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French Pages 231 [246] Year 2015
Charles Armel DOUBANE
MA VIE, MA VISION POUR LE CENTRAFRIQUE
Ma vie, ma vision pour le Centrafrique
Charles Armel Doubane
Ma vie, ma vision pour le Centrafrique
© L’Harmattan, 2015 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-07700-0 EAN : 9782343077000
PROLOGUE
Je me rappelle très bien le panache de fumée qui surplombait notre maison de Zémio. C’était une fumée épaisse et âcre qui piquait les yeux et le nez. Plus je m’approchais en courant, plus je toussais. Au coin de ma ruelle, je pouvais sentir la chaleur du brasier. Des flammes hautes léchaient les murs de briques rouges et des poutres enflammées s’effondraient faisant monter vers le ciel assombri des millions de petites escarbilles phosphorescentes. Un attroupement s’était formé devant ce qui avait été la porte de notre cour. La foule s’agitait. Il me semblait qu’un homme se débattait au milieu de ces gens. Plusieurs gaillards costauds retenaient le forcené qui semblait vouloir se jeter dans le brasier. Le ronronnement puissant du feu m’empêchait d’entendre ce qui se disait au milieu de ce groupe lancé dans un mouvement de va-et-vient. J’avais du mal à voir à travers les jambes des adultes ce qui se passait vraiment et qui étaient les acteurs de cette pantomime étrange. Mais j’étais bien sûr que c’était ma maison qui brûlait. Me débarrassant de mon cartable encombrant, je tentais de me frayer un passage entre les badauds qui continuaient à s’agglutiner pour me rapprocher au maximum du centre de la scène. La chaleur était de plus en plus forte, la sueur perlait sur mon front, dévalait à grosses gouttes sur mes joues, mêlée aux larmes qui commençaient à couler à cause de la fumée, de la poussière de cendres et d’un sen-
timent diffus qui m’envahissait. Cet homme que l’on retenait de force, c’était mon père. Il ne cessait de marmonner : « Avez-vous sécurisé mes fusils ? Et mes papiers, mes médailles, vous les avez récupérés ? Je dois tout retrouver, tout récupérer ! Laissez-moi, laissezmoi ! », ajoutait-il en donnant de puissants coups de reins pour se libérer de l’étreinte des voisins. Je reconnaissais mes grandes sœurs en larmes dans la foule de plus en plus nombreuse, des parents, des cousins. J’aurais voulu moimême me jeter dans les flammes et récupérer les biens auxquels mon père tenait tant. Mais il n’y avait rien à faire… Je me rapprochais de mon père se débattant toujours, essayant, dressé sur la pointe des pieds et la tête haute, d’entrer dans son champ de vision. Sa tunique d’habitude impeccable était froissée, rendue grisâtre par la poussière et la sueur. Ses yeux fixaient la maison transformée en ruines fumantes, et le grand arbre au centre de la cour dont les branches dépassaient le muret d’enceinte. Les vertes feuilles du manguier commençaient d’un côté à roussir. Finalement, il me vit. Dans son regard passa comme une lueur de désespoir vite remplacée par de la fierté. Il arrêta de se débattre, son corps se relâcha. Mes oncles restaient sur leurs gardes, le frappaient sur les épaules et dans le dos pour le réconforter. Papa tendit la main vers moi et la posa sur ma tête. J’ai souvent revécu en songe ce drame dont je n’ai pas vraiment été le témoin. J’étais à l’école quand la maison a été détruite par le feu. Personne n’a jamais su dire comment l’incendie s’était déclaré. Mais ce qui était clair, c’est que mon père avait tout perdu. Je n’ai plus aucune photo de mon enfance, papiers officiels et médailles de mon père ont disparu dans les flammes. Et sans doute aussi beaucoup d’argent que mon père gardait à la maison en l’absence de banque à Zémio à l’époque. Cela explique 8
sans doute sa tentative, quasiment suicidaire, de se jeter dans le brasier pour récupérer ses biens, comme ses fusils qui faisaient sa fierté et sans doute ses économies. Nous avions tout perdu, mais personne n’avait été blessé. Il ne restait qu’à rebâtir. Je me suis souvent retrouvé plongé dans ce rêve, qui fait partie intégrante de mes souvenirs reconstruits, comme nous en avons tous. La fréquence varie. Elle est souvent fonction des soubresauts de l’histoire de mon pays, la République centrafricaine. Je pourrais dire, au vu de ce qui se passe chez moi aujourd’hui, que là aussi, la maison a brûlé. Sauf que le feu n’est pas encore éteint, et que nous ne connaissons pas encore l’étendue complète des profonds dégâts. Ce dont je suis sûr c’est que tout devra être reconstruit. Nous n’avons plus rien à perdre. Mon pays est au fond du trou. Nous devons tous nous mobiliser pour l’en sortir. J’y suis en tous les cas déterminé. Comme mon père me l’a appris, je suis au service de ma famille, de mes concitoyens. Je lui dois bien cela. Nous avons tous une dette envers notre pays et ceux qui nous l’ont légué, dans un état plus ou moins délabré, il est vrai, mais tout de même, cela reste notre patrie. Tous les Centrafricains aiment leur pays. C’est à eux que j’adresse ce modeste ouvrage, pour qu’ensemble, nous reconstruisions notre maison et retrouvions le foyer digne de nos aspirations et de nos rêves.
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PREMIÈRE PARTIE « TU COMPRENDRAS QUAND TU SERAS GRAND… »
CHAPITRE 1 Le « Petit Prince »
Je suis né d’une princesse et d’un guerrier. Seul enfant de ce couple éphémère. Dans la nuit du 11 au 12 novembre 1966, précisément à 23 h 50, ma mère a accouché dans une chambre de la maternité de Zémio, nouvellement construite, assistée d’une sage-femme. Celle-ci n’a déclaré ma naissance que quatre jours plus tard comme c’était souvent le cas à l’époque. À peine né, j’ai donc rajeuni de quelques « jours de brousse » et mon acte de naissance porte officiellement la date du 12 novembre 1966. Pourtant dans ma famille autant que je m’en souvienne, on a toujours fêté mon anniversaire le 11 novembre, ce qui relevait de toute une symbolique, en particulier pour mon père, feu Rémy Doubane, ancien combattant de l’armée française et gendarme de son État. Il avait décidé de me nommer Charles de Gaulle Armel Doubane, parce que pour lui, le général français qui avait libéré la France des nazis et accordé l’indépendance aux anciennes colonies d’Afrique subsaharienne, était une sorte de puissance tutélaire omniprésente, une référence en toutes choses, dans tous les cas, un personnage auquel il souhaitait rendre hommage. J’étais son premier fils, attendu de longue date. C’est essentiellement pour avoir un héritier mâle, alors qu’il n’avait que trois filles avec sa
première épouse, que sur l’insistance de ses sœurs et sous le poids de la tradition mon père a pris une seconde épouse : la jeune princesse Zandé Christine Akaya. Ma mère descendait en droite ligne de la grande famille des sultans de Zémio-Obo, royaume historique, précolonial qui se situe dans ce qu’on appelle aujourd’hui la région du Haut Oubangui. Ma maman est la petite-fille du sultan d’Obo en ligne directe, il s’agit de la grande famille Obo Kongoi, Yakpassira. J’ai donc, grâce à elle, hérité de ce « sang bleu » des sultans. Son père n’était autre que le prince Ndoundoupa et c’est à ce titre d’ailleurs, qu’aussi paradoxal que cela puisse paraître, il avait été choisi pour devenir le cuisinier du fonctionnaire colonial installé à Zémio, M. Kissinger, qui était aussi son beau-frère. Maman avait été élevée par une de ses tantes, épouse de ce colon, une princesse également, qui l’avait inscrite à l’école primaire, ce qui était alors très rare pour une fille. C’est alors que mon père l’a épousé. Âgée de 15 ans seulement, Maman n’avait pas vraiment eu son mot à dire, comme la plupart des jeunes filles de l’époque, quand ce mariage avait été arrangé. Mon Papa appartenait, lui, à la haute bourgeoisie locale de Zémio, il n’était pas noble, mais c’était un notable apprécié et écouté de tous qui vivait royalement de sa pension d’ancien combattant. Sa première épouse, ellemême d’origine noble, lui avait donné trois filles, mais dans la culture Zandé, il faut un garçon pour hériter du nom et des biens. Ma naissance fut une grande joie pour mon père, ainsi qu’une véritable fierté.
Famille polygame Mais pour ma belle-mère, c’était une autre affaire. Elle ne voyait pas d’un bon œil l’arrivée d’une jeune épouse dans la maisonnée, une jeune fille mieux née, qui de sur14
croît, parvenait là où elle-même avait échoué, en donnant un fils à la grande famille Doubane. Elle devait s’inquiéter pour l’héritage, pour l’avenir de ses filles, souffrir de son statut, qui s’il n’était pas remis en question formellement, devait faire se délier les langues sur les marchés et autour des fontaines. Je ne connais pas en détail les avanies dont ma mère a souffert à l’époque. Elle a tenu neuf mois, le temps j’imagine d’une nouvelle gestation pour qu’elle parvienne à accoucher de cette difficile décision de quitter son époux. C’est donc avec ma mère que je vais vivre les cinq premières années de ma vie. Elle décida de nous installer à Bangassou, puis à Bambari, où son frère aîné était instituteur. Puis mon père décida qu’il était temps de me récupérer afin que je reçoive l’éducation qu’il avait prévue pour moi. Pour le sergent-chef Rémy Doubane, cette éducation devait être spartiate et traditionnelle, mais aussi moderne, j’entrais donc en même temps à l’école primaire de Zémio. Papa confia la charge de mon éducation traditionnelle à deux de ses frères qui ne manquèrent jamais de sévérité envers moi et au fond me donnèrent une éducation plus martiale que traditionnelle. Dans notre culture, les oncles paternels et maternels ont un rôle très important dans l’éducation des garçons, surtout si ceux-ci sont destinés à diriger de grandes familles. Et c’était bien le cas. La maison Doubane à Zémio était un véritable quartier dans le quartier et comptait facilement plus de 35 personnes. Mon père était le cœur et le chef de cette petite tribu qui rassemblait ses frères et leurs épouses et enfants, mais aussi ses sœurs et leur mari. Papa, retraité de gendarmerie depuis 1964 et ancien combattant de l’armée française comme je l’ai dit, ne restait jamais inactif. Il était chef de canton et chef de village, président de l’association des anciens combattants de Zémio, délégué des parents d’élèves entre autres. C’était vraiment l’un des grands notables de la ville qui comptait alors dans les 15
10 000 habitants. Il avait voyagé, disposait d’argent, beaucoup plus que la plupart des gens, et s’occupait de bonnes œuvres comme tous les notables en Afrique. Son grade de sergent-chef dans l’armée française, lui avait valu d’être, à l’indépendance, l’une des premières recrues de la gendarmerie de la République centrafricaine, il était donc considéré, on le disait alors, comme un « évolué ». Il fut d’ailleurs l’un des premiers habitants de Zémio à acheter une voiture, ce qui à l’époque était un signe extérieur de richesse important et aussi de statut social élevé. Pour lui, l’éducation traditionnelle était aussi importante que l’éducation scolaire telle qu’elle était dispensée dans les écoles publiques du pays, c’est-à-dire à la française. Pour autant que je m’en souviens, et c’est toujours ce que m’a raconté Papa, du CP au CM2, j’étais le premier de ma classe, ce qui rendait mon père très fier. Je fus également reçu brillamment au Certificat d’Études Primaires, qui à l’époque conservait une grande importance, le baccalauréat étant inaccessible pour la plupart des élèves. Je fus également reçu au concours du petit séminaire. En CE2, sur les conseils de l’instituteur, nous avons décidé avec Papa de retirer de Gaulle de mon prénom. Il ne s’agissait pas d’un reniement, bien au contraire, mais il s’agissait selon l’enseignant – et je partageais assez son avis – de retirer de mes épaules toute la charge, disons historique que revêtait une telle appellation. Je serais désormais Charles Armel Doubane, ce qui n’empêche que toute mon enfance a été bercée par les noms du général de Gaulle, de Bigeard, de la France, dont Papa parlait souvent. Mon éducation traditionnelle a été couplée avec le début de ma scolarité au primaire. Dispensée par mes deux oncles paternels, elle était dure, et portait sur les valeurs de la société traditionnelle Zandé : honnêteté, courage, droiture, fidélité en amitié, respect des anciens, des neveux et 16
nièces. On ne doit jamais mal se comporter chez quelqu’un qui n’est pas de la famille. Même lorsqu’on a faim, on ne doit jamais le dire, et si l’on vous pose la question ou lorsque l’on vous propose de la nourriture, il est de bon ton de refuser catégoriquement. Entre quatre et cinq ans, je suis passé de la maternelle au primaire. Ça a été la découverte de l’alphabet et le début de ma scolarisation à l’École modèle de Ligouna, autrefois appelée École centre 2. J’avais déjà été familiarisé avec les lettres pendant les cours d’alphabétisation de l’école du dimanche qu’organisaient les religieux protestants. À l’école, mon premier maître s’appelait Monsieur Ngaba Maurice. Les gens de mon âge avaient parfois une telle admiration devant mes résultats scolaires qu’ils disaient que mon père avait ramené des fétiches de chez les Blancs et que c’était la raison pour laquelle j’étais si fort à l’école. Mon père lors des distributions de prix cachait toujours sa joie et sa fierté. Il était comme ça et c’est ainsi qu’il nous avait aussi éduqués. On était fiers, mais en même temps, dans un milieu de pauvreté, on était différents puisque nous étions aisés et issus d’une grande famille. On ne doit jamais écraser les autres. C’est grâce à cette éducation que je suis devenu ce que je suis, mais en même temps, j’ai l’impression que je n’ai pas vraiment eu d’enfance. Une partie de ma vie d’alors se déroulait à Zémio, et les vacances de Noël et Pâques, je les passais dans le petit village de Tabane, village d’origine de ma famille paternelle, ou encore à Bangassou-Nzakara, Tamburah, où avec les autres jeunes de l’Action catholique de l’enfance (ACE), nous allions en sortie accompagnés d’un chef, qui souvent était moi-même, et d’un catéchiste. J’avais une grande ouverture aux autres et nouais d’étroites relations avec de très bons amis d’enfance. J’étais très proche de mes jeunes oncles Ngbangbou, Ndali, mon neveu Aguimir, mes cousins Gassingoa, mes amis les Mossoumo, les 17
Gnessie, Ahmat Aroun, tous issus de grandes familles de la ville et proches de la mienne, et les enfants des fonctionnaires de la ville. Nous aimions jouer, nager, pêcher et accompagner les grandes personnes à la chasse au filet. Même si je n’étais pas doué pour les travaux champêtres comme je l’étais à l’école, je me rendais aussi aux champs. Mais en réalité, je n’avais pas vraiment le goût pour ces travaux, les trouvant salissants et épuisants. Par contre, j’ai appris à tendre des pièges aux rats, à pêcher à la ligne de jour comme de nuit à Sengué et à Liassou, à l’épervier aussi à Bozingoade, et parfois dans la rivière Mbomou. Un de mes grands-oncles maternels, M. Badi, meilleur cordonnier et réparateur de bicyclette de la ville, tenait une petite boutique dans le quartier commerçant de Zémio. Il m’a vite appris ses différents métiers. Cela m’a enseigné très jeune la nécessité de savoir bien s’organiser, de renforcer mes capacités d’autonomie. À l’école, les prix d’excellence et les cadeaux reçus à chaque succès ont quant à eux fait naître en moi l’idée d’être toujours parmi les meilleurs et pourquoi pas, toujours le meilleur. C’est aussi un de mes plus grands défauts : aujourd’hui encore, je suis perfectionniste et j’ai le goût du travail bien fait.
Étrange fratrie À la maison, si mon père marquait toujours à sa façon son attachement à son fils aîné, les choses changeaient subrepticement. Nous vivions tous ensemble dans la grande maison, ma belle-mère et ses sept enfants. Un petit frère était né finalement de l’union de mon père et de sa première épouse, avant-dernier de cette grande fratrie. Mais pour moi, cela représentait une sorte de menace. Avec mes frères et sœurs, ce n’était pas facile tous les jours. Ils étaient tous ligués contre moi, toujours à me mettre à l’écart par jalousie parce que j’étais bon à l’école, 18
mais aussi parce que j’étais le premier garçon, l’héritier, alors que j’étais le fils d’une autre femme. C’est malheureusement souvent comme cela dans les familles polygames. Une seule de mes sœurs avait un jour décidé de s’ériger en protectrice de son petit demi-frère : Pélagie. C’était ma protectrice, ma complice. Malgré nos six années de différence, nous étions très proches. Elle était plus qu’une grande sœur. Quand je l’ai perdue en 1995, elle avait tout juste 35 ans. Je travaillais déjà, mais je ne me suis jamais vraiment remis de sa disparition. Il m’a fallu plus d’un an, de tristesse et d’accablement, pour accepter sa mort. De plus, tout le monde, Papa, mes oncles, continuait à mettre beaucoup de pression sur moi pour que je travaille bien, que je reçoive mon éducation de prince Zandé. Mais en même temps, je ne pouvais que constater que la donne avait un peu changé. Les achats symboliques ou d’importance étaient mis au nom de mon frère : ainsi la première voiture de Papa, les fusils de chasse, etc. En fait, c’était ma belle-mère qui influençait mon père qui se laissait faire pour que tous les biens reviennent ensuite à son fils plutôt qu’à moi. J’en ressentais une certaine frustration, d’autant que mes rapports avec Papa n’avaient jamais été faciles. Il ne m’a jamais porté la main dessus, mais mes oncles étaient extrêmement sévères avec moi. Cela me crispait beaucoup d’autant que je n’avais pas souvent l’occasion de m’échapper et de jouer avec les jeunes de mon âge. Il faut avoir une lecture froide pour détecter les gestes d’amour d’un père vers son fils. Surtout en Afrique où traditionnellement les pères, surtout quand ils sont des hommes importants, voient comme une marque de faiblesse les expressions en public de l’amour filial. Ce qui est sûr, c’est qu’avec Papa, nous ne pouvions pas être toujours ensemble. Il adorait mon petit frère, mais il le tapait tout le temps… Moi contrairement à mon frère, je 19
disais toujours non d’abord, mais après je faisais ce que Papa me demandait. Mon petit frère lui, il disait toujours « oui, tout de suite, Papa ! », mais en fait, il ne faisait jamais ce qu’on lui disait. C’est pourquoi il se faisait souvent punir. Pourtant mon petit frère pour Papa, c’était son ami, son copain, mais moi, à chaque fois que je m’approchais de lui, c’était le mâle dominant qui prenait le dessus. Le regarder dans les yeux, par exemple, était un problème : « Monsieur, tu ne me regardes pas dans les yeux », me disait-il toujours. Matériellement ça allait, j’étais toujours bien habillé, propre, il s’en assurait. Mais il fabriquait son homme, son successeur. Je n’ai pas été éduqué, j’ai été dressé. Il y avait de bons moments comme quand il m’associait à son repas et que nous mangions tous les deux. Souvent aussi lorsqu’il allait rendre visite à ses amis, il me demandait de l’accompagner. Mais quand il faisait sa tournée, nous partions avec le plan de faire une promenade de 5 ou 10 km, mais en réalité cela va nous prendre une journée entière. Sur le chemin, Papa s’arrêtait pour saluer tel ou tel. Tout le monde voulait le retenir un peu pour déjeuner ou discuter. On ne revenait jamais à l’heure prévue, souvent nous passions même la nuit chez l’un de ses amis. Pour Papa, c’était important de m’associer moi, son fils aîné, à ces tournées. De même, il insistait pour que systématiquement je sois à ses côtés pour les rites et cérémonies traditionnels. La vérité c’est que je n’étais pas vraiment à ma place. Cela me faisait un peu mal au fond parce que j’étais dans un monde d’adultes, que je ne pouvais pas jouer avec les autres enfants. Je devais observer ce que faisaient les grands. Quand je me plaignais timidement, Papa répondait toujours : « Tu comprendras quand tu seras grand ! ». C’était une affection assez spécifique. Nos relations ont changé par la suite, mais il y avait toujours cette histoire de mâle dominant et de dominé. Moi j’étais le rejeton, et c’était lui 20
le mâle dominant. Moi j’étais l’héritier auquel on transmettait des valeurs, mais en l’effrayant. C’était la méthode d’éducation à l’époque. Ce n’était pas méchant, c’était la transmission. On ne peut pas lui en vouloir pour cela. De même qu’il confiait mon éducation à mes oncles, parce que je crois que cela lui aurait été trop difficile. Ainsi chaque fois qu’ils me malmenaient, lui partait : il ne supportait pas que je prenne des coups, il ne pouvait pas regarder, tellement ça le faisait souffrir, mais il pensait que c’était un mal nécessaire qui faisait partie de l’éducation d’un prince. Je me souviens que j’ai été chasser trois fois avec lui. Dans notre culture, la chasse est une activité importante. Pour lui, c’était vraiment parties de plaisir. Il était toujours accompagné : le porteur de fusil, le porteur de filet… Lui, c’était le chef, il était là pour organiser, mais quand ça lui plaisait, il saisissait son arme déjà chargée et tirait une antilope, sinon il supervisait. Il aimait moins la pêche. Mais surtout, il adorait aller aux champs. Petit, je ne voulais jamais l’accompagner parce que je passais mon peu temps libre à l’église ou à jouer un peu, à faire du sport ou mes devoirs. Mais il insistait toujours pour que je vienne avec lui, alors que pour moi c’était une corvée, et je savais qu’il allait vouloir y rester toute la journée. Je lui disais : « Si je pars avec toi, je reste jusqu’à midi, après je retourne à mes affaires ». Il me répondait : « Non, Monsieur, tu restes avec moi ! ». Comme j’avais toujours un peu d’économies sur mon argent de poche, je lui proposais souvent de prendre 1 000 francs CFA parce que les tâcherons étaient payés 200 francs CFA par jour à l’époque, il aurait pu avoir 5 manœuvres efficaces plutôt que moi dans ses champs. Mais il me répondait : « Je veux que tu viennes avec moi. Tu sais dans la vie, il y a le cerveau et il y a aussi les mains. Si demain ton histoire d’intellectuel ou de prêtre ça ne marche pas, Monsieur… Tu feras com21
ment ? Tu dois savoir manier les deux, la tête et les mains. Il y aura toujours le champ et la terre ». C’était toujours des discussions. Je sais aujourd’hui qu’il avait raison. Mais j’ai toujours été davantage attiré par les travaux intellectuels que par le travail manuel. Il y avait aussi des moments très agréables qui restent des souvenirs forts de mon enfance à Zémio. Comme je l’ai dit, la maison familiale était un quartier à part entière dans le quartier où nous habitions. C’était le quartier Doubane, au cœur duquel se trouvait la maison principale en briques rouges et toit de chaume où vivaient Papa et Maman, comme j’appelais ma belle-mère. Le soir, entre 35 et 40 personnes étaient là dans la cour autour du feu, et on servait à manger par groupe. Il y en avait quatre ou cinq : les vieux, les enfants, les femmes, tous rassemblés en petits cercles dans la cour. Le repas du soir fédérait la famille parce que pendant la journée tout le monde était au travail. Mais le soir, on se retrouvait tous sous l’arbre dans la cour comme dans toutes les maisons Zandé, et sous la paillote que l’on appelle Duambo en langue Zandé. C’est une sorte d’arbre à palabre où tout le monde se rassemble et où tous les problèmes sont réglés. Le soir, tout le monde venait autour du chef de famille, mon père. Il avait bien deux grands frères, mais ils avaient perdu de l’autorité parce que mon père était le militaire, l’évolué comme on disait du temps des colonies mais cela avait gardé un sens chez nous. Papa était aussi celui qui avait voyagé. Donc il avait une grande influence sur la famille et était très écouté et respecté. Il était le bailleur principal de la famille, mais aussi le juge de paix. Le soir dans le quartier, on était sûr de trouver à manger chez M. Doubane. C’était un plaisir et un honneur de voir tout ce monde venir chez nous. Mon père ne mangeait que lorsqu’il s’était assuré que tout le monde avait été servi à satiété. Il demandait toujours aux enfants s’ils étaient rassasiés. C’était un homme extraordi22
naire, vraiment extraordinaire au sens où je me suis toujours interrogé parce que des fois, il pouvait rester deux ou trois jours sans manger. Il voulait faire le bien pour tous, il était très proche de ses neveux et nièces qui passaient avant ses propres enfants. Tout cela nous a façonnés, nous ses enfants, cela nous a appris le partage, la générosité et l’humilité. Pendant ces repas, on mangeait de tout. La société Zandé est une société de chasseurs donc on mangeait du gibier, mais aussi du poisson tout frais pêché dans les rivières alentour. Comme légumes, il y avait surtout les feuilles de manioc préparées en sauce. À tous les repas, il y avait plusieurs mets, certains destinés aux hommes exclusivement parce que c’était un tabou pour les femmes. Ainsi la viande de tortue, de boa, de caïman, d’une certaine espèce de silure aussi étaient interdites aux femmes. Mais il y avait une grande variété notamment parce qu’à l’époque, les chasseurs rapportaient beaucoup de gibiers. De plus, Papa n’avait pas de problèmes financiers, c’était une notabilité, et il pouvait aisément tenir son rang grâce à la pension versée par l’armée française. Nous étions plus à l’aise que nombre de nos voisins et parents. Pour autant, Papa disait toujours qu’on devait être les meilleurs à l’école, mais que sinon, on devait rester humbles envers les autres, et rester attentifs à leur bien-être. Cela m’a toujours guidé.
L’incendie Un évènement majeur va marquer cette période de ma jeunesse. En 1975, l’incendie de notre maison principale nous a durement touchés. Cela a été une très grande perte pour nous. C’était une grande maison en briques cuites, parmi les premières de la ville de Zémio. Papa avait été parmi les tout premiers à construire une vraie maison en 23
briques avec un toit de chaume. Un incendie s’est déclaré pendant que Papa était au travail, et nous à l’école. Et c’est là qu’on a perdu tous nos souvenirs d’enfance. Mon père avait perdu toute une partie de sa vie. Il a fallu ensuite retrouver ses décorations, ses citations militaires, ses papiers, ses fusils, symboles de richesse et de respect en pays Zandé, il y en avait une dizaine à la maison, mais aussi les bicyclettes. On raconte que Papa a failli se suicider à ce moment-là. Selon moi, cela ne lui ressemble pas. Mais certains affirment qu’ils l’ont empêché de se jeter dans les flammes. La vérité c’est que Papa voulait sans doute récupérer des papiers et de l’argent qu’il avait caché dans la maison. Sa pension était versée par la poste et il n’y avait pas de banque à Zémio à l’époque, donc tous ses sous étaient à la maison. Ses médailles et ses citations étaient des éléments très importants pour lui, c’était la preuve de ses faits d’armes, d’une grande partie de sa vie dont il ne parlait pas. Il ne se confiait pas à moi sur ses campagnes militaires. Je n’ai jamais reparlé de l’incendie avec lui. C’était un moment douloureux pour nous tous. Notre maison c’était vraiment le centre de nos vies, c’était aussi son domaine, là il devait avoir l’impression de n’être plus rien. Moi-même quand j’y pense, je ressens une certaine tristesse de ne plus avoir aucune photo de mon enfance, de cette période particulière pour tout un chacun. Mais Papa était un guerrier, il s’est remis de cette perte, comme nous tous d’ailleurs, et il a rebâti. Après un moment d’abattement, il a trouvé la ressource pour se relever. C’était aussi un exemple pour nous ses enfants. Peu de temps après, ma belle-mère, prétextant d’une visite chez ses parents, a quitté mon père. Après ça, il ne s’est jamais remarié. Il s’est sacrifié pour ses enfants, entouré de mes grandes sœurs, qui effrayaient de toutes les façons toutes les femmes qui étaient intéressées par mon père. Il a aussi été un exemple pour sa communauté, à tel point qu’il doit 24
y avoir encore aujourd’hui une dizaine ou une quinzaine de Rémy Doubane, baptisés en son honneur. Des enfants de ses amis ou de personnes de Zémio qui souhaitaient que leur petit devienne comme Monsieur Doubane, ou bien souhaitaient l’honorer en souvenir d’un service rendu. Il faut bien reconnaître qu’il impressionnait. Toujours bien habillé, il soignait ses tenues. Les gens le respectaient beaucoup parce qu’il avait des responsabilités au sein de la communauté et qu’il aidait beaucoup ses concitoyens. Quand une délégation venait de Bangui ou d’ailleurs, on venait chez lui parfois même avant le maire. Mais lui restait humble en dépit des responsabilités et des honneurs. Il recevait tout le monde : les couples venaient le voir s’ils avaient des problèmes, il s’occupait des funérailles quand les familles étaient dans le besoin, on le consultait sur différents problèmes de la ville, et il répondait toujours présent. Pour ses amis, il était aussi d’une fidélité sans faille. Je me souviens surtout de ses amis anciens combattants comme lui. Il y avait, par exemple, le général Mbaïkoua auquel nous devons beaucoup. Sans lui je n’aurais jamais vu le jour… Papa avait servi dans l’armée française pendant l’insurrection au Cameroun, et blessé, il avait été capturé par les rebelles de l’UPC, l’Union des populations du Cameroun, un mouvement anticolonial qui avait pris les armes et s’était réfugié dans plusieurs maquis face à la dure répression du pouvoir colonial français. Mbaïkoua s’était engagé dans l’armée le même jour que Papa en 1947, mais lui ne quitta pas l’armée centrafricaine et finira général, et plus tard ministre de la Justice. Toujours est-il que lorsque Papa avait été capturé, c’est Mbaïkoua qui décida de partir à sa recherche avec quelques hommes. Il a déniché le campement rebelle et est parvenu à récupérer mon père. S’il ne l’avait pas sauvé, Papa serait sans doute mort de ses blessures et de mauvais traitements. Nous avons donc une relation particulière 25
avec cette famille amie, et le général était vraiment l’alter ego de mon père. Il a toujours été à nos côtés, et mon père toujours fidèle à son sauveur, unis si l’on peut dire par les liens du sang. Papa avait aussi quasiment adopté deux garçons qui avaient été ses cuisiniers dans ses différentes unités. Ils étaient comme nos frères aînés, traités comme s’ils étaient ses propres enfants. Il les a d’ailleurs aidés à trouver une épouse après s’être occupé d’eux. Il avait ce comportement exceptionnel qui m’a marqué. Papa m’a transmis ce sens de la fidélité envers les amis qui entrent dans la famille littéralement, même s’ils sont de région ou de religion différente. Comme je le disais, Papa était très pudique et discret sur sa carrière militaire. J’ai souvent tenté de lui extorquer des informations, mais il répondait toujours : « Tu comprendras quand tu seras grand ! Tu comprendras les souffrances que nous avons endurées dans les rizières, tu comprendras les morts, les camarades blessés, la fraternité que provoquent les risques et les combats menés ensemble ». Il ne voulait jamais s’étendre. Devenu plus tard étudiant, je m’interrogeais surtout sur les raisons qui l’avaient poussé à participer aux guerres coloniales de la France, étant lui-même un « colonisé ». Je lui disais : « Papa qu’est-ce que tu es allé faire là-bas ? Tu n’es pas français, pourquoi es-tu allé te battre là-bas ? ». Je faisais référence à ses campagnes en Indochine, à Madagascar, en Algérie et au Cameroun. Il me répondait toujours : « Mon fils, ça aussi tu comprendras quand tu seras grand. » Donc, je ne peux rendre compte ici malheureusement que des quelques bribes d’information que j’ai réussi à lui arracher avec le temps.
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Les campagnes du sergent-chef Rémy Doubane Je sais qu’il a fait 150 km à pied de Zémio pour se rendre à Rafaï où se trouvait un centre de sélection de l’armée française. C’est là qu’il s’est incorporé en 1947. De là, ils sont partis à Bangui, ensuite à Bouar et par la route jusqu’à Douala qui était un grand port de l’AfriqueÉquatoriale française à l’époque. Incorporé dans une unité de tirailleurs sénégalais – comme on appelait alors tous les soldats africains noirs, même s’ils ne venaient pas tous du Sénégal, mais bien de toutes les colonies d’Afrique subsaharienne –, il a pris un bateau qui l’a amené de Douala à Dakar puis à Toulon. De là, je sais qu’il est allé à Fréjus puis Saint-Raphaël, puis de nouveau Toulon d’où il est finalement parti pour l’Indochine. Il est resté là-bas dans l’armée de terre, dans une unité de régiment des tirailleurs sénégalais, lui disait toujours « RTS ». Il disait toujours qu’il n’y avait pas là-bas de différence entre les Blancs et les Noirs. Tout le monde combattait et souffrait côte à côte, sans discrimination. Il n’a jamais voulu m’expliquer ou me raconter ses combats en Indochine contre le Viêtminh. Il me parlait un peu de Bao-Daï, des rizières, des champs de bataille. Il était au front et affirmait toujours que ça s’était très bien passé. Il a tout de même été blessé là-bas et opéré à Saigon, puis après sa convalescence, il est retourné au front. Ensuite, il est allé à Madagascar en 1949, je crois, puis à Pointe-Noire et Brazzaville, je ne sais pas très bien pourquoi. À Madagascar, j’imagine qu’il a participé aux opérations de maintien de l’ordre qui ont fait suite aux insurrections de 1947 sur la Grande Île. L’essentiel des troupes françaises, environ 18 000 hommes en 1948, déployées à l’époque était composé de tirailleurs sénégalais. On sait aujourd’hui que cette opération coloniale a fait plus de 80 000 morts à Madagascar, c’est l’une des raisons pour lesquelles, je m’interrogeais sur son engagement. Peut-être avait-il peur que je le juge puisque 27
moi j’étais né après les indépendances. C’était une autre époque, une autre génération. Bien sûr, il y a beaucoup de trous dans ce que je sais de la carrière militaire de Papa. Par contre, je suis sûr que c’est en 1958 qu’il s’est retrouvé au Cameroun pour lutter contre les maquisards de l’UPC en pays Bassa. Il me parlait notamment de la localité d’Edéa au bord de la rivière Sanaga, et de Eseka, plus à l’est en plein cœur de la forêt. Il y avait aussi Nkongsamba, au pied du Mont Manengouba. Cette date correspond d’ailleurs à l’une des périodes les plus violentes de cette guerre oubliée. Aujourd’hui encore on appelle cet épisode « une opération de maintien de l’ordre ». De même qu’il n’y a jamais eu officiellement pour la France de « guerre » en Algérie, où pourtant Papa a aussi été envoyé. Il a beaucoup voyagé au Maghreb : il me parlait parfois de Tanger, d’Oum-El-Bouaghi, au sudest de Constantine. Mais rien sur la guerre d’Algérie ou les combats auxquels il aurait participé. Sur ce sujet, il ne se confiait qu’à l’un de mes cousins, qui a bien gardé le secret. Je ne sais pas pourquoi à moi, il n’a jamais voulu faire de confidences. Il est vrai qu’il est difficile de parler de la guerre à ceux qui ne l’ont pas connue. Mais c’est un côté mystérieux de mon père que j’aurais bien aimé connaître. Il me disait toujours : « Tu découvriras toi-même les horreurs de la guerre, ce que nous avons vécu dans les marais, tu verras ». Il parlait toujours de Bigeard et de De Gaulle, dont j’avais hérité le nom… Papa a terminé sa carrière à Bouar, à 500 km à l’ouest de Bangui, sous le commandement du colonel Bigeard. C’est pourquoi, nous qui sommes de l’est de la RCA, nous sommes très attachés à Bouar. Mes deux sœurs aînées y sont nées. Tout ce qui est ustensile de cuisine que nous avions chez nous, la vaisselle de porcelaine, les couverts, les marmites, c’est à Bouar que Papa l’avait acheté au magasin de la caserne au moment de sa libéra28
tion. C’était sa dotation militaire. À l’époque, une telle vaisselle était un luxe extraordinaire pour une bourgade comme Zémio. Quand Bigeard arrive à Bouar en juillet 1960, il y avait dix compagnies de l’armée française au 6e Régiment interarmes d’outre-mer, héritier du 6e Régiment d’infanterie coloniale, soit à peu près 2 000 militaires dont les trois quarts étaient des Tirailleurs sénégalais. Dans son livre Ma vie pour la France, publié en 2010, Marcel Bigeard évoque son souvenir de Bouar et de ses premiers discours à ses hommes. Je cite : « J’impose ma présence en leur tenant ce discours qui vient du cœur : “Présent dans ce pays pour trente mois, je me considère comme un Africain. Vous appartenez maintenant à des pays indépendants : c’est une des raisons pour lesquelles je vous ferai travailler, que nous travaillerons ensemble trois fois plus, dans le but de vous rendre plus tard à vos États décidés à aller de l’avant” ». Je ne sais pas si Papa a entendu lui-même ce discours de Bigeard, mais il est certain qu’il a été influencé par cet homme charismatique, plus jeune colonel de l’armée française, le plus décoré aussi, qui avait également servi héroïquement en Indochine et en Algérie. Il aurait fait sienne la devise du vieil homme rédigeant ses mémoires qu’il voulait posthumes : « Ma Vie pour la France paraîtra quand je ne serai plus de ce monde. Mon ultime souhait est que mon parcours rappelle aux jeunes générations le sens des valeurs que j’ai toujours défendues, celles qui font la grandeur d’un homme et d’un pays. » Ce qui est sûr, c’est que Papa nous a transmis ces valeurs-là. Tous les enfants du sergent-chef Rémy Doubane ont retenu de lui cette rigueur toute militaire, cette discipline de fer, le courage de se relever toujours et de ne pas s’apitoyer sur ses malheurs. Comme il le disait : « Tant que tu te relèves, ça va, il faut continuer. Demain est un autre jour ».
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Papa a pris sa retraite de l’armée française en 1962, et comme l’avait prédit Bigeard, il a été un des fondateurs de l’armée centrafricaine et a participé à la création de la gendarmerie du pays. Il a finalement quitté l’armée définitivement en 1964 avec le même grade de sergent-chef. Il a gardé toute sa vie de sa période militaire un goût immodéré pour le tabac, à tel point qu’on le surnommait « la cheminée » parce qu’il fumait souvent trente cigarettes par jour. Il avait aussi pris l’habitude de boire du vin – ça s’appelait du Qui ravit ou du Sovibor – ou du whisky qu’il sirotait sans être jamais saoul. Il avait le prestige et la prestance de l’ancien sous-officier. S’ajoutait à cela des dents en or, qui pour moi en faisait une créature quasi mythologique. Gamin, quand je voyais mon père dans sa vareuse claire soufflant la fumée de sa cigarette toujours bien droit, je me demandais quand j’arriverai à être comme lui. Je croyais même que quelqu’un comme lui n’allait pas faire pipi, n’allait pas aux toilettes. Je l’idéalisais totalement.
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CHAPITRE 2 Aspirant curé
Zémio, la ville de mon enfance, était une petite ville située aux confins de la République centrafricaine. Il faut imaginer ce que cela pouvait être à l’époque. Des routes et des chemins de terre, boueux en saison des pluies, très poussiéreux en saison sèche. Pas d’électricité mais quelques groupes électrogènes qui commençaient à bourdonner dès la tombée du soleil. La bourgade était alors organisée en différents quartiers installés autour du « fort », comme on l’appelait en souvenir de l’époque coloniale, qui regroupait le centre administratif, la gendarmerie, école sous-préfectorale et le camp de fonctionnaires où logeaient les employés de l’État de la jeune République. Ensuite un autre quartier s’organisait autour de l’Église catholique avec les pères, mais aussi les catéchistes dont certains logeaient tout près. Un troisième quartier s’était installé autour du temple protestant construit par des missionnaires américains. Ceux-ci avaient aussi installé une école primaire et une école de formation des pasteurs qui logeaient dans un lotissement avec leur épouse. Autour du temple s’étaient installés tous les croyants de cette foi. C’est là, dans le cadre de ce qu’on appelait l’école du dimanche, que j’ai découvert l’alphabet et appris des rudiments de lecture et d’écriture avant de
rentrer au primaire public. Enfin on trouvait un grand quartier commerçant qui s’était développé autour de la maison du grand marchand de la ville, El Hadj Haroun Omar. C’est un personnage très important pour moi parce que c’était un grand ami de mon père. Nous habitions assez loin de lui dans le quartier Ligouna, une zone qui se trouve de chaque côté de la route qui mène à Bangui, lointaine capitale, où habitaient aussi d’autres anciens combattants comme Papa. Dans les années 1970, Zémio était une ville florissante, pleine de vie et d’activités, qui comptait environ 8 000 habitants. On comptait déjà une vingtaine de 4x4 Toyota en ville, une cinquantaine de motocyclettes, et le week-end tout le monde circulait, discutait dans une ambiance d’amitié et de cohésion qui m’a laissé comme le souvenir d’une sorte de fête permanente où chacun pouvait au moins vivre du fruit de son travail. La compagnie française des tabacs, la SEITA avait installé là sa première usine de cigarettes du pays en 1946. Une particularité de Zémio était son architecture. La plupart des maisons, et même les poulaillers étaient en briques cuites de terre rouge. La méthode de fabrication avait été importée par les missionnaires américains qui avaient formé beaucoup de maçons et de fabricants de briques. Les toits étaient faits de chaume, ce qui explique en partie que notre maison avait brûlé si facilement. Mais on peut dire qu’à Zémio, le « Loger » du père de la nation Barthélemy Bokanda, était devenu très tôt après l’indépendance une réalité. Zémio était connue aussi pour le travail de ses artisans sur l’ivoire. En effet, la région était une vaste zone de chasse. Une situation qui va m’amener à rencontrer le président français Valéry Giscard d’Estaing. Dans le milieu des années 1970, le chef de l’État français venait souvent en Centrafrique, cela ne lui a d’ailleurs pas porté chance puisque beaucoup d’analystes politiques de l’époque im32
putent au scandale des diamants de l’Empereur Bokassa la défaite électorale de VGE quand il briguait un second mandat en 1981.
VGE Toujours est-il que j’étais en CE2 quand je le rencontrais pour la première fois. À l’école, les maîtres nous ont fait apprendre La Marseillaise que nous devions chanter pour l’accueillir. Pour nous, c’était très important de recevoir le président de la République française, un pays ami comme on le disait en ce temps-là, qui soutenait notre développement, et garantissait notre sécurité. Avec le recul, je suis bien sûr un peu moins enthousiaste sur cette façon de voir les choses, mais enfant, la fierté m’avait envahi. VGE est arrivé à bord de son hélicoptère. Je me souviens qu’il y avait aussi un Transall de l’armée de l’air française qui devait ramener ses trophées de chasse dont des défenses d’éléphant qui n’étaient pas encore protégées, et transportait sans doute les hommes chargés de sa sécurité. Je le revois comme si c’était hier, arriver en sortant du nuage de poussière soulevé par les pales de l’hélicoptère, se redonner un coup de peigne alors qu’il n’avait déjà plus beaucoup de cheveux. Je voulais devenir comme lui un jour. Nous avons chanté notre hymne national centrafricain La Renaissance, puis La Marseillaise. Giscard est ensuite venu rapidement nous saluer. Nous sommes retournés à l’école où il est venu nous parler. Il semblait surpris de nous entendre nous exprimer en bon français de France. L’enseignement était bon et notre niveau de langue était excellent puisqu’en CE2 déjà, nous savions rédiger des courriers sans faute de grammaire ou d’orthographe. Lui nous a donné des conseils, nous a dit de bien travailler à l’école, évoquait le goût de l’effort et du travail bien fait. Le fait de voir ce grand Blanc d’un 33
grand État venir dans une petite ville comme Zémio, ne cessait de nous surprendre et de nous faire nous sentir importants. Certes VGE représentait ceux qui nous avaient colonisés, mais la France était aussi le créateur de notre État. C’est un sentiment paradoxal qui résonnait particulièrement pour moi qui avais été bercé par les références de Papa à la grande France. D’ailleurs c’est Papa qui conduisait la délégation des anciens combattants venus s’entretenir avec le président français. Ensuite il y avait un déjeuner officiel chez le sous-préfet de Zémio où nous attendions sous le soleil pour chanter à nouveau. Mon père était parmi les invités d’honneur, ce qui me rendait également très fier. En grandissant, je vais m’intéresser à la vie de ce chef d’État, ce qui me fera mieux comprendre la complexité des relations entre la RCA et la France, deux pays intimement liés par l’histoire, les hommes, la culture, et la langue. Bien sûr nous aurions bien aimé que Zémio profite davantage de son statut de réserve de chasse du président Giscard d’Estaing, qu’il y ait plus de développement ou d’œuvres sociales, mais cette visite reste tout de même un grand souvenir.
Le filet de chasse Heureux et fiers de cette rencontre, mes camarades et moi avons bien vite repris notre petite routine. Après l’école, nous avions des activités physiques, nous aimions nager dans notre fleuve Mbomou et dans la rivière Sengué où nous pêchions aussi de temps en temps. Nous étions tous mélangés, fils de riches et de pauvres, chrétiens et musulmans. C’était une autre époque et une expérience qui serait sans doute difficile à retrouver aujourd’hui. Surtout que la région a perdu l’essentiel de ses sources de revenus avec l’arrêt de la production de tabac notamment qui a provoqué un exode vers Bangui ou Bangassou. Mais 34
pour moi ces moments étaient bénis. Le soir, je faisais mes devoirs et retrouvais la famille pour le repas. Tout n’était pas rose tout de même, et je me rappelle qu’un jour, je ne sais plus pour quelle raison, mes oncles voulaient me punir, alors je me suis enfui pour éviter les coups. Mes oncles ont pris le filet de chasse et m’ont poursuivi avec. J’étais encore petit, et eux vigoureux : bien vite, ils m’ont rattrapé et je me suis retrouvé roulant dans la poussière, emberlificoté dans le filet qui me tailladait les bras et les jambes. Ils m’ont ramené à la maison comme si j’étais une bête sauvage… Alors qu’à l’école, je n’étais jamais puni, à la maison, on me tabassait. C’était dur. Je me suis souvent interrogé sur la cruauté de mes oncles. Je n’ai jamais trouvé de réponse ferme. Peut-être la situation était-elle aggravée par le fait que toute ma famille était protestante, alors que moi j’étais catholique comme ma Maman. Mon père et ma belle-mère étaient protestants également. C’était difficile pour moi de vivre ma foi, et à partir du CE2 déjà, je devais me cacher de tout le monde pour aller au catéchisme. Quand je reçus mon crucifix, je dus le dissimuler. À la maison, tout le monde voulait que je devienne protestant. Mais heureusement, j’étais très soutenu par les curés, comme le père Pietro Di Angelis, le père Montemani, ou encore le père Natale. C’étaient des prêtres italiens Comboniens, des missionnaires qui géraient la mission de Zémio. Ils m’ont repéré très tôt et encouragé dans ma foi et dans ce qui sera longtemps mon espoir et ma vocation : devenir prêtre. Mais tout cela était difficile et je devais me battre contre ma propre famille. J’en rajoutais même, je devins un vrai militant catholique, et bien sûr j’étais enfant de chœur. Mon père n’acceptait pas cela, sans doute aussi encouragé par ma belle-mère, il ne voulait pas que je passe autant de temps à l’église. Les prêtres ont découvert ce problème et m’ont pris sous leur protection. À la fin du primaire, cela a vraiment posé problème : mon 35
père, militaire de carrière, voulait que j’aille au prytanée militaire de Bingerville, en Côte d’Ivoire pour que je devienne militaire comme lui. Les curés, eux voyaient en moi le prêtre, et moi-même je sentais l’appel. Enfin mon oncle maternel pour sa part qui avait beaucoup d’influence sur ma Maman, voulait que je devienne fonctionnaire. Je me suis donc résolu à la fin du primaire à passer trois concours : le prytanée, le certificat d’études primaires et le concours d’entrée au petit séminaire. J’ai été reçu à tous, mais je voulais être prêtre. C’est l’ami de Papa, le général Mbaïkoua qui l’a convaincu. C’est bien le seul qui aurait pu le faire changer d’avis. Pour passer le concours du prytanée, je devais loger chez lui. Nous avons eu l’occasion de discuter, et je lui ai exposé ma vocation. Il a compris, il m’aimait bien. Il a pu dire à mon père que je souhaitais devenir prêtre – ce que je n’avais jamais osé formuler aussi directement – et qu’il fallait me laisser choisir. Ce n’est que comme cela que mon père s’est résigné. Pour mon oncle, ce fut une autre affaire, comme nous le verrons plus tard.
Le petit séminaire Toujours est-il qu’en 1978, je fis mon entrée au petit séminaire. C’était une nouvelle aventure qui commençait pour moi. Coupé de la famille, je découvrais la joie de la pension, la découverte des amis venus d’autres horizons. Cela a façonné ma vie : c’est là que j’ai appris la tolérance, l’apprentissage des autres, les différences aussi. Il n’y a pas qu’une Afrique contrairement à ce que beaucoup pensent, notamment en Occident. Il y avait des jeunes venus de partout, et de toutes les régions du diocèse de Bangassou. Ma culture d’ouverture s’est alors vraiment densifiée. Et puis je pouvais réaliser mon rêve de devenir curé. C’était pour moi une sorte d’absolu. J’avais des modèles 36
qui m’avaient soutenu : modèles d’intelligence, de rigueur, d’organisation, de générosité. Enfant de chœur, mon modèle immédiat c’était les curés, et le mode de vie qui allait avec, je ne me voyais pas paysan. J’ai été très tôt porté vers les travaux intellectuels. Je ne me voyais pas comme un agriculteur ou un pêcheur. Ma vocation était là, mais aux premiers temps, ce sont les conditions d’études au petit séminaire qui me séduisaient : la cantine, les manuels scolaires pour tous les élèves, les professeurs de qualité, bref, tout un environnement pour réussir. Au petit séminaire, nous couchions sous des mansardes dans de grands dortoirs, chacun avec son armoire et son lit. Tout tournait autour de la montre et du rythme de travail. J’ai été carillonneur, je sais bien ce que cela veut dire et là, on n’a pas le droit à l’erreur parce que tous les autres dépendent de vous. Au séminaire tout commençait à 5 h 45 du matin en semaine, et le dimanche à 6 h 30. Tout était réglé au millimètre. Cela m’a permis de façonner ma vie jusqu’à aujourd’hui. Pour moi, le retard n’est pas une faute, mais moi j’étais le réglementaire, la montre des autres, donc je devais toujours être en avance sur les autres puisque c’est moi qui sonnais. Même quand il y avait des sorties de l’internat, le mercredi par exemple, et les dimanches, les sorties de 13 heures à 17 heures et de 12 heures à 17 heures, moi je devais partir après les autres et revenir un peu plus tôt pour sonner l’heure du retour. Mais ce sont les meilleurs moments de ma vie. En primaire, j’avais eu de grande joie en remportant tous les premiers prix à la grande fierté de Papa. Au séminaire, j’étais aussi parmi les meilleurs, je n’avais plus la pression familiale, plus la peur de mes oncles. J’étais un parmi les autres, certes distingué par mes résultats scolaires et souvent désigné comme chef ou responsable, mais je n’étais plus l’héritier. Je pouvais partager mon temps entre toutes les choses que j’aimais faire : les études, le sport et la reli37
gion. J’ai aussi fait de nouvelles rencontres, bâti de nouvelles amitiés. Les formateurs étaient d’origines diverses. Il y avait des Canadiens, des Hollandais, des Belges, des Italiens, des Français, qui tous nous donnaient une ouverture d’esprit et un aperçu de leurs particularités culturelles. Nous ne nous sommes jamais posé vraiment la question de l’appartenance ethnique ou clanique. Nous étions tous réunis pour apprendre et prier. Cela m’a profondément façonné. Le petit séminaire dépendait du diocèse qui regroupait les trois préfectures de Mbomou, Haut-Mbomou et Basse Kotto. Tous les élèves venaient d’horizons très différents, d’ethnies différentes, de niveaux sociaux différents, et si nous parlions tous français, pour beaucoup d’entre nous, ce n’était pas une langue maternelle si l’on peut dire, puisqu’ils avaient appris à parler dans la langue de leur culture traditionnelle. Nous étions pourtant tous liés par trois choses fondamentales : la vocation religieuse d’être prêtres, la foi dans la religion catholique nous unissait et nous nous reconnaissions tous comme des frères dans le Christ et par notre baptême, enfin l’appartenance à un même diocèse, et plus largement à un même pays, la République centrafricaine. Nous avions en partage la même langue nationale et n’avions pas vraiment conscience des différences claniques ou ethniques. Il n’y avait donc aucune tension de ce genre au petit séminaire, d’ailleurs les supérieurs du collège, nos responsables et les professeurs ne l’auraient pas toléré. Une rude mais saine concurrence régnait à l’école entre nous. Personne ne voulait être parmi les derniers, ceux-ci pouvant tout simplement être renvoyés à la fin de chaque trimestre. Les études passaient avant toutes autres choses dans un esprit d’excellence. À titre d’exemple, dans ma promotion (1978-1979) où nous étions entrés en sixième avec un effectif de 22 élèves, 13 seulement passeront en 5e , et nous ne serions que sept à 38
arriver en quatrième. Après mon départ, alors que j’étais le premier de ma classe, cinq seulement termineront le cycle complet du petit séminaire. À Zémio, mon éducation traditionnelle avait été couplée avec le début de ma scolarité au primaire à l’École Modèle de Ligouna, ex-école Centre 2. Dispensée par mes deux oncles paternels, elle était très dure, je l’ai dit. Mais on m’avait inculqué les valeurs de la société traditionnelle Zandé : honnêteté, courage, droiture, fidélité en amitié, respect des anciens, des neveux et nièces. D’une certaine façon, les valeurs chrétiennes étaient un prolongement de cet humanisme Zandé, mais davantage ancré dans l’universalisme. Je m’étais déjà frotté à d’autres milieux, en vacances, par exemple, quand nous allions dans le village d’origine de mon père à Tabane, ou bien quand nous partions en voyage ou en sortie avec les jeunes de l’Action Catholique de l’Enfance (ACE). J’avais de très bons amis d’enfance. J’étais très proche de mes jeunes oncles Ngbangbou et Ndali, de mon neveu Aguimir, de mes cousins Gassingoa. Parmi mes amis, il y avait les frères Mossoumo, les Gnessie, Ahmat Aroun, un des fils du grand commerçant de la ville. Tous issus de grandes familles de la ville et des familles proches de la mienne. Il y avait aussi des enfants de fonctionnaires de la ville, parlant sango comme eux et ayant vécu en ville (Bangassou et Bambari). Nous aimions jouer, nager, pêcher et accompagner les grandes personnes à la chasse au filet. C’est dans ces différentes occasions que j’ai appris à tendre des pièges aux rats, à pêcher à la ligne de jour comme de nuit à Sengué et à Liassou, ou encore à pêcher à l’épervier aussi à Bozingoade, et parfois dans la rivière Mbomou. Au petit séminaire, j’ai été marqué à vie par la rigueur intellectuelle, le sens de l’organisation et de la méthode, sans oublier les principes de base de propreté et d’hygiène, sur lesquels les pères spiritains étaient très stricts. On nous 39
inculquait aussi le sens de la mesure dans l’utilisation du peu que nous possédions. Au début de chaque année scolaire, la redevance scolaire s’élevait à l’époque à 7 500 CFA (à peu près 11,43 euros), sur lesquels étaient prélevés 2 500 CFA, soit 4 euros, qui devaient nous servir d’argent de poche. Nous en avions besoin, par exemple, pour acheter en cours d’année des timbres-poste, des enveloppes, de la pâte dentifrice… L’argent était gardé chez le Père Directeur et chaque élève avait le devoir de tout faire pour rester strictement dans cette fourchette de quatre euros, et ne pas dépenser plus que le montant de l’allocation. Mais nous pouvions utiliser le reliquat, quand il y en avait un, pour faire quelques emplettes personnelles ou acheter de menus cadeaux aux camarades restés au village. Les pères nous rabâchaient que nous devions être économes, mais pas avares. Nos encadreurs étaient tous des expatriés blancs sauf un qui était stagiaire originaire de Zémio et venant de Brazzaville. Les autres venaient de France, de Hollande, du Québec ou encore de Belgique et de Suisse. Cela a constitué aussi pour nous autres élèves, une porte d’entrée sur la culture occidentale, plus largement sur le monde en général, avec ses diversités culturelles, mais aussi son universalité humaine qui se traduisait dans notre foi catholique commune.
Sylvie Ma scolarité se déroula donc au mieux dans cet environnement propice aux études, et je me voyais déjà un chemin tout tracé vers la prêtrise. Mais mon oncle maternel n’avait pas baissé les bras. Pendant les grandes vacances à la fin de la quatrième, je me suis retrouvé chez lui, et à la fin de l’été, il s’est opposé à ce que je retourne au petit séminaire. Il m’inscrivit de force au collège de Bambari en troisième. Je n’étais même pas avec ma mère 40
puisque entre-temps, elle s’était remariée avec un autre militaire de l’armée de l’air et vivait à Bangui. Ce n’est qu’en seconde, après avoir brillamment passé le brevet des Collèges que je vais les rejoindre. Venant d’un horizon différent, du petit séminaire, l’adaptation a été un peu difficile pour moi quand je suis entré au collège de Bambari. Je trouvais les autres collégiens peu sérieux : ils fumaient, avaient des petites copines, n’étaient pas très brillants sur le plan scolaire et n’avaient pas la rigueur dans les études que m’avaient inculquées les pères. Du coup, et bien à tort, je ne trouvais pas mes camarades très intelligents, ni très agréables. Je dois bien reconnaître que je souffrais d’un petit complexe de supériorité, encouragé par mes excellents résultats. Le complexe de supériorité que j’avais était entretenu par deux de mes enseignants, le professeur de lettres et d’Histoire-Géo, M. Gondje et M. Bongo, professeur d’anglais, qui ne tarissaient pas d’éloges sur moi. Ils incitaient toujours mes condisciples à me prendre pour exemple. La seule camarade avec laquelle je m’entendais vraiment bien c’était Sylvie, la fille du directeur du collège. Nous échangions des livres, nous travaillions en équipe dans les groupes de travail. À vrai dire, je détestais cette méthode de travail qui favorise les partisans du moindre effort. En groupe, les plus doués abattent tout le travail pour un rendu correct, mais les plus mauvais siphonnent ce travail à leur profit et après regardent les autres d’en haut, se croyant les plus malins. Sylvie avait un frère, Jean Charles, qui devint aussi mon ami. Ils étaient métis, fils du directeur de l’établissement, Gabriel Mbangas et d’une Française. Sylvie est une personne qui a compté et compte encore beaucoup dans ma vie. Admis en seconde, je passais mes vacances à Bangui chez ma mère qui y était installée depuis 1971 avec son nouveau mari et mes deux demi-frère et sœur. C’est pendant ce séjour qu’un jour 41
j’appris que ma meilleure amie Sylvie, pourtant mineure puisque nous avions le même âge, avait épousé le président de la République, André Kolingba ! Elle devint sa deuxième épouse ! Ce fut un véritable choc pour moi. Comme si on m’avait arraché ma sœur. Devenue la femme du président, Sylvie fut inscrite au prestigieux lycée Pie XII de Bangui. Bien sûr, j’ai cherché à la revoir. Je voulais savoir quelle était sa vie, comment elle vivait son nouveau statut. J’étais curieux, mais je ne voulais pas m’avouer aussi que je devais bien être amoureux. J’ai pu la rencontrer à deux ou trois reprises à la sortie de son lycée à cette époque. Plutôt heureuse de me revoir, elle m’emmenait dans sa voiture pour me ramener chez moi. Nous pouvions discuter sur le trajet. Mais son chauffeur, qui en fait était davantage un garde du corps, lui fit des remarques, sans doute parce que notre relation ne plaisait pas au chef de l’État. Je n’ai jamais eu le fin mot de l’histoire. En 1983, elle a été envoyée en France pour poursuivre ses études, et petit à petit, nous nous sommes perdus de vue. À l’époque, il n’y avait pas Facebook, ni même Internet, le téléphone coûtait cher, et la poste fonctionnait tant bien que mal. J’avais de temps en temps de ses nouvelles par sa famille, son frère notamment. Ce n’est que des années plus tard, alors que j’étais ambassadeur de RCA aux Nations Unies à New York que je reçus un appel de Sylvie. Le contact était rétabli. Nous sommes vite redevenus les meilleurs amis du monde, évoquant nos souvenirs d’enfance, nous retrouvant dès que c’était possible à Paris où elle vit. Après son mariage avec le président Kolingba, elle avait épousé un riche homme d’affaires camerounais. Après une vingtaine d’années de mariage, elle a divorcé. Trop jeune, elle n’avait pas eu d’enfant avec Kolingba auquel pourtant on prêtait au moment de son décès une descendance nombreuse.
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Exposés doublés Toujours est-il que juste avant la rentrée en seconde, je restais inconsolable de la perte de Sylvie. Ce triste évènement, ajouté au fait que je n’avais guère envie de retourner en province chez mon oncle, me poussera à tout faire pour rester à Bangui, que l’on pouvait encore appeler « Bangui la coquette », pour poursuivre mes humanités au Lycée public de Miskine, quartier populaire de la capitale. Là, je rencontrais bien vite de nouveaux amis parmi mes condisciples comme Faustin Zameto, Padoundji, Yalitoungou et Ndobe. Cette petite bande aimait travailler en équipe, malgré ma résistance qui persistait, mais j’étais bien content parfois, notamment pour les exercices de mathématique que je n’appréciais pas du tout alors. Un jour, M. Mbissi, enseignant cette discipline, m’avertit : « Vous avez beau être brillant, sans les mathématiques, vous ne serez jamais rien dans l’avenir ! ». Je me contentais de lui répondre : « Monsieur, je ne serai jamais ouvrier en bâtiment »… Je me demande encore aujourd’hui pourquoi je lui avais fait cette réponse. Ce qui est sûr, c’est que je n’étais pas prêt à apprendre un métier manuel, j’avais gardé du petit séminaire le goût du travail intellectuel, de la réflexion. D’ailleurs au même moment mes deux professeurs favoris, celui de français M. Feidangamokoi et celui d’Histoire-Géo, M. Pounouwaka, qui aujourd’hui encore est un ami, m’honorèrent d’une bien étrange manière. Chacun dans sa discipline faisait faire des exposés oraux à leurs élèves. C’est un exercice que j’ai toujours apprécié, d’abord parce que j’aime comme je l’ai dit, travailler seul. Ensuite, un exposé permet de s’appliquer et de prouver, devant un public si l’on veut, de quoi l’on est capable. Je devais pour ma part présenter un exposé sur l’ouvrage de l’auteur guinéen Camara Laye, Dramouss, son deuxième livre après L’Enfant noir. Ce roman raconte l’histoire d’un homme, Fatoman, qui après un séjour en Europe, a du mal 43
à se réhabituer à la vie dans son pays et dans sa famille en Afrique. Immigré, il avait idéalisé la vie dans son pays natal. Mais à son retour, il voit la violence politique, la corruption, dans un régime qui est, de manière à peine voilé, celui du dictateur Sékou Touré. Celui-ci est sans aucun doute incarné dans le personnage de « le Big Brute » du roman. Finalement emprisonné, Fatoman va rêver d’un grand lion noir capable d’apporter la paix en Guinée. Pour cet exposé, j’obtins la note de 17,5 sur 20 et le professeur enthousiasmé me demanda de refaire cet exposé devant les deux autres classes de seconde dont il avait la charge. Le hasard fit qu’en Histoire la même semaine, je présentais un exposé sur le Royaume Mossi, un grand pan de l’histoire du XIXe siècle de l’ancienne Haute-Volta et actuel Burkina Faso, le pays des hommes intègres. Après m’avoir attribué la note de 18 sur 20, M. Pounouwaka exigea que je présente ce travail devant les deux autres classes une fois de plus. Dès lors, mes camarades me donnèrent le surnom de « Mossi », expression d’un certain respect, mêlé sans doute d’un peu de jalousie. J’étais aussi à cette période engagé dans le mouvement catholique de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC), où j’ai fait l’apprentissage de la lutte syndicale et associative. Représentant de mon équipe au sein du Bureau fédéral de Bangui, j’ai appris à débattre, à argumenter et à structurer ma pensée conformément à la devise du mouvement : voir, juger, agir. Tout un programme ! C’est à cette époque que je vais aussi mesurer comment vivent les gens dans les quartiers populaires de Bangui. Comment les enfants des pauvres fréquentent les écoles et comment ils survivent. J’en tirerais une certaine frustration quant à l’injustice sociale dont j’étais le témoin direct. Cela allait à l’encontre de toutes mes valeurs, celles de ma tradition Zandé, celles de ma foi catholique, et celles de mon engagement politique de plus en plus marqué. 44
Les promesses de l’aube L’avantage à Bangui, c’est que je pouvais vivre à nouveau avec ma Maman. Son deuxième mari avait quitté l’armée pour devenir technicien supérieur de santé. Nous vécûmes une année très heureuse ensemble, avec mes frères et sœurs nés de ce second mariage. Je n’avais pas vécu avec elle depuis l’âge de cinq ans. Maman était très attachée à moi, j’étais son premier-né, son premier fils. Elle n’est pas encore aujourd’hui comme une copine, mais nous n’avons que 15 ans d’écart et nous sommes très proches. J’ai eu la chance plus tard de pouvoir lui acheter une maison à Bangui qu’elle refuse de quitter quelles que soient les circonstances. Même au plus fort des troubles de ces derniers mois, malgré mes insistances, elle a toujours refusé, même quand elle a reçu des menaces directes, parce qu’elle était ma mère. Une fois elle a répondu à ses agresseurs : « Si mon fils doit devenir président, c’est comme ça. Vous pouvez me tuer, mais je ne bouge pas ! ». Maman a toujours exprimé un grand amour pour moi, et comme beaucoup de mères, elle me prête un grand destin. Souvent je pense au magnifique roman de Romain Gary, La Promesse de l’Aube, lorsque j’évoque ma mère. Pour elle, son fils est le meilleur et peut prétendre à tous les avenirs possibles. Je pourrais dire avec l’auteur : « Il n’est pas bon d’être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ça vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c’est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu’à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu’une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus, jamais plus, 45
jamais plus. Des bras adorables se referment autour de votre cou et des lèvres très douces vous parlent d’amour, mais vous êtes au courant. Vous êtes passés à la source très tôt et vous avez tout bu. Lorsque la soif vous reprend, vous avez beau vous jeter de tous côtés, il n’y a plus de puits, il n’y a que des mirages. Vous avez fait, dès la première lueur de l’aube, une étude très serrée de l’amour et vous avez sur vous de la documentation. Je ne dis pas qu’il faille empêcher les mères d’aimer leurs petits. Je dis simplement qu’il vaut mieux que les mères aient encore quelqu’un d’autre à aimer. Si ma mère avait eu un amant, je n’aurais pas passé ma vie à mourir de soif auprès de chaque fontaine. Malheureusement pour moi, je me connais en vrais diamants. » Maman a eu deux maris et d’autres enfants, mais cela ne l’a pas empêchée de toujours beaucoup me gâter. Je pense parfois que si j’étais resté toute mon enfance avec elle, j’aurais été un enfant pourri, qui aurait eu tout ce qu’il voulait. Pas facile de trouver un juste milieu. Toujours est-il que Maman avait toujours une pensée pour moi, des cadeaux en réserve. Lorsque je l’avais quittée, récupéré par mon père, elle m’envoyait toujours des chaussures neuves. En fait, tous les quinze jours ou presque : elle avait peur que j’en manque et savait combien j’aimais les chaussures étant petit. Lorsque j’étais pensionnaire au petit séminaire, elle m’envoyait de l’argent. Quand je venais passer des vacances chez elle, je revenais toujours avec ce qui était pour moi un véritable pactole, l’équivalent de 100 euros d’aujourd’hui, ce qui pour un petit lycéen centrafricain était énorme. Elle m’aimait trop, elle avait toujours peur que je manque. Vivant avec elle à Bangui, j’étais alors comme un coq en pâte. Malheureusement, mon beau-père a été muté en province et la famille a dû déménager, me laissant seul à Bangui. Ce départ va créer un vide autour de moi. Ma vie 46
devint plus difficile. Hébergé par un de mes oncles paternels, je subissais, le plus souvent le ventre vide, le conflit entre ses deux épouses. Mon nouveau tuteur n’avait en effet pas assez d’autorité pour régler ce problème entre elles, alors que cela aurait été simple, selon moi… Je décidais donc de manger les beignets et bouillies de riz servis à l’Amical Bar du quartier Sara tous les midis et soirs. Pour avoir un vrai repas, je devais me rendre chez une de mes deux tantes qui vivaient au kilomètre 5. Mais faute de temps, je ne m’y rendais que les week-ends. Ces difficultés matérielles n’eurent heureusement aucun effet sur mes résultats scolaires et je restais en dépit de tout parmi les premiers de ma classe. Pour ne pas compliquer la situation de mon oncle, je m’étais abstenu d’évoquer ces problèmes dans mes lettres à mon Papa, qui lui-même avait élevé son jeune frère et l’avait installé à Bangui en lui offrant une machine à coudre. Je ne voulais pas qu’il y ait des cassures ou des disputes dans ma famille. Quant à Maman, je ne lui en touchais pas mot : elle ne l’aurait pas supporté. Maman économisait sur l’argent du salaire de son mari, et sur ses bénéfices de petite commerçante. Sachant que je vivais seul à Bangui, elle voulait à tout prix que je sois à l’abri du besoin. Papa aussi m’envoyait assez d’argent pour subvenir à mes dépenses, et comme j’étais organisé, planifiant mes achats sur l’année, et économe, il me restait toujours un peu d’économies. Tout en étant au lycée public, je restais séminariste mais sous le régime d’externe. J’étais dans le Groupe de recherche Église et Évangile (GREE) qui dépendait du séminaire interdiocésain à Saint-Paul. Mais l’expérience du grand séminaire dans la congrégation des Pères du Saint-Esprit a été de courte durée. La communauté était dirigée par le père F. Wyjnen, mon ancien directeur au petit séminaire. La maison Saint-Charles qui nous abritait était en même temps une maison de passage de la commu47
nauté. La plupart des autres religieux étaient âgés et l’esprit n’était pas celui que j’espérais. J’avais notamment du mal à supporter certains comportements peu en accord avec le message du Christ sur le partage, et les remarques du genre : « Qu’allez-vous apporter à la communauté ? ». Dans ma promotion il y avait trois Zaïrois, trois Congolais de Brazzaville, un Équato-guinéen, trois Camerounais, un Sénégalais de Ziguinchor, et trois Centrafricains. En dehors de la philosophie, de la morale et de l’étude des Écritures saintes, nous avions d’autres activités liées à la liturgie, à la Pastorale, mais aussi du sport et des cours de musique. « Orare et laborare », prier et travailler, telle est bien la devise du séminaire ! Bien que benjamin avec mes 18 ans, j’étais délégué de ma promotion. Je m’occupais aussi du chant et des messes, ce qui me conférait des responsabilités d’auxiliaire entre la direction et les étudiants. Toutes ces formations, tous ces brassages, toutes ces ouvertures sur les autres et l’environnement multiculturel dans lequel je baignais depuis des années, m’ont aidé à polir ma capacité d’adaptation, de tolérance, mais aussi d’améliorer mes capacités de travail. Tout cela me servira beaucoup dans mes fonctions et responsabilités ultérieures. Mon idée restait de devenir prêtre… et ce sera comme ça jusqu’au bac.
Tentations de jeunesse Après l’avoir obtenu, je suis retourné au séminaire, en communauté cette fois chez les pères spiritains. Mais après un an, je me suis aperçu que ce n’était plus ma voie. Comme je l’ai dit, les valeurs de partage n’étaient pas toujours mises en avant comme elles l’auraient dû, et puis je dois bien avouer que j’étais gêné par une sorte de racisme latent vis-à-vis de nous élèves africains. Ce n’était pas du racisme violent, plus une sorte de façon de fonc48
tionner. Je me suis vite aperçu que cela ne correspondait pas à ma vision de la société idéale. On professait un message qui parfois ne cadrait pas avec la réalité vécue en communauté. Comme partout… Certains prêtres, pour la plupart venus en Centrafrique pendant la colonisation, n’arrivaient pas à s’adapter au changement issu de la décolonisation. Dans les communautés, on met tout en commun, c’est un des principes de base. Mais pour nous qui venions de familles pauvres et africaines, c’était difficile de participer beaucoup, nous n’avions pas de bienfaiteurs. Mais on nous demandait tout le temps ce que nous apportions. Moi encore j’étais privilégié par rapport à certains camarades, mais je prenais aussi conscience de plus en plus qu’il valait mieux que je prenne soin de mon père vieillissant, de ma fratrie, de ma famille. Après tout, on m’avait aussi élevé pour cela, pour un jour remplacer mon père à la tête de la grande famille Doubane. C’est pourquoi j’ai demandé une année de réflexion aux pères pour entamer des études de Droit à l’Université de Bangui. Le supérieur a accepté. Je n’ai jamais eu de problèmes avec l’Église grâce à cette attitude claire. Je ne désertais pas, j’obtenais l’autorisation de prendre un temps de réflexion, de prendre mes distances afin d’être sûr de mon choix. Ce passage à l’université a aussi été un choc pour moi. Au lycée, j’avais certes beaucoup d’amies, mais qui s’intéressaient à moi parce que j’étais le meilleur élève. Tout cela a fait que je me mélangeais aux autres sans trop de problèmes, mais qu’en même temps j’étais différent, puisque moi je me destinais à la prêtrise. Ainsi, je n’ai jamais essayé un certain nombre d’abus de l’adolescence, et je ne parle même pas des relations sexuelles… Par exemple, jusqu’à aujourd’hui, je n’ai jamais fumé un joint. Et pourtant, même en France lorsque je suis redevenu étudiant, quand j’en parlais à mes collègues, ils ne me 49
croyaient pas et m’en proposaient, mais cela ne m’a jamais intéressé. La seule chose que j’ai testée, c’est pendant la préparation du bac, j’ai pris de la bière pendant une semaine ! Mais à la vérité, ça ne me plaisait pas, ça ne correspondait nullement à mon caractère, alors j’ai arrêté. Après le bac, j’ai voulu aussi essayer la cigarette. Je me suis livré à une sorte de folie pour voir. Mais une semaine après, je me suis dit que ce n’était pas ma voie non plus. J’étais pourtant le fils de quelqu’un qui aimait l’alcool, le whisky, et son vin. Il y avait des bouteilles de Cointreau et d’Anisette à la maison. Papa était aussi un grand fumeur : il fumait toujours ses deux paquets par jour, à tel point qu’on l’appelait « la cheminée ». C’était sans doute les séquelles de ses campagnes militaires en Indochine et en Algérie, de sa vie de soldat. Mais moi sans le juger bien sûr, je me suis dit que mon père avait déjà payé, qu’il avait fumé et bu pour deux. Donc que moi, je ne boirai pas, je ne fumerai pas. C’est ce qui fait que jusqu’à aujourd’hui, je me permets une ou deux coupes de champagne de temps à autre, c’est tout. De même, beaucoup de mes camarades étaient attirés par les filles, le sexe, mais moi non. Donc à la fac de Droit, mes collègues se moquaient un peu de moi, surtout en licence parce que sur les 22 étudiants, tous avaient au moins un enfant, garçons et filles, sauf moi. J’étais une exception. Je l’ai su plus tard, mais Maman souffrait de ma situation de célibataire endurci. En pays Zandé on se marie tôt normalement, c’est la tradition. Les gens de notre région lui parlaient de mon cas, se posaient des questions. Alors elle a tenté de me trouver des jeunes filles à marier, mais j’ai toujours refusé, puisqu’apprenti prêtre, je ne pouvais pas envisager de fonder un foyer. À force d’insister, elle a été très blessée, son orgueil, mais aussi parce que cela ne se faisait pas et que la communauté voyait ce comportement d’un mauvais œil. Et puis je crois qu’elle a fini par 50
comprendre et a décidé de ne plus jamais se mêler de ces affaires pour moi. Ce souvenir est resté vivace dans la famille : aujourd’hui encore, on me surnomme « le blanc », parce que je préférais étudier et prendre mon temps plutôt que de fonder une famille.
Syndicaliste étudiant Malgré ces différences marquées, l’université m’a permis d’avoir un ou deux complices comme mon ami Guy Guernas, qui aujourd’hui représente le HCR au Rwanda. Le jour de mon inscription à la Fac, j’étais timide, impressionné par ce qui m’attendait. Et je vois ce type de taille moyenne qui vient vers moi, et me dit directement avec un ton sans appel : « Écoute ! Toi tu vas être mon frère ! ». C’est ainsi que nous ne nous sommes plus quittés. Le second ami de cette époque avec lequel j’entretiens toujours une étroite amitié, c’est l’actuel proviseur d’un lycée professionnel de Marne-la-Vallée en France : Jean Pierre Redjekra. Le fils unique que je suis d’une façon particulière, il est vrai puisque j’ai des demi-frères et sœurs, a retrouvé avec ces deux amis des complices inséparables et des amis pour la vie. C’est comme si je m’étais recréé une fratrie, sans les liens du sang. C’est avec eux aussi que j’ai fait la lutte sur le campus, j’y reviendrai. Ma vie a eu plusieurs dimensions : le noyau familial avec l’éducation traditionnelle dure parce qu’on voulait éduquer un prince dans les valeurs Zandé, un prince qui connaisse les valeurs traditionnelles de notre culture ancestrale, les valeurs de la chefferie, les valeurs du commandement et de la responsabilité. Cela a été renforcé par mes humanités au petit séminaire. Cette deuxième dimension a renforcé mes valeurs familiales, tout en m’ouvrant au monde. Tout cela a façonné ma vision de l’avenir, et les fondements de mon engagement politique. Au niveau de l’université, j’ai eu la 51
chance d’être dans un environnement où il y avait encore les derniers enseignants français au titre de la coopération, et donc la fac de Droit de Bangui était associée à celle de Tours et d’Orléans. Nous avions donc des enseignants de très bons niveaux qui pour certains sont toujours de grands noms dans cette matière : les Vedel, les Debbasch, par exemple. Tout cela était intellectuellement très stimulant.
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CHAPITRE 3 Un jeune banquier dans l’opposition
Au début des années 1990, avec le « vent de l’est » et les revendications démocratiques dans les anciens pays du bloc communiste après la chute du Mur de Berlin, beaucoup de gens voulaient aussi un changement en République centrafricaine. Au pouvoir depuis 1981, le président André Kolingba dirigeait le pays d’une main de fer, et pourtant, il finit par céder à la pression populaire qui s’exprimait notamment par le truchement des syndicats étudiants dont j’étais un militant zélé. En vérité pour ma part, il s’agissait de lutter contre les injustices. J’étais imprégné de la doctrine sociale de l’église et des droits de l’Homme. Je me suis alors engagé dans la lutte syndicale étudiante au niveau du campus de Bangui pour réclamer aux côtés des politiciens de l’opposition l’ouverture démocratique. Je vais commencer à m’opposer au régime de parti unique d’alors, le Rassemblement démocratique centrafricain (RDC, fondé en 1987) au point de signer la lettre ouverte qui demandait une conférence nationale souveraine et l’ouverture démocratique des institutions du pays. Mais pour tout cela, je puisais mes idées dans le fond de ma pensée religieuse, toujours sous l’angle de la lutte contre l’injustice, contre le favoritisme, les privilèges des riches. Tout cela a façonné ma vie.
Le Père de la Nation D’autant que j’avais vécu les évolutions des dernières années dans mon pays en témoin direct, si ce n’est en acteur. On ne parlait pas politique devant les enfants à la maison. Mais mon enfance avait été marquée par le règne de l’empereur Jean-Bedel Bokassa. Période étrange, qui pour beaucoup de Centrafricains aujourd’hui, représente une sorte d’âge d’or, l’ère Bokassa est le fruit d’une histoire particulière. L’histoire politique de le Centrafrique est de celles qui débutent par la promesse d’une revanche contre l’injustice, le règne du plus fort et le silence des complices. Heureusement, cette histoire n’est toujours pas terminée, et il nous reste ensemble à en écrire les pages les plus brillantes, j’espère. Mais dès la fin des années 1950, l’indépendance de l’État centrafricain semble être un processus inévitable dans l’Afrique francophone de Léopold Sédar Senghor et de Félix Houphouët-Boigny. Pour la République centrafricaine, c’est à Barthélemy Boganda qui symbolise ce grand pas en avant. Né au début des années 1910, cet orphelin élevé par des missionnaires est ordonné prêtre dans l’évêché de l’Oubangui-Chari. C’est toujours un exemple pour moi. Boganda a été le premier prêtre centrafricain ordonné par l’Église catholique. Puis, dans le cadre de l’Union française qui permet la représentation des populations des colonies au Parlement, et avec le soutien du diocèse, Barthélemy Boganda est élu député à l’Assemblée nationale française en 1946. Il siégera, parfois en soutane, jusqu’en 1958. Profondément panafricain, excellent tribun, mais aussi volontiers provocateur, il gêne autant qu’il semble utile à l’administration coloniale. Avec son parti du Mouvement pour l’évolution sociale de l’Afrique noire (MESAN), Boganda souhaite écrire une nouvelle page de l’histoire de notre pays. Il instaure notamment le credo « nourrir, vêtir, soigner, instruire, loger », visant à donner l’essentiel à ses compatriotes. Un 54
idéal qui aujourd’hui encore reste à atteindre. Boganda ne rompit ses vœux qu’en 1950 et épousa alors une Française, Michelle Jourdain qui était sa secrétaire parlementaire au Palais Bourbon. Avec le soutien des colons de Bangui, il gagne la mairie en 1956. Pour lui, l’indépendance n’avait de sens que si tous les pays de l’Afrique-Équatoriale française (AEF) restaient unis. Mais finalement, le 1er décembre 1958, il proclame la République centrafricaine indépendante qui se limite aux frontières de la province coloniale de l’Oubangui-Chari. Boganda rédige aussi le préambule de la première Constitution du pays et choisit le drapeau et l’hymne national intitulé La Renaissance. Premier président de notre pays, il nomme dans son cabinet Abel Goumba aux Finances et David Dacko à l’Intérieur, à l’Économie et au Commerce. Mais un accident d’avion met fin à sa vie le 29 mars 1959, laissant orpheline notre jeune nation, qui chaque année à cette date, commémore la mémoire de celui qui a ouvert la voie du pays vers l’émancipation. Véritable Père de la Nation centrafricaine, Barthélemy Boganda devrait être un exemple pour tous les hommes et les femmes qui souhaitent participer au développement de la RCA. Bien sûr, personne ne peut dire quel genre de dirigeant il aurait été s’il avait exercé le pouvoir plus longtemps, certains de ses choix sont même à mon humble avis discutables. Mais personne ne pourra lui retirer la vision qu’il avait de notre pays. Nous l’avons reçue en héritage. Après la présidence intérimaire d’Abel Goumba, haut fonctionnaire qui n’a d’ailleurs jamais quitté les plus hauts cercles politiques jusqu’à sa mort en 2009, c’est David Dacko, après une lutte quasi fratricide, qui gagne la présidence de la République tout juste proclamée indépendante le 13 août 1960. Né en 1930, cousin de Barthélemy Boganda, auparavant ministre, ses deux mandats de président restent marqués par le virage autoritaire de son parti le 55
MESAN (Mouvement d’évolution sociale de l’Afrique noire) et le changement de Constitution, qui instaure un rôle de président-chef de gouvernement. Réélu en 1964, les tentatives de réductions budgétaires dans un pays endetté et parcouru par la tension politique passent mal. L’armée est sur les dents, et voit ses capacités se réduire malgré sa toute jeune autonomie. Le 31 décembre 1966, le chef de l’État-major, cousin du président et également du Père fondateur, tire son épingle du jeu dans le trouble ambiant : il s’agit de Jean-Bedel Bokassa.
L’Empereur Bokassa est un nom à jamais gravé au cœur de l’histoire de le Centrafrique. Orphelin suite à l’exécution de son père par les colons parce qu’il avait libéré des travailleurs forcés, et au suicide de sa mère une semaine plus tard, Bokassa est né selon les registres officiels le 22 février 1921. Élevé par sa grand-mère, il étudie chez les missionnaires qui veulent aussi en faire un prêtre. Pourtant, et en dépit de l’histoire de son père, Bokassa choisit de s’engager dans les troupes coloniales juste avant la Deuxième Guerre mondiale. Sergent dans les Forces françaises libres, il a participé au débarquement de Provence et à la campagne du Rhin. Il a donc combattu sous le drapeau français en Indochine et en Algérie. C’était sans doute un bon soldat puisqu’il fut décoré de la Croix de guerre et de la Légion d’honneur et termina sa carrière dans l’armée française avec le grade de capitaine. Un chemin proche de celui de mon propre père, sur lequel j’aurais d’ailleurs l’occasion de discuter avec l’Empereur après sa libération de prison. Après l’indépendance, Bokassa, originaire de la Lobaye, est détaché dans l’armée centrafricaine comme coopérant militaire et poursuit dans une voie toujours plus 56
ambitieuse. David Dacko président, le nomme au grade de colonel et le charge de la réorganisation de la nouvelle armée de RCA, avant de le promouvoir au poste de chef d’État-major en 1964. Le coup d’État de la Saint-Sylvestre, organisé par une partie de la gendarmerie contre le président Dacko mais aussi contre lui le chef d’État-major, donnera l’occasion à Bokassa de prendre finalement le pouvoir. Un long règne dictatorial de treize ans, marqué par les exécutions arbitraires, les massacres et la mégalomanie de celui qui se rêve l’héritier de Napoléon Bonaparte. Les images de son sacre en décembre 1977, qui s’inspirent largement du décorum napoléonien, font le tour du monde, ébahissent les observateurs, et désespèrent ceux qui voient 20 % du budget annuel du pays se faire engloutir dans un délire de démesure. Le ministre français de la Coopération d’alors, Robert Galley assiste au couronnement, démontrant l’adoubement de la France. Le trône d’or, le sceptre, la cape, la couronne – et même un détachement de gardes républicains – tous les attributs du pouvoir sont réunis pour le nouvel Empereur Bokassa 1er de Centrafrique, déjà « président à vie » depuis 1972 et maréchal depuis 1974, qui ne cache pas ses aspirations panafricaines. En France, on cautionne et on finance en partie cette cérémonie, malgré la désapprobation de l’opinion publique face à celui que le général de Gaulle appelait « le Soudard ». Pourtant Bokassa admirait le général de Gaulle, des images d’archives le montrent pleurant lors de ses obsèques. Pour Bokassa, comme pour mon père, de Gaulle, qui avait libéré la France, et donné l’indépendance à l’Afrique était une référence. Sous VGE à partir de 1974, la coopération avec Bangui est de mise, tant que le régime est encore stable, fort, et que l’uranium centrafricain reste entre les mains de la France. Un exemple de plus de l’ambiguïté des relations entre la France et ses anciennes colonies. Mais Bokassa a été un 57
homme politique madré, qui a su jouer des rivalités de la guerre froide pour asseoir son pouvoir. Sa conversion à l’Islam en 1976, par exemple, visait clairement à s’attirer les bonnes grâces du colonel libyen Mouammar Kadhafi, et bénéficier de sa rente pétrolière. Il prendra alors le nom, un temps du moins, de Salah Eddine Ahmed Bokassa. Si elle avait passé l’éponge sur son voyage en Roumanie ou dans la Yougoslavie de Tito et même le dépôt d’une gerbe au Mausolée de Lénine, Paris ne lui pardonne pas ce rapprochement avec Kadhafi. Des campagnes de presse sont lancées, l’accusant de cannibalisme, de meurtre. Son régime est certes très autoritaire et autocratique, mais Bokassa a accepté de nommer un Premier ministre, une femme d’abord, la première en Afrique, puis Ange-Félix Patassé. Il n’y a pas encore de multipartisme et le MESAN reste le seul parti politique vraiment actif, mais des réformes sont en cours. Bokassa a même fait libérer son cousin, l’ancien président David Dacko et l’a nommé conseiller. Bref, ce que l’ancienne puissance coloniale tolérait la veille n’est plus acceptable. Un massacre de lycéens va mettre le feu aux poudres. La contestation va s’organiser contre l’Empereur, avec l’appui indirect des services français qui lancent « l’Opération Caban », composés d’éléments précurseurs de ce qui sera quelques heures plus tard « l’Opération Barracuda ».
Barracuda Profitant d’un voyage de Bokassa chez Mouammar Kadhafi, l’ancien président David Dacko est placé à la tête du gouvernement de Bangui en septembre 1979 par la France. Contraint à l’exil, Bokassa se retire en Côte d’Ivoire où il restera quatre ans, puis dans son château français de Mézy dans les Yvelines, avant de retourner dans son pays peu de temps après. Je me rappelle très bien 58
des deux procès de Bokassa, celui de 1980 et celui de 1986. Bokassa était accusé de détournement de fonds, de meurtres, sans oublier le chef d’accusation le plus « croustillant » : le cannibalisme. Une accusation courante concernant les dictateurs africains, comme s’il fallait les ramener à leur condition de sauvage primitif, et que leurs crimes politiques ne suffisaient pas. À l’instar de l’Ougandais Idi Amin Dada, il n’a jamais été prouvé que Bokassa se livrait à l’anthropophagie et cette charge a finalement été abandonnée lors de son second procès. L’Empereur déchu fut condamné à mort puis amnistié en 1993 par André Kolingba, juste avant qu’il quitte le pouvoir. Bokassa est décédé trois ans plus tard à Bangui en 1996. Il est réhabilité en 2010 par le président François Bozizé à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance centrafricaine, au nom de la « réconciliation nationale ». Jean-Bedel Bokassa reste dans toutes les mémoires comme l’homme qui rêvait d’une époque peut-être révolue, mais c’était un patriote. Il est encore aujourd’hui difficile de tourner la page de ces années qui ont contribué à déstabiliser la République centrafricaine pour longtemps, ne serait-ce qu’en ouvrant l’ère des coups d’État militaires. David Dacko n’est resté en effet que deux ans au pouvoir, malgré les élections de 1981 qui le confirme au poste de Président. Il a tenté jusqu’à sa mort en 1999 de revenir dans les hautes sphères, en vain. Sa démission forcée en 1981 permet à son général et chef d’État-major, André Kolingba, d’instaurer sa dictature pendant douze ans. La France le soutiendra toujours en dépit de l’arrivée au pouvoir du socialiste François Mitterrand à l’Élysée en 1981. L’opération Barracuda sera maintenue longtemps… J’ai suivi avec passion les deux procès de Bokassa, surtout le deuxième, j’avais 20 ans. Et pour nous tous étudiants en droit, c’était impressionnant de voir les plaidoiries des grands ténors du barreau français et centra59
fricains débattre devant la Cour. Il y avait notamment Me Nicolas Tiangaye, futur Premier ministre sous le président Djotodia, qui se fit connaître à ce moment-là. Les sentiments concernant Bokassa étaient très mitigés. Bien sûr il y avait la répression qu’il avait mené de manière souvent très violente, les prisonniers, la torture, les disparus. Mais il y avait aussi dans le règne de Bokassa la fierté nationale, la nation centrafricaine unie autour de son président. Nous les étudiants, ce que nous retenions surtout, c’était la volonté de changement. En 1990 j’étais en licence, et c’est là que dans le cadre d’associations étudiantes, nous avons commencé à nous organiser alors qu’enseignants et fonctionnaires demandaient une conférence nationale. Une dizaine d’étudiants dont moi-même, avons signé la lettre ouverte adressée au président Kolingba soutenant cette idée. Nous avions la volonté de chambouler les institutions du moment. Mon esprit militant et ma dimension politique ont émergé. Nous étions dans le cadre d’une revendication permanente. J’ai appris à battre le pavé, j’étais Secrétaire général de la Coordination des élèves et étudiants centrafricains (CEEC), je tenais la plume du groupe et parce que j’avais fait le séminaire, on m’avait aussi confié la gestion de la cagnotte de cette organisation étudiante. Le financement venait des hommes politiques locaux, de nos enseignants. J’ai beaucoup appris à cette époque, et pris goût à la plume. Au sein de l’université, nous avions créé un journal de lutte, La Voix des Martyrs, pour diffuser nos idées, et nous faisions aussi des piges pour certains journaux internationaux. Progressivement, nous sommes entrés en lutte et avons demandé non plus seulement une conférence nationale souveraine, mais surtout l’ouverture d’un grand débat national. La RCA avait déjà tenu dans les années 80 un séminaire national de réflexion, et avait donné aux uns et aux autres une opportunité de s’exprimer. C’était une grande innovation pour l’époque. 60
Avec le Sénégal, nous étions alors les seuls pays à avoir instauré le multipartisme. Mais le Sénégal a continué, alors que chez nous le régime du parti unique a été florissant jusqu’en 1993. Finalement Kolingba a cédé et le grand débat national s’est lancé, mais contrairement à ce qui se passait à Brazzaville ou à Cotonou plus ou moins à la même époque, les décisions et résolutions de nos réunions n’étaient pas contraignantes et n’avaient pas force de loi.
Centriste ? Pour ma part, ce fut l’occasion de lutter contre l’injustice sous toutes ses formes. Quand c’est un clan qui gère, qu’il y a l’impunité, c’est l’injustice. J’ai beaucoup lu Charles Péguy, les philosophes des Lumières, le Général de Gaulle. Mais j’ai été frappé, et je peux dire, fortement influencé par les idées de Charles Péguy. Cette citation par exemple : « Une seule injustice, un seul crime, une seule illégalité, surtout si elle est officiellement enregistrée, confirmée, une seule injure à l’humanité, une seule injure à la justice, et au droit surtout si elle est universellement, légalement, nationalement, commodément acceptée, un seul crime rompt et suffit à rompre tout le pacte social, tout le contrat social, une seule forfaiture, un seul déshonneur suffit à perdre, d’honneur, à déshonorer tout un peuple. C’est un point de gangrène, qui corrompt tout le corps. Ce que nous défendons, ce n’est pas seulement notre honneur. Ce n’est pas seulement l’honneur de tout notre peuple, dans le présent, c’est l’honneur historique de notre peuple, tout l’honneur historique de toute notre race, l’honneur de nos aïeux, l’honneur de nos enfants. (…) Plus nous avons de passé derrière nous, plus (justement) il nous faut le défendre ainsi, le garder pur. »
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Nous suivions aussi avec intérêt les évolutions politiques en France. Étudiant en 2e année de Droit, je me rappelle avoir été fasciné par le débat d’entre deux tours entre Jacques Chirac et François Mitterrand. Tout cela m’a amené à avoir le goût de la politique, de la lutte contre les injustices et l’impunité et l’envie de bâtir ce rêve de jeunesse d’un État centrafricain où il ferait bon vivre. Entré dans la lutte, j’ai côtoyé les leaders politiques de l’époque : Abel Goumba, l’ancien président intérimaire, mais surtout le président François Péhoua qui participa beaucoup à ma construction politique. Avec lui et d’autres, nous avions créé l’Alliance pour la démocratie et le progrès (ADP). Je m’occupais de la jeunesse du parti et tenais la plume du journal du parti. L’ADP était un peu un mélange de l’UDF et du RPR français. Je n’étais pas à gauche comme le sont habituellement beaucoup de jeunes gens, j’étais plutôt au centre. Après la chute du Mur de Berlin, la gauche était un peu en perte de vitesse, et cela ne voulait de toutes les façons pas dire grand-chose en RCA. Le centre, dans l’acception bien française du terme, correspondait davantage à ma culture et à mon tempérament : dimension humaniste, soucis des autres et notamment des plus vulnérables, volonté de progrès et de développement, le refus du sectarisme. Pour moi, la construction politique en Afrique se fait autour d’un mixe : défense des libertés individuelles et politiques et recherche des moyens de mener les politiques. Le social et l’économie doivent être traités en parallèle. Le citoyen est selon moi à la fois bénéficiaire et acteur de son développement : l’État doit mettre à disposition les outils, créer les conditions de travail décent, et permettre aux citoyens par leur travail de prendre soin de leurs enfants. C’est ainsi que je conçois le rôle de « l’État équitable », comme je l’appelle, qui doit créer les conditions d’égalité des chances. Moi j’ai tout réussi par ma famille, mais aussi par l’école. Les concours m’ont 62
permis d’avancer. Mes succès scolaires et universitaires m’ont ouvert la voie d’un projet professionnel. Le rôle de l’école dans l’élévation sociale des individus est très important. Pour moi, c’est le seul moyen de faire justement valoir le mérite de chacun, avec bien sûr la transparence et la lutte contre la corruption ou le népotisme qui sont monnaie courante en RCA de nos jours comme à l’époque.
Dix minutes C’est au milieu de ces combats politiques, et de mes études de Droit, que je vais perdre mon père. Vers la fin de sa vie, nous étions devenus plus proches et très copains. Il m’avait confié la gestion de la pension d’ancien combattant qu’il recevait en novembre, en février et en juillet de chaque année. C’était une cagnotte qui parfois atteignait l’équivalent de 1 500 euros. Pour moi, si jeune, gérer autant d’argent, c’était une occasion de tester mes capacités. Mais après tout, j’avais été élevé pour succéder au sergentchef Rémy Doubane, c’était déjà en quelque sorte une passation de pouvoir. Désormais, je gérais mes propres deniers, ceux du syndicat étudiant, et aussi la famille en distribuant l’argent de mon père. Il vivait seul, ou plutôt en célibataire, depuis quinze ans. De fait, j’étais le chef de famille. Papa a été malade sur la fin de sa vie. Auparavant il n’avait subi que deux opérations, en dehors de ses blessures de guerre bien sûr. Mais avec l’âge étaient venus des problèmes cardio-vasculaires. Le 19 mars 1992, il a succombé à un arrêt cardiaque alors qu’il s’apprêtait à voyager. Le matin même, nous avions pris le petit déjeuner ensemble avant un rendez-vous que j’avais avec ma directrice de mémoire, l’actuelle vice-présidente du Conseil constitutionnel à Bangui, Mme Darlan. Papa m’a demandé de l’accompagner au car de 18 heures. J’avais donc prévu de le retrouver à 17 heures, et moi qui suis 63
toujours à l’heure d’habitude, comme une véritable horloge parlante, je ne suis arrivé à la maison qu’à 17 h 10. Il était mort dix minutes plus tôt comme ça, d’un coup, son cœur avait lâché. Théoriquement Papa était né en 1927, dont à son engagement dans l’armée en 1947, il avait 20 ans, c’est ce qui était inscrit sur ses papiers officiels. Il devait donc avoir plus ou moins 65 ans à sa mort. Depuis, dans la famille, on dit que je risque de finir comme lui parce que je suis aussi solitaire. Je me suis replongé dans les études et dans la lutte politique qui battait son plein. Même si Papa avait été assez opposé à mes engagements. C’était pour moi une sorte de catharsis. Vers la fin de ma scolarité, la RCA était en pleine bataille politique, et moi fermement engagé dans l’opposition. Nous étions rassemblés autour de leaders comme Abel Goumba, François Péhoua, Didier Wangue, Aristide Sokambi, J.M.M’ Boliaedas, le Dr Conjugo, Me Tiangaye, et grâce à eux, j’ai compris qu’il fallait s’engager mais aussi qu’il fallait être capable d’assumer ses responsabilités vis-à-vis de sa famille et de la société, donc travailler. Après ma maîtrise de Droit, ayant perdu mon père, j’ai commencé à chercher ma voie. J’ai passé un concours, alors que je préparais en parallèle un stage d’avocat et le concours de la magistrature. Il s’agissait du concours organisé par une filiale du Crédit lyonnais français, l’Union des Banques d’Afrique Centrale (UBAC). J’ai été reçu. C’est donc comme cadre bancaire que je vais poursuivre la lutte démocratique avec les aînés. Mais je ne m’imaginais pas au début de la lutte devenir un jour cadre dans une banque dirigée par quelqu’un du pouvoir, mais comme c’était un concours organisé par une banque française qui déterminait l’entrée dans l’établissement bancaire, le dirigeant en question, en dépit de ses options politiques opposées radicalement aux miennes, ne pouvait pas s’opposer à mon embauche. 64
Très tôt dans ma carrière professionnelle, j’ai eu d’importantes responsabilités à l’UBAC. À peine âgé de 26 ans, j’étais chef de service dans cette banque avec 19 personnes sous ma responsabilité, dont le plus ancien avait 51 ans et comptabilisait 25 ans de carrière dans cet établissement. Mais mes supérieurs me reconnaissaient rigueur et intégrité dans la gestion des dossiers et des portefeuilles de nos clients. Pendant toute ma gestion, qui a duré quatre ans, il n’y a eu aucune erreur de gestion, aucun détournement, aucune malversation. Je parvenais à prendre rapidement mes décisions face à diverses situations complexes. Désintéressé, l’argent ne m’attirait pas, ce qui me valait la confiance de nombreuses personnes. J’ai toujours eu le respect du bien d’autrui et des deniers publics. C’est comme cadre de Banque que je vais faire la connaissance de Bokassa, et le fréquenter. De retour en RCA, Bokassa était à Bangui après son procès et sa libération. Moi j’étais jeune cadre de l’UBAC, chargé des relations extérieures. Un jour le fils de Bokassa, Jean Charles, m’appelle de Genève. Il m’informe qu’il envoyait de l’argent pour son père qui était redevenu simple citoyen depuis 1993. Dix minutes après l’appel du fils Bokassa, je reçois le coup de fil de l’Empereur qui me dit : « Je voudrais parler au directeur de la Banque et plus particulièrement à Monsieur Charles Armel Doubane ». Bokassa me dit qu’il attend un virement et me demande comment faire pour retirer l’argent. Je le lui explique et raccroche. Quelques minutes plus tard, je reçois une procuration en bonne et due forme de Bokassa sur du papier à en-tête de la Cour impériale de Bérengo, pourtant nous étions en 1996, des années après la chute de l’empire à la fin 1979. Je me souviens encore que la lettre était frappée de l’aigle impérial. Elle disait ceci : « L’Empereur Bokassa 1er mande le très haut fonctionnaire de la République, Monsieur Charles Armel Doubane d’agir en 65
lieu et place de lui sur toutes ses opérations bancaires domiciliées à l’agence UBAC de Bangui en RCA ». Moi je n’étais que modeste chef de service dans le secteur privé. Mais voir cela m’a rapproché de l’homme, de l’être humain qui se cachait derrière ce style pompeux et grandiloquent. J’ai voulu mieux connaître l’homme qui avait dirigé notre pays. De fait, il me mit rapidement dans ses confidences puisque je gérais les quelques deniers que ses enfants lui envoyaient pour sa survie à Bangui. De fil en aiguille, je l’ai interrogé sur sa gestion de notre pays, sur ce qu’il pensait de l’avenir de la RCA. Il était devenu évangéliste, il me disait : « Mon fils, vous comprendrez quand vous serez grand ». Les paroles mêmes de mon père quand je lui posais trop de questions. La disparition de l’Empereur Bokassa 1 er, au lendemain de la Toussaint 1996 m’a beaucoup affecté parce que finalement vers la fin de sa vie, j’étais devenu très proche de lui. Pas du dirigeant dictatorial, mais de l’homme qui se cachait derrière les rivières de médailles et les grands uniformes Empire. Peut-être aussi me rappelait-il un peu Papa.
Goumba, Péhoua : mentors et maîtres à penser Politiquement, la lutte continuait. Dans l’opposition, nous soutenions Abel Goumba, un des pères fondateurs de la nation centrafricaine. Nous militions dans le cadre de la Concertation des forces démocratiques (CFD), qui regroupait quatorze partis d’opposition et refusait tout compromis avec le président Kolingba. Le Front patriotique pour le progrès (FPP) d’Abel Goumba dominait cette coalition avec l’Alliance pour la démocratie et le progrès (ADP) de François Péhoua et le Mouvement de libération du peuple centrafricain (MLPC) d’Ange-Félix Patassé. Abel Goumba est un personnage hors du commun, et pour moi, un modèle d’intégrité, et aussi de réussite par l’école. 66
Le CV de ce monsieur est extraordinaire : médecin africain, agrégé, il finira sa carrière à l’Organisation mondiale de la santé (OMS), avant de revenir au pays s’occuper de la politique. Il avait failli prendre la tête de l’État après la mort de Barthélemy Boganda, mais David Dacko avait gagné ce combat politique. Quant à moi, je peux vraiment dire qu’Abel Goumba est mon mentor, mon confident. Je passais des après-midi entières à échanger avec lui. À son réveil de sa « sieste coloniale », comme il disait, alors qu’il était médiateur de la République, il passait du temps à m’expliquer comment la RCA s’est construite, les difficultés, les incompréhensions avec la colonisation, comment avec Boganda, et le « gouvernement de 1958 » composé de six membres seulement, ils avaient essayé de construire la République centrafricaine, composé l’hymne national. C’était pour moi comme un père. Je lui posais des questions sur sa vision, et l’interrogeais sur le fait qu’il n’ait pas quitté le pouvoir à temps entraînant la scission de son propre parti. Des conversations toujours riches et formatrices pour le jeune militant que j’étais. Abel Goumba, ne recevait pas les cadeaux habituellement. Exceptionnellement, pour son anniversaire en 2011, je lui ai offert une belle chemise avec une cravate assortie rose parce qu’il était socialiste. Il les a portées le 9 mai 2011 à l’occasion de la fête de l’Union européenne et c’est là qu’il a eu le malaise qui l’emportera le lendemain. Sa femme m’a confié un peu plus tard qu’Abel Goumba lui avait dit que je n’étais pas seulement son fils, mais son ami. Une parole touchante que je porte toujours dans mon cœur. Un autre dirigeant politique dont j’étais très proche, c’est François Péhoua. Candidat à la présidentielle de 1981, il était arrivé 3e après Dacko et Patassé. C’est un homme extrêmement cultivé, à l’idéologie politique proche de ce qu’on appelait en France à l’époque les libéraux démocrates de type Madelin. Je passais des heures à 67
discuter avec lui, c’était véritablement lui aussi mon mentor. C’est à lui que je devrais ma nomination au gouvernement Gbézéra Bria comme nous le verrons. François Péhoua est économiste financier de formation et a travaillé comme banquier. Ses compétences lui ont permis d’occuper des fonctions prestigieuses comme Directeur de Trésor centrafricain, Directeur national de la Banque centrale à Bangui, puis Directeur central de la BEAC (Banque des États de l’Afrique centrale) à Yaoundé. Il a aussi toujours fait preuve de fortes convictions politiques. Il a été haut fonctionnaire aux finances auprès de Bokassa à la fin des années 1970. Après l’ère « impériale », il a dirigé le séminaire national qui a émis des recommandations concernant le multipartisme. Son ascension sur la scène nationale, il la doit à David Dacko dès 1980. Par la suite, ses fonctions plus politiques ont été variées : ancien ministre du Plan et de la Coopération et notamment membre du Comité de coordination pour la convocation de la conférence nationale (CCCCN), dont lui et la plupart des partisans ont été emprisonnés durant la présidence d’André Kolingba, jusqu’à ce qu’il déclare la transition démocratique et le multipartisme en 1991. La plus grande œuvre politique de François Péhoua est certainement la fondation du parti de l’Alliance démocratique pour le progrès en octobre 1991, dont il sera élu président en décembre. Péhoua a œuvré pour le changement démocratique grâce à son appareil partisan. Son action a d’ailleurs contribué à la transition démocratique concrétisée par les élections de 1993. François Péhoua, toujours plein d’énergie a également été une figure majeure dans le monde du sport, vécu comme de véritables œuvres sociales pour lui comme la fondation de clubs sportifs comme le Hit-Trésor (ancienne équipe des Clubs africains de basket-ball). Il a aussi été président de la Fédération centrafricaine de basket-ball. Loué pour son intégrité et 68
pour sa présidence exemplaire à la tête de cette institution sportive nationale, il a laissé une empreinte très positive, en contraste bien sûr avec un de ses successeurs : un certain François-Joseph Bozizé, le fils du président Bozizé, dit “Djodjo”… Enfin, le poste le plus prestigieux de François Péhoua a bien sûr été sa présidence de la FIBA (Fédération africaine de basket-ball). Il est malheureusement décédé le 26 août 2000 à Paris, en laissant derrière lui une carrière politique et une aura de leader des causes sociales et démocratiques qui m’inspirent toujours aujourd’hui. Voilà des hommes qui m’ont marqué et m’ont permis de tracer ma voie. Tout cela est lié à une chance particulière, et le goût d’aller vers les autres au lieu de me contenter de ragots. Mettant de côté mon ego surdimensionné, j’essaie de rester humble et je m’intéresse aux autres. Ce qui m’intéressait, c’était de savoir ce qui avait marché ou pas dans les expériences de ces grands Centrafricains. C’est cette volonté de comprendre qui m’a également amené à être apprécié par ces grands hommes. À l’époque de ces turbulences et changements politiques, l’université et particulièrement la fac de Droit et des Sciences économiques, devint le principal foyer de contestation du pouvoir de Kolingba. Encouragés, et discrètement poussés par l’influent Syndicat nouvellement créé de l’Enseignement supérieur (SYNESup), affilié à la puissante Union syndicale des travailleurs centrafricains (USTC) qui espérait nous instrumentaliser, nous avions commencé à organiser des manifestations à Bangui. Il y avait parfois des débordements, des violences, des saccages d’édifices publics qui entraînaient des arrestations dans notre équipe. Il m’est aussi arrivé une fois d’être interpellé, mais j’ai été relâché tout de suite grâce à un de mes cousins haut placé dans la hiérarchie policière. Une chance que n’a pas eu mon ami E.C. Sandy, président de 69
notre organisation : la Coordination des élèves et étudiants de Centrafrique. Lui a été arrêté puis détenu pendant plusieurs jours dans de tristes conditions avant que nos marches et actions de pression multiformes parviennent à convaincre les autorités de le libérer. Au même moment sur le campus, les services du Recteur Sioke, ne cessaient de nous terroriser. Leurs actions portaient leur lot d’injustice et de brimade. Ainsi je n’eus pas droit à une bourse alors que j’étais major de ma promotion, la première d’étudiants en maîtrise de Droit, option Relations internationales, et bien que le Conseil d’université m’eût sélectionné pour mener une thèse de doctorat au Burkina Faso, afin de venir ensuite compléter les effectifs du corps enseignant de la faculté de Droit de Bangui. Le doyen Clément Belibanga avait pourtant procédé lui-même à mon inscription au programme de bourses. Mes amis JeanPierre Redjekra, Théophile Ganro et Cyrius Sandy seront eux convoqués devant le conseil de discipline de l’université et purement et simplement renvoyés de la faculté. Pourtant rien n’émoussa notre détermination à renverser l’ordre ancien. Signataires de la lettre ouverte pour la convocation de la Conférence nationale, nous étions le fer de lance du changement. Malheureusement le scrutin présidentiel prévu pour 1991 fut repoussé à l’année 1993. Mais Abel Goumba, notre champion, ne gagna pas et c’est Ange Félix Patassé qui remporta les élections. Kolingba accepta alors de se retirer du pouvoir ouvrant une nouvelle page de l’histoire de notre pays.
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CHAPITRE 4 Plus jeune ministre de l’Histoire de la RCA
Il y a des choses qui reviennent dans la vie comme des refrains dans une chanson. Après quatre ans comme responsable des opérations et du commerce extérieur de l’UBAC, j’avais décidé de prendre un peu de congés. À Bangui, régnait une ambiance assez tendue après le départ de Kolingba et j’éprouvais le besoin de changer d’air. Je décidais d’aller passer quelques semaines à Libreville en janvier 1997. J’étais accueilli chez la famille Pouzere, chez une de mes tantes. C’est là que je reçus un appel du président Patassé. Au téléphone, il m’informa qu’il me nommait ministre chargé des relations avec le Parlement dans le cadre du gouvernement d’union nationale qu’il venait de mettre en place en partie sous la pression de la Communauté internationale. Il me précisa que je ferais partie des ministres étiquetés opposition sous la bannière de l’ADP de François Péhoua, et que je cumulerais les fonctions de Secrétaire général du gouvernement. Abasourdi, je dois avouer aussi que j’étais méfiant. J’ai quitté Libreville le 18 janvier 1997 par avion spécial accompagné du colonel Alioune Ibaba, qui se trouve être l’actuel chef d’État-major particulier du président gabonais Ali Bongo. C’était une sorte de caution pour ma sécurité. Ironie de l’histoire, ce sera toujours quand je serai à
l’étranger que j’apprendrais mes nominations au gouvernement ! Je suis ainsi devenu à 30 ans, le plus jeune ministre du gouvernement et surtout le premier de l’Histoire à être né sous le règne de Bokassa et donc n’ayant pas connu l’époque de la colonisation ou de l’indépendance de la République centrafricaine. Cela me donnait une certaine responsabilité vis-à-vis des jeunes de ma génération. Je n’avais pas le droit à l’erreur, au risque de « griller » tous ceux de ma classe d’âge qui souhaitaient travailler pour le bien du pays. J’étais le premier de cette génération de jeunes cadres, et tout le monde voulait que j’échoue… C’est du moins le sentiment que j’avais à l’époque, renforcé par le climat particulier qui régnait à Bangui depuis l’arrivée au pouvoir du président Patassé.
Mutineries et troubles La politique menée par Ange-Félix Patassé depuis son accession au pouvoir en 1993, s’apparentait pour beaucoup à une chasse aux sorcières contre les tenants de l’ancien régime, et au lieu d’apaiser la situation, de réconcilier les Centrafricains, le président et son entourage semblaient enclins à mettre de l’huile sur le feu. Des problèmes d’une nature nouvelle ont commencé à émerger, et notamment le ressentiment et le mécontentement au sein des forces armées. Cadre bancaire, je continuais bien sûr à suivre l’actualité politique, j’étais toujours en relation avec mes amis politiciens et syndicalistes, et je menais ma vie de jeune cadre célibataire. J’avais des aventures sentimentales qui ne duraient pas, et comme je suis un accro du boulot, je mettais le maximum dans ma réussite professionnelle et la gestion de ma famille, dont j’étais de fait le chef depuis la mort de mon père. C’est peut-être mon grand défaut, faire passer le travail avant tout en sacrifiant 72
la vie de la famille. C’est encore en partie vrai aujourd’hui… Les mutineries de 1996 provoquèrent de graves troubles dans le pays, sur fond d’ajustement structurel mené par le premier ministre Jean-Paul Ngoupandé. Ce dernier souhaitait accélérer les réformes. Mais le mécontentement était assez général à cause d’une situation économique et sociale catastrophique. Pour les militaires, le problème est essentiellement le retard de paiement des soldes depuis des mois, et l’épuration de hauts gradés qui avaient travaillé avec l’ancien président Kolingba. La première mutinerie a eu lieu le 12 avril 1996 : 400 soldats ont pris le contrôle d’une partie de la capitale pour exiger le paiement de leurs salaires et une amélioration de leurs conditions. Mais le 19 avril, la garde présidentielle, menée par François Ndjadder, se déploie dans la ville, soutenue par l’armée française. Finalement, le 21 avril les mutins ont accepté de rentrer dans leur caserne après la promesse du président de régler le problème de salaire. Mais les troubles reprennent au début du mois de mai parce que les militaires ne veulent pas de la réforme présidentielle les plaçant sous la tutelle de la garde présidentielle. Un millier de soldats français se déploient alors autour du palais présidentiel pour protéger le régime Patassé. C’est l’opération Almandin 2. Mais Patassé est obligé de négocier avec l’opposition politique et avec l’armée. Des accords sont conclus à Bangui le 25 janvier 1997 et déjà, se met en place une force africaine, la Mission interafricaine de surveillance des accords de Bangui (MISAB) composée de soldats français et de 800 militaires venus de six pays africains. La Misab doit notamment sécuriser Bangui et récupérer les armes disséminées dans le pays après les mutineries. La fermeté de Bozizé contre les mutins lui vaudra d’être promu par le chef de l’État au rang de chef d’État-major. Au terme des accords de Bangui, un gouver73
nement d’union nationale comprenant des représentants de l’opposition doit être mis en place ; c’est ainsi qu’intervint la nomination de Michel Gbezera-Bria comme Premier ministre, et plus modestement la mienne.
Passation de pouvoir Jeune banquier je touchais 450 000 CFA, équivalent de 700 euros environ. C’était beaucoup à l’époque surtout pour un célibataire, j’étais à l’abri du besoin. J’avais pu acheter une maison pour ma mère. J’avais ma propre voiture, une Renault 12, j’étais même parmi les premiers à avoir un téléphone portable. Ça coûtait 1 500 euros alors rien que pour avoir une ligne. Je m’occupais aussi de la famille, bref tout allait bien pour moi d’un point de vue matériel. Peu de temps après mon retour à Bangui, le directeur de cabinet de mon prédécesseur au ministère des Relations avec le Parlement m’a appelé pour me dire qu’il devait me voir pour régler les formalités de passation de pouvoir. Il est venu directement me retrouver chez moi où je l’attendais dans la maison que je venais de terminer dans le quartier de PK 11 près du Golf club. Il voulait me féliciter en personne, avait-il annoncé. Il est arrivé à midi, je l’ai donc invité à ma table pour le déjeuner : moi j’ai toujours vécu comme si j’étais en France. Mon déjeuner commence par une entrée, ensuite un plat principal et ça termine par le camembert. C’est comme ça que je suis habitué depuis le petit séminaire. Le directeur de cabinet, lui, était surpris. Il me dit : « Patron, pour le logement de fonction, vous n’allez pas emménager au logement administratif, parce que vous êtes bien ici, vous avez une belle maison. Vous toucherez l’indemnité de 450 000 CFA et puis c’est tout ». Je lui répondis que cette maison n’était pas à moi, mais à mon frère qui vivait aux États-Unis et me la prêtait. C’était un mensonge, mais je voulais voir sa 74
réaction. Il s’enquit ensuite de mon épouse et je lui expliquais que j’étais célibataire. Il était de plus en plus surpris, interloqué. Ce qu’il voulait surtout c’était savoir si j’allais le garder comme directeur de cabinet. Sur ce, le ministre sortant m’appelle au téléphone pour me dire qu’il m’attend le lendemain pour la passation de pouvoir, mais il me demande une faveur : il a un problème de voiture et me demande s’il peut garder 48 heures la voiture officielle. Un peu étonné, je lui dis qu’il peut la garder une semaine s’il le souhaite et que je me débrouillerais avec mon propre véhicule. Le ministre ajoute qu’il n’a plus de carburant, alors j’ai répondu que je donnais 30 000 CFA au directeur de cabinet qui lui remettrait pour acheter de l’essence. Le ministre était muet de stupéfaction, et je ne parle même pas du directeur de cabinet qui restait bouche bée devant sa tasse à café… Tout le monde s’étonnait de ce comportement. Pourtant beaucoup de gens en ville savaient comment je fonctionnais, puisque c’était moi à la banque qui payais les salaires et faisais les avances parfois même sur mes propres deniers en cas de force majeure. Pour autant, je suis resté très humble, en dépit de ces facilités et de mes nouvelles fonctions. Mais je savais où j’allais. Comme promis, j’ai conservé un peu le directeur de cabinet, puis j’ai nommé une dame à cette fonction : Mme Véronique Vineau. Elle avait été au cabinet de David Dacko et du premier ministre Bozanga, son mari avait été diplomate. C’est ce que je recherchais : une personne d’expérience, une femme parce qu’il fallait aussi une dame qui soit comme une maman pour me protéger puisque j’étais célibataire.
Dossiers complexes En tant que ministre chargé des Relations avec le Parlement et Secrétaire général du gouvernement, j’étais 75
l’interface et l’interlocuteur privilégié des députés. Comme j’étais considéré comme un modéré, j’étais apprécié dans l’opposition comme dans la majorité présidentielle. Je ne pouvais me permettre aucune erreur, je l’ai dit, parce que je représentais un symbole et une motivation pour les jeunes de ma génération. Jeune ministre dirigeant une équipe d’une quarantaine de personnes dans un contexte particulièrement tendu, un contexte de crise, et de cohabitation forcée entre différentes tendances politiques qui ne s’appréciaient guère, j’ai eu à gérer des dossiers complexes et sensibles. Les questions d’arriérés de salaires des fonctionnaires et des militaires, la résolution de la crise provoquée par les mutineries, la mise en place d’une amnistie pour les ex-mutins et des anciens dignitaires du précédent régime auteurs notamment de crimes économiques, la réforme du Code de la famille. Autant de questions épineuses et politiquement compliquées qui m’ont fait passer beaucoup de nuits blanches entre mon bureau, les coursives du Parlement et les antichambres présidentielles. Toutes ces actions et décisions étaient soutenues par la Communauté internationale qui souhaitait le retour à la paix et à la stabilité en Centrafrique. Le changement devait se traduire par des élections législatives prévues en 1998, puis en 1999. Ce fut une période riche et intense qui me permit de me familiariser avec le fonctionnement de l’État et sa gestion particulièrement difficile en période de crise. Ma chance a été d’être quasiment adopté par le président Patassé et par le premier ministre Gbezera-Bria, officiellement nommé à la tête du gouvernement le 30 janvier 1997. À peine investi dans mes fonctions, je suis convoqué par le Premier ministre dans son bureau. À 51 ans, c’était un personnage impressionnant qui avait été plusieurs fois ambassadeur, notamment à New York et Genève, dès l’indépendance du pays, puis ministre, dont le 76
portefeuille des Affaires étrangères de 1988 à 1990 puis entre 1996 et 1997. Proche de Patassé dont il avait même été le ministre-directeur de cabinet entre 1995 et 1996, c’était un fin politique. À peine entré dans son bureau, il me fait signe de m’asseoir et me lance : « Jeune homme vous êtes le plus jeune membre du gouvernement, et moi je suis le Premier ministre. Eh bien, tous les deux, ensemble, nous allons donner l’exemple. Nous quitterons le pouvoir sans un seul chèque impayé chez le Libanais ! ». Le Premier ministre voulait signifier par là que nous serions d’une intégrité sans failles et que nous allions tout faire pour remettre notre pays sur les rails. Cela correspondait à mon éthique et à mon code de valeurs. Je m’engageais donc sans difficulté derrière cet homme au parler franc. Son soutien ne m’a jamais fait défaut. Heureusement parce que tout le monde voulait que j’échoue. Avec le président Patassé, tout s’est également très bien passé, au début de notre collaboration du moins. Il m’aimait bien, et m’invitait à partager son dîner deux ou trois fois par semaine. C’était un homme qui mangeait tard, qui avait beaucoup d’obligations. Et ces soirs-là, je passais deux ou trois heures à l’écouter me parler de sa vision pour le pays. Il disait toujours que s’il avait deux ou trois jeunes comme moi dans son parti, il ne perdrait jamais le pouvoir… Mais je n’étais ni de son parti, ni de sa région, ni de sa famille. Ce qui prendra de plus en plus d’importance. À la banque j’avais appris à gérer les deniers d’autrui, les portefeuilles de plusieurs milliards de francs CFA des entreprises et des clients, et à faire la différence entre ce qui m’appartenait et ce qui appartenait aux autres. Cela a fondé mon rapport à l’argent. Je suis désintéressé et intègre. Mais j’avais aussi appris la rigueur, la discipline et le respect de la parole donnée parce que le métier de banquier se construit sur la confiance. Donc me retrouvant jeune bleu au gouvernement, un gouvernement d’union 77
nationale qui plus est, j’appliquais les mêmes règles de probité dans la gestion. Je ne pouvais me permettre aucune faute parce que j’étais directement concerné par la gestion de la crise : amnistie, code de la famille, tout ce qui pouvait ramener la paix et la stabilité en RCA passait par moi. Dans les commissions entre le gouvernement et les exmutins qui négociaient les conditions de l’amnistie, je défendais les propositions du gouvernement, après avoir bien sûr fait entendre ma voix et mon opinion en Conseil des ministres. Une fois qu’une décision était arrêtée, même si ce n’était pas mon avis qui avait primé, je défendais cette décision. Cela m’a permis d’apprendre à m’élever au-dessus des considérations partisanes dans l’intérêt public. Cheville ouvrière du gouvernement pour l’établissement de la loi d’amnistie, j’avais insisté auprès du président Patassé pour qu’en plus des mutins, les personnalités du régime Kolingba accusées de crimes économiques bénéficient des mêmes conditions de pardon. Le chef de l’État avait mis en place dès son arrivée au pouvoir en 1993 une commission d’enquête sur la période du règne de son prédécesseur. Des malversations et détournements avaient certes été mis au jour et des personnes du parti vaincu, inculpées. Mais à mon sens, les enquêtes avaient été très orientées et pas toujours impartiales. C’était sans aucun doute l’une des causes du mécontentement généralisé et aussi une des origines des mutineries puisque certains dignitaires de l’ancien régime avaient gardé des liens au sein des forces armées. Cela avait aggravé le sentiment de marginalisation et de corporatisme, de favoritisme aussi mis en avant par les mutins. Ces enquêtes avaient en vérité cassé ce qui restait de l’unité nationale et de l’armée centrafricaine. Avec l’accord du président, je me suis donc mis à travailler, dans un profond souci d’apaisement, sur le dossier lié à l’amnistie des auteurs de crimes économiques sous le ré78
gime Kolingba. Il fallait ramener tout le monde dans la République dans le cadre d’une loi d’amnistie qui au départ ne devait concerner que les militaires. Quasiment tous les dignitaires de la période précédente étaient poursuivis par la justice qui mettait du temps à instruire les affaires, ce qui aggravait aussi le climat politique, donc il fallait aussi les ramener. D’un autre côté, je savais que cela pouvait donner l’impression de favoriser l’impunité. Mais notre priorité en tant que gouvernement d’union nationale, c’était l’unité et la cohésion du pays et l’apaisement. J’avais d’ailleurs été largement soutenu dans mes démarches par la Communauté internationale.
Congé sans solde Après ces réunions constructives, des évènements graves sont survenus : certains mutins avaient été assassinés dans les locaux même de la gendarmerie en mai 1997. C’était inadmissible et la cohésion du gouvernement d’union nationale a vacillé. La dizaine de ministres issus de l’opposition ainsi que les ministres issus de l’armée, avaient donné leur démission. Les gens croyaient d’ailleurs, que moi jeune ministre et proche du Premier ministre, j’allais rester au gouvernement. Mais en fait, j’ai été le premier à dire lors de la réunion de concertation des ministres de l’opposition qu’il fallait claquer la porte, que l’on ne pouvait cautionner ces assassinats. Pendant trois mois, nous sommes donc restés à l’extérieur du gouvernement. En septembre 1997 finalement, après de nouvelles concertations et après que des sanctions avaient été prises, nous sommes finalement revenus. Mais ce qui m’a le plus choqué, c’est que tous les ministres démissionnaires, une fois revenus à leur poste, ont demandé à se faire payer pour la période non travaillée ! Pour moi, c’était insupportable et intolérable. Le ministre du Logement, Clément 79
Belibanga, et moi, étions du même parti l’ADP, et nous avons été les seuls à saisir le ministre des Finances de l’époque, Anicet Georges Dologuélé, le futur Premier ministre, qui avait accepté ce chantage. Nous lui avons adressé séparément un courrier officiel pour lui dire que n’ayant pas travaillé, nous n’avions pas le droit de percevoir ce salaire. Ce courrier a eu un effet extraordinaire, un retentissement énorme parce que un tel comportement était impensable en RCA. Aujourd’hui encore, GbezeraBria rappelle toujours combien c’était incroyable et louable de notre part. À l’époque, on touchait presque un million de francs CFA de salaire en tant que ministre, soit à peu près 1 500 euros, plus les avantages : eau, électricité, domesticité. C’est bien vrai que c’était un sacrifice, mais je savais bien combien coûtaient la gabegie et la mauvaise gestion des fonds publics à notre pays.
Polygamie et réconciliation Les débats concernant la réforme du Code de la famille ont aussi été un moment fort de mon mandat. Je voulais prohiber la polygamie totalement. Une question très sensible en Centrafrique, comme dans nombre de pays africains d’ailleurs, et qui ne concerne pas que les musulmans. Pour moi, c’était important de protéger les femmes et les enfants avant tout. Issus moi-même d’une famille polygame, je connaissais intimement les affres que pouvaient provoquer de telles situations, les problèmes de jalousie, d’héritage qui en découlaient. De plus pétri de culture et de tradition catholiques, la polygamie était pour moi un état de fait difficile à accepter. Mais à mon corps défendant, des cadres féminins, des élues, des députés femmes, ont changé le projet de Code. La présidente de l’Association des femmes juristes était d’ailleurs en pointe sur cette question. Ce n’était autre à l’époque que 80
l’actuelle présidente de la transition Catherine SambaPanza ! Le point de vue de ces femmes était honorable puisqu’elles voulaient protéger les premières épouses dans les unions polygames. En fait, elles souhaitaient que soit inscrite dans la loi l’obligation pour les maris d’obtenir l’autorisation de leur première compagne pour prendre une deuxième épouse ou une troisième. Le statut de première épouse aurait pu être sanctuarisé et ces femmes un peu mieux protégées contre les injustices et les inégalités. L’argument toutefois avait également une dimension électoraliste : beaucoup de députés centrafricains étaient polygames, ainsi que nombre de mes concitoyens. Beaucoup de femmes verraient aussi cet article comme une petite avancée pour elles. En voulant interdire la polygamie, je risquais pour ma part de mettre contre le gouvernement une grande partie des habitants du pays… Toujours est-il que le Code de la famille fut adopté avec les amendements apportés par les femmes elles-mêmes. Je me suis aussi occupé, en plus de la gestion au quotidien de mon département ministériel, de la préparation des Conseils des ministres avec le Premier ministre et le Président, des débats de la commission préparatoire pour la Conférence de réconciliation nationale qui s’est tenue entre le 26 février et le 5 mars 1998. C’était un enjeu très important qui préparait aussi le terrain pour que nous puissions tenir un scrutin apaisé en 1999. Cette conférence a finalement débouché sur un Pacte de réconciliation nationale qui dans son préambule, soulignait déjà « la gravité de la crise socio-économique caractérisée par la pauvreté grandissante, l’éclatement des liens familiaux et sociaux, la baisse du pouvoir d’achat du Centrafricain, de la production vivrière et l’émergence de la famine ; la malnutrition généralisée, sources de malaises et de conflits sociaux (…) et la recrudescence de l’insécurité tant à Bangui qu’à l’intérieur du pays due à la dissémination 81
d’armes de guerre et au phénomène des “coupeurs de routes” ». Les signataires en conséquence s’engageaient « solennellement à utiliser la voie des urnes comme la seule voie légale d’accès au pouvoir de l’État et décident de bannir l’utilisation des armes et de la force comme méthode et moyen d’accès au pouvoir de l’État. Ils renoncent à utiliser les forces armées pour déstabiliser un régime démocratique et de semer la terreur au sein de la population, au mépris des principes démocratiques, des droits de l’Homme et de la loi fondamentale. Ils s’opposent fermement à toutes formes de dictature et exhortent les pouvoirs publics à être à l’écoute de la population, à respecter les droits de la minorité ». Si ces engagements avaient alors été respectés, la République centrafricaine ne serait peut-être pas dans la situation douloureuse et dramatique où elle se trouve aujourd’hui.
Facteur très spécial Une autre de mes attributions consistait à porter des enveloppes pleines d’argent aux anciens présidents de la République. En vérité, toujours dans un souci de réconciliation nationale, et aussi de « déminage » de futurs problèmes, j’avais défendu l’idée de mettre en place un statut des anciens chefs d’État en Centrafrique. Il s’agissait surtout de leur octroyer des indemnités et d’améliorer leurs conditions de vie. J’avais été directement témoin de la précarité dans laquelle Jean-Bedel Bokassa avait vécu ses dernières années, dépendant exclusivement des sommes envoyées par ses enfants vivant à l’étranger. Il s’agissait pour moi d’éviter que ces hommes, qui avaient dirigé le pays, ne tombent dans l’aigreur pour des raisons matérielles, qu’ils soient poussés par leurs proches à tout tenter pour reprendre le pouvoir parce qu’ils n’auraient plus rien eu à perdre. Enfin, c’était reconnaître que malgré leurs défauts, ou leurs 82
erreurs, ils avaient été les maîtres de la destinée de notre pays et que la Nation leur était reconnaissante. C’est dans ce cadre très spécial que j’ai pu entretenir des relations quasi filiales avec David Dacko, le cousin du Père de la Nation qui lui avait succédé à la tête de l’État centrafricain au moment de l’indépendance, avant d’être renversé par Bokassa. Le président Dacko, après avoir reçu son enveloppe, prenait toujours du temps pour m’expliquer sa vision du pays, sa conception politique et ses espoirs pour l’avenir de notre pays. Ces conversations m’ont permis de mieux comprendre comment fonctionnait cet homme assez austère. Sa résidence, son salon, n’avaient rien de luxueux, comme cela pouvait être le cas pour d’autres anciens présidents. Dacko était un monsieur modeste avec une vision précise de son pays, il comptait beaucoup sur la jeunesse pour redresser la barre et faire de la RCA un pays solide et développé. Ensuite, je portais en personne aussi son enveloppe au général Kolingba. Mais là, l’accueil était bien différent… J’étais le plus souvent reçu par son aide de camp ou bien par l’ex-Première Dame qui réceptionnait l’argent et l’apportait au président Kolingba. Il faisait toujours dire qu’il n’avait pas le temps de me recevoir, mais qu’il me remerciait. Je repartais donc plus vite à mes nombreuses missions. Ce n’est que plus tard, vers la fin de sa vie, que je pus m’entretenir avec lui directement et de manière tout à fait cordiale. Il s’est en effet trouvé que j’étais son voisin de siège dans l’avion qui l’emmenait à Paris pour ses soins. Son dernier voyage. Pendant six heures, j’ai eu un échange passionnant avec cet homme qui m’a invité à écouter sa vision du pays, le bilan qu’il tirait de sa gestion, ses regrets aussi. Il me confia qu’il pensait que la jeunesse ferait mieux qu’eux les anciens. Sans doute qu’au soir de sa vie, il s’apercevait qu’il avait fait ce qu’il avait pu pour notre pays mais que cela n’avait pas été suffisant. Il nous confiait le pays en héritage à nous les jeunes. 83
CHAPITRE 5 Député de Zémio
Tout petit, lors de ma scolarité en primaire et même au petit séminaire, ensuite à l’université, les jeunes de mon âge voulaient toujours me mettre en avant, me singulariser. Je crois que c’était notamment à cause de mes bons résultats scolaires qui me plaçaient toujours en tête de la classe, mais aussi à cause d’une certaine attitude héritée de mon éducation traditionnelle Zandé. J’étais toujours poussé pour être enfant de chœur, élu délégué de classe, désigné comme chef de groupe dans les activités extrascolaires ou capitaine de l’équipe de foot de mon quartier, même si je n’étais pas très doué. Mais en même temps, j’étais assez solitaire. C’est dans cette dualité que ma jeunesse s’est construite. En même temps, j’étais toujours prêt à aider mes camarades, à subvenir aux besoins des membres de ma famille. Dans la famille on m’appelle Papa, parce que c’est moi qui distribue, mais je ne suis qu’un pourvoyeur, il n’y a pas vraiment de retour affectif si l’on peut dire. Pour toutes les choses, on me consulte, on cherche mon aval, mon conseil. Mes oncles, mes cousins, mes neveux m’appellent à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit dès qu’il y a le moindre problème. Deuils, scolarité, mariages : que je sois à Washington ou Paris ou Séoul, ils me téléphonent pour avoir mon avis.
C’est ainsi puisque je suis considéré comme le chef de famille. Très vite, j’ai dû m’occuper de mes demi-frères et sœurs. Maman a eu un autre garçon et trois filles avec son deuxième époux, tous ont été élevés par moi dans le sens où je les hébergeais pendant leurs études, je finançais leur scolarité, je les encadrais aussi. Chaque fois qu’ils commençaient à grandir, je les récupérais. Mon jeune frère, alors que j’étais encore en maîtrise, s’est installé chez moi quand il est entré en seconde. Je l’ai encadré jusqu’à ce qu’il devienne ingénieur des mines. Mon autre demi-frère du côté paternel, le préféré de Papa, eh bien, je l’ai soutenu quand il a voulu devenir prêtre. En fait, et je ne peux pas dire que j’y sois pour grand-chose, mais une bonne partie de ma famille est devenue catholique. Quand Papa est mort, moi je voulais toujours être prêtre, c’était une idée qui était toujours présente dans mon esprit en dépit des doutes que j’avais quant à l’hypocrisie de certains religieux, mais le sacerdoce restait pour moi le meilleur moyen de m’occuper des autres. Mais après son décès, j’ai vite compris que j’avais désormais la charge de ma famille. J’étais celui sur lequel tout le monde comptait. Ma belle-mère avait quitté mon père plus de quinze ans auparavant. Lui était resté célibataire toutes ces années pour s’occuper de ses enfants. Mais moi, premier-né, élevé comme l’aîné et l’héritier, je me retrouvais de fait à prendre sa place comme il m’y avait préparé petit à petit. Ainsi j’ai aidé mon petit frère quand il est entré au grand séminaire au Cameroun. Tout le monde a bénéficié de l’éducation que j’avais reçue. Jusqu’à aujourd’hui, je reste le pilier de la famille des deux côtés, celui de ma mère et celui de mon père. C’est un jeu d’équilibriste délicat, qui parfois m’a joué de mauvais tours. On ne s’imagine pas, je crois, la charge que cela représente.
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Mais pendant vingt-trois mois, j’ai pu mener de front ma mission de ministre et celle de chef de famille. J’étais très jeune, c’était une période passionnante ! Mais avant l’élection présidentielle prévue pour juillet 1999, notre pays, poussé par la Communauté internationale, devait organiser un scrutin législatif dont le premier tour était fixé au 22 novembre 1998. L’opposition, qui siégeait au gouvernement, était malgré tout en ordre de bataille. C’était une manière de renouer avec l’ordre constitutionnel et de s’inscrire dans la stabilité des institutions. Je décidais donc de démissionner et de me présenter comme député à Zémio, ma région d’origine. J’y étais très attaché, c’était là que ma Maman était née, où nous avions d’importantes attaches familiales. Et puis c’est une région à l’histoire particulière, une zone aux marges de la République centrafricaine, qui méritait la plus grande attention. Mon grandpère était conseiller à la cour du sultan de Zémio, ma mère une princesse au sang bleu. Même ma belle-mère, une Zandé également, descendait de la famille du sultan de Rafaï et tenait à cette tradition princière. La mère de mon père aussi descendait de cette même famille. C’est notre lignée.
Trois sultanats Avant la colonisation, il existait dans l’Est de ce qui est aujourd’hui la RCA, trois sultanats indépendants et très structurés, notamment autour de l’Islam : Bangassou, Rafaï et Zémio. Située au cœur de l’Afrique, les territoires qui composent notre pays ont toujours été un lieu de passage et de rencontre entre différentes influences ethniques ou culturelles, et religieuses. On sait que l’Islam est implanté depuis très longtemps dans ce pays aux frontières héritées de la colonisation française, avec des royaumes musulmans importants dès le XVIIIe siècle. Au niveau 87
ethnique, on peut distinguer trois groupes qui correspondent à des zones géographiques distinctes : les populations des savanes, les populations des rivières Oubangui-Mbomou, et les populations des forêts. Les musulmans sont depuis longtemps mélangés à tous les groupes ethniques, s’en démarquant parfois lorsqu’ils viennent de l’étranger, ou bien s’y intégrant à la faveur du commerce, voire de mariages. L’historien Jean Louis Triaud rappelle dans une tribune récente que les royaumes musulmans dans le nord de la RCA actuelle, notamment fin XIXe et début XXe siècle, sont étroitement liés à la traite des esclaves. Combattus par les Français, les marchands d’esclaves musulmans représentaient une menace pour les autres populations, souvent non encore christianisées du sud du pays. Le chercheur rappelle que « l’économie esclavagiste, le troc d’esclaves contre des armes, les pillages généralisés, la terreur frappèrent toutes les populations qui cherchaient dans la fuite, dans une installation précipitée dans des grottes ou dans des zones inaccessibles, un refuge contre ces dévastations ». Estimant que ces épisodes ont laissé des traces profondes dans les mentalités des populations, M. Triaud souligne l’importance de la région de Ndélé (nord), ancienne implantation du califat de Dar El Khouti et du roi Sénoussi, marchand d’esclaves redouté. Zémio était un État avant la colonisation, à cheval sur les actuels États centrafricains, congolais et soudanais. Zémio regroupait essentiellement l’ethnie Zandé, minoritaire en RCA aujourd’hui, mais très présente en RDC et au Sud-Soudan et jusqu’au nord de l’Ouganda. Des traités de protectorat ont même été signés à la fin du XIXe siècle entre le sultan Zandé de Zémio et le Royaume de Belgique qui faisait alors la conquête du Congo. Mais Zémio, peuplé de guerriers organisés, majoritairement musulmans ou animistes à l’époque, représentait une menace pour le colonisateur. Il en fut de même pour le Royaume de 88
Sénoussi organisé autour de Ndélé au nord de la RCA. Certains disaient que le sultanat de Zémio avait aussi participé à la traite négrière. Je ne sais pas si c’est vrai. Nos populations en RCA ne fuyaient-elles pas justement les razzias. Les sultans de Zémio étaient pour la plupart des musulmans, ils avaient des relations avec l’Afrique du Nord, il faut reconnaître qu’il est possible qu’ils aient pu participer à la traite. Lors de la constitution de l’État centrafricain, notre région fut considérée comme autonome. À l’indépendance, même si on a mis l’accent sur Rafaï et Bangassou, on a mis de côté la partie la plus dure de Zémio. Quand on parle aujourd’hui de désirs sécessionnistes au nord de la République, je me dis que nous aussi les Zandé, qui sommes aux marges de l’État, pourrions revendiquer l’autonomie, au nom de notre identité, de notre histoire. Mais ce serait une grave erreur, nous sommes profondément attachés à l’unité centrafricaine.
Association « Ani Sa » J’ai d’ailleurs toujours œuvré contre la marginalisation de certains groupes, et je suis toujours venu en aide à ceux qui étaient dans le besoin. Par exemple, pendant que j’étais étudiant à Bangui et voyant comment les aînés se comportaient vis-à-vis des jeunes générations, notamment dans notre communauté Zandé, j’avais été choqué. Pour moi les anciens, les mieux installés, se devaient d’aider les nouveaux venus dans la capitale, de les soutenir et de les encadrer du mieux possible comme on le ferait de parents éloignés. Mais là c’était l’inverse, le règne du chacun pour soi, en dépit des devoirs que la tradition impose. La chaîne de solidarité ancestrale était rompue. L’individualisme était souvent de rigueur malheureusement. C’est, dit-on, l’apanage des grandes villes qui acculturent, qui dénaturent les relations humaines. Mais pour moi c’était 89
douloureux et injuste. Avec d’autres amis étudiants, j’avais décidé de créer une association des ressortissants de l’Est. Il ne s’agissait pas pour nous de faire du communautarisme, mais au contraire d’aider à l’intégration de ceux qui arrivaient des provinces orientales. Nous avions baptisé cette association que je présidais « Ani Sa », ce qui en langue zande signifie « nous sommes un, nous sommes unis ». Cette association nous a permis à l’époque d’aider nombre de gens de notre communauté, de les encadrer pour les examens et les concours, et de créer une chaîne de solidarité en recensant tous les élèves pour suivre leur évolution notamment au niveau scolaire. Nous avions aussi un souci de leur bien-être social et matériel. Cela était conforme avec nos revendications étudiantes d’ailleurs, puisque nous prônions une amélioration du statut des étudiants en général, et de leurs conditions d’études en particulier. L’association Ani Sa nous permit aussi de dénoncer, par une action positive et constructive, l’attitude de nos aînés qui laissaient à l’abandon les jeunes et le terroir auquel nous sommes tous traditionnellement très attachés. En plus des œuvres et des mises en relations des étudiants à Bangui, nous nous sommes aussi lancés dans des actions de solidarités dans nos régions d’origine et bien sûr à Zémio. Cela m’a permis, alors qu’à l’époque je ne pensais jamais avoir à mener campagne à Zémio, d’obtenir une grande notoriété localement. Fort de la popularité de nos actions associatives, je vais recevoir beaucoup de soutiens pour me présenter à Zémio. Après avoir présenté ma démission au président de la République, je me présentais donc officiellement aux législatives dans le fief de ma famille. Ce qui en vérité n’était pas une mince affaire : sur les neuf candidats briguant cette circonscription, nous étions cinq de la même famille ! Pour ma part, j’avais décidé de me présenter sous les couleurs de mon parti l’ADP qui se situait dans 90
l’opposition. Mais le président Patassé voulait lui que je me présente pour son parti. Il m’a même envoyé de l’argent pour ma campagne que j’ai refusé d’utiliser dans ce cadre, cela n’aurait pas été honnête. J’ai donc fait campagne sur mes propres économies. L’ADP comptait en plus faire un bon score et avait besoin de tous ses soutiens. Ce parti défendait des valeurs de respect des lois, la solidarité, l’unité et le pardon. Cela me correspondait. Le président François Péhoua me faisait depuis longtemps confiance, pour beaucoup d’entre eux, je représentais l’avenir, la nouvelle génération de cadres centrafricains. Le parti, créé en 1991, avait bien connu des heurts et des désaffections, mais quel parti politique n’en connait pas ? Au premier tour, j’ai obtenu 48,5 % des voix, j’étais donc en pole position. Au second tour, j’ai obtenu un score presque stalinien de 76 % ! Beaucoup de citoyens s’étaient ralliés à moi, convaincus par mon discours pragmatique, ma bonne réputation, ainsi par mon expérience gouvernementale. Bien sûr, il m’a fallu ensuite recoller les morceaux dans ma famille qui s’était divisée autour de ces élections. J’ai beaucoup bataillé pour la réconciliation entre nous, avec un de mes oncles, une de mes cousines. Ça a pris du temps, mais finalement nous avons réussi à apaiser tous ces problèmes.
Proposition malhonnête Alors que les résultats étaient officiellement annoncés, le président Patassé a envoyé le ministre de l’Intérieur pour négocier avec moi. Il voulait absolument que je change de camp et que je rejoigne son parti le MLPC… Les résultats ont en effet été très serrés : le Parlement comptait 55 sièges remportés par l’opposition, et 54 seulement pour le MLPC et ses alliés. Le président de notre parti était à l’époque très malade et hospitalisé en France 91
aux frais de l’État. Lui-même m’a demandé de soutenir le MLPC. Mais fort de mon éclatante victoire, j’ai tenu tête. Je ne voulais pas rompre le lien de confiance que j’avais noué avec mes concitoyens de Zémio. Je ne voulais pas me livrer à un nomadisme politique qui aurait entaché ma réputation d’homme intègre et fort de ses principes et valeurs. D’autres n’ont pas fait ce choix, attirés sans doute par les sirènes malfaisantes de la corruption qui était de plus en plus érigée en système de gouvernement… Du coup, la majorité au Parlement bascula en faveur du camp présidentiel. Ange-Félix Patassé il est vrai, devait sauver sa tête : l’opposition nourrissait le projet de le traduire devant la Haute Cour de Justice pour haute trahison. Mais pour cela il fallait que le président du Parlement soit issu de l’opposition… Patassé n’avait pourtant pas renoncé à me rallier à son camp. Un peu après les élections, c’est le nouveau Premier ministre Doroguélé qui m’a demandé d’entrer au sein de son équipe. À nouveau, fidèle à ma ligne de conduite, j’ai refusé. Ça a vraiment été le point de rupture avec le président Patassé. Je ne pensais pas que cela m’attirerait autant de problèmes que je ferais face à autant d’animosité de la part de ses partisans et de ses proches. Le président Patassé pourtant m’avait dit qu’il savait bien que je ne voulais pas rallier son parti, et face à moi, semblait s’y résigner. Mais d’autres n’étaient pas sur cette ligne. Pendant cette période, je vais donc siéger au Parlement sur les bancs de l’opposition.
Charles Massi C’est dans ce cadre que je vais rencontrer Charles Massi qui a été un de mes amis politiques dans l’opposition, pas un intime, mais un homme avec lequel je partageais des idées et des débats. Je l’avais un peu croisé 92
lorsque j’étais jeune banquier, juste à la veille des présidentielles de 1993. C’était un de nos clients et je m’étais occupé de lui. À l’époque, il était pharmacien aux Armées avec le grade de commandant. Il soutenait le changement et donc Ange-Félix Patassé. Ensuite en 1997, il est aussi entré au gouvernement comme ministre de l’Agriculture. Mais lui était encarté au MLPC. Pourtant, assez tôt, il a commencé à avoir des problèmes avec sa famille politique et les relations avec le chef de l’État vont aussi se dégrader. Il va aller jusqu’à créer son propre parti politique et se rapprocher clairement de l’opposition. C’est à partir de 1999 que nos relations vont se faire plus étroites. Lui était du FODEM et moi toujours de l’ADP, mais nous étions ensemble dans l’opposition. À ce moment-là, l’opposition constituait un bloc assez uni malgré les trahisons du début de la mandature. Nous travaillions beaucoup face au bloc présidentiel. Son décès dans des circonstances troubles et dramatiques sous le régime du président Bozizé a été un choc pour moi. Cette expérience parlementaire a été intéressante à plus d’un titre : membre de la représentation nationale, j’ai participé directement au processus de fabrication de la loi. Bien sûr, mes études de Droit me servaient, notamment quand j’ai été le principal acteur de l’adoption des statuts de la Fonction publique centrafricaine. J’avais demandé et obtenu la suppression de ce que l’on appelait alors la « banque du personnel ». Il s’agissait d’une voie de garage destinée à accueillir les cadres et les agents administratifs dont on souhaitait se débarrasser pour une raison ou une autre et auxquels on ne voulait surtout confier aucune responsabilité. Je me suis aussi battu bec et ongles pour que le Centrafrique adopte le bulletin unique lors des élections présidentielles de 1999, ce qui a ensuite été inscrit dans la loi électorale : une vraie avancée démocratique. Mais le bulletin unique n’a pas été utilisé dès l’élection présiden93
tielle en dépit des avis de la Minurca et de l’opposition. Finalement, Patassé et Kolingba se sont retrouvés au second tour. Mais par un tour de passe-passe, Patassé a finalement été déclaré vainqueur, et il n’y a jamais eu de second tour… Étonnamment, le général Kolingba a appelé au calme et demandé à ce qu’on laisse Patassé gouverner. Du jamais vu. On sait aujourd’hui que Patassé avait dépensé des milliards de CFA pour sa campagne, il confondait de plus en plus sa poche avec les finances publiques, ce qui provoquait le mécontentement d’une partie de la population, et bien sûr scandalisait l’opposition.
Rencontres et nouvelles amitiés Jeune parlementaire j’étais membre de la Commission des lois et des affaires administratives et constitutionnelles. J’étais aussi le vice-président du groupe d’amitié RCA-France au Parlement et vice-président de la section centrafricaine de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF). J’étais donc amené à fréquenter plus que d’autres les diplomates français en poste à Bangui. C’est à cette période que je vais faire la connaissance et me lier d’amitié avec l’ambassadeur Jean Marc Simon et son 1er conseiller, Rémi Maréchaux, futur Monsieur Afrique du président Sarkozy et actuellement ambassadeur de France au Kenya. J’ai aussi bien connu Philippe Duchet, à l’époque conseiller humanitaire à l’Ambassade de France en Centrafrique, malheureusement décédé trop tôt. Dans ce cercle amical, il y avait aussi Mme Isabelle Segaud, une Française mariée à un Centrafricain, qui vit actuellement à Riga. Nous nous rencontrions en différentes occasions, officielles ou non. C’était toujours un moment de plaisir, d’échanges et aussi d’une certaine complicité. Jean Marc Simon est un grand Africain qui a été directeur-adjoint de cabinet de Michel Roussin lorsqu’il était ministre de la 94
Coopération (1994-1995), sans doute un des meilleurs, toujours à l’écoute de l’Afrique, et qui a eu à mener des missions délicates pour le continent comme la dévaluation du franc CFA. Plus tard, Jean Marc Simon sera nommé ambassadeur en Côte d’Ivoire au moment des élections présidentielles et des troubles violents qui accompagnèrent ce scrutin. Je suis sûr que son sens politique et sa modération, mais aussi sa grande empathie pour les plus humbles, lui ont permis d’éviter le pire dans ce grand pays d’Afrique de l’Ouest. Lors d’une de ces rencontres, à l’ambassade de France, au bord du fleuve, ces amis vont me dire qu’ils estiment que je devrais reprendre des études. M. Simon souligna : « Vous avez beaucoup de capacités intellectuelles, de qualités humaines, vous avez une réputation d’intégrité, il serait bon de poursuivre vos études. Pourquoi ne pas tenter d’entrer à l’Institut international d’Administration publique ? ». Je décidais de réfléchir à cette idée. Cela supposait un long séjour en France, mais après tout c’était une formation prestigieuse dans un établissement lié à l’École Nationale d’Administration (ENA) française. Il y avait des possibilités de bourses et le concours se déroulait en quatre phases. Les concours ou les examens ne m’avaient jamais fait peur. Je m’y préparais donc.
Diplomatie parlementaire Parallèlement à ces préparatifs, je poursuivais avec intérêt mes travaux au Parlement, et je m’investissais de plus en plus dans la diplomatie parlementaire francophone. Cela m’éloignait un peu des terribles tensions politiques qui régnaient à Bangui en cette année 2000. C’est surtout l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF) qui va me donner la chance de pénétrer dans le monde de la promotion de la démocratie. À l’époque, le sénateur du 95
nord de la France, Jacques Legendre, assurait le secrétariat général parlementaire de l’APF avec expérience et doigté. Ancien secrétaire d’État en charge de la Francophonie, M. Legendre connaît très bien le Centrafrique où il a servi dans sa jeunesse comme coopérant. Il me prit sous son aile et je participais aux débats touchant aux droits de l’Homme, au règlement des conflits, à l’observation électorale. J’ai ensuite été retenu pour participer à l’élaboration des documents préparatoires et des séminaires en vue de la conférence de Bamako de novembre 2000 consacrée au thème : « Démocratie, droits de l’Homme et Développement dans l’espace francophone ». Aux côtés de Mme Christine Desouches, de Me Dossou, des professeurs Guy Carcassonne et Du Bois de Gaudusson, entre autres, j’ai appris beaucoup, au point d’être admis dans le cercle restreint du Réseau des compétences électorales francophone (RECEF). Sur les conseils de Jacques Legendre, Boutros Boutros Ghali qui était alors à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), me désigna pour conduire la mission d’observation électorale en Haïti d’avril 2000. Cette expérience a marqué le début de ma carrière internationale.
Ayiti Première République noire du monde en 1804, Haïti a payé cher son combat contre la France impériale pour l’indépendance. Ce petit pays de 27 750 km2, occupe la partie Est de la légendaire Hispaniola, la République dominicaine le reste. Ayiti, comme on l’appelle en créole, est peuplée d’un peu plus de 10 millions d’habitants dont une très grande partie vit dans la misère encore aujourd’hui, notamment suite au violent séisme de 2010 qui a dévasté un tiers du territoire et fait des centaines de milliers de morts, autant de blessés, et plus d’un million de sans-abri. 96
À l’époque où je m’intéresse à ce pays, Haïti est en profonde crise politique. Le président Aristide avait été replacé au pouvoir en 1994 grâce à l’intervention des États-Unis, alors présidés par Bill Clinton. Aristide, élu une première fois en 1990, avait été chassé du pouvoir par Raoul Cédras. En 1996, il quitte la présidence au profit de René Préval issu du même parti Lavalas. Mais Aristide soutient à peine son successeur qui doit mener des réformes drastiques et impopulaires sous la pression de la Communauté internationale. Cette politique provoque un tollé dans l’île. En 2000, Aristide se présentait de nouveau devant les électeurs haïtiens. Pour cette mission d’observation électorale particulièrement difficile, notamment en raison de la violence et de l’insécurité qui régnaient encore dans ce pays, la Francophonie avait décidé de déployer une forte délégation. Elle était composée de Me Kassoum Tapo, bâtonnier de l’ordre des avocats du Mali et ancien président de la Commission électorale du Mali, d’un député de la Guadeloupe, du président de la Commission électorale du Niger, du viceprésident du Conseil d’État égyptien, de quatre députés québécois, et de l’ambassadeur des Seychelles aux Nations Unies. Toute cette équipe d’experts était sous ma responsabilité. J’ai eu la chance de rencontrer tous les acteurs politiques d’alors : Préval, Aristide, l’ambassadeur de La Barbade qui représentait le Caricom (Communauté des États Caribéens). Des rencontres et des entretiens passionnants sur ce pays qui a tant souffert des hommes et de la nature. Cette mission, en dépit des difficultés, reste un très bon souvenir. Pendant trois semaines, je me suis mis au service du peuple haïtien, sillonnant toutes les régions du pays. La mission était d’autant plus sensible que pour apaiser les tensions et créer les conditions d’une sortie pacifique de la période électorale, la Communauté internationale s’était regroupée derrière le Parlement 97
francophone. J’étais donc une sorte de porte-parole pour toute la Communauté internationale. Nous avons fait de notre mieux, mais nous avons été bien obligés de constater que ce scrutin était entaché de graves irrégularités et d’une fraude massive. Par exemple, lors du dépouillement, je me souviens encore que des urnes ont été bourrées ou interchangées, une abstention qui a sans doute dépassé les 80 %… Nous avons unanimement décidé sous mon impulsion de ne pas valider les résultats de cette élection, qui donnait Aristide et son parti vainqueurs. Il fallait beaucoup de courage pour dénoncer ces malversations alors que les pressions étaient fortes et diverses de la part de certains États membres notamment du CARICOM. En juillet 2000, lors du sommet de l’APF, je devais présenter mon rapport de mission. J’étais anxieux de la réaction de mes pairs notamment parce que l’ensemble de la Communauté internationale n’avait pas suivi notre décision de ne pas reconnaître le scrutin. Mais ce sont des délégués enthousiastes au contraire qui m’ont applaudi et ovationné, saluant la qualité de mon rapport, et le courage politique de la délégation que j’avais dirigée. Ce succès fut pour moi vécu comme une entrée de plain-pied dans le monde francophone, cette grande famille dans laquelle des hommes de qualité m’ont quasiment adopté, comme le sénateur Legendre, mais aussi feu Guy Penne, le député français Pierre André Wiltzer, futur ministre de la Coopération et de la Francophonie (2002-2004), Joseph Sheuer du Luxembourg et M. Charlier de la Communauté francophone de Belgique.
Ordre de la Pléiade Comme preuve de cette amitié et reconnaissance de la mission bien remplie, je reçus la plus haute distinction de 98
la Francophonie : commandeur de l’ordre de la Pléiade et du dialogue des cultures, lors de la clôture des assises de l’APF à Yaoundé en juillet 2000. Cette première reconnaissance internationale par le biais de la Francophonie aura aussi son revers. Nombre de dignitaires africains assistaient à la cérémonie de décoration. Il y avait là le gratin du gouvernement camerounais et le Premier ministre, des dirigeants de l’OIF, et des parlementaires de tous les pays ayant, comme on le dit si bien, le français en partage. Il y avait également une forte délégation du parlement centrafricain conduite par son président, Luc-Apollinaire Dondon-Konamabaye. Jalousie, incompréhension ou méfiance ? Dans mon pays, cet honneur qui m’était fait, et à travers moi à mon pays, la République centrafricaine que je représentais, servit de prétexte pour m’ostraciser. On disait que j’étais l’homme de la France, le suppôt du néocolonialisme et qu’il fallait farouchement me combattre. Ces attaques venaient particulièrement des autorités en place. Mes relations s’étaient beaucoup dégradées avec le régime Patassé et avec sa famille qui critiquait beaucoup mes prises de position au parlement sur la réforme du statut général de la fonction publique et sur le bulletin unique. D’autant que sur ce dernier point, j’avais été en première ligne, poussé par toute l’opposition pour défendre le projet de loi pendant quatre heures devant les députés et les membres du gouvernement. Patassé avait envoyé un de ses plus durs partisans pour s’opposer à mes arguments. La victoire partielle de l’opposition, puisque le texte avait été adopté mais ne serait pas appliqué dès 1999, était aussi un peu la mienne. Et quand on est victorieux, on ne peut échapper à la colère des ennemis défaits. À 33 ans, je dois bien avouer que j’étais fatigué de ces injustices, de ces complications. Je ne savais pas jusqu’où pouvait aller l’animosité qui se répandait contre moi, encouragée par les séides du président Patassé. Certains de 99
mes amis n’hésitaient pas à affirmer que je risquais ma vie en restant au pays. Je décidais donc de profiter de mon admission à l’IIAP-ENA pour quitter Bangui à la mi-septembre 2000. Je partais sans le savoir pour un exil qui ne disait pas son nom et qui dura trois ans. Mais ce furent trois années de formation intense, d’apprentissage fructueux. Mon dévouement à la cause francophone me permettra d’être accueilli à Paris, mais aussi de me maintenir en relation avec les institutions francophones. Je renouerai d’ailleurs bien plus tard, en 2009 avec les missions d’observation électorale au cours des élections présidentielles et législatives en Mauritanie.
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CHAPITRE 6 L’exilé
Dans la vie, on cumule les expériences au cours du temps et au fil des épreuves. Comme dit l’adage : « Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ». Pour tout homme, l’exil est, je pense, une des pires épreuves. Surtout lorsque cet exil est forcé. Alors pendant ces années en France, je peux avouer que mon pays m’a manqué. Pourtant, j’assume ma double culture. J’ai parlé français dès le berceau. Dans mon éducation, la volonté de mon père était que les deux cultures soient liées : la culture traditionnelle Zandé et la culture française. Papa vénérait la France. D’ailleurs, le jour où l’ambassadeur Vidon m’a remis la Légion d’honneur, je sentais que c’était pour mon père, pour tout ce qu’il avait fait en son temps pour ce qui était à l’époque sa Mère-Patrie. C’est la France, notre maison, comme le Centrafrique qui est d’une certaine manière fille de la France. Je n’ai pas les papiers ni la nationalité française, je ne suis citoyen que de RCA, mais je me sens aussi totalement français. Entre la France et la RCA, je ne choisis pas. C’est une partie de moi-même. Alors que j’étais encore député, j’avais passé avec succès le concours d’entrée à l’IIAP, suivant les conseils de mes amis français de Bangui. L’IIAP devait fusionner pendant ma formation avec la prestigieuse ENA, pour de-
venir sa section internationale sur le site de l’avenue de l’Observatoire. Je fis quelques séjours aussi à Strasbourg où le transfert de l’école était en cours. J’avais toujours la volonté de faire plus et mieux. Des valeurs parfois difficiles à porter, parce que les gens n’ont pas toujours le goût de l’effort. Mais dans cette grande école, à partir de septembre 2000, je retrouvais ces valeurs d’excellence. Mon entrée à l’ENA va m’ouvrir de nombreux horizons nouveaux et démultiplier mes perspectives. La formation dispensée portait dans trois spécialités : administration générale, finances publiques et diplomatie. Nous avions un programme intéressant de visites d’études dans les institutions françaises et européennes, par exemple, à Strasbourg et Luxembourg. Nous faisions des simulations et des études de cas pratiques de gestion de crise, de politiques d’aménagement ou de développement, ainsi que la possibilité d’effectuer un stage pratique soit en préfecture, ce qui fut mon cas, soit dans une ambassade, ou bien dans les grands services publics. Grâce à ce cursus, nous nous sommes trouvés dotés des outils précieux qui devaient nous aider dans la prise de décision et dans l’exécution de nos futures responsabilités. Passer du statut d’ancien ministre et d’ancien député, à celui d’étudiant, me retrouver avec de jeunes Français qui n’avaient pour la plupart exercé aucune activité dans la « vraie vie », n’étaient pas choses faciles. Mais toujours avec humilité, je me pliais à ces nouvelles règles, à cette discipline d’étude. J’avais aussi l’impression de faire mon devoir, de mieux me former pour pouvoir mieux relever demain les défis auxquels mon pays faisait face.
Au cabinet du préfet de la Creuse Ce que je retiens surtout de ces formidables années de formation et d’apprentissage, c’est mon stage au cabinet 102
du préfet de la Creuse, Patrick Delage. Pour ce stage, partie intégrante de la formation de tout énarque, je voulais d’abord aller en Corse, mais on m’avait refusé cette chance parce que l’île de beauté était encore considérée comme une zone peu sûre quelques années après l’assassinat du préfet Claude Érignac par des indépendantistes. Mon second choix se portait sur la Martinique, la Guadeloupe, ou encore sur la Guyane. Je voulais savoir comment on gère un Département français d’outre-mer ou un département frondeur comme la Corse, depuis la métropole, comprendre comment les décisions étaient prises à Paris pour ces provinces éloignées et hors normes. À défaut, l’administration française décida de m’envoyer dans le Limousin… Au début, vous imaginez bien que c’était dépaysant ! Pour moi comme pour les administrés. Le Creusois, il vous accepte ou vous rejette. C’est comme cela, et c’est définitif. Moi j’ai eu la chance d’être adopté, de devenir un fils du pays. Cette expérience m’a permis de savoir comment fonctionne l’État dans des zones confrontées à d’importants problèmes de développement, de saisir comment la préfecture et son chef font l’interface avec des institutions éloignées. D’une certaine façon, la situation de la Creuse par rapport à Paris est assez comparable, toutes choses égales par ailleurs, à celle de ma circonscription de Zémio avec Bangui. Mon expérience gouvernementale et de parlementaire m’ont aussi été d’une grande aide, tant sur le plan théorique à l’ENA que pendant ce stage. J’avais déjà l’expérience de la gestion des affaires de l’État. Quand je suis arrivé en Creuse, à Guéret, le contexte était difficile. Je dois beaucoup à mon maître de stage, le préfet Patrick Delage, ancien polytechnicien et ancien énarque de la fameuse promotion Voltaire, qui a travaillé au SGCI et a été directeur chargé de la protection
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et de la sécurité de l’État au Secrétariat général de la Défense nationale (SGDN). C’était en tous les cas une occasion extraordinaire pour moi d’observer de l’intérieur comment les décisions et directives prises par le gouvernement français à Paris, étaient répercutées, exécutées et suivies sur le terrain au niveau local. Celui qui incarne l’autorité de l’État et de ses institutions au niveau départemental, le préfet, intervient dans tous les domaines possibles et imaginables : des finances aux questions de règlementation, du développement du tissu économique local à la lutte contre l’insécurité. C’est dans ce cadre que je me suis retrouvé face aux paysans de la Creuse qui venaient de traverser deux crises majeures : celle de la vache folle, et celle provoquée par la terrible tempête de l’hiver 1999 qui avait durement touché le massif central et particulièrement le Limousin, région agropastorale et sylvicole. Et la Creuse face à ces crises n’avait pas été épargnée. C’est donc à Guéret où je vais séjourner de mars à juin 2001, que je serais censé apprendre à gérer un « État en miniature » qu’est véritablement un département français. Au cœur du système au sein du cabinet du préfet Delage, j’étais la plume de toutes les réunions et comités départementaux. J’assistais à des débats sur la question des fonds européens au titre du FEDER, visant à soutenir les éleveurs, sur la mise en place des 35 heures dans le cadre du lancement de la Loi Aubry sur la réduction du temps de travail, sur la réforme de la loi de finances, et particulièrement sur la question des contrats et marchés publics. Je fus particulièrement intéressé par les débats sur la question de l’environnement dans le cadre du Projet Natura 2000, et touché lors des commémorations du 8 mai 1945 qui me firent immanquablement penser à mon père, l’ancien combattant. Mon supérieur hiérarchique direct, le préfet Delage, exprima sa satisfaction de mes services sans ambages : il me gratifia d’une note de stage de 17,5 sur 20. En prime, il 104
avait organisé un chaleureux repas d’adieu réunissant tous les directeurs des services départementaux. J’avais été adopté par les Creusois, qui ont pourtant la réputation d’être assez repliés sur eux-mêmes (n’ont-ils pas voté en 1995 à 75 % contre le traité de Maastricht ?). Mais plus qu’un cadre africain de passage, ils avaient vu en moi un homme qui s’intéressait à leurs problèmes, se trouvait à leurs côtés dans les étables et les fermes et leur expliquait avec des mots simples les conditions de financement ou d’obtention de label de qualité. Même la chaîne de télévision locale France3 ou la station de radio France Bleue m’avaient à la bonne. Les Creusois m’ont témoigné leur attachement de diverses façons touchantes. Chaque weekend, une famille souhaitait m’accueillir à sa table. Je peux dire avec regret que je ne suis pas resté assez longtemps pour honorer toutes les invitations ! C’est le cœur serré qu’à la fin du mois de juin 2001, je quittais Guéret, mon village d’adoption, pour faire valider mon rapport de stage à Paris et subir le grand oral final qui déterminait l’obtention du diplôme tant convoité.
Promotion Dialogue Comme il y avait eu fusion de l’IIAP avec l’ENA, le nom de la promotion 2000-2001 du Cycle international long pour les étudiants étrangers auquel j’appartenais, avait changé. Les élèves français du Cycle supérieur de perfectionnement des administrateurs de l’ENA avaient prévu de se baptiser « Promotion Marco Polo », mais finalement nous optâmes pour « Promotion Dialogue ». Il fallait fédérer, c’était la politique de l’actuel ministre français de l’Économie et des Finances, qui à l’époque était délégué à la primature, Michel Sapin. Aujourd’hui toutefois, c’est le nom du grand voyageur médiéval qui est resté… C’est Michel Sapin qui m’a remis mon diplôme de 105
l’ENA avec mention. La cérémonie de fin d’études se tint en présence de l’Administrateur général de la Francophonie Dehaybe, parce qu’en même temps était validée la première promotion des jeunes diplomates de la Francophonie.
Tentative de putsch Mais cet instant de bonheur fut assombri par les conséquences sanglantes de la tentative de coup d’État à Bangui qui avait eu lieu le 28 mai 2001. Dans la nuit du 27 au 28 mai, la résidence présidentielle avait été attaquée par des soldats armés qui avaient abattu des soldats de la Garde présidentielle. Cette tentative de coup d’État a été presque immédiatement revendiquée par le général André Kolingba, celui-là même qui quelques mois plus tôt appelait au calme à Bangui après le résultat douteux de la présidentielle. La répression lancée par les forces de sécurité a particulièrement visé l’ethnie de l’ancien chef d’État, les Yakomas. Cette répression avait provoqué le départ de 80 000 réfugiés, dont une majorité de Yakomas, et provoqué le déplacement de plus de 50 000 civils, selon un communiqué d’Amnesty International de l’époque qui accusait le pouvoir du président Patassé d’avoir arbitrairement assassiné une centaine de civils. Avant cette tentative manquée de coup d’État, la situation du pays s’était gravement détériorée. Les investisseurs boudaient le Centrafrique, les salaires des fonctionnaires n’étaient toujours pas payés, certains agents de l’État affirmant qu’il leur manquait jusqu’à 30 mois de traitement. Parallèlement bien sûr, la corruption se développait, des mouvements de grève étaient lancés par les syndicats, et la répression se faisait de plus en plus brutale. Les combats violents qui ont suivi la tentative de putsch opposaient du côté du président Patassé des milices dont certains 106
membres étaient, déjà, des mercenaires tchadiens, et des éléments de l’Unité spéciale de protection du président de la République, ainsi que des membres des Forces armées centrafricaines (FACA) aux soldats putschistes qui comptaient beaucoup de Yakomas. Patassé fit de plus appel à des soldats venus officiellement du Tchad et à la Libye qui déploya 200 militaires. Pour la première fois, le président Patassé fera aussi appel aux rebelles congolais du Mouvement de Libération du Congo de Jean Pierre Bemba qui à l’époque tenait la province voisine de l’Équateur en République démocratique du Congo. Des civils étrangers et des musulmans étaient également la cible de la répression sanglante. Aux barrages installés sur les grandes artères de Bangui, les soldats se livraient à des contrôles de l’appartenance ethnique des passants, tandis que les rebelles de Bemba se livraient à des viols et des pillages. Fidèle à sa stratégie, le président Patassé avait mis en place le 8 juin 2001 une Commission mixte d’enquête judiciaire dont le président était le commissaire du gouvernement Joseph Bindoumi. Son mandat était de faire la lumière sur la tentative de putsch et les homicides de civils et de membres des FACA par les putschistes. Mais rien n’était prévu pour lancer des investigations contre les exactions des forces de sécurités sur la population civile. C’est dans ce contexte que le 2 novembre 2001, des militaires ont tenté d’arrêter le général François Bozizé, qui avait été limogé de ses fonctions de chef d’État-Major des armées le 26 octobre. La commission rogatoire de la Commission d’enquête l’accusait d’avoir organisé un autre coup d’État, parallèle à celui de Kolingba. Mais Bozizé s’était retranché chez lui avec quelques fidèles et s’opposa par les armes à cette arrestation, provoquant de nouveaux combats dans la capitale. Bozizé finira par s’enfuir au Tchad à la fin 2001.
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Vie de famille Ne pouvant rentrer dans mon pays, je décidais de me rendre à La Haye pour suivre les enseignements de l’Académie de Droit international, rattachée à la Cour pénale internationale. Je souhaitais parfaire ma formation de juriste grâce à un cycle de trois semaines sur le Droit public international et les Relations internationales. Les séminaires étaient dirigés par des sommités de renom international, venues d’Europe, d’Asie et d’Amérique parmi lesquels le Pr Rozen, un diplomate qui aux côtés de Mme Roosevelt et de René Cassin, avait participé à l’élaboration de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 à Paris. Mon certificat obtenu, je rentrais à Paris auprès de mon épouse Lucie qui attendait notre premier enfant. Parallèlement, elle achevait aussi un Master en Économie et Gestion des services de santé à l’Université de ParisDauphine. Elle rédigeait son mémoire sous la direction du Pr Lepen, un grand nom dans cette spécialité. Fille de militaire comme moi, son père était un ami de Papa et sa mère une métisse franco-centrafricaine, inspectrice du Trésor. Nous avions tous deux reçu la même éducation, et cultivé ce côté intellectuel, exigeants envers nous-mêmes, parfois même un peu élitiste. Mon beau-père était un des piliers de l’armée centrafricaine, le général de Corps d’Armée François Sylvestre Sana. Engagé dans l’armée française en 1952, il avait aussi fait la guerre d’Indochine dans les transmissions. Il avait été formé en France à Montargis. Ensuite, après avoir participé à la création de l’armée centrafricaine, il était entré dans la diplomatie en RCA. Sous le président Dacko, il avait été ministre de la Justice, puis ministre des Armées. Il était d’ailleurs resté fidèle à David Dacko et avait participé à son contre coup d’État contre Bokassa. Mais cela avait conduit à un échec cuisant, et tandis que Dacko pourrissait en prison, après 108
deux ans d’emprisonnement, le général Sana avait été envoyé en Yougoslavie, puis à Bagdad comme diplomate. Il avait été de nouveau embastillé par Bokassa dans la célèbre prison de Ngaragba avant d’être assigné en résidence dans son village natal de Damara. Finalement, il avait pu revenir à Bangui à la faveur de l’Opération Barracuda. Il est décédé le 31 juillet 2008, laissant 24 enfants derrière lui. François Bozizé, alors président de la République, lui rendra un hommage appuyé lors d’une cérémonie d’obsèques officielle à Bangui le 19 août 2008. En 1997, j’avais demandé au général Sana la main de sa fille Lucie. Notre mariage a été célébré en grande pompe à Bangui, parce que mon témoin était mon ancien patron, l’ancien Premier ministre, Michel Gbézéra Bria, et son épouse belge, défunte aujourd’hui, était le témoin de mon épouse. Le 31 juillet 1999, nous avons eu une belle cérémonie dans la cathédrale de brique rouge de Bangui. Ma femme et moi allions maintenant devenir jeunes parents, et nous devions nous adapter à des conditions matérielles difficiles : la bourse que je recevais de la Coopération française pendant ma formation à l’ENA était désormais suspendue, alors que les conditions dans notre pays ne nous permettaient pas de rentrer sereinement, ni bien sûr de recevoir aucun soutien de nos parents. Vu la désorganisation du pays, on attendait au contraire de nous, une aide souvent matérielle et financière. Nous dûmes nous résoudre à quitter la Fondation Lucien Paye de la Cité internationale universitaire de Paris où nous logions jusque-là. La chance nous permit de trouver un petit studio, loué à un taux préférentiel au 68 de la rue d’Alleray dans le 15 e arrondissement. Une fois de plus, une famille amie nous accueillait. Nous avions fait connaissance avec l’épouse de la famille Bourboulon au cours de notre scolarité. Elle présidait alors une association en relation avec l’ENA qui faisait découvrir aux étudiants étrangers les 109
merveilles et curiosités françaises. C’est dans cette ambiance chaleureuse et familiale que naquit notre premier enfant, Armelle, le 1er mars 2002. La précarité de notre existence n’entama pas le bonheur de cette naissance. Au contraire, Armelle, magnifique petite fille, nous donna la force et l’énergie de faire face à nos besoins immédiats et à nos nouvelles responsabilités de jeunes parents. Cela reste un des plus beaux jours de ma vie. J’avais déjà un fils d’une autre jeune femme, et avec Lucie, nous avons encore eu deux belles petites filles. J’ai reçu une éducation dure comme je l’ai raconté plus haut. Mais moi par contre, je suis une sorte le papa gâteau : je ne tape jamais les enfants, et j’apparais souvent comme moins sévère que leur Maman qui reprend un peu à son compte les schémas de l’éducation que nous avons reçue. Moi, ce que je n’ai pas eu je le donne à mes enfants, tout l’amour que je peux. Je suis l’ami de mes enfants, particulièrement de mes filles avec lesquelles j’ai plus vécu qu’avec mon fils. Lui a décidé de partir étudier en Chine pour me soulager d’une part de mes soucis familiaux, qui selon lui, m’écrasaient. C’est une preuve de maturité de sa part dont je lui suis très reconnaissant et malgré la distance, nous demeurons très proches. Pour mes filles, j’espère que je ne les gâte pas trop, mais je sais ce qui est bien pour elles. Je ne remercierai jamais assez mon ami Rémi Maréchaux – ici on dit ami mais chez nous en Afrique, on s’appelle frère – qui dès les premiers moments de mon arrivée en France, alors qu’il était en poste à Washington, avait alerté sa famille pour veiller sur moi. Ses parents, son frère aîné, officier dans l’armée française, toute cette famille m’a adopté. Mes week-ends, je les passais souvent chez eux avec mon épouse. Ma fille est née dans le berceau centenaire de cette famille parce qu’avant la naissance de ma fille Mme Maréchaux était venue me voir pour me dire : « Charles, tu sais, tu es mon fils. Mes en110
fants et mes petits-enfants sont nés dans ce berceau familial, un berceau centenaire. Tu es de la famille, ton enfant, né en France, couchera dans ce berceau. » Ce berceau familial est resté chez moi pendant une année entière. Ce sont des choses que l’on n’oublie pas, qui vont au-delà de l’amitié. Aujourd’hui encore, je leur téléphone souvent dans leur retraite en Normandie, et je leur dis : « Merci Papa, merci Maman Maréchaux ». Comme toute la famille Maréchaux, j’ai été très affecté à la mort du mari de cette femme remarquable, en novembre 2014. J’avais aussi le soutien des sénateurs Jacques Legendre et Guy Penne, de Jacques Scheuer, ancien bourgmestre d’Echternach et trésorier de l’Assemblée parlementaire de la francophonie, qui m’accueillait régulièrement avec mon épouse et ma fille pendant les vacances.
Retour à la politique À partir de la tentative de coup d’État du général Kolingba en mai 2001, en dépit de mes nouvelles responsabilités familiales, j’ai commencé à revenir sur la scène politique centrafricaine. J’avais consacré mon temps à mes études, mais l’envie d’agir me reprenait aux tripes. J’étais encore stagiaire en Creuse quand le 28 mai est arrivé. Exceptionnellement, à chaque réunion de cabinet que nous avions tous les vendredis, la RCA était à la une. Le préfet Patrick Delage m’a autorisé à prendre la parole publiquement pour mon pays. J’ai alors pris contact avec Jean-Jacques Louarn de RFI pour dénoncer les exactions des soldats de Jean-Pierre Bemba particulièrement dans le 7e arrondissement de Bangui, et c’est là que j’ai repris mon combat politique mais à partir de la France cette fois. Après mon stage en Creuse, avec Charles Massi qui s’était aussi exilé en France, et Henri Pouzere ainsi que d’autres compatriotes, nous avons créé une organisation pour tenter 111
de rétablir la démocratie en Centrafrique, celle-ci étant selon nous malmenée depuis trop longtemps par Ange-Félix Patassé. Nous avons décidé de rassembler des Centrafricains installés en France, des exilés comme nous, pour créer une plate-forme politique : le Front pour la restauration de l’unité et de la démocratie (FRUD). Cela nous a permis de parler de ce qui se passait au pays, de dénoncer les violences, les abus, les violations des droits de l’Homme. Je m’occupais des relations extérieures de cette structure. Toute cette action militante et de sensibilisation s’est renforcée après l’évasion de Bozizé. Après un passage au Tchad, il nous avait rejoints à Paris quelques mois plus tard avec un certain nombre de compatriotes. En 2002, nous avions créé la Coordination des Patriotes Centrafricains, dans laquelle le FRUD s’est fondu, pour essayer de mener une lutte multiforme afin d’arrêter les dérives du pouvoir de Bangui. Le député Massi, qui était en France aussi à l’époque, n’a pas voulu rejoindre la CPC, et il ne travaillait pas non plus directement avec Bozizé. Certainement, les discussions pour qu’il intègre la structure n’avaient pas marché. Massi était un homme de convictions qui avait son caractère et qui se voyait calife lui-même. Cela créait une situation difficile. Mais nous nous retrouverons à partir de 2008 au gouvernement où cette fois-ci il était ministre des Travaux publics et moi ministre de l’Éducation nationale. Après la démission du gouvernement, nous avons chacun repris notre liberté et emprunté des chemins différents. Lui a choisi la voie qu’on connaît, qui a débouché sur sa disparition, sa mort dans des circonstances troubles et douloureuses, jamais totalement élucidées jusqu’à ce jour. Charles pour moi, ça a été un ami politique, lui, avec ses forces et ses faiblesses, moi également avec les miennes, nous avons lutté pour le pays. Certaines personnes disaient que je le connaissais mieux que quiconque, ce n’est pas vrai, mais on se connaissait et on se respectait. 112
Nous n’avions pas d’aile militaire au CPC. Notre but, c’était de faire pression sur le pouvoir de Bangui en utilisant les canaux que nous avions en France auprès des institutions pour essayer de changer la donne et au moins aider la démocratie en Centrafrique à revenir sur le droit chemin. Alors que nous poussions pour l’organisation d’une conférence de réconciliation nationale, Bozizé, lui est parti en notre nom faire une tournée dans la sous-région d’Afrique centrale à partir d’octobre 2002, alors qu’à Bangui la situation était de plus en plus tendue. Bozizé était membre de la CPC, et nous nous retrouvions régulièrement à Paris. La première fois que nous nous étions donné rendez-vous, c’était à la Gare du Nord. Le général Bozizé me proposa d’aller discuter au fast-food Mac Donald’s situé juste à côté. Je répondis un peu formel : « Mais mon général, on ne peut pas discuter de l’avenir du pays au Mac Do ! ». Un peu étonné, il accepta, et c’est finalement dans un recoin de l’Hippopotamus que nous avons entamé les discussions sur la lutte à mener, la stratégie et la politique qui devrait être celle que mènerait le nouveau régime, une fois Patassé chassé du pouvoir. Pour ma part, je lui expliquais clairement que je ne me lancerais jamais dans la lutte armée : ce n’est pas intégré dans ma vision. Il faut laisser la place à l’écriture et à la parole avant de laisser parler les armes, selon moi. J’étais davantage dans la construction politique de notre mouvement. Je ne connais pas le métier des armes même si je suis descendant d’un ancien combattant, et issu d’une ethnie guerrière. Toutes les rébellions qui se sont lancées en RCA m’ont approché à un moment ou un autre, mais j’ai toujours refusé de prendre le maquis. J’expliquais à Bozizé : « Faites ce que vous savez faire et je ferai le travail que je sais faire : la diplomatie, la politique. Si vous voulez qu’on coordonne les actions peut-être, mais pour moi, encourager visiblement une rébellion, c’est difficile ». Ça 113
a toujours été le point sur lequel on ne s’est pas compris, non seulement avec Bozizé, mais aussi avec les rébellions futures comme la Séléka. Mais c’est plus fort que moi, je suis viscéralement démocrate. À cette époque, Bozizé était déjà dans la logique de la rébellion armée, mais je savais qu’il ne pourrait rien faire sans structuration politique. J’ai donc poursuivi le travail de mobilisation politique et de sensibilisation particulièrement auprès des autorités françaises, et de la Francophonie, et le général Bozizé a mené le combat.
Éternel doctorant Je m’étais entre-temps inscrit à la faculté de Droit Jean Monnet de Sceaux, qui dépend de Paris XI, en vue d’un Diplôme d’études approfondies (DEA), qu’on appelle aujourd’hui Master II, en Droit public général. Malgré les difficultés financières et l’éducation de ma fille, j’ai obtenu mon diplôme en 2003, ce qui me donna accès à une inscription en thèse de doctorat sous la direction du Pr JeanPaul Dubois, un ancien président de la Ligue des droits de l’Homme. Mon sujet portait sur « Les commissions électorales dans les processus démocratiques en Afrique francophone ». Mais jusqu’à aujourd’hui, je n’ai jamais pu soutenir ma thèse. La vie en avait décidé autrement. On ne perd jamais son temps en étudiant, surtout, je me plaçais dans le cadre des futures responsabilités pour mon pays. J’avais pris conscience que ma mission était de servir à tout moment la République centrafricaine. Il fallait être à la pointe des innovations et de tout ce qui participe à l’évolution du monde aujourd’hui. C’est pourquoi j’avais choisi ce 3e cycle en Droit public général, axé sur le Droit communautaire. C’était l’époque des débats sur l’ouverture de l’Europe aux anciens pays de l’Est, Pologne et autres, sous la responsabilité de l’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing. 114
C’est dans ce cadre que j’ai fait mon mémoire de DEA. J’ai travaillé sur la participation du Parlement européen à la législation de l’Union. Tout le monde me demandait de travailler sur la Côte d’Ivoire, sur un sujet tropical, surtout que la Côte d’Ivoire était à la une de l’actualité à ce moment-là et traversait les pires heures de son histoire. Mais j’ai préféré travailler sur l’UE, sur le Parlement européen, voir quel rôle cet organe était appelé à jouer dans l’élargissement de la communauté. Cela m’a permis aussi de poser le regard de quelqu’un qui vient du Sud, où l’intégration bat de l’aile, de comprendre un peu mieux les mécanismes européens, les opportunités, les facilités qu’ils offrent en termes de mobilité, de circulation, ces valeurs et principes qui construisent le monde aujourd’hui. La vie d’étudiant n’était pas facile tous les jours puisque les études comme l’action partisane, je les menais de front avec ma vie de jeune père de famille, et tout cela sans le sou… Nous avons puisé sur nos économies, fait des petits boulots. Mais nous n’étions pas seuls durant cette traversée du désert puisque tout le réseau d’amitié qui avait été construit pendant mes activités parlementaires au sein de la Francophonie, me permettait de compter sur un cercle restreint mais fidèle de personnalités extraordinaires. Tout en m’attelant à mes travaux de thèse, je me préparais aussi, grâce à ces différents appuis, à intégrer l’OIF. Un bel avenir tout tracé.
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CHAPITRE 7 Conseiller diplomatique et ministre de l’Éducation
Le 15 mars 2003 a résonné comme un coup de tonnerre pour tous les Centrafricains. Profitant d’un voyage officiel du président Patassé au Niger, le général Bozizé avait réussi à prendre le pouvoir à Bangui. En 2002, une tentative de renversement avait échoué. À partir du Tchad voisin, Bozizé avait tenté sans succès quelques incursions en RCA, mais cela n’inquiétait pas vraiment le président Patassé qui avait fait appel à l’armée libyenne et aux rebelles de Jean Pierre Bemba pour le protéger. Son régime vacillant, miné par la corruption et les détournements de fonds, appauvris comme jamais, déstructuré, sans État, ne tenait plus que grâce à ces forces étrangères. Bozizé bénéficiait de plus d’une grande popularité dans l’armée qu’il avait dirigée pendant de nombreuses années. La France de son côté va laisser faire, consciente de l’instabilité chronique du pays, et de l’impopularité du chef de l’État. Le 15 mars 2003, le régime tombe sans coup férir, comme une mangue trop mûre. Patassé est forcé à l’exil. Il ira au Cameroun, puis au Togo.
Conseiller diplomatique du président Le 15 mars 2003 a aussi été pour moi un moment de surprise qui a résonné comme une sonnerie de téléphone… J’étais à Paris et je m’apprêtais à intégrer les structures de la Francophonie quand François Bozizé m’a appelé. Il me dit : « Ça y est, on a réussi ! Personne ne s’est battu pour Patassé. On va pouvoir travailler au redressement du pays. Je veux que tu viennes et que tu sois mon conseiller diplomatique ! ». C’était un choix cornélien pour moi. Après avoir souffert plus de deux ans sans travail rémunérateur en France, je m’apprêtais à avoir une situation professionnelle stable dans une organisation internationale en tant que responsable de projet de l’OIF. Il a fallu que je discute avec l’ancien archevêque émérite de Bangui, Monseigneur Ndayen qui se trouvait à Paris, pour prendre une décision. Il m’a poussé à accepter, me disant : « Toutes ces bonnes études que tu as faites en France, c’est pour servir le pays. Je sais que ta famille préfère être stable en France. Mais tu dois aller servir le pays. » C’est comme ça que je suis devenu conseiller diplomatique de Bozizé à partir de juillet 2003 et jusqu’en mai 2005. J’ai laissé ma famille à Paris, la situation n’était pas encore stabilisée à Bangui et je suis parti. Les formalités ont pris un peu de temps en effet. J’étais vraiment en situation d’exil, banni, presque apatride. Le régime Patassé avait invalidé mon passeport et je n’avais donc plus de possibilités de retourner en Centrafrique. Je suis en fait rentré avec un passeport sénégalais qui m’avait été offert pour la circonstance par le ministre des Affaires étrangères du Sénégal, Cheick Tidiane Gadio. Je l’avais connu lors de différentes réunions de la Francophonie, et il était devenu un de mes grands amis. Je lui suis très reconnaissant pour ce geste, et aujourd’hui encore je me sens un peu sénégalais.
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Dans le pays, la situation s’était apaisée. Il y avait bien eu des troubles, des pillages et quelques violences au moment de la prise de pouvoir, mais les Centrafricains avaient recommencé à croire en l’avenir. La nomination d’Abel Goumba, mon vieil ami, comme Premier ministre constituait aussi un signe d’apaisement. Les cours avaient repris dans les écoles et à l’université. Je m’étais d’ailleurs rapproché de la faculté de Droit de Bangui dès mon retour pour dispenser des enseignements gratuitement en parallèle de mes fonctions de conseiller diplomatique. Le pays avait besoin de tous les efforts et de tous les talents ! En résumé, tout rentrait dans l’ordre. Il faut dire que le président Bozizé n’était pas un inconnu pour mes compatriotes mais un habitué de l’arène politique. Né à Mouila au Gabon en 1946, nommé général de brigade sous Bokassa, il avait été l’un des chefs militaires chargés de réprimer l’insurrection lycéenne de janvier 1979. Les heurts avaient fait 19 morts parmi les étudiants, mais la mobilisation avait finalement eu raison de l’empereur nouvellement couronné qui avait perdu le pouvoir. Partisan de l’opposition sous Kolingba, il avait tenté un putsch en 1982 avec Patassé. Tous deux s’étaient retrouvés en exil au Togo. Dix ans plus tard, il était un proche du président Patassé, et pour lui, tient l’armée en profitant pour placer ses hommes et ses parents à des postes clefs. Chrétien, issu de l’ethnie Gbaya, une des plus importantes du pays, on peut dire que François Bozizé était un habitué des exils et des coups d’État. Ce n’est que sur la fin de son règne qu’il va instrumentaliser la religion à des fins politiques, s’autoproclamant Grand Évangélisateur de l’Église du christianisme céleste… Mais au début de son mandat, il tint plus ou moins parole et fixa la tenue d’élections présidentielle et législative au 13 février 2005. Ce n’était pas une sinécure ou, comme on le dit, une mince affaire, d’être conseiller à la présidence de la Répu119
blique. Ce n’était pas facile dans le contexte d’un changement de régime intervenu suite à un coup d’État. Les règles de l’Union africaine (UA), nouvellement créée, interdisaient strictement les coups d’État. La suspension décidée par le Conseil de paix et de sécurité de l’organisation panafricaine entraînait de manière automatique une ostracisation du pays concerné des autres organisations internationales comme l’Union européenne et l’Onu, et marginalisait le pays. Il a fallu beaucoup de doigté et d’ingéniosité diplomatique pour faire lever la sanction aussi bien au niveau de la sous-région qu’au niveau de l’UA et de l’UE où les accords de Cotonou étaient mis en marche pour suspendre la République centrafricaine de toutes les instances internationales. Pour ma part, le président Bozizé me confia la mission de concevoir la politique diplomatique en liaison avec lui directement. J’ai eu l’idée, avec le président et les deux ministres en charge de la diplomatie, de faire un portage diplomatique par le couple Gabon-Congo afin que l’on reconnaisse le nouveau pouvoir centrafricain. Nous l’avons réussi en formant un trio autour du ministre d’État aux Affaires étrangères Karim Meckassoua, du ministre délégué Charles Hervé Wénézoui, avec moi à la présidence. J’ai sorti un livre blanc pour demander ce portage diplomatique par le couple Gabon-Congo, mais aussi à un certain nombre d’États auprès desquels, nous pouvions effectuer des démarches afin qu’ils représentent la République centrafricaine sur la scène internationale. Cette stratégie, accompagnée de promesses de normalisation et particulièrement de l’organisation d’une élection présidentielle dès 2005, a fonctionné car les sanctions ont été levées quelques mois plus tard.
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Grand avec les grands, petit avec les petits J’avais la confiance du président, mais je ressentais une certaine défiance de la part de certains éléments de son entourage. Nous nous connaissions depuis 1999 avec le général Bozizé, il connaissait mes capacités, ma valeur intrinsèque et savait comment les utiliser. Nous avions vraiment fait connaissance en 1999 lorsque j’étais député de Zémio et lui chef d’État-major. La situation de déliquescence de l’armée de Mobutu puis de Laurent Désiré Kabila en République démocratique du Congo, suite à plusieurs mouvements de rébellions soutenus par le Rwanda et l’Ouganda notamment, a fait que ma région de naissance et mon bastion électoral, a été envahi par des militaires des anciennes forces armées zaïroises (FAZ), et ceux-ci causaient des troubles. En 1999, Bozizé et moi avons monté une mission sur place qui devait durer deux jours, mais s’éternisa finalement sur une semaine entière. C’est là que j’ai commencé à lui faire lire le livre d’Honoré Ngbanda Ainsi sonne le glas ! Les derniers jours du Maréchal Mobutu, pour le mettre en condition. Honoré Ngbanda est un homme politique et un écrivain zaïrois né en 1946, qui a été plusieurs fois ministre, ambassadeur et chef des renseignements pendant le régime de Mobutu. Dans son livre, il évoque les derniers jours du Maréchal Mobutu, période qu’il a bien connue puisqu’il a participé aux négociations et était un très proche collaborateur de l’ancien dictateur. Il insiste surtout sur le médiocre fonctionnement de son régime et les nombreuses trahisons des officiers de l’armée ainsi que la légèreté des dirigeants tant civils que militaires qui ont « vendu » leur pays à l’étranger pour prendre ensuite le chemin de l’exil. En lisant cet ouvrage, je voulais que Bozizé réfléchisse à la situation dans notre pays, et le pousser à une action salvatrice. Nos discussions portaient sur une politique qui permettrait à notre pays de renouer avec la démocratie qui 121
allait à vau-l’eau avec le président Patassé. Mais lui considérait alors qu’il était trop tôt, qu’il ne se voyait pas dans une logique de putsch car selon lui la situation n’était pas propice, et que l’on risquait de se mettre à dos la sous-région, voire l’Union africaine. Finalement les conditions avaient été réunies, et il en avait profité. Du coup, l’antériorité de nos relations a toujours fait que le président Bozizé avait une grande estime pour moi et une certaine confiance. Je lui avais toujours dit depuis 1999, et rappelé plusieurs fois à Paris en 2002, que mon rôle à ses côtés serait toujours celui d’une sorte de conscience, à la manière de ce petit homme qui rappelait au général romain après les batailles : « Tu n’es qu’un homme, tu n’es qu’un mortel ! » alors que les autres lui faisaient porter les lauriers de la victoire. C’était ce rôle que je voulais jouer auprès du chef : lui dire la vérité, lui dire ce que les autres ne lui disaient pas parce qu’ils étaient dans une logique de courtisans. Mais pour moi, j’ai construit ma vie de sorte à fréquenter tous les milieux. Donc j’entendais les satisfaits comme les mécontents. Je suis grand avec les grands, petit avec les petits, ce qui me permet d’être au courant d’un certain nombre de choses, au contact de l’information et c’est de cette manière qu’en dépit de la présence parmi ses proches d’une coterie familiale qui avait un certain ascendant sur lui, il continuait à me faire confiance et de prêter l’oreille à mes remarques. Mais j’ai commencé, avec d’autres à voir ressurgir autour du président Bozizé les mêmes attitudes qui avaient été à l’origine du changement de pouvoir, et du mécontentement contre Patassé. Il y avait des détournements, du népotisme dans les nominations, et la marginalisation de certains anciens compagnons de lutte, surtout parmi nous qui venions de la diaspora. Très vite la coterie familiale et clanique a essayé de nous marginaliser, moi, ils m’accusaient de rouler pour la France, par exemple. Ses 122
partisans le poussaient à rester au pouvoir. Au départ, nous étions convenus que nous dirigerions une période de transition visant à créer les conditions d’amélioration du processus démocratique en RCA, que nous organiserions des élections libres et transparentes, auxquelles nous ne serions pas candidats. Mais selon lui, en peu de temps, la donne avait changé. Après des discussions avec certains États, avec la France, il se voyait bien en train de poursuivre l’œuvre commencée par un putsch, surtout que la situation du pays s’était grâce à nos efforts, assez vite normalisée. C’est dans ce contexte qu’il m’a proposé d’être son directeur de campagne pour les élections de 2005. J’ai respectueusement décliné en lui rappelant nos engagements au début de la lutte, et qu’il fallait plus que jamais tenir parole. Le président rétorqua que la situation avait changé et qu’il comptait sur moi pour poursuivre l’œuvre de reconstruction nationale, qu’il me voyait piloter sa campagne et ensuite prendre les rênes du gouvernement. Je lui ai répondu : « Voulez-vous faire de moi le Laurent Fabius de la RCA ? » À l’époque, je n’avais que 38 ans, je me trouvais un peu jeune pour être chef de gouvernement, et puis cela ne correspondait pas à l’idéal que nous avions établi. Je lui ai dit que dans le contexte actuel, je ne me voyais pas en train de prendre une telle responsabilité, que la seule chose que je voulais bien faire pour lui, c’était de bâtir son programme politique et de l’accompagner dans le processus sans y prendre part directement. Dubitatif, il a fini par accepter. Après tout, une fois de plus, il avait respecté mon point de vue. Finalement, le président Bozizé a remporté le scrutin présidentiel et son parti, la Convergence nationale Kwa Na Kwa, a obtenu 42 sièges sur 105 au Parlement.
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Tentative d’assassinat ? Ma réticence à me mettre tout à fait derrière François Bozizé, outre le fait qu’il ne respectait pas ses engagements en se présentant, tenait aussi à un incident douloureux dont j’avais été victime en 2003, très exactement le jour de Noël. Le soir de la Nativité, j’étais dans un restaurant de Bangui avec mes deux filleuls quand des gens de la garde rapprochée du président sont arrivés, armés jusqu’aux dents et particulièrement nerveux. Ils voulaient assassiner l’un des serveurs pour une histoire d’argent, quelques milliers de CFA de monnaie qui n’auraient pas été rendus après une consommation… Étant avec mes filleuls et voyant tout cela, surtout que c’était quand même Noël, je me suis rapproché d’un des militaires que je savais proche du chef de l’État et membre de sa sécurité rapprochée, pour lui dire que je me chargeais de lui rembourser l’argent. Je lui donnais une carte de visite sur laquelle était écrit mon nom mais pas ma fonction. « Ce vendredi, vous m’appelez à ce numéro, je vous rembourserai ce que vous doit ce monsieur », lui dis-je. Le militaire ne semblait pas convaincu. Il voulait faire la peau à ce serveur pour 8 000 FCFA. C’était ce qu’on appelait les libérateurs à l’époque. Les six premiers mois du régime, c’était invivable à Bangui : ces militaires revanchards et agressifs se croyaient tout permis. Il a insisté et je lui ai fermement ordonné de ne pas commettre ce forfait. Je suis entré avec mon téléphone dans les toilettes, j’ai appelé le commandant de la garde républicaine, un Français, ancien légionnaire, en lui expliquant ce qui allait se passer dans le restaurant. Au lieu de m’envoyer des hommes d’un grade équivalent ou supérieur au grade de celui qui voulait commettre le forfait, il m’a envoyé une petite équipe de quatre soldats du rang. Automatiquement, après les avoir désarmés, l’officier de la garde présidentielle a voulu savoir qui était à l’origine du coup 124
de fil qui les avait fait venir. Une intervention qui l’empêchait d’aller au bout de sa vengeance. Alors j’ai décidé de me présenter : « Charles Armel Doubane ! Conseiller diplomatique du président de la République ! ». À ce moment-là, il s’est vraiment énervé, vociférant, m’injuriant, insultant Bozizé. Il prit son arme, me mit en joue, et appuya sur la détente. Est-ce que l’arme était enrayée ? Est-ce une mise en scène pour m’intimider ? Estce que ce n’était pas un jour de chance pour lui, mais un jour de baraka pour moi ? Je ne sais pas. Toujours est-il que je me rappelle qu’il a tenté de tirer trois fois et que le coup n’est jamais parti. L’arme n’a pas fonctionné. L’officier n’en revenait pas et n’avait plus rien d’autre à faire qu’à partir. Une fois cette tentative échouée, un peu calmé, j’ai saisi le ministre d’État, directeur du cabinet présidentiel, pour qu’il m’envoie un chauffeur qui pourrait me ramener chez moi et raccompagner les enfants chez eux. J’étais sous le choc, tétanisé après ce que je venais de subir, et je ne pouvais plus conduire. Pendant 48 heures, je n’ai pas fermé l’œil. Je suis allé moi-même au dispensaire psychiatrique pour parler avec un médecin à défaut d’un psychologue. La nuit même de cet incident, l’aide de camp du président était informé. Mais le président de la République a attendu dix jours avant de prendre de mes nouvelles. Même la presse pourtant commençait à se faire l’écho de l’affaire. Au détour d’une conversation dans son bureau, il me demanda : « Monsieur le Conseiller, comment s’est passée votre affaire avec Monsieur Gbangouma ? » Je lui ai répondu : « Monsieur le Président, cela fait dix jours que j’attendais que vous preniez des nouvelles et des mesures. » Je lui ai rappelé aussi les conditions dans lesquelles j’avais quitté Paris, abandonnant ma femme qui était enceinte de ma deuxième fille pour rejoindre Bangui, ce bébé que je n’avais pas encore vu alors que c’était Noël, parce qu’elle 125
était née en mon absence. Et moi, son proche collaborateur, on me tire dessus sans qu’il réagisse. J’ajoutais : « Voilà Monsieur le Président, nous sommes un État fragile, dans une situation encore instable. Vous imaginez les conséquences si dans ce contexte votre conseiller diplomatique était assassiné par quelqu’un de votre sécurité rapprochée. » Les diplomates de Bangui s’étaient offusqués de cet incident, d’autres clairement avaient exprimé leurs inquiétudes. Mais lui, mon patron direct, ça ne lui a rien fait. Je l’interrogeais : « Est-ce à dire que ma participation ou mon appui ne sont pas importants, pas essentiels ? » Il tenta quelques réponses peu convaincantes, mais m’accorda un congé de quelques jours. J’en profitais pour aller à Paris, où finalement, je suis resté pratiquement trois mois pour me remettre de ces émotions et vivre avec ma famille. C’est à ce moment que j’ai découvert avec émotion la petite Caroline, ma seconde fille, qui était venue au monde le 18 novembre 2003.
Disgrâce Il a fallu beaucoup de pressions et de conseils d’un certain nombre d’amis pour que je reparte à Bangui. C’est dans ce cadre que je vais refuser sa proposition d’être son directeur de campagne pour les présidentielles de 2005. Je suis resté dans son cabinet et j’ai poursuivi mon travail dans l’intérêt du pays. Je ne suis jamais revenu sur le sujet avec lui. Mais je revenais plus souvent à Paris pour profiter de ma famille. Normalement le conseiller diplomatique est littéralement dans la trousse de toilette d’un chef d’État pour ses missions à l’étranger. Mais Bozizé ne m’a demandé de l’accompagner que quelques rares fois. Nous avons passé une dizaine de jours au Burkina Faso où nous devions étudier le modèle burkinabé afin de nous en inspirer. Mais il m’a emmené parce que c’était une grande 126
mission et qu’il avait besoin d’une plume, et apparemment j’en suis une et une très bonne. Ensuite, j’ai été deux fois avec lui à Tripoli. La deuxième fois, nous avons eu l’occasion de parler de nos relations professionnelles, ce dont il n’avait jamais le temps à Bangui. Au fur et à mesure, il y avait de plus en plus de frustrations, alors j’ai préféré prendre mes distances. Je suis parti entre les deux tours de l’élection présidentielle. En fait j’avais compris qu’une fois réélu, il avait pris la décision de me limoger. Je préférais démissionner.
Consultant Je suis resté à Paris quelques mois et puis le PNUD m’a recruté comme consultant pour encadrer les députés de la nouvelle Assemblée nationale centrafricaine. Je suis donc retourné à Bangui, mais comme agent de l’Onu, pendant trois mois. Je n’ai pas eu de contact avec le chef de l’État. J’étais bien tombé en disgrâce, alors que je n’avais commis aucune erreur et que j’avais servi mon pays de mon mieux, et obtenu des résultats. Dans le même temps, avec un ami parisien, Laurent Bellec, professeur à Paris V et médecin à l’hôpital Georges Pompidou, nous avons créé un cabinet de consultants à Bangui : CADBEL et associés. Cela nous permettait de postuler à certains appels d’offres locaux. Nous avions un contrat avec la Coopération française pour effectuer une évaluation du système éducatif en RCA. C’est dans ce contexte que j’ai travaillé également pour le pôle des opérateurs de téléphonie à Bangui dans le cadre d’une action en justice qui les opposait à l’État centrafricain. Un texte de loi avait été adopté qui restreignait leurs activités avec beaucoup de possibilités de suspension de licence, beaucoup de mesures de rétorsion dans les cas où il y aurait eu un manquement au respect des dispositions concernant la régulation du secteur de la téléphonie. 127
Ce texte, manifestement illégal, nous a été confié par le pôle des opérateurs économiques du secteur. Avec un dossier complet, nous avons déféré ce texte devant le Conseil d’État centrafricain et nous avons gagné. À partir de ce moment, Bozizé et surtout son gouvernement et son entourage m’ont considéré comme leur bête noire. Ils voulaient cette fois me liquider, physiquement ou politiquement. Commençant à gagner un peu d’argent dans le cadre de mes activités de consultant, j’étais revenu à Paris fin 2005. Je passais ainsi les fêtes en famille, ce qui n’était pas arrivé depuis un bon moment. Le soir du 26 janvier 2006, j’ai reçu un coup de fil de l’ancien ministre des Affaires étrangères, Charles Hervé Wénézoui, qui était entre-temps devenu Secrétaire général de la présidence. Il m’informe qu’il m’appelle de la part du chef de l’État et me le passe. François Bozizé était tout miel à l’appareil. Il me rappelait les bons souvenirs que nous avions en commun, me flattait en soulignant que j’étais un cadre compétent, honnête, intègre et que le pays avait besoin de tous ses fils. Il estimait que la situation était stabilisée et il souhaitait remanier le gouvernement. Il y avait une grève des enseignants à ce moment-là. Mais le président affirmait qu’il me voyait bien dans cette équipe gouvernementale. Il s’agissait selon lui d’un remaniement partiel qui ne devait toucher que trois postes : les Affaires étrangères, l’Éducation nationale, les Eaux et forêts. Logiquement, me méfiant toujours un peu, je lui demandais à quel poste de responsabilité il voulait que j’intervienne. C’est alors qu’il me parlât du ministère des Affaires étrangères. Or, le matin même, j’étais allé rendre visite à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce au ministre Jean Paul Ngoupandé, un ami de longue date, compagnon de lutte, mais aussi grand ancien qui avait été Premier ministre. Il était malade du cœur, et recevait régulièrement des soins en France. En aucun cas, je ne pouvais accepter cette proposition. J’ai répondu au président : « Si c’est le poste de 128
ministre des Affaires étrangères, je ne puis l’accepter Monsieur le Président, parce que je n’enjamberai jamais les dépouilles de mes aînés pour prendre leur poste. Si c’est les Affaires étrangères, la réponse est non ! Je ne prendrai pas le poste malgré tout le respect que je vous dois. » La conversation se termina ainsi, mais le lendemain soir, le président Bozizé me rappela. Il m’annonça cette fois : « Comme vous êtes enseignant à la faculté, ancien leader étudiant, je vous propose l’Éducation nationale ». Cette fois, je n’avais pas d’arguments. J’ai accepté, mais à la condition que je sois seul maître à bord pour tout le système éducatif, afin d’être à même de mener les réformes nécessaires. Le président me répond que pour un temps j’aurais sous ma responsabilité un ministre délégué en charge du primaire et du secondaire : « Parce que je viens de gagner les élections, dans le cadre de la campagne, j’ai fait des promesses. Il y a quelqu’un qui sera là dans un premier temps, il faut accepter, après on verra. » Une fois de plus j’étais hors de Centrafrique quand j’ai été nommé, et une fois de plus je n’avais ni intrigué, ni demandé. Le décret concernant ma nomination a été promulgué le 30 janvier 2006 au Journal officiel. Je devenais ministre de l’Éducation nationale, de l’alphabétisation, de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Retour aux affaires Je voulais être seul maître à bord parce qu’à l’époque, il fallait tout remettre à plat. Pour moi, l’éducation nationale devait être entendue au sens large, c’est-à-dire prendre en compte l’alphabétisation, l’éducation supérieure comme l’école primaire et secondaire, mais encore la recherche scientifique. Et je voulais pouvoir mettre en place ma vision tirée de mon expérience d’enseignant et d’ancien élève de l’ENA, et de cadre. Il fallait une énergie et une 129
cohésion de pensée et de moyens afin de mettre en application cette vision politique et de mener les réformes nécessaires. De plus, je l’ai déjà souligné, j’aime travailler seul. Mon intuition de plus comme nous le verrons ne me trompait pas. Quand j’arrivais à Bangui pour prendre mes fonctions, ma première décision fut de faire un rapport diagnostic du système éducatif centrafricain. J’ai demandé l’aide de la France et de la Banque mondiale pour pouvoir obtenir le REESEN, le Rapport d’études et d’enquêtes du système éducatif national, qui est un document demandé par la Banque mondiale, l’Unesco, l’AFD et le panel des bailleurs de fonds du système éducatif. Cela permet de savoir exactement ce qu’il faut mettre dans une cagnotte budgétaire au service de l’éducation. Le projet était soutenu et défendu à Washington, et j’ai pu obtenir dans le cadre du processus accéléré de financement 37 millions de dollars qui nous ont permis de construire ou de réhabiliter 900 écoles, de financer la formation de 3 000 enseignants et de doter de manuels scolaires de français et de calcul, tous les élèves du primaire, du CP au CM2. Cela, c’était sur le volet éducation générale. Dans le cas de l’alphabétisation, j’ai essayé de promouvoir l’alphabétisation en m’inspirant du modèle burkinabé parce que c’est toujours la partie la moins financée dans la politique éducative. Au niveau du ministère, nous avons établi le programme, et nous l’avons confié à des ONG et à des associations religieuses pour qu’elles le mettent en œuvre. Il y avait des alphabétiseurs de l’État, déployés dans chaque préfecture et sous-préfecture et équipés de motos pour qu’ils puissent sillonner les villages. Nous avons aussi mis en place des contrôleurs pour rester vigilants sur le programme et éviter l’instrumentalisation ou l’idéologisation par les autres alphabétiseurs issus du monde religieux ou associatif. J’ai aussi participé à la remise en selle du Centre régional 130
d’éducation et d’alphabétisation en Afrique, dont le siège est à Lomé. C’est une organisation panafricaine qui se charge de l’alphabétisation à l’échelle régionale. Mais dans le cadre de la réforme du système éducatif, ma priorité a vraiment été de lutter contre la corruption, surtout aux examens. Des élèves ou leurs parents payaient les examinateurs pour s’assurer de bonnes notes. C’était inacceptable et enlevait toute valeur à nos diplômes. Dans ce contexte-là que j’ai eu l’idée d’utiliser le système du code-barres. Avec un ami informaticien, et le financement d’un autre ami qui travaille dans l’exploitation forestière et qui a mis 1 500 euros à ma disposition, nous avons acheté en France des lecteurs manuels de code-barres, le même genre que ceux que l’on trouve dans les supermarchés, et des étiquettes. Ce système est aujourd’hui entré dans le mécanisme ordinaire de contrôle des connaissances et des examens et concours en République centrafricaine. L’anonymat est ainsi totalement préservé ou presque et la corruption devient quasiment impossible. Pour l’enseignement supérieur, j’ai défendu un projet que beaucoup de mes prédécesseurs n’avaient pas réussi à obtenir. Mais je me suis battu pour l’établissement d’un statut particulier de l’enseignement supérieur. Il s’agissait de mettre les enseignants dans des conditions optimales de travail avec tout ce qui a trait à leur carrière, aux questions de leur avancement, aux questions matérielles. Quand un enseignant est mal loti, naturellement, on ne peut pas attendre beaucoup de lui. J’ai donc en grande partie apuré les arriérés colossaux d’indemnités de recherches et d’indemnités de vacations qui avaient été pendant très longtemps gelées. Nous avons aussi, dans le cadre de l’enseignement supérieur technique, remis en état de fonctionner la ferme agricole de l’Institut supérieur de développement rural de Mbaïki. Ce n’était pas une mince affaire, mais c’était nécessaire pour un pays où 131
l’agriculture et l’élevage sont une des mamelles de l’économie. Nous avons renfloué les caisses de la ferme école, rénové le poulailler qui permettait d’avoir une activité pratique sur l’élevage des poulets, réhabilité la porcherie pour les mêmes raisons. J’ai pu ensuite, dans le cadre d’un partenariat public-privé équiper les laboratoires de recherches de la faculté de Sciences de l’Université de Bangui. Avec l’aide de la Coopération française, nous avons relancé le Laboratoire Lavoisier qui est aujourd’hui le centre de référence et le pôle d’excellence pour l’Afrique centrale en matière d’enseignement supérieur dans le domaine de l’eau. Avec le même partenaire, j’ai mis en place le Laboratoire de Climatologie et d’Études Environnementales à la faculté des Sciences de Bangui. Voilà quelques exemples de ce que j’ai pu faire pour essayer de donner un tant soit peu d’espoir à la jeunesse centrafricaine lorsque j’étais ministre de l’Éducation nationale. Une affaire continue à circuler sur le Net au sujet de mon passage à l’Éducation nationale. Il s’agit d’une fraude à l’examen du baccalauréat d’élèves camerounais. En fait, certains m’ont accusé à l’époque d’avoir touché de l’argent de ces étudiants pour organiser la fraude. C’est bien sûr totalement faux, contraire à mes principes, et aux actions que j’ai menées justement pour lutter contre la fraude aux examens. Les étudiants en question ont d’ailleurs été interdits d’examen à Bangui. Je ne voudrais accuser personne nommément, mais juste dire que cette affaire n’a eu pour moi aucune suite, et que d’autre part, j’avais eu raison de vouloir être seul responsable de mon département ministériel.
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Bilan positif Pour moi, la RCA ne pouvait se développer qu’avec l’union, la jonction des intelligences des cerveaux, et des intelligences des bras. C’était la leçon que m’avait donnée mon père en son temps, quand il me forçait à l’accompagner aux champs. Il s’agit, toute modestie mise à part, de grandes réussites, saluées par les Centrafricains, par la Communauté internationale et les partenaires techniques et financiers. Le bilan était très positif, surtout après deux ans seulement de mandat. L’essentiel des résultats de cette politique était encore visible et sensible avant la crise de 2013. Au niveau de l’enseignement supérieur, les acquis sont restés puisque le statut particulier de l’enseignement supérieur est un acquis qui permet aujourd’hui aux enseignants d’avoir, par exemple, des possibilités de mobilité, ou de prendre une année sabbatique. Dans le domaine de l’enseignement de base, les acquis concernent surtout le triple investissement que nous avons réalisé avec la Banque mondiale à travers la réhabilitation ou la construction de 900 écoles, même si les rebelles de la Séléka ont investi ces établissements pour en faire des bases militaires alors qu’ils avançaient sur Bangui. La politique de formation des enseignants du primaire pour éradiquer le déficit et en finir avec les maîtres-parents. Ce système posait en effet problème. Ce sont des citoyens lettrés qui donnent des cours aux enfants et sont payés directement par les familles. Mais tous ne sont pas au niveau, et cela remet en cause le principe d’égalité d’accès à l’éducation. Donc c’est une bonne chose que la politique de formation ait été maintenue. Ensuite, la relance de l’alphabétisation a permis de ramener dans la politique éducative cette dimension et cette vision d’une politique programmée en vue d’éradiquer l’illettrisme et l’analphabétisme en 2020, conformément aux objectifs de développement du millénaire de l’Onu. Notre audit reste 133
aussi comme une sorte de vade-mecum du système éducatif centrafricain : on sait exactement quels sont les problèmes et quelles solutions on peut y apporter avec quels moyens. Notre exemple a été suivi par le ministère de la Santé qui a bâti son programme en s’alignant sur cette vision de 2020. J’ai vraiment donné le maximum de mes capacités à ce poste qui me tenait particulièrement à cœur parce qu’il apportait concrètement quelque chose à mes compatriotes et surtout aux plus jeunes d’entre eux. Je ne me suis pas fait que des amis au demeurant parce que beaucoup de gens, y compris des collègues ministres, jalousaient ma réussite et les fonds que j’avais réussi à obtenir pour mon département.
Tombent les masques Et puis l’inimitié de certains proches du président Bozizé n’avait pas faibli. Lui-même laissait faire. J’avais déjà connu cela… Je connaissais de mieux en mieux l’homme derrière l’uniforme de général ou le costume de président de la République. Tous ceux qui croyaient que Bozizé était démocrate, que Bozizé était compétent, que Bozizé était performant, se trompaient lourdement. Si l’on voit exactement de quelle manière le président Bozizé s’est comporté dans sa vie professionnelle, dans sa vie politique, on voit bien que ce n’est pas quelqu’un de très brillant, mais qu’il a eu de la chance, et a su la saisir. Mal sorti de l’école d’officiers, il a été repéré par Bokassa selon des critères qui lui sont propres. Il commençait son ascension à ce moment-là, sous la férule d’un modèle qui n’était pas un modèle de démocratie. Bozizé a été formé dans ce moule-là, celui d’un chef incontestable qui ne discutait pas, qui avait tous les pouvoirs. C’est comme ça que Bozizé a formé sa conception de la politique. Mais la vision de Bokassa s’inscrivait dans une époque, alors que la 134
vision que Bozizé a héritée de son mentor était en désaccord avec son temps. Il était resté dans le schéma des années 1970, des coups d’État, et du même coup de la psychose du renversement à tout moment, de la peur de perdre le pouvoir. Il ne pouvait pas dialoguer. Plus il restait au pouvoir, moins on pouvait exprimer une position contraire à la sienne. Il voyait cela comme une remise en cause de son autorité. Quand on est entouré par les affaires familiales, les alliances régionales, les préoccupations claniques et partisanes, c’est la personne avec qui on prend la dernière tasse de thé qui a raison. Avec Bozizé, ça a toujours été ça. Tout cela m’a poussé à donner ma démission le 31 janvier 2008. Mais en fait, une motion de censure a été déposée au Parlement contre le gouvernement, et j’ai donc bénéficié de la démarche du Premier ministre qui avait pris les devants et avait présenté la démission du gouvernement au président de la République. Ce n’était plus moi qui partais, c’est tout le gouvernement qui démissionnait.
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CHAPITRE 8 Ambassadeur de RCA à New York
À cette époque, je considérais que j’étais à un croisement de ma vie. J’avais passé la quarantaine. Je pouvais considérer que ma vie avait été très remplie, et que j’avais servi au mieux ma famille et mon pays. Les fonctions que j’avais occupées avaient enrichi mon expérience, et appris beaucoup en termes de gestion politique et de stratégie politicienne. Les activités de conseil avec le cabinet que j’avais créé avec mon ami Laurent Bellec fonctionnaient relativement bien, avec comme client important la Coopération française, et nous intervenions désormais dans le secteur de l’éducation. Laurent, grand spécialiste dans la lutte contre le VIH-Sida, avait un temps travaillé avec Bernard Kouchner sur la réforme de la politique médicale au Congo et au Gabon. À mon départ du gouvernement, pour ajouter une corde à mon arc si l’on peut dire, et en même temps répondre à un besoin pressant du pays, j’avais ouvert une société appelée la Centrafricaine des Produits Chimiques, qui intervenait dans le domaine agropastoral et l’environnement. En clair, il s’agissait de fournir des engrais, des semences et des pesticides aux paysans pour améliorer la rentabilité de leurs exploitations, mais en même temps de développer des processus de traitement des eaux. Nous avions développé un partena-
riat avec la FAO et le gouvernement centrafricain qui fonctionnait bien. Avant la crise de 2013, c’était la seule structure de ce genre à Bangui. Malheureusement, tous nos locaux ont été pillés et notre matériel volé au moment des évènements du 24 mars 2013. Il ne reste rien de l’entreprise aujourd’hui, il nous faudra tout reconstruire quand la paix et la sécurité seront revenues, parce que je suis de ceux qui estiment qu’il faut mieux nourrir les Centrafricains, et que cela passe par une agriculture modernisée et plus seulement vivrière.
Loin des yeux, loin du cœur Alors que je tentais de réorganiser ma vie professionnelle, il me fallait aussi remettre de l’ordre dans ma vie familiale. Mes absences répétées du foyer parisien à cause de mon travail, l’éloignement, les risques politiques, avaient contribué à nous éloigner ma femme et moi. C’est la vie qui veut ça. Personne n’est responsable de ce genre de délitement et beaucoup de couples connaissent ce genre de problèmes, notamment parmi les expatriés. « Loin des yeux loin du cœur », dit l’adage. J’essayais toujours de trouver du temps à passer avec mes enfants, je m’assurais que la famille ne manquait de rien. Mais cela ne remplace pas une présence quotidienne dans la vie de famille. Après dix ans de vie commune, enfin si l’on peut dire, mon épouse Lucie a voulu que nous demandions le divorce. Il a été prononcé en août 2012. Nous sommes restés en excellents termes, et je n’ai pas de problèmes avec mes filles, qui semblent s’accommoder de la situation. Bien sûr, il est difficile d’entrer dans la tête des enfants, mais je crois qu’elles vont bien. Mon ex-épouse a refait sa vie et je lui souhaite tout le bonheur du monde. De mon côté, j’ai renoué avec Sylvie, mon amie d’enfance qui avait été une des épouses du président Kolingba. Nous sommes en train 138
de réfléchir à la façon dont nous allons organiser notre vie. Notre famille ne sera peut-être pas celle dont adolescents nous avions rêvé, mais ce sera tout de même une belle famille. J’ai souvent fait passer la famille élargie dont j’ai la charge avant mon épouse et mes propres enfants. Je suis né dans une famille polygame, je n’ai pas grandi sous l’autorité d’une Maman aimante, mais sous la férule d’une belle-mère qui ne m’aimait pas beaucoup et qui a quitté mon père quand j’avais 6 ans. Papa est resté célibataire pendant quinze ans. Nous les enfants, à la maison, nous n’avons pas vécu sous l’autorité d’une mère, on a vécu sous l’autorité d’un père avec des domestiques et des aînés qui grandissaient et prenaient les responsabilités vis-à-vis des plus jeunes. Je l’ai rappelé plus tôt, je suis du côté de mon père le quatrième enfant d’une fratrie de sept, et du côté de ma mère le premier garçon d’une fratrie de cinq enfants. Je suis à cheval sur les deux mais je suis aussi en quelque sorte fils unique. En plus je me destinais à la prêtrise. Tout ça pour dire que je ne sais pas si j’étais vraiment préparé à la vie de famille ni au mariage. L’idée d’une relation suivie avec une jeune fille n’était pas dans mon esprit dans ma jeunesse, jusqu’à ce que je tombe amoureux d’une jeune étudiante : Virginie. Nous avions plein de points communs, et non des moindres, un profond attachement à la religion catholique. Elle-même voulait entrer dans les ordres chez les religieuses. Mais bon, de fil en aiguille, nous avons eu un enfant ensemble, dans des conditions assez difficiles. Au départ de notre relation, il y avait eu un mensonge qui a tout compliqué, voire tout gâché. En fait, elle était promise par sa famille à un autre homme, plus âgé et qui avait déjà une situation puisqu’il était inspecteur de la Sécurité sociale. Mais elle aurait préféré choisir le compagnon de sa vie, son futur mari, et surtout vivre avec quelqu’un de son âge. Finale139
ment, elle est tombée enceinte de moi, et le 10 septembre 1990 un beau garçon est né, mon premier fils, Prince Lionel. Cet enfant dès sa naissance, a été l’objet d’un grand marchandage entre sa mère et celui qui devait l’épouser. Mais elle choisira finalement de suivre l’homme installé plutôt que le jeune étudiant sans situation. C’est classique, mais cela ne m’empêcha pas d’être profondément déçu et désolé. De plus, l’inspecteur de la Sécurité sociale s’était arrangé pour faire changer le certificat de naissance de Prince Lionel, et en faire son enfant à ma place. Il va me falloir dix ans de procédures et de procès pour récupérer la paternité de mon fils. Je ne leur en ai pas vraiment voulu, mais j’étais terriblement fâché que mon fils se retrouve à son corps défendant dans une telle intrigue. Finalement, le 1er janvier 2000, celle qui voulait devenir nonne m’a appelé pour me demander pardon et reconnaître qu’elle n’avait pas le droit de me priver de mon enfant. Elle souhaitait que j’arrête les procès, que de toutes les façons elle avait perdu, et me reconnaissait tous les droits sur l’enfant. Elle m’expliqua qu’à l’époque de la naissance, elle n’avait pas pu résister à la pression de sa propre mère qui voulait absolument qu’elle épouse un fonctionnaire, garantie d’une situation stable et confortable. Le jeune étudiant que j’étais à l’époque ne faisait pas le poids. Mais finalement, nous avons de très bonnes relations avec mon fils qui vient de finir ses études en Chine, il fait partie de la génération qui voit loin et considère le monde comme son village.
Rémy et Aïcha En 2008, alors que mon jeune frère était prêtre dans une paroisse à l’intérieur du pays, et que ma sœur cadette était infirmière dans la même ville, ils ont recueilli une dame musulmane, une jeune Peul, sourde et muette. Tous deux pensaient qu’elle avait été abusée durant une soirée par un 140
inconnu, parce qu’elle n’était pas mariée, mais qu’elle était enceinte. Dans ces petites bourgades, de toutes les façons, tout se sait… Ma sœur est très active dans les mouvements associatifs d’aide aux femmes, et aussi travaille en étroite collaboration avec les différentes confessions de la ville, elle s’est arrangée pour héberger cette femme dans le besoin et sans parents. Elle a accouché d’une petite fille. Immédiatement mon frère et ma sœur ont fait appel au chef de famille et m’ont appelé. Ils voulaient que j’adopte cette enfant. J’ai accepté et nous lui avons immédiatement donné le nom de famille Doubane avec un prénom chrétien, Merveille Divine accolé à un prénom musulman, Aïcha. Cette enfant, née en octobre 2008, fait partie intégrante de la famille Doubane et est considérée au même titre que les autres enfants Doubane. Officiellement, sur son acte de naissance, son père n’est autre que Charles Armel Doubane. Cela fait de notre famille une structure vraiment spécifique, avec des origines diverses, mais c’est avant tout une famille. En 2009, alors que j’étais célibataire géographique, j’ai eu un autre fils issu d’une liaison avec un jeune médecin, le Dr Paulette Mbay. Nous l’avons baptisé Rémy Junior en hommage à mon père. En 2012, j’ai réussi à réunir tous mes enfants pour une grande fête de famille. Je traite tous mes enfants de la même façon, je suis leur éducation, je m’occupe de leur environnement, je reste à l’écoute s’ils ont un souci. Et ma famille ne cesse de s’agrandir : en 2011, un de mes proches amis est décédé et j’ai dû adopter ses enfants. Musulmans, j’ai dû les mettre à l’abri récemment au Tchad parce qu’ils étaient menacés à Bangui où je les ai installés. Mais tous les jours, j’appelle pour avoir de leurs nouvelles, pour savoir ce qu’ils deviennent. C’est bien une bêtise centrafricaine d’opposer aujourd’hui les uns aux autres, les chrétiens aux musulmans, les animistes aux protestants… Ma situation n’est pas si différente de 141
celle de beaucoup de mes compatriotes. Et moi, comme ayant aujourd’hui dans ma propre famille des enfants musulmans, des enfants chrétiens, demain peut-être des petits-enfants à moitié chinois ou à moitié français, comment pourrais-je être contre les musulmans, ou contre les chrétiens ? Comment peut-on ainsi pour des raisons politiques, tenter de diviser les familles ?
Un appel à Séoul Pendant deux ans, j’ai été le Secrétaire général d’un forum d’échange entre la Corée du Sud et l’Afrique. Compétences d’avenir Corée-Afrique, est une organisation très intéressante où de jeunes leaders du secteur privé ou public sont cooptés et soutenus dans leurs projets. Dans le bureau à l’époque de mon mandat, il y avait d’autres pays représentés comme la Côte d’Ivoire, le Nigeria, l’Afrique du Sud, la République démocratique du Congo, le Cameroun. Nous tenions régulièrement des réunions en Corée ou en Afrique. Et en 2010, nous étions rassemblés à Séoul. C’est là que début avril, le président Bozizé une fois de plus me fit appeler au téléphone. Il souhaitait me nommer ambassadeur de RCA à l’Onu, c’est-à-dire à la Mission permanente de New York. Il m’informa que le décret de nomination était déjà prêt et qu’il n’attendait plus que mon aval. Mais je ne voulais plus vraiment travailler avec le président Bozizé. Après avoir été son conseiller diplomatique, après avoir été son ministre, je savais qu’il avait été satisfait de mes services. En fait, son problème avec moi a toujours été celui du mâle dominant. Lui au fond m’aimait bien, comme son petit, son neveu que l’on fait monter, mais ce qui le gênait, c’est que tout le monde, notamment les Occidentaux, lui disait : « Il est bien ton petit. C’est un gars qui correspond à ce qu’on attend pour le Centrafrique. Il représente l’avenir ». Et ça, Bozizé le voyait comme une 142
menace pour lui-même. Ajoutez à cela, son entourage et ses errements politico-spirituels et vous comprendrez ma réticence. En plus, des élections présidentielles devaient avoir lieu, et je m’interrogeais franchement sur le rôle que je devrais y jouer. Je me demandais si l’heure n’était pas venue de me présenter. Les Centrafricains aspiraient au changement, surtout que la situation du pays restait instable au niveau de la sécurité comme de l’économie. Avantage de New York : je serais loin du président Bozizé et de sa clique. Inconvénient de New York : impossible de faire campagne contre le président qui m’avait nommé, et de plus j’étais loin du terrain électoral. Bref, j’hésitais. Le décret de ma nomination a été publié le 19 avril 2010. J’ai attendu un an et deux mois avant de prendre réellement mon poste. Ce n’est qu’après beaucoup de consultations avec mes confidents habituels, Jacques Legendre, l’archevêque de Bangui, que j’ai finalement pris la décision de partir pour les États-Unis et la planète onusienne. Je suis arrivé le 11 juin, et j’ai présenté mes lettres de créance le 23 juillet. Il se trouvait que le même jour, deux autres nouveaux ambassadeurs devaient se présenter au Secrétaire général des Nations Unies : celui d’Israël et celui d’Arabie Saoudite. Protocolairement, les ambassadeurs présentent leurs lettres de créance par ordre d’arrivée. Or, j’étais le dernier arrivé, mais il était impossible de faire se croiser les deux autres diplomates représentants de pays clairement opposés. Sur le programme de réception, on m’a donc placé entre les deux. Je me suis donc retrouvé ce jour-là discutant avec l’ambassadeur d’Arabie Saoudite dans l’antichambre de M. Ban Ki-moon pendant que l’ambassadeur d’Israël était reçu. Le protocole m’a ensuite introduit et j’ai croisé mon collègue israélien qui m’a salué chaleureusement.
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Guerres civiles et instabilité Mon arrivée à New York correspondait à une période difficile de l’histoire du Centrafrique. L’élection présidentielle ne s’était pas bien passée. François Bozizé avait été élu au premier tour avec 64,37 % des voix face à AngeFélix Patassé qui avait obtenu 21,41 % des suffrages, un outsider, Martin Ziguélé avait lui obtenu 6,8 %. Mais beaucoup de fraudes avaient été dénoncées et on peut dire que la confiance avait été rompue dans le pays. J’en parle avec aisance parce que j’avais été mandaté comme consultant par le National Democratic Institute (NDI) pour faire une évaluation post-électorale en mai 2011. Une fois remis mon rapport, les organisations politiques et de la société civile centrafricaines m’avaient demandé de négocier avec le nouveau gouvernement différentes mesures qui devaient améliorer dans l’avenir les processus électoraux en RCA. Le but était bien sûr que tout le monde tombe finalement d’accord sur les règles institutionnelles et le fonctionnement de l’État afin que les prochaines élections soient le plus paisibles possible. Je travaillais en parfaite symbiose avec mon binôme, le Pasteur Josué Binoua, qui deviendra ensuite ministre de la Sécurité dans le gouvernement de Faustin Touadera, puis dans le gouvernement de transition de Me Nicolas Tiangaye. À l’époque, il était ministre de l’Administration territoriale et de la Décentralisation. Notre but était vraiment de faciliter les relations entre le pouvoir et les différents partis de l’opposition alors que des mouvements rebelles armés étaient de plus en plus menaçants. Depuis 2004, une rébellion larvée dirigée par un groupuscule appelé Union des Forces Démocratiques pour le Rassemblement (UFDR) avait lancé des attaques contre certaines localités du nord de le Centrafrique. En 2006, les combats s’étaient intensifiés sans que les Forces armées centrafricaines ne mettent vraiment en place les stratégies 144
et les moyens de lutter contre ce mouvement rebelle dirigé par Michel Djotodia. Celui-ci profitait en partie du chaos dans la région et notamment du conflit du Darfour qui lui permettait de s’approvisionner en armes, de disposer de bases arrière hors de la RCA, et de recruter des mercenaires pour ses coups de main contre de petites localités peu défendues. Il fallut l’intervention de la Légion étrangère à Birao pour que l’UFDR accepte de négocier avec le pouvoir de François Bozizé. Le 13 avril 2007, un accord de paix est finalement conclu qui prévoit notamment la constitution de l’UFDR en parti politique, l’amnistie pour ses combattants et une possibilité d’intégration dans l’armée nationale. Mais cela ne suffit pas à mettre fin aux troubles. Différents mouvements, regroupant d’anciens rebelles, des trafiquants, des contrebandiers, des bandits de grands chemins, attaquaient régulièrement les populations civiles ou tentaient de prendre le contrôle de certaines localités comme Birao. La France, comme le reste de la Communauté internationale observait inquiète les développements en RCA, mais se lassait de plus en plus de l’attitude du président Bozizé qui ne semblait pas prendre vraiment la mesure de la crise et du mécontentement. Allié traditionnel de François Bozizé, même le Tchad donnait des signes inquiétants.
Feuille de route C’est donc avec des objectifs très précis que j’ai pris mes fonctions à New York. Mes réticences ont laissé la place au devoir de servir une fois de plus mon pays, à une place qui convenait bien à mes capacités. Le premier de ces objectifs était de redorer le blason de la RCA aux yeux de la Communauté internationale. Le second, de tout faire pour éviter que la crise n’empire et n’affecte encore davantage mes compatriotes. Mais à New York, tout était à 145
faire. Nous n’avions même plus de résidence diplomatique à cause des impayés, nous étions harcelés parce que nos contributions à l’Onu n’étaient pas honorées, nous étions au ban de la communauté diplomatique… Ma feuille de route était chargée. J’ai mis six mois à trouver un appartement. Finalement, payant quatre ou cinq mois de loyer d’avance, je m’installais dans un logement de la First Avenue – propriété du tennisman argentin et champion de Roland Garros, Guillermo Vilas –, situé à sept minutes à pied du bureau. Je vais doter la mission d’un véhicule de fonction, faire une programmation budgétaire pour avoir un parc informatique neuf et interconnecté, essayer d’honorer mes loyers à l’avance et d’éponger une partie des arriérés de contribution de la RCA, puisque sans cela, aucun pays ne peut s’exprimer, voter ou obtenir l’appui des autres États. Parallèlement, j’ai créé les conditions d’acceptation de la RCA dans le concert du groupe africain et de la communauté diplomatique onusienne. Depuis son admission aux Nations Unies, le 20 septembre 1960, la RCA n’avait jamais présidé le groupe africain. Il a fallu attendre mon arrivée pour prendre la direction en dépit du sous-effectif de notre mission, de l’insuffisance des moyens financiers. Mais il fallait bien représenter notre République ! Le hasard, qui souvent fait bien les choses, a fait que j’ai tenu la présidence la plus longue de ce groupe. Normalement la présidence tourne tous les mois et la mienne devait débuter au 1er décembre 2012. Mais le Cap-Vert avait un empêchement sur la dernière quinzaine de novembre, ils m’ont donc demandé d’assurer l’intérim. Pendant ces quelques semaines, j’ai eu à mon agenda la gestion de la crise syrienne, la gestion de la crise malienne, la question du M-23 dans l’est de la République démocratique du Congo, les commémorations du trentenaire de la Convention de Montego Bay, le dossier pour l’édification d’une stèle en commémoration du commerce 146
et de la traite des Noirs aux Nations Unies, et enfin participer aux débats sur la mise en application des décisions concernant le développement durable du Sommet de Rio + 20. Une tâche passionnante mais titanesque, qui donna à mon pays une visibilité qu’il n’avait jamais eue auparavant.
Séléka C’est pendant la même période que va éclater une nouvelle crise en Centrafrique, précisément le 10 décembre 2012, un an presque jour pour jour avant l’intervention française à Sangaris. Regroupés au sein d’une coalition baptisée Séléka, plusieurs groupes rebelles s’étaient lancés dans une offensive qui leur avait permis de prendre le contrôle de plusieurs villes au nord, au centre, et à l’est de la RCA. Parmi ces localités, Bria tombe le 18 décembre, suivie par Bambari, Ouada, Ndélé, Batangafo et KagaBandoro le 25 décembre. Le 27 décembre, le président Bozizé a demandé l’aide de la France et des États-Unis. La France avait un peu plus tôt condamné la rébellion du bout des lèvres, mais ne semblait pas prête à intervenir. Seulement 250 militaires sont déployés pour sécuriser la base aérienne de M’Poko à Bangui, en cas d’opération d’évacuation des ressortissants français. Finalement, des pourparlers sont entamés entre le régime Bozizé, très isolé, et la rébellion Séléka à Libreville. Interrogé en permanence à l’Onu sur ce qui se passait dans mon pays, je devais à la fois expliquer la crise, du moins ce que j’en saisissais, maintenir un discours officiel loyal vis-à-vis des institutions de Bangui, et faire en sorte de suivre les discussions de Libreville depuis New York afin que l’Onu prenne en compte les résultats de cette médiation sous l’égide de la Communauté économique et monétaire des États d’Afrique centrale (CEMAC). Cette médiation a fi147
nalement débouché sur un accord, annoncé le 11 janvier 2013 par le gouvernement. Aux termes de cet accord, François Bozizé restait à la tête du pays jusqu’en 2016, et préparait l’organisation d’élections présidentielles à cette date. Un gouvernement d’union nationale, un de plus était également prévu avec un Premier ministre issu de l’opposition et non révocable. Le 12 janvier, le Premier ministre Faustin-Archange Touadera était démis de ses fonctions par le chef de l’État. Le Parlement était dissous et des législatives prévues dans les douze mois suivant la signature de l’accord. Comme souvent dans ce genre de crise politique mettant en place une transition, l’accord de Libreville indiquait aussi qu’aucun responsable gouvernemental ne pourrait être candidat aux élections.
Retour vers l’enfer ? En février 2013, j’étais convoqué à Bangui pour rendre compte de la mission à la tête du groupe africain aux Nations Unies. Mais ce voyage de routine tourna au cauchemar. En bon diplomate, quand je suis arrivé, j’ai pris attache avec mes collègues de France et de l’Union européenne. Pour eux, la situation était compliquée par ce qu’ils appelaient des problèmes liés à la mauvaise volonté du président Bozizé d’appliquer les accords de Libreville. Ils citaient notamment toutes les difficultés qui avaient précédé la mise en place du gouvernement. Ils me confièrent également qu’ils avaient poussé le président à me faire entrer au gouvernement pour le poste de ministre des Affaires étrangères, estimant que j’étais une personne raisonnable qui savait comment fonctionnaient et pensaient la Communauté internationale et l’Onu, avec peut-être assez d’ascendant sur le président pour lui faire entendre raison et éviter le pire. Mais il avait catégoriquement refusé. 148
Dans la nuit du 7 au 8 mars 2013, j’étais avec mon jeune frère, le prêtre, et un cousin, chez moi à Bangui. Après l’accord de paix, des responsables politiques de la Séléka étaient entrés dans la capitale avec quelques éléments d’escorte. Du côté des FACA, c’était le chaos, d’autant que l’armée nationale avait subi de nombreux revers militaires. De nombreux véhicules circulaient à l’époque sans plaques d’immatriculation. La ville était quadrillée par des éléments de la FOMAC, la force de paix de l’Afrique centrale. Certains bandits profitaient bien sûr du désordre pour faire leurs sales coups nuitamment. Beaucoup de gens se terraient chez eux à peine le soleil couché. Vers 18 heures, deux véhicules tout-terrain aux vitres teintées pleins d’hommes en uniformes sont arrivés chez moi. Ils ne portaient aucun signe sur leurs treillis, et il m’était impossible de les identifier. Je ne l’ai su qu’après, mais ils avaient déjà tenté deux fois de venir, mais voyant que je n’étais pas seul, ils avaient fait demitour. Inquiet face à ces deux véhicules pleins d’hommes en armes, qui visiblement en avaient après moi, je tentais de joindre le président Bozizé sans succès. Le seul qui me répondit était le ministre des Affaires étrangères : « Vous savez, vous n’avez pas que des amis à Bangui. À New York, vous n’avez pas de problème et vous réussissez bien, mais quand vous revenez ici, on ne sait jamais ». Drôle de façon en vérité de protéger un diplomate en mission officielle dans son propre pays ! Je n’avais même pas encore eu mon audience avec le président Bozizé. J’ai peu de doute qu’il s’agissait d’une tentative d’enlèvement. Qui était derrière, je ne le sais pas. Le président n’avait jamais le temps de me recevoir, c’est en tous les cas ce qu’il me faisait dire par ses secrétaires. Depuis que j’étais arrivé, j’attendais, et je dois bien dire que cela me faisait de la peine. Bien sûr, j’en profitais pour voir mes parents, régler des problèmes familiaux. 149
Mais je sentais aussi que la tension montait. Mon instinct et mes conversations avec les diplomates, me poussaient à croire que rien n’était réglé. Finalement, le 21 mars, j’ai été reçu non par le président, mais par sa seconde épouse, sa favorite, pendant toute une après-midi. Je lui ai présenté mon rapport de mission, mais aussi rendu compte du sentiment qui régnait à New York concernant la crise en RCA. Je lui demandais expressément de faire part à son mari de quelques conseils qui pouvaient selon moi encore arranger les choses. J’avais fait la même chose avec le ministre des Affaires étrangères un peu plus tôt, en dépit de son accueil tout sauf cordial… Après cette audience qui ne présageait rien de bon sur la gestion du régime Bozizé, je devais attendre un vol pour quitter Bangui et rejoindre mon poste à New York. Mais la chute du régime était plus porche que je ne le croyais. Le 17 mars, les rebelles avaient rompu les négociations, lançant un ultimatum au président Bozizé. Ils réclamaient la libération de leurs prisonniers, la validation des grades qu’ils avaient gagnés dans la rébellion lors de leur intégration au sein des forces armées nationales, l’intégration de 2 000 de leurs hommes dans les FACA et le départ des militaires sud-africains qui assuraient la protection rapprochée du chef de l’État. Les autorités avaient trois jours pour remplir ces conditions sans quoi les rebelles reprendraient l’offensive. Faute de réponse de la part du président Bozizé ou du gouvernement, les rebelles se lancèrent à l’assaut de Damara, et forcèrent le 22 mars un barrage de la FOMAC sur la route en direction de Bangui. Les combats se poursuivirent le lendemain à 55 km de Bangui, tandis qu’une seconde colonne rebelle prenait le contrôle de Bossembélé et de Bouali, prenant également à revers les Sud-Africains qui subirent leurs premières pertes. Dans la soirée du 23 mars, les rebelles n’étaient plus qu’à 12 km de Bangui, et coupèrent 150
l’approvisionnement en électricité de la capitale. Le lendemain, un dimanche, les rebelles revendiquaient la prise du Palais présidentiel. Je le saurais plus tard, mais François Bozizé s’était entre-temps enfui au Cameroun. Évidemment je suivais ces évènements heure par heure, comme tous les Centrafricains. La peur était partout. La violence régnait. Pour ma part, le 22 mars, j’étais en train de faire la queue au bureau d’Air France en début d’aprèsmidi, pour réserver mon billet de retour sur New York. C’est là que j’appris avec les autres clients que les rebelles avaient franchi la ligne rouge à Damara. J’appelais le consulat de France puisqu’en tant que diplomate onusien, j’étais considéré comme une personne à protéger et que l’on m’avait donc inscrit sur les listes du consulat de France, seule puissance présente militairement à Bangui aux côtés de la force d’Afrique centrale. Au consulat, on me répondit poliment que je devais rester en contact avec mon îlotier. Mais j’habitais loin du centre-ville, au PK 11, et avec l’avancée des rebelles, je ne trouvais pas prudent de rentrer. Je demandais à la représentante de l’Union africaine, Mme Hawa Youssouf, son hospitalité, ce qu’elle m’accorda bien volontiers. Elle est aujourd’hui la représentante de l’UA à Madagascar, et je lui dois une fière chandelle. Alors qu’elle devait quitter sa résidence en raison de la situation qui empirait, elle tenta de se réfugier au Binuca, la représentation des agences onusiennes à Bangui, mais faute de place, elle dut rejoindre le camp de la force africaine, la FOMAC près de l’aéroport. Elle m’autorisa à rester chez elle, puisque nous considérions tous les deux que j’étais déjà en principe sous la protection française. La résidence se trouvait à proximité du siège du parti du président Bozizé, et le 24 mars, vers 6 h 45 du matin, les pillages ont commencé dans le quartier. Parmi les pillards, il y avait des éléments des Sélékas, mais aussi de jeunes voyous du voisinage et des opportunistes. Caché 151
dans la résidence de l’UA, j’attendais. Que pouvais-je faire ? Je ne me faisais pas beaucoup d’illusion sur le respect des lois, de la diplomatie et des franchises consulaires, de la Convention de Vienne dans une telle situation. La villa fut rapidement investie par une horde furieuse qui commença par me frapper violemment, puis me retira mes vêtements, et vola tout ce que j’avais dans mon petit sac d’évacuation, y compris mon téléphone. J’avais beau leur crier que j’étais diplomate, que nous étions dans une enceinte diplomatique, il n’y avait personne pour m’écouter. Les yeux pleins de haine et d’avidité, les hommes frappaient, sans réfléchir, prenant tout ce qu’ils pouvaient emporter. C’est alors que dans cette bande de pillards et de soudards, l’un d’eux m’a reconnu. Il a dit aux autres que j’étais l’ancien ministre de l’Éducation nationale, et il s’est interposé pour que l’on arrête de me frapper. Je n’avais plus sur moi que des lambeaux de pantalon. Je ne sais où il a récupéré un T-shirt et une paire de tongs qu’il m’a donnés. Il m’a ensuite fait sortir et m’a entraîné dans un quartier proche où j’ai pu lui indiquer la maison de la famille du général Sana, le père de mon ex-épouse. Là je fus accueilli et soigné comme un enfant de la famille. Mais plus rien ne fonctionnait, pas d’électricité, pas de téléphone. Je n’avais aucun moyen de joindre l’extérieur, aucun moyen de contacter l’ambassade de France. Je suis resté là terré deux jours. Puis un agent du PNUD, frère cadet de mon ex-épouse est passé fortuitement. Il avait un talkie-walkie. C’est avec ça que j’ai pu joindre finalement le colonel qui faisait office de conseiller militaire du Binuca. Immédiatement la force de paix d’Afrique centrale a envoyé une unité avec un blindé pour m’extraire et m’amener au camp de l’Onu qui était sécurisé par leurs forces. Je n’avais plus rien que mes tongs et le vieux Tshirt. Heureusement une compatriote m’a fait passer une 152
trousse de toilette et je vais pouvoir me raser pour la première fois depuis une semaine. Le lendemain, les chefs du Binuca ont voulu m’envoyer à l’hôtel Ledger qui était sécurisé, afin que je puisse rencontrer les nouvelles autorités, puisque entre-temps, Michel Djotodia s’était autoproclamé président de la République. Mais je ne voulais pas donner l’impression que je faisais allégeance à ces hommes qui avaient pris le pouvoir par les armes et laissaient la capitale aux mains de sbires qui pillaient et violaient sans qu’on puisse les arrêter. Au camp du Binuca, je retrouvais un jeune Ivoirien que j’avais connu à New York et reçu chez moi. Au début, il m’a à peine reconnu, vu mon accoutrement. Mais rapidement au nom de notre amitié, il m’entraîne dans son bureau qui lui servait de chambre et me dit : « Tiens, accepte ça. Grand frère tu es notre fierté aux Nations Unies. Accepte de prendre ça pour être propre quand tu arriveras à Paris ! ». Et il me tendit une belle chemise, un pantalon et une paire de souliers. Un geste que je n’oublierai jamais. Quand j’arrivais à Paris après sept heures de vol, je fus pris en charge par une cellule psychologique du Quai d’Orsay, dès mon arrivée à l’aéroport Charles de Gaulle. J’ai été en convalescence pendant trois semaines, sur les conseils de mes médecins. Je dois bien avouer que j’en veux un peu aux autorités consulaires françaises qui n’ont pas tenu leurs promesses de protection pendant ces quelques jours d’enfer que Bangui a vécu à la chute de François Bozizé. J’ai le sentiment que nous avons été abandonnés.
La Divine Providence Heureusement à Paris, retrouver mes vieux amis, Jacques Legendre, Jean Pierre Vidon, et recevoir leur soutien et leur aide, va un peu me réconcilier avec la France. 153
J’avais résisté à la pression à Bangui, mais c’est à Paris en retrouvant mes enfants que je vais craquer. J’ai même dû prendre des somnifères, ce que je n’ai pas l’habitude de faire pour dormir un peu. Les images de ces jours terribles, de mon passage à tabac, revenaient en boucle. C’est au milieu de toutes ces tracasseries que je suis allé avec mes enfants à Notre-Dame de Paris à Pâques rendre grâce à la Divine Providence qui m’avait sauvé la vie. De retour chez moi, je trouve un message sur Facebook qui me félicite : « Vous venez d’être nommé ministre des Affaires étrangères. Je tenais à vous féliciter personnellement. » J’ai toujours été nommé par surprise à des postes de responsabilités, et toujours lorsque j’étais en dehors du pays. Cette règle ne se démentait pas. Mais d’habitude, on prenait au moins la peine de me prévenir et de me demander mon avis. Là, non seulement on ne m’avait pas prévenu, non seulement on n’avait pas recueilli mon avis, non seulement on n’avait pas tenu compte de ce que j’avais vécu et de mon état de santé, mais on inscrivait mon nom sur un décret pour me nommer ministre des Affaires étrangères de Djotodia. C’était, ironie du sort, un décret daté du 1er avril 2013 ! Immédiatement, j’ai essayé de comprendre comment les choses s’étaient passées mais je sais naturellement que c’est sur les conseils amicaux de la Communauté internationale dont certains représentants étaient présents à Bangui, que Djotodia a pris cette décision. Lui voulait sans doute redorer son blason… Mais vu mon état de santé, tout le monde me conseillait de refuser ce poste.
Cousinage à plaisanterie Le pouvoir de Djotodia n’a pas été différent des autres, au sens où il a puisé dans son vivier familial pour les nominations, et a favorisé les gens de son groupe ethnique. 154
Ma nomination comme ministre des Affaires étrangères par la transition découle en partie de cette logique. Elle a fait couler beaucoup d’encre et de salive, notamment à Bangui, et je dois à mes compatriotes certaines explications. Un de mes jeunes cousins était ministre dans le premier gouvernement Tiangaye. Il s’agit de Crépin Mboli Goumba Boligoumba qui était l’une des figures de proue de l’équipe gouvernementale déjà sous Bozizé. Au moment du changement de pouvoir, sa proximité avec le chef de l’État de transition, Michel Djotodia, était liée à un cousinage ancestral entre les Zandé, les Nzakaras, et les Bandandelé. Ces communautés correspondent aux sultanats traditionnels, dont nous avons déjà parlé, qui s’étaient affrontés avant la colonisation, notamment les sultanats de Zémio, Bangassou et Rafaï qui s’étaient alliés dans une guerre fratricide contre le sultanat de Ndélé au nord. Cette alliance de sang a créé des liens séculaires entre nos deux communautés et quand on s’inscrit dans une logique ethnique, on ne peut nier ces liens. Nous avons une obligation d’aide et de protection les uns envers les autres. C’est l’une des incompréhensions entre Djotodia et moi. Il ne pouvait pas comprendre que moi son « cousin », par cette alliance et ce cousinage entre ethnies, je ne le soutienne pas. De plus, le ministre d’État Crespin Mboli Goumba, qui est vraiment mon cousin par le sang puisque c’est un enfant d’une de mes tantes maternelles, le soutenait et défendait ce genre de point de vue ethnique. Je crois aussi qu’il a profité de cette proximité culturelle et traditionnelle pour rester au pouvoir. Mais il faut reconnaître que c’est un garçon qui a des compétences et des qualités, ainsi que de l’expérience au niveau gouvernemental. Certaines mauvaises langues ont affirmé que c’est lui, en raison de sa proximité, qui a glissé mon nom à l’oreille de Djotodia. Dans tous les cas, il n’a jamais sollicité mon avis sur ce point. De plus, pour reprendre l’argument de la tradition et 155
de la famille, je suis l’aîné et j’ai aussi de l’ancienneté par rapport aux fonctions officielles. Dans ce contexte, j’assume mes responsabilités familiales et ne mentirais jamais sur ma parentèle, mais je suis aussi un homme indépendant qui a des principes, et je revendique par rapport à mes choix professionnels et politiques une totale indépendance.
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CHAPITRE 9 Ambassadeur du peuple centrafricain
Quelques semaines plus tard, je me retrouvais donc à New York, où, informé de ma situation, le Secrétariat Général Ban Ki-moon, a fait une déclaration pour dénoncer le traitement qui m’avait été fait pendant les événements à Bangui. Au même moment, je décidais de me mettre en marge du système Djotodia qui se mettait en place et tombait sous le coup des condamnations de l’ensemble des organisations internationales : l’Union africaine, l’Union européenne, l’Onu. Je décidais de me présenter désormais comme Ambassadeur à l’Onu de la République centrafricaine et du peuple centrafricain. Je ne pouvais en aucun cas cautionner le coup d’État par la force, ni les violences qui ont suivi. Je me suis mis du côté du peuple, de mes compatriotes dont j’avais partagé le triste sort, quelques jours seulement il est vrai mais suffisamment pour savoir ce qu’ils vivaient et pouvoir en témoigner afin d’appuyer les demandes d’aide. Le Premier ministre Nicolas Tiangaye, qui me connaît bien et depuis longtemps, a bien compris cette logique. C’est pourquoi il m’a demandé de rédiger le discours qu’il devait prononcer le 18 mai devant le Conseil de sécurité de l’Onu. Venant de Bangui où la situation était totalement incontrôlée, lui-même n’étant pas en parfaite symbiose avec son président, il fallait essayer
de mettre en exergue un certain nombre de valeurs. Mais au vu de l’état catastrophique du pays, où il n’y avait plus d’armée, plus d’institutions en état de fonctionner, où des milliers de personnes étaient déplacées, les droits de l’Homme violés, il nous fallait aussi lancer un appel à l’aide. Il fallait une sorte de baby-sitting régional ou onusien de la RCA. Ensuite, il fallait aussi tenter par des mots forts de mettre fin aux violences et cela passait notamment par le déploiement d’une force internationale plus robuste que celle de la Fomac. J’étais dans cette logique de sortir la crise centrafricaine, qui était comparée à d’autres comme la Syrie, une crise mineure, pour que notre pays devienne une préoccupation prioritaire à l’Onu et attire l’attention de la Communauté internationale.
Lâcheté et trahison Dans ce projet, j’ai été servi par l’arrivée aux Nations Unies de la nouvelle représentante des États-Unis, Samantha Power, qui m’a été d’un grand appui. L’ambassadeur de France à New York, Gérard Araud, a également été d’un grand soutien. L’Union africaine et son représentant voyaient tout l’intérêt de cette mobilisation. Et l’ambassadeur de l’Union européenne était d’accord pour mettre également la pression au vu des nombreuses violations des droits de l’Homme qui se déroulaient en RCA. Toute cette communauté diplomatique s’est mobilisée. Le fait de ne plus être un ambassadeur anonyme après mon passage à la tête du groupe africain, m’a également permis de recueillir toute la sympathie de mes collègues pendant cette crise. D’autant que tous voyaient bien que je n’étais pas dans une position confortable : le fait d’avoir décliné le poste de ministre des Affaires étrangères et de prendre aux Nations Unies une position qui confortait le Premier ministre au détriment du chef de la transition, po158
sait en effet beaucoup de problèmes. Je peux même dire qu’une animosité était née entre Michel Djotodia, sa ministre des Affaires étrangères, et moi. Nos relations vont se détériorer jusqu’à ce qu’on me classe comme un partisan de Tiangaye, ce qui dans le contexte de tensions permanentes entre le président de la transition et son Premier ministre, n’était pas anodin. Tiangaye d’ailleurs luimême a commencé à prendre ses distances avec moi pour s’auto-protéger. Le point culminant de désaccord entre Djotodia et moi est arrivé quand il a voulu participer, en tant que chef de la délégation de la République centrafricaine, à l’Assemblée générale des Nations Unies. Connaissant les arcanes onusiens et les us et coutumes diplomatiques, je savais bien que la RCA étant mise au ban de la communauté internationale et que l’autorité légitime plus ou moins acceptée par tous étant le Premier ministre, le président de la transition ne serait pas le bienvenu. De plus, j’avais déjà pris mes dispositions pour que ce soit Nicolas Tiangaye qui conduise la délégation. Il n’était donc pas matériellement ou protocolairement possible de changer cela à un mois de la réunion. Il a donc fallu expliquer à Michel Djotodia que son souhait n’était pas réalisable, et que seul le Premier ministre pouvait conduire la délégation. Djotodia a pris ça comme un casus belli, un grand affront et pourtant je n’ai fait que mon devoir en lui rappelant la triste expérience malgache de l’année précédente où le président Rajoelina était venu et n’avait pas pu prendre la parole. Une véritable humiliation. J’ajoutais que si jamais il décidait quand même de venir, il serait difficile que le pays hôte, à savoir les États-Unis, lui donne un visa d’entrée. Et même s’il lui en accordait un, ce serait avec une restriction de déplacement à 20 km autour de New York. Nouveau risque d’humiliation. S’il voulait prendre la parole dans la salle des assemblées, il s’adresserait à une salle vide. Enfin, je 159
fis valoir, ce qui était vrai, que l’agenda du Secrétaire général était déjà complet, donc qu’il ne pourrait le recevoir. Ce serait aussi le cas des autres chefs d’État et de gouvernement participant qui prévoient en général leurs audiences au moins un mois à l’avance. Au fond de moi, je me disais aussi que tous ces camouflets risquaient d’entacher fortement l’image de mon pays que je tentais depuis des semaines de restaurer. Conséquence directe de mes arguments, je fus informé le 18 juillet qu’un décret présidentiel mettait fin à ma fonction d’ambassadeur de RCA auprès des Nations Unies, et qu’un nouvel ambassadeur était nommé pour me remplacer. Pour ma part, voyant que j’étais lâché, j’aurais pu baisser les bras. Mais j’ai choisi plutôt de continuer à œuvrer pour mon pays, ignorant la décision présidentielle d’autant plus facilement que je n’avais pas encore de remplaçant. J’ai travaillé d’arrache-pied pour continuer le travail de sensibilisation entamé. Point culminant de cet acharnement, le discours que j’ai prononcé le 14 août 2013 devant le Conseil de sécurité. Certains de mes collègues l’ont vu comme un plaidoyer d’anthologie, et d’autres n’ont pas hésité à le comparer au discours de Dominique de Villepin quand, le 14 février 2003, il avait défendu la position ferme de la France qui ne soutenait pas la guerre en Irak, voulue par les États-Unis. Ce discours est d’autant plus important pour moi, que je le prononçais alors que je venais d’être limogé par Michel Djotodia. Je reprends ici les principaux extraits de ce discours écrit avec mes tripes pour épargner le sang de mes compatriotes.
Plaidoyer pour le Centrafrique « Madame la Présidente du Conseil de Sécurité, Mesdames et Messieurs les Membres dudit Conseil,
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Visiteur assidu de votre auguste Conseil au cours des deux dernières années, et au moment où prend fin ma mission en tant qu’Ambassadeur, Représentant permanent de la République centrafricaine auprès des Nations Unies, – puisque le chef de l’État de Transition en a ainsi décidé – je voudrais vous dire, à chacune et à chacun de vous, merci pour l’appui constant, la sympathie, la compréhension dont vous avez fait montre vis-à-vis de ma modeste personne, des collaborateurs qui m’ont accompagné et pardelà mon pays, meurtrie, qui a du mal à panser à ce jour ses plaies, et reprendre sa place dans le concert des Nations. (…) Nous associons à cette gratitude le Secrétaire général Ban Ki-moon pour son dévouement à la cause centrafricaine. Quant au général Babacar Gaye, Représentant spécial du Secrétaire général en République centrafricaine, ses collaborateurs et l’ensemble des Agences du système des Nations Unies intervenant sur le terrain aux côtés des populations, en leur nom, Mon Général, je vous dis merci en ajoutant, continuez en dépit de nombreuses barrières dressées sur la voie de la paix, de la stabilité et du développement de la République centrafricaine. Enfin que Madame Margareth VOGT, qui au cours de son mandat, en dépit des incompréhensions diverses n’a épargné aucun effort pour accomplir du mieux qu’elle pouvait sa mission, qu’elle reçoive ici toute la Reconnaissance de la République centrafricaine. (…) Je m’exprime aujourd’hui ici au nom de ce peuple meurtri, qui est l’objet quotidiennement d’assassinats, d’agressions sexuelles, de traitements inhumains et dégradants en tout genre. Hier, 13 août 2013, la République centrafricaine a commémoré les cinquante-trois ans de son accession à la souveraineté internationale, 53 ans marqués par la disparition progressive de l’État. Le 24 mars 2013 a donné le coup de grâce à ce qui restait d’un d’État fragile. 161
Tous les oripeaux du pouvoir ont disparu. Aujourd’hui la RCA n’a plus d’armée nationale, plus de tribunaux en dehors de Bangui la capitale, plus d’archives nationales, plus d’État civil. Le gouvernement n’est plus capable d’assurer tout seul le paiement des salaires des fonctionnaires. Il ne peut non plus fournir des médicaments aux hôpitaux. Le pays est livré comme butin de guerre à ceux qui se sont érigés comme administrateurs, percepteurs d’impôts, ou commandants de zone. La situation est dramatique à l’intérieur du pays où vivent les 4/5 de la population. Les Centrafricains, pourtant coutumiers des alternances par des voies non démocratiques, et malgré la destruction des symboles d’un État moderne, continuent avec dignité et courage de reprendre leurs activités productives dans la brousse pour survivre et pourvoir aux besoins de leurs familles. La situation centrafricaine présente de nombreuses similitudes avec celle de ce pays frère dont la crise est en train d’être résolue, en ce sens que le peuple est pris en otage et que sa cohésion sociale est en train d’être déchirée par l’imposition de coutumes venues d’ailleurs. Aussi, l’Armée de Résistance du Seigneur (LRA) reste un fléau à éradiquer. Nous nous réjouissons de l’intention de tous les acteurs impliqués dans cette traque – que nous remercions – de poursuivre la lutte afin de mettre définitivement un terme à cette cruelle rébellion. Ne baissons pas la garde tant que cette situation chaotique n’est pas résolue et que justice n’est pas rendue à toutes ses victimes. Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs du Conseil, Aujourd’hui, si elle salue à leurs justes valeurs les différents sommets et assises (Libreville, N’Djamena I et II, Brazzaville et Addis Abeba) sur le sort du pays, la population centrafricaine, toujours en détresse, a les yeux tournés vers vous. Elle attend de vous la paix et la sécurité, pour retourner chez elle en Centrafrique, pour sortir 162
de la brousse et rentrer au village, pour envoyer ses enfants à l’école. Elle ne veut plus avoir peur pour ses fils et filles. Aujourd’hui, la population centrafricaine veut la justice ; justice pour les crimes commis ; justice pour ces femmes et filles victimes d’agressions sexuelles, pour ces maisons brûlées, pour ces biens pillés. La population centrafricaine attend de vous de l’aide pour se relever, reconstruire son pays. Le peuple centrafricain veut définitivement tourner la page des coups d’État et rébellions. Il veut pouvoir librement élire ses dirigeants, bâtir des institutions politiques et économiques inclusives. Le peuple centrafricain veut reprendre le contrôle de son destin et vivre dans un État stable de paix, en bonne intelligence avec ses voisins. Madame la Présidente, Comme le souligne le Rapport du Secrétaire général, l’État centrafricain s’est totalement effondré. La Communauté internationale doit en tirer les conséquences et prendre ses responsabilités. (…) La gravité de la situation en Centrafrique exige une plus grande mobilisation et l’implication de la Communauté internationale. Plus précisément, le peuple centrafricain attend de la Communauté internationale qu’elle facilite le déploiement rapide des troupes de la MISCA, une force dotée d’un mandat clair du Conseil de Sécurité, des moyens conséquents pour pacifier tout le territoire. Il demande par ailleurs que le mandat de cette force soit élargi à la reconstruction de nouvelles forces de défense et de sécurité réellement républicaines à même d’assurer la relève. Le peuple centrafricain attend du Conseil de Sécurité qu’il prenne des sanctions à l’encontre des auteurs de graves violations des droits de l’Homme énoncées et dénoncées dans le Rapport du Secrétaire Général. Le peuple centrafricain demande aux Nations Unies de piloter de concert avec les autres partenaires tant bilatéraux et multilatéraux, 163
l’impérieuse reconstruction économique et sociale du pays. Pour ce faire, le Bureau des Nations Unies pour le Centrafrique (BINUCA) devrait avoir un mandat renforcé avec des moyens humains et financiers adéquats. Les Agences du Système des Nations Unies devraient avoir des moyens humains et financiers renforcés. Il souhaite enfin que le Conseil de Sécurité désigne, ou tout au moins suscite en son sein, un pays parrain porteur du cas centrafricain. Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les Membres du Conseil, Redonnez aujourd’hui, ici et maintenant l’espoir au peuple centrafricain. Je vous le demande au nom de cette jeune fille sans défense sauvagement violée à Ouandago. De cette parturiente qui a donné vie à un enfant dans des conditions inhumaines à l’hôpital de Kanga-Bandoro délesté de ses lits et de ses médicaments. De cette veuve dont le mari a été froidement assassiné à Galafondo parce qu’il s’opposait au pillage de ses maigres biens. Au nom de cette famille de Batangafo ou de Bangui expulsée de sa maison désormais occupée par un seigneur de guerre, de ce jeune étudiant, extrait d’une salle de classe et assassiné gratuitement à Bangui. Je vous le demande aussi au nom de ces jeunes voyageurs qui, parce que dans leurs bagages ont été découverts des T-shirts aux slogans politiques, ont été arrêtés, ligotés, torturés, assassinés, et leurs corps jetés au fleuve. De ce paysan sans défense de Markounda ou Kabo à qui on a arraché ses bœufs destinés à sa plantation finalement détruite par des éleveurs venus d’ailleurs et protégés par des hommes en armes. De ce garçon qui fréquentait une école de Ndélé depuis lors fermée et devenu enfant-soldat contre son gré. Au regard du déficit de leadership à même de porter aujourd’hui les aspirations de ce peuple déboussolé et désemparé : Aidez à faire renaître une République 164
centrafricaine nouvelle. Aidez à la construction à nouveau, au cœur de l’Afrique, d’un État moderne, de paix, de sécurité, de stabilité, où il fait bon vivre. Je vous remercie. » Après ce discours, je peux dire que les esprits ont commencé à changer. Sur le terrain, les violations des droits de l’Homme étaient de plus en plus visibles, de plus en plus documentées. Les rapports des ONG internationales comme Human Rights Watch, la FIDH, Amnesty international, confortaient ma position. C’est ainsi que nous avons pu obtenir les résolutions 2121, 2127 et 2149, qui vont nous offrir les voies et moyens d’intervenir. Le 5 décembre, la France a lancé l’opération Sangaris, déployant 1 500 militaires à Bangui pour sécuriser la capitale et « éviter un génocide », comme l’avaient affirmé le ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius, et le président français. Selon eux, cette opération serait plus courte et plus simple que l’Opération Serval lancée au Mali l’année précédente contre les islamistes. Sur ce point, ils se trompaient.
Un fauteuil pour deux Dans la nouvelle équipe gouvernementale à Bangui, personne ne connaissait les procédures spécifiques à l’Organisation des Nations Unies concernant la nomination d’un nouvel ambassadeur… Personne n’avait pensé à envoyer une demande officielle au bureau du Secrétaire général, ni à envoyer le curriculum vitae de l’impétrant. Pendant ce temps, quand bien même le nouvel ambassadeur avait été nommé par Bangui, je laissais la procédure suivre son cours, et m’attelais, comme si de rien n’était, à préparer l’assemblée générale et l’arrivée du Premier ministre prévue en septembre 2013. Je devais également travailler sur l’organisation du séminaire conjoint FranceUE-Nations Unies qui portait sur la situation humanitaire 165
en Centrafrique et devait se tenir en marge de l’assemblée générale. Il fallait aussi s’assurer que de grands pays soutiennent lors de la réunion plénière l’idée d’une intervention internationale en RCA. C’est ce que fit le président français, François Hollande, dans un brillant discours dans lequel il prenait fait et cause pour la République centrafricaine. Ce sera le facteur déclenchant de ce que nous vivons aujourd’hui, et de l’intervention de l’armée française le 5 décembre 2013, entériné par la résolution 2127 de l’Onu. À l’arrivée de la délégation centrafricaine, conduite par le Premier ministre, que j’accueillis en personne, la ministre des Affaires étrangères s’est effectivement rendu compte de l’erreur de ses services concernant les procédures de nomination des ambassadeurs à l’Onu, quand je lui ai présenté toute la documentation et les formulaires qu’il fallait effectivement envoyer au Secrétariat Général pour l’accréditation de mon successeur. Sur ces entrefaites, bien que les documents ne soient pas bons et la procédure irrégulière, mon « successeur » insista quand même pour venir. Il arriva à New York juste après l’assemblée générale. Mais pour les Nations Unies, il était clair que l’ambassadeur de la RCA, c’était Doubane ou rien. Du coup, mon « successeur » va rester cinq semaines à New York pour tenter de prendre son poste. Mais il n’obtint même pas le badge d’accès dans l’enceinte des Nations Unies, encore moins l’accréditation. Ayant attendu en vain, d’hôtel en studio et de studio chez l’habitant, il avait épuisé les fonds alloués par le gouvernement. Malade de surcroît, sans argent pour se soigner, il se réfugia chez l’ancien maître d’hôtel de la mission centrafricaine qui travaillait désormais comme maître d’hôtel de la mission gabonaise. Rétabli, il n’a pas eu d’autre choix que de rentrer à Bangui, le 5 décembre 2013.
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Prise de distance De mon côté, sachant que les autorités au pouvoir dans mon pays ne me considéraient plus comme leur représentant, je décidais de prendre un peu de champs. À partir de début novembre 2013, je nommais un chargé d’affaires, qui devait gérer les affaires courantes en attendant que la situation s’améliore et que quelqu’un soit nommé dans les règles pour me remplacer. Je décidais d’aller à Paris voir mes enfants. Je gardais toutefois officiellement ma qualité de diplomate et de chef de la représentation centrafricaine à l’Onu. Mais je traitais les dossiers à distance parce que pendant cette période volatile où la Communauté internationale s’était mise au chevet de la RCA, nous devions rester informés et actifs. Une précaution utile au vu des développements politiques rapides. Pendant cette période, Bozizé ne m’a contacté qu’une seule fois. C’était le jour de la fête du Travail aux États-Unis, j’étais encore à New York. Au téléphone, il m’a assuré de sa sympathie eut égard aux événements que j’avais vécus à Bangui. Il n’est jamais trop tard… Il me félicitait aussi pour mon courage d’avoir décliné le poste de ministre des Affaires étrangères, et « de m’être mis au service de la République, contrairement à tous ceux qui étaient avec lui et qui ont choisi finalement l’autre camp ». Pour moi, il a été facile de répondre : « Monsieur le Président, j’ai décidé de servir non pas un régime mais le peuple centrafricain et c’est ce à quoi je m’attelle. Merci de m’avoir donné l’occasion de servir mon pays quand vous étiez au pouvoir. Mais aujourd’hui, je fais ce que j’ai à faire, du mieux que je peux pour la RCA ». Et il me répondit : « Je continue à prier pour vous, jeune homme, monsieur le ministre et monsieur l’ambassadeur. Bonne chance au service de notre pays ». C’était la veille de son départ du Cameroun pour le Kenya. Son fils m’avait appelé de sa part la veille du sommet consacré à la situation humanitaire en RCA qui se tenait en 167
marge de l’Assemblée générale de l’Onu. Son père, le président, voulait que la transition soit recadrée, et espérait pouvoir reprendre la main si la Communauté internationale souhaitait un nouvel exécutif et un retour à l’ordre constitutionnel. Mais François Bozizé n’avait pas mesuré l’ampleur du rejet dont il était l’objet tant au niveau des Centrafricains, que des chefs d’État d’Afrique centrale qui étaient les chefs de file des négociations. Là aussi j’avais été bien inspiré de prendre mes distances.
Racontars Un des grands jeux en RCA c’est de parler sur les gens. À cette époque, beaucoup de gens ont raconté beaucoup de choses sur moi, notamment pour expliquer mon refus de devenir ministre des Affaires étrangères ou de soutenir ouvertement le président Djotodia. On a raconté que j’étais l’instrument de la France, ou bien que j’étais l’homme des réseaux francs-maçons, ou encore que l’Opus Dei me manipulait contre le président qui est musulman… Autant de bêtises et de niaiseries qui ne correspondent à aucune réalité, à aucune vérité. Toute ma construction morale et intellectuelle s’est faite autour des valeurs de la famille, de l’Église catholique et de la culture Zandé. Voilà mes cadres, voilà mes références. Sans être dévot, je tire toute ma construction humaniste, toute la construction de ma vision politique, des valeurs tirées de ma foi, de ce que Papa m’a appris, de ce que mes oncles m’ont inculqué parfois avec la force réelle du fouet, de ce que j’ai appris à l’école, à l’université, à l’ENA. Mais je ne suis pas franc-maçon, pas plus que je ne suis membre de l’Opus Dei. Certains de mes amis ont été initiés, je respecte cela. Et en Afrique centrale, beaucoup de chefs d’État et de responsables politiques appartiennent à cette institution. Mais je fais une fois de plus exception. Je note 168
d’ailleurs que mes amis proches qui appartiennent à des loges ne m’ont jamais poussé à les rejoindre. Ce sont toujours des intrigants, ou des affairistes qui m’ont fait ce genre de propositions. Je suis pour ma part resté fidèle à mes engagements antérieurs, c’est pour cette raison qu’en RCA, indépendamment de mes activités professionnelles, je suis toujours dans l’équipe dirigeante de ma paroisse, que ce soit le conseil pastoral ou encore à la commission épiscopale. Dans cette commission, qui rassemble tous les évêques du pays, je suis parmi les laïcs qui s’occupent des questions de la culture, et également des questions liées à la vie religieuse. Je suis donc parrain de beaucoup de jeunes prêtres malgré mes faiblesses et mes défauts. Je suis aussi parrain de 19 enfants du baptême à la confirmation. Mon ancien directeur du petit séminaire est resté un de mes conseillers spirituels pendant très longtemps. L’archevêque émérite de Bangui, Monseigneur Ndayen est aussi l’un de mes confidents et j’écoute toujours ses précieux et sages conseils. L’actuel archevêque de Bangui, Mgr Dieudonné Nzapalainga, un des trois saints comme les ont appelés les médias avec le chef de l’Église protestante et l’imam, président de l’association des musulmans de RCA, est un ami très proche. D’abord, il était mon jeune au séminaire, j’étais en quatrième quand il était en sixième, ensuite il a suivi mes pas dans la communauté du Saint-Esprit, communauté à laquelle je dois beaucoup. J’ai beaucoup appris en dépit des difficultés, de la dureté de la vie, surtout quand vous avez des religieux d’un certain âge, avec des idées bien arrêtées et des jeunes. Ma vie m’a très tôt orienté vers les autres et j’ai tiré tout ce que j’ai pu des valeurs de l’Évangile. Les autres hommes pour moi sont des frères, et ça a forgé mon esprit de tolérance, d’acceptation de la différence et surtout du respect des cultures et des croyances.
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Les élites sont, il est vrai, une sorte « d’open society » où l’on retrouve un peu de tout et beaucoup d’attaches philosophiques différentes. Et donc pendant mon parcours, j’ai côtoyé naturellement des gens qui étaient proches du Grand Orient de France, de la Grande Loge Nationale de France, du Droit humain. Moi-même, j’ai été admis au Rotary Club en 2010, mais ce n’est pas un secret, ni une démarche spirituelle, plutôt une démarche humanitaire. Quand vous avez fréquenté les études bibliques à un niveau élevé, vous avez les outils pour faire votre discernement de la manière la plus froide et la plus raisonnée. Au cours de ma formation, j’ai été confronté à la philosophie marxiste, à l’aristotélicisme, au platonisme, aux valeurs de saint Thomas d’Aquin. Je me suis donc fait mon propre mélange de tout cela, tout en respectant les idées philosophiques des uns et des autres, je suis resté foncièrement chrétien. Beaucoup de langues se délient pourtant régulièrement, tous les spécialistes de Doubane, les « doubanologues » qui prétendent me connaître mieux que moi-même, affirment, prétendent, racontent à tous que je serais dans telle ou telle loge, du fait de ma proximité avec tel leader, tel dirigeant. Mais c’est faux, tout simplement. Voilà ma part de vérité. Je comprends qu’en Afrique, l’appartenance à telle ou telle loge est une sorte d’assurance vie, ou une sorte de protection par rapport à sa carrière, par rapport à la solidarité, par rapport au maintien de sa position dominante. Pour ma part, je fais plutôt confiance à mes capacités, à mon honnêteté et à mon travail. Nous partageons des valeurs : tolérance, acceptation de la différence, recherche de l’harmonie, recherche du vivre ensemble de manière équilibrée. Et à partir du moment où on se respecte, où l’on s’accepte mutuellement, je ne pense pas qu’il y ait de barrières ou de conflits possibles.
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Anti-balaka Après le déploiement des militaires français de l’Opération Sangaris, on peut dire que les évènements se sont précipités. Personne n’aurait vraiment pu prévoir l’issue de la rencontre de N’Djamena des 10 et 11 janvier 2014, et la démission simultanée de Michel Djotodia et du Premier ministre Nicolas Tiangaye. Les derniers moments du règne de Djotodia ont été marqués par de grandes difficultés, on peut même parler de rivalités, entre lui et le Premier ministre, et également par une aggravation sans précédent de la situation des droits de l’Homme. Tout le monde pouvait reconnaître que ce régime n’arrivait pas à rétablir l’ordre, qu’il était très limité. La rencontre de Paris sur la situation sécuritaire en Afrique a permis à plusieurs chefs d’État de la région Afrique centrale d’exprimer leurs inquiétudes par rapport à l’évolution de la situation en RCA et de critiquer l’inertie du régime Djotodia, alors qu’à ce moment finalement, tous les yeux étaient tournés vers notre pays. Et c’est vrai que le Tchad comme un certain nombre d’États de la sous-région joue un rôle prééminent en RCA, il l’a toujours fait. Donc, le sommet de N’Djamena a été l’occasion de remettre les choses à plat, d’obtenir la démission de M. Djotodia et également d’ouvrir la voie à une réorientation de la transition avec les nouveaux acteurs que nous avons aujourd’hui. Comme tout Centrafricain, j’ai suivi de bout en bout l’évolution de la situation, et à un moment, sous la pression d’un certain nombre de compatriotes, une idée a circulé selon laquelle j’étais candidat aussi aux élections destinées à offrir de nouvelles personnalités pour la transition. Connaissant les enjeux et la manière dont la situation se déroulait, je m’étais mis en réserve, tout en étant vigilant. J’étais à la disposition de la République pour appuyer les nouvelles autorités qui seraient élues par le Parlement de transition, également rassemblé à N’Djamena, si nécessaire. Quand 171
Catherine Samba-Panza a été élue, je ne voulais pas avoir d’a priori. Je voulais rester lucide. Il était nécessaire de tourner la page Djotodia, avant de passer à une normalisation de la situation tant au niveau sécuritaire que politique puis économique. Les premières actions posées par la nouvelle équipe ont été saluées par les uns, décriées par les autres, mais tout cela est lié à la situation de déficit de débat au sein de la classe politique centrafricaine, au déficit de vision sur ce que nous devons apporter pour notre pays, et à la difficulté pour ceux qui ont désormais la responsabilité de gouverner, de se démarquer des clichés et des affres du passé qui ont pourtant été les causes lointaines de ce que nous vivons aujourd’hui. Il nous faut donc rester vigilants pour que les démons du passé – ce qu’en Occident on appelle le népotisme ou le clanisme, et qu’en Afrique on appelle la solidarité familiale ou ethnique – ne reviennent pas de plus belle et ne sèment à nouveau le chaos. Après les exactions des rebelles de la Seleka qui ont duré une dizaine de mois, est arrivé à partir du 5 décembre de manière violente et indéniable le phénomène des Antibalaka. Ces jeunes gens sont affublés à tort par les médias occidentaux de l’appellation de « milices chrétiennes », ou bien d’anti-machette. Quand on les voit ces jeunes, armés de machettes, de gourdins et de grenades, affublés de dizaines de gris-gris, ne font pas vraiment penser à des enfants de chœur ! Aucun ecclésiastique ne les soutient. Et leur appellation n’a jamais signifié anti-machette, mais bien plutôt anti-balles, les balles d’AK-47 des rebelles Séléka. Parce que leurs gris-gris sont censés les protéger des blessures par balle. Il faut bien comprendre qu’au départ, ces milices répondent à un instinct de survie de populations menacées et victimes d’exactions de la part des rebelles Séléka depuis des mois. Ils ont été maltraités, ils ont été humiliés, ils ont été pillés, ils ont été violentés, 172
leurs épouses violées, leurs enfants enrôlés de force, leurs maisons incendiées et leurs champs saccagés. Ces hommes se sont donc naturellement organisés pour prendre en main leur sécurité et asseoir leur dignité sur leur territoire. Malheureusement, cette situation a pris une autre tournure à partir du 5 décembre où après les premiers désarmements des milices Séléka, ces miliciens se sont livrés à des actes barbares, à des lynchages et des pillages notamment contre les musulmans, accusés, souvent à tort, d’avoir soutenu le régime de Djotodia. Les miliciens, avec aussi l’arrivée dans leurs rangs d’anciens militaires des FACA et de la Garde présidentielle de Bozizé, se sont radicalisés et ont commencé à répondre à la violence par la violence. Une violence aveugle qui comme souvent frappait surtout les civils, victimes désignées et plus faciles à combattre que des forces armées et structurées. On parle à tort d’un conflit inter-religieux en RCA. Pendant très longtemps, il y a eu une coexistence pacifique entre toutes les communautés centrafricaines, en dépit de nos différences, de nos divergences parfois, et de nos problèmes. En RCA, il n’y a jamais eu de conflits ethniques à proprement parler. La RCA est à la lisière de l’Afrique arabo-musulmane et de l’Afrique équatoriale. C’est la ligne tampon entre ces deux cultures. Et en RCA, vous avez deux à trois préfectures, héritières en quelque sorte des anciens sultanats, qui sont en majorité musulmane. Il est donc clair que tous ces compatriotes du Nord ont leur place dans la République centrafricaine telle que ses frontières ont été définies après la colonisation. Malheureusement, du fait de la proximité entre les Séléka et la communauté musulmane a fait qu’il y a certainement eu des amalgames qui ont abouti à cette situation d’intolérance et de persécutions. Ces questions auraient pu être adressées et corrigées si un leadership fort et courageux avait été mis en place. Nos dirigeants doivent porter 173
une affirmation déterminée et convaincante de notre volonté de vivre ensemble et aussi encourager des actions concrètes en direction des communautés. Les violences doivent être combattues de quelque bord qu’elles viennent. Aujourd’hui, il faut créer les conditions, à travers une gouvernance juste et impartiale à même de rassurer les communautés et une pédagogie civique, d’une prise de conscience de ce qui fonde notre vivre ensemble. Indépendamment de nos différences, de nos divergences confessionnelles ou bien cultuelles, nous devons tout faire pour asseoir nos valeurs nationales, selon l’esprit du père fondateur de la République centrafricaine Barthélemy Boganda. Celui-ci voulait créer un État où il faisait bon vivre pour tous ses enfants qu’ils soient du nord, du sud ou de l’est de la République. La rébellion Séléka a pu prendre le pouvoir à cause de la déliquescence des forces armées nationales, instrumentalisées par les dirigeants successifs. Les anti-balaka se sont créés en réponse à l’absence d’État, représentés par les forces de l’ordre et de sécurité et par le système judiciaire, tous deux totalement absents des provinces depuis une quinzaine d’années. La revendication autonomiste est née de l’absence totale des services de l’État dans certaines provinces excentrées, qui parfois, particulièrement en saison des pluies, sont coupées du reste du pays pendant six mois, et où les fonctionnaires ne veulent pas aller travailler. La corruption érigée en système a noyauté l’ensemble de la société du sommet de l’État jusqu’à l’instituteur et à l’infirmier de brousse, gangrenant ainsi toutes les institutions de la République. Ce qui tenait par la force de l’habitude s’est effondré comme un château de cartes au premier coup de boutoir d’un groupuscule politique appuyé par quelques mercenaires venus d’ailleurs. L’État centrafricain s’est liquéfié dans sa propre dissolution, laissant les populations civiles dans le plus grand dénuement. 174
Justice ! Une des premières choses à faire pour reconstruire l’État centrafricain, et tenter de réconcilier les Centrafricains, c’est de rendre la justice pour tous les crimes commis, toutes les atteintes aux biens et aux personnes. Les victimes doivent comprendre qu’elles sont entendues, et qu’on ne les laisse pas seules face à leur désarroi. Ce n’est bien sûr que l’un des aspects de la reconstruction de l’État, mais il est prioritaire. Cela ne pourra pas se faire sans l’aide de la Communauté internationale. Il est urgent qu’elle aide la RCA à asseoir une juridiction nationale dotée d’un appui international pour traiter du cas centrafricain, comme cela s’est fait, par exemple, en Sierra Leone. C’est vrai qu’il y a la CPI et que certaines infractions commises pendant les deux dernières guerres civiles sont passibles de cette juridiction. La CPI pourra donc se saisir de ces cas, mais il y a aussi un certain nombre de crimes et de délits qui ont été commis au pays par des Centrafricains et qui peuvent être jugés par les juridictions nationales. On peut très bien imaginer la mise en place d’urgence d’une justice transitionnelle qui traiterait de ces cas particuliers et rendrait rapidement ses jugements, dans un cadre légal sans tache et sous contrôle de la Communauté internationale. C’est une façon de libérer la parole : celle des victimes, mais aussi celle des bourreaux. Ainsi la vérité apparaîtra, peut-être pourra-t-on mieux comprendre ce qui s’est passé et ce que l’on peut faire pour que la RCA n’aille pas tout le temps de guerre civile en transition et de transition en coup d’État. La réconciliation, c’est comme la paix, ça ne se décrète pas, surtout dans un contexte où les frustrations, les crimes, les animosités ont été développés. C’est pour cette raison que je plaide pour que cette justice, soutenue par la Communauté internationale, se mette rapidement en place, que la vérité soit sue, et que les Centrafricains commencent à se réconcilier. En même 175
temps, cela va ouvrir la possibilité aux politiques, à tous les compartiments de la société centrafricaine de s’asseoir le moment venu pour exorciser nos maux, extérioriser nos frustrations, pour essayer de recréer les bases du nouveau vivre ensemble. C’est important parce que tous les Centrafricains, quels qu’ils soient, quelle que soit leur appartenance régionale, ethnique, tribale, confessionnelle ou culturelle, leur place se trouve dans la République centrafricaine. Et je plaide pour cette unité nationale. Selon moi, l’idée de la partition dont parlent notamment certains dirigeants de la Séléka aujourd’hui réfugiés dans le nord du pays, le long de la frontière tchadienne, et qui brandissent cette revendication comme une menace. Cette idée de scission découle d’une mauvaise gouvernance, d’une mauvaise gestion de la part de tout l’establishment politique qui s’est succédé aux responsabilités dans notre pays. Simplement parce qu’il y a une région ou une zone qui a été complètement abandonnée, à l’instar de bon nombre de préfectures du pays en vérité, et que les uns et les autres ont pris conscience de leur marginalisation, on devrait revendiquer l’autonomie ou l’indépendance. Mais qui va accepter la création d’un micro-État au cœur de l’Afrique ? Comment un tel État serait-il viable ? Alors que la marginalisation peut être réglée par une meilleure gestion des ressources et une meilleure répartition des services de l’État, dans un esprit de complémentarité. C’est ce qu’ont voulu les pères de la nation centrafricaine. Nous avons hérité d’un territoire, à nous de le gérer au mieux de ses capacités dans l’intérêt bien compris de nos populations dans leur ensemble. Cela passe par un développement géographiquement équilibré des infrastructures, par l’explication de ce qui nous rapproche et nous rend plus forts ensemble. Il faut une égalité de traitement des territoires, et que partout la présence de l’État soit sensible, particulièrement dans ses fonctions 176
régaliennes : sécurité, justice, répartition, mais aussi dans ses fonctions de soutien aux populations : éducation, santé, aide sociale. Construire ce type d’État en RCA, c’est faisable, c’est possible, pourvu qu’on prenne conscience, qu’on doit pour cela se mettre ensemble et que nous décidions de tourner définitivement la page de l’incurie politique.
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DEUXIÈME PARTIE MA VISION POUR LA RÉPUBLIQUE CENTRAFRICAINE
CHAPITRE 1 Retrouver la Nation centrafricaine
La nation centrafricaine n’est pas juste une idée qui aurait cessé de vivre dans la tête des Centrafricains. Comme toutes les nations du monde, c’est dans les défaites, mais aussi et surtout dans les victoires et les succès que se construit l’idée nationale. C’est là que s’exprime la ferveur nationale et que chacun est fier de se sentir centrafricain. À ce titre, l’indépendance a été un évènement fondateur. Nous avons connu aussi des victoires sportives qui ont fédéré les Centrafricains de toutes origines, de toutes classes sociales, de toutes confessions, qu’ils soient nés à Birao, à Ndelé, à Obo, à Berberati, à Bangui ou à Ganboula. Des frontières héritées de la colonisation, qui n’étaient d’ailleurs pas celles choisies par les pères de la nation, en Centrafrique comme ailleurs sur le continent, nous avons tenté de faire une nation. Mais après l’indépendance, l’État-nation centrafricain est tombé dans les difficultés liées à l’immaturité de ses dirigeants. Ceuxci ont trop souvent fait passer leur pouvoir personnel avant l’intérêt national et la consolidation de l’État. On peut considérer que le tribalisme, le régionalisme, le népotisme et toutes les anti-valeurs qui ont servi de base à la plupart des régimes en RCA, ont sapé petit à petit les bases de l’État-nation centrafricain. Mais ce n’est pas une fatalité !
État-nation Il est essentiel que les dirigeants à venir changent de paradigme et soient à la fois clairvoyants et visionnaires. Qu’ils passent du moi et mon pouvoir avant tout, à l’idée du service de l’État-nation. Le prochain exécutif devra être profondément ancré dans les valeurs républicaines, et s’engager à faire passer avant toutes choses, l’intérêt national et la préservation de l’unité. Au vu de la situation de le Centrafrique aujourd’hui, je ne crois pas qu’aucun dirigeant ne pourra à nouveau confondre le Trésor avec ses poches, ou faire passer ses parents avant tous les autres, ou développer uniquement sa région d’origine. Ce temps-là est terminé. Je veux croire que les Centrafricains aujourd’hui sont arrivés, dans la souffrance, à une maturité politique jamais atteinte auparavant. Notre devise nationale affirme trois principes fondateurs : Unité, Dignité, Travail. Sur cette base, notre nation peut avancer. Si l’on y ajoute le triptyque républicain hérité du colonisateur français : Liberté, Egalite, Fraternité, nous avons un cadre pour avancer dans la construction d’un État-nation moderne, dans la réaffirmation d’un civisme profond, dans la réalisation d’un respect mutuel. Une fois ces fondations posées, nous pourrons commencer à reconstruire l’État, deuxième étape du réveil de le Centrafrique. Sans nation, il est difficile de créer un État digne de ce nom, et sans État, il est difficile pour toute nation de se maintenir en tant que telle. Le sentiment d’appartenance passe par des choses très matérielles : le malade qui va à l’hôpital et ressort guéri, l’enfant qui va à l’école et obtient un diplôme, le fonctionnaire qui tire de son emploi un salaire décent, le commerçant qui emprunte une route avec ses marchandises sans craindre les voleurs, le militaire qui sait qu’il sert son pays tout entier et pas seulement une clique, le propriétaire qui investit dans sa terre ou sa maison parce qu’il sait qu’on ne pourra pas les 182
lui prendre demain. Voilà comment s’exprime la présence de l’État dans la vie quotidienne des citoyens. Barthélemy Boganda, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, parce qu’il était religieux, qu’il avait travaillé comme curé, et avait vu la souffrance de ses compatriotes, la misère, les effets de la colonisation, a décidé de créer un parti fondé sur des valeurs judéo-chrétiennes. Il s’est beaucoup inspiré de la doctrine sociale de l’Église, bâtissant son programme autour de 5 verbes : loger, soigner, nourrir, vêtir, et instruire. Il a essayé de traduire ces principes en actes à travers une lutte multiforme, à travers la mise en place des structures socio-économiques de base. Il a d’abord mis l’accent sur l’instruction publique, l’école, mais surtout sur la construction de logement parce qu’il fallait créer les conditions d’hygiène et de prolongation de la vie des Centrafricains. À l’époque déjà, l’espérance de vie était courte. Aujourd’hui, elle ne s’est pas beaucoup améliorée puisqu’elle est de 38 ans pour les hommes et de 43 ans pour les femmes. Pour Boganda, quand les gens sont instruits, quand les gens sont soignés, quand les gens sont vêtus et quand ils logent dans un environnement décent, non seulement les conditions d’hygiène leur permettent d’améliorer leur existence, mais ils peuvent aussi mieux travailler. Il s’agit de mots très simples qui touchaient la vie individuelle ou collective de tous les Centrafricains. Et son message est passé. Tous ceux qui se sont succédé après lui se sont réclamés des mêmes principes, mais personne n’a essayé de traduire ses idées dans les faits, de transformer cette idée en actes.
Au pouvoir par accident En RCA, on arrive au pouvoir par accident. Seul Boganda avait préparé sa prise de pouvoir, et il n’a pas pu mener à bien sa politique puisqu’il est décédé juste avant 183
l’indépendance. Celui qui va lui succéder, David Dacko, très jeune à l’époque puisqu’il n’avait que 29 ans, pensait à prendre le pouvoir plutôt qu’à gouverner. De plus dans le contexte de guerre froide, il n’avait pas toute latitude de mener la politique pensée par Boganda. Bokassa est arrivé au pouvoir par un coup d’État, il a tenté de développer une certaine vision du pays, mais qui était mégalomane et passait toujours par sa personne, son pouvoir, ce n’est pas pour rien qu’il s’est inspiré de Napoléon Bonaparte pour son sacre. Ensuite, il est parti, et Dacko est revenu au pouvoir dans les valises des soldats français dans le cadre de la fameuse « Opération Barracuda » en 1979. Mais ça n’a pas marché… Nouveau coup d’État, le général Kolingba prend le pouvoir. Celui-ci aura eu le mérite d’accepter le vent du changement et l’ouverture démocratique. C’est le seul président centrafricain qui a réussi, de son plein gré, à passer la main à son successeur. Les élections de 1993 ont été saluées comme une grande première en RCA. Patassé est resté pendant dix ans au pouvoir. On aurait pu penser qu’il avait eu le temps de préparer une politique. Il avait de l’expérience. Mais il n’a pensé qu’à s’enrichir et à se protéger, oubliant le mandat que lui avaient confié les Centrafricains par les urnes. Au final, ce sera également un échec, sanctionné par un nouveau coup d’État. La faillite de Bozizé n’était pas une surprise puisqu’il était d’abord et avant tout un homme issu de ce système de prébendes et de favoritisme dont il avait sans scrupules profité. Mais Bozizé a une lourde responsabilité dans les violences qui se déroulent dans mon pays depuis mars 2013. C’est lui qui a instrumentalisé la religion et qui a fait distribuer des armes aux populations civiles. Finalement après dix ans de pouvoir, Bozizé a dû lui aussi s’enfuir. Et il convient de noter que peu de gens se sont battus pour qu’il reste. La parenthèse Djotodia est quasiment anecdotique, mais a prolongé, sinon amplifié, l’œuvre de haine entamée par 184
Bozizé. Quel sera le bilan de la présidente Samba-Panza ? Il est trop tôt pour le dire. Soulignons simplement que son pouvoir est le résultat de la pression de la Communauté internationale mais pas de l’expression populaire des citoyens de RCA. Laissons-lui toutefois un peu de temps avant de juger. Mais ce que l’on sait en revanche, c’est que les Centrafricains n’ont jamais été aussi pauvres, qu’ils n’ont jamais autant souffert, qu’ils n’ont jamais été autant dans l’insécurité qu’aujourd’hui. La RCA n’est pourtant pas un pays maudit, un damné de la terre, au sens où l’entendait Frantz Fanon. Bien au contraire. On a toujours dit que la RCA, c’est le deuxième scandale géologique du continent après la République démocratique du Congo. Que fait-on de toutes ces potentialités, de ces richesses minières, agricoles, tropicales ? Que fait-on du diamant ? Que fait-on de l’or, de l’uranium ? Que fait-on des bois précieux ? On parle maintenant de pétrole, qu’allons-nous en faire ? Ces richesses nous les avons en partage nous les citoyens centrafricains, mais pas seulement. Nous les avons aussi à parts égales avec nos descendants, avec les générations futures auxquelles nous devrons bien léguer quelque chose. Nous avons l’obligation de repenser l’exploitation de nos ressources, et la gestion des bénéfices que nous pourrions en tirer. Il y a eu suffisamment de générations sacrifiées en RCA. Nous devons remettre l’homme au cœur de l’économie du pays. Le Centrafricain doit être à la fois acteur et bénéficiaire du développement. Nous ne pourrons pas éviter de revenir à ces fondamentaux. L’État peut dans le cadre de ce développement, fournir la protection, l’aide, la santé, l’éducation et l’encadrement nécessaire à toute activité humaine. Dès lors, le citoyen peut se prendre en charge et s’approprier son destin dans le cadre de la famille et plus largement dans le cadre national, reconnaissant alors le caractère protecteur et 185
participatif de l’État. Certains États ont vécu pire que ce que nous connaissons aujourd’hui, et ils se sont relevés. Je pense au Rwanda, au Cambodge, à la France même, ou au Japon. Il n’y a pas de fatalité, il n’y a que du renoncement. Ayant touché le fond, nous ne pouvons que remonter.
La fausse question musulmane Nombre d’observateurs mettent en avant le fait que la crise actuelle en Centrafrique est en fait un conflit interreligieux. Je dénonce cette grille de lecture. On ne peut pas nier qu’il existe des frustrations, et que certaines communautés sont de fait marginalisées. Mais il ne s’agit pas d’une question de religion, mais d’une problématique historique et géographique. La majorité des musulmans centrafricains viennent majoritairement de trois préfectures du nord-est et vivent dans nos frontières depuis l’indépendance. Ensuite, il y a une communauté de musulmans qui sont devenus centrafricains par la naturalisation ou par le mariage, dont la plupart viennent d’Afrique de l’Ouest ou du Tchad voisin. Pendant très longtemps, la communauté musulmane avait fait des choix par rapport à l’instruction et préférait envoyer ses enfants dans les écoles coraniques. Ces enfants devenaient commerçants, agriculteurs ou éleveurs comme leurs parents. Du coup, de grands pans de l’économie étaient sous leur contrôle, et il ne donnait pas la préférence à l’administration, encore moins à la politique. Mais progressivement, à la faveur des enrichissements, des accords de développement, ils sont entrés dans certains secteurs stratégiques et liés au monde politique : le bois, les mines, les transports. Logiquement, puisqu’ils sont majoritaires dans certaines régions et certaines villes, certains d’entre eux à l’avènement du multipartisme, sont entrés à l’Assemblée nationale ou ont été élus maires. Aujourd’hui, 186
les musulmans représentent sans doute près de 15 % de la population totale. Il est normal qu’ils aient une représentation nationale. Mais il n’y a pas en RCA de parti musulman, et les hommes politiques de cette confession se retrouvent dans différents partis politiques. Depuis quinze ou vingt ans, des cadres musulmans sont finalement sortis des écoles, sont partis étudier à l’étranger, ce qui est une preuve d’intégration. Mais la conjoncture a fait qu’ils ne trouvaient pas forcément d’emploi dans l’administration, surtout à l’heure des ajustements structurels et de la réduction du coût de fonctionnement de l’État. On sait ce que ça a donné aussi dans d’autres pays. Là aussi, il y a une source de frustration, mais elle est économique, pas religieuse. Avec le développement de la corruption, qui a gangrené le système administratif, il est sûr que certains de nos compatriotes musulmans se sont vus comme des citoyens de seconde zone, parce qu’il y avait des abus de l’administration pour la délivrance des papiers officiels, parce que sur les barrages illégaux, il y avait des contrôles illégaux d’identité et que les musulmans étant considérés comme riches devaient payer plus de bakchichs. Il arrive même chez nous que certains policiers demandent des papiers qui n’existent pas. Mais ces frustrations ne touchent pas que les musulmans. Les Zandé, par exemple, ont eu combien de présidents, combien de ministres ? Nous aussi, du fait de notre proximité avec le Soudan et avec la République démocratique du Congo, aurions pu prendre les armes sous prétexte que nous étions marginalisés. Mais nous ne l’avons pas fait. Nous avons fait le choix de rester dans la République. Il faut penser plus grand que la famille, l’ethnie ou la région. Il faut penser à ce que l’on peut faire pour la nation centrafricaine.
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Sortir du chaos Comment un pays se retrouve-t-il au bord du vide, à la frontière de l’enfer, en plein chaos ? Le Centrafrique, terre riche et peuplée de seulement quatre millions d’habitants est rongée par des maux dont elle n’a pu se débarrasser malgré les cinquante-quatre années d’indépendance. Au lendemain de celle-ci, la situation du pays ne pouvait que s’améliorer grâce à l’autodétermination. Et effectivement, dans les années 1960, le PIB se chiffrait en centaine de millions de dollars. Grâce à la modernisation, à la mondialisation aussi, il s’élevait en 2012 à 2,139 milliards de dollars, soit une multiplication par 21 environ. La population quant à elle, a presque triplé durant cette période. Pourtant des années après ce qui aurait pu être un véritable boom économique, le constat est sans appel : la population a faim, les terres, les forêts et les cultures sont vulnérables, le développement, tout à fait relatif, est encore circonscrit à certaines régions mais pas équitablement réparti. La violence politique sous toutes ses formes a fait des ravages, et partout les journaux et experts occidentaux s’alarment d’une situation qualifiée de « pré-génocidaire ». L’incurie des gouvernements précédents a laissé le pays se débattre avec une économie fragile, grandement dépendante de l’étranger et depuis des années endettée et en situation de déficit croissant. Le Centrafrique va très mal. En dépit de ce constat catastrophique, je veux garder espoir, et redonner espoir à mes compatriotes. Pour cela, j’ai un programme clair, ambitieux, réaliste, et la certitude qu’il faut respecter les institutions de notre pays. Mon projet peut amener le Centrafrique à se réconcilier avec lui-même et à envisager des lendemains meilleurs. Le décollage économique doit être amorcé. J’ai donc orienté mes mesures selon quatre grands thèmes : la reconstruction de l’État, le financement de la politique économique, 188
la politique de l’État social et protecteur, la réforme des forces armées et la sécurité, et en dernier lieu la politique internationale.
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CHAPITRE 2 La reconstruction de l’État
Je l’ai affirmé parce que j’y crois, le renouveau de le Centrafrique, le relèvement de notre pays passe par la restauration de l’État, il passe par le respect des lois, et des institutions de la République. La base de l’État est bien son appareil institutionnel. Et celui-ci est encore précaire au lendemain des troubles causés par la prise de pouvoir de Michel Djotodia. Pour l’instant, le régime de transition ne l’a pas vraiment restauré. Ma priorité sera de garantir par des moyens financiers et humains l’application de la nouvelle constitution, encore en rédaction. La loi de transition appliquée depuis le coup d’État de 2013 ne permettra pas au pays de se relever de façon durable. Comme l’exige le fonctionnement de n’importe quelle nation, le Centrafrique se doit donc de garantir son État de droit à travers un cadre solide, durable, sacré. Celui-ci sera chargé de sanctifier les droits inaliénables et les libertés de nos concitoyens, journalistes, hommes politiques, chargés de faire vivre la démocratie. Il n’est plus question de faire taire les opposants de façon arbitraire, ou de menacer quiconque s’en prend à certains réseaux de pouvoir. Non, la parole publique est l’objet et le cœur du débat. Pour les Centrafricains, elle est l’assurance de la probité des hommes et des femmes d’État. Afin de renforcer cette
confiance envers les acteurs de la vie politique mais aussi entre eux, j’installerai un cadre permanent de dialogue et d’échange, comme le prévoient le Dialogue national d’octobre 2003 et celui de décembre 2009. La prévention des conflits passe par cette communication, qui, trop souvent a été négligée. Je veux redonner de la valeur à la parole de l’autre car il est temps de mettre fin aux luttes d’influence fratricides qui ont mené aux troubles de ces dernières années.
Sanctuarisation de l’administration et impartialité de la justice Aux côtés de cet appareil institutionnel renouvelé, et ce, afin de garantir le respect de l’intérêt général, la machine administrative se doit de rester impartiale et inébranlable malgré les changements de régime. Les fonctionnaires sont des acteurs indispensables au bon fonctionnement du pays, c’est pourquoi leur recrutement est un enjeu primordial. Seul le mérite comptera, et pour cela, le concours sera un passage obligé. Les valeurs de solidarité, de cohésion et de dévouement sont essentielles pour ces soldats du service public. Je m’engage envers eux à revaloriser leur situation et à établir de véritables plans de carrière qui ne seront plus le fait du Prince, mais le résultat de leur travail. En effet, un salaire plus élevé est une mesure efficace dans la lutte contre la corruption, en plus d’être une opportunité de pouvoir d’achat pour toutes les familles de fonctionnaires. Aux côtés de cet État fort, un appareil judiciaire national, accessible à tous les citoyens est nécessaire. Plus encore, il doit être garant de la stabilité du pays, de la sécurité de ses entreprises et de son peuple. Une justice performante est gage d’équilibre. Elle attire les investisseurs étrangers, qui voient en elle l’impartialité et 192
l’assurance que leur action économique est valorisée, protégée de l’arbitraire, mais aussi encadrée. Pour les citoyens, elle incarne la reconnaissance de l’égalité entre tous et devient l’interlocutrice de référence pour trancher les litiges. Afin d’assurer cette mission, la formation des magistrats est essentielle, autant que la lutte contre la corruption. Je m’engage donc à résoudre la question des salaires du personnel de la justice, et ce afin d’éviter toute autre forme de rémunération s’apparentant à ce fléau. Autre pan judiciaire important, il faut poursuivre nos efforts quant à la garantie de l’humanité du traitement des prisonniers. Le Centrafrique a la chance de ne pas être épinglée dans les rapports internationaux pour ses conditions carcérales. Notre justice, profondément humaine, doit le rester : l’arrêt de l’application de la peine de mort depuis une trentaine d’années en est un exemple. Assurer l’équité et permettre au pays de se relever de ces mois d’anarchie la plus complète passe donc par la rénovation de l’appareil judiciaire.
Repenser la place des femmes Je crois qu’il est fondamental pour ce projet de société, de repenser la place des femmes. En effet, chaque pays se doit de valoriser celles qui représentent la moitié de la population. Forte de son expérience, de ses cinquante-trois années d’histoire mouvementée, il est temps de laisser s’épanouir deux acteurs qui ont été tout simplement négligés : la jeunesse et les femmes. Elles auront un rôle essentiel à jouer pour la reconstruction de la Nation. Ainsi je prends l’engagement que dans chaque sphère de décision, un tiers des places sera réservé aux femmes. Pour rappel, elles n’occupaient en 2012 que 13 % des sièges de l’Assemblée, chiffre heureusement en augmentation. L’élection de Madame Catherine Samba-Sanza à la tête du 193
gouvernement transitoire a été un véritable signal pour la démocratie au féminin en Centrafrique. Il faut que ces efforts se développent le plus naturellement possible. Je créerai un Fonds de Promotion de la Femme par ailleurs, pour soutenir et accompagner celles qui voudraient se lancer dans une activité économique génératrice de revenus. Et pour les adolescentes en situation d’échec scolaire, un centre d’encadrement et de formation multi métiers doit être construit, en vue d’un premier emploi ou d’une réinsertion. Il est indispensable de faire émerger la femme sur le marché du travail centrafricain, car l’autonomisation est la clé de la réussite. Avec un taux de fertilité des mères adolescentes (entre 15 et 19 ans) le plus élevé au monde, 98 enfants pour 1 000, le Centrafrique doit maintenant laisser une place aux femmes dans la vie publique.
Mes cent premiers jours Je m’engage en cas d’élection à la magistrature suprême à mettre en œuvre mon programme avec détermination, et notamment par des signaux politiques et institutionnels forts. Je mettrai d’abord en place un gouvernement renouvelé et compétent. Je constituerai une équipe efficace immédiatement après mon investiture, respectant le cadre législatif et constitutionnel. La nomination d’un Premier ministre est essentielle, bien qu’elle ait trop souvent été détournée comme un simple poste de lieutenant. Je redonnerai du pouvoir et du prestige à la fonction, comme il faut redonner de l’épaisseur à la signification de nos institutions. De la même manière, le gouvernement sera composé d’une équipe réduite à un petit nombre d’hommes et de femmes intègres, compétents et sans tache. Ils seront chargés de porter cette vision d’une Centrafrique qui change, qui veut se sortir du 194
marasme. Un tiers de femmes entrera dans ce collectif, uni pour l’intérêt général, et non pas pour des rentes ou une perspective d’enrichissement personnel. Afin d’assurer cette probité, les membres du gouvernement et moi-même déclarerons l’ensemble de nos biens et patrimoine dès notre prise de fonction, dans un esprit de transparence totale et comme le prévoie la loi centrafricaine. Il est aussi nécessaire que la population puisse observer la vitesse des changements, et pour cela, chaque ministre devra rendre des comptes de l’état de l’exécution du programme dans son domaine. Ainsi, qui dit changement dit aussi honnêteté et responsabilité. La politique générale sera présentée à l’Assemblée et fera l’objet d’un examen minutieux, ceci en vue de vérifier la conformité aux traités internationaux et régionaux et les différents accords comme la Convention de l’Organisation internationale du Travail relative aux peuples indigènes et tribaux ratifiée en 2010. La République centrafricaine s’était honorée en devenant le premier pays africain à signer cette convention. Ces traités sont donc des obligations légales et morales : mes propositions respecteront ces textes. Dès les premières semaines, il s’agira aussi de nommer de nouveaux visages aux postes de haute responsabilité, en accord avec deux critères : l’intégrité et la compétence technique, c’est-à-dire le mérite d’une part, l’indifférence à l’appartenance ethnique, religieuse ou politique d’autre part. Trop longtemps des réseaux entiers se sont retrouvés au pouvoir de façon totalement arbitraire et sans concertation. Je m’engage à faire travailler les meilleurs aux postes adéquats. Ainsi les Centrafricains comme la Communauté internationale comprendront que nous voulons vraiment remettre le pays sur les rails du développement et de la bonne gouvernance.
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Apaisement et réconciliation Dans ma démarche, la reconnaissance de la mémoire des anciens présidents est essentielle, dont l’héritage, pour certains plus douloureux, est la preuve que le Centrafrique peut se détacher de son histoire tout en la chérissant. Barthélemy Boganda, le père fondateur de notre pays tiendra bien sur une place de choix. Des mausolées seront érigés à sa mémoire et à celle de ses successeurs : David Dacko, Jean-Bedel Bokassa, André Kolingba, Ange-Félix Patassé et le vice-président Abel Goumba. Les projets seront sélectionnés pendant les cent premiers jours de mon mandat. De notre passé, il faut savoir tirer les conclusions et les leçons, mais nous devons aussi lui rendre hommage et saluer ceux qui ont contribué à notre histoire commune. C’est un pas vers plus de stabilité et vers l’atténuation des tensions. Mon engagement est en fait de me positionner comme le président de tous les Centrafricains. Qu’importe l’ethnie, la religion, le parti politique ou les inimitiés : le chef de l’État et son gouvernement reposent sur ses citoyens et leur soutien est indispensable pour mener les réformes dans un esprit de conciliation. Dans les semaines qui suivront l’investiture, je me rendrai dans les chefslieux des préfectures où mes opposants politiques ont été les plus plébiscités. Le message sera le suivant : rassembler la population autour d’un projet commun, rendre possible un dialogue social, promouvoir un espace de liberté de parole et de réussite économique pour chaque Centrafricaine, chaque Centrafricain. Dans cette optique, un cadre permanent de concertation sera mis en place. Réapprendre à parler d’une vision nationale, de l’intérêt général, dépasser les haines et les conflits du point de vue personnel, voici à terme la suprême récompense. Tous les habitants de notre pays doivent s’impliquer personnellement dans l’élaboration du dialogue et de la paix sociale. 196
Des incompréhensions et des différends peuvent arriver bien sûr, et je ne porte pas une vision angélique d’un pays qui se réconcilierait en trois mois. Mais ces conflits peuvent être désamorcés et réglés par les individus euxmêmes, sans violence et sans préjugés. C’est là le début de l’entente sociale. Reconstruire les institutions de l’État est donc la première étape primordiale avant toute action gouvernementale d’envergure. Un colosse aux pieds d’argile est la dernière chose désirable pour le peuple centrafricain. Projet déjà immense, et pourtant le plus complexe reste à venir. En effet, de quoi souffre principalement un pays comme le Centrafrique ? La réponse est peut-être assez simple : de la pauvreté. Cette misère qui tue, attise les haines et désespère les familles, exacerbe les tensions, toutes les tensions. 80 % des Centrafricains vivent avec moins de deux dollars par jour. Depuis des années, l’économie centrafricaine a souffert d’une mauvaise gestion qui a aggravé les inégalités. Pour réformer le système, cinq années ne seront pas de trop, tant la tâche paraît immense.
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CHAPITRE 3 Le financement de la politique économique
La politique économique est certainement celle qui suscite tous les espoirs à l’intérieur et à l’extérieur de le Centrafrique. Le décollage économique de la RCA est mon cap primordial et je veux réussir ce pari à travers une palette de mesures innovantes et adaptées à la situation de notre pays. Avant toute chose, le Centrafrique s’est engagé sur le plan international et régional. L’État se doit de respecter ses promesses auprès de l’Organisation mondiale du Commerce, faites lors de son entrée dans cette institution internationale le 31 mai 1995, promesses consistant à assurer l’ouverture du pays à la mondialisation. Autre objectif à promouvoir, bien sûr, les Accords de Partenariat Économiques (APE) entre l’Union européenne et un grand nombre de pays africains. Les négociations doivent être accélérées à l’échelle régionale en vue de la signature du futur traité : nos principales destinations d’import-export sont en effet situées en Europe, bien que la Chine et les ÉtatsUnis soient aussi de très bons partenaires commerciaux. Un partenariat renforcé permettrait une intensification des échanges et une meilleure collaboration à l’échelle régionale.
Campagne prenariat
pour
l’investissement et
l’entre-
La seconde mesure à prendre concerne les investissements, et pour cela, je crois qu’il y a trois mots d’ordre : centralisation, flexibilité et attractivité. Le Centrafrique a la chance d’avoir un délai de création d’entreprises assez compétitif pour la région d’Afrique centrale : 22 jours environ sont nécessaires pour construire une entreprise. L’objectif est de réduire ce délai au maximum afin d’attirer les investisseurs et les entrepreneurs nationaux et étrangers. D’un point de vue purement juridique, le code de l’investissement doit être rendu plus intéressant et surtout simplifié : par exemple, pour procéder à une importation de marchandises, la Banque mondiale avait recensé que 17 documents étaient obligatoires, un nombre parmi les plus élevés au monde ! Et 9 documents sont nécessaires pour l’exportation. Une simplification de ces procédures s’impose. Ma priorité est d’établir un guichet unique flexible, chargé d’aider à la création d’entreprises. Son personnel sera formé afin de pouvoir gérer efficacement le volet administratif. De plus, notre pays a la chance de disposer de compatriotes à l’étranger, qui sont les principaux investisseurs de demain. Il faut les encourager à revenir dans le but de créer de la valeur sur le territoire centrafricain. Mon gouvernement leur offrira des facilités et mesures administratives afin de mener à bien leur rôle d’opérateurs économiques. Aussi, seize compatriotes, issus de chacune des préfectures du pays seront choisis pour porter un projet encourageant le développement d’une nouvelle génération d’hommes d’affaires centrafricains : ils bénéficieront d’une subvention spéciale de l’État dont le montant doit encore être estimé. C’est par ces réformes ciblées que l’activité économique peut espérer repartir de bon pied. Quant à la réglementation financière, les régies seront reconstruites pour plus 200
d’efficacité. Là encore, attirer les investisseurs étrangers est avant tout une question de droit.
Une économie agricole renouvelée Pour une grande partie des Centrafricains, la première pensée du matin va pour le champ, la prochaine récolte, le troupeau et la subsistance au jour le jour. L’agriculture et l’élevage sont les piliers de l’économie de notre pays et de la survie de nos populations. C’est pour cela que je porte un projet cohérent qui peut assurer l’autosuffisance alimentaire à le Centrafrique. La moitié du PIB de notre pays provient de l’agriculture au sens large, et pourtant, les habitants sont aujourd’hui très largement dépendants de l’aide alimentaire extérieure : la mobilisation du Programme alimentaire mondial, par exemple, est primordiale pour éviter une catastrophe à venir, car 61 % de la population vit dans un environnement rural où la culture et l’élevage constituent des conditions de survie. Pour enrayer ces maux, une meilleure gestion de l’agriculture est nécessaire tout comme un meilleur accès à la réussite économique en tant qu’agriculteur. Le microcrédit a prouvé sa valeur et son efficacité dans d’autres pays en voie de développement. Il faut aider les cultivateurs à produire plus pour pouvoir vivre de leur activité. Si avant la crise, le Centrafrique faisait mieux que les pays voisins en termes de rendement céréalier (1 500 à 1 600 kg par hectare), cela reste insuffisant car le problème majeur pour le secteur est avant tout la question de l’adaptation de la culture à la terre et aux conditions climatiques. Notre pays possède aujourd’hui tout un pan de terres consacrées à l’agriculture dite « de rente », comme le café, le coton et le tabac. Elle fait vivre plus d’un million de personnes mais demeure très vulnérable : les cours de ces produits ont en effet dégringolé depuis 201
quelques années. Le café a perdu la moitié de sa valeur depuis quatre ans, du fait de la stagnation de la demande et d’une production particulièrement élevée dans les pays massivement exportateurs de ce produit comme le Brésil. Le coton, malgré un niveau de prix historiquement haut, ne profite pas aux pays africains du fait de l’abondance de la production. Quant au tabac, la demande stagne aux États-Unis et diminue en Europe. Autant d’indicateurs prouvant deux choses : il faut continuer ces cultures de rente mais dans une moindre mesure. L’important est de nourrir le pays et de trouver des alternatives d’exploitation à l’international. Pour ce qui est des cultures vivrières, notre agriculture se doit de tenir compte du climat et des niveaux de pluviométrie, tout en s’adaptant aux modifications du milieu. Pour rappel, le Centrafrique est une terre divisée en plusieurs zones climatiques : tropicale et équatoriale au sud (favorisant la forêt), sub-sahélienne au nord (espaces quasi désertiques), et entre les deux, une zone tampon, constituée de savanes. L’année est rythmée par une saison sèche et une saison des pluies, et les phénomènes météorologiques d’ampleur, comme les inondations, sont fréquents. La vallée de l’Oubangui, fleuve affluent du Congo traversant une grande partie du pays, est une zone particulièrement pluvieuse. Ainsi une agriculture diversifiée, constituée de produits de substitution à forte valeur ajoutée est impérative. Au nord, des plantations d’hévéa et de gomme arabique (de la famille des acacias) seront introduites, permettant une culture plus proche des conditions désertiques. Au sud et dans l’est forestier, des plantes comme l’ilang-ilang (dont est tiré notamment de l’huile pour l’industrie cosmétique de luxe), le girofle, la vanille (dont la culture nécessite beaucoup de soin, pourtant, elle est devenue à Madagascar un ingrédient essentiel de l’économie), le poivrier (dont les cours 202
sont en hausse constante depuis des années du fait de la consommation asiatique) trouveront leur place. La partie du pays constituée de savane pourra accueillir des cultures de sésame et d’anacardier (arbre qui produit les fameuses noix de cajou aux multiples vertus), dont les coûts de production sont minimes et les rendements très importants. Pourtant, aujourd’hui encore notre production de sésame reste faible, c’est pourquoi il faut l’intensifier. Quant aux secteurs de l’horticulture et du maraîchage, ils seront destinés à la préfecture de NanaMambéré, zone qui a déjà reçu des financements du gouvernement en 2013, pour exploiter son potentiel agricole. Cette région jouit en effet d’un climat subtropical permettant l’installation d’infrastructures d’irrigation. Pour ce qui est des terres non habitées situées dans le Haut Mbomou à l’est et la Haute Kotto au nord-ouest, elles seront mises sous contrats et baux ruraux à des entreprises spécialisées dans le biocarburant pour la culture du jatropha, plante des environnements semi-arides introduite récemment à Madagascar ou en Éthiopie. L’expropriation des petits paysans qui a suivi son implantation dans ces pays sera prévenue par la localisation des terres, c’est-à-dire, sur des cultures non vivrières, et par le cadre réglementaire renforcé.
Relancer l’élevage À côté de cette agriculture renouvelée, l’élevage aura aussi toute sa place, en tant que seconde branche de l’économie agricole. Il est assez triste de penser que dans les années 1960, l’élevage centrafricain était l’un des plus performants du continent africain. Le Centrafrique exportait ainsi en Europe sa viande bovine. Aujourd’hui, le zébu reste l’animal emblématique du secteur alimentaire centrafricain. Héritage de ce passé, la Fédération Nationale des 203
Éleveurs Centrafricains (FNEC), créée en 1985, est un modèle imité par de nombreux pays voisins. Elle s’occupe de représenter les éleveurs et de les aider à mieux exploiter les pâturages. D’autres fédérations ont éclos un peu partout dans le pays : comme l’Association Centrafricaine des Commerçants du Bétail (1991). Pour les aider dans leur tâche, l’État centrafricain sera présent et encouragera. L’élevage intensif de bovins, ovins, caprins ainsi que l’aviculture seront encouragés par des mesures de financement précises : je m’assurerai que les coopératives regroupant des agriculteurs bénéficieront de crédits bancaires garantis par l’État, pour les aider dans la construction de leurs infrastructures et la mise en place de leur industrie. Cette démarche est le seul chemin vers moins de pauvreté et de malheur pour les Centrafricains. Pour encadrer cette action, des professionnels formés dans les institutions comme l’ISDR (Institut Supérieur de Développement rural, situé à Mbaiki dans la Lobaye en RCA), le CTE de Bouar, le CTDR de Grimari (Collège Technique de Développement rural en Centrafrique) et d’autres écoles et instituts dont la spécialité est la mise en place des politiques agricoles, seront mis à contribution. Les institutions internationales, les universités et centres de recherche régionaux et internationaux seront en collaboration permanente avec l’État. Ces structures permettront d’avoir une vision d’ensemble qui sera bénéfique à l’implantation de telles mesures.
Protéger les réserves naturelles forestières et d’eau Comment oublier ce qui constitue presque le tiers de notre territoire, à savoir, la forêt ? Elle représente une ressource exceptionnelle pour le pays, abritant une faune et une flore qui lui ont valu d’être reconnue comme une bio204
diversité unique au monde. Il faut la protéger. C’est pour cela que l’augmentation des effectifs des agents des Eaux et des Forêts devra être gérée de façon efficace, en tenant compte des normes, usages et textes internationaux en matière d’écologie et d’environnement. Il est nécessaire que le Centrafrique respecte ses engagements pour ce qui est de l’héritage naturel et environnemental qui sera transmis à ses enfants. Pour finir, bien que le pays soit enclavé, ses deux réserves naturelles d’eau, les bassins du Tchad et du Congo, permettent une pêche relativement efficace pour ceux qui s’en nourrissent. J’encouragerai ce secteur créateur d’emplois et de revenus, en vue de la réduction de la pauvreté : des programmes comprenant la constitution d’un fonds d’appui consacré à sa promotion, ainsi que la mise en place de coopératives seront des mesures phares dans le domaine. Quant à l’aquaculture, la pisciculture, elles sont malheureusement aujourd’hui trop peu exploitées. Il faut les vulgariser pour les instituer comme des revenus complémentaires visant à l’amélioration des conditions de vie. Réformer le secteur agricole est donc le gros chantier économique immédiat et offre des perspectives prometteuses et absolument vitales pour les Centrafricains.
Les chantiers de l’énergie et du secteur minier S’il y a un domaine où les enjeux du développement sont considérables et où une bonne politique est plus que jamais nécessaire, il s’agit des grands travaux. Vaste domaine, stratégique et crucial car porteur d’emplois stables et de richesses. Boostées par les investissements, les cinq années de mon mandat seront consacrées à cette politique visant à enclencher l’essor industriel de le Centrafrique. Pour rappel, le taux de croissance de la production industrielle a reculé de 11 % en 2013 par rapport à l’année 205
précédente. La nécessité de relancer ce pan entier de l’économie est donc impérieuse. Il s’agit d’un chantier immense mais qui sera coordonné par deux organismes nouvellement créés : l’Agence Nationale de Protection des Investissements et la Direction Générale des Grands Travaux. Elles pourront surveiller l’avancement des projets, les budgets, et auront donc une place centrale dans la mise en place de cette politique. Au sein même de celle-ci, l’énergie aura une place prioritaire. Que dire en effet de la situation énergétique de le Centrafrique ? Beaucoup de choses, rarement agréables à entendre pour le responsable politique que je suis. Malgré une terre riche, la mauvaise gestion et la corruption ont handicapé lourdement le secteur. L’électricité d’abord. Notre pays a produit en une année, en 2010, près de 160 millions de kilowatts, le plaçant à la 186e place du classement mondial. Sur cette quantité d’énergie produite, 43,2 % proviennent de centrales à énergie fossile (soit le pétrole) et 56,8 % de centrales hydroélectriques. Aucune production bien sûr basée sur les énergies renouvelables comme le solaire – malgré un ensoleillement particulièrement privilégié dans notre pays –, encore moins nucléaire, bien que le Centrafrique possède des gisements d’uranium. Chiffre alarmant, 93 % des habitants n’ont pas accès à l’électricité de façon courante et régulière, l’éloignement des zones d’activités économiques et la ruralité renforçant davantage ce constat. Malgré les réformes de libéralisation de 2005, le bilan reste encore invisible pour des centaines de milliers de personnes. La situation des camps de déplacés a par ailleurs aggravé considérablement la situation, laissant leurs habitants dans une situation sanitaire, économique mais aussi énergétique impossible. Pour contrer cela, je m’engage à renforcer le partenariat avec les producteurs d’électricité et toutes les institutions bilatérales et multilatérales afin d’accroître 206
la production dans un premier temps. L’attractivité du pays n’en sera que renforcée, et les entreprises seront donc encouragées à s’installer sur le territoire. Les objectifs de 2005 fixaient à 10 % la part de la population à approvisionner en électricité en trois ans. Notre objectif est bien sûr de couvrir le plus largement possible les villages : une campagne d’électrification rurale à partir des énergies renouvelables sera donc entreprise. Les micro-barrages, les panneaux solaires, les éoliennes, et les installations pour la biomasse (c’est-à-dire les sources d’énergie obtenues à partir d’organismes végétaux : bois, plantes, biogaz, grâce à un procédé de combustion ou de transformation chimique) fleuriront. Ces changements progressifs représentent de réelles avancées pour les Centrafricains, qui verront leur quotidien radicalement transformé. Le secteur du bâtiment a vu en 2011 son taux de croissance s’élever à près de 5 %, prenant une part de plus en plus importante du Produit national brut. Un double objectif est à suivre pour cette filière : d’une part l’édification de cimenteries destinées à la construction des infrastructures sociales dont le pays manque tant. D’autre part, la dynamisation des frontières nord (avec le Soudan) et sud (avec le Sud-Soudan et la République démocratique du Congo). C’est en construisant dans ces zones reculées que le développement prend tout son sens : l’amélioration des conditions de vie des habitants sur place se couple à un enjeu à plus long terme d’échanges transfrontaliers.
En finir avec la malédiction minière Le secteur extractif est l’un des principaux enjeux internationaux aujourd’hui. Et évidemment le Centrafrique, pays au sous-sol extrêmement riche, fait partie des cibles de ce grand jeu pour la captation des ressources. La terre 207
regorge de richesses exploitées avec plus ou moins d’intensité : l’or, les diamants (une industrie présente depuis les années 20), le lignite, l’uranium (le projet AREVA pour 2015 est toujours sur la table), le cuivre, le phosphate… Autant de raisons rendant insupportable la faible exploitation de cet énorme potentiel. Les précédents gouvernements ont en effet mis des bâtons dans les roues de l’industrie extractrice : les conflits d’intérêts liant les entreprises aux gouvernements successifs se sont multipliés. Les autorisations spéciales, les taxes trop importantes, et le manque de sécurité dans le pays ont produit un résultat sans appel : la fraude est massive, nos réserves sont sous-exploitées, et souvent de façon entièrement artisanale. D’ailleurs les diamants centrafricains sont, par exemple, taillés à l’étranger et bien souvent, les mineurs voient le résultat de leur travail confisqué abusivement. Peu d’investissements et une fragilité des cours des minerais, voilà ce à quoi nous sommes confrontés. L’or a ainsi vu sa valeur se déprécier légèrement sur la période 2011-2012, tout comme le cours du diamant a été bousculé après la crise de 2008. Plus grave encore, notre pays est actuellement exclu du processus de Kimberley depuis mai 2013, qui certifie au niveau international les diamants bruts pour éviter le trafic de « diamants du sang ». Aucune possibilité d’exportation légale vers les pays qui ont ratifié ce traité n’est désormais possible. Les artisans sont au chômage tandis que les bandits, receleurs et contrebandiers en tout genre prolifèrent. Mais l’heure est à la reprise en main, car l’importance économique de ces gisements demeure capitale. En 2009, la production de diamants avait avoisiné les 310 000 carats, après avoir subi une forte baisse depuis le début des années 2000 (en 2004, l’extraction avait atteint 460 000 carats). Elle donne du travail et nourrit une large population : on estime que 900 000 personnes vivent plus ou 208
moins directement de l’industrie diamantaire. Quant aux minerais d’or, son extraction s’est accélérée considérablement ces dernières années, passant de 3,1 à 61,4 kilogrammes par an entre 2004 et 2009. Il faut donc gérer avec une attention redoublée l’extraction, de manière à ce qu’elle profite à l’accroissement de la richesse nationale. La transparence est de rigueur, et ce, en conformité avec les engagements de l’État centrafricain au titre de l’Initiative pour la Transparence dans les Industries Extractives (ITIE). Lancée en 2003, au sommet du Développement durable de Johannesburg, l’ITIE a pour but de faire progresser la situation des pays extracteurs, où, bien souvent, la population ne voit aucun bénéfice de ces richesses. L’État centrafricain s’emploiera donc à publier les revenus tirés de cette industrie, tandis que les entreprises s’engageront à publier elles aussi leurs paiements et les montants des taxes, tout cela afin de vérifier de façon indépendante la conformité des transactions. Ressources naturelles ne doivent plus rimer avec corruption et inégalités. Enfin, le pétrole. Ressource particulièrement dangereuse pour n’importe quel équilibre régional. Notre pays possède du pétrole dans les zones nord-ouest, mais elles sont encore inexploitées. Le Centrafrique est d’ailleurs bien la seule nation dans la région à ne pas effectuer cette démarche. Le Tchad ou les autres membres extracteurs d’hydrocarbures dans l’organisation régionale de la CEMAC (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale) sont bien plus avancés dans ce domaine. Pourtant, les premiers forages datent de la fin des années 1970 et ont été confiés successivement à l’américain Conoco puis Grynberg. L’imbroglio commercial et politique provoqué par François Bozizé et sa révocation du permis de l’exploitant, accordé en son temps par Ange-Félix Patassé, a eu des conséquences à long 209
terme, puisque des prospections chinoises de la China National Petroleum Corporation (CNPC) scrutent désormais le sous-sol de la région de la Vakaga, à la frontière du Tchad et du Soudan. Il est temps de mettre fin à ce contentieux qui oppose l’État à ces opérateurs du secteur pour clarifier la situation. Le développement économique passe aussi par le respect des réglementations et les autorités centrafricaines se doivent de montrer l’exemple. Au cours des cinq années de mandatures, des prospections pétrolières démarreront pour exploiter au mieux les ressources extraordinaires du sous-sol. Il est temps que les Centrafricains deviennent acteurs de leur destin.
Améliorer le réseau de transport Cette politique de grands travaux doit, pour finir, être complétée par des aménagements ambitieux dans le domaine des transports et de la communication. Le Centrafrique est un pays enclavé dans le continent : aucun accès à la mer ne peut compenser la faiblesse de son réseau routier, de ses chemins de fer, des aéroports, des canaux de navigation. Le constat est en effet assez navrant : seuls 20 % des routes qui traversent le pays sont asphaltées, sur un total de 20 278 kilomètres de route en 2010. Beaucoup sont en mauvais état du fait du manque d’investissement dans la rénovation des routes. On comptait en 2009, 3 kilomètres de voies ferrées sur tout le territoire. Il existe deux aéroports principaux avec des pistes goudronnées dont celui de Bangui, et 37 aérodromes sans piste bitumée. Les fleuves sont quant à eux largement utilisés pour la navigation, le transport de marchandises et de personnes entre autres, puisqu’on compte près de 2 800 kilomètres de voies navigables, notamment sur le fleuve Oubangui, affluent du Congo.
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La priorité est donc de désenclaver le pays et les zones les plus éloignées en renforçant ce réseau. Afin de rendre les villes et villages plus accessibles depuis la capitale, et ce, en toute saison, je m’engage à ce que 150 kilomètres de routes bitumées soient réalisés chaque année. Des pistes carrossables et entretenues seront également développées. Dans une perspective plus régionale, il est nécessaire d’ouvrir pour la RCA, un accès routier à la mer : l’axe vers la mer Rouge et l’océan Indien, indispensable pour le développement de l’est et du centre du pays, doit être créé et connecté. La Route Nationale n° 2 sera donc réhabilitée pour la raccorder au réseau existant déjà au Sud-Soudan. Quant au trafic aérien, le grand projet de mon quinquennat est la délocalisation de l’aéroport de Bangui M’Poko, malheureusement aujourd’hui à l’étroit, enserré par la concentration urbaine. La possibilité d’extension et les dessertes intérieures sont rendues plus difficiles par cette situation. Il faut rappeler que cet unique aéroport international du pays achemine quelque 120 000 passagers par an, alors qu’à l’origine au moment de sa construction dans les années 1960, seuls 10 000 voyageurs étaient prévus annuellement. Il faut savoir que la croissance annuelle du trafic aérien en Afrique dépasse les 6 %. La nécessité de déplacer cet aéroport est donc plus que jamais nécessaire au vu de la rénovation prochaine des institutions du pays, de l’accroissement espéré de l’investissement et de l’installation des entreprises sur notre sol. Si l’on devait dater l’échéance, il est vraisemblable que les travaux débutent en fin de quinquennat. Un autre chantier parmi ces « grands travaux », potentiellement porteur de développement, est bien sûr, celui des nouvelles technologies. Et là encore, le Centrafrique a encore beaucoup à faire : on compte 1 ligne de téléphone fixe pour 1 000 habitants, mais 222 abonnés en téléphonie mobile pour le même échantillon, soit un million d’utilisateurs environ 211
sur tout le territoire. Quant à Internet, c’est peut-être l’élément qui représente le plus cette marginalité des nouvelles technologies de communication, puisqu’on comptait 22 600 utilisateurs réguliers en 2009, avec 20 serveurs dans le pays, plaçant le Centrafrique en 192e position des territoires pour l’utilisation d’Internet. La réduction de la fracture numérique reste donc ma priorité en vue d’assurer le décollage économique. À l’instar de ce que l’on peut voir aujourd’hui au Rwanda, nouvel eldorado des Nouvelles Techniques de l’Information et de la Communication (NTIC), le Centrafrique doit passer ce cap et s’ouvrir au monde par ce biais. Je poursuivrai les efforts de l’État dans l’installation de la fibre optique en vue d’augmenter les débits au plan national. Les partenaires bilatéraux et multilatéraux seront bien sûr les bienvenus pour m’aider à mener ce projet à terme. C’est sur cet engagement définitivement tourné vers l’avenir que se clôt le volet économique de mon programme. Dans un délai de quelques semaines après l’investiture, les démarches possibles concernant l’action économique sont restreintes. Car dans un pays où tout est à reconstruire, une phase de dialogue est nécessaire. C’est pourquoi le Premier ministre et son gouvernement seront chargés de rencontrer le patronat et les opérateurs économiques afin de les assurer d’une écoute conciliante et leur présenter les réformes envisagées. Ces acteurs de l’agriculture, des industries extractives, manufacturières, des banques et assurances, du transport et de la communication, représentent l’avenir de filières possédant des taux de croissance annuels en 2011 compris entre 2,2 et 7,5 %. Le volet économique de cet immense chantier de reconstruction commence par là.
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CHAPITRE 4 La politique du développement vers un État social
Il s’agit certainement de l’aspect le plus dramatique de la situation centrafricaine : nos concitoyens vivent pour la grande majorité dans des conditions extrêmement précaires. Ils sont dans une logique de survie. Notre pays a beaucoup à faire, car nous sommes au plus bas des classements internationaux depuis quelques années : avec un Indice de Développement Humain de 0.352 en 2012, le pays est à la 180e place mondiale, sur 186. Lorsque l’on naît à Bangui, ou ailleurs dans notre pays, on ne peut guère espérer vivre au-delà de cinquante ans. Constat proprement déchirant et désespérant au regard des richesses dont je vous ai décrit le potentiel. Dès lors, mon nouveau gouvernement agira sur deux plans : l’éducation et la santé. Une juste gouvernance s’appuyant sur la solidité de ces deux piliers peut faire sortir le Centrafrique de l’état de catastrophe sanitaire et sociale dans laquelle elle se trouve.
Priorité à l’éducation Un des premiers indicateurs de la bonne santé d’un pays est en effet son système éducatif. Or, celui de le Centrafrique est proprement arriéré : le taux d’alphabé-
tisation ne dépassait pas les 56 % en 2013, avec une nette prédominance des garçons (à 69,3 % alphabétisés), par rapport aux filles (seulement 43,2 %). Malgré une dépense publique de près de 11,7 % du budget national en 2013, les salles de classe, les professeurs et toutes les autres structures éducatives manquent. L’objectif ici se résume en une seule date : 2020. Tous les Centrafricains, hommes et femmes se doivent de maîtriser la lecture, l’écriture et les outils mathématiques simples. C’est cet engagement qui fera émerger le pays sur la scène régionale puis internationale. À cet effet, je mettrai à contribution tous ceux qui pourront aider le pays : les Églises, les associations locales, les ONG internationales. Sous le contrôle de l’État concernant les programmes, ces structures auront les moyens d’effectuer cette noble mission, en attendant que l’appareil d’État puisse peu à peu prendre le relais. L’objectif des Nations Unies de 2015 – je m’étais d’ailleurs battu lorsque j’étais ministre de l’Éducation nationale pour que la date butoir soit ramenée à 2020, un objectif plus réaliste, et j’avais été suivi – pour l’alphabétisation est quelque peu prématuré, mais notre bonne gouvernance permettra de remettre sur les rails le système éducatif, dont les objectifs se divisent en trois parties. D’abord, l’école primaire. L’obligation de scolarisation jusqu’à seize ans a été inscrite dans la constitution de 2004 et demeure une référence pour l’action à venir. Il faut pour cela s’assurer que cette école soit gratuite et accessible à tous, y compris aux populations les plus reculées. Pour que le cycle dit « fondamental », d’une durée de six à huit années, soit assuré à tous, des moyens importants doivent être mis en œuvre. Alors qu’on comptait en 2012, 80 élèves pour 1 enseignant dans le primaire, la nécessité première est donc d’augmenter les effectifs : 750 formations et nominations par an de personnel du primaire 214
et du secondaire seront prévues au cours du mandat, soit à terme 3 750 nouveaux enseignants. Quant aux salles de classe, 5 000 seront construites, à raison de mille par an, et ce afin d’assurer l’accès à l’école dans les régions les plus reculées. Pourtant un des problèmes majeurs de l’éducation demeure : l’achèvement du cycle d’études. 45 % des filles et 47 % des garçons seulement achèvent leur cycle primaire. Pour les autres jeunes, sans réelle formation, et pour tous ceux qui n’ont pas pu bénéficier de cet enseignement pourtant obligatoire, l’État centrafricain se doit d’apporter une solution. À cet effet, la formation reste primordiale : des sessions trimestrielles et semestrielles de formation aux petits métiers (bijoutier, vannier, plombier, aide-mécanicien…) seront organisées. Quant à l’échec scolaire, il devra être traité à la racine : des centres de formation seront ré-ouverts ou créés pour assurer un emploi décent à ces jeunes, avec à la clé, une aide à l’entrée dans la vie active : un kit d’outils, un microcrédit sous tutelle, un compagnon/parrain professionnel. Telles sont les mesures concrètes qui pourront changer la vie de ces jeunes. L’enseignement technique est une chance qui ne doit pas être dévalorisée ou reléguée au second plan : c’est pour cela que des études de marché seront organisées pour étudier les besoins de l’environnement professionnel et qu’un budget conséquent lui sera alloué. En un mot, l’insertion sur le marché du travail est ma priorité. Dans un pays où 40,1 % de la population a moins de quatorze ans, c’est de l’avenir de notre pays dont nous parlons ici. Quant à l’enseignement supérieur : il est la réelle clé de la pérennité économique et du développement de la RCA. Il doit donc absolument être valorisé. Seuls 3 % des élèves accèdent à l’Université en Centrafrique. Lieu de science et de technicité, l’université doit voir ses moyens augmenter : des enseignants supplémentaires seront recrutés 215
grâce à l’allocation de bourses de recherche, les laboratoires seront équipés, et ce personnel très particulier devra bénéficier d’un certain nombre d’avantages en nature, telle que la protection sociale et la couverture maladie. Dans cette optique, je renforcerai le partenariat universités-entreprises : ce modèle est celui qui a fait la réussite des systèmes universitaires américain et allemand, qui inspire de nombreux pays. Cette alliance permet aux jeunes d’obtenir un emploi en fin de formation, tandis que les entreprises profitent de la créativité de cette potentielle main-d’œuvre. Ces dernières forment aussi plus efficacement les enseignants et bénéficient des ressources supplémentaires accordées par ce partenariat. Outre cette alliance naturelle, ma mesure phare pour les jeunes étudiants sera la mise en place d’un système adapté de bourses au mérite et selon des critères sociaux. Des centaines de jeunes pourront profiter de conditions de vie sensiblement améliorées. Enfin, pour pallier le manque de place et encourager la décentralisation universitaire, trois amphithéâtres de 750 à 1 000 places seront construits et accompagneront une campagne d’équipement des universités. La réhabilitation des campus et du service des œuvres universitaires est une étape essentielle pour la qualité de l’enseignement. Bien sûr, un certain nombre d’instituts privés se trouvent actuellement sur notre territoire. Mais, mon objectif ici est d’accroître l’offre publique et non pas de mener une croisade contre ces établissements qui aident à la formation de l’élite centrafricaine à destination des entreprises privées notamment. Dans ce combat pour faire triompher le savoir et offrir à la jeunesse des perspectives enthousiasmantes, il ne faut négliger aucune piste.
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L’accès aux soins de santé pour tous Un pays éduqué, tel est donc un des remèdes à la violence aveugle qui mine notre patrie. Cependant, que fera mon pays d’une armée de diplômés dont la santé n’est que très peu protégée ? Aucune réforme ne se fera pas sans l’instauration d’un système de santé efficace et équitable. Et là encore, les chiffres sont proprement alarmants. Le Centrafrique se retrouve dans une situation catastrophique au plan sanitaire. Outre une espérance de vie de moins d’un demi-siècle (tombée jusqu’à 44 ans dans les années 1990), la mortalité infantile demeure de 96,8 pour 1 000, soit un enfant sur dix qui meurt à la naissance. On compte 0,5 médecin, 2,2 infirmières, et 120 lits d’hôpitaux pour 10 000 habitants. Plus effrayant encore, des maladies comme la tuberculose se manifestent encore, et ce à hauteur de 367 cas pour 10 000 habitants. Le paludisme n’a pas été éradiqué et on estime que 130 000 personnes sont atteintes par le virus du VIH-SIDA, dont 20 000 enfants, alors que des médicaments efficaces existent pour éviter la transmission de la mère à l’enfant. Nous sommes le pays d’Afrique centrale le plus touché par l’épidémie et le naufrage politique de le Centrafrique ne permet pas d’améliorer la situation. À côté de ce problème sanitaire de grande envergure, il y a bien sûr la malnutrition, véritable fléau de la nation, dont la prévalence s’élève au tiers de la population. L’Unicef a déjà estimé que plus de 50 000 enfants risquent la malnutrition aiguë sévère, et ce, malgré les campagnes internationales de dons menées par les ONG et organisations internationales. Un constat saisissant : des familles entières sont amputées de proches, tandis que notre pays est privé de ressources humaines qui l’aident à se développer. Mon objectif primordial est donc d’améliorer sensiblement la santé des concitoyens, à travers cinq mesures salutaires.
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La première est la formation du personnel soignant et des médecins. Au plus fort de la crise de 2013 et des exactions, les hôpitaux de la capitale et en région se sont retrouvés débordés, gérant au mieux les centaines de patients qui affluaient. Cette situation particulièrement inquiétante de pénurie de médecins doit cesser. Un chiffre encourageant cependant : 54 % des femmes en 2010 avaient été assistées dans leur accouchement par du personnel soignant. Mon but à terme est que chaque personne requérant des soins se voie apporter l’attention qu’elle mérite. La seconde étape est l’allocation de moyens financiers importants pour toutes les structures hospitalières, les centres de santé et les dispensaires. La formation universitaire au sein de l’hôpital doit être absolument encouragée, car elle est un signe de la bonne santé du secteur hospitalier. Celui-ci d’ailleurs ne doit pas se contenter d’être accessible uniquement dans la capitale, et les établissements régionaux auront eux aussi accès à ces subventions supplémentaires. Mais, sans substances thérapeutiques et sans matériel médical, le personnel soignant est bien souvent démuni. C’est pourquoi j’agirai pour que les structures évoquées soient approvisionnées davantage en médicaments, notamment en généralisant l’utilisation des génériques, et ce, afin de permettre à chacun de se faire soigner. Des pères et des mères ont vu leurs enfants mourir parce qu’ils n’y avaient que trop peu de médicaments ou parce qu’ils étaient trop chers, ou encore frelatés. Même certaines ONG comme Médecins sans Frontières n’ont plus les moyens d’aider la population sur place. Et sans soins médicamenteux, le geste chirurgical est risqué, la rémission compromise. Autre chantier essentiel, la prévention des pandémies et autres maladies : la lutte contre le sida est un des objectifs les plus importants, au vu de la situation. L’État doit subventionner des campagnes de sensibilisation adaptées 218
sur l’intégralité du territoire pour aider à la prévention de la transmission de cette maladie. Quant à la poursuite des campagnes de vaccination, elle demeure nécessaire : en 2011, seuls 74 % des enfants étaient vaccinés contre la tuberculose, 62 % contre la rougeole, 54 % contre la diphtérie, le tétanos et la coqueluche et 47 % seulement contre la poliomyélite, dont on sait pourtant qu’elle revient. Même si ces résultats sont en augmentation depuis quelques années, il faut rappeler que la vaccination est un geste essentiel pour la bonne santé de nos petits garçons et de nos petites filles. En 2012, la mortalité des enfants de moins de cinq ans s’élevait à 157 pour 1 000, et ce, à cause des maladies et de la malnutrition. Pour garantir à tous un accès aux soins, ma plus grande réforme dans le secteur de la santé sera la mise en place d’une mutuelle d’Assurance maladie financée de façon tripartite : l’État et les entreprises seront les plus gros contributeurs. Une infirme portion sera demandée aux bénéficiaires. La dépense publique gouvernementale doit augmenter pour assurer un service de santé efficace. Elle était estimée à 11 % de la dépense publique en 2009. Malgré les efforts des ONG et de tous les acteurs impliqués dans ce domaine, cela n’est pas suffisant. Une population correctement soignée est un objectif primordial et mon devoir en tant que chef d’État qui souhaite la protéger.
Promotion de la culture nationale : instrument de l’identité et du développement de notre pays Mon pays doit se montrer fort, rassurant, ancré dans son temps et dans les changements mondiaux. Un État social est donc aussi à l’écoute de ses citoyens dans la globalisation. Cette dernière est par ailleurs un contexte d’échange et d’interdépendance. Notre nation, comme 219
beaucoup d’autres, doit faire valoir sa différence, afin de ne pas rester uniquement spectateur ou consommateur de ce processus capable de développer tout le potentiel du pays. La culture, aspect fondamental de l’identité nationale, sera donc valorisée afin que chaque Centrafricain sache d’où il vient. Nos langues, nos danses, nos chants, nos contes et légendes, chaque production artistique, littéraire, cinématographique, nos sites archéologiques deviendront des éléments à chérir et à mettre en valeur. Pour ce faire, un inventaire complet du patrimoine culturel (matériel et immatériel) doit être fait au cours de la mandature. Il sera la base d’une politique culturelle affirmée, qui pourra être un des atouts non négligeables pour le secteur touristique (qui avait fait venir plus de 57 000 étrangers en 2012). Nous avons la chance de posséder sur notre sol deux exemples de patrimoine mondial classé à l’Unesco : le parc national du Manovo-Gounda St. Floris et le Trinational de la Sangha, réserves d’un écosystème rare et chefs-d’œuvre de la nature à conserver. Cette démarche de protection doit donc être poursuivie si le peuple centrafricain veut mettre en valeur sa spécificité et faire de sa culture un atout de son développement. Les premières semaines de ma mandature seront consacrées à ce chantier social de grande ampleur. Le démarrage des chantiers de construction des infrastructures sociales de base est prévu. Il s’agit bien sûr des écoles, des dispensaires et de tous les bâtiments déjà évoqués plus haut, permettant un mieux-être pour les concitoyens et une création d’emploi de masse. J’agirai dans les secteurs les plus urgents, sans pour autant abandonner l’idée de la réforme générale ou d’un plan de grands travaux. Dans un second temps, un État social se doit dialoguer et pour cela, nous aurons besoin au plus vite d’échanger avec les partenaires sociaux, à savoir les syndicats, les associations des travailleurs ou encore 220
les employeurs. Dans un contexte où les syndicats ont été aux premières loges de la crise sociale plus profonde qu’a traversée le pays en 2012-2013, le temps est venu pour l’unité et l’écoute.
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CHAPITRE 5 Restaurations des instruments des fonctions régaliennes de l’État
Les violences intercommunautaires ont déjà fait des milliers de morts, et plus de 500 000 déplacés. Autant de raisons de faire cesser immédiatement les exactions grâce à une armée forte. Mais où en est actuellement notre nation centrafricaine ? La situation n’est pas glorieuse : les soldats se sont retrouvés au cours de l’année passée dans l’incapacité technique d’effectuer leur mission de sécurité, tant le personnel et le matériel manquaient. L’aide de la France a été un atout précieux, tout comme celui de certains de nos voisins. Mais il n’est pas possible qu’un pays ne puisse pas gérer ses propres troubles : il y va de son honneur et de sa souveraineté. Pour reconstruire son État de droit, le Centrafrique doit aussi pouvoir compter sur ses forces de police et sur son armée.
Pour une nouvelle armée nationale centrafricaine C’est pour cela qu’après l’élection, pendant les cent premiers jours, une de mes plus grandes réformes sera destinée au Secteur de la Sécurité, en collaboration étroite avec les partenaires internationaux et bilatéraux. Malgré un budget conséquent (les dépenses militaires représen-
taient 2,6 % du Produit intérieur brut en 2010), l’armée centrafricaine doit devenir plus forte, plus efficace, avec des capacités réelles en termes de stratégie, de commandement et de déploiement. Il n’y a que très peu de casernes dans le pays, et elles n’offrent malheureusement que des conditions peu enthousiasmantes pour les soldats de la République. Je ferai construire d’autres casernes, et ce, dans toutes les zones administratives, plus modernes et adaptées, pour accueillir les nouvelles recrues. Je me fixe un objectif ; des forces de sécurité, tous corps confondus, de trente mille hommes, soit trois fois plus qu’actuellement. Seule une telle force peut permettre à l’État de maintenir la paix et la sécurité à l’intérieur de nos frontières. Près de la moitié (16 500) de cet effectif sera employée dans l’armée, un autre quart (7 500) sera consacré à la gendarmerie, 4 400 à la police, 800 pour les douanes et 800 pour les Eaux et forêts. Tous ces corps auront la même formation de base, le recrutement se fera au mérite, par concours, et non plus pour des raisons familiales ou ethniques, les militaires choisiront leur affectation dans les différents corps en fonction de leurs aptitudes tant physiques qu’intellectuelles régulièrement évaluées et des besoins de l’État. Mais plus important, ces forces de sécurité doivent être aujourd’hui porteuses du projet national. Finis les préférences ethniques et le népotisme, désormais, l’ordre républicain doit s’inscrire dans l’institution militaire, en tant que représentant et garant de la paix intérieure et de la prévention des menaces extérieures. Il faut que la haine soit laissée de côté. Quant au recrutement, il devra être national : des quotas par préfecture seront fixés, en plus de l’examen de la bonne moralité de l’aspirant au métier des armes. Il doit s’agir d’une vocation. Être soldat c’est servir, pas se trouver une planque ! C’est par l’intégrité de chaque homme que se construit celle de 224
l’institution. Là encore, le concours sera privilégié afin d’assurer dans cette noble institution une place pour les meilleurs. Les promotions seront le résultat d’un processus de sélection sur les compétences et le parcours professionnel. Preuve de cette nouvelle armée forte, au service de la grandeur du pays, un petit contingent international de cinq cents hommes sera détaché et mis à la disposition des institutions régionales africaines, comme l’Union africaine dans le cadre de la Force en attente, ou internationales comme l’ONU. Cette démarche honore tout le Centrafrique lorsqu’il s’agit de faire régner la paix en dehors de notre pays. Quant aux missions plus spécifiques de surveillance, il est primordial de sécuriser notre réseau de transport, afin de le fluidifier : les routes reliant Bangui, Bouar et Garoua Mboulai demeurent une priorité et seront étroitement surveillées, en plus de l’entretien du réseau secondaire, car un réseau de transport performant est l’assurance de la poursuite du commerce. Par ailleurs, nos voies navigables doivent aussi être surveillées, notamment le fleuve Oubangui-Congo, qui est partagé par plusieurs pays voisins. Axe majeur, il est l’endroit où circule la quasi-totalité des hydrocarbures à destination de Bangui, le bois en provenance de le Centrafrique et d’autres marchandises. Nos forces seront ainsi toutes entières impliquées dans le décollage économique, enjeu pour lequel le commerce est absolument vital. Il est impératif de commencer cette réforme du Secteur de la Sécurité au plus vite, dès le début du mandat. Une tournée des casernes sera nécessaire pour cibler au cas par cas les besoins. Les quelques projets peu coûteux, comme la réhabilitation de certains locaux ou des approvisionnements d’équipement, seront mis en place très rapidement. (Nous ferons aussi un état des lieux au niveau des biens et des ressources humaines. Il faudra faire 225
un tri assumé des éléments existant pour refonder une armée nationale débarrassée des perversions du passé.) L’essentiel est d’avancer pas à pas mais de façon assurée.
Pour une diplomatie apaisée À l’heure où la France, l’Europe, les Nations Unies et d’autres puissances interviennent sur notre sol, il est primordial de développer une vision diplomatique cohérente et tournée vers nos partenaires. Notre pays doit continuer à définir sa ligne diplomatique en accord avec cette idée de modernité. Le Centrafrique, adhérent à l’ONU depuis 1960, membre officiel de la CEMAC, dont le siège est à Bangui, depuis 1999, doit respecter les traités et conventions qu’elle a signés. Fort de mon expérience diplomatique au niveau national et international, je veux promouvoir une politique étrangère basée sur l’amitié et la confiance : poursuivre les bonnes relations et les partenariats avec les pays amis, nouer de nouvelles relations avec d’autres, tout en respectant le principe sacré de la non-ingérence dans les affaires intérieures desdits pays amis. Le Centrafrique a vocation à devenir une grande nation mais en aucun cas une menace pour ses voisins. De plus, à l’instar de bien d’autres puissances africaines, mon gouvernement sera déterminé à œuvrer aux côtés de la noble institution onusienne : les opérations régionales de maintien de la paix, en coordination avec les autres sousensembles régionaux ou non, pourront être des missions confiées en partie à notre armée. Tel est le sens du terme « ouvert sur le monde ». Le Centrafrique doit tirer le meilleur profit de sa chance de posséder des amis de longue date. Elle est aussi encline à apaiser la situation régionale, ayant elle-même souffert de déstabilisation : c’est quand on sait le prix de la discorde et de l’inimitié que l’on ne veut plus jamais les répandre. 226
Du point de vue diplomatique, le défi à terme pour le pays consiste à lui ôter cette image d’une nation chancelante, divisée, à peine apte à se gérer elle-même. Pour cela, je m’emploierai à rassurer les partenaires régionaux et les institutions supranationales comme l’Union africaine. Mes premières visites de courtoisie aux différents dirigeants des pays limitrophes (Cameroun, République démocratique du Congo, République du Congo, Soudan, Soudan du Sud et Tchad) et des autres pays membres de la CEMAC (dont le Centrafrique est membre aux côtés du Cameroun, de la République du Congo, du Gabon, de la Guinée Équatoriale et du Tchad) consolideront cette démarche. D’autres pays africains sont bien sûr inclus dans cette tournée qui vise à faire connaître le projet ambitieux de le Centrafrique. (Cela nous permettra aussi d’être à l’écoute de nos pairs, plus anciens dans la fonction présidentielle et dont certains ont réussi des prouesses.) Quant à la diplomatie à proprement parler, elle sera un des points forts de ces cent jours particulièrement chargés. La nouvelle stratégie diplomatique sera indiquée aux consuls et ambassadeurs du pays lors d’une conférence destinée à promouvoir la vision renouvelée de le Centrafrique. Une autre rencontre aura lieu entre les ambassadeurs et chefs des missions diplomatiques et consulaires et les organisations internationales accréditées en Centrafrique : à but d’information, ce rendezvous incontournable portera clairement l’objectif de rassurer les personnalités et les institutions qu’elles représentent afin de leur demander d’accompagner le vent de changement qui souffle sur le pays.
En guise de conclusion Voici le programme sur cinq années que je m’emploie à défendre. Il est ambitieux, il est porteur d’une vision à 227
court et à long termes mais il est aussi réaliste et adapté aux besoins du pays. Son coût est estimé à 240 milliards de francs CFA par an, soit 365,877 millions d’euros annuels. Je suis d’autant plus conscient du poids de la dette extérieure, qui a pourtant été divisée par trois en 20082009 grâce à l’aide substantielle de la France, s’élevant en 2012 à 388 millions de dollars. Alors bien sûr se pose la question du financement et, en réalité, il sera constitué de deux sources majeures : l’un est l’effort national, constitué du budget de la République et des emprunts. Il sera optimisé par une meilleure gestion de l’argent au sein du pays grâce à la lutte contre la corruption et la valorisation des ressources naturelles. Le complément sera à rechercher auprès des pays amis de le Centrafrique, partenaires privilégiés de son développement et auprès de la Communauté internationale. À titre de comparaison, en 2012, l’Aide au Développement avait apporté 227 millions de dollars au pays, et ses principaux contributeurs étaient l’Association internationale de développement, la France, le Japon et les États-Unis. Si ce projet est mené à bien, le Centrafrique fera un bond sans précédent dans son développement. C’est bien parce que j’y crois, que j’ai déclaré officiellement ma candidature à Bouar, le 24 janvier 2015, devant des militants électrisés par mon engagement et ma détermination à ce que les choses changent dans notre pays. Dans mon discours, je rappelais sans ambages le contexte actuel de notre nation : « La République centrafricaine jadis un État uni, havre de paix et de sécurité, l’est de moins en moins. Il est en lambeaux, se déchire, n’est plus juste. Il ne protège plus ses citoyens et ceux qui ont choisi librement d’y vivre. Il ne les nourrit pas, les laisse sans électricité, sans eau potable, sans soins de santé adéquats, sans travail, sans espoir pour sa jeunesse. Il est même, pour les plus cyniques, en proie à une disparition 228
puisqu’une partie de ses propres enfants ont demandé une partition de certaines de ses régions. En un mot, la RCA de 2015 si elle est toujours considérée comme un État, ne l’est plus en réalité ». Je tenais particulièrement à rappeler que nous étions les premiers responsables de cette situation. « Dans un environnement international instable avec des conséquences certaines sur notre sous-région et notre pays, nous attribuons trop souvent et pour nous donner bonne conscience, la responsabilité de nos maux et de cet effondrement à la main visible ou invisible de l’Extérieur. Nous devons aujourd’hui reconnaître avec lucidité que nous, centrafricaines et centrafricains, individuellement et collectivement en sommes les premiers responsables, au point où le monde entier nous pose la question suivante aujourd’hui : “Qu’avez-vous fait de votre pays ?”. Oui, à mon tour, je reprends à mon compte cette interrogation : Qu’avons-nous fait de notre pays ? Qu’ai-je fait de mon pays ? ». J’interpellais ensuite l’audience, et mes opposants : « Certains peuvent se demander pourquoi moi et pas un autre ? D’autres peuvent s’interroger sur mes compétences, penser que je ne suis pas un vrai Centrafricain ou que je suis un rêveur ! À ceux-là, je voudrais rappeler que je ne suis que centrafricain. Je voudrais également rappeler mon engagement de toujours au service du Centrafrique notre pays en partage. Que ce soit comme étudiant, banquier, chef d’entreprise, enseignant à l’université, ministre chargé des Relations avec les Institutions, ministre de l’Éducation, député à l’Assemblée nationale, ambassadeur de la RCA auprès des Nations Unies ou comme simple citoyen, je me suis toujours mis au service de mon pays », rappelai-je. Ici aussi je tiens à souligner que malgré mes limites, j’ai toujours voulu servir mon pays avec abnégation, sincérité, honnêteté, tolérance, respect pour nos différences, humanité et avec une con229
viction inébranlable. Cette conviction que je réitère aujourd’hui est simple et claire : maintenant nous devons ensemble et nous le pouvons, changer notre manière de faire pour le bien-être et la dignité humaine de toutes nos sœurs et tous nos frères centrafricains et enfin ramener nos enfants et le Centrafrique dans le XXI e siècle. Car mes objectifs sont clairs : il s’agit de relever mon pays. Le Centrafrique a besoin de stabilité, de prospérité et a soif de reconnaissance après des années d’instabilité et de chaos. L’attente est d’autant plus grande que l’action gouvernementale doit agir vite. Il est fini le temps de l’immobilisme et de l’indécision. Il faut que le pays soit pris en main efficacement et démocratiquement à tous les niveaux. En écrivant les dernières lignes de ce programme, j’ai envie de croire qu’il a été élaboré tout simplement à partir du bon sens, ce dont trop longtemps le pays a manqué, se dispersant dans des luttes fratricides vaines. Les Centrafricains, tous les Centrafricains, forment une communauté de destin. L’avenir est devant nous avec de nombreux grands défis. Le chemin est long, mais malgré tout, nous savons que la bonne voie se trouve dans la solidarité et le respect de chacun. La nation centrafricaine repose sur ses enfants. Le destin de ce pays sera formé par les espoirs, les rêves, les efforts, les bonheurs, les malheurs, mais avant tout l’action de tous. Il faut redevenir les bâtisseurs des lendemains radieux, où vivre à Bangui, à Bimbo, à Mbaïki, à Bouar, à Zémio, à Yalinga, à Birao, et tant d’autres villes, tant d’autres villages, signifiera vivre dans un endroit heureux. Quoi de mieux que les paroles de notre hymne national, La Renaissance, pour conclure un tel projet politique pour notre pays ?
230
« Ô Centrafrique, ô berceau des Bantous ! Reprends ton droit au respect, à la vie ! Longtemps soumis, longtemps brimé par tous, Mais de ce jour brisant la tyrannie. Dans le travail, l’ordre et la dignité, Tu reconquiers ton droit, ton unité, Et pour franchir cette étape nouvelle, De nos ancêtres la voix nous appelle. Refrain : Au travail dans l’ordre et la dignité, Dans le respect du droit dans l’unité, Brisant la misère et la tyrannie, Brandissant l’étendard de la Patrie ». Vive la République centrafricaine !
231
REMERCIEMENTS
Parler de soi dans ma culture, surtout lorsqu’on est issu de la noblesse traditionnelle, relève de la gageure. Toute mon éducation étant portée sur la discrétion, il a fallu à mon ami et confident de ces seize dernières années, le sénateur Jacques LEGENDRE, déployer un trésor d’habileté sans pareil pour briser ma réticence à publier une œuvre autobiographique centrée sur ma modeste personne. Lui emboîtant le pas, Mme G.O. lors d’un de ses séjours à New York, où j’étais encore en poste diplomatique à l’Organisation des Nations Unies, m’a fortement encouragé à parler afin de me libérer et de témoigner sur ce qui se passe dans mon pays, la République centrafricaine, en proie à une crise sans précédent de son histoire. Si les précieux conseils de Didier NEWIADOWSKY m’ont été utiles pour éviter les écueils et passions liés à un tel exercice ; les yeux, le cœur et la plume d’Emmanuel GOUJON ont lu et corrigé le manuscrit du présent livre se trouvant dans vos mains, posé à votre chevet et/ou dans votre bibliothèque. À toutes celles et tous ceux qui m’ont aidé, accompagné – ils et elles sont nombreux mais se reconnaîtront parce que prévenus et parfois cités – au long de mon parcours familial, scolaire, professionnel, je leur dis du fond du cœur et simplement MERCI. Charles Armel Doubane.
TABLE DES MATIÈRES
PROLOGUE ..............................................................................
7
PREMIÈRE PARTIE « TU COMPRENDRAS QUAND TU SERAS GRAND… » ........................................ 11 CHAPITRE 1 Le « Petit Prince ».................................................................... Famille polygame................................................................ Étrange fratrie...................................................................... L’incendie............................................................................ Les campagnes du sergent-chefRémy Doubane .................
13 14 18 23 27
CHAPITRE 2 Aspirant curé ............................................................................ VGE ..................................................................................... Le filet de chasse ................................................................. Le petit séminaire ................................................................ Sylvie ................................................................................... Exposés doublés................................................................... Les promesses de l’aube ...................................................... Tentations de jeunesse......................................................... Syndicaliste étudiant............................................................
31 33 34 36 40 43 45 48 51
CHAPITRE 3 Un jeune banquier dans l’opposition........................................ Le Père de la Nation ............................................................ L’Empereur.......................................................................... Barracuda............................................................................. Centriste ? ............................................................................ Dix minutes.......................................................................... Goumba, Péhoua : mentors et maîtres à penser...................
53 54 56 58 61 63 66
CHAPITRE 4 Plus jeune ministre de l’Histoire de la RCA ............................ Mutineries et troubles.......................................................... Passation de pouvoir............................................................ Dossiers complexes ............................................................. Congé sans solde.................................................................. Polygamie et réconciliation................................................. Facteur très spécial ..............................................................
71 72 74 75 79 80 82
CHAPITRE 5 Député de Zémio ...................................................................... Trois sultanats...................................................................... Association « Ani Sa » ........................................................ Proposition malhonnête....................................................... Charles Massi ...................................................................... Rencontres et nouvelles amitiés........................................... Diplomatie parlementaire.................................................... Ayiti ..................................................................................... Ordre de la Pléiade...............................................................
85 87 89 91 92 94 95 96 98
CHAPITRE 6 L’exilé.................................................................................... Au cabinet du préfet de la Creuse...................................... Promotion Dialogue........................................................... Tentative de putsch............................................................
101 102 105 106
236
Vie de famille .................................................................... 108 Retour à la politique........................................................... 111 Éternel doctorant................................................................ 114 CHAPITRE 7 Conseiller diplomatiqueet ministre de l’Éducation............... Conseiller diplomatiquedu président................................ Grand avec les grands, petit avec les petits ....................... Tentative d’assassinat? ..................................................... Disgrâce............................................................................. Consultant.......................................................................... Retour aux affaires............................................................. Bilan positif ....................................................................... Tombent les masques.........................................................
117 118 121 124 126 127 129 133 134
CHAPITRE 8 Ambassadeurde RCA à New York ....................................... Loin des yeux, loin du cœur .............................................. Rémy et Aïcha ................................................................... Un appel à Séoul ................................................................ Guerres civiles et instabilité............................................... Feuille de route .................................................................. Séléka................................................................................. Retour vers l’enfer ? .......................................................... La Divine Providence........................................................ Cousinage à plaisanterie....................................................
137 138 140 142 144 145 147 148 153 154
CHAPITRE 9 Ambassadeurdu peuple centrafricain.................................... Lâcheté et trahison............................................................. Plaidoyer pour le Centrafrique........................................... Un fauteuil pour deux ........................................................ Prise de distance ................................................................
157 158 160 165 167
237
Racontars ........................................................................... Anti-balaka........................................................................ Justice ! ..............................................................................
168 171 175
DEUXIÈME PARTIE MA VISION POUR LA RÉPUBLIQUE CENTRAFRICAINE ........................................................... 179 CHAPITRE 1 Retrouver la Nation centrafricaine......................................... État-nation ......................................................................... Au pouvoir par accident..................................................... La fausse question musulmane.......................................... Sortir du chaos................................................................... CHAPITRE 2 La reconstructionde l’État ..................................................... Sanctuarisationde l’administrationet impartialité de la justice........................................................................ Repenser la place des femmes ........................................... Mes cent premiers jours..................................................... Apaisement et réconciliation.............................................
181 182 183 186 188
191 192 193 194 196
CHAPITRE 3 Le financementde la politiqueéconomique.......................... 199 Campagne pour l’investissementet l’entreprenariat.......... 200 Une économie agricole renouvelée.................................... 201 Relancer l’élevage ............................................................. 203 Protéger les réserves naturelles forestièreset d’eau .......... 204 Les chantiers de l’énergie et du secteur minier.................. 205 En finir avec la malédictionminière.................................. 207 Améliorer le réseau de transport........................................ 210
238
CHAPITRE 4 La politique du développementvers un État social ............... Priorité à l’éducation.......................................................... L’accès aux soins de santé pour tous ................................. Promotion de la culture nationale: instrument de l’identité et du développementde notre pays................
213 213 217 219
CHAPITRE 5 Restaurationsdes instruments des fonctions régaliennes de l’État .................................................................................. Pour une nouvelle armée nationale centrafricaine............. Pour une diplomatie apaisée.............................................. En guise de conclusion......................................................
223 223 226 227
REMERCIEMENTS ..............................................................
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La C entrafrique aux éditions L’Harmattan
Dernières parutions
DIALOGUE (LE) ISLAMO-CHRÉTIEN EN CENTRAFRIQUE Ndéma Justin Pour éviter toutes sortes de manipulations du religieux par le politique, et surtout pour prévenir les risques d’un conflit interreligieux en République centrafricaine, cet ouvrage propose une médiation de l’humanité du Christ comme chemin du dialogue islamo-chrétien. Qu’est-ce que nous disons du Christ qui nous permette d’entrer en dialogue avec les autres croyants ? (Coll. Croire et savoir en Afrique, 17.00 euros, 166 p.) ISBN : 978-2-343-04304-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-36095-9
ÉGLISE (L’) ET LA DÉMOCRATIE EN CENTRAFRIQUE Appora-Ngalanibé Richard Cet ouvrage se propose d’étudier Conférence Épiscopale accompagner le
les
Lettres pastorales publiées lors
Centrafricaine pour
dire
la
position de
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l’Église
et
processus démocratique en Centrafrique, régulièrement mis
à mal par d’interminables rebellions et coups d’État
ces dernières décennies.
Ces lettres constituent un témoignage éloquent de la participation de l’Église centrafricaine à l’éveil d’une conscience lucide et responsable de la population. (Coll. Croire et savoir en Afrique, 12.00 euros, 104 p.) ISBN : 978-2-343-04305-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-36104-8
OÙ EN EST L’URBANISATION EN CENTRAFRIQUE ? Mossoa Lambert C’est ce phénomène prodigieux d’un monde nouveau en gestation dans les villes centrafricaines que l’auteur a essayé d’observer et de comprendre, et c’est dans une perspective géographique qu’il a tenté d’en aborder l’étude. L’objectif est de fournir une première réponse toute provisoire et imparfaite qu’elle soit, à cette seule question : où en est l’urbanisation en Centrafrique ? (12.50 euros, 118 p.) ISBN : 978-2-343-03864-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-35737-9
CENTRAFRIQUE La dérive singulière De Sassara Honki L’histoire de la Centrafrique est une suite de drames humains qui se déroulent loin des regards et dont on parle à peine. En 1905, le pays est intégré à l’AEF
comme colonie française et va connaître le système colonial le plus féroce. En 1959, à la veille de l’Indépendance, l’équipe politique est décimée par un attentat et les médiocres ne cesseront ensuite de se coopter entre eux à la tête du pays, jusqu’à aujourd’hui. (18.50 euros, 190 p.) ISBN : 978-2-343-03193-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-35381-4
REPENSER LA SÉCURITÉ EN RÉPUBLIQUE CENTRAFRICAINE Doui-Wawaye Augustin Jérémie En République centrafricaine, la lutte obsessionnelle pour le pouvoir et la guerre civile ont provoqué massacres,tensions intercommunautaires et haines viscérales. Mais comment sortir de cette fatalité ? Le défi à relever serait d’amorcer une réconciliation entre les couches sociales fracturées, rétablir la confiance entre les Centrafricains et leurs leaders et restaurer l’autorité des institutions étatiques. Il faudrait aussi redéfinir le mot : sécurité. (Coll. Études africaines, 12.00 euros, 104 p.) ISBN : 978-2-343-04140-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-35696-9
RÉPERTOIRE DE L’ADMINISTRATION TERRITORIALE DE LA RÉPUBLIQUE CENTRAFRICAINE Serre Jacques, Fandos-Rius Juan Le présent travail trace l’évolution du commandement des différentes unités administratives, aujourd’hui préfectures et sous-préfectures, de la République Centrafricainedepuis leur créationjusqu’à nos jours. Le répertoireest accompagné des notes historiques dans l’optique des découpages des unités administratives. Au présent la République Centrafricaine veut s’engager dans une politique de la décentralisation et de la régionalisation en faveur de la démocratie locale et d’une administration plus proche des administrés. (19.50 euros, 294 p.) ISBN : 978-2-343-01298-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-35580-1
DE L’OUBANGUI-CHARI À LA RÉPUBLIQUE CENTRAFRICAINE INDÉPENDANTE Simiti Bern ard La République centrafricaine, ex Oubangui-Chari, a célébré le 13 août 2010 le cinquantenaire de son accession à la souveraineté internationale. Cette marche vers
l’indépendance
s’inscrit dans
le
contexte
global
de
revendications de
l’autonomie politique par les anciennes colonies françaises d’Afrique. Cet ouvrage est une justice faite à Barthélemy Boganda, leader de la lutte pour l’indépendance et fondateur de la République centrafricaine. (Coll. Études africaines, 10.50 euros, 66 p.) ISBN : 978-2-336-29347-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-53187-1
TROUPE (LA) DE BEMBA ÉTAIT TOMBÉE SUR NOS TÊTES Bepou-Bangue Johanes Arn aud Pays peu peuplé, la République de Centrafrique a été secouée par une énième tentative de putsch en octobre 2002. Pour renforcer l’armée loyaliste affaiblie, les autorités en place ont fait appel à une rébellion étrangère en renfort : Le
Mouvement de la Libération du Congo (MLC) de Jean-Pierre Bemba Gombo. Le s hommes de la troupe ont commis viols, pillages et autres exactions. L’auteur se remémore des souvenirs pénibles et révèle sa version des faits. (10.00 euros, 68 p.) ISBN : 978-2-296-99552-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-51702-8
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MA VIE, MA VISION POUR LE CENTRAFRIQUE Charles Armel Doubane raconte sa vie et son récit se lit comme un roman. De la province centrafricaine aux couloirs de l’ONU, on rencontre des personnalités historiques de premier plan comme Valéry Giscard ’Estaing, Ban Ki-Moon, Jean Bedel Bokassa ou François Bozizé, et des personnages forts qui ont marqué l’auteur pour la vie, notamment son père, ancien militaire. Le parcours de Charles Armel Doubane est intimement lié à l’histoire de son pays qu’il a servi au plus haut niveau et avec une intégrité jamais remise en cause. Son objectif : faire sortir le Centrafrique de la misère et du conflit. Son programme est clair et audacieux, basé sur une vision profondément humaniste et une expérience hors du commun. Né le 11 novembre 1966 à Zémio (Haut Mbomou) d’un père ancien combattant et d’une mère ménagère, Charles Armel DOUBANE a étudié à l’Université de Bangui, puis à l’École Nationale d’Administration de Paris (ENA, France/Promotion Dialogue), avant d’aller à l’Académie de droit internationalde a Haye (Pays Bas), puis à l’université de Paris XI où il a obtenu un Diplôme d’Études Approfondies (D.E.A) en droit public général. Parallèlement, il a eu une carrière au service de la République centrafricaine, plusieurs fois ministre, député et conseiller diplomatique à la présidence. En 2011, il est nommé ambassadeur, représentant permanent de la RCA auprès des Nations Unies. Contre vents et marées, il est resté à son poste jusqu’en juillet 2013, avant de se consacrer à sa candidature à la prochaine élection présidentielle.
ISBN : 978-2-343-07700-0
24,50 €