominalisme tel qu’il est présenté ici ne correspond pas à la position nominaliste traditionnelle souhaitant que l’on voit derrière les noms, des entités singulières. Au contraire, ici il indique un faisceau de relations, à la faveur duquel la réalité du pouvoir se trouve dissoute, et sa solidité défaite. Cette position peut être éclaircie par un autre exemple tiré du même ouvrage, une quinzaine de pages plus loin. Au sujet de la sexualité, La Volonté de savoir précise qu’« il ne faut pas la concevoir comme une sorte donnée de nature que le pouvoir essaierait de mater, ou comme un domaine obscur que le savoir tenterait, peu à peu, de dévoiler. C’est le nom qu’on donne à un dispositif historique : non pas réalité d’en dessous 12. Michel Foucault, Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 123.
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Un nouveau nominalisme
Marx & Foucault
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sur laquelle on exercerait des prises difficiles, mais grand réseau de surface où la stimulation des corps, l’intensification des plaisirs, l’incitation au discours, la formation des connaissances, le renforcement des contrôles et des résistances, s’enchaînent les uns avec les autres, selon quelques grandes stratégies de savoir et de pouvoir13 ». De toute évidence, l’expression qu’il convient de retenir est « le nom qu’on donne à » : « sexualité » est avant tout un nom, pas une « réalité », comme il l’écrit. N’est-ce pas le signe qu’il convient sans doute, là aussi, d’être nominaliste ? Ici comme ailleurs, une unité substantielle est remplacée par un réseau, par des relations. Trois ans plus tard, dans Naissance de la biopolitique, Foucault recourt à nouveau à la même notion, permettant d’éclairer la signification qu’il lui accorde. Voici ce que dit le « Résumé du cours » : « Que faut-il entendre par “libéralisme” ? Je me suis appuyé sur les réflexions de Paul Veyne à propos des universaux historiques et de la nécessité de tester une méthode nominaliste en histoire14. » Comme pour le pouvoir et la sexualité, ces phrases indiquent que le libéralisme n’est pas à prendre comme une « sorte donnée de nature », mais avant tout comme un nom. La revendication du principe nominaliste est détaillée dès les premières pages du cours. Elle y est opposée au principe historiciste. Celui-ci, dit Foucault, part « des universaux pour en déduire des phénomènes concrets » ou « des universaux comme grille d’intelligibilité obligatoire pour un certain nombre de pratiques concrètes15 », alors que lui, souhaite « partir de ces pratiques concrètes et passer en quelque sorte les universaux à la grille de ces pratiques16 ». En somme, prendre ces pratiques comme point de départ. La décision, à la fois théorique et méthodologique, qui consiste à dire : supposons que les universaux n’existent pas, et je pose à ce moment-là la question à l’histoire et aux historiens : comment pouvez-vous écrire l’histoire si vous n’admettez pas a priori que quelque chose comme l’État, la société, le souverain, les sujets existe ? […] Supposons que la folie n’existe pas. Dès lors, quelle est donc l’histoire que l’on peut faire de ces différents événements, de ces différentes pratiques qui, apparemment, s’ordonnent à ce quelque chose supposé qui est la folie ? C’est donc exactement l’inverse de l’historicisme que je voudrais ici mettre en place. Non pas donc interroger les universaux en utilisant comme méthode critique l’histoire, mais partir de la décision de l’inexistence des universaux pour demander quelle histoire on peut faire17.
13. Ibid., p. 139. 14. Michel Foucault, « Résumé du cours », in Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France (1978-1979), Paris, EHESS/Seuil/Gallimard, 2004, p. 323. 15. Ibid., p. 4-5. 16. Ibid., p. 6. 17. Ibid.
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Comme on peut le constater, l’historicisme apparaît comme l’avatar, au sein de l’enquête historique, du principe réaliste qui veut que l’essence précède les objets à étudier ; principe auquel s’oppose Foucault. Un pas supplémentaire dans la contestation des universaux est franchi dans « Foucault », entrée de dictionnaire signée par lui du pseudonyme Maurice Florence et rédigée au début des années 1980. Foucault y développe alors l’idée qu’une critique des universaux anthropologiques permet d’embrasser une partie importante de ses recherches conduites sous l’orientation nominaliste, les « universaux anthropologiques » apparaissant dès lors comme le mot par lequel il indique que ses travaux sur la folie, la délinquance ou la sexualité sont, au fond et dans leur ensemble, à comprendre comme autant de voies pour traiter le problème de l’humain. Le même article explicite encore le principe qu’il se donne d’« un scepticisme systématique à l’égard de tous les universaux anthropologiques », signifiant par là que « tout ce qui nous est proposé dans notre savoir, comme de validité universelle, quant à la nature humaine ou aux catégories qu’on peut appliquer au sujet, demande à être prouvé et analysé18 ». Il ajoute encore à ces universaux, « ceux d’un humanisme que feraient valoir les droits, les privilèges, la nature d’un être humain comme vérité immédiate et intemporelle du sujet ». Ceci porte à croire, si on garde à l’esprit l’opposition entre nominalisme et historicisme, que l’anthropologie de la nature ou de l’essence, l’humanisme et ce qu’on pourrait appeler provisoirement une certaine intemporalité, sont tous des concepts à soumettre également au principe de nominalisme. Enfin, un autre aspect important, la critique des universaux s’associe à la démarche qui consiste à « redescendre vers l’étude des pratiques concrètes par lesquelles le sujet est constitué dans l’immanence d’un domaine de connaissance », et non pas remonter « vers le sujet constituant auquel on demande de rendre compte de ce que peut être tout objet de connaissance en général19 ». En ce point de l’analyse, on peut synthétiser, autour des points suivants, quelques caractéristiques de la manière foucaldienne d’être nominaliste. Premièrement, il s’agit d’un nominalisme qui désessentialise ce sur quoi il porte, que ce soit le pouvoir, la sexualité, le libéralisme ou la folie, et qui par là déjoue la primauté, voire même la simple considération des essences. Deuxièmement, c’est un nominalisme qui se combine à chaque fois avec des recherches historiques (d’où le « nominalisme historique » dont parle Balibar). Il n’est donc pas avant tout utilisé en vue d’études philosophiques au sens strict, de commentaire, ou simplement de recherches spéculatives, mais apparaît comme le principe par le biais duquel Foucault coupe le plus 18. Michel Foucault, « Foucault », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome IV, p. 634. 19. Ibid.
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Le nominalisme de la relation comme principe antimétaphysique
Marx & Foucault
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efficacement avec la philosophie. Troisièmement, c’est un nominalisme qui emprunte la voie descendante, menant à l’analyse de pratiques concrètes sur un plan d’immanence, au lieu de faire remonter la pensée vers les idéalités et la transcendance. Peut-être serait-il important d’y ajouter un quatrième et dernier point, selon lequel, comme le dit Maurice Florence : « Le sujet et l’objet “se forment et se transforment” l’un par rapport à l’autre et en fonction de l’autre20. » Ce quatrième point est nécessaire pour comprendre que l’immanence n’est pas un plan d’essences, plan à l’état plus au moins stationnaire et encore moins immobile, mais l’espace d’une mobilité permanente qui conditionne les modes d’être des pôles des relations, et dans le cas présent le sujet et l’objet. Il serait sans doute possible de dire que l’objet suprême auquel s’applique le nominalisme ainsi défini est l’« homme », d’autant que, si l’on suit encore les propos de Maurice Florence, les travaux sur la déraison, la prison et la sexualité, pour ne rien dire de l’archéologie des sciences humaines, sont tous mis sur le compte d’une critique des universaux anthropologiques. Qu’en est-il de Marx ? Un « marxisme nominaliste21 » est-il envisageable ? Dans « Foucault et Marx. L’enjeu du nominalisme », Balibar prétend que oui. Mais son interprétation n’est recevable qu’à une condition : ce nominalisme ne doit pas être entendu comme une affirmation de l’existence primordiale de ce qui est individuel, au préjudice de ce qui est universel, car on ne ferait alors que reprendre l’une des deux faces de la médaille philosophique à laquelle on se référait plus haut, la face du nominalisme traditionnel, opposée à celle du réalisme. En effet, la sixième thèse sur Feuerbach se situe déjà au-delà de cette dichotomie, puisque, comme Balibar a pu l’écrire ailleurs, elle récuse l’une et l’autre position : « Celle qui veut que le genre, ou l’essence, précède l’existence des individus, et celle qui veut que les individus soient la réalité première, à partir de laquelle on “abstrait” les universaux22. » Néanmoins, il est un aspect de cette définition du nominalisme – comme un principe qui pose à l’origine les « individus » comme « réalité » et, bien plus, comme la « réalité première » – qui pose problème : elle empêche de considérer l’existence d’un « marxisme nominaliste ». Et ceci, dans la mesure où selon cette sixième thèse, la seule réalité première est celle des rapports sociaux, et non celle des individus. Comme on l’a vu, cette thèse déplace le problème de l’essence humaine, des individus eux-mêmes23 aux rapports 20. Ibid. 21. Étienne Balibar, « Foucault et Marx. L’enjeu du nominalisme » in Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale, op. cit., p. 65. 22. Étienne Balibar, La Philosophie de Marx, op. cit., p. 69. 23. Plus rigoureusement : de l’« individu singulier » comme le traduit Georges Labica, dem einzelnen Individuum, à la différence de Macherey qui préfère « individu unique ». Voir
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sociaux. C’est dire que, si nominalisme marxiste il y a, il n’existe que dans un sens, qui ne privilégie pas l’individu-existant-comme-réalité-première, aux dépens de l’universel, mais plutôt dans le sens d’une relation dont l’individu et le concept abstrait, voire universel, dépendent et sont des pôles. Nous sommes alors placés devant l’alternative suivante. Soit Marx était déjà, bien avant Foucault, un nominaliste qui dissolvait les idéalités. Par exemple, « en analysant l’exploitation capitaliste comme un procès de consommation-reproduction de la force de travail et comme un excès permanent sur les formes du contrat et de l’échange ». Dans ce cas, Marx n’aurait « rien fait d’autre » que de « constituer une analytique du pouvoir qui en explicite la nature purement relationnelle24 ». Soit Marx « renvoie dos à dos nominalisme et essentialisme25 », auquel cas il ne peut être considéré comme nominaliste. L’énoncé de ces deux propositions porte à croire que le terme de nominalisme acquiert des significations différentes dans une acceptation et dans l’autre, et que Marx ne peut être considéré comme nominaliste que dans un sens nouveau de ce terme, qui écarte son sens classique. Autrement dit, il n’est pas un nominaliste de l’individu, mais un nominaliste de la relation. Ces différentes acceptions du concept de nominalisme montrent que sa définition a changé suite à sa récupération par Foucault. En réalité, lorsque Balibar évoque un « marxisme nominaliste », il le fait en projetant un jour foucaldien sur le travail de Marx. Le nominalisme de Marx est donc entendu, tout d’abord, au sens foucaldien du terme. Dans cette mesure, Foucault et Marx sont donc autant nominalistes l’un que l’autre, si ce dernier ne l’est pas plus. En outre, si l’on souhaite dire de Marx qu’il est nominaliste, ce terme devra signifier autre chose que ce que Marx récusait comme primauté de ce qui est individuel et singulier. Ainsi, deux choses semblent certaines : d’une part, Marx et Foucault poursuivent un type de dissolution similaire qui est celle des universaux au profit des relations ; et d’autre part, on ne peut désigner ce travail comme étant nominaliste, et donc parler d’un « marxisme nominaliste », qu’à condition de concevoir un nominalisme distinct de celui de l’individu, un nominalisme de type nouveau, un nominalisme au sens foucaldien.
Pierre Macherey, « Marx, thèses sur Feuerbach. Thèse six », janvier 2003. Consultable en ligne : . 24. Étienne Balibar, « Foucault et Marx. L’enjeu du nominalisme » in Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale, op. cit., p. 74. 25. Étienne Balibar, La Philosophie de Marx, op. cit., p. 74.
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Le nominalisme de la relation comme principe antimétaphysique
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Marx & Foucault
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Un autre aspect de la mutation du « matérialisme historique » en « nominalisme historique » est remarquable : il s’agit de l’attribution d’une fonction, pour ainsi dire négative, au nominalisme. Et ceci dans la mesure où elle impose une limite à la pensée. Cette fonction se retrouve dans la définition du nominalisme que donne Balibar et selon laquelle il est le « supplément de matérialisme qui est nécessaire pour interdire à une matérialité – économique, politique ou discursive – tout retour vers la métaphysique26 ». Si l’on cherche cette fonction restrictive ou limitative exercée par le « supplément de matérialisme » dans les textes de Marx, on la trouve non pas dans la sixième thèse sur Feuerbach, mais dans la deuxième : « La question de savoir s’il faut accorder à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question de théorie, mais une question pratique. C’est dans la praxis que l’être humain doit prouver la vérité, c’est-à-dire la réalité effective et la puissance, la terrestréité de sa pensée. La dispute concernant la réalité ou la non-réalité effective d’une pensée qui s’isole de la praxis est une question purement scolastique27. » On trouve donc ce principe de restriction dans la formule conclusive de cette deuxième thèse. En somme, l’attention portée à la praxis est le supplément de matérialisme nécessaire pour interdire à la pensée tout retour vers la scolastique. Cette idée de retour à la scolastique semble être l’équivalent du « retour vers la métaphysique » évoqué par Étienne Balibar ; ainsi le principe restrictif est tant anti-scolastique qu’anti-métaphysique. Pour que l’on comprenne cette règle limitative, Marx convoque une image : il évoque la « terrestréité » de la pensée, son caractère terrestre, par opposition à une pensée qui se dirige vers l’au-delà et perd son assise dans la pratique. Le vocable allemand sollicité ici est Diesseitigkeit, qui n’est pas lui-même marxien comme le rappelle Pierre Macherey, mais « directement repris au vocabulaire de Feuerbach28 ». Ce « mot étrange n’a guère d’équivalent en français. Badia le rend par une périphrase qui l’associe étroitement au terme Macht, et il parle de la nécessité de prouver “la puissance de sa pensée dans ce monde et pour notre temps” ; Rubel parle de “la puissance, l’ici-bas de sa pensée” ; et Labica écrit : “la puissance, 26. Étienne Balibar, « Foucault et Marx. L’enjeu du nominalisme », in Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale, op. cit., p. 75. 27. Karl Marx, « Thesen über Feuerbach », in Marx-Engels Werke, vol. 3, Dietz Verlag, Berlin, 1969, p. 533. Traduction de Georges Labica (légèrement modifiée), in Georges Labica, Karl Marx. Les Thèses sur Feuerbach, PUF, Paris, 1987, p. 20. 28. Pierre Macherey, « Les Thèses sur Feuerbach. Les thèses II et III », décembre 2002. Consultable en ligne :.
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Comment ne pas retomber dans la métaphysique
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le caractère terrestre de sa pensée29” ». Macherey traduit Diesseitigkeit par « naturalité immanente », tandis que Pierre Dardot, lors du colloque « Marx & Foucault », le traduit par « l’ici-bas terrestre », expression que Macherey mentionne également au passage30. Ces différentes acceptions peuvent être résumées si l’on traduit Diesseitigkeit par terrestréité. Et, de fait, les liens entre la terrestréité et la deuxième thèse ont été compris depuis longtemps, notamment par Gramsci, qui dans ses Cahiers de traduction traduit le vocable allemand par « il carattere terreno31 » (« le caractère terrestre »), et qui dans les Cahiers de prison parle de la « terrestrità assoluta del pensiero32 » (« terrestréité absolue de la pensée »). Dans Lire Le Capital, Althusser reprend cette partie des Cahiers de prison, connue sous le nom de « Le matérialisme historique et la philosophie de Benedetto Croce », et cite Gramsci : « La philosophie de la praxis est l’“historicisme” absolu, la mondanisation et la “terrestrité” absolues de la pensée, un humanisme absolu de l’histoire33. » Dans le commentaire qu’il en fait, Althusser insiste sur la dimension critique et polémique de l’usage gramscien des mots d’humanisme et d’historicisme, qui vise, ajoute-t-il, à « refuser toute interprétation métaphysique de la philosophie marxiste » et à indiquer « le lieu de “l’immanence”, de “l’ici-bas”, que Marx opposait déjà [dans la deuxième thèse] comme le “diesseits” (notre ici-bas) à la transcendance, l’au-delà (jenseits) des philosophies classiques34 ». Plus loin, Althusser revient aux mêmes formulations et se réfère aussi bien au geste marxien de « mettre fin à tout “au-delà” supraterrestre » qu’à la « forme distinctive de cette immanence absolue (sa “terrestréité”35) […] ». L’idée althusserienne d’une terrestréité directement associée à une lecture non-métaphysique du marxisme va dans le sens de mon interprétation du principe anti-scolastique comme principe anti-métaphysique. De surcroît, un nombre conséquent d’autres auteurs souligne aussi la connexion entre la deuxième thèse et le vocabulaire retenu par les Cahiers de la prison. C’est le cas de Peter D. Thomas, dans The Gramscian Moment : Philosophy, Hegemony and Marxism, ouvrage dans lequel la thèse en question apparaît comme un
29. Ibid. 30. Voir Pierre Dardot, « De la praxis aux pratiques », chapitre 13 du présent ouvrage. 31. Antonio Gramsci (édition dirigée par Giuseppe Cospito et Gianni Francioni), Quaderni di traduzioni (1929-1932), Istituto della Enciclopedia Italiana, Rome, 2007, p. 743. 32. Antonio Gramsci (édition critique de l’Institut Gramsci sous la direction de Valentino Gerratana), « Quaderno 11 (xviii). 1932-1933 », in Quaderni del carcere, vol. 2, Quaderni 6-11, Einaudi, Turin, 1977, p. 1437. Voir Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Gallimard, Paris, 1996. 33. Antonio Gramsci, Il Materialismo Storico et la Filosofia di B. Croce, Einaudi, Turin, p. 159, cité par Louis Althusser in Louis Althusser et al., Lire Le Capital, PUF, Paris, 1996, p. 321. 34. Ibid. 35. Ibid., p. 326.
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Le nominalisme de la relation comme principe antimétaphysique
Marx & Foucault
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moyen de ramener la vérité « sur la terre » (down to earth36). Plus loin dans le même livre, l’auteur trouve dans la « notion d’une Diesseitigkeit anti-métaphysique de la pensée », un « point de vue privilégié pour engager le dialogue avec la référence courante aux […] différents concepts d’“immanence” dans la pensée radicale contemporaine37 ». La traduction que nous proposons de Diesseitigkeit par terrestréité prend donc appui sur toutes ces interprétations et elle marque le contraste entre les deux côtés de la même ligne : l’ici-bas (das Diesseits) ou l’en-deçà (diesseits), par opposition au là-haut ou à l’au-delà. Le principe négatif enjoint à la recherche de demeurer de ce côté-ci de la ligne et de ne pas la franchir. Pour ce qui est de Foucault, selon le texte « Foucault et Marx. L’enjeu du nominalisme », il est aussi un penseur du supplément de matérialisme. En particulier en raison de la façon dont il aborde la « matérialité […] des dispositifs et des pratiques de pouvoir, en tant qu’ils s’exercent sur les corps38 ». En somme, le nominalisme de la relation qui lie Marx et Foucault, non seulement dissipe les idéalités, mais est aussi une méthode qui cantonne la pensée à ce qui est terrestre, qui scelle son attachement à l’immanence. C’est ce qui est expliqué dans l’entrée de dictionnaire signée Maurice Florence puisqu’y est défendu le principe méthodologique selon lequel il faut toujours prouver et analyser « tout ce qui nous est proposé dans notre savoir, comme de validité universelle, quant à la nature humaine ou aux catégories qu’on peut appliquer au sujet ». De même, l’association du réquisit de la preuve et de l’analyse à un besoin de « redescendre vers l’étude des pratiques concrètes par lesquelles le sujet est constitué dans l’immanence d’un domaine de connaissance ». Ce mouvement de descente nous paraît tout à fait compatible avec celui de redescendre sur la terre et d’y rester – geste de demeurer fidèle à la terrestréité de la pensée. En conclusion, au-delà de leurs différences Marx et Foucault ont, dans leur relation problématique à la philosophie, un point commun, révélateur d’autres proximités importantes, dont trois ont particulièrement mérité d’être mises en valeur : primo, leur attachement à défaire les essences au profit des rapports ; secundo, le recours à une méthode qu’on pourrait appeler (et que Foucault appelle de fait) nominaliste, mais qui est 36. Peter D. Thomas, The Gramscian Moment : Philosophy, Hegemony and Marxism, Brill, Leide, 2009, p. 308. 37. Ibid., p. 449. D’autres auteurs vont dans le même sens : Cyril Smith, Karl Marx and the Future of the Human, Lexington Books, Lanham, 2005, p. 199 ; Richard Kilminster, Praxis and Method. A Sociological Dialogue with Lukács, Gramsci and the Early Frankfurt School, Routledge, Londres/New York, 2014, p. 18 ; Voir la référence faite par Étienne Balibar dans le cadre d’une analyse des Thèses, à « pensée qui se veut effective, terrestre ou “mondaine” », in Étienne Balibar, La Philosophie de Marx, op. cit., p. 54. 38. Étienne Balibar, « Foucault et Marx. L’enjeu du nominalisme » in Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale, op. cit., p. 73.
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Le nominalisme de la relation comme principe antimétaphysique
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un nominalisme de la relation et non de l’individu ; tertio, le besoin de demeurer dans l’immanence des pratiques et de l’histoire pour ne pas retomber dans la scolastique ou la métaphysique. L’apparition du motif anthropologique dans le cadre de cette analyse n’est pas un hasard, et il est frappant de constater que le nominalisme de Foucault s’attaque aux universaux anthropologiques, comme celui qu’on pourrait imputer à Marx vise directement l’essence humaine. Reste maintenant à chercher comment ces deux variantes de l’antihumanisme théorique peuvent nous être utiles aujourd’hui, pour réfléchir à un discours sur l’humain, une fois admis que l’« Homme » n’est qu’un nom.
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Marx avec Foucault : actualités, luttes, critiques
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IV.
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Le symbolique, la production et la reproduction. Éléments pour une nouvelle économie politique
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Le lien entre deux auteurs tels que Marx et Foucault peut être établi à partir de leurs textes, selon une approche philologique, permettant de découvrir, à travers les pages et les mots, de nouvelles résonances. Mais le lien peut aussi être constitué, et ce sera le cas ici, à partir des usages qui ont été faits du corpus théorique de chacun d’eux. Il ne s’agit plus alors de trouver des éléments comparables dans leurs œuvres, mais plutôt de mettre en valeur des intersections de champs. Cette approche paraît d’autant plus fondée que les concepts mobilisés par ces auteurs, loin de « préexister à toute réalité1 », renvoient à des problèmes, à des enjeux d’action, à des champs d’expérience. Ainsi, plutôt que d’interpréter des textes, il s’agira ici de porter attention aux usages féministes de Marx et de Foucault qui ont été opérés ces dernières décennies. Deux aspects peuvent être privilégiés : d’une part, l’affinité de certains féminismes avec la pensée de Foucault semble appeler un usage inédit de Marx ; d’autre part, un tel usage de Marx déplace la pensée féministe sur un nouveau terrain qui concerne, non plus seulement les femmes ou le genre, mais plutôt une théorie politique générale2. Les concepts émergent des conflits, et c’est la raison pour laquelle nous nous intéressons ici aux usages plutôt que d’étudier la réception de l’auteur au travers de la littérature secondaire. L’usage est une approche non herméneutique, matérialiste : il ne sépare pas le langage et l’action, le corps et l’intellect, la maîtrise et la donnée. L’usage n’est pas porté par un sujet, mais se déploie à partir d’une position3 ; il nécessite un travail, 1. Karl Marx, « Lettre à J.B. Schweitzer », in Misère de la philosophie, Éditions sociales, Paris, 1961, p. 188. 2. Anna Simone, Federica Giardini, « Reproduction as a paradigm. Notes towards a feminist political economy », Viewpoint. Consultable en ligne : . 3. Dans ce texte, il convient de remarquer que la pratique théorique du « positionnement » est commune aux féminismes faisant référence à la domination et à ceux travaillant sur l’exploitation.
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Federica Giardini
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Marx & Foucault
non sur la réception, mais selon une généalogie. Il ne s’agit donc pas de considérer des traditions statiques et des assomptions théoriques, mais des lignées instituées par les conflits qui caractérisent différentes époques. Ainsi, l’usage oblige à prendre en compte les déploiements et les entropies des concepts quand ils finissent par ne plus avoir de prise sur la réalité. Nous traiterons ici du positionnement des enjeux féministes tels qu’ils apparaissent à partir des années 1970, en Italie et en France. C’est sur ce terrain que nous pourrons évoquer une première forme d’opposition entre les deux auteurs.4
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En 1971, le groupe italien Rivolta Femminile écrit dans son manifeste : « La parité de salaire est notre droit mais l’oppression est toute autre chose5. » Il s’agit là d’un véritable détournement, défini comme la « seule vraie révolution 6 », d’un écart par rapport aux enjeux égalitaires et émancipateurs des luttes féministes précédentes. La question n’est plus de revendiquer l’égalité avec le sujet par excellence qu’est « l’homme, le citoyen, le travailleur », mais de reconsidérer la structure même des Voir Adrienne Rich, « Notes towards a politics of location », in Blood, Bread, and Poetry. Selected Prose (1979-1985), Norton, New York, 1986 ; Rosi Braidotti, Nomadic Subjects, Columbia University Press, Cambridge, 1994 ; Donna Haraway, « Situated knowledges. The science question in feminism as a site of discourse on the privilege of partial perspective », Feminist Studies, n° 3, 1988, p. 575-599 ; Sandra Harding, « Introduction. Is there a feminist method ? », Feminism and Methodology, University of Indiana Press, Bloomington, 1987, p. 1-14; Joan Scott, « Genre. Une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du GRIF, n° 37-38, 1988, p. 125-153. 4. Il s’agit d’une double généalogie qui entrecroise les féminismes italiens et français. En Italie, la partie se jouait entre un féminisme de la différence de Rivolta Femminile, et repris par la suite par des auteures telles que Luisa Muraro, et un féminisme marxiste avec des auteures telles que Mariarosa Dalla Costa et Alisa Del Re. En France, Antoinette Fouque et Monique Wittig fondent le MLF et dénoncent l’insuffisance de l’égalité économique et professionnelle, en prenant ainsi distance par rapport aux thèses émancipatrices et égalitariennes à la Simone de Beauvoir ; celle-ci par contre est reprise par le groupe Questions féministes, animé par Christine Delphy. Dans cette dernière approche, le matérialisme marxiste est transfiguré en une critique de l’économie politique patriarcale (voir Christine Delphy, L’Ennemi principal. Économie politique du patriarcat, Syllepse, Paris, 1998, tome I ; Danielle Kergoat, « Le rapport social de sexe. De la reproduction des rapports sociaux à leur subversion », Actuel Marx/Les rapports sociaux de sexe, n° 30, 2001, p. 85-100) et en une critique aux procès de naturalisation des rapports de pouvoir (Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de Nature, Côté-femmes, Paris, 1992). Judith Butler a revendiqué sa proximité avec ce féminisme matérialiste français. Ce dernier, par contre, prend ses distances vis-à-vis des thèses sur la performativité discursive. 5. Carla Lonzi et al., « Manifesto di Rivolta femminile », in Sputiamo su Hegel e altri scritti, Scritti di Rivolta Femminile, Milan, 2010, p. 10. 6. Mario Tronti, La Politica al tramonto, Einaudi, Turin, 1998, p. 41. Voir Mario Tronti, La Politique au crépuscule, Éditions de l’Éclat, Paris, 2000, p. 39.
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Le patriarcat et le Capital
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relations, le patriarcat7. La sexualité, la reproduction, l’organisation, la division des tâches sociales et des activités économiques sont des configurations qui mettent les femmes, non pas dans une condition défavorisée, mais dans une position dérivée et fonctionnelle, au sein même d’un cadre maîtrisé et organisé par les besoins et les désirs de la partie dominante, à savoir les hommes. La vie d’une femme n’est donc pas simplement exclue de la représentation, elle est plus subtilement identifiée à une série de positions prévues : mère, sœur, épouse, muse, etc. De plus, cette position assignée à la femme est une position ambivalente : inclue en tant qu’elle est maîtrisable, exclue en tant qu’elle n’est jamais pleinement semblable au sujet, et assimilable à la nature en tant que pôle non humain ou non politique. Pour Rivolta Femminile, la différence n’est pas une question de définition d’identités diverses, mais elle est à repenser dans l’organisation des relations dans leur ensemble. La référence au patriarcat offre un cadre d’analyse qui n’est pas éloigné de celui de Foucault, et ceci sous plusieurs aspects. Le premier concerne les procès de subjectivation qui se réalisent dans l’ordre symbolique du discours patriarcal8. L’enjeu est le partage qui, comme nous le montre Foucault, se joue dans l’opposition du vrai et du faux, à travers les supports institutionnels des savoirs et par les modes d’appropriation du discours. Cet angle souligne l’insuffisance de la notion d’exclusion, qui est, en effet, « plus composite et artificielle […] et qui serait l’effet représentatif général d’un certain nombre de stratégies et de tactiques de pouvoir9 ». Toutefois, alors que Foucault travaille de plus en plus sur les dispositifs administratifs qui constituent cet ordre du discours, le féminisme de la différence ne perdra jamais de vue l’aspect représentatif, qui en fait un ordre symbolique10. 7. Voir la reconstruction du débat sur la notion par Carole Pateman, The Sexual Contract, Stanford University Press, Stanford, 1988, p. 19-38. (Le Contrat sexuel, traduit de l’anglais par Charlotte Nordmann, La Découverte / IEC, Paris, 2010). 8. Michel Foucault, L’Ordre du discours, Gallimard, Paris, 1971, p. 14-23 et 45-46. Pour Luisa Muraro, in Maglia o uncinetto. Sull’eterna inimicizia tra metonimia e metafora, Manifesto libri, Rome, 1991 et L’Ordre symbolique de la mère, L’Harmattan, Paris, 2003, c’est la position de sujet de l’énonciation qui est niée à une femme, d’où toutes les implications psychiques, sociales et discursives. 9. Michel Foucault, La Société punitive. Cours au Collège de France (1972-1973), EHESS/ Gallimard/Seuil, Paris, 2013, p. 4-5. 10. Dans la pensée de la différence sexuelle, l’analyse ne se limite pas, comme dans l’approche structuraliste, aux dispositifs qui produiraient des effets subjectifs. L’autoreprésentation d’une femme renvoie à un champ symbolique en tant que champ relationnel d’expérience, donc social et langagier, qu’il est nécessaire de se réapproprier. Cette autodétermination se fait à travers la découverte collective de pratiques – « des actions capables de se donner un nom » – dans les domaines les plus divers, travail, droit, santé, prise de parole publique, etc. Voir Lia Cigarini, La Politica del desiderio, Pratiche, Parme, 1995, p. 143-184. Par symbolique, il faut donc entendre une réappropriation de ce qui constitue le sens (la valeur) du mot « femme ». En ce sens, il y a un rapprochement possible avec les analyses de Pierre Bourdieu (voir Pierre Bourdieu, « L’économie
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Le symbolique, la production et la reproduction…
Marx & Foucault
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Les féminismes de la différence se rapprochent encore de Foucault à travers l’affirmation de la nette subordination des rapports de production aux rapports de pouvoir-savoir : « La dialectique maître-esclave est un règlement de compte entre des collectifs d’hommes : elle ne prévoit pas la libération de la femme11. » Sont ainsi affirmés comme point de départ, le refus de toute idéologie de l’émancipation par l’entrée dans le marché du travail, par la participation aux luttes qui le traversent et, par dessus tout, l’insuffisance d’une subjectivation passant par le seul biais de la classe. À l’époque, la double référence à la subjectivation et au patriarcat semble donc se placer sur le terrain du pouvoir, de la domination, de l’affirmation de nouvelles subjectivités et relations, en laissant en arrière-fond la question de l’exploitation et celle de la production, ou même en résorbant la deuxième question dans la première. Ce point sera précisé par Judith Butler qui, dans une référence explicite à Foucault, élabore le thème de la subjectivation, ou mieux, l’assujettissement biopolitique des corps considérés comme « anormaux » par des normes discursives sociales, médicales et juridiques12. C’est ce qui a permis à une auteure telle que Nancy Fraser d’opposer la reconnaissance, ou la politique des identités, à une politique de la redistribution13, et ainsi de prolonger au sein même des références féministes une tension entre Marx et Foucault. Toutefois, dans la généalogie qu’elle reconstruit, Fraser élude une spécificité italienne. Le féminisme italien de la différence semble très proche de Foucault lorsqu’il soutient l’affirmation « non pas des identités mais d’une force créatrice […], de nouvelles formes de vie14 ». La pratique féministe italienne de la différence naît d’un acte de séparation, d’un exode, d’une soustraction active aux coordonnées sociales et culturelles qui déterminent des biens symboliques », in Raisons pratiques, Seuil, 1994 ; Pierre Bourdieu, « Le capital symbolique », in Le Sens pratique, Éditions de Minuit, Paris, 1980), et ceci en un sens moins structuraliste que celui adopté par Étienne Balibar, « L’échange et l’obligation. Le symbolique chez Marx », in La Philosophie de Marx, La Découverte, Paris, 2010, p. 68-70. 11. Carla Lonzi et al., « Manifesto di Rivolta femminile », in Sputiamo su Hegel e altri scritti, op. cit., p. 10. 12. Judith Butler, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, Routledge, New York, 1990 (en français : Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, La Découverte, Paris, 2006) et Undoing Gender, Routledge, Londres/New York, 2004. 13. Voir Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte, Paris, 2005. Cette auteure a souligné, plus récemment, la complicité des politiques de subjectivation féministes avec le régime néolibéral. Voir Nancy Fraser, Fortunes of Feminism. From State-managed Capitalism to Neoliberal Crisis, Verso, Londres, 2013. 14. Michel Foucault, « Michel Foucault, une entrevue. Le sexe, le pouvoir et la politique de l’identité », in Dits et écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 1994, tome IV, p. 73-74. Sur les pratiques dans le féminisme de la différence, voir Lia Cigarini, La Politica del desiderio, Pratiche, Parme, 1995 ; c’est un trait spécifique reconnu par Antonio Negri, La Differenza italiana, Nottetempo, Milan, 2005, comme « différence créatrice, rupture de la subsomption du travail social […] contre la validité universelle de l’obéissance féminine au patriarcat », p. 15-22.
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Le symbolique, la production et la reproduction…
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la position sociale et psychique d’une femme, pour redécouvrir, pour exprimer, dans l’espace ouvert par cette tabula rasa, des besoins, des désirs et des mots pour les dire. Il ne s’agit donc pas d’une lutte contre l’oppression mais d’une lutte pour l’expression. D’ailleurs, il ne s’agit pas non plus d’une politique de la sexualité ou des identités sexuelles, mais d’une politique sexuée qui, en se tenant sur le seuil du naturel et du politique, vise à reconstruire l’ordre des relations15. Par l’usage du terme « patriarcat », il faut donc entendre, non pas un conflit sur le terrain de la subjectivation, de la construction de nouvelles identités, à la Butler, mais le développement des luttes et des pratiques qui visent à défaire et à se réapproprier des procès de valorisation des activités et des caractéristiques de groupes sociaux. Mettre ici l’accent sur la question de la valeur revient à dévoiler le véritable enjeu de l’époque.
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Dans ce cadre, il est intéressant de souligner les différentes articulations entre les féminismes de la différence, certaines thèses foucaldiennes, et les usages contemporains de l’analyse marxienne. C’est le cas, par exemple, lorsque la question de la subjectivation d’inspiration foucaldienne peut ainsi être relue comme une question de « production de subjectivité16 ». En effet, le positionnement dans le champ féministe permet de décrire et d’analyser de façon plus précise les enjeux liés à différents sujets et luttes. Pour ce faire, il nous faut adopter une perspective qui, quoique contemporaine des déclarations de Rivolta femminile, continue d’utiliser le schéma marxien des rapports de production. Nous le trouvons n otamment dans 15. Voir Federica Giardini, Differenza e conflitto. Un aggiornamento, in Tristana Dini, Stefania Tarantino, Femminismo e neoliberismo, Natan Edizioni, Bénévent, p. 121-136. 16. Voir entre autres, Pierre Macherey, Il soggetto produttivo. Da Foucault a Marx, Ombre corte, Vérone, 2013, relu par Antonio Negri et Judtih Revel, « Postface » in Pierre Macherey, Il Soggetto produttivo. Da Foucault a Marx, op. cit., p. 90. Dans le débat italien, des perspectives plus ou moins récentes relient les analyses marxiennes et foucaldiennes, soit à travers la formulation de la « féminisation du travail » où le travail est qualifié de linguistique, cognitif et affectif soit, de façon quelque peu différente, à travers la constatation de l’« hégémonie du travail immatériel », d’une économie et société de la connaissance et de l’information. Voir Cristina Morini, Per amore o per forza. Femminilizzazione del lavoro e biopolitiche del corpo, Ombre Corte, Vérone, 2010 ; Christian Marazzi, La Place des chaussettes. Le tournant linguistique de l’économie et ses conséquences politiques, Éditions de l’Éclat, Paris, 1998 ; Antonio Negri, « Travail immatériel et subjectivité », Futur Antérieur, n° 6, été 1991 ; Maurizio Lazzarato, « Pour une redéfinition du concept de “biopolitique” », Futur antérieur, n° 39-40, septembre 1997 ; Carlo Vercellone, « La thèse du capitalisme cognitif. Une mise en perspective historique et théorique », in Gabriel Colletis, Bertrand Paulré (dir.), Les Nouveaux horizons du capitalisme, Économica, Paris, 2008 ; Paolo Virno, « Temps de production et temps de travail », in Grammaire de la multitude, Éditions de l’Éclat, Paris, 2002.
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Naturel, politique : pour en revenir à l’économique
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Marx & Foucault
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La naturalisation Pour évoquer la première notion, c’est-à-dire la « naturalisation », il nous faut revenir sur le terme de « patriarcat ». Si on ne le réduit pas seulement à la figure de la domination masculine sur la femme, il concerne aussi le rapport entre le naturel et le politique. Déjà, aux temps de Hobbes et de Locke, la question du Patriarcha posait le problème de la légitimation de l’ordre politique à partir du rapport – un rapport d’opposition mais aussi de continuité – entre l’ordre naturel et l’ordre politique. Le naturel jouant tour à tour le rôle du fondement, du commencement mythique, de la référence originaire à reproduire ou à limiter par le politique. Dans notre perspective, il est intéressant de constater que ce naturel prépolitique pouvait se définir, selon les auteurs, comme un ordre familial ou comme un ordre économique. Si la modernité se caractérise par une nouvelle organisation selon des couples binaires – familial-politique, privé-public, économique-étatique –, il est aussi vrai que dans la modernité 17. Mariarosa Dalla Costa, Potere femminile e sovversione sociale, Marsilio, Padoue, 1972 ; Lucia Chisté, Alisa Del Re et Edvige Forti, Oltre il lavoro domestico. Il lavoro delle donne tra produzione e riproduzione, Feltrinelli, Milan, 1979. 18. Le terme « survaleur » est le plus approprié pour exprimer ce que Fortunati entend comme production de valeur excédante et non pas en excès, selon les différenciations illustrées par Pierre Dardot, Christian Laval, « Une différence ou un écart dans l’échange », in Marx, Prénom : Karl, Gallimard, Paris, 2012, p. 63-64. 19. Leopoldina Fortunati, L’arcano della riproduzione, Marsilio, Padoue, 1985, p. 21-23.
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l’ouvrage intitulé L’arcano della riproduzione de Leopoldina Fortunati, féministe marxiste, tout comme le sont Alisa Del Re, Silvia Federici, Mariarosa Dalla Costa et d’autres17. Ces thèses reprennent les analyses marxiennes de la survaleur18 pour dégager une analyse de la double exploitation qui s’exerce sur la reproduction. Les liens entre Foucault et Marx deviennent particulièrement saisissants dans le passage suivant : « La séparation entre production et reproduction le long de la ligne de la valeur ne signifie pas que sur le plan réel il n’y ait pas, pour chacune, de production de survaleur. […] La deuxième a une complexité majeure […], [puisqu’]elle est accompagnée par une orchestration idéologique beaucoup plus articulée et vaste […] qui entend présenter la reproduction comme production naturelle, ce qui la rend encore plus productive19. » Les termes clés qui permettent d’actualiser l’usage de Marx sans se passer des références à Foucault sont la naturalisation et la valorisation. Ces notions sont appréhendées par le biais de l’interaction entre rapports de production et rapports de reproduction et s’avèrent ainsi étroitement liées.
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libérale, ces partages sont plus flous. C’est ce que reconnaît Foucault, qui attribue cette continuité entre le familial (ou on pourrait dire, entre l’oikosnomie aristotélicienne) et le politique, au nouveau rapport qui s’établit entre économie et politique lors de l’avènement de la société libérale20. En effet, l’emprise de l’ordre libéral n’a pas seulement concerné les institutions de la démocratie représentative, ni l’organisation des relations économiques mais, de façon plus étendue, la construction théorique de ce qu’il fallait entendre par nature, ou par nature humaine – nature qui devait être modérée, calculatrice, active et non oisive, etc. Dans cette perspective, la naturalisation vise des processus diversifiés qui reproduisent les rapports de forces et leurs hiérarchies en les représentant comme des données naturelles, et donc comme des invariants relevant de la dimension de la vérité21. La naturalisation est donc bien un effet des ordres discursifs qui touche à la reproduction des relations sociales.
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Il est maintenant possible de procéder à la mise au jour de ce que l’on entend par « reproduction », au-delà du dualisme d’origine marxienne production-reproduction. Ce couple se présente selon deux figures différentes. D’un côté, la reproduction économique est l’ensemble des processus qui recréent cycliquement les conditions physiques, sociales et techniques de l’activité économique – laquelle ne peut être que dynamique et en croissance puisque le profit ne peut se réaliser qu’en reproduisant le champ où s’effectue le différentiel de la survaleur. À cet égard, la reproduction est soit la conservation, autrement dit la recherche d’une stabilisation, soit l’entretien de ce champ. Dans ce premier sens, donc, la reproduction est 20. Voir « Gouverner un État sera donc mettre en œuvre l’économie, une économie au niveau de l’État tout entier, c’est-à-dire exercer à l’égard des habitants, des richesses, de la conduite de tout un chacun, une forme de surveillance, de contrôle, non moins attentive de celle du père de famille sur la maisonnée et ses biens », Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-1978), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 2004, p. 98. Ici se joue la question historique du refus ou de l’acceptation des thèses sur le fondement patriarcal de la souveraineté dans le débat qui oppose Locke et Filmer, l’auteur de Patriarcha. Mais, s’il est vrai que la modernité politique se passera de plus en plus de l’analogie du père pour penser la souveraineté, il est aussi vrai que le retour de l’économique comme paradigme politique – dont Foucault même désigne l’équivalence avec le familial, le gouvernement de la famille – fait de ces analyses historiques foucaldiennes une clé pour lire le contemporain. 21. Foucault travaille sur les stratégies discursives de la dénaturalisation-renaturalisation. Voir Michel Foucault, « Leçon du 24 janvier 1979 », in Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), EHESS/Seuil/Gallimard, Paris, 2004, p. 53-75. Il travaille aussi sur une comparaison de l’usage du terme « habitude » dans la philosophie du xviiie et xixe siècle. Voir Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 240-244. Du côté féministe, voir Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de la nature, op. cit.
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La reproduction
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une reproduction sociale qui concerne les ressources physiques d’une société ainsi que ses institutions d’échange et de distribution des ressources et des revenus22. Mais, dans un second sens, la reproduction est bien la reproduction des individus, en tant que porteurs de cet ensemble d’activités qui composent la force travail et qui se déroulent dans un espace contigu mais ne coïncidant pas avec la société : le familial et le privé. C’est sur ce deuxième sens que la critique féministe a insisté, en dénonçant le silence de Marx sur l’exploitation spécifique du « travail » de reproduction physique et psychique des individus23. Or, étant donné l’emprise du modèle néolibéral sur la société, nous ne pouvons plus comprendre la reproduction comme un dédoublement constitué d’un côté par la reproduction sociale et de l’autre par la reproduction familiale ou privée. Au contraire, la « production de l’homme par l’homme24 » est aujourd’hui une dynamique intensive et extensive qui a trait à la gouvernementalité et à la biopolitique, voire à une subsomption du social sous le capital. C’est ce qui a été perçu par Foucault, ainsi que par les féminismes de la différence. Ils ont repéré dans l’ordre patriarcal un chiasme entre le privé et le public, l’économique et le politique, le psychique et le moral ainsi qu’entre le social et l’économique. Il faut en effet considérer le « capital humain », fait de ressources symboliques, sociales, culturelles, comme un champ où s’exerce soit la domination soit l’exploitation, comme le champ d’une économie morale ainsi que le prônaient les premiers théoriciens libéraux25.
La (ligne de la) valeur Faut-il pour autant en conclure que les concepts actuels du féminisme seraient des concepts foucaldiens ? Pour y répondre, il faut examiner les dynamiques relationnelles qui prennent le nom de « valeur ». Selon le schéma marxien, la survaleur est créée dans le différentiel entre le travail nécessaire à la survie, c’est-à-dire à la reproduction de la force travail, et le salaire. Qu’en est-il, alors, à l’époque où la production est (re)production de l’humain ? 22. Voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, PUF, Paris, 2014, chapitre xxiii et Le Capital. Livre II et III, Gallimard, Paris, 2008, chapitres xx et xxi. Voir sur l’aspect conservateur et reproducteur du capital dans sa dimension financière, Andrew B. Trigg, Marxian Reproduction Schema. Money and aggregate demand in a capitalist economy, Routledge, Londres, 2006. Sur le lien reproduction-accumulation, Sandro Mezzadra, « La “soi-disant” accumulation originaire », in Lessico marxiano, Manifesto libri, Rome, 2008, p. 23-52. 23. Voir ci-dessus la note 17. 24. Christian Marazzi, Il comunismo del capitale, Ombre Corte, Vérone, 2010. 25. Voir notes 8 et 21.
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Plutôt que d’abandonner l’analyse économique de l’exploitation, il s’agit de repositionner la création de survaleur dans le champ même de la reproduction. Pour ce faire, il faut considérer cette dernière non pas comme un champ statique, mais comme un champ de forces défini par la tension entre activités productives et reproductives. Ces dernières se présentent de façon composée, sous trois aspects. D’abord en tant que travail domestique, c’est-à-dire en tant que travail élémentaire qui garantit la survie et qui, en tant que travail simple, non qualifié, reste le plus monnayable et quantifiable, même s’il peut, dans sa répétition circulaire, être comprimé par les avancées technologiques. Ensuite, en tant que travail de reproduction de l’espèce, des individus porteurs de force travail, c’est-à-dire en tant que travail nécessaire désignant les activités qui se situent avant, après, et surtout à côté de la capacité productive de biens. Enfin, en tant que travail du care, c’est-à-dire en tant que reproduction des relations à la fois psychologiques et sociales26. Or, si l’on considère les agencements qui tour à tour instituent et définissent le travail simple, le travail nécessaire et le travail naturel à travers une production symbolique, nous pouvons suivre aussi le déplacement de la production de survaleur, laquelle s’effectue dans les processus d’accumulation et d’exploitation. Le travail simple deviendra alors toute activité dévalorisée parce qu’« arriérée » par rapport au travail technologiquement avancé et à ses dynamiques de diffusion des savoirs. Le travail nécessaire, en revanche, sera défini sur la base du taux de pauvreté qu’un ordre social accepte pour ses citoyens. Quant au care, il sera tout ce qui contribue, entre naturalisation et reconnaissance salariale, à la conservation et à l’entretien du champ d’où il s’agira d’extraire le différentiel de la survaleur. La valeur apparaîtra alors non comme une quantité mais plutôt comme une ligne qui se déplace et se codifie selon la tension entre production et reproduction27. Ces déplacements concernent les rapports de forces, les 26. Voir Alisa Del Re, « Questioni di genere. Alcune riflessioni sul rapporto produzione/ riproduzione nella definizione del comune », About Gender, n° 1, 2012, p. 151-170. Sur la distinction entre travail domestique et ménager, voir Christine Delphy, L’Économie politique du patriarcat, op. cit. 27. Parmi les références du débat : Toni Negri, « Valeur-travail. Crise et problèmes de reconstruction dans le postmoderne », Futur Antérieur, n° 10, février 1992 ; « Marx et le travail. Le chemin de la désutopie », Futur Antérieur, n° 35-36, février 1996 ; « Travail et affect », Futur Antérieur, n° 39-40, septembre 1997 ; Andrea Fumagalli, Cristina Morini, « La vita messa a lavoro. Verso una teoria del valore-vita. Il caso del valore affetto », Sociologia del lavoro, n° 115, 2009, p. 94-116 ; Carlo Vercellone, La Legge del valore nel passaggio dal capitalismo industriale al nuovo capitalismo, consultable en ligne: , août 2012. Ces propositions interagissent avec la thèse de la ligne de valorisation mais présentent aussi quelques divergences. Du côté du travail immatériel, on assiste à une temporalisation générale soit une dématérialisation ou une politisation anéconomique des processus produisant de la valeur (Lazzarato). Du côté de la « féminisation du travail », le modèle du travail du « care » est pris en modèle du travail en général
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Le symbolique, la production et la reproduction…
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conditions physiques, sociales et techniques, autant que les discours qui légitiment ces rapports et qui reconfigurent le partage entre l’ordre de la production et l’ordre de la reproduction des individus. C’est dans cet espace complexe, traversé par les dynamiques symboliques de la constitution et de la reproduction d’un ordre de la société, que ce qui est reconnu comme travail simple ou travail nécessaire, sa monétisation en tant que salaire, coût ou prix, sa légitimation juridique ou sociale et, surtout, sa re-naturalisation, établit la « ligne de la valeur », par la détermination de la marge de survaleur, et donc le degré de l’exploitation (ou de la libération). Par ailleurs, du point de vue de la dimension symbolique, cet espace est luimême un champ de reproduction des dispositions à produire28. La question de la survaleur réapparait ainsi sans pour autant nous obliger à choisir entre pouvoir-politique et production économique. D’une part, dans le texte de Fortunati, nous avons souligné que la production de survaleur dans le champ de la reproduction doit se faire par le biais d’une « orchestration idéologique plus articulée et vaste », c’est-à-dire par un travail symbolique. La production de survaleur utilise des instruments qui excèdent les rapports de forces entre producteurs et leur formalisation par le droit et les contrats29. La tension entre production et reproduction permet aussi de saisir la manière dont la valorisation s’opère entre naturel et social30. Plutôt que par les corps et les ressources (Morini), ce qui simplifie et restreint ce que l’on peut entendre par reproduction. Dans le domaine du « care », l’ethnicisation des activités reproductives conduit à une politique sans économie, en entraînant parfois la ségrégation des questions reproductives dans le domaine du genre ou tout au plus de la race. L’approche selon la ligne de la valeur permet aussi de corriger cette dérive éthique en considérant la famille comme lieu, non seulement d’identification hétéronormée, et donc de domination, mais aussi comme lieu d’exploitation, celle qui se fait à travers la valorisation des conduites de consommation. 28. Pierre Macherey, Il soggetto produttivo. Da Foucault a Marx, op. cit., p. 47. Sur l’utilité en tant que caractérisation anthropologique, voir Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 45-46. 29. Pour saisir cet excédent, on peut faire référence à Carole Pateman qui se concentre sur le moment contractuel de l’emploi. L’auteure souligne comment l’acte libre de souscription d’un contrat – liberté qui est évoquée pour différencier le travail servile du travail salarié – excède le consensus aux mesures prévues par un contrat spécifique ; il s’agit plutôt de l’adhésion ou de l’acceptation d’une structure de pouvoir qui est à la fois interne et externe à l’acte de souscription. Carole Pateman, « The sexual contract twenty five years later », in Daniel I. O’Neill, Mary L. Shanley et Iris Marion Young (dir.), Illusion of Consent. Engaging Carole Pateman, Pennsylvania State University Press, Pennsylvanie, 2008, p. 231-244. 30. Sur le rapport entre naturel et social, on pourrait aussi développer le déplacement foucaldien de la lutte des classes à la guerre civile (in Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 22-34), en faisant référence à l’usage de stasis selon la présentation de Nicole Loraux, La Cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Éditions Payot, Paris, 1997 (voir Federica Giardini, « Le parole del contr’Uno. Nicole Loraux », in Laura Sanò (dir.), Il destino di Prometeo. Razionalità tecnica conflitto, Il Poligrafo, Padoue, 2009) et en référence à Luisa Muraro qui définit la différence sexuelle comme un « champ de bataille à quatre dimensions », la quatrième
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productives, la création de valeur se fait désormais par l’intermédiaire des activités, qui engendrent, entretiennent ou rétablissent ces ressources et ces corps – entre subsomption, marchandisation, création de nouvelles conditions symboliques d’utilité –, voire par le différentiel qui peut être mis en circulation ou accumulé via le rétrécissement ou l’expansion de ce qui est défini comme nécessaire. L’économique concernerait alors le conflit entre l’expropriation et la réappropriation des « ordres discursifs des moyens et des fins31 ». D’autre part, si on ne peut plus utiliser la mesure quantitative du travail abstrait, qui aurait permis de mesurer la séquence travail-surtravail-survaleur, pour autant, la ligne de la valorisation permet de tenir compte de l’emprise de nouvelles mesures de quantification, des « nouvelles comptabilités ». Ces nouvelles mesures de quantification passent, par exemple, par les estimations statistiques ou par la transformation en produits de ce qui était jusque-là une activité non séparable du producteur32 – et ceci, de façon plus articulée que l’analyse classique de l’avancée des processus de marchandisation. En conclusion, il ne s’agit donc pas tant de reconduire la production dans le domaine des activités de reproduction des personnes, que ce soit par analogie ou par l’anthropologisation de ce qui est produit, mais plutôt de faire de la tension entre production et reproduction un champ où s’inscrit et se déplace la ligne de la valorisation. Ce déplacement, à la fois symbolique et économique, est rendu possible par la redéfinition de ce qui est considéré comme travail simple, institué comme sujet ou activité utile puis redéfini comme travail qualifié (en tenant compte aussi de la réorganisation des savoirs qui y est impliquée), subsumé sous de nouvelles formes d’organisation ou l’institution de nouveaux services, valorisé ou dévalorisé comme sujet ou champ plus ou moins fiable, par le biais des « conventions sociales » – le rating – instituée par les agences financières.
étant celle de la « création historique du sens de la différence », Luisa Muraro, « Identità umana e differenza sessuale », in Diotima, Oltre l’uguaglianza, Liguori, Naples, 1995, p. 114. 31. « L’économique se redéfinit comme ordonnancement des moyens et des fins. » Voir Michel Foucault, « Leçon du 14 mars 1979 », in Naissance de la biopolitique, op. cit. 32. Karl Marx, Théories sur la plus-value, Éditions sociales, Paris, 1997, p. 610.
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Le symbolique, la production et la reproduction…
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Foucault avec Marx : la pratique altératrice comme praxis révolutionnaire et les luttes contemporaines pour le commun
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Ce texte poursuit un double objectif : montrer d’abord comment certains aspects de la pensée de Marx et de la pensée de Foucault peuvent être articulés autour de la question de la praxis révolutionnaire, et vérifier ensuite que cette articulation nous permet d’éclairer les luttes contemporaines pour le commun, au sens de luttes pour un modèle d’organisation de la société et des institutions distincts à la fois du modèle privé d’appropriation des ressources par le marché et du modèle public d’appropriation des ressources par l’État. Sur le plan théorique, cela pose d’emblée la question du mode de combinaison entre la pensée de Marx et celle de Foucault. Ce que ces deux philosophes ont en partage, c’est un matérialisme qui invite à poser théoriquement des problèmes qui se posent d’abord en pratique et qui sont suscités par l’état de la conjoncture historique et politique. Autrement dit, l’êthos théorique commun à Marx et Foucault est celui d’une production philosophique dans la politique. Dans cette perspective, deux éléments de la conjoncture historique et politique nous semblent significatifs. Le premier est que Marx et Foucault sont eux-mêmes deux références vivantes des luttes contemporaines pour le commun1. De ce point de vue, la remarque de Jacques Bidet dans son récent livre Foucault avec Marx selon laquelle depuis la fin des années 1970 « se sont affrontés deux modèles de “critique” et de “vérité” qui ouvraient à deux pratiques politiques divergentes et antagoniques2 » – les luttes contre l’exploitation qui prennent pour point de repère Marx et les luttes pour les identités assujetties qui prennent pour repère Foucault –, si elle demeure 1. Voir notamment les références à ces deux auteurs dans la mobilisation autour du Teatro Valle à Rome. Consultable en ligne : . 2. Jacques Bidet, Foucault avec Marx, La fabrique, Paris, 2014, p. 10.
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Pierre Sauvêtre
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vraie pour toute la fin du xxe siècle, mérite peut-être d’être mise à jour ; les luttes pour le commun fourniraient en effet un nouveau modèle de lutte associant Marx et Foucault. Le second élément est tout simplement que, l’histoire ne se répétant jamais deux fois à l’identique, la conjoncture historique et politique contemporaine ne peut être ramenée ni à celle de Marx, qui est un penseur du xixe siècle, ni à celle de Foucault, qui est un penseur du xxe siècle. Ces éléments nous conduisent donc à faire l’hypothèse que c’est dans la production d’une hybridation conceptuelle entre Marx et Foucault que nous nous donnons les chances de penser la conjoncture contemporaine, davantage qu’en cherchant à penser l’un contre l’autre. Comme le précise à nouveau Jacques Bidet, il faut pour cela « établir à quelles conditions Marx et Foucault peuvent collaborer de façon rigoureuse, à l’opposé de tout arrangement éclectique » en soulignant à ce titre que le « programme quasi “officiel” de la pensée critique qui se réfère au triptyque “classe/ race/genre3” […] peine souvent à dépasser le stade d’un partage éclectique4 ». Autrement dit, on ne peut se contenter de juxtaposer certains concepts de l’un avec ceux de l’autre ; il s’agit plutôt de montrer comment la compatibilité ou la relève de l’un par l’autre peut être opérée sur fond d’un problème commun afin de produire une hybridation conceptuelle.
Marx et le problème des deux logiques de la lutte Plutôt que sur les rapports entre marché et organisation ou entre pouvoir et propriété5, c’est sur la question de la pratique révolutionnaire que nous voulons articuler Marx et Foucault. Dans la troisième thèse sur Feuerbach, Marx définit la praxis révolutionnaire comme la « coïncidence de la transformation du milieu et de l’activité humaine ou de la transformation de l’homme par lui-même6 ». L’homme transforme son milieu, les conditions matérielles qui l’environnent, et se transforme lui-même dans le cours de son activité pratique révolutionnaire. Plusieurs formules de L’Idéologie allemande permettent de préciser ce qu’il faut entendre par « milieu » : les hommes « œuvrent, produisent matériellement, […] ils s’activent dans des limites, des circonstances préalables et des conditions matérielles déterminées, indépendantes de leur 3. Voir notamment Elsa Dorlin, Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, PUF, Paris, 2009. 4. Jacques Bidet, Foucault avec Marx, op. cit., p. 11. 5. C’est le parti pris de Jacques Bidet. Voir Ibid. 6. Karl Marx (traduction française Maximilien Rubel), Thèses sur Feuerbach, in Philosophie, Gallimard, Paris, 1982, p. 233 (texte seul édité par PUF, Paris, 1987).
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Foucault avec Marx : la pratique altératrice comme praxis…
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volonté7 ». L’homme n’agit donc pas selon son bon vouloir, il agit dans des conditions imposées, qu’il trouve déjà là devant lui et qui le conditionnent lui-même, idée que l’on retrouve dans la célèbre formule du début du 18 Brumaire : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de plein gré dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritages du passé8. » La praxis révolutionnaire consiste alors, non seulement dans la transformation par les hommes des conditions mêmes qui les conditionnent, mais aussi, dans leur auto-transformation au cours de cette activité de transformation des conditions préexistantes. Le fait que les hommes ne choisissent pas les conditions dans lesquelles ils agissent n’implique pas qu’ils ne puissent pas transformer ces conditions. Comme Pierre Dardot et Christian Laval le remarquent dans Marx, prénom : Karl : « C’est là sans doute l’apport théorique décisif de Marx, ce caractère conditionné de l’activité pratique ne l’empêche nullement d’être en elle-même une activité de transformation des conditions dans lesquelles elle s’exerce9. » La difficulté ou l’ambiguïté de la pensée de Marx intervient lorsque l’on transpose cette conception de la praxis révolutionnaire à la lutte des classes, qui en est le champ historique d’opérativité, et à la question de la transition du capitalisme au communisme. Ainsi que Dardot et Laval l’ont souligné, il y a bien chez Marx deux modèles de la lutte des classes : l’un commandé par la « logique contradictoire du capital » suivant laquelle l’entrée des classes dans la lutte dépend du développement économique capitaliste et de la formation nécessaire de ses contradictions internes, et l’autre, commandé par la « logique stratégique de l’affrontement » suivant laquelle c’est la lutte elle-même qui est constitutive de la formation des classes et de la subjectivité des acteurs en lutte10. Ce second modèle de la « logique stratégique de l’affrontement » est adéquat à la conception de la praxis révolutionnaire évoquée ci-dessus. On le retrouve dans les écrits davantage historiques de Marx comme Les Luttes de classes en France, Le 18 Brumaire ou La Guerre civile en France, même si dans ces récits de la contingence historique, Marx ne le mobilise pas directement pour penser le passage du capitalisme au communisme. Pour réfléchir cette transition, il se sert uniquement du modèle de la « logique contradictoire du capital » qui prévaut dans ses écrits davantage économiques. Or, dans ce modèle, la détermination par les conditions préexistantes vaut comme prescription de 7. Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, in Philosophie, op. cit., p. 307 (texte seul édité par Éditions sociales, Paris, 1974). 8. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, in Les Luttes de classes en France, Gallimard, Paris, 1994, p. 176 (texte seul édité par Flammarion, Paris, 2007). 9. Pierre Dardot et Christian Laval, Marx, prénom : Karl, Gallimard, Paris, 2012, p. 187-188. 10. C’est une des thèses centrales du livre de Dardot et Laval. Voir ibid.
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la forme de l’activité pratique dans la lutte des classes, comme lorsqu’il affirme dans l’avant-propos à la Critique de l’économie politique de 1859 que les « forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent les conditions matérielles de résolution de l’antagonisme » et que les « rapports supérieurs de production » nécessitent l’éclosion de leurs « conditions matérielles » « dans le sein même de la vieille société11 ». Autrement dit, les rapports sociaux de production capitalistes vont se développer de telle façon qu’ils vont fournir les conditions adéquates à l’existence de rapports sociaux communistes. Marx néglige alors qu’il a défini la praxis révolutionnaire non pas comme simple récupération mais comme transformation de ces conditions préexistantes. Car une chose est de dire que toute activité révolutionnaire doit se produire dans des conditions immanentes qu’elle n’a pas elle-même choisies, une autre est de dire que ces conditions préexistantes sont les conditions adéquates à la construction des rapports sociaux communistes. Or, lorsque Marx réfléchit à nouveau dans le Capital le passage au communisme, il le pense uniquement suivant la « logique contradictoire du capital » comme lorsqu’il affirme au chapitre xxiv du Livre I que l’« expropriation s’accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste elle-même12 ».
Foucault et le choix de la logique stratégique de l’affrontement Le problème qu’il convient alors de se poser est le suivant : comment penser le passage au socialisme dans les termes de la logique de la lutte, de la « logique stratégique de l’affrontement » ? Il nous semble que l’on peut identifier le traitement de ce problème dans le texte foucaldien et dans le rapport de Foucault à Marx. D’abord parce que Foucault formule très explicitement la distinction entre la « logique contradictoire du capital » et la « logique stratégique de l’affrontement », en valorisant le second modèle au détriment du premier. Dans le cours de 1976 « Il faut défendre la société », Foucault dénonce la « dialectique » au sens du « discours universel et historique de la contradiction » comme une forme de « pacification autoritaire » de la « pratique de la guerre sociale » par la mise à jour d’une « rationalité » totalisante qui la « codifie » en lui donnant une direction « finale » et « irréversible13 ». Puis, dans l’entretien de 1977 avec Jacques Rancière paru dans la revue Les Révoltes logiques sous le 11. Karl Marx, Avant-propos à la Critique de l’économie politique, in Philosophie, op. cit., p. 489-490. 12. Karl Marx, Le Capital. Livre I, PUF, Paris, 2009, chapitre xxiv, p. 856. 13. Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (19751976), EHESS/Seuil/Gallimard, Paris, 1997, p. 50.
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Foucault avec Marx : la pratique altératrice comme praxis…
Marx & Foucault
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titre « Pouvoirs et stratégies », Foucault critique « la méconnaissance de la forme stratégique que revêtent les processus de lutte ». Il se demande, toujours suivant une tonalité critique, comment il se fait que « depuis le xixe siècle on ait si constamment tendu à dissoudre les problèmes si spécifiques de la lutte et de sa stratégie dans la logique pauvre de la contradiction ». Contre cela, il affirme qu’il faut « essayer de penser la lutte, ses formes, ses objectifs, ses moyens, ses processus selon une logique qui sera affranchie des contraintes stérilisantes de la dialectique ». Il s’étonne que la « pensée révolutionnaire du xixe siècle [se soit] donné la forme logique de la contradiction », que les luttes révolutionnaires du xixe siècle aient toujours cherché à inscrire leur pensée stratégique « dans l’horizon de la contradiction », alors qu’à l’opposé, les « grands États du xixe siècle se sont donné une pensée stratégique14 ». Enfin, dans d’autres entretiens de 1977, Foucault reproche systématiquement aux marxistes, quand ils parlent de « lutte des classes », de passer sous silence « ce qu’on entend par lutte15 », de s’inquiéter surtout « de savoir ce qu’est la classe, ce qu’elle englobe, jamais ce qu’est concrètement la lutte16 ». Ce qui suggère que les marxistes ont perdu l’idée que la constitution de la classe dépendait de la pratique de la lutte elle-même. « À une réserve près d’ailleurs : les textes non pas théoriques mais historiques de Marx lui-même qui sont autrement plus fin », précise-t-il cependant. Il est donc établi que la pensée foucaldienne de la lutte s’inscrit dans ce problème des deux logiques légué par Marx, de critique de la « forme logique de la contradiction » et de tentative d’explicitation de la « forme stratégique du processus de lutte ». Une partie du dernier cours de Foucault au Collège de France sur la philosophie cynique doit précisément être renvoyée à ce problème, parce que Foucault y identifie la « pratique cynique17 » comme source généalogique pour un modèle de militantisme révolutionnaire au xixe siècle, alternatif au schéma de la contradiction : […] Il serait intéressant, en se plaçant plus près de nous, d’analyser un autre support de ce qu’a été le mode d’être cynique, le cynisme entendu comme forme de vie dans le scandale de la vérité. On le trouverait non plus dans les institutions et les pratiques religieuses, mais dans les pratiques politiques. Là, bien entendu, je pense aux mouvements révolutionnaires […]. Le cynisme, l’idée d’un mode de vie qui serait la manifestation irruptive, violente, scandaleuse de la vérité fait 14. Michel Foucault, « Pouvoirs et stratégies », in Dits et Écrits (1976-1988), Gallimard, Paris, 1996, tome II, p. 426. 15. Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », in Dits et Écrits (1976-1988), op. cit., tome II, p. 310. 16. Michel Foucault, « Non au sexe roi », in Dits et Écrits (1976-1988), op. cit., tome II, p. 268. 17. Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Cours au Collège de France (1984), EHESS/ Gallimard/Seuil, Paris, 2009, p. 169.
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Cette pratique cynique comme faisant partie de la pratique révolutionnaire du xixe siècle (et même du xxe siècle19), Foucault l’envisage dans les termes d’un « militantisme dans le monde, contre le monde20 » en vue d’un « monde autre21 ». « Dans le monde » : Foucault réfléchit toujours les luttes à partir de l’analyse des conditions immanentes et contingentes propres à une conjoncture historique déterminée et c’est ce qu’il partage fondamentalement avec la logique marxienne de l’affrontement. « Contre le monde » et en vue d’un « monde autre », c’est bien la question du passage à un autre monde à partir des conditions données dans ce monde-ci qui est en jeu. Dans les termes qui sont adéquats à son objet d’étude, Foucault reprend donc la question de la transformation radicale et globale du régime politique. À ce titre, on pourrait s’étonner de voir apparaître dans la pensée de celui qu’on associe généralement plutôt aux luttes locales qu’aux luttes globales la recherche d’un « monde autre », de même que la référence à la dimension d’« universalité22 » de la pratique civique du cynisme engagée dans le « gouvernement de l’univers23 ». Pourtant, cela fait écho à d’autres textes de Foucault de la même époque, soutenant la nécessité d’une « citoyenneté internationale24 ». Pour comprendre ce dimensionnement international et global de la lutte, il faut faire remarquer qu’avec le concept de « gouvernementalité », Foucault a étendu son analyse du pouvoir aux échelles plus vastes de l’État et des relations internationales. Il faut le rapporter à ce qui est devenu pour lui au début des années 1980 la forme majeure d’exercice du pouvoir, à savoir le néolibéralisme dont il a pris soin de préciser, dans le cours de 1979, que l’autolimitation de sa pratique gouvernementale était corrélative « de l’éclatement des objectifs internationaux et de l’apparition d’objectifs illimités avec l’impérialisme », soit de l’« activation du principe impérial, non sous la forme de l’Empire, mais sous la forme de l’impérialisme, et ceci en liaison avec le principe de libre concurrence entre les individus et les entreprises25 ».
18. Ibid., p. 219. 19. Comme le précise un autre passage. Voir ibid., p. 169. 20. Ibid., p. 262. 21. Ibid., p. 264. 22. Ibid., p. 277. 23. Ibid., p. 278. 24. Michel Foucault, « Face aux gouvernements, les droits de l’homme », in Dits et Écrits (1976-1988), op. cit., tome II, p. 1527. 25. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), EHESS/Seuil/Gallimard, Paris, 2004, p. 24.
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partie de la pratique révolutionnaire et des formes prises par les mouvements révolutionnaires au long du xixe siècle18.
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Marx & Foucault
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Quelle est alors la logique stratégique de la pratique révolutionnaire, de ce « combat qui doit conduire au changement du monde tout entier26 » ? Comment définir cette logique du « scandale » ou de ce que Foucault appelle aussi et à plusieurs reprises la logique de l’« altérité » et même de l’« altération27 » de la vie cynique, et dont il précise bien qu’elle ne se confond pas avec la « différence », avec le simple « choix d’une vie différente28 » ? La pratique cynique consiste à reprendre les éléments les plus banals, les plus conformistes, les plus conventionnels des formes d’existence de l’Antiquité, mais pour les pousser à la limite, les inverser, retourner leurs effets de façon telle qu’ils finissent par prendre place dans une pratique scandaleuse instauratrice d’une étrangeté, d’une extériorité et finalement d’une hostilité vis-à-vis de ces mêmes formes conventionnelles sur lesquelles elle s’est initialement appuyée. Le scandale, l’altérité ne sont pas liés à la différence pure, mais viennent du fait que ce sont les éléments qui ressortent habituellement aux pratiques les plus conformistes qui sont finalement ressaisis dans une pratique qui en pervertit totalement le sens en produisant un effet de provocation. La pratique cynique reprend les éléments les plus banals associés à la thématique de la vraie vie, ces éléments les plus banals étant : la vie non dissimulée qui ne cache rien, la vie indépendante qui ne dépend de rien, la vie droite qui est conforme à ses principes et la vie souveraine comme vie tranquille. Si ce n’est que cette pratique va filtrer ces éléments conventionnels à l’intérieur du fameux principe de la devise cynique selon lequel il faut « altérer, changer la valeur de la monnaie29 », c’est-à-dire reprendre la même pièce de monnaie mais avec une autre effigie, un autre système de valeur. Comment va fonctionner précisément cette « altération » ? Elle va fonctionner, dit Foucault, en suivant la méthode de la « dramatisation30 », c’est-à-dire par la radicalisation de la fidélité au principe de l’élément investi, de sorte qu’il en vient à prendre une figure complètement autre. Prenons l’exemple de la vie non dissimulée : c’est, dans la pratique éthique courante, une vie qui ne cache rien et qui, par conséquent, est une vie pudique parce que sa visibilité aux yeux des autres l’empêche de se montrer outrancière ; ainsi la vie non dissimulée est une vie qui s’inscrit dans les conventions et les valeurs reconnues de l’époque. Cependant, chez les cyniques, par la dramatisation de l’élément de non-dissimulation, la vie 26. Michel Foucault, Le Courage de la vérité, op. cit, p. 264. 27. Ibid., p. 233. 28. Ibid., p. 264. 29. Ibid., p. 208-210. 30. Ibid., p. 233-234.
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La pratique altératrice
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non dissimulée devient au contraire une vie entièrement publique, qui doit se montrer telle qu’elle est, dans toute sa crudité ; Diogène le cynique n’a plus de maison, il dort et mange dans la rue, il se promène entièrement nu, il se masturbe et fornique en public. De sorte que le « cynisme, en appliquant à la lettre le principe de non-dissimulation, fait sauter le code de pudeur auquel ce principe de non-dissimulation restait, implicitement ou explicitement, associé31 ». Ainsi dramatisée, excessivement prise au pied de la lettre, la vie non dissimulée devient la vie éhontée, impudique, et elle se manifeste comme inversion totale, elle se retourne contre le principe de pudeur auquel la non-dissimulation était associée dans la pratique éthique conventionnelle. Et les autres thèmes de la vraie vie sont altérés suivant cette même méthode de dramatisation dans la pratique cynique : cette dernière retourne le thème de la vie indépendante en la dramatisant sous la forme de l’absolue pauvreté, elle retourne le thème de la vie droite en la dramatisant dans la forme de l’animalité, elle retourne la vie souveraine et maîtresse d’elle-même sous la forme de la vie militante, de la vie de combat et de lutte. Qu’est-ce alors en général que la logique altératrice ? Qu’est-ce que cette pratique altératrice que l’on peut définir comme une forme non-contradictoire de praxis révolutionnaire ? Foucault utilise un terme important qui complète celui de « dramatisation », c’est le terme d’« extrapolation32 » : l’extrapolation, c’est une procédure ayant pour objet de prolonger la validité d’une loi au-delà des limites dans lesquelles elle a été donnée et initialement prescrite. En d’autres termes, l’« altération » ou, dit aussi Foucault, la « transvaluation33 », consiste à se saisir d’un élément du donné en opérant un décodage, c’est-à-dire en le soustrayant au code de conventions, d’habitudes et de valeurs auxquelles il est ordinairement associé dans la situation préexistante, pour l’élever au rang de son propre principe de référence. C’est, dit encore autrement, se saisir d’un élément pour le soustraire à l’extériorité du code et le faire jouer suivant un système d’autoréférentialité. La vie non dissimulée n’est plus codée suivant le principe de la pudeur mais vaut pour elle-même en suivant son propre principe de non-dissimulation et s’altère ainsi en vie impudique qui se retourne contre les effets de la pudeur. On pourrait dire encore, en se servant du couple du moyen et de la fin (qui eux ne figurent pas dans ce passage de Foucault), que la pratique de l’altération consiste à autonomiser un moyen de sa finalité extérieure pour le faire jouer directement comme fin, pour en faire non pas un « moyen sans fin » comme dirait Agamben34, mais un moyen-fin, 31. Ibid., p. 235. 32. Ibid., p. 248. 33. Ibid., p. 233. 34. Voir Giorgio Agamben, Moyens sans fins. Notes sur la politique, Payot, Paris, 2002.
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Foucault avec Marx : la pratique altératrice comme praxis…
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un moyen qui est à lui-même sa propre fin. Et Foucault d’évoquer, dans cette logique de l’altérité et en parlant du militantisme révolutionnaire du xixe siècle, la « pratique d’une combativité à l’horizon de laquelle il y a un monde autre35 ». C’est donc bien d’une forme inédite de praxis révolutionnaire dont il est question à travers cette pratique altératrice de construction d’un monde autre par décodage d’un élément de la situation existante et élévation de cet élément au rang de principe d’auto-référentialité du nouveau monde.
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Comment la pratique altératrice ainsi définie permet-elle d’éclairer les luttes stratégiques pour le commun, au sens des luttes pour l’organisation de la société et des institutions distinctes à la fois du modèle privé du marché et du modèle public de l’État ? Afin d’approcher le sens de ces luttes pour le commun, il est d’abord nécessaire d’essayer de les décrire, à l’instar de ce que Foucault a fait en 1982 dans son article « Le sujet et le pouvoir » à propos des « luttes contre l’assujettissement », c’est-à-dire des luttes qui « combattent tout ce qui lie l’individu à lui-même et assure ainsi sa soumission aux autres36 », en particulier toutes les formes de subjectivité qui autorisent cette soumission. De la même façon, les luttes pour le commun qui se révèlent partout dans le monde ont, elles aussi, des caractéristiques partagées qui les rapprochent les unes des autres : – Ce sont des luttes transversales parce qu’elles ne se limitent pas à un pays particulier ni à un seul type de gouvernement économique ou politique (les luttes « Occupy » aux États-Unis, en Bolivie pour l’usage commun de l’eau, en Inde pour l’usage des graines et des cultures, en Italie pour l’usage commun des espaces urbains, des lieux culturels et des services publics, en Espagne pour l’usage coopératif des entreprises, en Grèce pour l’autogestion ouvrière des hôpitaux, en Turquie la lutte du parc Gezi pour l’usage commun des espaces publics, etc.). – Ce sont des luttes immédiates, et ce pour deux raisons. D’abord parce que leurs moyens coïncident avec leurs fins, c’est-à-dire que les pratiques de mises en commun développées au cœur des luttes coïncident avec l’objectif de mise en place de rapports sociaux de coparticipation et de partage des ressources. Ensuite, parce que les acteurs de ces luttes n’envisagent pas que 35. Ibid., p. 264. 36. Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in Dits et Écrits (1976-1988), op. cit., tome II, p. 1046.
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Les luttes contemporaines du commun
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la solution à leur problème puisse résider dans une quelconque organisation « représentative », mais seulement dans la prise en charge collective de ces problèmes par les usagers concernés. – Ce sont des luttes collectives parce qu’elles mettent l’individu de côté, en considérant que l’isolement, le repli sur soi et le développement infini et infiniment dangereux des séparations et des haines identitaires appartiennent aux stratégies de division de l’arsenal des politiques néolibérales qui vise l’organisation de la société par la concurrence. Ces luttes veulent donc s’attaquer à tout ce qui peut couper l’individu des autres, à tout ce qui peut scinder l’usage commun en amenant l’individu à se réassurer sur sa différence identitaire. Le partage commun de l’expérience, la délibération collective sur les règles d’organisation et de vie commune, l’égale répartition des tâches, l’absence de chef et de direction séparée doivent commencer dès l’agencement des luttes. Il s’agit d’opposer le « gouvernement par le commun » au « gouvernement par l’individualisation ». – Ce sont enfin des luttes productives parce qu’elles ne visent pas la restauration de quelque état passé, mais l’institution d’une nouvelle forme générale des rapports sociaux organisée sur des pratiques de mises en commun, une gestion des activités reposant sur l’usage commun des ressources et un êthos de l’inappropriable. C’est-à-dire des conduites qui ne se définissent pas par l’appropriation des choses mais par une capacité individuelle à en user de façon à garantir par le soin et la prévoyance l’usage par les autres. Il s’agit pour les acteurs de ces luttes de se donner les pratiques, les formes de conduite et les règles de droit leur permettant de gouverner leur vie, c’est-à-dire en un mot d’habiter. Ce sont en ce sens des luttes pour l’habitation au sens où habiter ce n’est pas seulement demeurer dans un lieu, mais c’est vivre avec soi-même et avec les autres dans son environnement suivant les règles qu’on s’est donné, autrement dit c’est maîtriser la production du système de normes régissant notre existence dans un environnement et sur un territoire déterminé. En étudiant la cénobie (c’est-à-dire étymologiquement la « vie en commun », koinos bios), Giorgio Agamben a parfaitement perçu l’enjeu politique de l’« habitation » ou de l’« habiter » : « habiter », c’est vivre une vie qui est inséparablement production de ses propres règles de vie37 – à l’opposé d’une vie qui se contenterait de suivre des règles extérieures définies au préalable – et qui par ces règles se donne une « forme-de-vie » ; ce qui est crucial dès lors que le pouvoir se donne aujourd’hui par excellence comme un pouvoir cénobiopolitique, soit comme un pouvoir formalisateur 37. Voir Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté. Règles et forme de vie, Homo Sacer, Payot et Rivages, Paris, 2011, volume 4-1. Je dois à Pierre Dardot de m’avoir signalé l’importance du problème de l’ « habitation » dans le livre d’Agamben.
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Foucault avec Marx : la pratique altératrice comme praxis…
Marx & Foucault
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capable d’imposer de l’extérieur et à grande échelle ses normes à toutes les manifestations de l’existence collective (d’où la tragique disparition de toutes les pratiques collectives « indigènes » et idiosyncrasiques, c’està-dire produite de façon immanente par la singularité d’un agir collectif). C’est donc à conquérir ce pouvoir formalisateur de la vie en commun – pour lequel le problème de l’« usage » devient décisif puisque c’est dans l’usage que la vie se constitue comme forme – que sont consacrées les luttes actuelles pour l’habitation. Pour autant, on ne voit pas bien pourquoi, chez Agamben, la constitution d’une forme de vie à travers des règles émanant d’usages, devrait nécessairement impliquer une « renonciation au droit » et une déconnexion radicale du droit et de l’usage, sauf à considérer le droit uniquement comme une forme abstraite, extérieure et étatique s’imposant à la vie en la dénaturant. La configuration d’un droit dans des institutions d’usagers, en tant que contre-droit et « nouveau droit », pour reprendre une formule de Foucault38, peut au contraire être la garantie de l’exercice des usages, donnant forme à la vie en les protégeant de leur dérèglement par une forme extérieure de gouvernement. Cela étant, il n’en reste pas moins que la pensée d’un « nouveau droit » implique qu’il faille considérer, ce qui n’a rien d’évident dans la tradition juridique occidentale, la primauté de l’usage sur le droit et la possibilité d’une vie pratique créatrice du droit lui-même. C’est à ce prix qu’on peut envisager un droit d’usage commun instituant une nouvelle forme d’habitation. – Toutes ces luttes tournent autour de la même question : qu’avonsnous à faire ensemble ? La réponse du marché et de l’État étant que ce que nous faisons ensemble ne doit en aucun cas déterminer une forme de vie et encore moins une forme de société. Si Marx et Foucault sont finalement des références de ces luttes pour le commun, c’est respectivement, d’une part qu’il ne peut pas y avoir de commun au sens de l’habitation sans une critique radicale de la propriété39 – parce qu’elle empêche la création de tout usage au sens de la libre disposition des moyens et des fins qui organisent la gestion d’une ressource –, et d’autre part parce que l’habitation d’un lieu ne peut être qu’à condition de la production sociale d’une nouvelle forme de subjectivation collective.
38. Michel Foucault, « Face aux gouvernements, les droits de l’homme », in Dits et Écrits (1976-1988), op. cit., tome II, p. 1527. 39. De ce point de vue, seul un « droit d’usage hors propriété » peut correspondre aux aspirations des luttes actuelles. Voir Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au xxie siècle, La Découverte, Paris, 2014, p. 238.
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Foucault avec Marx : la pratique altératrice comme praxis…
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En quoi ces luttes pour le commun relèvent-elles en définitive d’une praxis altératrice révolutionnaire capable de s’inscrire dans les conditions contemporaines des sociétés néolibérales pour en inverser les effets et les retourner contre elles-mêmes ? Ces sociétés néolibérales contemporaines se caractérisent par la radicalisation du pouvoir d’imposition des normes à toutes les formes de la vie collective40. La spécificité des normes néolibérales repose de plus en plus sur la mise en réseau et l’incitation à la coopération des salariés, des consommateurs ou des usagers afin qu’ils produisent des biens sociaux qui sont ensuite appropriés gratuitement par les entreprises ou les administrations publiques. À l’échelle du marché, les clients sont incités à mettre en commun leurs goûts et leurs données personnelles, à livrer des informations voire même des connaissances et des idées utiles à la création d’un produit41 ; à l’échelle des entreprises, les salariés sont amenés à communiquer au maximum, à prendre des initiatives collectives et à s’investir dans des projets en équipe42 ; à l’échelle des services publics, les usagers sont invités à s’impliquer et à participer à l’autogestion de leurs services, des tâches qui étaient auparavant prises en charge par l’administration leur étant à présent directement déléguées43 ; à l’échelle des États enfin, à travers le mécanisme de la dette, l’argent des contribuables est socialisé non pas pour être redistribué équitablement parmi la population mais pour servir au remboursement des intérêts des dettes contractées vis-à-vis de bailleurs de fonds extérieurs, privés ou publics, la richesse sociale étant finalement confisquée par l’impôt44. Tous les dispositifs de la gouvernementalité néolibérale contemporaine sont finalement des dispositifs de mise en commun dont les produits sont finalement captés et expropriés par le capital et l’État. Autrement dit, les formes actuelles du commun sont absolument prises dans les mécanismes 40. Voir Pierre Macherey, Le Sujet des normes, Amsterdam, Paris, 2014. Pour Macherey, la « société de normes » est liée aux nouvelles structures de socialisation qui sont apparues avec la deuxième moitié du xviiie siècle, dont Marx a pensé la base économique et dont Foucault a prolongé l’analyse. 41. Voir Olivier Zara, Le Management de l’intelligence collective. Vers une nouvelle gouvernance, M21 éditions, Paris, 2008, cité par Pierre Dardot et Christian Laval, Commun, op. cit., p. 180-181. 42. Sur ce point, voir Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999. 43. Voir Coralie Raffenne, « La nouvelle gouvernance de la santé au Royaume-Uni ou les apories de la gouvernementalité néolibérale », Observatoire de la société britannique, n° 8, janvier 2010, p. 271-296 ; Guillaume Gourgues (dir.), « Critique de la participation et gouvernementalité », Participations. Revue de sciences sociales sur la démocratie et la citoyenneté, n° 6, février 2013. 44. Voir Maurizio Lazzarato, Gouverner par la dette, Les Prairies ordinaires, Paris, 2014.
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L’altération du commun du capital
Marx & Foucault
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codifiés de l’appropriation marchande ou de la bureaucratie publique qui sont les formes conventionnelles de l’organisation politique des sociétés contemporaines. Quel est, de ce point de vue, le geste politique accompli par les luttes pour le commun ? Dans les AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne), les consommateurs se mettent directement en contact avec les producteurs en faisant sauter le mécanisme de la sous-traitance capitaliste des producteurs ; dans les récupérations d’usine sous forme de coopérative ouvrière, c’est la propriété capitaliste des moyens de production que les travailleurs contournent ; dans la gestion commune des services publics, notamment des services de l’eau, c’est le code de la bureaucratie enserrant les mécanismes de mise en commun que l’on désactive ; enfin, dans les « coopératives intégrales » qui peuvent prendre l’allure de quasi-communes, les insurgés mettent en commun leur argent en échappant à son prélèvement par l’État45. Dans tous les cas, il s’agit de retourner les formes de mise en commun, de coopération et de communication suscitées par la gouvernementalité néolibérale contre leur codification capitaliste et étatique. Une opération qui ne se fait pas par le simple accompagnement ou même la recherche d’intensification de ces formes communales enchâssées dans les mécanismes capitalistes, mais par le biais d’un jeu de décodage et de recodage au moyen d’une élévation du commun au rang de principe autoréférentiel des pratiques de mise en commun. L’élargissement de la communauté participante et le passage d’activités faisant l’objet de mécanismes de marchandisation à un usage commun régi par des institutions et un droit à l’inappropriable deviennent alors les finalités des luttes pour le commun. Il apparaît finalement que cette conception de la production du commun par une pratique altératrice se démarque de la conception de Negri et Hardt. Ceux-ci, dans la filiation de la logique de la contradiction héritière de Marx, ancrent le commun dans les formes de la socialisation capitaliste en les récupérant telles quelles comme les conditions des rapports sociaux communistes : « De nos jours, la productivité, la richesse et la création de surplus sociaux prennent la forme d’une interactivité coopératrice par l’intermédiaire de réseaux linguistiques, communicationnels et affectifs. Dans l’expression de sa propre énergie créatrice, le travail immatériel semble ainsi fournir le potentiel pour une sorte de communisme spontané et élémentaire46. » Dans leur livre plus récent, Commonwealth, ils suivent toujours cette même logique théorique de la contradiction du capital :
45. Sur ce dernier point, voir Comité invisible, « Omnia sunt comunia », À nos amis, La fabrique, Paris, 2014, p. 211. 46. Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Exils, Paris, 2000, p. 359.
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Foucault avec Marx : la pratique altératrice comme praxis…
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Mais cette idée que le commun tomberait comme un fruit mûr des contradictions du capitalisme est hautement problématique ; elle occulte la nécessité de se déprendre des mécanismes de codage capitaliste afin de construire de nouvelles pratiques de mise en commun au sein d’expérimentations conflictuelles, sociales et politiques, qui ne peuvent jamais se contenter de faire fond sur le commun enchâssé dans le capital. En élevant le commun au rang d’autoréférence de l’action, la pratique altératrice rejoint bien davantage l’idée du commun comme principe politique de convergence des luttes, affirmé par Dardot et Laval. Elle ne se situe cependant pas tout à fait au même « stade » des luttes. Dardot et Laval partent des luttes et des pratiques dispersées de mise en commun pour affirmer le principe du commun comme principe d’institution et de convergence des luttes existantes ; la pratique altératrice interroge en revanche le moment de l’action où les luttes pour le commun n’existent pas encore en visant les formes sociales du commun organisées par le capital et la possibilité pour ceux qui y sont engagés de retourner ces formes contre l’objectif recherché par ceux qui les ont utilisées comme moyen d’assujettissement. C’est dans le retournement, soit dans la transformation immanente radicale du commun que nous vivons déjà que la stratégie altératrice tire sa force de basculement potentiel.
47. Voir Michael Hardt et Antonio Negri, Commonwealth, Paris, Stock, 2012, p. 301.
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[L]a domination [du capitalisme] ne durera pas éternellement et il créera, en s’y accrochant, les conditions du mode de production de la société qui finiront par lui succéder. […] Nous apercevons déjà les germes d’une nouvelle société prise dans le carcan de l’ancienne – dans l’autonomie de la production biopolitique, le caractère central du commun et la séparation croissante par rapport à l’exploitation et à l’autorité capitalistes47.
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Foucault avec Marx : pouvoir-capital et pouvoir-savoir
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Le propos de mon livre Foucault avec Marx1 est de rechercher les conditions d’une collaboration critique entre leurs deux perspectives. Il s’agit du Foucault des années 1970 rapporté au Marx du Capital. Je les aborde à travers un programme de recherche que je désigne comme celui d’une approche « métastructurelle » de la modernité2.
L’erreur de Marx et sa correction « métastructurelle » Je pars d’une erreur de Marx. Il entreprend, comme on le sait, une analyse de la société moderne comme « phénomène social total » en mouvement – articulant technologie, économie, sociologie, juridico-politique et culturel-idéologique. C’est le schème qu’il propose en forme d’édifice infra-superstructure. « L’erreur » dont je parle ne relève pas spécifiquement de la « base économique ». Elle concerne le paradigme dans son ensemble, l’usage qu’en fait Marx pour l’analyse de la société moderne (au sens large où il entend ce terme). Marx aborde la modernité non pas en termes de « raison », mais d’instrumentalisation de la raison – à ne pas confondre avec le schème francfortois d’une « raison instrumentale ». La première section du Livre I du Capital définit la logique de production marchande, dans laquelle se trouve 1. Jacques Bidet, Foucault avec Marx, La fabrique, Paris, 2014. On y trouvera une argumentation plus articulée et plus documentée des perspectives ici présentées. 2. Ce concept de “métastructure” est au centre de l’approche que je développe depuis trois décennies et que je pousse plus avant dans ce livre. Il renvoie à l’idée que les structures modernes de classes sont à comprendre à partir de l’instrumentalisation de leurs présupposés rationnels, au sens où, selon Marx, le capitalisme instrumentalise le marché, qui est sa métastructure, qu’il suppose et produit.
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Jacques Bidet
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impliquée la raison juridico-économique marchande. La troisième section montre comment, dès lors que la force de travail elle-même devient une marchandise, cette raison marchande se trouve structurellement instrumentalisée. Mais, aux yeux de Marx, la structure capitaliste présente une tendance historique qui pousse à son autodestruction : c’est là la conclusion vers laquelle tend tout le Livre I. En effet, si la société capitaliste est gouvernée par le marché, l’entreprise qui émerge en son sein fonctionne selon l’autre mode de coordination rationnelle à l’échelle sociale, soit l’organisation3. Et, à mesure que le capitalisme se développe, les entreprises sont de plus en plus grandes et de moins en moins nombreuses. Au final, une par branche, peut-être, dit Marx4. Dès lors, la logique du marché se trouve marginalisée par celle de l’organisation. Et la classe ouvrière industrielle, de plus en plus nombreuse, instruite par la technique et organisée par le procès même de production, ne peut manquer de se donner comme perspective une appropriation commune de la machinerie productive dans son ensemble et un gouvernement de la production selon des plans concertés entre tous5. C’est ainsi que les producteurs en viendront à se réapproprier leur capacité de raison commune. On reconnaît là le grand mythe émancipateur du xxe siècle. L’erreur de Marx se manifeste dans la perspective téléologique ainsi déployée. Il avait entrevu le péril. En témoigne ce propos bien connu de la Critique du Programme de Gotha : dans une première phase du communisme, après la disparition du pouvoir-capital, il restera encore, dit-il en substance, « l’asservissante subordination » qui est celle du « travail manuel » au « travail intellectuel ». Pour le dire à la manière de Foucault : il restera le pouvoir-savoir. La suite de l’histoire a montré comment celui-ci est effectivement monté en puissance au point de susciter, dans le « socialisme réel », une nouvelle classe dominante. Mais l’erreur n’est pas seulement téléologique. Elle est ontologique. Elle se rattache paradoxalement à une découverte essentielle de Marx : le caractère central de ce couple marché/organisation, dont il fait le pivot de son analyse. Il comprend ces deux termes comme les deux médiations rationnelles, dont on peut dire qu’elles relaient l’immédiation de la relation discursive propre à la coopération immédiate. Mais il les appréhende dans une séquence historique, qui conduit progressivement du marché à 3. C’est là l’objet de la section 4 du chapitre xiv (xii dans l’édition allemande) du Livre I du Capital, qui traite de la « division du travail dans la manufacture et dans la société », comprise selon le couple marché/organisation (voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, PUF, Paris, 2009, chapitre xiv, section 4). 4. Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., chapitre xxiv, section 2 (tout à la fin). 5. Tel est le sens général de l’avant-dernier chapitre du Livre I du Capital, qui passe, à juste titre, pour sa conclusion générale (voir Karl Marx, Le Capital. Livre 1, op. cit., chapitre xxiv).
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Foucault avec Marx : pouvoir-capital et pouvoir-savoir
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l’organisation. Or, en réalité, ces deux médiations sont, dans la société moderne, structurellement contemporaines, formant les deux pôles de sa rationalité économique, celui de l’entre-chacun et celui de l’entre-tous. Dont l’autre face, juridico-politique, est la contractualité interindividuelle et la contractualité centrale, alias « liberté des Modernes » et « liberté des Anciens » (tout aussi moderne). S’il en est ainsi, la Raison instrumentalisée de la société moderne, la fiction moderne de Raison, toujours présupposée en même temps que reproduite, est à comprendre dans les termes de cette bipolarité. Ces deux formes de coordination donnent lieu à deux sortes de privilèges : l’un de propriété sur le marché, l’autre de « compétence » dans l’organisation. C’est pourquoi la classe dominante comporte deux pôles, celui du pouvoir-capital, exploré par Marx, et celui du pouvoir-savoir, discerné par Foucault (et quelques autres…). On entrevoit ici un point de jonction possible entre eux, encore problématique. C’est là le pivot de l’analyse que je désigne comme « métastructurelle ».
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Le pouvoir du propriétaire capitaliste est celui d’acheter, vendre, investir, embaucher, licencier, prêter, emprunter, localiser, délocaliser, etc. Dans Surveiller et punir, Foucault fait clairement apparaître qu’il y a un autre pouvoir, qui consiste à baliser les lieux et les temps, les itinéraires et les étapes, à déterminer des normes, des performances, à fixer des tâches et des épreuves, classer et hiérarchiser, inclure et exclure. Cela dans tous les domaines : entreprise, administration, hôpital, prison, école, armée. Bourdieu connaît lui aussi un « capital culturel » en face du « capital économique » ; il développe un concept de « distinction » selon un schème analogue de normation et hiérarchisation, inclusion et exclusion ; et il propose une théorie de la reproduction de ce rapport social. Foucault ne cherche pas à savoir comment celui-ci se reproduit, mais comment il s’exerce. Il s’exerce dans des pratiques, dans des actes qui sont aussi des actes de paroles, dans un langage qui est celui du traitement de l’homme par l’homme. Foucault se propose d’en faire l’histoire, qu’il désigne comme une « histoire de la vérité ». Non pas une histoire des connaissances scientifiques. Mais une histoire de ce qui est avancé et reçu comme vrai. Cette « vérité » dont il parle est, me semble-t-il, à prendre au sens plein de « validité », dans les termes d’un agir communicationnel6. Il s’agit d’une prétention de validité, Geltungsanspruch, qui se décline selon le triple 6. Voir notamment Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Fayard, Paris, 1987, tome I, p. 305-326.
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Foucault discerne un autre pouvoir que celui du capital
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registre du vrai, wahr, du juste, richtig, et de l’authentique, wahrhaftig. On connaît le paradigme du liftier qui déclare « il est interdit de fumer » : il énonce censément une vérité vraie (cela est dangereux pour tous), une norme juste (cela serait incorrect), une autorité authentique (je suis fondé à vous le dire). De même ici. Il s’affirme une prétention de vérité-efficacité qui est celle de la science, qu’il s’agisse de la folie, de la sexualité, de la délinquance, et dont l’effet présumé est de guérir, corriger, éduquer, etc. Une prétention de justesse, celle de la norme, qui permet censément de distinguer des malades, des anormaux, des déviants, etc. Une prétention d’autorité authentique : l’homme de science est censément fondé à exiger qu’on lui fasse l’aveu de sa sexualité, de sa culpabilité, de son ignorance, etc. Et cela dans un espace public de communication supposée universelle. Il y a donc un autre pouvoir, qui n’est pas celui du capital. C’est celui des managers, si l’on donne à ce terme un sens large, en référence à toutes les fonctions de direction : de la production des choses, biens et services, au management des corps et des âmes. Face au pouvoir de propriété sur le marché, c’est là le pouvoir de compétence dans l’organisation, un pouvoir qui n’est pas la pratique d’une science, mais l’exercice d’une « compétence » reçue. On peut dès lors donner à la théorie de Marx une base plus large et plus réaliste. La classe dominante comporte bien deux pôles, au sens où Foucault, un jour, parla de « l’ennemi principal » et de « l’ennemi immédiat ». S’il en est ainsi, il faut en conclure que la « lutte de classes » s’annonce comme un jeu à trois. Où l’on note cependant que « l’autre pouvoir » est de nature différente, parce qu’il ne s’exerce qu’en se communiquant. La théorie de Marx se trouve remise en mouvement.
Pourquoi il y a bien aussi un « nominalisme marxien » Un certain nombre d’obstacles se dressent cependant sur la voie. Et tout d’abord un différend philosophique. On est en effet tenté d’opposer un « structuralisme » de Marx, qui appréhende la condition des individus à partir des structures de classe, et un « nominalisme » de Foucault, qui récuse toute idée de totalité et de grand sujet social7. Il n’y a jamais que des sujets individuels qui s’affrontent dans une multitude de fonctions et positions sociales, dans des conjonctures particulières, dont les éléments se rapportent à des temporalités et spatialités diverses. Les totalités dans lesquelles se rencontrent les vivants ne sont que des « dispositifs », 7. Cette question est développée au chapitre iii de Foucault avec Marx, « Structuralisme marxien et nominalisme foucauldien? » (voir Jacques Bidet, « Structuralisme marxien et nominalisme foucauldien? », in Foucault avec Marx, op. cit., chapitre iii).
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Foucault avec Marx : pouvoir-capital et pouvoir-savoir
Marx & Foucault
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des amalgames hétérogènes de discours, d’institutions, d’arrangements techniques et territoriaux. Foucault parle bien de « classe bourgeoise », mais il invite à considérer les classes comme les « effets » de pratiques particulières entremêlées. Au fond, il se trouve là devant un problème qui est celui de toute sociologie : penser la relation entre l’individuel et le collectif. Son mot d’ordre, qui est de « commencer par l’individu »8, est assurément fécond, notamment dans son rapport critique à certaines traditions du marxisme. Mais il s’agit là d’un axiome heuristique plutôt que d’une théorisation alternative. Marx, du reste, commence lui aussi son discours par les individus. Il explique que l’on ne peut rien dire des classes si l’on ne part pas – comme il le fait, dans la section 1 du Capital – de cette inter-individualité marchande qui caractérise la condition de l’homme moderne. Et celle-ci se trouve corroborée quand on en vient ensuite, dans la section 3, à la relation salariale par laquelle se met en place le rapport de classe. L’exploitation de l’homme « libre » n’est telle que parce qu’elle se déroule sur le terrain d’un rapport marchand, celui du marché de la force de travail, où l’on ne connaît que des relations interindividuelles : entre capitalistes et salariés, entre capitalistes et entre salariés. Il est vrai que l’exploitation salariale produit un clivage de classe : entre ceux qui, par là, s’approprient l’appareil productif et les autres. Ainsi se met en place une structure, dont il faut bien considérer l’être social spécifique. Mais la division ainsi définie entre deux classes sociales ne produit pas deux sujets sociaux. Elle constitue un processus actif, une coupure qui donne lieu à des groupements, divers selon les temps et les lieux. Dans la « lutte de classe », ce ne sont pas des classes qui entrent en lutte, mais des groupes sociaux plus ou moins capables de se constituer en acteurs historiques, en « sujets » plus ou moins éphémères. Ils sont à concevoir en termes d’amalgame : la « classe ouvrière » est un bricolage historique de corps au travail, de techniques industrielles, de rapports de production, de configurations de sexe et de « race », de corpus de paroles sédimentées, d’acquis sociaux et politiques. Quand cette classe ouvrière industrielle vient à disparaître, la même structure de classe donne lieu à d’autres conglomérats analogues, dont le potentiel historique est à considérer. L’intérêt de l’approche marxienne en termes de « structure », par contraste avec la considération foucaldienne plus immédiatement concrète, en termes de « dispositifs », tient à ce qu’elle permet de s’interroger sur les tendances du processus historique. Marx examine les tendances qui sont celles de la structure capitaliste. Ce sont elles, en effet, qui définissent des 8. Sur ce thème, voir Michel Foucault, Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1994, p. 121-129.
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champs de possible, autorisant des perspectives stratégiques au gré des conjonctures. Il se trompe sur la teneur de la tendance, qu’il interprète comme conduisant du marché (capitaliste) à l’organisation (socialiste). Mais cela n’invalide pas cette problématique structure/tendance. Seulement, pour en faire un usage pertinent, il nous faut une théorisation pertinente de la structure. Et c’est ce à quoi, notamment, peut servir le recours à Foucault. On aura compris que je ne poursuis pas le projet de connecter deux « philosophies », supposées souveraines en arrière-plan. Je laisse à d’autres le déchiffrement de toutes les apories que l’on peut rencontrer sur cette voie, sachant aussi que Marx et Foucault sont, l’un et l’autre, pénétrés de questionnements issus de diverses philosophies. Je m’en tiens au plan de la « théorie », si l’on entend par là le projet de faire collaborer dans une cohérence d’ensemble les divers savoirs sociaux – économie, sociologie, droit, histoire, psychologie, etc. – sous la contrainte critique d’un travail philosophique.
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Mais un second obstacle tient justement à ce que l’on peut s’interroger sur la possibilité d’une rencontre théorique entre les deux perspectives. En d’autres termes, Marx et Foucault parlent-ils de la même chose ? La question se pose notamment à propos des cours des années 19771979. On y discerne un grand récit, qui se désigne comme une « histoire de la raison gouvernementale », conduisant de l’« État de justice » à l’« État administratif », puis au « gouvernement » libéral, et enfin, en sautant l’épisode de l’« État social », à l’émergence de l’« État néolibéral ». Le grand récit, pourtant, s’achève finalement en un grand tableau, celui d’une société contemporaine où ces différentes « vérités » s’entremêlent, où rien n’est jamais complètement figé. Cette savante composition présente cependant un trait remarquable : le « libéralisme » se trouve régulièrement mis en valeur comme cette position d’équilibre qui prend appui sur les lois supposées naturelles du marché, tout en visant la promotion de la vie collective des populations. Il se trouve ainsi doté d’un double potentiel de raison, dont l’un concerne le marché et l’autre l’organisation. Mais sans que soit jamais fourni le principe qui accorderait ces deux facultés alternatives, et qui donnerait primauté à la première sur la seconde. À nouveau, le contraste avec Marx n’est pas total. Car l’« histoire de la raison gouvernementale » relève bien d’une « histoire de la vérité » : histoire de ce qui est tenu pour vrai, histoire des prétentions de vérité. Foucault le souligne à propos de la « société civile ». Il invite à rester « très prudent quant à son degré de réalité », car il ne s’agit là, dit-il, que de « réalités de
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La « raison gouvernementale » à comprendre comme métastructure
Marx & Foucault
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transaction », qui se donnent comme telles dans des relations de pouvoir9. Or c’est bien cela que Marx a en vue dans la section première du Livre I. Il propose un exposé rigoureux de cette « société civile », c’est-à-dire de la société moderne considérée comme « société de marché ». Et il le fait en termes de « vérité de transaction », de prétention à validité, selon la triple déclinaison du vrai, du juste et de l’authentique. La vérité du marché : configuration concurrentielle efficace assurant à la fois la productivité, l’équilibre entre les branches et l’information des producteurs : tout cela est inclus dans le corpus de concepts configurant la « théorie-travail » de la valeur (ce que les économistes comprennent plus facilement que les philosophes10). La justesse du marché : sa légitimité intrinsèque comme configuration de relations entre des partenaires se désignant comme libres, égaux et rationnels. L’authenticité du marché : les marchandises ne vont pas seules au marché, il y faut une chiquenaude initiale, une décision, un « acte fondateur commun », écrit Marx, un pacte entre nous tous, consistant à nous en remettre au marché, promu par nous comme ordre naturel, comme ordre transcendant auquel nous nous soumettons. C’est là, me semble-t-il, la véritable ontologie du fétichisme – une ontologie où l’être est acte –, exposée au second chapitre (le chapitre premier n’en livrant encore qu’une phénoménologie : les marchandises semblent s’échanger entre elles). C’est tout cela ensemble la « fiction moderne », telle que Marx la définit, la prétention commune à l’ère moderne, la vérité des Modernes, le tissu de leur « transaction ». À ce point, Marx et Foucault sont dans le même discours. Celui de la métastructure. Marx, cependant, pose immédiatement une autre question : comment une telle fiction peut-elle survenir et subsister historiquement ? Quelle est la structure qui suppose et produit, reproduit, cette métastructure ? Réponse : cette structure se trouve réalisée quand la force de travail y devient marchandise. Car alors tout est marchandise, puisque le salarié vit du salaire avec lequel il achète des marchandises. On peut alors déclarer que le monde est un marché. C’est quand le rapport social est structuré par l’exploitation qu’on peut le pratiquer comme marché intégral. Mais, quand tout est ainsi marchandisé, nous ne sommes justement plus dans une société de marché, mais dans une « société de classe », pourvue d’une tout autre logique que celle du marché : la logique de la plus-value. Ce que Marx nous apprend, c’est ce « passage » de la société civile à la société de classe. Non pas un 9. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France (1978-1979), EHESS/Seuil/Gallimard, Paris, 2004, p. 300-301. 10. Par exemple, l’idée que le travail « socialement nécessaire » se comprend ici comme relevant d’abord de la concurrence au sein de la branche et que la considération du « travail abstrait », indépendant de son contenu concret-utile spécifique, concerne la concurrence entre branches.
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passage historique. Mais cette relation, immanente à la forme moderne de société, entre la métastructure, cette fiction, vérité avancée et reçue, et la structure qui la présuppose et la pose. Quand on a compris cela, on peut se poser d’autres questions que celles dont Foucault nous entretient : les questions de la structure capitaliste de classe et de ses tendances historiques. Mais cela ne donne pas pour autant raison à Marx. Car encore faudrait-il comprendre en quoi consiste précisément la structure moderne de classe. Et assumer ce fait, structurel, qu’elle combine pouvoir-capital et pouvoir-savoir.
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On notera que Foucault, qui s’était, au temps de Surveiller et punir, montré si productif sur le terrain de la structure, en vient, au terme de la décennie, traitant du gouvernement, à circonscrire son analyse au plan de la métastructure. Il traite certes des pratiques politiques concrètes, mais dans les termes qui sont ceux de leurs agents, ceux de leur prétention, alors que Marx tente de les saisir dans leurs relations à la structure de classe. C’est ce qui fait la différence entre une histoire des « raisons » de gouvernement et une histoire des « rapports » de classe. Ici se manifeste un différend qui n’est pas d’ordre philosophique, mais politique. En témoigne l’apparition d’une figure nouvelle, celle du pasteur11. C’est là une antique parabole chrétienne, mais qui, à l’ère moderne, s’affirme comme un schème de la théorie politique, alternatif à celui du contrat. Foucault le suit à la trace depuis sa gestation dans les monastères jusqu’au stade terminal du pastorat soviétique. Il s’intéresse notamment à cette tâche, que se donne censément le libéralisme, de limiter le pouvoir du pasteur : son pouvoir de gouvernement des conduites de tout un chacun. C’est là un schème à double entrée, qui se traduit tout aussi bien dans le langage de la lutte inexpiable entre les gouvernants et les gouvernés. On est ici en perpétuel mouvement : le pouvoir s’alimente à la résistance qui lui est opposée, et il nourrit la puissance qu’il cherche à maîtriser. On exige naturellement d’être gouverné le moins possible. Et le « gouvernement » libéral a justement pour propos d’intervenir le moins possible, laissant jouer un ordre naturel de marché. Il apparaît pourtant qu’il faut encore et toujours résister, notamment parce que le « bon pasteur » – dans son infini réseau de conduites des conduites – présente une tendance au développement illimité de ses prérogatives organisationnelles, normatrices et hiérarchisantes. En 11. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au collège de France (1977-1978), EHESS/Seuil/Gallimard, Paris, 2004, p. 204-234.
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Le différend politique entre Marx et Foucault
Marx & Foucault
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tout cela, la résistance n’est pas passivement négative ; elle est productive d’effets, génératrice de vie. Mais elle alimente paradoxalement sa rage à l’idée qu’il y aura toujours des gouvernants et des gouvernés. Comme il y aura toujours des riches et des pauvres. Foucault a conscience qu’il existe une autre voie pour la théorie politique. Qui n’est pas celle de la résistance, mais celle de la révolution, dont il déclare l’échec12. Il s’agirait non pas d’être gouverné le moins possible, d’être gouverné « autrement », mais de se gouverner soi-même. Le citoyen se poserait en souverain. On quitte alors la thématique de la gouvernementalité pour celle de l’auto-gouvernement. Il n’est plus question de résister au pouvoir, mais de l’abattre. Abattre le pouvoir de classe, en s’appropriant la base économique de ses prérogatives de gouvernement. Au-delà des tactiques au jour le jour, il s’agirait d’engager des stratégies d’ensemble, portées par une nouvelle subjectivité sociale. Mais, si l’on privilégie cette voie, il reste encore à s’interroger sur sa signification concrète, qui ne semble pas avoir fait la preuve de son évidence. Plutôt que de renvoyer dos à dos Marx et Foucault, peut-être vaut-il mieux parier sur une possible connivence entre eux. Mais cela n’est, à mes yeux, concevable qu’à un prix théorique élevé, que je voudrais tenter de circonscrire.
Un « métamarxisme » : une théorie plus générale Marx et Foucault
dans laquelle se rencontrent
Il faut, me semble-t-il, repenser « la théorie » de Marx sous la forme d’un « méta-marxisme » portant la marque de Foucault. C’est-à-dire aussi de tous ceux qui ont contribué (en termes de « bureaucratie », de « “technostructure”, de “pouvoir managérial”, de “capital culturel”, etc.) à montrer que, parallèlement au pouvoir-capital sur le marché, il existe un pouvoir-savoir dans l’organisation – lequel œuvre et se reproduit d’une tout autre façon. Partons de l’hypothèse générale de Marx. Il aborde, on l’a vu, la modernité en termes d’instrumentalisation de la raison : le capitalisme procède d’une prétention de rationalité économique et de raison politique, selon laquelle notre société serait à comprendre comme un marché entre personnes libres, égales et raisonnables. Telle est la « vérité » du libéralisme, qui prétend, comme dit Foucault, indexer le droit sur l’économie13, une économie naturellement marchande. L’instrumentalisation consiste en ce que, quand 12. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 43-45. 13. Il figure, explique Foucault : « L’économie juridique d’une gouvernementalité indexée à l’économie économique », voir Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 300.
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tout devient marché, la force de travail devient elle-même marchandise. Le marché, ce bien commun de notre rationalité, devient dès lors l’instrument d’une classe pourvue des privilèges du pouvoir-propriété, ou pouvoir-capital. Il manque à Marx de comprendre pleinement que l’organisation, l’autre forme de coordination à l’échelle sociale qu’il voit monter en puissance jusqu’à neutraliser le marché, porte un potentiel analogue d’instrumentalisation, à travers l’autre privilège, celui du pouvoir-savoir. En réalité, dans la « modernité » et depuis son commencement par esquisses successives au sein d’ordres sociaux antérieurs (en divers lieux du monde, d’Asie en Europe), les deux médiations rationnelles, marché et organisation, fonctionnent comme les deux facteurs de classe convergeant dans le rapport moderne de classe. La classe dominante présente ainsi deux pôles, deux têtes, deux sortes de pouvoirs. Foucault a considéré cet autre pouvoir dans des registres définis, comme ceux du traitement social du corps, analysant son rôle dans la constitution du sujet. Mais de ces investigations particulières il ressort un enseignement plus général. Il me semble, en effet, que l’on doit d’abord lui reconnaître d’avoir, mieux que tout autre, clairement établi qu’il existe bien un autre pouvoir que celui des capitalistes : c’est-à-dire, par contraste avec la tradition marxiste, de montrer que les managers ne sont pas seulement leurs délégués, ni les administrateurs publics leurs chargés de mission. Et que ce pouvoir est transversal, structurant toutes les sphères de la société. Il a en effet contribué à l’identification de ce pouvoir en le référant au savoir, non à la connaissance, mais à la compétence reçue, à ses « vérités » au sens de prétentions reconnues, vérités socialement productives. Il fait ainsi apparaître que ce pouvoir-savoir diffère du pouvoir-propriété en ce qu’il ne s’exerce qu’en se communiquant. S’il en va ainsi, la lutte de classe est bien un affrontement entre deux classes, dont l’une, oligarchique, se nourrit de ses privilèges reproductibles, soit de propriété, soit de compétence, et l’autre la multitude populaire. Une lutte à deux classes, mais entre trois forces sociales primaires, puisque la dominante porte deux têtes. À la base, dans ce qu’il faut désigner comme la « classe fondamentale », on se trouve réparti en fractions diverses selon que l’on est structuré plutôt par la médiation marchande ou plutôt par la médiation organisationnelle. Et aussi en diverses strates selon que l’on détient, fruit de « luttes séculaires », une certaine emprise sur ces mécanismes de marché et d’organisation – ou que l’on se trouve livré à eux comme facteurs d’exclusion, intégré comme exclu, sur lesquels Foucault a particulièrement porté son regard. En haut, il y a bien une seule classe dominante, parce que les deux « médiations-facteurs de classe », marché et organisation, n’existent qu’en constante interférence. Il n’y a en effet de « Raison » (instrumentalisée)
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Foucault avec Marx : pouvoir-capital et pouvoir-savoir
Marx & Foucault
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que dans leur interrelation, mobile et multiforme. On ne peut avancer une perspective économique « rationnelle » qui ne soit une articulation entre marché et organisation, ni un ordre juridico-politique « raisonnable » qui ne réponde à la co-implication de la liberté entre chacun et la liberté entre tous. La théorie métastructurelle présente ainsi une simplicité de principe qui pourrait sembler en faire une métaphysique. Elle en est pourtant le contraire, car ce qu’elle met en avant, ce n’est pas la « raison », mais la prétention de raison, la prétention moderne de se gouverner par le discours communicationnel immédiat partagé entre tous (une voix égalant une voix) et prolongé par ces deux « médiations » qui se donnent comme le relai, dans la complexité sociale, de cette immédiation discursive et de la coopération directe qu’elle permet. C’est tout cela ensemble, médiation et immédiation, qui se trouve instrumentalisé dans le rapport moderne de classe, via les privilèges du pouvoir-capital et du pouvoir-savoir. En bas, il y a de même une seule classe, parce que ces deux « médiations-facteurs de classe », interférant entre elles à tous les niveaux, structurent toute la société et la vie de chacun. Tel est le principe de son unité. Mais tel est aussi le principe de ses divisions en fractions et strates diverses. Horizontalement, certains sont davantage concernés par le facteur marché (du paysan ou commerçant d’hier à « l’auto-entrepreneur » d’aujourd’hui), d’autres par le facteur organisation (fonctionnaires), d’autres encore en position intermédiaire (salariés du privé). Verticalement, certains relèvent de groupements qui ont acquis une certaine emprise sur ces mécanismes de marché ou d’organisation, alors que d’autres (parmi les ruraux, les jeunes, les femmes, etc., – et les étrangers : à l’interférence avec l’autre dimension de la forme moderne de société, qui n’est pas la structure-de-classe, mais le système-monde) en sont plus ou moins dépourvus. L’unité de la classe fondamentale ne peut émerger que de la victoire sur ces divisions, ainsi identifiées. Le propre d’une « théorie générale » – en l’occurrence une théorie de la modernité – est d’être simple dans son principe et pourtant capable de s’investir et de se démultiplier dans les divers domaines de la vie sociale, sur les terrains de la sociologie, de l’économie, de la politique, de l’histoire, du droit et de la culture. Beaucoup de malentendus sont évidemment à craindre s’agissant des concepts initiaux. On notera simplement qu’ici se trouve définie en haut une oligarchie, en bas une multitude, mais que tout cela est à comprendre en termes de processus, les classes n’étant pas des groupes sociaux14.
14. Je me permets de renvoyer à l’analyse que j’en propose au chapitre v de L’État-monde (voir Jacques Bidet, « Classe, race, sexe », in L’État-monde, PUF, Paris, 2011, chapitre v).
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La lutte moderne de classe s’analysera ainsi au prisme des « régimes d’hégémonie15 ». J’entends par là les divers modes d’assemblage, variables dans l’espace et le temps au cours des temps modernes, de ces trois forces sociales, selon que le pouvoir-savoir se trouve allié au pouvoir-capital, ou au contraire se rapproche de la classe fondamentale, c’est-à-dire du peuple dans sa masse. Celui-ci ne peut s’émanciper des dominations de classe qu’en luttant sur les deux fronts. Mais le pouvoir-savoir, qui ne s’exerce qu’en se communiquant, lui est plus proche, plus accessible. La sagesse du peuple moderne est donc de chercher à hégémoniser le pouvoir-savoir pour marginaliser le pouvoir-capital. En d’autres termes, de chercher à maîtriser le marché par l’organisation, et l’organisation par la lutte démocratique, la parole partagée entre tous – lutte culturelle autant que politique. Cette « lutte », se définit, à la différence de la « guerre », par sa référence métastructurelle. Son insurrection se déclare au nom de « vérités » censément communes, et pourtant « essentiellement contestées », dans leur amphibologie constitutive. La liberté-égalité-rationalité est semblablement proclamée par ceux qui la prétendent établie et ceux qui exigent qu’elle le soit. Le « parti d’en bas » est une entité fugace et polymorphe, qui a marqué en profondeur, et civilisé quelque peu, la société moderne. Il n’existe aujourd’hui, sous le régime néolibéral, où le pouvoir-capital a pris le contrôle du pouvoir-savoir, que dans une dispersion d’organisations, d’indignations, de syndicats, d’associations, de mouvements, d’appels, de cercles d’étude, de collectifs et de révoltes. Il ne pourra se relever de ses défaites que s’il parvient à concevoir son unité pratique. Qui ne peut être seulement de classe, mais aussi de sexe et de « race », car la société moderne ne se définit pas intégralement par sa « structure de classe » (mais ce n’était pas là l’objet de cet article). Foucault peut aider à penser cet amalgame. Car ce qu’il nous apprend aussi, c’est que cette « grande histoire » structurelle, à laquelle nous n’avons pas de raison de renoncer, n’est pourtant jamais que l’histoire incertaine de l’entreprise commune. Et non la quintessence de l’histoire humaine, laquelle est proprement intotalisable, étant faite aussi de tout ce qui ne peut y trouver place : désirs et passions, manques et malchances, jouissances et misères, infamies et accidents. Notre vie de sujet n’est pas seulement faite de « l’ensemble de nos rapports sociaux » arborant leurs vérités, mais de tout ce magma insolite, dans lequel ces « vérités » dessinent des chemins discordants.
15. Ce concept est au centre des analyses proposées dans Le Néolibéralisme et ses Sujets (à paraître) et de Le Peuple comme Classe (en préparation).
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Foucault avec Marx : pouvoir-capital et pouvoir-savoir
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Foucault, l’actualité, l’histoire :
aspects de la démocratie présentiste
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Madrid, avril 2014. Ce n’est pas la première fois qu’une maison saisie par la banque se trouve occupée par des personnes n’arrivant plus à rembourser leurs prêts hypothécaires. Cette fois, ce sont de jeunes mères célibataires. Un rassemblement se tient d’abord au centre communautaire, non loin de là, puis les gens se séparent en petits groupes pour se réunir de nouveau devant l’immeuble concerné, afin d’apporter leur soutien aux occupantes. Quelques instants plus tard, des visages aux masques colorés surgissent aux fenêtres et y accrochent des bannières de l’association Madres unidas vivienda digna. Celle-ci fait partie de la PAH (Plataforma de Afectados por la Hipoteca), une plate-forme pan-nationale pour la défense des personnes menacées d’éviction. Cette organisation s’est consolidée à travers le mouvement du 15 mai apparu en 2011, l’année du printemps arabe, l’année d’Occupy. La PAH s’appuie sur le principe de l’autonomisation (self-empowerment) des personnes affectées, cette autonomisation leur permettant de rebâtir leur vie. Son but n’est pas de représenter ces personnes, ni d’adresser des demandes au gouvernement, si ce n’est l’annulation de la vieille loi sur les hypothèques de 1909. Il ne s’agit pas de revendiquer ni d’espérer la mise en place d’une meilleure politique du logement. En Espagne comme ailleurs, ces personnes ont entrepris de produire ensemble les conditions d’une vie décente, ici, maintenant : elles pratiquent une démocratie présentiste. Dans un entretien confié au Nouvel Observateur en 1977, Michel Foucault se présente comme un « historien du présent2 ». Un « historien du présent » se détourne de la philosophie de l’histoire, en particulier 1. Traduit par Jean-François Bissonnette. 2. Michel Foucault, « Non au sexe roi », in Dits et écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 1994, tome III, p. 265.
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Isabell Lorey1
Foucault, l’actualité, l’histoire : aspects de la démocratie présentiste 299
celle de Hegel, et prend le moment présent comme point de départ. Cette conception du présent emporte certaines conséquences. Dans ce même entretien, Foucault affirme qu’il s’agit d’anticiper la révolution, de faire face au problème du « retour de la révolution3 ». Non pas comme une rupture totale et unique. Non plus comme un simple retour4. La possibilité du retour de la révolution jaillit des résistances qui toujours émergent au sein même des relations de pouvoir. Les pratiques révolutionnaires ne sont pas une simple reprise à l’identique des stratégies et des tactiques héritées du passé. Ancrée dans le présent, la résistance déploie ses forces dans l’esquive, en échappant aux relations de pouvoir. Il en va de luttes qui, comme le pouvoir, viennent « d’en bas5 ». Ce sont des événements plutôt que des continuités ; ces luttes émergent à travers les corps, à travers les subjectivations. Et ces luttes ne sont pas orientées d’après les lois et des représentations, comme si le pouvoir venait simplement « d’en haut ».
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Foucault pose fréquemment la question de ce que nous sommes dans le présent. Savoir ce que nous sommes dans le présent n’est pas une question d’identité, mais bien de discontinuité, d’expérience et de désassujettissement. Ce que nous sommes dans le présent est une question qui relève de notre compréhension de l’histoire et de la pratique révolutionnaire. Une construction linéaire, continue, voire téléologique de l’histoire tend à nier et à rendre invisibles les luttes contre des conditions de domination et d’exploitation, car ces luttes appartiennent à une temporalité différente, à une histoire discontinue que Foucault appelle, à la suite de Nietzsche, une « généalogie ». La généalogie laisse entrevoir des ruptures, des événements, des commencements. Qui plus est, une perspective généalogique, telle que Foucault l’entend dans son essai daté de 1971, Nietzsche, la généalogie, l’histoire, doit servir à retracer la « singularité des événements6 ». Elle doit « les guetter là où on les attend le moins et dans ce qui passe pour n’avoir point d’histoire – les sentiments, l’amour, la conscience, les instincts ; [elle 3. Ibid., p. 266. 4. « Je ne crois à aucune forme de retour ». Ibid. 5. « Pour résister, il faut qu’elle [la résistance] soit comme le pouvoir. Aussi inventive, aussi mobile, aussi productive que lui. Que, comme lui, elle s’organise, se coagule et se cimente. Que, comme lui, elle vienne d’en bas et se distribue stratégiquement. », Ibid., p. 267. 6. Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », in Dits et écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 1994, tome II, p. 136. Ce texte est contemporain du cours au Collège de France de 1970-1971, Leçons sur la volonté de savoir. Voir Daniel Defert, « Situation du cours », in Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France (1970-1971), EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 2011, p. 264.
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Nietzsche et l’histoire
Marx & Foucault
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doit] saisir leur retour7 ». Foucault ne sépare pas les époques. L’histoire striée des vainqueurs n’a pour lui aucun intérêt. À la place, il tend vers l’« articulation du corps et de l’histoire8 », en faisant de l’expérience le lieu d’une mutation permanente de la subjectivité qui en dissout la cohérence. Une généalogie discontinue se concentre sur les affects et les affections, plutôt que sur la recherche d’une origine et de ses développements. Sans origine et sans essence, l’« identité première9 » est perdue, mais pas les multiples commencements. Tel est le geste décisif : renverser le sujet, l’identité, l’origine, ces piliers de l’historicisme, pour mieux envisager des temporalités différentes, au sein desquelles la compréhension du présent détermine la manière de réfléchir les luttes. Une pensée singulière et plurielle du présent est importante, comme l’est l’événement. En effet, une pensée de l’origine ne permet pas de percevoir les marques qui deviennent visibles à la lumière du concept nietzschéen de provenance (Herkunft). Il y a différents types de marques, « qui peuvent s’entrecroiser […] et former un réseau difficile à démêler10 », des marques qui s’effacent lorsqu’elles sont striées par des relations de ressemblance et reliées à une origine. Au commencement, selon Foucault, il n’y a que la « discorde des autres choses11 » ; « suivre la filière complexe de la provenance, écrit-il en suivant Nietzsche, c’est […] maintenir ce qui s’est passé dans la dispersion qui lui est propre12 ». La provenance tient d’un commencement multiple et dispersé, elle suit l’événement. Il convient alors de distinguer histoire et généalogie, la dernière visant non pas à « montrer que le passé est encore là, bien vivant dans le présent, l’animant encore en secret, après avoir imposé à toutes les traverses du parcours une forme dessinée dès le départ13 ». Non, plutôt que d’être déterminé par sa continuité avec le passé, le présent généalogique est marqué par de multiples commencements, par la dispersion, par l’événement : ce que nous sommes n’est rien d’autre que le fruit de la contingence. La provenance et les commencements multiples ne suffisent pas, cependant. Il faut aussi qu’il y ait « émergence » (Entstehung). Pour Nietzsche, l’émergence est le théâtre de la lutte, un « lieu d’affrontement », ou plutôt un « non-lieu », corrige Foucault, puisqu’il en va de relations de domination impliquant une « pure distance » entre des adversaires qui « n’appartiennent pas au même espace14 ». L’émergence englobe la singularité de l’événement, 7. Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., p. 136. 8. Ibid., p. 143. 9. Ibid., p. 138. 10. Ibid., p. 141. 11. Ibid., p. 138. 12. Ibid., p. 141. 13. Ibid. 14. Ibid., p. 144.
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les luttes et leur répétition, leur « éternel retour », comme le dit Nietzsche15. L’« éternel retour » rompt avec la métaphysique de l’« éternelle vérité », de même qu’avec l’objectivité de l’historien qui s’imagine hors du temps. La répétition est au fondement du « sens historique », qui renvoie au processus incessant du devenir de tout ce que l’on considère immuable : le corps, les émotions, la subjectivation, la continuité historique même16. Suivant Nietzsche, Foucault soustrait l’événement à l’historiographie rationnelle et théologique qui le neutralise dans son idéale continuité. L’événement est en effet dangereux : il menace l’historiographie de la continuité comme les vérités qui soutiennent la domination. Au vu de l’événement, la discontinuité de l’histoire devient évidente ; le présent est affranchi des contraintes de l’authenticité et de l’immédiateté. Il se transforme en un temps du devenir, un temps de luttes et de contingence. Plutôt que de faire du passé la confirmation d’une origine, le sens historique de la généalogie plonge le regard dans les profondeurs, afin de « déployer les dispersions et les différences17 ». « Le sens historique est beaucoup plus proche de la médecine que de la philosophie18 », ajoute Foucault, puisque celle-ci a toujours dénié le corps pour mieux « établir la souveraineté de l’idée intemporelle19 ». À l’inverse, le sens historique de la généalogie est toujours situé, ses commencements confus, « impurs20 » et ambigus. Ainsi, d’un seul et même signe peuvent émerger tant la maladie que le « germe d’une fleur merveilleuse21 ». La scène nietzschéenne de l’émergence, c’est celle « où les forces se risquent et s’affrontent, où il leur arrive de triompher, mais où on peut les confisquer22 ». Mais avant toute chose, ces luttes doivent émerger.
Infinitif présent En se détournant d’un passé déterministe et d’une pensée de l’origine, de même qu’en soutenant qu’il ne peut y avoir de simple retour et que dans la contingence nous devenons ce que nous sommes dans le présent, la perspective de Foucault n’est pas influencée uniquement par Nietzsche. Au 15. Voir Daniel Defert : « Situation du cours », in Michel Foucault, Dits et écrits (19541988), op. cit., p. 262-263 16. Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., p. 147. 17. Ibid., p. 149. 18. Ibid. 19. Ibid., p. 151. 20. Ibid., p. 150. 21. Ibid. 22. Ibid., p. 152.
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Marx & Foucault
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moment de rédiger son essai consacré à ce dernier, Foucault poursuivait en parallèle son dialogue avec Gilles Deleuze, qui venait tout juste de publier Différence et Répétition. Au cours des années 1960, ceux-ci avaient travaillé ensemble à une édition critique des œuvres complètes de Nietzsche, et tous deux étaient soucieux de concevoir autrement le présent. Il s’agissait pour eux de prendre leurs distances par rapport à une vision linéaire de l’histoire n’ayant que peu d’égard pour le présent. L’événement ne peut pas être saisi, en effet, si le présent n’est que l’« autrefois futur qui se dessinait déjà dans sa forme même » ou un simple « passé à venir23 ». Cette sorte de présent téléologiquement assigné a pour condition l’existence d’un « monde en hiérarchie24 ». Foucault y oppose l’idée d’un « présent infinitif25 », Deleuze parlant, lui, d’un présent étendu, d’un présent concentré sur le devenir, qui rompt avec l’historicisme sans toutefois se faire indépendant de toute histoire26. C’est sur cette toile de fond, celle d’un présent infinitif, qu’il devient possible de penser à nouveaux frais le concept de répétition, qu’inspire à Deleuze l’« éternel retour » de Nietzsche. Au sein du présent infinitif, écrit Foucault, l’événement se répète « sans original, hors de toute imitation et libre des contraintes de la similitude27 ». Par sa répétition, l’événement s’affirme dans sa singularité tout en se dispersant, sans s’aligner, sans se laisser définir ni intégrer dans une histoire de son développement. La répétition n’a rien à voir avec l’identique ni avec la représentation qui ne sont rien d’autre que le « principe d’ordonnancement du semblable28 ». Dans la répétition, la multiplicité dispersée devient manifeste, tout comme le désassujettissement29. Dans l’affirmation de l’événement, la répétition se détache du sujet et le dissémine, lui permettant de faire l’expérience de la multiplicité, plutôt que de l’unité et de la cohérence. « [Le] présent, écrit Foucault dans son texte sur Deleuze, ne cesse de revenir. Mais de
23. Michel Foucault, « Theatrum philosophicum », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 83. 24. Ibid. 25. Ibid., p. 84. 26. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 106. Voir également Gilles Deleuze et Toni Negri, « Contrôle et devenir », in Pourparlers, Éditions de Minuit, Paris, 1990, p. 229-239. 27. Michel Foucault, « Theatrum philosophicum », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., p. 84. 28. Ibid., p. 89. 29. Voir Michel Foucault, « Qu’est-ce que la critique? », Bulletin de la société française de philosophie, t. LXXXIV, n° 84, juillet 1990, p. 35-63 ; ainsi que Michel Foucault et Ducio Trombadori, « Entretien avec Michel Foucault », in Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 1994, tome IV, p. 41-95.
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revenir comme singulière différence30. » Cette forme intempestive d’une ontologie du présent ne se déplie pas sur le mode de l’abstraction, ni de la substance, mais plutôt comme un présent dont l’« être [est] le revenir de la différence31 ». En associant ici Nietzsche et Deleuze, Foucault thématise pour la première fois une conception de l’ontologie qui reviendra souvent dans ses écrits, pour être actualisée une dernière fois en 1984, au moment d’exposer sa conception du présent, ou plutôt de l’actualité en lien avec la révolution.
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Que deviennent cependant les luttes révolutionnaires à la lumière de cette pensée divergente du présent, ces luttes où se clarifie cela même que nous sommes dans le présent ? Toujours au début des années 1970, au cours d’une conversation avec des étudiants, Foucault fit connaître ses impressions au sujet de mai 1968. Pour ces étudiants, en tant qu’il s’agissait d’occuper un espace social, le mouvement aurait pu aller beaucoup plus loin, si un discours, si une réflexion de gauche lui avaient donné une perspective, une direction utopique. Foucault dit refuser l’idée, préférant opposer à l’utopie l’expérience et l’expérimentation32 : des pratiques ancrées dans le présent, plutôt que des visions de l’avenir. À ce titre, comptait davantage à ses yeux que la question de l’utopie, le fait que « des dizaines de milliers de gens aient exercé un pouvoir qui n’avait pas pris la forme de l’organisation hiérarchique33 ». En tenant compte de certaines affirmations ultérieures, on pourrait ajouter ici qu’il s’agissait pour Foucault d’une forme d’organisation qui se voulait critique de l’identité et de la représentation. Il fait pourtant une remarque supplémentaire vers la fin de la conversation, lorsqu’un étudiant précise que le mouvement s’était montré incapable de saisir la société dans son ensemble et d’intervenir sur elle, ni de formuler, à même l’expérience vécue, ce qui relevait du général. Foucault lui réplique alors que c’est l’« idée même d’un “ensemble de la société” qui relève de l’utopie34 ». Une telle idée s’érige sur des rêves du passé (ceux de l’histoire de la philosophie), lesquels sont nés de « cette ligne historique bien particulière qui a abouti 30. Michel Foucault, « Theatrum philosophicum », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome II, p. 97. 31. Ibid., p. 92. 32. Michel Foucault, « Par-delà le bien et le mal », in Dits et Écrits (19541988), op. cit., tome II, p. 234. 33. Ibid., p. 235. 34. Ibid.
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L’expérimentation au lieu de l’utopie
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au capitalisme35 ». Les expériences, les stratégies, les actions vouées à embrasser la société dans son ensemble sont promises à l’échec. La notion même de société, avec ses idées d’entièreté et de totalité, devrait alors être abandonnée. Les pratiques révolutionnaires ne se contentent pas de rompre avec ce genre d’idées, elles refusent tout autant la logique du « jusqu’à présent » héritée du passé.
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La question de savoir qui nous sommes dans le présent aura accompagné Foucault jusqu’à ce qu’il développe sa théorie de la gouvernementalité et son concept de critique. À partir de sa conférence « Qu’est-ce que la critique ? » de 1978, il liera à maintes reprises cette question aux figures de Kant et des Lumières. Or, dans « Qu’est-ce que la critique ? », Foucault est encore à la recherche d’une solution permettant de lier la critique et les Lumières36. Ce n’est donc pas un hasard s’il affirme à la fin de sa conférence ne pas avoir osé intituler son propos, à l’instar de Kant en 1784, « Qu’est-ce que les Lumières ?37 ». Ce qui est intéressant, néanmoins, c’est que Foucault avait pourtant isolé depuis longtemps ce chaînon manquant – soit depuis sa critique de l’histoire faite avec Nietzsche et Deleuze. Dans « Qu’est-ce que la critique ? », Foucault suit Kant en affirmant que la critique signifie la sortie d’un état de minorité face aux autorités établies, et le courage de faire usage de sa propre raison : un « désassujettissement » de l’individu38. La critique signifie la volonté décisive de « ne pas être gouverné39 ». Il ne s’ensuit pas que la critique se refuse toujours et automatiquement à contribuer à un « rendre-gouvernable », à participer à la dynamique de la gouvernementalité. Au contraire, la critique sert souvent à entretenir et à stabiliser les arts du gouvernement40, au même titre que la critique de la connaissance. Bien entendu, ce genre de critique qui pourvoit à la gouvernementalité n’est pas celui que Foucault a en tête lorsqu’il parle de la critique en termes d’attitude. Afin de développer une attitude à la fois singulière et commune41 consistant à ne pas se laisser gouverner de telle ou telle manière, des singularités doivent être découvertes dans leurs conditions de manifestation, des rela35. Ibid. 36. Michel Foucault, « Qu’est-ce que la critique? », op. cit., p. 47. 37. Ibid., p. 53. 38. Ibid., p. 39. 39. Ibid., p. 37. Ne pas être gouverné signifie « sortir […] de sa minorité », ibid., p. 53. 40. Ibid., p. 38. 41. Foucault parle d’« une attitude à la fois individuelle et collective », ibid, p. 53.
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Une ontologie du devenir et de la répétition
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tions entre singularités doivent être perçues au niveau de leurs interactions, de leurs réseaux. Qui plus est, ces relations doivent se multiplier ; en perpétuel mouvement, elles s’agglomèrent, se mettent à jouer entre elles pour se séparer de nouveau. Il s’agit pour elles d’interrompre les relations de pouvoir et de transformer des effets en événements42. Dans son texte « Le sujet et le pouvoir » de 1982, Foucault fait un pas de plus. L’actualité revient à l’avant-scène, et ce n’est pas un hasard, puisque c’est en tant que nouvelles formes de « pratiques révolutionnaires » qu’il y interroge les mouvements sociaux apparus dans les années 1960 et 1970. Il qualifie ceux-ci de « luttes “transversales” », en ce qu’ils « mettent en question le statut de l’individu43 ». Ce sont des luttes dirigées contre tout ce qui vient « attacher [l’individu] à son identité propre », ce qu’il appelle le « gouvernement par l’individualisation44 ». Leur trait commun, selon Foucault, c’est qu’elles « tournent autour de la même question : qui sommes-nous ?45 » L’accent mis sur la question « qui sommes-nous ? », dans « Le sujet et le pouvoir », prend toute sa signification quelques pages plus loin, lorsque Foucault retourne au texte de Kant, « Qu’est-ce que les Lumières ? ». Il insiste alors bien davantage qu’il ne l’avait fait dans « Qu’est-ce que la critique ? » sur le fait que dans son essai, Kant analyse l’actualité historique46. La réflexion sur les mouvements sociaux contemporains ramène ainsi à l’avant-plan la vieille interrogation sur le « présent infinitif ». « Lorsque Kant demande, en 1784 : “Was heisst Aufklärung ?”, il veut dire, selon Foucault : “Qu’est-ce qui se passe en ce moment ? Qu’est-ce qui nous arrive ?” [Q]ui sommes-nous, à ce moment précis de l’histoire ? Cette question, c’est à la fois nous et notre situation présente qu’elle analyse47. » Cette sorte d’« analyse critique du monde dans lequel nous vivons », ici et maintenant, dans le présent, ne vise pas tant à comprendre « qui nous sommes » dans les termes d’une logique de l’identité, qu’à « refuser ce que nous sommes48 ». Dans son propre essai de 1984 intitulé « Qu’est-ce que les Lumières ? » (c’est-à-dire le second texte du même titre), Foucault pose à nouveau le problème de l’ontologie immanente à la question : « Qui sommes nous ? » Il apparaît alors clairement, une fois de plus, que la problématisation du présent et de l’actualité n’est pas suffisante à résumer la dynamique des 42. Voir Ibid., p. 51-52. 43. Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome IV, p. 226. 44. Ibid., p. 227. 45. Ibid. 46. Ibid., p. 231. 47. Ibid. 48. Ibid., p. 232.
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Foucault, l’actualité, l’histoire : aspects de la démocratie présentiste 305
Marx & Foucault
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Lumières et de la critique. Il y manque en effet une prise en compte de la révolution et de la possibilité qui s’ensuit de son retour, de sa répétition. Ce n’est pas le texte de Kant datant de 1784 qui permet de répondre à cette question, mais plutôt son essai sur Le Conflit des facultés rédigé après la Révolution française, en 1798. Kant y introduit l’idée de révolution conçue comme événement49, qui n’est pas à comprendre comme une rupture, unique, majeure, mais comme ce « bouleversement révolutionnaire » qui ne fait au final qu’« inverser les choses50 ». « Ce qui est important dans la révolution, ce n’est pas la révolution elle-même, c’est ce qui se passe dans la tête de ceux qui […] n’en sont pas les acteurs principaux, c’est le rapport qu’ils ont eux-mêmes à cette révolution […]51. » En réalité, poursuit Foucault, la « révolution est bien ce qui achève et continue le processus même de l’Aufklärung52 ». Il ne s’agit pas ici de la révolution comprise dans son sens politique traditionnel, mais d’une « révolution sociale », d’une révolution dans les modes de vie, dans les formes du savoir. La question qui se pose dès lors, d’après Foucault, « est de savoir ce qu’il faut faire de cette volonté de révolution, de cet “enthousiasme” pour la révolution53 ». C’est en considérant la possibilité d’un retour de la révolution que l’on se trouve à répondre à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? », puisqu’il s’agit précisément dans les deux cas de poser le problème de « ce que nous sommes dans notre actualité54 ». Il en va d’une « ontologie du présent », d’une « ontologie de nous-mêmes55 ». Une ontologie du devenir et de la répétition, du désassujettissement. Une attitude critique, comprise comme un exercice permanent, à mettre constamment en pratique et à renouveler sans fin. L’attitude critique est alors une pratique de l’actualité, du présent, qui manifeste le refus de la subordination, la volonté singulière et commune de ne pas être gouverné de telle manière. L’attitude critique est ainsi la concrétisation continue des Lumières. Ce genre de critique se veut inventive ; elle ouvre l’espace et le temps de manière à ce que de nouvelles subjectivités politiques puissent émerger56. À ce titre, elle constitue un préalable aux luttes qui se réclament d’une démocratie présentiste. 49. Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières? », in Dits et écrits (1954-1988), op. cit., tome IV, p. 683. 50. Ibid., p. 684. 51. Ibid., p. 685. 52. Ibid. 53. Ibid., p. 687. Il s’agit donc, comme Foucault l’affirme en suivant Kant, à la fois d’un « événement singulier » et d’un « processus permanent », ibid., p. 686. 54. Ibid., p. 687. 55. Ibid. 56. Voir Judith Butler, « Critique, dissent, disciplinarity », in Karin de Boer et Ruth Sonderegger (dir.), Conceptions of Critique in Modern and Contemporary Philosophy, Palgrave Macmillan, Basingstoke, 2012, p. 23.
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Foucault, l’actualité, l’histoire : aspects de la démocratie présentiste 307
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Foucault n’a jamais explicitement fait mention de la démocratie, et la notion ne joue chez lui aucun rôle particulier. Il n’empêche que Foucault offre de nombreux indices permettant de concevoir la démocratie autrement que dans sa forme libérale : sans le paradigme de la représentation politique, sans lier la démocratie à l’État ou à l’idée de « société dans son ensemble », sans la promesse perpétuelle d’une démocratie à venir, donc sans limiter la démocratie à une stricte acception politique ni repousser son échéance dans un avenir indéfini. Une démocratie présentiste rompt ainsi avec le récit linéaire de l’histoire, avec le continuum historique, avec toute destinée téléologique, et toute idée de progrès ou de développement57. Cette forme nouvelle de démocratie s’inscrit dans un présent généalogique et s’appuie sur les pratiques révolutionnaires qui s’y disséminent. Les occupations et autres mouvements démocratiques qui se sont manifestés depuis 2011, particulièrement en Grèce et en Espagne, mettent en pratique cette démocratie présentiste. Ils témoignent d’une volonté décisive de ne plus être gouvernés de telle manière ; ils se désassujettissent. Ils inventent de multiples pratiques révolutionnaires sans remettre à plus tard leur mise en œuvre. Ils font l’expérience du pouvoir au sein de formes non hiérarchiques d’organisation, ils expérimentent le sens de l’événement, le désir d’une forme alternative de démocratie. Ils prennent naissance dans des assemblées de type horizontal aux multiples facettes, sans toutefois ériger l’horizontalité comme dogme ni comme origine. Ils ne rejettent pas irrévocablement la représentation politique, mais cherchent plutôt à faire éclater le cadre du système politique au moyen de plateformes critiques du principe de représentation et de partis « venant d’en bas ». En même temps, ils inventent de nouveaux mouvements et de nouvelles initiatives visant à développer une révolution sociale dans les esprits et des modes de subjectivation inédits. Ils puisent à même l’affectivité des participants, à la connexion des uns avec les autres, de manière à réorganiser sur un 57. Sur le concept de « démocratie présentiste », Voir Isabell Lorey, « Präsentische Demokratie. Exodus und Tigersprung », Kamion, 2014, p. 83-88. Consultable en ligne :