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L’IDENTITÉ À TRAVERS L’ÉTHIQUE
BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES
SCIENCES RELIGIEUSES
VOLUME
168
Illustration de couverture : Le Bon Samaritain par François Sicard, jardins des Tuileries (Paris). © Marie-Lan Nguyen / Wikimedia Common.
L’IDENTITÉ À TRAVERS L’ÉTHIQUE NOUVELLES PERSPECTIVES SUR LA FORMATION DES IDENTITÉS COLLECTIVES DANS LE MONDE GRÉCO-ROMAIN
Katell Berthelot, Ron Naiweld, Daniel Stökl Ben Ezra
H
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La Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses
La Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses La collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent cinquante volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes – judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignants à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités…) Directeur de la collection : Gilbert dahaN Directeur adjoint : Arnaud SéraNdour Secrétaire de rédaction : Cécile Guivarch Secrétaire d’édition : Anna waide Comité de rédaction : Denise aiGle, Mohammad Ali amir-moezzi, Jean-Robert armoGathe, Hubert BoSt, Marie-Odile BoulNoiS, Jean-Daniel duBoiS, Vincent GooSSaert, Michael houSemaN, Alain le Boulluec, Marie-Joseph Pierre, Jean-Noël roBert. © 2015, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2015/0095/90 ISBN 978-2-503-55042-8 Printed on acid-free paper.
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INTRODUCTION Ce livre est le fruit d’un colloque international qui s’est tenu à la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme (MMSH) à Aix-en-Provence en juin 2011, où plusieurs chercheurs, spécialistes des religions et des écoles philosophiques de l’Antiquité, se sont réunis afin de réfléchir ensemble sur la question du rôle joué par les discours, les valeurs et les catégories éthiques dans la formation des identités collectives, dans le monde gréco-romain et même au-delà de ses frontières, notamment dans le monde sassanide. Bien que la question de l’identité ait été explorée dans de nombreux travaux, elle y a été principalement abordée à travers des aspects doctrinaux, rituels, institutionnels ou politiques. L’aspect éthique, nous a-t-il semblé, n’avait pas encore été suffisamment pris en compte dans la recherche, peutêtre parce que les valeurs éthiques ont tendance à être considérées comme des normes plus largement partagées que les codes rituels ou que les institutions politico-religieuses. Ou encore, parce qu’aux yeux des historiens, l’éthique relève avant tout du discours philosophique et de la construction rhétorique, et affecte peu les réalités sociales et politiques. Notre objectif était donc d’examiner dans quelle mesure les discours et les pratiques éthiques furent perçus, par les auteurs anciens eux-mêmes, comme constitutifs des identités philosophiques et religieuses, et de quelles façons ces auteurs eurent recours à des notions et des valeurs éthiques pour formuler l’identité de leur groupe d’appartenance, mais aussi pour dénigrer d’autres groupes contre lesquels il leur importait de se définir. Les exemples du lien entre la définition et la défense de l’identité collective et le discours éthique sont nombreux. Nous nous contenterons d’en mentionner quelques-uns, pour souligner de manière préliminaire la complexité de ce lien. Dans son livre Entre Athènes et Jérusalem 1, John J. Collins décrit comment les Juifs écrivant en grec dans le monde hellénistique et romain ont défendu et défini leur identité en soulignant les éléments éthiques de leur religion (notamment dans le domaine sexuel, en lien avec le rejet de l’idolâtrie, mais aussi en insistant sur le respect dû aux parents ou le refus de l’infanticide, par exemple), tout en minimisant l’importance de ses caractéristiques « particularistes ». Une tentative similaire de défendre l’identité de son
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J. J. Collins, Between Athens and Jerusalem. Jewish Identity in the Hellenistic Diaspora, Cambridge 2000, p. 155-185.
L’identité à travers l’éthique groupe en se référant à des valeurs morales, au moins en partie communes, peut être détectée chez Origène, qui déclare, comme le font d’ailleurs d’autres Pères de l’Église, que le christianisme partage avec la philosophie un même objectif : enseigner aux hommes à vivre selon la vertu (la méthode chrétienne étant, selon Origène, bien plus efficace). Ces deux exemples montrent comment des groupes distincts utilisent le consensus autour de certaines valeurs morales pour faire respecter leur identité et proclamer la supériorité de leur mouvement. Le facteur éthique dans le processus de définition de l’identité collective n’apparaît pas seulement à travers un mode de vie pratique et des enseignements moraux, mais aussi à travers des notions éthiques plus abstraites. Ainsi, la notion grecque d’epistrophè ou de metanoia (conversion), dont la portée éthique est évidente, joue un rôle capital dans la formation de l’identité collective du christianisme car elle désigne un moment qui instaure ou renforce l’identification au groupe. Mais ces termes ont plusieurs acceptions possibles, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du christianisme, ce qui entraîne par conséquent, une pluralité d’identités collectives ainsi que de stratégies identitaires possibles en lien avec ces termes. Autre exemple, un auteur juif comme Philon d’Alexandrie, au ier siècle, pouvait s’approprier une notion éthique stoïcienne aussi technique que l’oikeiôsis et la subvertir en lui donnant un contenu platonicien, en rapport avec l’idéal de l’assimilation à Dieu 2. Les mots et les concepts font l’objet de réappropriations et d’usages rivaux qui participent de la définition de l’idéal de vie du groupe auquel l’auteur appartient. Les discussions menées au cours du colloque ont révélé la complexité du rapport entre éthique et identité collective, et la nécessité de l’aborder sous divers angles et perspectives, selon la source étudiée et son contexte. Il fallait avant tout aborder les problèmes liés à la nature même des notions d’« éthique » et d’« identité ». Ainsi, dans une acception plutôt pratique, le terme éthique renvoie à une série de règles de conduites et désigne les mœurs d’un groupe social ou religieux. Mais le terme désigne également le discours produit par des membres du groupe en question afin d’expliciter, de justifier, de défendre et de promouvoir ces règles. Lorsque l’on étudie l’éthique d’un groupe ou d’un mouvement donné, on doit donc distinguer, d’une part, l’existence de normes de comportement et de valeurs morales et, d’autre part, le discours qui articule ces valeurs dans un contexte particulier. La notion d’« identité » pose une autre série de problèmes. Contrairement à la notion d’éthique, la notion d’identité collective a été forgée au xxe siècle et ne correspond pas nécessairement aux préoccupations conscientes des auteurs antiques traités dans ce volume. Bien entendu, cela ne doit pas nous
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Voir C. Lévy, « Éthique de l’immanence, éthique de la transcendance : le problème de l’oikeiôsis chez Philon », dans C. Lévy (dir), Philon d’Alexandrie et le langage de la philosophie, Turnhout 1998, p. 153-164.
Introduction empêcher d’utiliser le terme dans nos réflexions sur les sociétés antiques, mais nous devons prendre plusieurs précautions afin de ne pas imposer aux sources étudiées des idées et des grilles de lecture qui leur sont étrangères. Surtout, nous ne devons pas supposer l’existence d’une identité monolithique ou immuable que les sources auraient reflétée. Non seulement les sources en question témoignent de l’articulation de plusieurs aspects de l’identité individuelle et collective – économique, religieuse, philosophique, politique, etc. –, mais ces sources font souvent elles-mêmes partie des dispositifs qui construisent une identité. Si, de fait, elles représentent une identité, il s’agira toujours d’une identité discursive, qui ne correspondra jamais entièrement à la réalité vécue par l’ensemble des membres du groupe. Les auteurs des articles de ce volume se sont donc livrés à un exercice méthodologique et épistémologique compliqué : ils ne supposent pas la préexistence d’une identité collective des auteurs et de leurs destinataires, mais montrent comment, de manière dialectique, les sources participent à un processus continuel de construction des identités, dont la stabilité est toujours remise en question. Comme une grande partie des articles du volume le montrent, le discours éthique est bidirectionnel, tourné vers l’extérieur et tourné vers l’intérieur. C’est précisément cette double orientation qui complique toute tentative d’appréciation de la place occupée par le discours éthique dans le processus de formation de l’identité. Plusieurs sources étudiées dans les articles de ce volume montrent comment les notions éthiques contribuent à définir l’identité du groupe auquel elles s’adressent en le distinguant d’autres groupes. Car l’identité est toujours aussi la différence, qu’elle soit pensée sur un plan éthique ou dans d’autres domaines. Ces sources s’intéressent à l’éthique non seulement à des fins d’enseignement ou d’exhortation, pour définir des normes de comportement ou transmettre des doctrines, mais aussi afin de critiquer l’éthique de l’autre ou bien de faire l’apologie de l’éthique de son propre groupe. La première partie du livre présente une série de six études, qui d’une part examinent dans quelle mesure certaines sources attestent l’existence d’idéaux éthiques communs, et d’autre part, étudient la dimension polémique ou apologétique du discours éthique dans la formation des identités collectives. Elle s’ouvre sur l’article de Miguel Herrero de Jáuregui, « Prescriptions éthiques et identité religieuse dans les cultes à mystère de la Grèce ancienne », qui présente un cas-limite, puisque dans les cultes à mystère, l’identité collective semble généralement bien moins importante que l’identité individuelle de l’initié, liée à l’établissement d’une relation directe avec la divinité. Dans la plupart de ces cultes, les prescriptions éthiques ne se distinguent guère de la morale grecque commune ou de l’éthique philosophique vulgarisée. Le lien entre éthique et identité collective se dessine ici en creux : à une identité collective très faiblement développée correspond une éthique qui n’a rien de particulier dans le cadre de la société de référence. Miguel Herrero de Jáuregui identifie toutefois plusieurs exceptions à cette règle, dans le cas de cultes impliquant des pratiques exceptionnelles de la part des adeptes par rapport à 7
L’identité à travers l’éthique leurs concitoyens. Cela concerne les adeptes de l’orphisme, les pythagoriciens végétariens, les abstinents du culte d’Agdistis et les initiés à Mithra qui se distinguaient par leur obéissance et leur résistance à la souffrance physique. Les pratiques atypiques de ces groupes, pouvant aller jusqu’à remettre en question des rites fondamentaux de la vie de la cité comme le sacrifice sanglant et le banquet, construisent un sentiment d’appartenance particulier ; or ils comportent souvent une dimension éthique. Au sein même d’un culte à mystères, comme celui de Cybèle ou d’Isis, des prescriptions plus strictes peuvent définir des sous-groupes, différencier les « progressants » des « parfaits » ; dans ce cas, une identité collective spécifique peut n’être que l’apanage des plus avancés. L’article de Miguel Herrero de Jáuregui montre par ailleurs la complexité de l’articulation entre rites et éthique dans le monde gréco-romain, notamment autour de la notion de pureté ; entre le iie siècle avant notre ère et le ier siècle de notre ère, on observe une moralisation des prescriptions liées à la pureté rituelle. Autre évolution significative relevée par Miguel Herrero de Jáuregui, à partir du iie siècle de notre ère des identités collectives apparaissent de manière plus distincte, peut-être du fait d’une certaine compétition avec le christianisme. Dans son article « “Ne raillez pas nos femmes philosophes”. La description des comportements féminins et sa fonction identitaire dans le Discours aux Grecs de Tatien », Gabriella Aragione étudie la fonction identitaire de la description des comportements féminins que l’on rencontre chez Tatien. Ce dernier savait que plusieurs auteurs grecs et romains anti-chrétiens cherchaient à dénigrer le christianisme en le présentant comme une religion de femmes, crédules et manipulables. Dans ce contexte, l’éloge des comportements des femmes chrétiennes, notamment par le recours au vocabulaire de l’enkrateia et de la sophrosynè, joue un rôle important dans l’apologie du christianisme. Tatien, l’ancien sophiste grec, qui déclare avoir abandonné la paideia des Grecs pour la sagesse des barbares (i.e. les chrétiens) et revendique pour ces derniers la vertu de sophrosynè, affirme ainsi que les femmes chrétiennes philosophent, tandis que les femmes grecques qui jouissent des plus hauts honneurs, à savoir les poétesses et les écrivaines, sont placées sous le signe de la mania. Il veut montrer que ce sont les Grecs, et non les chrétiens, qui sont les vrais disciples des femmes. De plus, alors que les Grecs érigent aux poétesses des statues, laissant ainsi les femmes occuper l’espace public tant par leurs paroles que par leurs représentations, les chrétiennes, elles, demeurent dans l’oikos, où elles s’entretiennent entre elles des réalités divines. Tatien propose en définitive une synkrisis entre les femmes les plus célèbres chez les Grecs et le commun des femmes chrétiennes, en intervertissant les valeurs traditionnellement associées au monde grec et au monde « barbare ». Comme le note Gabriella Aragione, le propos de Tatien témoigne d’une convergence des valeurs ou des discours éthiques grecs et chrétiens, en particulier autour de la maîtrise de soi, mais c’est pour mieux affirmer que ce sont les chrétiens qui, avec leur philosophie « barbare », ont réalisé les idéaux 8
Introduction éthiques des Grecs. Il s’agit d’un point décisif qui nous aide à comprendre la manière dont des valeurs et des notions éthiques a priori partagées sont employées pour définir l’identité d’un groupe et défendre sa supériorité vis-àvis des autres. L’existence d’un certain « fond commun » éthique est également au cœur de l’article de Michal Bar-Asher Siegal, « Ethics and Identity Formation : Resh Lakish and the Monastic Repentant Robber ». Alors que l’étude de Gabriella Aragione révèle la dimension polémique potentielle de la référence à des idéaux éthiques communs, Michal Bar-Asher Siegal se concentre sur l’existence même d’un fond commun éthique très peu exploré : celui qui est partagé par le discours rabbinique classique d’une part, et par la littérature monastique chrétienne des premiers siècles, d’autre part. L’article prend comme cas d’étude la figure exemplaire du brigand repenti. Or on constate que cette figure devient un modèle éthique dans les deux littératures : chez les moines chrétiens notamment avec la personne d’Abba Moïse, et dans le Talmud de Babylone avec Resh Lakish. Les deux cas présentent des similitudes flagrantes du point de vue des caractères et du statut social et spirituel de la personne avant et après sa repentance. Selon la thèse proposée par Michal Bar-Asher Siegal, les deux corpora, rabbinique d’une part et chrétien d’autre part, emploient les mêmes motifs éthiques afin de définir les figures exemplaires de leur discours. Les nombreuses affinités entre ces figures pourraient même sous-entendre l’existence de contacts entre ces groupes religieux qui viendraient défier et complexifier nos conceptions parfois trop rigides des frontières identitaires entre les groupes sociaux. Ces figures représentent en tout cas un modèle identitaire qui ne passe pas par une opposition au modèle de l’autre et qui se suffit à lui-même. À l’inverse, l’article de Daniel Stökl Ben Ezra et de John Gager, « L’éthique et/de l’autre : le christianisme à travers le regard polémique des Toledot Yeshu », traite de rapports entre juifs et chrétiens où le discours éthiqueidentitaire comporte une dimension polémique particulièrement explicite. Daniel Stökl Ben Ezra et John Gager analysent en effet un texte polémique juif anti-chrétien de l’Antiquité tardive afin de mettre en lumière le rôle que joue l’éthique de l’autre dans la définition de l’identité du groupe. Les Toledot Yeshu sont un « anti-évangile » et des « anti-actes des apôtres », dans lesquels sont abordés des thèmes comme la halakhah, les rites, les fêtes, la circoncision, la pureté, l’impureté et les lois alimentaires. Si l’on définissait l’éthique de manière large au point d’y inclure ces normes religieuses, cela conduirait à conclure qu’au moins dans ce cas de figure, l’éthique joue un rôle fondamental dans la construction des identités collectives. Si à l’inverse, on comprend l’éthique dans un sens plus étroit, comme ce qui gouverne ou codifie la relation interpersonnelle, les Toledot Yeshu ne semblent pas corroborer la thèse selon laquelle l’éthique joue un rôle capital dans la distinction entre identités juive et chrétienne. La seule exception est le rappel fait par les Toledot du commandement de la non-violence et du refus de la vengeance (Matthieu 5, 9
L’identité à travers l’éthique 38-42 – Luc 6, 37-36). Alors que la littérature rabbinique ancienne contient des enseignements similaires (et qu’il s’agit donc d’une valeur largement commune), ce commandement est présenté comme une spécificité chrétienne. Cela témoigne de la conscience qu’avaient les auteurs de la littérature rabbinique de la centralité de ce commandement dans le discours éthique et identitaire chrétien, mais aussi du regard critique et ironique qu’ils portaient sur cette revendication chrétienne. En effet, il est probable que la non-violence ait été mentionnée par les auteurs des Toledot Yeshu afin de critiquer les chrétiens qui ne suivaient pas leur propre enseignement éthique lorsqu’ils agissaient avec violence à l’égard des juifs. En d’autres termes, leur propre discours s’est retourné contre eux, ce qui permet sans doute aussi, implicitement, d’opposer les chrétiens violents et infidèles à leur propre idéal éthique, aux juifs qui ne se vantent pas tant, mais le mettent davantage en pratique. L’existence d’un fond commun de valeurs et d’idéaux éthiques, reconnus ou non comme tels, est non seulement ce qui nous permet de reconstituer l’arrière-plan sur lequel se détachent les constructions discursives de l’Antiquité tardive, mais aussi, comme le montrent plusieurs articles de ce volume, ce qui a permis aux différents groupes de se distinguer les uns des autres, notamment par leur revendication d’être ceux chez qui certaines valeurs éthiques sont réellement mises en pratique. On le voit, par exemple, à travers le cas de la non-violence discutée dans l’article de Daniel Stökl ben Ezra et de John Gager sur les Toledot Yeshu, ou encore dans l’affirmation de Tatien, discutée dans l’article de Gabriella Aragione, que les chrétiens, bien plus que les Grecs, sont ceux qui pratiquent une éthique « masculine » fondée sur l’idéal de la maîtrise de soi, considérée par les deux parties comme une vertu fondamentale. Cependant la reconnaissance de valeurs ou d’idéaux éthiques partagés peut aussi être plus apparente que réelle, comme le montre l’article de Katell Berthelot, « La philanthrôpia, un idéal partagé entre Grecs, Romains, Juifs et chrétiens ? ». Dans ses Épîtres, l’empereur Julien laisse entendre que les chrétiens se distinguent par leur pratique de la philanthrôpia, au sens d’une assistance apportée aux pauvres et aux étrangers. Pourtant, jamais le Nouveau Testament ne décrit Jésus et ses disciples comme philanthropes, et les auteurs chrétiens des trois premiers siècles recourent assez peu au terme philanthrôpia dans leur présentation des vertus chrétiennes. Qu’il s’agisse de l’auteur anonyme de la Didachè, de Justin, d’Athénagore ou même de Clément d’Alexandrie, ils privilégient la notion d’agapè par rapport à celle de philanthrôpia. Toutefois, dans un contexte apologétique, et dès le Dialogue avec Tryphon de Justin, on voit apparaître l’idée que la vraie philanthrôpia se rencontre chez les chrétiens, qui dépassent les autres hommes dans la pratique de cette vertu. Mais la notion de philanthrôpia est réinterprétée dans un sens chrétien, en référence à l’agapè et plus particulièrement à l’amour des ennemis (en lien avec Matthieu 5, 44-45 et Luc 6, 27-28.32). De plus, loin d’être une vertu humaine naturelle comme chez les stoïciens, elle est un don de Dieu aux croyants, le fruit de la conversion au christianisme. L’utilisation 10
Introduction du terme philanthrôpia par les chrétiens ne participe donc pas d’une tentative de penser une éthique commune avec les Grecs, les Romains et les Juifs, mais au contraire d’une volonté d’élaborer un discours éthique visant à défendre et à valoriser l’identité chrétienne. Par ailleurs, il ne faudrait pas supposer que les échos entre les discours des uns et des autres évoqués dans les articles de cette première partie reflètent nécessairement des contacts historiques réels entre les groupes en question. L’article de Paula Fredriksen et Oded Irshai, « Include Me Out : Tertullian, the Rabbis and the Graeco-Roman City » illustre ce point en examinant la question du lien qui aurait pu exister entre les écrits antipaïens de Tertullien – De spectaculis et De idololatria – et le traité rabbinique Avodah Zarah rédigé plus ou moins à la même époque en Palestine. Comme le montrent les auteurs de l’article, Tertullien semble faire preuve d’un rejet radical des pratiques païennes, tandis que le discours rabbinique semble plus tolérant à l’égard de la possibilité de s’accommoder de certaines de ces pratiques et de vivre au sein d’un environnement païen. Cependant, les rabbins tout comme Tertullien proposent une stratégie de séparation qui cherche à écarter les groupes en questions – juifs palestiniens d’un côté et chrétiens vivant dans l’Empire romain de l’autre – de l’environnement païen dans lequel ils vivent. Les deux discours élaborent donc un modèle de conduite idéale qui sert à renforcer le statut spirituel supérieur du groupe. Ainsi, les aspects moraux de la dénonciation du paganisme sont utilisés par les deux discours afin de construire une identité religieuse. Cette affinité dans la stratégie employée ne conduit pas Paula Fredriksen et Oded Irshai à conclure, comme l’ont fait certains chercheurs, que les écrits de Tertullien sont redevables à des enseignements rabbiniques qui seraient parvenus à Carthage. En revanche, Paula Fredriksen et Oded Irshai proposent de chercher la cause de cette affinité dans la similitude entre les deux projets – construire une identité distincte dans un environnement païen – ainsi que dans le fait que les deux discours s’appuient sur la même source textuelle : la Bible. De manière remarquable, la possibilité que des Juifs ou des chrétiens puissent pratiquer un culte païen ne semble inquiéter ni les rabbins ni Tertullien, sans doute parce que la séparation des cultes leur semblait déjà acquise. Ce qui leur importe, c’est d’attribuer un contenu éthique à cette séparation, dans le but de renforcer sa signification identitaire. La deuxième partie de ce recueil est consacrée aux études qui s’interrogent sur différents types d’articulation entre éthique et identité dans les sources antiques, indépendamment d’un contexte polémique. Ces articles se concentrent chacun sur un aspect différent de l’identité collective, explicité à l’aide de notions éthiques. Dans son article « L’identité à travers l’éthique dans la République de Platon », Luc Brisson montre les liens qui existent, dans la pensée de Platon, entre l’éthique individuelle et le régime politique qui régit la vie de la cité, et le type de société qui en découle. Une constitution doit ordonner tant l’âme que la cité, par l’éducation et les institutions. Le type de vertus cultivées par 11
L’identité à travers l’éthique l’âme correspond à un type d’hommes mais aussi à une orientation politique, à un type de régime. Ainsi, le régime politique idéal est l’aristocratie, le gouvernement des meilleurs, c’est-à-dire des philosophes qui correspondent à la partie intellectuelle de l’âme et doivent cultivent les quatre vertus fondamentales (modération, sagesse, courage et justice). Dans l’idéal, les philosophes s’appuient, pour organiser la vie de la cité, sur les gardiens, qui correspondent à la partie « ardente » de l’âme (le thumos) et doivent aspirer à la modération, au courage et à la justice ; et sur les producteurs, qui correspondent à la partie désirante de l’âme et doivent faire preuve de modération et de justice. La justice, en effet, est commune à tous les hommes, car elle se définit « comme la détermination, pour chaque espèce de l’âme et pour chaque groupe fonctionnel, d’accomplir sa tâche et seulement sa tâche ». À l’extrême inverse de l’aristocratie, tout en bas de l’échelle des régimes politiques, figure la tyrannie, c’est-à-dire la domination d’un homme qui s’est libéré de toute modération et cherche à satisfaire des désirs déréglés. Pour Platon, l’identité ou la nature d’un homme et d’une cité dépend donc intrinsèquement de ses vertus et des mœurs qui en découlent, c’est-à-dire de son éthique. L’article de Jean-Sébastien Rey concerne la manière dont les notions éthiques sont mobilisées dans des discours qui s’adressent à des individus partageant un statut économique similaire, ce qui aide à produire une identité que l’on peut qualifier d’économique (ou, de manière très anachronique, une identité de classe). Jean-Sébastien Rey étudie deux textes juifs sapientiaux palestiniens du iie siècle avant notre ère, le livre de Ben Sira et le texte qumrânien 4QInstruction. Il examine notamment la façon dont les auteurs de ces deux compositions abordent le rapport entre riches et pauvres, via les prêts et les cautions. Alors qu’on constate des ressemblances d’un point de vue littéraire, thématique et linguistique, les solutions concrètes apportées par ces deux textes sont très différentes. Le Siracide nous laisse entendre que son auteur, ainsi que le public destinataire, étaient des gens plutôt aisés de la société judéenne de l’époque, alors que 4QInstruction laisse plutôt entrevoir des auteurs vivant dans une pauvreté réelle et concrète (sans qu’ils soient nécessairement esséniens). Jean-Sébastien Rey arrive à la conclusion que « les instructions éthiques formulées par nos deux auteurs semblent plutôt être le résultat d’une identité sociale déjà établie, que l’inverse ». L’éthique proposée par chaque auteur apparaît ici comme une conséquence d’une identité spécifique, ce qui représente une autre manière de penser l’articulation entre identité et éthique. L’article de Blossom Stefaniw, « The Oblique Ethics of the Letters of Antony », propose une réflexion sur le rapport entre l’éthique et la spiritualité chrétienne monastique. Elle souligne la tension qui existe entre deux modalités du discours éthiques : d’une part, ce discours peut contenir des prescriptions claires et des règles de conduite, d’autre part, il peut justifier ces prescriptions éthiques en explicitant leur rôle dans le projet spirituel de l’individu ou du groupe. La tension entre ces deux dimensions – prescriptive et 12
Introduction idéologique ou théorique – figure au cœur de l’article, qui étudie comment les lettres attribuées à Antoine, l’un des fondateurs du mouvement monastique chrétien, articulent une identité éthique de la communauté des moines. La dimension intellectuelle très marquée de ces lettres nous permet, selon Blossom Stefaniw, d’envisager une forme d’identité monastique qui émerge indépendamment des idéaux ascétiques de la vie simple, de l’anti-intellectualisme et de la mortification du corps. Dans ces lettres, destinées à une communauté monastique dispersée qui commence tout juste à se former, l’absence de prescriptions éthiques claires est compensée entre autres par la présentation de deux figures bibliques, Abraham et Moïse, comme deux modèles éthiques dont l’attitude intellectuelle et morale doit être imitée par les moines. Enfin, l’article de Ron Naiweld, « Entre l’éthique et l’ethnique. Universalisme et particularisme dans le judaïsme rabbinique », aborde la question du rapport entre éthique et identité ethnique, via l’étude d’un ensemble de traditions rabbiniques de l’époque talmudique. Selon Ron Naiweld, les enseignements talmudiques sur les modalités du salut des membres d’Israël expriment en réalité des réflexions rabbiniques sur l’identité du groupe « Israël ». En effet, le discours rabbinique classique est traversé par une tension entre deux définitions radicales d’Israël – selon l’une, Israël comprendrait tous ceux qui mènent un mode de vie conforme à la Loi, tandis que selon l’autre, seuls ceux qui appartiennent ethniquement à la nation juive feraient partie d’Israël. Naiweld montre que les discussions sur le salut d’Israël permettent aux rabbins de traiter cette tension, non pas pour la résoudre, ce qui serait impossible, mais pour naviguer entre les deux positions en soulignant tantôt la dimension ethnique de l’identité d’Israël, tantôt ses aspects éthiques. Les dix articles du volume mettent en lumière plusieurs manières de concevoir l’identité collective d’un groupe, ainsi que la multiplicité des éléments éthiques dans les discours spirituels et religieux antiques. À défaut de proposer une réponse univoque à la question de savoir comment l’éthique participe à la formation des identités collectives dans l’Antiquité, une réponse impossible à donner compte tenu de la diversité des cas envisagés, il importait de souligner la multiplicité nécessaire des angles sous lesquels cette question doit être examinée, ainsi que les divers problèmes méthodologiques et épistémologiques qui lui sont liés. Un problème particulièrement intéressant concerne la frontière entre ce qui est « éthique » d’une part, et ce qui est « cultuel » ou « ethnique » ou simplement « social » d’autre part. À partir de quel moment doit-on considérer qu’une prescription est éthique et non simplement rituelle ? En réalité, comme le montre Miguel Herrero de Jáuregui, parfois le glissement entre « cultuel » et « éthique » s’opère à l’intérieur du même discours. Cette conclusion est sans doute pertinente aussi pour l’étude du judaïsme rabbinique, qui semble vouloir effacer la frontière entre éthique et rituel, lorsqu’il attribue une valeur morale aux prescriptions cultuelles les plus minutieuses. 13
L’identité à travers l’éthique Une des difficultés récurrentes de notre enquête a par ailleurs résidé dans le fait qu’il ne peut jamais y avoir une correspondance complète entre l’éthique pratiquée par un certain groupe et sa manière d’exprimer son identité collective. Il existe toujours une différence entre les réalités sociales et les discours, même lorsqu’ils n’ont pas été formulés dans un contexte polémique ou apologétique explicite (que ce discours apologétique soit formulé en interne ou dirigé vers l’extérieur). Une conclusion possible de cette introduction est que le discours éthique peut être un lieu majeur de construction identitaire, mais qu’il s’agit d’une construction discursive avant d’être une construction sociale. Ce discours ne représente pas tant la réalité des pratiques éthiques du groupe qu’il ne cherche à les fonder, afin de renforcer la cohésion idéologique et sociale du groupe et, le cas échéant, de le distinguer des autres. Sa visée est donc éminemment performative. De plus, l’aspect éthique de la construction discursive de l’identité collective cherche à inscrire l’identité du groupe dans la vie tant spirituelle que pratique de l’individu. L’importance de la dimension éthique dans le processus d’inscription des identités sociales chez l’individu ne se limite pas au monde antique, comme l’ont montré par exemple les travaux de Michel Foucault sur la biopolitique et la gouvernementalité, ou ceux de Pierre Bourdieu sur l’habitus. De plus, certains aspects des stratégies mises en œuvre dans les sources antiques pour défendre ou valoriser tel ou tel groupe sont toujours identifiables dans le monde contemporain. Les juifs et les chrétiens, notamment, se pensent encore souvent comme des modèles de moralité en prise avec un monde corrompu et immoral. Et l’identification spontanée de beaucoup de nos contemporains avec un Occident « défenseur des droits de l’homme » relève encore, fût-ce lointainement, d’un mouvement qui s’enracine dans l’Antiquité. Revenir aux sources antiques permet ainsi de mettre en perspective le long cheminement historique des valeurs éthiques dans la constitution des identités collectives, ainsi que de réfléchir aux interactions complexes et parfois contradictoires entre ces identités collectives et notre éthique personnelle. Nous voudrions, pour finir, remercier les organismes qui, par leurs subventions, ont permis à ce colloque d’avoir lieu : le Centre Paul-Albert Février (AixMarseille Université, CNRS, TDMAM, UMR 7297), le Laboratoire d’études sur les monothéismes (CNRS, École pratique des hautes études, UMR 8584), le ministère des Affaires étrangères (MAE), le Centre de recherche français à Jérusalem (CNRS, MAE, UMIFRE 7), le conseil régional Provence-AlpesCôte d’Azur et la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme. Nous remercions aussi les chercheurs qui ont contribué à ce volume, ainsi que les autres participants du colloque pour leurs réponses aux articles et leurs remarques, qui nous ont aidés à mieux concevoir les problématiques au cœur de nos discussions : Anne Balansard, Gilles Dorival, Philippe Hoffmann, Constantin Macris et Edouard Robberechts. Nous remercions également Patricia Zuntow (CNRS) pour son travail de secrétariat de rédaction sur le manuscrit. 14
PRESCRIPTIONS ÉTHIQUES ET IDENTITÉ RELIGIEUSE DANS LES CULTES À MYSTÈRES DE LA GRÈCE ANCIENNE
Miguel Herrero de Jáuregui Université Complutense de Madrid 1
Introduction Dans cette contribution sur le thème de l’identité à travers l’éthique dans l’Antiquité centrée sur les cultes à mystères, il nous faut tout d’abord délimiter le sujet, puisque les termes « identité » et « éthique » ont été très contestés comme catégories, précisément dans le domaine des cultes à mystères de l’Antiquité. Cette contestation a été plus forte encore lorsque ces deux termes ont été utilisés ensemble. En effet, si la fondation au moins partielle de l’identité sur l’éthique est très facilement perceptible dans les religions juive et chrétienne, ce n’est pas forcément le cas dans les autres religions anciennes 2. En fait, les cultes à mystères de l’Antiquité ont subi un destin que la grande majorité de leurs adeptes, pendant plus de mille ans d’histoire religieuse, n’auraient jamais pu anticiper : la comparaison permanente avec le christianisme, devenu le paradigme avec lequel on les mesure et on les définit. Sans doute y a-t-il quelques raisons à cela : la comparaison avec les religions de notre époque continue à être la manière la plus claire de comprendre, à travers les différences et les similitudes, les formes de la religion ancienne. Mais les cultes à mystères ont été comparés avec le christianisme avec un excès d’enthousiasme, dû à la perception, partagée par de nombreux commentateurs anciens et modernes, que là se trouvent le précédent direct et le
1. Madrid, Espagne. 2. Sur les différentes identités religieuses anciennes, cf. les deux volumes édités par N. Belayche, S. C. Mimouni, Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain : essais de définition, Turnhout 2003 ; Entre lignes de partage et territoires de passage : les identités religieuses dans les mondes grec et romain, Turnhout 2009.
Miguel Herrero de Jáuregui modèle à travers lequel il faut comprendre le christianisme. Bien sûr, une telle approximation déforme largement non seulement le christianisme, mais aussi les mystères eux-mêmes, qui subissent par ricochet une fausse « christianisation », à laquelle l’idéologie religieuse des chercheurs n’est absolument pas étrangère. Heureusement, à partir de la deuxième moitié du vingtième siècle la majorité des spécialistes des religions de l’Antiquité, laissant de côté les mobiles apologétiques, ont étudié les cultes à mystères en évitant la projection christianisante. Le plus célèbre de ces spécialistes est probablement Walter Burkert, qui s’est efforcé de distinguer les cultes à mystères païens des religions juive et chrétienne, considérant que la clé de cette distinction résidait précisément dans l’identité 3. Selon lui, la cité antique n’aurait pas toléré la formation d’identités religieuses indépendantes, et quand elle s’est sentie menacée, elle a réagi contre les religions dont l’identité semblait trop forte (par exemple avec le Senatus Consultum de Bacchanalibus). Les types d’organisation sociale que l’on trouve dans les mystères anciens, le prêtre itinérant charismatique, la classe sacerdotale autour d’un sanctuaire, et même les communautés d’initiés, des thiasoi semblables aux clubs sociaux, n’ont pas donné lieu à une identité collective stable, puisque « une joyeuse unité de cette sorte ne survit pas à la fête 4 ». Cela n’implique pas, bien sûr, qu’il n’y ait aucune forme d’identité dans les mystères, mais seulement que le paradigme de comparaison ne peut pas être les ekklesiai juive ou chrétienne. En général la création d’une identité de groupe permanente n’est pas la préoccupation principale des agents des cultes à mystères. Mais comme on le verra, il y a aussi des exceptions, que Walter Burkert écarte peut-être un peu trop rapidement, dans son désir de ne pas trop christianiser. De plus, la dimension éthique de cette participation aux mystères n’est pas toujours présente dans nos sources, souvent fragmentaires et obscures. Les commandements éthiques constants à tous les niveaux (vis-à-vis de soimême, des autres et de Dieu) des religions juive et chrétienne contrastent avec les références aux mystères, beaucoup plus focalisées sur les rites et, en second lieu, sur les mythes de fondation. Les signes de reconnaissance de l’initié (symbola, synthèmata) se limitent à rappeler la participation dans le rituel (e. g. « j’ai bu le cycéon 5 », etc.). C’est vrai que, comme on le verra, les allusions à la justice et à la pureté sont constantes, quoiqu’à un niveau général
3. 4. 5.
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W. Burkert, Les cultes à mystères dans l’Antiquité, Paris 1992, chap. ii, p. 39-60 [éd. orig. Ancient Mystery Cults, Cambridge Mass. 1987]. W. Burkert, Les cultes à mystères, p. 50 ; tout le paragraphe mérite d’être lu. Pour lui une communauté durable se définit par le fait de partager un Credo qui, dans les cultes à mystères, n’existe pas. Demosthène 59.108 ; Clément d’Alexandrie Protr. 2.15.3, 2.21.2 ; Firmicus Maternus Err. 18.1 ; Orphicorum Fragmenta 485-487 Bernabé.
Prescriptions éthiques et identité religieuse dans les cultes à mystères qui ne permet pas de définir facilement une éthique particulière du culte, ni dans le contenu de préceptes distinguables de la moralité commune, ni dans leur justification théorique. On ne trouve dans les mystères ni un dogme métaphysique, ni une doctrine éthique spécifique comme dans les écoles philosophiques, ni en conséquence, une pratique sociale cohérente. Mais cela ne veut pas dire que la dimension éthique soit absente des cultes à mystères, comme on aura occasion de le voir. Les grands récits ou les grands systèmes théoriques, trop souvent marqués par une tendance apologétique contre laquelle on ne saurait trop se prémunir, produisent des généralisations qui mettent tous les cultes de tous les temps dans une même catégorie, et qui enferment les exceptions qui violent ces lois générales dans la prison du silence ou des notes de bas de page. Dans notre étude, il faut toujours tenir compte du fait que les mystères sont une réalité multiforme, qui non seulement englobe une grande variété de cultes dédiés à des divinités diverses dans l’ensemble méditerranéen, mais aussi, un espace temporel de mille ans. Malgré la tendance conservatrice qu’on attribue aux cultes secrets, ceux-ci connaissent de toute évidence des évolutions. Les cinq grands cultes examinés par Walter Burkert, Déméter, Dionysos, Cybèle, Isis et Mithra nous fournissent la grande majorité de nos témoignages, mais ils englobent eux-mêmes des phénomènes très différents. En même temps, les mystères, précisément en raison du manque général d’intérêt pour la création d’une identité spécifique séparée, entretiennent une relation étroite avec le contexte de la pensée éthique et des différentes écoles philosophiques de leur époque, voire avec la confrontation religieuse provoquée par la progression du christianisme dans l’Antiquité tardive. Tout cela doit nous inciter à distinguer soigneusement les différentes étapes, lieux, et contingences qui déterminent la présence des références à une éthique des mystères et ne pas oublier que celles-ci sont presque toujours fortuites. Là où il n’y a pas d’attestation d’une telle éthique, plutôt qu’interpréter cette absence comme une preuve définitive de l’inexistence d’une dimension éthique, on devra reconnaître notre ignorance. Il s’agit donc d’analyser les cas où les mystères présentent une dimension éthique suffisamment marquée pour en faire un facteur d’identité du groupe. On ne prêtera donc pas attention ici aux manifestations éthiques qui n’ont qu’une relation superficielle avec l’essence des mystères, comme par exemple, l’allégorie philosophique qui utilise le langage des mystères pour exprimer des doctrines (une stratégie souvent adoptée aussi par les auteurs chrétiens), puisque cela ne prouve rien sur la présence de ces doctrines dans les mystères. À l’inverse, l’influence de la philosophie (ou des autres religions) sur les cultes à mystères doit recevoir notre attention, puisque son rôle dans la dimension éthique des cultes est très perceptible. De la même façon, les accusations des apologistes chrétiens, qui nous fournissent beaucoup d’informations sur les cultes à mystères et ses « horreurs criminelles », doivent être délestées de leur 17
Miguel Herrero de Jáuregui charge polémique, plus proche des topiques littéraires que de la description d’une réalité sociale 6. En revanche, l’opposition au christianisme peut, de fait, avoir des conséquences sur la dimension éthique de quelques cultes réels qui elle, doit retenir notre attention. Mais que doit-on chercher dans la dimension éthique des mystères ? Dans ce qui apparaît comme l’étude la plus engagée contre l’idée que les mystères puissent n’être que des frivolités cultuelles (« nice little rituals »), Jaime Alvar a essayé de définir les « systèmes de valeur » des cultes d’Isis, Cybèle, et Mithra 7. Il a souligné que la louange permanente rendue à la divinité comme « juste » et protectrice de la justice devait impliquer une exhortation à pratiquer la justice pour les fidèles. Si la déesse Isis garantit la justice, comme le disent de manière constante ses arétalogies, il est clair que ses adeptes doivent en quelque façon la respecter. De plus, l’entrée des religions orientales dans le monde grec à partir de l’époque hellénistique a sans doute renforcé l’importance de cette dimension de « justicier universel » des dieux, qui évidemment implique une forte dimension éthique. Cependant, en ce qui nous concerne, ce qui est partagé par tous n’est pas nécessairement un marqueur d’identité. La justice et le respect des serments apparaissent liés à la religion (pas seulement aux cultes à mystères) dès les premiers témoignages de l’époque archaïque. On pourrait dire, en fait, qu’appeler un dieu dikaios ou agathos n’est pas rare et ne se distingue pas de la recommandation traditionnelle, religieuse ou non, adressée à l’ensemble des hommes, de pratiquer la justice. Ce qui nous intéresse ici sont les cas où les préceptes éthiques sont plus spécifiques dans leurs contenus ou dans leurs justifications, même sans arriver à la cohérence interne nécessaire pour être qualifiés de système, de façon telle qu’ils puissent constituer une identité propre au culte et à ses fidèles. De façon similaire, il existe une dimension éthique dans tous les cultes religieux de tous les temps qui ne nous concerne pas ici. Il est clair que partager un culte, même de façon limitée dans le temps, crée des relations humaines qui peuvent devenir plus étroites de façon naturelle. Les rituels partagés, les serments liés au secret, ont évidemment pu provoquer une certaine solidarité entre les initiés, ce qui a pu entraîner une aide mutuelle ou une amitié particulière. Mais cette éthique de « club » semble un phénomène secondaire, dérivé. Si on ne trouve pas une justification religieuse aux activités de solidarité entre ceux qui pratiquent le même culte, la dimension éthique de ce groupe
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Cf. R. M. Grant, « Charges of Immorality Against Various Religious Groups in Antiquity », dans R. Van der Broek, M. J. Vermaeseren (dir.), Studies in Gnosticism and Hellenistic Religions: Festschrift for G. Quispel, Leyde 1981, p. 161-170 ; A. Henrichs, « Pagan Ritual and the Alleged Crimes of the Early Christians », dans P. Granfield, J. A. Jungmann (dir.), Kyriakon. Festschrift J. Quasten I, Münster 1970, p. 18-35. 7. J. Alvar, Romanising Oriental Gods: Myth, Salvation and Ethics in the Cults of Cybèle, Isis and Mithras, Leyde 2008. Il réagit, en fait, contre la vision représentée par Burkert, bien qu’il se réfère à Rohde (p. 143-146).
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Prescriptions éthiques et identité religieuse dans les cultes à mystères n’a rien de religieux, et serait comparable par exemple à celle qui anime un club sportif. On étudiera donc les situations de solidarité entre membres d’un culte seulement quand elles sont accompagnées d’une justification religieuse. Une telle justification peut évidemment être ex post facto, c’est-à-dire, vouloir donner une apparence religieuse aux activités de « club » : mais distinguer la vraie de la fausse religion n’est pas notre affaire (en fait, qui pourrait y prétendre ?). Notre objectif est ici seulement de signaler des cas où la religion présente une dimension éthique qui contribuerait à créer une identité de groupe spécifique. On divisera l’exposé en trois parties, qui me semblent couvrir les trois aspects où les dimensions éthique et identitaire des mystères convergent : le problème de l’orphisme ; la moralisation des prescriptions de pureté ; et l’éthique hiérarchisée des mystères qui présentaient des distinctions internes. La discussion s’appuiera sur quelques textes représentatifs, signalés par le signe T, situés en appendice. La « vie orphique » À l’époque classique, les références à la dimension éthique des mystères sont, à part quelques allusions de caractère général, absentes des cultes secrets les plus importants comme ceux de Déméter, Dionysos ou Samothrace. Les thèmes éthiques se rencontrent surtout dans les témoignages sur l’orphisme. On peut donc prendre l’orphisme comme paradigme de la réflexion éthique dans les mystères, sans écarter l’hypothèse que cette réflexion soit partagée, avant ou après l’orphisme, par des cultes à mystères concrets (e. g. Éleusis) 8. Comme on le verra dans le point suivant, la pureté est une condition indispensable à l’initiation aux mystères. Dans le cas de l’orphisme elle a été élaborée d’une façon très particulière. Les initiés doivent se purifier du crime originel de leurs ancêtres les Titans contre Dionysos, dont les hommes auraient hérité 9. La pureté des âmes des initiés des lamelles orphiques (« je viens pure d’entre les purs ») n’est donc pas une simple pureté rituelle, mais semble avoir
8. Brefs aperçus généraux de l’orphisme dans R. Sorel, Orphée et l’orphisme, Paris 1995 ; R. Parker, « Early Orphism », dans A. Powell (dir.), The Greek World, Londres 1995, p. 483-510 ; A. Henrichs, « Mystika, Orphika, Dionysiaka. Esoterische Gruppenbildungen, Glaubensinhalte und Verhaltensweisen in der griechischen Religion », dans A. Bierl, W. Braungart (dir.), Gewalt und Opfer. Im Dialog mit Walter Burkert, Berlin – New York 2010, p. 87-107. Pour une présentation complète et actualisée de tous les aspects de la question, cf. A. Bernabé, F. Casadesús (dir.), Orfeo y la tradición órfica: un reencuentro, Madrid 2008. Les Orphica ont été édités par Alberto Bernabé dans la Bibliotheca Teubneriana (2004-2007). 9. Pour les sources et le débat sur le mythe, cf. A. Bernabé « La toile de Pénélope : a-t-il existé un mythe orphique sur Dionysos et les Titans ? », Revue de l’histoire des religions 219 (2002), p. 401-433.
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Miguel Herrero de Jáuregui eu au contraire un horizon moral ultime. Cependant, les références éthiques à cette purification ne vont pas au-delà des invocations conventionnelles à la justice et du respect des serments 10. Seul un élément spécifique de ce que Platon a appelé la « vie orphique » situe la pureté sur le plan non seulement rituel, mais aussi moral : le végétarisme. Le portrait littéraire que fait Euripide avec l’auto-présentation de son chœur des initiés crétois montre la fascination exercée par cette vie végétarienne 11. Ce n’est pas une invention de la tragédie : une figure très proche de l’orphisme comme Empédocle montre l’importance réelle de la réflexion sur ce sujet. L’interdiction de manger de la viande est, en effet, le précepte qui nous concerne ici, puisque cette règle n’est pas seulement fortement enracinée dans des motivations éthiques, mais constitue aussi un vigoureux vecteur d’identité. Le végétarisme n’est pas (seulement) un tabou rituel. Il a tout d’abord une justification théorique d’ordre métaphysique 12 : dans les formulations les plus explicites, celles d’Empédocle et des pythagoriciens, la prohibition de la consommation de la nourriture carnée est motivée par la croyance en la réincarnation. Manger des animaux équivaut au cannibalisme, puisque les âmes migrent de corps en corps, pour des raisons dérivées d’une base mythique complexe (par exemple comme punition pour le crime ancestral des Titans ou une faute primordiale similaire, comme chez Empédocle). Au fondement du tabou alimentaire de la viande, on trouve donc une croyance en la communauté des êtres vivants. De plus, le rejet de la nourriture carnée comporte une importante dimension sociale : selon ce qu’ont montré les célèbres études de Dario Sabbatucci et Marcel Detienne, le végétarisme n’est pas simplement un choix culinaire chez les anciens, mais il implique aussi une vraie prise de position idéologique et politique 13. Celui qui refuse le sacrifice refuse aussi de participer à la communauté civique et religieuse. Il est indiscutable que le végétarisme est conçu comme un véritable « chemin de déviance ». Ceux qui adoptent ce régime alimentaire sont par conséquent davantage susceptibles de former un groupe déviant à partir de ces normes de conduite hétérodoxe.
10. Cf. par exemple Platon, Resp. 363c (hosious kai euorkous). 11. Platon, Leg. 782c, Euripide, Cret. fr. 2, F. Jouan, H. Van Looy (textes en T1). Ce texte est le seul témoignage qui semble attester aussi l’abstinence sexuelle comme un élément de la « morale orphique ». Mais à partir d’une source littéraire seulement, il serait très risqué de faire de la chasteté une pratique réelle de purification orphique. Le végétarisme, en revanche, est attesté dans plusieurs sources indépendantes. 12. On peut comparer la croyance en la réincarnation avec la justification d’ordre pratique que quelques chrétiens donnent du végétarisme comme exercice ascétique : Clément d’Alexandrie, Strom. 7.32.8, 7.33.5, Origène, CC. 8.30. 13. D. Sabbatucci, Saggio sul misticismo greco, Rome 1965. M. Detienne, « Les chemins de la déviance : Orphisme, Dionysisme et Pythagorisme », dans Orfismo in Magna Grecia: Atti del XIV Convegno di Studi sulla Magna Grecia, Tarente 6-10 oct. 1974, Naples 1975, p. 49-79.
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Prescriptions éthiques et identité religieuse dans les cultes à mystères Le problème de l’identité est, cependant, absolument central quand on parle de l’orphisme. La tradition des rites et des poèmes orphiques constitue une forme panhéllenique de mystériosophie. Il y a très peu d’indices toutefois concernant les groupes orphiques à l’époque classique et l’orphisme semble plutôt être un phénomène littéraire répandu par le biais de prêtres itinérants : Empédocle, par exemple, est un individu charismatique plutôt qu’un leader de thiasos. On a beaucoup écrit depuis un siècle sur les orphikoi, dont les sources tardives néoplatoniciennes parlent sans cesse, mais qui sont très mal attestés à l’époque classique et postclassique 14. On peut, par chance, laisser ici de côté ce débat interminable, puisque la littérature orphique et la tradition rituelle attachée à Orphée, et tout particulièrement le végétarisme, ont été très tôt liées aux communautés des pythagoriciens, qui sont très bien attestées dans le sud de l’Italie : on parle souvent donc d’orphisme-pythagorisme pour faire référence à la dimension plus religieuse du pythagorisme, et en même temps donner une base sociale indubitable à l’orphisme. Même en excluant les légendes et l’idéalisation postérieure, la présence de l’initiation mystique est indéniable chez les Pythagoriciens. Il en va de même concernant la pratique des normes de comportement très spécifiques qui allaient souvent à l’encontre des pratiques traditionnelles des Grecs. En dehors de ces prescriptions, les Pythagoriciens suivaient certainement les préceptes traditionnels de la morale grecque : respecter les serments, honorer les parents, etc. Mais la justification de ces conseils éthiques communs, formulés déjà par les poètes archaïques, prenait chez eux un sens nouveau du fait de l’appartenance au message du fondateur charismatique et de leur insertion dans le schéma de la réincarnation. L’identité du groupe des initiés se fondait sur et se renforçait par ces pratiques, dont le fondement sur des raisons métaphysiques et morales est clair. Chez les pythagoriciens on peut donc parler sans hésitation d’une identité fondée en bonne partie sur l’éthique. Cela a permis de parler à l’époque classique d’une « vie pythagoricienne », pythagorikos bios (probable racine de l’expression orphikos bios attestée une fois seulement chez Platon), un type de vie qui définit le sujet par sa pratique, une vie qui, au-delà de sa transformation en topos littéraire déjà à l’époque classique, et en paradigme du paganisme résistant chez Jamblique, a été sans aucun doute une réalité dans les communautés pythagoriciennes d’Italie du Sud aux
14. Le seul thiase d’orphikoi probablement attesté (par des tablettes d’os) est à Olbia (Crimée) au ive siècle avant J.-C. Dans le reste du monde grec les initiateurs orphiques semblent avoir formé plutôt une profession de transmission familiale qu’une secte, selon la distinction formulée par W. Burkert, « Craft Versus Sect: The Problem of Orphics and Pythagoreans », dans B. Meyer, E. P. Sanders (dir.), Jewish and Christian Self-Definition: Volume Three - SelfDefinition in the Greco-Roman World, Philadelphie 1982, p. 1-22. A. Henrichs, « Mystika, Orphika, Dionysiaka », reprend la question. Sur la réalité sociale de l’orphisme, cf. aussi M. Herrero de Jáuregui « El orfismo, el genos y la polis », dans A. Bernabé, F. Casadesús, Orfeo y la tradición órfica, Madrid 2008, p. 1603-1622.
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Miguel Herrero de Jáuregui et ive siècle, avant J.-C. La fin des pythagoriciens a été le résultat logique de la position de la cité ancienne envers les identités para-politiques trop fortes. Ils ont été dispersés ou éliminés par des révoltes populaires, comme dans le célèbre cas de Métaponte. De même, les pythagoriciens ont été persécutés à Rome. À partir du iiie siècle avant J.-C., le pythagorisme est devenu une simple tradition littéraire. Cependant, l’histoire n’est pas encore finie : à partir du ier siècle avant J.-C. à Rome et deux siècles plus tard dans le reste de l’empire, se manifeste un néopythagorisme très populaire qui revivifie de façon enthousiaste l’ancienne tradition pythagoricienne. Rappelons seulement le fait que le néo-pythagorisme a récupéré aussi le langage mystique du pythagorisme ancien. Il s’agit toutefois d’un mouvement intellectuel où, contrairement au pythagorisme ancien, le culte semble être désormais un prétexte pour mieux exprimer le message philosophique. La vita pythagorica devient un symbole de vie philosophique (et l’attachement à Orphée était traditionnellement associé à cette vie pythagoricienne). Les éloges de Jamblique ou Porphyre, comme des néoplatoniciens plus tardifs, à propos des « mystères orphiques », ne viennent pas de leur identité comme mystai orphikoi, mais de leur position de philosophes sensibles à la qualité de l’expression des doctrines que les cultes anciens, ainsi recréés, véhiculent 15. Cette nouvelle vague d’orphisme-pythagorisme a bien sûr pu influencer un bon nombre de cultes mystiques réels qui ont repris le langage ou les préceptes de couleur orphique. L’attachement tardif, explicite ou implicite, à l’orphisme renforçait sans doute l’identité d’un culte, le présentant comme inspiré et mystique, et comme lié à la tradition ancienne hellénique (par opposition peut-être aux cultes d’origine étrangère de plus en plus populaires à l’époque impériale). On connaît bien la récupération de la religion ancienne qui se popularise en Grèce, comme réaction ethnique contre le pouvoir romain (voir Pausanias) et puis comme opposition au christianisme (Celse, Porphyre, Julien) : ce retour aux sources anciennes de la révélation religieuse revalorise les liens d’un culte avec ce qu’on percevait comme orphique. Par exemple, dans une lex sacra pour un culte dionysiaque de Smyrne les mystai ne peuvent pas prendre d’œufs à cause du mythe des Titans 16. La référence à la tradition orphicopythagoricienne est claire. Pourtant cela ne semble pas du tout informer toute ve
15. Sur l’orphisme à l’époque impériale, cf. L. Brisson, « Orphée et l’Orphisme dans l’Empire romain, de Plutarque jusqu’à Jamblique », ANRW II. 36.4, Berlin 1990, p. 2867-3931, et M. Herrero de Jáuregui, Orphism and Christianity in Late Antiquity, Berlin – New York 2010, chap. ii. Sur le néo-pythagorisme, cf. C. Macris, « Le pythagorisme érigé en “hairesis”, ou comment (re)construire une identité philosophique : remarques sur un aspect méconnu du projet pythagoricien de Jamblique », dans N. Belayche, S. C. Mimouni (dir.), Entre lignes de partage et territoires de passage. Les identités religieuses dans les mondes grec et romain : « paganismes », « judaïsmes », « christianismes », Paris – Louvain 2009, p. 139-168. 16. Inscr. Smyrn. 728 (Orph. Fragm. 582 Bernabé) = T 2.
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Prescriptions éthiques et identité religieuse dans les cultes à mystères l’inscription, mais seulement donner un vernis de couleur traditionnelle aux prescriptions de ce culte. Il n’y a rien d’éthique, et très peu d’enjeu identitaire dans ce cas. On ne peut pas écarter cependant qu’il y ait pu avoir des cultes mystiques dont les participants seraient allés plus loin dans leur récupération de la tradition orphico-pythagoricienne. Il est même possible que quelques groupes se soient définis comme « pythagoriciens » ou « orphiques » et qu’ils aient associé cette étiquette à une conduite particulière. Le cas le plus probable parmi ceux qu’on connaît est le thiasos d’Asie Mineure du iie siècle après J.-C. qui est documenté par la collection des Hymnes Orphiques 17. Les mystai prient ensemble, chaque hymne étant accompagné d’une offrande végétale. Mais les références éthiques ne vont pas au-delà des références conventionnelles à la justice cosmique : dans la collection de 87 poèmes on trouve seulement quatre hymnes généraux à Nemesis, Dikè, Dikaiosynè et Nomos. Il n’y a pas de références à la culpabilité héritée, ni à la réincarnation, ni au salut dans l’audelà. Rien ne permet donc de penser que l’éthique néopythagoricienne était un pilier de ces cultes, contrairement à ce que l’on peut penser du pythagorisme ancien, dans lequel la « vie orphique » a été l’élément identitaire principal. Moralisation de la pureté rituelle Comme on l’a dit, ce qu’un culte à mystères, orphique ou pas, demande à ses adeptes est surtout d’être pur. On trouve en Grèce partout des prescriptions de pureté qui, dans les cultes religieux, et particulièrement les cultes avec initiation mystique, marquent une séparation claire entre les initiés et les profanes. Les inscriptions connues comme leges sacrae obligent ceux qui veulent entrer dans le temenos sacré à observer ou à avoir observé des prescriptions alimentaires (comme s’abstenir de l’ail, des œufs, etc.) ou relatives à la purification rituelle (se purifier de la menstruation, de l’avortement, des aphrodisia, etc.) pour un nombre déterminé de jours. La contamination (miasma) peut se propager comme une maladie à tous les autres participants du rituel. Il est difficile de percevoir une dimension éthique dans cette conception de pureté physique liée à l’entrée dans le temenos. De ce fait, l’identité collective que les observants de ces rituels peuvent construire semble être vraiment assez faible, puisque la communauté de rite et de pureté semble exister seulement durant le temps passé dans le temenos, hors duquel les conditions de pureté cessaient d’être nécessaires. Le ritualisme extrême, cependant, n’est pas aussi commun qu’on le pensait il y a un siècle, quand la religion grecque était définie comme « basée sur le rite » par opposition aux religions modernes « fondées sur la
17. Sur les Hymnes Orphiques et le thiasos qui les utilisait, cf. A. F. Morand, Études sur les Hymnes Orphiques, Leyde – Boston 1999.
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Miguel Herrero de Jáuregui croyance ». Dès l’époque classique on a des témoignages, d’abord littéraires puis épigraphiques, de moralisation de la pureté, qui illustrent la transformation des conditions rituelles en des préceptes éthiques. La lustration rituelle supposait de plus en plus une intégrité morale, et le miasma se concevait progressivement en termes de culpabilité, comme partie d’un processus plus vaste qu’on appelait la découverte du « moi intérieur ». Il n’y a pas de condamnation de la pureté rituelle, mais plutôt sa juxtaposition avec la pureté intérieure. « Pur de mains et de cœur » et des expressions similaires parcourent un grand nombre d’inscriptions à partir de l’époque hellénistique, sous l’influence de la philosophie stoïcienne plus ou moins vulgarisée, qui semble avoir été le facteur clé de cette moralisation 18. Les tabous sexuels, par exemple, peuvent être très similaires qu’ils soient justifiés par des raisons purement rituelles ou par une conception élaborée de la chasteté. Cette moralisation peut continuer à affecter n’importe quel participant, et les inscriptions s’adressent, au moins rhétoriquement, à tous les hommes qui s’approchent du sanctuaire. Mais en même temps, quand la pureté se réfère à la vie intérieure elle concerne une période de temps plus longue que la purification tout simplement rituelle, le cas extrême étant un bios comme la vie pythagoricienne. Il est donc logique de penser que lorsque les fidèles d’un culte provenaient des mêmes cercles, la moralisation progressive des règles de pureté religieuse ait pu contribuer à créer une certaine solidarité entre eux. Est-ce que cette solidarité est arrivée à créer, en dehors du cas spécifique du pythagorisme, une identité permettant de distinguer un « nous » d’un « eux » ? Quelques témoignages montrent que cela se passait à différents niveaux. Un passage de Plutarque montre que là où la philosophie était associée au culte, la perspective éthique était inévitable et pouvait entraîner une conscience identitaire forte, construite contre les visions non philosophiques du même culte : il dit que « le vrai Isiaque n’est pas fait par les habits de lin et une tête rasée, mais par une orientation rationnelle et philosophique vers les rites pour en découvrir la vérité 19 ». Cette perception de la rationalité philosophique comme la condition fondamentale de l’identité mystique est un cas unique et il est symptomatique que cela vienne d’un philosophe comme Plutarque. Comme l’affirme Walter Burkert, le modèle est celui de l’appartenance à une école philosophique (par exemple « le vrai cynique »). Il est
18. Quelques témoignages représentatifs sont réunis en T3. À l’époque classique : Aristophane, Ran. 495s ; Euripide, Hipp. 317. L’épigramme du temple d’Asclépios en Épidaure (Clément d’Alexandrie, Strom. 5.1.13.3) est au moins du début de l’époque hellénistique ; cf. LSCG Sokolowski 108. Cf. R. Parker, Miasma: Pollution and Purification in Early Greek Religion, Oxford 1983 ; A. Chaniotis, « Reinheit des Körpers – Reinheit des Sinnes in den griechischen Kultgesetzen », dans J. Assmann, Th. Sundermeier (dir.), Schuld, Gewissen und Person (Studien zum Verstehen fremder Religionen 9), Gütersloh 1997, p. 142-179. 19. Plutarque, De Is. et Osir. 352 B = T 4.
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Prescriptions éthiques et identité religieuse dans les cultes à mystères donc très probable que la perspective radicale de Plutarque soit assez rare 20. Toutefois la position minoritaire moralisante pouvait avoir des adeptes parmi les élites. Si la concurrence entre visions différentes du même culte pouvait renforcer une vision éthique de ce culte, la concurrence entre cultes pouvait aussi souligner un aspect éthique. Apulée, avant de faire l’apologie des mystères isiaques en soulignant son caractère éthique, comme on le verra plus tard, critique les metragyrtai (prêtres mendiants de la Grande Mère) dans les Métamorphoses comme une bande de malfaiteurs. Diodore rapporte : « On dit que ceux qui participent aux mystères de Samothrace sont plus pieux, plus justes et mieux en tout par rapport à ce qu’ils étaient (avant l’initiation) 21 ». Tout son passage sur les mystères de Samothrace semble une pure propagande du culte (d’où aussi la mention d’Orphée et des autres héros comme initiés), mais pour fonctionner elle doit refléter des thèmes plausibles. De plus, la propagande peut avoir eu des effets réels sur la conscience et la conduite de quelques initiés qui se croyaient obligés d’être plus justes qu’avant. Plus encore que la concurrence entre les différents cultes à mystères, la concurrence avec le christianisme, une religion qui soulignait fortement sa dimension éthique, a sans doute renforcé la propagande moralisante des cultes mystiques païens à partir du iie siècle après J.-C. La polémique d’Origène contre l’œuvre de Celse montre que l’éthique pouvait être mise en avant dans un but apologétique, comme une différence fondamentale permettant de distinguer « nos rites » de « leurs rites », des deux côtés. Celse compare les initiations païennes à la caricature des chrétiens appelant à la conversion 22. Les païens disent, selon lui : « Quiconque a les mains pures et la langue avisée », et d’autres encore « quiconque est pur de toute souillure, dont l’âme n’a conscience d’aucun mal, et qui a bien et justement vécu ». Voilà ce que proclament ceux qui promettent la purification des péchés. Écoutons maintenant quels hommes appellent les chrétiens : « quiconque est pécheur, faible d’esprit, en bref quiconque est malheureux, le Royaume de Dieu le recevra ».
20. W. Burkert, Les cultes à mystères, p. 54. En fait, une inscription (SEG 28, 1585) où l’on trouve le mot « Isiakos » met l’accent non sur le comportement éthique, mais sur la pratique correcte des rites. 21. Apulée, Met. 8.25-31. Pour d’autres textes d’Apulée en faveur du culte d’Isis, cf. T 9. Diodore de Sicile, 5.49.6 = T 5. 22. Origène CC. 3.59-60 = T 6. M. Dickie « Priestly Proclamations and Sacred Laws », CQ 54 (2004), p. 579-591, montre avec des parallèles que ce type de proclamation des initiations païennes dérive des anciennes proclamations des sanctuaires qui parlaient de la pureté des mains et de l’esprit.
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Miguel Herrero de Jáuregui Origène répond : Dans le contraste qu’il établit entre l’initiation des Grecs et celle que donnent les maîtres de la doctrine de Jésus, Celse n’a pas vu la différence entre l’appel des méchants à la guérison de leurs âmes et l’appel des hommes déjà très purs à de plus profonds mystères.
La position polémique de Celse peut évidemment déformer ces proclamations en exagérant l’élément moral. Mais il semble probable que l’opposition au christianisme ait accéléré l’influence de la philosophie sur les cultes et donné plus de poids à la dimension éthique. Le besoin de contredire l’adversaire portait naturellement à imiter l’autodéfinition éthique des communautés chrétiennes. On peut se demander, cependant, si cette perspective moralisante appartenait vraiment aux participants des cultes ou si elle demeurait une vision externe, polémique et philosophisante, comme dans la définition de Plutarque des vrais adeptes du culte d’Isis. Il me semble probable que dans quelques cas au moins, cette perspective ait été partagée par les participants du culte. Par exemple, le témoignage apologétique de Justin contre les prêtres du culte de Mithra coïncide avec celui, interne, de Porphyre, dans un contexte non polémique : les deux confirment que la justice était conçue aussi comme une valeur caractéristique des adeptes du culte de Mithra 23. Si l’on fait confiance à Porphyre, qui est assez détaillé dans ses descriptions des mystères, on peut penser que le mithraïsme distinguait même entre divers types de maux moraux et rituels, puisque la liste des maux dont les adeptes se purifient, douleur, mal, souillure, et péché (λυπηρός, βλαπτικός, μυσαρός, ἁμαρτωλός) est assez spécifique pour indiquer une réflexion à propos de la pureté morale dans des cercles mithraïques. Quoi qu’il en soit, l’identité qui ressort de ces textes est assez générale, puisqu’ils ne font aucune référence à un groupe concret et localisé d’initiés, et se réfèrent à eux en termes abstraits. Lorsqu’un culte célèbre attirait des adeptes venant de tout le monde hellénisé, comme à Éleusis, le sens d’appartenance à une communauté s’est probablement dissout dans des oppositions plus vastes entre « ceux qui vivent justement » et les injustes. Les mystères locaux et privés permettent par contre d’atteindre un effet identitaire plus concret des préceptes éthiques. Le témoignage le plus célèbre d’un culte à mystère où les préceptes d’ordres rituel et éthique marquent une frontière radicale entre les participants et les autres est une inscription du iie-ier siècle avant J.-C. à Philadelphie en Lydie, qui réglemente une association religieuse privée en l’honneur de plusieurs dieux, dont la déesse principale est Agdistis, un équivalent lydien de
23. Justin, Dial. 70.1, Porphyre, De antro nymph. 15. (= T 7).
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Prescriptions éthiques et identité religieuse dans les cultes à mystères la Magna Mater ou Cybèle 24. Les initiés doivent jurer qu’ils maintiendront une conduite pure, sous peine de terribles sanctions divines. La pureté est déjà très moralisée, puisque l’on ne condamne pas seulement certaines actions, mais aussi toute forme de collaboration avec ceux qui les accomplissent, ainsi que le fait de les connaître sans les dénoncer. Les formes de culpabilité interne sont extrêmement détaillées. On trouve donc ici une véritable éthique, qui a une base complètement religieuse et non philosophique, puisque la raison de la prohibition est d’éviter la punition de la divinité. En outre, une femme pécheresse est un agent de contamination générale. Il ne fait aucun doute que l’établissement de règles de comportement détaillées pour les initiés permettait de créer une identité commune. En fait, le serment et sa réitération chaque mois par l’action publique de toucher la pierre manifeste une volonté de persévérer dans la pureté à vie. Le groupe contrôle et juge donc la conduite des membres. L’identité est transversale, parce que l’appartenance au groupe est le seul lien entre les membres, dont la diversité (hommes, femmes, esclaves, libres) est soulignée avec insistance. Une des raisons de l’accent mis sur les interdictions d’ordre sexuel est probablement d’éviter que ce nouveau groupe entre en collision avec la stabilité familiale des membres. Cette inscription témoigne donc du fait que la moralisation des préceptes rituels peut renforcer une identité commune. Mais ce cas isolé ne se prête pas à la généralisation. On considère plutôt cette inscription comme une exception en Grèce du fait de sa charge morale forte et radicale. Elle a été mise en rapport avec les fréquents rituels de confession attestés en Asie Mineure par certaines inscriptions (Beichtinschriften), et avec les communautés chrétiennes dont on a connaissance à partir du iie siècle après. Il est probable, en fait, que le culte lydien de Mètèr, sous le nom d’Agdistis, soit à l’origine de cette stricte moralisation du culte. Comme on va le voir, l’ascétisme sexuel est un trait discriminant du culte de Cybèle.
24. LSAM 20 Sokolowski (= Τ 8). Sur cette inscription, cf. J. Alvar, Romanising Oriental Gods, p. 146-147 ; le commentaire de S. C. Barton, G. H. R. Horsley, « A Hellenistic Cult Group and the New Testament Churches », JAC 24 (1981), p. 7-41, et les précisions de S. K. Stowers, « A Cult from Philadelphia: Oikos Religion or Cultic Association? », dans A. J. Malherbe, F. W. Norris, J. W. Thompson (dir.), The Early Church in Its Context: Essays in Honor of Everett Ferguson, Leyde – Boston 1998, p. 287-301. L’hypothèse de ce-dernier d’un culte exclusivement familial n’est pas convaicante, à mon avis, puisque le texte met l’accent sur la diversité des intégrants. Évidemment beaucoup d’entre eux pouvaient appartenir à la famille de Dionysios, mais la rhétorique du texte est généralisante.
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Miguel Herrero de Jáuregui L’éthique différenciée dans les cultes hiérarchisés Dans les références littéraires à l’éthique des mystères que l’on a rencontrées (Plutarque, Diodore), on ne trouve pas de règles particulières. Cela signifie que la dimension éthique partagée par la majorité des cultes, là où elle s’exprimait, se limitait à renforcer la morale traditionnelle, avec des expressions généralisantes plus ou moins emphatiques comme « piété », « justice » ou « pureté ». Mais dans d’autres cas, comme on vient de le voir pour le culte philadelphien d’Agdistis, on trouve des traces d’une éthique particulière du culte. Dans le cas des cultes hiérarchisés, où il y avait des degrés d’initiation, on peut penser qu’il existait des préceptes spécifiques pour les degrés supérieurs allant au-delà de la simple justice et de la pureté demandées dans l’initiation simple. Par exemple, le culte bachique de Smyrne mentionné précédemment (T 2) offrait des degrés d’initiation qui se reflétaient dans des tabous alimentaires différents selon le type de participation. Ce culte ne laissait entrevoir aucune dimension morale, mais on a vu que ce ritualisme pur ne concernait pas la majorité des cultes. En effet, les témoignages des cultes plus complexes, ceux d’Isis, Cybèle et Mithra, reflètent des distinctions internes dans les différentes obligations éthiques des initiés. Ce type de hiérarchisation non seulement crée des identités horizontales entre les membres du même degré, mais aussi renforce l’identité verticale des adeptes du culte, qui se voient inscrits dans une chaîne, peut être avec des possibilités de progrès. L’image de la famille qu’on utilise souvent pour décrire l’identité du groupe religieux englobe les deux dimensions, horizontale entre « frères » et verticale avec la hiérarchie : ainsi le Lucius des Métamorphoses d’Apulée appelle le grand prêtre qui l’initie dans les mystères d’Isis « mon père 25 ». Ce n’est peut-être pas un hasard si ces cultes sont précisément ceux qui – comme le christianisme – étaient perçus comme étrangers dans le monde grec, même s’ils étaient cultivés surtout par les aristocraties grecque et romaine locales. Il faut tenir compte du fait que la participation à ces mystères liait l’initié à un culte d’origine explicitement non grec, et avait donc un effet identitaire clair, exactement le contraire de la relation avec la tradition grecque néo-pythagoricienne dont on parlait avant. Quand on était initié à un culte oriental ou égyptien on ne prenait pas l’identité « nationale » à l’origine de ce culte, on devait lui substituer une nouvelle conception de l’ethnicité religieuse. Comme le dit Lucius, le nouvel initié d’Isis, « j’étais étranger dans le temple, indigène dans le culte 26 ». Comme dans le cas du culte de Philadelphie, la dissolution des différences ethniques et de classe (libre / esclave) était compensée par la fixation de nouvelles distinctions entre
25. Apulée Met. 11.25 : « meum iam parentem ». Les textes plus significatifs d’Apulée sont réunis en T 9. 26. Apulée Met. 11.26 : « fani quidem aduena, religionis autem indigena ».
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Prescriptions éthiques et identité religieuse dans les cultes à mystères initiés et non initiés, et par des différenciations internes entre les initiés. Dans un culte petit et local comme celui d’Agdistis, cette barrière était suffisante. Dans un culte plus organisé, dans un grand sanctuaire, ou dans un ensemble plus vaste comme l’Empire, la hiérarchisation était la solution probablement la plus adéquate pour distinguer les initiés. La dimension éthique de cette super-initiation reflétait la spécificité du culte. Ainsi, dans les cultes de Cybèle / Mètèr et d’Isis, la pureté sexuelle était le trait le plus reconnaissable des initiés. Les mythes sur ces déesses, chacun à leur manière, soulignent cette dimension, ainsi que le comportement exigé des prêtres : la renonciation sexuelle semble supérieure même à la vie conjugale, tant dans le mythe que dans la pratique sociale du culte de Cybèle, dont les prêtres étaient les célèbres galloi castrés : quoique l’on pense de la racine profonde, mythique, rituelle ou psychologique, de cette castration, c’est indubitable qu’elle contient un message éthique clair de renonciation. Dans ce cas le contraste avec la pureté morale « normale » des citoyens de l’empire a dû être un facteur de différentiation des isiakoi et des metragyrtai. Le récit de la conversion finale de Lucius dans les Métamorphoses d’Apulée montre les conditions éthiques de sa nouvelle vie : « obéissance scrupuleuse, service pieux, pureté persévérante ». Cette obéissance exigera surtout des renoncements alimentaires et sexuels et, quand il le faut, la pauvreté totale. Sa vie et sa conduite changent vraiment, à l’extérieur comme à l’intérieur, et même s’il présente son expérience individuelle, il s’insère dans un modèle collectif. D’une façon moins formalisée que les moines chrétiens, il présente une éthique cultuelle comparable aux trois vœux monastiques (pauvreté, obéissance, chasteté) ; ces vœux garantissent la cohésion interne des prêtres isiaques et impliquent une morale interne, avec des normes particulières créant une loyauté spéciale entre eux, dans la mesure où elles sont différenciées des prescriptions plus générales pour le commun des adorateurs 27. S’agissant des mystères de Mithra, probablement ceux qui, malgré l’absence d’un nom collectif (mithriakoi, etc. sont des néologismes) avaient une identité de groupe plus ferme, perceptible dans la continuité des témoins archéologiques, on pourrait voir aussi un élément de chasteté dans l’exclusivité de genre, seuls les hommes pouvant être des initiés au culte de Mithra. Mais les spécialistes s’accordent à souligner que la spécificité morale du culte réside dans d’autres aspects, en relation avec l’obéissance hiérarchique à laquelle se référait aussi Apulée pour les mystères d’Isis. La discipline, la subordination à l’autorité, la souffrance impassible, et des vertus d’ordre militaire, que les sources littéraires, les quelques inscriptions et surtout, les fresques des mithrea laissent entrapercevoir, concordent avec le caractère
27. Apulée Met. 11.19, 28 pour la pauvreté et 11.30 pour l’élitisme : « ne sacris suis gregi cetero permixtus deservirem ».
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Miguel Herrero de Jáuregui fortement hiérarchisé du culte et sa popularité dans les légions romaines 28. Aux premiers niveaux de l’initiation, les références à la justice et la pureté sont, paradoxalement, plus explicites que pour les niveaux supérieurs, pour lesquels cette morale basique était certainement considérée comme allant de soi. Mais la vertu la plus explicitement soulignée dans les fresques est la capacité de résistance à la douleur et la soumission à ses supérieurs. La pratique de ces vertus n’a pas seulement dû renforcer les liens des initiés entre eux, mais aussi la conscience d’une différence avec les autres et peut-être la concurrence avec les autres cultes. Richard Gordon a ainsi récemment émis la séduisante hypothèse que la réflexion sur ces vertus militaires, dont témoigne la complexité des rituels, peut dériver en partie de la concurrence avec la patientia chrétienne que les apologistes louent en la comparant, précisément, avec les cultes païens 29. Conclusions Quels résultats peut-on tirer, au moins provisoirement, de cet examen ? Ces conclusions, bien sûr, sont applicables seulement comme tendances générales, laissant un grand espace à la possibilité des exceptions. Parlons d’abord de l’identité, puis de l’éthique. Comme on l’a vu, la construction d’une identité séparée n’est pas un processus obligatoire, ni même fréquent, dans les cultes à mystère, et encore moins à travers l’éthique. Dans la plupart des mystères, la construction de l’identité du groupe et le comportement vis-à-vis d’autrui ne semblent pas aussi importants que l’identité individuelle du mystès en relation directe avec la divinité. Dans d’autres cas, on forme un groupe d’initiés qui se contente de se rattacher à la tradition grecque ancienne ou à des divinités étrangères sans tirer de cet attachement des conséquences pratiques. Dans une minorité de cas, cependant, l’identité de groupe des initiés entre en conflit avec des identités ethniques et familières préexistantes. On trouve une telle opposition des identités seulement chez les pythagoriciens pour l’époque classique, et aussi à l’époque impériale dans des cultes orientaux qui mettent l’accent sur leur caractère trans-ethnique (par exemple celui d’Agdistis à Philadelphie). Le facteur le plus fort de création d’identités de groupe distinctes semble être la concurrence religieuse, soit avec d’autres cultes païens, soit avec le christianisme à partir du iie siècle.
28. Cf. R. Turcan, Mithra et le mithriacisme, Paris 2000, p. 113 ; J. Alvar, Romanising Oriental Gods, p. 199 ; R. Gordon, « The Mithraic Body », dans G. Casadio, P. A. Johnston, Mystic Cults in Magna Graecia, Austin 2009, p. 290-313. 29. R. Gordon, « The Mithraic Body », p. 309-310.
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Prescriptions éthiques et identité religieuse dans les cultes à mystères Quel rôle joue alors la dimension éthique dans le peu de cas où l’on peut documenter qu’elle participe à la construction d’une identité ? En général, l’éthique dans les mystères semble être fondamentalement la même que la morale commune grecque. Pour jouer un rôle identitaire et définir un groupe d’initiés distincts du monde des profanes, ou bien un échelon supérieur d’initiation opposé à un degré inférieur, les règles éthiques doivent forcément être spécifiques, c’est-à-dire prescrire des conduites qui débordent le cadre de la morale grecque normale, y compris l’éthique philosophique vulgarisée : c’était le cas pour le végétarisme orphico-pythagoricien à l’époque classique, pour l’abstinence sexuelle des initiés au culte lydien d’Agdistis et des degrés supérieurs des mystères d’Isis et Cybèle. Enfin, cela semble avoir été le cas aussi pour les vertus de résistance et d’obéissance des initiés de Mithra.
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Miguel Herrero de Jáuregui Appendice des témoignages cités les plus importants
T 1 Platon, Lois 782c On nous dit qu’ailleurs il fut un temps où nous n’osions même pas manger de bœuf, où l’on n’offrait pas aux dieux de sacrifices d’êtres vivants, mais des gâteaux ou des fruits trempés dans le miel et d’autres sacrifices purs comme ceux-là, où l’on s’abstenait de viande, dans l’idée qu’il était impie d’en manger ou de souiller de sang les autels des dieux : les vies dites « orphiques » étaient celles des hommes d’alors, qui se reportaient sur tout ce qui n’a pas de vie et s’abstenaient, au contraire, de tout ce qui a vie. Euripide, Crétois, (fr. 2 de F. Jouan et H. Van Looy) Je mène une vie pure du moment où / je suis devenu un initié du Zeus de l’Ida et bouvier de Zagrée nocturne / après avoir célébré des festins de chair crue / soutenant les torches de la Mère montagnarde / avec les Kourètes / j’ai été consacré et j’ai reçu le nom de bacchos / je porte des vêtements tous blancs et je fuis / la génération des mortels / je me tiens loin des urnes funéraires / et je me garde de manger des choses vivantes. T 2 Inscription Smyrne 728 (Orphicorum Fragmenta 582 Bernabé), iie siècle apr. J.-C. Tous ceux qui entrez dans le temenos et les temples de Bromios gardez 40 jours depuis l’exposition d’un petit enfant, pour ne pas souffrir la colère divine ; par l’avortement d’une femme, les mêmes jours, et si la mort et le destin occultent quelqu’un des familiers, il faut être loin du propylée la troisième partie d’un mois et s’il y a quelque souillure des autres maisons, il faut attendre trois jours depuis la mort du défunt et que ceux qui portent des manteaux noirs n’aillent pas aux autels du Seigneur que personne ne pose ses mains sur des victimes non sacrifiables que personne ne porte des œufs comme repas dans les fêtes bachiques que personne ne mange le cœur aux autels sacrosaints […] et il faut se tenir loin de la menthe, détruite par Déméter, l’abominable racine des fèves, de la semence… des Titans, prévenir les initiés [qu’ils ne doivent pas manger] et il n’est pas permis de faire du bruit avec les rames dans les jours où les initiés sacrifient… 32
Prescriptions éthiques et identité religieuse dans les cultes à mystères T 3 Asclepeion en Epidauros (Porphyre, Abst. 2.19.5 ; Clément d’Alexandrie, Strom. 5.1.13.3) Il faut être pur pour entrer dans le temple au doux parfum et la pureté ce sont des pensées saintes. Inscription de Lindos, Rhodes iie siècle apr. J.-C. : Sokolowski LSCG 108 S’abstenir des plaisirs sexuels / des fèves / du cœur / il faut être saint quand on entre dans le temple / pas pur avec de l’eau, mais en pensée. T 4 Plutarque De Iside et Osiride 352 B En effet, si le port de la barbe et le vieux manteau ne font pas le philosophe, le vêtement de lin et un corps entièrement rasé ne font pas non plus l’Isiaque. Le véritable Isiaque est celui qui, ayant reçu selon la tradition ce que l’on montre et accomplit dans le culte de ces divinités, cherche, en faisant appel à la raison et à la philosophie, à dégager la Vérité dont ce rituel est porteur. T 5 Diodore de Sicilie, 5.49.6 Les détails de l’initiation sont gardés parmi les choses secrètes qui se transmettent seulement aux initiés ; mais la réputation est très répandue de l’apparition surprenante des dieux aux initiés qui les appellent quand ils sont en péril : on dit que ceux qui participent aux mystères de Samothrace sont plus pieux, plus justes et mieux en tout de ce qu’ils étaient. C’est la raison, on dit, pour laquelle les héros et demi-dieux anciens plus réputés voulaient participer à l’initiation. Et en fait Jason et les Dioscures et Héraclès et Orphée, après avoir être initiés, ont eu le succès dans toutes les batailles, à cause de l’épiphanie des dieux. T 6 Origène, Contre Celse 3.59-60 Celse dit « ceux qui appellent aux autres initiations proclament : « quiconque a les mains pures et la langue avisée », et d’autres encore « quiconque est pur de toute souillure, dont l’âme n’a conscience d’aucun mal, et qui a bien et justement vécu ». Voilà ce que proclament ceux qui promettent la purification des péchés. Écoutons maintenant quels hommes appellent les chrétiens : « quiconque est pécheur, faible d’esprit, et bref quiconque est malheureux, le Royaume de Dieu le recevra… »
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Miguel Herrero de Jáuregui Dans le contraste qu’il établit entre l’initiation des Grecs et celle que donnent les maîtres de la doctrine de Jésus, Celse n’a pas vu la différence entre l’appel des méchants à la guérison de leurs âmes et l’appel des hommes déjà très purs à de plus profonds mystères. T 7 Justin, Dialogue avec Tryphon 70.1 Et également, les démons n’ont-ils pas essayé d’imiter les paroles d’Isaïe ? Car ils ont enseigné les prêtres de Mithra à dire à leurs initiés des paroles qui exhortent à pratiquer la justice (δικαιοπραξίας λόγους). Porphyre, De antro nympharum 15 Quand on fait l’initiation des Lions et que l’on met du miel pour se laver les mains au lieu de l’eau, on les exhorte à maintenir les mains pures de toute douleur, mal et souillure (ἀπὸ παντὸς λυπηροῦ καὶ βλαπτικοῦ καὶ μυσαροῦ), et comme le feu est cathartique pour l’initié, on purifie l’initié avec un liquide similaire, et on refuse l’eau comme ennemie du feu : et on purifie la langue avec du miel de tout péché (ἁμαρτωλοῦ). T 8 Inscription de Philadelphie (Lydie), iie siècle av. J.-C. (LSAM 20 Sokolowski) Bonne fortune. Pour la santé et le salut commun et pour la meilleure réputation on a publié les prescriptions qu’on a données à Dionysios comme rêves, pour qu’il reçoive chez lui des hommes et des femmes, libres et esclaves. Car chez lui on a fondé des autels pour Zeus Eumenès, pour Hestia qui est assise à son côté, et pour les autres dieux sauveurs, Eudaimonia, Pluton, Aretè, Hygieia, Tychè Agathè, Agathos Daimôn, Mnèmè, les Grâces, et Nikè. Zeus a donné à Dionysios les prescriptions pour accomplir les purifications et les lustrations et les mystères selon les lois ancestrales et ce que l’on écrit maintenant : Quand les hommes et les femmes, les libres et les esclaves, viennent dans cette maison, ils doivent jurer par tous les dieux qu’ils ne connaissent pas des machinations contre homme ou femme, qu’ils ne connaissent pas ni n’appliquent des poisons contre les hommes, sortilèges méchants, filtres d’amour, abortifs, contraceptifs, et d’autres instruments qui tuent les enfants ; qu’ils ne les appliquent pas ni ne les conseillent aux autres, ni ne sont des collaborateurs. Ils doivent faire tout, pour être bienveillants envers cette maison. Et quand une autre personne fait quelques-unes de ces choses, ou tient des propos méchants, alors on ne peut pas laisser passer ni se taire, mais on doit le rendre public et se défendre.
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Prescriptions éthiques et identité religieuse dans les cultes à mystères Aucun homme ne peut, sauf avec sa propre femme, avoir des rapports sexuels avec une autre femme qui a un mari, ni libre ni esclave ; ni avec un enfant ni avec une vierge. Et il ne peut conseiller à personne de le faire. Et s’il sait que quelqu’un d’autre le fait, il doit dénoncer l’homme et la femme, et il ne peut pas se taire ou l’occulter. L’homme et la femme, qui commettent l’une de ces choses, ne peuvent pas entrer dans cette maison : car dans cette maison des grands dieux ont leur place, qui surveillent ces choses : et qui viole ces prescriptions n’est pas toléré. La femme libre doit être pure et ne peut pas connaître le lit ou la compagnie d’un autre homme différent du sien. Mais si elle le fait, alors cette femme n’est pas pure, mais souillée et pleine de contamination endémique et elle est indigne d’honorer ce dieu, pour qui ce sanctuaire a été fondé. Et elle ne peut pas participer au sacrifice ni empêcher les purifications ni les lustrations (par sa présence) ni contempler la représentation des mystères. Mais si elle fait quelques-unes de ces choses, après avoir révélé ces préceptes, les dieux la punissent avec des punitions terribles, parce qu’elle n’obéit pas à ces prescriptions. Car le dieu ne veut pas que ces choses se passent, mais désire qu’on suive ses commandements. Les dieux sont miséricordieux avec ceux qui les suivent, et ils leur donnent toujours toutes les bénédictions que les dieux donnent à ceux qu’ils aiment. Mais si quelqu’un viole ces préceptes, ils le haïssent et ils le condamnent avec de grandes condamnations. Ces préceptes sont établis à coté Agdistis, la très sainte gardienne et protectrice de cette maison, qui veut donner la bonne pensée aux hommes et femmes, esclaves et libres, pour qu’ils suivent les choses écrites. Et pendant le sacrifice, celui qui est mensuel et celui qui est annuel, tous les hommes et les femmes qui ont confiance en eux-mêmes, devraient toucher ce monument-ci où les prescriptions du dieu sont écrites, pour que soit rendu public qui le suit et qui ne le suit pas. Zeus Sauveur, accepte l’action de toucher de Dionysios avec miséricorde et bienveillance… T 9 Apulée, Métamorphoses XI 11.6 : Et si, par une obéissance scrupuleuse, une pieuse attention à mon service, une pureté persévérante, tu te rends digne de ma protection divine, tu sauras que seule j’ai pouvoir de prolonger aussi ta vie au-delà des limites fixées par ton destin. 11.19 : J’avais eu soin de m’informer des difficultés de ce saint ministère, de la rigueur de ses chastes abstinences, du rempart des précautions dont on doit entourer une vie exposée à bien des accidents, et à réfléchir sans cesse là-dessus. 11.25 : J’embrassai ensuite le grand prêtre Mithra, mon père désormais et, suspendu à son cou en le couvrant de baisers, je le priais de m’excuser de ne pouvoir pas dignement m’acquitter envers lui de tant de bienfaits. 35
Miguel Herrero de Jáuregui 11.126 : J’étais son adorateur (d’Isis) fidèle, nouveau venu dans sa maison, mais chez moi dans sa religion. 11.28 : Quoi ! M’avait dit le dieu, si tu avais dessein de t’offrir quelque plaisir, tu ne regarderais pas à la vente de tes hardes, et quand il s’agit pour toi d’un acte si solennel, tu hésites à t’exposer à une pauvreté que tu n’auras pas à regretter ? 11.30 : Enfin, ne voulant plus me voir mêlé au commun dans l’exercice de son culte (ne sacris suis gregi cetero permixtus deseruirem), il me fit entrer dans le collège de ses pastophores, et m’éleva même au rang de décurion quinquennal.
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« NE RAILLEZ PAS NOS FEMMES PHILOSOPHES » La description des comportements féminins et sa fonction identitaire dans le Discours aux Grecs de Tatien
Gabriella Aragione Université de Strasbourg 1
1) Le modèle éthique féminin comme valeur identitaire dans le christianisme des origines Dans sa récente monographie, intitulée Psychologie des premiers chrétiens 2, Gerd Theissen observe que, même si dans les sources chrétiennes plus anciennes nous ne trouvons pas une véritable réflexion éthique organisée en système, les « représentations de la vie bonne (ce qu’on appelle des valeurs) et des normes de comportement en vue de la réalisation de cette vie 3 » sont toutefois nombreuses. Formulées principalement sous forme de maximes ou d’exhortations, ces prescriptions concernent la manière de vivre du chrétien dans son intégralité ; une attention particulière, souligne Theissen, est portée aux comportements dits « élémentaires » ou « naturels », à savoir ceux qui appartiennent au domaine de l’instinct, notamment le manger, le boire, la sexualité et l’agressivité. Depuis les premières missions, observe-t-il, le contrôle de ces pulsions est présenté comme une marque distinctive vis-à-vis des païens 4.
1. 2. 3. 4.
Faculté de théologie protestante, Strasbourg, France. G. Theissen, Psychologie des premiers chrétiens. Héritages et ruptures, Genève 2011, p. 443-546 (« Ethos et praxis. Les dimensions pratiques du christianisme primitif »). Ibid., p. 443. Ibid., p. 481 : « Il [le christianisme primitif] se comprenait comme un mouvement contreculturel vis-à-vis du paganisme et voulait s’en distinguer, en particulier par son comportement en matière sexuelle » : cf., par exemple, 1 Th 4,3-5 ; 1 Co 5,9-11 ; 6,9-10 ; Ga 5,19-21.
Gabriella Aragione Loin d’être une nouveauté chrétienne, cette éthique de la maîtrise de soi devient pourtant un référent identitaire fort 5 : au cours du iie siècle, nombre d’auteurs chrétiens se servent des notions d’ἔγκρατεια et de σωφροσύνη pour opposer, de manière programmatique, le style de vie chrétien à la conduite païenne 6. L’exercice de la « tempérance », grâce auquel on apprend à résister et à lutter contre les désirs et les plaisirs 7, en vue d’un bien plus important, contribue à la définition du christianisme comme vraie philosophie 8 et à la présentation des chrétiens comme peuple 9 philosophe. Comme le souligne Peter Brown, dans le monde gréco-romain, cet idéal de l’autocontrôle ne concerne en réalité que les classes supérieures et distingue les « hommes bien nés de leurs inférieurs 10 », censés être incapables de réfréner leurs instincts. C’est donc en connaissance de cause que les écrivains chrétiens affirment avec orgueil, qu’auprès d’eux, toute barrière sociale est dépassée et que les portes de leurs « écoles » sont ouvertes aux femmes, aux jeunes gens et aux esclaves. À la différence des Grecs, chez qui la philosophie n’est pas faite pour tout un chacun, mais réservée aux hommes adultes, libres et riches 11. Sur ce thème, je renvoie à l’ouvrage, désormais classique, de P. Brown, Le renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, tr. fr. P.-E. Dauzat, Ch. Jacob, Paris 1995 [éd. orig. : Body and Society: Men, Women and Sexual Renunciation in Early Christianity, Londres 1988]. 6. Sur le mot enkrateia, voir en premier lieu, W. Grundmann, « Enkrateia », dans TDNT, vol. II, Grand Rapids, Michigan 1968, p. 339-342. Sur l’existence de différentes conceptions d’enkrateia dans le christianisme des origines, cf. G. Sfameni Gasparro, Enkrateia e antropologia. Le motivazioni protologiche della continenza e della verginità nel cristianesimo dei primi secoli e nello gnosticismo, Rome 1984 : l’historienne distingue une enkrateia mitigée, propre à la « grande Église », et une enkrateia radicale, pratiquée dans des courants « hétérodoxes ». Sur le mot sôphrosynè, cf. H. North, Sophrosyne: Self-Knowledge and SelfRestraint in Greek Literature, New York 1966. 7. M. Foucault, Histoire de la sexualité, vol. 2, L’usage des plaisirs, Paris, 1984, p. 85-105. 8. Sur cette désignation, cf. E. A. Judge, « The Early Christians as a Scholastic Community », Journal of Religious History 1 (1960), p. 4-15 et 2 (1961), p. 125-137 (republié dans The First Christians in the Roman World [WUNT 229], Tübingen 2008, p. 526-552) ; R. L. Wilken, « Collegia, Philosophical Schools, and Theology », dans S. Benko, J. J. O’Rourke (dir.), The Catacombs and the Colosseum. The Roman Empire as the Setting of Primitive Christianity, Valley Forge 1971, p. 268-291 ; Id., The Christians as the Roman Saw Them, New Haven, Londres 1984. 9. Ces dernières années, nombre de savants ont étudié la définition des chrétiens comme peuple ; ils se sont en particulier interrogés sur la caractérisation ethnique du mouvement : W. Stegemann, « The Emergence of God’s New People: The Beginnings of Christianity Reconsidered », dans M. Pesce (dir.), How Christianity was Born, Louvain 2004, p. 76-92 ; D. Kimber Buell, Why This New Race. Ethnic Reasoning in Early Christianity, New York 2005 ; Ead., « Constructing Early Christian Identities Using Ethnic Reasoning », Annali di storia dell’esegesi 24/1 (2007), p. 87-101. 10. P. Brown, Le renoncement à la chair, p. 47. Sur la sôphrosynè comme vertu des gouvernants, cf. C. Spicq, Lexique théologique du Nouveau Testament. Réédition en un volume des Notes de lexicographie néo-testamentaire, Fribourg 1991, p. 1498. 11. Cf. Justin, 1 Apologie 60,11 ; 2 Apologie 10,8 ; Athénagore, Supplique 11,4 ; Tatien, Aux Grecs 32,2 (pour cet ouvrage, je suis la numérotation des chapitres suivant l’édition de 5.
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« Ne raillez pas nos femmes philosophes » Ce trait distinctif du christianisme des origines, notamment l’importante présence féminine 12, n’échappe pas aux yeux attentifs, et moqueurs, des intellectuels païens. Dans La mort de Pérégrinus, Lucien de Samosate décrit de manière narquoise des vieilles veuves qui, dès l’aube, attendent devant la prison où est gardé le fourbe Pérégrinus, pour y déployer leurs activités caritatives 13. Celse ironise sur les témoins de la résurrection, une femme exaltée et des gens de la même confrérie 14. Cécilius, l’un des personnages de l’Octavius de Minucius Felix, présente les chrétiens comme une corporation secrète, fréquentée par des rustres et des femmes crédules, « que la faiblesse de leur sexe incline aux défaillances 15 ». Porphyre compatit sarcastiquement avec les « riches femmelettes », qui se laissent dépouiller de leurs biens sous prétexte de religion 16. Si l’on pense à la satire de Juvénal sur les sectatrices des cultes à mystères 17 ou à la vieille superstitieuse de Cicéron 18, on en déduit facilement que ces représentations ne font que reproduire l’image stéréotypée des femmes qui, du fait de leur affinité avec les marges, sont naturellement proches des « déviations religieuses 19 ». Il s’agit donc, d’un des procédés de dénigrement mis en place par des écrivains païens, dans le but de priver le christianisme de son fondement rationnel 20. C’est la raison pour laquelle les auteurs chrétiens sensibles au regard de « ceux de l’extérieur » ne négligent pas, fût-ce par une rapide allusion, de réagir à de tels tableaux. Mais leurs répliques n’ont pas simplement une fonction apologétique : pour les écrivains qui présentent les
J. Trelenberg, dans Tatianos, Oratio ad Graecos. Rede an die Griechen, herausgegeben und neu übersetzt [Beiträge zur historischen Theologie 165], Tübingen 2012. 12. Il va de soi qu’il s’agit d’un phénomène distinctif, mais pas exclusif, du christianisme des origines. Cf., par exemple, le rôle des femmes dans le judaïsme d’époque romaine : B. J. Brooten, Women Leaders in the Ancient Synagogue. Inscriptional Evidence and Background Issues, Chico 1982. Cf. aussi K. E. Corley, « Feminist Myths of Christian Origins », dans E. A. Castelli, H. Taussig (dir.), Reimagining Christian Origins: A Colloquium Honoring Burton L. Mack, Valley Forge 1996, 51-67 et Ead., Women and the Historical Jesus. Feminist Myths of Christian Origins, Santa Rosa 2002. 13. Lucien de Samosate, La mort de Pérégrinus 12-13. 14. Celse, Discours véritable II, 55.70 Bader. 15. Minucius Felix, Octavius 8,4, trad. J. Beaujeu, Paris 1974. 16. Porphyre, Contre les chrétiens fragments 4, 58, 97 Harnack. 17. Juvénal, Satires VI, 313-345. 18. Cicéron, De la nature des dieux I, 20,55. 19. À propos de l’attrait que, d’après la mentalité antique, les « superstitions » exercent sur les femmes, cf. J. Scheid, « D’indispensables “étrangères”. Les rôles religieux des femmes à Rome », dans P. Schmitt Pantel (dir.), Histoire des femmes en Occident. L’Antiquité, Paris, 2002 [or. it. Storia delle donne in Occidente. L’Antichità, Rome – Bari 1990], p. 495-536, en particulier p. 520-524. 20. Sur ce sujet, cf. M. J. MacDonald, Early Christian Women and Pagan Opinion. The Power of the Hysterical Woman, Cambridge 1996.
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Gabriella Aragione chrétiens sous les traits d’un (nouveau) genos 21, la formulation et l’adoption d’une éthique collective font partie intégrante de ce processus d’élaboration identitaire et l’éloge des comportements des femmes chrétiennes, notamment par le recours au vocabulaire de l’enkrateia et de la sôphrosynè, y joue un rôle non négligeable. Si le propos est le même, les stratégies rhétoriques sont toutefois bien diversifiées. Avant d’entrer dans le vif de notre sujet, à savoir la fonction identitaire de la description des comportements féminins dans le Discours aux Grecs de Tatien, et pour mieux en saisir la spécificité, il me paraît utile de vérifier les orientations de quelques auteurs qui lui sont de peu antérieurs ou contemporains. 2) L’éthique de la maîtrise de soi et l’éthique du commandement La plupart des écrits apologétiques du iie siècle contiennent les deux formes d’éthique distinguées par Gerd Theissen : l’éthique de la maîtrise de soi, née dans le terrain de la philosophie grecque, et l’éthique du commandement (et de la solidarité), propre à la tradition juive 22. Aristide d’Athènes, Justin et Athénagore, par exemple, présentent, selon les cas, comme commandement de Dieu ou comme précepte du Christ les normes relatives à la maîtrise des pulsions naturelles. L’état particulièrement complexe de la tradition textuelle de l’Apologie d’Aristide (env. 125) ne permet malheureusement pas d’être entièrement sûrs du contenu originaire de l’écrit 23. Il est toutefois possible d’affirmer que, pour l’auteur, les chrétiens représentent un genos bien défini, qui tire son origine
21. Ce terme véhicule un concept important : il signifie en fait une formation sociale qui a son fondateur, son patrimoine, sa morale, sa justice et sa religion. Cf. G. C Ténékidès, Les relations internationales dans la Grèce antique, Athènes 1993, p. 247. 22. D’après G. Theissen, l’éthique du commandement exige avant tout l’obéissance à la volonté de Dieu ; ce n’est que dans un deuxième temps que « l’homme réfléchit à la signification qu’ont les commandements de Dieu » : Psychologie, p. 447. Une forme de synthèse de ces deux éthiques se réalise déjà dans le judaïsme hellénistique : ibid., p. 450, n. 6. 23. Du texte original de l’Apologie il ne nous reste que deux fragments de papyrus (ici appelés Π), datés du ive siècle ; l’ouvrage est connu essentiellement par une traduction en syriaque (appelée Sy), du ive siècle, et une métaphrase en grec (appelée Ba), intégrée dans un roman tardif intitulé Roman de Barlaam. Ces versions, ainsi qu’une traduction arménienne, sont éditées et traduites dans Aristide, Apologie, introd., texte critique, trad. et commentaire par B. Pouderon et M. J. Pierre, avec la collaboration de B. Outtier et M. Guiorgadzé (SCh 470), Paris 2003. La métaphrase grecque et la version syriaque contiennent des différences importantes. Je me limite à signaler : 1) la distinction des peuples de la terre sur la base du type de culte, en trois groupes dans la métaphrase grecque (adorateurs des dieux, Juifs et chrétiens) et en quatre groupes selon la traduction syriaque (barbares, Grecs, Juifs et chrétiens) et 2) la description des Juifs, négative dans la métaphrase, plus favorable dans la traduction syriaque. D’après les éditeurs ici cités, le texte grec est fortement remanié, alors que le syriaque semble être plus proche de l’original.
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« Ne raillez pas nos femmes philosophes » de Jésus-Christ 24 et se distingue des autres genè de la terre par sa conception de Dieu, sa justice et sa morale. Celle-ci se configure principalement comme éthique du commandement et de la solidarité 25, avec allusion au thème prophétique des nouvelles Tables de la loi inscrites dans le cœur 26. La description du style de vie du genos des chrétiens inclut un éloge de la pureté 27 des femmes chrétiennes, tissé par le biais du motif de la domination des instincts et dans la perspective du jugement. Quelques décennies plus tard, Justin dans les Apologies (env. 150-155) et Athénagore dans la Supplique (env. 175-180) font explicitement remonter cet ethos de la maîtrise de soi à la doctrine du Christ (Logos) lui-même. Ainsi, Justin, suivant un système de classement par vertus qui se retrouve aussi bien dans la littérature grecque que dans celle judéo-hellénistique 28, le cite-t-il en ouverture de la section consacrée aux enseignements donnés par le Christ 29. Et Athénagore l’introduit-il dans sa réplique aux accusations d’inceste 30. Même 24. Aristide, Apologie 15,1 (Ba) : Οἱ δὲ Χριστιανοὶ γενεαλογοῦνται ἀπὸ τοῦ κυρίου Ἰησοῦ Χριστοῦ. 25. Aristide, Apologie 15,5-9 (Sy) et Π2, fol. 1r, l. 7-fol. 1v, l. 45 éd. H. J. N. Milne (dans B. Pouderon, Aristide, p. 298-303) : l’auteur mentionne nombre de pratiques ayant la fonction de renforcer les liens communautaires, à savoir l’aumône, les sépultures et la libération des prisonniers. Cette description rappelle de près celle des pratiques juives toujours dans Sy. 26. Jr 31,33-34 (LXX 38,31-34) ; Ez 36,27 ; 37,24. Dans les deux versions, sont rappelés quelques préceptes du Décalogue, à savoir les sixième, neuvième, dixième, cinquième et deuxième, selon l’ordre de la LXX en Ex 20 et Dt 5 ; mais alors que dans la métaphrase grecque il s’agit des « préceptes (τὰς ἐντολάς) du Seigneur Jésus-Christ », dans la traduction syriaque il est question des commandements reçus du Dieu créateur. Sur la place des préceptes du Décalogue dans l’apologétique chrétienne, cf. M. Alexandre, « Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes », dans B. Pouderon, J. Doré (dir.), Les Apologistes chrétiens et la culture grecque, Paris 1998, p. 1-40, ici p. 20-21, n. 167. 27. Les thèmes de la pureté et de l’impureté semblent être bien importants pour Aristide, au moins dans la version de Sy. 28. Voir à ce propos M. Alexandre, « Apologétique judéo-hellénistique », p. 23. 29. Chaque unité est introduite par la préposition peri suivi du génitif du mot ou de l’expression qui fait objet d’enseignement : Justin, 1 Apologie 15-17 : « en matière de tempérance (sôphrosynè) » (1 Apologie 15,5 : Mt 5,28 ; 18,9 ; 5,32 b) ; « sur l’amour de tous les hommes » (1 Apologie 15,9 : Lc 6,32.27-28) ; « sur le devoir de partager avec ceux qui sont dans le besoin et de ne rien faire pour en tirer de la considération » (1 Apologie 15,10-17 : Mt 5,42 ; Lc 6,34 ; Mt 5,46 ; 6,19-20 ; 16,26 ; 6,20) ; « sur le devoir d’être patients, serviables envers tous et sans colère » (1 Apologie 16,1-4 : Lc 6,29 ; Mt 5,41 ; 5,16) ; « sur le devoir de ne jurer en aucune façon et de dire toujours la vérité » (1 Apologie 16,5 : Mt 5,34.37) ; « sur le devoir de n’adorer que Dieu seul » (1 Apologie 16,6 : Mt 22,38 ; 4,10 ; Mc 12,30). Cf. P. Prigent, « Les citations des évangiles (Apol. I,14-17) chez Justin », Cahiers de Biblia Patristica 1 (1987), p. 137-152. 30. Athénagore, Supplique 32-34. Cf. en particulier 32,2 : « mais nous, bien loin de pratiquer ces unions indistinctes, nous ne permettons même pas les regards de convoitise ; car il dit : ‘Celui qui regarde une femme par convoitise a déjà commis adultère dans son cœur (Mt 5,28) » (trad. B. Pouderon, légèrement modifiée, dans Athénagore, Supplique au sujet des chrétiens et Sur la résurrection des morts, introd., texte et trad., Paris, [SCh 379], 1992) et 32,5 : « c’est pour cela que, selon leur âge, nous regardons les uns comme nos fils et nos filles, nous
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Gabriella Aragione si le contexte apologétique a certainement guidé le choix des préceptes présentés, il est indéniable que les règles concernant la conduite sexuelle, l’adultère, le mariage et le divorce sont déterminantes pour l’identité de groupe, au point que ces auteurs n’hésitent pas à déclarer que leurs règles peuvent même diverger des usages et des lois en vigueur 31 ou que les chrétiens contractent des mariages selon les lois établies par eux et, précise-t-on, « dans le seul but de procréer 32 ». Et c’est avec fierté que Justin et Athénagore affirment qu’il y a beaucoup d’hommes et de femmes qui demeurent ἄφθοροι 33 ou ἄγαμοι 34 ou qui, après une vie passée dans l’ἀκολασία, se convertissent aux enseignements du Christ 35. Ces affirmations devaient renforcer l’image du peuple philosophe auprès du lectorat cultivé, comme semble le confirmer l’observation du philosophe et médecin Galien, selon lequel, par leur abstention des rapports sexuels et par leur mépris de la mort, les chrétiens ne sont nullement inférieurs aux philosophes 36. Les trois exemples ici évoqués révèlent une démarche assez similaire, au moins dans la mesure où Aristide, Justin et Athénagore, en tant que porteparoles des Χριστιανοί, littéralement de « ceux qui appartiennent au Christ », caractérisent ces derniers comme le seul genos qui ait réussi à réaliser l’idéal de la vie vertueuse. Le peuple chrétien est ainsi présenté comme un facteur de progrès social, car ce sont les prescriptions du Christ, disent-ils, qui permettent le bon déroulement de la vie en société 37. D’où une démarche
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tenons les autres pour nos frères et nos sœurs, et aux plus anciens, nous accordons le respecte dû à nos pères et à nos mères. Ceux que nous regardons comme des frères et des sœurs, et plus généralement comme de notre parenté (τοῦ γένους), nous attachons beaucoup d’importance à ce qu’ils préservent leur corps de toute souillure et de toute corruption, comme nous l’enseigne encore notre doctrine (λόγος) : “Si quelqu’un embrasse une seconde fois, pour cette raison que cela lui fait plaisir…” ; et elle ajoute : “Il faut donc régler strictement le baiser, plus encore que la salutation” : car le fait de souiller si peu que ce soit notre pensée nous place en dehors de la vie éternelle » (trad. B. Pouderon). Sur cet agraphon, cf. M. Pesce, Le parole dimenticate di Gesù, Milan 2004, p. 665. Il s’agit notamment des lois concernant le mariage et le divorce, comme le souligne Justin, 1 Apologie 15,5 : « de même que ceux qui, grâce à une loi humaine contractent un second mariage, sont pécheurs aux yeux de notre maître, de même aussi le sont ceux qui regardent une femme pour la convoiter » (trad. Ch. Munier, dans Justin Martyr, Apologie pour les chrétiens, introd., trad. et commentaire, Paris 2006). Athénagore, Supplique 33,1. Justin, 1 Apologie 15,6. Athénagore, Supplique 33,2. Justin, 1 Apologie 15,7. Sur d’autres manières de présenter ou de représenter les femmes chrétiennes aux ier et iie siècles, cf. G. Aragione, « La ricezione della Scrittura nei discorsi sulle donne nei secoli I-II », dans K. E. Børresen, E. Prinzivalli (dir.), La donna nello sguardo degli antichi autori cristiani. L’uso dei testi biblici nella costruzione dei modelli femminili di genere (La Bibbia e le donne), Trapani 2013, p. 13-60. Cf. R. Walzer, Galen on Jews and Christians, Oxford 1947, p. 15. Que l’on pense à l’affirmation de Justin (1 Apologie 10,1) selon lequel le Logos est venu enseigner ce que les lois humaines ne purent réaliser, à savoir la σωφροσύνη, la δικαιοσύνη et la φιλανθρωπία.
« Ne raillez pas nos femmes philosophes » protreptique à peine voilée : si l’on se limite à la dimension terrestre de la vie humaine, déclarent-ils aux autorités politiques, leur adhésion au christianisme garantirait la réalisation d’un Empire réellement pacifié. La démarche de Tatien est tout à fait différente : aucune mention du mot « Christ » ou « chrétien », aucune captatio benevolentiæ censée gagner le consensus de son interlocuteur non croyant, aucun plaidoyer pour ses coreligionnaires victimes d’accusations et de persécutions. Son Discours aux Grecs est construit autour d’un astucieux usage des pronoms personnels : « je/moi », « nous », « vous ». Tatien parle en son propre nom (« je/moi 38 »), en tant que « héraut de la vérité 39 », originaire de la terre d’Assyrie, maintenant philosophe à la manière des barbares, même si d’abord éduqué dans la culture des Grecs 40. L’écrit est ainsi traversé par cette opposition entre « nous », les barbares (qui inclut donc le pronom « je/moi »), et « vous », les Hellènes 41. L’éloge des femmes chrétiennes, au chapitre 33, remplit une fonction dans son programme de confrontation entre deux modèles culturels différents : le modèle grec, caractérisé par la μανία, et le modèle « barbare », caractérisé par la σωφροσύνη. 3) L’identité « barbare » de Tatien Le motif de la supériorité des barbares par rapport aux Grecs était certes bien connu des destinataires de l’écrit 42. L’élément provocateur est en revanche la déclaration de l’abandon de la paideia grecque pour passer à la paideia
38. Il cite son nom deux fois : Discours aux Grecs 35,3 et 42,1. 39. Discours aux Grecs 17,2. 40. Discours aux Grecs 40,1 : « Ceci, Grecs, j’ai composé pour vous, moi Tatien, celui qui philosophe selon les barbares, né dans la terre des Assyriens, éduqué d’abord dans vos doctrines et ensuite dans celles que je proclame et annonce » (la traduction du Discours est établie par mes soins). 41. Le mot Ἕλληνες indique ceux qui sont élevés dans la civilisation grecque. Cf. E. Norelli, « La critique du pluralisme grec dans le Discours aux Grecs de Tatien », dans B. Pouderon, J. Doré (dir.), Les Apologistes chrétiens, p. 81-120 et J. Lössl, « Bildung? Welche Bildung? Zur Bedeutung der Ausdrücke „Griechen“ und „Barbaren“ in Tatian „Rede an die Griechen“ », dans F. R. Prostmeier (dir.), Frühchristentum und Kultur, Fribourg 2007, p. 127-151. 42. Sur ce sujet, A. Momigliano, Sagesses barbares. Les limites de l’hellénisation, tr. fr. M.-C. Roussel, Paris 1979 [éd. orig. : Alien Wisdom: The Limits of Hellenization, Cambridge – Londres – New York 1975] ; A. J. Droge, Homer or Moses? Early Christian Interpretation of the History of the Culture, Tübingen 1989 ; D. Ridings, The Attic Moses. The Dependency Theme in Some Early Christian Writers, Gothembourg, 1995 ; G. G. Stroumsa, « Philosophy of the Barbarians: On Early Christian Ethnological Representations », dans H. Cancik, H. Lichtenberger, P. Schäfer (dir.), Geschichte – Tradition – Reflexion. Festschrift für Martin Hengel zum 70. Geburtstag, Bd. II, Griechische und Römische Religion, Tübingen 1996, p. 339-368 et id., Barbarian Philosophy. The Religious Revolution of Early Christianity, Tübingen 1999.
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Gabriella Aragione barbare 43. Comme l’a bien relevé Robert M. Grant, l’ouvrage de Tatien est une sorte de « discours d’adieu » à la civilisation grecque et à ses valeurs 44 : Tatien affirme en effet à plusieurs reprises, qu’il s’est éloigné et qu’il a dit adieux à la sagesse des Grecs 45, même s’il était un des plus éminents parmi ses représentants. Non seulement il se proclame le héraut de la sagesse barbare, présentée comme un modèle de culture différent et supérieur au modèle de la paideia grecque, mais c’est précisément en tant que « philosophe barbare » que Tatien « décrit » désormais cette dernière. Il ne juge plus les Hellènes de l’intérieur, comme il l’avait fait jusque-là, mais de l’extérieur. Il nous faut donc nous arrêter, même brièvement, sur la portée identitaire de cette déclaration et sur les conséquences du fait qu’une personne choisit de passer d’une civilisation à l’autre. Comme je l’ai déjà proposé ailleurs 46, ce renversement de « point de vue » est analogue à celui réalisé par Lucien de Samosate, contemporain et vraisemblablement compatriote de Tatien. Dans sa contribution, intitulée « Lucien ethnographe 47 », Suzanne Saïd illustre bien la subversion du discours ethnographique que Lucien réalise dans l’Anacharsis, le Toxaris et le Scythe. À travers les protagonistes de ces dialogues, des « sauvages » qui, allés en Grèce pour connaître ses us et coutumes, en deviennent les observateurs et les juges, Lucien, écrit Suzanne Saïd, entend « mettre la Grèce à distance et forcer son lecteur à porter un regard neuf, donc critique, sur les réalités qui lui sont le plus familières 48 » ; ce faisant, il met en question la hiérarchie des cultures et soumet à la critique la prétendue supériorité grecque. C’est le barbare qui est l’ethnographe, et le Grec son objet d’observation. Mais Tatien, « celui qui
43. Pour une vision d’ensemble des concepts liés au mot « barbare », voir M.-F. Baslez, « Le péril barbare : une invention des Grecs ? », dans C. Mossé (dir.), La Grèce ancienne, Paris 1986, p. 284-296. 44. R. M. Grant, « Forms and Occasions of the Greek Apologists », SMSR 52 (1986), p. 221. La définition du genre littéraire du Discours pose problème. Selon R. C. Kukula, Tatians sogenannte Apologie. Exegetisch-chronologische Studie, Leipzig 1900, p. 16, l’ouvrage de Tatien est un discours inaugural prononcé lors de l’ouverture de son école chrétienne en Orient. A. Puech le définit un « discours-programme » : Recherches sur le « Discours aux Grecs » de Tatien suivies d’une traduction française du « Discours » avec notes, Paris 1903, p. 2. M. Pellegrino, Studi su l’antica apologetica, Rome 1947, p. 35, M. McGehee, « Why Tatian Never ‘Apologized’ to the Greeks? », JECS 1 (1993), p. 143-158 et G. Dorival, « Les formes et modèles littéraires », dans E. Norelli, B. Pouderon (dir.), Histoire de la littérature chrétienne, vol. I, Introduction, Paris 2008, p. 139-188 (sur Tatien, p. 150) en soulignent les éléments protreptiques. 45. Tatien, Discours aux Grecs 1,5 ; 35,2. 46. G. Aragione, Les chrétiens et la loi. Allégeance et émancipation aux IIe et IIIe siècles, Genève 2011, p. 176-178. 47. S. Saïd, « Lucien ethnographe », dans A. Billault (dir.), Lucien de Samosate, actes du colloque international de Lyon organisé au Centre d’études romaines et gallo-romaines les 30 septembre-1er octobre 1993, Paris 1994, p. 149-170. 48. S. Saïd, « Lucien ethnographe », p. 163-164.
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« Ne raillez pas nos femmes philosophes » philosophe selon les barbares », va encore plus loin, parce que le renversement des points de vue s’accompagne du passage d’une civilisation à l’autre. Or si le passage de la civilisation barbare à celle grecque ne pose aucun problème, celui qui va de la paideia grecque à la civilisation barbare est soumis à des jugements, parfois à de véritables condamnations 49. La déclaration de Tatien est donc fort provocatrice : il réalise un changement de perspective qui lui permet de juger de l’extérieur une réalité qu’il connaît bien, parce qu’il en faisait partie, et d’afficher un clair mépris pour un univers qui ne lui appartient plus. 4) Tatien, le sophiste d’« Assyrie » De quel univers s’agit-il ? Pour répondre à cette question, mais aussi pour comprendre quelles stratégies sont mises en œuvre dans le chapitre 33, il faut partir du cadre culturel de cette époque, à savoir du mouvement dit de la « seconde sophistique 50 ». Avant sa conversion, Tatien était en fait un sophiste 51, c’est-à-dire un de ces représentants des élites citadines, engagés dans la vie de leur communauté civile en qualité d’orateurs, conférenciers ou ambassadeurs, et revêtant des fonctions officielles où ils parlaient au nom de leur cité. En tant que porte-paroles des classes dirigeantes, notamment de la partie gréco-orientale de l’Empire, satisfaits de l’ordre garanti par Rome et intégrés dans un système de pouvoir mondial, ces intellectuels étaient au service de la propagande impériale 52. Les déclarations de loyalisme et la production d’écrits d’éloge du pouvoir romain s’accompagnaient toutefois de la
49. Cf. Origène, Contre Celse V,41, où Celse affirme : « si les Juifs gardaient jalousement leur propre loi, on ne saurait les blâmer, mais bien plutôt ceux qui ont abandonné les traditions pour adopter celles des Juifs ». On sait par ailleurs que le passage aux mœurs juives entraînait l’accusation d’athéisme, comme ce fut le cas pour Flavius Clemens et Flavia Domitilla sous Domitien : Dion Cassius, Histoire LXVII, 14. 50. Sur le rapport entre christianisme et sophistique, voir en particulier M. Rizzi, Ideologia e retorica negli «exordia» apologetici. Il problema dell’altro (II-III secolo), Milan 1993 ; G. Anderson, The Second Sophistic. A Cultural Phenomenon in the Roman Empire, Londres – New York 1993, p. 203-214 et id., Sage, Saint and Sophist. Holy Man and their Associates in the Early Roman Empire, Londres – New York 1994 et L. Pernot, « Christianisme et Sophistique », dans L. Calboli Montefusco (dir.), Papers on Rhetoric 4, Rome 2002, p. 245-262 ; A. Brent, Ignatius of Antioche and the Second Sophistic. A Study of an Early Christian Transformation of Pagan Culture, Tübingen 2006. 51. La plupart des savants reconnaissent que Tatien appartenait au mouvement de la seconde sophistique. Cf., entre autres, L. Alfonsi, « Appunti sul Logos di Taziano », Convivium 14 (1942), p. 273-281 ; M. Pellegrino, Studi, p. 35 ; E. Norelli, « La critique du pluralisme », p. 81-120. 52. Parmi les nombreuses études sur la seconde sophistique, cf. G. W. Bowersock, Greek Sophists in the Roman Empire, Oxford 1969 ; G. Anderson, « The Pepaideumenos in Action: Sophists and their Outlook in the Early Empire », H. Temporini, W. Haase (dir.), Aufstieg und Niedergang der römischen Welt II,33,1, Berlin – New York 1989, p. 79-208 ; id., The Second
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Gabriella Aragione volonté de défendre les valeurs de l’identité grecque, qui ne devait ni succomber à la domination romaine ni être déchirée par le traditionnel esprit de compétition qui divisait les poleis grecques. Les intellectuels de la seconde sophistique théorisent ainsi le modèle d’un Empire à vocation universelle où la basileia romaine, accomplissant une sorte de destin providentiel, est « guidée » par la paideia grecque. En proposant de cité en cité un même modèle d’excellence, ces propagandistes assurent la cohésion idéologique des habitants de l’Empire, tout particulièrement des couches sociales supérieures, et coopèrent pour la construction d’une identité collective. Mais, au niveau individuel, l’hellénisme devient un gage de différenciation sociale : qu’ils proviennent de pays d’ancienne tradition grecque ou d’hellénisation récente, les hellénophones cultivés qui partagent ce modèle d’excellence se qualifient d’Ἕλληνες et se construisent par là un rôle politico-social, dans leur cité ou dans les cercles du pouvoir. Cette construction d’une identité individuelle se produit par l’adoption, entre autres, de deux instruments extrêmement élitaires 53 : le choix de l’atticisme, la langue grecque « pure » de l’époque d’or d’Athènes, et le sentiment du passé grec, de son histoire, l’amour pour l’antique, qui s’exprime entre autres par les citations des poètes d’époque archaïque, notamment d’Homère, et classique. Ces deux procédés ne sont pas de simples artifices rhétoriques, mais répondent à la volonté d’afficher l’acquisition de marques de reconnaissance des élites. Une lecture moins littérale des écrits des sophistes permet toutefois de dévoiler, à côté de ce « loyalisme politique de bonne tenue littéraire 54 », une réalité bien plus complexe. Il nous importe ici de souligner ce que Christopher P. Jones a appelé des tendances centrifuges 55. Malgré les efforts visant à renforcer la cohésion des couches dirigeantes, les identités grecques d’époque impériale demeurent multiples ; au fur et à mesure que l’on s’éloigne du « centre » de l’Empire, on peut même trouver une sorte de « résistance » à la force assimilatrice de l’hellénisme. Certains auteurs provenant d’Asie
Sophistic ; B. E. Borg (dir.), Paideia. The World of the Second Sophistic, Berlin – New York 2004 ; T. Whitmarsh, The Second Sophistic, Oxford 2005. 53. Cf., à ce propos, les études de S. Swain, Hellenism and Empire. Language, Classicism, and Power in the Greek World ad 50-250, Oxford 1996, p. 17-64 et de E. L. Bowie, « Greeks and their Past in Second Sophistic », dans M. Finley (dir.), Studies in Ancient Society, Londres – Boston 1974, p. 166-209 et « Hellenes and Hellenism in Writers of the Early Second Sophistic », dans S. Saïd (dir.), Hellenismos. Quelques jalons pour une histoire de l’identité grecque. Actes du colloque de Strasbourg, 25-27 octobre 1989, Leyde 1991, p. 183204. 54. A. Schiavone, L’histoire brisée. La Rome antique et l’Occident moderne, tr. fr. J. Bouffartigue, G. Bouffartigue, Paris 2003, p. 12 [éd. orig : La storia spezzata. Roma antica e Occidente moderno, Rome – Bari 1996]. 55. C. P. Jones, « Multiple Identities in the Age of the Second Sophistic », dans B. E. Borg (dir.), Paideia, p. 13-21. Voir, à ce propos, les intéressantes contributions publiées dans le volume E. S. Gruen (dir.), Cultural Identity in the Ancient Mediterranean, Los Angeles 2011.
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« Ne raillez pas nos femmes philosophes » Mineure s’identifient moins aux Grecs (de leur vivant ou d’antan) qu’à l’identité locale, quelquefois même pré-grecque. Un exemple intéressant est fourni par des auteurs syriens qui, au lieu de se désigner par l’ethnique Syrien, préfèrent, remarque Jones, l’ethnique Assyrien. Cette réaction que l’on retrouve dans les régions périphériques de l’Empire, d’où Tatien était originaire, permet d’avancer l’hypothèse que, si ce dernier renonce à l’identité collective théorisée par les intellectuels de la seconde sophistique et s’il vise à désintégrer le modèle d’excellence de la paideia grecque, il le fait bien sûr au nom de cette identité barbare nouvellement acquise 56, mais il ne faut pas exclure une consciente revendication d’appartenance à une forme d’identité pré-grecque, comme semblerait le suggérer le fait qu’il choisit l’ethnique Assyrien (qui renvoie au passé de son pays d’origine) au lieu du plus récent Syrien. 5) Femmes chrétiennes adversus Sappho L’éloge des femmes chrétiennes fait partie intégrante de ce schéma d’opposition entre deux modèles culturels. L’objectif de Tatien est avant tout de montrer que ce qui se fait chez les chrétiens (« chez nous ») relève de la sphère du σωφρονεῖν, alors que ce qui se fait chez les Grecs (« chez vous ») est marqué par la μανία : « τὰ μὲν ἡμέτερα σωφρονεῖ, τὰ δὲ ὑμέτερα μανίας ἔχεται πολλῆς 57 ». Les termes de comparaison sont, d’un côté, les femmes de « chez nous » qui philosophent et, de l’autre côté, les femmes de « chez vous » qui jouissent des plus hauts honneurs, à savoir les poétesses et les écrivaines du monde grec. Cette confrontation établie sur le plan de l’activité intellectuelle est d’autant plus significative dans une société qui regarde avec méfiance la présence féminine dans le domaine de la culture 58, même si – on le verra –, Tatien avait vraisemblablement un esprit beaucoup moins ouvert
56. À savoir, chrétienne. Pour Tatien, cette « philosophie barbare » n’est pas simplement une forme d’expression de vie religieuse, mais une véritable paideia. Cf. E. Norelli, « La critique ». 57. Tatien, Discours aux Grecs 33,1. 58. Comme le montre J. McIntosh Snyder, The Women and the Lyre. Women Writers in Classical Greece and Rome, Carbondale – Edwardsville 1989, la présence des femmes dans l’univers culturel, traditionnellement réservé aux hommes, est tolérée à condition de ne pas mettre en question la séparation de genre : alors que les devinettes ou les poésies étaient considérées comme des compositions littéraires congéniales aux femmes, ce qui relevait d’un domaine plus « scientifique » (l’histoire ou les différentes branches de la philosophie), était considéré comme une prérogative des hommes. Sur les rares exemples de femmes philosophes, cf. M. E. Waithe, A History of Women Philosophers, vol. I, Ancient Women Philosophers 600 B.C.–500 A.D., Dordrecht – Boston – Londres 1987 et R. Pietra, Les femmes philosophes de l’Antiquité gréco-romaine, Paris 1997.
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Gabriella Aragione que ces lignes pourraient le laisser croire. En fait, il semble moins intéressé à magnifier le comportement des femmes chrétiennes qu’à défendre la philosophie barbare des railleries païennes : Vous qui affirmez que nous bavardons entre femmes et garçonnets, jeunes filles et vieilles dames, vous qui nous raillez parce que nous ne sommes pas avec vous, écoutez le manque de sérieux des pratiques grecques 59.
Le point de départ de son procédé de renversement du point de vue est, encore une fois, « ce qui est estimé chez vous ». Ces prétendus honneurs sont ici illustrés par la gloire qui vient d’une activité intellectuelle et par les hommages publics, rendus par la polis au moyen de l’élévation de statues. Or ceux qui, chez les Grecs, jouissent de la gloire et bénéficient de célébrations publiques sont des femmes : Praxilla, Sappho, Erinna, Myro sont quelquesunes des nombreuses poétesses et écrivaines citées dans cette longue liste qui occupe presque tout le chapitre 33 60. Pour chacune d’elles, Tatien rappelle la statue qui la représente ainsi que son auteur 61. Ce long catalogue, qui répond au goût rhétorique de l’époque et par lequel l’ancien sophiste confirme son appartenance aux élites intellectuels, a – à mon avis – trois objectifs principaux : montrer que ce sont les Grecs, et non les chrétiens, qui sont les vrais disciples des femmes 62 ; ironiser sur l’un des motifs d’orgueil de la vie civique grecque de cette époque, à savoir l’embellissement des poleis qui, notamment dans les régions gréco-orientales, provoquait souvent de véritables compétitions
59. Tatien, Discours aux Grecs 33,1. 60. Ce catalogue se compose de deux parties : dans la première, Tatien cite surtout des poétesses, dans la seconde, des personnages mythologiques. Tatien, Discours aux Grecs 33,1 : « Lysippe a représenté en bronze Praxilla qui n’a rien écrit d’utile dans ses poèmes, Ménestrate Léarchis, Silanion Sapho la courtisane, Naucydès Erinna la Lesbienne, Boïscos Myrtus, Céphisodote Myro de Byzance, Gomphos Praxagoris, et Amphistrate Clito. Que dire d’Anytè, de Télesilla et de Nossis ? L’une a été représentée par Euthycrate et Céphisodote, l’autre par Nicérate, l’autre par Aristodote, comme Mnésarchis l’Éphésienne par Euthycrate, Corinne par Silanion, Thaliarchis l’Argienne par Euthycrate ». Sur les femmes écrivaines dans l’Antiquité gréco-romaine, voir, entre autres, F. De Martino, Appunti sulla scrittura femminile nel mondo antico, dans F. De Martino (dir.), Rose di Pieria, Bari 1991, p. 19-75 et S. Guettel Cole, « Could Greek Women Read and Write? », dans H. P. Foley, Reflections of Women in Antiquity, New York – Londres – Paris 1981, p. 219-245. 61. Sur ce catalogue, cf. A. Kalkmann, « Tatians Nachrichten über Kunstwerke », Rheinisches Museum 42 (1887), p. 489-524 ; R C. Kukula, Tatians sogenannte Apologie. Exegetischchronologische Studie, Leipzig 1900, p. 38-40 ; H. Stuart Jones, Select Passages from Ancient Writers on Greek Sculptures, Chicago 1966, p. 133. 62. Les Hellènes sont donc les disciples de ces bonnes femmes (μαθηταί … τῶν γυναίων), eux qui – déclare Tatien – osent outrager celles qui vivent « chez nous » (τὰς δὲ σὺν ἡμῖν πολιτευομένας σὺν τῇ μετ’αὐτῶν ὁμηγύρει) : Discours aux Grecs 33,5.
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« Ne raillez pas nos femmes philosophes » à coup de constructions et de travaux de restauration 63 ; permettre la comparaison avec celles qui « chez nous » s’adonnent à la philosophie. C’est donc en se rendant compte de ce qu’ils ont sous les yeux, que les Grecs devraient enfin se rendre à l’évidence et cesser de railler la philosophie barbare 64. En quoi ces femmes, que les Hellènes honorent, se sont-elles distinguées ? Elles ont principalement chanté leurs amours, leurs désirs et leurs passions. La plus scandaleuse est Sappho et c’est précisément celle-ci que Tatien prend comme terme de comparaison direct : Et Sappho, femme de mauvaise vie, folle d’amour, chantait jusqu’à sa propre impudence ; alors que toutes les nôtres sont sages (« πᾶσαι δὲ αἱ παρ’ ἡμῖν σωφρονοῦσιν ») et les jeunes filles autour des quenouilles parlent selon Dieu, ce qui est bien plus respectable que votre adolescent 65.
Le verbe σωφρονεῖν est, me semble-t-il, le mot clé de ce chapitre : non seulement la pratique de la σωφροσύνη évoque le paradigme des femmes honnêtes 66, mais cette réalisation d’une vie au-dessus de tout soupçon est ici associée à l’acquisition d’une doctrine divine 67. Les oppositions, explicites et implicites, entre ces deux modèles sont donc nombreuses. Elles visent avant tout le contenu de l’activité intellectuelle des femmes : les passions impudiques et la débauche, du côté des Grecs ; les discours divins, du côté des barbares. Mais elles concernent aussi la présence féminine dans l’espace. Tatien, me semble-t-il, sous-entend une intéressante opposition entre polis et oikos. Les femmes de la paideia grecque occupent en effet, les espaces traditionnellement réservés aux hommes, au sens figuré
63. Cf. A. Segal, From Function to Monument. Urban Landscapes of Roman Palestine, Syria and Provincia Arabia, Oxford 1997. 64. Tatien, Discours aux Grecs 33,4 : ταύτας δὲ εἰπεῖν προὐθυμήθην, ἵνα μηδὲ παρ’ ἡμῖν ξένον τι πράττεσθαι νομίζητε καὶ συγκρίναντες τὰ ὑπ’ ὄψιν ἐπιτηδεύματα μὴ χλευάζητε τὰς πάρ’ἡμῖν φιλοσοφούσας. 65. Discours aux Grecs 33,5. 66. Il me paraît intéressant de souligner que Tatien choisit le mot σωφρονεῖν, sans jamais faire aucune allusion au concept d’ἔγκρατεια, auquel la tradition hérésiologique l’associera jusqu’au point d’en faire le « fondateur » des encratites. Cf. Irénée, Contre les hérésies I,28,1 ; Eusèbe, Histoire ecclésiastique. IV,29,3 ; V,13,1 ; Épiphane, Panarion, haer. 46. La notice d’Irénée est étudiée par F. Bolgiani, « La tradizione eresiologica sull’encratismo. I. Le notizie di Ireneo », dans Atti dell’Accademia delle Scienze di Torino, II, Classe di Scienze morali, storiche e filologiche 91 (1956-1957), p. 343-419. Sur Tatien « hérétique », cf. W. L. Petersen, Tatian the Assyrian, dans A. Marjanen, P. Luomanen (dir.), A Companion to Second-Century Christian “Heretics”, Leyde – Boston 2005. 67. Juste avant le chapitre 33, Tatien avait affirmé : « Séparés de la doctrine commune et terrestre (λόγου γὰρ τοῦ δημοσίου καὶ ἐπιγείου κεχωρισμένοι), obéissant aux préceptes de Dieu, soumis à la Loi du Père de l’incorruptibilité (πειθόμενοι θεοῦ παραγγέλμασι καὶ νόμῳ πατρὸς ἀφθαρσίας ἑπόμενοι), nous répudions tout ce qui a pour base les opinions humaines (πᾶν τὸ ἐν δόξῃ κείμενον ἀνθρωπίνῃ) » : Discours aux Grecs 32,1.
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Gabriella Aragione (à savoir l’espace de la culture, et, en plus, avec des résultats honteux) 68 et au sens propre (c’est-à-dire l’espace de la polis, à travers cette profusion de statues qui occupent les lieux publics) 69. Les femmes de la philosophie barbare demeurent dans l’oikos : en recourant à l’image de la quenouille, Tatien peint le tableau conservateur par excellence garant d’un ordre social idéal et idéalisé, où les femmes, en compagnie d’autres femmes, se consacrent aux ἔργα γυναικῶν 70. Mais, de nouveau, Tatien introduit implicitement une autre spécificité : au lieu des bavardages usuels, les jeunes femmes chrétiennes parlent, entre elles, des réalités divines 71. Remarques conclusives La caractérisation de la conduite des femmes chrétiennes suivant les principes de la sagesse, de la tempérance et de la modération est courante dans la littérature chrétienne des premiers siècles 72. Celle présentée dans le Discours aux Grecs n’est ni descriptive (l’auteur ne compose pas un tableau des mœurs chrétiennes comme le font Aristide ou l’auteur de l’A Diognète) ni simplement apologétique (à la manière de Justin ou d’Athénagore). Tatien propose une σύγκιρσις 73 entre les femmes plus célèbres chez les Grecs et le commun des femmes chrétiennes. Le vocabulaire caractérisant les unes et les autres
68. La seconde série de statues, énumérée aux paragraphes 6-9 du chapitre 33, concerne des personnages mythologiques ou des femmes célèbres comme Phryne, dont Tatien rappelle la fameuse statue réalisée par Praxitèle. La liste se termine par une exception : « Une certaine Mélanippe était sage ; c’est pourquoi Lysistrate en fit l’effigie ; mais vous ne voulez pas croire que chez nous il y a des femmes sages ». Si Tatien reconnaît l’existence d’une femme respectable et sage, ce geste n’est toutefois pas réciproque. La Mélanippe citée est la protagoniste d’une tragédie perdue d’Euripide, intitulée Μελανίππη ἡ σοφή. 69. En dépréciant la valeur intellectuelle des poétesses grecques par le dénigrement de la portée morale de leur production, Tatien décrie les lieux réservé à la culture : les bibliothèques, les salles de conférences et les théâtres, où étaient habituellement exposées les statues des philosophes ou des écrivains. Sur la valeur symbolique des statues dans le langage de la propagande politico-culturelle d’époque impériale, cf. P. Zanker, Un’arte per l’impero. Funzione e intenzione delle immagini, Milan 2002, p. 9-37 et 212-230. 70. Sur cet ideal de la femme à la quenouille, cf. L. Larsson Lovén, Lanam Fecit – Woolworking and Female Virtue, dans L. Larsson Lovén, A. Strömberg (dir.), Aspects of Women in Antiquity. Proceedings of the first Nordic Symposium on Women’s Lives in Antiquity. Göteborg 12-15 June 1997, Jonsered 1998, p. 85-95. Pour un débat analogue, mais interne au monde gréco-romain, cf. G. Aragione, « Tecla di Iconio e Ipparchia di Maronea: Modelli di conversione al femminile? », Rivista di storia del cristianesimo 2 (1/2005), p. 133-155, notamment p. 137-142. 71. Sur l’association traditionnelle femmes - commérage et ses implications pour l’image féminine, voir M. B. Kartzow, Gossip and gender: Othering of Speech in the Pastoral Epistles, Berlin – New York 2009. 72. Pour d’autres exemples, cf. C. Spicq, Lexique, p. 1497-1504. 73. Cf. Discours aux Grecs 33,4.
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« Ne raillez pas nos femmes philosophes » trace une frontière nette entre les deux mondes auxquels elles appartiennent : ἀσέλγεια, μοιχεία et ἀκρασία, du côté des Grecs, φιλοσοφέω, σωφρονέω et σοφός, du côté des chrétiens. Par cette répartition, Tatien renverse la place des valeurs traditionnellement attribuées aux deux civilisations, car les principes éthiques prônés dans la meilleure tradition philosophique grecque sont pratiqués par celles (et ceux) qui suivent la philosophie barbare, alors que le dérèglement, l’excès et la démesure, traditionnellement attribués aux barbares, se trouvent du côté de la paideia grecque 74. À ce monde dominé par la μανία, Tatien oppose donc celui façonné par la σωφροσύνη, dont l’image des jeunes filles chrétiennes qui filent à la quenouille est la représentation visuelle 75.
74. Je n’exclurais pas, à l’arrière-plan de cette dichotomie μανία – σωφροσύνη, une allusion au dialogue entre Paul et Festus in Ac 26, 24-25 : « Paul en était là de sa défense quand Festus intervint en haussant la voix : « Tu es fou, Paul ! Avec tout ton savoir tu tournes à la folie ! » Mais Paul reprit : « Je ne suis pas fou, excellent Festus, je fais entendre le langage de la vérité et du bon sens » (Μαίνῃ, Παῦλε· τὰ πολλά σε γράμματα εἰς μανίαν περιτρέπει. ὁ δὲ Παῦλος, Οὐ μαίνομαι, φησίν, κράτιστε Φῆστε, ἀλλὰ ἀληθείας καὶ σωφροσύνης ῥήματα ἀποφθέγγομαι) » (TOB). 75. Dans les arts figurés et dans les textes littéraires, la femme assise à filer la laine est la représentation de l’idéal de la vierge ou de l’épouse vertueuse. Cf. R. Langlands, Sexual Morality in Ancient Rome, Cambridge 2006, p. 86-88.
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ETHICS AND IDENTITY FORMATION: RESH LAKISH AND THE MONASTIC REPENTANT ROBBER
Michal Bar-Asher Siegal
Ben-Gurion University of the Negev 1
Introduction When asking how religious groups define their identity vis-à-vis other groups, and the place of ethical matters in this definition, we, as scholars, are faced with some of what J. Z. Smith called “methodological entailments” of “mythic models.” 2 In his book Drudgery Divine, the study of the relation of mystery religions to Early Christianity served Smith as a case study on research distorted by underlying assumptions and historical bias. Smith asserts: What is required is an end to the imposition of the extra-historical categories of uniqueness and the “Wholly Other” upon historical data and the tasks of historical understanding. 3
At the same time, he observes, a “like them” rhetoric, which focuses on the similarities, often serves an apologetic purpose that “swallows up” the differences that render such a comparison valuable. And so, while the language of uniqueness attaches an “ontological meaning to an historical one,” and may attribute superiority to one religion over another, the language of “same” blurs the distinctive components of each religion. What is required, suggests Smith, is the development of a discourse of “difference,” a complex term which invites negotiation, classification and comparison, and at the same time avoids an all too plain discourse of “same.”
1. 2. 3.
Beer-Sheva, Israel. J. Z. Smith, Drudgery Divine: On the Comparison of Early Christianities and the Religions of Late Antiquity, London 1990, p. 143. Ibid., p. 42–3.
Michal Bar-Asher Siegal While the collection of articles in this volume, under the title – “Identity through Ethics,” may imply that ethics have a role in shaping the unique identities of religious groups, my article discusses ethics as the common ground between identities. Keeping Jonathan Smith’s caveats in mind, I will try to walk the perilous line between the two: identifying uniqueness in creating identities, while at the same time proposing that it is in the “sameness” of the ethical notions of disparate religious groups, where we can find the formation of central religious identities. In other words, whereas one would expect to find unique ethical notions marking the borderlines between formed identities, in this case religious identities, I wish to propose that sometimes distinct and discrete identities can still share central notions, which are ethically related. These shared ethical concepts stand at the intersection between different religious communities, while at the same time they are part of what differentiates these religious identities. Taking the interactions between Jews and Christians in the Persian Empire as manifested in the Babylonian Talmud as a case study, I will argue that several examples demonstrate how similarities between rabbinic traditions and Christian ones are revealed in contemporaneous common ethical notions. These shared notions form part of the core values of both religions. Issues of repentance and the mythic early history of their leaders, expose shared ethical views, which make up the religious foundation of the group itself. Elsewhere 4 I have claimed for an actual textual relationship between two literary traditions. The first is the Syriac translations of early monastic texts, among them the Apophthegmata Patrum, a monastic text redacted circa the mid-5th century in Palestine 5 (though containing earlier material), translated into Syriac in the course of the 5th century, which enjoyed wide and rapid circulation in the Syriac speaking milieu, including the Persian Empire. 6 The
4. 5.
6.
54
M. Bar-Asher Siegal, Early Christian Monastic Literature and the Babylonian Talmud, Cambridge MA 2013; idem, Literary Analogies in Rabbinic and Christian Monastic Sources, Yale University Dissertation, New Haven 2010. For a bibliography on the Apophthegmata Patrum see W. Harmless Desert Christians: An Introduction to the Literature of Early Monasticism, Oxford 2004, p. 183–6; S. Rubenson, “Asceticism and Monasticism, I: Eastern,” in A. Casiday, F. W. Norris (dir .), The Cambridge History of Christianity, Volume 2: Constantine to c. 600, Cambridge 2007, p 637–68, at p. 649. For a Palestinian original redaction see L. Regnault, “Les Apophtegmes des pères en Palestine aux ve-vie siècles,” Irénikon 54 (1981), p. 320–30, and the references in Graham Gould, The Desert Fathers on Monastic Community, Oxford 1993, p. 9–17. Regnault asserts that the Palestinian origin of the collections may easily explain their rapid dissemination in all of the languages of Christendom. A. H. Becker, Fear of God and the Beginning of Wisdom: The School of Nisibis and the Development of Scholastic Culture in Late Antique Mesopotamia, Philadelphia 2006, p. 173–4. I am also indebted to Prof. Sebastian Brock for the information on this topic with which he provided me in private email correspondence. On Syriac compilations of monastic writing see H. G. B. Teule, “Les compilations monastiques syriaques,” in R. Lavenant (dir.),
Ethics and Identity Formation: Resh Lakish and the Monastic Repentant Robber second is the literary traditions in the Babylonian Talmud, redacted in the Persian Empire sometime in the 6th-7th centuries. 7 In this paper, however, I wish to claim that regardless of the actual historical connections between the composers of analogous paragraphs in both monastic and rabbinic texts, a comparison between the two texts, present in the same geographical location, around the same time, and in the same language (Aramaic), offers us a unique opportunity to examine questions of identity formation in contemporary and parallel religious societies. Put differently, while I can, and did, make the case for historical connections between rabbinic and monastic traditions, I do not wish to address historical questions here. The examples that follow offer insufficient information to this end, preventing us from presenting an historical claim regarding them. Instead, I will approach these analogical texts with a different set of questions: If indeed two religious societies use the same ethical components in two distinct literary religious contexts, what can it teach us about their religious milieus? I will take as an example a topic which I believe represents this broader issue: the depiction of central leading figures of the religious movement. The Repentant Robber I wish to claim that the Talmud’s creation of the literary character of Resh Lakish features a constellation of literary elements found in monastic texts as well. Several scholars have remarked in recent years on the potential benefits of the comparison between the rabbinic literature and the Christian hagiographical corpora. Günter Stemberger commented: “The potential cross-links between biographical narratives in rabbinical texts and Christian hagiography merit closer examination.” 8 Stephen Gero argues that the study of the interconnection between biographical narratives in rabbinical sources and in Christian hagiography, “is potentially important for gaining a more informed understanding of the nature and function of Jewish literature of late antiqui-
7.
8.
Symposium Syriacum VII, Uppsala University, Department of Asian and African Languages, 11–14 August 1996 , Orientalia Christiana Analecta 256, Rome 1998, p. 249–4. The time of the redaction of the Babylonian Talmud is still widely debated in scholarly circles. Dating vary from the late fifth or early sixth centuries (see for example Y. Elman, “The Babylonian Talmud in its Historical Context,” in S. Lieberman Mintz, G. M. Goldstein (dir.), Printing the Talmud: From Bomberg to Schottenstein, New York 2005, p. 19–27, at p. 19: “it was composed… no later than c. 542 when the Black Plague appeared in Byzantium and proceeded to ravage the region for two centuries.”) to as late as the sixth to eighth centuries, D. Halivni, “Iyunim be-hithavut hatalmud,” Sidra: Journal for the Study of Rabbinic Literature 20 (2005), p. 69–117 (Hebrew). H. L. Strack and G. Stemberger, Introduction to the Talmud and Midrash, Minneapolis 1996, p. 62.
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Michal Bar-Asher Siegal ty.” 9 Along the same lines, Sebastian Brock points out the genre’s unique characteristics: “Hagiography was a literary genre in late antiquity where texts were particularly apt to cross, and sometimes, re-cross linguistic boundaries.” 10 I suggest that not only does hagiographical literature offer a rich corpus for a comparative study of Christian and rabbinic literature, it also provides a vantage point for exploring both religious communities and their authors. The rabbinic example I would like to examine is the decision to portray a prominent member of the rabbinic leadership as having led a sinful life prior to his rabbinical career. It demonstrates a moral ethos shared by the Christian writers, as will be demonstrated below. However, before we turn to an examination of the texts I wish to address one possible methodological problem: the depiction of rabbinic protagonists in the different rabbinic sources. Daniel Boyarin described this problem: 11 Much of the source material analyzed [in his book]… consists of what are technically called “legends of the Sages” in the literary-critical and folkloristic work on rabbinic literature. These represent scattered, frequently disjointed, and often contradictory episodic narratives with one or another of the Rabbis (or sometimes other figures in their world) depicted in a single incident. We have no extended biographies or hagiographies in any of the classical rabbinic texts (virtually the only Jewish texts we have between the second and the sixth centuries A.C.).
When one attempts to “reconstruct” a rabbinic figure’s overall depiction in the rabbinic corpus, from various sources, from different geographical and chronological sources, not to mention the anonymous composers and their differing agendas, even within the single anthology that is the Babylonian Talmud, how should we treat the final outcome of this reconstruction? Historical reconstructions of this sort, popular in past research, no longer hold water, 12 but I agree with Boyarin that there is still value to the assemblage of this material: Nevertheless, I believe that one can derive meaning by studying together the stories about a particular Rabbi or other figure because these named characters are themselves a kind of sign or emblem, almost embodied complexes of particular ideas or possibilities for thought (sometimes even impossibilities
9.
S. Gero, “The Stern Master and His Wayward Disciple: A ‘Jesus’ Story in the Talmud and in Christian Hagiography,” JSJ 25 (1994), p. 310–11. 10. S. Brock, “Saints in Syriac: A Little-Tapped Resource,” Journal of Early Christian Studies 16.2 (2008), p. 181–96. 11. D. Boyarin, Dying for God: martyrdom and the making of Christianity and Judaism, Stanford 1999, p. 31–2. 12. See for example, Y. Frenkel, Iyunim be-ʻolamo ha-ruḥani shel sipur ha-agadah, Tel Aviv 1981.
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Ethics and Identity Formation: Resh Lakish and the Monastic Repentant Robber for thought) within the religious world of the Rabbis and the communities within which they were embedded. 13
The embodied complex that is represented in a name, as famous as Resh Lakish, I claim, is significant when compared to similar complexes in monastic literature. Resh Lakish, a rabbinic sage from the second generation of Babylonian Amoraim (3rd century CE), is described in several rabbinic accounts as having a dubious past. One of the texts describes him also as a gladiator outsmarting his enemies, 14 while another describes him as a famous robber, leader of a band of thieves, before his encounter with R. Yoḥanan. 15 Babylonian Talmud, Bava Metz’ia 84a: 16 One day R. Yohanan was bathing in the Jordan. When Resh Lakish saw him he thought he was a woman and leapt into the Jordan after him. He planted his sword in the Jordan and jumped to the other side of the Jordan. When R. Yohanan saw him he said to him, “Your strength should be for Torah.” He said, “Your beauty should be for women.” Said he, “If you will repent I will give you my sister [in marriage], who is more beautiful than I.” He undertook [to repent]; then he wished to return and collect his clothes, but could not. Subsequently, [R. Yohanan] taught him Bible and Mishnah, and made him into a great man.
In what follows I will introduce analogous monastic literary motifs to those present in this story. At the same time, bearing in mind the danger of
13. D. Boyarin, Dying for God, p. 32. But compare to Boyarin’s statement in idem, Socrates and the Fat Rabbis, Chicago 2009, p. 151, dealing with halakhic statements, where texts are transformed to become examples of Bakhtin’s “dialectic”: “The point is not that there is no difference between Rabbi Abbahu’s and Rav Pappa’s views; the point is rather that there is no difference between Rabbi Abbahu and Rav Pappa (the sugya would suffer nothing if they were exchanged).” I thank Zvi Septimus for this reference. 14. Babylonian Talmud, Gittin 47a. The term used in the story is לודאיlwdʼy. For an extensive bibliographical discussion of the exact meaning of this term, see M. Z. Brettler and M. Poliakoff, “Rabbi Simeon ben Lakish at the Gladiator’s Banquet: Rabbinic Observations on the Roman Arena,” HTR 83.1 (1990), p. 95–6, n. 6. 15. For some of the vast choice of scholarly discussions of this story, see Fraenkel, Iyunim baOlamo, p. 73–7; E. Segal, “Law as Allegory? An Unnoticed Literary Device in Talmudic Narratives,” Prooftexts 8.2 (1988), p. 250–1; D. Boyarin, Carnal Israel: Reading Sex in Talmudic Culture, Berkeley 1993, p. 212–19; idem, Unheroic Conduct: the Rise of Heterosexuality and the Invention of the Jewish Man, Berkeley 1997, p. 128–30; R. Kalmin, The Sage in Jewish Society of Late Antiquity, Londres 1999, p. 1–5; I. Hevroni, “A tale of two sinners,” Azure 33 (2008), p. 93–112; A. Kosman, “R. Johanan and Resh Lakish: the image of God in the study hall, ‘masculinity’ versus ‘femininity’,” European Judaism 43.1 (2010), p. 128–45; S. Greenfield-Gilat, The Mother Who Acts in Favor of her Son’s Destiny in Three BT Stories: Literary-Feminist Reading, Jerusalem 2010 (Hebrew University MA thesis). 16. The text is quoted according to Ms. Hamburg 165.
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Michal Bar-Asher Siegal lapsing into “sameness” discourse, I would like to stress that Resh Lakish is very much a “rabbinic sage.” As one of the most prominent sages of the second generations of Amoraim (3rd century CE), with multiple appearances in the rabbinic literature, he is depicted as an accomplished Torah scholar that “When he discussed halakhic questions it was as if he were uprooting mountains and rubbing them together.” (Babylonian Talmud, Sanhedrin 24a) However, the story of his sinful youth and repentance, unique in rabbinic literature, merits a closer examination in light of monastic literary traditions concerning the monastic repentant robbers Moses and Antiochus. At this point, let me also stress that I will not be claiming here that they are the first to be depicted as such, or that one of their literary depictions was the source for the other. I only wish to point out their interesting resemblances in a synchronic analysis of shared motifs found in both religious hagiographies of these repentant robbers-turned leaders (as opposed to a diachronic examination of the repentant robber motif in past traditions). Many of the similarities I will be pointing out can be satisfactorily gathered under the category recently proposed by Galit Hasan-Rokem, when she said: “Not only does Rabbinic literature of Late Antiquity lend itself to folkloristic study on many different levels, but I would argue that the textual philosophy of Rabbinic culture is deeply and comprehensively ethnographic.” 17 Hasan-Rokem offers a study of the Rabbinic texts “from a perspective of folk literature and ethnographic writing,” which prefers “to look at interaction between cultures in terms of dialogue rather than ‘influence’”; to deal “with exchange rather than polemics”; to look “at the constant dynamics between them as represented in the interaction between oral/literal, religious/secular etc.” 18 Her approach, therefore, suggests looking at the texts “dialogically” since: A dialogic approach to folk narrative transmission concentrates on the interface revealed in the existing versions rather than on conjecturing ‘missing links’, which we know are endless in number and mostly oral and therefore often not attainable by philological methods born out of studies of written texts… The fact that we are not able to establish unambiguously the direction of the movement of the narratives from one culture to another is regrettable but should not diminish the importance of the connection itself. 19
Taking the ethnographic character of the sources in mind, assuming an oral transmission on both sides, as well as written traditions, I shall attempt
17. G. Hasan-Rokem, “Narratives in dialogue: a folk literary perspective on interreligious contacts in the Holy Land in rabbinic literature of late antiquity,” in A. Kofsky, G. G. Stroumsa (dir.), Sharing the Sacred; Religious Contacts and Conflicts in the Holy Land, First-Fifteenth Centuries CE, Jerusalem 1998, p. 109. 18. Ibid., p. 127. 19. Ibid., p. 126.
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Ethics and Identity Formation: Resh Lakish and the Monastic Repentant Robber to outline a general survey of close literary motifs in both corpora of texts, without attempting to decipher their relationship. The goal, as I said, is to demonstrate closeness and explore potential avenues in examining the two side by side, and not a description of the way it came about. The literary motif of the repentant robber is common in Christian literature in general, and in monastic literature in particular. For example Paphnutius 2 (PG 65:380, ward, P. 202): It was said of Abba Paphnutius that he did not readily drink wine. One day he found himself on the road facing a band of robbers who were drinking wine. The captain of the band was acquainted with him and knew that he did not drink wine. Seeing how weary he was, he filled him a cup of wine and holding his sword in his hand he said to him, ‘If you do not drink this, I will kill you.’ So the old man, knowing that he was fulfilling the commandment of God and in order to win the confidence of the robber, took the cup and drank it. Then the captain asked his forgiveness, saying, ‘Forgive me, Abba, for I have made you unhappy.’ But the old man said, ‘I believe that, thanks to this cup, God will have mercy on you now and in the age to come.’ Then the robber captain said, ‘Have confidence in God that from now on I shall not harm anyone.’ So the old man converted the whole band by giving up his own will for the Lord’s sake.
Famously present in Luke’s account of Jesus’ crucifixion (23:39–43), they are explicitly mentioned as exemplars, in stories of repentant robbers, turned holy men. For example, in the story of the robber-chief Antiochus, the decision of Simeon Stylite to not surrender the robber to his prosecutors is described thus: The saint said to them, ‘With our master Jesus Christ were crucified two thieves, one of whom received according to his deeds while the other inherited the kingdom of heaven. If someone can stand against the one who sent him here, let him come and drag him away himself, since I, for my part, neither led him here nor can I send him away.’ 20
Robbers were a common phenomenon in the Roman world, 21 and they were indeed major figures in Greco-Roman literary works, fictional and historical novels. 22 They were “undesirable role models for those wishing to construct a socially sanctioned masculine identity.” 23 In a borderline status
20. R. Doran, The Lives of Simeon Stylites, Kalamazoo 1992, p. 95–7. I am grateful to Yishai Kiel for referring me to this source. 21. B. D. Shaw, “Bandits in the Roman Empire,” Past and Present 105 (1984), p. 5–52; idem, “The Bandit,” in A. Giardina (dir.), The Romans,.Chicago 1993, p. 300–41. 22. See K. Hopwood, “All That May Become a Man: The Bandit in the Ancient Novel,” in L. Foxhall, J. Salmon (dir .), When Men Were Men: Masculinity, Power, and Identity in Classical Antiquity, London 1998, p. 195–204. 23. K. Hopwood, “All That May Become a Man,” p. 195.
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Michal Bar-Asher Siegal they “[m]enac[ed] the Roman state’s authority by replicating its use of organized violence… yet removing the use of violence from a legal base.” 24 The repentant robber thus presents us with a literary protagonist who moves from the blurry fringes of society into the very heart of its spiritual elite. According to Palladius, Abba Moses, known as “The Robber,” was an “Ethiopian by birth,” meaning he had ancestry from somewhere south of the Sahara. 25 He was a slave dismissed of his master’s services “because of his great recalcitrance and penchant for robbery.” He then led an outlaw’s life in Nitria and was leader of a band of seventy thieves. Only later in life did he become a monk. According to Palladius, he was trained by Isidore the Priest, was ordained as a priest himself, and became one of the great fathers of Scetis. 26 We are told that, “Abba Poemen said, ‘Since Abba Moses and the third generation in Scetis, the brothers do not make progress anymore’.” (Poemen 166, PG 65.361, Ward 190). Antonius’s account of The Life of Simeon Stylites describes the repentant robber, Antiochus: Hear another extraordinary wonder. There was a robber-chief (archilestes) in Syria named Antiochus, also called Gonatas, whose deeds were recounted throughout the whole world. Soldiers were frequently sent to catch him and lead him to Antioch, but no one could catch him because of his mighty strength. Bears and other beasts were kept ready in Antioch because he would have to fight the beasts, and the whole city of Antioch was in a commotion because of him.
This Antiochus was a head of robbers but also a gladiator fighting animals in his spare time. Much like Resh Lakish, a career in robbery goes hand in hand with the traits of gladiators. On the two traditions in the stories about Resh Lakish Daniel Boyarin wrote: 27 Resh Lakish, although “ethnically” Jewish, is clearly in the beginning of the narrative stereotyped as a follower of Roman cultural paradigms. The term used to describe him at this stage in his life is listes [in Greek lèstès], brigand, but he seems here to have been as much a soldier or a gladiator as a thief, and a sexual libertine as well. Indeed, by the time that this story is being told, and in the eastern reaches of the Sassanian Empire where it is being told, these
24. E. Thurman, “Looking for a Few Good Men: Mark and Masculinity,” in S. D. Moore, J. Capel Anderson (dir.) New Testament Masculinities, Atlanta 2003, p. 141. And see there p. 137–62 for many bibliographical references on robbers in the Roman World and its literature, as well as in Thomas Grünewald, Bandits in the Roman Empire: Myth and Reality, London – New York 2004). 25. W. Harmless, Desert Christians, p. 203–6. 26. Palladius Historia Lausiaca 19, Ward, p. 138–43. 27. D. Boyarin, Unheroic Conduct, p. 128–9.
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Ethics and Identity Formation: Resh Lakish and the Monastic Repentant Robber figures would probably have been conflated in the cultural imagination into a single image of violent, sexually aggressive masculinity.
Boyarin is making the point that the combination of the two descriptions, robber and gladiator, in the literary depiction of the figure of Resh Lakish is meant for the maximization of the “image of violent, sexually aggressive masculinity.” The same description can be applied to robber/gladiator Antiochus. Interestingly, the portrayals of Resh Lakish on the one hand and Abba Moses and Antiochus on the other, bear additional similarities. One of the shared motifs is the physical strength manifested by the ability to cross a large river during their respective robber days. As can be seen from the passage quoted above, before jumping into the river, Resh Lakish is said to have planted his sword in the Jordan. The description of the burly robber, sword in hand, conquering a river in pursuit of a beautiful woman is striking. 28 However, this display of potency heightens the loss of his strength that occurs when Resh Lakish agrees to enter the study house. The famous story about the early, wicked days of Abba Moses is told in Palladius, and preserved in the Syriac version: He had as an enemy a certain shepherd, against whom he remembered certain evil things, and he went to steal [sheep] from his flock. And the shepherd was told by a certain man, [who said], “Moses hath crossed the Nile by swimming, and he holdeth a sword in his hand, and his clothes are placed on his head; and he hath crossed the river by swimming” 29
Like Resh Lakish, Abba Moses’ strength is demonstrated by his ability to cross the river with his sword on his way to commit the offense of stealing sheep. In comparison, while Resh Lakish’s intentions when jumping into the water are not explicitly mentioned, the reason for his actions was what he thought was the sight of a beautiful woman bathing. Therefore, Boyarin’s reading of this story seems apt: Resh Lakish is being depicted as a “sexual libertine,” described in “the image of a violent sexually aggressive masculinity” and as having “clear and aggressive sexual intent,” 30 in pursuing the bathing woman in the river. Therefore, both narratives, in the rabbinic and Christian hagiographical accounts, chose a shared literary motif to demonstrate the potency of two fearsome brigands: Resh Lakish and Abba Moses, on their way to commit a crime, making a manly effort in crossing a river, sword in hand, in their “pre-sainthood” days.
28. A “phallic imagery which symbolizes Resh Lakish’s unbridled virility” (See Boyarin, Carnal Israel, p. 215–16). 29. Anan Isho, The Book of Paradise; Being the Histories and Sayings of the Monks and Ascetics of the Egyptian Desert. By Palladius, Hieronymus and Others, trans. and ed., E. A. Wallis Budge, London 1904, p. 215–16. 30. Boyarin, Unheroic Conduct, p. 128–30.
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Michal Bar-Asher Siegal In a similar, yet different story we read about Antiochus: Now when they went out to catch him they found him drinking in an inn in some village and the soldiers surrounded the inn. When he learnt of this, [the robber] began to stage a scene. There was a river in the village and that robber-chief had a mare he used to order about as if it were human. Rising up, he threw his clothes onto the mare and said to it, “Go to the river and wait for me there.” The mare left the inn biting and kicking, and when it got to the river it waited for him. Then the robber-chief also came out of the inn unsheathing his sword, crying out and saying to the crowd of soldiers, “Flee lest someone be killed,” and none of the soldiers could overpower him. Escaping all those surrounding him, he crossed the river with his mare and, mounting her, reached the enclosure of holy Simeon.
The robber escapes from his captors, sword in hand, crossing the river to the holy man, where he will repent. In this case, he is not swimming, but rather crossing it on his mare. He is not crossing it to commit a felony, but rather to escape punishment. But the virility of the scene is still apparent. The single man, the masculine robber, sword in hand, crosses a river, right before his humble repentance. As noted above, the rabbinic story is preoccupied with sublimation and its role in the life of the scholar. 31 Resh Lakish becomes weak upon agreeing to join the world of Torah. This is a motif found elsewhere in rabbinic literature, where the study of Torah is manifested in the weakening of the body, most famously in the saying: “R. Hanina said: Why is [the Torah] called Tushiyah ( ?)תושיהBecause it weakens the strength of man.” (Babylonian Talmud, Sanhedrin 26b, ms. Yad haRav Herzog). 32 In some cases, just the mention of the possibility of study has this physical effect, before the actual study takes place. 33 Resh Lakish’s physical strength is diverted to “rabbinically acceptable channels”: a passion for Torah study and devoted discipleship of his teacher. 34 He becomes a famous rabbi, a bright scholar who appears in many Talmudic sources. Similarly to Resh Lakish’s loss of physical strength as part
31. See R. Kalmin, The Sage in Jewish Society, p. 4. 32. See for example, the story about Elazar b. R. Shimeon who “was put in charge of pressing men and animals into forced labor” ()איתמני אנגרבטיס מפיק עבודה, and was taught by Elijah for 13 years, and then “once he was able to recite the Sifra he could not even carry his own cloak.” (Pesikta deRav Kahana 11:22, English translation according to Pĕsiḳta dĕ-Raḇ Kahăna: R. Kahana’s compilation of discourses for Sabbaths and festal days, William G. Braude, Israel J. Kapstein (trans.), Philadephia 2002, p. 294–5). I thank Tzvi Novick for this reference. 33. The next passage in Pesikta deRav Kahana 11:22, tells about the steward in Rabban Gamaliel’s house who “could carry as much as forty se’ah of corn to the baker.” However, upon simply hearing a suggestion to study Sifra “he could no longer carry even one se’ah,” p. 295. 34. See Boyarin, Carnal Israel, p. 215–16.
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Ethics and Identity Formation: Resh Lakish and the Monastic Repentant Robber of a spiritual transformation, later in the monastic story Moses’ repentance entails the weakening of his body by fasting and other ascetic practices, to the point of severe illness and the loss of physical strength. Unlike Resh Lakish, who loses his power by accepting the yoke of Torah, his loss of power is due to fasting and other ascetic practices: He made a covenant with God that he would neither sleep during the whole night nor bend his knees, and he dwelt in his cell for seven years, and remained standing the whole of each night with his eyes open, and he never closed his eyelids… and he was ill for a long time, and he never thoroughly recovered from his illness, and he never again enjoyed the health of body which he had possessed formerly.” 35
In this way, through severe ascetic practices, Abba Moses completed his transformation from fearsome robber to holy man and became one of the most famous and revered Abbas of his day. In the Babylonian Talmud we find a rabbinic version of the loss of strength motif, connecting it to the study of the Torah, while in the monastic stories, severe ascetic practices. But in both cases, the protagonists’ transition to a life of holiness is accompanied by the loss of their previously-possessed, impressive physique. 36 Antiochus, on the other hand, dies within hours of his escape. When he is left alone with Simeon, he stretched out his hands towards heaven, and said ‘Son of God, receive my spirit in peace’, and then wept for two hours. “Then, placing himself in front of the pillar of the righteous one, he immediately gave up his spirit.” The story doesn’t mention an explicit loss of physical powers, but the rigorous crying and ultimate death stands in strong contrast to the muscular robber of a few hours ago. After a fruitful career in rabbinic academic circles, Resh Lakish’s death is told in relation to a legal, halakhic argument with R. Yohanan, his teacher. During the argument, having to do with the purity of various knives and daggers, R. Yohanan, upset by his student’s disagreement with his own opinion, publicly humiliates Resh Lakish by saying to him: “The brigand knows his trade.” 37 As a result of this argument Resh Lakish became very sick, and R. Yohanan’s sister, Resh Lakish’s wife, came to ask for his mercy in sparing his life:
35. The Book of Paradise, p. 216. 36. Another example of the connection between ascetic practices and their contribution to one’s spiritual advancement can be seen in the story from the Babylonian Talmud of R. Shimon bar Yohai, where he assigns his advances in Talmudic rhetoric to his prolong stay in the cave, and the physical difficulties he endured (bodily clefts and the likes). See M. Bar-Asher Siegal, “The Making of a Monk-Rabbi: the Background for the Creation of the Stories of R. Shimon bar Yohai in the Cave,” Zion 76:3 [This is part 3 of Volume 76] (2011), p. 279–304 (Hebrew). 37. See Segal, Law as Allegory?, p. 255, n. 41.
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Michal Bar-Asher Siegal His sister [R. Yohanan’s sister, the wife of Resh Lakish] came and wept before him: she said, “Forgive him for my sake.” He did not pay attention to her. “Forgive him for the sake of my son,” [she pleaded.] He replied: “Leave thy fatherless children. I will preserve them alive (Jer 49:11).” “For the sake of my widowhood,” He said to her: “And let thy widows trust in me (Jer 49:11).” Resh Lakish died.
Despite the horrendous implications of R. Yohanan’s argument with Resh Lakish for his sister and her children, he refuses to relent, even when confronted by her sorrowful pleas. R. Yohanan ignores the emotional aspects of his sister’s request and puts himself in the position of the biblical God from the verses, who feeds his followers. This way, he isolates the financial elements of her request, and addresses them only while rejecting the emotional ones. 38 In light of the rabbis’ healing powers that feature in several rabbinic narratives, R. Yohanan’s refusal appears especially cruel. 39 R. Yohanan’s refusal to answer to his sister’s pleas erodes his stature in the readers’ eyes since he causes pain to a widow and orphans, as the Torah repeatedly mandates compassion for these poor and defenseless members of society. 40 Separation from one’s family is another common feature, emphasized in early Christianity, beginning with Jesus’ call to others to follow him and leave their parents, for example in Luke 14.25–27. As Elizabeth A. Clark writes: Many verses in the Synoptic Gospels urge relaxation- or abandonment – of family ties in order to follow Jesus, often in the context of eschatological expectation. With the delay (or failure) of the parousia and the nonfulfillment of the eschaton, these verses were stripped from their context and read as timeless injunctions for ascetic living: the content was appropriated, if not the probable motivation. 41
The desert fathers took this call to an extreme and some of their sayings testify to a complete severance of family relations. A certain story, Poemen 5
38. See Greenfield Gilat, p. 27. 39. Kalmin (The Sage, p. 3.) reads this story as critical of Palestinian rabbinic attempts to “win disciples from among the non-rabbinic population, and protests against the inferior product produced by this outreach effort”. According to this reading, R. Yohanan is being criticized for recruiting Resh Lakish, the robber. 40. Ibid., p. 3. And see Kosman, “R. Johanan and Resh Lakish,” who puts the sister at the focus of this ironic story. 41. E. A. Clark, Reading renunciation: asceticism and scripture in early Christianity, Princeton 1999, p. 196. See there p. 196–203 for an extensive survey of ascetic use of NT verses to promote defamilialization. But see for example C. T. Schroeder, “Child Sacrifice in Egyptian Monastic Culture: From Familial Renunciation to Jephatah’s Lost Daughter,” Journal of Early Christian Studies 20 (2012), p. 269–302, at p. 280, who claims that “representations of the ascetic life as a complete rejection of traditional family, however, are somewhat exaggerated”, based on evidence from Shenoute’s monastery.
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Ethics and Identity Formation: Resh Lakish and the Monastic Repentant Robber (PG 65.320, Ward, P. 165) tells of Abba Poemen’s cruel reaction to his sister’s distress: The magistrate of that district once wanted to see Abba Poemen but the old man did not want to see him. So he seized his sister’s son and threw him into prison, under the pretext that he was a criminal saying, “If the old man comes to intercede for him I will let him go.” Then his sister came to weep at Poemen’s door, but he gave her no answer. Then she reproached him in these words saying, “Heart of stone, have pity on me, for he is my only son.” But he only said to her, “Poemen has not brought forth any sons.” At that she went away.
Even though the troubles of his sister and nephew resulted from the Abba’s relationship with the magistrate, he would not help his sister. She repeatedly asks for his mercy, pleading for the sake of her loved one, yet he refuses. As in the Resh Lakish story, the misery and cries of a stricken sister make no impression on the Abba. The protagonist is portrayed as stubbornly refusing to allow family considerations to affect his routine, be it a scholarly decision to sever ties with a student in the rabbinic story, or a holy man’s refraining from dealing with a magistrate to avoid interfering his chosen life of solitude. The sisters’ suffering and pleading, as well as the consequences of their brothers’ refusal to help, has no effect. Of course, in this case the literary topos parallels that of R. Yohanan in the Talmudic story, and not of Resh Lakish. Another difference is that Abba Poemen is being coerced by the magistrate, while R Yohanan is not presented with such circumstances. However, I think that the literary motif of both stories, according to which the protagonist’ heart is not affected by his sister’s misery benefit from this comparison, stressing the separation from one’s family consideration in favor of “purely” scholastic/ monastic considerations. Finally, we may note in connection with the figure of Resh Lakish that two passages in the Babylonian Talmud attribute to him rather extreme qualities of equanimity. In one passage he is ascribed abstinence from laughter (Berakhot 31a): R. Yohanan said in the name of R. Shimeon b. Yohai: “It is forbidden to a man to fill his mouth with laughter in this world”… It was related of Resh Lakish that he never again filled his mouth with laughter in this world after he heard this saying from R. Yohanan his teacher.
While another passage attributes to him a belief that anger distances one from God and prophecy (Pesachim 66b): Resh Lakish said: “As to every man who becomes angry, if he is a Sage, his wisdom departs from him; if he is a prophet, his prophecy departs from him.” Both elements, especially the emphasis on laughter, are distinctive in rabbinic literature, but very common in monastic texts. The two are interestingly linked in both literatures, so in the Babylonian Talmud, both anger 65
Michal Bar-Asher Siegal and laughter are coupled in the evaluation of a man’s character, Eruvin 65b (Ms. Vatican 109): “R. Ila said: By three things may a person’s character be determined: By his cup, by his purse, and by his anger; and some say: by his laughter also.” And one saying in the Apophthegmata connects laughter and anger together as undesirable to monks, when Abba Nisterus said: “Swearing, making false oaths, lying, getting angry, insulting people, laughing, all that is alien to monks.” 42 Monastic rules, famously critical of laughter, appear in many sources. 43 Already in the earliest surviving monastic rules, those of Basil, archbishop of Caesarea (370–379 CE), composed in Greek, laughter was prohibited. 44 Along the same lines, in the Sayings we find passages suggesting that laughter is not among the behaviors of admirable men. For example, we hear of Pambo 13 (PG 65.372, Ward, P. 197): “They said of Abba Pambo that his face never smiled.” Similarly, in both literatures we find a negative view of anger in great men. Rabbinic literature in a few places cautions against anger, so Mishnah Avot 2:10 warns a man not to be easily provoked ()אל תהי נוח לכעוס, and Babylonian Talmud, Shabbat 105b, equates between a man who acts in anger to a man who worship idols, since he is ruled by his evil inclination.
42. Nisterus 5 (PG 65:308, Ward p. 155). 43. The Middle Ages historian Jacques Le Goff summarizes the view on laughter in medieval western culture: “In Christian culture there are two fundamental kinds of laughter, derived from the Old Testament: a positive laughter, expressing the vital affirmation of the person laughing, and a negative, mocking laughter. This derisive laughter takes two major forms: derision or mockery, and subsannatio, the sniggering characteristic of malevolence. But even simple laughter, risus, is the object of ecclesiastical, and especially monastic, condemnation. In monastic ideology, laughter is the legacy of a hated paganism and linked to the diabolical expressions of the flesh: theatrical gestures, drunkenness, possession. In man, it is the devil who laughs.” (“Laughter in Brennu-Njals saga,” in From Sages to Society: Comparative Approaches to Early Iceland, New York 1992, p. 161). This view, however, changes towards a “progressive liberation of laughter in the High Middle Ages” (Le Goff, there). See also idem, “Laughter in the Middle Ages,” in J. Bremmer, H. Roodenburg (dir.), A Cultural History of Humour: From Antiquity to the Present Day, Cambridge 1997, p. 40–53; and idem, “Le rire dans les règles monastiques du haut Moyen Âge,” in C. Lepelley et al., Haut Moyen Âge: culture, éducation et société. Études offertes à Pierre Riché, Nanterre – La Garenne-Colombes 1990, p. 93–103. 44. Byzantine Monastic Foundation Documents: A Complete Translation of the Surviving Founders’ Typika and Testaments, Volume 1, J. P. Thomas, A. Constantinides Hero, G. Constable (dir.), Washington DC 2000, p. 24; and references to later monastic rules in n. 13 there.
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Ethics and Identity Formation: Resh Lakish and the Monastic Repentant Robber As Peter Brown 45 and Graham Gould 46 both pointed out, while we often imagine sexuality as the monk’s chief spiritual battle, in fact anger appears more frequently in the monastic sources as the utmost challenge. 47 Abba Poemen said: “A monk does not complain of his lot, a monk does not return evil for evil, a monk is not angry.” 48 Abba Isidore said, “One day I went to the market place to sell some small goods; when I saw anger approaching me, I left the things and fled.” 49 And Abba Ammonas said: “I have spent fourteen years at Scetis asking God night and day that he give me the grace to conquer anger.” 50 Peter Brown has suggested a connection between these views on anger and those that promote isolation from human relations, on the one hand, and the desire of property owners to escape the socio-economic tensions of third and fourth century Egyptian villages. 51 This view was challenged as not sufficiently sustained, 52 but for my purposes it is important to note that aside from the social function of these sayings, in promoting good relations between fellow men, in some sayings we have an explicit indication that anger actually distances one from God. Thus we read in Abba Agathon 19 (PG 65.113, Ward, P. 23): “The same Abba said a man who is angry, even if he were to raise the dead, is not acceptable to God.” According to both passages – the rabbinic view and this last one from the Apophthegmata – even when men have reached greatness, once they allow themselves to become angry, their greatness is no longer acceptable to God. Following Boyarin’s recommendation to “derive meaning by studying together the stories about a particular Rabbi or other figure because these named characters are themselves a kind of sign or emblem,” it is therefore interesting to note that the two statement regarding laughter and anger are attributed to Resh Lakish. In conclusion, we may consider the following constellation of narrative as featuring in the portrayals of religious leaders: a) originally a repentant robber, with or without a gladiator past; b) his physical strength is demonstrated by
45. P. Brown, The Making of Late Antiquity, Cambridge 1978, p. 88: “anger, a sin of human relations, bulked larger with the ascetics than did the ‘demon of fornication,’ which lurked in their bodies.” 46. G. Gould, The desert fathers, p. 112 47. Anger and fornication are often connected. See for example Poemen 115 (PG 65:348, ward p. 184): “A brother asked Abba Poemen, ‘What shall I do, for fornication and anger war against me?’ The old man said, ‘In this connection David said: I will pierce the lion and I will slay the bear. (1 Sam 17:35); that is to say: I will cut off anger and I will crush fornication with hard labour.’” 48. Poemen 91 (PG 65:344, Ward, p. 180). 49. Isidore 7 (PG 65:221, Ward, p. 97); see also Isidore 2 there. 50. Systematic collection 7.3, as translated in Harmless, Desert Christians, p. 236. 51. P. Brown, The Making of Late Antiquity, p. 83–90. 52. C. Luibhéid, “Antony and the Renunciation of Society,” Irish Theological Quarterly 52 (1986), p. 304–14 and Gould, Desert Fathers, p. 113.
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Michal Bar-Asher Siegal crossing a river, sword in hand, with the intention to commit a crime; c) his conversion to spiritual life, following which he loses his brawn; d) and in the same story, the literary motif of a sister ignored in favor of the chosen spiritual path, analogous to monastic depictions of holy Abbas, such as Abba Moses. In addition to these we noted two additional sayings in rabbinic literature attributing to Resh Lakish “ascetic”-like views, present in monastic literature. I wish to claim that such shared depictions of central figures in monastic and rabbinic texts are indicative of an overlap between the two religious communities as they are presented in their respective literatures. This overlap is found neither in explicit theological statements nor in dogmatic formulations of religious agendas. Rather, it lies in the ways in which both corpora choose to describe their leaders’ past, the physiological effects of spiritual advancement, and in the leaders’ moral choices in their familial relationships. In turn, these common ethic-related aspects become the focal points of key texts of both religious groups, which, ironically, each of them utilize these literary interactions in the discrete processes of identity construction. While elsewhere I have claimed for an actual historical connection between the composers of other analogous paragraphs in the above corpora, here I would like to suggest that genealogical conclusions notwithstanding, the comparison between the two is enlightening in other ways. What can we learn about a society that chooses to portray its heroes as former villains: thieves, potential rapists or even murderers, leading bands of outlaws? I believe that it is the realization that persons possessing leadership qualities can be transformed from brigand chiefs to holy community leaders. As one may expect, the text uses the past to glorify even more today’s heroic holy leader by emphasizing the effort required of him to overcome his dubious biography. However, at the same time, such a past also projects on the repentant’s current stature. In the Apophthegmata, the sayings about Abba Moses describe him as shaping his reformed behavior in light of his sinful past, as in Moses 2 (PG 65.281–3, Ward, 138–9): A brother at Scetis committed a fault. A council was called to which Abba Moses was invited, but he refused to go to it. Then the priest sent someone to say to him, “Come, for everyone is waiting for you.” So he got up and went. He took a leaking jug, filled it with water and carried it with him. The others came out to meet him and said to him, “What is this, Father?” The old man said to them, “My sins run out behind me, and I do not see them, and today I am coming to judge the errors of another.” When they heard that they said no more to the brother but forgave him. 53
53. On this story as an example of a chreia K. E. McVey, “The chreia in the desert: rhetoric and the Bible in the Apophthegmata Patrum,” in A. J. Malherbe, F. W. Norris, J. W. Thompson
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Ethics and Identity Formation: Resh Lakish and the Monastic Repentant Robber Abba Moses’ former experiences compel him to instruct his brothers to withhold judgment. His biography, in fact, is advantageous in his instruction of righteous behavior in situations where others find it more difficult to recognize the need for it. The protagonist’s past, however, also comes to haunt him. Abba Moses, of black skin, is often treated with contempt and abuse, due to his past and skin color, Moses 2 (PG 65.283, Ward, 139): Another day when a council was being held in Scetis, the Fathers treated Moses with contempt in order to test him, saying, “Why does this black man come among us?” When he heard this he kept silence. When the council was dismissed, they said to him, “Abba, did that not grieve you at all?” He said to them, “I was grieved, but I kept silence.”
The sources dealing with the color of Abba Moses’ skin have received scholarly attention. They were examined not only in order to understand ancient attitudes towards the black-skinned men, 54 but also to look at them as “rhetorical strategies within ascetic discourse,” 55 and as attempts to “reconstruct the cultural logic that lay behind the image.” 56 David Brakke claimed that the “ambiguity of the Ethiopian” in monastic literature, where demons were often described as Ethiopians, “exemplified an ambivalence about the intractable yet reformable human self that lay at the heart of the monastic project.” 57 This is a manifestation of “the hybridity of a discourse”: Abba Moses who was able to repent and transform into a holy Abba by ascetic practice, was nevertheless “an Ethiopian,” a manifestation of wider cultural stereotype. Not only is Abba Moses treated to prejudice because of his origin and skin color, he is also told to have seen his death at the hands of Mazices – a tribe of barbarian raiders who sacked Scetis in 407 CE, as connected with his past life:
54.
55. 56. 57.
(dir .), The Early Church in its Context: In Honor of Everett Ferguson, Supplements to Novum Testamentum 90, Leiden 1998, p. 245–55, at p. 248. F. M. Snowden, Jr, Blacks in antiquity; Ethiopians in the Greco-Roman experience, Cambridge 1970, p. 209–11; P. Mayerson, “Anti-Black Sentiment in the Vitae Patrum,” Harvard Theological Review 71, 1978, p. 304–11; L. Cracco Ruggini, “Intolerance: Equal and Less Equal in the Roman World,” Classical Philology 82 (1987), p. 187–205; K. O’Brien Wicker, “Ethiopian Moses (Collected Sources),” in V. L. Wimbush, Ascetic Behavior in Greco-Roman Antiquity: A Sourcebook, Minneapolis, 1990, p. 329–48; P. Frost, “Attitudes Toward Blacks in the Early Christian Era,” Second Century 8 (1991), p. 1–11. V. Wimbush, “Ascetic Behavior and Color-ful Language: Stories about Ethiopian Moses,” Semeia 58 (1992), p. 81–92. D. Brakke, “Ethiopian Demons: Male Sexuality, the Black-Skinned Other, and the Monastic Self,” Journal of the History of Sexuality 10 (2001), p. 501–35; idem, Demons and the making of the monk: spiritual combat in early Christianity, Cambridge 2006, p. 157–81. D. Brakke, “Ethiopian Demons,” p. 507.
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Michal Bar-Asher Siegal One day, when the brethren were sitting beside him, he said to them, “Look, the barbarians are coming to Scetis today; get up and flee.” They said to him, “Abba, won’t you flee too?” He said to them, “As for me, I have been waiting for this day for many years, that the word of the Lord Christ may be fulfilled which says, ‘All who take the sword will perish by the sword.’ (Matt 26.52)”… They then came in and slew them. 58
As mentioned above, Resh Lakish’s past is also used against him. R. Yohanan, upset by Resh Lakish’s disagreement with his own opinion over a halakhic question involving knives, publicly humiliates Resh Lakish by saying to him: “The brigand knows his trade.” Resh Lakish replies: “And where have you benefited me: there [as a robber] I was called Master [=lit. rabbi], and here I am called Master.” Resh Lakish is confronted with his past at the study house, as it is used against him. Contrary to the monastic emphasis on Abba Moses’ meek tolerance for the abuses he is subjected to, Resh Lakish confronts R. Yohanan in such a way that leads to an inconsolable rift between them, and ultimately to Resh Lakish’s untimely death. He replies by suggesting that if his sins come back to haunt him, then his reformation may not have been beneficial after all, and thus it was not worth the effort. With all these differences, I wish to stress the commonality of both traditions: both literatures retain a sense that the past of its repentant leader is always a part of its present. There are ramifications, and even for great Abbas and rabbis, being once a robber, presents a challenge to the members of the society they now joined. When discussing Abba Moses, David Brakke writes: “the taunting of Abba Moses in the Greek Apophthegmata may be read as the monks’ failed attempt to reassert the essentialized stability of ‘white’ and ‘black’ identities in the face of the ambivalence embodied in Moses’ mimicry.” 59 Brakke uses here Homi BhaBha’s famous analysis of mimicry. 60 BhaBha stresses that “the other,” when it mimics the colonizer, in fact threatens the gap between the two: “The ambivalence of colonial authority repeatedly turns from mimicry – a difference that is almost nothing but not quite – to menace – a difference that is almost total but not quite.” 61 In this case, Abba Moses presents to the other monks the ambivalence of a totally reformed man, supposedly like them, but whose past is literally staring at their faces, through the color of his skin. He is like them, but not quite. Therefore he is threatening. The ambivalence Brakke deals with is obviously a result of the contrast between
58. Moses 10 (PG 65:285, Ward, p. 140), though Palladius did not seem to know this account of Abba Moses’ death (Harmless, p. 205). 59. D. Brakke, “Ethiopian Demons,” p. 530. 60. H. BhaBha, “Of Mimicry and Man: The Ambivalence of Colonial Discourse,” Discipleship: A Special Issue on Psychoanalysis (1984), p. 125–33. 61. Ibid., p. 132.
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Ethics and Identity Formation: Resh Lakish and the Monastic Repentant Robber “the black” and “the white,” where skin color plays a crucial role. However, BhaBha’s notion of mimicry is useful for this comparative look at the rabbinic material as well. I think we can use Brakke’s observation, despite the lack of the physical aspect, in reading Resh Lakish’s story to better understand R. Yohanan’s denigrating statement to him – “The brigand knows his trade.” Why would R. Yohanan, who dedicated time and effort into transforming Resh Lakish, until he became his partner in the study house, abuse his student by reminding him of his past wicked ways? If we read this part of the story à la BhaBha/ Brakke, then we are dealing here with a classic case of mimicry threatening the boundaries between “the colonized man” and the “colonizer.” Supposedly R. Yohanan, a representative of the rabbinic “ruling class,” has “colonized” Resh Lakish, made him transform his powers to the use of Torah study, made him into a great rabbi. He has taken “the other,” the robber, and made him one of the “civilized,” cultural rabbinic elite. However, as this disastrous situation reveals, he is not ready to give up the gap between him and this other. R. Yohanan is having a hard time dealing with the ambivalence embodied in Resh Lakish’ mimicry. As if he is saying to him: You are “like me,” a great scholar. But you’re not quite. I know where you came from. How dare you disagree with me as an equal. This built-in tension comes out bursting with tragic results. Both protagonists are thus portrayed is such a way that they reach their current position as spiritual leaders from sinful lives, and this fact has all the same serious ramifications on their new personas. Both Abba Moses and Resh Lakish are a threat to their “colonizers,” and the cultural gap between their previous life and the one to which they transformed. This is why they are both, after all they achieved, still denigrated. As we attempt to compare rabbinic and monastic texts, in creating literary traditions about repentant leaders, the reactions of members of the original elite, now joined by the protagonist, is thus interestingly analogous. This literary motif corresponds with the topos of the repentant whore, in which the women’s stories exemplify the reforming powers of the desert fathers who could rescue them from their evil ways. 62 The cognate stories of repentant whore and repentant robber were very popular in the Middle Ages, forming part of a “literature of conversion” that was meant to serve as an encouraging illustration of the far reach of the grace of forgiveness. Just like the repentant whore, the repentant robber motif offers a lesson to potential listeners: regardless of how base one may come to be, one can always rectify one’s ways. Physical strength, however, is inconsistent with the new life of repentance. One cannot move from one world to the other and stay the same.
62. S. Elm, Virgins of God: the Making of Asceticism in Late Antiquity, Oxford – New York 1994, p. 258.
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Michal Bar-Asher Siegal Physical strength is incompatible with the study of Torah, or with the spiritual life aspired by the monks. And finally, when the stories are looked at carefully, the past of the convert might never be so far behind for his fellow holy men. But most importantly, the above parallel literary motifs frame the shared narratives that form the basis of formative texts in both religions, offering a unique perspective on questions of identity formation in contemporaneous parallel religious societies. Conclusion In this paper, I have treated an example of literary analogies between rabbinic and monastic texts. It is important, I wish to claim, not only for their possible historical significance in the study of their authors; an aspect that sheds light on Jewish-Christian relations in the Persian Empire in the first centuries CE (a question I choose to leave aside in this paper); More relevant to the topic of this collection of essays, they are instructive of the way in which religious groups defined their identity vis-à-vis other groups, and the role that ethical issues played in this self-definition. Describing the revered master’s spiritual transformation from a sinful life, may seem trivial in the grand scheme of things, but it forms part of the moral foundation of a religious society. And when this receives such similar treatment in two vastly different societies, we find that shared moral values do signal the intersection between formed identities. It is important to note that I am not claiming that the narratives of both religious groups do not differ. Rather, I would like to emphasize my objection to the use of “sameness” language in this context, which was emphasized by Smith mentioned above. 63 Resh Lakish is very much a Jewish rabbi whose ultimate goal is to join a world of Torah scholars, while Abba Moses is a Christian monk, with everything that such a position entails. What I did want to foreground are the inner moral choices that each text presents within each religious and spiritual world. Here we can detect, I believe, literary intersections that signal a form of spiritual dialogue that lies at the very foundation of each religious text. If one makes the historical case for a connection between the Syriac traditions of the monastic texts and the composers of the rabbinic ones, it only reinforces the overall claim for an inter-religious dialogue. But even without staking this claim, the comparative study of such literary analogies by itself is beneficial as it may shed light on our understanding of how two contemporaneous societies chose to define central aspects of their religious identities.
63. See Smith, Drudgery Divine, p. 42–3.
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L’ÉTHIQUE ET/DE L’AUTRE : LE CHRISTIANISME À TRAVERS LE REGARD POLÉMIQUE DES TOLEDOT YESHU
John G. Gager Princeton University 1 Daniel Stökl Ben Ezra École pratique des hautes études 2
L’identité référentielle - l’identité collective et les frontières Chaque groupe construit sa propre identité (collective) en se distinguant des autres en délimitant le dedans du dehors. Les frontières entre ces groupes n’ont pas tous le même statut et le même caractère. Il y a des groupes avec des frontières plus ou moins poreuses, des frontières plus ou moins infranchissables. De plus, il faut rappeler que chaque individu qui s’identifie avec un groupe s’identifie également avec d’autres groupes. Un individu appartient à sa famille proche, à sa famille élargie, à son clan de mafia, à son village, à sa région, à son pays, à son ethnos, à sa religion, à son corps de métier et à son club de sport, etc. (et chaque catégorie pourrait être déclinée au pluriel). De plus, l’identification d’un individu avec un groupe ou un autre connaît une intensité variable selon le contexte dans lequel se trouve la personne et selon ses actions, plusieurs fois par jour. L’identité collective de chaque groupe change aussi mais moins rapidement que celle d’un individu. Afin de diversifier les approches représentées à ce colloque, il nous a semblé utile d’utiliser le texte d’un groupe A pour en tirer des informations concernant sa perception du rôle de l’éthique d’un groupe B, ce qui nous renseigne comme en miroir sur l’éthique du groupe A : notre étude de cas sera les Toledot Yeshu, un texte juif antichrétien de l’Antiquité tardive. Nous allons
1. 2.
Princeton États-Unis. Orient et Méditerranée, UMR 8167, Paris, France.
John Gager – Daniel Stökl Ben Ezra essayer d’étudier comment d’un côté ce texte évoque l’identité chrétienne, l’identité de « l’autre », et d’un autre côté comment la description de cette identité, en retour, construit nécessairement une identité juive des auteurs, de leurs lecteurs envisagés ainsi que des personnes qui ont transmis et rédigé ce texte. Le livre des Toledot Yeshu Le livre des Toledot Yeshu est un texte juif fascinant qui, d’ailleurs, ne fait que commencer d’attirer l’attention scientifique qu’il mérite 3. Ce roman polémique juif antichrétien parodie Jésus et les apôtres des origines du christianisme et il le fait d’une manière à la fois virulente et amusante. Sans aucun doute, cette œuvre polémique était un best-seller mondial. Nous n’avons plus que 150 manuscrits dans toutes les langues juives : hébreu, araméen, judéoarabe, ladino, yiddish, judéo-perse ; et des traductions médiévales en latin, français, allemand, etc. Même si la plupart de ces manuscrits sont relativement récents, l’attestation des Toledot et de ses traditions au Caire, en France et en Espagne presque au même moment montre que cette œuvre était très répandue au Moyen Âge. L’histoire de sa formation et de sa transmission est très complexe et on doit distinguer au moins trois versions (Helena, Hérode, Pilate) 4. Les premiers manuscrits datent du xie ou xiie siècle, viennent de la Guenizah du Caire et ont été écrits en araméen, hébreu et judéo-arabe 5. Tandis que beaucoup de traditions proches de celles mentionnées dans les Toledot Yeshu apparaissent d’une
3.
4. 5.
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Cette communication profite des contributions d’une série de sessions du séminaire de recherche sur Toledot Yeshu (TY) mené par John Gager, tenu à Aix-en-Provence en juin 2011 avec la participation de Christian Boudignon, Jean-Marc Chouraqui, Gilles Dorival, Christophe Leblanc, Thierry Murcia, Ron Naiweld, Édouard Robberechts et Daniel Stökl Ben Ezra entre autres. Les publications les plus importantes sur TY sont R. Di Segni, Il Vangelo del Ghetto, Rome 1985 ; S. Krauss, Das Leben Jesu nach jüdischen Quellen, Berlin 1902, Hildesheim 19942 ; idem et W. Horbury, The Jewish-Christian Controversy from the Earliest Times to 1789. Volume 1: History, éd. et rév. par W. Horbury, Tübingen 1996 ; et les actes du colloque princetonien, P. Schäfer, M. Meerson, Y. Deutsch (dir.), Toledot Yeshu (« The Life Story of Jesus ») Revisited, Tubingue 2011. À ces travaux il faut ajouter la thèse précieuse non-publiée de W. Horbury, « A Critical Examination of the Toledoth Jeshu », Ph.D. diss., Cambridge University 1970. Nous aimerions remercier aussi des collègues qui nous ont envoyé des articles avant leur publication, en particulier ceux qui ont participé au premier colloque sur les Toledot, à Princeton en novembre 2009, en particulier Philip Alexander, Yaakov Deutsch, Miriam Goldberg, Israël Yuval et Ora Limor. R. Di Segni, « La tradizione testuale delle Toledoth Jeshu. Manoscritti, edizioni a stampa classificazione » Rassegna Mensile di Israel 50 (1984), p. 83-100 ; et idem, Il Vangelo del Ghetto, en particulier p. 225-231. L’article le plus récent sur le rapport entre les fragments araméens et les fragments hébreux (traduits de l’araméen) est celui de Y. Deutsch, « New Evidence of Early Versions of Toldot Yeshu », Tarbiz 69 (2000), p. 177-197 (en hébreu). M. Goldstein vient de publier une première étude des manuscrits arabes de la Guenizah, « Judeo-Arabic Versions of Toledot
L’éthique et/de l’autre manière ou d’une autre dans les textes chrétiens très anciens (Tertullien, Origine/Celse) et rabbiniques (les deux Talmuds, les Midrashim ou commentaires rabbiniques de livres bibliques) 6, les premières attestations sûres d’un récit complet viennent du ixe siècle, à travers des réactions du monde chrétien : celles des évêques lyonnais Agobard (ca. 775-[816]-840) et Amulo (841-852) 7. Le monde scientifique est partagé entre ceux qui considèrent les Toledot comme une composition médiévale dont l’origine remonte au xiiie ou au ixe siècle au plus tôt 8 et ceux qui tiennent qu’une ou plusieurs versions écrites existaient déjà avant la naissance de l’Islam 9. Les Toledot Yeshu ne sont pas une fiction mais une contre-histoire qui bouleverse les données du récit chrétien sans les rejeter ; au contraire, beaucoup de détails rejetés par d’autres groupes chrétiens et non-chrétiens sont présentés comme réels : par exemple, l’humanité de Jésus, ses miracles (grâce au vol du nom de Dieu), ses capacités intellectuelles extraordinaires et sa mort. Jésus est un être humain qui prétend être un fils de Dieu, il ne devient pas un
Yeshu », Ginzei Qedem 6 (2010) p. 9*-42*. Selon elle ces versions, en partie très anciennes, ont plutôt été traduites d’une Vorlage hébraïque et non pas araméenne. 6. P. Schäfer, Jesus in the Talmud, Princeton 2007. 7. Agobard (830), De judaicis superstitionibus (version de Pilate) ; Amulo, Epistula contra Iudaeos = Ps-Hrabanus Maurus (780-856), Contra Iudaeos dans Blumenkranz, 1960 ; P. Schäfer, « Agobard’s and Amulo’s Toledot Yeshu », dans Toledot Yeshu (« The Life Story of Jesus ») Revisited, p. 27-48. 8. Par ex. S. Légasse, « La légende juive des Apôtres et les rapports judéo-chrétiens dans le haut Moyen Âge, » Bulletin de Littérature Ecclésiastique 75 (1974), p. 99-132 ; et idem, « La légende juive des Apôtres et les rapports judéo-chrétiens dans le Moyen Âge occidental », dans Yearbook of the Ecumenical Institute for Advanced Theological Studies (1974/75), p. 121-139 ; E. Yassif, « Toledot Yeshu: Folk-Narrative as Polemics and Self Criticism », dans P. Schäfer et al. (dir.), Toledot Yeshu (« The Life Story of Jesus ») Revisited, p. 101137 ; Y. Deutsch, « The Second Life of the Life of Jesus », dans P. Schäfer et al. (dir.), Toledot Yeshu (« The Life Story of Jesus ») Revisited, p. 283-295. 9. Par ex. S. Krauss, W. Horbury, « The Strasbourg Text of the Toledot », dans P. Schäfer et al. (dir.), Toledot Yeshu (« The Life Story of Jesus ») Revisited, p. 49-60. S. Gerö « The Nestorius Legend in the Toledoth Yeshu », Oriens Christianus 59 (1975), p. 108-120, H. Newman, « The Death of Jesus in the Toledot Yeshu Literature », Journal of Theological Studies 50 (1999), p. 59-79 ; D. Stökl Ben Ezra, « A Christian List of Festivals in Toledot Yeshu: Polemics as Indication for Interaction », Harvard Theological Review 102 (2009), p. 481-496 ; W. Smelik, « The Aramaic Dialect (s) of the Toldot Yeshu Fragments », Aramaic Studies 7 (2009), p. 39-73 ; et maintenant aussi P. Alexander « The Toledot Yeshu in the Context of Jewish-Muslim Debate », dans P. Schäfer et al. (dir.), Toledot Yeshu (« The Life Story of Jesus ») Revisited, p. 137-158, p. 138 et 157, et surtout M. Sokoloff, « The Date and Provenance of the Aramaic Toledot Yeshu on the Basis of Aramaic Dialectology », dans P. Schäfer et al. (dir.), Toledot Yeshu (« The Life Story of Jesus ») Revisited, p. 13-27. Selon son analyse linguistique les fragments araméens ont été écrits dans un araméen oriental au milieu du premier millénaire. Il faut dire que l’araméen oriental n’implique pas automatiquement la Babylonie, car le Syriaque, en Syrie, représente un autre type d’araméen oriental.
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John Gager – Daniel Stökl Ben Ezra fils de Satan. Le christianisme est décrit comme une création rabbinique qui a pour but de résoudre les tensions causées par l’existence d’un groupe de juifs qui croient dans les forces surhumaines de Jésus suite à ses miracles. Le récit suit l’ordre des Évangiles et, pour la version Helena, inclut aussi les Actes des apôtres. La majorité des manuscrits des Toledot Yeshu incluent une parodie de la naissance, de la vie et de la mort de Jésus, de sa « résurrection » et de son « ascension ». La naissance de Jésus s’est passée sans père présent mais elle n’était pas très virginale non plus ; Jésus avait des pouvoirs surhumains mais son œuvre consiste principalement en une série d’actes magiques ; c’est grâce à eux qu’il réussit à séduire un nombre important de disciples ; il a bien été crucifié, mais par les juifs et sur un chou. Et sa résurrection et son ascension ne sont que des interprétations fautives suite au vol préventif du corps de Jésus par un rabbin prévoyant qui l’a caché pour empêcher les disciples de Jésus de le voler. La version la plus répandue (« Helena ») inclut en deuxième partie des « anti-Actes-des-apôtres » en trois épisodes : (1) d’abord Élie / Paul, une taupe rabbinique, est envoyé aux judéo-chrétiens afin de les séparer du judaïsme en leur donnant une nouvelle Halakha (i.e., un mode de vie fondé sur une autre interprétation des commandements) ; (2) ensuite Nestor (Jacques ?) essaie de re-judaïser le christianisme ; (3) finalement, Shimon Kepha (Pierre) devient le chef de file des chrétiens tout en restant un juif fidèle. William Horbury, Stephen Gerö et Daniel Stökl Ben Ezra ont essayé de prouver l’antiquité des deux premières parties et John Gager la postériorité de la dernière 10. C’est sur la première partie des anti-Actes que nous allons nous focaliser. L’éthique chrétienne selon les Toledot Yeshu On aurait pu s’attendre à ce que les Toledot associent l’éthique chrétienne à Jésus, mais curieusement, la prédication éthique de Jésus ne joue aucun rôle dans la description parodique-polémique de sa vie 11. Au lieu d’une prédication, c’est son comportement – et celui de son père – qui sont censés être donnés en exemple, un mauvais exemple plus précisément. Jésus est un enfant de l’ivresse, de l’impureté, de l’adultère, de la violence du père contre
10. W. Horbury « The Strasbourg Text of the Toledot » et « A Critical Examination of the Toledoth Jeshu » ; S. Gerö « The Nestorius Legend in the Toledoth Yeshu » ; D. Stökl Ben Ezra, « A Christian List » ; J. Gager, « Simon Peter, Founder of Christianity or Saviour of Israel? », dans P. Schäfer et al. (dir.), Toledot Yeshu (« The Life Story of Jesus ») Revisited, p. 221-246. 11. Noter aussi son absence dans la liste chez Alexander, « The Toledot Yeshu in the Context of Jewish-Muslim Debate », p. 156. L’éthique dans la prédication de Jésus apparait dans la littérature musulmane sur Jésus ; voir M. Ayoub, « Towards an Islamic Christolog : An Image of Jesus in Early Shi‘i Muslim Literature », The Muslim World 66 (1976), p. 163-188.
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L’éthique et/de l’autre sa mère (S1) 12. Curieusement, Marie/Miriam est dépeinte de façon plutôt positive – même s’il existe des différences d’un manuscrit à l’autre 13 – Marie, qui prend soin des règles relatives à l’impureté (S1), envoie son enfant étudier la Tora, et même le Talmud (S2) ! C’est Jésus qui est insolent et orgueilleux (S2). Ses miracles sont décrits comme des pratiques magiques réalisées par un usage abusif du nom divin volé dans le temple (S4-S5). Nous avons donc un portrait en noir et blanc, avec le judaïsme en blanc et le christianisme en noir. Pourtant, si le portrait de Jésus est inversé par rapport aux récits chrétiens, les péchés ne le sont pas. L’ivresse, la violence, la magie, l’orgueil, l’adultère ne sont pas considérés comme des vertus chez les chrétiens, et les deux derniers sont même vus comme des péchés capitaux. La pratique de la magie est une accusation habituelle entre les deux religions, on en trouve déjà des traces dans le Nouveau Testament. À l’exception de l’impureté, chaque lecteur – pas seulement les lecteurs juifs mais aussi les lecteurs chrétiens (des traductions) – aurait considéré quelqu’un qui agit de la même façon que Yeshu ou son père comme un pécheur invétéré. C’est sur la similitude de l’éthique juive et de l’éthique chrétienne que le texte construit sa parodie, qui a fait enrager ses lecteurs chrétiens. Si tout ce que les juifs regardent comme mauvais avait été positif aux yeux des chrétiens, rien n’aurait pu poser problème. Mais ce qui est vrai pour Jésus, ne l’est pas pour le reste du récit. Le propre de l’éthique chrétienne est postérieure à Jésus, au moins selon la version Helena des Toledot Yeshu (ms Strasbourg) 14. C’est Élie/Paul que les sages envoient comme taupe afin d’éloigner les judéo-chrétiens du judaïsme et donc d’établir l’indépendance du christianisme comme religion séparée (S 9/10) 15. En imitant Jésus, Élie/Paul établit lui aussi sa réputation sur des miracles, mais contrairement à Jésus, son message commence avec le sermon suivant qui nous semble représenter l’essence de l’éthique chrétienne aux yeux des auteurs/rédacteurs des Toledot Yeshu :
12. Ces numéros reprennent la numérotation des sections du manuscrit Strasbourg (S) dans Krauss. 13. John G. Gager, Mika Ahuvia, « Some Notes on Jesus and his Parents: From the New Testament Gospels to the Toledot Yeshu », dans R. Boustan et alii (dir.), Envisioning Judaism. Studies in Honor of Peter Schäfer on the Occasion of his Seventieth Birthday, Tübingen 2013, p. 997-1019. 14. Sur ce manuscrit, cf. W. Horbury, « The Strasbourg Text of the Toledot ». 15. Dans quelques manuscrits (par ex. ceux qui suivent Wagenseil) c’est Pierre/Simon Kepha. Dans Tam UMuad et L c’est Yohanan (Jean), voir Schlichting n 688, qui mentionnne aussi Profiat Duran qui dans Kelimmat Hagoyyim (Perpignan 1397) dit que Jean, Paul et Pierre étaient des taupes, ce qui fait penser à Tam UMuad.
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John Gager – Daniel Stökl Ben Ezra
« Jésus vous dit », leur dit Élie, « quiconque veut être avec moi dans l’avenir [eschatologique] doit sortir de la communauté d’Israël et ne se joindra pas à eux, car déjà mon père qui est au ciel les a pris en abomination ; désormais il ne veut plus de leur culte ; ainsi s’exprime-t-il par Isaïe : Vos néoménies et vos fêtes je les hais, etc. (Isa 1, 14).a
אמר להם אליהו ישו אמר לכם כל מי שירצה להיות עמי לעתיד לבוא יוציא עצמו מכלל ישראל ולא יתחבר עמהם שכבר אבי שבשמים תיעב אותם ומכאן ואילך אינו רוצה עבודתם שכך אמר על ידי ישעיהו חדשיכם ומועדיכם שנאה נפשי ’וגו
En revanche Yeshu vous déclare : qui- אלא ישו אמר לכם כל מי שיהיה בחזקתי יחלל conque sera sous ma juridiction, qu’il השבת שכבר שנא אותו הקב”ה וישמור יום ראשון תחתיו כי בו האיר הקב”ה עולמו profane le sabbat, car le Saint béni-soitil l’a déjà haï, et qu’il observe le premier jour à sa place, car c’est en ce jour que le Saint béni-soit-il a éclairé son monde. Au lieu de la Pâque qu’accomplit Israël, observez la fiesta de la resurrecciónb, car c’est en ce jour qu’il s’est dressé hors de son tombeau ; remplacez el Pentecostés par l’Ascensión, c’est le jour où il est monté au ciel ; pour le premier de l’an prenez l’invención/l’entierro de la cruz ; pour el gran ayuno, l’indicción, et pour Hanukka, les calendes.
ובשביל פסח שעושין ישראל עשו אותם עדה דקיימתא שעמד בו מקברו ובשביל עצרתא סולקא והוא יום שעלה בו בשמים ובשביל ראש השנה אשכחתא דצליבא ובשביל צומא רבא גזורתא ובשביל חנוכה קלנדא
El prepucio nada es, y la circuncisión אף לא ערליתא מדי אף לא גזורתא מדי מי שירצה nada es.c Qui veut être circoncis qu’il להמול ימול ומי שלא ירצה אל ימול le soit, qui ne le veut pas, qu’il ne le soit pasd ! En outre toute créature du Saint béni- ועוד מה שברא הקב”ה בעולמו מן יתוש קטון עד soit-il, du petit moustique à l’immense פיל שהוא גדול שפוך דמו בארץ אכלוהו שכך éléphant, versez-en le sang sur la terre כתוב כירק עשב נתתי לכם את כל et mangez-en, car il est écrit : Comme l’herbe verte je vous ai donné tout cela. (Gen 9, 3)e a. ׁשי ָהיּ֥ו ע ַָל֖י ל ָ֑ט ֹ ַרח נִל ֵ ְ֖איתִ י נְׂשֹֽא ׃ ִ ֔ ׂשנ ָ ְ֣אה נַ ְפ ָ ֵ֙יכ֤ם ּומ ֹועֲדֵ יכֶם ֶ חָדְ ׁש b. Pour donner une impression du mélange entre l’hébreu et l’araméen, nous avons essayé de traduire en espagnol les passages en araméen dans le manuscrit Strasbourg. ܽ ܽ ܳ ܽ ܳ ݁ ݁ܓ ܽܙ ܳ ܘܪܠ ܶ ܘܬܐ܂ ܳ ܓܝܪ ܳܠܐ ܗ ܳܘ ݂ܬ ܶܡ ݁ ܶܕܡ܃ ܶ ݁ ܘܪܬܐ ܐ ݂ܦ ܳܠܐ ܥ ܐ ܳܠܐ c. 1 Cor 7, 19a, dans la Peshitta ܢܛ ̈ܘܪ ݂ ܳܬܐ ݂ ̱ ܳ ܽ ܰ ܰ ܳ ܳ ݁ ݁ ݁ ̈ ܘܗܝ ܕܐܠܗܐ܂ ̱ ܕ ݂ܦܘܩܕܢ d. Voir 1 Cor 7, 18. e. שר ְ ּבנַפ ְ֥ש ֹׁו דָ ֖מ ֹו ֹל֥ א ת ֹאכֵ ֽלּו ׂ ָ ֕ ּ אְַך־ ָב4 ֶת־כ ֹֽל׃ ּ שׂב נ ַָת֥תִ ּי ל ֶָכ֖ם א ֶ שר הּוא־ ַ֔חי לָכֶ ֥ם י ִ ְה ֶי֖ה לְָאכ ְָל֑ה ְ ּכ ֶי ֶ֣רק ֵ֔ע ׁ ֶ ֣ ׂש ֲא ֙ ּל־ר ֶמ ֶ֨ ָכ3
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L’éthique et/de l’autre
Si l’unf d’entre vous peine sur un mille, accompagnez-le pendant deux milles ; si un juif vous frappe du côté gauche offrezlui en outre le côté droit ; si un juif vous réprimande supportez-le sans répondre à la manière de Yeshu : avec humilité il s’est manifesté afin de vous montrer ainsi l’humilité avec laquelle, à son exemple vous aussi vous supporterez ce que l’on vous infligera. Au jour du Jugement, Yeshu les punira, mais vous, vous aurez de l’espoir en raison de votre humilité, comme il est écrit : Recherchez l’Éternel vous tous humbles du pays. » (Soph 2, 3)
.ואם יטריח מכם לא’ מיל ילך עמו ב’ מילין ואם יכה יהודי בכם בצד שמאל תנו לו עוד צד ואם יחרף אתכם יהודי [תס]בלוהו ואל.ימין בדרך ענוה הראה עצמו.תשיבוהו כגון שסבל ישו כדי להראות לכם כן ענוה מה יהו שתסבלו כל וליום הדין יפרע מהם ישו ולכם.יעשו לכם.מה ’יש תוחלת בשביל ענוה שכך כתוב בקשו את ה ’כל ענוי הארץ וגו
[Il fit ainsi] jusqu’à ce qu’il les ait séparés d’Israël. Et c’est Élie qui leur a montré ces lois qui ne sont pas bonnes et qui le fit pour le bien d’Israël : les chrétiens l’appellent Paulos. Une fois que Paul leur eut institué ces ordonnances et ces commandements, les abuseurs se séparèrent d’Israël et les dissensions disparurent. (trad. Ousier corrigée)
עד שהפריש אותם מישראל וזה אליהו שהראה להם אלה החקים אשר לא טובים (ש)עשה בעד תקנת ישראל וקורין אותו נוצרים פאולוס אחר שתקן להם פאולוס אלה החקים והצוויין .אז נפרדו התועים מישראל ובטלו המחלוקת )Krauss 47-48(
f. D’autres manuscrits disent « un juif ».
Comme le paragraphe précédent nous le montre, la création du christianisme est la solution rabbinique radicale à la tension causée par la proximité du judaïsme chrétien avec le judaïsme rabbinique. Ces troubles peuvent représenter la mémoire des origines, mais compte tenu de la quantité de manuscrits conservés, la tension devait garder une grande actualité pour les scribes et les lecteurs de l’Antiquité tardive, du Moyen Âge et même de l’époque moderne. Dans un article, John Gager a traité l’importance du phénomène des « dangerous ones in between 16 ». Même si ces dangereux êtres au milieu constituent parfois des groupes qui ne dépassent pas une taille modeste, à cause de leur position sociologique liminale entre deux groupes et du fait qu’ils sont perçus comme dangereux par les deux, ils peuvent engendrer des transformations sociologiques dramatiques du monde religieux, un peu comme des catalyseurs dans le monde chimique, qui provoquent une réaction qui n’aurait pas eu lieu autrement. Daniel Stökl Ben Ezra a pour sa part essayé d’argumenter qu’une partie de l’origine de cette tension pourrait être une situation
16. J. Gager, « Jews, Christians and the Dangerous Ones in Between », dans S. Biderman et B.-A. Scharfstein (dir .), Interpretation in Religion, Leyde 1992, p. 249-257.
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John Gager – Daniel Stökl Ben Ezra clairement perçue comme une crise causée par l’attrait exercé par le christianisme sur un certain nombre de juifs dans l’Antiquité tardive 17. Dans son livre récent, Hillel Newman ajoute d’autres témoignages attestant ce phénomène 18. Sociologiquement parlant, une telle attirance est normale pour une minorité qui vit parmi un groupe majoritaire, et c’est encore plus vrai pour une minorité qui perçoit une proximité menaçante entre elle et cette majorité 19. Selon le texte ci-dessus, la croyance en Jésus n’était guère suffisante pour créer le christianisme, ou plus précisément pour créer le christianisme comme religion non-juive. La manière principale dont les chrétiens se distinguent du judaïsme concerne des points halakhiques précis : le calendrier festif, la circoncision, la nourriture et l’éthique de la non-violence 20. La plupart de ces différences se situent sur le plan que nous appelons « rituel ». Nous les retrouvons au Moyen Âge dans les écrits polémiques plus tardifs, par exemple dans un ouvrage intitulé Nestor le Prêtre 21. Le dernier élément, la renonciation à la vengeance, fait toujours partie des « mauvais lois et commandements » (hahouqim vehatsivouim asher lo tovim). Pour les auteurs/ rédacteurs des Toledot Yeshu, cet aspect de l’éthique interhumaine appartient donc à la Halakha 22. Même si ces points peuvent nous paraître peu nombreux, ils concernent trois éléments centraux de l’anthropologie des religions : la gestion du temps (les fêtes), la nourriture (la kashrut) et la sexualité/le corps (la circoncision). Les chrétiens peuvent manger toutes les créatures s’ils ne mangent pas leur sang 23, ce qui évoque les conclusions du soi-disant concile des Apôtres :
17. D. Stökl Ben Ezra, « An Ancient List of Christian Festivals in Toledot Yeshu: Polemics as Indication for Interaction », en particulier p. 493-496. 18. H. Newman, The Ma‘asim of the People of the Land of Israel: Halakhah and History in Byzantine Palestine, Jérusalem 2011, p. 104-115 (en hébreu). 19. Voir aussi les travaux d’I. Yuval. 20. Voir Ms Vienna XVIII, qui mentionne les fêtes, la croix, la non-violence envers les juifs en signe d’imitatio Christi, les prières séparées des juifs, l’interdiction de l’intermariage, la consommation de sang, la non-violence (milles, joue droite [!]). Ms Adler 12, qui mentionne les fêtes (dimanche, et jours de la naissance, de la nomination (!) )יום שנתמנהde la mort et de l’ascension de Jésus), et la non-violence (tendre l’autre joue, refus de la malédiction) ; voir Krauss p. 121 (héb.), p. 127-128 (allem.). 21. Ce livre en judéo-arabe, probablement du milieu du ixe siècle de notre ère, est un des premiers traités théo-philosophiques antichrétiens d’une plume juive, qui nous soit parvenu. 22. Les rapports entre Halakha et éthique sont très complexes dans le judaïsme ancien, médiéval et moderne, voir par exemple M. Fox, « The Mishna as a source for Jewish ethics, » M. Beer (dir.), Studies in Halakha and Jewish Thought, Ramat Gan 1994, p. 33-48 ; A. Lichtenstein « Does Jewish tradition recognize an ethic independent of Halakha », dans M. Fox (dir.), Modern Jewish Ethics, Ohio 1975, p. 62-88. 23. Voir par exemple Tertullien, Apologie 9, 13 ; Minucius Felix, Octavius 30, 6 ; Eusèbe, Hist. Eccl. 5, 1 et dans le monde syriaque les références dans A. H. Becker, « Beyond the Spatial and Temporal Limes », dans A. H. Becker et A. Yoshiko Reed, The Ways that Never Parted, Tubingue 2003, p. 380 (e.g. Acts of the Syrian Martyrs 2, 303.307.308.314.387 ; 4.138 les
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L’éthique et/de l’autre « C’est pourquoi je juge, moi, qu’il ne faut pas tracasser ceux des païens qui se convertissent à Dieu. Qu’on leur demande seulement de s’abstenir de ce qui a été souillé par les idoles, des unions illégitimes, des chairs étouffées et du sang. » (Actes 15, 19-20 selon le texte Alexandrin). Selon les Toledot, les (judéo-) chrétiens reçoivent la liberté de circoncire leurs enfants ou pas : « El prepucio nada es, y la circuncisión nada es (Le prépuce tout comme la circoncision ne sont rien). Qui veut être circoncis, qu’il le soit, qui ne le veut pas, qu’il ne le soit pas ! » La première phrase, en araméen, est très proche de 1 Corinthiens 7, 19a. La deuxième phrase, en hébreu, est également proche de 1 Cor. 7, 18, mais elle modifie un point crucial par rapport à Paul. Tandis que Paul demande de ne pas changer le status quo (circoncision obligatoire pour les juifs, pas de circoncision pour les païens), et que le christianisme non-juif postérieur interdit la circoncision complètement, les Toledot Yeshu laissent l’individu libre de choisir. Le texte affirme que la circoncision n’a pas d’importance comme marqueur d’identité positif ou négatif, ce qui n’est pas correct par rapport à la tradition chrétienne de l’Antiquité tardive. Pourquoi Élie/Paul n’interdit-il pas tout simplement la circoncision ? La situation derrière cette phrase nous semble complexe. La décision de se circoncire ou non ne peut se poser que pour quelqu’un qui est non-juif (et non-circoncis) et qui veut se joindre au mouvement, car le bébé n’a rien à dire concernant sa circoncision (ce n’est donc pas sa volonté) et un juif circoncis (ou un non-juif circoncis) n’a plus de choix. De plus, c’est une perspective exclusivement masculine : pour les femmes ce manuscrit n’évoque rien, le baptême n’étant pas mentionné (au moins dans ce manuscrit). Les auteurs/ rédacteurs des Toledot veulent déclarer comme extérieurs à la communauté juive non pas seulement ceux qui ne sont pas circoncis mais aussi des circoncis qui « christianisent ». Il nous semble donc que cet argument est adressé aux lecteurs juifs qui ont des amis judéo-chrétiens ou des amis juifs attirés pas le christianisme, qui continuent de revendiquer leur judaïté vis-à-vis de leurs co-religionnaires juifs, tout en observant des pratiques chrétiennes 24. Jusqu’à présent les points évoqués par notre manuscrit touchent à des questions de Halakha d’ordre rituel. Le seul point de Halakha en lien avec l’éthique est celui de la non-violence / du renoncement à la vengeance : Si l’un d’entre vous peine sur un mille, accompagnez-le pendant deux milles ; si un juif vous frappe du côté gauche offrez-lui en outre le côté droit ; si un juif vous insulte supportez-le sans répondre à la manière de Yeshu : avec humilité
textes sur Barbashemin, Thekla et Akebshema ; Aphrahat, Demonstratio 15, 3), voir Talmud babylonien, Sanhédrin 56a. D’autres manuscrits et versions des TY renversent ce point et permettent justement aux chrétiens de consommer du sang. 24. Un juif christianisant disant « Même si je vais de temps en temps aussi à l’église, je suis toujours juif car je suis circoncis » est justement réfuté par l’argument que sa circoncision ne pèse pas comme argument.
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John Gager – Daniel Stökl Ben Ezra il s’est manifesté afin de vous montrer ainsi l’humilité avec laquelle, suivant son exemple vous aussi vous supporterez ce que l’on vous infligera. Au jour du Jugement, Yeshu les punira, mais vous, vous aurez de l’espoir en raison de votre humilité (il est écrit : recherchez l’Éternel vous tous humbles du pays).
Ce texte réagit clairement contre Matthieu 5, 38-42 (// Luc 6, 27-36), même si la correspondance n’est pas exacte ni du point de vue des thèmes ni du point de vue de l’ordre. 25 Matt 5, 38 : Vous avez entendu qu’il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent. 39 Eh bien ! Moi je vous dis de ne pas tenir tête au méchant : au contraire, quelqu’un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends-lui encore l’autre ; 40 veut-il te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui même ton manteau ; 41 te requiert-il pour une course d’un mille, fais-en deux avec lui. 42 À qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos.
Mt 5, 38-42 lui-même oppose deux éthiques et appartient à une série de versets habituellement appelés, au moins dans la version matthéenne, « antithèses ». Dans le discours matthéen, l’éthique est un élément capital de l’autodéfinition de l’identité collective. Ce qui est curieux c’est que les auteurs/ rédacteurs des Toledot Yeshu ont choisi la cinquième des six antithèses comme expression par excellence de l’éthique chrétienne (non-juive) et non pas la sixième antithèse, l’amour de l’ennemi. C’est pourtant l’amour de l’ennemi qui a été vu par les Pères de l’Église comme l’essence et la nouveauté de l’éthique chrétienne 26. Ce choix est curieux pour plusieurs raisons. D’abord, on peut trouver dans la littérature juive de l’Antiquité tardive des phrases quasi-identiques sur le fait de ne pas répondre aux insultes. Nos rabbins disaient : Ceux qui sont insultés et n’insultent pas, ceux qui entendent des injures sans répondre, ceux qui agissent par amour et ceux qui sont heureux malgré des souffrances, d’eux les Écritures disent : « Ceux qui l’aiment sont comme le soleil dans sa potence ! » (Talmud babylonien, Shabbat 88b) 27.
25. Ce n’est pas le lieu pour une comparaison philologique entre les Toledot Yeshu, Luc 6 et Mt 5, qui pourrait pourtant être intéressante. 26. 2 Clément 13, 4 ; Justin, Première Apologie 15,9 ; Diognète 6, 6 ; Tertullien, De patientia 6 et Ad scapulam 1 ; pour l’histoire de l’interprétation de cette maxime, voir U. Luz, Das Evangelium nach Matthäus, Neukirchen-Vluyn 1985, vol. 1, p. 307 et la contribution de K. Berthelot dans le présent livre. 27. תנו רבנן עלובין ואינן עולבין שומעין חרפתן ואינן משיבין עושין מאהבה ושמחין ביסורין עליהן הכתוב אומר ואהביו כצאת השמש בגברתו. La citation vers la fin vient de (Jug 5, 31). Voir. aussi Talmud babylonien, Berakhot 17a : Quand Mar, le fils de Rabina, concluait sa prière il ajoutait (la phrase suivante) : « Dieu protège ma langue du mal et mes lèvres des paroles trompeuses et que mon âme reste muette contre ceux qui me maudissent » (מר בריה דרבינא כי הוה מסיים צלותיה אמר הכי נצור לשוני מרע ושפתותי מדבר מרמה ולמקללי נפשי תדום. ; )אלהיTalmud babylonien, Sanhédrin 7a :
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L’éthique et/de l’autre Pour qui est familier avec un texte pareil et le voit comme appartenant à sa propre tradition, il serait difficile d’identifier le fait de ne pas répondre aux insultes comme un trait distinctivement chrétien et non-juif. L’éthique du renoncement à la vengeance en général se rencontre souvent dans la littérature juive de l’Antiquité, depuis Lévitique 19, 18 en passant par Siracide 28, 1 et une quantité d’autres sources 28. Il est plus difficile de trouver dans la littérature rabbinique des parallèles spécifiques à Mt 5, 39. Dans le vaste océan de la littérature du judaïsme rabbinique de l’Antiquité tardive se trouve pourtant aussi un texte qui demande une réaction très différente à la situation évoquée dans Mt 5,39 : R. Hanina disait : « Un païen (étranger) qui frappe un juif (Israélite) mérite la mort, comme il est dit “[Et Moïse vit un Égyptien qui frappait un Hébreu d’entre ses frères.] Et il regarda ça et là et vit qu’il n’y avait personne et il frappa l’Égyptien” etc. » (Exod 2, 11-12). Et R. Hanina disait : « Celui qui gifle la joue d’un Israélite, c’est comme s’il avait giflé la joue de la Shekhinah (la Présence divine), comme il est dit : “Qui frappe un homme gifle le Saint” » (Talmud babylonien, Sanhédrin 58b) 29.
Ici nous avons donc un certain contraste par rapport à l’éthique du Sermon sur la montagne. Est-ce que les auteurs/rédacteurs des Toledot Yeshu avaient en tête un tel passage ? Le texte des Toledot Yeshu contient en effet deux informations importantes sur l’identité du « vous » vis-à-vis du « nous ». Tandis que Mt 5, 39-40 ne définit pas l’identité collective des deux personnes impliquées dans l’agression, les auteurs/rédacteurs des Toledot soulignent d’abord que la personne dont le chrétien ne doit pas se venger est un juif. Ensuite, le texte spécifie qu’un bon chrétien devrait renoncer à se venger en imitant le Christ. Or, le récit de la passion dans les Toledot Yeshu clarifie bel et bien que c’étaient des juifs qui furent responsables de sa mort et que Jésus refusa de se battre contre eux. Si les Toledot prescrivent un christianisme pacifique, une position non-violente comme conditio sine qua non pour entrer au paradis
Béni celui qui a entendu (d’autres parler mal de lui-même) et reste indifférent טוביה דשמע ואדיש. 28. Voir la littérature mentionnée par U. Luz, Das Evangelium nach Matthäus, NeukirchenVluyn 1985, vol. 1, p. 307. 29. נכרי שהכה את ישראל – חייב מיתה שנאמר "ויפן כה וכה וירא כי אין איש ויך את המצרי: אמר רבי חנינא ". הסוטר לועו של ישראל כאילו סוטר לועו של שכינה שנאמר "מוקש אדם ילע קדש: " ואמר רבי חנינא.' וגוLa citation à la fin vient de Prov 20, 25. Le texte talmudique continue en soulignant que même l’intention de frapper et déjà une transgression : Resh Laqish disait : Celui qui lève sa main contre son compagnon bien qu’il ne l’ait pas frappé est appelé « malfaiteur » car il est dit « Et il dit au malfaiteur : Pourquoi frapperas-tu ton prochain ? » (Exod 2, 13). Il n’est pas écrit « Pourquoi as-tu frappé » mais plutôt « Pourquoi frapperas-tu ». Même s’il ne l’a pas encore frappé il est appelé « malfaiteur » המגביה ידו על חבירו אף על פי שלא הכהו נקרא רשע: אמר ריש לקיש " למה הכית לא נאמר אלא למה תכה אף על פי שלא הכהו נקרא רשע,שנאמר "ויאמר לרשע למה תכה רעך.
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John Gager – Daniel Stökl Ben Ezra pour chaque chrétien, il nous semble que nous pouvons trouver là une autre raison d’être de ce passage : le christianisme connu par les auteurs du texte a probablement eu aussi des aspects non-pacifiques – des juifs persécutés par des chrétiens – et les rédacteurs de ce passage dans les Toledot Yeshu accusent les chrétiens de ne pas se comporter selon leurs propres maximes 30. De plus il faudrait distinguer la théorie éthique et son application pratique. Il est bien connu que la position des chrétiens vis-à-vis de la non-violence change profondément avec la christianisation de l’Empire et les nécessités militaires de la politique impériale 31. Nous avions soupçonné qu’il serait difficile de trouver l’application de cette maxime dans la législation chrétienne. Nous avons été surpris de la découvrir dans les responsa juridiques de Théophile I, Patriarche (nestorien) de Baghdâd (762, 780-823) (celui-là même qui évoque des découvertes de manuscrits autour de la mer Morte), d’une manière très explicite : Treizième question : Un chrétien (A) qui agresse un chrétien (B) et le frappe et celui qui a été frappé (B) va au gouvernement et demande vengeance et frappe celui qui l’a frappé (A), est-ce qu’il (B) doit être exclu de la communauté ou non ? Et en quoi sa pénitence consiste-t-elle ? Solution : Ils n’ont pas agi de façon chrétienne ni comme il faut pour des chrétiens, ni celui qui a frappé (A), ni celui qui a été frappé (B) car il ne l’a pas soutenu, mais a rendu le mal pour le mal. Car ce n’est pas juste que nous rendions le mal pour le mal. Et son erreur de péché (B) est double par rapport au premier (A) car concernant le premier, l’erreur est simple mais celle du second est double. D’abord il a transgressé le commandement de notre Seigneur qui a demandé que nous tendions l’autre joue pour la joue ; et que nous laissions pour le veston aussi le manteau. Ensuite [il a transgressé car] il a rejeté la loi de Dieu qui a dit : « si tu ne fais pas justice pour toi-même, je ferai pour toi justice » a dit Dieu. Il a préféré la loi des étrangers et des hommes [à la loi divine]. Il serait juste que les deux soient des étrangers pour la communauté et pour l’eucharistie (= exclus). Celui qui a péché le premier, pendant deux mois ; l’autre [pendant] trois mois. Et dans un sac et des cendres ils seront débout chaque dimanche. Et ils donneront l’aumône aux pauvres selon leurs moyens. Et après cela, ils vont être pardonnés et ils rentreront dans la communauté et participeront à l’eucharistie 32.
30. La remarque que la gifle vient d’un juif pourrait peut-être aussi indiquer qu’on parle encore d’une époque où les juifs pouvaient frapper un chrétien sans craindre pour leur vie. 31. Voir de nouveau la littérature mentionnée par U. Luz, Das Evangelium nach Matthäus, Neukirchen-Vluyn 1985, vol. 1, p. 307. 32. E. Sachau, Syrische Rechtsbücher, Berlin 1908, t. 2, p. 66-69.
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L’éthique et/de l’autre Nous ne savons pas si nous avons des parallèles juridiques plus anciens mais au moins pour Théophile aux environs de l’an 800 ce commandement de Jésus distingue les chrétiens des non-chrétiens et sa transgression mérite punition (même une punition plus grave que pour celui qui a frappé en premier). Est-ce que des chrétiens auraient admis la pertinence de la distinction effectuée par les auteurs des Toledot Yeshu ? Nous n’en sommes pas sûrs. Le texte juridique chrétien précise qu’il s’agit d’une attaque d’un chrétien contre un chrétien, tandis que les Toledot Yeshu soulignent qu’il s’agit d’une attaque d’un chrétien contre un juif. Or, pour un vrai parallèle chrétien nous devrions identifier un texte chrétien, qui interdit à un chrétien de se venger d’un nonchrétien. Le tableau suivant juxtapose les positions générales des textes chrétiens sur le comportement chrétien idéal et celles des textes juifs rabbiniques sur le comportement juif idéal. Un « oui » dans le cas des sources chrétiennes juxtaposé à un « non » dans le cas des textes rabbiniques implique donc que les responsables religieux chrétiens et juifs étaient d’accord que ce point désignait une caractéristique différenciant les juifs des chrétiens. TY sur les chrétiens
1a Profaner le sabbat 1b Dimanche au lieu du sabbat 1c Fête de la résurrection au lieu de la Pâque juive 1d Ascension / Pentecôte au lieu de Shavuot 1e L’Invention de la Croix au lieu de Rosh Hashana 1f L’Indiction au lieu de Kippur 2 Liberté d’être circoncis ou pas 3a Manger toutes les créatures
Sources chrétiennes sur les chrétiens en général
Sources rabbiniques Marqueur de sur les juifs en différence général
oui
non
oui
oui
non
oui
oui
non
oui
oui
non
oui
oui
non
oui
oui
non
oui
non !
non
non !
oui
non
oui
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John Gager – Daniel Stökl Ben Ezra
TY sur les chrétiens
3b Manger leur sang 4a Accompagner 2 milles en lieu d’un 4b Tendre la deuxième joue à un juif 4c Répondre aux offenses
Sources chrétiennes sur les chrétiens en général
Sources rabbiniques Marqueur de sur les juifs en différence général
non !
non
non !
oui
probablement oui
probablement non
probablement non !
pas clair
probablement non !
non
non
non !
En général, les sources chrétiennes et les sources rabbiniques sont en accord avec les Toledot Yeshu concernant les marqueurs de différence lorsqu’ils touchent aux pratiques rituelles. C’est clairement le cas pour le calendrier festif (1a-f) et le premier point de la kashrut mentionné (3a). Un point important de divergence entre les sources chrétiennes et les Toledot Yeshu réside dans la liberté de la circoncision (2), que, comme nous l’avons vu, les sources patristiques n’auraient pas acceptée. Concernant l’éthique des rapports interhumains (4a-c), en revanche, la différence entre juifs et chrétiens est moins claire : les sources rabbiniques divergent parfois des Toledot Yeshu et incluent elles aussi des dictons demandant aux juifs de ne pas répondre aux offenses (4c) et d’être souples et généreux (4a). Ce ne sont donc pas des maximes exclusivement chrétiennes. Finalement, par rapport au commandement de tendre l’autre joue (4b), la législation nestorienne mentionnée note explicitement que c’est un chrétien auquel il faut tendre l’autre joue, ce qui pourrait exclure un juif. Dans les Toledot Yeshu l’offenseur est pourtant un juif. Peut-être la « halakha » chrétienne aurait-elle accordé à un chrétien frappé par un juif de pouvoir se venger. Les maximes éthiques des rapports interhumains ne sont pas aussi divergentes que les Toledot Yeshu voudraient nous le faire croire. Il s’agit donc d’une rhétorique imaginaire plutôt que de la description d’une réalité. La méthode d’une contre-histoire est de retourner son modèle à l’envers 33. Il nous semble que sur le plan de l’éthique interpersonnelle cela n’est pas le cas dans les Toledot Yeshu. Les différences rituelles sont assez fidèlement décrites. Nous pourrions trouver les mêmes différences entre halakha juive et chrétienne (par ex. concernant les fêtes, la kashrut) dans les textes d’au-
33. D. Biale, « Counter-History and Jewish Polemics Against Christianity: The Sefer Toldot Yeshu and the Sefer Zerubavel », Jewish Social Studies 6 (1999), p. 130-145.
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L’éthique et/de l’autre teurs patristiques. La parodie joue sur un plan plus fondamental, la justification et la fondation de la halakha ou de l’éthique chrétienne. D’abord, c’est à « Paul » que les Toledot Yeshu rattachent ces dictons habituellement attribués à Jésus, dans son sermon sur la montagne 34. L’éthique chrétienne dérive des idées folles d’une taupe rabbinique, qui invente une nouvelle Tora afin d’éloigner ceux qui sont trop proches. L’attribution à Jésus n’est que secondaire dans notre texte. D’une part, Élie/Paul, la taupe, prétend transmettre les commandements de Jésus. D’autre part, le renoncement à la vengeance est considéré comme une forme d’imitatio Christi et une bonne partie des fêtes sont une commémoration de son chemin. L’éthique chrétienne est l’imitation d’un imposteur et de surcroît elle est fondée sur des mensonges. Comme post-scriptum nous pouvons noter que la suite de notre texte tente de dévoiler l’absurdité de l’imitatio Christi comme base de l’éthique. L’imitatio Christi aurait dû amener les chrétiens à se comporter comme des juifs. Ce qui n’est pas le cas 35 : Après l’établissement du royaume de Perse un gentil qui était chrétien se mit à les tourner en dérision, à la façon dont les minim (hérétiques) tournent en dérision les Sages. « Paul a commis une erreur, leur disait-il, dans le texte où il vous ordonnait de ne pas vous circoncire, puisque Yeshu était circoncis. Yeshu disait encore : je ne suis pas venu pour retrancher de la Tora de Moïse même pas une lettre, mais bien pour accomplir toutes ses paroles. Telle est la honte que Paul vous a infligée en vous disant de ne point vous circoncire ! » Nestor leur dit : « Faites-vous circoncire puisque Jésus était circoncis ! »
Finalement, il peut être utile de réfléchir davantage à ce que notre texte n’énumère pas comme différence, par exemple, les vêtements, les habitations, les lieux de culte ou les images. Pour l’auteur/scribe/transmetteur de ce manuscrit, ces aspects n’étaient pas tellement importants 36. Si le seul point éthique interpersonnelle mentionné est le rejet de la vengeance et si le rejet chrétien de la vengeance a une fonction dans la vie réelle des lecteurs, il nous semble qu’il faut conclure que l’éthique interpersonnelle est plutôt marginale par rapport à la définition de l’identité collective des juifs figurant derrière cette composition polémique.
34. Avec l’imitatio Christi il y existe aussi un rattachement à Jésus, mais il est plus faible. 35. Nestor est un sobriquet pour un mélange entre Nestorius et Jacques, le frère de Jésus, figure centrale du judaïsme chrétien du ier siècle. Une dernière règle de Nestor est l’interdiction de la bigamie (sans qu’il soit clair s’il cible la bigamie simultanée ou successive). 36. Une partie apparaît dans la littérature juive antichrétienne médiévale, par exemple dans le Sefer Nizahon Vetus.
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John Gager – Daniel Stökl Ben Ezra Le silence ou dans l’angle mort du miroir : les païens non-chrétiens Selon les Toledot Yeshu, qu’est-ce qui aurait distingué un chrétien d’un païen ? D’abord, les païens non-chrétiens ne jouent pratiquement aucun rôle dans ce texte, au moins dans la version Helena 37. Ensuite, les chrétiens ne sont pas distingués des païens ni par l’abolition complète de la circoncision (libre choix), ni par l’abolition des règles de l’impureté des femmes (en suivant l’exemple de Marie/Miriam). Ce qui distingue le chrétien du païen sur le plan éthique c’est son calendrier festif (à part les Kalendae), le refus de manger du sang et, pour certains, le renoncement à la vengeance. C’est donc une perspective juive pour les lecteurs (et peut-être auditeurs) juifs 38. Les chrétiens se distinguent d’autres goyyim (non-juifs) par leur prétention à être le Verus Israel. Or, une des fonctions des Toledot est de dénoncer cette prétention. S’il existe des ressemblances entre les chrétiens et les juifs, elles proviennent d’une époque préhistorique qui n’a plus de valeur. Selon les Toledot Yeshu, le christianisme est le Falsus Israel. Conclusion et implications ou le miroir du parodiant Si nous avons pu définir quelque peu l’éthique chrétienne selon la parodie des Toledot, que pouvons-nous en conclure concernant l’éthique juive des auteurs-rédacteurs de ce texte ? Une fois les juifs chrétiens mis à part, les juifs (non-chrétiens) semblent tous appartenir au même judaïsme monolithique. Les païens n’existent pas (ou plus). La promesse faite aux chrétiens d’être « avec Jésus » s’ils suivent ses commandements est ironique. Pour les auteurs de ce texte, « extra synagogam nulla salus » 39, et surtout pas dans les
37. C’est un argument pour ne pas dater ce texte trop tôt, avant que le christianisme ne devienne majoritaire dans l’Empire. À part Jésus, les figures nommées incluent Marie, Joseph ben Pandéra, R. Yohanan, R. Shimon ben Shetah, R. Tanhuma, Eleazar ben Kallir, R. Nathan, Élie/Paul, Simon Kepha/Pierre, les Sages, les Anciens d’Israël, Judas, et 310 disciples (juifs) de Jésus y compris Mattai, Naki, Bani, Nezer. Hélène la reine est un conglomérat d’Hélène d’Adiabène, d’Hélène la mère de Constantin et de Shlomzion, mais elle est traitée comme juive. Sur Hélène, voir G. Hasan-Rokem, « Polymorphic Helena – Toledot Yeshu as a Palimpsest of Religious Narratives and Identities », dans P. Schäfer et al. (dir.), Toledot Yeshu (« The Life Story of Jesus ») Revisited, p. 247-282. Sur Judas, voir O. Limor et I. J. Yuval, « Judas Iscariot : Revealer of the Hidden Truth », dans P. Schäfer et al. (dir.), Toledot Yeshu (« The Life Story of Jesus ») Revisited, p. 197-220. 38. Voir S. Kattan Gribetz, « Hanged and Crucified: The Book of Esther and Toledot Yeshu », dans P. Schäfer et al. (dir.), Toledot Yeshu, p. 159-180, en particulier, p. 176-179 et M. Shapiro, « Torah Study on Christmas Eve », Journal of Jewish Thought and Philosophy 8 (1999), p. 319-353. 39. Voir I. J. Yuval « Extra Synagogam nulla salus est : Juifs et Chrétiens dans l'eschatologie juive », dans F. Heyman (dir .), Les nouveaux enjeux de l’historiographie israélienne, (1995), p. 33-39.
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L’éthique et/de l’autre églises. Le texte parle d’une situation historique où le judaïsme attire des nonjuifs. La prédication d’Élie/Paul commence avec la demande de ne pas essayer de se joindre au peuple d’Israël ( )ולא יתחבר עמהםsi on veut suivre Jésus. Les auteurs-rédacteurs refusent donc les convertis judéo-chrétiens ou les ioudaizantes, les craignant-Dieu christianisants – les dangerous ones in between. Phénomène typique dans un texte polémique, les frontières entre judaïsme et christianisme évoquées par ce texte sont complètement hermétiques. Les auteurs du texte pensent en noir et blanc ; le gris entre les deux, qui est la raison d’être de ce texte, devrait cesser d’exister. Il est temps de revenir aux questions fondamentales qui ont inspiré ce colloque : Nous aimerions tester l’hypothèse selon laquelle, lorsque ces groupes définissent leur identité vis-à-vis des autres groupes ou d’eux-mêmes, les questions éthiques sont tout aussi importantes que des concepts doctrinaux, des aspects institutionnels ou d’autres facteurs.
Parmi les facteurs variés de différenciation entre judaïsme et christianisme, les différences relevant de l’éthique ne nous semblent pas être les plus centrales dans la perspective des Toledot Yeshu, si nous comprenons l’éthique dans un sens étroit, comme norme des relations interpersonnelles. Les rites, c’est-à-dire les fêtes, la circoncision, la pureté et l’impureté, la kashrut, occupent une place beaucoup plus importante dans le discours (c’est-à-dire dans ce texte) et aussi dans la réalité. Cependant, le rapport entre rites et éthique est complexe comme l’attestent aussi les cas du pythagorisme, ou dans l’Antiquité tardive, du néoplatonisme, qui demandent à leurs adeptes d’observer un ensemble de pratiques rituelles comportant souvent une dimension éthique 40. Dans cette perspective, on pourrait également voir l’éthique et la halakhah comme indissociables ou renvoyant toutes les deux à la notion de mode de vie. Dans ce cas, il serait possible d’avancer que l’éthique joue un rôle fondamental dans la construction des identités collectives. Des groupes différents utilisent le consensus autour de certaines valeurs morales pour faire respecter leur identité et proclamer la supériorité ou justifier la légitimité de leur mouvement.
40. Voir également la contribution de Miguel Herrero de Jáuregui, « Prescriptions éthiques et identité religieuse dans les cultes à mystère de la Grèce ancienne », dans le présent volume.
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John Gager – Daniel Stökl Ben Ezra C’est le cas aussi pour notre texte qui utilise le consensus autour des valeurs comme l’honnêteté et le refus du vol, du viol et du meurtre pour construire l’identité juive en sous-entendant que seuls les juifs respectent vraiment ces valeurs et ces interdits. Dans une perspective « etic » (extérieure), pour la différenciation entre juifs et chrétiens cela n’aurait guère de portée. Un autre exemple réside dans la pluralité des acceptions possibles du principe (ou de la valeur morale) de l’imitatio Dei, qui est employé dans des discours chrétiens et juifs et peut dans une certaine mesure être comparé à la notion philosophique platonicienne de l’homoiôsis tô theô.
Notre texte exploite lui aussi la différence entre imitatio Dei et imitatio Christi, en se moquant de la seconde. Les doctrines et l’imitatio Christi ne suffisent pas à construire une différence. Clairement, dans la perspective des Toledot Yeshu, il n’est pas suffisant de regarder Jésus comme messie pour constituer une religion différente. L’intervention d’Élie/Paul est nécessaire pour constituer les juifs chrétiens et leurs amis comme groupe extérieur au judaïsme et cette séparation s’effectue principalement par une halakha nouvelle qui gère la vie sociale et sépare les deux groupes.
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LA PHILANTHRÔPIA, UN IDÉAL PARTAGÉ ENTRE GRECS, ROMAINS, JUIFS ET CHRÉTIENS ?
Katell Berthelot Aix-Marseille Université, CNRS 1
Introduction Dans une lettre adressée à Arsace, grand-prêtre de la Galatie, l’empereur Julien écrit que ce qui a le plus contribué à la diffusion du christianisme dans l’empire, c’est « l’humanité envers les étrangers (ἡ περὶ τοὺς ξένους φιλανθρωπία), la prévoyance pour l’enterrement des morts et une gravité simulée dans la vie » (Ep. 84, 429 d) 2, et il exhorte les prêtres des cultes païens à rivaliser de zèle avec les chrétiens tout particulièrement en ce qui concerne la vertu d’humanité 3. Cela implique à ses yeux d’établir dans les villes des hospices qui puissent accueillir les étrangers, quels qu’ils soient (430 b-c), et de distribuer des vivres aux pauvres qui sont au service des prêtres, tout
1. 2.
3.
TDMAM (Centre Paul-Albert Février), UMR 7297, 13094, Aix-en-Provence, France. Traduction de J. Bidez dans L’empereur Julien. Œuvres complètes I/2. Lettres et fragments, Paris 1924, p. 144. L’authenticité de la lettre no 84 a été mise en question par P. Van Nuffelen « Deux fausses lettres de Julien l’Apostat, (La lettre aux Juifs, Ep. 51 [Wright] et la lettre à Arsacius, Ep. 84 [Bidez] », Vigiliae Christianae 56/2 [2002], p. 131-150), entre autres parce que la philanthropie institutionnelle encouragée dans la lettre no 84 contredirait la philanthropie personnelle de la lettre no 89 (p. 142). Cet argument n’est pas réellement convaincant, mais il n’est pas possible de discuter la thèse de Van Nuffelen en détail ici ; la question reste ouverte. Sur Julien et l’idéal de philanthrôpia, voir U. Luck, article « Φιλανθρωπία », ThWNT IX (1973), p. 109 ; H. Raeder, « Kaiser Julian als Philosoph und religiöser Reformator », Classica et Mediaevalia 6 (1944), p. 179-193 (p. 190-192 surtout) ; G. Downey, « Philanthropia in Religion and Statecraft in the Fourth Century after Christ », Historia 4/2-3 (1955), p. 199208 (voir p. 203-204) ; J. Kabiersch, Untersuchungen zum Begriff der Philanthropia bei dem Kaiser Julian, Wiesbaden 1960. Sur le lien entre la philanthrôpia de Julien et son hellénisme, voir aussi Libanius, Or. XV, 25.
Katell Berthelot d’abord, puis aux étrangers et aux mendiants en général (430 c). De même, dans la lettre n°89b, Julien insiste sur le fait qu’il faut s’exercer à la vertu d’humanité, qui est une imitation de l’amour de la divinité pour les hommes, en soulageant la misère des pauvres (289 a-b, 290 d). L’amour de l’humanité se manifeste par la capacité de partager avec les indigents ce que l’on possède (305 a-b), et c’est pour avoir fait preuve de zèle dans la philanthropie que les chrétiens ont réussi à séduire de nombreux adeptes (305 b-c). On le voit, dans la perspective de Julien la philanthrôpia représente un enjeu essentiel dans la concurrence qui oppose le christianisme au paganisme. Bien que luimême considère la vertu d’humanité comme une caractéristique des Grecs et des Romains, dans la continuité des discours athéniens et pro-romains des époques précédentes, il est pour ainsi dire contraint de présenter les chrétiens comme philanthropes, à cause de ce qu’il décrit lui-même comme un exemplaire souci des pauvres et un grand esprit de partage. Mais qu’en était-il des chrétiens eux-mêmes ? Voyaient-ils dans la philanthrôpia / humanitas une vertu constitutive de l’identité chrétienne ? La notion de philanthrôpia a déjà une longue histoire lorsque le christianisme naît. Les premières occurrences des termes philanthrôpos et philanthrôpia dans la littérature grecque renvoient à l’amour des dieux pour les hommes 4. Ce sens premier gagnera en importance tout au long de l’Antiquité, la philanthrôpia devenant au passage l’un des attributs du Dieu d’Israël et du Dieu des chrétiens.
4.
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Dans le Prométhée enchaîné d’Eschyle, v. 7 et 28, et la Paix d’Aristophane, v. 392 ; voir également Platon, Banquet 189 d. Les paragraphes qui suivent tentent de résumer une partie des résultats de mes recherches sur la notion de philanthrôpia, publiés dans Philanthrôpia judaica. Le débat autour de la « misanthropie » des lois juives dans l’Antiquité, Leyde 2003 (chapitre 1 surtout). Parmi les titres classiques sur le sujet, on mentionnera en particulier : S. Lorenz, De progressu notionis φιλανθρωπίας, Leipzig 1914 ; I. Heinemann, « Humanitas », R.E. Suppl. V, 1931, col. 282-310 ; S. Tromp de Ruiter, « De vocis quae est φιλανθρωπία significatione atque usu », Mnemosyne N.S. 59 (1932), p. 271-306 ; H. I Bell, « Philanthropia in the Papyri of the Roman Period », dans Mélanges J. Bidez – F. Cumont, Bruxelles 1949, p. 31-37 ; M. T. Lenger, « La notion de bienfait (φιλάνθρωπον) royal et les ordonnances des rois Lagides », dans Studi in onore di V. Arangio-Ruiz, Naples 1953, vol. I, p. 483-499 ; C. Spicq, « La philanthropie hellénistique, vertu divine et royale », Studia Theologica 12 (1958), p. 169-195 ; H. Hunger, « Φιλανθρωπία. Eine griechische Wortprägung auf ihrem Wege von Aischylos bis Theodoros Metochites », AnzeigerWien 100 (1963), p. 1-20 ; R. Le Déaut, « Φιλανθρωπία dans la littérature grecque jusqu’au Nouveau Testament (Tite III, 4) », dans Mélanges E. Tisserant. I. Écriture sainte - Ancien Orient, Rome 1964, p. 255-294 ; A. Pelletier, « La Philanthropia dans la vie quotidienne », dans Paganisme, judaïsme, christianisme. Influences et affrontements dans le monde antique. Mélanges M. Simon, Paris 1978, p. 35-44 ; J. de Romilly, La douceur dans la pensée grecque, Paris 1979 ; C. Spicq, article « φιλανθρωπία », dans le Lexique théologique du N. T., Paris 1991, p. 1582-1587 ; O. Hiltbrunner, « Philanthropie und Humanität », dans G. Klingenberg, Vestigia iuris Romani: Festschrift für G. Wesener, Graz 1992, p. 189-201, et « Humanitas (φιλανθρωπία) », RLAC XVI, 1994, col. 711-752.
La philanthrôpia, un idéal partagé ? Dans l’ordre des rapports interhumains, la philanthrôpia figure dans des contextes très divers. Vertu des évergètes et des citoyens soucieux du bien public, elle représente à l’époque hellénistique puis romaine une qualité très attendue du souverain ou de l’empereur, mais aussi de leurs représentants civils ou militaires. Dans le contexte de la guerre, elle correspond à la clémence et à la capacité de faire des vainqueurs d’aujourd’hui les alliés de demain. Par-delà ces cas précis liés à une fonction ou un statut social, la philanthrôpia représente une vertu éminemment grecque, revendiquée en particulier par les Athéniens, qui présentent Athènes comme une cité ouverte aux étrangers, à l’inverse de Sparte, caractérisée par la xenèlasia. La philanthrôpia participe ainsi d’un discours athénien de définition de soi via l’éthique, ou plutôt l’éthico-politique dans ce cas. Dans la même veine, à partir du ier siècle et surtout du iie siècle de n. è., les discours pro-romains font de Rome la cité philanthrope par excellence, en partie du fait de sa capacité à intégrer de nouveaux citoyens 5. Rappelons que l’empereur Julien voit encore dans la philanthrôpia la caractéristique essentielle des Grecs (tout particulièrement des Athéniens) et des Romains 6. Dans ce contexte, et en réponse aux accusations de misanthropie dirigées contre les Juifs, des auteurs juifs comme Philon et Flavius Josèphe développent un discours sur la philanthrôpia des lois mosaïques et du peuple juif, politeia ouverte qui accueille volontiers ceux qui veulent venir vivre sous ses lois, c’est-à-dire se convertir au judaïsme. Enfin, nombreux sont les philosophes grecs et romains qui préconisent la philanthrôpia ou l’humanitas dans les rapports entre les hommes, en lien avec la notion d’oikeiôsis (pour les stoïciens) ou avec celle d’une parenté de tous les hommes entre eux (pour les péripatéticiens et les stoïciens). En outre, ce discours s’est banalisé et répandu bien au-delà des écoles philosophiques, en particulier à partir du ier siècle avant n. è. 7. Même dans les écoles où la philanthrôpia ne représente pas une notion éthique centrale, le philosophe lui-même est réputé ami des hommes, car il tente par son enseignement de les délivrer de leurs maux et de les aider à mieux vivre. Ainsi, aux yeux d’Épictète, le philosophe cynique est philanthrope dans la mesure où il montre aux hommes la vraie voie du bonheur par son détachement des biens matériels 8. D’après Diogène Laërce, Épicure lui-même se distinguait par sa philanthrôpia, puisqu’il se montrait bienveillant non seulement vis-à-vis des membres de sa famille, de ses esclaves ou encore de ses disciples, mais aussi
Voir en particulier Aelius Aristide, En l’honneur de Rome 63-65. Voir L’ennemi de la barbe XVIII, 8 ; Contre les Galiléens 180. Pour une présentation détaillée des enjeux philosophiques liés à la notion de philanthrôpia, voir K. Berthelot, L’« humanité de l’autre homme » dans la pensée juive ancienne, Leyde 2004 (chapitre 1). 8. Voir Entretiens IV.8.31-32. 5. 6. 7.
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Katell Berthelot vis-à-vis de tout homme (X, 10). Notons enfin qu’à partir du ier siècle de n. è., la philanthrôpia des hommes vis-à-vis de leurs semblables est de plus en plus articulée à l’imitation des dieux et de leur bienveillance vis-à-vis de l’humanité. Ces discours philosophiques sur la vertu d’humanité ont trouvé des échos chez les auteurs juifs de langue grecque, et plus particulièrement chez Philon, qui critique les fondements de l’éthique stoïcienne – l’oikeiôsis – mais revendique la philanthrôpia comme la qualité jumelle de la piété, en lien avec une parenté (syngeneia) spirituelle bien plus que naturelle. Suite à ce rappel nécessairement trop bref et schématique, je me propose d’étudier la notion de philanthrôpia chez les auteurs chrétiens des trois premiers siècles 9. Plusieurs questions se posent : les chrétiens eux-mêmes se décrivent-ils comme philanthrôpoi ? Si oui, que recouvre exactement cette philanthrôpia chrétienne, et quels sont les liens entre les textes chrétiens et le discours grec ou gréco-romain (philosophique ou non) et le discours juif sur la philanthrôpia ? Dans quelle mesure le discours chrétien sur la philanthrôpia reflète-t-il une rivalité vis-à-vis d’autres groupes ? Ou encore, en d’autres termes : dans quelle mesure la redéfinition de la philanthrôpia en termes chrétiens – si elle a lieu – représente-t-elle un enjeu de définition de soi via l’éthique ? Et enfin : dans quelle mesure la philanthrôpia constitue-t-elle une valeur partagée et dans quelle mesure revêt-elle des significations différentes voire opposées selon les groupes qui s’y réfèrent ? Dans la mesure où un consensus général existe sur la qualification des dieux ou de Dieu comme philanthropes, on ne s’attardera pas sur cet aspect, même si la conception des formes concrètes de l’amour de l’humanité manifesté par la divinité varie bien sûr d’un groupe à l’autre. Les auteurs chrétiens voient ainsi dans l’incarnation du Fils un aspect essentiel de l’amour divin vis-à-vis des hommes. Dans le contexte de cet article, c’est toutefois la philanthrôpia comme qualité humaine qui nous retiendra, en particulier lorsqu’elle caractérise un groupe, ou un individu en tant que représentant d’un groupe 10.
9. Dans le cadre limité de cet article, il ne sera toutefois pas possible d’étudier de manière exhaustive l’ensemble des sources chrétiennes des trois premiers siècles. Il ne s’agit à ce stade que d’un aperçu préliminaire, qu’il faudrait idéalement compléter par des études plus poussées tant des sources littéraires que documentaires. Faute de place, il ne m’a pas été possible d’inclure ici une étude des Homélies pseudo-clémentines, qui datent probablement du iiie siècle et contiennent des développements très originaux sur la notion de philanthrôpia (en particulier au chapitre xii – développement qui est absent dans le passage parallèle des Reconnaissances). Ce sera j’espère l’objet d’un prochain article. 10. Ce parti-pris différencie le présent exposé d’un travail comme celui de G. Downey, qui affirme que la philanthrôpia occupe une place importante dans la liturgie et le discours chrétiens au ive siècle, mais illustre son propos surtout avec des exemples relatifs à la philanthrôpia divine (voir « Philanthropia in Religion and Statecraft »).
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La philanthrôpia, un idéal partagé ? Soulignons enfin que par-delà l’étude des mots, c’est bien la notion de philanthrôpia telle qu’elle fut élaborée notamment dans les écoles philosophiques du monde gréco-romain qui nous intéresse ici, c’est-à-dire l’idéal de la bienveillance exercée vis-à-vis de tout homme au nom de l’humanité commune. Par conséquent, on sera attentif au fait que le terme philanthrôpia ait pu recevoir chez les auteurs chrétiens une acception nouvelle, éventuellement étrangère à celle rencontrée dans la littérature grecque « païenne 11 », et on s’interrogera également, à l’inverse, sur la possibilité que des idées apparentées à la notion de philanthrôpia aient été adoptées par des auteurs chrétiens tout en étant exprimées par d’autres termes. 1. Le Nouveau Testament Les mots formés sur le radical philanthrôp- sont peu fréquents dans le Nouveau Testament, avec seulement trois occurrences recensées : Actes 27, 3 ; Actes 28, 2 ; Tite 3, 4. Les deux passages du livre des Actes s’inscrivent dans le contexte du voyage de Paul de Jérusalem à Rome, où il doit être jugé. Paul, comme prisonnier, est placé sous la garde d’un centurion nommé Julius, dont Actes 27, 3 nous dit qu’il traitait l’apôtre avec humanité (φιλανθρώπως). Celle-ci se manifeste en particulier dans le fait que lors d’une escale à Sidon, il laisse Paul se rendre chez des amis qui prennent soin de lui. La philanthrôpia de Julius, un Romain, s’apparente à la clémence du vainqueur vis-à-vis du vaincu et à la bienveillance, des acceptions courantes du terme. En Actes 28, 2, après le naufrage du bateau de Paul et l’arrivée des naufragés sur l’île de Malte, l’auteur des Actes nous dit que les « barbares » firent preuve d’humanité vis-à-vis des naufragés, en allumant un grand feu pour qu’ils puissent se réchauffer malgré la pluie et le froid 12. Dans la littérature grecque antérieure au Nouveau Testament, il existe quelques exemples de barbares philanthrôpoi, mais ils sont très rares. Cela explique peut-être que dans les Actes, leur philanthrôpia soit qualifiée d’« inhabituelle ». Car en ce qui concerne le comportement des Maltais lui-même, il correspond aux normes du monde gréco-romain et renvoie à la notion de devoirs d’humanité vis-àvis de tout homme, et en particulier vis-à-vis du voyageur égaré qui demande son chemin, quémande du feu ou cherche une source. Depuis l’Odyssée, le naufragé représentait en outre dans le monde gréco-romain un paradigme de l’étranger qu’il faut aider et vis-à-vis duquel il faut agir avec humanité et
11. J’utiliserai ici le terme « païen » pour désigner le monde gréco-romain attaché aux cultes polythéistes, par commodité et en dépit du caractère quelque peu anachronique du terme pour la période considérée. 12. οἵ τε βάρβαροι παρεῖχον οὐ τὴν τυχοῦσαν φιλανθρωπίαν ἡμῖν, ἅψαντες γὰρ πυρὰν προσελάβοντο πάντας ἡμᾶς διὰ τὸν ὑετὸν τὸν ἐφεστῶτα καὶ διὰ τὸ ψῦχος.
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Katell Berthelot générosité 13. Pour ne citer qu’un exemple, dans son traité De la clémence, Sénèque donne une liste détaillée des actes d’humanité effectués par le sage, qui inclut l’obligation de venir en aide au naufragé 14. L’Épître à Tite (3, 4) évoque pour sa part la bonté (χρηστότης) de Dieu et son amour pour l’humanité, manifestés dans l’œuvre de salut accomplie en Jésus-Christ et parachevée par le don de l’Esprit Saint. L’Épître à Tite voit donc dans la philanthrôpia une qualité divine, selon un usage du terme très banal dans le monde gréco-romain. Hormis ce passage, les textes du Nouveau Testament fournissent en tout et pour tout deux exemples de comportement philanthrope, selon des acceptions tout à fait traditionnelles dans le monde gréco-romain. De surcroît, ces comportements philanthropes sont attribués l’un à un Romain, l’autre à des « barbares » (le terme, dépourvu ici de connotation négative, désignant des habitants de Malte). La philanthrôpia, dans les écrits du Nouveau Testament, n’est donc en aucun cas une qualité propre au croyant. Au contraire : ni Jésus ni ses disciples, ni aucun membre des communautés chrétiennes après eux, n’y est décrit comme philanthrope 15. Cette tendance caractérise également d’autres écrits chrétiens de la fin du ier siècle et du iie siècle de n. è., y compris dans un contexte apologétique. 1.2 Les pères apostoliques et les apologètes du iie siècle En effet, chez les pères apostoliques et les premiers apologètes, les références à la philanthrôpia sont rares. La Didachè ou Doctrine des douze apôtres contient plusieurs échos des commandements évangéliques relatifs à l’amour du prochain (Did. 1, 2 et 6-7) et à l’amour des ennemis (Mt 5, 39.44.46-47) (Did. 1, 3-4), mais la notion clé est l’agapè et non la philanthrôpia. Le chrétien doit par ailleurs être doux (πραΰς), patient (μακρόθυμος), miséricordieux (ἐλεήμων), simple ou sans méchanceté (ἄκακος), paisible (ἡσύχιος) et bon (ἀγαθός) (Did. 3, 7-8), une liste en partie inspirée par les Béatitudes de l’évangile de Matthieu. Les croyants sont également exhortés à faire preuve
13. Voir mon article « Assistance to the Shipwrecked as a Paradigm of Humaneness in the Ancient World », dans K. Berthelot et M. Morgenstern (dir.), The Quest for a Common Humanity: Human Dignity and Otherness in the Religious Traditions of the Mediterranean, Leyde 2011, p. 311-326. Le rapprochement possible entre l’arrivée des naufragés dans l’île et l’hospitalité des habitants, dans les Actes et dans l’Odyssée respectivement, a été relevé par certains commentateurs ; voir par exemple M.-E. Boismard, A. Lamouille et J.-L. Vesco, Les Actes des deux Apôtres. II. Le sens des récits, Paris 1990, p. 261-262, pour qui « le parallèle avec Odyss. 9,546-547 est évident ». 14. Voir la liste en II.6.2 : venir en aide à ceux qui pleurent, tendre la main au naufragé, accorder l’hospitalité au banni, faire l’aumône à l’indigent, ensevelir les morts (même les criminels), etc. Voir aussi Lettres à Lucilius 95, 51-53. 15. Un point mal perçu par D. G. Peterson qui, dans son commentaire sur Actes 27, 3, écrit : « Philanthrôpia is literally love for humanity. In Acts 27-28 it is demonstrated by Christians and pagans alike » (The Acts of the Apostles, Grand Rapids 2009, p. 683).
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La philanthrôpia, un idéal partagé ? d’hospitalité, mais celle-ci se borne à accueillir « toute personne qui vient au nom du Seigneur » (Did. 12, 1) 16, c’est-à-dire les seuls condisciples chrétiens. L’enseignement éthique de la Didachè est une reprise assez littérale des textes évangéliques, sans rapport avec l’idéal philosophique de la philanthrôpia. Clément de Rome, dans son Épître aux Corinthiens, parle à plusieurs reprises de la philoxenia, celle des Corinthiens tout d’abord (1, 2), mais aussi de certains personnages bibliques, comme Rahab, la prostituée qui accueillit et cacha les espions envoyés par Josué (11, 2). La philoxenia peut parfois être considérée comme une modalité de la philanthrôpia, mais les deux notions sont néanmoins distinctes 17. Clément exhorte aussi les femmes de la communauté de Corinthe à pratiquer la charité (agapè) équitablement vis-à-vis de tous ceux qui craignent Dieu (21, 7), un passage qui peut laisser penser que chez Clément, l’agapè s’exerce surtout dans le cadre de la communauté chrétienne, en interne, et non vis-à-vis de l’extérieur. Aux chapitres 49-50, Clément s’inspire de 1 Corinthiens 13 pour exalter la charité (agapè), considérée comme la vertu par excellence. Enfin, au chapitre 54, il encourage les Corinthiens à pousser la charité jusqu’à se sacrifier eux-mêmes plutôt que d’être cause de divisions, et cite même des exemples de « païens » qui se sont sacrifiés pour le bien de leur cité. L’exhortation à la charité revient encore dans la partie conclusive de la lettre, au chapitre 62. On ne trouve pas sous la plume de Clément de termes formés sur le radical philanthrôp-, peut-être du fait que la lettre cherche à régler le problème d’une sédition (stasis) dans l’église de Corinthe, et que l’exhortation à la réconciliation, à l’unité et à l’amour entre frères nécessite un autre vocabulaire, comme agapè, philadelphia, homonoia, etc. 18. Les écrits d’Ignace d’Antioche et de Polycarpe de Smyrne ne contiennent pas non plus d’occurrence de philanthrôpia. La recension longue des lettres d’Ignace, qui présente des interpolations et des ajouts (six lettres supplémentaires), évoque toutefois à deux reprises la philanthrôpia de Dieu, exprimée dans sa volonté de sauver les hommes, un amour de l’humanité que les
16. Voir La doctrine des douze apôtres, éd. et trad. par W. Rordorf et A. Tuilier, SC 248 bis, Paris 1998, p. 189. 17. Voir K. Berthelot, Philanthrôpia judaica. Le débat autour de la « misanthropie » des lois juives dans l’Antiquité, Leyde 2003, p. 57-64. 18. Mais le fait demeure que cela concorde avec l’absence du vocabulaire de la philanthrôpia dans les écrits du premier christianisme en général (voir infra). Sur l’arrière-plan et le but de l’épître, voir entre autres O. Magne Bakke, Concorde and Peace. A Rhetorical Analysis of the First Letter of Clement with an Emphasis on the Language of Unity and Sedition, Tubingue 2001 (WUNT 2. Reihe, 143), p. 11-12 ; et aussi J. F. Jeffers, « The Social Context of 1 Clement », dans Conflict at Rome: Social Order and Hierarchy in Early Christianity, Minneapolis 1991, p. 90-105 ; M. Meiser, « Das Christentum in Rom im Spiegel des ersten Clemensbriefes », dans J. Zangenberg (dir.), Christians as a Religious Minority in a Multicultural City, Londres 2004, p. 139-156.
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Katell Berthelot chrétiens ont vocation d’imiter, d’après le second passage 19. Mais cette recension longue date probablement du ive siècle, et ne peut donc être prise en compte pour évaluer la façon dont les chrétiens se sont approprié la vertu de philanthrôpia au cours des trois premiers siècles 20. L’absence du terme philanthrôpia est manifeste également chez Irénée, Tatien, le Pseudo-Justin, Hermias, Méliton, Théophile, etc. Seul un fragment des œuvres d’Irénée contient une référence au « Seigneur ami des hommes 21 », et un passage de l’Ad Autolycum de Théophile (2, 27) évoque également la philanthrôpia divine. L’Épître à Diognète, autre texte apologétique remontant probablement au iie siècle 22, évoque à deux reprises la philanthrôpia divine, liée à l’œuvre de salut en Jésus-Christ (8, 7 ; 9, 2). Mais on ne trouve pas encore de référence à la philanthrôpia comme qualité chrétienne, même si l’auteur affirme que « (les chrétiens) aiment tous (les hommes) » (5, 5 : ἀγαπῶσι πάντας), en plus de faire preuve d’une grande philostorgia entre eux (1, 1). L’affirmation de 5, 5 est liée au constat qu’en dépit de cet amour universel, les chrétiens sont universellement persécutés (καὶ ὑπὸ πάντων διώκονται), suivi par une série de paradoxes du même genre (on les met à mort et par là ils gagnent la vie – éternelle – ; ils sont pauvres et ils enrichissent les autres hommes ; etc.). Le propos comporte une dimension rhétorique très claire, ce qui ne signifie pas que l’auteur n’était pas convaincu que cet amour des hommes, probablement vu comme une imitation de l’amour (agapè) de Dieu pour l’humanité, caractérisait les chrétiens 23. Dans tous les cas, l’amour des chrétiens pour les autres hommes n’est pas désigné par le terme philanthrôpia. Avant d’aborder les rares textes apologétiques chrétiens du iie siècle qui font usage du terme philanthrôpia dans le domaine de l’éthique, formulons quelques hypothèses : le fait que les chrétiens ne se présentent pas comme « philanthropes » dans les écrits évoqués jusqu’à présent peut s’expliquer par trois facteurs. Le premier n’est autre que le petit nombre (et la nature) des occurrences de la notion de philanthrôpia dans le Nouveau Testament, et la
19. Voir VI.3.6, XI.1.1. 20. Sur l’authenticité des lettres d’Ignace, la bibliographie est abondante. Voir le résumé du problème chez P. Th. Camelot (dir.), Ignace d’Antioche. Lettres, SC 10, Paris 19512, p. 13-17 ; M. W. Holmes, The Apostolic Fathers, Grand Rapids 20073, p. 171-173, et la bibliographie p. 177-181 ; B. D. Ehrman, The Apostolic Fathers Volume I, Cambridge 2003, p. 209-217. 21. Frag. 31 : ὁ φιλάνθρωπος Κύριος. 22. Voir H. I. Marrou (éd. et trad.), A Diognète, SC 33, Paris 1951, p. 241-268. L’Épître à Diognète présente des points communs avec les œuvres des autres apologètes ; comparer par exemple la remarque selon laquelle les chrétiens partagent la même table, mais non la même couche (A Diognète 5, 5) avec l’Apologétique de Tertullien (39, 11). 23. Sur l’éthique de l’Épître à Diognète et la place de l’imitatio Dei dans celle-ci, voir R. Brändle, Die Ethik der “Schrift an Diognet”. Eine Wiederaufnahme paulinischer und johanneischer Theologie am Ausgang des zweiten Jahrhunderts, Zurich 1975, p. 123-135.
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La philanthrôpia, un idéal partagé ? prééminence de l’agapè. Les auteurs chrétiens, qui citent ou paraphrasent souvent les préceptes évangéliques ou les textes pauliniens, recourent généralement au vocabulaire de l’agapè. Le deuxième facteur pourrait consister, par-delà les choix lexicaux, en une réticence plus profonde vis-à-vis d’une notion fortement associée au monde gréco-romain et à ses écoles philosophiques. Dans cette hypothèse, les auteurs chrétiens auraient délibérément évité d’utiliser la notion de philanthrôpia et privilégié un terme absent de la littérature éthique gréco-romaine, agapè, pour définir leur particularité visà-vis de leur environnement « païen ». Enfin, on pourrait envisager comme troisième facteur l’absence d’accusation de misanthropie contre les chrétiens. Bien que ces derniers aient été accusés d’immoralité, d’inceste, de rites orgiaques ou encore de cannibalisme, et qu’on leur ait reproché leur solidarité entre eux 24, il semble qu’ils aient rarement été accusés de misanthropie comme l’ont été les Juifs à l’époque hellénistique et jusqu’au début du iie siècle de notre ère. Certes, on trouve cette accusation contre les chrétiens sous la plume de Tacite 25 ; mais il semble que les auteurs romains de la fin du ier et du début du iie siècle n’aient pas encore clairement distingué les chrétiens des Juifs 26. Par la suite il semble que les païens aient surtout reproché aux chrétiens le caractère athée et novateur de leur religion, leur immoralité et leur tendance à la sédition 27. Les chrétiens n’auraient donc pas eu la même incitation à élaborer une apologie de la philanthrôpia du christianisme que des auteurs comme Philon et Flavius Josèphe dans le cas du judaïsme. Rappelons en outre que les œuvres apologétiques de Philon et Josèphe étaient connues des chrétiens de langue grecque, qui s’en inspirèrent parfois 28, comme nous le verrons 24. Voir par exemple Tertullien, Apologétique 39, 7 : les païens reprochent leur pratique de la charité (dilectionis operatio) aux chrétiens. Tertullien n’explique pas la logique sous-jacente à ces accusations et se contente d’opposer la charité des chrétiens au comportement des païens, qui se détestent les uns les autres. Ce type d’opposition est fréquent dans les textes religieux, surtout ceux de nature « sectaire ». Il se rencontre ainsi dans l’Écrit de Damas (VIII 3-7), qui oppose l’accomplissement du commandement de l’amour du prochain à l’intérieur de la communauté aux dissensions et aux haines qui règnent parmi ceux qui lui sont extérieurs. La charité ou l’amour du prochain représente bien dans ces contextes une valeur éthique mobilisée dans la construction de l’identité du groupe, en opposition à d’autres. 25. Annales XV, 44 (odio humani generis). Tacite rejette l’accusation portée contre les chrétiens d’avoir allumé l’incendie de Rome comme mensongère, mais estime que les adeptes de cette « détestable superstition » originaire de Judée sont, de manière générale, « coupables et dignes des dernières rigueurs ». 26. Voir J. Daniélou, L’Église des premiers temps. Des origines à la fin du IIIe siècle, Paris 1985, p. 94-97. 27. Pour J. M. Lieu, « they developped new patterns of exclusiveness which often must have seemed far more threatening to the stability of society than the Jewish form » (Image and Reality. The Jews in the World of the Christians in the Second Century, Édimbourg 1996, p. 162). 28. Voir à ce propos J. M. Lieu, ibid., p. 159 ; M. Alexandre, « Apologétique judéo-hellénistique et premières apologies chrétiennes », dans B. Pouderon et J. Doré (dir.), Les apologistes chrétiens et la culture grecque, Paris 1998, p. 1-40.
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Katell Berthelot dans le cas de Clément. Si les chrétiens avaient été accusés de misanthropie de façon claire et récurrente, des échos de l’apologétique juive se seraient sans doute fait entendre dans les textes chrétiens. C’est en tout cas un écho des traditions juives que l’on rencontre chez le premier des apologètes que nous examinerons plus en détail, Aristide, même si cet écho se situe dans une autre perspective. a) L’Apologie d’Aristide
L’Apologie d’Aristide a été transmise dans deux versions assez différentes, l’une en syriaque et l’autre en grec (intitulée Roman de Barlaam). La première conserve le texte le plus original et est adressée à Antonin, mais mentionne également Hadrien dans le titre, tandis que d’après Eusèbe (qui ne semble toutefois pas avoir consulté l’œuvre lui-même 29), l’Apologie aurait été adressée à Hadrien (ce que confirme la version arménienne) ; le Roman de Barlaam, lui, est adressé « au roi Abenner ». La date exacte de rédaction de l’Apologie reste discutée ; Marie-Joseph Pierre et Bernard Pouderon estiment toutefois que la datation donnée par Eusèbe (124-125) peut être acceptée, même s’ils ne rejettent pas entièrement l’hypothèse d’une seconde rédaction sous Antonin 30. Dans son effort pour différencier les chrétiens tant des Juifs que des « païens », l’auteur critique l’idolâtrie et l’immoralité des Grecs 31, mais se révèle beaucoup plus positif en ce qui concerne les Juifs, considérés comme plus proches de la vérité que tous les autres (selon la version syriaque – la version grecque, elle, est plutôt hostile au judaïsme et a supprimé les passages élogieux sur les Juifs). Sur le plan éthique, les Juifs « imitent Dieu, au moyen de cette philanthropie qui est la leur, pratiquant la miséricorde envers les pauvres, rachetant les captifs, ensevelissant les morts, et accomplissant d’autres (œuvres) du même genre, agréées de Dieu et belles aussi pour les hommes, qu’ils ont reçues de leurs pères d’autrefois 32 ». Toutefois, « ils se sont eux aussi écartés de la connaissance exacte, pensant en conscience rendre un culte à Dieu. Car dans leur genre de pratiques, c’est aux anges et non à Dieu qu’ils rendent culte, observant les sabbats et les néoménies, les azymes et le grand jeûne, le jeûne, la circoncision et la pureté des aliments – toutes choses que d’ailleurs ils n’observent pas parfaitement 33 ».
29. Voir l’analyse critique de S. Parvis dans « Justin Martyr and the Apologetic Tradition », dans S. Parvis et P. Foster (dir.), Justin Martyr and His Worlds, Minneapolis 2007, p. 115-127 30. Voir Aristide. Apologie, éd. par M.-J. Pierre et B. Pouderon avec la collaboration de B. Outtier et M. Guiorgadzé, SC 470, Paris 2003, p. 32-37. 31. Voir en particulier VIII, 2 ; IX, 3 ; XI, 7 (syr.). 32. Apologie XIV, 3, traduction du syriaque de M.-J. Pierre, SC 470, p. 233. 33. XIV, 4, ibid.
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La philanthrôpia, un idéal partagé ? L’appréciation très positive que donne Aristide de l’éthique juive (par opposition aux pratiques rituelles 34) est exceptionnelle sous la plume d’un auteur chrétien 35, et appelle plusieurs commentaires : la référence à l’ensevelissement des morts fait penser à la notion rabbinique de guemilout hassadim ou œuvres de piété, dont l’expression la plus parfaite n’est autre que les services rendus à un mort, puisque ce dernier ne pourra pas rendre le bienfait reçu 36. Le rachat de captifs juifs est une pratique attestée dans la littérature juive antique et médiévale 37. Le souci des pauvres est bien attesté dans toute la tradition biblique et juive. Surtout, le lien entre la miséricorde visà-vis des pauvres et des morts et la notion d’imitatio Dei est explicite dans de nombreuses sources rabbiniques et targumiques 38, et Philon préconisait déjà d’« imiter Dieu par une bienfaisance pareille à la sienne » (Des vertus 168) 39. Compte tenu de sa correspondance étroite avec ces traditions, le paragraphe d’Aristide reflète très probablement l’utilisation de sources juives, ou encore des échanges réels avec des Juifs. La présence du mot « philanthropie » 40 dans ce texte doit probablement être interprétée comme un écho du discours juif sur la philanthrôpia de la Loi de Moïse, tel qu’on le rencontre chez Philon et Josèphe. Il demeure toutefois que, comme le notent très justement Marie-Joseph Pierre et Bernard Pouderon 41, la philanthropie des Juifs, pour admirable qu’elle soit, reste inférieure à la philia dont font preuve les chrétiens. Ceux-ci sont censés mettre en pratique la règle d’or et le commandement évangélique de l’amour des ennemis, faire preuve d’humilité et de douceur, prendre soin
34. Sur ce point, et pour des parallèles dans la littérature chrétienne de cette critique des pratiques rituelles ou cultuelles juives, voir J. M. Lieu, Image and Reality, p. 170-172. 35. Certains commentateurs en ont conclu qu’Aristide était juif et qu’il s’agissait à l’origine d’une œuvre juive, remaniée par la suite par un chrétien. Mais l’auteur chrétien qui aurait remanié l’œuvre initiale aurait pu éliminer ce paragraphe ou le nuancer. Voir M.-J. Pierre, ibid., p. 41. 36. Voir entre autres « Gemilut Hasadim », dans Encyclopaedia Judaica 7, New York 1971, col. 374-377. D’après T. B. Yevamot 79a, la miséricorde, la modestie et les œuvres de charité représentent des caractéristiques d’Israël. 37. L’Écrit de Damas prescrit ainsi d’employer l’argent du fonds commun de la communauté pour venir en aide à « celui qui est emmené captif vers une nation étrangère » (XIV, 15) ; Flavius Josèphe rapporte quant à lui qu’il se rendit à Rome pour obtenir la libération de certains prêtres de Jérusalem (Vie 13-16). 38. Voir entre autres Genèse Rabbah VIII, 13, Talmud de Babylone Sota 14a et le Targum Pseudo-Jonathan de Deutéronome 34, 6. 39. On notera que pour Aristide, les païens aussi imitent leurs dieux, mais comme ceux-ci se font la guerre et se livrent à toutes sortes d’actes immoraux, le paganisme est présenté comme radicalement immoral, dans la continuité d’ailleurs de nombreux auteurs juifs de langue grecque (la Sagesse, Philon, etc.). Voir en particulier Apologie (syr.) 9, 3. 40. Sur la correspondance du terme syriaque avec le terme grec philanthrôpia, voir Apologie (SC 470), p. 57, note 3, et p. 58, note 2. 41. Apologie (SC 470), p. 58 et 70.
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Katell Berthelot des veuves, des orphelins et des pauvres (au point de jeûner pour nourrir les indigents), etc. 42. L’éthique chrétienne décrite dans la version syriaque est dans une large mesure d’inspiration biblique et juive 43. La description de l’éthique chrétienne ne contient pas le terme agapè (ou son équivalent en syriaque), mais uniquement philia, philein, etc., ce qui est inhabituel. Faut-il y voir une volonté de la part de l’auteur d’adopter une terminologie plus philosophique (avec notamment le modèle de l’Éthique à Nicomaque), tout en se démarquant des Juifs, à qui l’on « abandonne » l’usage du mot philanthrôpia ? Par-delà la terminologie, il semble surtout que le texte d’Aristide insiste sur les actes et les comportements concrets 44. Mais le fait demeure que l’Apologie d’Aristide ne présente pas la philanthrôpia comme une vertu chrétienne. b) L’œuvre de Justin Martyr 45
Justin, qui est un « païen » converti au christianisme, a étudié la philosophie et connaît les enseignements des différentes écoles 46. Pourtant, il ne fait que rarement usage du mot philanthrôpia. Dans l’Apologie, adressée à Antonin le Pieux, il est fait référence une seule fois à l’amour de l’humanité, présentée comme une qualité intrinsèquement divine. Polémiquant contre ceux qui adorent des dieux faits de main d’homme, Justin écrit que Dieu n’a pas besoin d’offrandes matérielles de la part des hommes, que c’est lui qui donne tout et que « ceux-là seuls l’accueillent qui imitent ses intimes perfections : chasteté, justice, amour des hommes, enfin tout ce qui appartient en propre à Dieu, lui que ne saurait désigner aucun des noms qu’on lui donne 47 ». La philanthrôpia apparaît ici comme une qualité divine que les hommes doivent imiter, une idée très répandue dans le monde gréco-romain. Un peu plus loin dans l’Apologie, l’éthique chrétienne est présentée comme un amour universel pour tous les hommes, qui inclut en particulier les ennemis et conduit à prier pour eux (Justin s’inspire de Mt 5, 44 et Luc 6, 27-28.32) 48. Mais dans ce contexte
42. Voir Apologie 15, 4.6-7 (syr.). La version grecque correspond ici assez étroitement à la version syriaque, mais en plus concis. 43. Cf. J. M. Lieu, Image and Reality, p. 173-177 ; elle écrit par exemple : « There is in Aristides predominantly ethical presentation of Christianity little that would not be at home in a Jewish Apology » (p. 174). 44. Ibid., p. 69. 45. Pour Sara Parvis, Justin est l’inventeur du genre apologétique chrétien ; Aristide et Quadratus sont d’après elle difficiles à situer et dater avec certitude, et l’Apologie d’Aristide pourrait en définitive s’inspirer de celle de Justin (« Justin Martyr and the Apologetic Tradition »). Les propos d’Aristide et de Justin sur la philanthrôpia n’ayant pas de rapport direct, cela importe en fait assez peu ici. Ils sont tous deux du iie siècle, dans tous les cas. 46. Sur Justin et la philosophie, voir S. Sánchez, Justin apologiste chrétien : travaux sur le Dialogue avec Tryphon de Justin Martyr, Paris 2000, chapitre 4. 47. Apologie 10, 1 ; trad. Ch Munier, SC 507, Paris 2006, p. 151. 48. Apologie 15, 9. Dans les paragraphes suivants sont également mentionnés le devoir de partager ses biens, d’être patient, doux, serviable, de tendre l’autre joue, etc. En 15, 13 il cite
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La philanthrôpia, un idéal partagé ? le terme philanthrôpia n’est pas employé, peut-être pour éviter de présenter le christianisme sous un jour « stoïcien » ou « philosophique 49 ». En effet, même si la proximité entre éthique chrétienne et éthique stoïcienne est plus apparente que réelle, dans la mesure où la justification de la bienveillance envers autrui diffère radicalement dans les deux cas, le commandement chrétien de l’amour des ennemis pouvait passer pour dénué d’originalité 50. Pour Musonius Rufus, par exemple, la philanthrôpia consiste entre autres à ne pas répondre aux injures et aux coups par du ressentiment ou par un désir de vengeance, mais à se comporter avec générosité envers notre ennemi, qui n’agit mal envers nous que parce qu’il est ignorant 51 ; rendre coup pour coup est le fait d’un animal, non d’un être humain digne de ce nom 52. De même, MarcAurèle écrit dans ses Pensées : « Le propre de l’homme, c’est d’aimer même ceux qui l’offensent (Ἴδιον ἀνθρώπου φιλεῖν καὶ τοὺς πταίοντας) (VII, 22) 53.
aussi Mt 5, 45 (Dieu fait lever son soleil sur les justes et les méchants). La référence à Mt 5, 44, le commandement donné aux chrétiens de prier pour leurs ennemis et d’aimer ceux qui les haïssent, apparaît également dans le Dialogue avec Tryphon 133, 6. Sur cette section de l’Apologie, voir R. M. Grant, « Justin on Moral Questions », dans Greek Apologists of the Second Century, Philadelphia 1988, p. 65-73. 49. Et ce, même si la philanthrôpia n’est pas le « terme-clef » de l’universalisme stoïcien, comme on le lit parfois. 50. C’est précisément la thèse que défend J. Whittaker dans « Christianity and Morality in the Roman Empire », Vigiliae Christianae 33/3 (1979), p. 209-225. Il cite en particulier Tertullien, Apologétique 46, 2, qui témoigne du fait que certains adversaires des chrétiens tenaient le christianisme pour une philosophie, professant les mêmes vertus que les autres écoles, innocence, justice, patience, modération et chasteté. Mais Tertullien lui-même rejette par la suite cette assimilation des chrétiens aux philosophes de la manière la plus virulente (§ 5-18). Voir note 91 infra. 51. Cette idée (le lien entre faute et ignorance) s’inscrit dans le prolongement de l’enseignement de Socrate. Les fragments XXXIX et XLI de Musonius précisent que le sage doit venir en aide à son ennemi, notamment en l’amenant à progresser et à devenir un homme de bien. 52. Voir Discours X, éd. Lutz, p. 78. Sur le Discours X et l’attitude vis-à-vis de l’ennemi, voir I. Ramelli, « Il tema del perdono in Seneca e in Musonio Rufo », dans M. Sordi (dir.), Responsabilità, perdono e vendetta nel mondo antico, Milan 1998, p. 191-207. 53. Marc-Aurèle poursuit ainsi : « Le moyen d’y parvenir, c’est de te représenter qu’ils sont tes parents, qu’ils pèchent par ignorance et involontairement ; que, dans un instant, les uns et les autres, vous serez morts ; et surtout qu’on ne t’a pas nui, car on n’a pas lésé ta faculté directrice, restée ce qu’elle était » (VII, 22, traduction d’A. I. Trannoy, CUF, p. 7). Notons aussi cet autre passage : « Prends garde de ne pas avoir, à l’égard des misanthropes, les sentiments que les misanthropes ont à l’égard des hommes » (VII, 65) ; ou encore : « Les dieux, qui sont immortels, ne se fâchent pas, en une si longue durée, d’avoir à supporter sans cesse de tels et de si nombreux méchants ; davantage, ils prennent d’eux toute sorte de soins. Mais toi (qui dois vivre combien de temps encore ?), tu t’y refuses, et cela, alors que tu es toi-même un de ces méchants ! » (VII, 70). Pour les stoïciens, il est dans la nature de l’homme d’être bienveillant envers autrui, et rien ne doit empêcher l’homme de suivre sa nature. Il faut accomplir ce qu’elle prescrit indépendamment des actions d’autrui, car celles-ci ne dépendent pas de soi et sont donc, dans la perspective stoïcienne, des indifférents (voir encore Marc-Aurèle, Pensées VIII, 56).
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Katell Berthelot La question se pose de savoir si les apologètes chrétiens ont délibérément formulé leur présentation de l’éthique chrétienne de manière à la différencier des enseignements philosophiques, ou au contraire de manière à les rendre au moins superficiellement concordants. Dans l’Apologie, en tout état de cause, l’amour des ennemis n’est pas désigné comme une marque de philanthrôpia, ni présenté comme naturel, mais plutôt comme un enseignement du Christ dont la réalisation est le fruit de l’action de l’Esprit en l’homme. L’absence de référence à la philanthrôpia comme vertu chrétienne dans l’Apologie est d’autant plus significative que le terme est à l’inverse employé en ce sens dans le Dialogue avec Tryphon. Dans le Dialogue, en effet, Justin ne se limite pas à évoquer la philanthrôpia divine 54, mais présente également l’amour de l’humanité comme une qualité chrétienne, une conséquence de la conversion. Il écrit ainsi : « Nous qui étions remplis de guerre, de meurtre, de tout mal, nous avons sur terre transformé les instruments de guerre, les glaives en socs de charrue, les lances en outils des champs, et nous cultivons la piété, la justice, l’amour de l’humanité (φιλανθρωπία), la foi, l’espérance qui vient du Père lui-même par le crucifié » (110, 3) 55. La liste des vertus qui figure dans ce passage fait écho à de nombreux textes philoniens, même s’il n’existe aucune dépendance directe. La référence au crucifié distingue en tout cas radicalement le propos de Justin de la littérature juive en grec. En outre, placée à côté de la foi (πίστις) et de l’espérance (ἐλπίς), la φιλανθρωπία apparaît ici comme un synonyme de l’ἀγάπη de 1 Corinthiens 13, 13. Loin d’être une vertu humaine naturelle comme pour les stoïciens, elle est un don de Dieu aux croyants. Justin suggère donc à demimots que la vraie philanthrôpia se trouve chez les chrétiens. C’est aussi ce que laisse entendre un autre passage du Dialogue (136, 2) où, s’adressant aux Juifs sur un ton hostile très éloigné de celui d’Aristide, Justin déclare : « Vous avez surpassé votre perversité en haïssant le juste que vous avez tué et ceux qui ont reçu de lui ce qu’ils sont, d’être pieux, justes, d’aimer les hommes (καὶ τοὺς ἀπ’ αὐτοῦ λαβόντας εἶναι ὅπερ εἰσίν, εὐσεβεῖς καὶ δίκαιοι καὶ φιλάνθρωποι) 56 ». À nouveau, la philanthrôpia caractérise les chrétiens, et représente un don du Christ à ceux qui croient en lui. Justin innove donc sur deux plans : d’une part, il qualifie les chrétiens de philanthropes ; d’autre part, il confère à la notion de philanthrôpia un soubassement nouveau, qu’elle n’avait pas reçu jusque-là, et qui en fait un concept chrétien radicalement différent de la notion philosophique d’amour de l’humanité fondée sur l’appartenance à une humanité commune. Le propos reste toutefois marginal dans l’œuvre de Justin. On peut également s’interroger sur le fait
54. Voir 23, 2 ; 47, 5 (une citation de Tite 3, 4) ; 107, 2. 55. Traduction de G. Archambault et L. Pautigny, revue par E. Gauché, Paris 1994 (Bibl. Migne), p. 269. 56. Ibid., 309.
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La philanthrôpia, un idéal partagé ? qu’il apparaisse non pas dans l’Apologie, mais dans le Dialogue, c’est-à-dire un ouvrage réfutant les objections d’un Juif (imaginaire ou non) 57. Faut-il y voir une volonté de rivaliser avec les Juifs et leur apologie de la philanthrôpia du judaïsme ? Au vu du faible nombre d’occurrences du terme dans l’œuvre de Justin, et d’absence de référence directe à la tradition représentée principalement par Philon et Josèphe, il vaut mieux laisser la question ouverte. c) La Supplique d’Athénagore
Adressée aux empereurs Marc-Aurèle et Commode, la Supplique d’Athénagore, connu dans la tradition chrétienne comme philosophe et Athénien 58, témoigne d’une bonne maîtrise des usages hellénistiques de la notion de philanthrôpia. Par un procédé bien connu de captatio benevolentiae, qui témoigne de sa connaissance des normes en vigueur dans les éloges des souverains, Athénagore célèbre ainsi à plusieurs reprises l’humanité ou la clémence (philanthrôpia) des empereurs 59. Mais la Supplique révèle aussi, comme chez Justin, une certaine christianisation de la notion de philanthrôpia 60, perceptible tout d’abord – et c’est nouveau – dans la dimension eschatologique du passage où les chrétiens sont présentés comme philanthropes : les chrétiens étant convaincus de devoir rendre compte de toute leur vie d’ici-bas à Dieu, ils ont choisi « de mener une vie de modération, de charité et d’humilité (τὸν μέτριον καὶ φιλάνθρωπον καὶ εὐκαταφρόνητον βίον) », « parce que nous croyons que nous ne connaîtrons pas ici-bas – même si l’on nous arrachait la vie – de maux comparables aux récompenses que nous obtiendrons alors du Grand Juge pour une vie de bonté, de charité et de douceur (ὧν ἐκεῖ κομιούμεθα τοῦ πράου καὶ φιλανθρώπου καὶ ἐπιεικοῦς βίου παρὰ τοῦ μεγάλου δικαστοῦ) » (12,1) 61. Athénagore répète ensuite que contrairement à ceux qui ne croient pas à l’au-delà, les chrétiens savent que la vie après la mort sera plus belle si on s’est gardé pur de toute faute, et que par conséquent ils « pratiquent l’amour du prochain à ce point qu’ils ne
57. Pour T. J. Horner (“Listening to Trypho”: Justin Martyr’s “Dialogue” Reconsidered, Louvain 2001), il s’agit d’un dialogue réel avec un Juif de diaspora ayant vécu au iie siècle. 58. Pour B. Pouderon, Athénagore ne se réclamait pas d’une école en particulier ; il aurait utilisé des doxographies (voir Athénagore. Supplique au sujet des chrétiens, SC 379, Paris 1992, p. 17-19). Voir également B. Pouderon, Athénagore d’Athènes : Philosophe chrétien, Paris. 1989 ; et L. W. Barnard, « The Philosophical and Biblical Background of Athenagoras », dans J. Fontaine et C. Kannengiesser (dir.), Epektasis. Mélanges patristiques offerts au cardinal Jean Daniélou, Paris 1972, p. 3-16. 59. Voir 1, 2 ; 2, 1 ; 30, 2 ; 37, 1. Voir déjà la remarque d’O. Hiltbrunner, « Humanitas », col. 742. Mais il ne semble pas avoir relevé les autres passages de la Supplique relatifs à la philanthrôpia dans les rapports interhumains. 60. Pour S. Parvis, « Athenagoras’s Embassy (or Supplication) is essentially a rewriting of Justin’s (first) Apology in more intellectually respectable terms » (« Justin Martyr », p. 123). 61. Traduction de B. Pouderon, SC 379, p. 109. Toutes les traductions de passages de la Supplique sont celles de cette édition.
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Katell Berthelot se contentent pas d’aimer leurs amis (μέχρι τοσούτου δὲ φιλανθρωπότατοι ὥστε μὴ μόνον στέργειν τοὺς φίλους), car, dit l’Écriture, « Si vous aimez ceux qui vous aiment, si vous prêtez à ceux qui vous prêtent, quelle récompense en aurez-vous 62 ? » (12, 3). Le superlatif φιλανθρωπότατοι laisse entendre que les chrétiens dépassent les païens dans l’exercice de l’amour de l’humanité. Le thème de l’amour des ennemis figure de manière encore plus explicite dans les paragraphes précédents, où Athénagore le présente comme le cœur de la doctrine chrétienne, en paraphrasant Mt 5, 44-45. Il laisse entendre que les chrétiens mettent l’amour des ennemis en pratique, en évitant même d’« apostropher méchamment » leurs adversaires et en priant pour eux (11, 3), tandis que les « païens », eux, n’en sont pas capables. Il s’en prend en particulier aux sophistes et aux rhéteurs, « qui se font fort avec de telles leçons de causer le bonheur de leurs disciples », mais sont emplis d’un zèle mauvais. En 11, 4 Athénagore souligne encore que même si la plupart des chrétiens sont illettrés ou peu éduqués et incapables de manier l’art oratoire comme les rhéteurs, ils vivent pour leur part le sermon sur la montagne (ne pas répondre à ceux qui les frappent, ne pas poursuivre en justice ceux qui les pillent), et aiment leur prochain comme eux-mêmes (τοὺς πλησίον ἀγαπᾶν ὡς ἑαυτούς). Il construit ainsi une opposition entre les professionnels de la parole païens d’une part, incapables de mettre en pratique leur éthique et d’améliorer le sort de l’humanité, et les chrétiens, peu brillants intellectuellement et souvent peu aptes à se défendre par le raisonnement et le discours, mais dont les actes vertueux témoignent en leur faveur. L’éthique manifestée dans les actes, opposée aux discours éthiques, représente ici l’un des aspects essentiels de la définition de soi. La notion de philanthrôpia introduite par la suite, au chapitre 12, est clairement liée à ce qui précède et en particulier à l’amour des ennemis, présenté comme l’essence même de l’amour de l’humanité. À nouveau, rappelons qu’il existe une convergence apparente entre le commandement chrétien de l’amour des ennemis et l’enseignement des stoïciens, ce qui peut faire apparaître la décision d’Athénagore d’utiliser le terme philanthrôpia comme un choix stratégique assez habile. Mais il est douteux qu’un penseur de l’envergure de Marc-Aurèle, à supposer qu’il ait lu Athénagore, ait accepté la signification chrétienne du terme ainsi que la justification chrétienne de l’amour de l’humanité en référence à l’eschatologie. C’est à juste titre que Bernard Pouderon traduit philanthrôpia par « charité » ou « amour du prochain », car Athénagore utilise en fait le mot philanthrôpia pour désigner l’agapè. La notion de philanthrôpia chez Athénagore est en fait largement réinterprétée dans un sens chrétien, d’une part en référence à des enseignements précis de l’évangile (en particulier le commandement de l’amour du prochain et surtout
62. Il s’agit d’une paraphrase combinant des éléments de Mt 5, 46 et Luc 6, 32-35.
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La philanthrôpia, un idéal partagé ? de l’amour des ennemis), et d’autre part via le contraste établi entre les chrétiens, qui mettent véritablement en pratique les enseignements évangéliques car ils conduisent à une vie de félicité dans l’au-delà, et les païens qui ne vivent pas leurs propres idéaux et se comportent de plus fort mal vis-à-vis des chrétiens. Beaucoup plus clairement que chez Justin, dans la Supplique la philanthrôpia devient une vertu chrétienne, cette fois par opposition au monde païen et non au monde juif. 3. Clément d’Alexandrie Avec Clément nous avons affaire à une œuvre bien plus volumineuse que celle d’Athénagore, et de la part d’un très bon connaisseur de la culture classique. S’il n’a pas écrit d’apologie à proprement parler, Clément se livre néanmoins à une apologie implicite du christianisme, du moins dans l’acception la plus large du mot « apologie » (une présentation visant à convaincre ses interlocuteurs du bien-fondé de la doctrine chrétienne d’une part, de la fausseté des croyances païennes d’autre part). On retrouve tout d’abord chez Clément la citation de Tite 3, 4 63 et plus généralement la perception de la philanthrôpia comme vertu divine (du Père ou du Logos), très fréquemment mentionnée 64. Clément ironise aussi une fois sur l’amour de l’humanité dont font preuve les démons 65, qu’il décrit par ailleurs comme ennemis de l’humanité, c’est-à-dire misanthropes. Fait notable, Clément reprend en partie l’argumentation philonienne sur le caractère humain ou philanthrope de la Loi de Moïse, qui a pour but de former à la piété, à la générosité, à la justice et à l’humanité (Stromates II.18.86.4) et qui guide vers le Christ (II.18.91.1). Il mentionne le caractère humain de la Loi notamment en lien avec Dt 20, 5-7 (l’obligation de renvoyer chez eux les jeunes mariés lors du rassemblement de l’armée en vue d’une guerre) 66, Dt 24, 15 (payer le salaire de l’ouvrier le jour même) 67, Lv 27, 30 (les dîmes partagées avec le prochain) 68, Dt 21, 10-14 (le traitement de la belle captive) 69, etc. En
63. Voir Protreptique I.4.4 et II.27.3, qui s’en inspire. 64. Voir Protreptique I.3.2 ; I.6.2-3 ; I.8.1 ; III.43.4 ; IX.82.2 ; IX.83.1 ; IX.85.3 ; IX.87.3 ; X.91.3 ; X.104.2-3 ; Pédagogue I.1.3 ; I.6.30, 41, 46, 51 ; I.7.55, 58-59 ; I.8.62-64 (avec une citation de Sagesse 11, 24, passage d’après lequel Dieu ne hait rien de ce qu’il a créé), 68, 70, 74 ; I.9.74-76, 79, 85-87 ; I.10.91, 93, 96 ; II.4.44 ; II.8.74 ; III.3.24 ; III.8.43 ; III.12.88 ; Stromates I.1.1.3 ; II.16.73.1 ; II.18.95.1 ; VII.2.8.1 ; VII.12.72.1. 65. Protreptique III.42.8. 66. Stromates II.18.82.2-3. L’influence du De Virtutibus de Philon est indéniable. Voir à ce sujet A. van den Hoek, Clement of Alexandria and His Use of Philo in the Stromateis, Leyde 1988, chap. iv. 67. Stromates II.18.85.1. 68. Stromates II.18.86.3. 69. Stromates II.18.89.1.
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Katell Berthelot Stromates II.18.93.4 figure une reprise paraphrasée du traité Des vertus de Philon (§140), sur le fait que la modération vis-à-vis des animaux exerce à l’humanité vis-à-vis des hommes. Dans le Protreptique, Clément fait une fois référence au fait que si luimême parle longuement de Dieu, c’est par amour pour les hommes (XII.123.2). Dans le Pédagogue il présente la philanthrôpia comme une vertu chrétienne : c’est auprès du Logos, dit-il, que « nous apprenons la simplicité, la modestie, tout l’amour de la liberté, des hommes et du bien, lorsque, pour le dire en un mot, nous acquérons la ressemblance de Dieu par une parenté de vertu 70 ». La philanthrôpia des chrétiens est liée à l’assimilation à Dieu. De même, dans les Stromates, on lit : « La douceur, l’amour des hommes et la piété magnifique sont, je le crois, les règles de l’assimilation (à Dieu) gnostique 71 ». Or le terme « gnostique » désigne les chrétiens sous la plume de Clément. En liant philanthrôpia et assimilation à Dieu, Clément parle un langage très proche de celui des néoplatoniciens. Déjà chez Plutarque nous lisons par exemple : Dieu s’est placé au centre de tout comme un modèle de toute perfection et il accorde la vertu humaine, qui est en quelque sorte une assimilation (ἐξομοίωσις) à lui-même, aux êtres capables de “suivre Dieu” 72.
Plutarque en déduit que l’homme se doit d’imiter la patience et la douceur de Dieu dans ses relations avec autrui, et qu’il doit par conséquent s’abstenir de se venger et de châtier immédiatement les coupables 73. Mais la philanthrôpia telle qu’elle est conçue par Clément semble se limiter aux relations entre chrétiens. Au livre II des Stromates (II.9.41-42), sont exposés plus complètement les rapports que la philanthrôpia entretient avec d’autres vertus comme l’agapè ou la philia. La charité (agapè), qui implique l’unanimité en ce qui concerne « la raison, la vie et les mœurs » (II.9.41.2), unit les chrétiens entre eux et vient en tête, suivie par l’hospitalité (philoxenia), qui s’adresse non pas aux étrangers en général mais à ceux qui sont étrangers aux biens du monde, c’est-à-dire aux chrétiens. L’humanité (philanthrôpia)
70. Pédagogue I.12.99.1 ; traduction de H.-I Marrou et M. Harl, SC 70, Paris 1960, p. 287 (παρ’ οὗ τὸ εὐτελές τε καὶ ἄτυφον καὶ τὸ ὅλον φιλελεύθερον καὶ φιλάνθρωπον φιλόκαλόν τε ἐκμανθάνομεν, ἑνὶ λόγῳ μετ’ οἰκειότητος ἀρετῆς ἐξομοιούμενοι τῷ θεῷ). 71. Stromates VII.3.13.4 ; traduction de A. Le Boulluec, SC 428, Paris 1997, p. 71 (ἡμερότης δ’, οἶμαι, καὶ φιλανθρωπία καὶ μεγαλοπρεπὴς θεοσέβεια γνωστικῆς ἐξομοιώσεως κανόνες). Il précise un peu plus loin que cet amour de l’humanité chez le gnostique implique le partage de ce que l’on a pu acquérir (Stromates VII.3.19.1). 72. Sur les délais de la justice divine 550 d, trad. de R. Klaerr et Y. Vernière, p. 135. 73. Sur le thème de l’assimilation à Dieu chez Clément et d’autres pères de l’Église, voir en particulier H. Merki, Homoiôsis theô. Von der platonischen Angleichung an Gott zur Gottähnlichkeit bei Gregor von Nyssa, Freiburg 1952. Voir également S. R. C. Lilla, Clement of Alexandria. A Study in Christian Platonism and Gnosticism, Oxford 1971, p. 106-117 en particulier.
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La philanthrôpia, un idéal partagé ? et l’affection (philostorgia) accompagnent l’agapè, et la seconde découle en quelque sorte de la première. La philanthrôpia est définie comme « une manière amicale de traiter les hommes » (φιλικὴ χρῆσις ἀνθρώπων, II.9.41.6), expression qui a souvent été analysée comme un emprunt au stoïcisme 74, alors que l’on n’en a pas d’autre attestation dans ce qui reste des écrits stoïciens. En réalité, Clément poursuit en précisant que si l’homme intérieur est l’homme spirituel (πνευματικός) (ce qui devrait être le cas pour tout chrétien), « l’amour de l’humanité est un amour fraternel vis-à-vis de tous ceux qui participent du même Esprit » (φιλαδελφία ἡ φιλανθρωπία τοῖς τοῦ αὐτοῦ πνεύματος κεκοινωνηκόσιν). La philanthrôpia perd ici sa dimension universelle et voit son champ d’application réduit aux relations entre chrétiens. Si pour Clément, contrairement à Athénagore, le terme philanthrôpia n’est pas tout à fait synonyme d’agapè, il l’accompagne et d’une certaine manière y participe, de sorte qu’il s’agit en définitive d’un aspect de l’agapè chrétienne, qui est un amour entre frères 75. Ce passage du livre II des Stromates est à mettre en rapport avec une affirmation du livre IV : « La manière noble et sainte pour nous d’aimer les hommes, c’est, selon Clément, la recherche du bien commun, soit en souffrant le martyre, soit en enseignant par l’action et par la parole, celle-ci étant double, non écrite et écrite. C’est cela l’amour, l’amour de Dieu et du prochain, c’est cela qui nous élève à une grandeur ineffable 76 ». Le texte se poursuit avec une citation de 1 Clément 9, 5 elle-même inspirée de 1 Cor 13, 4-7. La philanthrôpia n’est pas ici la vertu d’humanité hellénistique ; elle est associée à l’amour du prochain et à l’évangélisation, c’est-à-dire au fait de communiquer le message du salut aux hommes. Un passage du livre VII des Stromates se distingue toutefois de ceux examinés jusqu’à présent, en ce qu’il prend en compte les non-chrétiens et présente des similitudes avec le discours stoïcien. Il s’agit d’un développement sur le pardon, en lien avec le verset de 1 Cor 6, 7-8 où Paul s’indigne que les membres de la communauté aient des procès les uns avec les autres. Clément
74. Voir encore l’article de O. Hiltbrunner, « Humanitas », col. 743-744. Cette erreur résulte de l’utilisation non-critique des Stoicorum Veterum Fragmenta de J. Von Arnim (Stuttgart 1902-1925 ; voir vol. III, p. 72, no 292). 75. Demetrios Constantelos écrit que chez Clément la philanthrôpia remplace l’agapè comme vertu divine. C’est peut-être exact en ce qui concerne les attributs divins, mais dans les rapports inter-humains, philanthrôpia n’est pas synonyme d’agapè et ne s’y substitue pas (Byzantine Philanthropy and Social Welfare, Nouveau-Brunswick 1968, p. 30). Il me semble exagéré, voire faux, d’écrire que « both Clement and Origen much preferred philanthropia to agape » (ibid., p. 31). 76. Stromates IV.18.111.1-2, traduction de C. Mondésert, SC 463, Paris 2001, p. 239 (Ἡ σεμνὴ οὖν τῆς φιλανθρωπίας ἡμῶν καὶ ἁγνὴ ἀγωγὴ κατὰ τὸν Κλήμεντα τὸ κοινωφελὲς ζητεῖ, ἐάν τε μαρτυρῇ ἐάν τε καὶ παιδεύῃ ἔργῳ τε καὶ λόγῳ, διττῷ δὲ τούτῳ, ἀγράφῳ τε καὶ ἐγγράφῳ. αὕτη ἐστὶν ἡ ἀγάπη, τὸ ἀγαπᾶν τὸν θεὸν καὶ τὸν πλησίον, αὕτη εἰς τὸ ἀνεκδιήγητον ὕψος ἀνάγει).
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Katell Berthelot renchérit en écrivant que les chrétiens doivent oublier le mal subi et prier pour leurs ennemis « selon l’enseignement du Seigneur » (Mt 5, 44 ou Luc 6, 28). Il ajoute que Dieu « fait briller son soleil sur les justes et les injustes » (Mt 5, 45) et que celui qui s’efforce d’atteindre l’assimilation à Dieu, pardonne et « se montre serviable à tout un chacun », même lorsqu’on agit injustement envers lui 77. Sinon, poursuit-il, en priant contre ces gens-là, qui ont commis des fautes par ignorance – (vous) dépouillez de la philanthropie et de la bonté de Dieu, autant qu’il est en votre pouvoir, ceux contre qui vous priez, et qui sont vos frères : il veut parler non seulement des frères dans la foi, mais aussi de ceux qui sont résidents étrangers. Car nous, nous ne savons pas encore si celui qui aujourd’hui est hostile ne viendra pas plus tard à la foi. Il s’ensuit clairement que, même si tous ne sont pas nos frères, à nos yeux du moins ils le sont. En outre, seul le détenteur de la science reconnaît que tous les hommes sont l’œuvre d’un Dieu unique et qu’ils sont revêtus de la même image pour former une seule substance, quoiqu’elle se trouve plus trouble chez certains que chez d’autres, et il révère à travers les créatures l’activité (créatrice) et par là encore, la volonté de Dieu 78.
Nous retrouvons ici le lien mis en avant tant par Justin que par Clément entre philanthrôpia et amour des ennemis 79, un thème qui, comme on l’a vu plus haut, présente des similitudes avec l’enseignement des stoïciens des deux premiers siècles. L’idée que les ennemis commettent des fautes par ignorance est en outre typique de ces écrits stoïciens (Musonius Rufus, Épictète, MarcAurèle, etc.). Plus significatif encore, Clément élargit la définition du « frère », à partir de deux arguments : d’une part, sans être encore des frères dans la foi, les païens représentent des frères en puissance, puisqu’ils peuvent se convertir ; d’autre part, tous les hommes sont frères en tant qu’ils sont à l’image de Dieu, même si chez certains cette image est troublée (de par leur éloignement de la vérité). Or ce deuxième argument se rencontre aussi, mutatis mutandis, chez les stoïciens tardifs 80, par exemple lorsqu’Épictète, qui met l’accent sur le fait que tous les hommes ont une origine divine, rappelle que dans ses rapports avec ses esclaves on s’adresse « à des parents, à des frères de par la nature, à des fils de Zeus », et qu’il ne faut donc pas s’emporter contre eux, même s’ils vous servent mal (I.13.4) 81.
77. Stromates VII.14.85.2, trad. A. Le Boulluec, SC 428, Paris 1994, p. 263. 78. Stromates VII.14.85.5-86.2, ibid., p. 263-265. 79. Dans ce passage le mot philanthrôpia renvoie à l’amour de Dieu pour les hommes, mais le contexte permet de déduire que le chrétien doit refléter cette miséricorde divine en pardonnant. 80. Voir en particulier A. Bodson, La morale sociale des derniers Stoïciens, Sénèque, Épictète et Marc-Aurèle, Paris 1967. 81. Sur la place occupée par cette paternité de Zeus dans le passage de l’appropriation de soi (oikeiôsis) à l’altruisme dans la pensée d’Épictète, voir B. Inwood, « L’oikeiôsis sociale chez
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La philanthrôpia, un idéal partagé ? La référence platonicienne est évidente par ailleurs dans l’idée de l’assimilation à Dieu formulée au §85.2, que l’on retrouve plus clairement encore au §86.5, où Clément paraphrase Théétète 176b en écrivant : « Vous vous êtes nettoyés complètement des passions de l’âme, pour vous rendre semblables, selon votre capacité du moins, à la bonté de la providence de Dieu, au moyen de l’abstention et de l’oubli du mal, en éclairant les justes et les injustes, comme le soleil 82, par la bienveillance de votre parole et de vos œuvres 83 ». La pensée de Clément oscille en définitive entre deux pôles : d’une part la philanthrôpia est définie en rapport avec l’agapè chrétienne, ce qui conduit à en limiter la portée, d’autre part elle est envisagée de manière plus universelle, en lien avec le commandement de l’amour des ennemis. C’est dans ce contexte que les convergences avec le discours philosophique tant stoïcien que néoplatonicien sont les plus frappantes, mais elles ne doivent pas dissimuler le fait que les références de Clément demeurent avant tout scripturaires, que le Dieu philanthrope que doivent imiter les chrétiens n’est autre que le Dieu qui a envoyé son Logos pour sauver les hommes, que l’amour de l’humanité manifesté par les chrétiens s’apprend auprès du Logos, et qu’il se manifeste par l’enseignement du message chrétien. L’œuvre de Clément témoigne cette fois encore d’une appropriation et d’une réinterprétation chrétiennes des notions éthiques du monde gréco-romain. 4. Le Contre Celse d’Origène Avec le Contre Celse, auquel nous limiterons notre étude d’Origène dans le cadre de cet article, nous retrouvons un ouvrage clairement polémique et apologétique. Cette fois encore, la philanthrôpia est avant tout une qualité divine 84, mais représente également une vertu chrétienne, qu’Origène associe avec l’amour des ennemis, comme Athénagore avant lui. Les chrétiens ont des lois si pacifiques, dit-il, « qu’elles les amènent parfois à être mis à mort “comme des brebis” (Ps 43, 23 et Rom 8, 36), et les rendent incapables de jamais se venger de leurs persécuteurs, puisque, instruits à ne pas se venger de leurs ennemis, ils ont gardé la loi de douceur et de charité (τὴν ἥμερον καὶ
Épictète », dans K. A. Algra, P. W. van der Horst et D. T. Runia (dir.), Polyhistor. Studies in the History and Historiography of Ancient Philosophy, Leyde 1996, p. 243-264. Pour lui la métaphore de Zeus-père, qui a pour implication la fraternité universelle de tous les êtres humains, est en effet l’élément déterminant dans ce passage. 82. Reprise de Mt 5, 45. 83. Stromates VII.14.86.5, SC 428, p. 265. 84. Voir 3, 62 (Dieu est comparé à un roi) ; 3, 75 ; 4, 15.17-18 (l’amour de l’humanité de Dieu est notamment lié à la kénose christique) ; 7, 41-42.44.46 ; 8, 34. Celse, de son côté, parle de la philanthrôpia des démons (8, 33), discours dont Clément déjà se moquait.
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Katell Berthelot φιλάνθρωπον νομοθεσίαν) 85 ». C’est bien sûr à l’évangile que fait référence Origène, en particulier Mt 5, 44 et Luc 6, 28. Dans ce contexte, la traduction de philanthrôpia par « charité » est pertinente. Mais dans le Contre Celse, la philanthrôpia est surtout liée à des enjeux polémiques. Ainsi, lorsque Celse ose comparer les chrétiens à des vers et des fourmis, à cause de leur doctrines ridicules, Origène rétorque qu’eux du moins n’adorent pas d’animaux et s’indigne qu’on compare aux vers et aux fourmis des hommes qui s’efforcent de pratiquer la vertu : « Quoi donc, l’éclat de la justice qui lui fait observer à l’égard de son prochain et de ses parents la sociabilité, la justice, l’humanité et la bienfaisance (τὸ λαμπρὸν τῆς δικαιοσύνης, τηρούσης τὸ πρὸς τὸν πλησίον καὶ ὁμογενῆ κοινωνικὸν καὶ δίκαιον καὶ φιλάνθρωπον καὶ χρηστόν) n’empêcherait pas celui qui la pratique d’être une chauve-souris ? Au contraire, ceux qui se roulent dans la débauche, comme la plupart des hommes, qui s’approchent indifféremment des prostituées et enseignent que ce ne peut être absolument contre le devoir, ne sont-ils pas des vers dans un bourbier ? 86 ». Ce passage illustre à nouveau combien, pour les auteurs chrétiens, les valeurs morales représentaient un enjeu dans la définition de soi, par opposition à une société païenne présentée comme immorale. Origène prend bien soin ici de faire référence à des vertus centrales dans l’enseignement éthique des différentes écoles, la justice, la sociabilité (koinônia), l’humanité (philanthrôpia) et la bienfaisance (chrèstotès), et ne parle ni de piété, ni d’amour du prochain, ni de compassion. Les chrétiens excellent dans les vertus en honneur chez les païens. La véritable originalité des emplois de philanthrôpia dans le Contre Celse réside en définitive dans l’usage polémique que fait Origène du topos de la philanthrôpia du philosophe ou du médecin, lequel cherche à secourir les hommes sans exception, en leur proposant qui sa doctrine, qui ses soins 87. L’un des arguments (apparemment très répandu) utilisé par Celse contre les chrétiens consistait à les accuser de fuir la discussion avec des adversaires éduqués capables de réfuter leurs doctrines, et de se tourner vers des esprits faibles et influençables, des « proies » faciles comme les adolescents ou les esclaves. Origène ne se prive pas alors de lui rappeler que des philosophes célèbres ont enseigné à des adolescents et des esclaves, qu’Épictète lui-même était esclave, et que refuser de transmettre ses enseignements à certaines
85. Contre Celse 3, 8 ; traduction de M. Borret, SC 136, Paris 1968, p. 29. 86. Contre Celse 4, 26 ; traduction de M. Borret, SC 136, p. 247, légèrement modifiée. 87. La philanthrôpia est éminemment une qualité du sage, de celui qui aide les hommes à mieux vivre sur le plan moral ou éthique, mais aussi du médecin. Hippocrate déclare par exemple : « S’il y a lieu de secourir un homme étranger et pauvre, c’est surtout le cas d’intervenir ; car là où est l’amour des hommes est aussi l’amour de l’art » (Préceptes 6, éd. Littré, t. IX, p. 259). L’amour des hommes est constitutif de l’art médical ; il implique un service désintéressé : il est demandé au médecin de pratiquer des tarifs modérés et même, le cas échéant, de donner des soins gratuitement.
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La philanthrôpia, un idéal partagé ? catégories d’êtres humains sous prétexte que leurs capacités sont limitées ne correspond guère à l’idéal d’amour de l’humanité proposé par les philosophes eux-mêmes 88. Contrairement à Celse, les chrétiens, éloignés de tout snobisme, réalisent cet idéal philosophique en mettant leur doctrine à la portée de tous, dans le souci de sauver les hommes ; héritiers de l’idéal hellénistique de la philanthrôpia, ils s’adressent aussi bien aux barbares qu’aux Grecs, aux ignorants qu’aux savants 89. L’usage du mot philanthrôpia dans ce contexte est conforme au discours en vigueur dans les écoles philosophiques, tout en s’en distinguant dans la mesure où, en fait, il ne s’agit pas simplement d’enseigner aux hommes à mieux vivre ici-bas, mais de sauver leur âme. Origène recourt d’ailleurs à plusieurs reprises à la métaphore du médecin philanthrope pour affirmer que les chrétiens font preuve d’amour de l’humanité en diffusant leur doctrine : en effet l’un sauve le corps, et les autres l’âme 90. Dans un passage aux résonnances stoïciennes, il écrit ainsi : Celse pense qu’on doit refuser de discuter avec ceux qui espèrent une récompense pour le corps (…) 91. Il les qualifie de gens grossiers et impurs qui, sans raison aucune, sont contaminés par la révolte. Mais s’il aimait les hommes, il devrait venir en aide même à des gens grossiers (δέον ὡς φιλάνθρωπον καὶ τοῖς ἀγροικοτέροις βοηθεῖν). La sociabilité n’exclut pas les gens grossiers comme elle exclut les animaux sans raison. Au contraire, notre Créateur nous a également créés sociables envers tous les hommes (ἀλλ’ ἐπ’ ἴσης ὁ ποιήσας ἡμᾶς πρὸς πάντας ἀνθρώπους πεποίηκε κοινωνικούς). Il vaut donc la peine de discuter même avec des gens grossiers pour les amener autant que possible à une vie plus civilisée, avec des gens impurs pour les rendre plus purs autant que possible, avec ceux qui, sans raison aucune, pensent n’importe quoi et dont l’âme est malade, pour qu’ils ne fassent plus rien de contraire à la raison et n’aient plus l’âme malade 92.
88. Voir Contre Celse 3, 50-54, ainsi que 8, 50-51. Noter en particulier l’habileté de ce passage : « Est-ce que les philosophes n’invitent pas les adolescents à les entendre ? N’exhortent-ils pas les jeunes gens à quitter une vie déréglée pour les biens supérieurs ? Mais quoi, ne veulentils pas que des esclaves vivent en philosophes ? Allons-nous donc, nous aussi, reprocher aux philosophes d’avoir conduit des esclaves à la vertu, comme fit Pythagore pour Zamolxis, Zénon pour Persée et, hier ou avant-hier, ceux qui ont conduit Épictète à la philosophie ? Ou alors vous sera-t-il permis, ô Grecs, d’appeler à la philosophie des adolescents, des esclaves, des sots, tandis que, pour nous, ce serait manquer d’humanité de le faire, quand, en leur appliquant le remède du Logos, nous voulons guérir toute nature raisonnable, et l’amener à la familiarité avec Dieu créateur de l’univers ? » (3, 54 ; SC 136, p. 129). 89. Voir Contre Celse 6, 1. 90. Origène écrit par exemple : « Pour moi, même si je cherche ceux que tu nommes des sots, j’agis comme un médecin plein d’humanité qui chercherait des malades pour leur administrer des remèdes et les fortifier » (3, 74 ; SC 136, p. 167). Voir aussi 7, 59. 91. Celse attaque ici la croyance en la résurrection des corps. 92. Contre Celse 8, 50 ; traduction de M. Borret, SC 150, Paris 1969, p. 285.
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Katell Berthelot La référence aux animaux dénués de raison qui sont exclus de la koinônia place clairement le discours d’Origène sous l’égide du stoïcisme plutôt que du néoplatonisme. D’ailleurs il poursuit en louant Chrysippe : « Je trouve que dans son Art de guérir les passions Chrysippe procède avec plus d’humanité que Celse. Il veut guérir les passions qui oppriment et troublent l’âme humaine, principalement par les doctrines qu’il juge saines, mais aussi, en second et troisième lieu, par les doctrines étrangères à ses maximes 93 » (8, 51). Enfin, toujours dans l’optique de guérir les hommes, c’est-à-dire de sauver leur âme, Origène explique que la philanthrôpia des chrétiens implique de faire connaître aux hommes leur fin dernière (châtiment ou récompense dans l’au-delà), afin qu’ils puissent se repentir (8, 52). Dans ce développement, Celse fait ainsi figure de pédant manquant d’amour de l’humanité, qui n’arrive même pas à la cheville des stoïciens. Origène se sert en fait de ces derniers pour humilier son adversaire ; il joue habilement des divisions entre écoles et attribue implicitement aux chrétiens la palme de la philanthrôpia. Conclusion Commençons par récapituler les résultats de notre enquête : la philanthrôpia ne figure que de manière marginale dans la présentation de l’éthique chrétienne chez les auteurs des trois premiers siècles examinés ici, même si le terme tend à être davantage utilisé par les auteurs les plus tardifs. En outre, pour revenir aux propos de Julien mentionnés en introduction, elle n’est pratiquement jamais associée à la bienfaisance vis-à-vis des pauvres 94. Quelques échos du discours juif sur la philanthrôpia du judaïsme sont perceptibles chez Aristide (syr.) et Clément, même si ce dernier parle exclusivement du caractère humain de la Loi et non de l’humanité des Juifs eux-mêmes, contrairement à Aristide. En outre ces échos restent exceptionnels. Justin est le premier auteur chrétien à faire de la philanthrôpia une vertu chrétienne, fruit de la conversion, et synonyme d’agapè 95 ; mais là encore le propos est très marginal. Pour Athénagore la philanthrôpia est également synonyme d’agapè, et représente un enjeu pour le salut. L’amour de l’humanité des chrétiens va jusqu’à l’amour des ennemis, dont la pratique effective les distingue de leurs adversaires païens. Clément présente lui aussi la philanthrôpia comme une
93. SC 150, p. 287. 94. Cette acception n’est toutefois pas absente du reste des œuvres d’Origène ; voir par exemple son commentaire de l’évangile de Jean (XXXII.12.131) ou de l’évangile de Matthieu (11, 15, où la philanthrôpia renvoie au fait de faire l’aumône). 95. D’après Demetrios Constantelos, cette équivalence philanthrôpia – agapè est systématique dans le discours des Byzantins sur la philanthrôpia (voir Byzantine Philanthropy and Social Welfare, p. 3). Il semble que ce soit en fait surtout le cas à partir du vie siècle, chez le PseudoDenys l’Aréopagite par exemple (ibid., p. 36).
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La philanthrôpia, un idéal partagé ? vertu chrétienne, apprise auprès du Logos et liée à l’assimilation à Dieu. Elle n’est pas tout à fait synonyme d’agapè, mais lui est liée, et représente une des modalités de l’amour pour les frères chrétiens. Clément élargit toutefois la notion de frères à l’ensemble des hommes, qui peuvent un jour se convertir, et qui tous sont à l’image de Dieu. Pour la première fois, l’amour de l’humanité est explicitement associé au fait de répandre et d’enseigner le message chrétien, un trait que l’on retrouve très fortement chez Origène, qui, dans le Contre Celse, retourne l’accusation faite aux chrétiens de ne s’adresser qu’aux petites gens en un éloge de leur amour des hommes. La relative absence de références à une vertu très populaire dans le monde gréco-romain s’explique sans doute en partie, à l’origine, par le très petit nombre d’occurrences dans le Nouveau Testament et la nature de celles-ci, qui n’associent jamais la philanthrôpia aux chrétiens. Mais la question fondamentale reste de déterminer si les premiers auteurs chrétiens ont délibérément évité d’utiliser la notion de philanthrôpia car ils la percevaient comme étrangère en ses fondements à l’éthique chrétienne, ou s’il est erroné de leur attribuer de telles réticences. Ce sont en tout cas des auteurs familiers de la philosophie grecque qui introduisent peu à peu le terme dans leur présentation du christianisme. Était-ce un choix purement stratégique, répondant à une volonté de présenter l’éthique chrétienne comme équivalente ou supérieure à l’éthique païenne, ou bien ces auteurs chrétiens percevaient-ils de vraies similitudes entre leurs conceptions éthiques et celles des philosophes par exemple ? Pour John Whittaker, dont l’analyse porte sur l’amour des ennemis, auquel nous avons vu que la philanthrôpia chrétienne était souvent associée […] the realization of universal charity was the commonly accepted ideal of the ethics of later antiquity to which neither Christians nor pagans could claim, or even attempted to claim, any exclusive right of ownership, and […] patristic discussions of universal charity are inextricably compounded with the ethical terminology and theory of the pagan world 96.
Selon lui, les chrétiens auraient reconnu la profonde similitude des idéaux éthiques de l’Antiquité tardive et n’auraient donc pas cherché à différencier leur enseignement éthique de celui de leurs contemporains païens. Il admet toutefois qu’il existait peut-être une insistance particulière sur l’amour des ennemis chez les chrétiens à cause des persécutions. En ce qui concerne les auteurs étudiés ici, leur volonté de différencier l’éthique chrétienne de l’éthique des philosophes ou du monde gréco-romain en général apparaît toutefois manifeste 97. Certes, cette volonté de différencia-
96. Voir « Christianity and Morality », p. 222. Voir aussi la note 37, p. 225. 97. Qu’on pense seulement à Tertullien écrivant dans l’Apologétique (46, 18) : « Aussi bien, quelle ressemblance y a-t-il entre un philosophe et un chrétien ? entre un disciple de la Grèce
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Katell Berthelot tion, liée à l’enjeu que représente l’éthique dans la définition de soi, va de pair chez les apologètes avec un souci de faire reconnaître par leurs adversaires que les chrétiens ne déméritent pas vis-à-vis des païens sur le plan éthique, voire les dépassent de loin. De manière stratégique, ils utilisent alors parfois les notions éthiques et le vocabulaire de telle et telle école pour montrer que les chrétiens excellent dans la vertu même selon les critères des païens. Certains emplois du terme philanthrôpia chez Athénagore, Clément ou Origène peuvent être lus dans cette perspective. Pourtant, même lorsque les comportements encouragés sont identiques (refus de la vengeance vis-àvis des ennemis, bienveillance vis-à-vis de tous les hommes, aumône, etc.), les fondements philosophico-théologiques diffèrent. Et même si les auteurs chrétiens perçoivent des convergences entre éthique chrétienne et éthique stoïcienne ou néoplatonicienne 98, et que leur discours exploite tel ou tel aspect du discours philosophique, dans tous les cas ils redéfinissent la notion de philanthrôpia et la christianisent, notamment en la présentant comme une vertu qui découle de la conversion au Christ, en la faisant reposer sur des versets évangéliques, en l’inscrivant dans une perspective eschatologique, en l’associant à l’évangélisation, etc. Jamais la philanthrôpia n’est pensée comme un amour des hommes découlant de l’appartenance de tous les hommes à une humanité commune 99. Seul un passage de Clément suggère que l’imitation de la philanthrôpia divine puisse être liée au fait que tous les hommes sont à l’image de Dieu. Indéniablement, les valeurs éthiques figurent au cœur de la définition de soi des chrétiens chez les auteurs des trois premiers siècles, dans un contexte où les chrétiens sont fréquemment accusés d’immoralité, et tentent parfois de retourner l’accusation contre leurs adversaires. L’élaboration du discours éthique chrétien repose sur le choix de notions jusque-là peu utilisées en éthique, comme agapè, mais aussi sur la réinterprétation et la christianisation de certaines valeurs du monde gréco-romain, comme la philanthrôpia, dans un contexte de conflit et de rivalité clairement perçu et assumé.
et un disciple du ciel ? entre celui qui travaille pour la gloire et celui qui travaille pour la vie ? entre celui qui prononce de belles paroles et celui qui accomplit de belles actions ? […] ». 98. Il semble que les auteurs chrétiens aient sincèrement perçu une convergence entre leur éthique et celles des philosophes en ce qui concerne la notion platonicienne d’assimilation à Dieu (même si là encore la référence au Christ introduit des différences). Ce rapprochement a été facilité par la présence du terme homoiôsis dans la LXX de Gn 1, 26, à partir de laquelle Philon, déjà, établit un lien entre la Genèse et l’enseignement de Platon. 99. Alors que tel est précisément le cas dans le chapitre xii des Homélies pseudo-clémentines (25, 7), dans lequel on rencontre aussi l’idée que tout homme est le prochain de l’homme, « car homme est le mauvais comme le bon, l’ennemi comme l’ami » (26, 6, traduction de M.-A. Calvet et al. dans P. Geoltrain et J.-D. Kaestli (dir.), Écrits apocryphes chrétiens, Paris, 2005, p. 1461). À ma connaissance, ce type de propos est rare dans les textes chrétiens des premiers siècles.
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INCLUDE ME OUT: TERTULLIAN, THE RABBIS, AND THE GRAECO-ROMAN CITY
Paula Fredriksen Oded Irshai Hebrew University of Jerusalem 1
Gods and humans cohabited the ancient city. Dedicated festivals, celebrating seasons and times sacred to divine patrons both celestial and imperial, punctuated the civic year. The venues of these celebrations – the theatre, the circus, the stadium, the amphitheatre – held altars to and images of these gods. So did the halls of town councils. Household calendars and domestic space replicated in miniature these civic structures, wherein celebrations of the life-cycle – adulthood, marriages, naming ceremonies – also invoked and honored presiding deities. The gods were everywhere, not only in the public and private buildings of ancient municipalities, but also on insignia of office, on military standards, in solemn oaths and contracts, in vernacular benedictions and exclamations, and throughout the curricula of the educated. It was impossible to live in a Greco-Roman city without living with its gods. 2 How did Jews – and, later, Christians – cope within this god-congested environment? Jews knew that these other gods existed: their sacred scriptures said as much. “Who is like you, O Lord, among the theoi?” Moses asked (Ex 15.11 LXX). True, these other gods were less exalted than Israel’s god. “The theoi of the nations are daimonia,” the Psalmist sang in Greek (Ps 95.5
1. 2.
Jerusalem, Israel. Tertullian fulminates against the gods’ presence in de spectaculis and in de idololatria, in the latter treatise specifying also private family festivities (16), the insignia of civic office (18), military standards (19), education (10), oaths, contracts, and vernacular expressions (20–3). Mishnah Avodah Zarah 1.3 names the Kalends (a winter festival eight days after the solstice), the Saturnalia (eight days before the winter solstice), and the kratasis (days celebrating imperial accession to office) as well as imperial birth days and death days as “the festivals of the gentiles;” see esp. F. Graf, “Roman Festivals in Syria Palestina,” in P. Schäfer (dir .) The Talmud Yerushalmi and Graeco-Roman Culture, Tübingen 2002, p. 435–51.
Paula Fredriksen – Oded Irshai LXX): a daimon was specifically a lower, cosmic god. Moses, in Exodus, seemed to counsel that these deities be treated with some courtesy when he taught “Do not revile the gods” (tous theous; Ex 22.28 LXX). Commenting on this verse, Philo of Alexandria remarked, “Reviling each others’ gods always causes war;” and he went on likewise to encourage respect for pagan rulers, “who are of the same seed as the gods” (Questions and Answers on Exodus 2.5). The images of the gods might be nugatory (1 Cor 8.4, 10.19), but the gods themselves were real. “Indeed,” Paul noted to his gentile community in Corinth, “there are many gods and many lords,” though Israel’s god, he continued, the sole “true” god, was the only proper recipient of worship (1 Cor 8. 5–6). 3 Their ancestral traditions thus put Jews in a potentially awkward situation: Israel’s god famously demanded that his people worship him alone. And, despite dealing daily with all these other gods, Jews in the Diaspora do generally seem to have drawn the line at latreia, excusing themselves (to the occasional irritation of pagan contemporaries) from performing acts of public cult. Nevertheless, whenever they participated in civic social and cultural life – in council meetings, in law courts, and whether as participants in or as spectators of theatrical performances or musical, rhetorical, or athletic competitions – Jews were at least present when these gods were honored. 4
3. On the normative polytheism of ancient monotheism, see P. Fredriksen, “Judaizing the Nations: The Ritual Demands of Paul’s Gospel,” NTS 56 (2010), p. 232–52 at 240–1; further, eadem, Augustine and the Jews, New Haven 2010, p. 6–20. On Jews’ respecting pagan gods, see P. van der Horst, “Thou Shalt Not Revile the Gods. The LXX Translation of Exodus 22:28 (27), Its Background and Influence,” Studia Philonica 5 (1993), p. 1–8. 4. Inscriptional material on Jews as ephebes, town counselors, and officiers in gentile armies is assembled in M. Williams, The Jews among the Greeks and Romans: A Diasporan Sourcebook, Baltimore 1998, p. 107–31. Two recent discussions of Hellenistic Jewish acculturation may be found in J. Barclay, Jews in the Western Mediterranean Diaspora, Berkeley CA 1996, and in E. Gruen, Diaspora, Cambridge MA 2002. The names of two Jewish ephebes, Jesus son of Antiphilos and Eleazar son of Eleazar, appear in a first-century inscription that was itself dedicated to the gods of the gymnasium, Heracles and Hermes. Manumission inscriptions from synagogues near the Bosporus open by invoking the god of Israel and close with closer-by deities: heaven (Zeus), earth (Gaia), and the sun (Helios), on which L. Levine, The Ancient Synagogue, New Haven 2000, p. 113–23. And Jews mixed, mingled, and occasionally worshiped their own god together with their pagan neighbors, whether in the synagogues of the Diaspora or, before 70 CE, in the temple in Jerusalem, on which Fredriksen, Augustine, p. 20–5. The principle of Jewish exemption from public cult was so well established that emperors, attempting to recruit Jews into onerous service in the civic curiae, stipulated that civic liturgies should not “transgress their religion,” Digesta Iust. 50.2.3.3, text with translation and analysis in A. Linder, The Jews in Roman Imperial Legislation, Detroit 1987, p. 103–107; and they were explicitly excused from worship of the emperor (jAZ 5.4 (44d).
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Include Me Out: Tertullian, the Rabbis, and the Graeco-Roman City Not all Jews were so accommodating. Some held pagan gods in contempt, condemning the worship of their images and defaming their gentile followers. These gods, some Jews held, were in reality mere rebel angels, or the demonic offspring of such angels (cf. Gen 6.1–5). Their images, when worshiped, corrupted their followers. “How miserable, their hopes set on dead things, are those who give the name ‘gods’ to the works of human hands!” exclaimed the author of Wisdom of Solomon sometime in the first century BCE (13.10). “The idol made with hands is accursed, and so is the one who made it,” (14.8). Pagans kill children and indulge in profligate sexual relations; they deceive and murder; they lie, cheat and steal (14.23–31). “The worship of idols … [was] the beginning and cause and end of every evil” (v. 27). Those who worship idols would be consumed by God’s wrath at the End of Days (Rom 1.18; 1 Thes 1.10). 5 Some streams of apocalyptic Jewish thought, however, also foretold that gentiles would at the very last moment finally avert this wrath. Seeing Israel streaming back to Zion and rebuilding the temple, the nations would “turn and worship God in truth… and bury their idols” (Tobit 14.6). The lower cosmic gods, their images destroyed and their altars deserted, would themselves be defeated when God, or his messiah, established his kingdom (1 Cor 15.24–27; Phil. 2.10; cf. Sib. Or. 3.556–72). 6 In the End, when all humanity acknowledged the god of Israel, there would be no more worship of false gods. Both Jewish attitudes, which we might identify respectively as “accommodationist” and “rejectionist,” find expression throughout the Roman period. We see them as well in ancient Christianity. A movement born of apocalyptic Jewish convictions, earliest Christianity in principle demanded that affiliated gentiles absolutely renounce the worship of their gods. “You turned to God from idols,” Paul tells his gentile community in Thessalonika, “to worship the true and living god, and to wait for his son from heaven … Jesus, who rescues us from the coming wrath” (1 Thess 1.9–10). Baptized Christians who fell back into native patterns of worship were to be shunned. (“Do not even eat with such a one!” 1 Cor 5.11.)
5.
6.
On the “rhetorical gentiles” of Jewish anti-pagan ethnography, P. Fredriksen, “Mandatory Retirement: Thoughts in the Study of Christian Origins whose Time to Go has Come,” Studies in Religion/Sciences Religieuses 35 (2006), p. 231–46. On traditions about fallen angels from Enoch, see recently A. Y. Reed, Fallen Angels and the History of Judaism and Christianity, Cambridge 2005. On apocalyptic Jewish traditions both exclusive and incusive, see E. P. Sanders, Jesus and Judaism, Philadelphia 1985, p. 212–21; P. Fredriksen, “Judaism, the Circumcision of Gentiles, and Apocalyptic Hope: Another Look at Galatians 1 and 2,” JTS 42 (1991), p. 532– 64; T. Donaldson, Judaism and the Gentiles: Jewish Patterns of Universalism (to 135 CE) Waco TX, (2007).
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Paula Fredriksen – Oded Irshai Eventually, the pagan majority reacted strenuously against such deviant behavior on the part of fellow gentiles, fearing that their own gods, piqued by lack of cult, would act in anger. This anger could manifest itself in many threatening ways: by fire, flood or famine, by earthquake or by celestial disturbance (Tertullian, Ap. 40.2). “No rain, because of the Christians!” (Augustine, City of God 2.3). From the late first to the mid-third century, local pagan resentments and anxieties caused by this Christian lack of respect occasionally burst forth into active aggression: gentile Christians, denounced before magistrates, would be ordered to conform to the religious protocols of the mos Romanorum or face severe sanctions, even death. After 250, imperial initiatives to restore and maintain the pax deorum brought more wide-spread pressure to bear on gentile Christians, to induce them to conform: free to worship Christ as they wished, they nonetheless also had to show honor to the gods. 7 Some gentile Christians heroically resisted such pressure, and found themselves sentenced to torture and even to death in the arena. How many were so affected and afflicted? “Their number can easily be counted,” opined Origen in the early third century (c. Cel. 3.29). Tertullian, inveighing against Christians’ enjoying the entertainments of urban spectacles, does not mention the complicating factor of Christian executions in the arena until almost the conclusion of his treatise: this may give us a measure of their relative rarity (spec. 27; the treatise ends at ch. 30). Once ‘persecution’ shifted to imperial initiatives, more gentile Christians were caught in the net. In this later instance, on the evidence, while many resisted, many more lapsed. (Internal church disciplinary crises and the development of various forms of public penance invariably followed in the persecutions’ wake.) Meanwhile, some Christians continued to take a very broad view of acceptable behavior. As late as the early fourth century, a council of western bishops felt compelled to condemn baptized Christians who served as priests in the cult of the (pagan) emperor (Elvira, c. 1); as late as the fifth century, some Christians worshiped the emperor’s statue as if it were a god’s. 8
7.
8.
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See especially the essays collected in G. E. M. de St. Croix, Christian Persecution, Martyrdom, and Orthodoxy, Oxford 2006; on Decius’ action as an imperial security measure (as opposed to an anti-Christian persecution), P. Fredriksen, “Christians in the Roman Empire in the First Three Centuries A.D.,” in D. S. Potter Companion to the Roman Empire, Oxford 2006, p. 587–606. See, for instance, Cyprian’s de unitate ecclesiae: in the wake of the mid-third century imperial initiatives, Carthage had no fewer than three “orthodox” bishops, aligned variously with the presbyters, with the rigorists (“Novatianists”), and with Cyprian, who had fled. On the Decian Persecution, its intentions, implemantation and impact on the local North African church, see, A. Brent, Cyprian and Roman Carthage, Cambridge, 2010, p. 193– 289. Philostorgius complains about the Christian worship of Constantine’s statue in Church History 2.16. On the effortless flow from the worship of a pagan emperor to the worship of a Christian one, see G. W. Bowersock, “Polytheism and Monotheism in Arabia and the Three Palestines,” DOP 51 (1997), p. 1–10.
Include Me Out: Tertullian, the Rabbis, and the Graeco-Roman City In brief, neither community, Jewish or Christian, adhered to a single standard of behavior. Some (many? most?) within each population saw no conflict between their commitments to ancestral practices or to their ekklesia and their participation in and enjoyment of majority culture, even if this required their proximity to sacrifices; and some (probably most) within each population, through amulets, astrology, and spells, availed themselves of the help of cooperative lower divinities, that is, of demons. Such comfortable closeness with pagan religious culture is perhaps best illustrated by the example of those representations of siderial deities that find themselves on the floors of basilicas and synagogues in the form of depictions of the zodiac. 9 But others within each population took a hard line, and sought to delimit their contact with the sancta of majority culture. Given how the gods saturated ancient urban time and space, this attempt at separation took considerable effort, self-consciousness, and discipline. Around 200 CE, we see some principles of separation articulated in two quite different writings: from Carthage, in two polemical treatises, de spectaculis and de idololatria, by Tertullian; and from the mixed cities of Roman Palestine (Caesarea, Sepphoris, Akko), the various rabbinic prescriptions of Mishnah Avodah Zara. Both Tertullian and the rabbis urge their respective co-religionists to distinguish themselves from their Roman contemporaries by living on a different calendar, by withdrawing from common civic festivals, and by distancing themselves from various cultural and commercial activities. Their strategies of differentiation articulate a vision of idealized behavior that in turn reinforces their view of their own group’s special status. In other words, for Tertullian as for the rabbis, ethics – principled behaviors – construct identity. Many various groups, ethnic and (thus) religious, populated early third-century Carthage. Whatever the vestiges of the older, indigenous Berber and pre-Roman Punic peoples, the city in Tertullian’s lifetime was vigorously Roman, with the usual mixes of immigrant communities to be found in a major Mediterranean port. Among these were the Jews. The origins of the Carthaginian Jewish community are lost to us: we do not know when or how Jews first arrived at the city, whether as slaves, as merchants, or both; whether they came there from Rome or from elsewhere in the Mediterranean; and whether they maintained ties, or even had any, with communities back in Judea or in the Galilee. 10 Though some material remains of African Jewish
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The synagogue image of Helios/Sol Invictus at the center of the zodiac at Bet Alpha puts this clearly. Though these depictions appeared on synagogue floors no earlier than the 4th century, they reflect earlier prevalent notions. For an attempt to accommodate the appearance of such symbols within the context of what has been labeled as “normative Judaism” see Stuart S. Miller, “‘pigraphical’ Rabbis, Helios, and Psalm 19: Were the Synagogues of Archaeology and the Synagogues of the Sages One and the Same?,” JQR 94 (2004), p. 27–76. 10. J. B. Rives, Religion and Authority in Roman Carthage (Oxford 1995), p. 217, speculates on the connections between Jews enslaved after the great revolt in 66–70 and the Jewish presence in N. Africa.
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Paula Fredriksen – Oded Irshai culture can be dated to the second century, most date only from the fourth. With literary evidence, our earliest and best witness is Tertullian, who speaks of the Jews’ presence in Carthage in his own period. 11 The origins of the earliest Carthaginian Christians are no less obscure. Our first textual evidence begins in blood: it is a ‘transcript’ of a trial in 180 CE of six Christian martyrs, who together with six others are condemned by the proconsul for refusing to swear by the genius of the emperor (Acta Scillitanorum Martyrum). How Christianity came to Carthage, and how it grew to the point where it was prosecuted are unknown; but Tertullian in several of his writings claims that Christians in his day are numerous (Scap. 5.2), and to be found at all levels of society (Apol.). But which Christians, representing which Christianity? A brief twenty-odd years after the martyrs of Scilli, Tertullian witnesses to multiple Christian sects in the city: Valentinians, Marcionites, Cainites, Montanists, and, of course, his own church. The boundaries were not always clear; indeed, Tertullian’s polemical rhetoric strives to erect such borders and to patrol them. Carthage had no one single Christian church. 12 For his own community at least, Tertullian urged the absolute avoidance of the slightest involvement with idolatry. This required extreme effort, moral no less than practical: Tertullian defines all sins as idolatry, and idolatry as virtually any social, cultural or commercial interaction with majority culture (spec. 2.90; idol. 1.1). In his slightly earlier treatise, de spectaculis, Tertullian makes a case specifically for Christians’ not going to watch the public shows. He readily grants that no such prohibition stands in Scripture. But the Bible does proclaim, “Happy is the man who has not entered into the gathering of the impious…” (Ps 1.1; spec. 3.91). Since every spectacle is a gathering of the impious, he concludes, Scripture indeed enjoins the Christian not to attend (spec 3.91v.). The baptismal formula renounces Satan with all his pomps and ways: surely this includes the public shows, whose “whole equipment is idolatry pure and simple” (4.92). Heathen literature provides the substance of the games and shows (6 passim); the processions accompanying such holidays are punctuated by sacrifices from beginning to end, while priests and dedicated guilds parade (7.93v). The circus contains so many statues that it is itself a temple (8.94). “The streets, the market, the baths, the taverns, even our houses are none of them altogether clear of idols. The whole world is filled with Satan
11. The latest review of the evidence for the North African Jewish population of late antiquity is found in B. Shaw, Sacred Violence, Cambridge 2011, p. 260–7 12. The theory that the North African Christian community grew out of the prior Jewish one is dismantled by T. D. Barnes, Tertullian, Oxford 19711, 1985, p. 63–4. See too his remarks on the Scillitan martyrs and on the very various forms of Christianity in Carthage, many of these others targeted by Tertullian’s polemic, p. 64–84. On this last point see also Rives, Roman Carthage, p. 223–34.
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Include Me Out: Tertullian, the Rabbis, and the Graeco-Roman City and his angels!” and the places where they are worshiped are sources of defilement (8.94). Horse races invoke Neptune (9); stage plays, Venus (10). “The path to the theatre is from the temples and the altars, from that miserable mess of incense and blood, to the tune of flutes and trumpets” (10.95v). Still worse is the amphitheatre, “the temple of all demons” (12.97v). The intrinsic violence of public spectacles excites an unseemly agitation and pleasure (15.98v). People come from the shows maddened, disorderly, blind, excited, frenzied – all behaviors unbefitting the Christian (16). Festivals display prostitutes to incite the public lust (17); Christians are enjoined to modesty. The brute savagery of the gladiatorial contests and stylized executions should be enough to turn the Christian away (18–23). So much are these places the haunts of demons that people are at risk of demonic possession: Tertullian knows of a woman who returned from the theatre possessed of an unclean demon (26.103v). “We ought to hate the assemblies of the gentiles,” not least because Christians are there condemned to the lion (27.103v). Further, [pagan] philosophers name tranquility “pleasure.” “Why then do you sigh for the stage, the dust, the arena?” What greater pleasure is there than distain for pleasure? (28–29.104). Besides, the Christian is promised the greatest of all spectacles: sinners consumed by eternal fire at the end of days (30.104v). Kings, actors, athletes and, last but not least, the Jews who rejected Jesus will all burn in these fires. “Such sights, such exultation!” Foreswear the current spectacles, Tertullian urges, as this far greater one awaits. Tertullian resumes and extends these arguments in de idololatria. He broadens the definition of the term: more than simply the worship of idols, “idolatry” encompasses the making and embellishment of idols as well. Human manufacture of images and idols originated with the devil (3,2), while apostate angels coopted all creation – “all elements, everything belonging to the world, everything that heaven, earth and ocean contain” – for idolatrous purposes (4,2: cf. Enoch 99,6–7; Gen 6.1–4). It is not enough, then, for the Christian simply not to worship idols: he may not make them either, even if his livelihood depends upon it (5,1–7,3). He cannot come from “the workshop of the enemy into the house of God. . . apply[ing] to the Lord’s body those hands which give a body to the demons” (7,2). The idol-making recipient defiles the eucharist, while idol-making Christian ministers “transmit to others what they have defiled,” namely a contaminated “body of Christ” (7,3). This absolute prohibition against idol-making extends to those whose skills embellish idols and their venues: builders of temples, altars or chapels; workers in gold, stucco, paint, marble, bronze (8,1–4). The higher pay notwithstanding, the Christian artisan should apply his skills to producing consumer goods, not things that service demons (8,5). Apostate angels are also the source of astrology, another sort of idol-worship, as is magic: Christians should have “neither part nor lot in such rationes” (9,1–8). So similarly with education. The curriculum deals in stories about the 123
Paula Fredriksen – Oded Irshai gods; the academic year is punctuated by pagan holidays. In a strange anticipation of the emperor Julian, Tertullian grudgingly allows for Christians to be educated, but forbids Christians from teaching the classical curriculum (10,1– 11). The list of prohibited activities goes on: trading in incense or in prostitutes (11,2–4); training gladiators (11,5). Even if such a person is able to work exorcisms, this power says nothing of his Christianity, for such a Christian is a colleague of demons (11,7). And if the tradesman complains, “I have nothing to live by!” – well, too late, responds Tertullian: you should have thought of that before you were baptized (12, 1–5). Fides famem non timet. “Faith fears not hunger” (12,4). Custom no less than trade needs to be considered. The Christian does not exchange gifts with others on pagan holidays, such as the Saturnalia, or New Year’s and mid-winter, or the Matronalia (13,4–7). He does not garnish his shops and doors with laurel to mark these holidays or those in honor of the emperor, nor does he allow his slaves to do so (15,1–11). “If you have renounced the temples, do not make a temple out of your door,” (15,11). The Christian may attend private life-cycle celebrations, even though sacrifices are offered on such occasions (“I shall be no more than a spectator of the sacrifice,” 16,5); but he may not hold public office (17), not least because the insignia of such office encode idols (18). No Christian should serve in the military (19). A Christian should not even mention the names of the gods, whether in formal oaths, in contracts, or in casual swearing (20–23). “Faith navigates amid these cliffs and bays, these shallows and straits of idol worship, its sails filled by God’s breath, safe though cautious, secure, though sharply watchful” (24,1). And let no one say, “Who can be so precautious…? He will have to leave the world!” (24,2, echoing Paul, 1 Cor 5.10). As if it were not as well to leave the world! responds Tertullian. The shunning of idolatry, he urges (evidently overlooking the Jews), “is a law peculiar to the Christians” (24,3). Christians who do not live according to Tertullian’s strict prescriptions are really idol-worshippers, and idol-worshipers, he concludes, have no place within the ark of the church (24,4). How did Tertullian come to these views? Many earlier scholars have conjectured rabbinic influence, pointing specifically to the prohibitions given in Mishnah Avodah Zara. The local North African Jewish community, so goes this argument, would have been in communication with the rabbis, for whom they would serve as the conduit between Palestine and Carthage. 13
13. For a positive assessment of the rabbinic influence on Tertullian, see esp. C. Azziza, Tertullien et le judaisme, Paris 1977, p. 177–90; before him, Y. Baer, “Israel, the Chrisitian Church, and the Roman Empire?,” Scripta Hierosolmitana VII (1961) 88ff., specifically on Mishnah AZ and de idol; more recently and quite poignantly, S. Binder, Tertullian, On Idolatry, and Mishna Avodah Zarah, Leiden 2012, esp. p. 196–216.
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Include Me Out: Tertullian, the Rabbis, and the Graeco-Roman City Before considering this argument about contact, we need to focus first of all on content and contexts: What does AZ say and why, first; and second, how do its teachings compare to those of Tertullian? The social rhythms of gentile urban Roman life drive Tertullian’s polemical treatises. A different problem drives the rabbis’ comments: the halakhic analysis of a biblical text. Such an analysis focuses on the question whether a statement in scripture constitutes a commandment and, if it does, what is required to fulfill it. In AZ, the rabbis wrestle with the difficulties posed by Deuteronomy 12.2–3: “You shall surely destroy all the places, wherein the nations you shall possess served their gods, … and you shall break down their altars, and dash in pieces their pillars and burn their asherim with fire and you shall hew down their graven images of their gods and you shall destroy their name out of the place.” This biblical command was given specifically for the land of Israel where, within mixed cities, the rabbis now lived. How could this commandment possibly be interpreted, or enacted, in the period under Rome? According to one historian of antiquity, the posture conveyed by AZ is one of surrender. The modesty of these rabbinical rulings, he claims, measures the gap between the straightforward biblical text on the one hand and the realities of Roman Palestine on the other. The rabbinical legislation in this view was merely utopian, aimed at “a nation that no longer existed and whose former members had no reason to recognize the law’s authority over them.” 14 Other scholars, however, urge that AZ reflects the rabbis’ deeper ideological and theological commitment to enabling Jews to “coexist with the enemy.” 15 This
14. S. Schwartz, Imperialism and Jewish Society 200 B.C.E. To 600 C.E., Princeton 2001, p. 165–76, at 172. Schwartz emphatically advocates his view on diminished rabbinic authority, a view that borders on E. R. Goodenough’s claims concerning the existence of a “non-rabbinical Judaism” for the most of Late Antiquity. See further below our remarks on the status of Carthaginian Judaism. 15. M. Halbertal, “Coexisting with the Enemy: Jews and Pagans in the Mishnah,” in G. Stanton and Guy G. Stroumsa (dir.), Tolerance and Intolerance in Early Judaism and Christianity, Cambridge 1988, p. 158–72; N. Zohar, “Boundaries within a Shared Public Space: The Attitude towards Gentiles and their Idols according to Mishnah Avodah Zarah,” Reshit: Studies in Judaism 1 (2009), p. 145–63 (Hebrew); Y. Rozen-Zvi, “‘You shall surely destroy all the place…’ (Deut. 12, 2): The Polemic surrounding the precept of destroying Avodah Zarah in the Tannaitic Literature,” ibid., p. 91–115 (Hebrew). One of the most intriguing moments in the setting of the biblical sacrificial cult (Tabernacle and Temple alike) was the sending of the goat to Hell (practically to the desert) on the Day of Atonement (Yom Kippur), which indeed seemed as a strange gesture of appeasement to a demonic entity, see Lv 16. 7–8 and 21–23. While indeed the views of Roman period rabbis expressed in AZ did not stress these aspects, they were not entirely lost on them. They were preserved and expressed within some mystical trends of thought that emerged in the medieval world of the Zohar, especially as regards its commentary on the biblical story of the Golden Calf; see most recently, Y. Liebes, The Cult of the Dawn: The Attitude of the Zohar towards Idolatry, Jerusalem 2011, p. 198–217.
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Paula Fredriksen – Oded Irshai rabbinic disposition can be clearly illustrated by two famous passages, AZ 3,4 and 4,7, that relate encounters (whether real or imagined) between rabbis and gentile sages. 16 In the first instance, Raban Gamaliel meets Proklus son of Philosophos in the Bath House of Aphrodite in Ptolemais (the northern city of Akko): Proklos…asked Rabban Gamaliel in Acre while he was bathing in the Bath of Aphrodite, and said to him, ‘It is written in your Law (Torah), “And there shall cleave nought of the devoted thing to your hand” (Deut. 13.17). Why then do you bathe in the Bath of Aphrodite?’ He answered, ‘One may not answer in the bath’. And when he came out he said, ‘I came not within her limits ()גבולה, she came within mine. They do not say, “Let us make a bath for Aphrodite,” but “Let us make Aphrodite as an adornment for the bath.” Moreover, if they would give you much money you would not enter in before your goddess when naked or after suffering pollution, nor would you urinate before her. Yet this goddess stands at the mouth of the gutter and all the people urinate before her. It is written: “Their gods” only (Deut. 12.3); thus what is treated as a god is forbidden, but what is not treated as a god is permitted.’ (Mishnah, ET H. Danby, Oxford 1933, p. 440)
The main interlocutor mentioned here is Rabban Gamaliel, who in Tannaitic literature almost invariably denotes R. Gamaliel II (ca. 80–100 CE). But the anecdote at hand most probably refers to R. Gamaliel III, son of Judah the Patriarch, who flourished during the Severan period. 17 The story, in brief, relates an incident tantalizingly close in date to Tertullian. How does this anecdote fit within the larger legal matrix of the Mishnah? The dialogue between R. Gamaliel and Proklos appears in the heart of the third chapter of the treatise, which deals with the presence and the worship of idols. The rabbis stress their revulsion toward idols and their abhorrence of their active worship. This revulsion translates to a set of rulings that the idols and all surrounding their worship are impure and liable for destruction, and
16. Fritz Graf suggestively examines the rabbis’ familiarity with at least some aspects of contemporary public pagan festivals (F. Graf, “Roman Festivals in Syria Palestina”). See now especially the important essay by Yair Furstenberg, “The Rabbinic view of Idolatry and the Roman political conception of divinity,” JR 90 (2010), p. 335–66; on these Roman rituals more generally, J. Scheid, Quand faire, c’est croire: les rites sacrificiels des Romains, Paris 2005. 17. Or conversely, though perhaps referring to R. Gamaliel II, the story anachronistically reflects a third century cultural setting: see A. Yadin, “Rabban Gamliel, Aphrodite’s Bath, and the Question of Pagan Monotheism,” JQR 96 (2006), p. 149–79, at 160–2. In support of this view we might adduce the important ruling in Mishnah AZ 2, 6, concerning the lifting of an earlier ban on the usage of gentile oil should be attributed to Rabbi Judah the Patriarch II (fl. mid-third century). It seems that the third century provides the overall timeframe of this tractate.
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Include Me Out: Tertullian, the Rabbis, and the Graeco-Roman City whatever would remain after such destruction would be largely forbidden to a Jew for use any sort (AZ 3, 1–3, on reuse of fragments; 3, 8–9 on benefiting from the shade cast by an idol). However, this is as far as it goes. That is to say, R. Gamaliel’s reply to Proklos clearly attempts to mitigate the biblical law. Also – this in stark contrast to Tertullian’s views, especially in de idololatria – the presence of idols in the public domain does not, says Gamaliel, render those places out of bounds for Jews. According to this reading of the text, Gamaliel means that the bathhouse’s Aphrodite functions only as an ornament, not as an idol (that is, as a cult object), thus rendering the bathhouse itself permissible to use. 18 Or perhaps Gamaliel claims something even bolder, namely, that the Akko bathhouse should be regarded as a “no entry zone” for idols. The setting of this encounter, Akko/ Ptolemais, is significant, as is its invocation of the term “limit,” גבול. Akko was situated at the limits of the halakhic boundaries of Eretz Israel (m Gittin 1.1; 1.2). This second reading would make R. Gamaliel’s reply even more emphatic, a kind of claim of “territorial sovereignty:” Aphrodite has no right being in Eretz Israel. Thus, by extension, it would seem that Gamaliel regards Aphrodite’s presence as an encroachment on his space, the public urban domain within the land of Israel. Gamaliel further reduces the applicability of the biblical injunction with his claim that idolaters should treat the objects of their worship with respect. Accordingly, whatever idol is treated in a disrespectful manner (i.e., by urinating in front of it) should be regarded as outside the scope of the biblical ruling. 19 The second story (Mishnah AZ, 4,7) concerns an encounter between “the elders” (rabbis most probably in the entourage of R. Gamaliel) and some undisclosed Romans: They asked the elders in Rome: “If God has no pleasure in an idol, why does he not make an end of it?” The elders answered: “If men worshipped a thing of which the world had no need, he would make an end of it; but lo, they worship the sun and the moon and the stars. Shall God destroy his world because of fools?” The Romans said to them: “If so, let him destroy that which the world does not need, and leave that which the world does need.” The elders answered: “We would only confirm those who worship them, for they would say, ‘Now you know that these (i.e. the sun, moon and stars) are [true] gods, for they have not been brought to an end!’” (cf. Danby, p. 442–443).
18. However, it transpires that the bathhouse in fact served as a cultic center, especially for women: see E. Friedheim, “R. Gamaliel and the Bathhouse of Aphrodite in Akko: A Study of Eretz Israel Realia in the 2nd and 3rd Centuries CE,” Cathedra 105 (2002), p. 7–32 (Hebrew). 19. A similar conclusion is reached by Rozen-Zvi (“You shall surely destroy all the places…” (Deut. 12, 2), p. 112. Gamaliel’s response might have meant that “bathhouses are for bathers, not worshippers, so the goddess, not the bather, is the intruder” (Schwartz, Imperialism and Jewish Society, p. 169). Schwartz’s phrasing is a milder form than the one suggested by us here.
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Paula Fredriksen – Oded Irshai If idolatry so offends God, why doesn’t he do something about it? 20 This dialogue conveys a most straightforward message, namely, that both urban space and heavenly space, i.e., both the social and the cosmic domains, should be “out of bounds” for the idolaters. They (named “fools” here, shotim [Heb.]) cannot and should not determine whether anything in the world, man-made or natural, is permissible to the Jew. The thrust of both of these anecdotes in AZ is to narrow down to a minimum the significance of idols that encroach in the public domain for the followers of the “true” god. How do these rabbinic opinions relate to Tertullian’s? The texts display some similarities. As in de idololatria 7, so too in Mishnah AZ 1,8: a member in good standing within either community should not be involved in any way with the ornamentation of pagan cult statues. On this point, however, the rabbis are more lenient. R. Eliezer permits such ornamentation “if it is for payment;” and one may sell something attached to the soil – laurel, say – once it has been cut. Rabbis Judah, Meir, and Jose permit houses to be sold or even rented to pagans, who presumably would bring their household gods with them. 21 Like Tertullian, the rabbis counsel against “going up into gentiles’ amphitheatres” because of the sacrifices that go on there (Tosephta AZ 2:5 a-d), even citing as he did Ps 1.1, against sitting with scoffers/the impious (Tosephta 2:5d; spec. 3,90v). But we also have a lenient position: unlike R. Meir, the sages seem to hold that attendance at the event is permitted, just not while the sacrifices are being offered (2:5c). And again like Tertullian, the rabbis scold those who go to the stadium or who watch the shows (2:6a-c). As with Tertullian, so also with the Mishnah AZ: much of the focus has to do with commercial relations. If an idol or its worship at some point is involved in a transaction between a pagan and a Jew, may the Jew benefit from the transaction? It depends, say the rabbis, proffering differing conditions and scenarios. What about gentile wine, which gentiles habitually use for libations? The answer, again, is “it depends,” and the Mishnah considers a wide variety of cases, from 5,8 to 5,10 (cf. 4,2). For both, idols contaminate. Passing underneath an idol (presumably through its shadow) renders one tameh, “impure” (2,8). The stones, wood and earth that go into the wall of an idol’s sanctuary convey a degree of impurity similar to that conveyed by a creeping thing or (so Rabbi Akiva) by a menstruant (2,6): their (re)use is off-limits. Tertullian would agree, though emphasizing the impurity as a function of sacrifices made to idols: Loca nos non contaminant per se, sed quae in locis fiunt, a quibus et ipsa loca
20. Or, as in the Mekhiltah de-Rabbi Ishmael, Why does scripture describe God as a “jealous god” (Exodus 20. 5), which, albeit inadvertently, acknowledges the power of these other gods?, A. Yadin, Rabban Gamliel, Aphrodite’s Bath., p. 150 ff offers a careful and insightful analysis of this question. 21. Discussed in 1,8; denied anonymously in 1,9.
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Include Me Out: Tertullian, the Rabbis, and the Graeco-Roman City contaminari…de contaminantis contaminantur: “Places do not of themselves defile us, but the things done in the places… by which even the places themselves are defiled. We are defiled by the defiled,” (spec. 8.94v). Despite this similarity, however, these concepts of impurity diverge significantly. The rabbis function within the universe of biblical law, whereby the impurity conveyed by contact is a temporary condition. Impurity itself implies nothing about the moral status of the contaminated person (that is, an “impure” person is not thereby a “sinner”). And impurity is most often readily removed by a system of wash-and-wait. 22 The impurity of idolatry considered by Tertullian has a quite different cast. Behind it lurks “the Devil” as well as his minions: demons, impure spirits, fallen angels (idol. 1,5; 3,2). The contamination conveyed by idols is so virulent that the Christian idol-maker contaminates others with his touch. And if the Christian idol-maker is, as well, a Christian priest, he even contaminates the (Eucharistic) body of Christ (7,2–3). A Christian incense-dealer shares a fellowship with the demons that he “feeds” (11,8). So immediately do demons press against the Christian who comes into their impure place that he or she risks demonic possession (spec. 26.103v). The defiled person, in short, is also a sinner, made so by his idolatry, whereby he both sins and becomes defiled. Rabbinic “impurity” by comparison has a quotidian, practical aspect; Tertullian’s “contamination” is demonic and dangerous. Why this great difference in tone? Why are the rabbis so matter-of-fact? Why Tertullian so alarmist? Because, of the two, Tertullian has the harder task. Jews were ethnically distinct from other Romans. The ancestral traditions part and parcel of their ethnicity had longed marked them off. The rabbis do not have to worry about making a difference between their own group and others: it had long existed. For this reason, perhaps – that is, a strongly individuated ethnic/religious identity – few stories about apostates appear in rabbinic lore, where the notion of apostasy, as of sectarianism (minut), seems rather blurry. 23 Their goal seems to be finding ways that the (rabbinically observant)
22. On impurity and immersion in the Second Temple context, see E. P. Sanders, Judaism: Practice and Belief, Philadelphie 1992, and, for the following period, idem, Jewish Law from Jesus to the Mishnah, Philadelphie 1990. On the vexed question of Gentile impurity – a topic that informs the discussion in mAZ – C. Hayes, Gentile Impurities and Jewish Identities: Intermarriage and Conversion from the Bible to the Talmud, Oxford 2002, p. 134–141, and now H. Birnboim, “Gentile Impurity in Ancient Judaism,” Cathedra 139 (2011), p. 7–30 (Hebrew). 23. On this matter, which seems to have had very little to do with crossing the boundary into paganism or Christianity but rather more with establishing a renegade life style (such as transgressing the laws of Sabbath observance), see recently, M. Arad, Sabbath Desecrator with Παρρησία (Parresia): A Talmudic Legal Term and its Historic Context, New York – Jerusalem, 2009 (Hebrew). See also the intriguing story told by the sixth-century Alexandrian philosopher Damascius in his appraisal on the Life of Zenon: “Zeno the Alexandrian, a Jew by birth… publicly renounced his Judaism in the traditional manner [our emphasis] by driving a white
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Paula Fredriksen – Oded Irshai Jew can live together with pagans in a predominantly pagan world, buying, selling, and even eating together with them (mAZ 5,5; though cf. some of the prohibitions of the Tosephta). Tertullian, by contrast, is a gentile speaking to other gentiles about still other gentiles: no foregoing ethnic distinction exists to help him in his task. The Christians whom he targets have presumably become Christian, having started out pagan. He states as much forthrightly in Apologeticus. “De vestris sumus: We are from among yourselves. Christians are made, not born” (Ap. 18.4). The pagan world is thus, in a simple sense, their own world. Tertullian conjures demons and apostate angels in an effort to render the familiar both strange and sinister. Far from looking for a way for his gentile Christians to live together with gentile pagan neighbors, he strives to argue that such accommodation is in principle impossible, fatally sinful – and if such an extreme position leads to unemployment or starvation, so be it! His exhortations are extreme, their consequences drastic. In short, both de spectaculis and de idololatria are first of all rhetorical exercises in anti-pagan polemic. They proffer not a real ethic for living so much as a strongly-worded and strongly–argued idealized opposition to majority culture, a culture that the gentile Christian must voluntarily renounce. If texts can be said to have temperaments, in other words, the temperament of spec. and idol. is very different from the temperament of the Mishnah. What then of the surmise of some scholars, that the traditions of Mishnah AZ served as a source of inspiration for Tertullian, and that the Jewish community in Carthage mediated these traditions to him? In our view, neither part of this reconstruction persuades. The first difficulty lies with Tertullian himself. The biblical allegiances of the two groups, Christian and Jewish, inspired no philosemitism on Tertullian’s part: his hostility toward Jews and Judaism is baroque and undisguised. From 196/97 (when he wrote de spec. and c. Judaeos) to 208 (and the adversus Marcionem), Tertullian inveighed against Jewish practices and traditions of biblical interpretation, accused Jews of stirring up pagan anti-Christian persecution in the past ( fontes persecutionis, Scorpiace 10.10), and complained that in the present they taught to the worst Christian heretics their own unhappy doctrines (adv. Marc. 3 passim). Their burning in eternal hellfire after the final judgment was a sight that he anticipated happily (spec. 30.105). This same concluding passage of spec. indeed evinces some sort of knowledge on Tertullian’s part about Carthaginian Jews: his references there to stories about Christ’s mother as a harlot, and a gardener’s removal of Christ’s body from his garden, echo contemporary Jewish anti-Christian calumnies that will reappear centuries later
ass through their so-called synagogue on the Sabbath,” in Damascius: The Philosophical History, ed. and trans. P. Athanassiadi, Athens 1999, ch. 67, p. 178–9.
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Include Me Out: Tertullian, the Rabbis, and the Graeco-Roman City in the Toledot Yeshu. 24 Here again, however, the content of the contact is negative, not positive: local Jews, circulating demeaning rumors about Christ, trade insults, not rabbinic models of behavior, with Tertullian. It is true in principle that, while harboring all manner of negative notions about Jews and Judaism, Tertullian still might have sought to avail himself of Jewish traditions if these served his own aims – in this instance, the fight against idol worship. But it seems that he did not: as we have seen above, Tertullian’s directives are much more extreme, really unbending, when compared with the rabbis’ flexibility. (If we can draw inferences from later Christian complaints about Jewish behavior in Carthage, the local community was certainly no less flexible. 25) Also, again in terms of the Carthaginian Jewish community itself, we must ask how “rabbinic,” or rabbinically-oriented it could have been. Centuries later, the Yerushalmi and the Bavli talmuds will name fewer than a handful of rabbis as coming from Carthage, and these men in any case “would have been active in Palestine no earlier than the middle of the third century CE.” 26 And the date of the redaction of the Mishnah, further, makes it “virtually impossible that any of Tertullian’s contemporaries could have known its text.” 27 The latter argument might be somewhat qualified in light of the fact that the Mishnah was initially disseminated not as a written text but as an oral tradition, 28 in which case one could envisage an oral transmission of its traditions, though this would be rather complicated given that local Carthaginian Jews lacked the language of the Tannaitic lore. 29 Material remains, furthermore,
24. Established by William Horbury, “Tertullian and the Jews in light of de Spectaculis XXX.5–6,” JTS 23 (1972), p. 455–9. On the latter tradition in the earlier Aramaic layers of the Toledot Yeshu, consult Hillel I. Newman, “The Death of Jesus in the Toledot Yeshu literature,” JThS 50 (1999), p. 58–78. 25. Nearly two centuries after Tertullian, Augustine complains of Jews participating in Carthaginian urban festivals, sermo Denis 17.7–9, and Jews spending Shabbat in the theatre, Enarr. in Psalmos 50.1; though cf. sermo 196.4, where he mentions that Jews do not exchange presents, as his Christian congregation does, on the pagan January new year. 26. See the excellent discussion in J. B. Rives, Roman Carthage, p. 214–23; p. 220, n. 99–101 list the pertinent references in the Talmuds. 27. J. B. Rives, Roman Carthage, p. 221 and n. 102. 28. Y. Sussman, “The Oral Torah- Simply as Heard,” in M. Bar Asher and D. Rosenthal (dir.), Talmudic Studies III, Jerusalem 2005, p. 209–384 (Hebrew). 29. On the state of Hebrew in the late antique western Roman provinces see the material assembled and assessed by J. N. Adams, Billigualism and the Latin Language, Cambridge 2003, p. 271–4. Our observation here in no way endorses the broader thesis put forward by A. Endrei and D. Mendels, “A Split Jewish Diaspora: Its Dramatic Consequences,” Journal for the Study of the Pseudepigrapha 16.2 (2007), p. 91–137, claiming a wide rift between rabbinic Palestine and a biblical Jewish (Graeco-Roman) Diaspora, which is based in large part on the language barrier between the two communities. To our minds this thesis greatly exaggerates both the linguistic split between Palestine and the West and, even more, the rabbis’ trans-local authority.
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Paula Fredriksen – Oded Irshai evince little knowledge of Hebrew: most inscriptions are in Greek or in Latin. In brief, the improbability of Tertullian’s acquaintance with the Mishnaic law via the local Jewish community is reinforced by the unlikelihood of that community’s serving as a receptacle for rabbinical tradition. It is the local context of North Africa, not that of distant Palestine, that seems to have been determinative of the culture of Carthaginian Jews. 30 Tertullian’s writings seem straightforwardly “rejectionist;” the Mishnah, a flexible combination of “rejectionist” and “accommodationist” both. 31 Nonetheless, both Tertullian and the rabbis do identify certain similar behaviors in order to separate a member of their own community from the press of pagans and gods that construct space and time in the third-century Roman city. Where their prescriptions overlap, the explanation seems to lie in the fact that both draw from the same biblical sources (as did Paul, whose letter to the Corinthians Tertullian also mobilizes in his treatises). Neither Tertullian nor the rabbis seem concerned about members of their respective communities’ actually worshiping the gods. Rather, by seeking to direct various social behaviors – commercial relations, professional activities, public entertainments – they also seek to articulate a special identity separate from that of majority urban culture. “Idolatry” accordingly takes on wider meanings, serving as the premier identifier of the pagans against whom both groups measure and make their own sense of self.
30. “Scholarship can no more excise Roman North African Jews from the dynamics of their local environments than could the subjects themselves,” K. Stern, Inscribing Devotion and Death, Leiden 2008, p. 308. Her whole book attends to Jewish material culture in North African late antiquity, conveying the complex if not enigmatic picture of North African Jewry. 31. Aslightly more nuanced view of Tertullian’s attitude towards pagans as reflected in De spec. and De idol., than the one presented by us, has been put forward by A.-C. Jacobsen, “Images of Others in Tertullian,” in M. Kahlos (ed.), The Faces of the Other: Religious Rivalry and Ethnic Encounters in the Later Roman World, Turnhout 2011, p. 105–34, at 106–19. Most recently, Rachel Neis has suggested that the rabbinic protocols retailed in AZ actually empowered the rabbis by “rabbinizing” city space, “Eyeing Idols: Rabbinic Viewing Practices in Late Antiquity,” JQR 102 (2012) p. 533–60.
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L’IDENTITÉ À TRAVERS L’ÉTHIQUE DANS LA RÉPUBLIQUE DE PLATON
Luc Brisson CNRS 1
Le titre de ce colloque est « L’identité à travers l’éthique ». « Identité », un substantif qui vient du latin idem, « le même », peut être pris en deux sens qui ne sont pas incompatibles. Dans un premier sens (individuel), « identité » indique ce qui reste le même chez un individu, une permanence qui lui permet d’être reconnu comme tel. Dans un second sens (communautaire) « identité » désigne ce qui fait qu’un être humain est le même qu’un autre dans un groupe, ou mieux qu’il se reconnaît semblable aux autres membres d’un groupe, compte tenu du fait qu’il ne peut y avoir identité stricte entre deux êtres humains. Pour sa part, « éthique » vient du grec éthos 2 qui signifie « coutume, usage, mœurs », ce qui en fait un synonyme de morale, terme qui vient du latin mos, moris lequel, ce qui n’est pas fréquent, peut lui aussi signifier « coutume, usage, mœurs ». En définitive, il s’agit de comprendre de quelle façon plusieurs êtres humains se reconnaissent comme semblables et donc comme formant un groupe possédant une véritable identité, parce qu’ils ont en commun telles ou telles coutumes, telles ou telles mœurs qui leur permettent de se faire reconnaître, et donc de revendiquer une identité sur une période de temps déterminée. À cet égard, les livres VIII et IX de la République de Platon sont très éclairants, car ils ne se contentent pas de mettre en rapport identité individuelle, identité familiale et identité civique, puisqu’ils associent certaines cités et certains peuples à des mœurs et à des coutumes particulières.
1. 2.
Centre Jean-Pépin, UPR 76 (unité propre de recherche du CNRS), Villejuif, France. J’ai utilisé le système de translittération suivant : êta = e ; oméga = o ; dzèta = z ; thèta = th ; xi = x ; phi = ph ; khi = kh ; psi = ps. L’iota souscrit est adscrit (par exemple ei) ; et lorsqu’il s’agit d’un alpha, cet alpha est long = ai). L’esprit rude est noté h, et l’esprit doux n’est pas noté. Tous les accents sont notés.
Luc Brisson 1. La République : contexte et structure Pour Platon, l’homme est un vivant terrestre mortel, composé, comme tous les autres vivants, d’un corps et d’une âme 3. Or, ce vivant se définit par ce qu’il y a de meilleur en lui, c’est-à-dire par son âme, laquelle, au cours de son existence terrestre 4, meut un corps qu’elle administre. Dès lors, le mode de vie de tel ou tel individu illustre le rapport instauré, en lui, entre son âme et son corps, ou plutôt, entre les fonctions de son âme, qui, on le verra, sont multiples, et la manière dont cette âme prend soin du corps qu’elle administre. C’est en ces termes que se pose, en l’homme, la question de la « vertu » que l’on peut définir, pour chaque chose, comme l’excellence dans la fonction propre. Chaque chose, c’est-à-dire chaque objet aussi bien que chaque être vivant, ayant plusieurs fonctions, la vertu consiste dans le fait d’exercer excellemment ces fonctions. Ainsi la vertu d’un couteau sera-t-elle de couper, celle de l’œil de voir et celles de l’homme de savoir, d’être courageux et de pouvoir maîtriser ses désirs, la définition de la vertu, comme sa possession, impliquant la connaissance de la nature de l’objet ou du vivant dont il s’agit. Une telle conception de l’homme entraîne une définition originale de la politique. Dans ce contexte en effet, la politique doit non seulement prendre soin du corps de l’homme et de son environnement, mais elle a aussi et surtout pour mission de maintenir l’ensemble que forment l’âme, le corps et son environnement, dans une hiérarchie des biens à poursuivre. Cette hiérarchie place en son sommet les biens divins que sont les quatre vertus cardinales. L’excellence, c’est-à-dire la vertu, en tous ces domaines ne saurait être atteinte qu’à la condition de ne pas bouleverser l’ordre de priorité des trois aspects constitutifs de la vie humaine que sont le soin de l’âme, celui du corps et celui des biens ou richesses. Suivant cette conception de la politique, on doit retrouver dans la cité une hiérarchie similaire à celle que l’homme doit établir en lui. De là découle le principe de réciprocité entre l’âme et la cité, entre l’éthique et la politique. Pour Platon, la définition de l’homme et de la cité dans laquelle il vit peut être comparée à un même texte, mais écrit en petits ou en gros caractères 5. En l’homme, se donne à voir la cité dans laquelle il est né 6. Par choc en retour, la constitution de cette cité évolue en fonction de la capacité de l’âme humaine, l’élément essentiel qui permet de définir l’homme, à se couler dans
3.
4. 5. 6.
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« Ce que l’on appelle « vivant », c’est cet ensemble, une âme et un corps fixé à elle » (Phèdre 246c5). L. Brisson, « La vie dans l’histoire de la philosophie grecque. Biologie, éthique et métaphysique », dans F. Monnoyeur (dir), Questions vitales. Vie biologique, vie psychique, Paris 2008, p. 23-46. Voir, entre autres, Alcibiade, 129e-130c ; Gorgias 506c sq. ; Phédon 69e sq.; Lois XII 959b. République II, 368a-d. La traduction des passages cités est celle de G. Leroux modifiée, Paris 2004. République II 368e-369a.
L’identité à travers l’éthique dans la République de Platon la fonction qui, dans la cité, lui est attribuée 7. On doit toujours déterminer quel est l’homme, c’est-à-dire quelle est l’âme, qui correspond à tel ou tel gouvernement 8, telle constitution correspondant par ailleurs à tel homme 9. Définir le citoyen ou le décrire, c’est ainsi définir et décrire la cité même, en insistant sur l’ambition qui la crée et sur la façon dont la fonction du politique y est envisagée 10. On notera cependant que ce principe de réciprocité doit être replacé dans un contexte hiérarchique où il ne s’applique en fait que pour ceux qui ont du loisir et ont reçu une éducation. Il est inapplicable dans le contexte d’une démocratie du genre de celle qui est l’idéal aujourd’hui. Car, comme l’a bien vu Bernard Williams 11, dans la cité de la République, certains individus sont plus justes que d’autres en fonction de leur appartenance à tel ou tel groupe. La cité de la République comprend trois groupes : les producteurs qui approvisionnent la cité, les guerriers qui la défendent et les philosophes qui la gouvernent. Ces trois groupes ne sont pas constitués au hasard. Ils doivent correspondre à la prédominance d’une capacité déterminée en chacun des membres qui le composent. Cette capacité doit elle-même être rattachée non pas au corps de chaque citoyen 12, mais à son âme. Même si elle constitue une unité irréductible, cette âme qui est à l’origine de tous les mouvements physiques et psychiques en chaque être vivant se compose de trois « parties » 13 qui assurent les trois fonctions essentielles du vivant qu’elle habite : la partie désirante (epithumía) assure les fonctions de survie et de reproduction, la partie agressive, que l’on peut qualifier d’ardeur (thumós) les fonctions de défense, et l’intellect (noûs) les fonctions cognitives. C’est parce que l’espèce désirante tient la première place chez eux que les producteurs sont des producteurs ; c’est parce que la partie agressive prédomine en eux que les guerriers sont les gardiens de la cité : et c’est parce que l’intellect joue le premier rôle chez eux que les philosophes sont les dirigeants de la cité 14. Mais cette prédominance ne suffit pas à assurer la bonté d’une vie humaine ou d’une constitution, car chacune des parties de l’âme et chaque groupe fonctionnel doivent atteindre à l’excellence dans le domaine qui leur est propre.
7. République IV 435e. 8. République VIII 548d. 9. République VIII 550c, 553e, 554b. 10. République IV 435e-436a. 11. B. Williams, « The analogy of city and soul in Plato’s Republic », dans E. N. Lee, A. P. D. Mourelatos, R. M. Rorty (dir.), Studies in Greek Philosophy Presented to Gregory Vlastos, Assen 1973, p. 196-224 ; repris dans E. Wagner (dir.), Essays on Plato’s psychology, Lanham 2001, p. 157-167. 12. J.-F. Pradeau, Platon et la cité, Paris 1997, p. 25-35, dont je partage l’interprétation. 13. Comme l’âme est une entité incorporelle, ces parties ne peuvent être comparées à des morceaux ou même à des homoncules ; ce sont en définitive des réserves d’énergie pouvant déclencher diverses activités. 14. Voir sur le sujet, M. Dixsaut, Le naturel philosophe. Essai sur les dialogues de Platon [1985], Paris 2001 [3e éd. corrigée].
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Luc Brisson La partie désirante de l’âme et les producteurs doivent faire preuve de modération ; l’espèce agressive et les guerriers doivent, en plus de la modération faire preuve de courage ; et les philosophes doivent, faire preuve de modération, de courage et de sagesse. On comprend dès lors que pour atteindre à ce résultat et assurer leur sauvegarde, l’âme et la cité aient besoin d’être solidement charpentée par l’éducation : les gardiens par une éducation culturelle (III 396c-403c) 15 et par la gymnastique (III 403c-412b), et les philosophes par l’étude des mathématiques (VII 521c-531c) et de la dialectique (VII 531c535c). Alors seulement pourra naître la justice en quoi réside la bonté de l’âme et de la cité et qui se définit comme la détermination, pour chaque espèce de l’âme et pour chaque groupe fonctionnel, d’accomplir sa tâche et seulement sa tâche. Si on ne tient pas compte de son premier livre qui sert de préambule, le plan de l’entretien en quoi consiste la République est assez clair. Dans les livres II, III et IV, se trouvent exposées la genèse et la constitution de la cité juste, dont les livres V, VI et VII justifient les points les plus litigieux : la participation des femmes aux activités militaires, la communauté des femmes et des enfants et l’exercice du pouvoir par les philosophes. C’est alors que les livres VIII, IX et X décrivent la corruption de la cité juste et de l’âme juste. 2. La cité la meilleure : les livres V, VI et VII Dans les livres V, VI et VII de la République, Platon décrit la cité la meilleure, celle où chacun des trois groupes fonctionnels accomplit sa tâche et seulement sa tâche, celle où les parties de l’âme respectent une même hiérarchie : c’est à ce prix que régnera la justice (díke) indissociable de la modération (sophrosúne). Dans la cité la meilleure, la cité aristocratique, le groupe des dirigeants sera celui des philosophes dont l’idéal sera, comme dans le Théétète (176a-b, 176e-177a), de s’assimiler à la divinité (VI 500b-d), qu’il convient de définir comme un vivant constitué d’un corps non terrestre et d’une âme 16. Comme il contemple perpétuellement les réalités intelligibles, le dieu est le seul être dont on puisse dire que c’est un savant (sophós) et donc qu’il est vraiment bon, car un homme ne peut être qu’un philosophe (philósophos), c’est-à-dire
15. Si j’ai traduit le terme mousiké par « culture », et non par musique, c’est en raison du fait que, sous le terme mousiké, doivent être rangés non seulement les discours que fabriquent les poètes et qui sont qualifiés de « mythes » par Platon (III 376e-398b), mais aussi la mélodie (mélos) (III 398c-399e) à laquelle ressortissent la musique instrumentale et le chant, et enfin le rythme (III 399e-400e), c’est-à-dire la danse. 16. L. Brisson « Le corps des dieux », dans J. Laurent (dir.), Les dieux de Platon, Caen 2003, p. 11-23 [Actes du colloque organisé à l’Université de Caen Basse-Normandie, les 24, 25 et 26 janvier 2002].
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L’identité à travers l’éthique dans la République de Platon quelqu’un qui tend vers le savoir (Phèdre 249b-c, 273d-e ; Banquet 204a), et vers la bonté. Or, comme on le suppose dans le Théétète (176a-e) et comme cela est évident dans le Timée (30d-31a, 88b-d), le dieu que doit avant tout imiter l’homme, c’est le monde qui est l’image la plus achevée de l’intelligible (Timée 39e) 17. De ce fait, un lien très fort est établi entre la cité et le monde. Dans la cité, les philosophes sont les images les plus parfaites de ce dieu qu’est le monde (dans son ensemble et dans ses parties), et dont la permanence et la régularité dépendent de sa participation à l’intelligible ; voilà pourquoi ils auront, eux qui auront d’abord été formés par une éducation traditionnelle comme gardiens, pour objet d’études supérieures, la géométrie, la stéréométrie, l’harmonique, l’astronomie et enfin la dialectique qui leur donnera accès à l’intelligible et au Bien. Les philosophes forment avec les gardiens, qui assurent les fonctions de défense de la cité, à l’extérieur comme militaires et à l’intérieur comme représentants de l’ordre, un ensemble séparé des producteurs ; et c’est parmi les gardiens que sont choisis ces gardiens d’élite qui deviendront les « auxiliaires » et les « assistants » des philosophes 18. Voilà pourquoi les gardiens sont dès l’enfance soumis à une observation constante qui porte sur ces trois critères : bonne mémoire, résistance à la fatigue et résistance aux plaisirs (République III 413b-d). Ces épreuves permettent de déterminer ceux des gardiens qui pratiquent le mieux ces vertus que sont la sagesse, le courage et la modération, et qui donc sont susceptibles d’être intégrés dans le groupe des philosophes. À la différence des philosophes, les gardiens ne reçoivent qu’une éducation traditionnelle fondée sur l’exercice physique et la culture ayant pour objet l’étude de la poésie et de la musique qui peut lui être associé. Et comme gardiens, ils doivent se montrer redoutables contre les ennemis de l’extérieur, mais plein de mansuétude envers les producteurs qui sont leurs concitoyens 19. Reste le troisième groupe celui des producteurs, dont on ne sait pas grandchose. Tout porte à croire cependant que, d’un point de vue social et économique, le groupe des producteurs vit comme le corps des citoyens dans les Lois 20. L’unité économique fondamentale de la cité est le klêros, domaine qui comprend une unité territoriale, des bâtiments, des instruments, des animaux et un personnel plus ou moins nombreux. Ce klêros doit nourrir celui qui l’exploite, sa femme, ses enfants, des serviteurs et produire en outre ce qui est
17. 18. 19. 20.
Voir J.-F. Pradeau, Platon, l’imitation de la philosophie, Paris 2009. République III 414b. République III 416 c. Sur la question de la citoyenneté dans les Lois, voir Platon, Les Lois, Introduction, traduction, notes et bibliographie par L. Brisson et J.-F. Pradeau, Paris 2006 (2 vol.). Je n’ai pas le temps ici de bien marquer les différences entre les producteurs dans la République et les citoyens dans les Lois. Je renvoie aux articles que j’ai écrit sur le sujet, et notamment à « Ethics and politics in Plato’s Laws », Oxford Studies in Ancient Philosophy 28 (2005), p. 93-121.
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Luc Brisson comprend une unité territoriale, des bâtiments, des instruments, des animaux et un personnel plus ou moins nombreux. Ce klêros doit nourrir celui qui l’exploite, sa femme, ses enfants, des serviteurs et produire en outre ce qui est nécessaire à l’entretien des métèques (s’il y en a), qui s’occupent de l’artisanat et du commerce, et aux diverses contributions réclamées par la cité pour subvenir aux besoins des gardiens et des philosophes. Ainsi se trouve définie la plus petite cellule sociale de la cité : la famille au sens étroit du terme, oîkos ou hestía. Le klêros est possédé non par le chef de famille qui en a la charge et qui ne peut le transmettre qu’à l’un de ses enfants, mais par la cité qui fixe par ailleurs un seuil au-delà duquel ne peuvent s’élever les richesses immobilières (bâtiment) et mobilières (instruments, animaux et personnel humain) d’un oîkos. Rien de tout cela n’est explicite dans la République, comme ce l’est dans les Lois, mais on peut en trouver une justification dans deux indices. Ainsi tout conflit entre oîkoi devient impossible non seulement parmi les membres de la classe dirigeante (philosophes et gardiens) 21, mais aussi parmi les producteurs. Pour plus de sûreté, Platon sépare les philosophes et les gardiens des producteurs. Aux premiers, il impose des mariages collectifs, des repas seront pris en commun et l’interdiction de posséder or et argent, les nécessités de la vie étant fournies aux philosophes et aux gardiens par les producteurs 22. Aux seconds, il impose l’administration d’un oîkos qu’ils ne possèdent pas et la limitation de leurs richesses. Une telle organisation politique prévient tout conflit entre les groupes fonctionnels et les familles, mais il présente une faiblesse redoutable. Qu’est-ce qui peut bien amener ces trois groupes distincts, dont les deux premiers séparés du dernier, à vivre ensemble dans l’unité ? La réponse à cette question relève du mythe, comme c’était le cas à Athènes où les tragédies mettaient en scène les mythes susceptibles d’affirmer l’idéologie de la démocratie 23. Le mythe de l’autochtonie permet en effet à Platon d’apporter une solution au problème de la sauvegarde de l’unité. Dans la cité de la République, tous les citoyens doivent être convaincus qu’ils sont nés de la même terre, qui est leur mère, à laquelle ils doivent être attachés et qu’ils doivent défendre. Mais encore fautil expliquer pourquoi ces frères présentent des différences qui les rendent plus aptes à appartenir à tel ou tel groupe fonctionnel : parce qu’ils sont faits
21. C. Natali, « L’élision de l’oikos dans la République de Platon », dans M. Dixsaut et d’A. Larivée (dir.), Études sur la République de Platon, Paris 2005, p. 199-223. 22. Sur l’économie dans la République, voir E. Helmer, La part du bronze. Platon et l’économie, Paris 2010. 23. À Athènes, la production de la tragédie servait de propagande idéologique à la cité, et était de ce fait soumise à une censure véritable. La cité était à proprement parler l’auteur de la tragédie, et même le sujet prenait forme par le drame à travers lequel elle se représentait à ellemême. Ce que l’on considère comme censure n’était à la limite, qu’une mise en scène de l’autorité de la cité. Cela est expliqué très clairement dans Histoire de la littérature grecque, par S. Saïd, M. Trédé et A. Le Boulluec, Paris 1997, p. 117 sq.
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L’identité à travers l’éthique dans la République de Platon son ensemble qui devient cette grande famille qui, comme corps social différencié, assure l’unité de la cité. Ce tableau rassemble les grands traits du projet de Platon dans la République : cité
âme
vertus
mythe des métaux
producteurs
désir
modération + justice
bronze et fer
guerriers
ardeur
modération + courage + justice
argent
philosophes
intellect
modération + courage + science or + justice
Ce qui vient d’être dit sur l’organisation de l’oîkos et sur l’économie de la cité n’est pas explicite dans la République, mais on peut le déduire du passage suivant qui décrit les débuts de la déchéance qui frappe l’aristocratie du savoir. Un conflit s’instaure entre les trois groupes fonctionnels. Sur quoi porte le conflit ? « Dès lors, comment notre cité sera-t-elle ébranlée, et de quelle manière les auxiliaires et les chefs entreront-ils en conflit les uns avec les autres et même entre eux ? » (République VIII 545d) La réponse est claire et nette : Lorsque la discorde surgit 24, alors chacune des deux parties de la cité tirent dans un sens différent : celui fait de fer et de bronze, cherche à acquérir de la richesse 25, et à s’approprier terre, habitations, or et argent, tandis que le groupe fait d’or et celui fait d’argent, qui ne souffrent ni l’un ni l’autre de la pauvreté compte tenu du fait que par nature ils se satisfont de la richesse que recèle leur âme, continuent d’aller dans le sens de la vertu et de l’ancien système. (République VIII 547b)
Cette tension s’envenime : « Après s’être dressées violemment l’une contre l’autre, les parties finissent par s’entendre pour se partager 26 la terre et les habitations distribués en lots 27 dans le but d’en faire des propriétés privées 28 ». Mais ce qui ne laisse pas de surprendre, c’est que certains des producteurs
24. Voir Iliade VI 211. 25. En grec khrematismós désigne une occupation dont l’équivalent aujourd’hui serait « faire des affaires », par le commerce, la spéculation, etc. 26. La formule eis méson « au milieu » décrit le partage du butin chez les guerriers dans l’Iliade. 27. Dans les Lois, être propriétaire, pour un groupe familial (une maison regroupée autour d’un citoyen), c’est être une partie de la cité, lui appartenir. De cette appartenance, il n’y a ni substitution ni échange possible, et la propriété, plutôt que la libre appropriation d’un bien par une famille, désigne plutôt le lot et cette famille comme partie indivise et inaliénable de la cité. Voir VI 772e-785b, puis XI 929e-930e. 28. Ce qui n’était pas le cas auparavant, puisque, selon l’hypothèse qui vient d’être avancée, les producteurs n’étaient que les administrations de l’oíkos qu’ils ne possédaient pas. On trouve une anticipation de cette situation en République IV 417a.
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Luc Brisson qui devraient tous être les victimes du conflit, paraissent en devenir des bénéficiaires 29. Quoi qu’il en soit, pour les laissés-pour-compte les conséquences sont immédiates. Ils sont asservis : Quant à ceux qui auparavant étaient placés sous leur protection et qu’ils considéraient comme des citoyens libres, des amis et des pourvoyeurs 30, les dirigeants 31 les asservissent à présent pour en faire des périèques 32 et des serviteurs, alors qu’eux-mêmes s’occupent de la guerre et de la garde du reste de la population. (République VIII 547c)
Force est donc d’admettre que la permanence et la régularité qui caractérisent l’évolution de ces dieux que sont l’univers et les astres ne se retrouvent plus dans la cité, qui est vouée à une déchéance inéluctable que décrivent les livres VIII et IX. 3. La déchéance de la cité : les livres VIII, IX Le long développement que constituent les livres VIII, IX et X présente un certain nombre de caractéristiques communes. 1) Pour décrire la corruption de la cité juste, Platon commence par invoquer les Muses, montrant par là que le récit qu’il fait ne relève pas du discours philosophique, défini comme un discours argumenté prétendant à la vérité, considérée elle-même comme adéquation avec la réalité. 2) Dans chaque cas et à chaque étape, l’origine et le développement de la déchéance est décrite avec un luxe de détails concrets, ce qui fait de ce récit un véritable témoignage ethnologique. 3) On y trouve, appliqué de façon très rigoureuse, le principe de réciprocité entre l’âme individuelle et la cité. 4) La dégénérescence de la justice dans l’âme individuelle et dans la cité passe par la disparition progressive de la modération. Comme la justice et la modération sont les deux vertus communes à tous les groupes fonctionnels dans la cité et à toutes les espèces dans l’âme individuelle, on comprend que le déclin de l’une entraîne celle de l’autre. 5) Il est intéressant de remarquer que cette dégénérescence fait intervenir le rapport entre les générations ; le père n’arrive pas à maintenir le fils dans le type de constitution et dans le caractère qui sont les siens. La déchéance décrite dans les livres VIII et IX s’inscrit d’abord dans le cadre de la famille ou plutôt dans celui de la maison ou du domaine (oîkos en grec ancien), où la mère, l’entourage familial et même les serviteurs jouent un rôle négatif.
29. 30. 31. 32.
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C’est ce que laisse entendre l’usage répété du duel. Comme c’était le cas dans la cité la meilleure. Qui sont en majorité des gardiens enrichis. Le nom désigne les cités qui entourent Sparte, mais dont la population défaite connaît de ce fait une position inférieure.
L’identité à travers l’éthique dans la République de Platon Les livres VIII et IX présentent dans ce contexte une unité remarquable. Après un rappel des trois critiques auxquelles une réponse vient d’être apportée (VIII 543a-c), le principe de réciprocité est rappelé (VIII 543c-544b) pour être appliqué aux cinq types de constitutions (VIII 544c-d) : aristocratie, timocratie, oligarchie, démocratie et tyrannie, qui correspondent aux cinq types d’âmes (VIII 544d-545b). Platon étend même ce principe, dans un passage énigmatique, à des peuples étrangers qu’il considère comme une entité indivise : Il serait en effet ridicule de s’imaginer, pour l’agressivité (thumoeidés) qui existe chez les peuples, une autre origine que le fait de reconnaître cette disposition chez les simples particuliers, ceux par exemple du peuple Thrace, du peuple Scythe et, en gros, des peuples qui habitent la région septentrionale ; ou bien l’amour du savoir (philomathés), qui, lui, caractérisait la nôtre ; ou bien pour l’amour des richesses (philokrématon) qui, dit-on, ne serait pas moins caractéristique des Phéniciens et des habitants de l’Égypte. (République IV 435e-436a)
C’est en mettant en parallèle l’âme et la cité (VIII 545b-c) que va être décrite la déchéance qui mène de l’aristocratie, entendue comme le gouvernement des meilleurs du point de vue du savoir, c’est-à-dire des philosophes, vers la tyrannie, le gouvernement du pire. 3.1. L’origine énigmatique de cette déchéance La description de cette déchéance commence par un passage énigmatique sur ce que l’on a qualifié de « nombre nuptial » (VIII 545e-547a). Comme on l’a vu, dans les groupes fonctionnels des gardiens et donc des philosophes, il n’existe pas d’oikos. Comment dès lors assurer la survie physique de cet ensemble séparé du groupe des producteurs ? En organisant des unions sexuelles correspondant à des périodes où la génération des êtres humains les meilleurs est possible, c’est-à-dire à des périodes où les âmes les meilleures viennent s’installer dans un corps 33. Ces périodes sont déterminées par un nombre auquel on parvient au terme de calculs (astrologiques) compliqués, mais dont on peut comprendre qu’il s’accorde avec la structure harmonique de l’âme du monde 34. Voici les traits essentiels qui caractérisent les lignes qui font référence au « nombre nuptial ». 1) Comme il fallait s’y attendre le
33. Car Platon croit en la réincarnation. L. Brisson « Justifying vegetarianism in Plato’s Timaeus (76e-77c) », dans L. Rossetti (dir.), Greek Philosophy in the New Millenium. Essays in Honour of Thomas M. Robinson, Sankt Augustin 2004, p. 313-319. 34. Voir l’analyse que j’ai proposée dans Platon. Œuvres complètes, sous la direction de L. Brisson, Paris 2008, 20112, Annexe 18. Suivant cette courte exégèse, le cycle des générations humaines se dérègle quand il n’est plus en accord avec la structure harmonique de l’âme du monde.
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Luc Brisson dérèglement de la cité la meilleure résulte au point de départ d’une atteinte à la hiérarchie entre les espèces d’âme qui elle-même implique, en vertu du principe de la réciprocité une remise en question de la hiérarchie entre les groupes fonctionnels : tout naturellement, ce dérèglement touche en priorité le groupe des guerriers dont viennent les philosophes. 2) Ce dérèglement est associé à la génération d’êtres humains, qu’il faut entendre comme le moment où une âme entre dans un corps. Comme les âmes se trouvent sur des astres (Timée 41e) avant de se retrouver sur terre, il faut, semble-t-il, interpréter le passage sur le « nombre nuptial » dans une perspective astrologique. 3) La génération est donc liée à la révolution des astres d’où viennent les âmes 35, ce qui indique que, déjà dans la République, le sort de l’individu et de la cité est intimement lié à celui de l’univers. 4) On comprend dès lors que la description de ce cycle soit exprimée en termes mathématiques, le temps étant associé à la progression suivant le nombre de l’âme du monde qui, elle-même, comporte une structure harmonique. 3.2. Le processus de déchéance Laissons de côté le mouvement des astres et la descente des âmes, et suivons le récit de la déchéance de la cité. L’intérêt de la description qui, dans la République, nous en est donnée réside dans le fait qu’elle prend en considération l’individu, la famille particulière et la cité. 3.2.1. La timocratie (VIII 547c-550c)
L’origine humaine de cette déchéance se trouve naturellement dans l’éducation, et résulte en fait de la négligence des gardiens à l’égard de la culture, l’un des deux piliers de l’éducation traditionnelle, au détriment de la gymnastique 36 ; de là suit un désintérêt plus large touchant la dialectique et la philosophie 37. Par suite, ceux d’entre eux qui seront choisis pour devenir des dirigeants auront beaucoup plus de peine à sauvegarder la distinction entre les groupes fonctionnels.
35. Voir Timée 41e. 36. Cette dérive avait déjà été dénoncée par Socrate au livre III : « Un tel homme, je pense, devient dès lors ennemi du discours (misólogos) et de la culture (ámousos), ne recourant plus du tout aux discours (dià lógon) afin de convaincre, mais ayant, dans sa conduite à l’égard de chacun, la violence, la sauvagerie d’une bête fauve, et sa vie se passe dans une ignorance (amathíai) et une grossièreté (skaióteti) qu’accompagne un manque, et de rythme, et de grâce » (République III 411d-e). 37. Ce que je viens de dire correspond à cette traduction : « Une fois qu’ils auront accédé aux charges de leurs pères, ils commenceront (prôton) par ne plus se soucier de nous, les Muses, même si ce sont des gardiens, en faisant moins de cas qu’il n’en faut de la culture (mousikês) qu’ils subordonnent à la gymnastique (deútera te gumnastikês), ce qui fait que vos jeunes deviendront plus étrangers aux Muses (amousóteroi) » (VIII 546d). J’ai préféré le deútera te qui est une correction proposée par Madvig au deúteron dè tà des manuscrits qui devrait
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L’identité à travers l’éthique dans la République de Platon Par certains côtés en effet, la timocratie présente les traits de l’aristocratie du savoir, la cité la meilleure : … par son respect des gouvernants, par l’abstention du corps militaire visà-vis des tâches de l’agriculture, des métiers manuels et de toute activité lucrative, par l’organisation des repas en commun, par la pratique de la gymnastique et des combats guerriers (VIII 547d).
et par d’autres, ceux d’une oligarchie : En revanche, la peur de placer les sages au rang de gouvernants – en raison du fait qu’on ne trouvera plus des hommes d’une telle fermeté et d’une telle simplicité, mais seulement des types mélangés –, l’inclination à favoriser des hommes remplis d’ardeur virile et plus rustres, doués naturellement pour la guerre plus que pour la paix, l’estime portée aux ruses des affaires de guerre et aux stratagèmes, la conduite perpétuelle de l’activité guerrière : la plupart de ces caractéristiques ne seront-elles détenues en propre par cette constitution ? (VIII 547e-548a).
Mais c’est la recherche de richesses qui apparente le plus les timocrates aux oligarques : « Ils seront donc avares de leurs richesses, parce qu’ils les vénèrent et les possèdent en secret, tout en se montrant prodigues des richesses des autres, qu’ils convoitent » (VIII 548b). Comment en est-on arrivé là ? Le père de l’homme timocratique est un homme de bien qui, venant de l’ancien système aristocratique, « fuit les honneurs, les responsabilités, les procès et tout cet affairement public, jusqu’à consentir à s’effacer pour ne pas avoir d’ennuis » (VIII 549c). Mais le fils entend sa mère se plaindre que son mari ne fait pas partie du groupe des dirigeants. Les serviteurs lui tiennent les mêmes propos et l’engagent à avoir une conduite plus agressive que celle de son père. À l’âge adulte, le fils est absolument différent de son père. Un homme de ce type est brutal envers les esclaves au lieu de marquer simplement sa supériorité, comme le fait celui qui a reçu une éducation adéquate. Par contre, il se montre doux envers les hommes libres, et entièrement soumis aux gouvernants. Il aime le pouvoir et les honneurs. Il ne se croit pas digne de gouverner en mettant en avant sa seule capacité de discourir, ou toute autre
répondre au prôton qui précède, ce qui ne donne pas de sens. Je comprends que les jeunes gens font passer la gymnastique avant la culture (la poésie et la musique), ce qui les éloigne encore plus de la dialectique et de la philosophie qu’ils devraient pratiquer en vue de devenir gouvernant. Il faut, me semble-t-il, comprendre ce passage à partir de cet autre passage décrivant le caractère de l’homme timocratique qui dépensera ses richesses et cueillera ses plaisirs en cachette, car « ce n’est pas la persuasion, mais la contrainte qui fut le moteur de leur éducation (oukh hupò peithoûs, all’hupò bías pepaideuménoi), faute pour eux d’avoir eu souci de l’authentique Muse (alethinês Moúses), celle qui est compagne de la dialectique (tês metà lógon te kaì philosophías) et de la philosophie et parce qu’ils ont accordé à la gymnastique (gumnastikèn) plus de vénération (presbutéros) qu’à la culture (mousikês) » (VIII 548b-c).
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Luc Brisson qualité de ce genre, mais parce qu’il est amateur de gymnastique et de chasse, il se fonde plutôt sur ses responsabilités militaires et sur toutes les activités qui gravitent autour de la guerre (VIII 549a).
Bref, l’homme timocratique est celui qui a livré le principe qui en lui-même a l’autorité (le noûs) à l’espèce intermédiaire (mésoi, le thumós), celle qui aime à avoir le dessus (philoníkoi) et qui est agressive (thumoeideî), et qui est devenu un homme à l’esprit hautain (hupselóphron) et féru d’honneurs (philótimos). (VIII 550b)
D’un point de vue historique, la cité timocratique, correspond à celle qui existe alors en Crète et à Lacédémone (VIII 544c), et que Platon critique d’un bout à l’autre des Lois. Bref, l’homme et la cité timocratiques ne sont plus gouvernés par l’intellect, comme c’était le cas sous l’aristocratie, mais ils se concentrent sur la guerre, la chasse et la recherche agressive des honneurs. 3.2.2. L’oligarchie (VIII 550c-555b)
Avec le temps, l’homme timocratique déchoit : au lieu d’être des hommes amoureux de la victoire et amoureux de l’honneur, ils finissent par devenir amoureux de l’enrichissement et amoureux de l’argent. Ils font l’éloge de l’homme riche, ils l’admirent et le portent au pouvoir. Quant au pauvre, ils le méprisent (VIII 551a)
Lorsque, dans la timocratie, le désir de la richesse s’exacerbe, apparaît donc l’oligarchie définie comme la constitution politique fondée sur l’estimation des revenus (tèn apò timemáton), dans lequel ce sont les riches qui sont au pouvoir (hoi mèn ploúsioi árkhousin) et où le pauvre n’y a point part (peneti de ou métestin arkhês) (VIII 550c-d)
La cité oligarchique présente deux défauts qui font qu’elle n’est pas viable. Elle a perdu toute unité, car il y a une cité des riches et une cité des pauvres (VIII 551d). De plus, en répandant la pauvreté, un tel régime produit un grand nombre de mendiants et malfaiteurs (VIII 552c-d). L’homme oligarchique donne en son âme le premier rang à la partie désirante (VIII 553c) et fait de la partie rationnelle et de la partie agressive ses esclaves qu’il met au service de l’appât du gain (VIII 553d) ; certes il arrive ainsi à échapper à la dissension entre les parties de son âme, mais non à celle que les désirs ne cessent de faire naître en lui, un désir combattant toujours un autre désir. Il parvient toutefois à contrôler ses désirs, car il ne consent à dépenser de l’argent ni pour acquérir une réputation honorable, ni pour aucun concours. Mais comment ce type d’homme apparaît-il ? Il a vu son père qui avait pris la tête d’une expédition militaire ou qui avait accepté de hautes responsabilité, traîné au Tribunal par des ennemis politiques, condamné à mort 144
L’identité à travers l’éthique dans la République de Platon ou à l’exil, privé de ses droits et dépouillé de sa fortune. Dès lors, il décide d’asseoir sa réputation exclusivement sur la possession de richesses dont il cherche à dépenser le minimum. À ce régime politique, correspond à celui en honneur chez les Perses (VIII 553c), où le Grand Roi est tenu pour le plus heureux des hommes. 3.2.3. La cité démocratique (VIII 555b-562a)
L’appât du gain associé à des dépenses parcimonieuses engendre forcément, par un procédé mécanique, la pauvreté chez le grand nombre. À un moment ou à un autre, les pauvres se débarrassent des riches : La démocratie commence donc d’exister quand les pauvres, victorieux, mettent à mort certains des riches, en bannissent d’autres, et partagent à égalité avec ceux qui restent, gouvernement et magistratures ; le plus souvent même c’est le sort qui détermine les magistratures. (VIII 557a)
La démocratie est donc un régime politique où règnent la liberté (eleuthería) et le franc-parler (parresía) (VIII 557b) 38. Chacun peut choisir un mode de vie particulier et l’orientation de son régime politique suivant son bon plaisir. À la limite, la démocratie n’est plus une constitution, mais un marché aux constitutions. Et la liberté de parole s’apparente aux délires d’un homme ivre. Pour sa part, l’homme démocratique, qui s’intéresse à toute sorte d’activités, est livré à ses désirs comme son père l’homme oligarchique, mais à la différence de ce dernier il est gouverné non par des désirs nécessaires (epithumiôn anagkaíon), mais par des désirs superflus ; par exemple, il ne recherche plus la nourriture en tant que telle, mais il veut des mets raffinés. Dès lors, l’homme démocratique est conduit non plus à s’enrichir comme son père, mais à dépenser pour satisfaire tous ses désirs sans pour autant être rassasié. C’est le régime politique qui s’est imposé à Athènes, et que Platon veut renverser, car il a condamné Socrate à boire la ciguë. 3.2.4. La tyrannie (VIII 562a-576b)
L’excès de liberté ne peut mener qu’à la servitude. Dans la démocratie en effet, on trouve trois groupes : les riches, les pauvres et le peuple (dêmos) proprement dit, qui se compose de gens qui vivent de leurs activités, mais qui ne s’occupent pas des affaires publiques et qui possèdent peu de bien (VIII 565a). Dépouillés de leurs biens, les riches réagissent et sont dès lors perçus comme une menace réelle ou imaginaire par le peuple (dêmos) qui se cherche un protecteur, le tyran, lequel, dès qu’il prend le pouvoir, demande au peuple, par choc en retour, une garde armée. Prenant appui sur cette garde, le tyran
38. Sur le sens de cette évaluation, voir R. Muller, La doctrine platonicienne de la liberté, Paris 1997, p. 70-75.
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Luc Brisson expulse le peuple du pouvoir et massacre ceux qui lui résistent, se comportant comme un fils indigne, lequel chasse son père qui lui a donné le jour et l’a nourri, et quelquefois même commet un parricide. À la différence de l’homme démocratique qui s’abandonne à des désirs qui ne sont pas nécessaires, le tyran se trouve livré, lui, à des plaisirs déréglés (paránomoi) ; par exemple s’unir à sa mère ou à des animaux. L’âme du tyran est celle « qui est arrivée à se libérer de toute modération (héos àn kathérei sophrosúnes) et à se remplir d’une folie qui vient de l’extérieur (manías de plerósei epaktoû) » (IX 573b). Son père, l’homme démocratique, fréquentait des hommes raffinés l’incitant à se livrer à tous les excès. Mais il arrivait à résister en conservant quelque pudeur (IX 572c-573b). Il s’emparera d’abord des biens de son père et de sa mère pour satisfaire ses désirs, et il n’hésitera pas à insulter ses parents et à les frapper. Puis il s’en prendra aux autres hommes, et il ira jusqu’à piller les temples. Cela dit, il ne parviendra à commettre tous ces méfaits que s’il règne seul. C’est le régime politique que Platon a connu à Syracuse lors de ses trois voyages 39. Tout compte fait la déchéance, dans l’âme et dans la cité, s’explique par l’importance toujours plus grande accordée dans l’âme aux désirs et dans la cité au désir des richesses. Voici un tableau qui permet de récapituler ce processus : régime politique
espèce d’âme objectif à dominante atteindre
rapport avec la famille
peuple ou cité
aristocratie
intellect
connaissance
pas de famille
timocratie
ardeur
honneurs
position de repli
Crète, Lacédémone
oligarchie
désir
désirs nécessaires (richesses)
le père condamné
Perse, Égypte
démocratie
désir
désirs non nécessaires
plus de hiérarchie
Athènes
tyrannie
désir
désirs non réglés
le tyran est seul Syracuse
Suivant Platon, une constitution doit ordonner l’âme et la cité, au moyen d’institutions et à la faveur d’une éducation adéquate, pour faire que les meilleurs y exercent l’autorité dans l’intérêt de tous. Les gouvernants les meilleurs, selon Platon, sont les hommes qui possèdent le savoir que leur aura apporté une éducation poussée et qui, du fait de leur connaissance de la réalité
39. Voir Platon, Lettres, traduction inédite, introduction et notes par L. Brisson, Paris 1987.
146
L’identité à travers l’éthique dans la République de Platon véritable, l’intelligible, méritent le titre de philosophes ou de dialecticiens ; leur légitimité se fonde sur leur assimilation à la divinité. Le gouvernement de la cité par ceux qui savent assure à celle-ci son excellence, car ceux qui savent sont ceux qui pratiquent la vertu et qui peuvent rendre vertueux leurs concitoyens et la cité tout entière. Et c’est en la vertu que réside le bonheur conçu non point subjectivement comme la satisfaction devant l’excellence à laquelle on a pu parvenir, mais objectivement comme coïncidence effective entre ce que l’on est et ce que l’on doit être. Plus la déchéance s’accroît, plus la cité et les individus qui la dirigent s’éloignent du bonheur 40, car l’identité de l’individu et celle de la cité sont indissociablement liées sur un plan éthique. La constitution idéale de la République n’est jamais entrée dans les faits (ce qui est probablement une bonne chose), et l’on peut considérer le projet de Platon comme purement théorique. Il n’en reste pas moins que les livres VIII et IX présentent un intérêt réel, puisqu’ils définissent l’identité d’un individu, d’une famille, d’une cité, d’un peuple par les mœurs et les coutumes qui sont les siennes. Cette façon de voir déjà en vigueur à l’époque de Platon subsiste aujourd’hui, tout simplement parce que l’identité d’un individu et d’un groupe dépend des coutumes, des usages et des mœurs, réels ou supposés, qui caractérisent son mode de vie privé ou public. Le comportement extérieur habituel le plus courant d’un individu, d’un groupe et d’un peuple rend visible ses dispositions intérieures 41.
40. En vertu du principe de réciprocité, il ne peut y avoir de conflit entre le bonheur de la cité et celui du citoyen. 41. Je remercie Michel Christiansen qui a relu une version de cet article, et dont les remarques critiques m’ont beaucoup apporté.
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PRÊT ET CAUTIONNEMENT DANS 4QINSTRUCTION ET DANS BEN SIRA
Jean-Sébastien Rey Université de Lorraine 1
Dans la présente étude, je propose d’examiner l’articulation entre éthique et identité 2 dans deux instructions sapientielles palestiniennes datant du deuxième siècle avant notre ère : le livre de Ben Sira et 4QInstruction 3. L’étude se limitera à considérer la manière dont les deux textes traitent les questions financières relatives aux prêts et aux cautionnements. Ces deux témoins ont été retrouvés de façon fragmentaire dans les grottes de Qumrân 4 et présentent des similitudes frappantes tant au niveau du genre littéraire et des thématiques abordées qu’au niveau linguistique et stylistique 5. Ces parti-
1. 2.
Centre de recherche Écritures (EA3943), Metz, France. Sur l’articulation entre éthique et identité à Qumran voir M. K. M. Tso, Ethics in the Qumran Community, Tubingue 2010. 3. Le livre de Ben Sira est habituellement daté du début du iie siècle avant notre ère, voir P. Skehan, A. A. Di Lella, The Wisdom of Ben Sira: A New Translation with Notes, New York 1987, p. 16. Concernant la datation de 4QInstruction, les éditeurs situent la composition entre le livre des Proverbes et le livre de Ben Sira, voir J. Strugnell, D. J. Harrington, T. Elgvin, Qumran Cave 4 XXIV, Sapiential Texts, Part 2, Oxford 1999 (DJD 34), p. 36 (désormais abrégé en DJD 34), mais A. Lange avance des éléments convaincants pour la dater vers la fin du iiie siècle ou le début du iie siècl e avant not r e èr e, A. Lange, « Wisdom and Predestination in the Dead Sea Scrolls », DSD 2 (1995), p. 340-354. 4. Pour les fragments de Ben Sira retrouvés à Qumran, voir : « 2Q18 », dans M. Baillet, J. T. Milik, R. de Vaux, Les « petites Grottes » de Qumrân, Oxford 1962 (DJDJ 3), p. 75-77 ; « 11QPsa », dans J. A. Sanders, The Psalms Scroll of Qumran Cave 11 (11QPsa), Oxford 1965 (DJDJ 4), p. 79-85 ; et pour le texte de Masada, voir Y. Yadin, The Ben Sira Scrolls from Masada, Jérusalem 1965. 5. D. J. Harrington, « Two Early Jewish Approaches to Wisdom : Sirach and Qumran Sapiential work A », SBL.SP 35 (1996), p. 123-132 ; J.-S. Rey, « Quelques considérations sur le vocabulaire sapientiel de Ben Sira et de 4QInstruction », KUSATU 8/9 (2008), p. 119-134 ; J.-S. Rey, « Quelques particularités linguistiques communes à 4QInstruction et à Ben Sira », dans J. Joosten, J.-S. Rey (dir.), Conservatism and Innovation in the Hebrew Language of the
Jean-Sébastien Rey cularités communes invitent à penser que les deux écrits émergent de milieux proches ou, tout au moins, présentent deux témoignages concurrents du courant sapientiel à la fin de l’époque hellénistique. Cette hypothèse a été revue récemment par Samuel L. Adams 6 qui remet en cause d’une part la datation de 4QInstruction par rapport à celle de Ben Sira et, d’autre part, les rapports apparents entre les deux corpus. Il remarque : Yet the hypothesis of a dialogue is inconclusive at best, and it is far from clear that 4QInstruction dates from the same period as Ben Sira. A thematic and linguistic comparison indicates similarities, but also disparate viewpoints, generic conventions, and audiences. Since they come from such different rungs on the socioeconomic ladder, it is implausible to suppose a rivalry or even an ongoing conversation between Ben Sira and those responsible for 4QInstruction 7.
Dans la présente étude, je souhaiterais reprendre la discussion soulevé par Samuel L. Adams en examinant les positions des deux sages sur la question des prêts et des cautionnements et en reposant la question d’une interaction possible entre les deux corpus. Par ce biais, l’analyse cherchera à montrer dans quelle mesure leurs considérations éthiques sont susceptibles de nous informer sur la formation des identités collectives dans la Judée du deuxième siècle avant n. è. Après avoir introduit la problématique, je commenterai d’abord les fragments de 4QInstruction relatifs aux questions financières, puis, à défaut de pouvoir parcourir l’ensemble du livre, je me limiterai à deux exemples tirés du livre de Ben Sira : Si 8, 12-13 et Si 29, 1-20. 1. Richesse et pauvreté : deux discours Les questions relatives à la pauvreté constituent l’un des lieux communs les plus remarquables de la littérature sapientielle du Proche-Orient ancien. Si les livres des Proverbes, de Qohelet et de Ben Sira, abordent chacun à leur manière le sujet 8, leur enseignement se fonde essentiellement sur celui du
Hellenistic Period: Proceedings of the Fourth International Symposium on the Hebrew of the Dead Sea Scrolls & Ben Sira, Leyde 2008, p. 155-173. 6. S. L. Adams, « Rethinking the Relationship Between 4QInstruction and Ben Sira », RdQ 24 (2010), p. 555-583. 7. S. L. Adams, « Rethinking the Relationship », p. 558. 8. M. J. Goff, The Worldly and Heavenly Wisdom of 4QInstruction, Leyde 2003, p. 129-140, donne un état de la question sur la pauvreté dans la bible hébraïque et au Proche-Orient ancien. Pour la pauvreté, dans le livre des Proverbes, on peut se reporter à R. N. Whybray, Wealth and Poverty in the Book of Proverbs, Sheffield 1990 et H. C. Washington, Wealth and Poverty in the Instruction of Amenemope and the Hebrew Proverbs, Atlanta 1994 ; Pour le livre de Ben Sira, on consultera V. M. Asensio, « Poverty and Wealth: Ben Sira’s View of Possessions », dans R. Egger-Wenzel, I. Krammer (dir.), Der Einzelne und seine
150
Prêt et cautionnement dans 4QInstruction et dans Ben Sira Pentateuque : le pauvre, souvent associé à l’immigré 9, est celui dont Dieu prend soin 10 et qu’il ne faut pas oublier 11. Aussi, la plupart des conseils concernent la manière dont il faut se comporter envers les pauvres : « Heureux qui a pitié des pauvres » (Pr 14, 21) 12, « Ne dépouille pas le pauvre, c’est un pauvre » (Pr 22, 22) 13. Un tel discours suppose que le destinataire du texte n’est pas luimême pauvre, mais qu’il appartient à une classe sociale suffisamment aisée pour pouvoir prendre soin de l’indigent. Le cas est particulièrement clair chez Ben Sira qui s’adresse à des disciples amenés à tenir des positions importantes dans la société 14. Benjamin G. Wright et Claudia V. Camp remarquent à juste titre : The scribe/sage, as a member of a retainer class, occupies a sometimes insecure social position and is faced with conflicting loyalties and obligations. Thus the watchword for Ben Sira and his students in relating to the rich and powerful is caution. If the scribe/sage remains wary and observes proper etiquette and appropriate behavior he will succeed with the powerful. When it comes to the poor, Ben Sira’s attitude seems primarily conditioned by his understanding of the covenantal responsibilities to care for the poor, widows, and orphans. Ben Sira exhorts the rich, as well as his students, to fulfill their obligation to the poor through almsgiving. For his budding scribes, he makes clear that if they find themselves in positions of rendering judgments, they must be fair and not prefer the case of the rich because of their influence and power 15.
Face à cette littérature, différents indices nous invitent à penser que l’auteur de 4QInstruction construit une sorte de contre discours 16. En premier lieu, dans les fragments préservés, l’auteur ne donne jamais de conseil
9. 10. 11. 12. 13. 14.
15. 16.
Gemeinschaft bei Ben Sira, Berlin 1998, p. 151-177 ; B. G. Wright III, « The Discour se of Riches and Poverty in the Book of Ben Sira », SBL.SP 37 (1998), p. 559-578 et B. G. Wright III, C. V. Camp, « “Who has been Tested by Gold and Found Perfect?” Ben Sira’s Discourse of Riches and Poverty », Henoch 23 (2001), p. 153-174. Lv 19, 10 ; Lv 23, 22. Ps 72, 2.12 ; 74, 21 ; 107, 41 ; 113, 7 ; 140, 13 ; Jr 22, 16 ; Is 41, 17 ; Is 66, 2. Ex 23, 6 ; Dt 15, 4.7.9.11 ; 24, 14. Cf. aussi Ps 41, 2. Cf. également : Pr 10, 15 ; 14, 31 ; 18, 11 ; 19, 17 ; 21, 13 ; 22, 16. « Ben Sira’s teaching about wealth and poverty, however, reveals that he was probably instructing young men who would make their way into public service and who would occupy a social position below that of the rich and above that of the poor, whom they were obligated to help. » B. G. Wright III, « The Categories of Rich and Poor in the Qumran Sapiential Literature », dans B. G. Wright III, Praise Israel for Wisdom and Instruction. Essays on Ben Sira and Wisdom, the Letter of Aristeas and the Septuagint, Leyde 2004, p. 67. B. G. Wright et C. V. Camp, « Who has been Tested by Gold », p. 173. La question des rapports entre richesse et pauvreté en 4QInstruction a déjà fait l’objet de plusieurs études. On notera en particulier : B. G. Wright, « The Categories of Rich and Poor in the Qumran Sapiential Literature » ; C. Murphy, Wealth in the Dead Sea Scrolls and in the Qumran Community, Leyde 2002, p. 163-209 ; J. E. Burns, « Practical Wisdom
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Jean-Sébastien Rey sur la manière dont il faut se comporter envers les pauvres. Il s’adresse à un pauvre. Il lui enseigne comment vivre dans son indigence et quelles relations il doit entretenir avec son créancier. Dans l’Instruction, le concept de pauvreté prend une ampleur qui n’a pas de réel précédent dans la littérature juive ancienne. L’interpellation « tu es pauvre 17 », ou l’évocation de sa situation précaire (« dans ta pauvreté 18 » ou « dans ton indigence 19 ») est repris comme un refrain quasiment dans chaque péricope du plus grand fragment de 4QInstruction (4Q416 2 i-iv). Contrairement à la littérature sapientielle proche orientale, l’auteur ne porte quasiment aucun intérêt à la question des riches ou des richesses. Le riche n’est jamais mentionné et n’existe que par sa relation au pauvre, en tant que maître (4Q416 2 ii 6-18) ou créancier (4Q416 2 ii 4.5). On ne trouve pas non plus de condamnation envers les riches, ni de sentences sur le danger des richesses. Tant l’auteur que son disciple ne semblent pas être concernés par ces préoccupations. Si l’auteur emploie à plusieurs reprises le terme הוןpour parler des richesses, c’est généralement pour exprimer celles qui font défaut au disciple 20. Le répertoire lexical de l’auteur est, lui aussi, significatif par la distance qu’il prend par rapport à la sagesse biblique. Les termes עניet דל, particulièrement fréquents dans la littérature de sagesse 21, n’apparaissent qu’une seule fois en 4QInstruction (4Q417 2 i 14 [// 4Q418a 22 3] et en 4Q418 126 ii 7 22). Inversement, le terme מחסור, qui désigne l’« indigence », le « manque », « l’état de nécessité » du pauvre, y apparait 29 fois, alors qu’il n’est attesté que trois fois ailleurs à Qumrân 23 et une seule fois en Ben Sira 24.
in 4QInstruction », DSD 11 (2004), p. 12-42 ; B. G. Wold, Women, Men and Angels. The Qumran Wisdom Document Musar leMevin and its Allusions to Genesis Creation Traditions, Tubingue 2005 ; B. G. Wold, « Metaphorical Poverty in Musar leMevin », Journal of Jewish Studies 58/1 (2007), p. 40-153. 17. אתה אביון4Q415 6 2 ; 4Q416 2 iii 12 ; ראש אתה4Q416 2 iii 2 ; רש אתה4Q418 177 5. 18. ברישכה4Q416 2 i 4 ; 4Q416 2 iii 6.15.20. 19. במחסורכה4Q416 2 ii 20 ; 4Q417 2 i 24 ; 4Q417 2 ii + 23 5 ; 4Q418 7b 7. 20. 4Q416 2 ii 6.17 ; 2 iii 5 ; 4Q417 2 i 19.21 ; 4Q417 2 ii + 23 23 ; 4Q418 8 3. En 4Q418 103 ii 9 semble évoquer les possessions du disciple mais pour en souligner leur caractère éphémère au moment de la mort. 21. Pour עני\ענו\ענוהPs 50 fois ; Pr 12 fois ; Jb 12 fois ; Si 16 fois et 97 fois à Qumrân ; pour דל Ps 6 fois ; Pr 14 fois ; Jb 6 fois ; Si 15 fois et 13 fois à Qumrân. 22. En 4Q417 2 i 14, עניdésigne davantage l’humble condition que le pauvre d’un point de vue financier. Il en va de même pour דלen 4Q418 126 ii 7 qui est employé dans un contexte eschatologique où Dieu relève la tête du pauvre. 23. 1QHa VII 29 (= xv 16) ; 4Q299 65 3 ; 4Q424 1 8. 24. Si 40, 26. Dans la Bible hébraïque, il y est attesté 14 fois dont huit fois dans le livre des Proverbes. L’auteur de 4QInstruction a une prédilection pour les termes אביוןet רישqui semblent être pratiquement synonymes.
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Prêt et cautionnement dans 4QInstruction et dans Ben Sira Ces quelques constatations nous invitent à penser que 4QInstruction et Ben Sira envisagent les relations entre richesse et pauvreté dans des perspectives radicalement différentes. Ainsi, par exemple, si Ben Sira réserve l’acquisition de la sagesse à une certaine élite 25, l’auteur de 4QInstruction invite son disciple à rechercher la sagesse en dépit de sa pauvreté (4Q416 2 iii 12-13) : vacat Tu es pauvre. Ne dis pas : « je suis indigent et je ne 13chercherai [pas] la connaissance ». Soumets ton épaule à toute instruction. Et par chaque [instructio]n purifie ton cœur et, avec beaucoup de discernement, 14tes pensées. Étudie le mystère de l’existence, et discerne toutes les voies de vérité et15 observe 14 toutes les racines de l’iniquité. 15 Et alors tu connaîtras ce qui est amer pour un humain et ce qui est doux pour un homme.
Samuel L. Adams note bien cette opposition entre les deux discours 26, mais il ne me semble pas légitime d’en tirer argument pour montrer une totale indépendance des deux corpus. En effet, les deux textes ne présentent aucun lien textuel, mais tous deux abordent une même thématique – le lien entre sagesse et classe sociale – pour en tirer une alternative opposée. On pourrait identifier ce phénomène par ce que Mikhaïl Bakhtine désignait sous le terme de dialogisme et que les analystes du discours appellent désormais l’interdiscursivité. L’un ou l’autre s’appuierait ou construirait son propre discours en opposition ou à partir du discours de l’autre. Ainis, contrairement à Ben Sira, l’auteur de 4QInstruction affirme clairement que le niveau social n’influe pas, ou ne doit pas influer, sur la quête de la sagesse et sur la possibilité d’acquérir cette sagesse. Les exemples de rapprochement ou d’opposition de ce type sont nombreux entre les deux œuvres. Ainsi par exemple, si Ben Sira affirme בני בעשרך « התהלך בענוהMon fils, dans ta richesse, conduis-toi avec humilité » (Si 3, 17 ms A 27), l’auteur de 4QInstruction peut affirmer « אל תתכבד במחסורכהNe
25. La péricope de Si 38, 24-34 est en ce sens explicite. Les premiers versets ont été préservés en hébreu dans le manuscrits B : מה יתחכם25 חכמת סופר תרבה חכמה וחסר עסק הוא יתחכם24 « תומך מלמדLa sagesse du scribe accroît la sagesse et celui qui a peu d’occupations devient sage. Comment deviendrait-il sage celui qui manie l’aiguillon ? » 26. S. L. Adams, « Rethinking the Relationship », p. 563. 27. La leçon בעשרךn’est pas attestée dans le ms. C qui a « בני את כל מלאכתיך בענוה הולךMon fils, conduis toutes tes œuvres avec humilité ». Si la leçon את כל מלאכתיךdu ms. C est confirmée par le grec (τέκνον ἐν πραΰτητι τὰ ἔργα σου διέξαγε), la leçon du ms. A est, elle, confirmée par le syriaque pour l’ensemble du stique.
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Jean-Sébastien Rey te glorifie pas dans ton indigence ». On peut également, par exemple, comparer les deux formulations de Si 11, 1 et de 4Q416 2 iii 11, qui s’inspirent chacune de 1 Sm 2, 8 : Si 11, 1 (ms. A et B)
4Q416 2 iii 11
חכמת דל תשא ראשו ובין נדיבים תשיבנו
כי מראש הרים ראושכה ועם נדיבים הושיבכה
La sagesse du pauvre relève sa tête et au milieu des princes, elle le fera siéger
Car de ta pauvreté, il a relevé ta tête et il t’a fait siéger avec les princes
C’est un même type de relation dialogique que nous pouvons discerner dans les discours respectifs des deux auteurs sur les questions de prêts et de cautionnements. Je présenterai d’abord le texte de 4QInstruction puis, ensuite, celui de Ben Sira. 2. Emprunt et cautionnement dans 4QInstruction Les considérations relatives aux questions financières sont essentiellement regroupées dans les quatre colonnes successives du long fragment 4Q416 2 28. Je propose d’examiner trois brèves péricopes : 4Q417 2 i 17-22 (// 4Q418 7b, 64, 66, 199) et 4Q416 2 iii 5-8 sur la question de l’emprunt, puis 4Q416 2 ii 2-6 à propos du cautionnement. En 4Q417 2 i 19-22 (// 4Q418 7b, 64, 66, 199 souligné dans le texte), l’auteur déconseille vivement à son disciple toute forme d’emprunt : ]אוצר[ אל ועל ̇ מבל יֿ הון מחסורכה כיא לוא יחסר ֯ תחסר לוא29 ו֯ ֯אם19 ] פיהו יֿ היה כול ואת אשר יטריפכה ֯א ֯כו֯ ל ואל תוסף ̇עוד ֯פ[ן תקציֿ ר20 ל]ך ֯ למחסורכה ̇א ̇ל [דומי ̇ אנש[י]ם תלוה ̇ אם הוןvacat חייכהvacat 21 תכזב ̇ כו]ל ̇א ̇ל ֯ ]השיבכה לנ̇ ו֯ ̇ש[ה ̇ עד.vac [ לנפשכ ֯ה ֯ יומם ולילה ואל מנוח22 19 Et si tu es dans le besoin, emprunte sans argent ce qui te manque, car le trésor [de Dieu] ne manquera de rien [et sur] 20son ordre tout adviendra et mange ce qu’il te donnera en nourriture,
28. Pour une étude plus précise de ce fragment, voir J.-S. Rey, 4QInstruction : sagesse et eschatologie, Leyde 2009, p. 41-135. 29. E. J. C. Tigchelaar, To Increase Learning for the Understanding Ones. Reading & Reconstructing the Fragmentary Early Jewish Sapiential Text 4QInstruction, Leyde 2001, p. 56, propose de lire {}ו֯ ֯אם, mais l’érasure n’est pas évidente : le cuir présente en plusieurs lieu un estompage de l’encre (cf. début l. 13) et le terme est bien attesté dans la copie en 4Q418 66 1.
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Prêt et cautionnement dans 4QInstruction et dans Ben Sira mais ne prends pas davantage de pe[ur que tu ne raccourcisses] 21vacat ta vie. Vacat Si tu empruntes l’argent des homm[e]s à cause de ton indigence qu’il n’y ait pas [de tranquillité pour t]oi 22jour et nuit et qu’il n’y ait pas de repos pour ton âme [vac. jusqu’à ce que] tu aies [tou]t remboursé au créanci[er].
Cette portion de texte présente deux conditionnelles successives ; la première invite le disciple à ne pas emprunter s’il est dans le besoin ; la seconde envisage la situation où le disciple aurait malgré tout emprunté : (1) « si tu es dans le besoin, emprunte sans argent », l. 19 ; (2) « si tu empruntes l’argent des hommes », l. 21. Le premier conseil pose un problème de traduction. Avec les éditeurs 30, nous proposons de considérer la forme לואcomme une variante orthographique de l’impératif Qal de « לוהemprunter 31 » : « emprunte sans argent ce qui te manque ». Le sens de la proposition reste assez énigmatique, mais le texte pourrait faire allusion à la formule d’Is 55, 1 : « venez, achetez sans argent 32 ». La proposition causale qui fait suite invite le disciple à se fier à la bonté divine qui comble les hommes de tous biens (« car le trésor [de Dieu] ne manquera de rien et sur son ordre tout adviendra », l. 19-20). Cette idée est réaffirmée en tête de la colonne suivante (4Q416 2 i 21-2 ii 3) : 22 …] demande [à Dieu] ta nourriture. Car lui 1il a libéré [ses] miséri[cordes à chacun… et pour donner la nourriture] 2à tout vivant et personne ne [mourra de faim… mais s’]il ferme sa main, alors sera retiré l’esprit de toute 3chair.
L’idée que Dieu pourvoit aux besoins des hommes, est bien ancrée dans l’Ancien Testament (cf. Ps 104, 27ss) On retrouve une notion assez similaire en Lc 12, 22–24 (// Mt 6, 25–28) : Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps, de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Observez les corbeaux : ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n’amassent point dans des greniers ; et Dieu les nourrit ! Ne valezvous pas mieux que les oiseaux ?
En définitive, l’auteur de 4QInstruction, plutôt que d’emprunter l’argent des hommes, invite son disciple à se confier à la bienveillance divine.
30. DJD 34, p. 187. 31. Ce type de variante orthographique est bien attesté dans l’hébreu de Qumrân, cf. E. Qimron, The Hebrew of the Dead Sea Scrolls, Atlanta 1986, §100.7, p. 23 ; voir également à la ligne 23 de ce même fragment תשהpour תשא. E. Qimron propose de traduire « But if thou lackest, thy lack does not come from absence of wealth », cité dans DJD 34, p. 188. 32. Ainsi également B G. Wright, « The Categories of Rich and Poor », p. 64.
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Jean-Sébastien Rey La deuxième conditionnelle qui débute à la ligne 21 présente une concession vis-à-vis de la précédente : si, malgré tout, le pauvre emprunte, alors qu’il n’ait de repos ni le jour, ni la nuit, jusqu’à ce qu’il ait tout remboursé. La formule semble être traditionnelle, on la retrouve tant dans le livre des Proverbes (Pr 6, 1-4) que dans les Proverbes d’Aḥiqar. Ce dernier parallèle est d’autant plus frappant que l’auteur utilise le même procédé rhétorique qui consiste d’abord à déconseiller l’emprunt et, ensuite, à envisager la situation où le disciple aurait, malgré tout, emprunté : 130 N’emprunte pas l’emprunt trop lourd et n’emprunte pas à un homme pervers. En outre, si tu empruntes l’emprunt, ne laisse pas de repos à ton âme (= ta personne), jusqu’à ce que 131tu rembourses l’emprunt, car l’emprunt est utile lorsqu’on est à court, et (= mais) son remboursement c’est le contenu d’une maison (Aḥiqar 130-131 33).
La question de l’emprunt est également évoquée dans la troisième colonne du fragment (4Q416 2 iii 5-8 // 4Q418 9, 9a souligné dans le texte) après un long développement (colonne ii) consacré au cautionnement et très probablement à l’esclavage pour dette. חה לכה אם תנקה ממנו וגם מכל איש אשר לוא ידעתה אל תקח הוןvacat ושמ5 למות הפקידהו ורוחכה אל תחבל35 פן יוסיף על ר יֿשכה ואם שמו בראוֿ ֯ש ֯כה6 לעו]לם זכרכה ואחריתכה תנחל ֯ יפר[ח ֯ בו ואז תשכב עם האמת ובמותכה7 אביון אתה אל תתאו ז֯ ו֯ ̇ל ̇ת נחלתכה ואל תתבלע בה פן תסיגvacat שמחה8 וגם ואם ואז
Et aussi, de tout homme que tu ne connais pas ne prends pas d’argent 6de peur qu’il n’accroisse ta pauvreté et s’il la place (ta dette ?) sur ta tête en menace de mort, confie-la lui et ne donne pas en gage ton esprit 7à cause d’elle. Et alors tu reposeras avec la vérité et dans ta mort ta mémoire fleuri[ra pour l’ét]ernité et ta descendance héritera 8de joie.
La péricope est clairement structurée par les trois particules וגם, ואםet ואז. Comme dans l’exemple précédent, l’auteur conseille d’abord de ne pas emprunter à un inconnu. La formule « de peur qu’il n’accroisse ta pauvreté »
33. Trad. P. Grelot, « Les Proverbes d’Aḥiqar », RB 108 (2001), p. 521. Texte araméen dans TAD C.1.1 130–131. L’auteur des Proverbes d’Aḥiqar traite à plusieurs reprises des emprunts : « 127Es-tu à court, ô mon fils ? Moissonne n’importe quelle moisson, travaille à n’importe quel travail : alors tu mangeras et te rassasieras et tu [en] donneras à tes fils […] 129 Es-tu à court, ô mon fils ? Emprunte le blé et le froment, afin que tu manges et te rassasies et que tu [en] donnes à tes fils » (trad. P. Grelot, 2001, p. 520-521). 34. En 4Q418 9 5, il faut certainement lire רושכה, « ta tête », comme en 4Q416 2 iii 6 ()ראושכה plutôt que רישכה, « ta pauvreté » (Cf. l’hésitation des éditeurs, DJD 34, p. 112 et p. 115).
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Prêt et cautionnement dans 4QInstruction et dans Ben Sira implique que le destinataire est déjà dans un état de pauvreté 35. L’auteur envisage ensuite la situation où le disciple aurait malgré tout emprunté. La teneur de la proposition conditionnelle est difficile à saisir 36, mais peut se comprendre grâce au contexte : le créditeur risque de menacer le disciple de mort pour que ce dernier rembourse. Auquel cas, que le disciple rembourse vite et qu’il ne devienne pas son esclave (« ne te donne pas en gage à cause d’elle 37 »). La spécificité de ce conseil réside dans sa conséquence. Le fait de suivre un conseil de sagesse, dans le cas présent, ne pas emprunter d’argent à un inconnu, ou, le cas échéant, de rembourser au plus vite, a pour conséquence ( )ואז38 que le disciple reposera avec la vérité, que sa mémoire fleurira pour l’éternité et que sa descendance héritera de joie. Dans la première de ces trois propositions, la construction שכב עם, « se coucher avec », est bien usitée dans la bible hébraïque pour désigner la mort, mais exclusivement sous la forme « se coucher avec ses pères 39 ». La mort est ici perçue non comme un rassemblement aux ancêtres défunts, mais comme une réunion avec la vérité. La même idée est évoquée en 4Q418 69 ii 12 à propos des élus fidèles ()בחירי אמת après le jugement : « N’aura-t-on pas plaisir dans la vérité pour toujours ? » ()הלוא באמת ישעשע לעד. La seconde proposition, « dans ta mort, ta mémoire fleuri[ra pour l’ét]ernité », introduit deux motifs celui de la mémoire éternelle (voir Ps 112, 6) et celui de la floraison 40. La floraison comme métaphore d’une survie après la mort n’est pas absente des textes tardifs du judaïsme (Testament de Siméon 6, 2-7 ; Targum Osée 14, 6-8 ; Genèse Rabbah 28, 3), l’idée émerge en Is 66, 14 et est reprise en Si 49, 10 à propos des Douze prophètes : « Que leur os fleurissent à leur place 41 ». Ces deux motifs évoquent bien, selon nous, l’idée une espérance post mortem, et cette espérance est clairement présentée ici comme la conséquence d’une pratique éthique.
35. Ainsi B. G. Wright, « The Categories of Rich and Poor », p. 60. 36. Voir la présentation des difficultés dans J.-S. Rey, 4QInstruction, p. 98-101. 37. רוחכהdoit ici être équivalent à נפשכהcomme en Si 3, 18 ; 4, 9 et 4Q416 2 ii 6, par exemple. 38. Pour l’utilisation de ואזen contexte eschatologique, cf. E. Puech, La croyance des esséniens en la vie future : immortalité, résurrection, vie éternelle ? Histoire d’une croyance dans le judaïsme ancien. I. La résurrection des morts et le contexte scripturaire, Paris 1993, p. 351 (voir 1QS IV 19. 20 ; 2 Th 2, 8 ; 1 Co 4, 5). 39. Cf. Gn 47, 30 ; Dt 31, 16 ; 1 R 1, 21 ; 2, 10 ; 11, 21.43 ; 14, 20… 40. En 4QInstruction, voir également : 4Q415 2 i + 1 ii 8 לכו]ל קצים יפרחet en 4Q417 4 ii 3 שמכה יפרח לעו[לם. 41. L’image est attestée dans les Hymnes 1QHa XIV 18 (= vi 15) « ils produiront un bourgeon comme une fleur et il fleurira pour l’éternité » ; 1QHa XVIII 31 (= x 29) ; Et en particulier, 1QHa XVI 7.8.10.27.30 (= viii 6.7.9.26.29), où l’image de la plantation éternelle est longuement développée. L’idée est aussi attestée chez Ben Sira dans une même expression : Si 11, 22 ; Si 40, 19 ; Si 49, 10.
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Jean-Sébastien Rey Outre la question de l’emprunt, l’auteur aborde également la question du cautionnement à la colonne ii du même fragment (4Q416 2 ii 2-6 // 4Q417 2 ii 5-8 // 4Q418 8, 8a, 8b soulignés dans le texte) : ̇פניכה ובאולתו ̇ חרפת[ו] ̇תכסה ֯ ו]ב ֯ תכ ֯שוֿ ל בה ֯ תק[ח ערובת רעיכה פן ֯ בשר אל3 ]ש לם ואתה תשוה בו כי כיֿ ס ֯ מאסור כמ[ה אם בהון נשה הנושה בו ומהר4 נת]תה כל חייכה בוֿ ̇מהר תן אשר ֯ יכ ֯ה ̇פ ֯ק[דתה לנושה בכה בעד רעיכה ֯ ֯ צפונ5 43
ובדבריכה אל תמעט ]רוחכה בכל הון אל תמר רוח קודשכהvac. ? כיֿ ס[כה42לו וקח
6
Ne pre[nds] pas [la caution 44 de ton prochain de peur que tu ne trébuches à cause d’elle et] à cause de [sa] honte tu cacherais ta face et dans sa folie 4 à cause d’une obligation comme celle-[ci. Si le créancier lui prête de l’argent alors rapidement ]qu’il ait remboursé ou toi, tu seras semblable à lui. Car 5[tu as co]nfié4 la bourse 5de tes trésors, [à ton créancier, à cause de ton prochain.] Tu [as do]nné toute ta vie en échange de (ta bourse), hâte-toi de donner ce qui 6lui appartient et reprends [ta] bourse 45.
La première proposition a été en grande partie restaurée 46. Comme dans les deux exemples précédents, l’auteur développe une argumentation en deux temps. Après avoir déconseillé le cautionnement qui risque de conduire à la faillite, il envisage le cas où le disciple se porterait, malgré tout, caution pour son prochain : le garant a alors donné toute sa vie. Si le cautionnement n’est pas clairement mentionné dans le Pentateuque, il est cependant attesté dans les contrats de prêt du Proche-Orient ancien 47 ainsi que dans la littérature sapientielle 48 qui le déconseille généralement. Il n’est pas totalement clair si, l’auteur envisage la caution sous la forme d’une hypothèque (si l’on suit, à la ligne 6, la variante textuelle de 4Q418 8 « hâte de toi de donner qu’il ne prenne pas ta bourse ») ou d’un gage immobilier
42. 4Q418 8 5 a לוא יקח. 43. 4Q418 8 6 a קדושה. 44. Voir également 4Q415 8 2 : ] « [ אל תערבne te porte pas caution » ; 4Q418 88 3 : השמר לכה [ « למה תערב רמgarde-toi de peur que tu ne cautionnes… » ; 4Q418 87 7 : ] « [ערוב זר בNe te] porte pas caution d’un étranger dans[ ta pauvreté » (Restauration à partir de Pr 6, 1ss ; 11, 15 ; 20, 16 ; 27, 13). 45. Si l’on suit la leçon de 4Q418 8, il faudrait alors traduire « hâte de toi de donner qu’il ne prenne pas ta bourse ». 46. Pour la reconstruction du texte et sa justification, voir J.-S. Rey, 4QInstruction, p. 64ss. 47. TAD C.3.13 ; WDSP 17 ; P. Yadin 4. 48. Pr 6, 1–5 ; 11, 15 ; 20, 16 // 27, 13 ; 22, 26–27 ; Si 8, 13A ; Si 29, 14–20LXX.
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Prêt et cautionnement dans 4QInstruction et dans Ben Sira (si l’on suit la leçon de 4Q416 2 ii 5-6 « hâte-toi de donner ce qui 6lui appartient et reprends [ta] bourse »). Dans ce dernier cas, le gage est donné dès le début du contrat (voir la formulation « Car 5[tu as co]nfié 4la bourse 5de tes trésors, [à ton créancier, à cause de ton prochain.] » l. 4-5) et le créancier peut profiter de l’usufruit, le gage étant restitué lors du remboursement total de la dette (= « reprends ta bourse », l. 6), en cas de non remboursement il devient la propriété définitive du créditeur 49. Quoiqu’il en soit, l’auteur envisage cette situation comme néfaste. La suite du texte (l. 6-18) envisage la situation où le disciple, n’étant plus en mesure de payer deviendrait l’esclave de son créancier. Catherine Hezser 50 a noté que l’esclavage pour dette ne concernait que les plus démunis. En effet, selon les contrats de prêt que nous avons à notre disposition, le créancier commence par saisir les briques, l’argent, l’or, les esclaves, le grain, la nourriture (cf. TAD B3.1) et c’est seulement lorsque le débiteur ne possède plus rien qu’il est contraint de se vendre ou de vendre les membres de sa famille. La pauvreté envisagée par l’auteur, si elle dépasse le cadre financier, reste donc, dans notre texte, une réalité bien concrète. 3. Prêt et cautionnement dans le livre de Ben Sira Dans le livre de Ben Sira, les motifs du prêt et du cautionnement sont clairement évoqués dans deux passages : dans une brève sentence du chapitre 8 et au travers d’un long développement au chapitre 29. Le texte hébreux de Si 8, 12-13 est attesté dans le manuscrit A de la Génizah du Caire qui s’accorde globalement avec les versions grecques et syriaques. ואם הלוית כמאבד׃ ואם ערבת כמשלם׃
אל תלוה איש חזק ממך12 אל תערב יתר ממך13
« Ne prête pas à un homme plus puissant que toi et si tu prêtes (considère ton prêt) comme perdu. Ne te porte pas caution pour quelqu’un qui a plus que toi et si tu t’es porté caution, (considère toi) comme celui qui paiera. »
49. Ce type de sûreté est bien attesté dans les contrats sémitiques anciens, tant dans les archives royales de Mari (ARM VIII, 31) que dans le Code d’Hammourabi (CH § 49-50). Plus proche chronologiquement et géographiquement de notre texte, on en trouve des traces dans les contrats araméens du Wadi Daliyeh (WDSP 10 ; WDSP 13) et dans l’Ancien Testament (Dt 15, 2-3 ; Dt 24, 10-13 ; 1 Sm 22, 1-2 ; Ne 5, 1-13). 50. C. Hezser, « Slaves and Slavery in Rabbinic and Roman Law », dans C. Hezser (dir.), Rabbinic Law in its Roman and Near Eastern Context, Tubingue 2003.
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Jean-Sébastien Rey Ces deux aphorismes qui s’insèrent dans une collection plus vaste de conseils sur les relations interpersonnelles (8, 1-19), présentent une construction rigoureusement parallèle : une formule prohibitive suivie d’une conditionnelle reprenant le même verbe que la prohibition et qui se conclut par une comparaison. De ces deux formulations, nous pouvons retenir les constatations suivantes : (1) Ben Sira, construit ces deux aphorismes de la même manière que l’auteur de 4QInstruction : il déconseille le prêt ou la caution et, dans un second temps, il envisage l’éventualité où son disciple n’aurait pas suivi son conseil 51. (2) Comme l’auteur de 4QInstruction, Ben Sira en Si 8, 12-13 ainsi qu’en Si 29, 1-20 associe les questions relatives aux prêts et au cautionnement alors qu’une telle association ne semble pas être attestée ailleurs dans la littérature de sagesse 52. (3) Le premier aphorisme concerne le prêt et non l’emprunt. C’est la vision du créancier qui est envisagée et non celle de l’emprunteur. Cette constatation implique d’emblée une claire opposition entre les deux textes. En effet, l’auteur de 4QInstruction n’évoque jamais la question du prêt, mais toujours celle de l’emprunt ; inversement, Ben Sira n’évoque que très rarement, voire pas du tout 53, la question de l’emprunt ; ce n’est donc pas une situation que son disciple sera susceptible de rencontrer souvent. (4) Enfin, dans le second aphorisme, si Ben Sira met en garde son disciple sur le fait de se porter caution envers un plus riche 54, il ne s’y oppose pas directement, ce qui est bien confirmé par Si 29, 1-20 qu’il convient maintenant d’examiner. Le texte de Si 29, 1-20, n’a pas été préservé dans les fragments hébreux, nous donnons donc une traduction du grec sur la base de l’édition de Ziegler 55. Qui pratique la miséricorde, prête à son prochain et qui le fortifie de sa main, observe les commandements. 2 Prête à ton prochain au temps de son besoin et à ton tour, rends à ton prochain au temps voulu. 1
51. Cf. Aḥiqar 130-131 cité supra. 52. M. Gilbert, « Prêt, aumône et caution », dans R. Egger-Wenzel et I. Krammer (dir.), Der Einzelne und seine Gemeinschaft bei Ben Sira, Berlin 1998, p. 186 53. On trouve deux allusions dans le texte grec de Si 29, 2b-3 (cf. infra) et en Si 18, 33 LXX : « ne t’appauvris pas en festoyant avec de l’argent emprunté, alors que tu n’as rien dans ta bourse ». Cependant, dans les deux cas, le syriaque présente un texte différent qui ne fait pas allusion à la question de l’emprunt. Aussi, il est difficile de se prononcer sur la leçon de l’original hébreu. 54. Le texte hébreu n’est pas totalement clair, יתרpeut être une écriture défective de יותר, c’est ainsi que l’a compris le grec « ne te porte pas caution au-dessus de tes moyens (ὑπὲρ δύναμίν σου) » ( יותר ממךcf. KBL, Est 6, 6 et Qoh 12, 12) ; mais, plus probablement, il faut lire יַתר, ֵ attesté en hébreu mishnique et en Si 10, 31, « ne te porte pas caution à celui qui a davantage que toi », en parallèle avec le verset précédent ; c’est ainsi que l’a compris le syriaque (ainsi M. S. Segal, ספר בן סירא השלם, Jérusalem 1953, p. 54). 55. J. Ziegler, Septuaginta XII/2. Sapientia Iesu Filii Sirach, Göttingen 1980.
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Prêt et cautionnement dans 4QInstruction et dans Ben Sira Tiens ferme ta parole et sois-lui fidèle 56, et en tout temps tu trouveras ce dont tu as besoin. 4 Beaucoup considèrent un prêt comme une aubaine et provoquent du tracas à ceux qui les ont secourus. 5 Tant qu’on n’a pas reçu, on baise ses mains et sur les richesses de son prochain, on humilie la voix, mais au moment de rendre, on traine en longueur 57, on rend 58 des paroles chagrines 59 et on accuse le temps. 6 Si on a les moyens, à peine on restituera la moitié et il le comptera comme une aubaine, sinon, on l’aura dépouillé de ses richesses et il se sera acquis un ennemi, pour rien. On lui aura rendu 60 malédictions et injures et au lieu de la gloire, on lui aura rendu le déshonneur. 7 Beaucoup, sans méchanceté, se sont détournés, ils ont redouté d’être dépouillés pour rien. 3
Pourtant, sois patient envers l’humble et ne le fais pas languir 61 après ton aumône. 9 En raison du commandement, viens en aide 62 au pauvre et selon son indigence, ne le renvoie pas les mains vides. 10 Perds ton argent pour un frère ou un ami, qu’il ne rouille pas sous une pierre en pure perte. 11 Place ton trésor selon le commandement du Très Haut et il te profitera 63 plus que l’or. 12 Enferme la charité dans tes greniers et elle te délivrera de tout mal. 13 Mieux qu’un bouclier solide et mieux qu’une lourde lance, en face de l’ennemi, elle combattra pour toi. 14 L’homme bon se porte caution pour son prochain, mais celui qui a perdu toute honte l’abandonne. 15 N’oublie pas les bienfaits de ton garant, car il a donné sa vie pour toi. 16 Le pécheur dilapide les biens de son garant, 8
56. Cf. 27, 17, à propos de l’ami. 57. Litt. « on fait languir le temps ». 58. Le verbe ἀποδίδωμι reprend le substantif ἀπόδοσις du stique précédent : « on rembourse par des paroles ». 59. Ἀκηδία — « chagrines, indifférentes, négligentes ». 60. Même remarque qu’en 5d, au lieu de rembourser les richesses, on rembourse en malédictions, injures et déshonneur. 61. Le verbe παρέλκω fait écho au v. 5. Tandis que l’emprunteur peu scrupuleux fait languir le temps au moment de rembourser, le disciple, lui, ne doit pas faire languir l’humble. 62. Le verbe ἀντιλαμβάνω évoque souvent en Ben Sira le secours financier (cf. à propos du père en Si 3, 12 et à propos du pécheur en Si 12, 4.7). 63. Pour l’emploi de λυσιτελέω dans un contexte d’aumône, cf. Si 20, 10.14.
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Jean-Sébastien Rey L’homme sans grâce en sa pensée 64 abandonne son sauveur 65. Une caution a perdu bien des hommes droits et les a ballotés comme une vague de la mer. Elle a exilé des hommes puissants, qui ont errés parmi les nations étrangères. 19 Un pécheur qui se précipite comme caution, en recherchant un profit, se précipite dans les jugements. 20 Viens en aide à ton prochain selon ton pouvoir, Et veille sur toi-même pour ne pas t’y précipiter 66. 17
18
Comme l’a noté Maurice Gilbert 67, cette longue péricope est clairement délimitée par le v. 29, 20b : « prends garde de ne pas tomber » (πρόσεχε σεαυτῷ μὴ ἐμπέσῃς) qui reprend la finale de 28, 26. Le texte se divise alors aisément en trois parties : une première centrée sur la question du prêt (v. 1-7), une seconde consacrée à l’aumône (v. 8-13) et une troisième dédiée au cautionnement (v. 14-20). La section relative au prêt, est organisée de la façon suivante : une première partie prescriptive (v. 1-3) donne d’abord des conseils au disciple dans le cas d’un prêt (v. 1-2a), puis des conseils dans le cas d’un emprunt (v. 2b-3). Il ne faut pas hésiter à prêter pour secourir le prochain, tout comme il ne faut pas le faire attendre pour rembourser. Dans la version syriaque en revanche l’ensemble des conseils de ces trois versets concernent le prêt et la question de l’emprunt n’y est pas évoquée ce qui renforce l’image d’un discours clairement orienté vers un riche disciple qui ne connaîtra probablement jamais la précarité. La seconde partie (v. 4-7) est descriptive et présente le cas de « nombreux » débiteurs peu scrupuleux et peu diligents à rembourser. En conséquence, de « nombreux » créditeurs préfèrent ne pas prêter par crainte de ne pas être remboursés (v. 7). Le traducteur joue finement avec les mots : tandis que certains débiteurs considèrent un prêt comme une aubaine (εὓρεμα), les créditeurs, eux, considèrent comme une aubaine s’ils récupèrent la moitié. Au contraire, ce qu’ils risquent de recevoir en retour, en lieu et place de l’argent emprunté, ce sont des malédictions, des injures et du déshonneur. Si Ben Sira passe ensuite à la thématique de l’aumône, c’est clairement qu’il considère comme « préférable de perdre de l’argent en le donnant purement et simplement au pauvre, plutôt que de le perdre parce qu’un emprunteur n’a pas restitué » 68. De fait, en faisant l’aumône le disciple obtiendra un retour positif (v. 11-13) alors qu’en prêtant il se fera un ennemi (v. 6).
64. Ainsi traduit par Dhormes pour le grec ἀχάριστος ἐν διανοίᾳ. Le Syriaque semble avoir compris très différemment : « celui qui abandonne son créateur » ()ܘܕܫܒܩ ܒܪܝܗ. 65. Pour l’emploi de ῥύομαι dans un contexte similaire, voir Si 40, 24. 66. Le verbe ἐμπίπτω fait ici écho à son double emploi au verset précédent où il illustrait le cautionnement peu louable. 67. M. Gilbert, « Prêt, aumône et caution », p. 179. 68. M. Gilbert, « Prêt, aumône et caution », p. 181-182.
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Prêt et cautionnement dans 4QInstruction et dans Ben Sira La péricope consacrée au cautionnement est délimitée dans la version syriaque par une inclusion : v. 14 et v. 20 « cautionne ton prochain ». Selon la majorité des auteurs, cette leçon du syriaque correspondrait davantage à l’hébreu que la traduction grecque 69. Or, la formulation prend radicalement le contre-pied de 4QInstruction, si la restauration que nous avons proposée est correcte : 4Q416 2 ii 3 : תכ ֯שוֿ ל בה ֯ תק[ח ערובת רעיכה פן ֯ אל « Ne pre[nds pas la caution de ton prochain de peur que tu ne trébuches à cause d’elle » Sir 29, 20 Syr. : ܥܪܘܒ ܠܚܒܪܟ ܐܝܟ �ܡܐ ܕܡܨܐ ܐܢܬ ܒܚܝ�ܠܐ ܘܦܨܐ ܢܦܫܟ ܡܢ ܐܥܦܐ « Cautionne ton prochain selon tes moyens, et garde-toi de la chute 70 »
On notera trois motifs similaires : le cautionnement, le prochain et la chute. On remarquera également un parallèle frappant au verset 15 entre le grec et 4QInstruction (ce verset est absent du syriaque). Le garant y est décrit comme celui « qui a donné sa vie pour toi » (ἔδωκεν γὰρ τὴν ψυχὴν αὐτοῦ ὑπὲρ σοῦ), expression similaire à celle que l’on retrouve en 4Q416 2 ii 5-6 dans un contexte similaire : « נתתה כל חייכה בוtu as donné toute ta vie en (échange) d’elle (= ta bourse) ». Ces thématiques et ces formulations similaires témoignent d’une forme de dialogisme à l’œuvre entre les deux textes. Ben Sira, contrairement à la tradition sapientielle qui le précède, conseille positivement de cautionner son prochain. Cette recommandation est néanmoins étonnante, dans la mesure où dans les versets 16 à 18, en reprenant le motif de l’emprunteur peu scrupuleux, Ben Sira montre à quel point se porter caution est une affaire risquée. Il semble néanmoins associer le cautionnement à un commandement de bonté : « l’homme bon » fait cela et il est opposé à celui qui a « abandonné toute honte » (v. 14). En ce sens, la bonté doit passer devant les conséquences néfastes. Ce n’est pas sans raison que Ben Sira situe au centre de la question des prêts et des cautionnements la question de l’aumône. Prêts et cautionnements rentrent dans la même logique.
69. R. Smend, Die Weisheit des Jesus Sirach, Berlin 1906, p. 261 ; M. S. Segal, ספר בן סירא השלם, p. 179 ; P. Skehan et A. A. Di Lella, The Wisdom of Ben Sira, p. 372. 70. Le codex Ambrosianus a « ܡܢ ܐܥܦܐdu double » qui correspond à l’hébreu מכפל. Selon R. Smend, Die Weisheit des Jesus Sirach, p. 261 ; N. Calduch-Benages, J. Ferrer et J. Liesen, La Sabiduría del Escriba, Wisdom of the Scribe, Estella 2003, p. 184), il s’agirait d’une erreur pour l’hébreu « מנפלde la chute » (confusion entre kaph et nun). Les deux leçons s’accordent avec le grec ἐμπίπτω. Pour ce verset, le texte grec porte une leçon légèrement différente : ἀντιλαβοῦ τοῦ πλησίον κατὰ δύναμίν σου καὶ πρόσεχε σεαυτῷ μὴ ἐμπέσῃς « Viens en aide au prochain dans la mesure de tes moyens, mais prends garde que tu ne tombes toi-même. »
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Jean-Sébastien Rey 4. Conclusion Au terme de ce parcours, nous pouvons proposer quelques conclusions : La question de la datation Samuel L. Adams a remis en cause la datation de 4QInstruction s’interrogeant sur la pertinence du critère linguistique. Néanmoins, il ne propose pas de datation alternative, (« Therefore, it does not necessarily follow that 4QInstruction dates from the period of Ben Sira’s career, or even from the preMaccabean era » p. 583). Il va de soi que l’analyse linguistique n’est pas un argument suffisant et qu’il ne peut à lui seul fournir une conclusion décisive. Cet argument doit être pris en considération à travers un faisceau de différents critères. Ainsi, par exemple, la copie la plus ancienne, 4Q416, doit dater de la fin de l’époque hasmonéenne ou du début de la période hérodienne 71. Ce terminus ante quem peut encore être remonté si l’on considère le fait, d’une part, que 4QInstruction est cité dans le rouleau des Hymnes, dont les manuscrits les plus anciens remontent au début du ier siècle et, d’autre part, que le texte a certainement eu une influence sur la Règle de la communauté 72 dont les copies les plus anciennes remontent à la fin du deuxième siècle 73. Il faudrait donc situer 4QInstruction au plus tard au cours du iie siècle tout en considérant que, comme Ben Sira, il ne semble pas prendre en considération la crise maccabéenne. Aussi, considérer que 4QInstruction serait plus ou moins contemporain de Ben Sira, comme le proposent la plupart des chercheurs 74, ne paraît pas être une hypothèse improbable. Les oppositions entre Ben Sira et 4QInstruction En s’appuyant sur le fait que les deux sages présentent des options différentes sur certains sujets comme l’eschatologie ou les prêts et cautionnements, Samuel L. Adams en conclut que les deux auteurs devraient être totalement indépendants : The discrepancy with 4QInstruction on this point has been recognized by many scholars, including Rey. If the difference is granted, then it becomes less likely to suppose a dialogue between the two texts, since Sirach reflects
71. DJD 34, p. 76. 72. Voir les parallèles notés par E. J. C. Tigchelaar, To Increase Learning, p. 194-202 et J.-S. Rey, 4QInstruction, p. 22-23. 73. 4QpapSa étant daté par les éditeurs vers 125-100 BCE, « Early Hasmonaean Cursive », DJD 26, p. 20 74. A. Lange, Weisheit und Prädestination, Weisheitliche Urordnung und Prädestination in den Textfunden von Qumran, Leyde 2005, p. 127-128 ; DJD 34, p. 36 ; M. J. Goff, The Worldly and Heavenly Wisdom, p. 228-232 ; B. G. Wold, Women, Men and Angels, p. 11.
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Prêt et cautionnement dans 4QInstruction et dans Ben Sira no direct interest in the financial situation of individuals like the mevin of 4QInstruction. Nor can we posit a similar periods of composition based on this theme, since surety remains a common topic in Jewish intructions throughout the Second Temple period (and earlier). 75
L’opposition de deux auteurs sur un même sujet n’implique nullement une indépendance. Sans présupposer nécessairement un lien textuel ou une relation de type génétique, tout discours se construit à partir d’autres discours pour s’y conformer ou s’y opposer. C’est en particulier le cas dans la controverse, par exemple. Les éléments de contacts entre les deux œuvres sont massifs. Certains éléments ont déjà été mis en valeur comme la relecture du cinquième commandement du décalogue par les deux auteurs, ou encore leurs relectures du récit de la Genèse, leur perception des relations hommes femmes. Ces relations que l’on pourrait qualifier d’interdiscursives sont aussi pertinentes lorsque les deux auteurs s’opposent comme par exemple sur la question de l’eschatologie ou de manière marquante, nous espérons l’avoir montré, en ce qui concerne les prêts et les cautionnements. Ben Sira instruit vraisemblablement des disciples appelés à avoir une place importante dans la société Jérusalémite. Son instruction suit essentiellement les consignes de la Torah : porter attention aux pauvres, aux veuves et aux orphelins. Les riches doivent accomplir leurs devoirs de charité envers les pauvres. Il invite ainsi son disciple à secourir les plus démunis et, dans ce sens, à ne pas hésiter à prêter, à se porter caution, ou mieux, à faire aumône envers son prochain. En dépit de cela, il met soigneusement en garde son disciple sur les risques qu’impliquent de telles pratiques : le créancier risque de ne pas revoir les biens de son prêt, et s’il se porte caution, il peut considérer sa caution comme perdue. De son côté le pauvre, l’emprunteur, est essentiellement perçu négativement : il est présenté comme peu scrupuleux, remboursant rarement et comptant essentiellement sur la bonté de son garant. En aucun cas, Ben Sira n’envisage la situation du pauvre qui, en dépit de sa bonne volonté ou frappé par le malheur, ne parviendrait pas à rembourser son créancier. La situation est radicalement inverse en 4QInstruction : le discours est totalement centré, non pas sur le créancier comme en Ben Sira, mais sur l’emprunteur. Ce dernier, loin d’être présenté comme un profiteur, doit s’astreindre à rembourser sans s’accorder le moindre repos pour que son créditeur n’ait pas pouvoir sur sa propre vie. Si ce dernier ne parvient pas à rembourser, il deviendra esclave, mais là encore, il faudra qu’il devienne un serviteur fidèle et exemplaire, auquel cas « il sera] pour lui comme un fils premier-né. Et il aura compassion de lui comme un homme (a compassion) de son unique » (4Q416 2 ii 13). Benjamin G. Wright va dans le même sens lorsqu’il conclut :
75. S. L. Adams, « Rethinking the Relationship », p. 562.
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Jean-Sébastien Rey The mevin of 4QInstruction cannot be found in the same kinds of social groups as Ben Sira’s clientele. In fact, the information given in the two works about the social contexts of Ben Sira’s students and the mevin of 4QInstruction appear to situate them very differently. Ben Sira’s students cannot be reckoned among the poor ; the mevin seems to belong to a social stratum that could be categorized as such, and he certainly seems to have much in common with the poor. Ben Sira’s students are being trained to serve in public and official administrative capacities as judges, counselors and scholars ; the teaching of 4QInstruction does not appear to envision the mevin as destined for such official administrative roles. Ben Sira constantly advises his students about their behavior in relation to the rich ; the sage of 4QInstruction does not even mention a class of rich people as such. 76
Identité et éthique Tenter de discerner l’identité qui se dessine à travers 4QInstruction reste une tâche complexe qui comporte une grande part d’incertitude. Il s’agit de tenir compte de divers éléments : Parmi les différents courants religieux de la Palestine de l’époque hellénistique, 4QInstruction semble tenir une place à part. L’auteur ne mentionne jamais Israël, l’alliance et le concept de Torah n’apparaît pas dans les fragments préservés. Pourtant l’auteur se situe bien dans cette tradition citant abondamment le Pentateuque, le Psautier et les textes prophétiques. Il ne revendique néanmoins jamais son identité comme juif. Plus frappant, dans les critères qui président au jugement eschatologique, le critère ethnique n’est pas évoqué, au profit de l’adhésion au « mystère de l’existence » et à la pratique de la sagesse. Un deuxième constat doit être fait : à l’adresse « tu es pauvre », l’auteur associe également l’adresse « tu es intelligent » ()אתה מבין. Il faut donc parvenir à tenir ensemble ces deux éléments qui selon Ben Sira paraissent incompatibles (cf. Si 38, 24-34). Dans une précédente étude, et à la suite des éditeurs, j’envisageais le courant essénien comme un milieu plausible pour l’émergence d’une telle littérature. Mais il faut reconnaître que les indices sont maigres. L’hypothèse d’une école de sagesse proposée par les éditeurs 77 reste, elle aussi, difficile à étayer en raison du manque d’éléments au sein du texte. L’association de 4QInstruction avec les textes « sectaires » de Qumrân proposée par Devorah Dimant, manque également d’éléments probants 78.
76. B. G. Wright, « The Categories of Rich and Poor », p. 69. 77. DJD 34, p. 20. 78. D. Dimant, « Sectarian and Non-Sectarian Texts from Qumran: The Pertinence and Usage of a Taxonomy », RdQ 24 (2009), p. 7-18.
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Prêt et cautionnement dans 4QInstruction et dans Ben Sira De fait, les passages relatifs aux prêts et aux cautionnements invitent à considérer l’adresse « tu es pauvre », non pas comme une conditionnelle 79, ou une forme de pauvreté métaphorique 80, mais comme une pauvreté réelle et concrète. Quoiqu’il en soit, et compte tenu des données fournies par 4QInstruction et Ben Sira, il serait légitime d’envisager deux identités collectives qui se distingueraient essentiellement par des critères sociaux. L’un instruisant de futurs riches fonctionnaires sur la manière dont il faut se comporter envers les pauvres, l’autre instruisant des disciples en situation précaire sur la manière dont il faut se comporter lorsqu’on est dans le dénuement. Il reste que les instructions éthiques formulées par nos deux auteurs semblent plutôt être le résultat d’une identité sociale déjà établie que l’inverse. En ce sens l’éthique spécifique à chaque auteur serait la conséquence d’une identité spécifique. L’éthique ne serait pas constitutive de l’identité, mais la conséquence de cette identité, identité qui justifierait dans ce cas telle ou telle pratique éthique. La situation paraît d’autant plus complexe que les deux ouvrages ont été retrouvés en un même lieu, dans les grottes de Qumrân. Il faut donc tenir compte du fait que non seulement tous deux ont possiblement été reçus et donc lus par un même public, mais également qu’ils semblent avoir eu un impact considérable sur la constitution des écrits qumraniens comme la Règle de la communauté ou le rouleau des Hymnes 81. Comment, dès lors, articuler la question de l’identité sous-jacente à nos deux textes de sagesse ? La visée éthique de Ben Sira et de 4QInstruction semble bien dépasser l’identité d’un groupe spécifique clairement identifié.
79. E. J. C. Tigchelaar, « The Adressees of 4QInstruction », dans D. K. Falk, F. García Martínez et E. M. Schuller (dir.), Sapiential, Liturgical and Poetical Texts from Qumran. Proceedings of the Third Meeting of the International Organization for Qumran Studies, Oslo, 1998. Published in memory of Maurice Baillet, Leyde 2000, p. 71. 80. B. G. Wold, « Metaphorical Poverty in “Musar leMevin” », JJS 58 (2007). 81. Pour les liens entre Ben Sira et les textes de Qumran voir la synthèse de E. Puech, « Ben Sira and Qumran », dans A. Passaro, G. Bellia, The Wisdom of Ben Sira: Studies on Tradition, Redaction, and Theology, Berlin – New York 2008, p. 79-118.
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THE OBLIQUE ETHICS OF THE LETTERS OF ANTONY
Blossom Stefaniw Johannes Gutenberg University 1
Ethics without Instructions The letters of Antony, composed roughly around 340, have been a seldom-used source on early Christian asceticism. They are increasingly recognized as, however, a very valuable source for two reasons. Firstly, they constitute some of the earliest known Coptic literature, and, secondly, they provide a view into a segment of Egyptian asceticism as yet unaffected by the new ascetic paradigm which would arise in connection with the popularity of the Vita Antonii and the integration of asceticism into imperial church ideology. In other words, the letters provide the very view of early Egyptian asceticism which is so obscured by the redactional efforts evident in the Apophthegmata Patrum, the political agenda of the Historia Lausiaca or the assimilative agenda of Athanasius. The letters provide an opportunity to observe a scheme of ethical formation which arose independently of later ascetic ideals of simplicity and anti-intellectualism. Antony’s teachings are focused on confrontation with and development of the mind, are highly intellectualist and introspective, and assume a good level of education in his readers. Rather than generalizing ascetic duties to all Christians, Antony is writing for ascetic specialists. The contours of his ethical teaching fit his readers’ high degree of commitment. Although the letters of Antony are dedicated to the ethical formation of their readers, they do not include any clear ethical commands or prohibitions. The teaching that Antony gives is not aimed at the behavior of his readers and does not constitute instructions on correct comportment. Instead, Antony generates a thick and complex rhetorical fabric portraying the conditions for
1.
Faculty of Protestant Theology, Mainz, Germany.
Blossom Stefaniw and the purpose of ethical progress, and giving indications of how to recognize the fulfilled ethical life. Rather than forming his readers by means of direct instruction and exhortation, Antony uses metaphor, narrative, and intertextuality to create for his readers an identity of ethical privilege and excellence. This less direct and more textured approach to ethical formation uses a broad palette of metaphors based especially on sojourning, woundedness, solace and homecoming. A broad historicizing and eschatological narrative is also used both to argue for the urgency of the ethical life and to orient the readers within a narrative structure that gives that life special significance. In addition, on the broadest level, ethical formation in the letters of Antony is cast within a transformed reception of strategies of self-presentation and a vocabulary of exhortation which uses intertexts from New Testament epistolary literature. What are we to make of this manner of ethical teaching? In the following discussion, the primary task will be to search for ways in which the means of ethical teaching manifest the particularities of the ethics of Antony and his circle. 2 The rhetorical media of ethical formation in the letters can be taken as indications of the nature of the larger religious project of which this course of ethical formation was a part, about how ethical development was to be achieved, and about who could be counted among those capable of ethical transformation. Firstly, the lack of concrete commands and prohibitions suggests that Antony’s concept of ethical formation is occurring on a level of religious excellence far beyond following basic moral rules. This fits well with the context of committed asceticism. 3 Antony’s program of ethical formation is focused on cultivating an identity of privilege, election, superior knowledge, and eschatological success in his readers. The repertoire of
2.
3.
170
It is impossible to speak of the recipients of the letters in more precise terms. It is safe to say that the addressees were members of communities (since they are always addressed in the plural) of ascetics who identify with Antony to some degree and value his teaching. In that sense, they can be referred to as his circle. It is not the case that a specific and sharply differentiated group, conceiving of themselves primarily as followers of Antony, can be postulated as the recipients of these letters. The letters are sent to various locations in the Fayyum, especially to Arsinoe and its environs, and are intended for circulation. Thus their readership is diffusely distributed among Egyptian ascetics. Further study will be needed in order to determine whether we can therefore take the ethics of Antony’s letters as typical or at least very widespread. (See S. Rubenson, The Letters of St. Antony: Origenist Theology, Monastic Tradition and the Making of a Saint, Lund 1990, p. 46–7). Samuel Rubenson also points out that the readers of the letters are expected to be able to understand advanced philosophical and theological terminology, like the valorization of the nous and the aim of cultivating the ousia noera. Terms of this kind are not introduced with a definition or explanation and can be taken as part of a common repertoire of concepts shared by Antony and his readers. His readers are thus most probably part of an intellectualist tradition of asceticism existing before or parallel to the popularity of the Vita Antonii and the generalization of asceticism in the later fourth century.
The Oblique Ethics of the Letters of Antony metaphors and narratives being used as arguments indicate that Antony wants his readers to identify with figures like Abraham and Moses and model their own spiritual lives according to his descriptions of them. In addition, the idio syncrasies of Antony’s reception of New Testament hortatory rhetoric allow for the inference that the main priority of the letter is not mere imitation or reproduction of Paul or the New Testament epistolary literature in general. Instead, the aim is to locate both Antony and his followers in an intertextual space which magnifies the value and validity of their ethical odyssey and encourages participation in and commitment to a grand narrative. As a medium of ethical formation, letters are a familiar genre in late antiquity, for example in the protreptic letters of philosophical teachers like Iamblichus. 4 In the fourth century, we also see monastic teaching being carried out through letters by Ammonas (ca. 300–ca. 350) and later by Evagrius Ponticus (345–399). Such letters sometimes include incidental reactions to events or constitute a response to specific requests for favors, but their primary purpose is to impart ethical instruction on a general level. That is, the author is not giving advice on a specific dilemma, but is acting to form the reader and facilitate his progress towards an ideal. Despite their tendency towards the general, protreptic epistles are a key resource in the history of ethical formation, especially because the very act of composing and receiving letters serves to consolidate teacher-disciple relationships and to arrange individuals or communities in relation to an ethical expert. The attachment to such an expert which is manifest in the letters is as much an argument for the ethical commitment of the readers as their ascetic practices. 5 Due to their ethical import, it is tempting to locate the letters of Antony automatically amongst the paraenetic literature to which his age was heir. Antony’s reception of Paul would be a further argument in this direction, since the term paraenesis is most typically used in the New Testament and Pauline writings. However, the term paraenesis should not be used for any and every hortatory letter. If compared to the tradition of paraenesis, the letters of Antony are distinct precisely because of their disinterest in comportment and behavior. There is, in the letters of Antony, nothing like a Haustafel or any command to do such things as give alms, respect one’s elders, protect orphans and widows, or refrain from associating with the licentious. In paraenetic literature, such instructions are given in close conformity to traditional conventions deriving from Isocrates. Therefore the letters of Antony cannot properly
4. 5.
Cf. ed. J. M. Dillon, W. Polleichtner, Iamblichus of Chalcis: The Letters, Society of Biblical Literature (Writings from the Greco-Roman World XIX), Leiden 2010. For more in-depth study of this relationship, see S. Rubenson, “Argument and Authority in Early Monastic Correspondence,” in A. Camplani, G. Filoramo (dir.), Foundations of Power and Conflicts of Authority in Late-Antique Monasticism. Proceedings of the International Seminar Turin, 2004, Leuven 2007, p. 75–88.
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Blossom Stefaniw be said to fall within this tradition. 6 The ethics of the letters of Antony is too closely imbricated with the cultivation of an exceptional identity to need to, or be able to, make use of a tradition of popular or general ethical instruction. The letters can more profitably be located in a developing tradition of monastic literature. Taking the seven letters of Antony, fourteen letters of Ammonas and the two letters of Macarius known to be authentic, we have a corpus of twenty-three monastic letters from within Egypt composed between 340 and 380. 7 A great deal of further study is still needed on this literature, including fundamental philological work. However, some general characteristics of monastic epistolary literature in this early period have been identified. These include a strong emphasis on a close relationship between the author and addressees, especially using metaphors of fatherhood and expressions of care and affection as well as of intimate knowledge of and familiarity with the readers. Secondly, and closely related to this, a strong emotional color is characteristic of monastic letters, with expressions of anxiety or distress over the spiritual state of the readers or dangers which might assail them. Thirdly, monastic letters identify their readers as an elite or a group of the elect, using terms like heirs, Israel, children, those who have received the Spirit, etc. and distinguish them from another category of persons, whether other believers or other monks, who are described as lax or worldly. Fourthly, monastic letters portray themselves as contiguous with scripture, especially through integration with narratives from the Old Testament, identification with the figures of the patriarchs or prophets, and self-modelling according to Pauline epistles. Fifth and finally, monastic letters take an authoritative stance through a claim to know the order and functions of the spiritual life, setting out causal chains in ascetic practices and their results and the steps in spiritual progress, as well as promising that their teachings will allow the readers to attain an ultimate spiritual reward. All of these features can be found in the letters of Antony. It is possible that they are also found in the letters of Ammonas and Macarius because these two latter teachers stand in direct relationship to Antony and are reproducing what they have learned from Antony, but this
6.
7.
172
See J. Starr and T. Engberg Pedersen (dir.), Early Christian Paraenesis in Context, Berlin 2004, p. 53, for a definition of paraenesis “Wherever we come across texts that reflect this distinct type of practice [of giving injunctions to act in a certain way] […] and a specific substantive content that articulates a traditional system of popular ethics – there we have paraenesis.” In the terms used in the ancient literature, paraenesis is also defined by Pseudo Libanius as follows “Now paraenesis is the advice we give to someone, moving him towards what to seek or what to abstain from. Paraenesis deals with two matters, what to adhere to and what to turn away from” (Demetrii Et Libanii Qui Feruntur Τυποι ̓επιστολικοι Et ̓Επιστολιμαιοι Χαρακτηρες, ed. V. Weichert, Leipzig 1910, p. 15ff). S. Rubenson, “Argument and Authority in Early Monastic Correspondence,” p. 77–86. The present paragraph largely summarizes Rubenson’s findings in this study of monastic letters. The five characteristics set out above are my adaptation of those identified by Rubenson.
The Oblique Ethics of the Letters of Antony does not contradict the view that these features are adapted to a particular religious project of developing an exceptional identity. In the case of the letters of Antony, it is evident that the corpus continued to be valued long after Antony’s death. Seven letters, the case for whose authenticity is very strong, 8 have been passed down within multiple traditions including Coptic, Arabic, Syriac, Georgian, Latin and Greek. This makes the manuscript tradition highly complex and unwieldy. The letters will be read as a body in the following discussion, since there is marked continuity of intertexts, consistent reigning metaphors, and a homogenous pattern of arguing from narrative to ethical urgency throughout. Indeed, the old principle of interpreting one section of a corpus in terms of another (interpreting Homer through Homer) is of use here: using Antony to understand Antony allows phrases and themes which would otherwise appear obscure to reveal the system of ideas behind them. This is especially the case with the reigning narrative within which ethical life is oriented by Antony, because that narrative is repeated in different versions and with differing degrees of detail throughout the letter corpus. Further, this manner of reading Antony may serve both as an attempt to access the shared currency of terms and metaphors which the communities to which he originally wrote will have shared with him, and to reflect the way in which later communities received these letters as a collection. Our discussion will proceed by looking at several techniques employed by Antony to argue for the value and urgency of the ethical life. This, and not the setting out of specific commands or prohibitions, appears to be the aim of the letters. As such, eliciting from his readers dedication to their way of life becomes equivalent to construing a common identity as ethical elites. We can now turn to an examination of the formative media used by Antony. These include intertextuality, and the historicizing and eschatological narrative, with its emotionally laden metaphors. In order to articulate the quality of the identity of privilege which Antony is developing in these letters, the following discussion will then close with an examination of ethical praxis in Antony’s teaching, looking at the role of asceticism and knowledge in the religious program to which Antony’s readers are committed.
8. An account of arguments for and against the authenticity of the letters can be found in Rubenson, Letters of Antony, p. 35ff. Arguments for authenticity include consistent attribution throughout a highly complex and diffuse manuscript tradition, reference to seven letters by Antony in Jerome’s De viris illustribus of 392, quotations from the letters with consistent attribution by Shenute and Besa, literal agreement between passages from the letters and sayings attributed to Antony in later anthologies, close affinities to the sermon in the Vita Antonii. Arguments against authenticity turn on methodological failures, the most severe of which is taking rhetorical ideals of early monks as uneducated and innocent of literary skill as reports on a factual state of affairs. On this view, if Antony was a Coptic peasant, he cannot have written letters with such a strong philosophical bent or representing an intellectualist strand in asceticism.
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Blossom Stefaniw Reception and Intertextuality In this section, we will briefly explore the broadest notional framework of the letters, namely the way Antony uses Pauline intertexts, along with his reception of New Testament epistolary literature in general, in order to show the particularities of the ethical identity he is working to develop in his readers. This can be done by seeing where some particularities of Antony’s ethical project are evidenced by the receptive shifts that he makes when using New Testament intertexts. Further, we must consider what significance can be given to Antony’s self-modeling according to Paul and how the use of a Pauline intertext gives his own teachings a different meaning than they would have without it. For purposes of the present essay, I am using the term intertext to denote a text which relates to another in such a way that the meaning of one text is augmented by being read along with the other text. That is, if New Testament and Pauline epistolary literature are treated as intertexts for the letters of Antony, the meaning of those letters is augmented by their self-casting as contiguous with Scripture and, especially, by their borrowing of an authoritative and established hortatory voice. While there are persistent borrowings of New Testament epistolary conventions throughout the letters, especially in the opening and closing of each letter, still more significant for the purposes of this essay are the allusions to hortatory rhetoric in the New Testament. In the rare cases in which Antony uses a clear imperative, it is a command to maintain a disposition of commitment and solidarity and not a command to perform certain acts or refrain from others. Aiming primarily for the achievement of a certain cognitive or attitudinal state is not a sharp contrast to the New Testament, but appears to be the standard by which Antony sifts his reception of New Testament ethics. In Letter VI, Antony follows an account of the ranks and kinds of demons with an ethical argument which derives the duty of solidarity from a cosmology in which all minds descend from an original unity. Specifically, Antony draws an ethical conclusion from his argument in Ep. Ant. VI.63, saying “Therefore, whoever sins against his neighbor sins against himself, and whoever does evil to his neighbor does evil to himself. Likewise, whoever does good to his neighbor does good to himself.” After a hymn of praise to God, Antony again draws an ethical conclusion with an echo of the verse from the letter to the Hebrews, saying “Therefore, let us raise up God in ourselves by spurring one another on and deliver ourselves to death for our own souls and for one another, and doing this we shall reveal the essence of our own mercy.” 9 This is an allusion and not a quotation, forming a palimpsestic relation
9.
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Ep. Ant. VI.66 (Rubenson, The Letters of St. Antony, p. 221). The New Testament intertext is found in Hebrews 10:24 “And let us consider how we may spur one another on towards love
The Oblique Ethics of the Letters of Antony between the New Testament intertext and the letter – the hortatory “let us raise up God in ourselves” is foreign to New Testament vocabulary, as is the notion that the result of ethical commitment is to reveal any sort of essence, but these particularly Antonian points are immediately paired with the rhetoric of ethical solidarity from the book of Hebrews. In another more or less clear imperative, there is a strong Pauline intertext: “Lift up your body in which you are clothed and make it an altar [...]” (Ep. Ant. VI.69). This remains on a metaphorical level but references Pauline commands of a similar timbre such as “Therefore, I urge you brothers, in view of God’s mercy, to offer your bodies as living sacrifices, holy and pleasing to God […]” (Romans 12:1). Here the shift in reception reveals a particular priority of Antony’s formative program. His readers are not to offer their bodies, but rather to make their bodies an altar, on which something else, presumably the purified intellect, can be offered. In another case of imperative bricolage, Antony simply echoes 1 John 4:7–8 with its familiar hortatory rhetoric: “Therefore we ought to love one another warmly, for he who loves his neighbor loves God [...]” (Ep. Ant. VI.92). Reading his paraphrase against the New Testament intertext makes it evident why loving God follows from loving one’s neighbor, since the passage continues, “for everyone that loves is born of God, and knows God.” Thus the duty to love is part of both the special identity of his readers and of the privileged knowledge they enjoy. Similarly, in Ep. Ant. IV.4 Antony gives a definition from which an imperative can be derived, again echoing New Testament exhortations: “Everyone who fears God, and keeps his commandments is a servant of God.” Here we see a statement of the order of things, of how identities can be recognized and differentiated. Because Antony has a different ethical program aimed at a different audience, his Scriptural repertoire becomes adapted to an ethics of ascetic excellence aimed not at entire congregations but at those taking on a special degree of dedication to self-transformation. More precisely, his exhortations are pleas to take up specific attitudes and states of mind, consistent with the concern for privileged identity and right knowledge which will be examined in more depth below. Historicizing and Eschatological Narrative The primary rhetorical medium that Antony uses to cultivate an identity of ethical excellence in his readers is one of narrative embedding. There are actually two ways in which the narrative functions to give value and significance and good deeds […].” The preceding passage also orients the exhortation to solidarity and perseverance within a larger framework, but in Hebrews it is the connection between the sacrifice of Christ and the fulfillment of the law which is concerned.
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Blossom Stefaniw to the religious project to which Antony and his readers are committed. The first is by presenting the patriarchs whose deeds are recounted as worthy, or even natural, objects of identification, and the second is by orienting the ethical life within a larger narrative which arcs over the reader’s present and points to the coming eschaton such that both what has gone before and what is to come are used as arguments for the present urgency of the ethical life. In the first letter, the historical example of Abraham is linked into a primordial typology of three types of souls who are distinguished according to how they respond to the law. The best types are those who “were reached by the Word of God through the law of promise and the discernment of the good inherent in them from their first formation.” These souls follow the law readily, Antony explains, by linking the meta-historical order of things to a historical example: […] As did Abraham, our father. Since he offered himself in love through the law of promise, God appeared to him, saying: Go from your country and your kindred and from your father’s house to the land that I will show you. And he went without hesitating at all, but being ready for his calling. This is the model for the beginning of this way of life. It still persists in those who follow this pattern. Wherever and whenever souls endure and bow to it they easily attain the virtues, since their hearts are ready to be guided by the Spirit of God (Ep. Ant. I.3–7). 10
Here one can see a clear notional structure linking the primordial typo logy of souls to a historical model (Abraham) who in turn is linked to the present readers who are to follow that example. Abraham, representing the ideal degree of responsiveness to the law, is thus the standard for the ethical life which Antony envisions. This recounting of the call of Abraham contains most of the Antonian program which will be unpacked in the following pages. Members of the community receiving the letter are identified with Abraham, who is referred to as “our father,” a conventional title to be sure, but a reference which nonetheless solidifies group feeling around a single figure. The themes of offering oneself and of responding to the law serve to valorize the act of Abraham in answering God’s call and take up themes which are repeated throughout the letters as reactions which should also characterize the spiritual lives of the readers. The call itself occurs within the structure of sojourn and return, alienation and adoption, which persists throughout the letters and which both maps out
10. All the translations which include this phrase (i.e. all existing manuscripts except the Georgian) refer to the law although the term is modified differently: Syriac has “law of love which is in their nature,” Arabic has “law of nature and of freedom,” Latin has testamentariam legem. On this basis Samuel Rubenson posits Ephesians 2:12 as the phrase being received here.
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The Oblique Ethics of the Letters of Antony the spiritual life and argues for the efficacy of the advanced ascetic program which Antony requires. Antony explicitly identifies Abraham’s calling as “the model for the beginning of this way of life,” again supporting the idea that the communities he is instructing see themselves as, like Abraham, among the elect, the called, or the chosen. Antony constructs continuity between his (ideal) readers and the exemplar Abraham by claiming that the same pattern of responsiveness and obedience persists to this day in those who follow it. Thus the reader is to perceive herself as heir to an ancient spiritual heritage. The ethical content of the journey to be undertaken, however, is left in general terms, as a matter of acquiring virtue. What makes the difference between embarking on or completing this journey or failing to do so is not defined as, for example, celibacy, fairness, compassion for the poor, avoidance of polluted foods, or any such concrete ethical standard. The difference is made by a disposition, which seems to be treated here as innate, namely the capacity to be responsive to the call, receptive to the law and open to the leading of the spirit. That is, practicing a right spiritual life is a matter of identity. The Abrahamic narrative of exile, sojourn and homecoming based on the Hebrew scriptures is conflated in the letters with an abstracted version of a parallel narrative of original union, fall and return familiar from the works of Origen of Alexandria and Evagrius Ponticus. In Letter VI, for example, in a discussion about the demons, Antony elaborates on how demons came to be and provides a taxonomy of the different types of demons. Here he reveals a cosmology in which everything devolves from a single original source. The demons “are, moreover, all from one source in their spiritual essence; but through their flight from God great diversity has arisen between them since their deeds are varying.” This common source and alienation from it according to differing degrees of fallenness does not only apply to demons, as Antony explains further on after laying out the Pauline idea of archangels, thrones, dominions, principalities, powers and cherubim, but also to human beings. 11 Therefore all these names have been imposed on them according to the deeds of each one. Some of them are called archangels, some thrones and dominions, principalities, powers and cherubim. These names were given to them since they kept the will of their Creator. But due to the wickedness of the conduct of others it was necessary to name them devil and satan, according to their own evil conduct. Others are called demons, evil and impure spirits, spirits of seduction and powers of this world, and there are many varieties among them. But there are also those who have opposed them in this heavy body in which
11. Antony alludes in his discussion to Ephesians 1:21 and 6:21, Colossians 1:16. For full discussion on Antony’s demonology in comparison with that of other ascetic thinkers, see D. Brakke, Demons and the Making of the Monk: Spiritual Combat in Early Christianity, Cambridge 2006.
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Blossom Stefaniw we dwell - some of them are called patriarchs, and some prophets and kings and priests and judges and apostles, and there are many other chosen for their good conduct. All these names are given to them, whether male or female, on account of the variety of their deeds and in conformity with their own minds, but they are all from one source (Ep. Ant. VI 57–62).
Antony integrates both schemes, with both the sojourn, exile, and return narrative received from the Pentateuch and Origen’s cosmological narrative of original primordial union, fall, and restoration. The story begins and ends with the perfect union of all things in God, or with coming home. This theme also appears in Ep. Ant. V.40–42 but is there more explicitly attached to an ethical imperative. Antony closes the passage with “And those who made the best progress, he gave more abundant glory.” That is, the ethical life Antony is promoting is an antidote to the devolution from the original source which has taken place. As such, it is notionally compatible with the borrowed biblical narrative of returning home. Human beings can set out on a journey of return to the source through good works and thus make progress back towards the source and thus receive more glory. The grand narrative which arcs over Antony’s readers functions as an argument for cultivating a righteous life: since we are “all from one source […] whoever sins against his neighbor sins against himself” (Ep. Ant. VI.62–63). That is, the original union is not a mere metaphysical state of affairs, but it, or its restoration, constitutes the reason why doing justice in this life is necessary. Antony’s narrative arc begins either before the beginning of time or with the call of Abraham, peaks at the incarnation, and is resolved at the judgment day. From the call of Abraham, the legacy of the patriarchs and prophets is related, culminating in a plea for comfort on the part of the assembly of the people. God responds by sending the savior, and the progression from Abraham through the patriarchs is mirrored by a progression from Christ to the apostles, ending with Antony’s readers, such that those readers are symmetrically opposed to and thereby identified with Abraham, functioning in the narrative as the fulfillment of the purpose of Abraham’s call, those for whom the entire story came to pass. The end of the narrative has a special function in supporting the ethical teaching of Antony. There is a consistent pattern of moving straight from the end of the narrative to a hortatory statement and an affirmation that the committed reader will find herself in a happier position on the last day than those who have not oriented their spiritual efforts to this narrative or the ethical imperatives derived from it. Both the impending day of reckoning and the legacy of divine provision climaxing in the incarnation are used as arguments for the urgency and value of the ethical life, commitment to which constitutes the readers’ identity. I beseech you, beloved, in the name of Jesus Christ, do not neglect your salvation, but let each one rend his heart and not his garment, lest we wear this
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The Oblique Ethics of the Letters of Antony garment in vain, preparing ourselves for judgment. For the time is near in which the work of each one of us shall be examined. (Ep. Ant. II.34–35). 12
While one must expect to be judged according to one’s deeds, that is, on an ethical basis, the necessary deeds are nowhere explained in specific or concrete terms. However, in carrying forward the garment metaphor, Antony implies that the community he is addressing (which is of course not necessarily the same for all the letters) has a specialized form of dress, suggesting again a separated, elite identity. The most detailed version of the narrative begins with an account of the human condition and a divine response to it: “In his irrevocable love the Creator of all desired to visit our afflictions and confusion.” 13 Humanity is afflicted and confused, the Creator is loving and desires to come near to and visit humanity. Here Antony is already building identities for each party of this relationship by ascribing to them specific attributes, as well as introducing the semantic content that supports his reigning metaphors of kinship, solace and homecoming. These attributes provide a functional base for the relationship between God and humanity: one party is in need, the other possesses abundant love, so a caregiving or protecting or nurturing transaction between the two is already suggested. In order to pursue his desire to “visit our afflictions and confusion,” God “raised up Moses, the Lawgiver, who gave us the written law and founded for us the house of truth, the spiritual Church, which creates unity, since it is God’s will that we turn back to the first formation.” 14 The law is introduced as a means to fulfilling God’s desire to respond to the human state of confusion and affliction. The law is a gift which may, in the sentence structure above, be taken as synonymous with the foundation of the house of truth. The written law, mediated by Moses, acts as the foundation for unity and restitution to whatever state is meant by “the first formation.” The trajectories of provision, founding shelter, and restoration and return all fit well within the framework of movement from desolation to solace that Antony has established between a loving God and an afflicted humanity. Indeed, in the context, the law is a provision for restoration of the people to God, it is a path that leads home in Antony’s scheme, and thus it plays an analogous role to the
12. Similarly, in Ep. Ant. VII.25 commitment to the ethical life is equivalent to preparation for judgement and part of what makes the return to union with God possible: “We must therefore prepare ourselves to come to our Creator in all sanctity” (Rubenson, The Letters of St. Antony, p. 226). 13. Ep. Ant. II.9 (Rubenson, The Letters of St. Antony, p. 203). 14. Ep. Ant. II.10 (Rubenson, The Letters of St. Antony, p. 203) Here the first person introduced is Moses and not Abraham, presumably because Antony is foregrounding a sequence of means of divine comfort which have been offered throughout history and, in this version, is approaching the narrative less in terms of models, patterns, and typologies. This shift in focus is consistent with Antony’s double focus on the cosmological and on the historical.
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Blossom Stefaniw special knowledge of the Gnostics or knowledge of the hidden sense of scripture among other fourth-century ascetics, also conditions for attaining final union with the divine. Antony proceeds on a scheme of sequential dispensations, where each dispensation is attached to some phase of building a house: Moses built the house, yet did not finish it, but left and died. Then God by his Spirit raised up the council of the prophets, and they built upon the foundation laid by Moses, but could not complete it and likewise they left and died. 15
The metaphor of building is continued, and the prophets continue the work already done by the lawgiver. Both work on divine commission. However, these workmen come to the conclusion that they will not be able to carry on. The narrative takes a tragic turn, for the task which the lawgiver and the prophets have been toiling at proves impossible: Invested with the Spirit, they all saw that the wound was incurable and that none of the creatures was able to heal it, but only the Only-begotten, who is the very mind and image of the Father, who made every rational creature in the image of his image. 16
The newly introduced metaphor of woundedness and healing continues and proliferates such that the savior is portrayed as a great physician, and the refrain from the book of Isaiah is picked up as the cry of the prophets upon their tragic insight. Antony shifts to a more immediate narrative focus and recounts: Knowing that the Savior is a great physician, they all assembled and offered prayers for their members, that is for us, crying out and saying: Is there no balm in Gilead? Is there no physician there? Why then is not the health of the daughter of my people recovered? We would have healed her, but she is not healed: now therefore let us forsake her.
The prophets find themselves helpless and in need of aid and comfort. Antony quickly delivers the divine response: “But God in his abundant love came to us and said through his saints, Son of man, make to thyself vessels of captivity.” 17 Given that the following paragraph is a direct quotation of the hymn also quoted by Paul in Philippians 2:6–11 (“But he, being in the form of God, counted it not a prize to be equal with God, but emptied himself, and took upon him the form of a servant...”), it appears that calling forth the incarnation is God’s response to the cry of the prophets. In articulating the coming of Christ as balm in Gilead, as the longed-for comfort for human 15. Ep. Ant. II.11–12 (Rubenson, The Letters of St. Antony, p. 203–4). 16. Ep. Ant. II.14 (Rubenson, The Letters of St. Antony, p. 204). 17. Ep. Ant. II.18 (Rubenson, The Letters of St. Antony, p. 204).
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The Oblique Ethics of the Letters of Antony woundedness and confusion, Antony underscores the pivotal moment in his narrative with an emotive conflation of biblical intertexts: “our iniquities humbled him, and by his stripes we were healed.” 18 This is the climax of the narrative, after which Antony telescopes back out to the epic perspective from which he began. The sequence of the lawgiver and prophets is carried forward and paralleled by a new set of collaborators with the divine, namely “the servants of God.” 19 This category of people appears to be synonymous with the apostles. Because they have received the Spirit of adoption, Christ says to them “Henceforth I call you not servants, but brothers and friends” (John 15:15). 20 And now comes the turning-point of the plot. The servants of God received the Spirit of adoption, and cried out saying, We have not received the Spirit of bondage again to fear; but we have received the Spirit of adoption, whereby we cry, Abba, Father. Now, therefore, O God, we know what Thou hast given us: that we are the children and heirs of God, and joint heirs with Christ. 21
This narrative has high emotional color. Antony deploys metaphors of sojourning, struggling for shelter, lostness, woundedness, healing, adoption, and finally coming home to a state of perfect rest in attachment to a divine father. 22 We also see persistent use of metaphors of sojourn and return, taking up an inheritance and attaining a state of kinship or adoption as sons and friends. In this epic process, the law and the spirit are gifts which aid and comfort humanity and enable their transformation. So in this narrative we can already see the foundation for a particular ethics (that appropriate to those who have received the law) and a particular identity (that appropriate to those who, by means of the law and the spirit and the actions of God, have attained the status of sonship), as well as one reason why ethics, for Antony and his followers, is deeply imbricated with identity: the right way of life is conditional on being chosen and, in the end, both affirms and produces a state of privileged intimacy with the divine, moving into the status of sonship or full adoption.
18. Antony is conflating a phrase from Paul in Romans 8:32 and a longer passage from Isaiah 53:5. 19. Ep. Ant. II.26 (Rubenson, The Letters of St. Antony, p. 205). 20. Ep. Ant. II.27 (Rubenson, The Letters of St. Antony, p. 205). 21. Ep. Ant. II.29–30 (Rubenson, The Letters of St. Antony, p. 205). Antony is quoting Romans 8:15–17. 22. Ep. Ant. I.45 (Rubenson, The Letters of St. Antony, p. 200).
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Blossom Stefaniw Ethics as Knowledge and Asceticism Taken along with this narrative framework and the relation of identity to response to the law, the ethical teachings in the letters gain their proper dimension. For Antony, the ethical imperative is directed inwards, it is a matter of correcting a wrong condition in the person. This obligation, as well as the ability to pursue it, are results of the gift of the law which is a provision for attaining sonship and a reflection of an already privileged relation to God. At the same time, the identity as heirs or sons of God is destabilized throughout the letters, such that the readers are shown that they must fulfill ethical expectations in order to truly claim that identity. This tension provides the ethical teachings with urgency. In practice, that urgency is to be directed at two tasks, namely the attainment and maintenance of right knowledge, and, as a condition for the former, dedication to fasting, vigils and abstinence. These tasks are both derived, narratively and notionally, from the account of the state of the history of relations between the divine and the human repeated by Antony throughout the letters. The most detailed explanation of the ethical task comes in Letter I, following upon the typology of souls discussed in the previous section. It also comes in the context of the repeated narrative, which in this version articulates the path of return more specifically. After explaining the typology, Antony addresses himself to the highest type of soul: Those who have entered with all their heart, and have prepared themselves to endure all the trials of the enemy until they prevail, are first called by the Spirit, who alleviates everything for them so that the work of repentance becomes sweet for them. He sets for them a rule for how to repent in their bodies and souls until he has taught them the way to return to God, their own Creator. He also gives them control over their souls and bodies in order that both may be sanctified and inherit together. 23
Here we see the extra ethical help provided for those in a privileged relationship based on their response to the gift of the law. This help comes in the form of the gift and guidance of the Spirit, who alleviates the difficulty of the obligations now placed on the people. The main obligation is the corrective “work of repentance” in both body and soul, a process which facilitates the return to God. It is important to notice also the cognitive or epistemological aid provided by the Spirit, who teaches “the way to return to God, their own Creator.” Antony then explains the rule of repentance as a program beginning with mortification of the flesh aided by the Spirit. In the context of the epistolary genre, the implication of this account of what the Spirit provides to a certain class of people can be taken as an account of what the Spirit has provided
23. Ep. Ant. I.18–22 (Rubenson, The Letters of St. Antony, p. 198).
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The Oblique Ethics of the Letters of Antony to some or all of Antony’s readers. Therefore the obligations deriving from that privileged state are also relevant to the addressees of the letters, so that what we see in the description of how the ascetic life works is in an obliquely instructional mode. It sets out what the readers are supposed to do. First the body through many fasts and vigils, through the exertion and the exercises of the body, cutting off all the fruits of the flesh. In this the Spirit of repentance is his guide... Then the guiding Spirit begins to open the eyes of the soul, to show it the way of repentance that it, too may be purified.
The same provision and guidance provided in the larger narratives is at work upon the person in the ascetic and ethical task, and the individual also receives progressive dispensations. For Antony, the receipt of and responsiveness to special provisions lead to reunion with God, whether on the scale of the chosen people portrayed in the grand narrative, or on the personal scale of the guidance and care granted to the individual ascetic. The transformative progression moves from body to soul to mind, integrating all of these under the ordering authority of the mind, thus repairing a state of disruption and allowing the person to attain purity. 24 “If the soul perseveres in these three ways and keeps to what the Spirit has taught the mind, it purifies both from the three types of affliction.” 25 That is, the ethical program works on the same trajectory as the historicizing and eschatological narrative, alleviating a state of affliction by means of providential aid and guidance under the law. This same course of guided action is maintained right to the end of the letter, where Antony closes thus after detailing how to correct each part of the body specifically: [...] Then the Creator has mercy on the weariness of its repentance through the labors of the body, such as prolonged fasts, vigils, much study of the Word of God and many prayers, as well as the renunciations of the world and human things, humility and contrition. And if it endures in all this, then God the merciful sees its patience in the temptations and has mercy and helps it. 26
For Antony, the practice of the ethical life is, because of its corrective mode, portrayed as “the work of repentance” and is closely attached to metaphors of healing from affliction. 27 The task of correction has both a mental and a physical level, since some vices are dependent on the body, and some independent of it. 28 The state of embodiment is a condition of affliction, parallel to that of humanity portrayed in the larger narrative: “Truly my children, we dwell in
24. 25. 26. 27. 28.
Ep. Ant. I.32 (Rubenson, The Letters of St. Antony, p. 199). Ep. Ant. I.42 (Rubenson, The Letters of St. Antony, p. 200). Ep. Ant. I.77–78 (Rubenson, The Letters of St. Antony, p. 202). See especially Ep. Ant. I.19, 27–29 and the exhortation to repentance in Ep. Ant. V.29. Ep. Ant. I.73.
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Blossom Stefaniw our death and stay in the house of the robber, bound by the fetters of death.” 29 Just as the state of affliction and need for comfort motivates the work of divine aid, the state of embodiment is so detrimental as to urgently require ascetic efforts in order to correct and heal the mind. The body is defined in very pessimistic terms: “this our vessel in which we dwell is our destruction and a house full of war.” 30 Liberation from the body is urgent because the vices of the body inhibit the work of the mind. Thus the purpose of ascetic practice is to allow for correct functioning of the mind, and right knowledge is a key signal of participating in the privileged identity that Antony is promoting. Throughout the letters Antony exhorts his readers to know, understand, meditate, or examine. In Ep. Ant. III.26 Antony beseeches his readers “to understand this writing, since it is the commandment of the Lord.” In so doing, Antony casts his teachings as directly related to the law that was supplied to Moses. By requiring that his readers make an effort to understand it, he is asking of them the sort of responsiveness and receptivity which was also lauded in Moses. That is, just as the plight of the individual was analo gous to the plight of humanity, the teaching provided by Antony is analogous to the provisions given by God and requires the same response. Also, in Ep. Ant. II.24 Antony says “My brothers, I beseech you in the name of our Lord Jesus Christ, understand this great dispensation [...].” Thus replacing the behavioral content of these hortatory phrases with exhortations to take up a certain mental state suggests that for Antony, it is knowledge and understanding which are of the greatest ethical urgency. This makes sense because attaining privileged knowledge of the narrative, and orienting oneself within it, is what allows one to make progress towards resolution of the state of sojourning or woundedness. Along with encouraging knowledge and understanding of how the spiritual life works, Antony persistently exhorts his readers to know themselves. 31 While self-knowledge as a formative ideal is familiar in late-antique traditions of excellence, it is worth looking at a few particularities of its valorization in Antony. There is a direct relation between knowing oneself and correct knowledge of God. In Letter IV, for example, Antony diagnoses Arius with a failure to know himself which explains why he has taught falsely about God. 32 In Letter VI the connection between self-knowledge and a larger scale of knowledge is made more explicit with the claim, “For he who knows himself knows all.” 33 Locating the fulcrum of righteousness in the head supports
29. Ep. Ant. V.6. 30. Ep. Ant. VI.45. 31. Ep. Ant. II.25 “… ought to examine his way of life and know himself.”; see also Ep. Ant. VII.59 and Ep. Ant. III.38 for the repeated imperative to know thyself. 32. Ep. Ant. IV.17ff. 33. Ep. Ant. VI.59.
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The Oblique Ethics of the Letters of Antony the connection of ethical formation to the truth about the history of humanity, about the self, and about God. It also fits into the identity of excellence and privilege which is being developed, as not everyone is privy to the level of true knowledge which Antony encourages in his readers. In Antony, knowing these truths is treated as a cause of a right way of life, or even as synonymous with it. In this corpus, ethical transformation is not a matter of performing certain deeds and refraining from others. Rather, the person is to be oriented to a grand narrative of the history of relations between the divine and the human, and to be emotionally involved in that narrative. The ethical program is equivalent to the program of cultivating the identity of privilege and election which corresponds to attachment to the narrative. This is because the urgency of the ethical praxis of asceticism and self-knowledge is directly entailed by the identity of privilege which Antony articulates.
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ENTRE L’ÉTHIQUE ET L’ETHNIQUE Universalisme et particularisme dans le judaïsme rabbinique
Ron Naiweld CNRS 1
1. Introduction La question du rôle joué par l’éthique dans la formation de l’identité juive rabbinique semble, à première vue, ne pas être une question pertinente. Les penseurs juifs modernes, de Moses Mendelssohn à Emmanuel Levinas, ont suffisamment souligné la primauté de l’éthique dans le discours rabbinique. Le fait que le judaïsme, au moins dans sa version rabbinique, constitue une orthopraxie et non une orthodoxie est devenu un lieu commun. Cependant, même lorsque l’on présuppose, à juste titre, que le discours rabbinique situe la pratique (et non pas la foi) au centre de ses préoccupations, il ne faut pas occulter le fait qu’il s’agit d’un discours national, c’est-à-dire d’un discours destiné aux membres d’une nation particulière. Ainsi, lorsque l’on aborde la littérature rabbinique dans l’objectif d’examiner le rapport entre éthique et identité, une question se pose : selon le discours rabbinique, est-ce l’éthique de l’individu qui détermine son identité en tant que juif ou bien est-ce son appartenance nationale ? Pour formuler cette question autrement : l’identité collective articulée par la littérature rabbinique, est-elle plus « éthique » ou « nationale 2 » ?
1. 2.
Centre de recherches historiques, UMR 8558, Paris. Il n’est pas seulement question de l’identité du groupe mais également de la nature même de la loi rabbinique – s’agit-il d’une loi universelle ou bien une loi juive ? Ainsi, il n’est pas toujours clair si, selon le discours rabbinique, un « juif » doit obéir à la Loi parce qu’il est juif, ou bien parce que cette Loi et l’obéissance à elle représentent un bien universel.
Ron Naiweld Plutôt que de tenter d’apporter une réponse à cette question, il semble plus judicieux d’examiner la manière dont les rabbins des premiers siècles, et le discours rabbinique de manière générale, la posent. Quels sont les termes et les concepts qu’ils utilisent afin d’articuler cette problématique ? Il va de soi que le discours rabbinique ne connait pas le concept d’« identité collective », ce dernier étant le fruit des réflexions psychologiques et sociologiques modernes. Lorsque les premiers rabbins s’interrogent sur ce que nous, les modernes, qualifiions d’« identité collective juive », ils utilisent plutôt le terme « Israël ». La question identitaire rabbinique aurait été donc la suivante : qui fait partie d’Israël ? s’agit-il des membres du peuple juif ? ou s’agit-il de ceux dont l’attitude se conforme aux règles morales formulées par les rabbins ? Toutefois, cette dernière question ne peut non plus être posée explicitement par les rabbins. En effet, ouvrir l’appartenance à Israël à tous ceux qui agissent moralement paraît une démarche trop dangereuse pour un mouvement qui reste toujours attaché à ses racines ethniques et particularistes. Il faut donc poser cette question différemment. Ainsi, comme nous le verrons dans les pages suivantes, la littérature rabbinique formule la question « identitaire » dans une négociation entre trois facteurs : (a) la conduite morale ; (b) l’appartenance ethnique ; (c) le salut dans l’au-delà ou dans l’eschaton. Ce triangle permet de poser la question identitaire sans mettre explicitement en danger l’identification du terme « Israël » avec un group ethnique particulier ; il permet au discours rabbinique d’osciller entre deux définitions de l’identité d’Israël – ethnique et éthique – sans jamais adopter entièrement ni l’une ni l’autre 3. Nous commencerons par une brève introduction, qui situera notre problématique dans le débat, toujours actuel, concernant les dimensions universaliste et particulariste de l’identité juive rabbinique. À l’aide d’une analyse de la Mishnah Sanhedrin 10 :1 (Tous Israël ont une part au monde à venir), nous verrons que la définition spirituelle/éthique d’Israël (Israël est celui qui agit moralement et sera sauvé) existe à l’intérieur du discours rabbinique. La tension entre les deux définitions d’Israël, à savoir l’une ethnique et l’autre éthique, déjà présente dans les sources rabbiniques, traverse deux problématiques connexes : l’une concerne la possibilité du salut des gentils, et l’autre,
3.
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On peut employer ici la belle métaphore de Raphael Loewe, qui écrit « the halakhists possess a key wherewith to open the ideological door leading to the non-Jewish world, and […] they are prepared to open it occasionally and even to make the key available to approved persons on application, so to speak; but […] they feel inhibited – for reasons that are not, essentially, logical ones – from leaving the key in the lock » (R. Loewe, « Potentialities and Limitations of Universalism in the Halakhah », dans R. Loewe (dir .), Studies in Rationalism, Judaism and Universalism. In memory of Leon Roth, Londres 1966, p. 115-150, ici p. 144).
Entre l’éthique et l’ethnique celle des impies d’Israël. L’analyse des textes du traité Sanhedrin de la Tosefta et du Talmud de Babylonie nous aidera à comprendre comment les rabbins ont abordé ces problèmes. 2. Particularisme, universalisme et salut L’analyse proposée ici s’inscrit dans une longue discussion sur le rapport entre particularisme et universalisme dans la religion juive, une discussion qui doit être pensée dans le contexte du conflit entre judaïsme et christianisme 4. En effet, la distinction faite par Paul entre Israël de l’esprit et Israël de la chair a non seulement marqué les relations, très tumultueuses, entre les deux religions mais aussi notre façon d’analyser et de comprendre ces relations. Alors que de nombreux travaux ont montré qu’à l’intérieur du judaïsme prérabbinique existaient des tendances universelles importantes, on considère toujours que l’identité juive est formée et définie autour du critère ethnique (biologique, « de la chair »), tandis que l’identité chrétienne est perçue comme étant spirituelle (la foi) et éthique (la piété) 5. Autrement dit, l’identité chrétienne est potentiellement « universelle » tandis que celle des juifs est particulière 6. Il existe plusieurs critères à l’aide desquels il est possible de « mesurer » l’universalisme d’une religion. En ce qui concerne le christianisme, un des critères les plus populaires est la possibilité de chaque homme, « juif ou
4.
5.
6.
Selon Pierre Daniel Chantepie de la Saussaye, la répartition des religions en deux groupes – universelle et particulariste (nationale) – a été formulée pour la première fois en 1827 par un membre de l’école de Tubingue, von Drey (P. D. Chantepie de la Saussaye, Manuel d’histoire des religions, Paris 1904, p. 6). Cependant, selon Jonathan Z. Smith ce n’est qu’en 1876 que cette classification est développée par Petrus Tiele (P. Tiele, Manuel de l’histoire des religions, esquisse d’une histoire de la religion jusqu’au triomphe des religions universalistes, Paris 1885). Voir J. Z. Smith, « A Matter of Class: Taxonomies of Religion », Harvard Theological Review 89/4 (1996), p. 387-403, ici p. 394. En effet, selon Jonathan Z. Smith ibid. p. 395, déjà chez Tiele on constate que la façon de distinguer religions universelles et particularistes correspond à la manière des auteurs chrétiens de concevoir leur différence avec le judaïsme. Voir aussi la discussion et la bibliographie dans G. Holtz, Damit Gott sei alles in allem. Studien zum paulinischen und frühjüdischen Universalismus, Berlin 2007, p. 1-4 ; T. L. Donaldson, Judaism and the Gentiles. Jewish Patterns of Universalism (to 135 CE), Waco 2007, p. 1-11. Les écrits du philosophe français Alain Badiou sur Paul, bien qu’ils n’aient que peu de valeur du point de vue de la recherche historique, sont très révélateurs de ce phénomène en ce qu’ils expriment une tendance intellectuelle contemporaine d’une certaine exaltation de l’universalisme paulinien. Voir : A. Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, Paris 1997 et idem, « St. Paul, Founder of the Universal Subject », dans J. D. Caputo et L. Martin Alcoff (dir .), St. Paul among the Philosophers, Bloomington 2009, p. 27-37. Pour une critique de la pensée de Badiou sur Paul voir l’article du même volume : P. Fredriksen, « Historical Integrity, Interpretive Freedom: The Philosopher’s Paul and the Problem of Anachronism », dans St. Paul among the Philosophers, p. 61-72.
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Ron Naiweld grec » d’être sauvé. Ce critère de salut universel a parfois également servi à déterminer la dimension universaliste du judaïsme, et ce, pas seulement par les penseurs chrétiens. Ainsi, dans son introduction aux traités Avot et Avot de Rabbi Nathan, Louis Finkelstein défend la thèse, sur laquelle on reviendra par la suite, que la Mishnah Sanhedrin 10 :1 doit s’entendre comme formulant l’idée que non seulement les juifs mais tous les hommes justes, seront sauvés 7. Néanmoins, en règle générale, il semble que les chercheurs modernes, surtout à partir des années quatre-vingt, ont limité, voire nié l’importance des questions salutaires et eschatologiques dans la littérature rabbinique classique 8. C’est dans la même veine que l’on constate, à partir des années quatrevingt-dix, un certain nombre de recherches centrées autour de la question de l’universalisme du judaïsme rabbinique, et qui recourent à la notion d’universalité de la Torah et non à celle de salut. Parmi elles, les études de Marc Hirshman et de Steven Fraade ont montré qu’à l’intérieur même du judaïsme rabbinique, certains courants considéraient que la Torah était destinée à l’ensemble des nations (et non seulement aux juifs) 9. Plus récemment, Adiel Schremer a également décelé une tension intra-rabbinique entre deux tendances, universaliste et particulariste, autour de la question de l’universalité de la Torah. Il commente entre autres un passage du recueil exégétique Sifra sur Lévitiques (deuxième moitié du iiie siècle), où les deux interprétations du terme « Israël » sont confrontées : According to the first interpretation, what defines the Jewish people is the adherence to the covenant ; therefore, the proselyte is considered a member of the community, whereas the apostate not. According to the alternate interpretation offered by the Sifra, Jewishness is defined by descent; therefore, the apostate is still considered within the confines of the community, whereas the
7. L. Finkelstein, Mabo le-Massektot Abot ve-Abot d’Rabbi Nathan, New York 1950, p. 216238. 8. Voir A. Yoshiko Reed, « Reading Augustine and/as Midrash : Genesis 6 in Genesis Rabbah and the City of God », dans L. M. Teugels et R. Ulmer (dir.), Midrash and Context: Proceedings of the 2004 and 2005 SBL Consultation on Midrash, Piscataway 2007, p. 67-122, p. 98-99. Reed conteste l’idée que l’intérêt des rabbins pour l’eschatologie était minimal. Voir note 84 p. 99 pour une bibliographie. 9. Cf. M. Hirshman, « Rabbinic Universalism in the Second and Third Centuries », HTR 93/2 (2000), p. 101-115 ; S. D. Fraade, « Navigating the Anomalou : Non-Jews at the Intersection of Early Rabbinic Law and Narrative », dans L. J. Silberstein et R. L. Cohn (dir.), The Other in Jewish Thought and History. Constructions of Jewish Cutlure and Identity, New York 1994, p. 145-165. Pour l’étude des cas particuliers qui soutiennent cette thèse voir : K. Berthelot, « The Canaanites who Trusted in God: An Original Interpretation of the Fate of the Canaanites in Rabbinic Literature », Journal of Jewish Studies 62/2 (2011), p. 233261 ; M. Benovitz, « Your Neighbor is Like Yourself: A Broad Generalization with Regard to the Torah », dans M. Poorthuis et J. Schwartz (dir.), A Holy People. Jewish and Christian Perspectives on Religious Communal Identity, Leyde 2006, p 127-146.
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Entre l’éthique et l’ethnique proselyte is denied a status of “Israel”. The Sifra follows the first view and unequivocally rejects the latter. 10
Selon Adiel Schremer, le terme Israël est doté d’une ambiguïté dans le corpus rabbinique : tantôt, il désigne un groupe ethnique, tantôt un groupe spirituel-éthique (c’est ainsi que l’on peut qualifier un groupe de gens ayant décidé de soumettre à l’alliance divine). Le Sifra, en l’occurrence, suit la définition spirituelle-éthique d’Israël mais tel n’est pas le cas de l’ensemble des sources rabbiniques. Le fait que deux définitions de l’identité d’Israël existent au sein de la littérature rabbinique est de poids : comment peut-on formuler une « identité juive rabbinique » si les sources rabbiniques fournissent deux réponses qui sont, au moins dans une certaine mesure, exclusives ? Or une ambiguïté peut se révéler aussi féconde qu’elle est troublante. Dans les pages suivantes, nous examinerons certains aspects de l’espace discursif créé par la littérature rabbinique autour de la tension entre les deux acceptions du terme Israël. Nous démontrerons comment cette tension définit les limites du discours identitaire rabbinique, lui permettant de soulever certaines questions et d’en éviter d’autres. 3. Israël de l’esprit, de la chair, et du monde à venir L’oscillation rabbinique entre la définition spirituelle et la définition ethnique de l’entité qu’est Israël se manifeste de manière particulièrement flagrante dans la première Mishnah du dixième chapitre du traité Sanhedrin (le chapitre ḥeleq). Dans ce traité, il est notamment question des lois et des enseignements concernant le fonctionnement des instances juridiques, et tout particulièrement, des différentes modalités de la peine capitale. Le dixième et l’avant dernier chapitre abordent la question du jugement divin dans l’audelà 11. Voici la Mishnah (Sanhedrin 10 :1) :
10. A. Schremer, Brothers Estranged: Heresy, Christianity and Jewish Identity in Late Antiquity, Oxford 2010 p. 39. La question du rapport rabbinique à la conversion (giyour) n’est pas sans rapport avec notre problématique. On trouve dans la recherche des avis divers quant à la tolérance rabbinique à l’égard de ce phénomène. Sur ce sujet voir M. Himmelfarb, A Kingdom of Priests. Ancestry and Merit in Ancient Judaism, Philadelphie 2006. Voir surtout p. 182-184 et sa prise de position contre Shaye Cohen et Christine Hayes, qui, selon elle, accordent trop de poids au phénomène de conversion chez les rabbins antiques. 11. Nous ne traiterons pas ici la question, qui dépasse le cadre de cette étude, de la nature du « monde à venir », dans la littérature rabbinique – s’agit-il d’une référence eschatologique (au monde de la résurrection) ou spirituelle (au monde des âmes) ? Voir Finkelstein, Mabo le-Massektot, p. 216-238 ; J. Costa, L’au-delà et la résurrection dans la littérature rabbinique ancienne, Louvain 2004, p. 37-71 ; H. Milikovsky, « גיהנום ופושעי ישראל על פי סדר » עולם, Tarbiz 55/3 (1986), p. 311-343 (en hébreu). Cette question est de moindre importance pour la thèse présentée dans cet article. En effet, qu’il s’agisse de l’eschaton ou du monde des âmes, « avoir une part au monde à venir » signifie être sauvé.
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Ron Naiweld Tous Israël ont une part au monde à venir, puisqu’il est dit : « Il n’y aura que des justes parmi ton peuple. Ils posséderont à toujours [ ]לעולםle pays ; c’est le rejeton que j’ai planté, l’œuvre de mes mains, pour servir à ma gloire. » (Esaïe, 60 :21) 12. Et ceux qui n’ont pas de part au monde à venir – celui qui dit que la résurrection n’est pas dans la Torah, et [celui qui dit] que la Thora n’est pas céleste 13, et l’Épicurien 14. Rabbi Aqiba dit – même celui qui lit les livres externes et celui qui murmure [un serment] sur la blessure en disant « et si tu gardes tous ses statuts, je ne mettrai sur toi aucune des maladies que j’ai mises sur l’Égypte, car je suis YHWH qui te guérit. » (Exode, 15 :26). Abba Shaul dit – même celui qui prononce les lettres du Nom.
Les deux mishnayot suivantes ajoutent à la liste des exclus du monde à venir plusieurs personnages et groupes de l’histoire biblique – les rois pécheurs (Jéroboam, Achab et Manassé), des figures bibliques infâmes (Balaam, Doëg, Aḥitofel et Gueḥazi), la génération du déluge, les gens de Sodome ainsi que la génération du désert 15. Les trois dernières mishnayot du chapitre semblent constituer une section à part car elles se livrent principalement aux lois concernant la ville apostasiée (Deut. 13 :14-18). L’histoire de la rédaction de la Mishnah Sanhedrin 10 :1 a déjà été traitée par Louis Finkelstein 16, Ephraïm Urbach 17 et, plus récemment, par Israël Yuval 18 et David Grossberg 19. En réalité, le début du passage (la phrase « Tous Israël ont une part au monde à venir »), n’apparaît pas dans un des manuscrits les plus importants de la Mishnah – le ms. Kaufmann, et dans les parallèles de notre Mishnah dans la Tosefta et dans Seder Olam Raba. À l’exception de Louis Finkelstein, la plupart des chercheurs considèrent cette omission comme la marque d’une interpolation post-tannaïtique 20. Israël Yuval, s’appuyant sur les arguments d’Ephraïm Urbach, situe cette interpolation dans le contexte du conflit entre rabbins et judéo-chrétiens :
12. Le verset vient appuyer l’affirmation par une exégèse sous-entendue : le « pays » que « ton peuple », à savoir Israël, possédera pour toujours est justement le monde à venir. Sur ce midrash voir aussi I. J. Yuval, « All Israel have a Portion in the World to Come », dans F. E. Udoh (dir .), Redefining First Century Jewish and Christian Identities. Essays in Honor of Ed Parish Sanders, Notre Dame 2008, 114-138, p. 116. 13. Voir I. J. Yuval ibid. pour discussion sur les variantes. 14. Pour une bibliographie sur l’emploi rabbinique du terme voir D. M. Grossberg, « Orthopraxy in Rabbinic Literature », JSJ 41 (2010), p. 517-561, p. 517-518 n. 1. 15. Dans les mss. Parma et Kaufmann la Mishnah 3 est divisée en plusieurs enseignements. 16. L. Finkelstein, Mabo le-Massektot, p. 214-215. 17. E. Urbach, Les sages d’Israël. Conceptions et croyances des maîtres du Talmud, Paris 1996, p. 971 n. 11. 18. I. J. Yuval. « All Israel ». 19. D. M. Grossberg, « Orthopraxy ». 20. Voir par exemple E. Urbach, Les sages.
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Entre l’éthique et l’ethnique The all-encompassing statement assuring every Israelite a portion in the world to come belongs to the later layer, which attempts to formulate a new definition of Jewish Identity to cope with the challenge posed by early Christianity 21.
Israël Yuval étaye sa thèse en démontrant que la liste des trois pécheurs mentionnés dans la Mishnah par R. Aqiba et Abba Shaul (à savoir, celui qui lit dans les livres extérieurs, celui qui murmure lorsqu’il voit une plaie, et celui qui prononce les lettres du Nom divin) fait allusion aux pratiques judéochrétiennes 22. Selon Yuval, la phrase introductive (Tous Israël…) constitue le parallèle rabbinique de la célèbre maxime chrétienne extra Ecclesiam nulla salus – une formule proche de celle consignée par Cyprien de Carthage à la première moitié du troisième siècle (salus extra ecclesiam non est), qui est, à son tour inspirée par la sotériologie paulinienne 23. Selon cette dernière, la foi en Jésus, c’est-à-dire la participation à Israel spiritualiter, constitue une condition suffisante du salut (de l’homme). Yuval insiste, néanmoins, sur le fait que notre Mishnah « obviously refers to Israel carnaliter » : In the face of the threat posed by the all-encompassing Christian promise of salvation to all believers, our Mishna suggests an alternative, rival conception. Its adoption of the Pauline formula does not stem from agreement, but specifically from competition for the hearts of the believers 24.
Alors que ma lecture adhère à la mise en parallèle du texte rabbinique avec les préoccupations chrétiennes concernant le salut de l’homme effectuée par Israël Yuval, elle en diverge cependant sur les deux points suivants. Premièrement, la phrase « Tous Israël ont une part au monde à venir » ne doit pas être réduite à une simple réaction vis-à-vis du christianisme ; la question du « salut » et de ses conditions était au cœur des discours spirituels de la fin de l’Antiquité, et pas seulement dans le judaïsme et le christianisme. Les discours spirituels, religieux ou païens, formulaient chacun des réponses différentes. Ces discours sur le salut étaient souvent influencés par ceux des autres courants, sans pour autant en être la réaction directe 25.
21. I. J. Yuval, « Al l Isr ael ». Voir aussi D. Flusser, Judaïsme dans les sources chrétiennes (en hébreu), Tel Aviv 1979, p. 210-225. 22. I. J. Yuval, « All Israel », p. 118-119. 23. I. J. Yuval, « All Israel », p. 119. Voir p. 133 n. 23 où Yuval mentionne des propos similaires chez Augustin et Origène. 24. I. J. Yuval, « All Israel », p. 120. 25. Cette critique s’inscrit dans une série d’études qui remettent en question la conception de Yuval et d’autres chercheurs qui considèrent que le judaïsme rabbinique naît « de l’esprit du christianisme » (pour emprunter le titre de P. Schäfer, Die Geburt des Judentums aus dem Geist des Christentums, Tubingue 2010. Voir Schremer, Brothers Estranged ; C. Bakhos, « Figuring (out) Esau: The Rabbis and their Others », Journal of Jewish Studies, 58/2 (2007), p. 250-262.
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Ron Naiweld Le deuxième point de désaccord avec Yuval est plus important. Selon lui, le terme « Israël » dans la Mishnah renvoie exclusivement à l’acception paulinienne d’« Israël de la chair », c’est-à-dire, à une définition ethnique d’Israël. Or, rien dans la Mishnah ne laisse entendre cela, puisque la liste des personnes qui n’auront pas part au monde à venir comprend aussi bien des juifs (du point de vue ethnique) que des non-juifs (Balaam, la génération du déluge, etc.). Pour Yuval, ce fait renforce la thèse selon laquelle la première phrase de la Mishnah est une interpolation : the list of those who have no portion in the world to come includes some who are not included in “Israel”, such as Balaam or the generation that perished in the flood. The inclusion of non-Jews in the list of exceptions to the rule indicates that the rule itself, “All Israel…”, is not original and was added later on 26.
L’argument d’Israël Yuval présuppose donc une négligence de la part des rédacteurs ultérieurs, qui ont ajouté cette phrase. Il semble exclure préalablement la possibilité que l’ajout de la phrase introductive ait été destiné à faire ressortir l’ambiguïté du terme « Israël » – ce dernier peut être interprété comme faisant référence à une communauté soit spirituelle soit ethnique. Dans ce contexte il faut rappeler que la littérature rabbinique fait très peu usage du terme « juif » ou « judéen » que l’on trouve dans d’autres littératures de la même époque 27. Elle emploie le terme « Israël », toujours au singulier, même s’il peut désigner parfois l’ensemble du groupe. Le fait que les rabbins emploient un terme qui désigne à la fois le groupe et les individus qui le composent confère à ce terme une allure abstraite, qui dépasse la dimension concrète, corporelle, de l’individu. Ainsi, selon une source tannaïtique, le peuple d’Israël constitue « un corps et une âme 28 » ; l’union entre les membres de l’ethnie est aussi spirituelle. Il est tentant d’évoquer ici l’usage que font les chrétiens des premiers siècles du terme ekklèsia, qui désigne à la fois les établissements particuliers et l’ensemble, corps et âme, des croyants. Israël Yuval, dans son analyse de la Mishnah, accepte la distinction paulinienne entre l’Israël spirituelle (chrétien) et l’Israël charnelle (juif/rabbinique), et c’est à travers elle qu’il lit les sources rabbiniques. Avec des lunettes pauliniennes, il aborde les références rabbiniques aux thèmes qui sont partagés par le judaïsme et le christianisme (la magie, le salut, etc.) et y trouve
26. I. J. Yuval, « All Israel », p. 116. 27. On trouve dans le Talmud Babylonien quelques passages employant le terme « juif » ou « judéen » (Cf. S. Stern, Jewish Identity in Early Rabbinic Writings, Leyde 1994, p. 11, n. 66). 28. Mekhilta deRashbi, 19 :6.
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Entre l’éthique et l’ethnique forcément l’expression d’une « rivalité féroce » entre rabbins et chrétiens. Or, cette approche est très restrictive et empêche parfois de percevoir des traits propres au judaïsme rabbinique 29. Si, contrairement à Yuval, on considère que les rédacteurs ayant fixé la dernière version de notre Mishnah acceptent la possibilité d’une définition spirituelle d’Israël, on peut analyser la Mishnah de manière synchronique. Il faut rappeler que pour les commentateurs de l’époque amoraïque, la Mishnah avait déjà sa forme actuelle 30, ce qui rend l’analyse synchronique encore plus pertinente. En effet, lorsque l’on considère la Mishnah dans son ensemble, on constate que : Israël a une part au monde à venir Qui n’a pas de part au monde à venir n’est pas Israël Un pécheur n’a pas de part au monde à venir Qui a une part au monde à venir n’est pas un pécheur
Cette analyse nous permet de cerner deux problèmes : – la Mishnah ne se prononce pas quant à la participation du non-Israël au monde à venir. C’est-à-dire, elle n’indique pas si dans le groupe « monde à venir » il existe d’autres groupes à part « Israël », ou non. Cette possibilité reste ouverte ; – un membre d’Israël doit avoir une part au monde à venir. Or, un pécheur ne peut pas avoir une part au monde à venir (groupe totalement exclu). Quel est donc le statut d’un Israël ethnique (c’est-à-dire d’un juif), qui transgresse les lois indiquées dans la Mishnah ? Peut-on affirmer qu’il n’est plus Israël ? Je voudrais passer à l’analyse de deux passages du chapitre ḥeleq du Talmud Babylonien que l’on peut lire comme le fruit d’une réflexion des rédacteurs babyloniens sur les deux problèmes évoqués par la Mishnah. Le premier passage aborde la possibilité des gentils de participer au salut (problème 1), tandis que le deuxième aborde le problème du sort des impies qui appartiennent à Israël du point de vue ethnique (problème 2). 4. Les gentils oubliant Dieu Dans le texte suivant, les rabbins posent la question de l’inclusion des gentils au monde à venir en cas de conduite pieuse. Les gentils pieux ont-ils part au monde à venir, ou sont-ils condamnés à ne pas être sauvés du fait de leur non-appartenance ethnique à Israël. Le texte est bref, mais riche, autant par son contenu que par l’histoire de sa transmission. Je cite ici la version qui apparaît dans l’édition Vilna du Talmud.
29. I. J. Yuval, « All Israel », p. 120. 30. Même selon la théorie de Yuval, cette phrase a été ajoutée au cours de la période amoraïque.
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Ron Naiweld [Selon la Mishnah], Balaam ne vient pas au monde à venir, c’est-à-dire que d’autres [non-juifs] 31 y viendront. Notre Mishnah est donc selon R. Yehoshoua car on a appris : R. Eliezer dit [à propos du verset suivant :] « Les impies [resha‘im] retourneront dans le Sheol ; toutes les nations [goyim 32] oubliant Dieu » (Ps. 9 :18). Les impies retourneront dans le Sheol – il s’agit des pécheurs d’Israël ; toutes les nations oubliant Dieu – il s’agit des pécheurs des idolâtres. Tels sont les propos de R. Eliezer. R. Yehoshoua lui a dit : Et pourtant, il n’est pas dit « dans toutes les nations » mais plutôt « toutes les nations oubliant Dieu » ; il faut alors lire [le verset] ainsi : « Les impies retourneront dans le Sheol » – qui sont-ils ? « Toutes les nations oubliant Dieu » 33 (b San. 105a).
Ce passage est complexe. Il commence par attribuer notre Mishnah, qui suppose qu’il y a des gentils qui ont une part dans le monde à venir, à R. Yehoshoua. Mais à la fin du passage on comprend que contrairement à R. Eliezer, R. Yehoshoua dit que « toutes les nations oubliant Dieu », et pas seulement les « pécheurs » parmi elles, n’auront pas de place au monde à venir. L’explication de R. Yehoshoua est la suivante : puisque le verset n’emploie pas la préposition « bé » (dans), on ne doit pas conclure qu’il fait référence seulement à un groupe (celui des pécheurs, des impies) parmi les nations, mais à toutes « les nations oubliant Dieu ». Pour résoudre cette difficulté, il faut se tourner vers les autres versions de ce texte, d’abord dans la Tosefta Sanhedrin et ensuite dans les manuscrits du traité babylonien. L’examen des ces autres témoins du texte indique que l’éditeur qui a constitué la version citée supra se trouvait face à un problème qu’il n’a pas résolu de manière satisfaisante. Commençons avec la version de la Tosefta Sanhedrin 13 :1 (le chapitre 13 de la Tosefta correspond à notre chapitre 10 de la Mishnah). Je cite la version du ms. Erfurt (xiie siècle) : R. Eliezer dit : tous les gentils n’ont pas part au monde à venir, comme il est dit : « Les impies retourneront dans le Sheol ; toutes les nations [goyim] oubliant Dieu ». Les impies 34 retourneront dans le Sheol – il s’agit des impies d’Israël. R. Yehoshoua lui a dit : Si le psalmiste avait écrit : « Les impies retourneront dans le Sheol toutes les nations » et se tût, j’aurais été d’accord avec toi, mais puisqu’il a ajouté « oubliant Dieu », on comprend qu’il y a des justes parmi les nations qui ont une part au monde à venir.
31. Mss Jérusalem et Florence – « d’autres goyim ». 32. Dans l’hébreu biblique le mot goy signifie un peuple, une nation, tandis que dans la littérature rabbinique il s’agit de la désignation de non-israélite (gentil). 33. Ms Karlsruhe ajoute : « comme Balaam et Jésus l’impie ». 34. Sacha Stern distingue רשעיet ( פושעיCf. S. Stern, Jewish Identity, p. 120), l’un des termes étant plus grave que l’autre.
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Entre l’éthique et l’ethnique Dans les deux autres témoins, plus tardifs, de cette Baraita (ms. Vienne et édition imprimée), les propos de R. Eliezer sont proches de ceux de la version Vilna du passage talmudique – « Les impies retourneront dans le Sheol » – il s’agit des impies d’Israël ; « Toutes les nations oubliant Dieu » – il s’agit des impies des gentils 35. Selon cette version, R. Eliezer n’exclut pas la possibilité de la participation de certains gentils au monde à venir. La réaction de R. Yehoshoua devient dès lors inadaptée, puisqu’il insiste précisément sur le fait qu’il existe des gentils qui ont une part au monde à venir. Les propos de R. Yehoshoua sont identiques, à quelques modifications insignifiantes près, à ceux que l’on trouve dans le témoin du ms. Erfurt. Autrement dit, selon cette version les deux sages, R. Eliezer et Yehoshoua, estiment que certains gentils auront de part au monde à venir et il n’y a pas de controverse entre eux sur cette question. Cela indique que la version est corrompue. Notons également que dans le ms. Vienne et dans l’édition imprimée de la Tosefta, ce passage est introduit par l’affirmation de R. Eliezer : « Tous les goyim n’ont pas de part au monde à venir 36 ». Au premier abord, selon cette version, R. Eliezer se contredit par la suite, en affirmant que parmi les gentils, seuls les impies n’auront pas accès au monde à venir. Mais il est possible aussi que les rédacteurs de cette version considéraient que l’exégèse de R. Eliezer servait de limitation et de clarification à ses propos, très généralistes, qui introduisent l’enseignement. Quoi qu’il en soit, le problème de deux derniers témoins persiste – les propos de R. Eliezer et de R. Yehoshoua ne se contredisent pas, les deux estiment que les justes parmi les nations seront sauvés. La version du ms. Erfurt de la Tosefta se révèle donc la plus cohérente parmi les trois témoins. Pourtant, même cette version ne semble pas être complète. L’exégèse de R. Eliezer s’arrête après la première partie du verset, où il est question, selon lui, des impies d’Israël. Quant à la deuxième partie, qui concerne « les nations oubliant Dieu », on ne la trouve pas dans ce témoin. Quelle aurait été l’exégèse de R. Eliezer de cette partie ? On peut supposer qu’il aurait conclu que cette partie correspondait à tous les gentils, c’est-à-dire qu’aucun gentil ne serait sauvé. Cette version hypothétique de l’enseignement aurait été encore plus cohérente que celle trouvée actuellement dans le ms. Erfurt. Il est donc possible de reconstituer ici la version la plus cohérente qui était, peut-être, la version originale de la Tosefta : R. Eliezer dit : tous les gentils n’ont pas de part au monde à venir, comme il est dit : « Les impies retourneront dans le Sheol ; toutes les nations [goyim] oubliant Dieu ». Les impies retourneront dans le Sheol – il s’agit des impies d’Israël. Toutes les nations oubliant Dieu – il s’agit de tous les gentils.
35. Selon ms. Vienne. Dans l’édition principale on lit « idolâtres » au lieu des « gentils ». 36. Aussi dans la version imprimée.
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Ron Naiweld R. Yehoshoua lui a dit : Si le psalmiste avait écrit : « Les impies retourneront dans le Sheol toutes les nations » et se tût, j’aurais été d’accord avec toi, mais puisqu’il a ajouté « oubliant Dieu », on comprend qu’il y a des justes parmi les nations qui ont une part au monde à venir.
On trouve une version similaire à cette version reconstituée dans un des manuscrits du Talmud Babylonien. Tandis que trois manuscrits – Munich, Florence et Karlsruhe – présentent une version proche du texte de l’édition Vilna 37, dans le ms. Jérusalem on lit : R. Eliezer dit : « Les impies retourneront dans le Sheol ; toutes les nations oubliant Dieu » (Ps. 9 :18) ; Les impies retourneront dans le Sheol – il s’agit des pécheurs d’Israël ; toutes les nations oubliant Dieu – il s’agit des nations du monde [’umot ha-‘olam]. Tels sont les propos de R. Eliezer. R. Yehoshoua lui a dit : Et pourtant, il n’est pas dit « et toutes les nations » mais plutôt « toutes les nations oubliant Dieu » ; il faut alors lire [le verset] ainsi : « Les impies retourneront dans le Sheol » – qui sont-ils ? « Toutes les nations oubliant Dieu » 38.
De tous les manuscrits du traité Sanhedrin du Talmud de Babylone, le ms. Jérusalem est le plus tardif (xvie siècle). En revanche, il est le seul à avoir été copié en dehors de l’Europe chrétienne, au Yémen. Par conséquent, il est considéré parfois comme un manuscrit ayant conservé des traditions plus anciennes que celle conservées par les témoins antérieurs 39. En effet, de l’ensemble des versions de ce passage talmudique, celle du ms. Jérusalem est la plus cohérente. La controverse entre Eliezer et Yehoshoua s’enchaîne naturellement avec l’introduction : Eliezer considère qu’aucun goy n’a de part au monde à venir, tandis que Yehoshoua pense le contraire. La réponse de Yehoshoua s’éclaircit désormais. Comme dans la Tosefta (ms. Erfurt), il critique Eliezer en affirmant que certains gentils, ceux qui ne sont pas « oubliant Dieu », auront part au monde à venir. Son exégèse du verset des Psaumes est la suivante : puisque les deux énoncés (« Les impies retourneront dans le Sheol » et « toutes les nations oubliant Dieu ») ne sont pas liés par un « et » (vav), on ne peut pas lire le verset comme s’il proposait que tous les gentils oublient Dieu et vont retourner dans le Sheol. En réalité, explique Yehoshoua, le deuxième énoncé est une glose de la première – qui sont les impies qui
37. Dans ces témoins nous trouvons un R. Eliezer qui enseigne que ce ne sont que les impies parmi les nations qui n’auront pas part au monde à venir, à côté d’un R. Yehoshoua pour qui tous les gentils iront au « Sheol ». Notons cependant que l’exégèse qu’il emploie ici est différente : « Est-il dit « des nations » ? Non ! il est dit « tous les gentils » » – c’est-à-dire que tous les gentils sont oublieux de Dieu, et retourneront au Sheol. Le ms. Karlsruhe (xiiie siècle), qui semble être plus corrompu, présente probablement une intervention du copiste, qui ajoute une glose avant la question de R. Yehoshoua. 38. ms Karlsruhe ajoute ici : « comme Balaam et Jésus l’impie ». 39. M. Sabato, Un manuscrit yéménit du tractate Sanhedrin (Bavli) et sa place dans la tradition du texte, (en hébreu), Jérusalem 1998.
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Entre l’éthique et l’ethnique retourneront dans le Sheol ? Ceux parmi les nations qui oublient Dieu. En d’autres termes, les gentils qui n’ont pas oublié Dieu ne sont pas condamnés au Sheol, et c’est pourquoi ils auront part au monde à venir. Les différentes versions de la Tosefta montrent, que non seulement les deux avis concernant le salut des gentils existaient déjà au sein du mouvement rabbinique à l’époque tannaïtique, mais aussi, que les rédacteurs de la Tosefta, à la fin de cette époque en Palestine (moitié-fin du iiie siècle), ont jugé important de citer la controverse, tout en tranchant en faveur de l’avis de Yehoshoua – les justes parmi les gentils ont part au monde à venir. La position de R. Eliezer, même si elle n’est pas retenue, pose un problème pour certains copistes de la Toessfta. Pour cette raison, ils modifient ses propos afin d’« adoucir » sa position. Cette modification s’effectue de manière différente selon les copistes. Le copiste du ms. Erfurt omet la deuxième partie de l’exégèse où R. Eliezer interprète « toutes les nations oubliant Dieu » comme faisant référence à tous les gentils. La solution apportée par la version imprimée et celle du ms. Vienne est différente – les deux laissent la phrase introductive attribuée à R. Eliezer, qui écarte la possibilité du salut pour les gentils, mais ajoutent à ses propos une « clarification » qui fait entendre que ce ne sont que les impies parmi les nations qui ne seront pas sauvés 40. Notons que selon la version de l’édition Vilna du Talmud, R. Yehoshoua tient assez clairement la position sévère qui est à l’origine celle de R. Eliezer, à savoir – aucun goy ne sera sauvé. Dans les autres témoins « corrompus, » cette affirmation est beaucoup moins claire. Il est probable que le rédacteur de cette version l’ait copié à partir d’une version déjà corrompue, qu’il a essayé d’organiser selon les règles de la dialectique du Talmud Babylonien 41.
40. Il est important de noter que lorsque les rédacteurs du Talmud Babylonien font appel à ce passage, c’est dans un contexte différent de celui de la Tosefta. Alors que dans la Tosefta, le passage est introduit par l’affirmation de R. Eliezer selon laquelle tous les gentils n’ont pas part au monde à venir, dans le Talmud Babylonien, il est introduit par l’idée que les gentils (qui ne sont pas Balaam ou ses semblables) ont part au monde à venir. R. Yehoshoua est de cet avis (goyim au monde à venir), qui est, selon la Gmara, aussi celle des rédacteurs de la Mishnah. Ainsi, notre passage est censé jouer un rôle très simple dans la reconstruction dialectique réalisée par les rédacteurs babyloniens – mettre la Mishnah dans un contexte d’une controverse tannaïtique. Mais les copistes du traité babylonien se montrent tout aussi mal à l’aise à l’égard de la position de R. Eliezer que ceux de la Tosefta. Ils adoptent la même solution empruntée par le ms. Vienne et la version imprimée de la Tosefta, en limitant la portée des propos d’Eliezer aux impies des nations et non pas à tous les gentils. Cela a un prix – le passage tel qu’il est conservé dans la plupart des témoins n’est pas cohérent. 41. C’est-à-dire qu’il a reconstitué l’opposition entre les deux sages. Il l’avait fait à partir d’une version corrompue, où la controverse entre Eliezer et Yehoshoua a été atténuée. Il a probablement essayé de minimiser son intervention, ce qui a donné finalement lieu à une incohérence encore plus grande – l’opposition existe bel et bien, mais elle est aux antipodes de ce que dit la Gmara juste avant (que l’avis que les goyim ont une part au monde à venir est celle de R. Yehoshoua).
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Ron Naiweld Nous constatons donc que la position originale de R. Eliezer, pour lequel le principal critère du salut est ethnique, embarrasse en quelque sorte les rédacteurs de la littérature rabbinique et très probablement quelques-uns de ses copistes. La gêne créée par l’avis de R. Eliezer s’exprime déjà dans la réaction même de R. Yehoshoua qui le contredit, mais aussi chez les copistes qui tentent, chacun à leur manière, d’atténuer la sévérité de leur position 42. Notons finalement que l’avis selon lequel les justes parmi les nations viendront au monde à venir (c’est-à-dire seront sauvés), est défendu dans d’autres passages du Talmud Babylonien. Ainsi, le traité Avoda Zarah (10b) contient un dialogue entre Rabbi Yehouda le patriarche et l’empereur romain Antoninus où le rabbin convainc le romain qu’il aura part au monde à venir 43. 5. Les fils des impies d’Israël Nous avons vu dans la section précédente de quelle manière la littérature rabbinique négocie entre les deux définitions d’Israël indirectement, en discutant du problème du sort des non-juifs dans le monde à venir. Il s’agit, comme nous l’avons montré plus haut, du premier de deux problèmes concernant le triangle ethnique-éthique-salut, le deuxième problème étant le les juifs (« Israël ethnique ») qui ne se conduisent pas moralement – vont-ils être sauvés (ce qui renforcera la définition ethnique d’Israël) ou non (ce qui renforcera la définition éthique-spirituelle) ? Ce deuxième problème se manifeste déjà dans la Mishnah Sanhedrin 10 :3 où il est question de la génération du désert, de la horde de Qoraḥ et des dix tribus. Les trois groupes font partie du peuple d’Israël, du point de vue ethnique, et pourtant, selon un avis prononcé dans la Mishnah, ils n’ont pas de part au monde à venir. [Les membres de] la génération du désert n’ont 44 pas part au monde à venir, et ils ne seront pas jugés, car il est dit : « dans ce désert, ils seront anéantis, et ils mourront là » (Nombres, 14 :35), tels sont les propos de R. Aqiba. R. Eliezer dit : il a été dit à propos d’eux : « Assemblez-moi mes gens pieux qui ont conclu avec moi une alliance par le sacrifice » (Psaumes, 50 :5). La horde de Qoraḥ ne remontera plus [du sol] car il est dit : « La terre les a recouverts et ils ont disparu de la communauté » (Nombres, 16 :33), tels sont les propos de R. Aqiba. R. Eliezer dit : il a été dit à propos d’eux :
42. Un autre témoignage de la sévérité de R. Eliezer vis-à-vis la possibilité des gentils d’être égaux à Israël se trouve dans le traité Bava Bathra du Talmud Babylonien dans la discussion autour de Proverbes 14:34. 43. Pour une bibliographie concernant la figure talmudique d’Antoninus voir S. J. D. Cohen, « The Conversion of Antoninus », dans P. Schäfer (dir.), The Talmud Yerushalmi and Graeco-Roman Culture I, Tübingen 1998, p. 141-171. 44. Aussi dans l’hébreu la préposition « lé » est fléchée à la troisième personne du pluriel tandis que le sujet – génération – est au singulier.
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Entre l’éthique et l’ethnique « YHWH tue et ressuscite, il fait descendre dans la fosse et en fait remonter » (I Samuel, 2 :6). Les dix tribus ne reviendront plus car il est dit : « Il les rejettera dans un autre pays, comme ce jour » (Deutéronome, 29 :28) – comme le jour qui va et ne revient pas, de même eux ils vont et ne reviennent plus. Tels sont les propos de R. Aqiba. R. Eliezer dit : comme le jour qui après avoir été sombre redevient clair, de même eux, qui sont maintenant dans l’obscurité, seront éclairés.
La Mishnah atteste d’une controverse : selon R. Aqiba les trois groupes n’auront pas part au monde à venir. En revanche, R. Eliezer cite des versets qui suggèrent que ces groupes seront finalement sauvés, puisqu’il s’agit après tout des enfants d’Israël liées à Dieu par une alliance de leurs ancêtres. En réalité, la controverse dont témoigne la Mishnah est complémentaire à celle abordée dans la section précédente. R. Eliezer, pour qui aucun gentil n’a part au monde à venir, pense également que les descendants biologiques d’Israël seront tous sauvés malgré leurs péchés. Du point de vue de la question du salut, Eliezer adopte une définition ethnique d’Israël 45. Mais cette définition n’est pas celle de R. Aqiba pour qui l’appartenance ethnique ne peut pas garantir le salut. Il est intéressant de noter que dans un article récent Moshe Benovitz a montré que R. Aqiba fait partie d’un courant, dans le mouvement rabbinique, ouvert aux « craignants Dieu », c’est-à-dire aux non-juifs attirés par la religion juive qui acceptent en quelque sorte l’autorité de la Torah 46. Cette position est cohérente avec celle que lui attribue la Mishnah. L’opinion d’Aqiba est également compatible avec celle de R. Yehoshoua de la baraïta discutée plus haut : contrairement à Eliezer, Aqiba et Yehoshoua ne considèrent pas l’appartenance ethnique comme seul critère du salut de l’individu. Il faut passer à présent à la discussion du Talmud de Babylone sur le sort des « dix tribus », qui développe à nouveau le problème du salut des impies d’Israël, et souligne avec plus de force la tension entre les deux positions :
45. Il faut noter que cette conclusion semble être aux antipodes de l’avis de Rabbi Eliezer rapporté dans la baraïta citée plus haut, selon lequel les impies d’Israël iront dans le sheol. Il est possible que le sheol dont parle Eliezer corresponde à l’endroit où, selon quelques traditions rabbiniques, les gens dont l’iniquité est moyenne passent 12 mois après leur mort, avant d’être admis éventuellement au monde à venir (Mishnah Eduyot 2 :10 ; Talmud de Babylonie, Rosh Hashanah 16b). Il est tout de même intriguant que cette contradiction n’est pas été évoquée par les rédacteurs talmudiques (l’explication de contradictions existant entre deux enseignements du même maître est une pratique discursive extrêmement courante dans le Talmud). On peut expliquer cela par la volonté des rédacteurs de mettre en relief les deux positions exclusives – le salut se détermine par l’ethnique ou par l’éthique. Dans la baraïta cette opposition est étudiée à l’aide du problème du salut des gentils justes, et dans la Mishnah elle est examinée à l’aide du problème du salut des juifs impies. Ainsi, même si les propos de Rabbi Eliezer dans la baraïta semblent contredire ceux de la Mishnah, toujours est-il que structuralement les deux textes expriment la même opposition (de deux points de vue différents). 46. M. Benovitz, « Your Neighbor is Like Yourself ».
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Ron Naiweld I. Nos maîtres ont enseigné : les dix tribus n’ont pas de part au monde à venir, comme il est dit : « Et YHWH les a arrachés de dessus leur terre avec colère, avec fureur et avec une grande indignation [… Il les rejettera dans un autre pays, comme ce jour] » (Deutéronome, 29 :27-28). « Et YHWH les a arrachés de dessus leur terre » – dans ce monde ci, « et les a rejetés dans un autre pays » (ibid) – pour le monde à venir. Tels sont les propos de R. Aqiba. II. R. Shimon ben Yehouda du village d’Acre dit au nom de R. Shimon : Si leurs actions sont « comme ce jour » ils ne reviennent pas, sinon – ils reviennent. III. Rabbi dit : Ils viennent au monde à venir car il est dit : « À ce jour il sera sonné avec la grande trompette [les exilés du pays d’Ashour et les repoussés dans le pays d’Égypte viendront et se prosterneront devant YHWH sur la montagne sainte à Jérusalem] » (Esaïe, 27 :13). IV. Rabbah bar Ḥannah dit [au nom de] R. Yoḥanan : R. Aqiba a abandonné sa grâce, car il est dit : « Va, proclame ces paroles au nord, et tu diras : Reviens, infidèle Israël, dit YHWH, je ne ferai pas tomber ma colère sur vous, car je suis miséricordieux, dit YHWH, je ne garderai pas toujours de ressentiment » (Jérémie, 3 :12). V. Quelle [était la] grâce [que R. Aqiba a abandonné] ? Car on a appris : les petits, enfants des impies d’Israël, ne viennent pas au monde à venir, comme il est dit : « Car voilà le jour qui vient enflammé comme la fournaise ; tous les insolents et tous les ouvriers d’impiété seront de la paille, et le jour qui vient les embrassera, dit YHWH des armées qui ne leur laissera ni racine, ni rameau » (Malachie, 3 :19). Racine – dans ce monde ci, rameau – au monde à venir. Tels sont les propos de R. Gamaliel. R. Aqiba dit : ils viennent au monde à venir car il est dit : « YHWH veille sur les simples [petaim] » (Psaumes, 116 :6) et dans les villes maritimes on appelle un enfant pattia. Et il est dit : « Abattez l’arbre et détruisez le, cependant laissez dans la terre le tronc de ses racines » (Daniel, 6 :20). VI. Comment alors devrais-je interpréter « Il leur laissera ni racine, ni rameau » (Malachie, 3 :19) ? Il ne leur laissera [aux impies] ni commandement, ni les restes du commandement [ms. Jérusalem – « dont le salaire n’est pas payé par Lui dans ce monde ci]. Une autre interprétation : « racine » se réfère à l’âme et « rameau » c’est le corps. VII. Mais les petits, enfants des impies d’idolâtres tout le monde dit qu’ils ne viennent pas au monde à venir. R. Gamaliel apprend cela du verset : « Tu as détruit tout souvenir d’eux » (Esaïe, 26 :14).
Le passage I propose une exégèse qui soutient l’affirmation mishnaïque quant à l’exclusion des dix tribus du monde à venir. La conclusion de l’exégèse de R. Shimon dans le passage II est moins radicale – les dix tribus seront
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Entre l’éthique et l’ethnique sauvées à condition qu’elles aient amélioré leur attitude. Quant au passage III, il exprime avec Rabbi l’idée attribuée à R. Eliezer selon laquelle Israël sera sauvé malgré ses péchés. En réalité, dans les passages II-III la gmara (re)constitue la controverse tannaïtique entre la condition éthique et la condition ethnique du salut que nous avons examinée dans la section précédente. Les propos de R. Shimon du passage II situent cette controverse autour de la question éthique – les actions (les œuvres) de l’homme, sont-elles responsables de son salut ? Ou bien son sort est-il déterminé par une promesse, une alliance, faite à ses ancêtres ? Les deux positions sont exprimées ici, mais il est évident que pour les rédacteurs babyloniens l’avis de Rabbi et de R. Eliezer, qui donne la priorité au critère ethnique, est valorisé davantage. La priorité accordée par les rédacteurs à la position de Rabbi (préséance du critère ethnique), se manifeste aussi dans les passages suivants, dont l’objectif est de critiquer l’avis prononcé par Aqiba dans la Mishnah, et qui stipule que l’appartenance ethnique à Israël est une condition insuffisante au salut. Selon ces passages, en formulant cet avis, Aqiba « a abandonné sa grâce 47 ». Les passages V-VII constituent la réponse que donnent les rédacteurs babyloniens à la question « Quelle était la grâce que R. Aqiba a perdue ? ». On trouve ces mêmes passages dans la Tosefta, au début du chapitre 13 du traité Sanhedrin à une différence près – dans la Tosefta, l’avis que le Talmud attribue à Aqiba est attribué à R. Yehoshoua 48. Les propos de Yehoshoua sont cohérents avec ses propos dans les sections précédentes, et avec ceux de R. Aqiba concernant le sort des dix tribus – le sort des descendants est fixé en fonction de leurs péchés ou de leurs bons œuvres et non pas selon la conduite de leurs pères. Autrement dit, pour Aqiba/Yehoshoua c’est la responsabilité éthique de l’individu qui importe. Rabban Gamaliel défende quant à lui le principe de la descendance 49.
47. Il est probable que l’enseignement originel de Rabbah bar Hannah comprenait uniquement le passage IV qui cite le verset de Jérémie, et qui ne fait pas référence aux avis « préalables » tenus par Aqiba. Le mot חסידותיהpeut faire allusion à la grâce de Dieu et non à celle d’Aqiba ; dans le verset Jérémie fait référence à Dieu en employant le mot חסיד. Selon cette lecture, Rabbah Bar Hannah critique Aqiba d’avoir abandonné (ou ignoré) sa grâce de Dieu. Notons aussi que la même phrase (Rabbi Aqiba a abandonné sa grâce apparait dans la discussion précédente de la même page du Talmud. 48. C’est-à-dire que R. Yehoshoua considère que les péchés du père n’empêchent pas son enfant d’être sauvé. Il est possible que les rédacteurs babyloniens aient remplacé Yehoshoua par Aqiba pour adapter ce passage à la partie précédente, où il est question de Aqiba. 49. On peut se demander si l’appartenance de Gamaliel à la dynastie des patriarches a influencé sa position.
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Ron Naiweld Finalement, la dernière section, qui ne se trouve pas dans tous les manuscrits du Talmud 50 mais dans tous ceux de la Tosefta, affirme de manière claire que lorsqu’il s’agit des enfants des gentils impies, leur sort est déjà déterminé – ils n’ont pas de part au monde à venir 51. Cette phrase arrive à la fin de l’enseignement mais elle ne constitue pas une conclusion. Logiquement, le sort des enfants des gentils impies n’aide pas à trancher quant au sort des enfants des impies d’Israël. Les rédacteurs qui introduisent cette phrase à la fin du passage semblent dire : « il est possible de débattre quant au salut des enfants des impies d’Israël, mais lorsqu’il s’agit des gentils impies, la question ne se pose pas – ils n’ont pas de part au monde à venir. » Tandis que les impies d’Israël ne lèguent pas leur sort à leurs enfants (supériorité de la condition éthique – les enfants sont jugés selon leurs actions), ceux des gentils transmettent leur sort à leurs enfants (supériorité de la condition ethnique). Notons qu’il s’agit d’un exemple d’une des qualités les plus caractéristiques du judaïsme, selon le sociologue israélien, Shmuel Noah Eisenstadt : l’incorporation des valeurs universelles dans un système particulariste 52 – la responsabilité éthique de l’individu – une valeur universelle – est inconditionnée uniquement lorsqu’il s’agit d’un juif. En effet, le judaïsme formule ces valeurs à l’intention des membres de la nation juive et non pas de l’humanité toute entière. Cependant, ces valeurs étant, de par leur nature, universelles, leur intégration au sein d’un système particulariste ne pourra jamais être parfaite. C’est pour cela que, selon Eisenstadt, tout au long de l’histoire juive, il existe « une tension continue entre l’universalisme de l’orientation religieuse et le particularisme de la communauté nationale primordiale 53 ». Il est donc possible de lire notre passage dans ce contexte, comme l’une des tentatives d’atténuer la tension entre les deux orientations, en incorporant la valeur universelle dans un cadre particulariste. 6. Conclusion La lecture des deux passages talmudiques permet de définir le champ de possibilités qui existent dans le discours rabbinique relatives à l’articulation du rapport entre les trois facteurs que sont : l’origine ethnique de l’homme, sa conduite, son salut. Les deux options radicales, qui définissent les limites du champ, sont : – Supériorité de la valeur éthique – les actions de l’homme déterminent son sort (s’il sera sauvé ou non) qu’il s’agisse d’un juif (ethniquement) ou non.
50. Voir Sabato p. 273. 51. Dans la Tosefta – « il ne vivent pas [au monde à venir] et ils ne sont pas jugés ». 52. S. N. Eisenstadt, « The Format of Jewish History. Some Reflections on Weber’s Ancient Judaism », Modern Judaism I/1-2, (1981), p. 54-73. 53. S. N Eisenstadt, ibid., p. 70.
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Entre l’éthique et l’ethnique – Supériorité de la valeur ethnique – l’ethnie de l’homme (juif ou non) détermine son sort, sans rapport à sa conduite. Nous avons vu que les deux options coexistent dans le discours rabbinique. Elles sont défendues par certains rabbins, mais le discours talmudique dans son ensemble n’adopte jamais entièrement et explicitement l’une ou l’autre position. Quant à l’option 2, qui prône la supériorité absolue de la valeur ethnique, exprimée dans les propos de R. Eliezer, on voit de quelle manière elle est citée par plusieurs rédacteurs et copistes, qui veillent en même temps à préciser que cette position n’est pas adoptée au final. Cependant, l’option 1 ne l’est pas non plus. Certes, la position qui accorde une supériorité au facteur éthique est articulée dans plusieurs enseignements rabbiniques, mais lorsqu’il est question de ce qui sépare les juifs des gentils, les rédacteurs babyloniens se sentent obligés de limiter l’ampleur de l’option 1, et de subordonner la supériorité du facteur éthique au facteur ethnique. Ainsi, le comportement éthique de l’individu constitue le seul critère de salut uniquement lorsqu’il s’agit d’un juif. Pour un gentil, le salut peut être conditionné par des facteurs qui lui sont indépendants. Cette étude a montré par quel biais les rabbins des premiers siècles utilisaient la catégorie du salut afin de négocier leur position entre les deux options. En d’autres termes, le salut était utilisé comme une catégorie intermédiaire qui aidait les rabbins à limiter l’ampleur, et de la définition spirituelle d’Israël et de la définition ethnique. Or, il est possible qu’il eût existait d’autres catégories, outre celle du salut, à l’aide desquelles les rabbins négociaient entre les deux positions. Ainsi, les discussions relatives au problème du statut d’une viande qui avait été abattue par un non-juif 54, par exemple, fournissent une bonne opportunité d’interroger les limites du groupe « Israël », en constant besoin de définition. Pour revenir à notre propos de départ, le judaïsme rabbinique constitue à la fois un discours éthique et national. Le groupe Israël est décrit par les rabbins tantôt comme un groupe ethnique tantôt comme un groupe spiritueléthique. Il est vrai que plus on avance dans l’histoire, plus l’équilibre entre les deux définitions d’Israël se perd et la dominance de la définition ethnique s’établit. Ainsi, même les chercheurs mentionnés plus haut, qui défendent l’existence des tendances universalistes au sein du mouvement rabbinique, les limitent en général à l’époque tannaïtique, c’est-à-dire aux trois premiers siècle de notre ère 55. De même, dans son livre Le commencement du judaïsme, Shaye Cohen écrit que
54. Talmud de Babylonie, Hullin, 4b-5a. 55. Cf. M. Hirshman, « Rabbinic Universalism » ; S. D. Fraade, « Navigating the Anomalous » K. Berthelot, « The Canaanites who Trusted in God » ; M. Benovitz, « Your Neighbor is Like Yourself ».
205
Ron Naiweld l’hégémonie rabbinique et la disposition politique des communautés juives de l’antiquité tardive au haut moyen âge ont assuré que la « judaïté » ne sera ni insaisissable ni problématique 56.
Shaye Cohen décrit une vérité historique que nous ne prétendons pas contester, il s’agit, cependant, d’une vérité concernant le mouvement rabbinique et non pas son discours. Bien qu’à un certain moment, probablement au ive siècle, le mouvement rabbinique s’était enfermé de plus en plus dans une définition ethnique d’Israël, sa littérature a continué d’osciller entre les deux définitions. La définition éthique d’Israël est articulée à l’intérieur même du discours formateur du judaïsme. En d’autres termes, le discours rabbinique ne peut pas nous fournir une réponse unique à la question « qui fait partie d’Israël ? », ou bien, dans sa forme actuelle – « qui est juif ? » Il est impossible de ne pas évoquer ici les combats entre et à l’intérieur même des courants juifs qui ont lieu de nos jours quant à la « judaïté » d’un tel ou tel prosélyte ou immigré. En effet, les défenseurs de chaque position trouvent des appuis dans la littérature rabbinique classique, qui parce qu’elle contient les deux définitions d’Israël est suffisamment flexible pour donner raison à tout le monde. Mais l’identité juive est problématique même lorsqu’il s’agit des juifs « de souche », ayant été reconnus comme tels par les autorités rabbiniques les plus orthodoxes. Est-ce une identité religieuse (spirituelleéthique) ou nationale (ethnique) ? Comment un juif peut répondre à cette question lorsque la littérature fondatrice de son identité est ambiguë voire contradictoire ? Il se peut que la réponse ne consiste pas à choisir une définition parmi les deux, mais en la répétition de la démarche talmudique, à savoir une négociation et une navigation constantes entre l’Israël de la chair et l’Israël de l’esprit.
56. S. J. D. Cohen, The Beginnings of Jewishness. Boundaries, Varieties, Uncertainties, Berkeley 1999, p. 343.
206
TABLE DES MATIÈRES Introduction. Prescriptions éthiques et identité religieuse dans les cultes à mystères de la Grèce ancienne Miguel Herrero de Jáuregui
15
« Ne raillez pas nos femmes philosophes ». La description des comportements féminins et sa fonction identitaire dans le Discours aux Grecs de Tatien Gabriella Aragione
37
Ethics and Identity Formation: Resh Lakish and the Monastic Repentant Robber Michal Bar-Asher Siegal
53
L’éthique et/de l’autre : le christianisme à travers le regard polémique des Toledot Yeshu John G. Gager, Daniel Stökl Ben Ezra
73
La Philanthrôpia, un idéal partagé entre Grecs, Romains, Juifs et chrétiens ? Katell Berthelot
91
Include Me Out: Tertullian, the Rabbis, and the Graeco-Roman City Paula Fredriksen, Oded Irshai
117
L’identité à travers l’éthique dans la République de Platon Luc Brisson
133
Prêt et cautionnement dans 4QINSTRUCTION et dans Ben Sira Jean-Sébastien Rey
149
The Oblique Ethics of the Letters of Antony Blossom Stefaniw
169
Entre l’éthique et l’ethnique. Universalisme et particularisme dans le judaïsme rabbinique Ron Naiweld
187
207
BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES, SCIENCES RELIGIEUSES
vol. 105 J. Bronkhorst Langage et réalité : sur un épisode de la pensée indienne 133 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50865-8 vol. 106 Ph. Gignoux (dir.) Ressembler au monde. Nouveaux documents sur la théorie du macro-microcosme dans l’Antiquité orientale 194 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50898-6 vol. 107 J.-L. Achard L’essence perlée du secret. Recherches philologiques et historiques sur l’origine de la Grande Perfection dans la tradition ìrNying ma pa’ 333 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50964-8 vol. 108 J. Scheid, V. Huet (dir.) Autour de la colonne aurélienne. Geste et image sur la colonne de Marc Aurèle à Rome 446 p., 176 ill. n&b, 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50965-5 vol. 109 D. Aigle (dir.) Miracle et Karâma. Hagiographies médiévales comparées 690 p., 11 ill. n&b, 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50899-3 vol. 110 M. A. Amir-Moezzi, J. Scheid (dir.) L’Orient dans l’histoire religieuse de l’Europe. L’invention des origines. Préface de Jacques Le Brun 246 p., 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-51102-3 vol. 111 D.-O. Hurel (dir.) Guide pour l’histoire des ordres et congrégations religieuses (France, xvie-xixe siècles) 467 p., 155 x 240, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51193-1 vol. 112 D.-M. Dauzet Marie Odiot de la Paillonne, fondatrice des Norbertines de Bonlieu (Drôme, 1840-1905) xviii + 386 p., 155 x 240, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51194-8
vol. 113 S. Mimouni (dir.) Apocryphité. Histoire d’un concept transversal aux religions du Livre 333 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-51349-2 vol. 114 F. Gautier La retraite et le sacerdoce chez Grégoire de Nazianze iv + 460 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-51354-6 vol. 115 M. Milot Laïcité dans le Nouveau Monde. Le cas du Québec 181 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-52205-0 vol. 116 F. Randaxhe, V. Zuber (éd.) Laïcité-démocratie : des relations ambiguës x + 170 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52176-3 vol. 117 N. Belayche, S. Mimouni (dir.) Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain. Essais de définition 351 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52204-3 vol. 118 S. Lévi La doctrine du sacrifice dans les Brahmanas xvi + 208 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51534-2 vol. 119 J. R. Armogathe, J.-P. Willaime (éd.) Les mutations contemporaines du religieux viii + 128 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51428-4 vol. 120 F. Randaxhe L’être amish, entre tradition et modernité 256 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51588-5 vol. 121 S. Fath (dir.) Le protestantisme évangélique. Un christianisme de conversion xii + 379 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51587-8 vol. 122 Alain Le Boulluec (dir.) À la recherche des villes saintes viii + 184 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51589-2 vol. 123 I. Guermeur Les cultes d’Amon hors de Thèbes. Recherches de géographie religieuse xii + 664 p., 38 ill. n&b, 155x240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51427-7
vol. 124 S. Georgoudi, R. Koch-Piettre, F . Schmidt (dir.) La cuisine et l’autel. Les sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditérrannée ancienne xviii + 460 p., 23 ill. n&b, 155 x 240. 2005, PB, ISBN 978-2-503-51739-1 vol. 125 L. Châtellier, Ph. Martin (dir.) L’écriture du croyant viii + 216 p., 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51829-9 vol. 126 (Série “Histoire et prosopographie” n° 1) M. A. Amir-Moezzi, C. Jambet, P. Lory (dir.) Henry Corbin. Philosophies et sagesses des religions du Livre 251 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51904-3 vol. 127 J.-M. Leniaud, I. Saint Martin (dir.) Historiographie de l’histoire de l’art religieux en France à l’époque moderne et contemporaine. Bilan bibliographique (1975-2000) et perspectives 299 p., 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-52019-3 vol. 128 (Série “Histoire et prosopographie” n° 2) S. C. Mimouni, I. Ullern-Weité (dir.) Pierre Geoltrain ou Comment « faire l’histoire » des religions ? 398 p., 1 ill. n&b, 155 x 240, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52341-5 vol. 129 H. Bost Pierre Bayle historien, critique et moraliste 279 p., 155 x 240, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52340-8 vol. 130 (Série “Histoire et prosopographie” n° 3) L. Bansat-Boudon, R. Lardinois (dir.) Sylvain Lévi. Études indiennes, histoire sociale ii + 536 p., 9 ill. n&b, 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52447-4 vol. 131 (Série “Histoire et prosopographie” n° 4) F. Laplanche, I. Biagioli, C. Langlois (dir.) Autour d’un petit livre. Alfred Loisy cent ans après 351 p., 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52342-2 vol. 132 L. Oreskovic Le diocèse de Senj en Croatie habsbourgeoise, de la Contre-Réforme aux Lumières vii + 592 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-52448-1 vol. 133 T. Volpe Science et théologie dans les débats savants du xviie siècle : la Genèse dans les Philosophical Transactions et le Journal des savants (1665-1710) 472 p., 10 ill. n&b, 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-52584-6
vol. 134 O. Journet-Diallo Les créances de la terre. Chroniques du pays Jamaat (Jóola de Guinée-Bissau) 368 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52666-9 vol. 135 C. Henry La force des anges. Rites, hiérarchie et divinisation dans le Christianisme Céleste (Bénin) 276 p., 155 x 240, 2009, PB, ISBN 978-2-503-52889-2 vol. 136 D. Puccio-Den Les théâtres de “Maures et Chrétiens”. Conflits politiques et dispositifs de reconciliation (Espagne, Sicile, xvie-xxie siècle) 240 p., 155 x 240, 2009, PB vol. 137 M. A. Amir-Moezzi, M. M. Bar-Asher, S. Hopkins (dir.) Le shīʿisme imāmite quarante ans après. Hommage à Etan Kohlberg 445 p., 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-53114-4 vol. 138 M. Cartry, J.-L. Durand, R. Koch Piettre (dir.) Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures 430 p., 155 x 240, 2009, PB, 978-2-503-53172-4 vol. 139 M. Yahia Šāfiʿī et les deux sources de la loi islamique 552 p., 155 x 240, 2009, PB vol. 140 A. A. Nagy Qui a peur du cannibale ? Récits antiques d’anthropophages aux frontières de l’humanité 306 p., 155 x 240, 2009, PB, ISBN 978-2-503-53173-1 vol. 141 (Série “Sources et documents” n° 1) C. Langlois, C. Sorrel (dir.) Le temps des congrès catholiques. Bibliographie raisonnée des actes de congrès tenus en France de 1870 à nos jours. 448 p., 155 x 240, 2010, PB, ISBN 978-2-503-53183-0 vol. 142 (Série “Histoire et prosopographie” n° 5) M. A. Amir-Moezzi, J.-D. Dubois, C. Jullien et F. Jullien (éd.) Pensée grecque et sagesse d’orient. Hommage à Michel Tardieu 752 p., 156 x 234, 2009, ISBN 978‑2‑503‑52995‑0 vol. 143. B. Heyberger (éd.) Orientalisme, science et controverse : Abraham Ecchellensis (1605-1664) 240 p., 156 x 234, 2010, ISBN 978‑2‑503‑53567‑8
vol. 144. F. Laplanche (éd.) Alfred Loisy. La crise de la foi dans le temps présent (Essais d’histoire et de philosophie religieuses) 735 p., 156 x 234, 2010, ISBN 978‑2‑503‑53182‑3 vol. 145 J. Ducor, H. Loveday Le sūtra des contemplations du buddha Vie-Infinie. Essai d’interprétation textuelle et iconographique 474 p., 156 x 234, 2011, ISBN 978-2-503-54116-7 vol. 146 N. Ragot, S. Peperstraete, G. Olivier (dir.) La quête du Serpent à Plumes. Arts et religions de l’Amérique précolombienne. Hommage à Michel Graulich 491 p., 156 x 234, 2011, ISBN 978-2-503-54141-9 vol. 147 C. Borghero Les cartésiens face à Newton. Philosophie, science et religion dans la première moitié du xviiie siècle 164 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54177-8 vol. 148 (Série “Histoire et prosopographie” n° 6) F. Jullien, M. J. Pierre (dir.) Monachismes d’Orient. Images, échanges, influences. Hommage à Antoine Guillaumont 348 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54144-0 vol. 149 P. Gisel, S. Margel (dir) Le croire au cœur des sociétés et des cultures. Différences et déplacements. 244 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54217-1 vol. 150 J.-R. Armogathe Histoire des idées religieuses et scientifiques dans l’Europe moderne. Quarante ans d’enseignement à l’École pratique des hautes études. 227 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54488-5 vol. 151 C. Bernat, H. Bost (dir.) Énoncer/Dénoncer l’autre. Discours et représentations du différend confessionnel à l’époque moderne. 451 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54489-2 vol. 152 N. Sihlé Rituels bouddhiques de pouvoir et de violence. La figure du tantrisme tibétain. 374 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54470-0
vol. 153 J.-P. Rothschild, J. Grondeux (dir.) Adolphe Franck. Philosophe juif, spiritualiste et libéral dans la France du xixe siècle. 234 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54471-7 vol. 154 (Série “Histoire et prosopographie” n° 7) S. d’Intino, C. Guenzi (dir.) Aux abords de la clairière. Études indiennes et comparées en l’honneur de Charles Malamoud. 295 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54472-4 vol. 155 B. Bakhouche, I. Fabre, V. Fortier (dir.) Dynamiques de conversion : modèles et résistances. Approches interdisciplinaires. 205 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54473-1 vol. 156 (Série “Histoire et prosopographie” n° 8) C. Zivie-Coche, I. Guermeur (dir.) Hommages à Jean Yoyotte 2 tomes, 1190 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54474-8 vol. 157 E. Marienberg (éd. et trad.) La Baraïta de-Niddah. Un texte juif pseudo-talmudique sur les lois religieuses relatives à la menstruation 235 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54437-0 vol. 158 Gérard Colas Penser l’icone en Inde ancienne 221 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54538-7 vol. 159 A. Noblesse-Rocher (éd.) Études d’exégèse médiévale offertes à Gilbert Dahan par ses élèves 294 p., 156 x 234, 2013, ISBN 978-2-503-54802-9 vol. 160 A. Nagy, F. Prescendi (éd.) Sacrifices humains… env. 300 p., 156 x 234, 2013, ISBN 978-2-503-54809-8 vol. 161 (Série “Histoire et prosopographie” n° 9) O. Boulnois (éd.) avec la collaboration de J.-R. Armogathe Paul Vignaux, citoyen et philosophe (1904-1987) suivi de Paul Vignaux, La Philosophie franciscaine et autres documents inédits env. 450 p., 156 x 234, 2013, ISBN 978-2-503-54810-4
vol. 162 M. Tardieu, A. van den Kerchove, M. Zago (éd.) Noms barbares I Formes et contextes d’une pratique magique env. 368 p., 156 x 234, 2013 vol. 163 (Série “Histoire et prosopographie” n° 10) R. Gerald Hobbs, A. Noblesse-Rocher (éd.) Bible, histoire et société. Mélanges offerts à Bernard Roussel env. 388 p., 156 x 234, 2013 vol. 164 P. Bourdeau, Ph. Hoffmann, Nguyen Hong Duong (éd.) Pluralisme religieux : une comparaison franco-vietnamienne. Actes du colloque organisé à Hanoi les 5-7 octobre 2007 env. 306 p., 156 x 234, 2013 vol. 165 (Série “Histoire et prosopographie” n° 11) M. A. Amir-Moezzi (éd.) Islam : identité et altérité. Hommage à Guy Monnot, O.P. env. 430 p., 156 x 234, 2013 vol. 166 S. Bogevska Les églises rupestres de la région des lacs d’Ohrid et de Prespa, milieu du xiiie-milieu du xvie siècle 831 p., 156 x 234, 2015
À paraître vol. 167 K. Berthelot, R. Naiweld, D. Stökl Ben Ezra (éd.) L’identité à travers l’éthique. Nouvelles perspectives sur la formation des identités collectives dans le monde greco-romain Env. 250 p., 156 x 234, 2015 vol. 168 B. Bakouche (éd.) Science et exégèse. Les interprétations antiques et médiévales du récit biblique de la création des éléments (Genèse 1, 1-8) 156 x 234, 2015 vol. 169 A. Guellati La notion d’auteur en islam classique 156 x 234, 2015 vol. 170 H. Seng Un livre sacré de l’Antiquité tardive : les Oracles chaldaïques 156 x 234, 2015
vol. 171 Cl. Zamagni L’extrait des Questions et réponses d’Eusèbe de Césarée : un commentaire 156 x 234, 2015