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French Pages [153] Year 2008
Lire les Manuscrits de 1844
Actuel Marx Confrontation Sous la direction de Jacques Gérard
BIDET
DUMÉNIL
Emmanuel Jacques
RENAULT TEXIER
ACTUEL MARX CONFRONTATION
Lire les Manuscrits de 1844
sous
la direction de
EMMANUEL RENAULT
Publié avec le concours du Centre national du livre
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE
Maquette de couverture par Muriel Bouret ISBN
978-2-13-056837·7
Dépôt légal - 1�édition : 2008, novembre
() Pres11es Uuiver&it11iree de France, 2008 6, avenue Reille, 751014 Paris
TABLE DES MATIÈRES
: Introduction - Comment lire les Manuscrits de 1844 ? . ............... ........... ... .... ... ... .................. ..... ......
E. Renault
7
Première Partie : Marx entre Hegel, Feuerbach et Hess Les critiques de Hegel entre 1843 el 1845............................................................................. 35
Jean-Michel Buée:
Jean-Christophe Angaut:
Un Marx feuerbachien? .......
51
Possession » versus « expression » : Marx, Hess et Fichte................................................... 71
Franck Fischbach:
«
Dewâème Partie: Langages et/ormes de l'aliénation David Wittmann: Gautier Antin
Les sources du concept d'aliénation...
91
: Religion et économie .............................. 111
Haber: « Le naturalisme accompli de l'homme» : travail aliéné et nature............................ 129
Stéphane
INTRODUCTION
Comment lire les Manuscrits de 1844?
Par Emmanuel RENAULT
Si les études qui suivent sont réunies sous le titre « Lire les Manuscrits de
1844 », c'est que le texte portant ce nom fait de différentes manières
obstacle à la compréhension. Trois sources principales de difficultés peuvent être distinguées. Une première tient au statut des textes de Marx en général. Doivent-ils être lus comme des textes philosophiques, économiques ou politiques ? Étant donné que les textes théoriques de jeunesse adoptent un style philosophique alors que 1' œuvre de la maturité tourne autour du thème de la critique de l'Économie politique, cette question pose le problème de l'unité de l'œuvre: faut-il admettre que le jeune Marx (de 1841 à 1846) élabore les intuitions philosophiques qui sont ensuite appliquées dans l'étude de l'Économie politique, ou au contraire que la période de maturité se caractérise par une rupture épistémologique avec les préoccupations et les thèses philosophiques de la période de jeunesse? Ces interrogations, qui concernent au premier chef les
Manuscrits de 1844
puisque ceux-ci sont
parfois considérés comme l'expression la plus développée des intuitions philosophiques de l'œuvre marxienne et comme la première
critique de
l'Économie politique, ont souvent conduit à plaquer sur eux une grille de lecture trop générale au lieu de prêter attention aux spécifiques qui s'y élaborent.
problématiques
Une seconde source de difficulté tient à l'hétérogénéité de ces manuscrits.
Les
Manuscrits de 1844
(parfois
intitulés
économico-philosophiques » ou « Manuscrits parisiens
»)
)
Manuscrits de 1844 ne sont le grand livre philosophique dont on crédite parfois leur auteur, ils témoignent cependant d'un état de la
Marx.4• Mais si les
pensée de Marx qui est tout aussi décisif dans la genèse de l 'œuvre que riche pour ses percées philosophiques et ses clarifications politiques (certes indissociables de vides et d'obscurités). Il n'est donc pas sans intérêt de relever le défi de l'interprétation de ces percées et de ces clarifications tout en cherchant à identifier les processus de refonnulation qu'elles signalent. Les études réunies dans ce volume constituent autant de tentatives visant à surmonter les obstacles à la lecture de ces
Manuscrits de 1844 en
restituant leurs problématiques, arguments, thèses et enjeux spécifiques. La
démarche adoptée est à la fois génétique et contextuelle'. Une première partie
s'efforce
d'expliciter
le
sens
interlocuteurs philosophiques majeurs des
de
la
confrontation
avec
les
Manuscrits de 1844. Trois articles
tentent à cette fin d'identifier les spécificités, les fonctions et les enjeux des (re-)lectures de Hegel (J.-M. Buée), de Feuerbach (J.-Ch. Angaut) et de Hess (F. Fischbach). Les deux premiers s'efforcent de préciser la spécificité du rapport à Hegel et à Feuerbach en comparant les
Manuscrits de 1844 aux
étapes précédentes de l'évolution rapide de Marx à l'époque. Le troisième tente, quant à lui, d'expliciter les enjeux de la philosophie marxienne de l'appropriation en interprétant le troisième manuscrit à la lumière de la théorie hessienne de l'argent et de la définition fichtéenne de la propriété. Une seconde partie porte sur ce qui constitue le centre de gravité de la position théorique et critique que Marx cherche à élaborer : la question de l'aliénation,
question
transversale
parcourant
la
lecture
critique
de
Par;s, Vorwàrts, 1844, Maspéro, Paris, 1974, où l'on trouvera également la traduction des articles en question). 4.
P. Loraux, Les sous-main de Marx, Hachette, Paris, 1986.
Les textes réunis dans ce volume sont le résultat d'une mcherche collective développée dans le cadre d'un séminaire tenu à l'ENS LSH durant quatre années (20002001, 2001-2002, 2007, 2008; en collaboration avec J.-M. Buée pour l'année 200 1-2002, J.-Ch. Angaut pour l'année 2007 et avec J.-Ch. Angaut et D. Wittmann pour l'année 200�) et d'un atelier du Congrès Marx International m (Septembre 2001). Nous expnmons collectivement tous nos remerciements aux différents intervenants dans ces s minaires et cet atelier, ainsi qu'aux étudiants qui s'y sont associés activement et à A. Bidet Mordre!, M. Bouret et M. Heurtematte pour l'aide apportée lors du travail d'édition. 5.
�
EMMANUEL RENAULT
IO
l'Économie politique, la discussion des différentes formes de communisme et la critique de la philosophie hégélienne. Trois articles s'attachent respectivement à la question du vocabulaire de l'aliénation (D. Wittmann), aux références à l'aliénation religieuse dans la critique de l'Économie politique (G. Autin) et aux présupposés naturalistes de la critique du travail aliéné (S. Haber). Le premier adopte un point de vue génétique et contextuel en retraçant les déplacements du concept d'aliénation de Hegel à Marx. Le second met en lwnière la complexité du système d'aliénation dont Marx fait la théorie et la critique, en analysant la manière dont l'Économie politique est rapportée à l'imbrication de l'aliénation réelle (le travail aliéné) et idéelle (la conscience aliénée). Enfin, la théorie marxienne est rapportée à son fondement philosophique : un naturalisme qui s •énonce tantôt à partir du travail, tantôt· à partir de l'histoire. Précisons pour commencer en quoi consistent les
Manuscrits de 1844 et dans quels contextes politiques et
philosophiques ils s'inscrivent. Le
lecteur
français
dispose
actuellement
traductions françaises fiables du texte intégral des
de
trois
Manuscrits de 1844 :
celle d'É. Bottigelli aux Éditions Sociales, celle de J.-P. Gougeon chez GF Flammarion, et celle de F. Fischbach aux Éditions Vrin. Les auteurs des articles qui suivent ne disposant pas encore de la troisième et dernière en
date, ils ont cité les deux premières en les corrigeant parfois. Le texte de
Marx sera renvoyé à la pagination de chacune de ces trois éditions, ainsi qu'à la pagination originelle des manuscrits et à celle des deux éditions allemandes de référence.
En quoi consistent les Manuscrits de 1844? Suivant
une
interprétation
classique,
les
Manuscrits de
1844
constitueraient un ensemble de textes ordonnés par un projet cohérent décrit tout à la fois par la Préface de la Contribution à la critique de l'économie politique (1859) et par un extrait du troisième manuscrit présenté par les éditeurs comme la Préface des Manuscrits de 1844. Selon l'esquisse de biographie intellectuelle proposée dans la Préface de 1859, Marx aurait découvert au cours de sa critique de la philosophie hégélienne du droit que l'Économie politique constitue « l'anatomie de la société civile serait donc engagé, après la rédaction des textes des
»
et il se
Annales franco
a/lemandes, dans une critique de l'Économie politique6. On trouverait confinnation de cette présentation rétrospective dans la «Préface
»
des
Manuscrits de 1844 où Marx associe la critique de la philosophie spéculative dans son ensemble à la question «des liens de l'Économie 6.
K. Marx, Philosophie, Gallimard, Paris, 1997, p. 488.
COMMENT LIRE LES MANUSCRITS DE 1844 ?
li
politique avec l'État, le droit, la morale, la vie civile, etc. >>7: les Manuscrits de 1844 témoigneraient donc du passage de la critique de la philosophie à la
critique de l'Économie politigue, voire de la formulation philosophique qui
rend possible la critique de ! 'Economie politique•.
Dans un anicle datant du début des années
1980, Jürgen Rojahn a
passablement brouillé cette image9• Parmi les résultats établis sur la base
d'une comparaison des trois manuscrits avec les différents cahiers rédigés à l'époque, et de leur confrontation avec la correspondance et d'autres sources
encore, retenons que :
1) la, rédaction des trois manuscrits ne résulte pas du 2) il n'existe aucune unité
projet d'une critique de l'Economie politique;
organique entre ces manuscrits qui consistent en cahiers de notes reflétant
les différentes préoccupations de Marx à l'époque et qui n'ont pas même été rédigés à la suite les uns des autres; 3) il n'y a aucune raison de distinguer les trois
rédigés
cahiers
au
nommés
Manuscrits de 1844 d'autres cahiers d'extraits
même moment10; 4) rannonce d'une série de brochures, insérée à
la fin du troisième manuscrit, ne se rapporte pas aux développements
contenus dans nos trois cahiers, mais à un nouveau projet qui devait conduire Marx à rédiger La Sainte Famille en collaboration avec Engels.
Rojahn souligne la diversité des projets dans lesquels Marx était engagé
durant la période de rédaction des
Manuscrits de 1844. La correspondance
de Ruge indique qu'outre la critique de la politique annoncée dans les
Annales franco-allemandes comme un projet censé être bientôt réalisé sous 7. K. M8IX, Manuscrits de lIJ44, Préface, p. 1 du manuscrit de Man. (cité dorénavant M44: P 1); Manuscrits de 1844, Éditions Sociales, Paris, 1972, p. 1 (cité dorénavant ES 1); Manuscrits de 1844, GF-Flanunarion, Paris, 1996, p. 52 (cité dorénavant GF 52); Manuscrits économico-philosophiq"es de 1844, Vrin. Paris, 2007, p. 75 (cité dorénavant Vrin 75), Marx Engels Werke, Band 40, Dietz Verlag, Berlin, 1988, p. 467 (cité dorénavant MEW 467); Marx Engels Gesamt Ausgabe, deuxième édition, Erter Abteilung, Band 2, Dietz Verlag, Berlin, 1982, p. 325 (cité dans la deuxième ((restitution» du texte, dorénavant, MEGA2 325). 8. Pour une illustration de ce type d'interprétation, voir par exemple G. Lukacs, le jeune Marx. Son évolution philosophique de 1840 à 1844, Les Éditions de la Passion, Paris, 2002, p. 77-92 et H. Marcuse, Raison et révolution. Hegel et la noissance de la théorie sociale, Minuit, Paris, 1968, p. 318-371. Pour une critique des présupposés continuistes de ce type d'interprétation, voir L. Althusser,« Les 'Manuscrits de 1844' de Karl Marx)), in Pour Marx, Maspéro, Paris, 1965. Pour une analyse des réactions à la publication des Manuscrits de 1844 dans le marxisme, voir J. Habermas,« Compte-rendu bibliographique et contribution à la discussion philosophique sur Marx et sur le marxisme», Théorie el pratique, Payot, Paris, 1975, t, li, p. 165- 168. 9. J. Rojahn, « Marxismus-Marx-Gescbichtswissenschaft. Der Fall der sog. 'ôkonomiscb-philosophischen Manuskripte aus dem Jahre 1844' »,International Review ofSocial History, vol. XXVIU, 1983, p. 3-49. 1 O. Et notamment des >) avant d'être poursuivie sous la forme d'une critique de Bauer et de la« critique critique» (dans La Sainte Famille) . Quant à la critique de la politique, elle y est considérée pour elle-même sous la double forme d'une histoire de la Révolution française (dont on ne trouve aucune trace dans les Manuscrits de 1844) et d'une critique des formes de socialisme et de communisme (dont le
spéculatif de Hegel par la
1 1 . J.
Rojahn,
de Feuerbach ; la volonté de critiquer plus radicalement Hegel que par le passé s'accompagne d'une paradoxale revalorisation de Hegel et d'une dogmatisation des références à Feuerbach et à Hegel. Jusqu'à présent, Marx n'avait cherché chez Feuerbach qu'un modèle pennettant l'extraction de la vérité de la philosophie hégélienne, en n'en retenant que la critique de la religion. Désormais, c'est au contraire le versant positif de cette critique que Marx privilégie : l'anthropologie humaniste et naturaliste constitue le fondement de la critique de l 'Économie politique aussi bien que de la philosophie hégélienne. Conjointement, le développement consacré à la « grandeur » de la philosophie feuerbachienne dans le troisième manuscrit ne se réfère-t-il plus à l 'Essence du christianisme, mais aux Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie (1842) et aux Principes de la philosophie de l 'avenir ( 1 843). Mais cette utilisation de l'anthropologie feuerbachienne (influencée 95. Voir notamment >.
1· Formule employée à propos de la déduction du majorat dans les Principes de la philosophie du droit de Hegel : Manifestes philosophiques, op. cit., p. 31-32. Marx reprend cet exposé et l'étend à la critique du pouvoir gouvernemental et de la bureaucratie dans l' État hégélien : Critique du droitpolitique hégélien, op. cit., p. 77 et p. l09-l 10.
8.
Ainsi que le suggère Solange Mercier-Jasa dans Retour sur le jeune Marx,
Méridiens-Klincksieck. Paris,
9.
1986.
L'introduction affirme que la critique de la religion est terminée pour l'essentiel
en Allemagne et que la critique de la religion est le premier stade de toute philosophie, laquelle reste encore à réaliser. Ce texte suggère même que la manière dont Feuerbach a mené la critique de la religion est défectueuse : voir Cr-itique du droit politique hégélien,
op. cil., p. 197.
UN MARX FEUERBACHIEN ?
53
d'aliénation. Une première difficulté surgit ici : ce dernier terme était peu présent dans les textes de Marx antérieurs à 1844 qui mettaient Feuerbach à contribution, difficulté redoublée par ceci que le vocabulaire
de
l'aliénation
(sous sa double figure d'Entllusserung et d'Entfremdung) est bien plus présent dans les
Manuscrits de 1844
que de considérer les manuscrits
que chez Feuerbach lui-même. Plutôt comme un texte feuerbachien qui
déplacerait le concept d'aliénation vers l'étude de nouveaux objets, ne peut on les lire comme le lieu de construction d'un nouveau concept d'aliénation, afin de penser le travail aliéné, ou l'aliénation dans le travail ?
De Feuerbach à /'Économie politique à travers Hess Pour celui qui ouvre aujourd'hui le livre qui pone pour titre Manuscrits de 1844, la lecture commence, ou peu s'en faut, par cet éloge de Feuerbach : «La critique de l'Économie politique, comme la critique positive en géoéral, doit son véritable fondement aux découvertes de Feuerbach. C'est seulement de Feuerbach que date la critique humaniste et naruraliste positive. Ses écrits [sont] les seuls depuis la Phénoménologie et la Logique de Hegel à contenir une véritable révolution théorique »10.
Manuscrits de 1844, ces lignes dans l'ordre de rédaction des manuscrits, est le
Bien qu'elles ouvrent les éditions des appartiennent à un texte qui,
dernier. L'éloge qu'elles contiennent a ceci de dérout.ant qu'on ne trouve pas un mot d'Économie politique dans les textes de Feuerbach auxquels Marx se réfère11• La stature de fondateur de la critique de l'Êconomie politique qui
est reconnue à Feuerbach doit dès lors se comprendre à partir de l'usage qui est fait de ses textes, en particulier dans le troisième manuscrit. Mais cet usage est lui-même tributaire de la lecture par Marx de trois opuscules de Moses Hess. Deux d'entre eux, rédigés fin 1 842-début 1843 et publiés pa:r Hess dans les 21 feuilles en juillet 1 843, sont signalés pa:r Marx :
et communisme
et
Philosophie de
Socialisme
l 'action12• Mais il est aujourd'hui établi
que Marx a aussi eu accès à un texte rédigé au début de l'année 1 844 et qui
IO. M44 : P 1 ; ES 3 ; GF 52 ; Vrin 76 ; MEW 468 ; MEGA' 326. 1 1 . Trois écrits de Feuerbach sont mentionnés dans le texte : les Thèses provisoires pour une réforme de la philosophie, les Prirtcipes de la philosophie de l 'avenir (M44 : M3 XII ; ES 125 ; GF 159 ; Vrin 157 ; MEW 569 ; MEGA2 400) et l "essence du christianisme (M3 XIlI ; ES 128 ; GF 161 ; Vrin 159 ; MEW 571 ; MEGA� 401). 12. Ces deux textes ont été traduits par G. Bensussan et publiés en annexe de son Moses Hess - la philosophie, le socialisme, ouvrage cité, respectivement p. 153-172 et p. 173-197.
IEAN-CHRISTOPHE ANGAlIT
54
ne fut publié qu'au cours de l'été 1845 : L 'Essence de de ce dernier texte suggère qu'un sélection, mais aussi
filtre hessien
de recoloration)
s'est
l 'argent13•
La lecture
(comme instrument de
intercalé entre Marx et
Feuerbach, que Marx est revenu à Feuerbach à partir de Hess. Le Feuerbach des
Manuscrits de 1844 n'est-il
alors que celui qui est lu par Hess, ou bien
Marx travaille-t-il à son tour cette lecture pour la prolonger, la transformer, la radicaliser ?
l 'argent, qui construit le concept d'aliénation réactivé par Manuscrits de 1844, présente l'aliénation à partir de qui joue le rôle de fondement d'une critique morale de
L 'Essence de Marx dans les l'inaliénable,
l'aliénation. En effet, si « la vie est échange d'activité vitale productric e » , ce qui constitue pour chaque vivant l e milieu d e ses échanges avec les autres vivants, à savoir son corps, est un )44_ Cette lecture du positif comme nature45 et
sensible, puisque « le réel réel objet du sens :
de la nature comme sensible détermîne le passage au vocabulaire du corps :
: je suis un être abstrait, un être purement pensant, mon corps n 'appartient pas à mon essence ; la philosophie nouvelle au contraire commence par la proposition : je suis un être réel, un être sensible ; oui, mon corps dans sa totalité est mon moi, mon essence même [ . ] : elle est la philosophie sincèrement sensible »46.
« Alors que 1 'ancienne philosophje commençait par la proposition
..
Cette déclaration est une manière de prendre le contre·pied de Hegel, chez
qui
la
nature
était
le
concept
extériorisation et ne pouvait être comprise qu'à Pour Feuerbach au contraire,
s'étant
partir
séparé
de
son
de cette aliénation47•
c'est du corps, en tant
qu'il
marque
l'inscription de l'homme dans la nature, qu'il s'agit de partir, et du corps sensible. On comprend alors le statut accordé à Feuerbach dans les
Manuscrits de 1844, seul philosophe significatif depuis Hegel : c
.
46.
Ibid., p.
185 (§ 36).
47 G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, .lil, Philosophie de
Bernard Bourgeois, Vrin, Paris, 1988, § 381, p. 178. 48. M44 : Ml XD ; ES 126 ; GF 159-160 ; Vrin 158 ; MEW 569 ; MEGA' 400. La critique sous-jacente du reste de la gauche hégélienne que contient cette déclaration sera reprise dans la ). / 'Esprit, traduction
UN MARX FEUERBACHIEN ?
"
Renversement de la dialectique hégélienne signifie ici : prendre la nature sensible, telle qu'elle m'est donnée dans mon corps, pour le positif absolu, qui subsiste par soi, au lieu d'en faire le moment de négation de l'esprit. Il est possible, à partir de là, de suivre la restitution par les Manuscrits des moments de la philosophie de Hegel tels qu'ils sont retraduits
de 1844
par Feuerbach : la religion constitue le point de départ de la philosophie
puisque le néant, point de départ de la Logique hégélienne, n'est rien d'autre que l 'abstraction complète, résultat auquel aboutit la théologie ; puis méconnaissant que les catégories logiques ont été obtenues par abstraction à partir de la nature, Hegel pose la nature à partir d'elles, avant, de rétablir le point de départ religieux dans la philosophie de l'esprit. La philosophie de
Hegel, confonnément aux leçons tirées de Feuerbach, présente donc une alternance de phases contradictoires d'affumation et de négation de la religion, la philosophie de l'esprit étant finalement le moment de négation de la négation.
Marx prend alors acte de ce que la critique feuerbachienne ne
consiste pas seulement à substituer un point de départ à un autre, mais aussi à repérer chez Hegel une inversion du sujet et du prédicat49,
Cette critique, que Feuerbach développait déjà dans sa Contribution à la critique de la philosophie de Hegel en 1839 est maintenue dans les textes auxquels Marx se réfère sous la fonne d'une critique de l'inversion hégélienne entre l'être et la pensée : « chez Hegel, la pensée est l'être ; la pensée est le sujet, l'être est le prédicat »50• En somme, l'être, sujet de la pensée, devient prédicat de la pensée qui, elle, devient sujet : il devient donc prédicat de son propre prédicat.
Marx soumet alors au même crible feuerbachien le point de départ de la Phénoménologie de /!esprit : l'homme réduit à la conscience de soi51• En
vertu de cette réduction, il n'y aura de travail que de la conscience de soi,
tous les organes sensibles ne seront que des modalités de la conscience de soi, de sorte que la conscience n'aura pas d'autre objet qu'elle-même�2• C'est l'ensemble de la Phénoménologie qui appelle ce traitement. Le modèle
49. M44 : M3 XXXI ; ES 144-145 ; GF 179 ; Vrin 173 ; MEW 584 ; MEGA' 414 : L'homme réel et la nature réelle deviennent de simples prédicats, des symboles de cet homme irréel caché et de cette nature irréelle. Sujet et prédicat sont donc dans un rapport d' inversion absolue à l'égard l'un de l'autre ». 50. L. Feuerbach, Thèses provisoires pour une réforme de la philosophie, § 5 1 , op. «
cil., p. 124.
5 1 . Voir L. Feuerbach, Principes de laphilosophie de l 'avenir, § 17, op. cit. , p. 1 56. 52. M44 : M3 xxm ; ES 133 ; GF 166 ; Vrin 163 ; MEW 575 ; MEGA' 405 ss. La difficulté tient à ceci que Marx intercale dans la lecture feuerbachienne qu'il propose de Hegel sa propre lecture de Feuerbach, tributaire de l'extension à laquelle Hess lui a permis de soumettre le concept d'aliénation. En somme, Marx se propose de mener à bien le programme feuerbachien, mais ce programme doit désormais tenir compte du fait que l'aliénation n'est plus que secondairement aliénation religieuse. D'où cette caractérisation de l 'Encyclopédie
:
53. M44 : M3 Xlll ; ES 128 ; GF 161 ; Vrin 159 ; MEW 570 ; MEGA' 401. 54. L. Feuerbach, Thèses provisoires pour une réforme de la phUosophie, § 20, op. cil., p. 1 13. Cette critique est reprise dans les Principes de la philosophie de l 'avenir, § 30 : chez Hegel >, et par là même )64. Toutefois, les activités que mentionne Feuerbach s'exercent toutes sur un objet indépendant de la main
de l'homme (gibier, poisson, terre). Or, lorsque Marx écrit que l'industrie est « la révélation exotérique des forces essentielles de l'homme >), on sort du face-à-face entre sujet et objet, puisque le sujet se rapporte désormais à une 62. M44 : M3 VID-IX ; E S 94-95 ; GF 152 ; Vrin 152 ; MEW 544 ; MEGA' 395.
63. M44 : M3 VIIl ; ES 94 ; GF 152 ; Vrin 152 ; MEW 544 ; MEGA' 395.
64. L. Feuerbach, Principes de la philosophie de l 'avenir, § 7, op. cil., p. 137.
68
JEAN-CHRISTOPHE ANGAVT
extériorité qu'il a
produite
par son industrie. Le travail productif donne
naissance à une nouvelle réalité, humanisée : l'humanisation de la nature est en même temps une naturalisation de l'essence humaine.
À
la
praxis
feuerbachienne qui s'exerce sur un objet qui existe indépendamment de moi, Marx substitue une activité productive qui mobilise la philosophie de Hegel, quand bien même cette dernière n'aurait conçu que la dimension positive du travail, et non sa dimension aliénante. Il est possible dans ce cadre de comprendre le sens de la notion d'activation (Betiitigung) que Marx utilise dans les Manuscrits pour penser la réalisation de l'essence humaine. Si Marx accorde à Feuerbach que l'homme est
un
être de besoin, c'est en effet
pour ajouter aussitôt que ceux-ci portent sur « des objets indispensables, essentiels,
pour
Bestiitigung)
de
l'activation ses
forces
et
la confirmation
essentielles ))65 :
(zur Betiitigung und
l'activation
des
forces
essentielles de l'honune passe donc par une objectivation de son essence par le travail.
Mais dépassement de l'anthropologie feuerbachienne ne signifie pas
dépassement de toute anthropologie. En effet, l'affrrmation selon laquelle « l'histoire est elle-même une partie réelle de l'histoire de la nature, du processus de transformation de la nature en homme » - qui s'inscrit à la suite de la déclaration d'inspiration fcucrbachienne66 selon laquelle « le monde sensible doit être la base de toute science », celle-ci ne devenant « science réelle que si elle part de la réalité sensible sous sa double forme de conscience sensible et de besoin sensible - donc si elle part de la nature »67 -, cette affumation consiste moins à historiciser l'homme de Feuerbach qu'à humaniser l'histoire, qu'à la résorber dans une anthropologie naturaliste. L'histoire apparaît comme le processus conjoint d'humanisation de la nature et de naturalisation de l'homme, qui découle de ce que l'homme est un être de besoin68.
65. M44 : M3 XXVI ; ES 136 ; GF 170 ; Vrin 166 ; MEW 578 ; MEGA' 408. 66.
L. Feuerbach, Principes de laphilosophie de l'avenir, § 54, op. cit. , p. 201.
67. M44 : M3 IX ; ES 96 ; GF 154 ; Vrin 153 ; MEW 544 ; MEGA' 396. Un peu plus
loin : c< l'histoire tout entière a servi à préparer, à rendre progressivement possible la transformation de 'l'homme' en objet de la conscience sensible, à faire du besoin de 'l'homme en tant qu'homme' un besoin sensible». Voir également M3 XXVII ; ES 138 ; GF 172 ; Vrin 197 ; MEW 579 ; MEGAi 409: cc L'histoire est la véritable histoire naturelle de l'homme ».
68. Il en est de même pour le concept de société utilisé dans les Manuscrits : « la réalité sociale de la nature, la science naturelle hwnaine ou la science naturelle de l'homme sont des expressions identiques. » (M3 X ; ES 97 ; GF 154 ; Vrin 154 ; MEW 544 ; MEGA' 398).
UN MARX FEUERBACHIEN ?
69
Humanisme et communisme Ce rapport ambivalent à Feuerbach déteint sur les revendications communistes contenues dans les Manuscrits de 1844. Certes, ils empruntent
ses couleurs à l'humanisme de Feuerbach pour décrire le communisme : « Le communisme est, en tant qu'abolition positive de la propriété privée (elle-même alîénation humaine de soi), appropriation réelle de l'essence humaine par l'homme et pour l'homme. C'est le retour complet de l'homme à lui-même en tant qu'être pour soi, c'est-à-dire en tant qu'être social, humain, retour conscient et qui s'accomplit en conservant toute la richesse du développement antérieur »69. Cette déclaration est importante, parce qu'elle permet de comprendre le retour en force, à partir de
la lecture de Hess, des schémas conceptuels de l 'argent,
feuerbachicns : ceux-ci, comme chez l'auteur de l 'Essence
pennettent de fonder philosophiquement une prise de parti communistew. Toutefois, la distinction entre un humanisme théorique, dont le devenir est l'athéisme, et un humanisme pratique, qui aboutit au communisme, implique
un dépassement implicite du point de vue feuerbachien71 : )72. théorique,
.
69. M44 : M3 N ; ES 87 ; GF 144 ; Vrin 145-146; MEW 536 ; MEGA' 389. Comme Hess (et Bakounine) avant lui, Marx distingue le « véritable communisme » d'un « communisme grossier » qui prône ((une égalité dans la pauvreté >) (Hess, « Socialisme et communisme >), op. cil. , p. 165). 70. Dans leur introduction aux PhilosophisChe und sozialistische Schriften de Hess (op. cit., p. x.x.v), A. Cornu et W. M6nke estiment que > En 1844, faute de maîtriser les médiations qu'offrirait une théorie économique développée, Marx est donc tenté d'argumenter quasi exclusivement en fonction de l'idée selon laquelle les dégâts et les désordres induits par l'industrialisation capitaliste commençante des sociétés européennes devraient être compris comme négateurs de la nature humaine et de la nature en général. Il propose une systématisation critique qui cherche à rester au plus près de cette thématique naturaliste gagée sur l'expérience de la passivité et, surtout, sur celle de la souffrance individuelle qui la radicalise. Et il développe à partir d'elle une construction audacieuse organisée autour du thème de l'aliénation comprise comme le principe central de la perte de la nature. Marx entend par là une dépossession de ce qui est propre, telle qu'elle se traduit dans l'expérience de la souffrance subjective et de la diminution de la puissance d'agir. Il élabore son concept d'aliénation en trois temps. Dans un premier momenf', il paraît vouloir le faire sous la dépendance unique de l'image concrète de la perte du produit du travail dans les processus économiques : je suis aliéné parce que je suis systématiquement privé du produit de l'activité la plus riche de sens dont je sois capable, le travail, parce que ce produit, me devenant étranger et alimentant de plus le système qui pennet cette étrangéification, ne peut densifier et stimuler ma vie comme il le ferait s'il restait immédiatement à ma disposition, en d'autres termes, s'il demeurait dans mon environnement à titre de ressource et d'appui de la vie subjective. Mais dans un second temps', Marx déplace le point d'application de la notion d'aliénation. Ce n'est plus un processus d'objectivation manqué du fait de l'autonomisation du produit et de sa coagulation dans un système transcendant (le « travail mort >> par opposition au travail vivant » dira le
6. M44 : M l XXII ; ES 58 ; GF 1 10 ; Vrin 1 1 8 ; MEW 512 ; MEGA2 365 : « L'aliénation (Entiiusserung) du travailleur dans son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais aussi que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui et devient une puissance autonome par rapport à lui, que la vie qu'il a prêtée à l'objet s'oppose à lui, hostile et étrangère •). 7. M44: Ml XXIlI ; ES 59-60 ; GF 1 1 1- 1 1 2 ; Vrin 120 ; MEW 514 ; MEGA2 367 : « L'aliénation (die Enlfremdung) ne se manifeste pas seulement dans le résultat, mais aussi dans l 'acte de produclion, à l'intérieur de l'ac1ivi1é productrice elle-même. Comment le travailleur pourrait-il affronter en étranger le produit de son activité si, dans l'acte de production même, il ne s'aliénait pas lui-même (sich se/bsl enlfremdete) ? Le produit n'est en fait que le résumé de l'activité, de la production >1.