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French Pages [1037]
COLLECTION TURCICA Vol. XXVI
L’héroïsme de la vie moderne Ahmed Rıza (1858-1930) en son temps Erdal KAYNAR
PEETERS 2021
Illustration de couverture: Dessin signé [Cemil] Cem, no. 27, 19 Şubat 1324 4 mars 1909
L’HÉROÏSME DE LA VIE MODERNE
La COLLECTION TURCICA est publiée sous l’égide de la revue Turcica et de l’équipe de recherche « Centre d'études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (CETOBaC) – UMR 8032 » (CNRS, École des hautes études en sciences sociales, Collège de France).
Direction Nathalie CLAYER et François GEORGEON Comité éditorial Olivier BOUQUET, Université Paris Diderot Edhem ELDEM, Université de Boğaziçi (Istanbul) Christoph HERZOG, Université de Bamberg Elias KOLOVOS, Université de Crète Benjamin LELLOUCH, Université Paris 8 Nicolas MICHEL, Aix-Marseille Université Alexandre PAPAS, CNRS Leslie PEIRCE, Université de New York Akşin SOMEL, Université Sabancı (Istanbul) Nicolas VATIN, EPHE/CNRS
COLLECTION TURCICA VOL. XXVI
L’héroïsme de la vie moderne Ahmed Rıza (1858-1930) en son temps
Erdal KAYNAR
PEETERS PARIS - LOUVAIN - BRISTOL, CT 2021
A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. ISBN 978-90-429-4099-4 eISBN 978-90-429-4100-7 D/2021/0602/21
© PEETERS, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven
Tous droits de reproduction, d’adaptation ou de traduction, par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous pays sans l’autorisation écrite de l’éditeur ou de ses ayants droits.
In memoriam Anahide Ter Minassian
– Olmuyordu. Allah nasılsa verdi. Fakat, ele avuca sığar şey değil ; siz alın yola getirin, eti sizin kemiği benim. – Afacan, adın ne – Hürriyet ! … Cem, no. 1er, 28 Teşrin-i sâni 1326 – 10 novembre 1910.
TABLE DES MATIÈRES PRÉFACE ET REMERCIEMENTS..............................................................
XIII
INTRODUCTION....................................................................................
1
1. UNE FAMILLE OTTOMANE AU COURS DU XIXe SIÈCLE ....
35
De l’époque de Selim III aux Tanzimat : Sırkâtib Ahmed Efendi et Ali Rıza...................................................................................... Des Tanzimat au régime hamidien : İngiliz Ali Bey ....................... Apogée et chute d’İngiliz Ali Bey ................................................... Un homme des Tanzimat dans la province ottomane ......................
36 43 62 71
2. DE L’ENFANCE DES TANZIMAT À L’ADOLESCENCE DE « 93 » : LE TEMPS DE GRANDIR ...........................................................
81
Une enfance de grand bourgeois à Vaniköy .................................... 81 La formation initiale : l’éducation d’un enfant de l’élite moderniste ........................................................................................... 99 « Quel bonheur d’être un savant. » L’autodidactisme, le savoir, la science ....................................................................................... 114 L’héroïsme de la vie moderne : la modernité et la nation au quotidien .......................................................................................... 125 3. LES ANNÉES 1880 : DE L’AGRONOMIE À L’ÉDUCATION ....
143
Entre Istanbul, Antalya et Paris........................................................ 143 La fin de l’adolescence et de la passion agronomique : de retour dans l’Empire ..................................................................................... 154 Sauver l’Empire : l’éducation dans une ville de province .............. 162 4. INVENTER SA VIE : NAISSANCE D’UN INTELLECTUEL OTTOMAN À PARIS ................................................................... 177
La fin d’un parcours : rupture avec la tradition du service de l’État 178 Dans la capitale de la civilisation..................................................... 188
X
TABLE DES MATIÈRES
La révélation de la doctrine comtienne ............................................ 210 Le positivisme au service de la cause jeune-turque......................... 226 5. LA GRAMMAIRE DE LA PENSÉE MODERNISTE...................
La rupture avec la tradition ottomane et l’émergence d’une nouvelle épistémologie ............................................................................. La mythologie blanche ..................................................................... À la recherche de la gloire perdue : la découverte du passé et de la nation ......................................................................................... Établir un rapport à son pays : les conditions de la nation .............
237 238 250 264 282
6. LE PROGRÈS ET LA NATION : VERS LA DÉFINITION D’UNE PENSÉE JEUNE-TURQUE .......................................................... 293
Une volonté de comprendre : le progrès et les temps hamidiens ... Le progrès, l’Empire et les lois naturelles ....................................... Le sultan, l’État, la nation : l’appel au constitutionalisme .............. Sujet ou objet de la politique ? Les ambivalences de la conception du peuple ...................................................................................
294 299 309 332
7. UN MODERNISME CONSERVATEUR : L’ÉDUCATION, LE PEUPLE, L’ÉLITE ........................................................................ 347
Entre l’élan pédagogique et l’exigence d’encadrement : la société moderne et l’éducation .............................................................. 349 Le peuple et l’élite – La révolution et la réforme............................ 371 8. VERS UNE POLITIQUE JEUNE-TURQUE.................................
395
Paris, capitale de l’opposition ottomane .......................................... 395 Des opposants à l’opposition : émergence d’un leader jeune-turc.. 415 1895 : « La Patrie en danger » ........................................................ 423 9. ANATOMIE D’UN JEUNE-TURQUISME ...................................
437
Une culture politique en évolution ................................................... 437 La presse comme moyen de politique : l’âge du papier global ...... 449 Le mouvement et son leader ............................................................ 462
TABLE DES MATIÈRES
XI
10. LE JEUNE TURC ET LA DÉMOCRATIE EN EUROPE : LA CULTURE POLITIQUE PARTAGÉE DE LA FIN DE SIÈCLE .. 493
Les Jeunes Turcs et l’opinion publique française : un combat européen pour la liberté.................................................................... 493 L’irrésistible ascension du Jeune Turc : le sultan, le Jeune Turc et la rumeur ........................................................................................ 524 La gloire : le zénith de la reconnaissance internationale et le facteur jeune-turc de la lutte pour la démocratie en Europe ................ 537 11. LA CRITIQUE DE L’OCCIDENT ET LA NAISSANCE D’UN NOUVEAU JEUNE-TURQUISME ............................................. 557
Le début d’une nouvelle vision du monde ....................................... 558 L’Occident et la Croisade ................................................................. 566 Autour du Congrès des Libéraux ottomans de 1902 ....................... 585 12. VERS LA RÉVOLUTION : LA RÉORGANISATION DU MOUVEMENT JEUNE-TURC ............................................................ 601
Les bouleversements de l’ordre mondial et national ....................... 601 L’intellectuel et le temps des militaires............................................ 623 La veille de la révolution.................................................................. 638 13. LE POSITIVISME PATRIOTIQUE : DÉFINIR LA CITOYENNETÉ JEUNE-TURQUE............................................................. 647
La réforme de la société au-delà de la déposition du sultan ........... 650 Vatan : l’amour sacré de la patrie .................................................... 659 14. CRÉER LA FEMME JEUNE-TURQUE : LA CIVILISATION UNIVERSELLE, LE DEVOIR ET L’ÉMANCIPATION HUMAINE 673
L’importance de la « question de la femme » dans l’Empire ottoman ............................................................................................ La femme ottomane et la civilisation universelle ............................ De la Mère-Patrie aux mères de la patrie : la fonction sociale des femmes....................................................................................... La nature humaine et la femme ........................................................ Le privé féminin et le public masculin : naturaliser un ordre social .
673 681 696 705 717
XII
TABLE DES MATIÈRES
15. LES VÉRITÉS DE L’EMPIRE : ENTRE L’IDÉAL OTTOMANISTE ET LA PERCEPTION TURQUISTE............................... 731
Portée et limite de l’abstraction politique ........................................ 732 Genèse et évolution de l’idée turquiste ............................................ 746 Les Turcs et les non-Turcs : retour sur l’union ottomaniste jeuneturque ......................................................................................... 769 16. DES MARGES DE LA POLITIQUE À SON CENTRE : UN JEUNE TURC SOUS LE RÉGIME CONSTITUTIONNEL ........ 781
Une existence en transition............................................................... 783 Éviter 1792 : la révolution ottomane et les eaux troublées de la diplomatie européenne .............................................................. 793 La désillusion d’une diplomatie peu révolutionnaire....................... 808 17. AVENTURES ET MÉSAVENTURES CONSTITUTIONNELLES : LE CUP, LE PARLEMENT, LA RUE ......................................... 821
Au service du CUP ........................................................................... Quand le peuple ne comprend pas : l’insurrection du 31 mars....... Après le 31 Mart : leçons et non-leçons d’une insurrection ........... Du début de la consolidation au début de la fin ..............................
823 837 855 865
18. RÉORIENTATIONS CONSTITUTIONNELLES ........................
875
Le CUP et l’impossibilité de la réforme ottomane .......................... 875 Quand l’ancien Jeune Turc retrouve l’opposition ............................ 891 19. DE LA FIN DE LA GUERRE À LA FIN DE L’EMPIRE...........
913
La politique ottomane dans l’après-guerre....................................... 913 La désillusion de l’après-guerre ....................................................... 924 Le dernier combat en Europe ........................................................... 934 LE VIEUX JEUNE TURC ET LA RÉPUBLIQUE DE TURQUIE : ÉPILOGUE ........................................................................................ 949
SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE ............................................................... 975
PRÉFACE ET REMERCIEMENTS
Après avoir passé des années avec une même personne, une confession s’impose : je n’ai jamais aimé Ahmed Rıza. Régulièrement, on m’a répété qu’il faut une certaine affection pour s’attarder aussi longtemps sur un sujet et pour mener à bien une étude sur la vie d’un personnage. Mais une telle affection n’a pas existé au début et elle ne s’est pas développée au cours de mes recherches. J’espère que ce manque d’attache sentimentale m’a permis de garder la distance nécessaire vis-à-vis de l’objet d’étude et de son temps, et a contribué à proposer un regard nouveau sur la modernité et les tensions qui la traversent depuis le XIXe siècle. Ce livre est issu d’une thèse de doctorat préparée entre 2005 et 2012 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris. Le soutien d’innombrables ami-e-s, collègues et proches a été indispensable pour son aboutissement. Mes premiers remerciements vont à mes parents Arife et Ümit Kaynar. Sans leur effort de m’apprendre l’art de questionner et de douter, je n’aurais jamais développé le même sens d’analyse qui me guide depuis dans mon parcours d’historien. C’est en toute logique que je remercie ensuite François Georgeon. Le seul fait qu’il m’est impossible de dire combien de fois il a relu le présent travail, d’abord sous forme de brouillon de thèse, ensuite comme manuscrit de livre, montre à quel point il m’est difficile d’exprimer toute ma gratitude envers lui. Mais il a fait bien plus que de diriger une thèse et de m’assister dans la préparation de cet ouvrage. Depuis notre première rencontre, il m’a apporté son soutien et ses encouragements avec une largeur d’esprit, une bienveillance, une patience et une modestie qui lui sont propres, et m’a ainsi permis de débuter ma carrière d’historien. De même, il m’a ouvert le domaine des études ottomanes : sans lui, je ne me serais probablement pas consacré à l’histoire ottomane et je n’aurais certainement pas développé les mêmes approches dans mes analyses. Plusieurs autres personnes ont joué un rôle majeur dans la mise en place de ce travail. En premier, j’aimerais citer Şükrü Hanioğlu dont les travaux sur les Jeunes Turcs m’ont servi de repère incontournable jour et nuit. Je m’estime chanceux d’avoir eu des conversations régulières avec lui à l’égard d’Ahmed Rıza et à propos de projets communs pendant
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PRÉFACE ET REMERCIEMENTS
lesquelles il a partagé son savoir encyclopédique. Je dois aussi beaucoup à Nader Sohrabi et aux échanges que nous avons eus lors des déjeuners et des cafés durant mes séjours aux États-Unis. Ses commentaires m’ont ouvert des perspectives sur la fin de l’Empire ottoman que je n’aurais sans doute pas développées autrement. Du début à la fin, Wajda Sendesni m’a rappelé le principe de la rigueur dans mes analyses sur les Jeunes Turcs et a fait figure d’instance d’autorité au moment où mes interprétations devenaient trop poussées. Je ne peux ici exprimer toute mon estime à l’égard d’Anne-Laure Dupont. Ses conseils clairs et bien réfléchis ainsi que sa gentillesse m’ont plusieurs fois permis de me réconcilier avec mon sujet. Dorothée Guillemarre a su comprendre les soucis que je pouvais avoir dans les débuts de mes recherches et a su apporter les encouragements nécessaires. Enes Kabakçı a généreusement partagé avec moi ses savoirs et ses expériences concernant l’étude du positiviste Ahmed Rıza. Özgür Türesay a été un bon compagnon pour discuter de mon travail et de bien d’autres questions, et continue de l’être. Claire Mouradian a toujours eu de bons conseils et des encouragements à donner, et mes conversations avec elle ont été une grande source d’inspiration et surtout un véritable plaisir. Un salut va aussi aux membres de l’atelier de travail à l’EHESS sur l’altérité et la micro-histoire qui m’ont permis de peaufiner mes méthodes d’analyse historique, en particulier Maurizio Gribaudi qui est parmi ceux qui m’ont le plus encouragé dans mon approche biographique. Ce livre doit beaucoup à l’ensemble de l’équipe du Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatique (CETOBaC, ancien CHDT), qui m’a donné un « chez-moi » dès mes premiers pas à Paris. Sans le soutien de cette équipe cette étude n’aurait pas vu le jour, et j’aurais probablement tenté ma chance ailleurs qu’en France… Je remercie en premier lieu Claude Vouillemet qui de son vivant ne m’a jamais refusé une faveur, ni un sourire ; mais aussi Nathalie Clayer qui a toujours su régler les problèmes les plus compliqués, Marc Aymes qui m’a tenu compagnie dans les temps de brouillard et d’éclaircissement, et Nicolas Vatin qui a su m’encourager dans des moments inattendus. Le CETOBaC m’a également permis de publier ce travail dans la collection TURCICA, et je suis évidemment reconnaissant à la maison d’édition Peeters d’avoir accepté un manuscrit aussi long. J’aimerais aussi exprimer ma reconnaissance envers d’autres collègues qui m’ont aidé à différentes étapes de mes recherches, parmi eux Toktamış Ateş, Cemil Aydın, Olivier Bouquet, Hamit Bozarslan, Sebastian Conrad,
PRÉFACE ET REMERCIEMENTS
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Yves Déloye, Clément Denis, Vincent Duclert, Melahat Fındık, Lily Frierson, Fatma Müge Göçek, Muammer Göçmen, Rebecca E. Karl, Sinan Kuneralp, Benjamin Lellouch, Christophe Prochasson, Donald Quataert, Ara Sanjian, Anahide Ter Minassian, Zafer Toprak, Renée Worringer, et sans doute d’autres que j’oublie de mentionner. Je remercie également les organisateurs et les participants de différents séminaires, conférences et ateliers de travail où j’ai pu présenter des éléments de mes recherches. Je suis également reconnaissant au personnel d’innombrables bibliothèques et archives qui m’ont aidé dans mes recherches du début à la fin. J’aimerais citer en particulier Aurélia Giusti, ancienne documentariste de la Maison d’Auguste Comte à Paris, et Kenan Yıldızoğlu de l’İSAM à Istanbul. Un grand merci va aussi à Faruk Ilıkan qui m’a montré une partie des archives privées d’Ahmed Rıza se trouvant dans ses collections et qui a ainsi contribué à donner à l’étude une orientation plus pointue. Je remercie aussi Feride Akovalı Aydın et Nihat Tuna de la maison d’édition İletişim qui ont servi d’intermédiaires. Pendant mes recherches, j’ai bénéficié de plusieurs séjours et financements qui ont rendu possible ce travail. J’aimerais citer surtout une allocation de recherche de l’EHESS et une bourse de la Hans-BöcklerStiftung, cette fondation m’ayant en outre permis de réaliser les nombreux voyages qui ont été nécessaires pour la préparation de cette étude. Mes recherches ont été beaucoup nourries par des séjours que j’ai effectués auprès de différentes institutions ; notamment un Visiting Research Fellowship à la Columbia University à New York en 2009 où j’ai trouvé des conditions de travail excellentes, et un autre au Zentrum Moderner Orient à Berlin en 2010 qui m’a permis de faire connaissance avec ce centre de recherche exceptionnel. La Maison d’Auguste Comte à Paris a été un repère précieux pendant mes recherches « positivistes » et a jugé mon travail digne d’un prix de thèse en 2012. Après le doctorat, j’ai bénéficié de différents postes de chercheur qui m’ont permis de finaliser le manuscrit, notamment à l’Institut français d’études anatoliennes (Istanbul) et à la Polonsky Academy for Advanced Study au Van Leer Jerusalem Institute. C’est le soutien de l’ensemble de ces institutions qui a rendu ce livre possible sous sa présente forme. Enfin, j’aimerais remercier tous les non-historiens ou non-ottomanistes qui m’ont soutenu moralement et intellectuellement durant toute cette épreuve. Évidemment, tout d’abord, Ekin Akalın qui a su être à mes côtés même à distance et m’a donné l’assurance nécessaire pour réaliser cette
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PRÉFACE ET REMERCIEMENTS
étude. Je remercie particulièrement aussi Patrick von Massow, Emmanuelle Pottiers, Bernard Schmid et Thiago Teixeira pour leur soutien précieux dans les périodes les plus difficiles ; mais également Myriam Bennouna, Grégory Bochner, Daniel Clauß, Muhammed Kaf, Uğur et Zekiye Kaynar, Malte Ludwig, Igor Martinache, Zülâl Muşlu, Ramazan Soytetir, Annabela Tournan, Olaf Zander, Gerit Ziegler, ainsi que tous ceux qui ne trouvent pas leur place ici. Plusieurs ont eu la patience de corriger des parties de ce travail ; toutes et tous ont su supporter les moments où le biographe et le biographé se sont rapprochés dans leurs comportements. Je leur en suis reconnaissant. Pour finir, j’aimerais revenir à une autre question que l’on m’a posée régulièrement depuis ma première rencontre avec Ahmed Rıza : celle de savoir pourquoi je travaillais sur lui si je n’avais pas d’attaches particulières avec sa personne, son parcours, sa pensée ou sa politique. Au lieu de m’aventurer dans une tentative de réponse, j’espère que la présente étude, après le concours d’innombrables ami-e-s et un temps de murissement exagéré, est suffisamment claire pour permettre aux lecteurs d’en trouver une eux-mêmes.
INTRODUCTION « …in der Analyse des kleinen Einzelmomentes den Kristall des Totalgeschehens zu entdecken. » Walter Benjamin, Passagen-Werk.
Le 28 février 1930, le romancier Yakup Kadri (Karaosmanoğlu) écrivit la nécrologie d’un homme politique de l’Empire ottoman, décédé deux jours auparavant : « Les funérailles d’Ahmed Rıza !… N’était-il pas déjà mort depuis longtemps ? N’était-il pas un malheureux qui a assisté à sa propre procession funèbre, la suivant dans une stupeur douloureuse et amère ? »1 Ahmed Rıza est mort dans les premières années de la République de Turquie, mais sa vie n’aurait-elle pas été moins intéressante s’il n’avait connu qu’une seule mort et donc une seule vie ? Né sur les collines du Bosphore d’une grande famille stambouliote en septembre 1858, Ahmed Rıza grandit dans la culture de la haute bourgeoisie qui se développait au croisement de la réforme de l’État ottoman et de l’impact économique et culturel de l’Occident. Après avoir fréquenté les meilleures écoles ottomanes, il se rendit en 1883 à Paris pour suivre des études supérieures. Il retourna dans l’Empire en 1886 et devint directeur de l’instruction publique à Bursa. C’est au cours des années suivantes qu’il prit des décisions radicales qui allaient marquer l’histoire politique de l’Empire ottoman et de la Turquie — tout en changeant sa propre vie. En 1889, il se rendit de nouveau à Paris à l’occasion de l’Exposition universelle. Lors de ce séjour, le positivisme lui apparut comme une révélation qui devint le guide de sa pensée et de ses actions et qui lui permit de se considérer membre d’une famille internationale s’engageant pour le progrès de l’Humanité. À travers ses réseaux positivistes, il put aussi intégrer les milieux intellectuels et politiques parisiens de la fin de siècle en tant que représentant du courant libéral d’un pays 1 « O çoktan ölmüş değil miydi ? O çoktan ölmüş ve kendisi bizzat kendi cenaze alayını görmüş ve bu alay arkasında elîm, acı bir hayret içinde yürümüş bir bed-baht değil miydi ? » Yakup Kadri : « Bir Cenaze Alayı », Milliyet, 28 février 1930. L’article est repris dans Ahmet Rıza : Batı Politikasının Ahlâksızlığı. Istanbul : Seha Neşriyat, 1993, p. 23-24.
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INTRODUCTION
non-occidental. À Paris, il commença à rédiger des traités qui affichent une conception totalisante du monde et démontrent son enracinement dans une vision de progrès universel impliquant une réforme de l’Empire ottoman nécessaire à sa survie. Enfin, en 1895, il prit la décision d’entrer en opposition au régime du sultan Abdülhamid II et commença une vie d’opposant « jeune-turc ». Il proposa lui-même le nom de la principale organisation jeune-turque : Osmanlı İttihad ve Terakki Cemiyeti — le Comité ottoman Union et Progrès (CUP) — et occupa à plusieurs reprises sa présidence. D’une façon essentielle, il contribua à définir les modes de fonctionnement de l’opposition jeune-turque et eut un impact crucial sur la définition de ses orientations politiques et intellectuelles. Il inscrivit pleinement la lutte jeune-turque dans la culture politique européenne de son époque qui était alors marquée par l’émergence de nouvelles conceptions de la politique, centrées sur l’engagement pour la démocratie, la bataille pour l’opinion publique et l’existence d’une élite éclairée censée guider le peuple à travers un combat continuel pour les idées — et qui allait prendre la désignation d’« intellectuels ». Après la révolution constitutionnelle ottomane de 1908, Ahmed Rıza revint à Istanbul où il débuta encore une fois une nouvelle vie mouvementée. Grâce à son renom de combattant pour la liberté, il devint président de la Chambre des députés sans pour autant cesser d’être un personnage contesté tant au Parlement que dans la rue. En 1912, il dut renoncer à son poste et fut nommé au Sénat ottoman. Après un nouveau séjour à Paris de la fin de l’année 1912 à l’été 1914, il entra dans l’opposition, cette fois-ci contre l’organisation qu’il avait cofondée, le Comité Union et Progrès. Durant la Première Guerre mondiale, il s’imposa comme le principal opposant parlementaire au gouvernement ottoman. La guerre terminée, il fut élu président du Sénat ottoman pour une période de huit mois. À la suite de l’occupation de l’Anatolie, il se rendit en France pour influer sur l’opinion publique des pays européens en soutenant ponctuellement le mouvement nationaliste dirigé par Mustafa Kemal (Atatürk). La dernière décennie de sa vie, partagée entre Paris et Istanbul, fut également celle qui vit la disparition de l’Empire ottoman et l’émergence de la République de Turquie. Il mourut le 26 février 1930 à Istanbul à l’âge de 71 ans, malade et éclipsé de la vie publique. Autrement dit, Ahmed Rıza fut une figure aux vies multiples, nourries des évolutions culturelles, politiques et intellectuelles de son temps. Il fut l’un des idéologues et acteurs-clé du mouvement jeune-turc qui se mit à la tête de l’Empire ottoman en 1908 et qui marqua profondément
INTRODUCTION
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l’histoire des Balkans et du Moyen-Orient. L’élite kémaliste fondatrice de la République de Turquie en était issue. Par son engagement jeune-turc, il commença à incarner les changements des conceptions de l’Empire et devint une figure-clé du politique. Ayant établi son parcours dès sa jeunesse sur sa relation avec l’Occident et ayant passé sa vie entre Paris et Istanbul, il cristallise en sa personne les problématiques liées au processus d’occidentalisation et aux rapports entre l’Empire ottoman et les pays européens. Le genre biographique et les études ottomanes Le fait que Rıza n’ait jamais fait objet d’une étude monographique peut étonner. Après tout, il eut une importance pour l’histoire politique et intellectuelle de la fin de l’Empire ottoman et de la République de Turquie, et faisait également preuve d’un enracinement dans la culture politique et intellectuelle française de la fin de siècle. Il n’a évidemment pas été entièrement délaissé par l’historiographie. Son nom figure dans la plupart des études d’histoire politique et intellectuelle de la fin de l’Empire ottoman. En revanche, il a entièrement disparu des études historiques en France, qui semblent avoir oublié l’existence même d’une présence ottomane au tournant du siècle à Paris, la ville que l’on considérait alors la capitale de la civilisation et que Walter Benjamin a nommé la capitale du XIXe siècle2. L’étude la plus importante sur Ahmed Rıza date déjà d’un demi-siècle et figure dans le livre de Şerif Mardin sur les idées politiques des Jeunes Turcs3. Mardin a consacré un chapitre aux conceptions politiques d’Ahmed Rıza, principalement à partir des deux journaux qu’il publia en Europe entre 1895 et 1908 et qui représentent les premiers périodiques du mouvement jeune-turc : Meşveret et Mechveret, Supplément français. Les analyses de ce chapitre, et plus généralement de l’ouvrage, sont d’une grande finesse et continuent à marquer, de nos jours encore, l’ensemble des études sur les Jeunes Turcs, voire sur l’histoire intellectuelle de la fin de l’Empire ottoman. C’est aussi pour cette qualité remarquable que le chapitre sur Ahmed Rıza sert de point de départ pour l’ensemble des 2 Une exception à ce constat peut être faite pour quelques études sur le positivisme où le nom d’Ahmed Rıza est parfois brièvement cité pour souligner le caractère international du positivisme français. 3 Şerif Mardin : Jön Türklerin Siyasî Fikirleri 1895-1908. Istanbul : İletişim, 2002 (1964), p. 173-220.
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INTRODUCTION
analyses de sa pensée et de sa personne. Nous nous sommes bien souvent inspirés de cette étude ainsi que de quelques autres travaux qui figurent parmi les plus réussis4. Cependant, Ahmed Rıza a principalement attiré l’attention des chercheurs par son importance sur certaines problématiques précises, portant principalement sur certains aspects de sa pensée5. Contrairement à beaucoup de ses contemporains, il fit preuve d’une continuité intellectuelle relative tout au long de sa vie et changea peu de cap idéologique. Il offre ainsi un objet d’étude cohérent. Pour autant, on n’a pas tenté de reconstruire sa pensée dans sa totalité, préférant privilégier certaines dimensions au détriment d’autres. Les différentes facettes de sa pensée ne semblent pas se retrouver au sein d’une image globale du personnage. Plusieurs thématiques se détachent parmi les travaux sur sa vie intellectuelle. Parmi celles-ci, il faut noter en premier lieu le prisme de l’Occident. Ce prisme représente une constante des études sur Ahmed Rıza, laquelle a gagné en popularité surtout dans les années 2000 à la suite des reconfigurations géopolitiques et économiques mondiales qui ont renforcé l’intérêt pour la problématique de la perception de l’Occident par des intellectuels nonoccidentaux6. Plusieurs articles analysent cet aspect de la pensée de Rıza et le présentent comme un penseur animé par une animosité à l’égard de l’Occident et de la politique occidentale vis-à-vis de l’Empire. Les écrits les plus aboutis insistent sur la tension qui existait entre cette attitude critique et la fascination qu’il éprouvait pour l’Occident7. 4 Deux études de qualité sont à noter. Premièrement, un long article d’Eminalp Malkoç : « Doğu-Batı Ekseninde Bir Osmanlı Aydını : Ahmet Rıza Yaşamı ve Düşünce Dünyası », Yakın Dönem Türkiye Araştırmaları, 11 (2007), p. 93-162. Il s’agit de l’étude la plus circonstanciée sur la vie de Rıza qui donne une reconstitution factuelle adéquate de son parcours et de plusieurs aspects de sa pensée, montrant souvent une grande attention aux détails, comparant et vérifiant des informations opposées. Moins attentif aux détails, mais réussi dans son récit général est le court livre d’Erdem Sönmez : Ahmed Rıza. Bir Jön Türk Liderinin Siyasi-Entelektüel Portresi. Istanbul : Tarih Vakfı, 2012. 5 Ce constat se vérifie tout autant dans le livre d’Erdem Sönmez qui, en dépit d’un titre général, situe la pensée d’Ahmed Rıza principalement au sein d’une tradition de contrôle du pouvoir et de constitutionnalisme. Un constat similaire est vrai pour l’article de Malkoç, comme l’indique son titre. 6 Voir aussi infra et notre article « Les Jeunes Turcs et l’Occident : Histoire d’une déception programmée », François Georgeon (dir.) : L’ivresse de la liberté. La révolution de 1908 dans l’Empire ottoman. Louvain : Peeters, 2012, p. 27-64. 7 Voir p. ex. Vedat Yeşilçiçek : « 200 Yıllık Doğu-Batı Mukayesi Sürecinde Batıdan Osmanlıyı Değerlendiren Bir Türk Aydını Ahmed Rıza », Afyon Kocatepe Üniversitesi Sosyal Bilimler Dergisi, 3 (1999), p. 131-138 ; Remzi Demir : « Ahmed Rızâ Bey ve Batı’nın Eleştirilmesi », Philosophia Ottomanica. Osmanlı Döneminde Türk Felsefesi : Yeni Felsefe III. Cilt. Istanbul : Lotus, 2007, p. 32-43 ; Murat Kaya : « Western Interventions
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Un autre volet d’études porte sur le positivisme8. Plusieurs études ont établi l’image d’un Ahmed Rıza ayant introduit le positivisme en Turquie, et ont insisté sur l’influence de ses idées dans le développement des études sociologiques, mettant sa vie politique au second rang9. L’étude la plus approfondie sur ce sujet a été réalisée par Enes Kabakçı. Celui-ci a consacré plusieurs chapitres de sa thèse de doctorat sur la modernisation de la culture politique ottomane à l’impact du positivisme, et a étudié le cas d’Ahmed Rıza en tant qu’interprète du positivisme cherchant à adapter la doctrine comtienne aux conditions de l’Empire ottoman afin de le sauver de sa disparition annoncée10. Kabakçı a été le premier à s’intéresser d’une façon systématique au parcours et aux origines familiales et sociales de Rıza ainsi qu’à sa vie parisienne pour comprendre son attachement à la doctrine positiviste. Cette étude a été pour nous une aide importante par sa méthode et ses interprétations, même si notre intérêt de départ et nos analyses divergent. Inévitablement, l’historiographie sur le mouvement jeune-turc s’est intéressée à Ahmed Rıza. En tant qu’instigateur du mouvement et de ses premières méthodes d’action politique, chef de file et idéologue principal des Jeunes Turcs parisiens, il ne peut y avoir d’étude sur les Jeunes Turcs qui ne mentionne son nom, depuis les premiers travaux dus à Ahmed Bedevî Kuran11 jusqu’à l’œuvre de Şükrü Hanioğlu12. D’autant plus que and Formation of the Young Turks’ Siege Mentality », Middle East Critique, 23/2 (avril 2014), p. 127-145. Il faut noter aussi l’ensemble des introductions aux éditions en turc du livre français d’Ahmed Rıza La Faillite morale de la politique occidentale en Orient (cf. infra). 8 R. Çavlı : « Ahmet Rıza’nın Hayatı ve Pozitivizmle Alâkası », et « Ahmet Rıza’nın Hayatı ve Pozitivizmle Alâkası II », İş Felsefe, Ahlak ve İçtimaiyet Mecmuası (İş ve Düşünce), 13/69 (1er mai 1947), p. 8-10 et 13/70 (1er juin 1947), p. 12-14 ; Z. Fahri Fındıkoğlu : Auguste Comte ve Ahmed Rıza. Istanbul : Fakülteler Matbaası, 1962 ; Murtaza Korlaelçi : « Ahmed Rıza », Felsefe Dünyası, 4 (1992), p. 47-59. 9 L’idée était établie dès les années 1930. Cf. Niyazi Berkes. « Sociology in Turkey », American Journal of Sociology, 42/2 (septembre 1936), p. 238-246 ; Ayşe Durakbaşa : « Türkiye’de Sosyolojinin Kuruluşu ve Comte-Durkheim Geleneği », Defter/Toplum ve Bilim : Sosyal Bilimleri Yeniden Düşünmek. Yeni Bir Kavrayışa Doğru. Sempozyum Bildirileri. Istanbul : Metis, 1998, p. 98-115. 10 Enes Kabakçı : Sauver l’Empire. Modernisation, positivisme et formation de la culture politique des Jeunes-Turcs (1895-1908). Thèse de doctorat, Université de Paris-I, 2006. Kabakçı se réfère aux concepts de Melville Herskovits, en particulier celui de la « réinterprétation ». 11 İnkılâp Tarihimiz ve Jön Türkler. Istanbul : Tan Matbaası, 1945 ; İnkilap Tarihimiz ve İttihad ve Terakki. Istanbul : Tan Matbaasi, 1948 ; Osmanlı İmparatorluğunda İnkılâp Hareketleri ve Milli Mücadele. Istanbul : Çeltüt Matbaası, 1959. 12 Bir Siyasal Örgüt Olarak Osmanlı İttihad ve Terakki Cemiyeti ve Jön Türklük. Cilt I : 1889-1902. Istanbul : İletişim, 1985 ; The Young Turks in Opposition. Oxford/New York :
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l’histoire des Jeunes Turcs, suivant de près les sources premières, a été en grande partie écrite comme l’histoire des affrontements de différents personnages se disputant la position de chef du mouvement. Des présentations véritablement caricaturales aux analyses montrant beaucoup de finesse intellectuelle, ce sont bien les acteurs qui structurent la narration du mouvement jeune-turc. Pour autant, en dépit de cette prépondérance de la place des acteurs, nous savons finalement peu de choses sur eux en tant qu’individus. Les deux premières biographies sur des Jeunes Turcs sont parues autour de l’année 198013 et n’ont été que bien peu suivies. Le nombre total de biographies sérieuses sur des Jeunes Turcs reste limité14. En outre les apports proprement biographiques de ces études restent assez médiocres, étant donné que leur démarche consiste principalement à écrire à travers les éléments biographiques d’un personnage une histoire politique et intellectuelle, restant ainsi dans les contours d’une biographie « modale »15. Si Ahmed Rıza n’a pas fait objet d’une telle étude, nous connaissons assez bien son parcours politique au sein du mouvement jeune-turc, ses rapports avec les différentes factions, les disputes qui l’opposaient à d’autres dirigeants, et la contestation de sa personne, de son statut : cela notamment grâce aux travaux fouillés de Hanioğlu qui marquent le champ d’études sur les Jeunes Turcs. Par ailleurs, les études du même auteur ont aussi donné une nouvelle interprétation de la pensée jeuneturque, et incidemment de celle d’Ahmed Rıza, sans pour autant lui consacrer un chapitre entier. Hanioğlu avance des résultats auxquels était déjà en partie parvenu Mardin, mais à partir d’une documentation bien plus large, et en les contextualisant avec d’autres pensées jeunes-turques. Ils serviront de point de départ à plusieurs de nos analyses concernant les positions intellectuelles d’Ahmed Rıza. Mais quant à son parcours au sein du mouvement jeune-turc, nous n’avons, pour l’essentiel, pas beaucoup à ajouter aux résultats déjà connus. C’est pourquoi nous nous permettrons Oxford University Press, 1995 ; Preparation for a Revolution. The Young Turks, 1902-1908. Oxford/New York : Oxford University Press, 2001. 13 Birol Emil : Mizancı Murad Bey. Hayatı ve Eserleri. Istanbul : İstanbul Üniversitesi Edebiyat Fakültesi Yay., 1979 ; Şükrü Hanioğlu : Bir Siyasal Düşnür olarak Doktor Abdullah Cevdet ve Dönemi. Istanbul : Üçdal Neşriyat, s.d. [1981]. 14 Nâzım H. Polat : Bir Jöntürk’ün Serüveni : Dr. Şerafettin Mağmumi. Hayatı ve Eserleri. Istanbul : Büke, 2002 ; Ahmet Eyicil : Osmanlı İttihat ve Terakki Cemiyeti Liderlerinden Doktor Nâzım Bey 1872-1926. Ankara : Gün Yay, 2004. 15 Giovanni Levi : « Les usages de la biographie », Annales ESC, 44/6 (novembredécembre 1989), p. 1329-1330.
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par la suite de passer relativement vite sur ce parcours pour en étudier des aspects encore inexplorés. En résumé, nous disposons d’une historiographie sans doute peu abondante mais précieuse sur des aspects de la vie et de la pensée d’Ahmed Rıza, mais l’absence de monographie apparaît étonnante. Plutôt que d’un manque d’intérêt, nous pouvons attribuer cette lacune à une série de facteurs qui souvent rendent délicate la tâche de travailler sur un personnage aussi complexe. Il y a d’abord des raisons pratiques auxquelles nous avons été en partie confronté aussi. C’est dans les archives et bibliothèques françaises, et particulièrement à Paris où il a passé la moitié de sa vie, qu’une part importante des sources concernant sa vie et sa pensée sont conservées. Ces fonds sont difficiles d’accès pour des historiens turcs, surtout s’ils ne maîtrisent pas la langue française. Par ailleurs, nous allons y revenir, il n’existe aucun centre de recherche qui aurait regroupé d’une façon systématique des documents relatifs à Ahmed Rıza. Pour les sources, aucun document cohérent et continu n’existe (sous forme de mémoires, de correspondances étalée sur la durée ou encore de journaux intimes couvrant des parties majeures de sa vie) qui permettrait de préparer une étude biographique. Le passage de l’alphabet arabe à l’alphabet latin dans la langue turque en 1928 et la réforme de la langue turque des années 1930 ne facilitent pas la définition d’un sujet ottoman comme objet de recherche. Ces changements radicaux sont l’expression dans les faits de l’orientation idéologique de la Turquie kémaliste, dont le projet consista à réaliser une rupture complète avec le passé ottoman et à présenter la Turquie comme le résultat d’un satvet-i milliye (sursaut national) qui aurait rompu avec la misère laissée par l’Empire et créé une nouvelle nation. Cette idée permettait de rompre avec une tradition de défaites et de crises et la conception d’un État multiethnique. Elle permet toujours de concevoir la nation turque comme une nation homogène et immaculée. Dès 1918, le CUP devint tout particulièrement l’objet de diffamations pour avoir été à la tête de l’État ottoman lorsque celui-ci s’enfonçait dans sa crise finale et aussi parce qu’il représentait le lien le plus apparent des nationalistes avec le passé ottoman. Tandis que pratiquement toute l’élite politique de la République de Turquie jusqu’aux années 1940 avait fait partie du Comité, l’évocation du passé unioniste devint impossible16. 16
Cf. Erik-Jan Zürcher : The Unionist Factor. The Role of the Committee of Union and Progress in the Turkish National Movement (1905-1926). Leyde : Brill, 1983.
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De même, il y eut un vrai affrontement entre le mouvement nationaliste et les anciens dirigeants du CUP, renforçant ainsi la volonté d’établir une distance avec l’organisation. Tenant compte de cette orientation idéologique, nous pouvons nous demander si Ahmed Rıza n’a pas été oublié non pas malgré mais précisément à cause de sa vie mouvementée qui l’a placé au centre des évolutions politiques, culturelles et idéologiques ayant préparé l’avènement de la République. La volonté de rupture exprimée par les kémalistes a fortement marqué l’historiographie turque, qui a délaissé le passé ottoman de la Turquie au profit du recours à un passé plus lointain. Ce n’est que depuis les années 1980 que l’on peut observer une certaine renaissance de l’intérêt pour l’histoire ottomane en Turquie. En considérant ces éléments, l’absence de biographie d’Ahmed Rıza comporte une certaine logique. Mais de fait, cette lacune est un signe de la faiblesse générale du genre biographique dans les études ottomanes, qui commence à être problématisée depuis quelques années17. En effet, le nombre de biographies systématiques dont nous disposons sur des personnages de la fin de l’Empire et le début de la République est fort réduit. Nous sommes souvent confrontés à ce paradoxe que nous avons déjà soulevé pour les études sur le mouvement jeune-turc. Les acteurs occupent une place prépondérante dans l’écriture de l’histoire, mais restent toutefois inconnus. À quelques exceptions près, peu d’études ont réussi à faire ressortir la dialectique entre la personne et son temps18. Les individus apparaissent comme des êtres cohérents, incarnant un courant d’idées érigé en force historique. Leur existence se situe ainsi par rapport 17 Cf. Meropi Anastassidou-Dumont : « Science et engagement : la modernité ottomane à l’âge des nationalismes », idem (dir.) : Médecins et ingénieurs ottomans à l’âge des nationalismes. Paris : Maisonneuve & Larose/IFEA, 2003, p. 6-7. Pour Özgür Türesay, c’est le culte de personnalité autour de Mustafa Kemal Atatürk d’une part, et la tradition positiviste des sciences sociales de l’autre qui sont à l’origine de la faiblesse du genre biographique en Turquie. Être intellectuel à la fin de l’Empire ottoman : Ebüzziya Tevfik (1849-1913) et son temps. Thèse de doctorat, Paris Inalco, 2008, p. 19-20. 18 Nous pensons notamment à François Georgeon : Yusuf Akçura. Aux origines du nationalisme turc. Paris : Ed. A.D.P.F., 1980 ; Anne-Laure Dupont : Ğurği Zaydân (1861-1914). Écrivain réformiste et témoin de la renaissance arabe. Damas : Institut français du Proche-Orient, 2006 ; Ö. Türesay : Ebüzziya Tevfik. Pour des périodes plus tardives Andrew Mango : Atatürk. The Biography of the Founder of Modern Turkey. Londres : John Murray, 1999 ; Camilla Dawletschin-Lindner : Diener seines Staates : Celal Bayar (1883-1986) und die Entwicklung der modernen Türkei. Wiesbaden : Harrassowitz, 2003 ; A. Holly Shissler : Between Two Empires. Ahmet Ağaoğlu and the New Turkey. Londres : I.B. Tauris, 2003.
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à de grands récits qui structurent l’interprétation de l’histoire de la fin de l’Empire ottoman et de la Turquie et supposent une téléologie des développements auxquels leur parcours doit se plier. Il faut ici insister sur trois interprétations téléologiques, organiquement liées entre elles, qui marquent l’écriture de l’histoire ottomane. D’abord, celle de la disparition inévitable de cet « homme malade » de l’Europe, l’Empire ottoman au XIXe siècle étant considéré comme voué à l’échec. Deuxièmement, celle de la modernisation de l’Empire qui présente celle-ci non pas comme un processus autonome, mais l’interprète uniquement en fonction de la fondation de la République comme un pays moderne et occidentalisé ; enfin, celle du développement de la nation turque qui, se fondant sur l’idée de rupture entre l’Empire et la République, fait sortir de l’obscurité ottomane générale des éléments qui se présentent comme des signes annonciateurs de la fondation de l’État-nation, dans le prisme d’une croissance logique et naturelle de la nation. Nous ne pouvons nier l’énorme apport que les meilleures études préparées en fonction de ces récits ont fourni pour la compréhension du XIXe siècle ottoman19. Toutefois, ces études ont suivi une approche déductive et ont présupposé l’objet de leur analyse. Elles ont donc nécessairement réduit la complexité d’une époque à quelques explications généralisantes. La lecture de la réalité ottomane s’est préparée à la lumière d’une téléologie qui ne peut tenir compte des vicissitudes, des tensions et des doutes inhérents aux processus étudiés et suppose leur homogénéité et la linéarité de leur développement. Les faits historiques qui semblent s’accorder avec cette lecture sont présentés comme étant vrais, mais toujours moins vrais que la forme finale qu’ils allaient prendre dans l’avenir du passé. Cette perspective aboutit à une écriture de l’histoire à travers « l’effet de l’illusion rétrospective d’un résultat historique donné, qui écrit son histoire au “futur antérieur”, qui pense donc son origine comme l’anticipation de sa fin »20. 19 Niyazi Berkes : The Development of Secularism in Turkey. Montreal : McGill University Press, 1964 ; Bernard Lewis : The Emergence of Modern Turkey. Oxford/ New York : Oxford University Press, 2001 (1964) ; Stanford J. Shaw/Ezel Kural Shaw : History of the Ottoman Empire and Modern Turkey. Vol. II : Reform, Revolution, and Republic : The Rise of Modern Turkey 1808-1975. Cambridge : Cambridge University Press, 1977. 20 Louis Althusser : « Du “Capital” à la philosophie de Marx », Lire le Capital. Paris : Quadrige/PUF, 1996 (1965), p. 45.
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L’hétérogénéité de l’Empire et de ses acteurs et l’expérience de la modernité Ce n’est peut-être pas par hasard si les études parties d’une approche présupposant le développement de l’Empire ottoman ont aussi présupposé l’existence des individus au lieu d’en faire un objet d’étude. Les parcours d’Ahmed Rıza et de ses contemporains se trouvent écrasés par des généralisations qui ont défini l’interprétation de l’histoire de la fin de l’Empire. Ils sont réduits à remplir une fonction au sein de ces récits dont l’intrigue est déjà connue. Cette approche réductrice dépend de la conception classique de la biographie comme une étude sur l’action autonome des Grands Hommes, qui part de l’individu comme un être statique. C’est en cette qualité que l’individu peut se présenter comme un acteur qui remplit la fonction qu’il est censé accomplir au sein de la société, sans se trouver dans une dialectique avec le monde dans lequel il vit et sans être lui-même l’objet de changements. L’hétérogénéité de la personne se trouve sacrifiée « sur l’échiquier de la nécessité »21. Or, notre intérêt pour la méthode biographique réside au contraire dans le caractère incohérent de l’individu, marqué dans sa personnalité par des contradictions et sujet aux changements de son époque. En effet, une étude qui ne prend pas l’individu comme le résultat d’une existence figée doit nécessairement rendre compte des positions contradictoires de celui-ci. Ainsi, nous pouvons contrecarrer l’accusation fréquemment prononcée contre le projet biographique : celle d’après laquelle la biographie supposerait la cohérence, la continuité absolue et l’omnipotence de l’objet de recherche22. Sous ce prisme, la faiblesse du genre biographique dans les études ottomanes ne s’explique pas par une conception téléologique de l’histoire qui s’avère incapable à rendre compte de l’hétérogénéité de l’individu et donc de son époque. Au contraire, nous pouvons poser la méthode biographique comme une méthode qui rompt avec l’illusion d’un individu cohérent et statique et se présente comme un moyen privilégié pour faire ressortir les tensions inhérentes à une époque et reconstruire le contexte historique dans son caractère 21 Sabina Loriga : « La biographie comme problème », Jacques Revel (dir.) : Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience. Paris : Gallimard/Le Seuil, 1996, p. 226. 22 Pierre Bourdieu : « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62/2 (janvier 1986), p. 69-72. Pour l’éclipse du genre par la montée du structuralisme ainsi que les critiques énoncées par l’école des Annales voir François Dosse : Le pari biographique. Écrire une vie. Paris : La Découverte, 2005, p. 218-227.
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hétérogène, permettant par conséquent d’échapper aux cadres généralisants23. Nous nous proposons ainsi de nous intéresser aux vies d’Ahmed Rıza comme un moyen de mieux comprendre la fin de l’Empire ottoman, qui s’inscrit dans cette époque que Hobsbawm a qualifiée d’« Âge de l’Empire »24. Au niveau pratique, cette approche revient donc à une étude de micro-histoire25. En conséquence, jusqu’à un certain point, notre démarche est contradictoire avec le constat que nous avons fait à l’égard de l’importance historique d’Ahmed Rıza et à propos de la nécessité d’une étude sur lui. Nous insistons bien sur la place de Rıza au sein des évolutions politiques et intellectuelles de son temps ; nous nous arrêtons sur son rôle politique, l’influence qu’il a eue et ce qu’il a pu représenter aux yeux de ses contemporains. Pour autant, nous ne cherchons pas principalement à écrire l’histoire d’un leader jeune-turc ayant marqué l’esprit de son époque et contribué à des formations idéologiques que l’on peut constater encore aujourd’hui. Il ne s’agit donc pas seulement de présenter la biographie politique et intellectuelle d’Ahmed Rıza. Nous nous proposons plutôt de suivre au fil d’un parcours particulier les facettes d’une vie qui s’est étalée dans l’espace sur deux continents et sur deux capitales, Istanbul et Paris, et dans le temps de l’époque des Tanzimat — les grandes réformes ottomanes — à l’écroulement de l’Empire et à la fondation de la République, autrement dit, de l’ère libérale jusqu’à l’époque de la fin de l’universalisme bourgeois qui a marqué le XIXe siècle. Par cette démarche, nous projetons surtout un renversement du regard. Au lieu de partir d’une conception figée de la totalité pour expliquer le détail, nous partons du moment particulier pour comprendre la totalité. Ainsi, nous nous proposons d’étudier le parcours de l’individu dans ses détails pour pouvoir comprendre son époque. À l’opposé des biographies classiques, nous ne supposons pas que l’individu et son contexte soient deux choses séparées. C’est trop souvent en termes de dichotomie que l’on a approché l’individu et le contexte, l’individu étant réduit à une 23 S. Loriga : « La biographie comme problème », p. 227-228 ; G. Levi : « Les usages de la biographie », p. 1326-1327. 24 Eric J. Hobsbawm : The Age of Empire 1875-1914. New York : Vintage, 1989 (1987). Nous suivons le titre original du livre plutôt que celui de la traduction française « Ère des Empires ». 25 Pour un bon résumé de ce courant voir Giovanni Levi : « On Microhistory », Peter Burke (dir.) : New Perspectives on Historical Writing. Pennsylvania Sate University Press, 1992, p. 93-113.
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« toile de fond immobile » sur laquelle des explications biographiques sont projetées26. Tout en ayant choisi une échelle micro, ce que l’on a appelé le « jeu d’échelles » ou la « variation de la focale » ne guide donc pas entièrement notre réflexion théorique27. En choisissant la vie d’Ahmed Rıza, nous partons effectivement de l’appréciation selon laquelle se cristallisent, dans son personnage, les dynamiques et les tensions de l’époque de l’impérialisme, des sociétés ottomane et française prises dans un temps partagé de modernité, et qu’il est donc possible de reconnaître dans le parcours d’un seul individu les vérités de son temps. La vie d’Ahmed Rıza ne se présente pas à nous comme un reflet des tendances abstraites à travers lesquelles l’historiographie a tenté d’expliquer son parcours et plus généralement la fin de l’Empire ottoman. À travers son parcours, les processus historiques de son époque se dévoilent comme des processus vécus, comme des dynamismes contradictoires, construits par l’action des individus, façonnés par leurs expériences et leurs attentes et marqués par leurs incertitudes et leurs rêves. Par cette approche centrée sur le particulier et le caractère dynamique de l’époque, nous poursuivons deux objectifs. Premièrement, nous essayons de rompre avec l’idée que les humains seraient prisonniers d’un système normatif rigide dans lequel leur rôle se limiterait à une fonction prédéfinie et que leurs actions se réduiraient à des « stratégies » au sein du cadre de référence donné. Inspiré des travaux sociologiques, cette lecture a connu une popularité grandissante depuis les années 1980, et s’est imposée comme l’approche paradigmatique dans le champ français des études d’histoire contemporaine28. À cette conception mécanistique de la société et de l’histoire, nous opposons une conception dynamique centrée sur la dialectique, l’ouverture et la fragilité qui s’expriment dans les négociations et les hésitations de l’action d’un individu. Le second objectif que nous poursuivons découle du premier. En nous exprimant contre la supposition de linéarité et d’homogénéité, nous cherchons à nous départir de l’idée d’inévitabilité qui hante l’historiographie et 26
G. Levi : « Les usages de la biographie », p. 1331. Jacques Revel, Jeux d’échelles (op. cit.) ; idem : « L’Histoire au ras du sol », art. cit., p. XXXII. Pour une critique de l’opposition macro-micro et du concept d’échelles voir Maurizio Gribaudi : « Échelle, pertinence, configuration », J. Revel (dir.) : Jeux d’échelles, p. 113-139. 28 Il existe une bibliographie abondante sur cette question. En référence à la méthode biographique voir G. Levi : « Les usages de la biographie », p. 1333. Les fondements épistémologiques de cette approche ont été critiqués par Jacques Rancière en particulier en référence à l’œuvre de Pierre Bourdieu. Le philosophe et ses pauvres. Paris : Fayard, 1983. 27
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définit la compréhension de l’histoire et de l’Empire ottoman en particulier. Contre le paradigme de chute et disparition de l’Empire, notre étude insiste ainsi sur la nature hétérogène et dynamique de la fin de l’Empire. Cette démarche nous paraît particulièrement nécessaire dans le cas du mouvement jeune-turc, dont l’histoire est souvent lue à la lumière des évolutions futures sous la Seconde Période constitutionnelle : le processus de disparition de l’Empire ottoman, le tournant vers l’autoritarisme du CUP dans la politique parlementaire ottomane, le développement du turquisme, enfin, le génocide arménien. Au vu de ces évolutions désastreuses, l’historiographie classique a repris le raisonnement propre à la direction du CUP. Elle a supposé que, du fait des pressions impérialistes et des agitations aux périphéries de l’Empire reposant sur les aspirations séparatistes des peuples non-turcs, les dirigeants du CUP avaient les mains liées et devaient nécessairement emprunter une voie autoritaire — malgré une disposition libérale initiale29. À l’opposé, la mise en question de l’historiographie officielle depuis les années 1980 a donné naissance à un courant portant une évaluation plus négative sur les Jeunes Turcs30. Dans le sillage de cette vision révisionniste, un discours historique pointe l’orientation totalitaire de l’unionisme qui aurait condamné l’Empire à la catastrophe et aurait légué à la République un héritage autoritaire quasiment infranchissable, expliquant les problèmes politiques de la Turquie actuelle, voire du Moyen-Orient en général, comme le résultat d’une mentalité du début du XXe siècle31. Il ne nous est évidemment pas possible de nier ni le contexte de pression intérieure et extérieure, ni le caractère autoritaire de la pensée jeune-turque. Mais à l’opposé des lectures mentionnées, nous prenons au sérieux la simultanéité, dans la pensée d’Ahmed Rıza et celle des Jeunes Turcs en général, des idéaux libéraux et universalistes d’une part, et des conceptions 29 Voir p. ex. Feroz Ahmad : The Young Turks. The Committee of Union and Progress in Turkish Politics, 1908-1914. Oxford : Clarendon Press, 1969 ; Sina Akşin : Jön Türkler ve İttihad ve Terraki. Istanbul : İmge Kitabevi, 2001 (1980). 30 On peut citer Hans-Lukas Kieser : « Dr Mehmed Reshid (1873-1919) : A Political Doctor », idem/Dominique J. Schaller (dir.) : The Armenian Genocide and the Shoah. Zurich : Chronos, 2002, p. 245-280. 31 Cette tendance se dégage par exemple dans les travaux de Hamit Bozarslan et transparaît aussi dans certains articles de Şükrü Hanioğlu. Pour un aperçu, voir le recueil du dernier Osmanlı’dan Cumhuriyet’e Zihniyeti Siyaset ve Tarih. Istanbul : Bağlam, 2007. L’interprétation s’est trouvée renforcée dès les années 1990 par la montée des partis islamistes dans la vie politique turque.
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autoritaires et turquistes d’autre part. Ainsi, nous proposons d’analyser comment des idées antinomiques pouvaient se soutenir mutuellement au sein d’une même pensée. Nous soulignerons que cette contradiction, loin de se limiter au cas des Jeunes Turcs ou de l’Empire ottoman, représente en fait une problématique de la pensée moderne bourgeoise. Nous allons aussi insister sur la tension qui existait au sein des actes et des idées d’Ahmed Rıza entre ces deux courants et étudier comment elle pouvait se traduire dans des positions politiques parfois diamétralement opposées. Ainsi, l’hétérogénéité que l’on découvre chez Ahmed Rıza ne constitue pas un obstacle à l’analyse, mais devient le point de départ de l’étude historique. En mettant la tension au centre de l’intérêt, il devient possible de s’approcher d’une façon différenciée de l’époque de la fin de siècle et de la saisir comme un temps en mouvance et non-monolithique. Cette perspective permet aussi d’intégrer dans l’analyse des dimensions fondamentales qui échappent à des approches abstraites, c’est-àdire l’histoire de doutes, d’incertitudes et de directions non-prises. Nous allons donc souligner que dans le parcours d’Ahmed Rıza se sont en effet manifestées, aux moments les plus sombres de l’histoire ottomane, et notamment lors du génocide arménien, des possibilités d’interprétation différent de la pensée qualifiée d’autoritaire. De même, nous allons voir comment ces ouvertures n’ont pas été suivies. Nous allons analyser quelles dispositions idéologiques en rapport aux évolutions nationales et internationales ont réduit les possibilités d’action d’Ahmed Rıza ainsi que l’éventualité du développement d’une pensée radicale qui aurait pu lancer l’Empire ottoman sur des voies différentes. Ainsi, en insistant sur le caractère libéral de la pensée d’Ahmed Rıza et les doutes qu’il a pu avoir, nous n’entendons pas négliger la dimension autoritaire, voire destructrice, de sa pensée, mais approcher l’autoritarisme dans ses contradictions et comprendre la simultanéité de positions opposées comme des antinomies de la pensée moderne32. Pour le dire autrement, nous allons revenir à cette formule, répétée comme un mantra par l’historiographie depuis les années 1950, selon laquelle les Jeunes Turcs auraient cherché une réponse à la question Comment sauver l’Empire ?, et analyser quelles limites idéologiques ont empêché les Jeunes Turcs et leur dirigeant Ahmed Rıza de développer une réponse différente de celle qu’ils ont effectivement donnée à cette question. 32
Cf. la définition de la pensée moderne comme une « idéologie totalisante » par Zygmunt Bauman : Modernity and the Holocaust. Londres : Polity Press, 1989, p. 17.
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Enfin, l’approche micro-historique nous permet d’étudier une dimension centrale de la vie d’Ahmed Rıza, caractéristique de son époque, sans tomber dans des clichés de l’action des Grands Hommes omnipotents : la volonté de devenir un acteur dans un temps de bouleversements et de changer le monde. En dépit d’une conception organique de la société et d’une perception social-darwiniste qui dictait une compréhension de l’évolution des sociétés en termes de lois naturelles, le parcours d’Ahmed Rıza est empreint d’une confiance envers la capacité d’action de l’humain et de ce désir d’agir pour influer sur le changement du monde. Nous allons ainsi étudier comment l’idée de l’engagement dans la perspective du progrès universel de l’Humanité s’est concrétisée au niveau d’un personnage et a influé sur son parcours. De cette façon, nous décrivons Ahmed Rıza comme un homme moderne dont nous pouvons définir la qualité principale en nous référant à l’une des réponses que Louis Aragon a données au célèbre questionnaire de Marcel Proust : « Ce que je voudrais être ? — Assez fort pour changer de mes mains le monde. »33 Nous situons cette identité d’« homme moderne » par rapport à l’expérience vécue d’Ahmed Rıza de la modernité et par rapport à cette certitude, si caractéristique de la notion du progrès et de l’idée de modernité, de vivre dans une nouvelle époque, où l’ensemble des aspects de la vie apparaissent comme en mouvement34. C’est dans ce contexte que nous insistons sur ce que Charles Baudelaire a appelé « l’héroïsme de la vie moderne » : un sens d’engagement constant au quotidien, une pulsion permanente d’agir pour changer son entourage afin de s’inscrire dans le mouvement constant et continu qui caractérisent la modernité35. La modernité se présente ainsi comme un horizon de possibilités infinies, marqué par la conscience de l’individu dans sa capacité de dépasser les limites. En conséquence, nous considérons la modernité non pas comme une période, mais comme une attitude, une façon d’établir un rapport à son temps et de se retrouver dans un monde en pleine mutation.
33 Léonce Peillard (éd.) : Cent écrivains français répondent au « Questionnaire Marcel Proust ». Paris : Albin Michel, 1969, p. 22. 34 Marshall Berman : All That is Solid Melts into Air. The Experience of Modernity. Londres/New York : Verso, 1997 (1982), p. 17 ; Reinhart Koselleck : « Fortschritt », Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, dir. Otto Brunner/Werner Conze/Reinhart Koselleck. Stuttgart : Droste, 1982, vol. 2, p. 353 ; Hans-Ulrich Gumbrecht : « Modern », ibid., vol. 4, p. 95. 35 Voir ses articles « Salon de 1845 » et « Salon de 1846 », Œuvres complètes, vol. 1. Paris : Gallimard, 1961, p. 1-76 ; 77-198, en particulier p. 75, 194-198.
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La modernité était pour Ahmed Rıza une expérience de mouvement et de nouveauté, qui se présentait pourtant comme une expérience fortement ambiguë. Cette ambiguïté était conforme au caractère essentiellement contradictoire de la modernité, marquée par la simultanéité de gigantesques développements technologiques, scientifiques et artistiques, par la destruction des ordres existants et l’assujettissement des populations et de régions entières à la logique de l’expansion capitaliste, ainsi que l’incapacité des sociétés modernes à répondre à cette ambiguïté par un nouvel ordre social36. C’est cette tension qui s’est cristallisée dans le XIXe siècle quand l’idée bourgeoise du progrès atteignit ses limites. L’expérience de la modernité avait ainsi pour Ahmed Rıza deux versants : d’une part, une portée émancipatrice en ce qu’elle soulignait la capacité d’action des humains et le potentiel de la raison à mener la condition humaine vers un avenir meilleur, et en ce qu’elle lui permettait de se construire une identité fondée sur le projet des Lumières d’un progrès continu de l’Humanité ; d’autre part, ce même processus se présentait paradoxalement comme un processus destructeur, et donc comme une menace. Les forces de la modernité dans lesquelles Rıza mit tous ses espoirs déstabilisaient les conditions de son existence et elles occasionnèrent, dès son adolescence, des ruptures dans son parcours qui conduisirent à une vie rythmée par la nécessité de se réinventer. Nous allons ainsi suivre la manière dont Ahmed Rıza répondit à l’expérience ambiguë de la modernité par une volonté de devenir acteur dans un processus qui bouleversait le monde et les conditions de sa propre existence37. Nous allons également étudier comment la crise perpétuelle de l’Empire ottoman pris dans le tourment de la modernité renforça l’expérience de fragilité d’Ahmed Rıza et sa conception de la modernité comme un projet inachevé. Dans ce même souci, nous verrons comment sa volonté de changer le monde trouva une expression politique à l’échelle nationale. Pour finir, nous verrons comment Ahmed Rıza participa au projet de réduire la portée émancipatrice de la modernité en 36
Walter Benjamin : « Paris, Capitale du XIXe siècle », Das Passagen-Werk. Francfortsur-le-Main : Suhrkamp, 1998 (1982), p. 76-77 et notes pour le Passagen Werk, ibid., p. 592-599. 37 Cf. Marshall Berman : « They [les hommes modernes] are moved at once by a will to change – to transform both themselves and their world – and by a terror of disorientation and disintegration, of life falling apart. » All That is Solid Melts into Air, p. 13. Voir aussi ibid., p. 40.
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mettant en avant des pensées normatives qui visaient à limiter la dimension critique du concept du progrès. Appréhender Rıza comme un homme moderne permet ainsi de reconsidérer également la réforme ottomane, qui ne se présente pas comme un projet uniquement imposé d’en haut par l’action de l’État central ou sous la pression des grandes puissances, mais comme un idéal assimilé par des individus qui s’efforcent de le façonner selon leurs idées. En conséquence, la modernité se présente comme un projet politique en construction et non pas comme une condition, avec tous les espoirs et les limites que l’imaginaire d’Ahmed Rıza et de ses contemporains pouvait porter. Sources Personnage central de la vie intellectuelle et politique de la fin de l’Empire ottoman, Ahmed Rıza ne peut manquer d’être considéré comme un personnage marquant. La documentation sur sa vie est donc d’une abondance hors norme. Elle est aussi d’une grande diversité. Nous avons eu accès à des documents aussi variés que des poèmes, anecdotes, journaux, livres, correspondances privées, documents d’archives, rapports d’ambassadeurs ou encore caricatures. Notre corpus est aussi très large dans le temps et s’étale sur deux siècles. Les premiers documents consultés datent du tournant du XVIIIe-XIXe siècle et concernent les origines familiales d’Ahmed Rıza, les derniers sont des mémoires de ses contemporains écrits aussi tard que dans les années 1970 et publiés dans les années 2000. Nous avons trouvé des documents relatifs à la vie d’Ahmed Rıza dans pratiquement toutes les archives et bibliothèques que nous avons consultées à Paris, à Istanbul et dans plusieurs autres villes. D’après des collègues et à la suite de nos propres recherches, nous savons qu’il y a encore plus d’une douzaine d’établissements, sinon plus, dont les fonds comportent des documents divers et abondants que nous aurions pu étudier. Il faut aussi noter que nos recherches se sont surtout concentrées sur la période précédant l’année 1908 et qu’il resterait beaucoup de documents à consulter pour la période postérieure à cette date. Mais, d’une façon générale, nous pouvons dire avoir fait le tour des collections essentielles38. 38 Parmi les principales archives que nous n’avons pu consulter, notons les Arkivi Qendror Shtetëror à Tirana qui comportent une partie des archives des premières années du CUP, les archives parlementaires turcs Türkiye Büyük Millet Meclisi Arşivleri à Ankara
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Toutefois, en dépit de la chance de disposer d’un corpus important, nous avons été confronté à de considérables difficultés dans nos recherches empiriques. Premièrement, s’agissant d’un personnage public ayant vécu entre deux pays et ayant constamment fait face à de nouvelles situations qui l’obligeaient à se réorienter, la documentation sur le parcours d’Ahmed Rıza est fortement dispersée dans une multitude de villes et de pays. Par ailleurs, aucune bibliothèque ou aucun centre d’archives n’a essayé de rassembler des archives concernant sa vie. Pour la composition de notre corpus, nous nous sommes rendus dans plus de 30 établissements différents. Réunir l’ensemble de son œuvre imprimée a relevé d’un parcours du combattant qui nous a pris plusieurs années et nous a mené à effectuer des démarches dans quatre pays différents. Deuxièmement, malgré l’énorme richesse de la documentation, nous étions confronté à un sérieux problème de cohérence. En effet, à part son journal Mechveret, et dans une moindre mesure les journaux Meşveret et Şûra-yı Ümmet, parus dans une période située entre 1895 et 1908, aucune source ne nous a permis de suivre d’une façon cohérente et chronologique les épisodes de la vie d’Ahmed Rıza. Ce problème est en outre renforcé par le fait que les mémoires qu’il a lui-même rédigés sont brefs et donnent en somme peu d’informations sur son parcours. On ne peut pas soupçonner Ahmed Rıza d’avoir voulu garder le secret sur sa vie, mais il est vrai qu’il n’a pas essayé d’éclaircir son itinéraire et est resté généralement discret. Par ailleurs, son appartenance à une organisation clandestine qui, même après 1908, a gardé son caractère de comité secret, n’a en rien facilité notre tâche. La seule exception à ce constat d’incohérence est sa pensée politique et sociale qui, malgré des ondulations dans sa vie, est restée en somme identique. Ces difficultés heuristiques ont de toute évidence contribué à l’absence d’études biographiques sur Ahmed Rıza. Plus important encore, elles ont souvent semé la confusion sur plusieurs aspects de sa vie, à commencer par son année de naissance : tantôt 1859, tantôt 1858. Elles ont aussi contribué à des constats erronés ou à la mise en avant d’informations non établies. Ainsi, il y a une série d’erreurs sur sa vie qui se sont perpétuées jusque dans les ouvrages les plus sérieux, et dont la vérification — et où sont aussi conservés les fonds du parlement ottoman, et les National Archives du Royaume-Uni à Londres, très riches sur les affaires de l’Empire ottoman après 1908 et aussi sur le mouvement jeune-turc.
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l’invalidation — nous a coûté énormément de temps39. Nous étions ainsi obligés de reconstituer le parcours d’Ahmed Rıza en recourant à un corpus très diversifié et à partir d’informations dispersées et parfois contradictoires, ce qui explique les zones d’ombre et les approximations que nous n’avons pu éviter en dépit des années de recherches. Arrêtons-nous d’abord sur l’œuvre publié d’Ahmed Rıza qui constitue le cœur de notre étude. Nous l’avons dit, Rıza fut l’un des auteurs ottomans les plus prolixes de sa génération. Son œuvre est donc conséquente et comporte des milliers de pages. Il a publié dix ouvrages, onze si nous ajoutons ses mémoires publiés en feuilleton en 1950 et réunis en un volume dans les années 1980. Évoquons d’abord ses traités en langue ottomane. Sa publication la plus inhabituelle, et sa première, remonte à 1876 : c’est un guide du chasseur40. Les suivants commencent à être publiés 19 ans plus tard et peuvent être considérés comme deux des traités théoriques centraux du mouvement jeune-turc. Il s’agit d’un mémorandum adressé au Sultan en 1892 et d’un second adressé au Grand Vizir en 1895. Les deux étaient élargis par Rıza et lithographiés à Londres et à Genève en 1895. Ils sont connus sous les noms de Lâyiha et Mektub41. Ses livres postérieurs en langue ottomane datent des années 1900. Ce sont les trois volumes de Vazife ve Mesuliyet (Devoir et Responsabilité), parus au Caire et à Paris. Le premier est publié à titre introductif, le deuxième (Asker) à l’adresse du soldat, le troisième (Kadın) à l’adresse de la femme42. Nous nous sommes servis des publications originales pour l’ensemble de ces écrits43.
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À titre d’exemple, notons la fausse information selon laquelle Rıza aurait suivi des cours à l’École agronomique de Grignon, reprise dans la notice sur Ahmed Rıza rédigée par Hanioğlu dans la troisième édition de Encylopaedia of Islam. 40 Rehnümâ-yı Sayyad. Istanbul : Kırkanbar Matbaa’sı, 1293 [1876]. 41 [Lâyiha] Vatanın Hâline ve Ma’ârif-i Umûmiyenin Islahına Dair Sultan Abdülhâmid Han-ı Sânî Hazretlerine Takdim Kılınan Altı Lâyihadan Birinci Lâyiha. Londres : Imprimerie Internationale, 1312 (1895) ; [Mektub] Vatanın Haline ve Ma’ârif-i Umumiyenin Islahına Dair Sultan Abdülhamid Han-ı Sâni Hazretleri’ne Takdim Kılınan Lâyihalar Hakkında Makam-ı Sadaret’e Gönderilen Mektub. Genève, 1313 (1895). Dans la suite, nous mettons « Lâyiha » en italique, avec un L majuscule si nous nous référons à cette publication ; en l’absence de majuscule, le terme « lâyiha » se réfère aux mémoranda. 42 Vazife ve Mesuliyet. Mukaddeme, Padişah, Şehzâdeler. Le Caire, 1320 (1902) ; [Asker] Vazife ve Mesuliyet, İkinci Cüz’ : Asker. Mısır [Le Caire], 1323 (1907) ; [Kadın] Vazife ve Mesuliyet, Üçüncü Cüz’ : Kadın. Paris, s.d. (1908). 43 La série Vazife ve Mesuliyet a été publiée dans une version transcrite, mais comportant de nombreuses erreurs, par Mustafa Gündüz et Musa Bardak. Eğitimci Bir Jön Türk Lider : Ahmed Rıza Bey ve Vazife ve Mesuliyet Eserleri. Istanbul : Divan, 2010.
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Le dernier traité que nous ajoutons à la catégorie des livres en ottoman sont ses mémoires. Ceux-ci ont été publiés à titre posthume pour la première fois en feuilleton dans le quotidien Cumhuriyet44 et repris en volume en 198845. C’est à partir de cette publication que nous avons principalement travaillé en raison de sa facilité d’accès, mais il faut noter que la langue de cette version a été fortement modernisée au point que la plume d’Ahmed Rıza n’est plus reconnaissable46. La première publication en langue française d’Ahmed Rıza est une brochure intitulée Tolérance musulmane. Datée de 1897, elle donne sur une quarantaine de pages le ton général de ses publications françaises qui consiste à réfuter des idées reçues sur l’Empire ottoman et l’Islam47. En 1907, il publia La Crise de l’Orient. Suit en 1920 un recueil de lettres, intitulé Échos de Turquie, adressées à différentes personnalités politiques entre 1919 et 1920, augmenté d’une introduction et d’un long article sur le Traité de Sèvres conclu la même année48. Son dernier ouvrage est aussi le seul qui soit encore connu d’un large public et soit réédité de nos jours : il s’agit de La Faillite morale de la politique occidentale en Orient49. Nous pouvons aussi ajouter à ces ouvrages publiés divers manuscrits inédits. Un traité de 16 pages folio en ottoman, extrait des archives ottomanes, porte sur la réforme de la langue50. Deux manuscrits en français provenant des fonds déposés à la bibliothèque de l’İslâm Araştırmaları Merkezi (İSAM) reprennent une conférence sur les institutions sociales de l’Empire ottoman, donnée selon toute évidence à la fin des années 44 Cumhuriyet, du 27 janvier 1950 au 20 février 1950. La série de publication a été préparée par Halûk Şehsuvaroğlu. L’éditeur a donné des éléments biographiques avant de lancer la série dans Cumhuriyet, 25 & 26 janvier 1950 et aussi dans « Ahmet Rıza Bey ve Muarızları », Akşam, 14 janvier 1950. 45 Meclis-i Mebusan Reisi Ahmed Rıya Bey’in Anıları [1950], éd. Bülent Demirbaş. Istanbul : Arba, 1988. 46 Signalons que le même constat s’applique à la publication première de ses mémoires. Nous n’avons pu retrouver le manuscrit original malgré de nombreuses démarches, notamment auprès des archives du quotidien Cumhuriyet, du palais de Topkapı (dont Şehsuvaroğlu fut directeur), et du Türk Tarih Kurumu. Par ailleurs, nous ne pouvons exclure que les versions publiées soient fragmentaires. D’après Ziyad Ebüzziya (« Ahmed Rıza Bey », TDVIA, vol. 2, p. 127) Rıza aurait préparé à la fin des années 1920 ses mémoires et une étude sur le CUP, mais nous ignorons s’il s’agit du même manuscrit. 47 Tolérance musulmane. Paris : Clamaron-Graff, 1897. 48 Échos de Turquie. Paris : Imprimerie Bullard & Baillard, 1920. 49 La Faillite morale de la politique occidentale en Orient. Paris : Picart, 1922. 50 BOA, Y.EE 9/38 : lâyiha sur la réforme de la langue, 6 août 1893.
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189051. Des mêmes fonds provient un traité manuscrit intitulé Mukaddeme, rédigé dans les années 1920 mais en grande partie illisible car effacé, apparemment conçu pour servir de préface à un ouvrage sur la littérature. Les publications d’Ahmed Rıza sont surtout abondantes dans des journaux. Il a publié en décembre 1895 à Paris le premier journal du mouvement jeune-turc, le Meşveret en turc, paraissant avec plusieurs interruptions jusqu’en mai 1898. Ce journal était suivi de quelques jours par le Mechveret, intitulé au départ le Supplément français, qui a connu la plus grande longévité des publications jeunes-turques, de 1895 à 1908. Il paraissait une à deux fois par mois sur 4 à 20 pages selon les périodes. Un autre journal jeune-turc majeur est le Şûra-yı Ümmet qui parut entre 1902 et 1908 d’abord au Caire puis à Paris, dont Ahmed Rıza fut le principal contributeur jusqu’en 1905. En considérant le style, la langue et la façon d’argumenter, nous pouvons affirmer que presque tous les articles non-signés du Meşveret et du Mechveret proviennent de la plume d’Ahmed Rıza. Ce constat s’applique aussi à un grand nombre d’articles du Şûra-yı Ümmet. C’est principalement dans ces trois journaux que nous avons suivi les positionnements jeunes-turcs d’Ahmed Rıza52. Notons aussi le journal Osmanlı pour lequel il a écrit des articles, surtout entre 1898 et 1900. Ahmed Rıza a également contribué dès janvier 1891 à des journaux français et européens. Ce furent principalement des revues positivistes qui lui ont offert une tribune pour exprimer ses visions et développer ses idées. Au cours des années, il a écrit des dizaines d’articles, surtout pour la Revue occidentale et la Revue positiviste internationale. Ceux-ci s’inscrivent dans la volonté de réfuter les idées dominantes sur l’Empire ottoman et l’Islam, idées qui font l’objet de ses livres français, mais développent aussi d’une façon plus explicite certains aspects de son positivisme. Nous avons également concentré nos recherches sur les archives privées d’Ahmed Rıza. À l’instar de la plupart des philosophes des Lumières du 51 ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. De toute apparence, les textes français se réfèrent à deux conférences similaires, la première donnée le 5 mars 1899 à la Société positiviste d’enseignement populaire, la seconde au Collège libre des sciences sociales au cours de la même année. Voir respectivement le prospectus de la Société positiviste d’enseignement populaire : « Les Institutions sociales en Turquie. Conférence par Ahmed-Riza Bey, 5 mars 1899 » et J. Bergeron : Le Collège libre des sciences sociales. Ses origines – son fonctionnement. Paris : V. Giard & B. Brière, 1910, p. 49. 52 Le seul journal jeune-turc majeur pour lequel Rıza écrivait en 1900-1901 et que nous n’avons pas pu consulter est le Sancak, publié au Caire.
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XVIIIe siècle et de leurs successeurs ottomans du XIXe, Rıza avait une méthode de travail systématique et régulière. Il préparait des brouillons et des coupures de journaux, notait des réflexions et des impressions, prenait des notes de ses lectures, gardait des archives, classait ses papiers et ses correspondances, en langues ottomane et française, le tout représentant une documentation considérable. Cependant, nous n’avons pu consulter qu’une petite partie de ces archives et nous ne pouvons nous prononcer sur leur degré de conservation. Les fonds de Rıza n’ont pas été transmis d’une façon regroupée, et ceux que nous avons pu repérer se trouvent dispersés dans trois pays53. Le caractère disparate de ces archives privées ne nous a pas permis de préparer une recherche approfondie reposant sur ces fonds et ils ont donc plutôt servi d’appoint à nos autres sources. Les fonds les plus riches sur lesquels nous avons pu travailler sont déposés aux Archives nationales, à l’époque à Paris, sous la rubrique Archives positivistes — Fonds Émile Corra. Ceux-ci avaient été initialement conservés à la Maison d’Auguste Comte à Paris et proviennent sans doute des affaires que Rıza avait laissées en France. Les documents sont ainsi relatifs à ses différents séjours parisiens, à l’exception du premier (1883-1886), et concernent en particulier son long séjour entre 1889 et 1908, c’est-à-dire sa période jeune-turque. Les fonds comportent plusieurs dizaines de lettres (brouillons et lettres reçues) et notifications. D’un intérêt particulier sont les documents qui donnent un aperçu de la façon dont travaillait Ahmed Rıza et permettent de suivre ses réflexions intellectuelles. Se trouvent ainsi dans les fonds deux cahiers dans lesquels il a pris des notes sur différentes lectures et a consigné des commentaires. On y trouve aussi plus d’un millier de petites feuilles dans des enveloppes, littéralement à l’état de miettes. Il s’agit de coupures de journaux, de citations de divers auteurs, hommes politiques, philosophes et figures historiques, et de centaines de petites notes comportant des réflexions en français et en ottoman. Ces documents lui servaient visiblement d’appui à la rédaction des articles. Ils donnent des indications sur sa façon de travailler et aussi sur la construction de ses pensées. Cependant, il faut noter que ces documents ne sont pas cohérents et ne permettent pas de deviner leurs liens sans avoir consulté son œuvre d’une façon générale. 53 D’après Reşad Ekrem Koçu et Ziyad Ebüzziya (« Ahmed Rıza », İstanbul Ansiklopedisi. Istanbul, 1958, vol. 1, p. 462 ; « Ahmed Rıza Bey », TDVIA, vol. 2, p. 127), les archives d’Ahmed Rıza auraient été déposées au Türk Tarih Kurumu à Ankara, mais en dépit des démarches repétées auprès de cette institution, nous n’avons pu vérifier l’exactitude de cette information.
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Ont également été déposées dans ce fonds des lettres d’Ahmed Rıza destinées à ses amis positivistes. Parmi celles-ci, il faut surtout noter les 50 lettres adressées à son proche ami et dirigeant du positivisme à partir de 1906, Émile Corra, écrites entre la fin des années 1890 et sa mort, c’est-à-dire pendant près de la moitié de sa vie. Cette correspondance nous a été particulièrement précieuse pour la période d’après 1908 : elle représente la seule preuve d’une pratique d’écriture continue de la part de Rıza que nous ayons pu trouver. Ainsi, les lettres écrites depuis Istanbul nous ont servi de fil conducteur dans notre analyse sur le parcours d’Ahmed Rıza pendant la Seconde Période constitutionnelle et après 1918. Nous pouvons ajouter des documents classés dans d’autres dossiers du même fonds : essentiellement quelques dizaines de lettres écrites par Rıza à différents confrères positivistes54. Les archives d’Ahmed Rıza à Istanbul ont connu un destin plus aléatoire. Faute de descendance directe, et suite à sa disparition de la vie publique à sa mort en 1930, ce sont des membres de sa famille qui ont pris en charge la succession d’Ahmed Rıza. Sa sœur Fahire semble avoir donné une partie de ces papiers à Ziyad Ebüzziya, publiciste et petit-fils de l’intellectuel ottoman Ebüzziya Tevfik, de peur que l’on brûle ses archives par ignorance alors que son frère avait été un personnage historique55. Ces documents sont désormais conservés parmi les fonds légués par Ziyad Ebüzziya à la bibliothèque de l’İSAM à Istanbul56. Ceux-ci comportent principalement des documents des années 1880 et des années 1920, autrement dit des années durant lesquelles Ahmed Rıza n’était pas à l’apogée de sa célébrité. C’est pour cela aussi qu’ils donnent une bonne image de sa personnalité, des aspects de sa vie familiale et privée, ainsi que de la nature politiquement chargée de cette vie-là. Parmi les documents, signalons les écrits non publiés que nous avons mentionnés et quelques poèmes datant surtout de la fin des années 1880. Ce sont pratiquement les seules œuvres lyriques de Rıza qui soient conservées. Le fonds comprend plus de vingt lettres adressées d’une part à Ahmed Rıza par son père Ali Rıza depuis son exil de Konya et d’Antalya entre 1879 et 1885, et d’autre part par Ahmed Rıza à sa sœur Fahire surtout
54 Notons que quelques-unes de ces lettres sont toujours conservées aux archives de la Maison d’Auguste Comte. 55 ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya : Note de Fahire, 27 juin 1940. 56 L’ensemble des références aux lettres d’Ali Rıza Bey dans les notes se font à ces fonds.
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dans les années 188057. Celles-ci nous ont été particulièrement utiles pour étudier la jeunesse d’Ahmed Rıza ainsi que les rapports au sein de sa famille, marqués parfois par des discussions intellectuelles surprenantes. Ces archives d’Ahmed Rıza conservées à la bibliothèque de l’İSAM sont les seules déposées dans une institution turque accessible au public. Après la mort de Rıza, la majeure partie de ses archives semble avoir échu à Osman Hâmi, fils de Fahire et donc neveu d’Ahmed Rıza58. Il semble avoir aussi récupéré une partie des archives de Selma, autre sœur d’Ahmed Rıza59. Après la mort d’Osman Hâmi en 1982, sa collection a été dispersée. Une première partie se trouve aujourd’hui en possession d’un collectionneur privé qui s’en est servi pour quelques articles anecdotiques60. Nous avons pu utiliser quelques documents de cette collection61. Şükrü Hanioğlu et Faruk Ilıkan se sont partagé la plus grande partie des archives d’Ahmed Rıza provenant de la collection d’Osman Hâmi. Tous deux, et particulièrement Faruk Ilıkan, ont eu la gentillesse de nous fournir des copies des documents de leurs collections privées. La période couverte va des années 1870 jusqu’à la fin des années 1910. Il s’agit de correspondances diverses, de documents administratifs, de notes et de brouillons qui nous ont été d’une grande utilité pour nos recherches62. 57 Nous exprimons nos vifs remerciements à Kenan Yıldızoğlu qui nous a rendu possible la consultation de ces fonds avant leur classement. 58 Osman Hâmi (1890-1982) épousa la petite-fille du sultan Murad V, Emine Atiye, en septembre 1914, et reçut le titre Damad. Il connut une carrière de diplomate sous la République de Turquie. Il est enterré dans le jardin du mausolée de Mahmud II où reposent aussi Abdülaziz et Abdülhamid II. Voir Almanach de Gotha. Annuaire généalogique, diplomatique et statistique, Vol. 177. Gotha : Justus Perthes, 1940, p. 167 ; Şehzade Ali Vasıb Efendi : Bir Şehzadenin Hatıratı. Vatan ve Menfada Gördüklerim ve İşittiklerim, éd. Osman Selaheddin Osmanoğlu. Istanbul : Yapı Kredi Yay., 2004, p. 52. 59 Plusieurs dizaines de lettres de Selma Rıza ont été découvertes par hasard dans un grenier à la fin des années 1990. Un projet de publication semble avoir été abandonné. Cf. Abdullah Uçman : « Selma Rıza’nın Mektupları », Tarih ve Toplum, 235 (juillet 2003), p. 39-42 ; Ö. Türesay : Ebüzziya Tevfik, p. 456. 60 Voir Burak Çetintaş : « Ahmet Rıza Bey’in İki Avrupa Seyahati », Toplumsal Tarih, 165 (septembre 2007), p. 70-72 ; idem : « Osmanlı’nın Son Döneminde Ressam-Politikacı Dostluğu », Antikdekor, 97 (novembre-décembre 2006), p. 86-93. 61 Une partie des fonds d’Osman Hâmi a été rachetée par la bibliothèque du quotidien Tercüman. Après la fermeture du journal, ces fonds semblent avoir disparu, tandis que d’autres fonds plus anciens ont été transferés à la bibliothèque de Süleymaniye. Cf. Attila Çetin : « La bibliothèque du journal Tercüman », Anatolica Moderna – Yeni Anadolu, 1 (1991), p. 303-314. Je remercie Zafer Toprak pour les informations sur le devenir des collections de cette bibliothèque. 62 Faruk Ilıkan nous a confié qu’il est encore en possession d’une documentation riche sur le projet du lycée des filles entrepris par Ahmed Rıza et Selma après 1908.
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À côté de l’œuvre et des archives privées d’Ahmed Rıza, la consultation d’une multitude d’archives a été un volet majeur de notre travail. Nous pouvons d’abord citer les procès-verbaux du Parlement, ceux de la Chambre des députés de 1908 à 1912, et surtout ceux du Sénat de 1912 à 1919 —plus particulièrement à partir de l’année 1915. Ces derniers regorgent d’informations sur Rıza qui était le parlementaire qui — de loin — parlait le plus63. Cette documentation est très riche et nous n’en avons pu prendre en compte qu’une petite partie pour nos recherches. Nous avons passé plusieurs étés dans les archives ottomanes à Istanbul. Les documents que nous avons recueillis se réfèrent principalement à quelques épisodes de la vie d’Ahmed Rıza en tant que Jeune Turc et ne permettent aucunement de suivre son parcours d’une façon continue. Il faut noter que malgré le temps investi, les conclusions de nos recherches restent provisoires dans la mesure où plusieurs fonds pertinents sont toujours en cours de classement et ne sont pas encore consultables. C’est notamment le cas des archives de l’ambassade ottomane de Paris qui avaient été accessibles sur place à Paris jusqu’aux années 1990 mais qui ont été transférées aux archives ottomanes à Istanbul. Elles sont, depuis, en classement. Il est évident que ces fonds doivent être importants pour étudier quelqu’un comme Ahmed Rıza et les activités parisiennes des Jeunes Turcs64. D’une façon générale, nos recherches archivistiques visant à éclaircir la vie d’Ahmed Rıza à Paris ont été décevantes. Les Archives de la Préfecture de Police de Paris comprennent peu de documents sur ses activités. Quant aux Archives nationales, les archives positivistes exceptées, nous n’avons pas été en mesure d’y trouver des documents relatifs à Rıza et aux Jeunes Turcs en général. Cette absence étonne étant donné que les fonds sont connus pour leur richesse sur les activités des étrangers à Paris, comme par exemple les émigrés russes. Des rapports transmis au Quai d’Orsay par la Sûreté générale du ministère de l’Intérieur, nous savons qu’Ahmed Rıza a fait l’objet de filatures, mais même avec l’aide experte des archivistes, il ne nous a pas été possible de localiser des dossiers pertinents dans les fonds de l’Intérieur ou de la Justice. 63 Meclisi Mebusan Zabıt Ceridesi. 4 Kanunuevvel 1324-18 Mart 1336. Ankara : TBMM, 1982-1993, 26 vos. [MMZC] ; Meclisi Âyan Zabıt Ceridesi. 1 Teşrinisani 1325 (1909)-19 Kanunuevvel 1334 (1918). Ankara : TBMM, 1988-1990, 17 vos. [MAZC]. 64 Les fonds de l’ambassade parisienne ont récemment été ouverts et répertoriés sous la cote HR.SFR4, mais les années 1880 restent encore inaccessibles.
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Nos recherches archivistiques se sont ainsi principalement concentrées sur des aspects diplomatiques et se sont donc naturellement orientées vers les archives de différents ministères des Affaires étrangères. Nous avons eu recours à une large documentation, qui ne se réfère pas toujours directement à Ahmed Rıza ; elle nous a permis de reconstituer des éléments des rapports entre l’Empire ottoman et les grandes puissances qui revêtaient une place centrale dans sa pensée et dans ses actions. Différents recueils officiels de documents diplomatiques nous ont guidé dans nos recherches. Mais nous avons surtout mené des recherches extensives aux Archives du ministère des Affaires étrangères à Paris, en particulier pour la période allant jusqu’à 1908 et pour celle de l’après-guerre. Nous avons également consulté les archives des ministères des Affaires étrangères de l’Allemagne et des États-Unis. Pour finir, évoquons nos lectures de toutes sortes d’imprimés, revues, quotidiens ou livres. Notons que nous avons énormément profité au cours des dernières années de notre étude de différentes plateformes en ligne donnant accès à des fonds d’imprimés numérisés. Cela nous a permis d’élargir considérablement nos lectures de la presse et des livres anciens que nous avions entamées les années précédentes et qui seraient restées moins étendues sans ces outils. La lecture la plus systématique que nous avons effectuée est celle de la presse et des livres et brochures des Jeunes Turcs et plus généralement de l’opposition ottomane, que nous avons scrutés en détail. Nous avons aussi beaucoup utilisé des récits et mémoires rédigés par des contemporains d’Ahmed Rıza, européens ou ottomans. Nos autres lectures sont beaucoup plus ponctuelles. Nous nous sommes appuyé sur la presse européenne, française en particulier, pour élucider divers aspects du parcours d’Ahmed Rıza et reconstruire quelques traits généraux de son temps. Pour certaines dates, nous avons entrepris des lectures approfondies des quotidiens français. Nous avons aussi consulté la presse ottomane de la Seconde Période constitutionnelle, mais nos lectures sont restées relativement plus réduites et ont surtout suivi des références que nous avions repérées dans la littérature secondaire Questions de méthode et présentation de l’étude Avant de présenter notre étude, quelques précisions d’approche analytique s’imposent. La nature du sujet nous a permis de multiplier les méthodes et les interrogations, bien davantage que ne l’aurait permis une problématique à première vue plus générale que celle d’une biographie.
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Cette démarche a considérablement élargi l’objet de cette étude, mais force est de constater que nous n’avons pas toujours pu garder une approche cohérente, de sorte que différentes parties peuvent paraître disparates. La biographie présentée est une étude sur l’ensemble de la vie d’Ahmed Rıza. Toutefois, on verra que notre traitement des différentes périodes de sa vie n’est pas homogène, et ne correspond pas toujours au degré d’importance que l’on peut accorder à celles-ci. La plupart du temps, cela est le résultat du hasard des sources conservées. Cependant, nous avons, dès le début de nos recherches, fait le choix de mettre surtout en lumière sa vie et ses idées jusqu’en 1908. Les chapitres sur son parcours pendant la Seconde Période constitutionnelle et après la Première Guerre mondiale s’appuient sur un ensemble de sources beaucoup plus réduit que celles des chapitres précédents. Une étude sur ces années menée à partir d’une base de sources élargie pourrait réserver quelques surprises, en permettant de mieux intégrer son personnage dans la vie politique ottomane afin d’obtenir une meilleure compréhension des dernières années de l’Empire. Comme nous allons en rendre compte en détail dans les chapitres suivants, ce choix a aussi sa pertinence à l’égard du parcours d’Ahmed Rıza. 1908 représente en effet une rupture cruciale dans sa vie. Figure de l’opposition auparavant, il devient alors un homme de la politique officielle. Tandis qu’il avait pris la tête de différentes évolutions historiques ou les avaient même initiées à partir de 1889, il commence après 1908 (voire 1906) à courir derrière les développements de son temps. De même, sa production intellectuelle se situe presque entièrement dans la période précédant 1908. D’après nous, son parcours postérieur est moins intéressant. Dans l’ensemble de notre étude, nous avons poursuivi différentes approches comparatistes, sans pour autant chercher à établir des comparaisons systématiques. Cette approche d’ensemble s’inspire d’une part de notre conception de l’histoire qui fait référence aux réflexions associées à la global history, décrivant moins une école méthodologique qu’une tendance académique dont l’objet d’étude dépasse des phénomènes proprement transfrontaliers65 ; d’autre part, elle correspond aux positions qui présentent la modernité comme un projet, une expérience et une condition unique mais disparate, partagée dans ses catastrophes, ses promesses 65 Pour un aperçu voir Dominic Sachsenmaier : Global Perspectives on Global History. Theories and Approaches in a Connected World. New York : Cambridge University Press, 2011.
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et son incapacité de tenir celles-ci. Nos comparaisons ont ainsi étayé notre démarche consistant à faire ressortir le personnage d’Ahmed Rıza comme étant inscrit dans un temps global partagé. Cependant, l’approche comparatiste ne relève pas uniquement d’un choix de méthode et de théorie, mais elle s’est aussi imposée par le sujet lui-même ainsi que par la nature des sources que nous avons utilisées. Nous pouvons distinguer quatre volets de comparaisons qui ont guidé nos recherches. Premièrement, Ahmed Rıza avait une vision globale qui prenait le monde entier comme cadre de référence, et situait la condition de l’Empire ottoman ainsi que son propre rôle dans un contexte global. Deuxièmement, faire référence aux hommes politiques et penseurs européens, français en particulier, s’est imposé à nous par le fait que l’activité d’Ahmed Rıza se situait pour une majeure partie dans les contextes français et européen. La conviction de Rıza d’appartenir à une communauté internationale et transhistorique de gens éclairés, désirant le progrès de leur pays et de l’Humanité en général, a également contribué à cette approche. Troisièmement, des références à des pays non-occidentaux nous ont permis de comparer les façons dont les élites de ces pays se sont positionnées vis-à-vis de questions similaires à celles qui se posaient à Ahmed Rıza et à l’élite ottomane. Ces comparaisons répondent aussi au fait que Rıza avait une certaine conscience, en particulier après 1900, du fait que l’Empire ottoman partageait un destin commun avec d’autres pays de la périphérie face à la suprématie et l’agressivité de l’Occident et face à l’impératif de réforme66. Quatrièmement, nous avons aussi établi des parallèles entre différentes évolutions dans l’Empire ottoman — en particulier au sein du mouvement jeune-turc —, et l’histoire de la France au siècle des Lumières et autour de la Révolution de 1789. Par cela, nous ne cherchons pas en premier lieu à établir des lois propres à une mécanique révolutionnaire, mais essayons de rendre compte du fait que les Lumières et la Révolution française constituaient une référence fondamentale de la pensée de l’élite ottomane et d’Ahmed Rıza en particulier, le guidant dans ses activités et ses réflexions. Cette comparaison a pour objectif principal de souligner 66 Cf. le premier chapitre introductif dans Rebecca E. Karl : Staging the World. Chinese Nationalism at the Turn of the Twentieth Century. Durham/London : Duke University Press, 2002, p. 3-25.
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en quoi l’histoire d’Ahmed Rıza s’inscrit dans l’histoire des Lumières et de la Révolution française. Dans notre analyse de sa pensée, nous poussons parfois les limites de l’herméneutique historique en voyant chez lui des débats qui n’existent pas en tant que tels, mais qu’il nous a paru nécessaire de souligner pour faire ressortir des idées politiques et sociales souvent disparates et peu cohérentes. Rıza ne situait que rarement d’une façon explicite ses idées dans les courants de la philosophie politique. Conformément à son identité positiviste, il poursuivait une approche déductive et développait ses idées par rapport à l’urgence de la situation ottomane. De ce fait, notre étude s’apparente parfois plus à une investigation des mentalités qu’à une analyse des idées politiques. Ce constat est d’autant plus valable que nous ne voyons pas de véritables ruptures dans sa pensée politique, et que son incapacité à développer de nouvelles formes de pensée a entraîné, selon nous, sa mise à l’écart de la vie politique. Concernant le positivisme d’Ahmed Rıza, nous nous situons à contrecourant de la plupart des études qui s’arrêtent sur l’influence du positivisme dans l’Empire ottoman et en Turquie, et nous argumentons que l’impact que cette philosophie a eu sur Rıza ne permet pas de déduire un impact général sur le mouvement jeune-turc et, a fortiori, la République de Turquie. De même, nous relativisons l’idée de l’influence de la doctrine d’Auguste Comte sur Ahmed Rıza. Au lieu de présenter la philosophie positiviste comme l’origine de sa pensée politique et sociétale, nous la décrivons comme un catalyseur qui a permis le développement de dispositions intellectuelles déjà présentes dans sa pensée. Cependant, nous n’avons pas mené à son terme l’étude sur le positivisme d’Ahmed Rıza67. Une histoire élargie du positiviste Ahmed Rıza reste encore à écrire. Il y aurait certainement un travail philologique à effectuer, appuyé sur une lecture systématique des références positivistes de Rıza, pour contribuer à écrire l’histoire du positivisme à la fin du XIXe siècle, et aussi celle d’un transfert culturel et intellectuel entre la France et l’Empire ottoman. Notre approche de l’histoire intellectuelle est inspirée de différents courants historiographiques et multiplie les approches pour parvenir à 67 Sur la pensée de Comte, nous nous sommes servis principalement de deux études : la synthèse écrite avec une grande patience et bienveillance par le philosophe Pierre Macherey (Comte. La philosophie et les sciences. Paris : PUF, 1989) ainsi que la biographie monumentale préparée en trois volumes par l’historienne Mary Pickering : Auguste Comte. An Intellectual Biography. Cambridge : Cambridge University Press, 1993 et 2009.
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une analyse en profondeur de la pensée d’Ahmed Rıza, capable de tenir compte de ses antinomies intrinsèques. D’une façon générale, nous avons privilégié la critique de l’idéologie sur l’analyse du discours dans la lecture de ses textes. Sans vouloir opposer les deux méthodes, nous estimons nécessaire d’éviter la tendance poststructuraliste qui confond les interrogations épistémologiques et les questionnements ontologiques. Au lieu de comprendre sa pensée d’une façon discursive comme une pratique opérant à travers des signes, nous soulignons que sa pensée fut proprement idéologique en ce qu’elle se nourrissait des savoirs garantissant la production et reproduction de différents rapports de domination68. La critique de l’idéologie nous a paru plus propice pour souligner le caractère politique de sa pensée et plus adaptée aussi dans notre démarche générale décrivant Ahmed Rıza comme un « homme moderne ». Elle nous permet de voir que la pensée de Rıza résidait dans un enchaînement de choix et de non-choix, et qu’elle était dans son contenu à la fois « vraie », en ce qu’elle se référait à des enjeux réels, et « fausse », en ce qu’elle en donnait une interprétation biaisée des conditions de son temps69. Cette approche nous a également paru plus adaptée à notre objectif de faire ressortir Ahmed Rıza comme un être vivant et non pas comme un être pensant, et d’étudier les rapports entre ses idées et les conditions de son existence, ainsi que celles de l’Empire ottoman et plus généralement de la modernité globale partagée du XIXe siècle. Dans le premier chapitre, nous nous arrêtons sur les origines familiales d’Ahmed Rıza en remontant jusqu’au XVIIIe siècle, et en démontrant que le parcours de cette famille était lié pendant des générations à la réforme de l’Empire ottoman et à la modernisation des structures de l’administration de l’État. Le deuxième chapitre porte sur sa vie jusqu’à la fin de son adolescence. Nous insistons sur les origines sociales et culturelles de 68
Cf. Louis Althusser : « Idéologie et appareils idéologiques d’État », (1970) annexe à idem : Sur la reproduction. Paris : PUF, 1995 ; Stuart Hall : « The Problem of Ideology : Marxism Without Guarantees », [1983] David Morley/Kuan-Hsing Che (dir.) : Stuart Hall. Critical Dialogues in Cultural Studies. Londres : Routledge, 1996, p. 25-46. Pour des exemples de la définition de l’idéologie à travers un concept flou de vérité, voir Michel Foucault : Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris : Gallimard, 1993 (1975), p. 23-40 ; Pierre Bourdieu : « Doxa and Common Life », New Left Review, 191 (janvierfévrier 1992), p. 111-121. 69 Pour la dialectique vrai-faux voir Rahel Jaeggi : « Was ist Ideologiekritik ? », idem : Was ist Kritik. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 2009, p. 266-298 ; Stuart Hall : « Signification, Representation, Ideology. Althusser and the Post-Structuralist Debates », Critical Studies in Mass Communication, 2/2 (juin 1985), p. 91-114.
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Rıza et voyons comment l’occidentalisation de la société ottomane se manifestait à l’échelle d’une famille et plus précisément d’une personne, en recourant aussi à la comparaison entre Ahmed Rıza et son père Ali. Le troisième chapitre est consacré aux années 1880, où Rıza se rendit à Paris pour ses études, puis fut confronté à la réalité de l’administration ottomane et de la vie en province en qualité de directeur de l’instruction publique à Bursa. Le quatrième chapitre traite des raisons structurelles qui l’ont poussé à rompre avec la tradition familiale consistant à servir l’État au sein de la bureaucratie ottomane, et s’arrête sur ses premières années à Paris où il réinventa entièrement sa vie. Nous étudions aussi les raisons de sa conversion au positivisme et analysons l’impact que celle-ci eut sur sa sociabilité. Les trois chapitres suivants portent sur sa pensée. Dans le chapitre cinq, nous tentons une étude sur l’épistémologie de sa pensée. Nous essayons d’élucider non pas le contenu de sa pensée, mais sa forme, en étudiant le système de valeurs inhérent à ses réflexions sociétales et politiques, sa façon d’argumenter et ses modes de raisonnement et de jugement. Dans les chapitres six et sept, nous analysons sa pensée politique à proprement parler. Nous nous arrêtons sur les éléments libéraux de sa pensée, insistant sur le potentiel de l’humain, et sur sa conception de la société et de la nation. C’est de cette conception que Rıza conclut qu’il fallait lancer un appel au constitutionalisme et à la souveraineté populaire, présentant l’Empire ottoman comme une entité politique sujette à négociation. Nous analysons aussi comment il considérait l’éducation comme une nécessité du progrès et du maintien de l’ordre social, et l’élite comme une catégorie sociale dont l’existence était obligatoire pour limiter la portée émancipatrice inhérente à sa conception libérale du potentiel du peuple. Les cinq chapitres suivants portent sur son parcours de Jeune Turc à Paris. Le chapitre huit insiste sur l’année 1895 comme un moment décisif de l’histoire politique ottomane et de la vie d’Ahmed Rıza, et s’arrête sur les conditions qui l’ont poussé à se mettre à la tête d’un mouvement d’opposition dirigé contre le régime hamidien, en dépit de toutes les contradictions idéologiques et sociales. Le chapitre neuf présente une analyse du jeune-turquisme et de ses conceptions de pratiques politiques, et étudie la dialectique entre le leader Ahmed Rıza et son mouvement. Dans le chapitre dix, nous poursuivons nos interrogations sur le jeuneturquisme et nous nous arrêtons en particulier sur les échos de l’engagement d’Ahmed Rıza auprès de l’opinion publique de différents pays européens,
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en le situant au sein de la culture politique du tournant du siècle marquée par le développement de nouvelles conceptions de l’action politique, celle-ci analysée dans sa dimension globale. Dans le onzième chapitre, nous nous arrêtons sur le développement d’une nouvelle pensée jeuneturque en réaction aux événements géopolitiques, marquée par une méfiance croissante vis-à-vis des grandes puissances et de leur apport à la réforme ottomane. Nous étudions comment ce développement a entraîné une radicalisation de la pensée d’Ahmed Rıza. Le chapitre douze traite des évolutions prises par le mouvement jeune-turc à partir de 1906 qui ont engendré la définition d’une nouvelle conception de la politique, fondée sur l’organisation et l’action. Cette conception n’a pas supplanté celle d’Ahmed Rıza centrée sur la diffusion d’idées mais l’a marginalisée, causant aussi une perte d’influence de Rıza au sein du mouvement. Dans les trois chapitres suivants, nous continuons de nous intéresser à la pensée politique d’Ahmed Rıza et suivons ses conceptions sociétales de citoyenneté au-delà des questions de système politique. Le chapitre treize étudie la façon dont l’appel libéral de la pensée moderniste de Rıza est limité par sa conception de la patrie comme instance politique détenant l’autorité absolue et ce en quoi cette pensée se situe dans une inclinaison militariste. Dans le chapitre quatorze, nous nous intéressons à la pensée sociale de Rıza, en suivant en particulier ses idées concernant la question de la femme qui nous servent à étudier le caractère ambigu de sa pensée moderniste. Nous analysons ainsi sa conception de la nature humaine, le fonctionnement de son concept positiviste de « devoir et responsabilité », enfin, sa conception des rapports entre hommes et femmes au sein d’une famille nucléaire. Dans le quinzième chapitre, nous étudions les rapports entre l’ottomanisme, le panislamisme et le turquisme. Nous analysons la tension entre la conception intégrative de l’ottomanisme, centrée sur l’idéal de l’union de tous les peuples ottomans, et la perception turquiste qui donnait une interprétation de la réalité ottomane en accord avec l’idée que les Turcs représentaient le seul pilier de l’Empire. Les autres chapitres sont consacrés à la vie d’Ahmed Rıza de la révolution jeune-turque jusqu’à l’écroulement de l’Empire ottoman et la fondation de la République de Turquie. Dans le chapitre seize, nous nous arrêtons sur les mois qui ont suivi la révolution constitutionnelle de 1908 et suivons les démarches diplomatiques que Rıza effectuait pour donner au régime constitutionnel un nouveau statut sur la scène internationale et sous la pression des grandes puissances. Le chapitre dix-sept traite de son rôle en qualité de président de la Chambre des députés dans la politique
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parlementaire sous la Seconde Période constitutionnelle, ainsi que de la contestation dont il fit objet aussi bien au sein du Parlement que dans la rue. Dans le chapitre dix-huit, nous suivons l’évolution du régime constitutionnel en lien avec la succession des guerres et analysons la rupture que Rıza réalisa avec la force principale de la Seconde Période constitutionnelle, le CUP. Nous évoquons aussi l’opposition au gouvernement unioniste qu’il afficha durant les années de la Première Guerre mondiale au sein du Sénat, et nous nous arrêtons en particulier sur son positionnement face aux politiques génocidaires mises en place par le gouvernement unioniste. Le chapitre dix-neuf porte sur ses ambitions politiques à la fin de la guerre et sur les rapports qu’il voulait établir avec les alliés. Nous étudions aussi son séjour en Europe, et ses rapports avec le gouvernement ottoman d’Istanbul et celui d’Ankara, formé par le mouvement de résistance nationaliste anatolienne sous Mustafa Kemal. Dans l’épilogue, nous revenons sur son parcours et sa pensée, en les analysant à la lumière de sa disparition de la vie publique dans les premières années de la république de Turquie. Dans la transcription des textes ottomans, nous avons adopté l’orthographe moderne du turc. Une exception est faite pour certaines lettres dans des mots comme ittihad, au lieu de ittihat en turc moderne (ou Ahmed et Ahmet). Nous avons repris l’orthographe turque pour plusieurs termes récurrents, comme par exemple « ulema » (et non pas « oulémas »). Les ayn sont généralement marqués par une apostrophe s’ils ne se trouvent pas au début du mot, ou s’ils ne font pas partie d’un nom propre. Pour faciliter la lecture, des virgules sont ajoutées entre crochets d’une façon non-systématique. L’orthographe initiale des textes européens est maintenue. Toute manipulation dans les textes sera mise entre crochets. Toutes les dates mâlî ou hicrî données par les sources sont converties en dates grégoriennes (ou bien efrencî en ottoman), y compris le calendrier positiviste utilisé dans le Meşveret turc70. Souvent, il n’y a pas de correspondance exacte entre la date hicrî et la date grégorienne indiquée sur la même source. Nous avons toujours pris la dernière comme date de base.
70
1896.
Il est utilisé dans une forme adaptée aux mois turcs, p. ex. : 1 Şubat 108 pour 1er février
CHAPITRE PREMIER
UNE FAMILLE OTTOMANE AU COURS DU XIXe SIÈCLE Ahmed Rıza ne parlait pas beaucoup de sa famille. Nous allons nous attarder quelque peu sur celle-ci, et ce pour deux raisons. La première est proprement biographique : il est capital de mieux comprendre dans quelle culture Ahmed Rıza a grandi. Nous pourrons alors, fort de la connaissance de son histoire familiale, dresser l’image des sociabilités durant son enfance et suivre les attentes et les ambitions qu’il a pu nourrir. La deuxième raison s’inscrit dans une perspective plus sociopolitique. Elle consiste à tracer, à travers le cas de la famille de Rıza, l’évolution d’une famille ottomane durant le XIXe siècle, tout en analysant les dynamiques d’une époque riche en bouleversements. Tenant compte de ses origines familiales, Ahmed Rıza avait toutes les raisons d’aspirer à faire partie un jour des plus hauts rangs de la société ottomane. Sa famille était au service de l’État depuis au moins trois générations. Dès la fin du XVIIIe siècle, elle était étroitement liée à la politique de réformes de l’État ottoman et occupait des positions parmi les plus élevées de l’administration de l’Empire. Toutefois, malgré ses origines familiales et son statut social prometteur, les chemins qui l’ont mené vers la gloire n’étaient pas ceux qu’il aurait pu escompter. Après avoir reçu une éducation dans les meilleures écoles de l’Empire, Ahmed Rıza entama sa carrière en intégrant le Bureau de Traduction de la Sublime Porte. Mais quelques années plus tard, nous le retrouvons directeur d’une école dans une ville de province, puis à Paris, où il est obligé d’accepter des missions de traduction et d’enseignement pour gagner sa vie. Ce fut dans ces conditions qu’il prit la décision de lancer un mouvement et de se construire en homme politique. Comment se faitil que le descendant d’une famille stambouliote de tradition ait pu se retrouver pendant une vingtaine d’années en exil à Paris à la tête d’un groupe de rêveurs, d’au moins une génération ses cadets, et aux origines sociales beaucoup plus modestes ? Au-delà des raisons idéologiques que nous pouvons avancer en premier lieu, une explication plus structurelle est nécessaire. Pour répondre à cette question, il importe de regarder de plus près les origines familiales d’Ahmed Rıza.
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CHAPITRE I
De l’époque de Selim III aux Tanzimat : Sırkâtib Ahmed Efendi et Ali Rıza Ne faisant que rarement état de sa prestigieuse généalogie, Ahmed Rıza était néanmoins fier de son ascendance. L’ancêtre paternel le plus lointain qu’il évoquait lui-même était Okçubaşı Mustafa, son arrière-arrière-grandpère, qui fut, comme l’indique son titre, un maitre archer à Istanbul1. Nous ignorons tout de la vie de ce personnage. C’est son fils, Ahmed Efendi, qui a laissé des traces dans l’histoire. Cet arrière-grand-père d’Ahmed Rıza fut secrétaire privé (sırkâtib) du sultan Selim III (1789-1808). Le parcours d’Ahmed Efendi fut un exemple de la mobilité sociale effective à Istanbul au XVIIIe siècle et, plus généralement, de la méritocratie ottomane qu’admirait tant Voltaire2. D’après différents récits, il fut un archer renommé portant le surnom de Kemankeş. Il gagnait son pain au jour le jour par ses prestations sur le Okmeydanı, la place centrale des jeux et d’entraînement à l’arc qui était aussi un des hauts lieux de la sociabilité stambouliote avant le XIXe siècle. Selim III, lui-même passionné de tir à l’arc, apprécia hautement ses compétences en la matière, et le promut à l’École impériale du palais (Enderûn) où Ahmed Efendi monta vite les échelons de l’administration3. Après avoir fait ses preuves à la Chancellerie impériale (Mabeyn) pendant quelques années4, il fut nommé sırkâtib de Selim III le 14 mars 17915. Les sırkâtib étaient les scribes privés du sultan qui partageaient ses secrets, comme l’indique leur titre (sır voulant dire secret), et se trouvaient en théorie à une position charnière de l’administration impériale6. 1
Voir notamment son curriculum vitae (tercüme-i hal) présenté à Yusuf Matran/Moutran, Paris, 1er juillet 1892. BOA, Y.EE 15/217. 2 Şerif Mardin parle de « l’effet de la lampe d’Aladin » pour désigner la méritocratie ottomane. « Power, Civil Society and Culture in the Ottoman Empire », Comparative Studies in Society and History, 11/3 (juin 1969), p. 272-273. La thèse est également avancée par Shirine Hamadeh dans son livre The City’s Pleasures. Istanbul in the Eighteenth Century. Seattle : University of Washington Press, 2007. 3 Ahmed Cevdet Paşa : Tarih-i Cevdet. Dersaadet : Matbaa’i Osmaniye, 1309 (1892), vol. 8, p. 177 ; Ubeydullah Kuşmânî Ebubekir Efendi : Asiler ve Gaziler. Kabakçı Mustafa Risalesi, éd. Aysel Danacı Yıldız. Istanbul : Kitabevi, 2007, p. 58. 4 Mehmed Süreyya : Sicill-i Osmanî, éd. Nuri Akbayar. Istanbul : Kültür Bakanlığı/ Tarih Vakfı, 1996, vol. I, p. 168 (I.278) 5 Voir III. Selim’in Sırkâtibi Ahmed Efendi Tarafından Tutulan Rûznâme, éd. Sema Arıkan. Ankara : TTK, 1993, p. I ; [Câbi Ömer Efendi :] Câbi Târihi : Târih-i Sultân Selîm-i Sâlis ve Mahmûd-i Sânî. Tahlîl ve Tenkidli Metin, éd. Mehmet Ali Beyhan. Ankara : TTK, 2003, p. 36. 6 Osmanlı Tarih Deyimleri ve Terimleri Sözlüğü, éd. Mehmet Zeki Pakalın. Ankara : MEB, 1983, vol. III, p. 266. Ne pas confondre le « sırkâtip » avec « serkâtip » qui siginifie premier sécretaire.
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Effectivement, Ahmed Efendi exerçait une influence importante dans l’Empire et faisait partie des plus puissants personnages du règne de Selim III. Différents récits soulignent l’influence qu’il avait sur le sultan réformateur. Le moins complaisant d’entre eux parlait de diablerie par laquelle il aurait ensorcelé le sultan7, tandis que l’historiographe Ahmed Cevdet Paşa soulignait son intelligence et son esprit hors du commun. Son arrière-petit-fils n’a jamais manqué de mettre en avant ce jugement quand il le fallait8. Grâce à ces qualités, Ahmed Efendi avait non seulement l’écoute du sultan, mais aussi celle des plus hauts serviteurs du sultan, y compris les vizirs9. Le règne de Selim III est reconnu comme une période charnière de l’histoire ottomane. Il était marqué par des tentatives de réforme dans les structures de l’État qui pouvaient viser à les rapprocher des modèles d’organisations européennes, comme ce fut le cas du nouveau corps militaire formé à l’occidentale, le Nizâm-ı Cedîd. Si nous ne disposons pas d’informations sur le rôle concret d’Ahmed Efendi dans la mise en place de cette nouvelle politique, ce sont les événements mettant fin à cette période de réformes qui ne laissent aucun doute sur le fait qu’il faisait partie de l’élite associée à l’ère nouvelle10. L’introduction de nouvelles institutions avait profondément divisé la société ottomane. Les impôts levés au cours du règne de Selim III pour financer le programme de réformes pesaient lourdement sur la population ottomane et attisaient le mécontentement populaire. Ahmed Efendi devint particulièrement méprisé par le fait qu’il sut profiter des tendances et des confusions créées par la transition de l’économie ottomane qui avait ouvert un éventail de possibilités d’enrichissement personnel11. Ahmed Cevdet nous dit qu’il succomba à l’esprit de cupidité de l’époque en amassant des richesses à son propre profit. Les maisons et les yalı (maisons de 7
Ubeydullah Kuşmânî : Kabakçı Mustafa Risalesi, p. 58. Tarih-i Cevdet, vol. 8, p. 143. Le passage est repris par Ahmed Rıza dans sa lettre à Yusuf Matran, dans laquelle il fait également référence aux mots de l’abbé Giambattista Toderini ayant rencontré Ahmed Efendi dans les années 1780. BOA, Y.EE 15/217. 9 « Sırkâtibi zekâ ve rui’yet sahibi olup ve nezd-i padişahda fevkalade itibarı bulunub sadrazam olanlar bile kendine müdara ve müdahane ederlerdi. » Tarih-i Cevdet, vol. 8, p. 177 ; cf. Câbi Târihi, p. 985, introduction de Sema Arıkan à Rûznâme, p. IV-XV. 10 Sırkâtip Ahmed Efendi a laissé une chronique rédigée par lui-même en forme d’agenda impérial (Rûznâme, op. cit.), mais celle-ci n’est pas très éclairante à l’égard des affaires politiques et de la mise en place des vastes réformes entreprises à l’époque. 11 Yavuz Cezar : Osmanlı Maliyesinde Bunalım ve Değişim Dönemi. 18. Yüzyıldan Tanzimat’a Malî Tarih. Istanbul : Alan Yay., 1986 ; Bruce McGowan : « The Age of the Ayans », Halil İnalcık/Donald Quataert (dir.) : An Economic and Social History of the Ottoman Empire, 1300-1914. Cambridge, MA : Cambridge University Press, 1994, p. 660-661. 8
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CHAPITRE I
plaisance) pompeux qu’il faisait construire étaient d’une nature inconnue dans la capitale12. Il s’était aussi approprié la gestion des fermes (malikâne) du vilayet d’Aydın, l’une des régions agricoles les plus fertiles de l’Empire, dont le tribut faisait de lui l’un des hommes les plus riches d’Istanbul13. Le sırkâtib entra ainsi rapidement dans la ligne de mire de la colère du peuple qui commençait à mettre en cause les nouvelles mesures du règne de Selim III14. C’est au début du XIXe siècle que nous voyons pour la première fois ce mécontentement populaire se mêler au refus d’un processus pro-occidental. Pour la population d’Istanbul, les réformes étaient trop complaisantes avec les pays européens et favorisaient les non-musulmans, portant ainsi atteinte à l’ordre juste islamique dans lequel la supériorité de l’Islam était une évidence. Le mécontentement ciblant en particulier l’entourage de Selim III, le peuple estima que la vie luxueuse à laquelle Ahmed Efendi et ses amis s’étaient adonnés les rendait corrompus et indifférents aux affaires de l’État.15. Les rebellions qui s’étaient multipliées dans les provinces de l’Empire préparèrent le soulèvement de Kabakçı. En mai 1808, des soldats stationnés au Bosphore refusèrent de porter des uniformes occidentaux et se rebellèrent contre les officiers du Nizâm-ı Cedid, la nouvelle troupe à l’entraînement occidental qui était devenu le symbole des tentatives de réformes16. Dans un premier temps, Ahmed Efendi essaya de supprimer la mutinerie17, mais sa tentative ne fit qu’exciter la colère des insurgés qui commencèrent alors à marcher sur Istanbul guidé par Kabakçı Mustafa. La mutinerie tourna en un véritable soulèvement populaire quand l’ancien corps d’élite et la classe des étudiants de religion, les janissaires et les ulema, se joignirent aux émeutiers. 12 « Lakin onlar dahi vükelâ-i asır ile birlikte celb ve cem’-i emvâle hasr-ı efkâr eylediler ve İstanbulca görülmedik tarz ve surette büyük ve müzeyyen hâneler ve sahilhâneler inşasıyla ziyade sıfahat ve ihtişamata düştüler[.] » Tarih-i Cevdet, vol. 8, p. 143. Cevdet se réfère dans ce passage à un groupe du palais au sein duquel il souligne Sırkâtip Ahmed Efendi. 13 C’est l’interprétation de Mehmet Ali Beyhan. Saray Günlüğü (25 Aralık 1802 – 24 Ocak 1809). Istanbul : Doğu Kütüphanesi, 2007, p. 7. Voir aussi la réorganisation des malikâne BOA, C.ML, 537/22070, 29 Cemaziülahir 1215 (19 octobre 1800). 14 Tarih-i Cevdet, vol. 8, p. 146. 15 « Halk bu kadar kayıdsızlık nedir ve bu mertebe hamiyetsizlik ne demektir deyü söylenirdi. » Tarih-i Cevdet, vol. 8, p. 143. Cf. ibid., p. 146 sq. 16 Ibid., vol. VIII, p. 206-207. Antoine Juchereau de Saint-Denys : Révolutions de Constantinople en 1807 et 1808. Paris : Brissot-Thivars, 1819, p. 109 sq. 17 [Ahmed Asım :] Asım Tarihi. [Istanbul :] Ceride-i Havâdis Matbaa’sı, 1278 (1867), vol. II, p. 41.
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Les insurgés réclamèrent de Selim III la tête de douze dignitaires impériaux, associés aux projets de réformes et tenus responsables du déclin de l’Empire, parmi lesquels Ahmed Efendi18. Celui-ci essaya d’abord d’échapper à son sort en intégrant la classe des ulema19, mais estima aussitôt plus sage de s’échapper du palais avec l’aide du sultan pour chercher refuge dans la maison de son cuisinier20. Peu après, il remarqua des soldats en train de patrouiller autour de la maison. Pris de panique à l’idée d’avoir été découvert dans sa cachette, il monta sur le toit et tomba. Pour certains, il avait voulu fuir en sautant du toit et avait mal calculé son saut21. Pour d’autres, il avait cru que, grâce à un porte-bonheur qu’on lui avait donné, des anges le porteraient s’il frappait ses mains trois fois en poussant le cri : Ya Allah !22 Blessé et agonisant, un jeune janissaire lui coupa la tête et l’envoya à Etmeydanı, place centrale des janissaires23. Ainsi, l’arrière-grand-père d’Ahmed Rıza mourut le troisième jour du soulèvement de Kabakçı, le 29 mai 1807. Le pillage des biens d’Ahmed Efendi dévoila une fois encore les richesses démesurées qu’il avait amassées, lesquelles, outre d’innombrables biens, auraient comporté une trésorerie d’une valeur de 8 500 000 kuruş24. La plupart des récits sur le soulèvement, rédigés peu après les faits et généralement favorables aux insurgés, se montraient particulièrement peu complaisants avec Ahmed Efendi qu’ils décrivaient comme un personnage cupide et égoïste25. Même les récits postérieurs, plus neutres, tenaient compte de la colère populaire contre Ahmed Efendi et faisaient état d’un poème que l’on récitait pour célébrer sa chute mortelle du toit d’une maison26. Pour conclure, il n’est pas surprenant qu’Ahmed Rıza ait peu mentionné la mémoire de son arrière-grand-père. 18
Tarih-i Cevdet, vol. VIII, p. 164. Asım Tarihi, vol. II, p. 93 ; Ubeydullah Kuşmânî : Kabakçı Mustafa Risalesi, p. 59 ; Tarih-i Cevdet, vol. VIII, p. 178. 20 Tarih-i Cevdet, vol. VIII, p. 215 sqq. Cette anecdote est entrée dans le récit littéraire sur l’événement préparé par Reşad Ekrem Koçu. Kabakçı Mustafa. Bir Serserinin Romanlaştırılmış Hayatı. Istanbul : Mehmed Koçu Yay., s.d., p. 38-39. 21 Câbi Târihi, p. 987 ; Asım Tarihi, vol. II, p. 40 ; Tarih-i Cevdet, vol. VIII, p. 177. 22 D’après le Georg Oğulukyan Risâlesi, cité dans Mehmet Ali Beyhan : Saray Günlüğü, p. 8. 23 Asım Tarihi, vol. II, p. 40. 24 Câbi Târihi, p. 137. Peu après sa mort, ses terres dans la région d’Aydın devinrent hautement convoitées. BOA, HAT, 1358/53311, 29 Zilhicce 1222 (27 février 1808). 25 Voir p. ex. Câbi Târihi, p. 985-988. 26 « Uçtu damdan etti tâmuyu makarr / Bu köpeğe bu kadar uçmak yeter. » Asım Tarihi, vol. II, p. 41 ; Tarih-i Cevdet, vol. VIII, p. 177. 19
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CHAPITRE I
La veille des grandes réformes Le soulèvement populaire de Kabakçı mit fin au règne de Selim III et au programme de réforme qui avait été élaboré sous son égide. Mais les opposants aux réformes étaient vite confrontés à leur impuissance au sein même d’un empire fortement fragmenté, ainsi qu’à leur incapacité à s’adapter aux nouvelles réalités géopolitiques et économiques de la scène internationale. La guerre d’indépendance grecque démontra ainsi qu’il fallait une nouvelle politique pour garantir l’intégrité de l’Empire. D’autre part, la performance de la province ottomane d’Égypte qui, dès le début du siècle, avait engagé des réformes ambitieuses sous Mehmed Ali, contrastait avec l’inertie de la capitale ottomane. Elle devint une référence importante pour la faction réformiste. Celle-ci commença à s’imposer à la tête de l’État ottoman dans les années 1820 et se mit aussitôt à formuler un programme global de changement27. Sous Selim III, la volonté d’adopter des formes occidentales avait été encore limitée à quelques domaines de l’État, l’idée de réforme étant de procéder à des modifications dans le système existant pour revenir à la tradition ottomane et consolider ainsi l’Empire. Le changement de mentalité concernant l’idée de réforme eut lieu sous Mahmud II. Désormais, le constat de la supériorité de l’Occident ne se limitait plus à des aspects isolés, tel que le domaine militaire, mais s’étendait à l’intégralité du système. Ainsi, la faiblesse ottomane face aux pays européens apparaissait comme un problème de fond qui requerrait le changement des structures mêmes de l’Empire. La métamorphose de la perception de l’Occident représentait une rupture radicale avec la tradition de l’Empire, de sorte que l’on peut parler d’un nouvel épistémè pour la pensée de l’élite ottomane28. De fait, celleci n’avait jamais mis en cause la supériorité de l’Empire musulman visà-vis de l’Europe chrétienne. À partir des années 1820 et 1830, elle commença à regarder l’Occident comme un modèle global dont il fallait adopter les structures en vue d’atteindre le degré de développement des pays européens. L’étape cruciale pour la mise en place du projet global de réforme fut la suppression sanglante du corps des janissaires en 1826, 27 Cf. Frederick Anscombe : « Islam and the Age of Reform », Past and Present, 208 (août 2010), p. 159-189. L’auteur souligne la volonté de restaurer l’union de la communauté musulmane, mise à l’épreuve par la guerre entre l’Empire ottoman et l’Égypte comme un facteur essentiel de la mise en place d’une politique de réforme générale après 1839. 28 Michel Foucault : Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines. Paris : Gallimard, 1966.
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un événement qui fut qualifié « d’événement de bonne augure » (vaka-i hayriye). Le traité de Baltalimanı avec l’Angleterre (1838) ouvrit l’Empire au libre-échange et à la pénétration occidentale. Largement incité et appuyé par les puissances européennes, le programme de changement s’accentua après la mort du sultan Mahmud II en 1839. L’époque est connue sous le nom des Tanzimat (réorganisations). Au niveau administratif, un processus de centralisation était censé renforcer l’État et l’établir comme l’agent de la modernisation de l’Empire. Au niveau socio-juridique, la réforme engendra l’abandon des principes islamiques comme base structurante de la société ottomane et l’adoption d’une conception sociétale centrée sur la propriété privée et le principe d’égalité de tous les Ottomans masculins. Les échanges économiques avec les pays occidentaux favorisèrent l’émergence de bourgeoisies commerciales, largement composées, pour ce qui est du commerce extérieur, de non-musulmans qui avaient des rapports préférentiels avec l’Europe. Au niveau de l’État, la nécessité d’établir une administration efficace chargée d’exécuter les réformes redéfinit la formation d’élite politique et scella la montée en puissance de la bureaucratie centrale. Cette bureaucratie centrale s’imposa comme la nouvelle force politique qui se voulait la garante de la modernisation de l’Empire. Établissant sa légitimité sur la proximité avec l’Occident et la transformation de l’Empire ottoman, la bureaucratie dépendait du processus qu’elle avait lancé elle-même. Et c’est dans ses rangs que nous retrouvons la famille d’Ahmed Rıza, au croisement du projet réformiste et de la haute bureaucratie de l’époque des Tanzimat. La réforme de l’administration étatique et le grand-père d’Ahmed Rıza, Ali Rıza Nos connaissances sur les ancêtres d’Ahmed Rıza dans la première moitié du XIXe siècle sont limitées. Toutefois, il faut dire que, à long terme, la mort et l’impopularité du sırkâtib Ahmed Efendi ne semblent pas les avoir exclus des hauts rangs de l’État. Au fond, la bureaucratie moderne qui surveillait la transformation de l’État était un corps exclusif par son mode de formation et se composait largement d’hommes descendants des familles qui avaient été déjà au service de l’État29. Depuis le 29
Şerif Mardin : The Genesis of Young Ottoman Thought. A Study in the Modernisation of Turkish Political Ideas. Princeton : Princeton University Press, 1962, p. 122.
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CHAPITRE I
XVIIIe siècle, c’était la coutume dans les rangs de la bureaucratie d’intégrer son fils en bas âge dans l’administration pour lui garantir un apprentissage professionnel. Jusqu’à l’établissement d’un système scolaire généralisé dans la seconde moitié du XIXe siècle, les organismes administratifs figuraient ainsi comme la plus importante institution d’éducation des fils des bureaucrates et comme un facteur particulièrement efficace de reproduction sociale30. Il n’est donc pas surprenant de retrouver les descendants du sırkâtib Ahmed Efendi dans les rangs de la haute bureaucratie de l’époque des Tanzimat, parmi lesquels Ali Rıza Efendi, grand-père d’Ahmed Rıza. Il est difficile de dresser une image précise d’Ali Rıza31. La plupart des articles monographiques sur Ahmed Rıza parlent de son grand-père comme ministre de l’hôtel de la Monnaie (Darphâne). Ahmed Rıza le présentait comme directeur des grains/céréales (Zahire) et ministre des Finances sous Abdülmecid32. Cependant, nous savons que, dès les années 1820, sous Mahmud II, il travaillait déjà dans le domaine des finances étatiques33. Sa carrière se déroula essentiellement dans les institutions qui, au cours des années, étaient regroupés sous le ministère des Finances, et en particulier au Darphâne, l’hôtel impérial de la Monnaie. Les organisations et réorganisations des finances ottomanes dans la première moitié du XIXe siècle sont cependant tellement embrouillées que nous nous passons d’entrer dans les détails34. L’hôtel de la Monnaie changeait de structure et de rattachement toutes les quelques années. Le grand-père d’Ahmed Rıza lui-même craignait que des incertitudes et des manques de précision n’interférassent avec les travaux de la Monnaie et insistait sur la nécessité de mieux définir ses compétences35. De fait, Ali Rıza 30 Carter V. Findley : Ottoman Civil Officialdom. A Social History. Princeton : Princeton University Press, 1989, p. 46-51. 31 Son nom ne figure dans aucun des manuels et des encyclopédies sur l’Empire ottoman, ni dans les Sicill-i Osmanî. 32 Ahmed Rıza à Yusuf Matran, Paris, 1er juillet 1892. BOA, Y.EE 15/217. Voir aussi sa lettre adressée à Armand Fallières, ministre de l’Instruction publique, dans lequel il donne un résumé de son curriculum vitae. Ahmed Rıza à Fallières, Paris, 27 novembre 1889, AN 17AS/10. 33 Il ne nous a pas été possible de vérifier les fonctions d’Ali Rıza dans le domaine de l’approvisionnement en céréales, et Ahmed Rıza est, d’après nos connaissances, le seul à y faire référence. 34 Se référer en particulier aux entrées Maliye Nezâreti et Darphâne dans le TDVİA. Cf. C. V. Findley : Ottoman Civil Officialdom, p. 140. 35 En 1832/33, il dénonça l’utilisation incontrôlée et opaque par d’autres organismes des fonds de la Monnaie, causant des déficits dans son budget. Il assura que ces procédés
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ressort comme un proche collaborateur du projet modernisateur du sultan Mahmud II dont il avait l’écoute36. Il ne faut pas sous-estimer les fonctions qu’il occupait. La réforme de l’Empire dépendait d’une nouvelle fiscalité permettant de financer l’établissement de la nouvelle administration et de la réorganisation de l’armée. À cet égard, il est évident qu’Ali Rıza fut un personnage important des années 1830, en tant que haut fonctionnaire contribuant activement à la réorganisation de la bureaucratie et soucieux de réaliser l’objectif d’une administration centralisée. Son fils Ali Rıza Bey, père d’Ahmed Rıza, le suivit sur ce chemin. Des Tanzimat au régime hamidien : İngiliz Ali Bey « Ben her ne memuriyette bulundumsa can fedâ edercesine hizmet ettiğime eminin. »37
Ali Rıza Bey naquit en 1830 à Vaniköy, sur la côte asiatique du Bosphore, probablement dans la ferme (çiftlik) où naîtra une trentaine d’années plus tard son fils Ahmed Rıza38. Portant le même nom que son père, il est souvent confondu dans la littérature avec celui-ci. À l’âge de 17/18 ans, il effectua un voyage en Égypte et dans la péninsule arabique avec un membre de sa famille. Ce voyage ne semble pas avoir été un pèlerinage, bien qu’il soit passé par La Mecque et Médine, si nous considérons qu’Ali Rıza n’a jamais fait usage du titre de hadji, soit parce qu’il finiraient par détruire la trésorerie impériale. BOA, HAT 566/27790, 29 Zilhicce 1248. En 1834, il réclama une somme de 50 000 kuruş aux douanes qui, d’après son raisonnement, revenait au ministère de la Monnaie. BOA, C.ML 514/20999, 11 Şevval 1249 (21 février 1834). Voir aussi sa demande d’organiser l’exploitation des mines d’argent pour assurer l’approvisionnement de l’hôtel de la Monnaie et garantir le bon fonctionnement de la fiscalité. BOA, HAT 556/27796, 29 Zilhicce 1245. 36 En 1833, il aurait réussi à sauver la vie de Mustafa Reşid Paşa, le futur grand homme des Tanzimat, lorsque Mahmud II eut ordonné sa mort à la suite de l’échec des négociations avec l’armée égyptienne à Kütahya. Reşat Kaynar : Mustafa Reşit Paşa ve Tanzimat. Ankara : TTK, 1985 (1954), p. 61. Rappelons aussi que Mustafa Reşid commença sa carrière comme scribe dans les finances. 37 Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 8 Şubat-ı rûmî 1885 (20 février 1885). 38 Il n’existe pas de dossier sur lui dans les Sicill-i Ahvâl. La source principale sur l’exercice de ses fonctions est l’entrée dans Sicill-i Osmanî, vol. 1, p. 298 (III.579). Celle-ci est complétée en particulier par O. N. Ergin : İstanbul Şehreminleri, p. 119-121. Les entrées ne sont pas complètes et listent en détail uniquement ses fonctions des années 1870. Voir aussi İbrahim Alâettin Gövsa : Türk Meşhurları Ansiklopedisi. Edebiyatta, Sanatta, İlimde, Harpte, Politikada ve her Sahada Şöhret Kazanmış Olan Türklerin Hayatları ve Eserleri. [Istanbul :] Yedigün Neşriyat, s.d., p. 327.
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ne l’ait pas acquis, soit parce qu’il ne jugeait pas nécessaire de le faire, trouvant le titre peu prestigieux car trop peu moderne. De retour à Istanbul, il intégra le ministère des Affaires étrangères. Commencer sa carrière au sein de ce ministère était tout un symbole. À cause de l’importance des rapports avec les puissances européennes et de la diplomatie internationale suivant l’avènement de la Question d’Orient, le ministère des Affaires étrangères était devenu l’institution ottomane la plus prestigieuse de l’époque. Du fait que la politique des réformes et la survie même de l’Empire dépendaient de l’appui des grandes puissances et de la Grande-Bretagne en particulier, un enracinement solide dans les affaires diplomatiques constitua jusqu’au dernier quart du XIXe siècle la garantie de pouvoir influencer la politique de l’État ottoman39. L’homme incontournable de cette époque était Mustafa Reşid Paşa, qui fut non seulement l’un des hommes politiques les plus importants de l’histoire de l’Empire ottoman, mais aussi l’un des plus populaires. Et si l’on en croit Ahmed Rıza et une de ses sœurs, ce meneur des Tanzimat fut le mentor d’Ali Bey durant les années 185040. Même si nous n’avons pas les moyens de la vérifier, cette assertion ne semble pas incongrue. Pour les dirigeants de l’époque, il n’était pas inhabituel de prendre de jeunes bureaucrates sous leur protection afin de les préparer pour de futures missions et renforcer ainsi leur propre enracinement au sein des structures de l’État. Le parcours ultérieur d’Ali Bey au sein du corps diplomatique, et en particulier sa proximité avec les Anglais, semblent parfaitement confirmer le fait qu’il ait bénéficié d’un tel magistère. Effectivement, l’ensemble des promotions d’Ali Rıza à différents postes durant les années 1850 coïncida avec les différents vizirats occupés par Reşid Paşa41. Ainsi, Ali Bey intégra le ministère des Affaires étrangères à la haute période des Tanzimat et entra sous la protection de l’homme politique que la future idole de son fils, Auguste Comte, jugera digne d’établir le 39 C. Findley : Bureaucratic Reform, p. 153 passim ; Engin Deniz Akarlı : The Problems of External Pressures, Power Struggles, and Budgetary Deficits in Ottoman Politics und Abdülhamid II (1876-1909) : Origins and Solutions. Thèse de doctorat, Princeton University, 1976. 40 Lettre à Yusuf Matran, Paris, 1er juillet 1892. BOA, Y.EE 15/217. D’après sa fille, Ali Rıza était, dans son enfance, bon ami avec Ali Galip, fils de Reşid Paşa, et était très apprécié par celui-ci. « Biraderim Ahmed Rıza Bey’in Hal Tercümesi », Collection Faruk Ilıkan. 41 Les documents du fond du vizirat (sadaret) aux archives du Başbakanlık portant sur Ali Rıza sont tous du temps d’exercice des fonctions de Reşid Paşa.
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positivisme en Orient afin de sauver l’Empire ottoman et l’Humanité tout entière42. Début d’une carrière et d’une réputation Au ministère des Affaires étrangères, Ali Rıza œuvra dans un premier temps au bureau des correspondances (Mektub-i Hâriciye Kalemi). Des sources précisent qu’il y apprit plusieurs langues européennes43, une prouesse plutôt inhabituelle, car ce bureau représentait le département du ministère où la maîtrise des langues étrangères était le moins demandée, à l’opposé du Bureau de traduction de la Sublime Porte (Bâb-ı Ali Tercüme Odası), première institution ottomane de l’époque pour apprendre les langues européennes. Préciser le niveau réel de sa maîtrise des langues, surtout lorsqu’il s’agit de plusieurs langues, est difficile44. Quoiqu’il en soit, plusieurs actes impériaux (irade) de nomination attestent qu’Ali Bey présentait de réelles compétences dans le domaine linguistique. Lui-même affirma maîtriser cinq à six langues, sans doute l’arabe et le persan inclus45. Dans un document administratif de 1855, on se référait à lui comme quelqu’un qui montrait öteden beri (de tout temps) — d’après le langage bureaucratique ottoman — une aptitude particulière dans l’apprentissage des langues46. Une bonne maîtrise de l’anglais est indiquée et, tenant compte de son parcours de voyageur, la connaissance du français paraît évidente. Toujours en considération de son parcours, il n’est pas à exclure qu’il maîtrisât aussi l’allemand, même si cela constituerait un fait inhabituel. Bien que peu précis, le savoir sur ses compétences linguistiques est important au regard du développement institutionnel de l’apprentissage des langues européennes. De fait, Ali Rıza faisait partie de la première génération des bureaucrates musulmans qui avaient la possibilité d’apprendre les langues européennes dans la capitale au sein de l’administration. L’établissement du ministère des Affaires étrangères, et en particulier 42
Voir à ce sujet en détail E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 438-452. Voir les entrées dans Sicill-i Osmanî et Ergin : İstanbul Şehreminleri. Sans mention contraire, les informations sur son parcours proviennent, dans la suite, de ces deux ouvrages. 44 Ce problème est traité par Olivier Bouquet : « Ce que dire que l’on parle veut dire : réflexion sur les compétences linguistiques des derniers Ottomans », European Journal of Turkish Studies, 6 (2007) : Ill-literate Knowledge. 45 Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, Konya, 2 Teşrin-i Sâni 95 (14 novembre 1879). 46 BOA, İ.HR 116/5699, 12 Reb-iülevvel 1271 (2 janvier 1855). 43
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celui du Bureau de traduction de la Sublime Porte, avaient préparé la possibilité de se passer des interprètes grecs qui, jusque-là, avaient assuré la correspondance avec les pays européens et avaient représenté le cadre de l’apprentissage des langues européennes. Au milieu des années 1830, Mustafa Reşid ne put apprendre le français que lors de la première année de sa mission à Paris47. Une quinzaine d’années plus tard, le père d’Ahmed Rıza était en mesure de se familiariser avec des langues européennes au sein du ministère des Affaires étrangères. Au début des années 1850, nous retrouvons Ali Rıza chef de protocole adjoint du ministère des Affaires étrangères (Teşrifat-ı Hâriciye Mua’vini), assistant de Mehmed Kâmil Bey, l’un des premiers scribes du Bureau de Traduction de la Sublime Porte et chef du protocole pendant de longues années durant les Tanzimat. Le chef du protocole était alors un poste récent, créé en 1847 à la suite à des réformes institutionnelles initiées par Mustafa Reşid Paşa, pour s’adapter aux exigences des rapports de plus en plus étroits avec des États étrangers et donner une structure homologuée aux cérémonies diplomatiques. En devenant chef du protocole adjoint, Ali Rıza, âgé d’à peine vingt ans, se trouva ainsi au cœur de la diplomatie de l’époque des Tanzimat. Alors qu’il exerçait cette fonction, le gouvernement réussit un exploit considéré comme l’un des plus grands succès de la politique étrangère ottomane — même si au fond la part de la diplomatie ottomane était négligeable comparée aux poids des considérations géopolitiques des puissances européennes : l’alliance avec la Grande-Bretagne et la France contre la Russie dans la guerre de Crimée. La guerre fut lancée en 1853 à la suite d’une tentative de la Russie de résoudre la Question d’Orient qui hantait les cabinets européens depuis des décennies. C’est à la veille de ce conflit que le tzar Nicolas aurait prononcé sa formule restée célèbre d’« homme malade de l’Europe » pour qualifier l’Empire ottoman. Parti d’une affaire des plus banales48, le conflit entre la Russie et l’Empire ottoman devint une des guerres les plus sanglantes du XIXe siècle, une guerre qui redéfinit durablement la politique internationale. Réduisant à rien les anticipations diplomatiques russes, la Grande-Bretagne et la France considérèrent les ambitions de la Russie comme une menace 47 R. Kaynar : Mustafa Reşit Paşa, p. 64. Cf. Carter Findley : Bureaucratic Reform, p. 133 sqq. 48 Au début de cette crise internationale advint une dispute sur le contrôle de la clé de la Basilique de la Nativité à Bethléem entre l’Église grecque-orthodoxe et l’Église catholique, sous le protectorat respectif de la Russie et de la France.
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directe à l’encontre de leurs propres intérêts. Motivées d’une part par des intérêts commerciaux vis-à-vis de l’Empire, sur qui se concentrait avec l’Inde et la Chine la quasi exclusivité du commerce extra-européen, et d’autre part, par l’hostilité géopolitique à l’égard de la Russie, les deux puissances européennes décidèrent, sous une poussée de turcophilie, de lancer une guerre antirusse qu’elles présentaient comme une croisade de la civilisation contre la barbarie asiatique49. En participant à cette croisade, l’Empire ottoman devint en tant que puissance musulmane un pays du concert européen, et consolida l’image qu’il avait su donner de lui dans l’opinion publique des pays européens, celle d’un pays libéral, en pleine voie de modernisation50. Tandis que la Chine et la Perse se voyaient confrontées à l’agression déchaînée de la Grande-Bretagne pour avoir refusé de céder aux demandes de ses marchands, la diplomatie ottomane dans les années 1850 avait, en apparence, atteint son but : démontrer que l’Empire ottoman était une puissance civilisée. Cette histoire eut un impact décisif sur le parcours d’Ali Rıza. À ce titre, il est significatif qu’un roman écrit par sa fille Selma dans les années 1890 commence avec l’évocation de la guerre et de son impact sur la société stambouliote. Dans son récit solidement coloré par le progressisme linéaire et la fascination pour l’occidentalisation culturelle de la société stambouliote, elle écrit : « Les armées françaises et anglaises apportent un air de civilisation en Turquie et attirent les yeux de la société musulmane sur le rayonnement de l’Occident »51. Visiblement, l’épisode de la guerre s’était inscrit avec tout son optimisme dans la mémoire familiale. C’est au cours de la guerre de Crimée que le père reçut son surnom sur lequel il importe de s’arrêter : İngiliz (l’Anglais). Par l’alliance signée avec la France et la Grande-Bretagne, Istanbul était devenue une base principale du commandement militaire britannique. La présence d’étrangers dans la capitale atteignit ainsi des dimensions 49 Notons que l’opinion publique des pays européens était remontée contre la Russie qu’elle considérait comme l’incarnation du despotisme et montrait ainsi des sympathies avec l’Empire ottoman. À titre d’exemple, on peut se référer aux articles de Marx et Engels, les deux commentant le déroulement du conflit d’une façon minutieuse et régulière dans le quotidien New York Daily Tribune. 50 Cette alliance anglo-ottomane fit gagner à la Grande-Bretagne l’image d’une puissance protectrice des pays musulmans, désirant le progrès du monde musulman. Cf. Ram Lakhan Shukla : Britain India and the Turkish Empire, 1853-1882. New India : People’s Publishing House, 1973, p. 152. 51 Selma Rıza : Uhuvvet – Kardeşlik, éd. Nebil Fazıl Alsan. Ankara : Kültür Bakanlığı Yay., 1999, p. 1-2.
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inconnues auparavant. Plusieurs sources mentionnent les bons rapports qu’entretenait İngiliz Ali Rıza Bey avec les Anglais lors de la guerre de Crimée, et également sa « forte maîtrise » de la langue anglaise52. Ce dernier point est particulièrement intéressant, car parler l’anglais était une compétence peu fréquente. C’est de fait uniquement après l’ouverture d’une école américaine en 1863, que s’établit un certain cadre d’apprentissage de l’anglais dans l’Empire, sans jamais aboutir à faire de l’anglais une langue courante. Tenant compte des possibilités réduites qui existaient pour l’apprentissage de la langue, il paraît évident qu’Ali Rıza l’apprit lors de la guerre de Crimée grâce à de bonnes relations avec des officiers anglais53. Toutefois, les raisons exactes qui l’ont poussé à apprendre l’anglais restent inconnues, ainsi que son niveau effectif d’anglais, de même que la nature exacte de ses relations avec les Anglais. Il est possible d’y voir la main de Mustafa Reşid Paşa essayant de renforcer l’alignement sur la Grande-Bretagne en poussant ce jeune homme à apprendre l’anglais. Mais nous n’avons pas pu établir le réel usage qu’il aurait fait de l’anglais54. Même si nous ne disposons pas de détails, reste que le surnom İngiliz dans les années 1850 n’était pas neutre. Il s’agissait d’une période charnière pour l’Empire ottoman, dans laquelle la proximité avec la GrandeBretagne représentait l’avant-garde du réformisme occidentaliste. C’était avec l’encouragement direct de Londres que des réformes radicales de la société ottomane étaient lancées. L’Angleterre se présentait ainsi comme le meilleur compagnon du processus de réforme qui allait aider l’Empire à trouver sa place dans le concert européen en tant que puissance reconnue. Les couches supérieures de la société ottomanes considéraient la proximité avec la Grande-Bretagne comme une chose positive. Les dirigeants des Tanzimat se comportaient davantage comme des ambassadeurs anglais que comme les hommes d’État d’un Empire de cinq cent ans, disait-on fréquemment une dizaine d’années plus tard. Jusqu’à la fin de l’Empire, 52 « O lisana şiddet-i intisabı var idi. » Mehmed Süreyya : Sicill-i Osmanî yahud Tezkire-i Meşâhir-i Osmaniyye, éd. Ali Aktan/Abdülkadir Yuvalı/Metin Hülâgü. Istanbul : Sebil Yay., 1996, vol. III, p. 680. 53 L’établissement d’une résidence pour officiers anglais à Vaniköy, le quartier des Rıza, facilitait les échanges. Samiha Ayverdi : Boğaziçi’nde Târih. Istanbul : Baha Matbaası, 1968, p. 343 ; « Vaniköy », Dünden Bugüne İstanbul Ansiklopedisi. Istanbul : Kültür Bakanlığı/Tarih Vakfı, 1993-1995, VII, p. 367-368. 54 À part ses rapports avec les Anglais lors de la guerre de Crimée, une référence à un discours de Gladstone en anglais dans une lettre montre une maîtrise réelle de la langue. Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 8 Şubat-ı Rûmî 1885 (20 février 1885).
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le qualificatif d’« anglophile » ne reçut aucune connotation péjorative. Ainsi, İngiliz était un surnom très amplement positif qui ne se référait pas aux simples relations d’Ali Rıza avec des Anglais. Vu qu’il était d’usage de qualifier un produit de bonne qualité d’« anglais », ce surnom était, pour sa petite-fille, le signe de son intégrité et de sa noblesse personnelle55. De toute évidence, ce qualificatif indiquait aussi un positionnement politique. L’intervention de la Grande-Bretagne dans le conflit avec la Russie sauva non seulement l’Empire ottoman, mais conforta la position de la faction politique au sein de l’État demandant l’occidentalisation de la société et l’alignement de l’Empire sur les puissances de l’Europe de l’Ouest. Le père d’Ahmed Rıza se distinguait comme un jeune bureaucrate, nourrissant de bons rapports avec les pays qui supportaient résolument la réforme de l’Empire ottoman et il commença petit à petit à être identifié au libéralisme politique. Il est évident qu’İngiliz Ali, grâce à son statut d’homme d’avant-garde, considérait son avenir comme assurément prometteur. L’homme des Tanzimat en Europe : une histoire d’amour viennoise Début janvier 1855, Ali Rıza fut nommé au poste de deuxième secrétaire de l’ambassade de Vienne (ikinci serkâtib), remplaçant un fonctionnaire qui, d’après des notes de l’administration ottomane, n’avait pas pu s’acclimater à cette ville européenne56. C’est le premier des postes d’Ali Rıza que nous avons pu repérer dans les documents des archives ottomanes, et il se peut qu’il ait été promu au rang de premier secrétaire (başkâtib) au cours de l’exercice de ses fonctions57. En tout cas, il s’agissait d’une belle promotion si nous tenons compte du fait que, d’après Davison, l’ambassade de Vienne représentait la mission ottomane la plus importante après Londres et Paris58. Cependant, des circonstances 55 Cette information provenant de Samiye, la nièce d’Ahmed Rıza, est relatée par Şerif Mardin : Jön Türklerin Siyasî Fikirleri 1895-1908. Istanbul : İletişim, 2002 (1964), p. 174. L’entrée dans Ergin (art. cit.) confirme cette caractérisation. 56 Voir l’ordre impérial BOA, İ.HR 116/5699, 12 Reb-iülevvel 1271 (2 janvier 1855), ainsi que BOA, HR.MKT 99/7, 19 Reb-iülevvel 1271 (9 janvier 1855). Le Sicill-i Osmanî ne donne pas d’informations sur ses postes dans les ambassades. 57 Ergin (art. cit.) donne sa fonction comme premier secrétaire dès 1855. Nous n’avons pu trouver de documents appuyant cette information. Début 1855, le poste a été occupé par Server Bey et ensuite par İhsan Bey. Voir BOA, A.AMD 60/39, 1271 (1855). 58 Roderic H. Davison : « Vienna as a Major Ottoman Diplomatic Post », Nineteenth Century Ottoman Diplomacy and Reforms. Istanbul : Isis, 1999, p. 260.
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particulières pesaient sur son envoi à Vienne, rendant cette nomination d’autant plus importante. Il se trouve qu’il prit ses fonctions en pleine guerre, c’est-à-dire dans des conditions diplomatiques extrêmes, tandis que la situation en Autriche était particulièrement complexe. La Russie avait considéré l’Autriche comme une alliée pour avoir sauvé la monarchie des Habsbourg après la défaite des troupes autrichiennes face aux révolutionnaires hongrois lors de l’épisode révolutionnaire de 1848, entré dans l’histoire comme le Printemps des peuples59. Mais une fois la guerre éclatée, Vienne se montra plus inclinée à soutenir les alliés. Pendant tout le conflit, l’entrée en guerre de l’Autriche semblait imminente60. En fin de compte, Vienne refusa de répondre aux demandes des deux camps, surtout par crainte que la situation de guerre risque de provoquer des soulèvements dans ses provinces61. Le traumatisme du Printemps des peuples continua à avoir un impact sur le déroulement de la guerre. La mission ottomane dans ce pays était dans une position tout à fait délicate. Nous ne savons pas dans quelle mesure la diplomatie ottomane participait aux jeux diplomatiques, mais il paraît évident que la vigilance était à l’ordre du jour. La nomination d’Ali Bey à l’ambassade de Vienne montre qu’on le jugeait capable de faire ses preuves dans des conditions difficiles. Il n’est pas à exclure qu’il ait été envoyé par Reşid Paşa62, avec une mission spéciale liée aux préparatifs de la conférence de Vienne, tenue durant les mois de mars et d’avril 1855. Cette conférence était la preuve d’un épuisement général provoqué par un conflit qui avait rapidement dégénéré en un véritable carnage. Les pays concernés étaient réunis à l’initiative de l’Autriche pour essayer de mettre fin aux hostilités — en vain63. La guerre se termina dix mois plus tard sur une nouvelle initiative de l’Autriche. Vienne servait ainsi de coulisse aux confrontations militaires qui ravageaient l’Europe du Sud-Est, la Crimée et le Caucase. De son poste au protocole des Affaires étrangères à l’ambassade de 59 Eric Hobsbawm : The Age of Capital 1848-1875. New York : Vintage, 1996 (1975), p. 9-26. 60 Paul W. Schroeder : Austria, Great-Britain, and the Crimean War. The Destruction of the European Concert. Ithaca/Londres : Cornell University Press, 1972, p. 169 sqq. 61 Winfried Baumgart : The Crimean War 1853-1856. Londres : Arnold, 1999, p. 35. 62 C’est ce que l’une de ses filles allait soutenir : « Biraderim Ahmed Rıza Bey’in Hal Tercümesi », Collection Faruk Ilıkan, notes biographiques d’une sœur d’Ahmed Rıza, s.d. 63 Le délégué ottoman fut Ali Paşa, ministre des Affaires étrangères, et, avec Fuad Paşa, le meneur des Tanzimat de la deuxième génération après la mort de Mustafa Reşid Paşa. BOA, İ.HR 118/5820, 29 Cemaz-ülahir 1271 (19 mars 1855).
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Vienne, le père d’Ahmed Rıza fut au cœur du déroulement politique international de la guerre de Crimée. Il y trouva un goût pour les affaires diplomatiques qu’il allait garder jusqu’à la fin de sa vie. L’aspect diplomatique représentait seulement une facette de l’importance de cette expérience. À 25 ans, Ali Rıza débarquait dans une métropole européenne en pleine transformation. Même sans informations sur sa vie à Vienne, nous pouvons voir l’attachement qu’il a pu éprouver pour la ville dans le fait que l’un de ses chevaux à Istanbul dans les années 1870/80 portait le nom Viyana (Vienne)64. Le passage à Vienne a eu aussi des implications d’une autre nature dans la vie d’Ali Rıza. C’est là qu’il rencontra son épouse, la future mère d’Ahmed Rıza, Fräulein Turban. D’après les informations données par ses enfants, Mademoiselle Turban naquit à Munich dans une famille hongroise. Sa langue maternelle étant l’allemand65, elle apparaît parfois comme Autrichienne, tandis que les sources de l’époque la donnent plutôt comme Allemande. Elle n’est presque jamais présentée comme Hongroise. Ahmed Rıza prenait soin d’ajouter qu’un de ses ancêtres maternels était Turc : un janissaire blessé et capturé lors du siège de Vienne qui aurait trouvé accueil auprès d’un foyer hongrois et épousé la jeune fille du foyer pour fonder la famille Turban — un nom qui effectivement pourrait renvoyer à une origine ottomane. Pour Rıza, cette histoire montrait que « du côté maternel aussi, il coulait dans [ses] veines du sang turc. »66 Sa sœur insistait encore davantage sur cet ancêtre turc67. D’après une sœur d’Ahmed Rıza, la famille Turban faisait partie de la noblesse hongroise qui se réfugia à Vienne lors de la révolution de 1848. Selon ce récit, Ali Bey rencontra sa future épouse lors d’une réception donnée par l’ambassade ottomane. Charmé par cette jeune femme, il finit par demander sa main. La famille, d’abord réticente, dut finalement céder devant l’insistance de Mademoiselle Turban68. Pour un collègue d’Ali 64 Voir la mention dans la lettre Ahmed Rıza à Osman Bey, Antalya, 20 Teşrin-i Sâni 98 (2 décembre 1882), ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. 65 « Eine Unterredung mit Achmed Riza », Neue Freie Presse, 22 septembre 1908. Voir aussi la référence d’Ali Rıza dans sa lettre à Ahmed Rıza, Konya, 2 Teşrin-i Sâni 95 (2 novembre 1883). 66 « Eine Unterredung mit Achmed Riza », Neue Freie Presse, 22 septembre 1908. 67 Voir la première phrase de la note biographique « Biraderim Ahmed Rıza Bey’in Hal Tercümesi » – Collection Faruk Ilıkan. 68 Elle ajoute que « le sang de ses origines coulant dans ses veines (damarlarındaki ecdad kanı) » la poussait à épouser un Turc. « Biraderim Ahmed Rıza Bey’in Hal Tercümesi », Collection Faruk Ilıkan. Manifestement la famille Rıza éprouvait le besoin de répondre
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Rıza, visiblement peu sympathisant envers lui, il en fut autrement : « Ali Effendi, surnommé l’Anglais parce qu’il profère comme un perroquet quelques mots anglais, parasite de gros bonnets, ayant pour digne compagne, Barbara, une cuisinière viennoise. »69 Quoiqu’il en soit, le fait que le père d’Ahmed Rıza épouse une femme chrétienne était signe d’une certaine liberté dont il profitait durant son séjour à l’étranger. Après s’être convertie à l’islam, Mademoiselle Turban devint Naile Sabıka Hanım et suivit son mari à Istanbul pour y donner naissance à sept enfants : cinq filles et deux garçons, dont l’aîné fut Ahmed Rıza70. Elle mourut très âgée durant la Seconde Période constitutionnelle. Ali Bey resta dans ses fonctions à Vienne pendant plus de deux ans. Au printemps de 1857, il fut envoyé en mission spéciale à Silistra dans la province ottomane bulgare. İngiliz Ali semble y avoir collaboré avec la future grande figure du constitutionalisme ottoman, Ahmed Şefik Midhat Efendi, le futur Midhat Paşa, lui aussi en mission spéciale. Midhat était le commissaire de l’État ottoman chargé d’étouffer une insurrection bulgare qui avait éclaté à la veille du traité de Paris de 185671. Suivant la tradition impériale de remplacer des administrateurs locaux pour rétablir l’autorité ottomane, il releva de ses fonctions le gouverneur de Silistra, tenu responsable du mécontentement populaire72. Nous ignorons la part d’Ali Rıza dans cette mission73, mais deux aspects méritent d’être aux accusations qui dénonçaient la mère comme étrangère en mettant en avant cet ascendant, sans, par ailleurs, trop se soucier du fait que les janissaires furent recrutés surtout auprès des populations slaves des Balkans. 69 Center for Ottoman Diplomatic History : De Bagdad à Berlin. L’itinéraire de Yanko Aristarchi Bey diplomate ottoman, Correspondance officielle et privée, vol. II : Berlin (1854-1892). Istanbul : Isis, 2008, p. 280. Nous remercions Sinan Kuneralp pour cette référence. 70 Taha Toros : « İlk Türk Kadın Gazeteci Selma Rıza », O Güzel İnsanlar. Istanbul : Aksoy, 2000, p. 16. Naile Sabıka continua à utiliser son nom de famille, essayant de déjouer ainsi les espions hamidiens pour communiquer avec son fils. Cf. Ahmed Rıya Bey’in Hatıraları, p. 20 ; note de la poste anglaise, Constantinople, 18 décembre 1905. 71 Halil İnalcık : Tanzimat ve Bulgar Meselesi. Ankara : TTK, 1992 (1943), p. 59. 72 Sur cette politique de gérer les conflits et son évolution à partir des Tanzimat voir Maurus Reinkowski : Die Dinge der Ordnung. Eine vergleichende Untersuchung über die osmanische Reformpolitik im 19. Jahrhundert. Munich : Oldenbourg, 2005. C’est dans les années 1860 que le même Midhat, devenu Paşa, se livra à des expérimentations pour redéfinir l’ordre impérial dans ces mêmes provinces. Maria Todorova : « Midhat Paşa’s Governorship of the Danube Province », Caesar E. Farah (dir.) : Decision Making and Change in the Ottoman Empire. Kirksville : Thomas Jefferson University Press, 1993, p. 115-128. 73 Dans un document d’archives, la question du salaire de Midhat Paşa pour cette « inspection » (tahkikat) apparaît avec celle des dépenses effectuées par Ali Rıza (24 308 kuruş) et le remplacement du gouverneur de Silistra. BOA, A.MKT.NZD 218/81, 5 Şaban
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mentionnés. Premièrement, le père se trouva aux côtés d’une personnalité marquante de l’époque des Tanzimat. Deuxièmement, il fit l’expérience d’une tentative de rétablir l’autorité de l’État dans une province ottomane qui s’apprêtait à se détacher de l’Empire, le familiarisant avec les enjeux des insurrections et des contre-mesures étatiques. La mission dans une province ottomane resta une exception pour Ali Rıza. L’« habileté dans les affaires européennes » dont il avait fait preuve lors de sa mission à Vienne, le prédestinait à la diplomatie74. En effet, juste après son séjour à Silistra, il devint deuxième secrétaire et aussitôt, en juillet 1857, chargé d’affaires (müsteşar) de l’ambassade ottomane à Berlin75. İngiliz Ali se retrouva ainsi dans la capitale de la Prusse, sortie du conflit de la Guerre de Crimée comme une nouvelle grande puissance, sans s’y avoir été mêlée. Ayant affiché son désintérêt complet par rapport aux Balkans, Berlin avait pu assister à l’effondrement de la puissance militaire russe, qui ouvrait la voie à ses propres ambitions impériales. Nous ignorons à quel point Ali Bey, ou le gouvernement ottoman en général, était conscient de ces changements issus de la guerre de Crimée ; si nous suivons une thèse mise en avant pour une période plus tardive, le gouvernement ottoman n’était pas capable de s’adapter à la montée de l’Allemagne et par voie de conséquence aux évolutions de la diplomatie internationale76. Mais à ce moment, l’optimisme triomphait. Le traité de Paris semblait garantir le statut de l’Empire ottoman comme une puissance reconnue dans le concert européen. De retour à Istanbul En 1858, nous retrouvons İngiliz Ali Bey de retour à Istanbul. Son retour avait sans doute un lien avec l’arrivée d’un nouvel ambassadeur ottoman à Berlin, celui-là même qui parlait de sa femme comme d’une cuisinière. Peut-être préférait-il aussi élever ses enfants dans l’Empire 1273 (1er avril 1857). Le seul autre indice sur la mission d’Ali Rıza à Silistra fait encore état des remboursements des mêmes dépenses. A.MKT.NZD 219/76, 12 Şaban 1273 (8 avril 1857). 74 « …ma’lumat-ı sabıkası olduğundan Avrupaca istihdama şayan göründüğü cihetle sefâret-i müşarünileyh ikinci müsteşarlığına memur etti[.] » BOA, İ.HR 144/7598, 14 Zilka’de 1273 (7 juillet 1857). Voir aussi A.MKT.NZD 219/76, 12 Şaban 1273 (8 avril 1857). 75 BOA, İ.HR 144/7598, 14 Zilka’de 1273 (7 juillet 1857). Voir aussi les mentions dans A.AMD 73/6, 1273 (1857). Il faisait partie d’une nouvelle équipe sous İhsan Bey qui remplaça l’ambassadeur Kemal Bey. A.AMD 75/22, 1273 (1857). 76 E. D. Akarlı : The Problems of External Pressures, p. 24 sqq.
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ottoman. Son premier fils, Ahmed Rıza, naquit en septembre 1858. En avril 1859, Ali Bey devint directeur adjoint du 6e arrondissement d’Istanbul (Altıncı Daire-i Belediye Müdür Mua’vini)77. Avec huit ans d’exercice, ce fut le poste qu’il occupa le plus longuement78. Le changement ne fut pas aussi brutal que le passage des Affaires étrangères aux affaires municipales pourrait suggérer : le 6e arrondissement regroupait les quartiers de Péra/Galata qui, jusqu’à la République de Turquie, représentèrent le secteur occidentalisé de la capitale, le haut lieu des hommes d’affaires étrangers, des diplomates, et des bourgeoisies non-musulmanes79. La définition d’une nouvelle politique de la ville, restée sans ordre cohérent depuis la suppression du corps des janissaires, fut engagée en 1858 avec l’instauration de la première mairie à Istanbul, précisément dans le 6e arrondissement80. Dans la politique urbaine selon des normes occidentales, Altıncı Daire représentait la première expérimentation qui, à partir de 1868, allait servir de modèle pour l’établissement des municipalités dans tous les quartiers d’Istanbul81. Le caractère modèle de la politique française s’exprimait dans les pratiques du fonctionnement même, et, d’après certains récits, dans le nom même du 6e arrondissement82. Le règlement de l’administration fut rédigé en français et la langue de correspondance resta le français pendant plus d’une dizaine d’années83. Dès le début, l’objectif de l’administration était de préparer l’infrastructure pour le développement de Péra en un quartier moderne, à l’instar des villes 77 BOA, İ.DH 429/28408, 14 Ramazan 1275 (18 avril 1859). La nomination se fit suite à la démission de son prédécesseur Asım Bey. 78 Voir O. N. Ergin (art. cit.) ; Rakım Ziyaoğlu : İstanbul Kadıları, Şehreminleri, Belediye Reisleri ve Partiler Tarihi. Istanbul : İsmail Akgün Matbaası, 1971, p. 101-102. 79 Cf. Steven Rosenthal : « Foreigners and Municipal Reform in Istanbul : 1855-1865 », International Journal of Middle East Studies, 11/2 (avril 1980), p. 227-245. 80 Généralement sur Altıncı Daire voir Steven A. Rosenthal : The Politics of Dependency. Urban Reform in Istanbul. Westport : Greenwood Press, 1980. Un court aperçu historique se trouve dans Bernard Lewis : « Baladiyya – Turkey », EI2, I, p. 972. 81 Osman Nuri Ergin : Türkiye’de Şehirçiliğin Tarihî İnkişafı. Istanbul : Istanbul Üniversitesi Hukuk Fakültesi, 1936, p. 128 ; İlber Ortaylı : Tanzimat’tan Sonra Mahallî İdareleri (1840-1880). Ankara : TTK, 2000 (1974), p. 126 sqq. 82 Shaw en référence à Ergin signale que Altıncı Daire correspondait au 6e arrondissement pré-Hausmannien de Paris (quartier de Temple) où Mustafa Reşid et Ali Paşa avait vécu lors de leurs fonctions en France. Ezel Kural Shaw/Stanford Shaw : History of the Ottoman Empire and Modern Turkey : Volume 2 : Reform, Revolution, and Republic : The Rise of Modern Turkey 1808-1975. Cambridge, MA : Cambridge University Press, 1977, p. 92. 83 O. N. Ergin : Türkiye’de Şehirçiliğin Tarihî İnkişafı, p. 125 sqq. Le décret de nomination d’Ali Bey souligne sa bonne maîtrise des langues étrangères.
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européennes, de Paris en particulier, qui serait une façade modèle de l’Empire et un signe de sa volonté de s’occidentaliser. Nous ignorons le rôle concret d’İngiliz Ali au sein de la mairie du e 6 arrondissement. Mais en tenant compte de la longue durée pendant laquelle il occupa son poste à une époque où les changements à la tête de l’administration étaient fréquents, nous pouvons avancer que le père d’Ahmed Rıza était parmi les personnages influents de la mairie et se trouvait au cœur des travaux engagés. L’importance du quartier de Péra, avec ses modes de vie et ses formes de sociabilité occidentales, pour la formation des générations des couches supérieures est connue84. Pour Ali Bey, Péra ne représentait pas une expérience passive de modernité qu’il aurait subie, mais un chantier de modernité qu’il entretenait lui-même dans le but de transformer l’Empire ottoman. Il est ainsi facile d’imaginer les réseaux et la sociabilité auxquels İngiliz Ali avait accès à travers son poste à Péra. Au sein de l’administration ottomane, la mairie du 6e arrondissement représentait un bureau de prestige, ce dont témoigne la liste de ses directeurs comportant plusieurs pachas et plusieurs ministres anciennement en exercice ou en devenir85. Parmi ces fonctionnaires, le pourcentage des Ottomans non-musulmans était parmi les plus élevés de l’administration ottomane, et il y avait aussi un nombre important d’Européens. Dans ce quartier des ambassades, les diplomates étrangers représentaient une part essentielle non seulement dans la vie du quartier mais aussi dans l’organisation de la municipalité même86. Ali Bey pouvait perpétuer ses relations avec les corps diplomatiques des pays occidentaux. Au cours des années, il reçut plusieurs médailles et décorations de la part de légations européennes87. Un dernier aspect mérite d’être souligné. Péra étant peuplé par des personnages influents et un grand nombre d’étrangers bien soucieux de leurs intérêts, il était difficile de penser les affaires du quartier, celles qui touchaient à des questions sensibles comme les taxes, comme une simple question étatique imposée d’en haut. Une certaine forme d’organe 84 Cf. François Georgeon : « Les cafés à Istanbul à la fin de l’Empire ottoman », idem/ Hélène Desmet-Grégoire (dir.) : Cafés d’Orient revisités. Paris : CNRS, 1997, p. 39-78. 85 S. Rosenthal : Politics of Dependency, p. 200. 86 S. Rosenthal : « Foreigners and Municipal Reform in Istanbul », p. 242-243. 87 Sur un ordre autrichien voir BOA, İ.HR 186/10329, 9 Muharrem 1278 (18 juillet 1861). Sur un cadeau du Prince de Galles (futur Edward VII) qui était en visite dans l’Empire ottoman voir İ.HR 193/10903, 4 Muharrem 1279 (2 juillet 1862). Les documents suggèrent qu’il a obtenu de nombreuses autres distinctions.
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participatif était prévue dans le fonctionnement du conseil de la municipalité afin d’éviter l’aliénation de différents groupes. Ali Rıza fit ainsi l’expérience d’une culture de débats et de prises de décisions collectives dans le conseil de la mairie, une expérience qui le prépara aux postes de sa carrière postérieure. Après huit ans, le 1er septembre 1867, il fut nommé une deuxième fois chef du protocole adjoint aux Affaires étrangères avec un salaire de 3 000 kuruş. À nouveau, ce furent ses connaissances linguistiques qui furent mises en avant pour justifier cette nomination88. Sa promotion survint en urgence suite au désordre causé dans l’institution par le décès du chef du protocole Ahmed Rıfat Bey. Ali Rıza se retrouva ainsi de retour à son premier poste de renom. Au cours de l’exercice de ses fonctions, il reçut plusieurs décorations, non seulement de l’État ottoman, mais aussi de pays étrangers89. Preuve de la participation de l’Empire aux jeux diplomatiques qui surgissaient à l’époque en Europe, plusieurs monarques européens se rendirent dans l’Empire ottoman et à Istanbul, en particulier à l’occasion de l’ouverture du canal de Suez en novembre 1869. Ali Bey était parmi ceux qui accompagnèrent l’empereur autrichien François Joseph lors de son voyage en Terre sainte, le même empereur qui régnait déjà sur l’Autriche lors sa mission à l’ambassade de Vienne. L’année suivante, durant la guerre franco-allemande, il se rendit à Kerbela pour y accueillir le chah Nasereddin de Perse — la Perse étant le seul pays musulman avec lequel l’Empire entretenait des relations diplomatiques —, qui effectuait alors un pèlerinage aux lieux saints du chiisme90. Suite d’une carrière dans les années de crise La mort du dernier dirigeant des Tanzimat, Ali Paşa, en 1871 coïncida avec l’ouverture d’une ère tourmentée pour l’Empire. Des crises 88 « Hâriciye Teşrifatcılığı Muavinliğe münâsib birinin memuriyeti lâzım gelmiş ve Altıncı Daire Muavini İzzetli Ali Bey lisâna aşina olarak ehel görünmüş » BOA, İ.HR 227/13272, 2 Cemazi-ülevvel 1284 (1er septembre 1867). Cette deuxième occupation du poste ne figure pas dans les entrées d’Ergin et du Sicill-i Osmanî. 89 Pour donner l’exemple des ordres belge, iranien, autrichien et russe : BOA, İ.HR 233/13787, 29 Cemazi-ülevvel 1285 (17 septembre 1868) ; İ.HR 238/14141, 7 Rebi-ülâhir 1286 (17 juillet 1869) ; İ.HR 241/14333, 14 Şevval 1286 (21 janvier 1870) ; İ.HR 250/14898, 9 Cemazi-ülevvel 1288 (28 juillet 1871). 90 Les informations proviennent d’Ergin (art. cit., p. 120) et de Ziyaoğlu (art. cit., p. 102), qui les attribuent à une période plus tardive. Son accompagnement de l’empereur autrichien pourrait confirmer sa maîtrise de l’allemand.
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successives affaiblirent sérieusement l’optimisme qui avait tant marqué les années d’apprentissage d’İngiliz Ali Bey. Notons que ce fut dans cette période de crise que son fils Ahmed Rıza sortit de son enfance et atteignit l’âge de raison. Au niveau des relations internationales, le traité de Paris qui avait représenté pour les hommes des Tanzimat la garantie de l’intégrité de l’Empire, mais qui avait été déjà remis en cause plusieurs fois dans les années 1860, s’avérait de plus en plus voué à l’échec. La grande dépression économique qui commença en 1873 eut immédiatement des répercussions désastreuses pour l’Empire, et en particulier dans les campagnes où la pénurie, aggravée par des conditions climatiques défavorables, prit des dimensions de famine, engendrant un affaiblissement de l’autorité de l’État. Dans ces conditions, le problème des provinces balkaniques, qui n’avait jamais cessé d’être à l’ordre du jour, prenait une nouvelle importance. Les confrontations politiques à propos de l’organisation à donner à l’Empire avaient pour toile de fond cette succession de crises. L’émergence dans les années 1860 des Jeunes Ottomans, premier groupe d’opposition essayant d’atteindre des buts politiques par le biais de la presse, témoignait de l’importance que la presse et l’opinion publique avaient prise dans la vie politique de l’Empire. C’était aussi le signe de l’émergence d’une culture moderne de contestation, portée par des forces extra gouvernementales qui se revendiquaient comme les représentantes de la fraction la plus moderne de l’Empire. Cette contestation affaiblit l’autorité de la Sublime Porte qui avait exercé le pouvoir absolu sans pour autant être capable de stabiliser l’Empire. Dans ce contexte, le palais impérial du sultan Abdülaziz, avec l’aide de son confident Mahmud Nedim Paşa, essaya de s’imposer comme centre politique au détriment de la Sublime Porte. Il en résulta une lutte de pouvoir entre le palais et la Sublime Porte qui provoqua une confusion générale dans le fonctionnement de la bureaucratie ottomane et qui dura jusqu’à l’établissement du régime du sultan Abdülhamid II. Que signifia cette nouvelle ère pour İngiliz Ali ? La quarantaine passée, les années 1870 devaient représenter pour lui la période de consolidation durant laquelle, fort de sa carrière impressionnante au service de l’État, il pouvait prétendre à accéder aux postes les plus élevés de l’Empire. Or, tandis qu’une dizaine d’années auparavant, l’ascension d’un bureaucrate ayant fait ses preuves dans les domaines touchant au projet de modernisation de l’Empire aurait été presque automatique, il n’en allait pas de même dans les années 1870. Avec la vulgarisation des savoirs et
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des compétences qui avaient fondé le statut d’élite de l’administration occidentaliste, les luttes de pouvoir entre le palais impérial et la Sublime Porte, et les crises qui secouaient l’État ottoman et mettait en même temps à mal le sentiment d’optimisme de l’époque des Tanzimat, la carrière d’un bureaucrate moderniste ne suivait plus un cours linéaire. Cependant, durant des années, la carrière du père d’Ahmed Rıza ne semblait pas encore connaître de revers — au contraire. En effet, il faisait partie d’un groupe d’hommes d’État qui passaient d’une fonction à l’autre à la tête d’institutions différentes, remplaçant des collègues qu’il avait connus depuis les années 1850. İngiliz Ali avait donc des rapports constants avec les hommes politiques importants de l’époque — avec lesquels Ahmed Rıza entretenait des relations lui aussi — et dont plusieurs étaient par ailleurs des voisins à Vaniköy et dans les quartiers adjacents91. Pour n’en nommer que quelques-uns : Ali Nizâmi Paşa, directeur du Lycée impérial de Galatasaray et maréchal ; Server Paşa, plusieurs fois ambassadeur et ministre, avec qui les chemins d’Ali Bey s’étaient continuellement croisés depuis leurs postes dans des ambassades dans les années 1850 et dans le 6e arrondissement ; Sakızlı Ohannes Paşa, directeur du Altıncı Daire et l’un des premiers économistes ottomans de formation occidentale ; Andon Tıngır Yaver Paşa, un vétéran du service de l’État depuis l’époque de Mahmud II ; Hasip Paşa, également au service de l’État depuis des décennies, en particulier dans les finances publiques. Plusieurs de ses voisins sont connus aujourd’hui encore pour de magnifiques yalıs auxquels ils ont donné leur nom. Faisaient également partie de son entourage deux personnages à la réputation quelque peu sulfureuse. Mahmud Nedim Paşa, grand vizir, figure notable du conservatisme surnommé « Vieille Turquie » qui œuvrait pour le retour à un système politique autoritaire fondé sur le pouvoir du sultan92, et, plus important encore, Damad Mahmud Celâleddin Paşa, ministre du commerce dépeint comme un homme sans scrupule et corrompu. Dans ses lettres depuis Konya, Ali Rıza soulignait avec insistance sa gratitude et son estime envers Damad Mahmud Paşa et se déclarait son « serviteur fidèle » (sadık kulları93). Personnage influent des 91 C’est sont surtout les correspondances entre Ali Rıza et Ahmed Rıza (ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya) qui nous permettent d’identifier ces personnages. 92 Butrus Abu-Manneh : « The Sultan and the Bureaucracy : The Anti-Tanzimat Concepts of Grand Vizier Mahmud Nedim Paşa », International Journal of Middle East Studies, 22/3 (août 1990), p. 257-274. 93 Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 22 Ağustos 96 (3 septembre 1880).
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années 1870, Damad Mahmud Paşa orchestra soigneusement l’ascension d’Abdülhamid lorsque le frère de celui-ci, Murad V, intronisé après la déposition d’Abdülaziz, s’avéra incapable de régner94. C’est aussi lui qui introduisit le futur sultan Abdülhamid II à plusieurs personnalités qui allaient représenter son entourage principal durant les premiers temps de son règne, dont des anciens subalternes d’Ali Bey, à l’instar de Küçük Said (Paşa). Comme nous le verrons, Ali Rıza attribua sa nomination au Sénat ottoman à Mahmud Nedim Paşa et il est probable que celui-ci fut également derrière sa nomination à d’autres postes. De toute façon, avec ses connaissances, la suite de la carrière d’Ali Bey semblait acquise. Les années passées en tant que directeur adjoint au 6e arrondissement lui garantissaient une expertise dans la politique urbaine et ses postes successifs étaient généralement proches de ce domaine. Sous Fuad et Ali Paşa, İngiliz Ali avait servi à de longs intervalles à la mairie du 6e arrondissement et au protocole des Affaires étrangères. Au cours des années 1870, il enchaîna une dizaine de postes différents95. Après une fonction de quelques semaines en tant que sous-secrétaire au ministère des travaux publics, il fut nommé Şehremîn (maire) de la ville d’Istanbul le 22 septembre 1871, deux semaines après la mort d’Ali Paşa96. C’est au cours de l’exercice de cette fonction qu’il intégra d’abord le rang d’hommes d’État détenteurs du ûlâ evveli rütbesi (1er grade, 1ère classe), et ensuite ceux détenteurs du bâlâ rütbesi (grade supérieur)97, titre de distinction hors classe de l’administration ottomane qui donnait droit à l’adresse hazretleri (Son Excellence)98. Une étude rapide de la liste des maires d’Istanbul montre que la majorité s’éleva ensuite aux postes les plus élevés au sein de l’administration. Plus de la moitié des maires d’Istanbul avant 1908 reçurent le titre de pacha avant ou après avoir occupé cette fonction, et parmi eux, on retrouve plusieurs grands vizirs. Ce poste ne représentait donc pas une position négligeable et préfigurait l’obtention de fonctions encore plus hautes. 94
F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 50-53. Les durées tenues par Ali Rıza sur un même poste, de deux ans parfois, apparaissent même être relativement longues compte tenu du fait que les changements constants de personnel étaient très fréquents à l’époque. C. Findley : Bureaucratic Reform, p. 222. 96 BOA, İ.DH 638/44386, 6 Receb 1288 (22 septembre 1871). Voir aussi les entrées dans Sicill-i Osmanî et Ergin. En mai de la même année il reçut dans ses fonctions de chef de protocole adjoint l’ordre de Mecidiye de troisième degré. 632/43915, 16 Sefer 1288 (8 mai 1871). 97 BOA, İ.DH 639/44491, 3 Şaban 1288 (17 octobre 1871). Avec cette promotion, il reçut l’ordre de Mecidiye de deuxième degré. 98 Cf. O. Bouquet : Les Pachas du sultan, p. 115. 95
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Le 19 mai 1872, nous retrouvons İngiliz Ali une deuxième fois nommé sous-secrétaire au ministère des Travaux publics (Nafia Müsteşarı)99. Au bout de neuf mois, Ali Rıza fut nommé sous-secrétaire à la direction de la police (Zabtiye Müsteşarı)100. Le 10 août 1873, il prit son troisième mandat au protocole des Affaires étrangères, cette fois-ci promu chef du protocole (Hâriciye Teşrifatcısı)101. Cependant, lors de ce troisième mandat, la diplomatie ottomane se trouvait dans une situation bien plus délicate que les fois précédentes. Sous les effets de la dépression globale et de la crise agricole dans les provinces ottomanes, de sérieux problèmes fiscaux causaient des frictions constantes avec les pays des banques créancières. Ils allaient aboutir à la déclaration de faillite d’octobre 1875. En outre, la situation dans les Balkans n’arrêta pas de se dégrader102, poussant les différentes puissances à intervenir dans les affaires de l’Empire, alors que les dirigeants ottomans avaient estimé que le traité de Paris mettrait fin à ces ingérences. En mai 1874, Ali Bey fut élu membre au Conseil d’État (Şûra-yı Devlet Azâsı)103. Le rôle du Conseil d’État, inauguré par Midhat Paşa en 1868, était de préparer les propositions de lois et d’évaluer leur exécution. Il revêtait le statut d’une instance de contrôle sur le gouvernement central et précédait, dans cette fonction, le parlement ottoman, instauré une dizaine d’années plus tard104. En décembre 1875, Ali Bey devint directeur de la commission du commerce et de l’agriculture au Conseil (Meclis-i Ticaret ve Ziraat Reisi)105, chargée de surveiller le fonctionnement du 99
BOA, İ.DH 650/45216, 9 Rebi-ülevvel 1289 (17 mai 1872). BOA, İ.DH 662/46108, 24 Zilhicce 1289 (23 février 1873). Ce choix s’intégra dans la nomination d’une nouvelle équipe sous İzzet Paşa à la tête de la direction de police. 101 BOA, İ.DH 671/46743, 16 Cemaz-iülahir 1290 (10 août 1873) ; A.MKT.MHM 461/55, 19 Cemaz-iülahir 1290 (13 août 1873). 102 D’après les informations de Ergin (art. cit., p. 120) et Ziyaoğlu (art. cit., p. 102), Ali Rıza, dans sa fonction de chef de protocole, transmit un ordre impérial à Ruse afin de faire valoir l’autorité impériale dans cette région où le mécontentement populaire commençait à franchir un seuil critique. La confusion des dates est évidente dans les deux sources, et il se peut que cette mission relevait de son activité postérieure au sein du Conseil d’État. 103 BOA, İ.DH 685/47713, 9 Reb-iülâhir 1291 (26 mai 1874). Son salaire de 7500 kuruş était bien inférieur à celui de son prédécesseur Şerif Ali Paşa s’élevant à 19000 kuruş. 104 Roderic H. Davison : Reform in the Ottoman Empire 1856-1876. Princeton : Princeton University Press, 1963, p. 239. Édouard Philippe Engelhard : La Turquie et le Tanzimat ou Histoire des réformes dans l’Empire ottoman depuis 1820 jusqu’à nos jours. Paris : A. Cotillon, 1884, p. 18-21. Notons que le fonctionnement concret du Conseil d’État reste largement inconnu. 105 BOA, İ.MMS 53/2368, 19 1292 (18 décembre 1873). Le document explique les fonctions de la commission. 100
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ministère du Commerce et de l’Agriculture qui avait été réorganisé au début du même mois. Dans la situation créée par la déclaration de faillite de l’État ottoman quelques semaines auparavant, il est évident que ce poste représentait une fonction sensible qui nécessitait non seulement une expertise en la matière mais aussi du savoir-faire dans les relations extérieures. Ali Rıza occupa cette fonction lors des crises successives des années 1876 et 1877. Sur le plan extérieur, l’insurrection dans les Balkans devint, sous les pressions des grandes puissances, une affaire diplomatique. Dans le contexte des changements géopolitiques qui suivaient l’unification de l’Allemagne, l’image de l’Empire dans l’opinion publique des pays européens se dégrada, comme le résume la fameuse phrase de Gladstone désignant les Turcs comme « le grand spécimen antihumain de l’Humanité ». Ainsi, isolé face à la Russie, l’Empire entra en avril 1877 dans une guerre aux effets désastreux, datée de l’année 1293 sur le calendrier fiscal ottoman malî et que l’on nommait ainsi « la guerre de 93 ». Sur le plan intérieur, les conflits de pouvoir culminèrent avec la succession de deux sultans avant l’intronisation du sultan Abdülhamid II. Porté au trône d’Osman par la contribution des forces libérales de l’Empire et la promesse d’instaurer un régime parlementaire, le jeune sultan promulgua la première constitution de l’Empire ottoman. Décrétée le 12 décembre 1876, la constitution, préparée au sein d’une commission officielle par le juriste Krikor Odian en collaboration avec Midhat Paşa, visait à déjouer la conférence d’Istanbul, lors de laquelle les puissances occidentales essayaient de trouver une solution au problème des Balkans. Comme lors de la guerre de Crimée, l’Empire espérait pouvoir se présenter comme une puissance civilisée, en avance sur la Russie despotique grâce à sa constitution106. Néanmoins, il serait erroné de considérer la constitution comme un simple manœuvre et de négliger la pression venant de la société ottomane qui réclamait une nouvelle façon de faire la politique107. Pendant près de 30 ans, le père d’Ahmed Rıza avait participé à différents projets de modernisation politique de l’Empire, et avait souvent rempli des fonctions pionnières. Il prit également part à cette nouvelle 106
F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 64-65. Cf. Robert Devereux : The First Ottoman Constitutional Period. A Study of the Midhat Constitution and Parliament. Baltimore : Johns Hopkins Press, 1963, p. 251-252 ; M. Şükrü Hanioğlu : A Brief History of the Late Ottoman Empire. Princeton/Oxford : Princeton University Press, 2008, p. 112-114. 107
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aventure ottomane. Peu après l’éclatement de la guerre avec la Russie en avril/mai 1877, Ali Rıza fut promu une deuxième fois au Conseil d’État, où il siégeait cette fois-ci avec les grands noms du réformisme ottoman, Ziya Paşa et Nâmık Kemal. Mais son parcours alla plus loin. Le 12 octobre 1877, il fut nommé membre du Sénat ottoman108, qui fut aussi le premier Sénat instauré par une constitution dans le monde en dehors de l’Amérique et de l’Europe. Apogée et chute d’İngiliz Ali Bey « Geliniz haydi çocuklar edelim hamd-u-şükür Lütf-i hakla günümüz rûz-u sa’id oldu bu yıl Süre bir ömür-ü firâvân babamız sıhhat ile Kahr-ı düşmanla sevinçler gele yarâne bu yıl Tarih-i tamla tebrik ederim cümlenizi Oldu azâ babamız Meclis-i Ayân’a bu yıl »109
La nomination d’İngiliz Ali comme sénateur fut l’ultime consécration, révélatrice du renom dont il jouissait. Son fils, Ahmed Rıza, avait toutes les raisons de féliciter la famille avec un poème composé à cette occasion. Même si le véritable pouvoir du parlement était exercé par la Chambre des députés, et le Conseil d’État placé plus haut dans la hiérarchie ottomane, les compétences du Sénat n’étaient pas négligeables. D’après l’article 62 de la constitution, les sénateurs étaient nommés à vie par le sultan. Les deux conditions pour le choix au Sénat étaient l’âge minimum de 40 ans et la preuve d’excellence dans la vie publique ainsi que dans le service de l’État (article 61), attesté pour Ali Bey par l’ordre impérial de nomination. À 47 ans, İngiliz Ali Bey faisait partie des sénateurs jeunes110, ce qui souligne d’autant plus sa bonne réputation à l’époque. Le père d’Ahmed Rıza intégra ainsi l’élite politique de l’Empire dont les membres étaient réputés pour leur service et qualifiés pour assumer les postes les plus élevés 108
BOA, İ.DUİT 4 Şevval 1294 (12 octobre 1877). Poème d’Ahmed Rıza : « Memuriyet-i cedideniz hakkında acizâne inşâd ettiğim tarih-i tamdır. Karındaşlarıma hitaben söylenmiştir 1294 fi 4 Şevval [12 octobre 1877] ». ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya/Dossier Ahmed Rıza. Le poème suit le système complexe de tarih-i tam, le chronogramme utilisé dans la littérature ottomane pour indiquer des dates. D’après sa sœur, Ahmed Rıza avait l’habitude de composer des poèmes à des occasions familiales particulières. Cf. « Biraderim Ahmed Rıza Bey’in Hal Tercümesi », Collection Faruk Ilıkan. 110 Cf. İhsan Güneş : Türk Parlamento Tarihi, II : Ayân ve Mebûsân Meclisleri Üyelerinin Özgeçmişleri. Ankara : TBMM, 1998. 109
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dans l’État. Son nom était désormais cité dans les annuaires impériaux que publiaient les autorités. Le Sénat comprenait plusieurs de ses anciens collègues, voire de ses voisins de Vaniköy. Mais la nomination au Sénat était loin d’être une affaire seulement honorifique : le salaire mensuel garanti d’un Sénateur était fixé à 10 000 kuruş, un salaire dont le statut exceptionnel était confirmé par un article propre dans la constitution ottomane (63). Avec cette somme, Ali Rıza faisait partie de la couche la plus élevée des salariés de l’Empire. Première expérience parlementaire Ali Rıza siégea à la deuxième session du Parlement, ouverte le 13 décembre 1877, au cours de laquelle aucune proposition ne passa, mais qui fut particulièrement agitée. Le rôle du Sénat était d’interpréter la constitution et d’exercer un contrôle sur la Chambre des députés en vérifiant la conformité des propositions de loi avec les valeurs définies par la Constitution, parmi celles-ci le droit souverain du sultan et la liberté (article 64). Les sénateurs assumèrent pleinement cette fonction et demandèrent la révision de plusieurs propositions passées par la Chambre des députés lors de la première session du parlement. Ses membres étant nommés directement par le sultan (article 60), le Sénat était conçu, au moins d’une façon indirecte, comme la représentation du pouvoir monarchique au parlement ottoman. Or, les commentaires aux propositions renvoyées à la Chambre des députés montrent que l’institution assumait un rôle allant bien au-delà de la seule représentation du sultan111. Nommer un sénateur après la première vague qui suivit l’inauguration du parlement fut un cas plutôt inhabituel112. Le fait qu’İngiliz Ali fut promu sénateur en octobre 1877, c’est-à-dire près de sept mois après l’ouverture du parlement et quelques semaines avant les élections pour la deuxième session parlementaire, paraît ainsi étrange. Quelles pouvaient être les motivations du Sultan pour le nommer au Sénat ? Faute d’informations, c’est surtout son parcours antérieur et postérieur qui peut nous donner des indices. Un premier élément est l’expérience en diplomatie d’İngiliz Ali Bey et ses supposées affinités avec l’Angleterre. Dans le contexte de la guerre 111
R. Devereux : The First Ottoman Constitutional Period, p. 234. Le nombre total de ces cas jusqu’à l’ajournement du parlement se limitait à sept. Voir R. Devereux : The First Ottoman Constitutional Period, p. 276-277. 112
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russo-turque, qui avait éclaté quelques jours après l’inauguration du parlement et battait son plein, il est probable que le sultan ait essayé de renforcer la faction des diplomates au sein du parlement par la nomination d’İngiliz Ali, dans le but de regagner le soutien des puissances, et en particulier celui de la Grande-Bretagne, contre l’ennemi russe. Jusqu’à la fin du conflit, le gouvernement ottoman continua d’espérer que la GrandeBretagne allait abandonner sa neutralité déclarée au début de la guerre, qu’elle renouerait l’alliance avec l’Empire et attaquerait son ennemi russe, pour sauver le système instauré vingt ans auparavant, à la suite de la guerre de Crimée, par le Traité de Paris. Un espoir qui ne se réalisa que lorsque les troupes russes atteignirent les portes de la capitale ottomane113. Une autre explication semble également possible. D’après une lettre à son fils, Ali Rıza devait sa nomination à Damad Mahmud Celâleddin Paşa qui l’aurait suggérée au sultan Abdülhamid114. Ce même Mahmud Paşa était connu pour son conservatisme et s’était fermement opposé au projet de constitution115. Il est ainsi possible de rapporter la nomination d’Ali Rıza à des manœuvres politiques formulées d’après l’expérience de la première session parlementaire pendant laquelle le parlement avait montré une opposition inattendue à la politique du gouvernement. Cependant, si la nomination d’Ali Rıza eut lieu pour renforcer la position du Sultan au sein du parlement ottoman, les espoirs impériaux se révélèrent plutôt faux. L’existence d’une institution de contrôle sous la forme du Sénat censé représenter le sultan montre que l’opposition politique et la dissidence vis-à-vis du monarque étaient envisagées116. Lors de la préparation de la constitution, Abdülhamid avait pris soin de modifier le texte de sorte que l’autorité du sultan ne fût pas circonscrite117. Mais le degré d’opposition auquel fut confronté le gouvernement dépassa les craintes. Une fois l’organe de la représentation politique inaugurée, le parlement déploya une véritable énergie pour le débat politique, preuve du développement des notions démocratiques ayant accompagné le processus de réforme de la 113
F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 84-87. Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 22 Ağustos 96 (3 septembre 1880). 115 R. Davison : Reform in the Ottoman Empire, p. 368 ; Mahmud Celâleddin Paşa : Mir’ât-ı Hakîkat. Târihi Hakîkatları Aynası, [1908] éd. İsmet Miroğlu. Istanbul : Berekât Yay, 1983, p. 203-204. À ne pas confondre avec Damad Mahmud Celâleddin, ministre du Commerce proche d’Ali Rıza, ni avec Damad Mahmud Celâleddin, père de Prens Sabahaeddin. 116 R. Devereux : The First Ottoman Constitutional Period, p. 227. 117 F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 63. 114
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société ottomane. Représentant une tribune au pouvoir réel pour l’opinion publique qui avait depuis longtemps développé une attitude critique envers le gouvernement, le parlement mit sérieusement en cause la manière dont était exercée la politique dans l’Empire depuis des décennies. Avec les nouvelles catastrophiques qui n’arrêtaient pas de venir des différents fronts de la guerre, les critiques prirent une radicalité particulière. Pendant la deuxième session, la vivacité des débats politiques provoqua une sérieuse crise politique de sorte que le fonctionnement du parlement fut paralysé. Confronté à l’opposition qui commençait à cibler son propre entourage, Abdülhamid, en vertu de ses droits souverains garantis par l’article 7 de la constitution, procéda à la dissolution de la Chambre des députés le 14 février 1878. À partir de cette date, l’autocratie qui marquera l’Empire ottoman jusqu’à la révolution jeune-turque se mit en place. Abdülhamid prit en ses propres mains la politique ottomane. En recourant à son droit constitutionnel (article 113) d’exiler hors du pays des personnes qui représenteraient un danger pour la sûreté de l’État, il se débarrassait progressivement de toute personnalité susceptible de lui faire de l’ombre, du fait de son importance au sein de l’establishment ou par la virulence de ses prises de position politique. À commencer par le lendemain de la dissolution du parlement, quand le sultan renvoya les dix têtes de l’opposition dans la Chambre des députés, l’exil devint une caractéristique de l’époque hamidienne. Ali Rıza n’était pas expulsé du territoire ottoman, mais la suite de son parcours revenait bien à un exil politique. Par ordre impérial, datant probablement de l’été 1878, il fut affecté à la gestion des réfugiés et envoyé d’abord dans la région d’Adapazarı puis à Alimdağı près d’Istanbul pour une durée de trois mois118. Finalement, à la fin de l’année 1878, après avoir été « bougé comme un pion du jeu des dames »119, il fut nommé directeur de l’installation des réfugiés (iskân-ı muhacirîn müdürü) à Konya. Après avoir œuvré à la modernisation de l’Empire ottoman pendant une trentaine d’années, assumé des fonctions pionnières dans la diplomatie, la politique urbaine et l’économie, après avoir côtoyé les célébrités politiques de l’Empire et obtenu pour preuve d’excellence dans le service de l’État un siège au Sénat, İngiliz Ali Rıza Bey se retrouvait à 48 ans dans une ville de province, chargé de l’installation des réfugiés. 118 119
Ces informations proviennent de l’entrée dans Ergin, art. cit. « Ali Bey damataşı gibi dolaştırılmıştır. », R. Ziyaoğlu, art. cit., p. 102.
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La disgrâce La signification de l’assignement d’Ali Rıza à Konya ne peut guère être exagérée. Les premières étapes de son exil auraient pu apparaître encore comme un sursis : Adapazarı était proche de la capitale et Alimdağı n’était pas très éloigné de sa résidence à Vaniköy, au point que son fils pouvait, en quelques heures, le rejoindre pour la chasse120. Par contre, l’envoi à Konya ne laissait pas de doute quant à la disgrâce de ce sénateur et la volonté du sultan de l’éloigner d’Istanbul. Une lettre prenait plus de 10 jours pour y parvenir depuis Istanbul121. Non reliée au réseau de chemins de fer avant 1896, le meilleur moyen de sortir de la ville était d’emprunter des caravanes, pour gagner Antalya ou Mersin et embarquer ensuite sur les bateaux des compagnies anglaises. À tous points de vue, Konya était une ville de province assurément loin du centre du pouvoir. Il faut également tenir compte de la nouvelle mission d’Ali Rıza : les réfugiés. Ce domaine représentait une parfaite nouveauté pour lui et démontre la volonté du sultan, non seulement de l’éloigner d’Istanbul, mais aussi de le couper de son réseau professionnel en le confrontant à une fonction qui n’avait pas de lien avec ses postes antérieurs. Son exil fut ainsi double : loin de la capitale et loin des domaines de prédilection dans lesquels il avait fait ses preuves durant trente ans. Qu’est-ce qui avait pu pousser le nouveau sultan à recourir à une mesure aussi drastique vis-à-vis du père d’Ahmed Rıza ? Parmi toutes les hypothèses plausibles, deux interprétations semblent se détacher. D’abord, il faut évoquer l’entourage d’İngiliz Ali. Mahmud Nedim Paşa avait sérieusement perdu sa réputation dans les premiers mois du règne d’Abdülhamid. C’était lui qui s’était trouvé à la tête du gouvernement ottoman lorsque celui-ci avait dû déclarer son incapacité à payer ses dettes. Plus important encore, sa politique prorusse qui lui avait valu le surnom de « Nedimof » s’avéra être un échec cuisant. De plus, lors de l’envoi en exil d’Ali Bey, il était déjà éloigné de la capitale, accusé de corruption122. Quant à Damad Mahmud Celâleddin, dont Ali Rıza s’était déclaré le « serviteur fidèle », son sort fut plus tragique. Dès l’automne 1877, il était identifié comme l’un des premiers responsables de l’échec militaire ottoman face aux Russes. La presse et les députés ne cessèrent de 120
Note d’Ali Rıza à Ahmed Rıza, Alimdağı, 16 Teşrin-i Sâni 94 (28 novembre 1878). Voir p. ex. la lettre d’Ali Rıza à Ahmed Rıza datée du 15 août 1880, dans laquelle il accusa la réception d’une lettre datée du 2 août pour la veille. 122 Mahmud Celâleddin : Mir’ât-ı Hakîkat, p. 95-100. 121
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demander sa démission. En outre, c’était lui principalement qui avait convaincu Abdülhamid de s’engager dans la guerre avec la Russie. Si nous prenons aussi en compte son pouvoir au sein de l’establishment qui lui avait permis de mettre en œuvre l’intronisation d’Abdülhamid, nous devons convenir que le sultan avait de bonnes raisons de se débarrasser de lui. Il devait lui en vouloir de l’avoir embarqué dans une aventure militaire qui se solda par l’échec le plus complet, et il craignait sans doute aussi qu’il pût encore se prévaloir de son influence pour aider à introniser cette fois-ci un autre prince de la dynastie d’Osman. Selon plusieurs sources, Abdülhamid lui vouait une véritable haine123. Déchu de ses fonctions, il fut d’abord exilé, et ensuite rappelé à Istanbul pour être inculpé en juin 1881, avec son rival d’antan Midhat Paşa, pour avoir fomenté l’assassinat du sultan Abdülaziz en 1876. Tous deux finirent étranglés dans leur prison à Tâif124. Réunis dans la mort, les noms de deux opposants étaient régulièrement cités dans les écrits jeunes-turcs pour illustrer le despotisme du régime hamidien, y compris par Ahmed Rıza lui-même125. Pour résumer, il paraît possible qu’İngiliz Ali ait été exilé pour avoir entretenu des liaisons dangereuses, des affinités avec des personnages dont Abdülhamid voulait se débarrasser. Cependant, la date de son éloignement jette un certain doute sur cette explication. L’éloignement d’Ali Rıza se produisit à un moment plutôt inhabituel, sans relation directe visible avec des vagues d’exil, comme celle qui suivit la tentative de libération du sultan déchu Murad V en vue de sa reprise du pouvoir à la fin de mai 1878126. Et s’il avait des amis tombés en disgrâce auprès du sultan, il en avait aussi qui continuaient à bénéficier de la confiance de celui-ci. Ali Bey semble donc avoir représenté 123 Ibid., p. 613. Notifié de son remerciement, Mahmud Paşa aurait confronté le jeune sultan en citant les services qu’il lui avait rendus ; Abdülhamid aurait alors rétorqué en colère : « Senin işkembeni dökerim – Je vais t’étriper ! » Süleyman Kâni İrtem : Birinci Meşrutiyet ve Sultan Abdülhamid, éd. Osman S. Kocahanoğlu. Istanbul : Temel, 2004, p. 239. 124 Voir la note biographique dans İsmail Hakkı Uzunçarşılı : Midhat Paşa ve Tâif Mahkûmları. Ankara : TTK, 1950, p. 129. 125 Dès son début, les opposants au sultan Abdülhamid se servaient du procès pour discréditer le régime en place. Voir p. exemple l’un des premiers manifestes anti-hamidiens imprimés Appel à la Justice internationale des grandes puissances, adressé par Cléanthi Scalieri au nom du Sultan Mourad V et en faveur de Midhat Pacha et consorts innocents de la mort du Sultan Aziz. Athènes : Imprimerie L’Union, 1881. Pour Ahmed Rıza voir notamment, Lâyiha, p. 27. 126 L’événement semble avoir eu une influence cruciale sur le développement du despotisme hamidien, en ce que l’exil devint désormais systématique. F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 93-96.
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pour la politique du sultan une menace fantasmée. C’est la deuxième interprétation que nous pouvons mettre en avant pour expliquer la chute de cet homme des Tanzimat. Contrairement aux minutes de la Chambre des députés, nous ne disposons pas de celles du Sénat de la Première période constitutionnelle dont les réunions se tenaient à huit clos, hors de la présence de la presse. Il n’est donc pas possible de reconstituer les prises de parole d’Ali Rıza. Par ailleurs, ni lui, ni son fils ne mentionnent son expérience au Sénat dans les écrits et les correspondances que nous avons consultées. Mais pour Robert Devereux, le fait qu’il fut exilé après l’ajournement du parlement est la preuve que les débats au Sénat ne se cantonnaient pas à un seul intérêt académique : « Au moins lui n’a pas dû se montrer complètement soumis aux désirs du sultan. »127 İngiliz Ali entre le sultan et les Jeunes Ottomans D’après les informations dont nous disposons, İngiliz Ali fut le seul membre du Sénat à être frappé par une mesure d’exil, et ce fait montre qu’il ne s’agissait pas d’une simple question d’affinité avec les mauvaises personnes128. Cependant, avant de dresser l’image d’Ali Rıza comme figure d’une opposition au Sénat, défiant avec courage le pouvoir comme le fera son fils une quarantaine d’années plus tard, il importe de préciser quelques aspects. D’abord, il ne faut pas voir dans Ali Rıza un membre du mouvement de ces Jeunes Ottomans défenseurs de la liberté, devenus par leur engagement personnel, leur mise à l’écart et leur exil, des figures du patriotisme ottoman vénérées jusqu’à nos jours. On aurait pu s’attendre à ce qu’İngiliz Ali Bey, dont la carrière était dès les années 1840 associée à la réforme de l’Empire, fasse partie de ce groupe moderniste ; or nous n’avons pu trouver son nom dans aucun témoignage ni aucune étude sur les Jeunes Ottomans. Comme nous l’avons vu, Ali Rıza avait au contraire des affinités avec la « Vieille Turquie », l’aile conservatrice de l’Empire. D’après une lettre à son fils qui laisse peu de doute sur la sincérité de ses propos, son jugement sur Midhat Paşa, le héros du libéralisme ottoman, 127 « He at least must have shown himself to be less than completely submissive to the Sultan’s wishes. » R. Devereux : The First Ottoman Constitutional Period, p. 234. 128 Il faut aussi signaler le cas de Tunuslu Hayreddin Paşa, qui tomba également en disgrâce auprès du sultan, mais ne fut pas officiellement exilé. Cela n’empêchait pas les autorités ottomanes à Paris de surveiller les activités de son fils Muhammed – avec celles du fils d’İngiliz Ali Bey, Ahmed Rıza. BOA, HR.TO 85/24, 25 mai 1892 ; Y.A.HUS 259/68, 13 Şevval 1309 (11 mai 1892).
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était sans équivoque En réponse à Ahmed Rıza qui avait exprimé des sympathies pour lui, il éclata de colère. Il insulta son fils en lui reprochant d’avoir toujours pris plaisir aux malheurs de son père, et traita Midhat Paşa de « débauché » (çapkın), à l’origine des catastrophes de l’État129. Même au loin, à Konya, il ne voulait pas entendre parler de lui, ni des autres « ignobles » (alçaklar). Comment expliquer que bien qu’il n’ait pas appartenu au mouvement jeune-ottoman, il ait été écarté de la politique par le sultan Abdülhamid ? En considérant de plus près la biographie de la plupart des Jeunes Ottomans, nous voyons qu’elle présente des différences notables avec le parcours d’Ali Rıza. À commencer par ses origines sociales et économiques. Ali Bey venait d’une famille plus élevée sur l’échelle sociale de l’Empire que la majeure partie des Jeunes Ottomans et il disposait de moyens financiers plus importants. Une autre explication au moins aussi pertinente tient à son âge. Si nous considérons l’année de naissance des principaux leaders du mouvement jeune-ottoman (autour de 1840), nous voyons qu’Ali Rıza était leur aîné d’une dizaine d’années. Tenant compte de la rapidité et de la radicalité des bouleversements dans la société ottomane de l’époque, une décennie pouvait signifier beaucoup de choses. Tout d’abord, au niveau de l’éducation. Celle d’İngiliz Ali se réalisa entièrement au sein de l’administration de l’État ottoman. Il ne passa pas par des écoles modernes et, plus important encore, il ne connut pas la formation qu’il fut possible d’acquérir grâce au développement d’un espace public moderne à partir de la fin des années 1850. En effet, avec ce développement, la presse commença à offrir pour la première fois la possibilité d’une formation extra étatique. Ce média s’établit comme un aspect clé de la formation sociale dans l’Empire ottoman et représenta un pilier de l’évolution des Jeunes Ottomans. Quant à İngiliz Ali, on peut se demander si le non-engagement dans la sphère publique et au sein du mouvement jeune-ottoman ne résidait pas dans le fait que sa carrière, jusqu’à son exil à Konya, était sans failles. Il assumait des fonctions pionnières non pas par ses activités en dehors de l’administration ottomane, mais au contraire, en suivant le parcours imposé par le cadre étatique. De cette façon, Ali Bey se situait non seulement entre deux camps, mais aussi entre deux générations. Comme nous le verrons, cela semble avoir été le destin de la famille Rıza. Il était trop jeune pour faire partie de la seconde génération de dirigeants des Tanzimat, comme Ali, Fuad, voire Mahmud 129 « Devletin uğradı felaketlerin sebeb-i mütelefi ise Midhat çapkınıydı[,] hele girdi gitti. » Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 8 Şubat-ı Rûmî 1885 (20 février 1885).
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Nedim Paşa, nés entre 1810 et 1820, et trop vieux pour faire partie d’un groupe de « jeunes » Ottomans, associant Nâmık Kemal, Ziya, Ali Suâvi et d’autres. D’une génération intermédiaire, il peinait ainsi à trouver sa place. Cependant, cela ne l’empêcha vraisemblablement pas de prendre des positions qui agaçaient le sultan et le poussèrent finalement à se débarrasser de lui en l’exilant dans une ville de la province anatolienne. Le développement de nouvelles manières de faire de la politique et de nouvelles pensées démocratiques touchaient des individus d’appartenances diverses. Pour le dire autrement, nous voyons à travers le destin d’Ali Rıza que la vie politique de la fin des années 1870 n’était pas monopolisée par une confrontation entre les Jeunes Ottomans et le sultan Abdülhamid. Entre ces deux camps, des prises de parole étaient possibles et les sympathisants de la « Jeune Turquie » n’étaient pas les seuls à propager des positions perçues par le sultan comme une menace pour sa façon de diriger l’Empire. Il reste qu’il faut se méfier d’une lecture trop rapide de la radicalité de l’opposition d’İngiliz Ali. Comme nous l’avons dit, il n’est pas possible de reconstruire complètement ses positionnements, mais il serait erroné de voir en lui quelqu’un qui mettait sérieusement en cause le sultan, voire le sultanat. Comme nous le verrons, Ahmed Rıza opérait une dissociation entre le corps éternel du sultan de la dynastie ottomane et le corps corrompu d’Abdülhamid. Cela lui permettait d’atténuer la tension inhérente à sa politique d’opposition au système hamidien en critiquant Abdülhamid, mais en insistant en même temps sur la sacralité du sultanat. Or, son père n’était pas encore arrivé à ce stade-là. Déjà au début des années 1850, il avait connu des débats sur la déposition du sultan et son remplacement par un successeur plus apte de la dynastie ottomane130. En 1876, il avait été témoin de l’intronisation de trois sultans successifs et de la déchéance de deux d’entre eux. Toutefois, le sultan continuait à garder pour lui une grande partie de sa sacralité. Dans ses lettres envoyées depuis Konya, nous le voyons dévoué au sultan. Il se présentait comme le misérable (acizâne) le plus loyal (asdak) vis-à-vis de son Seigneur le sultan (Padişahımız Efendimiz), pour le bonheur duquel il ne cessa de prier131. 130
Ahmed Cevdet Paşa relate une discussion entre le premier secrétaire du sultan Abdülmecid, Ahmed Bey, et le chef de protocole Kâmil Bey sur ce sujet auquel assistait Ali Rıza. Ma’rûzât, éd. Yusuf Halaçoğlu. Istanbul : Çağrı, 1980, p. 27 ; Tezâkir, éd. Cavid Baysun. Ankara : TTK, 1986, vol. 2, p. 134. 131 Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 15 Ağustos 96 (27 août 1880) & 22 Ağustos 96 (3 septembre 1880). Il existe la possibilité d’une surveillance de la correspondance d’Ali Rıza qui l’aurait poussé à se référer positivement au sultan par stratégie ; mais son langage assez
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D’une certaine façon, le cas d’Ali Rıza montre que le pouvoir impérial était plus conscient du potentiel des développements de la pensée politique que les porteurs de cette pensée eux-mêmes. Depuis la fin des années 1850, la légitimité du sultan avait été mise à l’épreuve par de nouvelles formes de contestation politique culminant dans la déposition d’Abdülaziz en 1876132. Pour agir contre ces tendances, le sultanat avait engagé une lutte de pouvoir qui proscrivait toute évocation d’alternatives politiques comme une atteinte portée à l’autorité impériale. Or pour la majeure partie des hommes politiques ottomans, la propagation des nouvelles idées et la participation à la politique n’étaient pas contraires à la sacralité du sultan, ce qui transparait dans le désir souvent exprimé d’un retour à un sultanat fort, fondé sur un exercice du pouvoir juste. Des Jeunes Ottomans aux débuts du mouvement jeune-turc, la contestation politique ciblait rarement le sultan, mais se concentrait sur son entourage133. La critique du sultan n’acquit un degré de maturation théorique et ne se développa à grande échelle que dans les années 1890 — et le fils d’İngiliz Ali joua un rôle majeur dans ce processus. Pour le père au début du règne d’Abdülhamid, cette étape n’était pas encore franchie. Ne voyant pas dans ses activités les germes d’une contestation politique à l’encontre du gouvernement, il n’arriva pas à comprendre pourquoi il se trouvait dans une ville de province. Son exil resta pour lui un mystère. Un homme des Tanzimat dans la province ottomane « Ah oğlum nasıl memleket nasıl insanlar olduğunu nasıl anlatabileyim ! »134
Comparé au sort réservé aux représentants de la même classe dans d’autres pays, l’exil frappant les fonctionnaires de l’État ottoman restait une mesure relativement modeste. Les exilés pouvaient être sûrs de rester au service de l’État et de ne pas être dégradés en dessous d’un certain degré. L’État ottoman ne se séparait pas de ses hommes, même de ceux qui étaient tombés en disgrâce. Cependant, ces considérations abstraites franc, parfois critique à propos des événements politiques, ne semblent pas suggérer un discours dissimulé ou embelli. Pour le cas d’Ebüzziya Tevfik, également en exil à Konya une vingtaine d’années plus tard, voir le chapitre « L’exil à Konya », Ö. Türesay : Ebüzziya Tevfik et son temps. 132 Burak Onaran : Détrôner le sultan. Deux conjurations à l’époque des réformes ottomanes : Kuleli (1859) et Meslek (1867). Louvain : Peeters, 2013. 133 Cf. Ş. Mardin : Genesis of Young Ottoman Thought, p. 108. 134 Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 11 Mayıs 95 (23 mai 1879).
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ne changeaient rien à l’expérience qu’un homme d’État comme Ali Rıza pouvait faire de l’exil. En effet, depuis la centralisation entamée dans les années 1820, des postes dans les provinces avaient perdu beaucoup du prestige qu’ils avaient pu avoir à l’époque prémoderne135. Loin de la capitale où se prenaient toutes les décisions politiques, Konya était véritablement à l’écart du centre du pouvoir. À partir de la fin du XIXe siècle, la province devint une région phare de la production agricole et industrielle moderne, en partie grâce à son intégration dans le réseau de chemins de fer réalisée en 1896 comme une étape de la future voie ferrée de Bagdad. Mais, dans les années 1880, la politique de modernisation commençait à peine à toucher la ville. Konya restait encore largement sous-développée, avec une production agricole et industrielle faible et une densité de population très basse136. Depuis des décennies, İngiliz Ali faisait partie d’une couche dirigeante qui s’était éloignée de par sa culture occidentalisée et élitiste de la réalité sociale de l’Empire, tout en prétendant vouloir la transformer. À part quelques déplacements lors de ses missions, İngiliz Ali avait passé moins de temps dans les provinces ottomanes qu’en Europe. Il ne pouvait concevoir les territoires ottomans qu’à partir de ce point de vue géographique et culturel. Un personnage d’une couche sociale inférieure ou d’une cohérence idéologique centrée sur les conditions sociales des Ottomans aurait su profiter de cette expérience pour élargir son spectre politique et acquérir une nouvelle vision de la réalité ottomane. Mais, pour cet homme des Tanzimat, la confrontation à la réalité de la province ottomane avait toutes les apparences et les conséquences d’un choc culturel. Et ce choc ne provoqua pas chez lui une réflexion sur les inégalités et les décalages entre la capitale et la province, mais un sentiment de mépris. À part la mise à l’écart politique et l’éloignement de ses proches, l’exil constitua ainsi une aliénation vis-à-vis de ses conditions de vie qui n’avaient plus de rapport avec sa vie stambouliote. On sait à quel point le stambouliote Ebüzziya Tevfik, lui aussi exilé par Abdülhamid, s’ennuya à Konya entre 1900 et 1908137. Pour le Sénateur İngiliz Ali, la situation était encore plus tragique. 135 İ. Ortaylı : Tanzimat Döneminde Mahalli İdareler ; R. Davison : Reform in the Ottoman Empire, p. 136 sqq. 136 Donald Quataert : « The Age of Reforms », H. İnalcık/D. Quatert : Economic and Social History of the Ottoman Empire, p. 582-583. 137 Voir le chapitre « L’exil à Konya », Ö. Türesay : Ebüzziya Tevfik et son temps.
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Le Stambouliote à Konya Un premier aspect de l’aliénation que vécut Ali Rıza était en rapport avec la fonction à laquelle il était affecté. Il ne montrait pas la moindre passion pour son nouveau travail. Dans ses lettres, il en parlait très peu et évoquaient davantage ses fonctions passées que son nouveau poste. Il n’avait que des remarques négatives à faire sur les populations dont il avait la charge138. Alors que l’installation des émigrés représentait un enjeu démographique central pour l’État ottoman, İngiliz Ali estimait que sa nouvelle fonction ne s’inscrivait même pas dans une vraie logique de service de l’État139. Dans une lettre envoyée à son fils, une sorte de sermon, il insistait sur l’obligation pour les fonctionnaires de bien exercer leurs fonctions, ceux qui ne se tiennent pas à cette règle n’ayant qu’à démissionner, pour finir par dire que lui n’avait jamais manqué à se conformer à ces principes140. Il ne parlait que de ses services antérieurs à sa mutation à Konya, tandis qu’il présentait son nouveau poste comme une désolation. Dans une autre lettre, il fit part de ses regrets à propos de la nomination au service de l’installation des émigrés d’un de ses voisins de Vaniköy et il exprima sa compassion pour la famille141. Par ailleurs, il ne consacrait pas beaucoup de temps à son activité professionnelle. Le fait d’occuper un poste sans que cela implique un travail à plein temps, voire aucun travail effectif, était un phénomène commun de l’administration ottomane au XIXe siècle142. Dans une lettre écrite à sa fille et à son gendre, il dit qu’il passait quelques jours par semaine au travail, et qu’il consacrait la plupart de son temps à la chasse143. En somme, il ne parvenait pas à donner un sens à son séjour à Konya. Ses premières lettres écrites peu de temps après son arrivée sont imprégnées d’un profond sentiment d’aliénation à l’égard de son entourage, 138
Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 11 Mayıs 95 (23 mai 1879). Sur la gestion d’immigration dans la province de Konya, voir Mehmet Yılmaz : Konya Vilâyetinde Muhacir Yerleşmeleri 1854-1914. Thèse de doctorat non-publiée, Konya Selçuk Üniversitesi, 1996. 140 Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 8 Şubat-ı Rûmî 1885 (20 février 1885). 141 Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 22 Haziran 95 (4 juillet 1879). 142 À l’époque, on estimait que près de la moitié de la population stambouliote bénéficiait d’une sinécure. R. Davison : Reform in the Ottoman Empire, p. 34 ; Ö. Türesay : « Les bureaux de l’administration publique » Ebüzziya Tevfik et son temps ; Paul Dumont/ François Georgeon : « Un bourgeois d’Istanbul au début du 20e siècle », Turcica, 17 (1985), p. 127-187. 143 ISAM Fonds Ziyad Ebüzziya – Dossier Ahmed Rıza : Ali Rıza à Osman Bey et Fahire, Antalya, 23 Kanûn-i Sâni 9[7] (4 février 1882). 139
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sentiment qui se manifeste en particulier dans les remarques qu’il fait sur certains aspects de sa vie quotidienne. Fidèle à la tendance moderniste de l’époque, il avait aussitôt commencé à reconstruire sa vie bourgeoise, avec plusieurs domestiques et serviteurs, des chevaux et des chiens. Mais, confronté à la réalité d’une ville de province, il lui était difficile de rattraper le standard de vie qu’il avait eu à Istanbul. Le choc culturel se manifestait d’abord au niveau des conditions matérielles. Une bonne partie de ses remarques portent sur des denrées et des biens qu’il ne pouvait pas se procurer à Konya et qui donnent, par contraste, des indices sur la vie quotidienne de la famille Rıza à Istanbul. À commencer par la nourriture : « Je ne trouve rien à manger », se plaignait-il144. Les gens à Konya ne cultivent pas de légumes, il n’y a pas de poissons, et surtout pas ceux du Bosphore, la seule viande de qualité que l’on trouve c’est du poulet, il n’y a qu’un seul jardin où poussent des fraises et encore le propriétaire va-t-il les arracher pour planter des oignons. Au vu de cette pénurie, il se développa alors une véritable relation d’échange entre Istanbul et Konya, destinée à approvisionner İngiliz Ali Bey avec des produits qu’il ne trouvait pas dans la province : tabac, café, papier de qualité, différentes sortes de vêtements, y compris des fez145. Dans l’autre sens, ce furent surtout des matières premières : du miel, des étoffes ; et, nous allons y revenir, de l’argent. Plus important que des remarques sur ses conditions matérielles, Ali Rıza se vit confronté à une sociabilité qui n’atteignait pas son standard stambouliote. Il fréquenta surtout les hauts dirigeants de la province de Konya et des commerçants locaux, qui étaient les plus susceptibles d’entretenir des liens avec la capitale ottomane. Il ressort de ses lettres qu’il était estimé par les personnes qu’il fréquentait et qu’un homme d’État tombé en disgrâce pouvait toujours rester un fonctionnaire honoré. Mais son nouveau réseau social était loin de le satisfaire, et par ailleurs l’attention constante qu’il montrait, dans sa correspondance avec son fils, aux relations sociales de la famille à Istanbul s’explique en partie par le manque de satisfaction qu’il éprouvait par rapport à sa sociabilité à Konya. Son isolement fut tel qu’il ne trouvait pas de compagnons pour sa grande passion, la chasse, alors même qu’il avait commencé, dès son arrivée, à dresser des chiens et des chevaux. D’après İngiliz Ali, les locaux ne comprenaient rien à ce genre de loisirs et même le gouverneur 144 145
Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 11 Mayıs 95 (23 mai 1879). Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya 2 Teşrin-i Sâni 95 (14 novembre 1879).
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de la province n’était pour lui qu’un provincial146. La façon dont il appréciait son entourage s’exprime bien dans la qualification d’un commerçant avec lequel il avait noué des liens amicaux : « Quoique ce type soit un Turc brut de Konya, il est un homme agréable. »147 Les gens à Konya n’étaient pas seulement des « Turcs bruts », mais ils pratiquaient en plus la religion à une échelle qui était étrangère à l’homme issu de l’élite étatique des Tanzimat. La deuxième année de son exil, İngiliz Ali écrivit à son fils : « Évidemment, l’ambiance du ramadan t’est bien connue, mon fils. Rajoute à cette ambiance que tu connais quelques couches de plus, mélanges-y un extraordinaire fanatisme religieux, essaie d’imaginer cette situation, et tu auras alors découvert et deviné ce qu’est le ramadan à Konya. »148
Avec de telles impressions, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’İngiliz Ali Bey n’arrêtât pas de songer à son retour à Istanbul. Dans les années 1860, l’exil avait également frappé un bon nombre d’hommes politiques, mais leur retour avait été régulièrement autorisé par des amnisties. Ali Rıza lui aussi croyait, au début de son séjour, à un retour imminent à Istanbul, en particulier parce qu’il ne comprenait pas la raison de son exil. Envisageant un prochain départ de Konya, il ne jugeait pas nécessaire de s’adapter à la vie en province. Même après s’être vu refusé une requête formulée auprès du ministère de l’Intérieur quelques mois après son arrivée, il écrivit : « Je ne perds pas espoir en la bienveillance de Dieu. Si peut-être avec l’aide divine je rentre [à Istanbul], le monde sera à moi. En effet, je n’ai pris plaisir ni à l’eau ni à l’air ni à quoi que ce soit à Konya pour souhaiter rester ici. (…) Une fois l’ordre de revenir reçu, je serai à Istanbul en dix jours. Je ne resterai pas une seule minute ni pour le paiement du salaire, ni même si je savais que je recevrai le budget entier de Konya. »149 146 Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya 2 Teşrin-i Sâni 95 (14 novembre 1879) & Konya, 15 Ağustos 96 (27 août 1880). 147 « Bu herif vaki’â Konyalı kaba saba bir Türk ise de oldukça dostluklu bir adam... » Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 2 Teşrin-i Sâni 95 (14 novembre 1879). 148 « Ramazannın hâli elbette ma’lûmundur oğlum. O bildiğin hâli alakat daha ilâve eyle, bir de fevkalade ta’assub da koy, bu hali tasâvvur eyle, işte o vakit Konya’nın Ramazanını keşf ve tahmin etmiş olursun. » Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 15 Ağustos 96 (27 août 1880). 149 « Cenâb-ı Hakk’ın inâyetinden ümidimi kesmem[.] Belki inâyet-i hakkla avdet edersem cihân benim olur. Zirâ Konya’nın ab-u-havası ve hiç bir şeyi, bana hoş gelmedi ki burada kalmağı arzu edeyim. (...) Avdet için (...) emr geldiği günden hemen on günde İstanbul’dayım. Ma’âş havale kağıdlarını değil Konya hazinesini alacağımı bilsem bir dakika bile durmam. » Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 22 Haziran 95 (4 juillet 1879).
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Même quand son séjour se prolongea, il ne cessa de solliciter ses connaissances dans l’administration pour obtenir une autorisation de retour. Dans cette même optique, il incitait les membres de sa famille à aller voir des proches hautement placés. Pour autant, ces démarches restèrent sans résultats au point qu’Ali Rıza ne cachait pas qu’il en voulait à ses proches de ne pas lui rendre suffisamment service. Pour lui, les changements de cabinet n’apportèrent aucune nouveauté, et même le choix de Mahmud Nedim Paşa au ministère de l’Intérieur n’aboutit à rien en ce qui le concerne. Ses anciennes connaissances n’avaient même pas jugé nécessaire de répondre aux télégrammes et aux lettres de félicitations qu’il leur avait envoyés150. Ses espoirs s’envolèrent en particulier après le retour de Damad Mahmud Celâleddin Paşa à Istanbul à l’été 1880. Rıza essaya aussitôt de renouer avec lui pour voir s’il jouissait toujours de ses faveurs151. Pour éviter que ne se répande la rumeur selon laquelle Damad Mahmud Paşa correspondait avec des exilés, il envoya d’abord son fils lui rendre visite et lui exprimer ses vœux152. Peu après, il félicita la tante d’Ahmed Rıza d’avoir pensé à envoyer une corbeille de fruits au pacha153. Quelques mois plus tard, il envoya à nouveau son fils solliciter son avis pour une requête qu’il voulait adresser au sultan pour son retour. Au même titre, il essaya d’avoir un mot de son ancien voisin et collègue Server Paşa qui avait été nommé à de hauts postes par le sultan. Il espérait qu’avec l’aide de ces deux personnalités, le sultan lui indiquerait le chemin du retour.154 Nous ne savons pas si Server Paşa et Damad Mahmud Celâleddin Paşa donnèrent leur appui à ces demandes, ni si İngiliz Ali formula sa requête (arzuhâl) au sultan comme il l’annonçait dans une lettre. Quoiqu’il en soit, sa recherche de soutien auprès de Damad Mahmud Paşa montre qu’il n’avait pas saisi la situation politique de l’Empire après l’ajournement du parlement, ni la détermination du sultan. Effectivement, Abdülhamid avait rappelé Mahmud Paşa de son exil en Libye, par crainte que celui-ci, comme son rival Midhat Paşa, n’acquît trop de pouvoir dans la province au risque de comploter contre lui, alors que lui-même se trouvait affaibli après la défaite à laquelle avait abouti la guerre russo-turque. À Istanbul, Mahmud Paşa, à qui l’on attribuait l’ambition de prendre la 150 151 152 153 154
Ali Ali Ali Ali Ali
Rıza Rıza Rıza Rıza Rıza
à à à à à
Ahmed Ahmed Ahmed Ahmed Ahmed
Rıza, Rıza, Rıza, Rıza, Rıza,
Konya, Konya, Konya, Konya, Konya,
12 Eylül 96 (24 septembre 1880). 15 Ağustos 96 (27 août 1880). 22 Ağustos 96 (3 septembre 1880). 12 Eylül 96 (24 septembre 1880). 9 Kanûn-i Sâni 96 (21 janvier 1881).
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tête de la dynastie ottomane, était livré au contrôle et à la volonté du sultan. Peu après qu’İngiliz Ali demande à son fils d’aller solliciter l’avis de Damad Mahmud Paşa, celui-ci fut accusé au palais de Yıldız d’avoir tué Abdülaziz. Il fut condamné, déporté et finalement assassiné dans sa cellule en mai 1884, quelques minutes avant que son codétenu Midhat Paşa connaisse le même sort. Pour Ali Bey, qui mettait ses espoirs pour rentrer à Istanbul dans l’appui de ce pacha, qui l’avait tant aidé dans le passé, sa condamnation dut anéantir ses aspirations et lui faire comprendre définitivement le sens nouveau que l’exil avait pris comme une mesure politique sous Abdülhamid II. Après ces péripéties, Ali Rıza obtint une mutation pour Antalya, peutêtre aussi par résignation. Pour lui, Antalya était une ville bien plus agréable que Konya, moins éloignée de son monde stambouliote. Dotée d’un port, la ville était plus proche de la capitale et en même temps ouverte sur le monde155. Toutes les lettres qu’il écrivit à Antalya et que nous avons pu voir évoquent, d’une façon ou d’une autre, le port et le trafic des bateaux, ce qui dénote l’importance qu’il lui attribuait. Les défauts qu’il trouvait à Konya étaient moindres à Antalya. L’alimentation était plus diversifiée, il y avait des amis avec lesquels il correspondait déjà depuis Konya156, et les possibilités pour la chasse étaient bien meilleures157. Dès l’automne 1879, il espéra pouvoir déménager à Antalya158 et semble effectivement avoir passé l’hiver de cette année là-bas, avant de rentrer à Konya159. En 1882, nous le retrouvons installé à Antalya pour une plus longue durée. En novembre 1882, il fit même venir son épouse, ses filles et ses deux fils160. À Konya, un tel déménagement aurait été difficilement imaginable. Avec la plupart des enfants en âge de scolarité, Antalya offrait, par l’existence d’écoles modernes, de meilleures possibilités d’éducation et aussi la possibilité de recourir à des professeurs privés pour des matières modernes, comme à Istanbul161. La ville se distinguait également par la 155 En 1889, le nombre de bateaux ottomans au port d’Antalya était inférieur à celui de bateaux étranger. Feridun Emecen : « Antalya », TDVİA, vol. 3, p. 236. 156 Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya 2 Teşrin-i Sâni 95 (14 novembre 1879). 157 Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 22 Haziran 95 (4 juillet 1879). 158 Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 2 Teşrin-i Sâni 95 (14 novembre 1879). 159 Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 22 Ağustos 96 (3 septembre 1880). 160 Une lettre d’Ahmed Rıza, adressée à sa sœur Fahire restée à Istanbul, depuis Izmir signale le trajet que la famille avait pris pour rejoindre le père. ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya/Dossier Ahmed Rıza : Izmir, 23 Teşrin-i Evvel 98 (4 novembre 1882). 161 Vital Cuinet note pour l’année 1889 plus de 40 écoles étatiques et plusieurs écoles chrétiennes. « Antalya », TDVİA, III, p. 236.
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composition confessionnelle de sa population plus diversifiée que Konya, presque exclusivement musulmane. Il y existait une liberté que la famille Rıza n’aurait pas trouvée à Konya et qui se traduisait par les promenades fréquentes que pouvaient effectuer les femmes de la maison des Rıza. Effectivement, Ali Rıza était beaucoup plus satisfait de sa vie. Pour autant, aussi proche que soit Antalya de la capitale ottomane, elle était toujours une ville de province. Ainsi, les modes de vie de la famille se heurtaient là aussi à la culture provinciale, au point qu’İngiliz Ali Bey y fut dénoncé au palais pour comportement non-islamique. En mai 1883, une dénonciation se traduisit par une investigation à l’encontre d’un certain nombre de gens, parmi lesquels le préfet d’Antalya et Ali Rıza. Il leur était reproché de s’être adonnés à des jeux de fortune « jusqu’au matin » au détriment de leurs devoirs de service de l’État162. Dans une autre lettre de dénonciation, İngiliz Ali Bey fut accusé d’avoir insulté la communauté musulmane. Selon cette lettre, des pauvres d’Antalya lui auraient demandé un jour des aumônes par pitié et pour l’amour de Dieu. Vexé, İngiliz Ali aurait répondu : « Regardez bien mon visage, est-ce qu’il y a la moindre expression de foi [islamique] pour que je fasse la charité ? »163 Mais sa faute ne s’arrêtait pas là. L’auteur de la dénonciation nota qu’Ali Bey se déplaçait avec femme et enfants, et que, à l’avant de la voiture se trouvait sa femme — preuve, d’après l’auteur de la lettre, qu’elle était sous l’influence des idées impies de son mari. Si un individu pouvait nuire à ce point à lui-même et à sa famille, s’emportait l’auteur, il était susceptible de commettre n’importe quel acte irréligieux contre l’État et la nation : de tels mécréants ne pouvaient nullement servir ni la religion ni l’État164. Ces deux exemples ne sont que des indices de la confrontation de deux mondes au milieu de laquelle vécut la famille Rıza à Antalya. Après quelques années passées dans cette ville portuaire, nous retrouvons İngiliz Ali de retour à Konya, sans ses enfants et son épouse165. Ahmed Rıza était parti à Paris, et le reste de la famille était rentré à Istanbul. 162
BOA, DH.MKT 1340/85, 14 Receb 1300 (22 mai 1883). « Bu kadar bakın benim yüzümde imân esri var mıdır ki ben size merhamet vereyim », BOA, Y.PRK.AZJ 7/7, 29 Zilhicce 1300 (31 octobre 1883). Lettre non-datée signée Hilmi. 164 « Bir zat ki bu türlü efkârlarda gerek kendisini ve gerek ailesini bitirir ise devlet ve millete etmeyecek dinsizlik kalmaz[.] Böyle kâfir kişilerin olur mu dinine (...) devlete nasıl istifad[e] ile hürmet eder [?] » Ibid. 165 Nous n’avons pas pu établir la date de retour à Konya, ni le relogement de la famille à Istanbul. Probablement, cela s’est-il passé dans la deuxième moitié de l’année 1884. 163
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Il n’était certainement pas pensable qu’ils suivent le père à Konya, alors qu’ils rencontraient déjà des problèmes à Antalya. Par ailleurs, le fils cadet, Murad, avait atteint l’âge d’aller au lycée, et au moins une des filles, Selma, allait aussi à l’école. Au cours de l’année 1886, Ali Rıza se rendit aux bains d’Ilgın probablement pour des raisons de santé. Après une carrière impressionnante au sein de la haute bureaucratie de l’époque des Tanzimat, qui l’avait mené aux postes les plus élevés de l’État et qui lui avait permis de participer activement à la transformation de l’Empire ottoman, İngiliz Ali Rıza Bey s’éteignit au cours de son exil anatolien à l’âge de 56 ans. Nous ne savons pas si le sénateur Ali Rıza Bey, qui, au début de son séjour, n’arrivait pas à comprendre pourquoi il se trouvait éloigné dans une ville de province, avait su donner un sens à son exil dans les dernières années de sa vie. Nous ne savons pas non plus si lui qui n’avait jamais privé le sultan de ses prières, avait compris, dans les dernières années de sa vie, la résolution politique d’Abdülhamid. Mais une chose en tout cas est certaine : l’expérience de l’éloignement de cet homme de la haute société ottomane du centre de la politique, et sa mort en province, représentèrent un traumatisme durable pour son fils Ahmed Rıza.
CHAPITRE II
DE L’ENFANCE DES TANZIMAT À L’ADOLESCENCE DE « 93 » : LE TEMPS DE GRANDIR « Il faut être absolument moderne. » Arthur Rimbaud, Une Saison en enfer, 1873.
Tenant compte du parcours du père, il n’est pas difficile d’établir le cadre général de la vie du jeune Ahmed Rıza et de s’imaginer une enfance imprégnée par la culture bourgeoise stambouliote qui se développait dans les couches supérieures d’Istanbul, au croisement de l’occidentalisation et de l’émergence d’une élite dont le statut dépendait organiquement de son engagement avec l’État. À sa naissance, son père avait déjà, dans la lignée de ses ancêtres, monté les échelons de la haute administration ottomane. Il se trouvait au poste respectable de maire adjoint au 6e arrondissement d’Istanbul, au cœur de la politique de modernisation de l’Empire. Il ne fait pas de doute que le fils d’Ali Rıza grandit dans les meilleures conditions que l’élite étatique ottomane pouvait offrir à un enfant mâle. La vie d’Ahmed Rıza fut d’abord celle d’un jeune stambouliote aisé, du temps de l’occidentalisation et de la fascination pour des modes de vie bourgeois, bien loin des luttes clandestines et des milles soucis qu’il allait connaître plus tard à Paris. La vie de ce jeune Turc semblait tracée. Une enfance de grand bourgeois à Vaniköy Ahmed Rıza naquit à Vaniköy en 1858 dans la maison construite par son grand-père, occupée par les Rıza déjà depuis deux générations1. Il fut 1 La majorité des études indique comme année de naissance 1859, à l’exception de quelques-unes qui mentionnent l’année 1858. Or, plusieurs sources indiquent qu’il serait né en septembre 1858. Une de ses sœurs note le 17 septembre 1858 : « Biraderim Ahmed Rıza Bey’in Hal Tercümesi », Collection Faruk Ilıkan, information corroborée par A. B. Kuran : İnkılâp Tarihimiz ve İttihad ve Terakki, p. 232 et Bahaeddin Şakir Bey’in Bıraktığı Vesikalara Göre İttihat ve Terakki, éd. Erdal Aydoğan/İsmail Eyyüpoğlu. Ankara : Alternatif
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CHAPITRE II
le premier enfant du mariage d’Ali Bey et de Naile Sabıka Hanım. Il s’agissait d’une grande famille, dans laquelle il régnait des rapports chaleureux. Ahmed Rıza avait cinq sœurs et un frère. L’aînée des sœurs se prénommait Fahire et la dernière-née Selma, souvent nommée Selma Rıza, de 14 ans plus jeune que son frère2. Les informations dont nous disposons concernent principalement ces deux sœurs, les seules lettres qui nous sont parvenues ayant été écrites par elles. Nous aurons l’occasion de revenir sur le parcours de Selma, qui a laissé des traces dans l’histoire ottomane, traces qui ne se résument pas à sa seule parenté avec son célèbre frère3. Il est certain qu’elle était sa préférée. Il est en partie possible de lire leur relation à travers le roman écrit par Selma dans les années 1890, intitulé Uhuvvet (fraternité)4. Comme nous le verrons, plusieurs aspects de ce texte font directement référence au parcours du frère et aussi aux relations entre frère et sœur. Ainsi, un élément clé du roman tient à la relation exceptionnelle d’amitié et de respect entre le héros Adil, pour qui Ahmed Rıza semble avoir fait figure de modèle, et sa nièce Meliha qui devient une jeune fille éduquée et respectée grâce aux efforts de son oncle maternel. Quant à Fahire, elle se maria, probablement en 1879, à Osman Ferid Bey/Paşa, militaire et haut fonctionnaire d’État5. À part les quelques références dans des lettres familiales des années 1880, nous ignorons presque complètement le parcours des autres enfants, Aliye, Nevres, Malike et Murad6. L’absence d’informations sur Murad est particulièrement étrange. Yay., 2004, p. 26. Voir aussi la nécrologie « Turquie – Mort d’Ahmed Rıza Bey », Le Temps, 1er mars 1930 ; ainsi que diverses cartes de vœux pour son anniversaire de la part des amis français (Collection Faruk Ilıkan). 2 Probablement Selma s’est approprié Rıza comme nom de famille lors de son séjour à Paris. 3 Notons que la fille du philosophe et homme politique Rıza Tevfik née dans les années 1890 s’appelait également Selma et figure parfois également comme Selma Rıza. 4 Pour l’analyse du roman Uhuvvet voir Nurullah Çetin : « Selma Rıza – Uhuvvet », Türk Dili, 587 (novembre 2000), p. 522-531 ; Bedrettin Aytaç : « The Question of Women in the Works of Selma Rıza and May Ziadeh », Ankara Üniversitesi Dil ve Tarih-Coğrafya Fakültesi Dergisi, 42/1-2 (2002), p. 67-77. 5 Ahmed Rıza à Osman Bey, Paris, 27 décembre 1883. ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. Dans une lettre de 1879, il est question de la fête de mariage de Fahire. Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 22 Haziran 95 (4 juillet 1879). Sur les enfants issus de ce mariage voir l’entrée biographique à propos de leur villa dans le quartier de Feneryolu. Bedi N. Şehsuvaroğlu : Göztepe. Istanbul Türkiye Turing ve Otomobil Kurumu, 1969, p. 59, 121. 6 Mâlika se maria à Mahmud Bey, d’abord gouverneur (mutassarıf) de Symi, ensuite de Deir ez-Zor entre 1909 et mai 1911. Voir Burak Çetintaş : « Ahmet Rıza Bey’in İki Avrupa Seyahati », Toplumsal Tarih, 165 (septembre 2007), p. 70 et Newcastle University Library :
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Le fait que Rıza figure souvent comme l’unique fils laisse supposer que Murad, certainement le benjamin de la famille, dut mourir avant l’âge adulte, probablement entre 1885 et 18897. Hormis les enfants, plusieurs autres personnes habitaient la maison des Rıza. D’abord plusieurs personnes âgées parmi lesquels la mère d’İngiliz Ali8. Se trouvait également à Vaniköy la tante maternelle d’Ahmed Rıza ; celle que Rıza nommait avec beaucoup d’affection « Tanti » avait suivi sa sœur Barbara devenue Naile des rives du Danube aux rives du Bosphore. Et évidemment, il y avait la domesticité des Rıza, en nombre suffisamment important pour rendre impossible d’en donner un décompte exact : des nourrices, des cuisiniers, des gardiens, des voituriers, des jardiniers, des servantes, parmi lesquelles au moins trois esclaves noires9. Tout cela offrait au jeune Ahmed Rıza la possibilité d’une enfance paisible, d’une vie bourgeoise. Une vie bourgeoise sur les collines du Bosphore La famille Rıza était fortunée. À lui seul, le lieu de naissance d’Ahmed Rıza est signe de son statut social. Vaniköy est l’un des quartiers résidentiels aristocratiques d’Istanbul, à cette époque comme aujourd’hui10. Sur le Bosphore entre Kandilli et Çengelköy, Vaniköy est situé en majeure partie sur une colline qui s’immerge dans la mer du côté asiatique. L’édifice le plus marquant est sans doute la caserne de Kuleli, qui — construite dans sa forme actuelle en 1871 — domine aujourd’hui encore la vue d’Istanbul. Habité depuis les temps byzantins, c’est surtout au XIXe siècle que Vaniköy connut un développement notable, avec l’émergence d’une bourgeoisie qui fuyait le centre de la ville pour les rives du Bosphore. Au sud, une vue imprenable s’étale depuis la colline Gertrude Bell Archive – Diaries, entrées 10 juillet 1909, 13 mai 1911 et 29 mai 1911. Consulté à partir du site internet http://www.gerty.ncl.ac.uk. 7 La dernière mention que nous avons pu trouver date de février 1885. Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 8 Şubat-ı Rûmî 1885 (20 février 1885). 8 Elle semble être décédée en 1879. Les dernières salutations d’Ali Rıza à sa mère dans les correspondances familiales datent de cette année-là. 9 Ce sont les correspondances entre père et fils qui nous fournissent ces informations. Ali Rıza saluait fréquemment plusieurs servants, y compris ceux qu’il appelait « Arap », possiblement des esclaves noires. Voir p. ex. Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 4 juillet 1879. Les domestiques sont très présents aussi dans le roman de Selma, Uhuvvet. 10 Voir notamment « Vaniköy », Dünden Bugüne İstanbul Ansiklopedisi, VII, p. 367-368, ainsi que les pages respectives dans les études sur les rives du Bosphore. Le quartier étant petit et sans commerces, il est souvent assimilé aux quartiers voisins.
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et les rives de Vaniköy sur l’embouchure du Bosphore dans la mer de Marmara, donc, sur une bonne partie d’Istanbul, couvrant la presqu’île historique, les différents palais impériaux côté européen, aussi bien que le nouvel épicentre culturel et politique de l’Empire, Péra. Au vu d’un tel panorama, une chose est évidente : l’intérêt d’avoir une maison à cet endroit ne tenait pas seulement au fait d’avoir une belle vue et d’être en même temps relativement proche du centre de la ville. C’était aussi — et surtout — d’être vu. En effet, les majestueux yalı construits par les personnalités politiques les plus influentes de l’époque s’enchaînent comme les pierres précieuses d’un collier le long des rives de cette partie du Bosphore. Plusieurs de ces illustres maisons de plaisance se trouvaient dans le voisinage immédiat des Rıza. Pour les Rıza, les registres font état d’une somptueuse maison sur la colline de Vaniköy, en possession de la famille depuis le grand-père Ali Rıza, mais qui semble avoir disparu vers la fin du siècle, avant d’être rebâtie par Ahmed Rıza lui-même après 190811. Avec ses innombrables chambres, un hammam privé, un immense jardin, plusieurs garages pour des voitures à cheval, et en étant parfaitement visible depuis la mer de Marmara, la demeure du jeune Ahmed Rıza ne laissait pas beaucoup à envier, tant au niveau du confort qu’au niveau de la présentabilité12. Le mode de vie sur la colline de Vaniköy n’était pas loin de celui de la grande bourgeoisie des pays européens. Dès son jeune âge, Ahmed Rıza s’adonna à des loisirs qui ne devaient pas manquer dans l’éducation d’un jeune bourgeois. Il montra une affinité pour la musique et commença à jouer du violon. D’après sa sœur, il reçut même des cours de Kemanî Aleksan Ağa, un des violonistes les plus célèbres du XIXe siècle, dont le style marqua la musique classique turque13. Au moins une de ses sœurs jouait également du violon14. Ce qui lui fut un peu plus utile que le violon dans sa future vie de révolutionnaire jeune-turc, ce fut son instruction en littérature et composition lyrique. Ahmed Rıza a parlé de son amour juvénile pour la littérature 11 Les informations sont tirées de Cahit Kayra/Erol Üyepazarcı : Kandilli, Vaniköy, Çengelköy. Mekânlar ve Zamanlar. Istanbul : İBB Kültür Yayınları, 1993, p. 105-107. 12 Nous suivons ici des informations données dans différentes correspondances familiales que nous avons consultées. Par ses détails, la description donnée dans le roman de Selma Rıza de la maison principale fait penser au yalı des Rıza. Uhuvvet, p. 2-3. 13 « Biraderim Ahmed Rıza Bey’in Hal Tercümesi », Collection Faruk Ilıkan. 14 « Nevres Hanım, güzel havalarla keman çaldıkca burada bile kulağıma geliyor. » ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya : Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 22 Ağustos 96 (3 septembre 1880).
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dans un long traité rédigé dans sa vieillesse15. Son éducation littéraire était une instruction pratique qui ne visait pas une simple connaissance de la littérature, mais l’apprentissage de l’art de la composition même. Plusieurs professeurs contribuèrent à lui inculquer les différentes formes lyriques et à le familiariser avec les littératures classiques persane, arabe et ottomane. Chaque jour, il consacrait des heures à la poésie, s’extasiant pour tout ce qui était lié à l’art littéraire du divan, la poésie ottomane classique. Il cherchait à connaître les détails les plus cachés de la poésie et à s’approprier les méthodes les plus fines de la composition. Assisté par un maître, il passa des mois à lire le divan de Hafız, et s’entraîna dans la composition de différentes formes lyriques. Ainsi, il commença à écrire très tôt des poèmes. Il avait l’habitude de composer des vers à l’occasion des grands événements familiaux, comme celui de la nomination de son père au Sénat, et il réussit à se créer une notoriété au-delà du cercle de ses proches. Dès son jeune âge, ces poèmes furent publiés dans divers journaux16. Plus tard, il contribuerait avec des poèmes et des écrits sur la poésie au journal Nilüfer, un journal régional de Bursa17. Des musiciens sollicitèrent ses poèmes pour des compositions lyriques18, et certains seraient entrés dans le répertoire de la musique classique turque19. Cependant, son éducation littéraire ne se limitait pas à la littérature ottomane classique. Elle était complétée par des lettres modernes, dont l’apprentissage reposa davantage sur sa propre initiative, un fait sur lequel nous allons revenir. Rıza suivait de près les œuvres de la nouvelle littérature, en particulier celles de Nâmık Kemal ; protagoniste du courant politique des Jeunes Ottomans et poète, et considéré comme l’un des fondateurs de la littérature turque moderne, celui-ci laissa un impact considérable sur son style littéraire. Des évocations et des citations dans les écrits ottomans d’Ahmed Rıza montrent qu’il avait suivi de très près la poésie novatrice de l’époque de son enfance et adolescence. L’intérêt pour la poésie et l’instruction en composition littéraire n’était pas un cas rare pour un jeune membre de l’élite ottomane et représentait même un aspect important de la formation des fonctionnaires. Mais Ahmed Rıza se distinguait largement par son intérêt pour la littérature moderne, car la plupart de ses contemporains continuaient à suivre des formes classiques 15 16 17 18 19
Mukaddeme, écrit d’Ahmed Rıza sur la poésie, s.d. ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. Ibid., p. 25. Les articles étant non-signés, il est difficile de les attribuer. Mukaddeme, p. 4. « Biraderim Ahmed Rıza Bey’in Hal Tercümesi », Collection Faruk Ilıkan.
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de composition lyrique. Cette attention pour la nouvelle poésie ottomane trouvait son reflet aussi dans l’intérêt pour la poésie française, même si, vers la fin de sa vie, il se déclara opposé à l’influence dominante de la poésie européenne sur les poètes turcs20. L’un de ses premiers textes dont nous disposons est un poème en français. Ahmed Rıza cultiva une passion pour la poésie jusqu’aux années 1920, quand il rédigea un texte rétrospectif sur son intérêt pour l’art lyrique21. Nous savons qu’il continua à en écrire durant son activité de Jeune Turc à Paris. Cependant, apparemment conscient de la qualité médiocre de ses compositions, il prenait soin de les barrer la plupart du temps. Il reste qu’il s’entraîna, dès son enfance, à la composition et développa une habitude d’écrire qui allait lui être utile dans sa vie de Jeune Turc prolixe. Grâce à ses affinités avec la littérature, sa plume était d’une force avec laquelle rivalisait uniquement celle de l’écrivain Sami Paşazâde Sezâi. Nous savons que plusieurs de ses sœurs étaient elles aussi instruites dans la littérature. Sa sœur Selma Rıza reçut une éducation littéraire suffisamment développée pour oser écrire son roman Uhuvvet. Achevé en 1897, il ne fut pourtant publié qu’une centaine d’années plus tard, certainement parce que son achèvement coïncida avec un pic de l’activité jeune-turque de son frère, rendant inopportun, voire impossible, la publication d’un tel manuscrit. Toutes les faiblesses de la composition mise à part, il pourrait s’agir du deuxième roman rédigé par une femme turque, après Muhadarat de Fatma Aliye Hanım22. La chasse fut pour Ahmed Rıza une autre passion, partagée entre le père et le fils. « J’ai passé l’intégralité de ma jeunesse à la chasse »23, écrivit-il dans une de ses publications jeunes-turques, ce qui témoigne de l’importance qu’une telle activité prenait pour lui. Nous avons vu que son père déjà pratiquait la chasse avec enthousiasme, un plaisir qu’il définissait comme son choix préféré parmi les plaisirs24. Du reste, la chasse est de loin le sujet le plus récurrent de leur correspondance. Des descriptions 20 « Gençlerimiz Avrupa şuearasını takip etmek istiyorlar. Lakin karanlık gecede yolunu bulamayan şaşıran yolcu gibi hangi tarikten gideceklerini bilemiyorlar. » Mukaddeme, p. 10. 21 Ibid. 22 Voir aussi l’introduction de l’éditeur à Uhuvvet – Kardeşlik, 23 Vazife ve Mesuliyet, İkinci Cüz’ : Asker. Mısır, 1323 [1907], p. 24. 24 « Ve envâ’i eğlenceler içinde intihâbım av eğlencesidir. » Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya 2 Teşrin-i Sâni 95 (14 novembre 1879). Ali Rıza prépara soigneusement aussi son fils Murad à la chasse, lui réservant des chiens et des fusils. Voir p. ex. Ali Rıza à Ahmed Rıza, Antalya, 6 ve 18 Kanun-i Evvel 1883 (18 décembre 1883).
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détaillées de parties de chasse témoignent de l’enthousiasme que cette activité inspirait aux deux Rıza. Dès l’âge de 10 ans, Ahmed Rıza commença à accompagner son père dans de grandes parties de chasses qui l’amenaient, parfois pendant des jours, sur les collines du Bosphore et ses environs. Ce fut aussi à cause d’une épuisante partie de chasse qu’il attrapa un refroidissement virulent qui réveilla la maladie de l’asthme, déjà présente dans la famille. Il souffrit d’asthme jusqu’à ses vingt ans. Ce mal le saisira à nouveau plus tard dans sa vie25. Pour autant, cette expérience n’affaiblit pas sa passion pour la chasse : celle-ci lui donna l’occasion de publier à l’âge de 17 ans son premier ouvrage : Rehnümâ-yı Sayyad, un guide du chasseur d’une soixantaine de pages26. Le contenu du livre est quelque peu sec et se limite à des descriptions monotones de méthodes de chasse selon différents gibiers, surtout des oiseaux. Cependant, il pourrait s’agir du premier guide du chasseur de l’Empire ottoman, et mettre sa signature à une telle entreprise à l’âge de 17 ans n’est pas anodin. Évidemment, la chasse ne se limitait pas à une simple activité physique, mais constituait aussi un événement de sociabilité. Nous avons évoqué que le père souffrait beaucoup dans son exil à Konya de ne pas trouver d’amis pour pratiquer la chasse. Comme en Europe, la chasse était le symbole d’un mode de vie, une façon de manifester son appartenance à la classe supérieure de l’Empire qui nécessitait la mobilisation de plusieurs douzaines de serviteurs pour permettre aux chasseurs de s’adonner à leur passion. Être accompagné à la chasse était ainsi une question sensible, et Ali Rıza n’hésitait pas à donner des consignes à son fils : avec qui partir, quels chevaux et chiens choisir en fonction des accompagnateurs. La chasse représentait aussi un moyen d’exercer son hospitalité, comme lors de la visite à Istanbul de l’interprète du consulat anglais de Konya, à propos de laquelle le père donna des instructions précises27. Ce fut aussi au cours des parties de chasse qu’Ahmed Rıza se rapprocha de l’ami de son père, Ahmed Midhat Efendi, romancier célèbre et imprimeur, qui publia « le guide du chasseur ». Leurs rapports continuèrent pendant toutes les années où Rıza se trouva à Paris, alors même 25
« Biraderim Ahmed Rıza Bey’in Hal Tercümesi », Collection Faruk Ilıkan. Rehnümâ-yı Sayyad. Istanbul : Kırkanbar Matbaa’sı, 1293 [1876]. Il ressort des détails des correspondances avec son père que le matériel du livre a été fourni en partie aussi par Ali Rıza. Pour le visa de distribution du ministère de l’Instruction publique, cf. BOA, MF.MKT 36/21, 9 Rebiülâhir 1293 (4 mai 1876). 27 Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya 2 Teşrin-i Sâni 95 (14 novembre 1879). 26
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qu’ils s’opposaient sur des questions politiques essentielles. À son retour à Istanbul en 1908, il nomma Ahmed Midhat Efendi président du club des chasseurs de Beykoz28, une association qu’il avait lui-même fondée et dont il devint le président à son tour peu avant la mort de Midhat en 191229. Le livre Sayyadâne Bir Cevelan de ce dernier, avec ses passages sur des parties de chasse, peut d’ailleurs donner une idée de la nature de cette sociabilité qui a marqué la vie du jeune Rıza30. Les bases économiques de la vie bourgeoise Répétons-le, la famille Rıza était fortunée. Nous ne pouvons douter de son aisance économique, si nous prenons en compte leur mode de vie. La présence d’au moins dix membres de la famille dans la maison, la large domesticité, l’utilisation de plusieurs calèches, l’éducation sophistiquée des enfants, les riches plaisirs des adultes, les modes de sociabilité — tout cela nécessitait d’importantes dépenses31. Sur celles-ci, il ne nous est pas possible de donner d’estimation. Des recherches faites sur la question des budgets domestiques à Istanbul ne donnent que peu d’indices, par le fait du décalage entre les exemples donnés, si modestes par rapport au cas des Rıza32. Le seul constat que nous pouvons faire est le suivant : les dépenses étaient immenses. Mais d’où venait cet argent ? Il paraît évident que même le salaire de sénateur reçu par İngiliz Ali à partir de 1877 ne pouvait couvrir l’ensemble des dépenses, bien qu’il représentât le salaire le plus élevé qu’il ait touché. Même si nous partons du principe qu’Ali Rıza occupait différents postes et cumulait les salaires, le service de l’État ne pouvait y suffire. Nous ignorons si les descendants du sırkâtib Ali Efendi avaient pris les habitudes douteuses qui avaient 28
B. Çetintaş : « Ahmet Rıza Bey’in İki Avrupa Seyahati » », p. 70. Voir la demande d’adhésion d’un certain Monsieur Oswald formulée dans la lettre A. Katchmavonian à Ahmed Rıza, 15 novembre 1911. Collection Faruk Ilıkan. 30 Ahmed Mihdat : Sayyadâne Bir Cevelan, [1891] éd. Sami Önal. Istanbul : İletişim, 2001. 31 En tant que symbole de décadence et de vanité marquant la haute société ottomane, la voiture à cheval a fourni le matériel littéraire pour l’un des chefs d’œuvre de la prose ottomane, Araba Sevdası, de Recâizâde Ekrem (1894). 32 Voir notamment P. Dumont/F. Georgeon : « Un bourgeois d’Istanbul au début du XXe siècle. » Pour une présentation plus générale, voir Alain Duben/Cem Behar : Istanbul Households, Marriage, Family and Fertility, 1880-1940. Cambridge : Cambridge University Press, 1991, p. 37-41 ; C. V. Findley : Ottoman Civil Officialdom, p. 336-362. Charles Issawi : The Economic History of Turkey, 1800-1914. Chicago : Chicago University Press, 1980, p. 37-51. 29
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été les siennes. Il reste que la corruption était parfaitement courante au sein des rangs de l’élite de l’État ottoman, et même largement cautionnée33. Ali Rıza se trouvait à plusieurs postes où rien n’aurait été plus facile d’y recourir, comme durant son engagement à la municipalité, aux ministères des Travaux publics, du Commerce et de l’Agriculture. Il était connu pour ses bons rapports avec des étrangers et il fut pendant des années en étroite collaboration avec ceux-ci. Au vu de tout cela, il paraît possible, voire — pour le dire de la façon la plus neutre — pas improbable, qu’İngiliz Ali reçût de l’argent de tiers, même si rien ne nous permet de l’établir. Mais le service de l’État ainsi que les activités dérivées liées à celui-ci n’étaient certainement pas les seules sources possibles de revenus. Une attention exclusive sur les liens de l’élite ottomane musulmane avec l’État dissimule le fait que cette élite avait bien un engagement économique au-delà de ses rapports avec l’État34. Malgré l’image que les hommes politiques dressaient d’eux-mêmes comme serviteurs de l’Empire vivant de leur service pour l’État, les hauts bureaucrates ottomans jouissaient de possessions conséquentes qui représentaient des sources importantes de revenus. Nous disposons de peu d’indices sur le patrimoine de la famille d’Ahmed Rıza, mais il n’est pas difficile de constater qu’elle faisait partie du rang de ces hauts bureaucrates propriétaires. De fait, l’existence de l’élite politique dépendait fortement de la propriété privée. L’une des réformes qui suivit l’édit impérial de Gülhâne de 1839 ouvrant l’époque des Tanzimat, fut l’abolition définitive de la pratique de confisquer les biens des hauts fonctionnaires à leur mort, en conformité avec la nouvelle norme du respect de la propriété privée. Cette abolition fit du patrimoine la base de la reproduction de l’élite étatique35. La tradition méritocratique qui s’était traduite par une certaine circulation du pouvoir au sein de la classe politique et qui avait permis à l’arrière-grand-père d’Ahmed Rıza de passer de sa vie d’archer à celle du palais impérial, était rompue. Le petit-fils du sırkâtib Ahmed Efendi intégra les rangs de l’administration pour avoir 33
Voir E. D. Akarlı : The Problems of External Pressures, p. 93 et 188-200. Cf. Fatma Müge Göçek : Rise of the Bourgeoisie, Demise of Empire. Ottoman Westernization and Social Change. New York/Oxford : Oxford University Press, 1996, en particulier p. 182 sqq. Edhem Eldem insiste également sur le comportement « bourgeois » de l’aristocratie des paşa et bey ottomans pour la fin du XIXe siècle, quoique sans référence aux activités agricoles. A History of the Ottoman Bank, p. 280 sqq. 35 Voir Ş. Mardin : Genesis, p. 122 ; Kemal Karpat : The Politicization of Islam. Reconstructing Identity, State, Faith, and Community in the Late Ottoman State. Oxford : Oxford University Press, 2001, p. 94-95. 34
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une carrière fulgurante non seulement grâce à ses mérites, mais de par le statut social de son père qui était ministre de la Monnaie et pouvait léguer un patrimoine à son fils. Que savons-nous donc du patrimoine de la famille d’Ahmed Rıza à sa naissance ? Il n’est pas à exclure qu’elle eût hérité d’une partie des immenses richesses du sırkâtib Ahmed Efendi, ou que, en tant que vieille famille sur plusieurs générations, elle disposât de différentes fondations (vakıf) qui lui rapportaient de l’argent. Mais ce que l’ensemble des récits de l’époque ont retenu, mise à part la demeure familiale à Vaniköy, c’est une exploitation agricole — çiftlik — sur les hauteurs du Bosphore. Il n’était pas inhabituel pour des hommes d’État du rang d’İngiliz Ali de posséder des terres dans les environs d’Istanbul. Néanmoins, peu ont été autant mises en avant que celles des Rıza, ce qui dénote un cas exceptionnel. Effectivement, d’après une source, Ali Rıza faisait partie de la classe des grands propriétaires terriens (zemiye-i balâ ashâbından)36. Son çiftlik semble s’être étendu sur un territoire assez important, même s’il ne nous est pas possible de vérifier sa localisation et son étendue exacte au cours des années. Au XXe siècle, il était localisé sur une colline de Çengelköy37, mais son état avait déjà été réduit par des ventes successives. Aux temps de l’enfance d’Ahmed Rıza, le çiftlik semble avoir été plus large : il commençait près de la maison des Rıza et s’étendait, avec des prolongements jusqu’à la mer, au sud jusqu’au çiftlik de Hasip Paşa, aux frontières de Beylerbeyi — distant de quelques kilomètres. Avec ce dernier, le çiftlik d’İngiliz Ali représentait la plus grande exploitation de la région38. D’après les correspondances familiales, le çiftlik avait clairement une importance économique, même si cette question n’a pas préoccupé les Rıza — un fait sur lequel il faudra revenir. Déjà l’appellation de çiftlik dénote une activité économique au-delà de la subsistance, et rien que la superficie indique qu’il ne s’agissait pas d’un potager39. Le çiftlik d’İngiliz 36
ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya, notes non-datées, non-signées sur Ahmed Rıza. Semavi Eyice : Bizans Devrinde Boğaziçi. Istanbul : İstanbul Üniversitesi Edebiyat Fakültesi Yay., 1976, p. 78. 38 Voir notamment C. Kayra/E. Üyepazarcı : Kandilli, Vaniköy, Çengelköy, p. 159. Voir parmi les correspondances familiales ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya, Ahmed Rıza à Fahire, Izmir, 23 Teşrin-i Evvel 98 (9 novembre 1882). 39 Cf. Şevket Pamuk : The Ottoman Empire and European Capitalism, 1820-1913. Trade, Investement and Production. Cambridge : Cambridge University Press, 1987, p. 85-87 ; Reşat Kasaba : The Ottoman Empire and the World Economy. The Nineteenth Century. Albany : State University of New York, 1988, p. 25-27. 37
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Ali disposait donc d’un potentiel économique important. Par sa population, Istanbul représentait un des plus grands marchés d’Europe pour les produits alimentaires et avait depuis toujours nécessité un approvisionnement conséquent en produits agricoles40. Cependant, avec la croissance de la ville au cours du XIXe siècle, le besoin de ravitaillement prenait des proportions nouvelles, inégalées jusque-là. Même si la question de l’agriculture urbaine n’a pas fait l’objet d’études approfondies, il paraît évident que le développement de la ville engendrait une croissance de l’activité agricole dans la région d’Istanbul41. Plusieurs conditions nécessaires pour une telle évolution étaient réunies : la proximité d’un marché de plus d’un million d’habitants, l’existence d’une infrastructure de transport, la possibilité de recourir à une réserve de main-d’œuvre au-delà de la population paysanne. Pour d’autres capitales comme Paris, le XIXe siècle a été caractérisé comme « l’apogée de la vie rurale » dans les environs de la ville42. Dans le cas d’Istanbul, la proximité du marché et le faible développement du réseau de chemin de fer permettaient un quasi-monopole sur la culture des produits frais de consommation quotidienne, inadaptés au transport et vendus à des prix élevés. Il en est né des appellations de fruits et de légumes en fonction de leurs lieux de provenance (concombres de Çengelköy, fraises d’Arnavutköy, noix de Beykoz…), parfois encore utilisées de nos jours43. Il est important de souligner que cette spécialisation de l’agriculture permettait des taux de profits importants et représentait par conséquent un enjeu économique. En fait, il faudrait se demander si la croissance de la ville et la montée en puissance de l’exploitation agricole dans ses environs n’a pas représenté un facteur d’émergence du mode d’existence de l’élite étatique. Les hauts bureaucrates avaient non seulement des maisons de plaisance somptueuses sur les bords du Bosphore, mais disposaient aussi de çiftlik sur les collines qui représentaient un potentiel économique considérable44. 40 Voir Suraiya Faroqhi : « Crisis and Change, 1590-1699 », H. İnalcık/D. Quatert : Economic and Social History of the Ottoman Empire, p. 493. 41 Je suis heureux d’avoir pu avoir une discussion avec Donald Quataert à ce sujet. Ce phénomène est bien étudié pour d’autres villes, p. ex. Paris. Michel Phlipponneau : La vie rurale de la banlieue parisienne. Étude de géographie humaine. Paris : A. Colin, 1956. 42 Ibid., p. 62 sqq. 43 Voir les entrées correspondantes dans İstanbul Ansiklopedisi, éd. Reşat Ekrem Koçu. Istanbul : Tan Matbaası, 1958-1971. 44 Ce schéma n’était pas très éloigné du cas de Paris. Pour beaucoup de grands bourgeoisaristocrates de la ville, la propriété terrienne dans les banlieues continuait à représenter
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En résumé, il paraît évident que l’agriculture urbaine a eu une importance économique pour la famille Rıza. Il ressort nettement des correspondances familiales que les Rıza n’avaient pas uniquement embauché des jardiniers, mais aussi des travailleurs agricoles, avec un chef à leur tête, Alikan Usta45, et également un administrateur pour le çiftlik46. La vie du jeune Ahmed Rıza se développa ainsi en lien avec l’agriculture, économiquement certes, mais aussi par un engagement personnel qui remontait à son enfance. Dès son jeune âge, Rıza fut proche de l’activité agricole et il développa un véritable intérêt pour les affaires du çiftlik. Obligé aussi par les recommandations des médecins qui lui conseillaient l’air frais pour soigner son asthme, il passa beaucoup de temps dans les jardins et les champs47. Loin de s’occuper uniquement d’affaires bourgeoises, comme le dressage des chiens, il montra un intérêt général pour les plantes, pour les systèmes d’irrigation, la récolte — bref, pour l’agriculture en général. Comme nous le verrons, cet intérêt allait se répercuter sur son choix de formation professionnelle et le mener aux portes de l’Institut national agronomique de Paris. Crise de l’Empire, crise de la famille : dépression économique et questions financières Si nous comparons l’image que nous avons dressée de l’enfance aisée d’Ahmed Rıza avec sa vie d’opposant pauvre à Paris, le décalage est grand. Peut-on imaginer que Rıza ait opté pour cette vie par choix, que sa vie de Jeune Turc reposait sur une initiative individuelle, dictée par son amour de la patrie, comme il aimait le proclamer ? Aussi engagé qu’il fût, il est évident que la rupture d’Ahmed Rıza avec sa vie de grand bourgeois eut une base plus structurelle et qu’elle correspondit à un déclin matériel des conditions de vie de sa famille. En effet, la famille Rıza vécut un déclin économique indéniable dès la fin des années 1870, dans les années donc où Ahmed Rıza sortait de sa jeunesse. Cependant, l’enjeu de ce déclin fut moins un problème existentiel que le danger une source de revenus qui alimentait leur vie urbaine. Bernard Marchand : Paris, histoire d’une ville, XIXe-XXe siècle. Paris : Seuil, 1993, p. 198 sqq. 45 Voir p. ex. Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 12 Eylül 96 (24 septembre 1880). 46 Voir les remarques d’Ali Rıza à propos de la nomination du nouvel administrateur, Minâs Efendi. Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 2 Teşrin-i Sâni 95 (14 novembre 1879). 47 Voir en particulier Mukaddeme, p. 1-2. À noter que la figure d’Adil dans le roman Uhuvvet de Selma passe une vie assez solitaire et s’adonne aux plaisirs de la chasse, la pêche, le jardinage et fait ainsi penser à Ahmed Rıza.
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d’une dégradation sociale, une menace de déclin de statut se conjuguant avec la crise de l’Empire. Mauvaise gestion agricole, dévalorisation du patrimoine, débâcles familiales, mise à pied politique — encore une fois, nous ne disposons pas d’informations précises sur les raisons du déclin qui frappa la famille. Pourtant il n’est pas difficile de le placer dans le contexte du climat économique général et de voir dans le cas des Rıza la manifestation multiple de la crise économique qui affectait l’Empire ottoman, obligé de faire face à de nouvelles conditions économiques. Au fond, le déclin de la famille s’inscrivit dans la Grande Dépression qui bouleversa le monde — et aussi la vie d’Ahmed Rıza. Il importe cependant de rappeler une chose : aux problèmes généraux, auxquels fut confrontée la famille Rıza et que nous allons étudier plus loin, s’ajouta comme problème particulier l’exil du père. Effectivement, cette tragédie d’ordre privé opérait comme la toile de fond familial des changements structurels que l’Empire connut à partir de la fin des années 1870. Ainsi, les Rıza étaient obligés de se retrouver dans le climat de crise, dans des conditions de bouleversement de leur mode de vie familiale et économique. Car la mesure de l’exil fut non seulement politique, mais aussi économique. Comme nous l’avons vu, İngiliz Ali chercha aussitôt à imiter dans l’exil à Konya son mode de vie opulent d’Istanbul, à la recherche du confort et de l’aisance qui prouvait, à lui et à son entourage, son appartenance à l’élite ottomane. L’entretien de ce deuxième foyer représentait donc des dépenses importantes s’ajoutant à celles de la demeure familiale à Istanbul. Cet éloignement de la ville eut également pour conséquence qu’Ali Bey ne pouvait plus exercer la gestion du çiftlik. Celle-ci passa ainsi à son fils Ahmed Rıza, même si le père continua à donner des instructions dans ses lettres, d’une façon directe, ou en faisant des recommandations générales sur les affaires du çiftlik. Quelques années plus tard, ce fut finalement le gendre, Osman Bey, le mari de Fahire, qui en assuma la gestion, visiblement pas au grand profit de la famille48. Mais l’aspect le plus important de son exil fut l’impossibilité pour Ali Rıza d’ajouter des revenus supplémentaires à son salaire par l’accumulation des fonctions, voire par la corruption. À Konya, il ne se trouvait plus dans le circuit des hauts fonctionnaires qui se succédaient à différents 48
Il commença à acquérir des parties du çiftlik dès le début de 1881. Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 9 Kanûn-i Sâni 96 (21 janvier 1881).
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postes de l’administration. Ainsi, la volonté politique du sultan Abdülhamid d’exiler le Sénateur Ali Rıza confronta la famille Rıza à des difficultés économiques particulières qui ne faisaient qu’aggraver les problèmes structurels nés de la profonde crise dans laquelle l’Empire était plongé. Dans la correspondance familiale, les difficultés économiques constituent l’un des sujets de discussion les plus courants entre le père et le fils. Arrêtons-nous d’abord sur l’exploitation agricole des Rıza, en tenant compte de l’importance économique que nous lui avons accordée. Nous avons évoqué le passage de la gestion du çiftlik à Ahmed Rıza. Cependant, les problèmes probables survenus dans le çiftlik après le départ du père peuvent être sans doute moins imputés à l’incompétence du fils qu’à deux raisons structurelles49. D’abord, la situation générale de l’agriculture ottomane. La Grande Dépression est généralement caractérisée par une tendance déflationniste qui affecta le plus sévèrement le secteur primaire50. La baisse mondiale du prix des produits agricoles engendra une chute de rentabilité et confronta l’Empire ottoman à l’incapacité de se maintenir sur le marché mondial, faute de pouvoir adapter sa production agricole devenue trop chère à la compétition internationale51. Le phénomène déstabilisa en premier lieu les conditions de vie de la paysannerie, durement touchée par l’effondrement continuel des prix des produits agricoles52. Ce constat général du déclin de l’agriculture ne s’applique certainement pas à l’agriculture spécialisée dans les environs d’Istanbul. Pourtant, des recherches supposent également une dépression des prix pour tous les produits de nécessité quotidienne après les années catastrophiques d’inflation lors de la guerre russo-ottomane53. Cette guerre fit notamment reculer la demande par la détérioration des conditions de vie de la population stambouliote et par des réquisitions militaires qui fort probablement touchèrent aussi les Rıza54. 49 Cf. les accusations du père dans la lettre Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 11 Mayıs 95 (23 mai 1879). 50 E. J. Hobsbawm : Age of Empire, p. 36. 51 À la suite de la révolution de 1908, ce problème et les effets qu’il engendrait pour la fiscalité de l’État ont été identifiés comme la principale raison du déclin de l’Empire ottoman au XIXe siècle, notamment par l’économiste Alexander Helphland (Parvus). Voir E. D. Akarlı : The Problems of External Pressures, p. 169-170. 52 D. Quataert : « The Age of Reforms », p. 871. Sur la régression des prix dans l’Empire ottoman voir C. Issawi : Economic History of Turkey, p. 334. 53 Voir A. Duben/C. Behar : Istanbul Households, p. 39. 54 Par comparaison, pendant la Première Guerre mondiale, nous trouvons des réfugiés et des soldats stationnés sur les terres du çiftlik. Ahmet Ragıp Akyavaş : Tarih Meşheri. Hâtırat. Istanbul : Türkiye Diyanet Vakfı, 2002, vol. I, p. 211.
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La deuxième raison structurelle pouvant avoir affecté la rentabilité du çiftlik réside dans le changement des modes du ravitaillement de la ville d’Istanbul à la suite de la construction des voies ferrées. Lorsque les premiers chemins de fer arrivèrent à Istanbul en 1871, la révolution mondiale de l’approvisionnement en nourriture des grandes villes par voie ferrée était en marche. En Europe et aux États-Unis, les chemins de fer jetaient les bases de l’approvisionnement moderne des agglomérations urbaines. Cette évolution affectait directement l’agriculture urbaine qui n’avait plus le monopole sur le ravitaillement en produits frais55. Nous ne savons pas comment l’ouverture des lignes de chemin de fer se répercuta sur l’agriculture des collines du Bosphore, faute d’indices et aussi faute de travaux détaillés sur ce sujet. Mais ce changement dans la structure de l’agriculture urbaine s’ajouta à la difficulté générale de la situation agricole de l’Empire. S’il ne nous est pas possible d’en définir les effets immédiats sur l’exploitation agricole des Rıza, il paraît évident que les deux points indiquent bien une tendance sur la longue durée impliquant un changement structurel des bases économiques de la famille. En tout cas, comme nous le verrons, le çiftlik fut suffisamment marginal pour Ahmed Rıza à la fin des années 1880 pour qu’il ne mît pas à l’épreuve ses compétences d’agronome acquises à Paris, soit par choix personnel, soit du fait des problèmes économiques, soit à la suite de la mainmise du gendre Osman Bey sur le domaine. Cependant, à en juger par les correspondances familiales, la dégradation de la situation économique venait non pas des difficultés dans l’activité agricole mais de la débâcle financière dans laquelle se trouvait l’État ottoman. Coupé du marché européen d’emprunt, le premier recours de l’État pour couvrir les dépenses infligées par la désastreuse guerre russoturque (1877-1878) consista dans une hausse d’impôts. Cette mesure allait jusqu’à retenir une partie du salaire des fonctionnaires, une nouveauté dans l’Empire56. Mais la famille de Rıza fut surtout affectée par les taxes sur leur habitation et leur çiftlik. Les fonctionnaires chargés de la collecte des impôts se montraient particulièrement intransigeants et il s’engagea tout une négociation avec eux sur le montant déjà payé et encore à payer, sur le taux exact de monnaie métallique et de monnaie 55 Cependant il faut noter que, la plupart du temps, la simple croissance des villes absorbait plus que nécessairement des éventuels déficits nés de cette évolution. Cf. M. Phlipponneau : La vie rurale de la banlieue parisienne. 56 E. D. Akarlı : The Problems of External Pressures, p. 38.
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papier exigé pour les impôts57. L’inflation causée par la guerre et l’introduction du papier-monnaie représentaient un autre problème et la famille fut même contrainte de faire des concessions sur son mode de vie, au point que le père s’interrogea sur la façon dont elle avait pu tenir au temps de l’inflation58. C’est en particulier, semble-t-il, au cours de ces années que la famille fut obligée de contracter des dettes, surtout auprès de Levantins, pour faire face à la situation économique, un problème chronique de la fin de l’Empire59. Cependant, le problème le plus sérieux était sans doute le retard chronique dans le paiement des salaires. Déjà il était fréquent que le montant indiqué d’un salaire ne corresponde pas aux indemnités réelles60, mais avec la crise financière, les arriérés de salaire devinrent une habitude de l’époque hamidienne, culminant à la fin de 1878 quand l’État se retrouva dans l’incapacité de payer61. Or les retards se prolongèrent même après la consolidation de la fiscalité, de sorte qu’ils produisaient un état permanent d’insécurité financière. Le paiement des arriérés prenait des formes de récompenses personnelles, censées créer un lien de fidélité vis-à-vis du monarque, mais dans la longue durée, ce problème prit une place importante dans la déstabilisation de l’autorité hamidienne62. « Comme partout dans la patrie, ici aussi, on a commencé à souffrir du manque d’argent à cause de la crise financière, »63 écrivit Ali Rıza au printemps 1879 à son fils. Deux années plus tard, après la stabilisation relative de la fiscalité, la situation ne s’était pas considérablement améliorée64 : les gens occupaient chaque jour le bureau du comptable pour arracher sous des huées des sommes aussi dérisoires que vingt-cinq kuruş. Pour Ali Bey, la raison de cette situation était pourtant claire et n’impliquait ni l’économie de l’Empire, ni la responsabilité directe de 57 Sur le problème de payements d’impôts en papier-monnaie, voir F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 120 ; Edhem Eldem : A History of the Ottoman Bank. Istanbul : Ottoman Bank Historical Research Centre, 1999, p. 133-139. 58 « Kaime zamanında nasıl idâre etmişiz hakikaten ta’ccüb edecek şeydir. » Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 11 Mayıs 95 (23 mai 1879). 59 Les dettes contractées par la famille à Istanbul provoquaient parfois la colère d’Ali Bey. Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya 2 Teşrin-i Sâni 95 (14 novembre 1879). 60 Voir C. V. Findley : Ottoman Civil Officialdom, p. 322. 61 F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 120. Cf. C. V. Findley : Ottoman Civil Officialdom, p. 318 sqq. 62 E. D. Akarlı : The Problems of External Pressures, p. 195-196. 63 « Burhân-ı mâliye memleketimizin her tarafında olduğu gibi burada da parasızlıktan zahmet çekilmeye başladı. » Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 11 Mayıs 95 (23 mai 1879). 64 Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 9 Kanûn-i Sâni 96 (21 janvier 1881).
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l’administration locale, du gouvernement, ni même celle du sultan : « Cela est dû à rien d’autre que la chose suivante, mon fils : personne ne s’occupe de la collecte des impôts agraires [tahsilat], pour permettre que les caisses se remplissent et que chacun reçoive son solde. »65 Il souhaitait que l’État prenne en main ce problème d’une façon définitive, surtout tenant compte du fait que le vilayet de Konya était riche. En vue d’organiser la collecte, il approuva même un éventuel recours aux militaires tel que les rumeurs le laissaient entendre. Si nous tenons compte du fait que la production agricole dans la région était encore à cette époque largement le fait de petites exploitations, outre le souhait d’une meilleure gestion de l’administration, cette vision nous apprend ceci : Ali Rıza se souciait davantage du sort des petits fonctionnaires que de celui des paysans. Il cautionnait l’usage de la violence contre les paysans, ne serait-ce que symboliquement, au profit des fonctionnaires et plus généralement de l’État. Pour ce membre de l’élite ottomane, pourtant impliqué luimême dans l’agriculture, le fonctionnaire comptait plus que le paysan. Frappé par la disgrâce du sultan, İngiliz Ali ne bénéficia pas d’un traitement de faveur particulier dans le paiement du salaire. Pourtant, même en tant qu’exilé politique, il continuait à être un fonctionnaire supérieur et recevait donc son salaire avant ses subalternes, pour qui les paiements pouvaient pourtant avoir une importance bien plus vitale que pour lui66. En mai 1879, il estima qu’il recevrait son salaire sénatorial garanti de 10 000 kuruş (100 lira), les indemnités des postes occupés ne pouvant pas être cumulées avec cette somme67. Quand quelques semaines plus tard un document venu d’Istanbul fixa son salaire global à 15 000 kuruş en cumulant celui de Sénateur et de directeur de l’installation des émigrés, ce calcul lui sembla suffisamment déraisonnable pour qu’il attendît une correction68. Ce qui importe n’est pas la possibilité d’une confusion sur le salaire, mais la signification de cette confusion. Le fait qu’il ne sut pas avec certitude le montant du salaire qui lui était dû, même après avoir passé six mois à son nouveau poste à Konya, montre bien les problèmes financiers qui frappaient la famille Rıza. Pendant tout ce temps, le père 65
« Bu da başka bir şeyden değil oğlum[ :] Tahsilata kimse baktığı yok ki sandığa para gelsin de herkes alabileceğini alabilsin[.] » Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 9 Kanûn-i Sâni 96 (21 janvier 1881). 66 Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 11 Mayıs 95 (23 mai 1879). Ali Bey et ses collègues de même rang avaient la possibilité de retenir des impôts collectés avant leur envoi à Istanbul. 67 Ibid. 68 Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 22 Haziran 95 (4 juillet 1879).
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n’avait reçu, de toute évidence, qu’une partie de ses indemnités. À la fin de l’année, Ali Bey estima les arriérés de son salaire à plus de 1 000 lira, autrement dit, à près d’un an de salaire d’un sénateur69. S’il recevait cet argent, écrivit-il, ce serait comme gagner à la loterie, à laquelle la famille jouait en effet avec beaucoup de passion et encore plus d’espoir. Des années plus tard, le problème n’était pas résolu70. Cette question de salaire représentait un véritable problème pour la famille Rıza, car ce fut pour l’essentiel les revenus du père qui couvraient ses dépenses. Nous savons qu’au début des années 1880, Ahmed Rıza assuma sa première embauche, mais en début de carrière, ses gains ne pesaient pas beaucoup dans le budget général de la famille. Même si des revenus agricoles du çiftlik s’ajoutaient au budget de la famille, celui-ci dépendait largement du salaire du père. Ali Bey envoyait régulièrement de l’argent à sa famille depuis Konya par le biais de différents marchands. D’après les correspondances que nous avons pu consulter, les sommes envoyées variaient dans une fourchette allant de 2 000 à 8 000 kuruş, en fonction du salaire qu’il recevait. Mais du fait des variations de son salaire, l’endettement était souvent la seule solution pour maintenir le standard de vie de la famille. Certes, les difficultés financières auxquelles faisaient face les Rıza, et qui occupaient une telle place dans les correspondances familiales, n’étaient que relatives. Preuve que l’aisance continua dans les années 1880, Ahmed Rıza put quitter son poste au Bureau de traduction de la Sublime Porte et se rendre à Paris pour des études en agronomie. Les problèmes économiques ne causaient jamais une crise existentielle qui aurait mené la famille à la ruine, et en fin de compte, ils n’obligeaient pas les Rıza à changer leur mode de vie d’une façon radicale, même s’ils se disaient attentifs aux dépenses. Enfin, tout l’enjeu était là : par la mise en avant des modes de vie associés à la bourgeoisie étatique de l’Empire, la famille devait pouvoir prouver son appartenance à l’élite ottomane, malgré la disgrâce et l’éloignement du père. C’était cette sociabilité bourgeoise qui pouvait garantir l’intégration du fils Ahmed Rıza dans les réseaux importants et qui représentait la condition pour trouver de bons maris aux filles. 69 « Konya’da da aylık almak ne derece güçleştiği ta’rif edemem. » Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 2 Teşrin-i Sâni 95 (14 novembre 1879). La somme accumulée indique que des irrégularités avaient déjà commencé avant son renvoi en exil. 70 Voir p. ex. son salaire reçu de 6840 kuruş début 1885. Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 8 Şubat-ı Rûmî 1885 (20 février 1885).
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Or, les changements structurels des années 1880 ne furent pas en leur faveur. L’exploitation agricole déclina, et la famille semble avoir commencé à en céder la gestion dès 1881, donnant des champs au mari de Fahire, Osman Bey. Ces évolutions se soldèrent par une dépendance croissante vis-à-vis du salaire de Sénateur, tandis que la fiscalité défaillante de l’État n’en garantissait plus le versement régulier, menant ainsi la famille dans une impasse. Derrière la vie aisée, les difficultés furent systématiques et préoccupèrent les Rıza, des plus âgés aux plus jeunes. Enfin, la mort du père en 1886 coupa la famille d’un revenu principal et priva Ahmed Rıza des allocations qu’il recevait à Paris. À l’approche de la trentaine, Ahmed Rıza dut faire face à une toute nouvelle situation. La formation initiale : l’éducation d’un enfant de l’élite moderniste « Kendisi gayet efkâr-ı münevvere eshâbından her şeye vâkıf, zeki bir zât… »71
Nous serions tentés d’analyser l’éducation intellectuelle d’Ahmed Rıza au prisme de son futur engagement politique. Il est aisé de trouver les origines d’une bonne partie de sa pensée jeune-turque dans sa vie des années 1870 et 1880, même si, à part des lettres, nous ne disposons pas d’écrits de Rıza pour cette période. Pour autant, il serait erroné de vouloir confondre sa formation intellectuelle et son adolescence comme la source de sa future activité jeune-turque. En étudiant la formation initiale de Rıza, il s’agit donc moins d’analyser son idéologie politique, que d’étudier les aspects culturels de sa vie intellectuelle d’adolescent et élucider le cadre idéologique dans lequel cette formation initiale prenait sens. Ce que nous faisons, c’est lui laisser le temps de rêver, d’espérer et d’apprendre à se confronter à la réalité. Pour tout dire, le temps de grandir. Tenant compte de son statut social, des moyens économiques et culturels de la famille, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’éducation d’Ahmed Rıza fût aussi exceptionnelle que sa vie de grand bourgeois sur le Bosphore. Les cours privés de poésie et de musique pourraient amener à penser que le jeune Rıza reçut uniquement une éducation ottomane classique, mais en fait, il reçut une des meilleures éducations modernes qui fût possible en son temps. En effet, plusieurs aspects ont contribué dès son enfance au fait 71 Ahmed Midhat à propos d’Ahmed Rıza à Şeyh Abdullah Cemaleddin Efendi, 27 Kanûn-i Evvel 97 (10 janvier 1882). Collection Burak Çetintaş. Lettre reproduite dans B. Çetintaş : « Ahmet Rıza Bey’in İki Avrupa Seyahati », p. 70.
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qu’il devienne l’un des plus importants idéologues ottomans, une idole pour toute une génération, et un savant à qui l’on attribue parfois une place pionnière dans le développement des sciences sociales en Turquie. Pour expliquer cette éducation hors norme, il faut, au-delà d’une approche institutionnelle qui consisterait à énumérer les établissements fréquentés, se pencher sur le climat intellectuel qui façonnait sa perception du monde et participait à sa formation. C’est pourquoi nous nous arrêtons sur deux dimensions de son éducation initiale pour mettre en valeur la vision d’une formation plutôt que celle d’une simple instruction. D’abord l’instruction scolaire, c’est-à-dire les écoles fréquentées par Ahmed Rıza mais aussi les cours particuliers qui tenaient une place importante dans son parcours. Ensuite le climat intellectuel régnant au sein de sa famille et de sa classe sociale qui représentait la toile de fond pour son développement ; son analyse permettra d’inscrire Ahmed Rıza dans l’espace des expériences et des attentes de son adolescence. Les cours particuliers Comme nous l’avons vu, Ahmed Rıza reçut dès son enfance des cours particuliers de professeurs renommés pour qu’il se familiarise avec les beaux-arts, la musique et la poésie. Le recours à des professeurs privés était répandu jusqu’aux couches relativement modestes. Faute de l’existence d’un système de formation établi, il représentait souvent une nécessité pour acquérir des connaissances spécialisées ou pour approfondir des intérêts. Il nous faut ajouter que la santé fragile d’Ahmed Rıza pesait lourdement sur son parcours scolaire et l’empêchait souvent de se rendre à l’école, de sorte que l’éducation privée devait représenter un complément de l’instruction scolaire. Les cours particuliers complétaient ce parcours, voire même le supplantaient : la première formation d’Ahmed Rıza semble s’être faite par le biais de cours particuliers, et non dans l’école primaire de son quartier, comme le voulait la coutume. Après avoir intégré le cursus scolaire, il continua à recevoir des cours particuliers pour approfondir l’instruction donnée dans les établissements modernes. Par conséquent, jusque dans les années 1880, Ahmed Rıza eut une instruction en tête-à-tête avec des professeurs reconnus qui ne se limitait pas à l’apprentissage des plaisirs bourgeois mais révélaient un véritable souci d’acquérir une formation générale d’excellence. Comme nous l’avons en partie déjà vu, il reçut des cours intensifs de poésie, d’écriture et de calligraphie, d’arabe et de persan, probablement
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même de religion, comme le voulait la norme de l’époque72. Ces cours visaient à lui donner l’éducation ottomane classique telle quelle avait été définie bien avant la période des Tanzimat, par une combinaison entre les savoirs poétiques, la langue bureaucratique et la culture générale non religieuse définie d’après le concept d’adab, désignant l’homme cultivé dans la tradition de l’instruction humaniste islamique non religieuse73. Cette éducation continuait à représenter la formation initiale nécessaire pour exercer des fonctions au sein de l’administration, mais elle constituait aussi une des bases pour la reconnaissance publique et l’existence en tant que journaliste ou homme de lettres indépendamment du service de l’État — une formation initiale par laquelle passèrent l’ensemble des écrivains ou des intellectuels ottomans jusqu’au XXe siècle. En même temps, İngiliz Ali donna aussi une grande importance à l’éducation moderne et en particulier à l’apprentissage du français. Vers la fin du siècle, des cours particuliers de français deviendraient ordinaires pour la classe instruite, de même que pour les couches moyennes de l’Empire, grâce à la vulgarisation de l’éducation moderne. Or, à l’époque d’Ahmed Rıza, ceux-ci gardaient encore un statut d’exception. Conscient de l’importance de la maîtrise de cette langue, le père fit appel à des professeurs de français dès son plus jeune âge, de même qu’il s’empressait de faire venir des professeurs spécialisés dans tous les domaines. Dans les années 1870, ce furent ainsi des professeurs du lycée de Galatasaray, au point qu’Ahmed Rıza réussit régulièrement à passer les examens de fin d’année74. De cette façon, Rıza disposa des atouts pour développer une culture générale à l’occidentale et faire ses premiers pas vers la connaissance des « sciences » qui apparaissaient comme la clé pour comprendre le monde et les temps modernes. Un parcours scolaire impressionnant et marginal Pour deux raisons, la scolarisation d’Ahmed Rıza fut différente de celle d’autres Jeunes Turcs. D’abord, né en 1858, il intégra l’école à une 72
Des documents signalent comme son professeur principal Dağıstanlı Yusuf Hicri Efendi, un enseignant renommé de l’époque. « Biraderim Ahmed Rıza Bey’in Hal Tercümesi », Collection Faruk Ilıkan ; A. B. Kuran : İnkılâp Tarihimiz ve İttihad ve Terakki. p. 232. 73 C. V. Findley : Ottoman Civil Officialdom, p. 36-38. Sur « adab » voir en particulier A.-L. Dupont, Ğurğî Zaydân, p. 135-140. 74 « Biraderim Ahmed Rıza Bey’in Hal Tercümesi », Collection Faruk Ilıkan.
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période où un programme de réforme généralisée du système éducatif n’avait pas encore été défini. L’expérience commune des écoles hamidiennes qui marquèrent le mouvement des Jeunes Turcs dans les années 1890 lui resta inconnue. Deuxièmement, par son statut social, il eut droit non seulement à des cours privés mais aussi à un enseignement d’un plus haut niveau du fait des institutions qu’il fréquentait. Il intégra les premières institutions modernes établies par l’État, en un temps où la scolarisation était encore largement réservée aux couches supérieures de l’Empire et bénéficiait d’un large prestige. En résumé : en intégrant les grandes écoles étatiques établies quelques années auparavant, Ahmed Rıza se trouva au cœur des premiers efforts de l’État ottoman visant à définir une éducation moderne et donner un cadre institutionnel à la formation d’une élite bureaucratique, capable de guider l’administration moderne et transformer ainsi l’Empire. Nous le retrouvons d’abord à la Beylerbeyi Rüşdiyesi, l’école moderne la plus proche de son domicile. Les rüşdiye avaient le statut d’école secondaire, mais faute d’un système d’école primaire, elles représentaient souvent les premières institutions d’enseignement moderne, aboutissant à un enseignement souvent médiocre75. Rıza ne manquait pas de souligner ce fait, en particulier dans l’un de ses écrits, où il précisait que l’enseignement n’avait rien de stimulant : il n’y apprit rien sur la poésie, ni sur l’histoire de l’islam ou celle de l’Empire ottoman, et moins encore sur les sciences naturelles76. Conscient de cette insuffisance, il développa l’ambition de suivre en parallèle une deuxième institution scolaire. Le choix se porta sur le Mahrec-i Aklam, où il se rendait à la sortie du rüşdiye. Alors que l’institution s’adressait surtout à des élèves de l’âge du lycée, il semble y avoir eu également des classes préparatoires, que Rıza put intégrer77. Le Mahrec-i Aklam était un établissement expérimental qui figurait comme école préparatoire au service de l’État. De 1863 jusqu’à son intégration en 1876 au Mekteb-i Mülkiye, école de l’administration, il resta un établissement de petite taille. L’école visait clairement la formation d’une nouvelle élite ottomane78. La spécificité du Mahrec-i Aklam par 75
Osman Ergin : Türk Maarif Tarihi. Istanbul : Eser Matbaası, 1977, vol. II, p. 390394 ; Selçuk Akşin Somel : The Modernization of Public Education in the Ottoman Empire 1839-1908. Islamization, Autocracy and Discipline. Leyde : Brill, 2001, p. 15-64. 76 Mukaddeme, p. 1. 77 Nous nous référons principalement à l’article de Mehmet İpşirli : « Mahreç », TDVIA, vol. 27, p. 387-388. 78 En référence à la faiblesse du nombre des pachas parmi les diplômés, Olivier Bouquet avance que cet objectif initial n’était pas acquis. Les Pachas du Sultan, p. 247.
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rapport aux autres écoles préprofessionnelles était une orientation nettement plus technique, accordant une place importante aux matières telles que la chimie et la physique. Il est probable que Rıza y développa déjà une passion pour la chimie qu’il allait garder jusqu’à la fin de sa vie et qui lui offrit, pour une courte durée, un débouché professionnel. Prenait également une importance centrale l’apprentissage du français au point que pour plusieurs élèves, l’école fut l’antichambre du Bureau de Traduction. À part cela, les matières traitées étaient l’arabe et le persan, la mathématique, la poésie, la calligraphie, l’histoire et la géographie. En outre, au Mahrec-i Aklam, Ahmed Rıza eut l’occasion de rencontrer des professeurs aux idées « éclairées » (münevver), ainsi que quelques étudiants sérieux des classes supérieures qui l’impressionnèrent beaucoup79. À l’achèvement du rüşdiye, probablement autour de l’âge de 14 ans, Ahmed Rıza ne poursuivit pas sa formation au Mahrec-i Aklam, mais intégra une institution encore plus prestigieuse : le Mekteb-i Sultanî ou le Lycée Impérial ottoman de Galata-Sérai. Ouvert en mai 1868 sur une initiative ottomane et française conjointe comme école étatique destinée à l’enseignement français, le Lycée de Galatasaray fut aussitôt considéré comme la manifestation de l’influence culturelle que la France avait prise dans l’Empire80. Pour les dirigeants ottomans, l’ouverture d’un lycée français représentait la condition pour le développement d’une éducation moderne sous tutelle étatique, capable d’appuyer la formation d’une nouvelle élite formée par une instruction occidentale. Le lycée était censé représenter en même temps une alternative aux écoles modernes communautaires qui échappaient au contrôle de l’État et qui avaient créé une éducation française principalement adressée aux non-musulmans. Considéré comme un pas crucial dans l’établissement d’un système scolaire moderne généralisé, le lycée faisait figure de modèle pour l’ensemble de la réforme de l’éducation secondaire dans l’Empire81. Par rapport au Mekteb-i Sultanî, le Mahrec-i Aklam faisait office d’école préparatoire. Indice du statut du lycée au sein de la hiérarchie des établissements scolaires de l’Empire, un document du ministère de l’éducation sur les élèves du Mahrec-i Aklam précise que les bons étudiants seront inscrits 79 Mukaddeme, p. 1-2. Parmi ceux-ci, on peut citer Abdurrahman Şeref qui devint instituteur à l’école en 1873. Mehmet Demiryürek : Tanzimat’tan Cumhuriyet’e Bir Osmanlı Aydını : Abdurrahman Şeref Efendi 1853-1925. Ankara : Phoenix, 2003, p. 89. 80 Voir E. Engelhard : La Turquie et les Tanzimat, p. 13-18. 81 Il existe une étude d’autorité sur le lycée à laquelle nous nous référons dans le passage suivant. Gülsüm Güvenli : Le Lycée de Galatasaray (1868-1923). Histoire sociologique d’une institution scolaire. Thèse de doctorat, Paris EHESS, 2007.
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au Mekteb-i Sultanî, tandis que les autres seront affectés au Dar-ül Mua’llimîn (école normale) et au Mekteb-i Mülkiye, qui étaient pour autant des écoles phares du système ottoman82. Si nous considérons que le père d’Ahmed Rıza quitta sa fonction de maire adjoint au 6e arrondissement en septembre 1867, c’est-à-dire quelques mois avant l’ouverture du lycée dans cette même municipalité, il est probable qu’il ait contribué aux travaux préparatoires. L’entrée d’Ahmed Rıza dans l’établissement a dû correspondre à la période où son père se trouvait à la tête du protocole des Affaires étrangères en 1873. Il faisait ainsi partie des enfants des plus hauts fonctionnaires qui représentaient un des groupes les plus importants au sein du lycée, contribuant à l’image de Galatasaray comme première école de l’élite de l’État ottoman. Même si un brassage social relatif existait, Rıza se retrouva parmi des enfants de même statut social. La fragilité de sa santé nous fait supposer qu’il était plutôt demi-pensionnaire, voire externe, et non pas pensionnaire. Cela peut d’ailleurs aussi expliquer pourquoi il n’intégra pas l’école plus tôt. En tout cas, il est fréquemment mentionné que sa santé l’empêchait de suivre les cours à cette étape de son éducation. De ses cours privés dépendait bien souvent sa réussite aux examens de fin d’année. Par ailleurs, même si la plupart des récits le supposent, il ne fut probablement pas diplômé du Mekteb-i Sultanî. En fait, il ne figure dans aucune liste de diplômés, ni dans les salnâme (annuaires administratifs) ottomans de l’époque — car les diplômés étaient cités dans ceux-ci —, ni dans différents annuaires et documents de l’école. Notons que suivre l’école sans recevoir le diplôme de fin d’étude ne constituait pas une situation exceptionnelle. D’autre part, une dispute assez violente avec son père en 1885, au cours de laquelle Ahmed Rıza lui reprocha de ne pas envoyer son frère Murad au Lycée de Galatasaray, montre qu’il était parfaitement conscient de la qualité de l’éducation offerte dans cette institution. Nous pouvons ainsi être sûrs que l’éducation au Mekteb-i Sultanî a beaucoup nourri l’esprit d’Ahmed Rıza. L’école, plus proche de l’éducation européenne que les rüşdiye ou le Mahrec-i Aklam car directement façonnée d’après des modèles éducatifs français, lui offrit un accès direct à l’assimilation des savoirs français et le familiarisa, par là même, à la discipline et à la réglementation sociale des modes d’organisation occidentaux. Il eut l’occasion d’y perfectionner non seulement son français, mais aussi ses connaissances en sciences naturelles qui représentaient 82
BOA, MF.MKT 4/68, 30 Cemaziülahir 1289 (4 septembre 1872).
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jusqu’à un tiers du programme. Ce fut probablement au Mekteb-i Sultanî qu’il acquit ses premières connaissances approfondies de l’historiographie française, au travers des manuels d’histoire importés de France. Nous pouvons également dire que les cours de philosophie et même d’éducation générale, marquée par de grands idéaux humanistes, contribuèrent à sa formation philosophique initiale et le rapprochèrent de la pensée des Lumières. Pour résumer, nous pouvons soutenir que la scolarisation au Mekteb-i Sultanî lui donna les atouts pour faire partie de l’élite intellectuelle de l’Empire et pour devenir un intellectuel reconnu par son parcours scolaire. En tout point, le parcours scolaire d’Ahmed Rıza était impressionnant. Mais les écoles qu’il fréquenta furent-elles finalement si importantes dans sa formation intellectuelle ? En effet, lui-même n’insistait pas beaucoup sur l’excellence de son parcours scolaire. Dans ses mémoires, il ne l’évoque pas du tout, et dans ses écrits ainsi que dans d’autres récits de l’époque, il n’en est question que de façon sporadique. Évidemment, il n’est pas question de minimiser les possibilités exceptionnelles offertes par son parcours scolaire, ni de douter de la qualité de son instruction ; plutôt il s’agit de mettre cette scolarité en relation avec d’autres éléments. Il paraît ainsi évident que le parcours scolaire d’Ahmed Rıza était loin de l’importance vitale qu’il eut pour des jeunes gens issus de couches plus modestes, y compris pour la quasi-totalité des militants du mouvement jeune-turc. Pour ceux-ci, l’école fut non pas un simple moyen d’instruction, mais la base d’une reconfiguration sociale de soi. L’école représentait un nœud des évolutions sociales de la seconde moitié du XIXe siècle qui touchaient les couches moyennes des villes. C’était en passant par les écoles modernes et leur formation à l’occidentale que les enfants de conditions modestes, par rapport aux origines de Rıza, pouvaient prétendre à un nouveau statut social en devenant médecins, officiers, ingénieurs, professeurs au sein de l’administration ottomane ou dans le privé. C’est précisément à partir de cette couche urbaine moyenne que naquit le mouvement jeune-turc. Les études sur les Jeunes Turcs convergent sur le rôle sociologique des écoles publiques supérieures dans le développement du mouvement, en tant que « génération contestataire formée dans et par l’école »83. 83 F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 256. Voir aussi W. Sendesni : Les Jeunes Turcs, p. 18-19, 67. Ahmet Bedevî Kuran a consacré la moitié de ses mémoires aux agissements jeunes-turcs au temps de sa scolarisation. Harbiye Mektebi’nde Hürriyet Mücadelesi. Istanbul : İş Bankası Kültür Yay., 2009 (1966).
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C’est en intégrant l’école que les enfants avaient l’opportunité d’accéder à une formation moderne, de connaître des courants de la pensée occidentale et de se faire une certaine idée de la liberté. C’est grâce à l’enseignement scientifique « axé sur un modèle abstrait de la vie plutôt que sur la vie elle-même »84 que les Jeunes Turcs développèrent une perception théorique de la nature et de la vie sociale. L’école représentait aussi la base d’une nouvelle sociabilité par la mise en relation de personnes d’origines différentes qui, par leur formation et leurs expériences communes, commençaient à partager une certaine vision du monde. Enfin, l’école fut le début de la prise de conscience jeune-turque. C’est à l’école que ces étudiants, majoritairement issus de régions éloignées de la capitale, développèrent une perception nationale de l’Empire ottoman, qu’ils avaient jusque-là connu depuis leurs villes de province, un sentiment des dangers qui pesait sur lui, et surtout, l’idée de leur rôle au sein de cet espace national. C’est à l’école que ces jeunes prirent conscience qu’ils représentaient ce que l’on a nommé une « élite en voie de formation »85. Dans le cas d’Ahmed Rıza, c’est le statut social élevé qui domine et explique sa spécificité par rapport à ses futures camarades jeunes-turcs. Pour lui, le parcours scolaire était loin d’avoir l’importance qu’il revêtait pour eux. Son passage par des écoles prestigieuses ne fit que confirmer un statut social d’élite qu’il était censé hériter par la reproduction sociale, et il n’eut pas le même impact existentiel que pour la plupart des Jeunes Turcs. Il faisait déjà partie d’une élite, vieille de plusieurs générations, et ne dépendait pas de l’éducation étatique pour se familiariser avec la pensée occidentale ni pour développer une sociabilité avec des individus aux conceptions modernistes, ni même pour s’imaginer à une position dirigeante. C’est aussi à cause de son appartenance à la classe dirigeante qu’il ne ressentait pas le besoin de construire une théorie de l’élite et du 84 Şerif Mardin : « L’aliénation des Jeunes Turcs. Essai d’explication partielle d’une conscience révolutionnaire », Jean-Louis Bacqué-Grammont/Paul Dumont (dir.) : Économie et sociétés dans l’Empire ottoman (Fin du XVIIIe – Début du XXe siècle). Paris : Éd. du CNRS, 1983, p. 161. 85 Anne-Laure Dupont emploie cette notion pour décrire l’usage fait par Ğurği Zaydân du mot « classe moyenne ». Ce terme ne désigne pas une catégorie sociologique quantifiable, mais une mouvance définie par la mobilité sociale rendue possible par la modernisation de la ville de Beyrouth. La notion de Dupont renvoie cependant à des couches plus modestes que celles auxquelles appartenaient les Jeunes Turcs. A.-L. Dupont : Zaydân, p. 85. Cf. Keith Watenpaugh : Being Modern in the Middle East. Revolution, Nationalism, Colonialism, and the Arab Middle Class. Princeton : Princeton University Press, 2006, p. 19.
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pouvoir, comme ce fut le cas pour d’autres idéologues jeunes-turcs. Pour comprendre sa pensée et sa formation initiale, il faut alors davantage tenir compte du climat intellectuel dans lequel il grandit, c’est-à-dire des débats, des sociabilités et des regards d’une certaine couche de l’Empire ottoman. Encore la famille : le cadre intellectuel occidentalisé et bourgeois Comme nous l’avons dit au vu du parcours de son père, la famille Rıza faisait partie de la couche hyper occidentalisée de l’Empire ottoman. Mais son cas était encore plus particulier du fait de la participation active du père au projet de transformation de l’Empire, puis par la mère qui, rappelons-le, venait de Vienne. D’une façon générale, Ahmed Rıza ne manquait pas d’exprimer son admiration pour sa mère, d’ailleurs bien plus souvent que pour son père. La place prépondérante qu’il accordait à la figure maternelle dans sa pensée politique et son insistance continuelle sur le rôle des mères dans l’éducation des enfants et a fortiori de la nation entière se lit aussi comme un signe de l’importance de sa mère dans son éducation initiale. Rıza la décrit comme une femme sage, pleine d’amour, bien éduquée et sincèrement patriote — même si cela servait sans doute aussi à contrecarrer les attaques sur son origine étrangère. Nous ne pouvons pas dire à quel niveau l’origine de la mère a joué dans l’enfance d’Ahmed Rıza. Également, il n’y a pas de doute que Mademoiselle Turban, devenue Naile Hanım, se soit au cours des années parfaitement ottomanisée au point que différentes personnes notaient qu’il était impossible de reconnaître son origine étrangère86. Celle-ci jouait néanmoins. Déjà, Ahmed Rıza était en contact avec des langues autre que le turc. Naile Hanım et sa sœur qu’elle avait fait venir à Istanbul, pratiquaient entre elles l’allemand. Dans un reportage plus tardif, Rıza raconte que l’allemand avait été la seule langue qu’il avait entendue pendant sa petite enfance, mais qu’il en avait complètement perdu la maîtrise87. De même, il doit y avoir eu une langue commune entre la mère et le père durant les premières années de leur mariage jusqu’à ce 86 En 1909, Marcelle Tinayre, amie d’Ahmed Rıza et de Selma, décrivit leur mère avec un mélange de fascination pour son acculturation parfaite à la société ottomane par amour pour son mari, et de mépris pour s’être abaissée au niveau d’une femme musulmane, alors qu’elle était à l’origine une femme chrétienne originaire d’Europe. Notes d’une voyageuse en Turquie. Paris : Calmann-Lévy, 1909, p. 323-333. 87 « Eine Unterredung mit Achmed Rıza », Neue Freie Press, 22 septembre 1908.
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que Naile Hanım apprît le turc — c’est-à-dire l’allemand, si nous acceptons que le père ait maîtrisé cette langue, ou bien le français88. Grâce aux parents, le français n’était pas étranger au foyer des Rıza. Fahire connaissait cette langue au point de pouvoir lire des œuvres littéraires et philosophiques en français, Selma la maîtrisait parfaitement. D’ailleurs, il n’est pas à exclure que certains enfants eussent des gouvernantes étrangères, même si, comme nous le verrons, l’importance accordée par le père à l’apprentissage du français semble avoir diminué dans les années 1880, à la grande incompréhension d’Ahmed Rıza. La maîtrise du français n’était que le signe extérieur du cadre culturel et intellectuel familial né de l’engagement des Rıza avec le processus d’occidentalisation qui se répercutait jusqu’au cœur de la vie quotidienne. Une mère d’origine étrangère, un père diplomate ayant travaillé dans les ambassades européennes et au protocole des Affaires étrangères, il est certain que leurs enfants apprenaient parfaitement les bonnes manières et les coutumes qui pénétraient déjà la haute société de l’Empire alors qu’elles n’avaient commencé à se développer que récemment au sein de la bourgeoisie européenne. Pour le fils, la maîtrise des règles de savoirvivre allait représenter un atout pour intégrer la société parisienne dans les années 1890 et pour se chercher des soutiens à la cause jeune-turque auprès des personnalités de la IIIe République. D’une façon générale, le quotidien culturel des Rıza ne peut pas être dissocié de la modernisation de l’Empire ottoman. Leur mode de vie faisait état d’un processus social qui, pour certains, a bâti l’émergence de la modernité : le développement, dès le XVIIIe siècle, d’une culture de plaisir et de consommation par la vulgarisation des mœurs et des pratiques, associés jusque-là à l’aristocratie89. Un ou deux siècles auparavant, 88 Tinayre (op. cit., p. 328) note qu’elle ignorait le français, d’autres sources en suggèrent la maîtrise. Voir Gertrude Bell Archives – Diaries, entrée du 10 juillet 1909. 89 Cette approche guide une synthèse célèbre d’histoire globale : voir Christopher A. Bayly : The Birth of the Modern World 1780-1914. Global Connections and Comparisons. Malden : Blackwell, 2004. L’étude fondatrice de cette approche est en quelque sorte un article de Jan de Vries de 1994 élargi en livre. Jan de Vries : The Industrious Revolution. Consumer Behavior and the Household Economy, 1650 to the Present. Cambridge : Cambridge University Press, 2008. Dès les années 1980, Daniel Roche (p. ex. La France des Lumières. Paris : Fayard, 1993) a proposé une étude comparable pour l’histoire sociale de la France au XVIIIe siècle. Malgré une certaine similitude d’apparence, ces travaux ne doivent pas être confondus avec l’étude de Norbert Elias sur l’avénement de la civilisation moderne en Europe. D’après Elias, la diffusion de la courtoisie, initialement reservée à l’aristocratie, resulta dans un processus continuel de raffinement des mœurs et de contrôle de soi qui ensuite rendait possible le dynamisme socio-économique et intellectuel des
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plusieurs aspects du quotidien des Rıza auraient été cantonnés à la culture du palais impérial et son entourage. Au cours du XIXe siècle, ces aspects étaient devenus le mode d’affirmation d’une nouvelle élite politique et sociale. Or, bien que les plaisirs aristocratiques auxquels s’adonnaient la famille Rıza fussent à l’honneur les siècles précédents, il serait erroné d’y voir la simple reprise des traditions ottomanes. Avec les reconfigurations du XIXe siècle, ces pratiques reçurent une nouvelle signification, et ressortaient comme un moyen d’affirmer sa proximité avec l’Occident à travers une identification avec la bourgeoisie européenne, et par ce biais, son statut d’élite ottomane90. Les pratiques quotidiennes bourgeoises de la famille Rıza prenaient leur sens non pas dans la tradition ottomane mais au sein du nouveau système de référence occidentale. Tout en ayant appris la tradition poétique ottomane, tous les poèmes d’Ahmed Rıza que nous avons pu consulter sont plus proches du modernisme d’un Nâmık Kemal influencé par la poésie française que du classicisme du poète contemporain Keçecizâde İzzet Molla. De même, la musique classique ottomane à laquelle le jeune Rıza s’adonnait et qui aujourd’hui se présente comme le meilleur exemple d’une tradition ottomane, ne pouvait être dissociée au XIXe siècle de l’influence majeure de la musique classique occidentale91. L’exemple le plus marquant est cependant la chasse. Rien que le fait que Rıza ait éprouvé le besoin de publier un guide du chasseur montre une nouvelle approche vis-à-vis de cette pratique ancestrale. Par l’accent mis sur l’activité physique, le plaisir de l’air frais et de la nature, et la sociabilité des parties de chasse, la chasse prit une connotation nouvelle dans la vie de la bourgeoisie étatique stambouliote. Plus important, Ahmed Rıza ne se contenta pas de la pratiquer, mais il en développa une conception théorique à travers la méthode encyclopédique, destinée à la communication au travers d’un support moderne. De fait, cette approche théorique de la chasse est révélatrice de la vision générale du monde qui marquait le climat intellectuel de la jeunesse de Rıza. En résumé, les éléments, qui définissaient le processus d’occidentalisation intellectuelle et culturelle de l’époque des Tanzimat, furent
sociétés occidentales. Über den Prozeß der Zivilisation. Soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1992 (1939). 90 Cf. Ş. Mardin : « Tanzimat’tan Sonra Aşırı Batılılaşma », p. 50 sqq. 91 Haydar Sanal : « Batılılaşma – Mûsiki », TDVIA, vol. 5, p. 182-186.
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présents dans la vie familiale du jeune Ahmed Rıza. Le cadre familial le dota d’un capital culturel exceptionnel le distinguant de ses contemporains issus de couches sociales plus modestes et aussi de ses camarades jeunes-turcs. Rıza ne dépendit pas des écoles pour entrer en contact avec des courants de pensée occidentaux, pour développer une perception théorique de monde et pour se bâtir une pensée moderniste qui imposerait l’action politique. Il n’avait pas besoin de se pencher sur des livres de bonnes manières à l’instar d’un Ğurği Zaydân ou d’un Abdullah Cevdet pour apprendre les conventions européennes bourgeoises et chercher à se perfectionner afin de correspondre à l’idéal d’un homme « civilisé ». Car, dans les faits, Ahmed Rıza devint, dès son adolescence, un jeune homme modèle, cultivé, habillé à l’occidentale, respecté par son entourage, un « grand frère » adulé par les enfants de son quartier qui regardaient cet alafranga Bey avec l’envie de devenir un jour comme lui92. Rıza fit partie de cette jeunesse stambouliote dépeinte par les grands écrivains ottomans du XIXe siècle : il fut dans la réalité le contemporain des figures littéraires fictives comme Felâtun Bey et Râkım Efendi d’Ahmed Midhat, ou de Bihruz Bey de Recaizâde Ekrem, au croisement de différents processus culturels et intellectuels d’occidentalisation et de transformation sociale de l’Empire. Pour autant, même si sa personnalité n’était pas dépourvue de quelques clichés, il était suffisamment cultivé et conscient de son identité ottomane pour ne pas devenir une caricature de l’occidentalisation, un objet des moqueries populaires, avec ces caractéristiques qui étaient délicieusement traitées dans la littérature de l’époque. La sociabilité dans un espace public émergent Il n’est pas difficile de s’imaginer Ahmed Rıza arpenter les rues de Péra, comme il se devait pour un jeune Stambouliote occidentalisé. Son père avait été pendant huit ans personnellement engagé dans le développement du quartier, cette façade de l’Empire moderne et occidentalisé. 92
C’est le récit donné par l’éditeur du journal Servet-i Fünûn Ahmed İhsan dans sa nécrologie de Rıza. « Ahmet Riza’nın [sic] Ölümü », Uyanış – Servet-i Fünûn, no 1751-66 (mars 1930), p. 210. Notons que, dans cet article, Ahmed İhsan est en contradiction avec ses mémoires – publiées par le hasard des choses dans le numéro précédent du même journal – où il raconte avoir rencontré Ahmed Rıza pour la première fois à Paris dans les années 1890. Ahmet İhsan : « Matbuat Hatıralarım », Uyanış/Servet-i Fünûn, no 1750-65 (février 1930), p. 194-195.
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Il paraît évident que Rıza entretenait des rapports avec les Européens de Péra, comme l’attestent aussi les correspondances avec son père où il est fréquemment question de différents « Mösyö ». Il rencontrait les employés des ambassades et des entreprises privées, des journalistes et des savants de passage, il visitait les cafés où l’on discutait des affaires du monde, vivait à la manière de la bourgeoisie occidentale, et rencontrait des femmes modernes habillées à l’européenne. Il tomba amoureux d’une demoiselle française nommée Élise pour qui il mit à l’épreuve ses compétences littéraires avec un poème d’amour mélodramatique écrit en français93. Par le réseau de son père et son capital culturel, Ahmed Rıza pouvait avoir, malgré son caractère solitaire, une sociabilité importante grâce à laquelle il était en contact avec des groupes et des individus qui complétaient le cadre intellectuel de son adolescence. En considérant les collègues de son père, ses voisins de Vaniköy, les institutions scolaires d’élite qu’il fréquentait, il était nécessairement entouré par des enfants de la classe dirigeante de l’Empire. À partir d’un certain âge, il commença à fréquenter personnellement les membres de l’élite ottomane. Comme nous l’avons vu dans les démarches que son père lui demanda de faire pour obtenir l’autorisation de rentrer de Konya, ce fut lui qui, une fois le père envoyé en exil, devait entretenir les rapports sociaux de la famille avec différents hommes politiques de l’Empire. Comme nous le soutiendrons plus tard, cette sociabilité représentait une base économique de son activité politique par la possibilité de faire appel à la solidarité des personnalités éminentes du régime hamidien et recourir à des dons pour financer son engagement jeune-turc. Après son retour d’exil en 1908, il allait facilement renouer des rapports avec l’élite ottomane et allait réussir aisément à les élargir jusqu’au palais impérial. La liste de personnages célèbres que fréquenta Rıza est longue et ne se limite pas uniquement à des noms d’hommes politiques. Nous pouvons présumer qu’il entretenait des rapports avec une bonne partie de l’intelligentsia stambouliote et participait ainsi au débat d’idées et surtout aux sociabilités et pratiques culturelles de l’époque. Rıza sortit de son enfance à une époque d’épanouissement de l’espace public ottoman. La vulgarisation des pratiques de lecture et la diversification de la presse offraient à la circulation des informations et des savoirs occidentaux sur de nouvelles bases et contribuait à l’élargissement de nouvelles pratiques 93
Poème pour Elise, 28 mai 1878. Collection Faruk Ilıkan.
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culturelles, partagées par un nombre grandissant de citoyens94. Ainsi, la culture du débat et la force de la raison émergèrent comme les bases acceptées de l’espace public, qui concurrençait la conception de la politique comme une affaire close, réservée à l’élite étatique. Pour cela, l’émancipation humaine s’imposait comme un sujet global95. Désormais, la critique définissait l’action humaine et se faisait entendre par rapport à tous les aspects de la vie sociétale. L’opinion publique se forma ainsi au croisement de l’intérêt pour une politique nationale, des modes de communication et des sociabilités modernes comme une nouvelle force politique qui changea non seulement le rapport des autorités vis-à-vis des sujets ottomans, mais aussi la conception même de la politique. L’espace public émergea comme un espace politique, comme une scène de l’émancipation humaine, sur laquelle la portée et les limites de cette émancipation étaient négociées. Ce qu’il importe de souligner est qu’Ahmed Rıza était directement et personnellement engagé dans cet espace public en devenir. Il entretenait des rapports avec au moins deux personnes non négligeables de la vie des idées des années 1870 et 1880 : Ahmed Midhat, avec qui Ahmed Rıza partageait la passion de la chasse, et Ebüzziya Tevfik, avec lequel sa famille entretenait de bons rapports. Dans les deux cas, il ne s’agissait pas d’intellectuels ordinaires, mais des plus importants éditeurs de l’époque hamidienne. Tous les deux s’étaient lancés dans l’édition dès les années 1860 et partageaient en dépit de quelques intérêts divergents la mission d’éclairer la nation ottomane et de garantir son développement intellectuel. Avec l’édition de journaux, la traduction d’ouvrages européens, la publication de livres et, en particulier, de leurs propres écrits, ils alimentaient d’une façon essentielle l’opinion publique ottomane de leur temps. Faisaient également partie de ses connaissances, Basiretçi Ali Bey, un autre personnage clé de l’opinion publique des années 187096, et 94 Sur le rôle de la presse et de l’opinion publique voir notamment Orhan Koloğlu : « La formation des intellectuels à la culture journalistique dans l’Empire Ottoman et l’influence de la presse étrangère », Nathalie Clayer/Alexandre Popovic/Thierry Zarcone (dir.) : La presse turque et la presse de Turquie. Istanbul : Isis, 1992, p. 123-141 et Murat Siviloğlu : The Emergence of Public Opinion in the Ottoman Empire, à paraître chez Cambridge University Press. 95 L’étude de référence reste Jürgen Habermas : Strukturwandel der Öffentlichkeit. Untersuchungen zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1999 (1962). 96 Voir la lettre Basiretci Ali Bey à Ahmed Rıza, s.d. [années 1910], ISAM, fonds Ziyad Ebüzziya.
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probablement aussi Münif Paşa, un des premiers traducteurs d’œuvres littéraires françaises en ottoman97. Malgré des divergences politiques développées au fur et à mesure des années, en particulier par rapport au sultan Abdülhamid, les liens entre Ahmed Rıza, Midhat et Ebüzziya se maintinrent : ces deux derniers ne cachaient pas leur admiration pour ce jeune homme si savant. Même lorsque Rıza était en exil à Paris, Ebüzziya Tevfik continua de lui fournir, par l’intermédiaire de sa sœur Selma, les dernières publications ottomanes depuis Istanbul98. Sans doute, ces deux connaissances ont-elles représenté des modèles pour Ahmed Rıza lorsqu’il s’est lancé dans les publications jeunes-turques pour assumer à son tour la mission de changer la société ottomane en éclairant le peuple. Loin de représenter seulement des liens personnels, les rapports avec les figures emblématiques de la vie médiatique de l’époque étaient le signe de l’engagement d’Ahmed Rıza dans les débats intellectuels de son temps. À travers Midhat et Ebüzziya Tevfik, Ahmed Rıza avait un lien direct et personnel aux débats intellectuels ottomans en plein épanouissement. C’est à partir de cette culture de débat naissante des années 1870 qu’il nourrit ses premières conceptions philosophiques. En résumé, les cadres familial, scolaire et public formaient un champ idéologique exceptionnel dans lequel s’inscrivait la première formation d’Ahmed Rıza, un champ organiquement inscrit dans le processus de la modernisation de l’Empire et étroitement lié à la pénétration de la pensée occidentale. La culture naissante de la lecture, le développement des sociabilités nouvelles et des pratiques culturelles, la modernisation des idées politiques, l’expérience familiale et la progression des idées occidentales lui permirent d’élargir les possibilités d’éducation données par son statut social et de prendre en main sa propre formation moderne. Cette expérience de persévérance et d’effort personnel fut pour une bonne partie à la fois cause et effet d’un sentiment qui allait représenter une condition de son engagement politique et de son parcours général : le sentiment d’un décalage avec la société ottomane, et, lié à cela, la certitude de représenter l’élite éclairée de l’Empire ottoman.
97 C’est la façon très positive dont Ahmed Rıza parle de ce personnage qui nous amène à présumer une connaissance entre les deux. Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 8. D’ailleurs, son parcours s’était régulièrement entrecroisé avec celui d’Ali Bey. 98 Voir p. ex. les instructions données dans la lettre Ahmed Rıza à Selma, Paris, 7 Kânun-i Evvel 106 (7 décembre 1894). Collection Faruk Ilıkan.
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CHAPITRE II
« Quel bonheur d’être un savant. » L’autodidactisme, le savoir, la science Les études biographiques convergent sur l’importance que la pratique de l’autodidactisme avait pour la formation initiale des intellectuels à la fin de l’Empire ottoman. De fait, le phénomène d’autodidactisme était assez caractéristique de l’époque, même si les hommes de lettres avaient tendance à présenter ce type de formation comme une prouesse exceptionnelle pour glorifier ainsi leur parcours personnel. Contrairement au développement personnel suivant des cadres établis, tel qu’il était pratiqué par des religieux, l’autodidactisme des intellectuels avait tout d’un fait essentiellement moderne dans l’Empire du XIXe siècle. Il se situait dans le contexte de la progression des savoirs occidentaux et des changements de la structure sociopolitique de l’Empire. L’appropriation des savoirs occidentaux permettait à l’autodidacte de s’élever au-dessus de son statut d’origine et de ses expériences initiales pour s’orienter vers un futur plus ouvert. Comblant un système d’éducation resté imparfait, en particulier dans l’éducation primaire, il représentait le point de départ de la formation de l’élite intellectuelle. Les proches d’Ahmed Rıza, Ebüzziya Tevfik et Ahmed Midhat avaient su s’imposer grâce à leurs efforts personnels à puiser dans toutes les possibilités données pour perfectionner leur éducation et satisfaire une soif de savoir qu’ils conservèrent jusqu’à la fin de leur vie. « L’amour du travail » : maxime de la vie intellectuelle ottomane Sans hésitation, nous pouvons faire le même constat pour Ahmed Rıza. Dès son adolescence, il se retrouva avec cette même soif de savoir qu’il peinait à satisfaire. Au çiftlik, il n’y avait personne avec qui il aurait pu parler ou qui fusse capable de « ne pas endormir son intellect »99. La scolarisation au rüşdiye de Beylerbeyi ne le stimula pas davantage. La fréquentation du parcours au Mahrec-i Aklam suivie de celle au Mekteb-i Sultanî offrit de meilleures possibilités d’éducation, mais le fait qu’il parlait peu de son parcours scolaire est signe de l’importance limitée de l’instruction institutionnelle comparée à l’initiative personnelle dans sa formation. D’après ses propres dires, l’insuffisance qu’il ressentait dans son éducation était aussi une des raisons de sa passion pour la poésie100. 99 100
« Çiftlikte konuşacak, beni fikren uyutmayacak kimse yoktu. » Mukaddeme, p. 1. Ibid., p. 1-2.
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La poésie, plus qu’une instruction aux beaux-arts, venait à représenter le signe d’une volonté d’éducation générale qui s’articulait désormais dans le contexte d’une volonté moderne d’acquérir une pensée totalisante à l’occidental. Dans cette constellation, la poésie moderne commença à prendre le dessus sur la poésie ottomane classique. C’est aussi sur ce point que la formation d’Ahmed Rıza se distingua de celle de la plupart des fils de bureaucrates. La formation classique se basait sur des formes d’apprentissage traditionnel passant par des voies cadrées, en tête-à-tête avec un maître reconnu. Par contraste, l’initiation aux lettres modernes résidait bien davantage sur l’initiative personnelle : des cercles de poésie, mais surtout les livres et la presse représentant les seules possibilités d’accéder à cette littérature, son appropriation demandait un intérêt personnel et la mise en œuvre d’une pratique de lecture permettant l’épanouissement individuel. L’intérêt de Rıza pour la poésie est donc significatif d’une culture de lecture et plus généralement d’un engagement direct au sein du climat intellectuel de sa jeunesse. C’est à travers cet engagement personnel que Rıza put bâtir dès son adolescence un statut de savant pour lequel il était respecté. Or, Ahmed Rıza disposait de conditions d’éducation exceptionnelles par son cadre familial et scolaire, et il eut ainsi un départ privilégié pour prendre dans ses propres mains sa formation. Cette décision d’apprendre par lui-même apparaît ainsi non pas comme un bouleversement de son parcours pour donner un nouveau sens à sa vie, mais s’inscrit dans une logique familiale et sociale. L’autodidactisme chez lui fut loin d’avoir l’importance existentielle qu’elle eut pour des intellectuels d‘origine plus modeste. Pour Ğurği Zaydân, fils d’un boulanger, Ahmed Midhat, artisan à la base, ou Ebüzziya Tevfik, petit bureaucrate, l’appropriation des savoirs modernes sur initiative personnelle représentait la seule possibilité d’accéder à de nouvelles qualifications. C’est à travers celles-ci qu’ils purent faire valoir un statut de savant et occuper ainsi une place privilégiée au sein de la société ottomane, grâce à l’importance que la figure du lettré avait gagnée à la suite de la naissance d’une société civile et de l’émergence de l’opinion publique comme force politique. Plus qu’un intérêt intellectuel, l’autodidactisme représentait un moyen de mobilité sociale et, en fin du compte, une prise de position politique. Par sa persévérance, Ahmet Rza sut se bâtir un statut de savant, cependant sous des conditions différentes de celles de ses contemporains d’origines sociales plus modestes. C’est peut-être aussi pour cela qu’il ne montra pas d’intérêt pour des théories de développement personnel
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préconisant la possibilité de façonner son propre destin — ou plus généralement, pour des idées libérales individualistes. Des personnages comme Midhat, Tevfik, Zaydân, ou encore des Jeunes Turcs comme Abdullah Cevdet, montraient un attachement particulier à l’image du self-made man et, par exemple, à l’enseignement de Samuel Smiles. Dans son livre Self Help (1855), celui-ci exaltait l’esprit d’entreprise individuelle qu’il présentait comme la clé de la réussite personnelle et du dépassement des conditions sociales initiales d’un individu. Pour ces personnages aux horizons parfois très différents, ces idées confirmaient une expérience commune de mobilité sociale, acquise par l’appropriation d’une culture de savoir et de communication. Ahmed Midhat se mit dès les années 1870 à propager les idées de Smiles, au point que ses efforts pour inciter les Ottomans à « l’amour du travail » (sevda-yı sa’y-ü-amel) acquirent une réputation durable dans l’Empire101. Rıza ne pouvait échapper à ces idées qui reflétaient l’esprit du temps. Dans ses écrits, nous les retrouvons facilement. Cependant, comme nous le verrons encore en détail en présentant ses idées sur les « devoirs » des citoyens, Rıza avait une vision bien plus rigoureuse du développement individuel. De fait, son père fut plus proche de ces figures-là que le fils. Dans son effort d’apprendre des langues européennes, en un temps où le cadre institutionnel se trouvait encore à l’état embryonnaire, ou encore dans sa volonté de s’assimiler des savoirs occidentaux alors que ceux-ci ne commençaient à pénétrer la société ottomane que depuis peu, son parcours ressemblait plus à celui d’un Ahmed Midhat malgré des différences sociales évidentes. Pourtant, malgré toutes ces dissemblances dans l’approche et la volonté d’élargir ses connaissances, Ahmed Rıza et des intellectuels contemporains d’origines modestes se retrouvèrent autour d’une base commune : l’idéal de l’homme savant et la fascination pour la science. L’historiographie a souligné que la formation de l’élite ottomane au XIXe siècle passait par la connaissance des savoirs occidentaux et que 101 Voir Carter V. Findley : « Ahmet Midhat’ın Sevda-yı Say-ü Amel’i », Tarih ve Toplum, 34/203 (novembre 2000), p. 23-28. Un excellent résumé de l’impact des idées de Smiles se trouve dans A.-L. Dupont : Zaydân, p. 130-131. Pour le cas Abdullah Cevdet voir Ş. Hanioğlu : Abdullah Cevdet, p. 199. L’idée de la persévérance apparaissait essentiellement comme une qualité de l’Occident et était donc identifié comme l’un des éléments qu’il fallait adopter pour réformer un pays non-occidental. Au Japon, l’ouvrage de Smiles fut traduit avec le sous-titre Guide du succès en Occident. Hirakawa Sukehiro : « Japan’s Turn to the West », Marius B. Jansen (dir.) : The Cambridge History of Japan, V : The Nineteenth Century. Cambridge : Cambridge University Press, 1989, p. 482.
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cette mutation a engendré dans l’Empire l’émergence du scientisme comme idéologie politique, élevant le discours sur « la » science à un niveau métaphysique102. Pourtant, les fonctions sociales du savoir et l’imaginaire lié à la figure du savant n’ont pas attiré beaucoup d’attention. En effet, il est difficile de comprendre l’acharnement d’Ahmed Rıza pour les sciences sans rendre compte de plusieurs niveaux de signification du savoir et de l’idéal du savant. Au fond, la figure de l’homme savant présentait la condition de l’autodidactisme comme pratique sociale en ce qu’elle posait l’idéal dont les self-made men essayaient de se rapprocher. Cet idéal s’inscrivait d’abord dans la connotation sociale que portait l’autodidactisme comme un moyen de dépasser les conditions données. L’imaginaire de l’homme savant avait un véritable impact libérateur. Il parlait aux jeunes en quête de développement et confirmait l’autodidactisme comme une pratique sociale visant à s’élever au-dessus de ses conditions d’existence initiales. Le savoir promettait de venir à bout de l’ennui qui hantait Ahmed Rıza depuis son enfance, de libérer l’individu des contraintes initiales posées par la société et son environnement, et de lui permettre un épanouissement personnel qui dépendrait de son propre effort et de sa volonté. Ainsi, l’appropriation des connaissances promettait l’appartenance à une nouvelle couche en voie de formation, composée d’individus d’origines diverses qui se retrouvaient dans leur désir de comprendre le monde, et qui étaient censée tenir une nouvelle fonction au sein de la société ottomane. Dans un manuscrit tardif inédit, la définition technique qu’Ahmed Rıza donna du savoir fait état de sa conception dynamique qui n’est pas sans rappeler la description de la progression continue et naturelle des sciences par Auguste Comte103. Pour Rıza, le savoir ne se limitait pas à une accumulation sèche des connaissances et ne représentait pas quelque chose de statique, mais évoluait en fonction des découvertes scientifiques et de la progression générale des sciences. Il était ainsi impossible de suivre chaque nouveauté scientifique. C’est pourquoi, d’après lui, la compétence du savant n’était pas la simple connaissance des faits, mais plutôt la maîtrise d’une discipline qui consistait dans l’investissement continuel des efforts pour acquérir le savoir. Pour lui, la véritable maîtrise du savoir se montrait dans la capacité à s’adapter à la progression de la science. 102 Cf. Berrak Burçak : Science, A Remedy for All Ills. Healing the « Sick Man of Europe ». A Case for Ottoman Scientism. Thèse de doctorat, Princeton University, 2005. 103 « Fenni Risâleye Mukaddeme. »
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Comme il l’explique dans cet écrit, ce qui importe n’est pas la mémorisation sèche des savoirs, mais la saisie de l’esprit illimité du savoir. C’est ainsi que l’on pourrait véritablement comprendre le savoir et saisir cette mouvance sans fin, pris dans un progrès perpétuel qui révolutionnait constamment ses propres bases. Le savoir revenait ainsi à une initiation. De fait, il s’agissait de la première vocation d’Ahmed Rıza bien antérieure à son engagement jeune-turc. Cette vocation allait le poursuivre même lors des phases les plus intenses de son activité politique. Pour lui, le savoir était un impératif, plus encore, une véritable joie. De cette joie naquirent une véritable obsession pour la pratique de lire et un dévouement pour la connaissance des sciences. Dès son adolescence, les livres furent pour lui une source de bonheur qu’il savourait avec le plus grand plaisir et il se constitua, au cours des années, une bibliothèque qui ne manquait pas d’impressionner ses contemporains. Durant toute sa vie, il exprimait sa plus grande affection pour différents auteurs et différents livres ayant marqué sa pensée. Universaliser l’universalisme : les Lumières dans l’Empire ottoman et l’appel universel du savoir Cette fascination pour le savoir dépassait le simple désir d’élargir ses connaissances pour satisfaire un souci encyclopédique. Le savoir portait un appel universel qui ne se limitait pas aux confins de la société ottomane mais allait bien au-delà. C’est dans ce contexte que se situe la réception de la philosophie des Lumières dans l’Empire ottoman dès le règne de Mahmud II, un sujet qui avait déjà fasciné les contemporains et représente un leitmotiv des études sur l’histoire intellectuelle ottomane du XIXe siècle104. De fait, la pensée des Lumières représentait la base philosophique de la fascination pour le savoir à l’époque de l’enfance d’Ahmed Rıza. Si une bonne partie de l’intérêt pour l’élargissement du savoir allait vers des vulgarisations scientifiques, ce fut, au niveau philosophique, la pensée des Lumières qui nourrit la conception du savoir chez les hommes de lettres. L’émergence de l’espace public et de l’opinion publique fut organiquement liée à la réception des œuvres des 104 Il y a plusieurs ouvrages de référence sur cette thématique, p. ex. Hilmi Ziya Ülken : Türkiye’de Çağdaş Düşünce Tarihi. Istanbul : Ülken, 1998 (1966). Pour une étude plus récente voir Christoph Herzog : « Aufklärung und Osmanisches Reich. Annährung an ein historiographisches Problem », Wolfgang Hardtwig (dir.) : Die Aufklärung und ihre Weltwirkung. Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 2010, p. 291-320.
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philosophes du XVIIIe siècle. Voltaire figurait parmi les premiers auteurs européens traduits et jouissait d’une forte popularité auprès des lecteurs ottomans dès la fin des années 1870, en parallèle avec son centenaire soigneusement mis en scène comme une fête républicaine dans la France de l’après-guerre105. Des hommes de lettres ottomans prirent leur plume pour consacrer des articles, voire des biographies, à ce philosophe dont le parcours semblait correspondre aux aspirations de l’écrivain de la société ottomane en voie de modernisation. Nous disposons de peu d’informations sur ce qu’Ahmed Rıza a concrètement lu durant ces années. Mais il exprima toute sa vie une fascination pour les philosophes des Lumières, et il est en effet hors de doute que, comme nous le verrons par la suite, ces derniers firent partie de ses lectures dès son adolescence. Dans son ouvrage le plus connu, La Faillite morale, il note que les « auteurs du XVIIIe » eurent un impact extraordinaire sur lui dans sa jeunesse et il révèle une admiration particulière pour le Baron d’Holbach, considéré comme le premier philosophe de l’histoire européenne à revendiquer son athéisme106. Rıza fut loin d’être un cas isolé. Au contraire, il fut parfaitement dans l’esprit de son temps, marqué par un intérêt croissant pour les penseurs comme Montesquieu, Rousseau, Helvétius, et en particulier Voltaire, tous des auteurs auxquels il se référait dans son œuvre. Également, la définition même que Rıza et ses contemporains stambouliotes mirent en avant du savoir et de la science se conjugua avec l’impact des Lumières et indique la portée sociale que cette pensée eut au sein de la société ottomane. Leur conception se résumait parfaitement dans la maxime Sapere aude ! des Lumières. Le savoir, c’était une nécessité, un impératif et une promesse. Rıza décrivit la science comme un moyen de se connaître soi-même et de laisser en arrière « des rêves et des chimères contraires à la nature »107. Le savoir s’imposait comme une condition nécessaire pour comprendre et pour s’y retrouver dans un monde en transformation. Il permit ainsi de lier l’expérience personnelle d’élargissement des connaissances à une promesse universelle d’émancipation. 105
Jean-Marie Goulemot/Eric Walter : « Les Centenaires de Voltaire et de Rousseau. Les deux lampions des Lumières », Pierre Nora (dir.) : Les lieux de mémoire. Vol. 1 : La république. Paris : Gallimard, 1984, p. 381-420. 106 Faillite morale, p. 15. Son appréciation va en particulier au livre Morale Universelle qui se présente comme une tentative de définir de nouveaux fondements moraux pour la politique sans se référer au dogme chrétien. 107 « ...gayr-ı tabi’ rüyalar ve hayaller. » « Fenni Risâleye Mukaddeme. »
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L’importance attribuée par les penseurs ottomans au savoir comme un idéal de société et de développement personnel se conjuguait avec une admiration pour les figures même des Lumières. Le dévouement pour le savoir, le sens du sacrifice, l’autodidactisme, l’audace de prendre des risques jusqu’à la confrontation avec les autorités, la conviction d’être l’élite historique incontestable de leur société — tout cela faisait directement écho à la perception que l’élite intellectuelle ottomane avait d’elle-même et de sa fonction au sein de la société ottomane108. De même, ce n’est pas par hasard si les Ottomans découvrirent les Philosophes à une époque où les développements socio-économiques créaient les conditions matérielles d’une existence dans l’espace public à travers une activité d’écrivain journaliste. Des évolutions historiques similaires en Europe avaient bâti la structure sociale de l’effervescence philosophique des Lumières, ce qui permit aux Philosophes de revendiquer un nouveau rôle politique au sein de la société en transformation, à l’instar de leurs admirateurs ottomans ultérieurs109. Ainsi les Philosophes s’imposèrent dans la vie intellectuelle des sociétés modernes non seulement par leur pensée mais aussi par les nouvelles formes d’existence qu’ils avaient mises à l’épreuve. Par conséquent, les philosophes du XVIIIe siècle figuraient, pour reprendre la formule de Zygmunt Bauman, comme une « utopie active »110 dans le firmament des intellectuels du XIXe siècle. Les intellectuels ottomans se reconnaissaient dans cette utopie active, et nous sommes en mesure de prétendre que chaque homme de lettres ottoman, jusqu’aux années 1890, se rêvait en Voltaire111. Le fait que ces hommes se choisirent des idoles parmi des gens, qu’un scribe ottoman avait décriés à peine un siècle auparavant comme des irréligieux dangereux112, est significatif de la transition intellectuelle dans l’Empire, c’est-à-dire de l’érosion de la tradition intellectuelle ottomane et de l’impact de la pensée occidentale. Ce qui a constitué la base de 108
Voir P. Gay : Enlightenment, p. 31 sqq. Voir Roger Chartier : Les origines culturelles de la Révolution française. Paris : Seuil, 1990. 110 Zygmunt Bauman : Legislators and Interpreters. On Modernity, Post-Modernity and Intellectuals. Ithaca, NY : Cornell University Press, 1987, p. 24-26. 111 Cf. le chapitre Ö. Türesay : « La bibliothèque des hommes illustres : la fascination du personnage privé », Ebüzziya Tevfik. Voir aussi le récit de MacFarlane (op. cit., II, p. 269-270) de sa visite à l’école impériale de médicine notant que les étudiants y étaient tous des « philosophes à la Voltaire [en français dans le texte]. » Cf. A.-L. Dupont : Zaydân, p. 361, 466-469. 112 Voir R. Davison : Reform in the Ottoman Empire, p. 23. 109
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l’appréciation des Lumières par les Ottomans, ce fut, avant son contenu même, sa forme, c’est-à-dire l’appel universel que la pensée des Lumières était estimée porter. En effet, les hommes de lettres ottomans suivaient le discours de la philosophie des Lumières sur elle-même comme une pensée universelle de progrès. Ce faisant, ils contribuèrent, dans les faits, à « universaliser l’universalisme »113, c’est-à-dire à la réalisation de l’appel universel des Lumières. Que signifie ce fait d’universaliser l’universalisme ? Tout d’abord, elle indique que la pensée des Lumières ne s’explique pas uniquement à travers l’histoire intellectuelle du XVIIIe siècle, mais évoluait en fonction de la réception faite de ses idées au XIXe siècle114. Également, nous voyons que l’élaboration de l’appel universel des Lumières ne s’explique pas par une tendance immanente à la pensée des Lumières qui aurait imposé d’elle-même l’épanouissement graduel de ses idées dans le monde entier. Au contraire, cet appel se forgeait par un processus actif de réception par des penseurs non occidentaux, qui donnaient, souvent à contresens de la pensée européenne de leur époque, une connotation universaliste des principes des Lumières. Par conséquent, la réception des Lumières dans l’Empire ottoman se présente moins comme un phénomène de diffusion des idées occidentales, que comme une pensée spécifique qui prenait son sens dans le contexte des changements économiques et sociopolitiques du XIXe siècle, motivant les penseurs modernistes de l’Empire à l’adopter. La référence aux auteurs européens du XVIIIe et l’appel universel du savoir portaient ainsi des implications directes pour la conception de la société ottomane et de l’action humaine en général. Une vocation avant le jeune-turquisme L’appel universel du savoir avait à la fois une dimension temporelle et spatiale. Au niveau temporel, le savoir se positionnait vis-à-vis d’un présent qui portait encore trop les traces d’un passé marqué par l’inertie et 113 Cette notion est empruntée à Christopher L. Hill : National History and the World of Nations : Writing Japan, France, the United States, 1870–1900. Durham : Duke University Press, 2008. 114 Nous suivons ici des études qui avancent que la réception des Lumières au XIXe siècle a davantage marqué notre compréhension de cette mouvance que son contenu intellectuel effectif. Cf. J.-M. Goulemot/E. Walter : « Les Centenaires de Voltaire et de Rousseau » ; R. Chartier : Les origines culturelles de la Révolution française, p. 8-14. Pour une interprétation radicale voir Daniel Brewer : The Enlightenment Past. Reconstructing Eighteenth-Century French Thought. Cambridge/New York : Cambridge University Press, 2008.
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des croyances révolues. Élargir son savoir impliquait ainsi la rupture avec les traditions et les coutumes — rendues anachroniques par les bouleversements de la société — et représentait la base pour renouer avec un futur ouvert et façonnable par l’action humaine. Le savant se distinguait d’un passé figé mais aussi d’un présent qui n’avait pas encore rejoint le temps du monde moderne. Dans le discours d’Ahmed Rıza, l’évocation du savoir était ainsi organiquement liée à une terminologie de la lumière (surtout le mot nûr et ses dérivations), marquant une différence par rapport au passé mais aussi au présent, défini comme une aube. Parallèlement, l’évocation du savoir était liée au lexique du mouvement (surtout les différentes variations du terme progrès) indiquant une évolution vers un avenir ouvert, en rupture avec l’immobilisme du passé et du présent. Au niveau spatial, le savoir s’imposait comme un idéal à portée internationale. Le savoir à acquérir n’était pas un savoir spécifique à une région ou à une religion, comme cela pouvait être le cas dans la tradition scientifique ottomane, dont le monde islamique était le premier objet de cognition. Ceci s’observe dans l’usage du terme « science » dans le vocabulaire politique de l’Empire qui changeait profondément la signification des termes ottomans utilisés jusqu’alors pour la désigner : jusqu’au XIXe, fünûn et ilm étaient presque exclusivement associés à la connaissance islamique115. La connotation religieuse que le mot ilm a gardée de nos jours encore était supplantée par l’idée de la « science » qui non seulement différait de « religion », dont il avait été le synonyme pendant des siècles, mais pouvait se placer aussi en opposition directe avec elle. Par conséquent, dans le discours d’Ahmed Rıza, ces termes ne se référaient pas à un enseignement religieux, mais comportaient une connotation séculière. Le savoir se voulait universel dans le sens strict du terme, et cette qualité commença en effet à voir le jour. Un type de savoir reposant sur la pratique de la lecture et du débat était partagé partout dans le monde du XIXe siècle par l’émergence d’un espace mondial unifié sous domination occidentale. En conséquence, le savoir occidental s’imposa dans les faits comme un phénomène véritablement universel. Il alimentait un mouvement d’uniformisation qui aboutissait au fait que 115 Cf. N. Berkes : Development of Secularism, passim ; İsmail Kara : « Les notions de “science” (ulûm, fünûn) et d’“art” (sanat) à l’âge des réformes ottomanes, » M. Anastassiadou-Dumont (dir.) : Médecins et ingénieurs ottomans à l’âge des nationalismes, p. 31-47.
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les différentes élites du monde entier partageaient plus entre elles qu’avec les populations de leurs pays respectifs, qualifiées d’incultes. Le savoir ressortait ainsi comme un moyen d’identification mondiale. Il permettait de se placer dans un cadre international et d’établir un lien avec l’Occident. Cette dimension internationale et universelle du savoir apparaît aussi dans la définition qu’en donne Ahmed Rıza, comme d’un impératif pour l’humanité entière. En contraste avec les pratiques restrictives associées traditionnellement au savoir, d’après lesquelles les connaissances ne devaient pas circuler afin d’empêcher les vulgarisations et les dégradations conséquentes, Rıza le présenta comme un impératif valable et accessible pour tous et l’approcha de fait sous un prisme égalitaire. Il se mit ainsi dans la tradition directe des philosophes des Lumières et de leur appel à l’appropriation générale des savoirs. Dans ce sens, il écrivit à sa sœur Fahire en 1882 : « D’après moi, quiconque travaille et s’efforce avec une volonté honnête peut devenir un grand homme et recevoir ainsi une notoriété [sociale]. Évidemment (...) quand un homme se met à lire à l’âge de 40 ans, il ne peut devenir un savant comme Voltaire. Tous ceux qui essayent de lire ne peuvent pas devenir un poète comme Schiller, mais ils peuvent en tout cas devenir des savants. Quel grand bonheur d’être un savant. »116
Sa conception du savoir comme un impératif se révélait en premier lieu dans son attitude à l’égard de ses sœurs. Dans les lettres à ses sœurs que nous avons pu consulter, il les appelait sans cesse à développer leur esprit et il les incitait à lire des auteurs comme Nâmık Kemal, Ahmed Midhat, Voltaire, Victor Hugo, de Sévigné, de Staël, et des écrits sur la condition féminine. Aussitôt il les louait pour leurs progrès réalisés, ou les critiquait pour ne pas avoir suivi ses conseils. Parfois, il s’adressait aussi à son beau-frère, lui recommandant de ne pas se cacher derrière son âge et de poursuivre ses lectures, à l’instar des « étudiants à barbe blanche » de la Sorbonne117. 116 « Benim itikâdımca her kim olursa olsun hulûs niyetle çalışır gayret ederse elbette büyük adam olur kasb-ı iştihar eder. (…) bir heveskâr kırk yaşından sonra okumağa başlarsa elbet Voltaire gibi âlim olamaz ; veya her okumağa çalışan Schiller gibi şâir olamazsa da her halde yine âlim olur. Âlim olmak ne büyük devlettir. » Ahmed Rıza à Fahire, Antalya, 19 Mart 99 (31 mars 1882). ISAM, fonds Ziyad Ebüzziya. 117 « Yanımda oturan ak sakallı talebeleri görseniz ta’cib edersiniz. » Ahmed Rıza à Osman Bey, Paris, 27 décembre 1883. ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. Il ne manqua pas à appuyer sa suggestion avec une référence au prophète Muhammad.
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Plus tard en France, son savoir allait lui faire gagner l’estime de différents milieux parisiens qui reconnaissaient en lui un homme éclairé de l’Orient. Dans l’Empire ottoman, le savoir revenait à une pratique de distinction sociale. Il garantissait une position prépondérante au sein de la société ottomane, précisément, par son caractère moderne, et par le lien qu’il établissait avec l’Occident. La science étant considérée comme l’origine de l’essor de l’Occident, le discours sur la maîtrise de la science revenait à une légitimation du statut d’élite. Ce statut impliquait inévitablement une incitation à l’action. Car le savoir ne servait pas uniquement à la compréhension du monde, mais était censé le changer. Il prenait sens au sein du projet, typiquement moderne, d’agir sur la société pour permettre son avancement vers des étapes supérieures d’un progrès éternel qui promettait la prospérité et le bonheur. Ce projet éveilla chez Rıza dès son plus jeune âge la volonté de devenir acteur dans un temps de bouleversement pour agir à son tour et se forger ainsi une place dans le monde moderne en transformation. Cependant, cette volonté d’agir et l’obsession de la science ne se traduisirent pas automatiquement en un engagement politique. En fait, nous risquerions de donner une image trop limitée de la volonté d’action de Rıza en la situant uniquement dans son engagement jeune-turc. Celle-ci avait pris une dimension plus large et plus profonde, pour devenir dès son adolescence, constitutive de son personnage. Ce fut ici que se manifesta ce que Baudelaire a caractérisé comme l’« héroïsme de la vie moderne » : une pulsion d’agir, un sens de confrontation continuelle, qui sortait non pas de situations exceptionnelles de conflit, mais du quotidien des hommes modernes, faisant en sorte qu’ils fussent, pour Baudelaire, plus épiques que les héros de la mythologie classique118. En effet, nous voyons que, loin de se limiter à un simple engagement politique, cet héroïsme se manifestait chez Rıza comme un trait de caractère, manifeste en chaque aspect de sa vie. Ainsi, son comportement personnel se conjuguait avec les conditions de l’être moderne. L’autoritarisme d’Ahmed Rıza, qui était si caractéristique 118
Voir ses articles sur le Salon de 1845 et de 1846 (art. cit.). La référence m’a été inspirée par Marshall Berman (All That is Solid Melts into Air), ainsi que les études de Walter Benjamin sur Baudelaire dans le recueil Charles Baudelaire. Ein Lyriker im Zeitalter des Hochkapitalismus. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1974. Voir aussi les réflexions d’Henri Lefebvre et son analyse, bien plus critique, de la vie quotidienne, de son importance pour la compréhension de la modernité, ainsi que de la nécessité de son dépassement. Critique de la vie quotidienne. Paris : L’Arche, 1958 (1947).
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de son image de Jeune Turc, se manifesta dès son jeune âge et se lit comme l’expression de cette nécessité, ressentie à partir d’un sentiment de décalage, d’agir afin de mettre les autres sur le bon chemin. Tenant compte de l’importance accordée au savoir et à l’apprentissage, sa pulsion d’agir ainsi que son trait de caractère particulier se manifestaient dans une mission autoproclamée de diffuser le savoir et de changer les gens. Cette mission fut constitutive de son parcours. Elle allait le mener à travailler dans le système scolaire ottoman, et à devenir la colonne vertébrale de son engagement jeune-turc, à travers laquelle il étalait son activité politique comme vocation à porter les Lumières vers l’Orient. Mais dans les premiers temps, il remplit cette mission auprès de son entourage, jusque dans sa famille.
L’héroïsme de la vie moderne : la modernité et la nation au quotidien « …l’héroïsme de la vie moderne nous entoure et nous presse. » Charles Baudelaire : Le Salon de 1845.
Ce fut au sein de sa propre famille que se manifesta pour Ahmed Rıza le premier sentiment de décalage, la volonté de dépasser les conditions données, et aussi la mission de changer les gens. Déjà ce qu’il dit de son manque d’intérêt pour le çiftlik de son enfance dénote une distance ressentie vis-à-vis de son entourage. Bien qu’il fît partie d’une famille dont le parcours était étroitement lié à la modernisation et dans lequel les pensées modernes et le contact avec l’Occident étaient parfaitement présents, ce premier milieu ne représentait pas d’après lui un cadre suffisant qui lui aurait permis le développement de son esprit. Sans doute y a-t-il une part d’exagération dans son récit. Néanmoins, ce sentiment de décalage est fondamental pour comprendre la nature de sa volonté de changer la société et, donc, l’ensemble de son parcours. En même temps, il est significatif de plusieurs évolutions socioculturelles de la seconde moitié du XIXe siècle. D’abord, il administre la preuve de la progression de la pensée occidentale et de l’assimilation des normes occidentales, générant dans la durée un déséquilibre entre les générations. Ensuite, il montre l’importance que la culture du savant avait prise au cours des années des Tanzimat. Enfin, il fait état de la tension qui régnait entre l’individu qui aspirait à l’idéal de l’homme lettré et son entourage.
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CHAPITRE II
L’évolution des signes du père au fils Pour suivre la progression des normes occidentales dans la société ottomane, arrêtons-nous d’abord sur un aspect formel et, à première vue, banal des correspondances familiales. Une fois encore, les lettres de Rıza peuvent fournir des informations précises sur la tension générationnelle au sein de la famille et sur l’évolution intellectuelle au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Cette correspondance était tenue en langue ottomane, et non pas en français comme cela pouvait être le cas pour d’autres échanges de lettres entre le père et le fils119. Si le langage utilisé par Ali Rıza et Ahmed Rıza dans leur correspondance nous a paru relativement similaire, il y a une nette différence dans l’utilisation des signes de ponctuation et des paragraphes. Chez le père, la ponctuation existe d’une façon parfaitement rudimentaire. Parfois, un point marque la fin d’une phrase, mais la plupart de temps, elle n’est pas indiquée du tout. İngiliz Ali utilise des virgules pour rythmer une phrase, mais sans se conformer à aucun standard, et une virgule peut également indiquer la fin d’une phrase. Il est vrai que le langage simple des correspondances familiales rend leur lecture, même en l’absence de signes, assez facile, et nous ignorons si dans d’éventuels écrits plus élaborés, Ali Rıza avait recours aux signes. Mais l’enchaînement sans aucune démarcation des sujets traités nécessite effectivement une attention particulière pour pouvoir suivre le discours. Les paragraphes existent, mais n’obéissent à aucune volonté de structurer le récit. Aucun signe dans les lettres n’indique d’une façon cohérente le passage d’une thématique à une autre, et il se peut ainsi qu’Ali Rıza passe à un sujet radicalement différent sans mettre de point ni utiliser de paragraphes. Chez le fils, l’image est tout autre : très souvent, il ponctue la fin de ses phrases, il les accentue par des virgules et des points-virgules, il donne un ordre de conséquence entre elles par l’utilisation des deuxpoints, il souligne une expression par des points d’exclamation, il met le bon signe à la fin de ses phrases interrogatives. De même, il utilise des paragraphes pour marquer des changements d’idées et arranger son discours. Cette différence entre père et fils n’est pas très étonnante. Pour Ali Rıza, la connaissance de la ponctuation s’est faite probablement lorsqu’il
119 Nous pensons notamment à la correspondance entre le peintre Osman Hamdi et son père. Voir l’édition des lettres préparées par Edhem Eldem : Un Ottoman en Orient : Osman Hamdi Bey en Irak, 1869-1871. Paris : Actes Sud, 2010.
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se mit à apprendre le français. Quant à son fils, il avait dès son enfance la possibilité de se familiariser avec les premières utilisations des signes en langue ottomane. Au fond, il faisait partie de la première génération d’Ottomans qui était en contact avec la ponctuation dans la production textuelle de son époque120. Ce phénomène a été très peu étudié : le long processus d’imposition des signes n’a jamais débouché sur un standard, mais il a, à tous les niveaux, révolutionné la langue, et donc la pensée. Même si la langue d’Ahmed Rıza était évidemment loin de correspondre aux normes de la langue turque du XXe siècle et ne présentait pas toujours d’homogénéité dans l’usage des signes, il faisait preuve d’un usage réfléchi de la ponctuation. D’ailleurs, cet usage était loin de se limiter à ses textes publiés, textes qui présentaient une argumentation rigide et un discours élaboré121. Nous le retrouvons en fait dans l’ensemble de ses écrits, dès son adolescence. Des virgules, des points, des points d’interrogation dans ses lettres personnelles, dans ses cahiers de notes, et même, par défiance de toute tradition lyrique ottomane, dans ses poèmes, montrent que la ponctuation avait pris une dimension systématique chez lui. Que nous indique cette présence de la ponctuation et des paragraphes ? D’abord, comme nous l’avons soutenu, elle traduit une évolution culturelle distinguant deux générations : celle du père de celle du fils, séparée par l’acceptation variable des signes de ponctuation dans la production textuelle de leur temps. Ensuite, elle montre l’assimilation des normes occidentales jusque dans les écrits les plus intimes du personnage. Enfin, loin de se limiter à des aspects formels, elle est révélatrice du processus cognitif d’Ahmed Rıza. La ponctuation témoigne d’une structuration de la pensée, d’une perception théorique des choses, d’une volonté de classer la connaissance, d’un souci de mettre à différentes échelles ses conceptions, et aussi d’un souci de communiquer son savoir. Si la ponctuation révèle un changement dans la durée entre deux générations dans leur recours aux standards européens, cette évolution dans le temps n’était pas neutre. Au contraire, l’héroïsme de la vie moderne, constitutif du parcours de Rıza, pouvait éclater dans une confrontation 120 Voir notamment le chapitre Ö. Türesay : « L’orthographe et les signes de ponctuation : conservateur et innovateur », Ebüzziya Tevfik ; Ragıp Özdem : « Tanzimattan Beri Yazı Dilimiz », Tanzimat II. Istanbul : MEB, 1999 (1940), p. 859-931. On notera aussi les travaux en cours d’Olivier Bouquet sur le sujet. 121 Les incohérences dans ses écrits publiés doivent probablement plus aux erreurs typographiques qu’à sa propre utilisation.
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CHAPITRE II
des valeurs, vécue dans le quotidien d’une famille prise dans le tourment de la modernisation de l’Empire. En ce sens, il importe de s’arrêter sur les disputes constantes entre père et fils. Pour prendre un exemple, Ali Rıza fustigea farouchement son fils de l’avoir tutoyé122 ; ce n’était pas un problème familial ou une simple preuve d’autonomie de la part d’Ahmed Rıza, mais une manifestation des tensions créées par les évolutions intellectuelles et culturelles du XIXe siècle. Évolution et confrontation des valeurs éducatives Le conflit le plus récurrent entre père et fils que nous avons pu reconstruire porta sur ce sujet cher à Ahmed Rıza que fut l’éducation. Par sa ténacité et son intensité, il dénote l’importance que prenait la confrontation des valeurs dans l’intimité de leur correspondance privée. Directement lié à sa mission de diffuser le savoir, Rıza portait la plus grande attention à ce que ses sœurs et frères reçoivent la meilleure éducation moderne possible, et il se confronta souvent à son père au motif qu’il ne montrait pas assez d’attention à l’éducation de ses enfants. Mis à part l’aspect formel de la confrontation, elle est révélatrice surtout de ce que représentait l’éducation dans l’imaginaire du père et du fils, et plus généralement, du niveau des débats au sein de la famille Rıza. Terbiye, le terme employé pour éducation par le père et le fils, nécessitera plus loin une analyse approfondie par la centralité qu’il tenait dans le discours d’Ahmed Rıza. Le conflit concernant terbiye sévissait déjà bien avant le départ du père en exil à Konya, c’est-à-dire lorsque Ahmed Rıza approchait de la vingtaine. Surtout, il ne se désamorça pas au cours des années qui suivirent et donna régulièrement lieu à des confrontations pugnaces. À première vue, cette confrontation entre le père et le fils étonne. En vérité, le parcours d’Ahmed Rıza montre que le père était loin d’être indifférent à l’idée de donner une instruction à ses enfants. Le parcours du fils aîné n’aurait pas pu être meilleur. Même exilé, le père s’assura qu’Ahmed Rıza recevait des cours privés et il lui permit de partir à Paris pour suivre une éducation supérieure, sans doute aux frais de la famille. Il se soucia également de l’instruction des autres enfants, y compris de ses filles, contrairement à ce que pourrait laisser entendre les accusations de son fils aîné. Il prit soin d’engager des professeurs pour ses filles pour éviter que, comme il le dit, ses enfants ne restent ignorants au sein d’un 122
Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 8 Şubat-ı Rûmî 1885 (20 février 1885).
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peuple ignorant123. Au fond, les réponses d’Ali Rıza aux accusations de son fils laissent peu de doute sur le fait qu’il ressentait aussi un malaise à ce sujet : il présentait son fils comme un adolescent immature qui n’avait pas encore grandi. Il retourna l’argumentation en disant regretter que ses efforts d’éducation n’aient pas porté leurs fruits chez son fils ainé124. Pire, il s’attaqua à la conscience de soi de son fils en laissant entendre qu’Ahmed Rıza n’avait pas un esprit suffisamment évolué125. Pour autant, malgré la sévérité de ces mots, Ahmed Rıza ne lâcha pas et continua d’attaquer son père sur ce sujet. Cette dispute entre le père et le fils montre tout d’abord l’obsession de l’éducation chez Ahmed Rıza, pour laquelle il était prêt à affronter régulièrement İngiliz Ali et provoquer les foudres de l’autorité paternelle. L’éducation, plus qu’un idéal abstrait, fut pour lui un combat qui marqua son quotidien et qu’il mena jusqu’aux recoins les plus intimes de sa vie famille. Il est évident que Rıza avait pris un tournant important par rapport à son père en ce qui concerne l’importance accordée à l’éducation. Le conflit se lit ainsi, au moins en partie, comme une confrontation idéologique sur la nature de l’éducation, assumée par deux générations différentes. Mais avant de continuer l’analyse de cette évolution, regardons les possibles bases économiques de cette dispute. L’éducation d’Ahmed Rıza s’était réalisée dans les années 1870, c’est-à-dire à l’apogée de la carrière d’İngiliz Ali, et avant la détérioration de la situation économique de la famille. En effet, même si le père le niait catégoriquement et qu’il serait certainement erroné de réduire cette confrontation à des motifs financiers, une dispute qui éclata en 1885 à propos de la scolarisation de Murad indique qu’il y eut bien un côté matériel aux débats souvent très idéalistes et abstraits sur l’éducation. Visiblement, ce fut avec stupéfaction qu’Ahmed Rıza apprit à Paris que le père avait décidé de supprimer l’inscription de son jeune frère au Lycée de Galatasaray pour l’envoyer à l’école de Beylerbeyi126. Le fils aîné fut outré que son frère n’eût même pas la possibilité d’avoir une scolarité digne de ce nom : « Il n’y a pas d’autre école que le Sultaniye [Lycée de Galatasaray] à Istanbul! » écrivit-il et il lança une accusation grave qui toucha son père : celui-ci aurait empêché son dernier-né d’aller 123 « Ehl cahil ya (...) çocuklar bütün bütün cahil kalmasınlar. » Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 9 Kanûn-i Sâni 96 (21 janvier 1881). 124 Voir p. ex. Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 15 Ağustos 97 (27 août 1880). 125 Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, Konya, 2 Teşrin-i Sâni 95 (14 novembre 1879). 126 Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 8 Şubat-ı Rûmî 1885 (20 février 1885).
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CHAPITRE II
au Lycée de Galatasaray pour économiser de l’argent. « Le cœur brisé », la réponse d’İngiliz Ali ne fut pas moins violente et illustre à quel point il pouvait être agacé par son fils. La raison qui l’aurait poussé à prendre cette décision serait que Murad souffrait d’incontinence. Mais le père ne s’arrêta pas là. Il reprocha à Ahmed Rıza de chercher depuis toujours avec malveillance les failles de son père, et de ne pas encore être sorti de son enfance. Il lui défendit de lui faire de tels procès d’intention (su’-i zân), en particulier parce que son comportement financier restait irréprochable même en des situations difficiles comme celle de l’exil. Au lieu de donner des leçons à son père et faire ainsi preuve d’un manque de respect évident, lui écrivit-il de Konya, il ferait mieux d’économiser sur ses allocations à Paris et renvoyer de l’argent à sa famille à Istanbul, plutôt que d’aller déjeuner avec n’importe qui là-bas. Le malaise qui s’exprimait dès que le fils touchait à la question de l’éducation et la colère provoquée par les termes qu’il employait, suggèrent que les problèmes financiers auxquels les Rıza furent confrontés à partir de la fin des années 1870 affectaient l’éducation des enfants bien plus que le père ne voulait l’admettre. Ainsi, on pourrait penser que la dispute sur l’éducation représentait un conflit dans lequel père et fils évitèrent de poser le véritable problème de la famille, celui d’une situation économique qui ne permettait plus de poursuivre un mode de vie dont avait profité Ahmed Rıza lors de son enfance. Le débat abstrait sur l’éducation entre père et fils était donc fondé sur des conditions matérielles qui ne leur étaient généralement pas favorables. Toutefois, cet aspect mis à part, les divergences entre les deux générations se révèlent bien être une confrontation de valeurs, aux croisements de plusieurs tendances historiques. D’abord, il n’est pas étonnant de voir Ahmed Rıza portant un plus grand intérêt que son père à l’éducation, si nous considérons l’évolution que le concept d’éducation avait prise au cours du siècle. À l’adolescence d’Ali Rıza, c’est-à-dire au début des Tanzimat, l’éducation était certes déjà considérée comme la clé de la modernisation de l’Empire, mais sans qu’elle comporte encore une conception spécialisée, de sorte que l’instruction moderne visait l’appropriation d’une culture générale et côtoyait l’enseignement ottoman classique. Ce fut au cours de l’enfance du fils que commença à se développer une véritable idée pédagogique de l’instruction, qui se reflétait dans la mise en place d’une politique officielle. Ahmed Rıza ayant fréquenté les institutions de référence de cette politique et en particulier le Lycée de Galatasaray, il est logique que son sens
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de l’éducation fût plus développé que celui de son père. Mais à la base résidait un affrontement idéologique plus profond, un affrontement qui révèle l’évolution des idées dans l’Empire de la seconde moitié du XIXe siècle. En fait, un homme n’accordant pas d’importance à l’éducation de ses enfants aurait effectivement répondu à son fils d’une façon bien plus lapidaire et à partir des conceptions traditionalistes. Or, le fait qu’Ali Rıza fût capable de s’emporter contre son fils et de consacrer des lignes et des lignes pour contrer ses accusations montre bien que sa façon de penser était plus complexe que des positions simplistes. Plus qu’un antagonisme, il s’agissait ainsi d’une divergence de conceptions sur l’éducation. Quand Rıza reprocha à son père d’avoir négligé l’instruction en français de ses sœurs et de les avoir ainsi coupées des débats français, İngiliz Ali Bey répondit que, si les filles étaient tellement disposées à apprendre une langue étrangère, elles auraient pu apprendre l’allemand par leur mère et leur tante127. Derrière cette réponse, il ne faut pas voir un père opposé à ce que ses filles apprennent la langue d’accès au savoir occidental. Certes, pour le fils bien plus que pour le père, le français et l’éducation féminine étaient importants. Mais au fond, Ali Bey était l’homme de sa génération. Il n’était pas conscient de l’ampleur des évolutions dans le domaine de l’éducation et de l’institutionnalisation que l’enseignement avait prise depuis le milieu du siècle. Pour Ahmed Rıza, la position du père revenait à un conservatisme qu’il fallait dépasser, incompatible avec sa propre conviction scientifique et sa vision totalisante du monde. C’est sur ce scientisme que les deux hommes s’affrontèrent dans une correspondance particulièrement agressive de l’année 1885128. Depuis Paris, Ahmed Rıza déclara à son père que les preuves d’amour paternel ne se limitaient pas à des manifestations d’affection vis-à-vis des enfants129. Sans même disposer de précisions sur les conseils donnés par Ahmed Rıza, il est aisé de voir dans cette dispute entre père et fils une confrontation intellectuelle de base. Car, plus encore que les incriminations du fils, est intéressante la défense du père. Aux accusations d’Ahmed Rıza concernant l’amour paternel et à ces recommandations pour que soit 127
Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 2 Teşrin-i Sâni 95 (14 novembre 1879). Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 8 Şubat-ı Rûmî 1885 (20 février 1885). 129 C’est le père qui paraphrase Ahmed Rıza (« Bir pederin derece-i şefkati evladını öpmekle olmaz »), et lui répond sévèrement : « Evladlarında bazı malûm olan şüpheleri evladlarını kalp paresi gibi sevdirmeğe tabii manidir. » Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 8 Şubat-ı Rûmî 1885 (20 février 1885). Le même sujet est déjà traité dans une lettre bien antérieure. Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 12 Eylül 96 (24 septembre 1880). 128
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donnée une bonne instruction à ses sœurs et à son frère, le père répondit non pas avec des arguments formulés à partir d’une vision traditionaliste — mais en reprenant Rousseau. Le fils semble avoir proposé, en référence au système scolaire français, une éducation poussée de ses sœurs et de son frère, avec un accent particulier mis sur l’enseignement des sciences. Ali Bey rétorqua qu’une instruction poussée en bas âge risquait de brouiller la formation initiale et qu’il fallait plutôt poursuivre l’éducation générale de l’enfant et lui faire aborder doucement l’ensemble des matières. Dans la plupart des systèmes scolaires, en particulier aux États-Unis, dit le père, les enfants ne commencent jamais à travailler avec des livres avant l’âge de 12 ans, en conformité avec les principes de Rousseau. « L’esprit d’un enfant de 8 ans est pur et une instruction en sciences ne peut être adaptée. Tu peux te renseigner auprès d’autres personnes dans le pays où tu te trouves [la France], ou tu peux aussi jeter un coup d’œil au livre de Rousseau. » À cet âge-là un enfant ne ferait que répéter « comme un perroquet » ce qu’on lui apprendrait. En se rapprochant des positions sur l’éducation de Tolstoï, lui-même lecteur de Rousseau, Ali Bey souligna qu’il fallait surtout garder la simplicité (sadelik) et laisser jouer la nature dans la formation d’un enfant. Si l’enfant était prédisposé, il le montrerait de lui-même. De toute façon, on ne pouvait s’insurger contre la nature. « Ce que la nature n’a pas fait dans le monde, un être vivant (zi-rûh) ne pourra le faire non plus, nous convenons là-dessus, n’est-ce pas mon fils ? »130 Cette réponse fait preuve de l’intelligence d’İngiliz Ali Rıza qui savait contrer son fils sur son propre terrain. Elle montre aussi le niveau de débats qui régnait au sein de la famille Rıza, nourris des conceptions directement inspirées des Lumières. D’ailleurs, il est bien possible qu’Ahmed Rıza fît référence à des penseurs professant une éducation cadrée, suivant des méthodes dérivées des lois naturelles et visant à adapter l’enfant à la société par la discipline, à l’instar du Baron d’Holbach qu’il vénérait tant, ce qui aurait pu inciter le père à répondre par Rousseau. La dispute entre le père et le fils s’inscrit ainsi dans l’histoire intellectuelle générale de la fin de l’Empire ottoman. Ce fut effectivement au 130 « 8 yaşında çocuğun fikri hamdır ve fünûn da okutmak cayiz olamaz. Bulunduğun memlekette başkalarına sorabilirsin Jean-Jacques Rousseau’nun kitabına da gözünü geçirebilirsin. » « Dünyada tabiyatın yaptığını zi-ruh yapamıyacağında efkârımız müteffiktir değil mi oğlum ? » Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 8 Şubat-ı Rûmî 1885 (20 février 1885).
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cours de ces années-là que les premières traductions de Rousseau parurent dans les journaux ottomans, notamment dans la revue d’Ebüzziya Tevfik, témoignant ainsi de l’intérêt grandissant pour cet auteur dans l’espace public ottoman131. Il est cependant évident qu’Ali Rıza s’était déjà approprié des concepts de Rousseau en français, en particulier si nous tenons compte du fait que c’est seulement à partir des années 1890 que des textes de celui-ci sur l’éducation, tirés de l’Émile, commencèrent à être publiés en ottoman132. Visiblement, dans sa controverse avec son fils, le père s’était nourri du livre second de l’Émile, celui qui traite de l’enfance avant la force de l’âge et qui préconise de préparer l’enfant à la perfection de son esprit par une éducation générale, sans l’asphyxier sous des savoirs trop détaillés qui l’irriteraient. Également, nous constatons qu’İngiliz Ali met en valeur la simplicité et la nature, en référence à cette idée fondamentale de Rousseau selon laquelle l’homme est bon par nature, mais devient corrompu du fait de son exposition à l’influence de la société — comme nous le verrons, une conception diamétralement opposée à celle de son fils. L’esprit de système au quotidien Une implication sociale similaire de l’évolution d’Ahmed Rıza vers une vision plus cadrée à partir de concepts occidentaux se manifeste également chez lui dans son rapport à la religion — ce qui l’amena là aussi à s’opposer à son entourage dès son jeune âge. Nous avons déjà vu que Ali Rıza, dans ses lettres de Konya, estimait qu’il était confronté à des situations religieuses plus dures que ce qu’il connaissait à Istanbul. La simple mention de cette expérience montre à quel degré le milieu dont était issu la famille Rıza s’était éloigné de la religion, au point qu’Ahmed Rıza allait prétendre, dans l’un de ses premières publications positivistes, que « [l]a classe instruite est simplement déiste et ne fait aucune 131 Voir notamment les chapitres sur le Mecmuâ-i Ebüzziya dans Ö. Türesay, op. cit. Türesay a calculé que la part des textes de ou sur Rousseau atteint une proportion de 5,7 % de la production textuelle complète de la revue, ce qui en fait le premier organe de la diffusion des idées de Rousseau en langue turque. 132 Ziya (Paşa), l’un des chefs de file du mouvement jeune-ottoman avait préparé la première traduction de l’Émile en exil à Genève en 1870, sans pouvoir la publier. La première publication complète de l’Émile date des années 1940, mais son impact est déjà indéniable pour la période ottomane. Dans ses mémoires, le pédagogue et universitaire İsmail Hakkı (Baltacıoğlu) raconte avoir lu l’Émile 51 fois. Hayatım, éd. Ali Y. Baltacıoğlu. Istanbul : Dünya Yayıncılık, 1998, p. 60-61.
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prière »133. En effet, au sein de la bourgeoisie stambouliote, l’importance de l’islam avait sensiblement régressé. Déjà autour de 1850, des voyageurs européens avaient souligné avec beaucoup d’étonnement que, dans les couches supérieures de l’Empire, l’absence de pratique religieuse était répandue et que l’intérêt pour des idées matérialistes supplantait l’importance de la religion134. L’élite ottomane pouvait percevoir la religion comme un problème. Et cette perception était loin de représenter une position purement théorique. Un membre de l’élite musulmane ottomane pouvait s’emporter contre des pratiques religieuses non seulement dans une province rétrograde de l’Empire, mais même à Istanbul, au centre du processus d’occidentalisation. Le fait qu’Ali Rıza fit part de ses observations à son fils montre bien que ce dernier n’avait pas attendu la découverte du positivisme à la fin des années 1880 pour prendre de la distance avec la religion, et que cette distance ne provenait pas d’un discours intellectuel abstrait de la modernisation ottomane, mais se forgeait à travers des perceptions quotidiennes et des actes pratiques au sein même de la famille Rıza. Cependant, sur ce point aussi, Ahmed Rıza avait un positionnement plus radical que celui de son père. C’est pourquoi il serait erroné de tirer des généralités trop osées de l’exemple d’İngiliz Ali Bey pour expliquer l’hostilité du fils vis-à-vis de la religion et anticiper les chemins pris par son fils. Malgré son opposition à la religiosité, le père faisait bien des prières, évoquait le nom de dieu et parlait à son fils des pêchés de leur religion — d’ailleurs dans la même lettre où il s’emportait contre la pratique du ramadan135. Quant à Ahmed Rıza, dès les années 1880, ses positions étaient bien plus virulentes. L’analyse des lettres qu’il adressa à sa sœur Fahire permet de saisir la dimension et la radicalité que prenait son opposition aux pratiques de l’islam. En reprochant à Fahire de se perdre 133 « Discours de M. Ahmed Rıza Bey lors de la Célébration du 34e anniversaire de la mort d’Auguste Comte », Revue occidentale, 14/6 (1er juillet 1891), p. 390. Voir plus généralement au sujet du non-respect des pratiques religieuses à travers l’exemple du Ramadan François Georgeon : Le mois le plus long. Ramadan à Istanbul. Paris : CNRS Éd., 2017, p. 78-83. On pense également aux travaux sur la déchristianisation en France sous l’Ancien Régime, notamment Michel Vovelle : Religion et Révolution : la déchristianisation de l’an II. Paris : Hachette, 1976 ; Roger Chartier : Les origines culturelles de la Révolution française, p. 116-137. 134 P. ex. dans le livre de MacFarlane de 1849 : Turkey and its Destiny, vol. II, p. 163-165, 184. Cf. N. Berkes : Development of Secularism, p. 114-118. Ces observations sont aussi intéressantes en ce qu’elles diffèrent des perceptions des voyageurs de la fin du XIXe siècle, où l’insistance sur le fanatisme religieux prévaut sur le constat de la diffusion de la pensée matérialiste. 135 Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 15 Ağustos 97 (27 août 1880).
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dans des futilités comme lire un livre qu’elle ne comprenait pas — autrement dit le Coran — et croire à l’existence d’un paradis dont elle ne pouvait vérifier l’existence, il lui lança : « Oublie de tels enfantillages ! Ne prend pas froid aux pieds sous prétexte de prier ! »136 Si cette attitude semble s’être radicalisée lors du premier séjour d’Ahmed Rıza à Paris, elle était déjà présente lorsqu’il se trouvait encore dans l’Empire ottoman. En 1882, il écrivit depuis Antalya : « Quand je vois chez mes sœurs de tels actes [de religiosité], je suis profondément attristé. Tu sais combien je t’aime, ma chère Fahire, mais si tu n’avais pas certaines de ces croyances inutiles issues du fanatisme (ta’assûb), je t’aimerais encore davantage. Si tu savais combien m’affectent de tels défauts, tu abandonnerais peut-être, et ne serait-ce que pour me faire ce plaisir, ton état de fanatique… »137
Son opposition prenait parfois des dimensions caricaturales et d’après ses propres termes, critiquer la religion était devenu pour lui une obsession, proche d’une « maladie nerveuse »138. Il était parfaitement conscient du fait qu’il choquait sa famille et il cherchait à le faire, parfois de la façon la plus vulgaire. En voici un exemple : il demanda à sa sœur Malika, encore enfant, où se trouvait la tombe qu’elle avait visitée ce jour-là à Antalya, pour pouvoir aller y uriner139. À première vue, ces cas de dispute familiale et de dépassement du cadre initial peuvent paraître disparates, voire même marginaux. Mais en réalité, ce sont autant de signes des tendances intellectuelles qui définissaient l’histoire de l’Empire ottoman au XIXe siècle, et qui se constituaient non pas à partir de réflexions abstraites, mais dans le quotidien d’une vie moderne. La forme des disputes même entre le père et le fils prouve le degré d’érosion des valeurs traditionnelles au sein des couches supérieures de l’Empire, résultat d’un processus qui, une fois mis en 136
« O çocukluklardan vazgeç, namaz kılacağım diye ayaklarını üşütme. » Ahmed Rıza à Fahire, Paris, 4 septembre 1883. Collection Faruk Ilıkan. 137 « Karındaşlarımda bazı bu halleri gördükce pek ziyâde müteessif oluyorum. Seni ne kadar sevdiğimi benden iyi bilirsin Fâhireciğim[,] ta’assûbun bazı boş itikâdları olmasa elbet on kat ziyade severdim. Bu gibi kusurların bana ne kadar tesîr ettiğini bilsen hatırım için belki sofalıktan vaz geçerdin… » Ahmed Rıza à Fahire, Antalya, 19 Mart 99 (31 mars 1882). ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. 138 « Tuhaf! Bu da bir nevi sinir hastalığı olmalı, dine dair bahis açıldı mı kendimi zapta muktedir olamıyorum. » Ahmed Rıza à Fahire, Paris, 27 décembre 1885. Collection Şükrü Hanioğlu, reproduite dans Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 47. 139 « Yolda giderken bazı çişim geliyor ben de işemek için ta’rif ettikleri türbe gibi bir yer arıyordum. » Ahmed Rıza à Fahire, Antalya, 19 Mart 99 (31 mars 1882).
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marche, ne pouvait plus être arrêté. L’insistance pour une instruction scientifique, l’opposition à la religion et même, au niveau formel, la pratique d’une ponctuation régulière — tout cela reflète une vision du monde, une perception en catégories abstraites obéissant à des principes, et aussi une évolution dans la cohérence et la radicalité de la pensée. Il ne serait pas exagéré de mettre en parallèle ces conceptions avec celles des philosophes des Lumières de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Diderot, Helvétius, Holbach, et même Rousseau, tout en étant en continuité avec la première génération des philosophes, ne partageaient plus le déisme d’un Voltaire ou la croyance simple en la loi naturelle d’un Montesquieu. Ils avaient développé une vision plus cadrée, marquée par un scientisme matérialiste et un souci d’application pratique140. Fortement inspirée par le matérialisme des Lumières, la génération d’Ali Rıza et celle des Jeunes Ottomans avaient valorisé la science comme une question de survie de l’Empire ottoman, et les Jeunes Ottomans avaient ainsi élaboré le scientisme comme une idéologie politique. Mais leur pensée était en même temps définie par un romanticisme souvent nébuleux, à l’instar du rousseauisme d’Ali Bey, dont le contenu humaniste faisait écho à la tradition philosophique islamique. Dans le positionnement d’Ahmed Rıza vis-à-vis des membres de sa famille, nous comprenons que ce romanticisme commença à être concurrencé à partir des années 1870 par une vision totalisante, reposant sur une perception technique du monde et une compréhension mécanique des rapports sociaux, engendrant aussi une inclination moins libérale et, enfin, une appréciation plus négative de l’être humain. Au fond, nous voyons dans l’affrontement des valeurs au sein de la famille Rıza le bouillonnement dans la sphère intime de cette évolution intellectuelle qui allait définir le débat politique de la fin du XIXe siècle. Pour donner une portée plus générale à ce conflit familial, il suffit de constater que le contenu intellectuel était assez proche des polémiques provoquées par Beşir Fuad (1852-1887), un autre protégé d’Ahmed Midhat, qui lui-même avait été accusé d’athéisme pour ses positions darwinistes141. Beşir Fuad fut le matérialiste le plus prolixe des années 1880. Il est considéré comme le premier positiviste ottoman142. Il s’insurgea contre 140
P. Gay : Enlightenment, p. 17-18. Atila Doğan : Osmanlı Aydınları ve Sosyal Darwinizm. Istanbul : Bilgi Üniversitesi Yay., 2006, p. 153 sqq. 142 Orhan Okay : Beşir Fuad. İlk Türk Positivisti ve Naturalisti. Istanbul : Dergâh, 1969. 141
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la religion, procédant ostentatoirement à un suicide à partir duquel il essaya de prouver que la vie n’était qu’un simple fait scientifique. Cependant, il rejeta aussi la tradition métaphysique de la philosophie occidentale au motif que celle-ci représentait une pensée abstraite non scientifique qui ne pouvait donner aucune indication pratique sur la nécessaire restructuration de la société d’après des principes vrais. Une certaine parenté entre Ahmed Rıza et Beşir Fuad, son aîné de sept ans, est indéniable, si l’on excepte la fin spectaculaire de ce dernier : sans se connaître, tous les deux se trouvaient réunis par l’héroïsme de la vie moderne qui les amena à lancer des polémiques et à s’opposer à leur entourage. Comme nous le verrons, ce fut parce que lui aussi éprouvait la même suspicion vis-à-vis de la religion et de la métaphysique que Rıza adopta le positivisme. Mais avant de se manifester dans une conviction philosophique, cette pensée matérialiste le menait à se confronter aux membres de sa famille et à s’insurger contre son père. Cela permet d’avoir une idée du climat intellectuel de la société ottomane en transformation. Le champ idéologique était mûr pour un tourbillon intellectuel qui fut publiquement porté à l’extrême par Beşir Fuad et qui amena Ahmed Rıza à se confronter à sa famille, et également à jeter les bases d’un futur engagement politique. Ce que nous montre le cas Ahmed Rıza, c’est la vivacité des débats intellectuels de l’époque de son adolescence, marqués par un affrontement autour des valeurs et une radicalisation du matérialisme, une radicalisation qui se constitua à partir de la vie quotidienne des individus et qui allait se solder par l’imposition de « la » science comme la valeur politique ultime de la pensée ottomane. C’est à partir de ce champ idéologique en tourment que la pensée matérialiste radicalisée se répandit et jeta les bases intellectuelles du mouvement jeune-turc. Ahmed Rıza fait office de véritable cas de transition. Suffisamment radicale pour rompre avec le romanticisme humaniste de la génération précédente, sa pensée évoluait néanmoins essentiellement dans le cadre de la philosophie des Lumières, et ne basculait pas vers le matérialisme, tel qu’il était prêché par des penseurs allemands comme Ludwig Büchner, Ernst Haeckel ou Carl Vogt, qui devint un courant intellectuel dominant au cours de la période d’Abdülhamid. Même après la découverte du positivisme, les références de Rıza restaient les philosophes du XVIIIe siècle. Mais son appréciation commença à se distinguer des formes de pensée assumées par son père, pour aller vers une interprétation plus figée de l’être humain, de la société et, en conséquence, de l’Empire ottoman dans le monde du XIXe siècle.
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CHAPITRE II
L’espace national et la génération « 93 » La vie d’Ahmed Rıza aurait pu être suffisamment héroïque simplement dans l’affrontement avec son père sur Rousseau, dans la question du tutoiement, et dans le fait qu’il donnait des conseils à ses sœurs à propos des livres qu’elles devaient lire et des pratiques qu’elles devaient éviter. En se contentant du bonheur d’être savant, il aurait pu se satisfaire de prendre le chemin d’un Beşir Fuad, peut-être même d’un Ahmed Midhat, et vivre sa passion pour le savoir et pour le changement du monde en se lançant dans le journalisme. Si le sentiment de décalage avec la société représentait une condition de l’engagement politique dans l’Empire ottoman du XIXe siècle, le sens de la confrontation continuelle et la pulsion d’agir, ressentis à partir d’une impression de supériorité, ne prenaient pas automatiquement la forme d’une activité politique. Beşir Fuad ne se lança jamais dans un engagement politique à proprement parler, et même une figure emblématique pour les Jeunes Ottomans comme Şinâsi ne prit jamais part dans les activités de ce mouvement et se retira entièrement de la vie politique vers la fin de sa vie. Pourquoi alors Ahmed Rıza n’at-il pas suivi sa première vocation d’homme savant ? Ou pour poser la question autrement, pourquoi la confrontation des valeurs au sein de la société ottomane n’a-t-elle pas représenté une condition suffisante pour expliquer son engagement politique ? Pour comprendre le sens de son parcours, il faut s’arrêter sur un aspect central de sa formation initiale. C’est que l’espace national ottoman et, organiquement lié à cela, la crise de l’Empire, étaient présents dans la vie de Rıza dès son adolescence. Ils étaient des points de référence de sa réflexion autant que des catégories d’expérience personnelle. Au fond, le constat est simple. Comme nous l’avons souligné, Ahmed Rıza était issu de la classe dirigeante, dont le parcours était étroitement lié à la modernisation de l’Empire ottoman. Permettons-nous, alors, de spéculer. Si Rıza n’avait pas été le fils d’une famille au sommet de l’État ottoman depuis le XVIIIe siècle, et si son enfance n’avait pas été marquée par les rapports sociaux entretenus avec les dirigeants de l’Empire par son père, et plus tard par lui-même, il n’aurait peut-être pas pris les chemins d’un engagement politique. Nous avons déjà dit que le décalage entre Ahmed Rıza et son père ne dépassait pas le cadre familial. Rıza avait beau tutoyer son père et le critiquer sur son amour paternel, sa pensée n’échappait pas à la tradition familiale et à ses origines sociales. Son enfance et son adolescence étaient marquées par un mode de vie
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bourgeois qui limitait sa sociabilité aux rapports avec des personnes de la même couche sociale qui se retrouvaient être tout logiquement à la tête de l’Empire. Il s’agissait de la seule expérience que le jeune Rıza pouvait faire, et cette expérience était encore renforcée par l’intégration des écoles d’élite, ces établissements étatiques dans lesquels les premiers essais de définir une identité nationale ottomane furent mis à l’épreuve. Pour la majorité de ses futurs camarades jeunes-turcs, l’Empire ottoman s’imposait comme une entité nationale à travers l’expérience de l’ascension sociale au sein des institutions étatiques ou, pour des gens comme Ahmed Midhat, par la participation à la culture de débat dans un espace public unifié en formation. Il en allait différemment pour Ahmed Rıza pour qui les éléments de la perception nationale de l’Empire étaient présents comme un héritage familial. Ainsi, la question de la politique ottomane et de l’engagement étatique ne se posait pas uniquement comme un objet d’imagination, mais comme une expérience quotidienne, forgée par sa sociabilité au sein de la classe dirigeante, par les débats familiaux et par le parcours de son père. Cette expérience n’était pas lisse, mais au contraire marquée par de multiples crises politiques, économiques et personnelles. Celles-ci faisaient de cette expérience nationale une épreuve ambivalente et tendue. Nous avons déjà insisté sur l’importance des crises de l’Empire de la fin des années 1870 qui prirent un sens particulier parce qu’elles se superposèrent à l’exil qui frappa İngiliz Ali et à sa situation économique qui engendra une tendance au déclin du çiftlik familial. La rareté des sources ne nous permet pas de suivre ces différents événements dans le détail. Mais pour avoir une vision pertinente de leur impact général, il est peutêtre suffisant d’établir une comparaison avec la jeunesse de son père. Effectivement, le contraste ne pouvait être plus grand. Tandis que ce dernier avait entamé sa formation et les premiers pas de sa carrière à une époque considérée comme l’âge d’or de l’Empire ottoman, c’est-à-dire quand l’Empire semblait encore promis à une existence prospère et respectée au sein du monde de l’ère libérale, Ahmed Rıza entra, au même âge, dans des années de crises successives, qui amenèrent l’Empire au bord de sa disparition dans la guerre avec la Russie de 1877–78. Une certaine stabilisation, aussi amère fût-elle, ne se produisit pas avant le traité de Berlin de 1878 qui changea radicalement la structure de l’Empire ottoman. Il est difficile de surestimer l’importance de cette expérience pour Ahmed Rıza. Même s’il ne participa pas à la guerre, nous pouvons dire
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CHAPITRE II
qu’il fit partie d’une « génération 93 », le chiffre désignant le conflit russo-turc en référence à l’année 1293 du calendrier mâli utilisé dans l’Empire. Que signifie l’appartenance à cette « génération 93 » ? En premier lieu, la guerre russo-turque et le début du règne d’Abdülhamid II mirent fin à l’optimisme de l’époque des Tanzimat qui était constitutif de la formation d’İngiliz Ali. Le sort de l’Empire paraissait bien plus incertain qu’à l’époque du père. C’est dans ce contexte aussi qu’il faut situer la différence idéologique et le décalage des valeurs entre Ahmed Rıza et son père, sur lequel nous avons insisté. Sous le spectre des menaces, caractéristique de l’Âge de l’Empire, la radicalisation de la pensée s’inscrivait dans une tendance globale affectant l’évolution intellectuelle dans le monde entier. Cette évolution marquait en même temps la rupture avec le progressisme libéral des décennies précédentes143. La croyance dans l’automatisme du développement et dans le potentiel absolu du progrès était sérieusement ternie et cédait à une vision bien plus pessimiste. Ce pessimisme engendrait en même temps une conception du monde plus cadrée, posant l’organisation active de la société comme une nécessité pour garantir la continuité du progrès. Dans l’Empire ottoman, le sentiment de crise de l’Âge de l’Empire prit une dimension particulière sous la menace de son existence à la suite de la faillite budgétaire de l’État et de la guerre désastreuse avec la Russie. Au moment des Tanzimat, les dirigeants avaient cru pouvoir garantir la prospérité et l’intégrité de l’Empire et imposer l’idée d’une nation ottomane abstraite par leur politique active de réforme. Sous le règne d’Abdülhamid, les certitudes s’étaient envolées. L’espace national se manifestait pour l’élite de l’Empire comme un espace en crise. Le sentiment de fragilité se trouvait pour les Rıza renforcé par l’envoi du père en exil, mesure politique et économique qui bouleversa les structures d’existence de la famille. Par ailleurs, c’est aussi dans ce contexte que nous pouvons situer la mélancolie et le pessimisme d’Ahmed Rıza qui se manifestaient régulièrement dès que ses attentes se heurtaient à la réalité des faits, traits d’ailleurs longuement décrits par ses contemporains et souvent soigneusement mis en scène par lui-même144. Sa mélancolie se présente moins comme 143
Cf. F. Georgeon : Abdülhamid, p. 101 ; E. J. Hobsbawm : Age of Empire, passim. Voir en particulier les préfaces de ses livres, ses poèmes et notamment Mukaddeme, en particulier p. 1-5. 144
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un trait personnel que comme l’expression de cette expérience de crise surdéterminée : la perception de la fragilité de l’espace national se juxtaposait avec, d’une part, des évolutions économiques qui défavorisaient sa famille dans la durée, et d’autre part, l’exil du père. Cet exil sonnait la disgrâce familiale, mais aussi l’altération des structures professionnelles au sein de la bureaucratie qui porta un coup sérieux à la carrière du père et aussi, comme nous le verrons, à celle du fils. Ainsi, Ahmed Rıza entra dans l’âge adulte avec des attentes brisées. Le développement linéaire de l’Empire ottoman paraissait secoué par des catastrophes militaires, diplomatiques et économiques, et le statut social de sa famille se trouvait menacé par la conjonction de développements économiques et politiques. Cette expérience, liée à la socialisation d’élite que reçut Ahmed Rıza, élargit la portée de sa première vocation. Dans les conditions de crise, l’homme savant ne pouvait se limiter à l’érudition, et l’incitation à l’action créée par le savoir prenait nécessairement une importance différente. L’enjeu fut double. Dans ce monde de périls et de transformations, il s’agissait de sauver un Empire qui représentait la référence du jeune Ahmed Rıza, et de garder un statut d’élite, légué par sa famille. Pour rester à la tête de la société ottomane, le fils d’une famille de hauts fonctionnaires de l’État ottoman devait inventer un nouveau parcours. Au début des années 1880, il en était encore loin, mais se manifestait déjà chez lui une constante, qui allait définir l’ensemble de son parcours. C’est la coïncidence des attentes particulières et générales, c’est-à-dire la liaison entre ses attentes individuelles, nées de la vocation d’homme savant comme moyen de se forger une place dans un monde en transformation, et les attentes nationales quant à l’avenir de l’Empire ottoman, qui, avec toutes les incertitudes, s’imposa comme un avenir à bâtir par l’action des hommes éclairés. La promesse de l’émancipation particulière de l’individu par le savoir se conjuguait avec la promesse nationale, née de la nécessité ressentie par les élites, de sauver la patrie et son propre statut.
CHAPITRE III
LES ANNÉES 1880 : DE L’AGRONOMIE À L’ÉDUCATION Les incertitudes qui venaient de s’abattre sur la famille Rıza marquèrent le parcours d’Ahmed Rıza dans les années 1880. Les évolutions politiques, sociales et économiques de l’Empire ottoman créaient une tension entre les attentes léguées par son statut social et la réalité d’expériences imprévues, mettant en cause la continuité de cet héritage. À la fin de la décennie, Ahmed Rıza avait vécu quelques temps à Antalya, il avait étudié à Paris et avait occupé différents postes dans l’administration ottomane à Istanbul et à Bursa. Quand il s’installa enfin à Paris en 1889, il laissa derrière lui une bonne partie de ses expériences familiales et personnelles. À trente ans, ce Turc encore jeune, confronté à une carrière au sein de l’administration ottomane peu satisfaisante pour le fils d’un sénateur, fit le choix de réinventer son parcours. Entre Istanbul, Antalya et Paris D’après différentes sources, Ahmed Rıza intégra à la fin de sa scolarité le Bureau de Traduction (Tercüme Odası) de la Sublime Porte comme assistant (halife), probablement autour de 18791. Il y reçut son premier grade de saniye et porta ainsi dorénavant le titre de Bey2. Ce haut lieu de la modernisation de l’Empire était tout un symbole — surtout celui des changements structurels que l’administration ottomane avait connus depuis les Tanzimat. Depuis le règne de Mahmud II, le bureau avait joué un rôle clé dans l’ouverture de l’Empire vers l’Occident et la modernisation de ses institutions. Plus encore, il avait représenté un réservoir pour le recrutement des hauts fonctionnaires modernistes, à commencer par 1 Les informations les plus détaillées se trouvent dans ses notes biographiques (tercüme-i hal) non-datées des fonds de Ziyad Ebüzziya à l’ISAM. Voir aussi AN 17/AS 10 : Ahmed Rıza à [Armand] Fallières (Ministre de l’Instruction publique), Paris, 27 novembre 1889 ; BOA, Y.EE 15/217 : Ahmed Rıza à Yusuf Matran, Paris, 1er juillet 1892. 2 Notes biographiques non-datées d’Ahmed Rıza [1887?]. ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya.
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CHAPITRE III
Ali et Fuad Paşa, ainsi que de l’intelligentsia ottomane. L’intégration au bureau représentait pour Ahmed Rıza une confirmation de sa socialisation, de sa participation au processus d’occidentalisation, et aussi de son statut d’élite. On aurait donc pu croire que ce premier poste aurait permis à Ahmed Rıza de grimper rapidement l’échelle de la hiérarchie de la bureaucratie ottomane, comme cela avait été le cas pendant des décennies pour ceux qui avaient intégré le Tercüme Odası3. Mais les temps avaient changé. Le fait que nous ignorions l’activité précise d’Ahmed Rıza au sein du Bureau de Traduction, que lui-même n’insiste pas dessus, et que la mention de ce poste soit absente dans la plupart des biographies qui lui ont été consacrées, alors que son importance pour les générations précédentes est systématiquement soulignée dans les travaux historiographiques, montre à quel point, dans les années 1880, cette institution de renom avait perdu son rôle initial d’étape importante dans la formation d’un bureaucrate moderniste. Une vingtaine d’années auparavant, l’embauche au Bureau de Traduction aurait en effet constitué un début brillant dans la carrière d’un jeune homme disposant des compétences d’Ahmed Rıza, à l’instar du parcours de son père, İngiliz Ali Bey, qui avait fait ses premières preuves au sein du ministère des Affaires étrangères et avait été aussitôt promu à des postes de renom. Tout en étant symboliquement forte par l’importance historique du Bureau de Traduction, sa première fonction ne représentait plus l’expérience décisive qui aurait défini son orientation dans l’avenir et ne s’imposa donc pas comme le début d’une carrière linéaire au sein de l’administration ottomane. Assurer cette fonction fut un épisode de son parcours qui ne semble pas l’avoir spécifiquement marqué. Ahmed Rıza quitta son poste au Tercüme Odası après 18 mois4. Des voyages entre Istanbul et l’Anatolie Nous disposons de peu d’indices sur ce que fit Ahmed Rıza avant son départ à Paris au printemps 1883. D’après ce qu’il écrira plus tard, à la fin de son premier poste il aurait voyagé pendant deux ans en Anatolie. Que faut-il comprendre par l’évocation de ces voyages ? D’abord, une exagération ; des lettres de son père montrent qu’il se trouva à Istanbul 3 4
Cf. C. Findley : Bureaucratic Reform, p. 131-134. Notes biographiques non-datées [1887 ?], ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya.
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une bonne partie de deux années précédant son départ à Paris. Il faut également avoir à l’esprit que la fragilité de sa santé l’empêchait d’entreprendre régulièrement de tels déplacements5. Toutefois, il ne s’agit pas de nier qu’il ait entrepris des voyages dans l’Empire, ni que ces voyages aient pu avoir un impact sur sa pensée. Nous avons pu en reconstituer deux, tous deux en direction d’Antalya, c’est-à-dire pour rendre visite à son père en exil. Or, même si ses voyages se sont limités à ces deux séjours, ils ont dû avoir un impact considérable sur le jeune bourgeois de la capitale. Il nous suffit d’évoquer à cet égard l’expérience du père et le sentiment de décalage et d’aliénation qu’il développa durant son exil à Konya. Sans avoir la même portée dramatique, le départ d’Istanbul représentait une nouvelle expérience pour Ahmed Rıza. Cette expérience allait lui permettre à Paris de revendiquer une connaissance des conditions des provinces ottomanes, un point sur lequel il insistait régulièrement dans ses écrits jeunes-turcs6. Cependant, il ressort clairement de ces écrits mêmes que cette connaissance resta assez superficielle et que ces séjours ne représentèrent pas des voyages d’études comme il tendit à les présenter. Ahmed Rıza quitta Istanbul pour Antalya une première fois au début du mois de janvier 1882. Le voyage par voie maritime passait par Rhodes, où l’on devait prendre le bateau d’une compagnie anglaise pour continuer vers Antalya. Profitant de cette escale obligatoire de quelques jours, Rıza fut chargé d’une mission, révélatrice de ses rapports avec les protagonistes de la vie intellectuelle stambouliote et de l’estime dont il jouissait déjà au sein de ce réseau. Ahmed Midhat lui demanda de visiter le medrese Süleymaniye qu’il avait fondé avec Ebüzziya Tevfik lors de leur exil à Rhodes entre 1873 et 1876 pour contribuer au développement de l’instruction publique7. Fleuron de l’éducation moderne sur l’île, disposant d’un cursus allant de l’instruction en persan et arabe à la zoologie et la minéralogie, Midhat jugea opportun de faire inspecter le medrese par son jeune et brillant ami doté d’idées éclairées et d’une solide culture générale. Il avertit à ce sujet le directeur de l’institution, Şeyh Abdullah Cemaleddin Efendi, de faire un effort pour gagner l’appui de Rıza et de
5 Voir en particulier la lettre d’Ahmed Rıza adressée à sa sœur Fahire, Antalya, 5 Şubat 98 (17 février 1883), ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. Pour ses problèmes de santé à Istanbul voir Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 12 Eylül 96 (24 septembre 1880). 6 Voir p. ex. Lâyiha, p. 3, 29-30. 7 Se référer au chapitre « L’exil à Rhodes », Ö. Türesay, Ebüzziya Tevfik.
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« suivre sérieusement ses éventuelles propositions » à propos de l’amélioration de l’enseignement8. Ahmed Rıza ne resta que quelques jours à Rhodes. Fin janvier 1882, İngiliz Ali Bey, impatient de voir son fils, embarqua sur un canot pour aller le chercher au large d’Antalya avant que son bateau ne s’approchât du port9. Réunis, le père et le fils consacrèrent une large partie de leur temps à leur passion commune : la chasse. C’est peut-être pendant ce séjour qu’Ahmed Rıza entreprit les voyages en Anatolie dont il parla à plusieurs reprises. Il semble avoir quitté Antalya avant le début du printemps, qui arrive tôt dans cette ville méditerranéenne10. Pourtant, ce ne fut pas son dernier séjour à Antalya. Le 2 novembre 188211, Ahmed Rıza embarqua à Istanbul à nouveau sur un bateau à destination de Rhodes. Cette fois-ci, il n’était pas seul, mais accompagné de presque toute la famille, ainsi que d’une partie des domestiques du çiftlik de Vaniköy. Ensemble, ils se rendirent à Antalya pour être réunis avec le père. Il s’agissait d’un véritable déménagement des Rıza et ainsi de la résurgence d’une vie familiale qu’ils avaient perdue depuis le renvoi d’Ali Bey. La chasse était à l’ordre du jour, et chaque soir la famille se retrouvait pour l’amusement et la musique12. Ahmed Rıza resta six mois à Antalya. À part la vie de famille retrouvée, il insistait dans ses lettres surtout sur la beauté des paysages aux abords de la ville. Dans une ville plus petite qu’Istanbul, il semble qu’il y était davantage confronté à la mixité sociale13. Mais de toute façon, Antalya n’était qu’une étape. La destination finale, ce fut Paris. 8 « …mektebe ciddi bir dost kazanmış olmak için sınıflarınızı güzelce bir imtihana çekip ya mir-i mumaileyhe beğendirmeli yahut beğenmeyecek olursa vereceği nasihatleri cidden dinlemelisiniz. » Ahmed Midhat à Şeyh Abdullah Cemaleddin Efendi, 27 Kanûn-i Evvel 97 (10 janvier 1882). Collection Burak Çetintaş. Lettre reproduite dans B. Çetintaş : « Ahmet Rıza Bey’in İki Avrupa Seyahati », p. 70. Çetintaş situe cette lettre faussement en l’année 1889. 9 Ali Rıza à Fahire et Osman Bey, Antalya, 23 Kanûn-i Sâni 9[7] (4 février 1882). ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. Le père indique le 26 janvier comme date d’arrivée. 10 C’est surtout la description détaillée du printemps dans une lettre écrite en mars 1883 qui suppose qu’il n’en avait pas fait l’expérience avant cette année-là. Ahmed Rıza à Fahire, Antalya, 19 Mart 99 (31 mars 1883). ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. 11 Ahmed Rıza à Fahire, Izmir, 23 Teşrin-i Evvel 98 (4 novembre 1882). ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. La lettre est écrite deux jours après le départ et postée lors d’une escale à Izmir. 12 Ahmed Rıza à Fahire, Antalya, 20 Teşrin-i Sâni 98 (2 décembre 1882). ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. 13 C’est surtout l’étonnement qui s’exprime dans la description de ses rencontres avec des gens ordinaires qui nous amène à ce constat. Cf. Ahmed Rıza à Osman Bey, Antalya,
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Son passage à Paris avait certainement été déjà programmé avant le départ de la famille d’Istanbul. Si Ahmed Rıza est finalement resté aussi longtemps à Antalya, c’était clairement pour des raisons de santé. Ayant déjà une santé fragile et souffrant d’asthme, sa condition ne s’améliora pas à Antalya et il fut malade pendant une bonne partie de son séjour14. D’après sa sœur, son asthme chronique constitua même la motivation principale du père pour l’envoyer à Paris15. Des médecins auraient conseillé un changement d’air comme la seule possibilité de soulager le jeune Ahmed Rıza. Difficile à croire, mais l’air pollué du Paris des années 1880, qui rendait malade tant d’habitants de la ville, aurait effectivement fini par débarrasser le jeune Rıza de son asthme, au moins jusqu’à sa vieillesse. Premier séjour à Paris Le 25 mai 1883, à 10h30 du soir, Ahmed Rıza arriva à Paris16. Il était parti d’Antalya et en empruntant le trajet classique ponctué d’une escale à Athènes il avait gagné le port de Marseille, avant de prendre le train pour Paris. Il est nécessaire d’analyser en détail l’impact que cette arrivée à Paris eut sur Ahmed Rıza alors âgé de 24 ans, ainsi que la signification de son premier séjour dans cette ville qu’il nomma fréquemment « la Mecque du monde moderne ». Aussi, la raison de son séjour — des études en agronomie — demande une attention particulière. Nous nous contentons dans un premier temps de donner un résumé de sa première lettre à sa sœur Fahire depuis Paris, laquelle, rédigée quelques jours après son arrivée, porte encore la fraîcheur de ses premières expériences. Sous le choc, il lui écrivit : « À Marseille j’étais stupéfié, à Paris j’ai complètement perdu la tête. »17 Les observations de Rıza ne différent pas de celles d’autres voyageurs. C’est l’investissement de l’espace public et la présence des masses qui attiraient particulièrement son attention : les voitures, les tramways et les 12 Kanun-i Sâni 98 (25 janvier 1883) ; Ahmed Rıza à Fahire, Antalya, 12 Kanun-i Sâni 98 (25 janvier 1883) et 5 Şubat 98 (17 février 1883). ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. 14 Dans une lettre à sa sœur de février, il précise qu’il est tombé malade six fois en trois mois, en passant deux tiers du temps au lit. Ahmed Rıza à Fahire, Antalya, 5 Şubat 98 (17 février 1883). ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. 15 « Birader Ahmed Rıza Bey’in Hal Tercümesi. » Collection Faruk Ilıkan. 16 Ahmed Rıza à Fâhire, Paris, 31 mai 1883. ISAM Ziyad Ebüziyya. 17 « Marsilya’da kendimi şaşırmıştım Paris’de bütün bütün aklım başımdan gitti. » ibid.
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gens si nombreux que même les boulevards haussmanniens étaient encombrés. Mais, nota-t-il avec un étonnement lourd de signification à l’égard de son parcours ultérieur, le peuple de Paris était bien moins civilisé qu’il ne l’avait imaginé : ainsi, dès son arrivée en Europe, il fut déçu par les habitants des pays « civilisés ». Les femmes françaises ont toutes des joues rouges, continua-t-il, de très belles figures, mais leur visage n’a rien de beau. Ses journées ressemblaient à celles de n’importe quel jeune Ottoman se rendant à Paris pour la première fois18. Il s’installa dans un hôtel sur le boulevard St. Michel pour aussitôt chercher une chambre à meilleur prix19. Il flâna jour et nuit dans les rues, visita le Bois de Boulogne, fréquenta des cafés et des restaurants, alla voir une pièce de théâtre. Il se rendit plusieurs fois à l’ambassade ottomane, où il fut reçu par l’ambassadeur Esad Paşa, en poste depuis la fin de l’année 1878. Le premier secrétaire, Missak Efendi, réserva un accueil particulièrement chaleureux au jeune Ahmed Rıza. Personnage clé de l’ambassade ottomane, en poste pendant près d’une vingtaine d’années, très estimé de la société parisienne pour son intelligence et son caractère20, Missak Efendi ne pouvait imaginer qu’il allait croiser ce même jeune homme des années plus tard comme le principal meneur de l’opposition parisienne au régime hamidien21. Tout en donnant l’image d’un flâneur traînant dans les rues de Paris, envahi par les impressions de la découverte des nouveautés et de la Ville Lumière, Rıza se voulait un jeune homme sérieux, et certainement plus sérieux que la plupart des Jeunes Turcs des années 1890 et 1900 à Paris. Ainsi, précisa-t-il dans sa lettre à Fahire, à côté de ses promenades et sa fréquentation des cafés, des restaurants et des théâtres, il se mit aussitôt à chercher des professeurs. Il s’agissait soit de professeurs de langue pour encore perfectionner son français, soit de professeurs universitaires. Rappelons qu’Ahmed Rıza était venu dans un but précis : des études 18 Un guide compilé une vingtaine d’annéee plus tard à l’attention de jeunes étudiants ottomans donne un bon aperçu d’un séjour ottoman classique à Paris. Necmettin Arif : Paris’te Tahsil. Le Caire : Matbaat üt-Tevfik, 1322 (1904). 19 Voir à ce sujet aussi le témoignage d’İbrahim Temo. İttihad ve Terakki Cemiyeti’nin Kurucusu ve 1/1 no’lu İbrahim Temo’nun İttihad ve Terakki Anıları, [1939] éd. Bülent Demirbaş. Istanbul : Arba, 1987, p. 145. 20 Voir à ce sujet « À travers Paris », Le Figaro, 25 octobre 1890 ; Henri George Stephane Adolphe Opper de Blowitz : Memoirs of M. de Blowitz. Londres : Doubleday, Page & Co., 1903, p. 243. 21 Missak Efendi lui-même était parfois soupçonné d’hostilité envers le sultan, en particulier lorsqu’il quitta son poste à la mission ottomane de La Haye en 1899. « In Foreign Lands, » New York Times, 28 mai 1899.
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supérieures en agronomie. C’est du moins ce qu’il en dira après sa première expérience parisienne. Le fils d’un grand propriétaire stambouliote à l’Institut national agronomique Ahmed Rıza se trouvait donc à Paris pour des études agronomiques. Dans l’historiographie existante, on fait généralement état d’une affectation à l’École d’agriculture de Grignon. Or, le seul établissement qu’il visita et aussi le seul dont il parlait, ce fut l’Institut national agronomique de Paris22. Que faisait le fils d’un grand propriétaire stambouliote à l’Institut national agronomique ? De fait, le choix de Paris ne peut être dissocié de la place que la Ville Lumière tenait dans l’imaginaire de l’élite ottomane. Au fond, Paris n’était pas le meilleur choix pour étudier l’agronomie. D’autres villes, voire d’autres pays, auraient pu être envisagés23. Mais le rayonnement de la capitale française avait tout pour faire oublier les quelques désavantages. Depuis l’arrivée des premiers étudiants ottomans envoyés par Mehmed Ali en 1826, puis par le gouvernement ottoman en 1830, une formation à Paris était le gage d’une bonne éducation une fois de retour dans l’Empire24. Par conséquent, Paris avait tous les arguments nécessaires pour qu’Ahmed Rıza la considère comme la ville la plus propice pour devenir agronome. Ainsi, le choix des études à Paris doit être situé au croisement de l’impact de la ville dans la pensée moderniste ottomane, de l’intérêt pour la science et du développement d’une pensée totalisante. Tout en obéissant, comme nous le verrons, à une motivation dépassant le cadre des expériences de son enfance et de la tradition familiale, ses études étaient 22 Selon Enes Kabakcı (op. cit., p. 481), la première mention des études d’Ahmed Rıza à l’institut de Grignon se trouve dans le Journal du Caire de 1907. Ahmed Rıza parle dans une lettre à Émile Corra des rectifications à faire par rapport à cet article. AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, 2 avril 1907. 23 L’agronomie en France commençait en vérité à prendre du retard par rapport à l’Allemagne ou l’Angleterre. Jean Boulaine : Histoire de l’Agronomie en France. Paris : Tech-Doc – Lavoisier, 1992, p. 269. Les agronomes français en avaient conscience. Cf. l’historique dans Ministère de l’Agriculture : Annales de l’Institut national agronomique (École supérieure de l’Agriculture). 2e série, tome 1 : L’Institut agronomique et son enseignement pendant les vingt-cinq premières années de son existence 1876-1901. Argenteuil : P. Worms, 1908, p. 15-17. 24 Adnan Şişman : « Egyptian and Armenian Schools Where the Ottoman Students Studied in Paris », Colin Imber (dir.) : Frontiers of Ottoman Studies. Londres : I.B. Tauris, 2005, vol. II, p. 158.
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conformes à l’intérêt pour la culture des plantes et le jardinage qu’il avait développé sur le çiftlik familial. Déjà dans l’Empire ottoman il s’était mis à apprendre les principes scientifiques de l’agronomie et il avait aussi envisagé de publier un journal sur l’agriculture intitulé Çiftlik25. Avec ses études supérieures, il trouva l’occasion de lier son intérêt d’enfance à une approche scientifique abstraite, qu’il avait commencé à développer plus jeune. Et en cela, l’Institut agronomique de Paris fut un bon choix pour ce jeune membre de l’élite ottomane. Pour comprendre ce choix, laissons dans un premier temps de côté le contenu de l’enseignement de l’Institut et les intérêts spécifiques de Rıza pour établir un parallèle entre l’approche scientifique de l’institution et la pensée d’Ahmed Rıza. Établi en 1876 à la suite de nombreuses tentatives de donner une structure à l’éducation supérieure agronomique, l’Institut était censé adapter l’enseignement aux changements imposés à l’agriculture par l’évolution démographique, les innovations techniques et scientifiques et l’ouverture de nouveaux espaces agricoles dans les colonies26. Pour cette nouvelle école d’élite, l’adaptation à ces données sociales, techniques et impériales consistait dans la mise en place d’un enseignement reposant essentiellement non pas sur l’expérience, mais sur la validité des sciences positives, « about[issant] », comme le notait fièrement la direction, « à une vérité d’ordre général »27. L’abstraction, la perception théorique des choses et une approche qu’il faut qualifier de positiviste, sans que cela implique un engagement dans la philosophie positiviste, représentaient la vocation de l’institut. Ainsi, notait la direction, la présence des bibliothèques et des scientifiques primait sur l’existence des champs d’études et justifiait l’organisation spatiale de l’institut à Paris28. Cette orientation n’était certainement pas inhabituelle pour un établissement de l’enseignement supérieur, mais le fait que la direction prit soin de la mettre en valeur montre à quel point cette approche positiviste définissait la pensée de l’époque et était considérée comme le moteur pour faire avancer l’agriculture et former de jeunes experts adaptés à l’esprit scientiste du temps. Vu sous cet angle, il y a donc une logique dans la préférence d’Ahmed Rıza pour l’Institut de Paris, au détriment d’autres écoles en France, 25 Notes biographiques non-datées d’Ahmed Rıza [1887 ?]. ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. Les informations sur le journal Çiftlik proviennent de Şükrü Hanioğlu et de Faruk Ilıkan. 26 Ministère de l’Agriculture : L’Institut agronomique et son enseignement [1908], p. 14-15. 27 Ibid., p. 17. 28 Ibid., p. 19.
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ayant une orientation plus pratique de l’enseignement. En effet, il y avait une analogie entre l’approche de l’Institut agronomique et la vision totalisante du monde qui définissait déjà, comme nous l’avons soutenu, la pensée de Rıza avant son arrivée à Paris. Les principes de l’enseignement s’appuyant sur la méthode scientifique déductive et des catégories de vérité normatives rejoignaient sa perception de la réalité à travers des catégories théoriques et les principes abstraits des lois naturelles. Cependant, il se passa plusieurs mois avant que Rıza n’entrât à l’Institut national agronomique. En effet, il commença le cursus en octobre 1884, c’est-à-dire un an et demi après son arrivé à Paris. La raison en est probablement banale : la date limite de candidature pour l’admission était fixée au 20 mai de chaque année29, c’est-à-dire quelques jours avant l’arrivée de Rıza à Paris. Il paraît probable que Rıza n’ait pas pu se présenter aux examens d’admission et qu’il rata ainsi l’entrée à la promotion de 1883. Or, en étudiant sérieux, Ahmed Rıza n’abandonna pas l’idée des études au cours de sa première année à Paris. Son intérêt était loin de se limiter aux sciences agronomiques. Il profita de son séjour pour perfectionner sa formation générale et poursuivit ses lectures philosophiques, historiques et scientifiques. La ville lui offrait des possibilités infinies et, de ce point de vue, rater l’admission à l’Institut agronomique s’avéra être une véritable aubaine. Le temps gagné lui permettait de se rendre dans les bibliothèques et d’assister aux cours d’autres institutions universitaires. Ses lettres à sa famille étaient imprégnées de la fascination qu’il éprouvait pour les opportunités offertes par la ville sur ce plan. La présence de riches collections de livres, l’attention publique apportée à l’instruction générale — notons que Jules Ferry venait d’être nommé Président du Conseil peu avant l’arrivée de Rıza à Paris —, l’intérêt des Parisiens pour la science sans distinction d’âge et de sexe, un aspect particulièrement mis en avant dans ses correspondances, tout cela concourait à la réalisation de ses rêves. Conforme à sa vocation d’homme savant, cette expérience prit aussitôt une valeur politique. Elle renforça sa pulsion d’agir et de confronter la société. Dans l’immédiat, il en profita surtout pour tenter, dans ses lettres, de convaincre ses sœurs à lire sans relâche30. 29
Ibid., p. 54. Ses suggestions restaient souvent d’ordre très général. Voir p. ex. ses lettres adressées depuis Paris à sa sœur Fahire, 21 juillet 1883 et 4 septembre 1883 (Collection Şükrü Hanioğlu), 28 décembre 1883 (ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya). 30
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En juin 1884, Ahmed Rıza se soumit aux examens écrits d’admission à l’Institut national agronomique de Paris. Mathématiques, composition française, sciences naturelles, physique et chimie, épure de géométrie descriptive, croquis coté : pendant trois jours, les compétences du candidat étaient scrupuleusement mises à l’épreuve. En cas de réussite, le candidat devait également passer les examens oraux à la mi-juillet31. Conforme à l’orientation élitiste de l’établissement, le profil demandé était précis. Ahmed Rıza entra donc à l’Institut dans la promotion de 1884 et commença sa scolarité à la fin du mois d’octobre aux frais de la famille32. À cette époque, organisée en externat, l’école était logée dans les locaux des Arts et Métiers avant son déménagement rue Claude Bernard dans le 5e arrondissement en 1889. Elle comportait moins de 300 étudiants, auditeurs libres inclus, et la promotion de 1884 comptait 54 étudiants admis, majoritairement des fils de grands propriétaires terriens. Rıza se trouva ainsi au sein de sa propre couche sociale, mais — dilemme constant de sa vie — ses camarades de classe étaient majoritairement plus jeunes que lui33. Le premier semestre était entièrement consacré à l’enseignement des sciences appliquées à l’agronomie. C’est à partir du deuxième semestre que les étudiants commençaient à se concentrer sur les sciences agronomiques elles-mêmes, en poursuivant toujours un enseignement fondé sur la formation théorique34. Or, Ahmed Rıza n’eut pas la possibilité de suivre cette scolarité. En effet, il ne fut pas admis en deuxième année. Pire, il fut classé dernier de sa promotion35.
31 Voir les statuts de l’admission Ministère de l’Agriculture : L’Institut agronomique et son enseignement [1908], p. 55-57. 32 Ministère de l’Agriculture : Annales de l’Institut national agronomique (École supérieure de l’Agriculture). No. 10, 9e année, 1884-1885. Paris/Nancy : Berger-Levrault, 1887, p. 9-10. Rıza soulignait à plusieurs reprises que les frais étaient couverts par sa famille. Ahmed Rıza Bey’in Anılar, p. 9 ; poème « Devlet ve millete hep nâfi’ olan işler için… [1889] » ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. L’admission d’Ahmed Rıza est référée dans un court article : « Baccalauréat », Le Temps, 9 décembre 1884. 33 L’âge minimum d’admission à l’institut était fixé à 17 ans. Ministère de l’Agriculture : L’Institut agronomique et son enseignement [1908], p. 55. 34 Ministère de l’Agriculture : L’Institut agronomique et son enseignement [1908], p. 76 sqq. Pour une table d’enseignement de la promotion 1878, toujours en vigueur en 1884 voir Ministère de l’Agriculture : Annales de l’Institut national agronomique. Administration, enseignement et recherches, no 3 : 3e année, 1878-1879. Paris : Imp. Bouchard-Huzard, 1880. 35 Ministère de l’Agriculture : Annales de l’Institut national agronomique (École supérieure de l’Agriculture). No 11, 9e et 10e années, 1884-1885 et 1885-1886. Paris/Nancy : Berger-Levrault, 1890, p. 7.
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Il ne nous est pas possible d’évaluer l’impact de cet échec sur son séjour à Paris, ou plus généralement sur son parcours. Peut-être, l’Histoire serait aujourd’hui différente si Ahmed Rıza avait mieux révisé ses cours. Mais il est évident que ses résultats contrastent de manière flagrante avec son image d’homme sérieux, entièrement dédié à sa mission, image qu’il avait déjà créée vis-à-vis de son entourage et sur laquelle il allait bâtir sa réputation au sein du mouvement jeune-turc. Or, cet échec ne semble pas avoir constitué un problème insurmontable pour Ahmed Rıza. Notons d’abord qu’il n’était pas tout à fait inhabituel pour des étudiants ottomans d’étudier à Paris sans décrocher le diplôme. Effectivement, Rıza ne figure pas sur la liste des diplômés de l’Institut national agronomique, et la plupart du temps, lui-même prenait soin de noter simplement qu’il était « ancien élève », et non pas « diplômé » de l’école36. Également, l’échec scolaire n’empêchait pas nécessairement la réalisation d’une carrière importante37. Mais pour revenir à l’Institut agronomique, Rıza disait lui-même y avoir étudié pendant deux ans et demi avant son retour dans l’Empire ottoman au cours de l’année 188638. Vraisemblablement, il continua sa formation agronomique, malgré tout, en tant qu’auditeur libre. D’ailleurs, il s’agissait d’un principe très courant parmi les étudiants étrangers, aussi parce qu’il représentait une option moins encombrante et surtout moins chère qu’une inscription régulière — dans le cas de l’Institut agronomique 100 francs contre 500. En tant qu’auditeur libre, Ahmed Rıza pouvait uniquement assister aux séances matinales, c’est-à-dire aux leçons théoriques. Surtout, il disposait de davantage de temps pour se consacrer à ses lectures et à la fréquentation de cours dans d’autres institutions, sur lesquelles nous ne pouvons donner plus de précisions39. Rıza continua sa vie à Paris jusqu’au décès de son père en 1886. Cette mort le confronta à une nouvelle situation, car il s’agissait non seulement de la perte d’une figure d’autorité, mais d’une source de revenus.
36 Voir sa carte de visite de Bursa et la lettre Ahmed Rıza à [Armand] Fallières (ministre de l’Instruction publique), Paris, 27 novembre 1889 (les deux : AN 17/AS10). 37 On peut évoquer le cas du poète Yahya Kemal qui échoua aussi bien dans son premier cursus de sciences politiques qu’à la faculté des Lettres. 38 Note introductive au poème « Paris’de darülfünûnda çalıştım geldim… [1886] » ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. Dans ses mémoires, il suggère que le décès de son père l’aurait empêché de décrocher le diplôme. Ahmed Rıza Bey’in Anılar, p. 9. 39 Sa sœur note qu’il visita assidûment la Sorbonne. « Biraderim Ahmed Rıza Bey’in Hal Tercümesi », Collection Faruk Ilıkan.
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Nous avons insisté sur l’importance du salaire de sénateur d’İngiliz Ali, qui, en particulier avec le renvoi en exil, avait probablement représenté le revenu principal de la famille. Conformément à la tradition, la famille avait toujours droit à une pension après le décès du père. Elle s’élevait certainement à une somme mensuelle importante, cependant en dessous de la valeur nominale des indemnités sénatoriales de 10 000 kuruş. La démission d’Ahmed Rıza de son poste au Bureau de Traduction et son départ en France montraient l’aisance économique de la famille qui, malgré toutes les difficultés auxquelles elle était confrontée, se trouvait en mesure de se passer d’un revenu mensuel et de financer des frais supplémentaires liés aux études du fils à Paris. Cette situation n’était plus tenable avec la mort du père. S’y ajoutaient sans doute aussi des obligations familiales nées du décès d’Ali Bey40 : théoriquement, Ahmed Rıza devenait le patriarche de la famille, en charge des aînés et des jeunes sœurs encore célibataires. Dans l’immédiat, un séjour à l’étranger n’était plus possible. Après trois ans d’expérience parisienne et des études supérieures plus ou moins approfondies, Ahmed Rıza retourna dans l’Empire ottoman. La fin de l’adolescence et de la passion agronomique : de retour dans l’Empire Diplômé ou non, Ahmed Rıza rentra dans l’Empire avec une qualification agronomique qu’il avait gagnée lors de son séjour à Paris. Cette qualification revêtait une importance certaine dans le contexte de l’Empire ottoman et aussi par rapport au statut familial de Rıza. À l’échelle nationale, il faut rappeler que l’Empire restait majoritairement un pays agricole où la part de la population rurale avoisinait encore les 80%. La production agricole était vitale pour l’économie et représentait la première source de revenu de l’État comme du secteur privé. En outre, la modernisation de l’agriculture nécessitait de nouvelles méthodes agronomiques grâce auxquelles l’exploitation agricole devait se transformer pour correspondre aux besoins de l’économie du XIXe siècle. Dès le début des Tanzimat, l’État ottoman avait été sensible à l’importance de la condition agraire et avait encouragé la réforme du secteur pour augmenter sa productivité et, en conséquence, 40
Notons dans ce contexte que la mort probable de son frère Murad se produisit dans les mêmes années.
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ses propres rentes41. Dans les années 1880, la politique agricole reçut un élan particulier, poussée, d’une part, par de vastes programmes de soutien au secteur agraire entamé par l’État face à la situation désastreuse après la guerre de 1877/78, et dont la fondation de la Banque agricole (Ziraat Bankası) est la mesure la plus emblématique42, d’autre part, par l’instauration de la Caisse de la Dette Publique qui était en charge de plusieurs secteurs agricoles et œuvrait à l’augmentation de leur rentabilité. Quant au cas particulier d’Ahmed Rıza, la famille possédait toujours des terres agricoles, et comme nous l’avons montré, sa vie était étroitement liée au çiftlik familial qui représentait l’un des deux plus grands domaines de la région. Toutes les conditions semblaient alors prêtes pour permettre au fils du sénateur et grand propriétaire parvenant à la trentaine d’avancer dans son domaine et de poursuivre son désir d’agir sur la société dans le domaine qui lui était le plus familier. Malgré ces dispositions pour un poste en agronomie, l’étape suivante de sa vie, telle qu’elle est généralement présentée dans la recherche, fut un poste de directeur du lycée public de Bursa. Entre des études supérieures d’agronomie à Paris et un poste de directeur dans une école de la province ottomane, il y a comme un hiatus. D’une part, le domaine d’activité, l’éducation, semble peu s’accorder avec sa spécialisation. D’autre part, le poste de simple directeur d’un lycée public de province ne correspond pas au statut social d’Ahmed Rıza comme descendant de l’élite ottomane. Nous insisterons particulièrement sur trois aspects pour expliquer ce décalage, trois aspects qui ont été également fondamentaux dans la décision d’Ahmed Rıza de se mettre sur des chemins inconnus le menant au jeune-turquisme : l’intégration au service de l’État, le passage de l’agronomie à l’éducation, et les changements dans les voies de la carrière administrative sous les Tanzimat. La réintégration au service de l’État À son retour de Paris en 1908, Ahmed Rıza se vit proposer un poste au ministère de l’Instruction publique. Mais en 1886, quand il rentra de Paris, un tel poste ne semble pas avoir été son choix professionnel immédiat. Il se mit d’abord à chercher un travail correspondant à sa formation. 41 On pense notamment au programme de réformes de Midhat Paşa dans la province du Danube. M. Todorova : « Midhat Paşa’s Governorship of the Danube Province », art. cit. 42 D. Quataert : « The Age of Reforms », p. 871-872.
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Dans ses mémoires et aussi dans un poème de 1889, il nota qu’il s’orienta en première instance vers le secteur privé43. Mais personne ne voulait l’embaucher, ou lui confier le capital nécessaire pour réaliser ses projets agronomiques. Il aurait donc cherché — contre son gré, précisa-t-il dans ses mémoires — à intégrer le service de l’État qu’il avait quitté plus de quatre ans auparavant. Peut-on croire à cette explication, ou s’agit-il d’une tentative explicite pour fausser son parcours et souligner son dédain du régime hamidien ? En effet, l’idée que ses compétences n’aient pas été demandées semble peu crédible compte tenu de la modernisation de l’agriculture ottomane. En outre, la famille disposait toujours d’un çiftlik. Certes, nous ne pouvons pas être sûr de sa situation, ni de l’importance économique qu’il représentait à la fin des années 1880, et nous ignorons si le gendre Osman Bey s’en était accaparé la gestion. Pour autant, il reste la question de savoir pourquoi le fils ne s’est pas mis à la tête du çiftlik familial afin de s’adonner à des expérimentations agronomiques et poursuivre son désir de réforme dans le domaine qui lui était le plus familier. Mais l’intégration au service de l’État révélait des dispositions plus élémentaires et ne peut être traitée sans référence aux origines sociales d’Ahmed Rıza et à sa tradition familiale. Nous avons soutenu que l’activité agricole tenait un rôle clé dans le maintien de la vie bourgeoise des Rıza et avait représenté une base économique de l’enfance et de la formation d’Ahmed Rıza. Or, comme nous l’avons évoqué à plusieurs reprises, la famille Rıza faisait partie d’une bourgeoisie dont le statut dépendait organiquement de l’État ottoman. Le parcours des Rıza avait été depuis un siècle lié à l’évolution de l’État. Les trois générations précédant celle d’Ahmed Rıza avaient pris une part active dans la transformation de cet État et s’étaient, par cet engagement, garanti un statut à la tête de la société ottomane. Au carrefour d’une bourgeoisie commerciale et d’une bourgeoisie étatique, maintes fois souligné dans l’historiographie44, la famille Rıza se plaça nettement dans cette deuxième voie, essentiellement composée de musulmans. En conséquence, Ahmed Rıza se trouva, dès l’enfance, dans un cadre social 43 Ahmed Rıza Bey’in Anılar, p. 9 ; poème « Devlet ve millete hep nâfi’ olan işler için… [1889] » ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. Voir en particulier les vers « Zan ederdim işe ehl hadim olur / Zirâa’t-ı devlete erbâb-ı vukûf lazım olur / Bu ümidle giderek hizmetimi arz ettim / Koca mülkde bana bir yer bulunur zan ettim. (…) Avdetimde vatana iş aradım hayli zaman / Ne arazi veren oldu ne de ricaya koyan. » 44 Cfs. F. M. Göçek : Rise of the Bourgeoisie.
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historiquement et économiquement défini qui amenait à considérer l’engagement au service de l’État comme une évidence. Pour quelqu’un de son statut, le secteur privé ne représentait pas une préférence qui aurait facilement pu primer sur l’État. Au sein de l’administration ottomane, Ahmed Rıza n’abandonna pas immédiatement l’agronomie. Dans un premier temps, il postula auprès du ministère de l’Agriculture. Or, les informations divergent sur la réponse et, par conséquent, sur sa première fonction assumée dans l’administration ottomane après son poste au Bureau de Traduction. Lui-même dit dans ses mémoires que, malgré ses démarches, il ne reçut pas de proposition du ministère. D’après lui, cet épisode de son parcours représentait une preuve de l’état léthargique dans lequel se trouvait l’Empire où l’on ne savait même pas profiter des qualités d’un expert. D’autres témoignages évoquent une brève affectation, en particulier une note biographique, dont les informations paraissent trop détaillées pour avoir été inventées. Le ministère lui aurait proposé deux postes : premièrement, celui d’inspecteur agricole dans la région d’Ankara avec un salaire assez élevé de 25 liras ; deuxièmement, une affectation à la Ferme impériale de Çifteler (Çifteler Çiftlik-i Hümayûnu), une ferme établie sous Mahmud II, spécialisée dans l’élevage animal et en particulier celui des chevaux45. Il refusa les deux propositions : la première au motif des conditions climatiques défavorables d’Ankara et de l’éloignement de sa famille, la deuxième, à cause de l’incompétence présumée du personnel de la ferme impériale. Après avoir été refusé, ou après avoir refusé ces emplois dans le domaine de l’agronomie, il postula auprès du ministère de l’Instruction et fut nommé au lycée public de Bursa dans la province de Hüdavendigâr (Mekteb-i İdâdi-i Mülkiye), chargé de sa direction et des cours de chimie. Le début de l’expérience de Bursa Après Smyrne, Hüdavendigâr représentait la province ottomane où le degré de développement de l’agriculture était le plus élevé46. La modernité 45 Notes biographiques non-datées d’Ahmed Rıza [1887 ?]. ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. Le document fait état de sa nomination deux mois auparavant par décret impérial. Nous n’avons pas pu trouver le décret en question dans les archives ottomanes. 46 Vital Cuinet : La Turquie d’Asie. Géographie administrative statistique descriptive et raisonnée de chaque province de l’Asie Mineure. Paris : Ernest Leroux Éd., 1894, vol. IV, p. 45.
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des moyens de l’exploitation agricole se reflétait dans le nombre et la nature des écoles dans la région, dont plusieurs écoles professionnelles spécialisées, toutes très prisées au sein de l’Empire ottoman. À première vue, il existait bien des ponts entre la formation supérieure d’Ahmed Rıza et son nouveau domaine d’activité. Et effectivement, il n’abandonna pas immédiatement sa spécialisation. Dans une lettre rédigée à Paris fin 1889, il écrivit qu’avant son départ de Bursa pour la France, il avait été chargé par le gouvernement ottoman de la présidence du « Conseil pour le progrès de l’industrie séricicole »47. Il paraît probable que ce conseil avait un lien avec l’Institut séricicole (Harir Daru’t Talimi) de Bursa et fonctionnait peut-être comme une instance intermédiaire entre l’établissement scolaire et l’État. Différentes études ont montré que l’industrie de la soie à Bursa représentait un enjeu important de la réforme agricole de l’Empire48. Le sultan Abdülhamid II avait demandé tôt dans son règne l’avis des marchands de Bursa pour améliorer l’exploitation49, mais les tentatives de réforme prirent un nouveau cadre avec l’instauration de la Caisse de la Dette Publique en 1881. Les revenus de l’exportation de la soie faisaient partie des concessions cédées à ce consortium visant à satisfaire les demandes des créanciers européens. L’affection de ces revenus accéléra la transformation de l’économie locale, déjà entamée au début du siècle, en un système défini par des relations marchandes et des rapports de production capitalistes. L’Institut séricicole de Bursa, ouvert sur ordre impérial en janvier 1888, faisait partie des institutions modernes établies par la Caisse de la Dette Publique pour augmenter la production de la soie par des méthodes d’élevage et d’exploitation modernes50. L’institution faisait figure de modèle pour les écoles d’apprentissage dans l’Empire et donnait chaque année un nombre important de diplômés, parmi lequel le futur président de la République de Turquie, Celâl Bayar. Il n’est pas 47 Ahmed Rıza à [Armand] Fallières, Paris, 27 novembre 1889. AN 17/AS10, Dossier 7. Sa carte de visite de l’époque fait également état de cette fonction. Il ne nous a pas été possible de vérifier de quel type d’organisme il s’agissait. 48 Voir notamment Donald Quataert : « The Silk Industry of Bursa, 1880-1914 », (1983) Huri İslamoğlu (dir.) : The Ottoman Empire and World-Economy. Cambridge/New York : Cambridge University Press & Paris : Éd. de la MSH, 2004 (1987), p. 284-299 ; Sevilay Kaygalak : Kapitalizmin Taşrası. 16. Yüzyıldan 19. Yüzyıla Bursa’da Toplumsal Süreçler ve Mekânsal Değişim. Istanbul : İletişim, 2008. 49 D. Quataert : « The Silk Industry of Bursa », p. 289. 50 En 1887, Louis Pasteur redirigea une sollicitation venant de la Caisse vers la station séricicole de Montpellier. Celle-ci recommandait le diplômé ottoman Kevork Torkomyan. Torkomyan présida l’institut pendant plus de 30 ans. V. Cuinet : La Turquie d’Asie, vol. IV, p. 60-61.
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à exclure qu’Ahmed Rıza ait été engagé dans cet établissement, en sus de ses autres fonctions, une pratique commune de l’époque. Cependant, sa préférence alla nettement à ses fonctions liées au ministère de l’Instruction. Lui-même parlait presque uniquement d’elles et ne mettait jamais en avant son possible engagement agronomique. Cette première description du passage de l’agronomie à l’éducation permet de reconnaître deux leitmotive de la vie ultérieure de Rıza qui se cristallisèrent déjà dans cette étape à Bursa. D’abord, nous pouvons lire sa nette préférence pour son poste désigné comme l’expression de l’évidence du service de l’État contre le secteur privé. En fin de compte, ce fut l’identification avec l’État qui le mena, d’abord, à intégrer le service de l’État, et, ensuite, à mettre en avant les postes pour lesquels il était nommé par le gouvernement contre de possibles emplois associés au secteur privé. Le deuxième aspect avait une portée au moins aussi large. C’est l’attention accordée à l’éducation qui, loin de représenter un intérêt temporaire, fut suffisamment prononcée pour marginaliser entièrement sa passion de jeunesse pour l’agriculture. Durant toute sa vie, l’importance qu’il donnait à l’éducation allait profondément marquer sa pensée et allait représenter le pilier de son engagement politique. Mais pour comprendre cette évolution de l’agronomie à l’éducation, il faut d’abord revenir aux motifs qui l’avaient poussé, d’après ses propres termes, à s’intéresser à l’agronomie. La fin d’une passion : l’agronomie et la question agraire Dans la préface à son texte intitulé Lâyiha, Ahmed Rıza expliquait sa décision de se consacrer à l’agronomie, en liant sa passion personnelle pour les affaires agricoles à l’idée de réformer l’Empire ottoman. L’idée de se spécialiser en agronomie lui serait venue lors de ses voyages en Anatolie, lorsqu’il fut frappé par les conditions catastrophiques des paysans et des régions rurales en général : « … j’avais cru qu’il était possible de sauver les paysans de leur pauvreté et de leur dénuement en réformant les pratiques agricoles. Puisque j’avais un intérêt pour le jardinage, je me suis rendu à Paris pour apprendre l’agriculture à l’institut agronomique, avec en tête l’idée d’œuvrer, à travers l’agriculture, à la croissance matérielle et au renouvellement de la patrie, et de devenir ainsi un serviteur bénéfique sur le chemin de mes ancêtres. »51
51 « …usûl-i zirâa’t ıslah edilecek olursa köylü, fakr-ü-ihtiyaçtan kurtulur zannetmiştim. Bahçeye, bağa merakım olduğundan zirâa’t ve haraset vasıtasıyla vatanın izdiyad-ı servet
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Pour le jeune Ahmed Rıza, l’agronomie se situait ainsi au croisement des intérêts personnels et des ambitions nationales. D’une part, il y était amené par son origine sociale et par sa socialisation sur le çiftlik ; dès son plus jeune âge, l’agriculture représentait une base économique de sa vie bourgeoise. D’autre part, il y associait une portée politique au niveau national, considérant que le salut de la nation dépendait de la réforme de la condition rurale. L’agronomie lui permettait ainsi de renouer avec la tradition réformiste de sa famille et de nourrir son ambition de changement social. De son point de vue, c’était l’aspect politique national qui primait largement sur les intérêts personnels, au point que les conditions personnelles qui l’avaient mené à ce domaine disparaissaient dans la mise en scène d’un sens de sacrifice pour la patrie. Nous avons évoqué que l’agriculture fut un élément crucial de la politique de réforme de l’État ottoman et que cet aspect prit un élan particulier dans les années 1880. Mais la condition rurale était loin de représenter uniquement une affaire étatique. Au moins depuis l’adolescence de Rıza, elle s’était imposée comme une question sociétale dans le débat public ottoman par l’importance économique que représentait l’agriculture pour le développement du pays et le simple fait que les paysans formaient la très grande majorité de la population. De même, la condition rurale constituait une question politiquement surdéterminée dans l’Empire par le potentiel de mobilisation nationale qu’elle portait, en particulier dans les provinces balkaniques. Le mécontentement populaire vis-à-vis des taxes agricoles poussait les élites modernistes non-turques de ces régions à faire de la condition paysanne un moyen d’agitation politique et à exprimer un discours d’opposition à l’État ottoman. De fait, c’était à partir de la condition rurale et du fait des insurrections successives dans les Balkans que l’Empire avait été plongé dans une crise générale qui le mena au bord de sa disparition dans les années 1870. Ces considérations posées, l’intérêt politique de Rıza pour la condition rurale apparaît comme une expression de son temps. Il est utile de rappeler que son adolescence coïncida avec la montée du mouvement narodnik en Russie. Ce fut dans cette « phase héroïque des populistes »52 que l’idée de moderniser un empire autocratique et celle de résoudre une situation de crise à travers une attention à la condition rurale s’implantaient dans la pensée politique russe et allaient ve imarına çalışmak ve ecdadımın bu yolda bir hayırlı halefi olmak arzusuyla Paris’e gelmiş zirâa’t darülfünununda çiftçilik öğrenmiştim. » Lâyiha, p. 3. 52 E. Hobsbawm : Age of Capital, p. 164.
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devenir, par la suite, des leitmotive de la pensée révolutionnaire internationale. Il ne s’agit pas de suggérer une influence de la pensée narodnik, qui peinait à se manifester dans l’Empire et qui n’a jamais véritablement affecté la pensée politique turque53, contrairement à un certain impact, par exemple, sur l’intelligentsia bulgare et roumaine54. Bien plutôt, il importe de souligner que les reconfigurations économiques et sociales, résultantes de la révolution industrielle et de l’émergence de l’économie mondiale, redéfinissaient globalement les modalités de référence à la condition rurale auprès de nouvelles couches éduquées. Ces couches, formées dans des institutions modernes, engagées dans un espace public émergeant, influencées par la pensée occidentale et des conceptions scientistes et ayant eu différentes expériences de crise55, commençaient à s’intéresser à la paysannerie comme un moyen de réaliser leur propre projet de bâtir une société moderne, régie par les sciences, l’éducation et le progrès. Sous ces conditions, la question agraire apparaissait comme une médiation entre, d’une part, la réalité sociale de la majorité de la population et son importance économique pour la société entière, et d’autre part, l’ambition des couches éduquées de revendiquer la position d’élite dans le processus politique national. Toutefois, la conviction d’Ahmed Rıza de pouvoir changer la société ottomane à travers la condition rurale différait considérablement de celle de ses collègues russes en ce qu’elle ne partait pas de l’idéal d’« aller au peuple », exprimé dans le nom même du mouvement, dans un but de politique révolutionnaire. Elle ne comportait pas le même imaginaire utopiste associé à l’interprétation socialiste de la question agraire et s’exprimait d’une façon surtout technique56. Rıza fut, en ce sens, plus proche de l’exemple de Midhat Paşa et de ses expérimentations visant à réorganiser l’agriculture dans la province du Danube, que des Narodnik infiltrant la paysannerie pour préparer des attentats contre les propriétaires ou les offices étatiques de leur région. Malgré toute la compassion d’Ahmed 53 Dans l’analyse d’un groupe politique des années 1910 que Zafer Toprak a qualifié de narodnik, on voit que l’intérêt pour le rural venait de considérations nationalistes et n’était pas lié à un souci pour la condition paysanne. « Osmanlı Narodnikleri : “Halka Doğru Gidenler” », Toplum ve Bilim, 24 (hiver 1984), p. 69-81. 54 Marin Pundeff : « Marxism in Bulgaria Before 1891 », Slavic Review, 30/3 (septembre 1971), p. 523-550. 55 Hanioğlu signale qu’il y avait un intérêt pour les idées narodnik parmi les premiers Jeunes Turcs jusqu’à leur découverte des théories élitistes de Gustave Le Bon. Young Turks in Opposition, p. 22. 56 Cf. Franco Venturi : Les intellectuels, le peuple et la révolution. Histoire du populisme russe au XIXe siècle. Paris : Gallimard, 1972 (1952).
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CHAPITRE III
Rıza pour les paysans et ses connaissances sur leurs conditions de vie suggérées dans ses écrits en prose et ses poèmes, son approche de la condition rurale se situait dans un cadre idéologique défini par l’étatisme et l’élitisme. En suivant l’exemple russe, Rıza aurait été plus proche du peuple, mais plus éloigné de l’État. Le poids de l’étatisme et de l’élitisme dans son idéologie politique fut probablement la raison pour laquelle il abandonna finalement sa passion juvénile, malgré le fait que lui-même présenta ce changement de cap comme un choix imposé par des circonstances particulières. Le passage à l’éducation avec son poste à Bursa revenait en effet à une nouvelle orientation de sa vie. Malgré une implication probable dans la sériciculture, ses activités officielles à Bursa ne laissent pas penser qu’il aurait accordé une attention particulière à l’instruction agronomique. De même, il n’est revenu à aucun moment à l’agronomie dans son parcours ultérieur. Mais la nouvelle orientation de sa vie ne s’exprimait pas uniquement dans son parcours professionnel, elle se répercutait aussi et surtout, sur sa perception de la réalité ottomane. Effectivement, dans un poème de 1889, Ahmed Rıza renia explicitement sa conviction de pouvoir changer la société à travers la condition rurale57. La radicalité du changement de cap intellectuel ressort encore plus clairement si nous considérons que, dans les milliers de pages que Rıza a publiées, l’agronomie et la condition rurale ne sont presque jamais traitées. La conviction de pouvoir sauver l’Empire grâce à l’agronomie n’eut plus d’importance dans sa pensée sociétale à partir de la fin des années 1880 et laissa la place à une conception plus générale et plus diffuse du salut de la nation. Ce qu’il retenait de sa passion de jeunesse ce n’était pas l’intérêt pour la question agraire ou la condition des paysans, mais l’impératif de sauver l’Empire, le dévouement pour la patrie et le sens de sacrifice qu’il y attribuait. Et il les plaçait dorénavant dans le domaine de l’éducation. Sauver l’Empire : l’éducation dans une ville de province La décision d’Ahmed Rıza de postuler pour un poste lié au ministère de l’Instruction ne saurait être comprise sans prendre en compte la signification que l’éducation tenait dans la pensée moderniste ottomane. 57
Poème d’Ahmed Rıza « Acem Şâh’ına Kaside », 30 juillet 1889. ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya.
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Dès les années 1820, l’éducation apparut comme la clé pour transformer la société ottomane en une société moderne, capable de tenir tête aux bouleversements du temps et au développement des pays occidentaux. Rıza avait lui-même fait l’expérience des réformes de l’éducation dans son parcours scolaire, réalisé dans les établissements emblématiques de la réforme ottomane. Ensuite, il avait fait l’expérience de Paris à une époque charnière de la réforme républicaine de l’instruction publique où l’instauration d’un nouveau système scolaire établi sur le patriotisme et le scientisme était pensée comme la première condition pour définir une nouvelle citoyenneté et donner ainsi au nouvel État français des fondements stables58. Par ailleurs, comme nous l’avons vu, l’attention que Rıza porta à l’éducation fut bien antérieure à ses prises de fonction, elle occupait déjà au début des années 1880 une place centrale dans sa vie. Cette attention le poussa à s’engager dans des discussions houleuses avec son père sur les méthodes d’éducation et lui valut la confiance d’Ahmed Midhat Efendi, celui-ci lui donnant toutes les compétences pour inspecter son école à Rhodes. Avec son choix d’intégrer le ministère de l’Instruction et même de se rendre dans une ville de province pour un poste à statut peu élevé, l’intérêt qu’il avait montré pour l’éducation depuis sa jeunesse se situa désormais dans le contexte d’une vocation à portée nationale. Dans son esprit et selon ses propres termes, il se rendit compte à son retour de Paris que la paysannerie et la population ottomanes en général manquaient d’éducation et restaient ancrées dans des croyances dépassées, ignorant les principes scientifiques nécessaires pour faire face aux exigences d’un monde en bouleversement. Ainsi il écrivit que, dans un contexte de pauvreté économique et intellectuelle, les méthodes d’agronomie ne sauraient être comprises tant que le niveau général d’instruction des Ottomans ne s’élèverait pas59. Et la conséquence qu’il en tira n’était pas d’aller au peuple pour poursuivre son intérêt pour la question agraire et apprendre aux paysans les principes modernes d’agriculture. Ce fut de s’engager pour la réforme de l’éducation en général, et plus précisément pour le renouvellement du système éducatif de l’État. Le sens de 58 Il existe une littérature abondante à ce sujet. Mona Ozouf : L’École, l’Église et la République, 1871-1914. Paris : Seuil, 1978. Sur l’éducation républicaine dans la province française, voir les deux livres très différents d’Eugen Weber : Peasants Into Frenchmen. The Modernization of Rural France, 1880-1914. Stanford : Stanford University Press, 1976 et Jean-François Chanet : L’École républicaine et les petites patries. Paris : Aubier, 1996. 59 Lâyiha, p. 3-4.
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dévouement personnel et d’engagement national pour la patrie qu’il avait mis dans son intérêt pour la question agraire s’exprima désormais dans un nouveau domaine. Directeur de lycée et de l’instruction publique Ahmed Rıza arriva à Bursa entre la fin de l’année 1887 et la première moitié de l’année 188860, c’est-à-dire plus d’un an après son retour de Paris. Le lycée public où il était affecté avait été inauguré le 3 août 1885 et il donna ses cinq premiers diplômés en juillet 1888, c’est-à-dire après l’arrivée de Rıza61. Nous ne disposons pas de beaucoup d’informations sur ses fonctions au lycée. D’ailleurs, il occupa le poste de directeur pour une période trop courte pour être cité dans les annuaires officiels. Quant à ses cours de chimie, ils furent les premiers de cette matière à être assurés au sein de cet établissement et ils constituaient à l’échelle nationale une exception pour un lycée de province. On trouve dans ses écrits jeunes-turcs des références à la chimie, en nombre limité certes, mais néanmoins trop fréquentes pour être dues au hasard. Contrairement à la plupart de Jeunes Turcs, inspirés plutôt dans leur façon de raisonner par la biologie, Rıza empruntait parfois des explications chimiques pour décrire des phénomènes sociaux. Quarante années plus tard, en tombant sur les notes de ses cours donnés au lycée de Bursa, il allait se vanter que ceux-ci n’avaient pas perdu de leur clarté ni de leur valeur, malgré le fait que la chimie avait énormément progressé depuis62. D’ailleurs, son intérêt pour la chimie ne se limitait pas à son activité d’enseignant. Ainsi, il est sans doute l’auteur d’une partie des articles de vulgarisation scientifique parus dans le journal Nilüfer, portant régulièrement sur des sujets chimiques63. 60
Ses fonctions sous la tutelle du ministère de l’Instruction sont listées dans le salnâme (annuaire) de l’année de l’hégire 1306 et non pas dans celui de l’année précédente. Hüdâvendigâr Vilâyeti Salnâmesi 1306. Defa’ 16 : Sene-i Hicrî. [Bursa :] Matba’a-i Vilâyet[, 1889], p. 70, 130 ; Hüdâvendigâr Vilâyeti Salnâmesi 1305. Defa’ 15 : Sene-i Hicrî. [Bursa :] Matba’a-i Vilâyet[, 1888]. 61 Hüdâvendigâr Vilâyeti Salnâme-i Resmisi 1325. Defa’ 34. [Bursa :] Matba’a-i Vilâyet[, 1910], p. 87 ; « Bursa Erkek Lisesi », Bursa Ansiklopedisi, éd. Yılmaz Akkılıç. Bursa : Bursa Kültür Sanat ve Turizm Vakfı, 2002, I, p. 106-107. 62 « Fennî Risâleye Mukaddeme. » 63 Les articles étant non-signés, il est difficile de les attribuer. Cf. Ahmet Bedevî Kuran : Osmanlı İmparatorluğunda İnkılâp Hareketleri ve Milli Mücadele. Istanbul : Çeltüt Matbaası, 1959, p. 155.
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D’après ses mémoires, dès son arrivée à Bursa, Ahmed Rıza entra en conflit avec le directeur de l’instruction publique en fonction, Veliyüddin Efendi. Les deux hommes représentaient deux mondes différents : Rıza était le bureaucrate moderne, convaincu des bienfaits du scientisme, fermement inscrit dans le projet de modernisation de l’Empire ottoman, ayant goûté aux plaisirs de la vie parisienne. Veliyüddin Efendi était un sarıklı (enturbanné), opposé à toute tentative d’améliorer les conditions d’enseignement dans la province64. De fait, Ahmed Rıza avait des avantages structurels importants sur son supérieur. Bursa fut un centre de l’éducation dans l’Empire et l’établissement d’un système d’éducation moderne était dans l’intérêt du gouvernement. En outre, il était soutenu par Münif Paşa qui l’avait nommé à Bursa et se montrait satisfait de ses travaux65. Celui-ci était une figure emblématique de la réforme ottomane par son activité d’écrivain et de traducteur des œuvres littéraires et philosophiques françaises depuis les années 1850 et par le rôle clé qu’il joua dans la mise en place d’un système scolaire à l’occidental jusqu’à ce qu’il tombât en disgrâce auprès du sultan Abdülhamid au début des années 189066. Pour résumer, Ahmed Rıza était dans l’air du temps et il put facilement s’imposer contre un « homme en turban ». Il fut promu directeur de l’instruction publique (ma’ârif müdürü) de la province de Hüdavendigâr par un ordre impérial daté du 6 septembre 188867. De fait, sa promotion peut être lue comme un exemple de la progression dans l’administration ottomane des bureaucrates modernes au détriment des fonctionnaires dont la formation s’était limitée à un enseignement religieux et traditionaliste68. 64
Ahmed Rıza Bey’in Anılar, p. 8. Ibid., p. 9 ; Z. Fahri Fındıkoğlu : Auguste Comte ve Ahmed Rıza. Istanbul : Fakülteler Matbaası, 1962, p. 6. 66 M. Kayahan Özgül : Ondokuzuncu Asrın Benzersiz Bir Politekniği : Münif Paşa. Ankara : Elips Kitap, 2005. De même âge qu’İngiliz Ali, les chemins des deux hommes s’étaient maintes fois croisés au sein de la bureaucratie ottomane jusqu’à l’intrônisation d’Abdülhamid. 67 Voir la référence à cet ordre, dans le document portant sur la réorganisation du conseil d’éducation (Meclis-i Ma’ârif), dans BOA, MF.MKT 104/74, 17 Sefer 1306 (21 octobre 1888). Rıza dit dans ses mémoires (op. cit., p. 9) avoir été promu huit mois après son arrivée, ce qui indiquerait le mois de janvier comme date de prise de fonction au lycée public. 68 Veliyüddin Efendi fut nommé directeur de l’instruction publique de la province de Konya. Confronté à des accusations de corruption, il fut relevé de ses fonctions deux ans plus tard. BOA, MF.MKT 103/5, 2 Rebi-ül Evvel 1306 (7 novembre 1888) et 120/57 21 Muharrem 1308 (7 septembre 1890). 65
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CHAPITRE III
La pensée moderniste à l’œuvre Ainsi, Ahmed Rıza se trouvait à la tête de l’instruction publique d’une province ottomane. Il touchait vraisemblablement un salaire de 2 400 kuruş69, une somme très élevée qui suppose qu’elle comportait au moins aussi les revenus du poste de professeur de chimie qu’il conservait70. Rıza assuma ses fonctions avec la volonté d’engager une « réforme véritable » (cidden ıslâh) de l’éducation71. Aussitôt se manifesta dans son activité cet enchevêtrement caractéristique entre attentes personnelles et attentes nationales. Sa vocation nationale déclarée se conjuguait avec une demande de pouvoir personnel. Ses propositions de réforme suggéraient l’élargissement des compétences du conseil d’éducation présidé par lui-même, ce qu’il réclama dès sa prise de fonction et qui causa des problèmes au niveau de l’administration locale72. Pour autant, il ne faut pas sous-estimer l’importance qu’il accordait à son travail de directeur de l’instruction publique. Ses activités ne répondaient pas uniquement à une volonté de pouvoir, mais témoignaient d’un véritable engagement dans son domaine, soulignant la centralité de l’éducation dans son imaginaire politique. D’une certaine façon, le séjour à Bursa représenta, malgré sa courte durée, la période la plus fructueuse de sa vie, où ses propositions et ses activités furent les plus concrètes, en contraste avec l’itinéraire général de sa vie. Son engagement visait, pour une fois, des buts précis et ne se perdait pas dans des propositions généralistes et des abstractions. C’est peut-être la confrontation à la réalité de la vie dans une ville de province qui l’amena à prendre des mesures concrètes et à faire des propositions précises. Une circulaire du ministère de l’Instruction lui donna l’occasion de dresser un état des conditions accablantes de l’éducation à Bursa et de faire des propositions assez précises visant à les améliorer73. Celles-ci portaient sur la 69
Ahmed Rıza avance ce chiffre sans doute exagéré dans ses mémoires (op. cit., p. 8) pour son poste de professeur et de directeur du lycée public. 70 La rémunération des professeurs de la province Hüdavendigâr était fixée à 550 kuruş. BOA, MF.MKT 99/33, 29 Cemazi-ülahir 1305 (13 mars 1888). 71 BOA, MF.MKT 104/74, 9 Teşrin-i Evvel 1304 (21 octobre 1888). 72 Ibid. 73 « Bursa Mekteblerinin Lüzum-u Islâhına Dair Mâa’rif Müdüriyetinden Nezaret-i Celiliye Meb’us 24 Nisan 305 Tarihli Mutalaa’ », 6 mai 1889. Le rapport est publié en version turquifiée par Kâmil Su : « Osmanlı İmparatorluğu Devrinde Bursa Okulları ve Ahmet Rıza Bey II », Eğitim Hareketleri, 22/266-267 (septembre-octobre 1977), p. 4-5 ; « Ahmet Rıza Beyin Ma’ârif Layıhaları », Eğitim Hareketleri, 22/268-269 (novembre-décembre 1977), p. 10-16 ; « Osmanlı İmparatorluğu Devrinde Bursa Okulları ve Ahmet Rıza Bey [III] »,
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réforme de l’enseignement, le financement local de son fonctionnement, la nécessité d’ouvrir de nouveaux établissements, à savoir une école normale d’instituteurs (darülmuallim-i sibyan) et une école de charité (darüşşafaka). Elles s’occupaient aussi du règlement des écoles primaires, le tout assaisonné de propos d’ordre général sur l’importance de l’éducation. Il serait fastidieux d’entrer dans les détails. Ce que nous voyons dans ce rapport, c’est surtout la pensée moderniste à l’œuvre, confrontée à ce problème de fond de devoir négocier entre la vocation de réformer radicalement l’Empire et la réalité de la société ottomane. Dans son rapport, et plus généralement dans ses activités à Bursa, Ahmed Rıza fut confronté à la nécessité de traduire un projet universel en une politique particulière, c’est-à-dire de trouver une façon d’appliquer un projet de réforme sur une société dont les structures étaient considérées comme étant opposées à cette réforme. Sa pulsion d’agir ressentie à partir d’un sentiment de décalage vis-à-vis de son entourage s’était jusque-là surtout manifestée dans des confrontations avec les membres de sa famille. De par ses fonctions de directeur de l’instruction publique, Rıza eut l’occasion de mener une politique concrète et de donner ainsi à son identité d’homme moderne une connotation sociétale réelle, qui ne se limitait pas aux confins de la province mais portait une dimension nationale. Derrières des mesures à première vue surtout quantitatives, visant à accroître les possibilités d’éducation dans la province, se dévoile une conviction profondément moderniste, ciblant le changement radical des pratiques d’éducation. Rıza soulignait qu’il était inacceptable de laisser la population d’une ville aussi proche de la capitale dans un état « primitif » (bedevî), marqué par la superstition et l’ignorance, par manque de moyens pour l’éducation74. Dans l’ensemble du texte, le discours sur la santé et la civilisation étaye son projet de réforme. C’est dans ce contexte que sa description extrêmement sombre de l’état des choses dans la ville prend son sens. Ainsi, d’après lui, les locaux des écoles primaires étaient tellement insalubres que l’on hésiterait à y attacher un cheval. Sans douter des conditions misérables de l’éducation à Bursa, de tels propos servaient surtout à délégitimer entièrement l’état actuel pour mettre en valeur la nécessité de changement75. Eğitim Hareketleri, Ankara, 23/270-271 (janvier-février 1978), p. 18-20. Nous n’avons pu localiser ce document dans les fonds répertoriés du ministère de l’Instruction aux Archives ottomanes. 74 « Osmanlı İmparatorluğu Devrinde Bursa Okulları ve Ahmet Rıza Bey II », p. 6. 75 Ibid., p. 8.
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L’opposition d’Ahmed Rıza ne portait pas uniquement sur le manque de réformes mais aussi sur la façon dont celles-ci avaient été menées jusque-là, se réduisant trop souvent à des tentatives vaines d’implanter quelques nouvelles méthodes sur les structures d’éducation existantes, ce qui, pour lui, avait apporté plus de mal que de bien. Les méthodes d’éducation occidentales, « établies à partir des siècles d’analyses et d’expérimentations par de grands penseurs », représentaient le modèle incontesté. Par contre, il notait que leur application complète et totale au niveau de l’Empire ne serait pas possible et il présentait ses propositions comme à « mi-chemin » entre ce modèle occidental et la réalité de la société ottomane76. Cependant, il ressort de son argumentation que le but de cette médiation n’était pas une synthèse entre le modèle occidental et la tradition ottomane. Conforme à sa pensée totalisante centrée sur des conceptions abstraites, il s’agissait de trouver l’application locale d’une vérité normative. Le « mi-chemin » proposé penchait ainsi nettement vers la mise en place d’un système éducatif d’après le modèle occidental au détriment de la tradition ottomane, même si ce système devait se faire avec les moyens du bord et se baser sur des structures existantes. Mais d’une façon générale, peu fidèle à ce principe, le rapport de Rıza est le plus souvent assez loin de prendre en compte les conditions locales de Bursa. Ses propositions sont ainsi marquées par une opposition farouche aux structures existantes et visent la mise en place d’une éducation plus systématique, plus réglementée, et aussi, sous contrôle de l’État. À ce titre, il est logique que ses propositions les plus concrètes aient concerné la réforme de l’éducation primaire en tant que domaine le moins touché par des programmes définis depuis les Tanzimat. Ce n’est que sous Abdülhamid que le besoin d’encadrer l’élève dès son plus jeune âge était perçu comme la pièce maîtresse de l’éducation moderne et comme la première étape de l’instruction patriotique77. Les premières tentatives structurées se réalisaient pendant les années de Rıza à Bursa, donnant à celui-ci davantage de possibilité d’intervention que dans d’autres domaines. Les propositions étaient effectivement radicales et visaient purement et simplement la suppression du fonctionnement des écoles primaires en place. En premier lieu, Rıza devait faire face à ce problème de fond qui affectait l’établissement d’une éducation moderne : le manque de 76 77
« Osmanlı İmparatorluğu Devrinde Bursa Okulları ve Ahmet Rıza Bey II », p. 6. B. Fortna : Imperial Classroom, p. 57.
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professeurs. Il ne mâchait pas ses mots quand il s’agissait de décrire les professeurs en charge. Composés majoritairement d’imams de quartiers et d’ulema, ces professeurs étaient des vauriens sans aucune notion d’éducation et opposés à tout enseignement moderne dans les règles de l’art. Moderniser les écoles primaires impliquait ainsi de marginaliser ce corps enseignant traditionaliste. D’ailleurs dès sa prise de fonction, la première mesure qu’il proposa pour remédier à ce problème fut la réouverture de l’école normale de maîtres, le darülmuallim78. Cette école visant à former des professeurs en recrutant des étudiants à la sortie des collèges avait été ouverte à Bursa, mais elle avait dû fermer faute d’un enseignement de qualité et à cause de l’opposition des professeurs imams. Pour Rıza, il s’agissait de la rétablir d’après le modèle d’une « école normale », avec une meilleure organisation, dotée d’un financement adéquat pour inciter les élèves à s’inscrire, et disposant d’une autorité qui lui permettrait d’agir comme un organe de contrôle sur les écoles existantes79. Dans l’état existant, un contrôle des écoles éparpillées était impossible et les tentatives de réforme étaient vouées à l’échec. Pour préparer le terrain, Rıza proposa de regrouper les écoles en deux établissements par quartier, un pour garçons et l’autre pour filles. Le regroupement des élèves devait ainsi créer des liens de camaraderie et permettre une organisation plus efficace. Cette mesure visait à la fois à établir des structures centralisées sous contrôle de l’État et en même temps, dans une perspective rationaliste, à exclure les enseignants traditionalistes du système éducatif. Une fois le nombre d’enseignants réduit à deux par établissements, les écoles ne dépendraient plus des ulema et pourraient se permettre de payer des maîtres ayant une formation moderne. Tel était le raisonnement de Rıza80. Comme on le voit, la question des finances représente un aspect important de son rapport. Ses idées sur le sujet en constituent la dimension la plus moderniste. Elles allaient nettement vers une centralisation de l’éducation et s’accordaient avec l’objectif défini par le ministère de chercher des fonds locaux pour financer l’établissement d’un système d’éducation centralisé dans les provinces81. D’une façon générale, ces propositions 78 79 80 81
BOA, MF.MKT 104/74, 9 Teşrin-i Evvel 1304 (21 octobre 1888). « Osmanlı İmparatorluğu Devrinde Bursa Okulları ve Ahmet Rıza Bey II », p. 6. Ibid., p. 9. A. Somel : The Modernization of Public Education in the Ottoman Empire, p. 105.
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visaient à modifier les pratiques habituelles de financement afin de renforcer l’autorité de l’État au détriment des factions traditionalistes qui se verraient coupées de leurs ressources. Il demandait d’assimiler le fonctionnement des écoles primaires, jusque-là gérées d’une façon assez autonome à partir des legs et des vakıf, à celui des écoles moyennes et des collèges, autrement dit de les mettre sous le contrôle plus direct de l’État. Cependant, Rıza était conscient des conditions financières précaires de l’éducation. Certes, le recours à la trésorerie de l’État ou du sultan s’imposait, mais il disait lui-même qu’il pouvait uniquement s’agir de cas d’exception pour donner un coup de pouce à des projets précis82. Il proposait une série de mesures nouvelles pour donner une base matérielle à son ambition, en tenant compte des conditions locales pour pouvoir réaliser un projet de modernisation. Le cas le plus emblématique est sans doute la proposition de canaliser les petites sommes que les parents donnaient aux professeurs. Rıza notait que, bien qu’attendant tout de l’État, le peuple était habitué à donner chaque semaine un peu d’argent aux maîtres des écoles primaires au nom de l’obligation islamique de respecter l’éducation. Il proposait que cet argent soit simplement récolté auprès de la population, divisée en quatre catégories selon les revenus, sur une base hebdomadaire, chaque jeudi, contre reçu, au profit de la caisse d’instruction. Cela permettrait de financer deux professeurs salariés. Dans les faits, cette mesure revenait à l’introduction de frais de scolarité. Cependant, dans la pensée d’Ahmed Rıza, il s’agissait autant de la continuation d’une tradition, modernisée au gré des besoins du temps, que d’une manœuvre tactique conforme à la philosophie positiviste, comme nous allons le voir83. L’autre mesure phare de financement s’inscrivait un peu plus nettement dans la tradition ottomane. Il s’agissait d’affecter les biens des vakıf abandonnés à la caisse de l’instruction, en faisant valoir le pouvoir étatique dans un cas finalement juridique. La réquisition de ces biens était surtout censée financer l’établissement d’une école caritative (darüşşafaka) pour garçons, et une deuxième pour filles s’il restait des moyens, afin de permettre aux orphelins et aux enfants musulmans les plus démunis d’avoir une scolarité84. 82 « Osmanlı İmparatorluğu Devrinde Bursa Okulları ve Ahmet Rıza Bey II », p. 11 ; « Ahmet Rıza Beyin Ma’ârif Layıhaları », p. 13. 83 « Osmanlı İmparatorluğu Devrinde Bursa Okulları ve Ahmet Rıza Bey II », p. 8-9. 84 « Ahmet Rıza Beyin Ma’ârif Layıhaları », p. 13-14.
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Des idées plus concrètes sur l’éducation moderne souhaitée par Rıza apparaissent dans les cursus qu’il proposa pour l’école de professeurs et d’une façon détaillée pour le lycée public. Pour ce dernier, il nota que son fonctionnement était satisfaisant et que les seuls changements qui s’imposaient étaient sa transformation en internat pour permettre aux enfants brillants des villages d’être scolarisés, et l’adoption d’un nouveau cursus. Sur le plan général, les propositions de Rıza à propos des cursus sont d’une orientation très technique, en particulier dans le lycée, avec notamment des cours de chimie, de physique, de zootechnie, de cosmographie — orientation sans doute inspirée par son expérience de l’Institut agronomique de Paris. Notons aussi le poids inhabituel de l’histoire. Mais dans les normes de l’époque, ces cursus se distinguent substantiellement en trois points. D’abord, il n’y a pas d’instruction en arabe et persan. L’enseignement linguistique se résume à l’ottoman qui se voit accompagné au niveau lycée par le français. Deuxièmement, en opposition aux grandes lignes de la réforme des écoles dans l’Empire qui intégrait l’islam dans l’instruction moderne, l’éducation religieuse est entièrement absente, soulignant encore l’importance des réformes françaises tendant à la laïcisation85. Enfin, l’histoire naturelle (tarih-i tabi’i) et, dans le cas du lycée, un enseignement des lois naturelles (kavanîn-i tabi’i) sont proposés comme nouvelles matières, toujours en conformité avec l’expérience parisienne de Rıza. D’après ce que nous savons, il s’agit d’un cas unique dans l’Empire que l’on aurait peine à retrouver dans d’autres situations, y compris dans les écoles communautaires destinées principalement aux non musulmans. Le dernier aspect du rapport, c’est la longue présentation qui est faite d’un règlement très détaillé des écoles et de l’enseignement86. Là encore, l’approche de Rıza s’oppose aux habitudes d’enseignement existantes. Il s’agit surtout de mettre un terme à l’arbitraire du professeur, en établissant un code de règles générales auquel les professeurs aussi bien que les élèves seraient liés. Ainsi, Rıza s’exprime catégoriquement contre le châtiment corporel, et surtout il propose un système élaboré de récompenses pour inciter l’élève à apprendre87. 85 C’est la thèse avancée par les deux livres de référence sur l’éducation hamidienne de Benjamin Fortna et d’Akşin Somel, exprimée dans les sous-titres Islam, the State, and Education in the Late Ottoman Empire et Islamization, Autocracy and Discipline. 86 « Osmanlı İmparatorluğu Devrinde Bursa Okulları ve Ahmet Rıza Bey [III] » et « Osmanlı İmparatorluğu Devrinde Bursa Okulları ve Ahmet Rıza Bey II », p. 8-10. 87 Ibid., p. 10.
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Or, il ne s’agissait pas d’établir un système d’éducation libertaire, loin de là. Au fond, Ahmed Rıza n’avait guère retenu de ses discussions avec son père sur l’éducation et de la position de celui-ci d’après laquelle il fallait garder le côté naturel dans l’instruction d’un enfant. Les récompenses qu’il proposait étaient censées compléter les punitions. Ses propositions visaient non pas l’épanouissement de l’enfant, mais à la mise en place d’un système disciplinaire rigide pour encadrer l’élève et le mettre sur la voie de l’éducation moderne. Dans ce contexte, l’opposition aux formes traditionnelles d’autorité arbitraire servait à corroborer de nouvelles conceptions de discipline au sein d’une structure centralisée. Au nom de la civilisation, de la santé et de l’hygiène, le pouvoir ne se définissait plus par l’arbitraire mais par le systémique88. Sur ce point se manifeste une fois encore l’adaptation à la tradition voulue par Rıza, par exemple lorsqu’il insiste sur la tenue des élèves au nom de l’obligation religieuse de propreté, ou qu’il préconise de procéder à l’appel et de faire aligner les étudiants en ordre au moment de l’appel à la prière du muezzin. Si nous nous sommes attardé longuement sur ce rapport d’Ahmed Rıza, c’est parce qu’il s’agit d’un cas unique. On trouve ici une concrétisation de ses propos et un rapport à la réalité que l’on chercherait en vain dans ses écrits postérieurs. Il s’agissait en effet d’une période singulière pour Rıza où, en théorie, il était amené à prendre en compte les conditions locales et provinciales pour donner un sens à sa vocation de sauver l’Empire. Cependant, force est de constater que ses propositions restaient utopistes, loin d’être adaptées aux conditions d’une ville de province et nécessitant des efforts énormes de changements. Par la suite, Rıza ne sera plus en mesure de développer des mesures plus réalistes. C’est uniquement plus de 20 ans plus tard qu’il se lancera à nouveau dans un projet concret, toujours dans le domaine de l’éducation, toujours visant à inaugurer un établissement moderne, cette fois-ci le premier lycée public pour filles de l’Empire ottoman. Dans son exposé, l’adaptation aux conditions locales se présente encore comme une nécessité, peut-être même comme un malheur nécessaire. C’est quelques années plus tard depuis Paris, loin de la réalité ottomane et essentiellement à partir de réflexions abstraites, qu’il allait être convaincu de ce principe d’adaptation. Assimilant les principes positivistes, il allait développer une perception de la société ottomane selon 88
On pense évidemment aux travaux de Michel Foucault, en particulier son Surveiller et punir (op. cit.). Voir aussi l’introduction de Benjamin Fortna. Imperial Classroom.
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laquelle ses structures existantes montraient déjà une disposition au changement. Il s’agirait alors pour lui d’appliquer des vérités normatives aux dispositions existantes. Cependant, et malgré cette différence, sa conviction n’allait pas évoluer : le manque de réformes revenait à la déchéance, agir efficacement sur la réalité de la société ottomane devenait une nécessité pour éviter le mauvais sort. De plus, il considérait que cette tâche revenait à l’élite moderniste, et plus particulièrement à lui-même. Évoquons trois aspects qui se manifestent dans ses fonctions à Bursa et qui allaient représenter des leitmotive dans son activité de Jeune Turc. D’abord, la référence aux écoles communautaires s’adressant aux non-musulmans, ou plus généralement au progrès réalisé par les populations non-musulmanes de l’Empire qui confrontaient les musulmans à la nécessité de réforme. Il proposait la réforme des écoles primaires et la fondation d’une école caritative en référence explicite aux écoles communautaires de Bursa. D’après lui, les écoles de missionnaires permettaient aux chrétiens d’éduquer leurs enfants, y compris les filles, ainsi que les enfants orphelins et pauvres, et de prendre ainsi un avantage constant sur les musulmans89. Dans ce rapport, cette problématique n’est pas encore élaborée et s’exprime plutôt comme une ambition. Par exemple, il proposa de taxer les manifestations festives tenues dans les écoles communautaires à Bursa pour financer l’école caritative90. Ensuite, il y a cette attention à l’instruction des filles ou à la condition féminine qui allait représenter l’un des sujets principaux de la pensée politique d’Ahmed Rıza. Déjà visible dans son comportement vis-à-vis de ses sœurs, il œuvrait activement à l’amélioration des conditions d’éducation des filles dès que la possibilité se présentait. Il est à ce titre notable que dans son rapport, tout en se concentrant principalement sur l’instruction des garçons, une certaine conception de la parité se présente comme une idée fixe de ses propositions. Ainsi, il raconta avoir payé de sa poche le loyer d’un bâtiment pour permettre à l’école moyenne des filles de disposer d’un local adéquat91. Enfin, à un niveau plus conceptuel, il ressort que, pour Ahmed Rıza, la réforme de la société ottomane passait par l’État. L’ensemble de ses 89 La référence à l’essor des écoles communautaires était courante au ministère de l’Instruction. A. Somel : Modernization of Public Education, p. 97 sqq. 90 « Ahmet Rıza Beyin Ma’ârif Layıhaları », p. 12. 91 Ahmed Rıza Bey’in Anılar, p. 10. Un document d’archives semble confirmer cette présentation. BOA, MF.MKT 108/11, 7 Şaban 1306 (8 avril 1889).
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propositions impliquait l’élargissement des compétences de celui-ci au détriment des autorités traditionnelles et ciblait la mise en place d’un système de pouvoir avec l’État à sa tête. Plus qu’un but politique et au-delà d’une idéologie, il faut y voir une forme de pensée qui marquait sa perception de la réalité ottomane et se manifestait ainsi nécessairement dans ses projets politiques. Sa définition de la réforme était organiquement liée à la question de l’État. Même quand il s’agissait de mettre en avant des projets normalement portés par des institutions privées et gérés indépendamment de l’État, comme le darüşşafaka d’Istanbul, sa pensée évoluait dans un prisme étatique. Cette coïncidence entre réforme de l’Empire et État représentait la matrice de sa pensée politique. Ahmed Rıza présenta avec son rapport les bases d’une modification profonde des structures de l’instruction publique à Bursa. Ce rapport faisait suite à plusieurs mesures qu’il avait déjà entamées. Comme il l’exprimait à sa prise de fonction, il s’agissait pour lui de réaliser une « véritable réforme ». Pourtant, force est de constater que ses propositions étaient souvent peu réalistes, à peine applicables dans l’immédiat et nécessitant des efforts considérables. Mais ses propositions ne deviendront pas plus réalistes au cours des années suivantes. Tenant compte de l’engagement qu’il apportait à son domaine en tant que directeur de l’instruction publique, il aurait pu continuer à exercer ses fonctions dans la province ottomane, pour mettre petit à petit ses propositions en place. Cependant, Ahmed Rıza attendait des effets immédiats. Dans ses lettres à sa famille, il s’emportait déjà avant la préparation du rapport sur le fait que ses différentes propositions n’étaient pas retenues et que le vali (İsmail Hakkı Paşa) lui avait répondu sur un ton paternaliste : « Ne vous occupez pas de telles idées. J’aimais bien votre père, vous êtes aussi mon fils. »92 Il n’y a pas de doute que Rıza s’attendait à la réalisation de ses propositions dès sa prise de fonction et que, au moment de la préparation de son rapport, il avait déjà largement perdu espoir. Il y a peu de doute aussi qu’il s’attendait à être reconnu pour ses compétences et pour ses brillantes idées, pour être promu au sein du ministère de l’Instruction et quitter son poste dans une ville de province. Mais il se retrouvait confronté à l’inertie de l’administration et ne pouvait avoir ni l’impact escompté, ni la promotion désirée. 92 « Bu gibi fikirlere rahib olmayın, ben pederinizi severdim siz de evlâdımsınız. » Cité par Ahmed Rıza dans sa lettre à Osman Bey, 21 Kanûn-i Evvel 304 (2 janvier 1889). ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya.
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Le rapport de Rıza fut traité au ministère et reconnu comme une proposition approfondie pour réformer l’instruction publique à Bursa93. Furent essentiellement retenus comme principes valables l’idée de regrouper les écoles primaires pour avoir des établissements plus grands, le projet de canaliser les sommes données aux maîtres par les parents au profit de la caisse d’éducation et celui de réquisitionner les biens des vakıf abandonnés. Nous ignorons si ces mesures ont été appliquées, et si oui à quel degré. En tout cas, le traitement du rapport se fit deux ans et demi après qu’Ahmed Rıza l’eut envoyé au ministère94. Avec une assurance qui ne pouvait qu’émaner de la conviction de l’homme moderne de faire partie de l’élite de la société, il avait demandé dans l’introduction de son rapport la mise en œuvre immédiate de ses propositions. Il avait également annoncé que, dans le cas contraire, il ne verrait plus d’utilité à continuer d’assurer le poste de directeur de l’instruction publique. Lorsque son rapport reçut enfin un écho, il était déjà passé à l’acte.
93 Kâmil Su : « Ahmet Rıza Bey’in Raporu Hakkında Ma’ârif Nezareti’nin Görüşü », Eğitim Hareketleri, 24/284-285 (mars-avril 1979), p. 2-6. 94 Le rapport d’évaluation est daté octobre 1891. Ibid., p. 6.
CHAPITRE IV
INVENTER SA VIE : NAISSANCE D’UN INTELLECTUEL OTTOMAN À PARIS Ahmed Rıza quitta Bursa à peine deux mois après avoir complété son rapport sur l’éducation pour passer un certain temps auprès de sa famille à Istanbul, avant d’arriver à Paris autour de juin 18891. Son départ pour Paris est parfois présenté comme une fuite, certainement pour glorifier sa vie d’opposant au sultan Abdülhamid2. Lui-même n’a pas réfuté cette interprétation et l’a souvent corroborée3. Toutefois, les circonstances exactes de cet épisode ne sont pas très claires. D’après certaines sources, il faisait partie d’une délégation ottomane à Paris et il décida de démissionner après avoir visité longuement l’Exposition universelle de 18894. Dans ses mémoires, il dit avoir démissionné de son poste après s’être vu refuser l’autorisation de se rendre à l’Exposition5. Une lettre écrite à un ami peu après son arrivée à Paris donne un récit quelque peu différent : Münif Paşa assura Rıza que le palais ne donnerait jamais son accord pour un séjour à Paris. Il lui conseilla alors de partir sans prévenir personne. Ahmed Rıza aurait ainsi embarqué sur 1
Les premiers documents qui attestent du séjour d’Ahmed Rıza à Paris date de la fin de juillet 1889. Il en ressort qu’il se trouvait déjà à Paris depuis au moins quelques semaines. Poème « Acem Şâh’ına Kaside », 30 juillet 1889. ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya ; note de la Banque impériale ottomane à Ahmed Rıza du 2 août 1889 faisant référence à une lettre adressée de sa part le 29 juillet 1889. AN, 17/AS 10. 2 « Birader Ahmed Rıza Bey’in Hal Tercümesi », Collection Faruk Ilıkan. Cf. le récit de Korlaelçi qui évoque la possibilité d’une fuite avec l’assistance d’un certain Arif Bey. Pozitivizmin Türkiye’ye Girişi, p. 247. 3 Voir notamment le début de son discours d’investiture dans sa fonction de président de la Chambre des députés. MMZC (Meclis-i Mebusan Zabıt Ceridesi. 4 Kanunuevvel 1324 – 18 Mart 1336. Ankara : TBMM, 1982-1993) Session 13 Kânun-i Evvel 1324 (26 décembre 1908). 4 Voir l’introduction au reportage avec Ahmed Rıza dans Le Journal, 12 avril 1896. Cité d’après E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 41. D’après Abdülhamid II, il alla à Paris sous prétexte d’exposer la production séricicole de Bursa et démissionna ensuite. Abdülhamid’in Hatıra Defteri, éd. İsmet Bozdağ. Istanbul : Pınar, 1986 (1945), p. 62. 5 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 10.
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un paquebot à destination de Marseille sans même faire ses adieux à sa famille6. La fin d’un parcours : rupture avec la tradition du service de l’État « Si j’avais voulu agir contre l’État, je n’aurais pas quitté ma position. »7
Nous ne disposons pas de beaucoup de détails sur les circonstances exactes de son arrivée à Paris. Mais une chose reste certaine : il s’agissait d’une rupture dans l’itinéraire de ce jeune Ottoman issu d’une famille renommée de l’Empire. Un événement qui se produisit tout au début de son séjour à Paris permet de mieux comprendre la détermination de Rıza à réinventer sa vie et mérite que l’on s’y arrête. Peu après son arrivée, Rıza demanda une bourse d’études pour pouvoir se consacrer à des lectures et à sa formation générale8. Quelques semaines plus tard, il reçut une notification de la Banque impériale ottomane qu’une somme d’argent était à sa disposition. Il s’agissait d’un montant de pas moins de 27 200 francs — une petite fortune. Sur demande de clarification, il reçut la réponse qu’il s’agissait d’une gratification du sultan9. Premières tentatives du palais Comment expliquer ce geste du sultan et cette somme énorme ? Comme nous allons le voir en détail, la politique du sultan, qui consistait à acheter la loyauté des personnes ayant fui l’Empire ottoman et présentant un danger potentiel pour son image de souverain, est bien connue pour la période de l’opposition jeune-turque10, mais elle était déjà en place à la fin des années 1880. Si, à cette date, le fait de s’enfuir en Europe était 6 Ahmed Rıza à Nâzım, Paris, s.d. [juillet 1889]. Haluk Şehsuvaroğlu : « Bir Jöntürk 1889 Paris Sergisini Anlatıyor », Akşam, 29 octobre 1950. 7 Note non-datée. AN, 17/AS 10. 8 C’est Hanioğlu qui relate cette demande, en référence à une lettre de Rıza datée du 8 juillet 1889 dans les archives de l’ambassade ottomane de Paris. İttihad ve Terakki, p. 180. Avant de s’installer à Paris, Rıza avait passé quelques jours à Genève. Ahmed Rıza à Nâzım, Paris, s.d. [juillet 1889]. Haluk Şehsuvaroğlu : « Bir Jöntürk 1889 Paris Sergisini Anlatıyor », Akşam, 29 octobre 1950. 9 Note de la Banque impériale ottomane, Paris 2 août 1889. AN, 17AS/10. 10 À la fuite de son beau-frère Damad Mahmud Celaleddin Paşa à la fin de 1899, le sultan proposa jusqu’à cinq millions de francs pour le convaincre de rentrer dans l’Empire ottoman. PAAA, Türkei 198, Bd. 1, A 15242 : Télégramme de l’ambassade d’Istanbul au Auswärtiges Amt, 25 décembre 1899 ; PAAA, Türkei 198, Bd. 2, A 5649 : Rapport de l’ambassade de Bern au Auswärtiges Amt, 5 mai 1900. Cf. Erdal Kaynar : Les rapports entre
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encore relativement marginal, en 1889 la nervosité du palais fut accrue par le centenaire de la Révolution française. Pour autant, est-ce suffisant pour expliquer la proposition d’une somme de 27 200 francs ? Ce montant apparaît d’autant plus aberrant que nous ne pouvons pas affirmer que Rıza, malgré une certaine opposition affichée, soit, dès l’été 1889, entré dans une confrontation farouche avec le régime hamidien. Il est effectivement difficile de croire que la gratification du sultan se limitât à cette époque déjà à une simple tentative d’acheter le silence d’un fonctionnaire ayant décidé de démissionner et d’aller vivre à Paris. Est-ce que Rıza avait rendu un service au sultan ? Ceci n’est pas à exclure. Mais il est plus probable que le sultan avait des attentes et qu’il essaya d’acheter sa loyauté en le chargeant d’une mission. Dans ce contexte, on peut aussi penser à une affaire commerciale. Peut-être demanda-t-il à Ahmed Rıza d’être en charge d’un dossier impliquant des entreprises françaises, une pratique courante en son temps. Toutefois, un autre scénario semble plus probable, plus directement lié à la spécificité du régime hamidien. La politique de contrôle d’Abdülhamid était plus vaste et plus sophistiquée que ne laisserait soupçonner son attitude vis-à-vis des opposants qui s’inscrivait principalement dans une volonté de répression directe. Il s’agissait d’un véritable système qui visait non seulement à sanctionner les voix discordantes mais aussi à exercer un contrôle plus général sur la représentation du pouvoir11. Le sultan était soucieux de contrôler son image non seulement à l’intérieur, dans l’Empire ottoman, mais aussi en Europe, où, sous le poids de la montée de l’impérialisme, son image et plus généralement celle de l’Empire n’arrêtait pas de se dégrader. Abdülhamid partait d’une réflexion que l’on ne peut réduire à son autocratisme. Comme ses prédécesseurs, il estimait que l’existence d’une image positive de l’Empire dans l’opinion publique des pays européens était la condition pour obtenir une politique officielle de bienveillance des puissances vis-à-vis d’Istanbul. Ainsi, le palais était très attentif aux critiques exprimées dans la presse européenne à l’égard du sultan ou à des positions favorables à l’opposition politique, qui à cette époque venaient majoritairement des groupes bulgares et arméniens. Si le gouvernement
les Jeunes Turcs et l’Allemagne avant 1908. Mémoire de maîtrise, Université de Paris VIII, 2004, p. 115-121. 11 Voir à ce sujet Selim Deringil : İktidarın Sembolleri ve İdeoloji. II. Abdülhamid Dönemi (1876-1909). Istanbul : Yapı Kredi Yay., 2002 (1998).
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ottoman n’arriva jamais à définir une politique de propagande systématique pour contrecarrer les positionnements défavorables à son égard, il essayait néanmoins d’influer sur son image dans la presse en finançant des journalistes chargés de réfuter les critiques et de défendre des positions officielles afin de créer l’image d’un régime moderne présidé par un souverain responsable12. Pendant l’été 1889, le palais était particulièrement attentif. Au cours des célébrations républicaines du Centenaire, le régime ottoman apparaissait comme un anachronisme tandis que l’Exposition universelle ne pouvait qu’inciter le racisme européen et son appréciation de la condition ottomane comme preuve de l’infériorité naturelle des peuples d’Orient. Peu après l’arrivée d’Ahmed Rıza, Ebüzziya Tevfik vint lui aussi à Paris, envoyé directement par le sultan en mission secrète. Il était chargé de contacter des journalistes susceptibles d’obtenir des informations sur une vague d’articles anonymes, particulièrement critiques de la politique hamidienne, qui avaient été diffusés dans différents journaux européens13. Le palais pensait pouvoir faire basculer des journalistes moyennant de l’argent, et en conséquence, les moyens financiers pour cette mission étaient importants. Dans ce contexte, il est probable que le sultan estimait pouvoir gagner un point d’appui en la personne d’Ahmed Rıza en lui proposant une somme importante d’argent. Or, Ahmed Rıza dit avoir refusé cette bourse d’étude généreuse, et nous n’avons pas de raison d’en douter. Ainsi, eut-il, peu de temps après son arrivée à Paris, l’occasion de prouver sa détermination de se réinventer une vie. Il refusa non seulement une somme qui lui aurait garanti une vie facile à Paris pour plusieurs années, mais il renonça aussi à entrer au service du sultan ottoman. Et c’est peut-être ce refus qui fut l’acte fondateur de son nouveau parcours. Ce refus annonçait cette opposition d’Ahmed Rıza à Abdülhamid qui, quelques années plus tard, allait être gravée dans la mémoire des Ottomans pour sceller son image d’un homme courageux qui savait tenir tête au sultan. Cependant, il serait erroné de ne voir dans ce refus que la manifestation d’une attitude d’hostilité. Bien plutôt, il faut chercher les raisons de ce refus dans la véritable déception qu’éprouvait Ahmed Rıza vis-à-vis de l’expérience qu’il avait faite dans l’Empire ottoman et au sein du service de l’État. 12 13
F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 82. Ö. Türesay : Ebüzziya Tevfik, p. 238-242.
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Ahmed Rıza était déçu du fonctionnement de l’administration et déçu que ses idées ne trouvent pas d’écho. Il avait estimé que son savoir et sa volonté réformiste suffiraient pour lui permettre d’avoir un impact et d’avancer dans l’administration étatique. Or cela n’avait pas été le cas. Désormais, il s’agissait pour lui d’une « voie barrée » (kat’-ı tarik), et « dans ces conditions, [son] poste n’avait plus de pertinence. »14 Refuser l’offre du sultan, en dépit de l’importance de la somme proposée et des besoins économiques liés à sa situation à Paris, représenta pour lui l’occasion de souligner sa décision de tourner le dos à un système qu’il jugeait imparfait, bien avant de donner un sens proprement politique à ce geste. Ici réside sans doute l’aspect structurel le plus important de son départ à Paris : il sortait, de son plein gré, du circuit du service de l’État, seule référence professionnelle pour lui et ses ancêtres depuis trois générations. Les Jeunes Ottomans n’avaient jamais pris une telle décision. Quand ils quittaient leur poste au sein de la bureaucratie ottomane, c’était parce qu’ils se retrouvaient démis de leurs fonctions par l’autorité étatique15. Ils se rendaient à Paris non pas pour visiter des expositions, mais parce qu’ils étaient exilés ou parce qu’ils devaient prendre la fuite. Que signifiait ce pas radical franchi par Ahmed Rıza ? Il faut préciser d’abord qu’il ne représentait pas une rupture absolue, visant à se réinventer complètement et à prendre ses distances avec ses convictions. Ahmed Rıza ne revenait pas sur l’idée d’homme moderne, ni sur l’importance accordée à l’éducation, ni sur la dimension nationale qu’il attribuait à son propre statut, ni, enfin, sur son attachement à l’État ottoman. C’est pour cela que sa démarche paraît contradictoire : elle revenait à une rupture, non pas dans ses convictions, mais dans ses conditions de vie. En se rendant à Paris, il rompait avec la tradition familiale et ses origines sociales, mais ne renonçait pas à son projet de sauver l’Empire ni à sa propre place au sein de cet Empire. Il y avait donc un écart entre les convictions d’Ahmed Rıza et les conditions matérielles de son existence. De fait, cet écart ainsi que son passage à Paris dénotent un changement structurel dans l’histoire politique de l’Empire ottoman et ne saurait être compris sans être étudié comme la manifestation d’un problème d’ordre général. On voit surtout dans la décision d’Ahmed Rıza que la réalité étatique ne satisfaisait plus l’imaginaire de l’homme d’État moderniste. Au fond, le décalage entre les attentes et les expériences, loin de 14 15
« Bana bu halde o mevki’inin lüzumu kalmamıştı. » Lâyiha, p. 4. Ş. Mardin. Jön Türklerin Siyasî Fikirleri, p. 37.
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se limiter à un cas spécifique, représentait le symptôme de toute une génération sous le sultan Abdülhamid, avec des conséquences imprévues pour l’histoire politique de l’Empire. Ce décalage jetait les bases de l’émancipation de la pensée moderniste vis-à-vis de l’État, sans pour autant sortir du prisme étatique, et devenait le fondement de l’opposition jeune-turque. Mais pour comprendre la manifestation de ce décalage, il faut remonter dans la biographie d’Ahmed Rıza et revenir à son parcours dans l’Empire au moment de son retour de Paris en 1886 et de ses fonctions à Bursa. La « voie barrée » : errances face aux changements dans la structure de l’administration ottomane Lorsqu’Ahmed Rıza avait pris ses fonctions à Bursa, la ville représentait à plusieurs égards un fleuron de l’éducation moderne dans la province ottomane. Poussé par un élan d’optimisme juvénile, Rıza ne devait pas considérer cette nomination avec défaitisme. Du reste, le salaire qu’il touchait — probablement plus de 2000 kuruş — montrait que le poste de directeur du lycée public et encore moins celui de l’instruction publique, ne se situaient pas en bas de l’échelle de l’administration ottomane. Le poste de directeur de l’instruction publique pouvait d’ailleurs parfaitement représenter le point de départ d’une bonne carrière. C’est ce que montre le cas d’Emrullah Efendi, un autre futur unioniste et ministre de l’éducation après 1908, qui se trouva en exil à Paris pendant une courte période en 1892–93. Du même âge que Rıza, Emrullah Efendi était, avant son passage à Paris, directeur de l’instruction publique, d’abord dans la province de Jannina, ensuite à Salonique et à Izmir (Aydın). Mais les similitudes s’arrêtent là. En tant que fils d’un commerçant de Lüleburgaz, Emrullah avait des origines plus modestes et n’avait pas un parcours scolaire aussi impressionnant que celui de Rıza, ni l’expérience des études supérieures à Paris16. Si nous comparons le cas d’Ahmed Rıza Bey à celui d’Emrullah, nous constatons l’écart entre, d’un côté, les formations ainsi que les origines sociales et, de l’autre côté, la nomination au premier poste. 16 Mustafa Ergün : « Emrullah Efendi. Hayatı, Görüşleri, Çalışmaları », Ankara Üniversitesi Dil ve Tairh-Coğrafya Fakültesi Dergisi, 30/1-2 (1979-1982), p. 7-36. Il existe une documentation abondante sur sa fuite dans les archives ottomanes. Voir BOA, BEO 334/25030 ; 338/2523 ; 379/28352.
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La première explication que l’on peut avancer pour comprendre ce décalage est politique Il est possible que la disgrâce politique d’Ali Bey ait pesé sur la famille et que la colère d’Abdülhamid ait poursuivi Ahmed Rıza même après la mort de son père, l’éloignant des postes prestigieux au sein de l’État ottoman. Cependant, cette explication ne semble pas suffisante. D’ailleurs, au vu de sa future opposition farouche au sultan et au régime hamidien, il paraît peu probable que Rıza ait manqué à citer cette expérience pour affirmer son hostilité au sultan. Il paraît donc nécessaire de chercher des explications plus structurelles pour les débuts du fils de sénateur exilé dans la province ottomane et y voir un changement dans l’organisation de l’administration ottomane. Il nous faut remonter dans le temps pour nous arrêter sur la carrière du père à la fin des années 1870. Comme nous l’avons dit, ces années représentaient la période où le père, de par son parcours impressionnant, devait monter aux plus hautes positions de l’État ottoman. Consacrée par un siège au sénat ottoman, sa carrière prit cependant un tour brutal avec son envoi en exil. Certes, l’exil du père représentait surtout une mesure politique, censée éloigner un homme d’État devenu encombrant pour le régime. Mais, au-delà des interprétations politiques, il faut y voir la manifestation des changements dans les structures de l’administration ottomane qui allaient affecter également le parcours du fils. L’exil du père n’était qu’un signe tragique de l’évolution prise par l’administration sous le nouveau sultan, une évolution qui se réalisa au croisement de la volonté politique du sultan de restaurer l’autorité impériale et le processus de modernisation et de rationalisation de la bureaucratie ottomane. Loin de se limiter au cas d’Ahmed Rıza, ces changements redéfinissaient les structures générales de la promotion au sein de l’administration ottomane et avaient un impact social direct sur les carrières de jeunes bureaucrates. Contre les effets de cet impact se développa un mécontentement général dans lequel l’exemple de Rıza prend son sens. Sur le plan structurel, père et fils furent donc confrontés à un même dilemme. Le projet d’établissement d’une administration capable de moderniser l’Empire par la mise en place d’une autorité étatique forte et centralisée nécessitait la diffusion des compétences sur lesquelles, depuis le règne de Mahmud II, la classe moderniste avait établi sa position dirigeante au sein de la société ottomane en transformation. Ainsi, la réalisation des réformes engagées par les modernisateurs provoquait inévitablement l’érosion de leur propre base de légitimité. Ali Bey avait activement œuvré à la modernisation de l’Empire et il avait engagé son
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fils sur ce même chemin. Cependant les forces de la transformation commencèrent à se retourner contre la famille Rıza et à mettre en doute son rôle au sein de la politique ottomane. Les critères, qui avaient permis à Ali Rıza de construire sa carrière jusqu’à la fin des années 1870, n’étaient plus suffisants pour permettre au fils d’avoir un parcours similaire. La maîtrise de la langue française, la connaissance de l’Occident et la familiarité avec « la » science n’étaient plus l’apanage ni le privilège de l’ancienne classe moderniste. Celle-ci n’était plus la seule à jouir de ces qualités qui l’avaient fait accéder au rang d’une certaine élite au cours de la première phase des réformes ottomanes. Cette même évolution, qui provoquait un déclassement de la famille Rıza, représentait pour des couches plus modestes une expérience d’ascension sociale. L’établissement d’un système d’éducation moderne généralisé sous le règne d’Abdülhamid permettait à des milliers de jeunes musulmans d’acquérir des compétences modernes demandées dans une société ottomane en pleine transformation et de dépasser ainsi leur existence sociale initiale. Grâce aux institutions étatiques instaurées pour impulser la modernisation de l’Empire et qui se révélaient être un véritable véhicule de mobilité sociale, une nouvelle couche pouvait s’élever dans la hiérarchie sociale de l’Empire. Ce fut de ce dynamisme que naquit le mouvement jeune-turc. Les Jeunes Turcs et leur leader Rıza étaient liés par une même évolution sociale aux effets opposés. Pour Ahmed Rıza, elle revenait à un déclassement, pour la plupart des Jeunes Turcs à une ascension. Pourtant, tandis que la vulgarisation des compétences modernes était suffisamment forte pour provoquer un déclassement social de la famille Rıza, elle ne permettait toutefois pas aux jeunes diplômés des écoles publiques de décrocher les postes au sein de l’administration qu’ils convoitaient. C’est sur ce point que les Jeunes Turcs et leur leader se retrouvaient, réunis en une même expérience de méconnaissance de leurs compétences. À ce titre, ce n’est pas un hasard si le départ de Rıza pour Paris coïncida avec la fondation de la première cellule jeune-turque à l’École militaire de médecine d’Istanbul. Elle se constitua, avant de devenir un groupe politique à portée nationale, comme un mouvement étudiant. Celui-ci représentait ce que le critique russe Nikolaï Shelgunov a caractérisé pour la Russie comme le « baromètre de l’opinion publique »17, reflétant le mécontentement général ayant saisi la bureaucratie ottomane. 17 Cité d’après F. Venturi : Histoire du populisme russe, p. 428. Venturi lui-même parle à propos du mouvement étudiant de « symptôme ».
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Or, ce mécontentement général était aggravé, et il reçut une connotation politique, par la confluence de deux facteurs. D’abord, la tendance à la rationalisation de la bureaucratie ottomane, visant à résoudre des problèmes nés de la transition des structures de l’administration depuis les réformes sous Mahmud II18. Le suremploi, les privilèges multiples pour les fonctionnaires et les sinécures étaient loin de représenter des phénomènes marginaux au sein de la bureaucratie ottomane. Le nouveau sultan était conscient du fait que cet état des choses empêchait la mise en place de structures plus efficaces, et les Jeunes Turcs attiraient eux-mêmes l’attention sur ce problème structurel des institutions étatiques19. Mais malgré l’objectif général de réforme, les modifications entreprises se faisaient moins dans un souci d’efficacité, qu’en fonction de choix politiques visant à conforter la souveraineté du sultan. L’administration restant dépourvue d’une rationalisation cohérente, les anciens problèmes continuaient à exister et prenaient un nouveau sens sous le régime hamidien : ils devenaient des moyens politiques d’exercice du pouvoir impérial. D’une façon générale, les problèmes structurels de la bureaucratie ottomane en transformation étaient surdéterminés par l’autocratie du règne hamidien et commençaient à être liés dans l’imaginaire politique à la figure du monarque. Le bannissement d’İngiliz Ali Bey faisait partie de premières mesures prises par le nouveau sultan visant à établir un régime dans lequel le pouvoir serait organiquement lié au sultan. En effet, l’administration allait vers un changement qui garantissait la centralité de la figure du sultan, et par conséquent, le régime hamidien est souvent considéré comme une monarchie néo-patrimoniale ou néo-patriarcale20. L’idée de la loyauté qui s’était exprimée à l’époque des Tanzimat en relation à l’État ottoman était redéfinie comme un rapport direct des fonctionnaires au sultan. Pour Abdülhamid, la loyauté stipulait l’allégeance au monarque. L’administration fut ainsi très vite marquée par des pratiques de récompense à travers lesquelles le sultan essayait d’exercer un maximum de contrôle sur le corps des bureaucrates en établissant un lien de reconnaissance direct vis-à-vis de sa personne21. Le payement des arriérés des 18
R. Davison : Reform in the Ottoman Empire, p. 34-36. Voir Lâyiha, p. 53-54. 20 Voir notamment les livres de Carter Findley : Bureaucratic Reform et Ottoman Civil Officialdom. Cf. le chapitre « Un régime autocratique », F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 147-169. 21 Ibid., p. 152-155. Cf. Sultan Abdülhamid. Tahsin Paşa’nın Yıldız Hatıraları. Istanbul : Boğaziçi Yay., 1990 (1931), p. 5-7. 19
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salaires, les rémunérations supplémentaires, les sinécures mais aussi les nominations aux postes se faisaient dans la logique d’une structure de pouvoir avec le sultan en tête. La tentative du sultan de gagner Ahmed Rıza à Paris par une « gratification » s’inscrivait finalement dans cette même logique. Cette évolution renforça la rupture avec la tradition méritocratique de l’Empire ottoman qui s’était encore maintenue au cours des Tanzimat malgré l’importance croissante du patronage et du clientélisme. Il est notable que ce système de favoritisme dans lequel la promotion des bureaucrates se faisait non pas en fonction de leurs mérites mais en fonction de leur loyauté vis-à-vis du sultan, réussit à établir un corps de fidèles et aussi à intégrer un nombre d’opposants potentiels. Cependant, il menait forcement à une sclérose de l’administration qui se trouvait dépassée par le développement de la société. Cette évolution créait une frustration auprès de milliers de bureaucrates. La politique d’intégration du sultan avait nécessairement ses limites, mais surtout elle empêchait la transformation de l’administration ottomane en une structure plus efficace par crainte de voir le pouvoir du palais impérial s’éroder. L’administration manquait ainsi d’une organisation capable, d’une part, d’absorber le nombre grandissant de jeunes bureaucrates, issus des écoles modernes et formés à l’occidentale, et, d’autre part, de satisfaire les ambitions des hauts fonctionnaires. Le sentiment de n’être pas reconnus dans leurs compétences se développait en particulier chez les jeunes diplômés. Il y avait ainsi une tension auprès d’une génération de jeunes entre la volonté d’engagement et l’expérience d’inertie. Il en résultait une frustration généralisée au sein de la bureaucratie ottomane qui se présente comme un leitmotiv dans les mémoires des témoins de l’époque22. Cette expérience de manque de reconnaissance se juxtaposait avec des considérations d’ordre plus général pour devenir une affaire politique de première importance. C’est précisément la génération marquée par cette expérience qui représentait la base d’adhérents du mouvement jeune-turc. Celui-ci se formait non seulement par une conviction politique moderniste mais aussi par l’expérience d’inertie au sein de l’administration résultant d’une préférence institutionnalisée de la loyauté au détriment du principe du mérite. Sans devenir nécessairement militant, de plus en plus de bureaucrates développaient des sympathies pour les Jeunes Turcs dont 22
Şerif Mardin : Religion, Society, and Modernity in Turkey. Syracuse, NY : Syracuse University Press, 2006, p. 196.
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l’opposition au sultan et la promesse politique d’un avenir meilleur pour l’Empire devenaient compréhensibles sur fond de leur propre expérience de frustration professionnelle. Mais la tension entre l’impératif de moderniser l’administration et les effets sociaux réels relevait d’une problématique qui allait au-delà de l’autocratie hamidienne, même si dans l’imaginaire politique des Jeunes Turcs elle représentait, dans l’immédiat, sa seule raison. Dans un pays où la modernisation se réalisait fortement sous la tutelle de l’État, le contrôle sur les promotions au sein de l’administration représentait une question politique cruciale, et, indépendamment de la question de loyauté vis-à-vis d’un sultan autocratique, le décalage entre les attentes professionnelles et l’expérience réelle était à la base des recherches de nouvelles articulations politiques. Déjà le mouvement jeune-ottoman s’était constitué sur la base d’un sentiment similaire à l’époque des Tanzimat où les pratiques de reproduction de l’élite, mises en place par les nouveaux dirigeants, empêchaient la circulation du pouvoir et la percée des jeunes qui estimaient pourtant détenir des compétences supérieures23. C’est à travers l’opposition au système en vigueur que des idées constitutionalistes et démocratiques de contrôle du pouvoir avaient fait leur chemin dans l’Empire. Formulées comme des valeurs universelles, l’articulation politique de celles-ci restait cependant organiquement liée aux intérêts particuliers de leurs défenseurs, qui étaient aussi ignorants que leurs idoles de l’époque des Lumières en ce qui concerne le contexte matériel de leur existence ou tout autant désintéressés. Ainsi, le libéralisme des penseurs modernistes ottomans se fondait moins sur une conviction universaliste qui les aurait amenés à porter un intérêt aux problèmes sociaux de l’Empire, et les aurait par la suite motivés à s’interroger également sur leurs propres conditions d’existence, que sur un intérêt personnel visant à permettre la réalisation de leur rôle social au sein de la société ottomane. Ce qu’il faut retenir est le point suivant : de la liaison entre la pensée moderniste, le mécontentement général appuyé par l’expérience de frustration et la volonté de s’imposer dans la société ottomane naquit la base idéologique d’une action politique commune entre Ahmed Rıza et ses partenaires jeunes-turcs d’origines différentes, avec qui il partageait peu de choses et pour qui il n’avait pas nécessairement une grande estime. 23
Cf. Ş. Mardin : Genesis, p. 124-127 ; Carter V. Findley : « The Advent of Ideology in the Islamic Middle East. Part II », Studia Islamica, 56 (1982), p. 167.
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Ahmed Rıza n’était pas seul dans son « calvaire » au sein de l’administration ottomane. Il y avait dans son parcours des éléments d’identification pour des milliers de déçus de l’époque hamidienne, qui, à l’instar du directeur de l’instruction publique de Bursa, nourrissaient des projets pour l’Empire et estimaient que leurs compétences professionnelles n’étaient pars reconnues. L’expérience décevante faite dans l’administration hamidienne créa des affinités électives improbables. Ahmed Rıza se retrouvait avec des gens plus jeunes que lui, d’origines bien plus modestes, de cultures différentes et issus des provinces reculées de l’Empire, sur la base commune d’un souci professionnel qui s’élargit rapidement à une dimension politique libérale et au postulat de représenter l’élite de la société ottomane en transformation. Cette expérience partagée représenta le point de départ qui permit à Ahmed Rıza de se placer à la tête d’un mécontentement populaire qui, au cours des années 1890, se développa en un mouvement politique prenant la forme d’une opposition au sultan Abdülhamid. Dans la capitale de la civilisation À son arrivée à Paris, le sentiment de déception ne se traduisit pas chez Ahmed Rıza immédiatement dans un engagement politique. Ce n’est que six ans après son arrivée que Rıza se mit au jeune-turquisme. Considérant que son deuxième séjour à Paris dura 19 ans, un tiers de ce temps se passa en dehors des préoccupations du militant jeune-turc. Pour un séjour qui est généralement décrit comme exil politique, cela est plutôt étonnant. Ahmed Rıza prit son temps, et une confluence de plusieurs facteurs fut nécessaire pour l’éclatement au grand jour de sa veine jeune-turque. Pour comprendre ce parcours, revenons d’abord à son arrivée à Paris. Quand il décida de laisser en arrière sa vie de bureaucrate dans une ville de province ottomane pour réinventer sa vie, le choix de Paris ne fut pas le fruit du hasard. Peu importe que dans le dernier quart du siècle d’autres villes européennes aient surpassé la capitale française dans les domaines de l’écriture littéraire, la production scientifique, la théorie révolutionnaire, ou encore l’essor économique24. Paris était la capitale du monde moderne, et de ce fait, la capitale ottomane du XIXe siècle. 24
Cette problématique est traitée dans Christophe Charle/Daniel Roche (dir.) : Capitales culturelles, capitales symboliques : Paris et les expériences européennes, XVIIIe-XXe siècle.
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Il existe une littérature abondante sur le statut que tenait Paris dans l’imaginaire ottoman, et on pourrait remplir de nombreuses pages en citant des mémoires, des poèmes, des récits de voyages, qui font état de la fascination qu’éprouvaient les Ottomans pour Paris. Paris était non seulement une ville de rêve mais une réalité, en ce qu’elle représentait une référence fixe dans le discours moderniste ottoman. Il y a dans la presse et la littérature de l’époque des Tanzimat et d’Abdülhamid une familiarité avec Paris qui étonne aujourd’hui. On n’avait pas besoin de se rendre à Paris à l’instar d’Ahmed Rıza pour recourir à des références parisiennes. À titre d’exemple, il suffit d’évoquer le roman Un Turc à Paris d’Ahmed Midhat, considéré comme un livre clé de la littérature turque. Décrivant parfois minutieusement et avec une érudition époustouflante certains lieux de Paris, ce roman fut rédigé en 1876 — des années avant que son auteur ne se rendît dans cette ville — ce n’est qu’à l’occasion de l’Exposition universelle de 1889 qu’Ahmed Midhat se rendit à Paris, la ville qu’il appelait la « capitale du monde universel de la civilisation » (umum âlem-i medeniyetin payitahtı)25. C’est l’accumulation de petits exemples, similaires à celui-ci, mis en avant par des élites intellectuelles de partout dans le monde qui faisait de Paris ce qu’elle fut : la capitale du XIXe siècle, une ville de rêve, une référence autant culturelle que politique dans les débats intellectuels. Tenant compte de l’importance de Paris dans l’imaginaire du XIXe siècle, et particulièrement dans le débat intellectuel ottoman, nous pouvons nous poser la question de savoir si Ahmed Rıza avait le choix quand il décida d’aller à Paris. Il avait dû quitter la ville trois ans auparavant, et il n’est pas difficile d’imaginer qu’il l’avait fait avec beaucoup d’amertume. Après un retour dans l’Empire vécu comme étouffant et décevant, Paris s’imposa comme une évidence. Se rendre à Paris revenait à une libération, conforme à l’image de la ville, celle des libertés26. L’arrivée à Paris représentait un événement à elle seule. Cependant, la période précise de l’arrivée d’Ahmed Rıza renforça la portée que ce changement eut dans sa vie. Paris : Publications de la Sorbonne, 2002. Voir aussi Christophe Charle : Paris fin de siècle. Culture et politique. Paris : Seuil, 1998. 25 Cité d’après Klaus Kreiser : « Le Paris des Ottomans à la Belle Époque », Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée, nos. 91-94, p. 338. Après avoir visité Paris, Midhat nota avec fierté qu’il avait finalement bien décrit la ville. 26 Ralph Schor : « Le Paris des libertés », André Kaspi/Antoine Marès (dir.) : Le Paris des étrangers depuis un siècle. Paris : Imprimerie nationale, 1989, p. 13-33.
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L’Exposition universelle, le Centenaire et le républicanisme français En effet, Ahmed Rıza se rendit à Paris à une occasion qui fut considérée, à son époque déjà, comme un événement majeur du siècle, une façon de célébrer les résultats du progrès, la suprématie de l’Europe et les certitudes de la vie bourgeoise : l’Exposition universelle de 188927. Dès leur inauguration en 1851, les expositions universelles étaient considérées comme la grande fête du monde moderne, où les pays occidentaux, « en guise de septième jour »28, mettait en scène le progrès que leur société avait réalisé et qui avait, de loin, dépassé l’imagination des hommes les plus visionnaires du XVIIIe siècle. Pour Walter Benjamin, les expositions universelles furent des « fantasmagories de la culture capitaliste », des « monades » de la société moderne, où la célébration grandiose et solennelle de l’avancement technique confrontait l’incapacité politique, d’abord, de reconnaître le rôle du travail humain dans la réalisation de cet avancement, et surtout de répondre au progrès matériel soigneusement mis en scène par un nouvel ordre social29. Or, pour les millions de visiteurs des expositions, la mise en scène du niveau d’avancement industriel et scientifique ne se traduisait pas en une compréhension de la nécessité de changement socio-économique, mais en une contemplation passive de nouvelles techniques et de nouvelles possibilités dans des festivités immenses, rassemblant le plus grand nombre de personnes, venues des quatre coins du monde, que l’histoire ait connues jusque-là. Dans ces festivités, les merveilles exposées apparurent comme des artefacts d’une utopie, désormais dépourvue de tout sens révolutionnaire, et de laquelle toute trace de passé violent et de coût social de production était effacée, au profit de leur apparition comme fantasmagories du monde moderne.
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Il existe désormais une documentation abondante sur les expositions universelles. Les premières études ayant été centrées sur leurs liens avec la société industrielle du XIXe siècle et la culture bourgeoise, l’attention s’est orientée depuis les années 1980 vers leur fonction dans la mise en scène d’une perception eurocentriste du monde. Voir l’article très influent de Timothy Mitchell « The World as Exhibition » de 1988, repris dans idem : Colonizing Egypt. Berkeley/Los Angeles/Oxford : University of California Press, 1991. 28 Pascal Ory : Les expositions universelles de Paris. Paris : Ramsay, 1982, p. 8. 29 « Paris, Capitale du XIXe siècle », Das Passagen-Werk, p. 76-77. Benjamin présente les expositions universelles comme des anticipations des spectacles de masse, caractéristiques du fascisme. Pour son concept de fantasmagorie inspiré du concept de fétiche de Marx voir ibid., vol. II, p. 806 sqq.
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Cependant, l’exposition de 1889 prit une place particulière au sein de ces festivités. Non seulement pour la mise en scène spectaculaire des possibilités techniques qui atteignit des niveaux inégalés, symbolisés par la Tour Eiffel, monument phare de l’exposition. Mais aussi parce que cette exposition, qualifiée de « tricolorée », fut une fête républicaine, associée au républicanisme depuis l’instauration du 14 juillet comme fête nationale en 188030. Le centenaire de la Révolution représenta une occasion particulière pour mettre en scène la République. Après avoir passé deux décennies de guerre, de crise économique, de chambardements politiques, et avoir évité de justesse la débâcle annoncée d’une nouvelle dictature républicaine avec le général Boulanger au début de l’année, Paris avait de quoi fêter. Et par une concordance des hasards et des conjonctures, le moment de fête tomba sur une Exposition universelle, l’apogée des plaisirs festifs de ce qui allait être appelé la Belle Époque. Le caractère fantasmagorique de l’Exposition universelle servait parfaitement à la redéfinition de l’idéologie étatique française dont le Centenaire fut une étape importante31. Jusque-là, les républicains avaient scrupuleusement évité la référence à la Révolution, par crainte des échos révolutionnaires qu’elle aurait pu avoir dans la France de l’aprèsCommune32. Pour beaucoup, le spectre de la révolution populaire pesait en effet comme l’épée de Damoclès sur l’Exposition universelle, de sorte que le gouvernement ottoman donna l’ordre à son ambassadeur à Paris de quitter la ville le jour de l’inauguration de l’Exposition33. Pourtant, il se matérialisa à cette occasion un nouveau discours dans la commémoration de la Révolution. Celui-ci extrapolait le caractère subversif de l’évocation de 1789 pour la soumettre à l’écriture de la Nation et à un principe que l’on peut décrire comme la réalisation de la maxime d’Auguste Comte que Rıza allait faire sienne quelques mois plus tard : Ordre et Progrès34. Nous pouvons présumer que Rıza se trouva à Paris le grand jour du 14 juillet 1889 lorsque le régime républicain faisait la démonstration de l’écriture de l’Histoire et exprimait une orientation politique 30 Charles Rearick : Pleasures of the Belle Epoque. Entertainement and Festivity in Turn-of-the-Century France. New Haven/Londres : Yale University Press, 1986, p. 3-7. 31 Pascal Ory : « Le Centenaire de la Révolution française. La preuve par 89 », Pierre Nora (dir.) : Les lieux de mémoire. Vol. I : La république. Paris : Gallimard, 1984, p. 465560. 32 Charles Sowerwine : « The Origins of Republican Discourse, 1885-1914 », French History and Civilization : Papers from the George Rudé Seminar, 2 (2009), p. 214. 33 BOA, Y.PRK.HUS 224/96, 27 Şaban 1306 (28 avril 1889). 34 Cf. J. Rancière : Les noms de l’histoire, p. 92-94.
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inscrite dans le progrès sans pour autant mettre en cause l’ordre social existant, le jour même où des hommes et des femmes en désaccord avec « la façon dont la bourgeoisie commémor[ait] sa révolution » fondèrent la Deuxième Internationale35. L’internationalisme révolutionnaire revendiqué des socialistes fut pourtant une exception lors de l’événement de 1889 qui se réalisa sous les poids grandissants de l’impérialisme et de la concurrence entre les États nations occidentaux. Les premières expositions universelles s’étaient encore déroulées sous l’égide du libéralisme et avaient surtout servi à faire la démonstration des capacités techniques atteintes par les différentes compagnies industrielles. En 1889, cette orientation libérale avait laissé place à une démonstration de force non pas des entreprises, mais des nations. C’est pourquoi la mise en scène des capacités industrielles ne se limitait plus à la simple célébration des avancements techniques et scientifiques, mais s’inscrivait en même temps dans une stratégie nationale qui faisait apparaître les régimes des différents pays comme les vrais acteurs du progrès et servait ainsi à glorifier la force de la nation dans un contexte où l’agitation nationaliste prouvait de plus en plus sa valeur dans la mobilisation politique36. Si les expositions universelles étaient devenues l’arène d’une compétition entre les nations, il était clair que la place des États non-occidentaux devait nécessairement être au-dessous des nations occidentales. Mil huit cent quatre-vingt-neuf ne servait pas seulement à faire la comparaison des capacités industrielles des États occidentaux, mais en même temps à établir le caractère incontestable d’une hiérarchie universelle d’après laquelle le niveau d’avancement technique était l’expression d’une supériorité naturelle de l’Occident sur le reste du monde37. Ce fut au centenaire de la Révolution que l’Exposition universelle se présenta comme une cristallisation de la nouvelle vision du monde qui s’était développée avec l’émergence de l’impérialisme et n’était encore qu’à ses débuts à l’exposition précédente de 1878. Conforme à cette façon de percevoir les choses, la représentation des pays non-occidentaux se réalisait dans la logique d’un universalisme fin de siècle qui classait les peuples du monde d’après une hiérarchie présupposant la suprématie 35 Georgi Plekhanov : « Wie die Bourgeoisie ihrer Revolution gedenkt », Neue Zeit, 1891. Cité d’après Walter Benjamin : Passagen-Werk, vol. I, p. 244. 36 Cf. les notes recueillies par Walter Benjamin. Ibid., p. 246-249. 37 Voir Michael Adas : Machines as the Measures of Men. Science, Technology, and Ideologies of Western Dominance. Ithaca/Londres : Cornell University Press, 1989.
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occidentale. La représentation des pays non-occidentaux prit ainsi la forme d’une exposition des merveilles qui par leur authenticité et leur exotisme amusaient le spectateur occidental et démontraient l’avancement de sa propre société38. L’universalisme était ainsi la base d’une fragmentation du monde en régions inégales, mais réunies dans la perception partagée des valeurs de civilisation et de progrès. Pour le visiteur ottoman, l’exposition se présentait ainsi comme « la mire sociale darwiniste propre à mesurer le progrès de l’Europe et la position des Ottomans vis-à-vis de celui-ci. »39 Pour résumer, Ahmed Rıza fit à son arrivée à Paris l’expérience d’un événement qui mêlait la célébration des avancées scientifiques et techniques que la révolution industrielle avait rendues possibles, la commémoration sous le signe d’une idéologie politique adoucie d’un événement considéré comme ayant inauguré une nouvelle époque de l’humanité, et la mise en scène impérialiste, produit de la domination mondiale incontestée de l’Occident au XIXe siècle. Nous ne disposons que de quelques bribes pour décrire ses impressions. Cependant, il n’est pas difficile d’imaginer l’impact que l’exposition produisit sur lui au moment de son arrivée à Paris. Certainement, il ne faisait pas partie de ces porteurs de fez qui s’intéressaient, d’après Ebüzziya Tevfik, davantage aux danses du ventre qu’aux présentations magnifiques des produits industriels40. Il visita longuement et à plusieurs reprises l’Exposition, restant jusqu’à tard dans la nuit41. Il fut également un observateur très attentif, dans la lignée d’innombrables autres voyageurs ottomans s’étant rendus dans les villes européennes42. Il est facile d’imaginer un Ahmed Rıza encore jeune complètement « électrisé »43 devant le spectacle des illuminations nocturnes de la Tour Eiffel qui scellait l’image de la ville lumière. Une visite de sept heures à la Galerie des Machines, l’autre édifice majeur de l’Exposition, lui donna le vertige : 38 Zeynep Çelik : Displaying the Orient. Architecture of Islam in Nineteenth-Century World’s Fairs. Berkeley/Los Angeles/Oxford : University of California Press, 1992, p. 18-32. 39 C’est le constat de Carter Findley sur Ahmed Midhat. « An Ottoman Occidentalist in Europe », p. 38. 40 K. Kreiser : « Le Paris des Ottomans à la Belle Époque », p. 338. 41 Lettre d’Ahmed Rıza, Paris, 8 septembre 1889. Haluk Şehsuvaroğlu : « Bir Jöntürk 1889 Paris Sergisini Anlatıyor », Akşam, 29 octobre 1950 ; Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 10. 42 Cf. C. Findley : « An Ottoman Occidentalist in Europe », p. 26 ; Christoph Herzog/ Raoul Motika : « Orientalism “alla turca” : Late 19th/Early 20th Century Ottoman Voyages into the Muslim “Outback” », Welt des Islams, 40/2 (juillet 2000), p. 139-195. 43 Nous faisons allusion aux jeux d’électricité sur la Tour (« la fée électricité ») que les spectateurs retenaient souvent comme le souvenir majeur de l’exposition.
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il se demanda à la sortie si c’était sa tête ou l’exposition et le monde qui tournaient44. À sa sœur, il écrivit : « L’homme peut imaginer une série de jolis petits exploits et distractions. Mais, un spectacle aussi formidable, parfait et fascinant que cette Exposition est inimaginable. »45 Cette phrase, impressionniste, comportait aussi, forcément, une valeur politique. Car au vu de la différence de niveau de développement et d’inégalité prononcée entre l’Europe et l’Empire ottoman, la seule description des avancées matérielles impliquait une connotation politique. Pour le marxiste russe Georgi Plekhanov, la façon dont, à l’Exposition universelle de 1889, la bourgeoisie commémorait sa révolution et exaltait le progrès technique était le signe annonciateur de la révolution sociale mondiale à venir46. Pour Ahmed Rıza, cette démonstration souligna la nécessité de la réforme de l’Empire ottoman. Paris, la révolution et le progrès La portée politique attribuée à l’exposition s’ajouta ainsi à l’héritage du centenaire de la Révolution pour faire de l’arrivée à Paris un événement politique. Nous n’avons pas besoin d’anticiper sur l’émergence du mouvement jeune-turc quelques années plus tard, ni de remonter jusqu’aux années 1860 quand les Jeunes Ottomans choisirent la même ville que Rıza comme lieu d’exil : pour les Ottomans, Paris était la ville de la révolution. Comme le nota Victor Hugo en 1867, ce que distinguait Paris des autres villes, c’était la Révolution47. Cette idée posait un véritable problème à la République française, soucieuse dans son discours politique de détacher le potentiel subversif de l’héritage révolutionnaire au profit de la stabilité de l’ordre existant. De même, à la fin du siècle, le nombre de révolutionnaires restait en somme assez modeste, et Paris n’était plus la ville de la théorie révolutionnaire, comme c’était le cas dans la première moitié du XIXe siècle48. Cependant, l’image globale de Paris 44 Lettre d’Ahmed Rıza, Paris, 8 septembre 1889. Haluk Şehsuvaroğlu : « Bir Jöntürk 1889 Paris Sergisini Anlatıyor », Akşam, 29 octobre 1950. 45 Ahmed Rıza à Selma (?), Paris, s.d. Ibid. 46 « Wie die Bourgeoisie ihrer Revolution gedenkt », art. cit. 47 Cité d’après Pascale Casanova : « Paris, méridien de Greenwich de la littérature », Christophe Charle/Daniel Roche (dir.) : Capitales culturelles, capitales symboliques, p. 291. 48 Cf. Ralph Schor : « Le Paris des libertés », André Kaspi/Antoine Marès (dir.) : Le Paris des étrangers depuis un siècle. Paris : Imprimerie nationale, 1989, p. 24-25. Dans
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comme capitale du XIXe siècle ne saurait être dissociée de cette image de ville de la révolution sur laquelle elle se fondait. Au cours du XIXe siècle, Paris fournit la terminologie d’un récit révolutionnaire pour des milliers d’hommes de lettres partout dans le monde49. C’est dans ce sens qu’à la suite de sa visite à l’Exposition universelle Ahmed Rıza écrivit dans un poème : « Que la Tour Eiffel devienne la nouvelle référence de l’esprit. »50 Grâce à la liaison entre Paris et la révolution, la Tour Eiffel pouvait représenter plus qu’un assemblage de métaux : symbole du progrès, elle était le signifiant des bouleversements de la modernité, une promesse des révolutions à venir — ou comme l’a dit Roland Barthes « face aux grands itinéraires du rêve, elle est le signe inévitable »51. Dans l’expérience d’Ahmed Rıza, l’image de la ville des libertés se conjuguait avec celle de la révolution, et son parcours s’inscrit ainsi dans cette longue histoire de Paris ville révolution, qui marquait l’imaginaire politique du XIXe siècle. Que faut-il entendre par ville-révolution ? D’abord, il faut préciser que l’impact de cette image ne suivait pas une forme stéréotypée. Comme les perceptions de Paris en général, la définition donnée à cette image se construisait chaque fois à partir de lunettes mentales différentes52. L’impact de la ville-révolution pour Ahmed Rıza fut ainsi bien différent que pour nombre de révolutionnaires qui allaient laisser leur empreinte sur l’histoire de leur pays. Le reflet de cette image se manifestait chez lui dans le fait que son expérience de Paris portait une connotation politique. En premier lieu, ce ne furent pas des aspects de la vie politique française contemporaine qui affectèrent l’imaginaire d’Ahmed Rıza. Ce fut surtout une perception générale de progrès qui l’impressionna, ce qui ne se distinguait pas essentiellement de l’impression d’autres Ottomans, fascinés eux aussi par les possibilités techniques déployées dans la texture urbaine et plus particulièrement par l’Exposition universelle, à travers son ouvrage séminal La droite révolutionnaire, Zeev Sternhell a signalé que si Paris était encore la ville de la révolution, ce fut celle de droite. 49 Priscilla Parkhurst Ferguson : Paris as Revolution : Writing the Nineteenth-Century City. Berkeley : University of California Press, 1994. 50 « Akla Eyfel Kulesi bir yeni mizân olsun » Poème « Acem Şâh’ına Kaside », Paris, 30 juillet 1889. ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. 51 Roland Barthes : La Tour Eiffel. Lausanne : Delpire, 1964, p. 12. Cf. Ilya Ehrenbourg : My Paris. Göttingen : Steidl, 2004 (1933), p. 224-227. Bien plus critique W. Benjamin : Passagen-Werk, vol. 1, p. 222-224. 52 Cf. Christophe Prochasson : Paris 1900. Essai d’histoire culturelle. Paris : CalmannLévy, 1999, p. 27.
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laquelle le progrès se manifestait comme une réalité globale. Mais cette perception reçut une connotation politique en ce qu’elle établissait l’image d’un Occident dynamique qui s’était mis à la tête du progrès universel et que cette image contrastait avec l’idée de l’Empire ottoman sclérosé, retardé dans le temps de l’Histoire. L’impact de Paris s’articulait ainsi autour d’une confrontation entre deux expériences : d’une part, celle d’une société française qui exposait fièrement les avancées techniques que le siècle avait rendues possibles, et d’autre part, celle d’un Empire arriéré et primitif, comparé au progrès occidental, et qui, par ailleurs, n’avait pas donné à Ahmed Rıza la reconnaissance souhaitée. L’expérience de Paris renforçait donc son sentiment de décalage. Celui-ci s’exprimait non seulement par rapport à un écart entre l’homme moderne savant et son entourage ignorant, mais aussi par rapport au contraste entre la situation rétrograde de l’Empire et l’avancée de l’Occident. En fait, c’est à travers la comparaison de l’Empire à l’Europe que le sentiment de décalage ressenti par l’homme moderne pouvait s’universaliser en une conception politique à portée nationale. Bien entendu, cette dimension du sentiment de décalage ne se développa pas au moment de l’arrivée à Paris de Rıza en 1889 ; elle faisait partie intégrale de son parcours dès son plus jeune âge. Déjà avant son premier départ pour Paris en 1883, il avait écrit que dans un pays désorganisé comme l’Empire ottoman, rien n’était comme dans les pays civilisés (medenî memleketler), et que l’on était confronté à une alternative : « Il ne faut pas vivre dans un pays aussi sauvage, ou bien alors s’accommoder de ses imperfections. »53 L’expérience de Paris accentua considérablement cette forme de pensée opposant l’Empire sclérosé à l’Europe dynamique. Et même s’il ne nous est pas possible de l’affirmer avec certitude, il paraît évident que cette expérience pesa considérablement sur le fait que son sentiment de décalage reçut une connotation politique. Un poème écrit en 1886 à son retour dans l’Empire après son premier séjour à Paris illustre parfaitement comment l’expérience de l’Europe pouvait amener ce sentiment de décalage à un niveau critique54. Faisant part de ses premières observations, Ahmed Rıza dresse une image sombre de l’Empire après sa première expérience d’un pays occidental. Reposant sur une conception abstraite du progrès, l’image qu’il présente de l’Empire comme un pays 53 « Bir insan ya böyle vahşî bir memlekette oturmamalı veya mu’âmalâtına tahammül etmeli. » Ahmed Rıza à Osman Bey, Antalya, 20 Teşrin-i Sâni 98 (2 décembre 1882). 54 « Paris’de darülfünûnda çalıştım geldim… [1886] » ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya.
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sclérosé et retardé se trouve en opposition logique avec l’image d’un Occident florissant. Ainsi il écrit en s’adressant à sa patrie : « Tu es retardé sur le boulevard du progrès / Tu es entré à ton insu dans une voie sans issue »55 « Si un voyageur voyait la saleté et l’ignorance que dirait-il ? / On ne peut expliquer cela en le niant / Si quelqu’un voyageait en Orient et en Occident et les comparait / Il nous dirait morts et eux évidemment vivants / Il croirait que c’est la déchetterie, le siège de l’ignorance ici / Et que c’est illustre, propre, et élégant là-bas »56
C’est à travers la perception dichotomique de l’Orient et de l’Occident, telle qu’elle ressort de ce poème que s’exprimait dans la pensée moderniste ottomane la nécessité de réformer l’Empire. Mais le poème montre aussi que cette opposition et l’idée de réforme n’étaient pas des considérations abstraites, mais qu’elles portaient une dimension intime en ce qu’elles s’adressaient à l’individu. De fait, on ne pourrait comprendre complètement cette approche poétique si l’on ne voyait pas qu’Ahmed Rıza essayait de définir une place pour sa propre personne entre l’avancée de l’Europe, la léthargie de l’Empire et la nécessité de réforme qui en découlait. Profondément marqué par la mélancolie si caractéristique de ses écrits, son poème porte une touche très personnelle. Rıza lui-même propose un parallèle entre l’Empire et son propre parcours quand il écrit, en se référant à la mort de son père : « Au retour, mon cœur a saigné et la tristesse m’a saisi (…) Hélas, toi aussi [la patrie ottomane], tu étais un orphelin esseulé. »57 Le sort de l’Empire apparaît ainsi comme étant au diapason de l’expérience personnelle et des attentes de Rıza. La qualité programmatique de l’expérience parisienne s’exprime aussi dans un autre poème, écrit cette fois-ci en juillet 1889, au tout début de son deuxième séjour à Paris58. Rıza écrivit ce poème à la suite de la visite du chah Nasereddin à l’Exposition. Il s’agissait du même Nasereddin que son père avait accueilli en tant que chef du protocole dix-neuf ans auparavant. Après ses premiers voyages de 1873 et de 1878, le chah se rendait
55 « Râh-ı irfan-ü-terakkide geri kalmışsın / Sonu çıkmaz sokağa bilmeyerek dalmışsın » L’expression du « boulevard du progrès » est repris dans un article du Şûra-yı Ümmet vraisemblablement rédigé par Ahmed Rıza. « Çin’den İbret Alalım », no 29 (28 mai 1903). 56 « Pisliği cehli gelib görse ne der bir seyyah ? / Kabil olmaz bunu tevil ile etmek izâh / Şark ve garbı dolaşıb kıyas etse biri / Bize ölmüş diyecek, onlara elbette diri / Sanki zan eder mezbeledir, cehle makarrdır burası / Hamaiddir, pak ve zarifdir orası. » 57 « Avdetimde yüreğim cızladı mahzûn oldum / (…) Sen de biçare yetim-i bikâz imişsin eyvah. » 58 « Acem Şâh’ına Kaside », 30 juillet 1889. ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya.
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donc pour la troisième fois en Europe. En 1867, le chah avait refusé l’invitation de Napoléon III de participer à l’Exposition universelle59, tandis que le sultan Abdülaziz l’avait acceptée et avait ainsi confirmé l’image de l’Empire ottoman comme un pays mu par une volonté de progrès. En 1889, le chah Nasereddin avait l’audace de venir à l’exposition du Centenaire. Pour Ahmed Rıza, la situation entre 1867 et 1889 s’était ainsi inversée60. En fait, la seule présence du chah à l’exposition fut pour lui preuve de sa volonté de progrès, et c’est en toute logique qu’il chanta ses louanges, comme l’exprime aussi le titre du poème, « Éloge pour le chah de Perse » (Acem Şah’ına kaside). Derrière cette naïveté s’exprime l’idée que la ville et l’Exposition revenaient à l’expérience d’une « voie de civilisation », laquelle générerait une volonté de progrès et une politique réformatrice, permettant au peuple iranien de s’assigner aux nouveautés que son chah avait vues en Europe. Alors, l’Iran deviendrait un modèle pour l’Empire : « Que l’Iran devienne une nouvelle source d’inspiration en Orient. »61 Dans ce poème aussi, les oppositions sont centrales. Outre l’opposition entre l’Orient et l’Occident, il y en a une autre qui ressort avec clarté, entre le chah persan et le sultan ottoman. Il paraît évident que Rıza adressait des louanges au premier essentiellement pour critiquer le comportement du second, et non pas par sympathie pour le chah. En effet, à propos de l’assassinat de Nasereddin en 1896, il allait écrire que le chah avait empêché la réforme de son pays, tout en critiquant le meurtre du monarque62. En 1889, il n’était pas encore de cet avis — par ailleurs, à l’opposé d’autres observateurs contemporains de la visite du chah63. Pour Ahmed Rıza, le comportement du chah contrastait avec celui du sultan. 59
Z. Çelik : Displaying the Orient, p. 36. L’accueil réservé au chah persan à Paris n’échappa pas à l’attention des autorités ottomanes. BOA, Y.PRK.PT 5/40, 11 Zilhicce 1306 (9 août 1889). 61 « Medeniyet yoluna basdı mübarek ayağın / Bu yol üstünde terakki sana bir şân olsun / Dolaşıb Mülk-i Frengi nice bidat gördün / Bunların her birisi teba’na cezbân olsun. / Mekteb aç, fabrika yap, ulemâyı hoş tut / Şarkta İran yeni bir mebna’-i irfân olsun. » 62 Ahmed Rıza : « İçmal-ı Ahvâl », Meşveret, no 11, 23 Mayıs 108 (23 mai 1896). 63 L’image enthousiaste dressée par Ahmed Rıza contraste avec la description opposée de la visite du chah, donnée par l’intellectuel Ahmed Ağaoğlu qui y voyait l’incapacité du chah à s’adapter à des conditions libérales et civilisées et, donc, la démonstration du despotisme oriental. Quant à la forme littéraire kaside, elle aurait asphyxié la richesse de la littérature persane au profit des louanges apologétiques au monarque. Cf. François Georgeon : « Un intellectuel turc admirateur des Lumières et de la Révolution française », Des Ottomans aux Turcs, p. 178-179. 60
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Abdülhamid n’avait pas osé venir à l’Exposition universelle et il n’avait alors pas approché l’idée de progrès tel que son homologue l’avait fait. Ainsi, Ahmed Rıza propose au chah de rencontrer le sultan et de lui faire part de son expérience : « Dis au sultan tout ce que tu as vu à l’Exposition / Qu’il admire l’œuvre des nations éveillées. / S’il désire la prospérité du pays / Qu’il imite sa voie et ses exploits / Mettez-vous ensemble et réalisez les fondements [du progrès] / Jusqu’à ce qu’importer les avancées devienne facile »64. Au-delà de ce que le poème exprime ouvertement, il traduit des conceptions et des désirs précis. Le premier point, c’est qu’il ouvre, à travers l’opposition entre Occident et Orient et la comparaison entre le sultan ottoman et le chah persan, la question de la légitimité du gouvernement en place. Déjà dans son poème de 1886, il avait dressé l’image d’un gouvernement incompétent qui, incapable de prendre en compte les accomplissements occidentaux, n’avait pas compris le sens du progrès65. Mais surtout, la comparaison entre le chah et le sultan doit être lue comme le signifiant des conceptions politiques d’Ahmed Rıza sur la réforme de l’Empire et sur son propre rôle dans cette réforme. En quelque sorte, la visite du chah est une métaphore. Comme le chah, Rıza a fait l’expérience de Paris et est entré en contact avec l’Occident où le stade supérieur du progrès s’est cristallisé. L’exemple se manifeste ainsi comme une démonstration des supposés qui soulignent la qualité de sa propre personne. En faisant l’éloge du monarque persan, il semble effectivement regarder son propre parcours et projeter son avenir. Les descriptions de la visite du chah se lisent ainsi comme l’expression d’une série d’attentes et de conceptions que Rıza portait : ses attentes à l’égard de la réforme de l’Empire dans les temps modernes ; sa conception de la légitimité politique, qui sous l’impératif de l’occidentalisation revenait nécessairement à l’élite la plus proche de l’Occident ; enfin, ses attentes concernant son propre rôle historique en tant qu’Ottoman occidentalisé. En toute logique, il jugea opportun de faire un ajout à sa louange au chah persan, pour parler cette fois-ci de sa propre personne. « Moi aussi, 64 « Söyle hünkâra bütün sergide gördüklerini / Uyanık milletin esârına hayran olsun / Mülkünün ister ise kasb-ı refâh ettiğini / Meslek ve fi’lini taklide şitâban olsun / Vererek baş başa esbâbını ihzâr ediniz / Taki idhâl-ı kemâlat bize asân [kolay] olsun ». 65 « Bir emelle vükelâ ve vûzera / Câhil ve tenbelimiş, kayıtsızmış ekserisi / Sevmiyormuş seni hiç can ve gönülden birisi. » « Paris’de darülfünûnda çalıştım geldim… [1886] » ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya.
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je me suis mis en route vers le juste et vers la liberté », écrit-il66 et il insiste sur le fait qu’en se rendant à Paris, il a laissé derrière lui une vie de confort dans l’Empire ottoman. Il ajoute qu’il est prêt à tout sacrifice pour sa patrie. En écrivant ces vers, Rıza ne glorifie pas encore sa personne ou son parcours mais il présente essentiellement son séjour à Paris comme un dévouement à sa patrie. Or, tenant compte de l’importance que la proximité avec l’Occident avait dans sa conception de la politique ottomane, il est évident que ce dévouement pour la patrie souligne en même temps son propre rôle au sein de cette patrie et son inévitable réforme. Autrement dit, les attentes concernant son propre parcours et celles de la réforme de l’Empire se recoupent. C’est donc essentiellement par son expérience de Paris qu’Ahmed Rıza pouvait s’imaginer sur le devant de la scène de la politique ottomane et que ses efforts prirent une portée nationale. Dans ce contexte, l’expérience de l’Exposition universelle ne fut qu’un impact ponctuel qui cristallisait les avancées matérielles dans un grand spectacle impressionnant, mais éphémère. Dans la longue durée, ce sont les bouleversements se manifestant dans le quotidien des Parisiens qui accentuaient le sentiment de décalage et l’impression de temporalités différentes régnant entre la capitale européenne dynamique et l’Empire sclérosé. Rıza arriva à Paris à une époque de changements dans les structures urbaines, sociales et culturelles de la ville qui mettaient le quotidien sur des nouvelles bases. Les grands projets d’Haussmann s’achevaient, la ville se dotait d’un métro, d’un système sanitaire moderne. Les réseaux de transport et de communication redéfinissaient la perception du temps et de l’espace. De nouvelles formes de sociabilité se mettaient en place, l’alimentation se diversifiait, les pratiques d’hygiène commençaient à se rapprocher des normes d’aujourd’hui. Et de fait, il ne serait pas exagéré de dire que c’est dans ces années-là que les bases de la vie quotidienne telle que nous la connaissons ont été jetées67. Comme l’ont montré des études sur l’histoire de Paris, la ville avait du retard vis-à-vis des autres capitales européennes68. Mais avec la place qu’elle tenait dans l’imaginaire politique ottoman au XIXe siècle, 66 « Adil ve hürriyete doğru yola çıktım ben de. » « Acem Şahı Kasidesine İlâve », ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. 67 Cette interprétation est avancée par plusieurs études. Voir p. ex. Stephen Kern : The Culture of Time and Space 1880-1918. Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1983. D’une façon moins explicite voir H. Lefebvre : Critique de la vie quotidienne. 68 B. Marchand : Paris histoire d’une ville, p. 206.
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l’expérience de Paris s’imposa comme une redéfinition de l’humain et des rapports humains dans leur totalité. Les changements radicaux se produisant dans la vie des Parisiens sont la toile de fond de la vie d’Ahmed Rıza en exil. Au-delà de la portée symbolique qu’avaient l’Exposition universelle et l’image de Paris comme ville-révolution, ce fut cette révolution de la vie quotidienne dont Rıza faisait l’expérience qui marqua sa perception de l’Empire, de l’Europe — et de son propre rôle. Paris, la ville du savoir et la naissance d’un intellectuel Ahmed Rıza entama sa nouvelle vie à Paris comme un acte politique et avec la ferme conviction qu’elle serait bénéfique pour sa patrie. En quoi consistait cette nouvelle vie ? Dans les premières années de son séjour, les défis qu’il s’était lancés n’avaient pas encore beaucoup à voir avec sa vie active de Jeune Turc. En fait, il était assez explicite concernant le contenu de sa nouvelle vie. D’après son propre récit, il était resté à Paris pour se familiariser avec les sciences69. Comme nous l’avons souligné, ce désir ne constituait pas une nouveauté dans le parcours d’Ahmed Rıza, il s’était exprimé dès son jeune âge sur la vocation de l’homme savant qui allait précéder son engagement jeune-turc. À Paris, il put reprendre cet idéal qui l’avait tellement marqué dans sa jeunesse. Le potentiel libérateur de cet idéal se conjuguait avec l’image de Paris comme la ville des libertés et il permit à Ahmed Rıza de venir au bout de l’étouffement qu’il avait ressenti dans ses fonctions à Bursa. Cependant, tout en s’inscrivant dans la continuité de sa vocation d’homme savant, son arrivée à Paris marquait une transition dans son rapport au savoir et à la science. D’abord, il pensait pouvoir se consacrer entièrement au savoir. D’une part, il s’était débarrassé des obligations de la fonction publique ou de l’exploitation agricole familiale. D’autre part, il s’agissait cette fois-ci de s’adonner à la science abstraite, sans être obligé de se former dans un domaine comme cela avait été le cas avec les études agronomiques lors de son premier séjour. Or, le plus important était que sa familiarisation avec la science se réalisait désormais sous les signes d’un engagement explicite, celui de la réforme de son pays. Il dédia sa soif de savoir à la réforme de l’Empire qui visait à le rapprocher du niveau des pays 69
Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 10 : « Birader Ahmed Rıza Bey’in Hal Tercümesi », Collection Faruk Ilıkan.
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européens. Une fois de plus, nous voyons comment un intérêt personnel avait chez Ahmed Rıza une portée globale, et comment dans son parcours confluaient les attentes aussi bien personnelles que nationales. Tenant compte de la définition du savoir comme cause nationale, le choix de Rıza de quitter l’Empire paraît plus compréhensible. Il n’y était pas obligé, et c’est depuis l’étranger qu’il choisit de s’engager pour l’Empire. Autrement dit, il délocalisa son engagement pour sa patrie. En effet, à Paris, les moyens de formation étaient infiniment plus développés que dans l’Empire. De fait, Ahmed Rıza arriva à Paris à une époque où la circulation des savoirs et des informations atteignait un stade sans comparaison dans l’histoire européenne. Les possibilités matérielles créées par la révolution industrielle et l’émergence de la société de masse permirent la multiplication des modes de vulgarisation sur lesquelles se basaient différentes formes culturelles. Celles-ci révolutionnaient la diffusion et aussi la définition du savoir, comme l’essor extraordinaire de la presse, la production des imprimés, l’expansion de la vie académique, et aussi l’émergence de différents mouvements d’éducation populaire. Tous ces processus s’étaient bien manifestés dans l’Empire ottoman dès les années 1860, mais à l’état embryonnaire et sans mesure comparable avec une ville européenne70. Paris présentait aussi quantité d’avantages sur les autres capitales européennes. Pour n’en citer que quelques-unes : la possibilité d’accéder à des livres à des prix relativement bas, la densité des bibliothèques et l’abondance de leurs collections, la renommée internationale qu’avaient les savants et les mouvements scientifiques, la politique d’éducation populaire mise en place ou soutenue par les gouvernements républicains. Pour résumer, Paris offrait les meilleures possibilités pour se familiariser avec ce que Rıza appela « le mouvement des idées contemporaines »71. En effet, pendant les premières années de son séjour à Paris, Ahmed Rıza se consacra entièrement à son plaisir qu’il interprétait désormais comme une vocation nationale. Il commença à collectionner des livres, depuis des ouvrages diversifiés, des œuvres des Philosophes jusqu’aux parutions les plus récentes sur l’histoire naturelle et sur l’islam, pour se 70 Cf. Ö. Türesay : Ebüzziya Tevfik, passim. Pour un aperçu voir Christoph K. Neumann : « Book and Newspaper Printing in Turkish, 18th-20th Centuries », Eva Hanebutt-Benz/ Dagmar Glass/Geoffrey Roper (dir.) : Middle Eastern Languages and the Print-Revolution. Westhofen : Skulima, 2002, p. 227-248. 71 Biographie verbale, Le Journal, 12 avril 1896. Cité d’après E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 482.
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constituer une bibliothèque impressionnante72. Il faisait aussi régulièrement venir de la librairie d’Ebüzziya Tevfik à Istanbul des publications ottomanes pour suivre les dernières évolutions intellectuelles et littéraires ainsi que la presse73. De nombreuses personnes ont témoigné du temps qu’il passait à la Bibliothèque Nationale où il travaillait avec beaucoup de discipline et d’ardeur. En plus de sa correspondance épistolaire, il complétait sa formation en assistant régulièrement à des conférences et à des séminaires. Déjà en 1883, il avait parlé avec enthousiasme des cours qu’il suivait à la Sorbonne74. Quelques années plus tard, il put à nouveau faire partie des auditeurs du Collège de France et de la Sorbonne pour suivre cette culture caractéristique du Paris fin-de-siècle, et participer aux conférences données par des savants renommés de l’époque. Sans doute est-ce aussi au cours de ces années que Rıza se forgea une méthode de travail. Des lettres qu’il écrivait à sa famille, il ressort nettement qu’il organisait soigneusement son quotidien pour pouvoir se consacrer à la recherche, aux conférences et à l’écriture75. Pour un auteur aussi prolixe qu’Ahmed Rıza, une forme d’organisation était obligatoire afin de pouvoir mettre en place une économie de l’écriture. Nous voyons dans ses archives privées qu’il commença, au plus tard, dès 1890 à établir un système d’outils de références constitué de cahiers et d’enveloppes soigneusement catégorisés76. On y trouve des notes qu’il prenait des articles et des livres qu’il lisait, des coupures de journaux, des références à des bibliographies sur un sujet, des classements des notes prises. Tout cela fait preuve d’une évaluation des informations et d’une organisation rationnelle du savoir qui avaient été à la base du discours scientifique occidental depuis les Lumières. Autrement dit, c’est au début des années 1890 dans le contexte culturel et intellectuel de Paris qu’Ahmed Rıza se dota des outils de sa pensée et 72
Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 17. Dans une lettre à sœur, il nota l’achat le même jour de Essai sur l’histoire de l’islamisme de Reinhart Dozy, qu’il avait déjà consulté à la Bibliothèque Nationale, Zaïre de Voltaire lequel, comme il prit soin de préciser, il n’avait pas encore lu, et un livre sur le « grand savant » (büyük alim) Darwin. Ahmed Rıza à Selma, Paris, 17 Haziran 105 (17 juin 1893). Collection Faruk Ilıkan. 73 Voir les remerciements à sa sœur concernant l’envoi de trois caisses de livres et les instructions données pour l’achat d’autres parutions. Ahmed Rıza à Selma, Paris, 7 Kânun-i Evvel 106 (7 décembre 1894). Collection Faruk Ilıkan. 74 Ahmed Rıza à Osman Bey, Paris, 27 décembre 1883. ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. 75 Voir Ahmed Rıza à Selma, Paris, 7 Kânun-i Evvel 106 (7 décembre 1894). Collection Faruk Ilıkan. Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 17. 76 Voir notamment les cahiers de notes et les différentes enveloppes dans AN, AS17/10.
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aussi celle d’un engagement en tant que l’un des écrivains les plus importants de la fin de l’Empire ottoman. Reste alors une question de taille. Comment Ahmed Rıza pouvait-il financer une vie qui jetait les fondements d’une activité jeune-turque et qui allait marquer l’histoire politique de l’Empire ottoman ? Les bases matérielles d’une vie parisienne En arrivant à Paris au début de l’été 1889, Ahmed Rıza avait 100 lira en poche77, une somme plutôt considérable correspondant à plus de 2000 francs, ce qui, pour le moment, écartait les soucis financiers78. Son cas était donc différent de celui d’un grand nombre d’Ottomans à Paris, en particulier celui de la plupart des Jeunes Turcs qui avaient pratiquement déjà dépensé l’intégralité de leur argent en arrivant à Paris79. Néanmoins ses moyens étant quand même limités, il se posa dans le moyen et le long terme la question de trouver de nouvelles ressources — surtout que, comme nous l’avons vu, il avait décliné au tout début de son séjour le geste d’Abdülhamid qui l’aurait libéré des soucis financiers pour bien des années. Une première possibilité était de demander le soutien de sa famille. En effet, il était courant pour les Ottomans, en particulier les étudiants, de se rendre en Europe en faisant appel aux finances de leur famille. Avec une monnaie ottomane assez forte80, le financement des séjours n’était pas réservé aux grandes fortunes. Nous ne pouvons pas exclure la possibilité que Rıza ait fait appel au soutien de sa famille. Toutefois le fait qu’il n’avait plus l’âge correspondant à la vie étudiante et que la fortune de sa famille était diminuée depuis les années 1870 font douter 77
Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 18. Le Dr Nâzım écrit en 1895 que le coût de vie à Paris pour un étudiant ottoman peut être égal à 200 francs par an. « İstibdâd Hizmete Mâni midir ? » Meşveret, no 4, 15 Kanûn-i Sani 108 (15 janvier 1896). Les indications générales données par Necmeddin Arif (Paris’te Tahsil) donneraient un chiffre légerment au-dessus. Nâzım, quant à lui, semble avoir dépensé cet argent en un mois. Cf. Bahaeddin Şakir : İttihat ve Terakki, p. 99. Pour un aperçu sur les coûts à Paris voir Jeanne Singer-Kérel : Le coût de la vie à Paris de 1840 à 1954. Paris : Armand Colin, 1961. 79 Voir le récit sur Ahmed Ağaoğlu Babamdan Hatıralar, p. 6 ou d’İbrahim Temo, İbrahim Temo’nun İttihad ve Terakki Anıları, p. 144 sqq. 80 L’une des préoccupations de la politique monétaire ottomane était le maintien d’un taux de change favorable. Cf. Şevket Pamuk : « Money in the Ottoman Empire », Halil İnalcık/Donald Quataert (dir.) : An Economic and Social History of the Ottoman Empire, 1300-1914. Cambridge : Cambridge University Press, 1994, p. 972. 78
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de cette hypothèse. Lui-même dit n’avoir reçu que des aides ponctuelles de la part de « trois ou quatre » amis81. Plus tard, il allait pouvoir vivre des dons versés en soutien à son engagement jeune-turc par de hauts fonctionnaires qui partageaient avec lui le mécontentement vis-à-vis du système hamidien et participaient ainsi à leur façon à l’opposition jeuneturque. Mais en débarquant à Paris en 1889, tout en nourrissant des attentes politiques, il n’avait pas encore une notoriété suffisante pour pouvoir faire appel à cette solidarité. Le choix de chercher un travail ne fut pas aussi évident qu’il peut nous paraître. En effet, Rıza se distinguait d’un grand nombre de jeunes Ottomans à Paris, trop fiers pour travailler. D’autre part, il est vrai qu’il disposait d’une meilleure qualification que la plupart de ses compatriotes. Ayant reçu une éducation d’excellence, une expérience de travail estimable, et étant parfaitement francophone, il était plus facile pour lui de décrocher un travail acceptable, condition importante, on peut l’imaginer. Cependant, ne disposant pas d’une spécialisation particulière, et ayant abandonné sa passion pour l’agronomie, Rıza fut obligé de mettre en avant ses connaissances linguistiques. Conformément à ses origines sociales, il s’adressa tout d’abord directement au ministère de l’Instruction publique. Dans une lettre, dans laquelle il mettait en avant son ascendance noble et son expérience au sein de l’administration ottomane aussi bien que ses déceptions vis-à-vis de cette administration, il demanda un poste de « suppléant ou répétiteur du cours de la langue turque »82. Pour ce que nous en savons, le ministère de l’Instruction publique ne donna pas suite à cette demande. Il eut néanmoins la possibilité de travailler pour l’administration française. Grâce à un ami qu’il avait connu lors de son premier séjour à Paris, il devint interprète assermenté de turc à la Cour de Justice de Paris83. Toutefois, il ne s’agissait pas d’un travail régulier, et il dut s’orienter vers un travail plus continu. Ainsi, il commença comme interprète/traducteur au siège parisien de la Société du Chemin de fer Ottoman de Jaffa à Jérusalem et Prolongements, qui inaugura en 1892 la première voie ferrée des régions arabes, hormis l’Égypte. Aussitôt après, il enchaîna la même fonction au sein de la Société des Chemins de fer Ottoman économiques Beyrouth-Damas-Hauran, laquelle 81
Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 19. Ahmed Rıza à Armand Fallières, Paris, 27 novembre 1889. AN, 17AS/10. C’est la première demande que nous avons pu identifier. Il s’agit d’un brouillon et il en ressort qu’il pensait d’abord adresser sa lettre au ministère des Affaires Étrangères. 83 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 18. 82
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inaugura une première ligne en 189484. Peut-être obtint-il ces postes grâce à des liens qu’il entretenait avec la famille Mutran, une des grandes familles de Syrie dont des membres étaient impliqués dans les affaires ferroviaires85. C’est probablement par le biais de cette embauche qu’il put renouer avec sa première demande d’enseigner le turc et trouver des élèves pour donner des cours privés86. Comment évaluer ces différents postes ? Arrêtons-nous d’abord sur ses revenus. Rıza indique avoir touché un salaire de deux fois 100 francs pour son embauche aux compagnies ferroviaires, plus les revenus complémentaires provenant de sa fonction à la Cour de Justice autour de 50 à 60 francs mensuels87, ce qui revient à un salaire global d’environ 250 francs auquel s’ajoutaient les rémunérations de ses cours privés. Il s’agit d’une somme respectable, mais pas très élevée. D’après ses propres dires, l’argent lui suffisait à peine pour mener une vie modeste. De même, il ne s’agissait pas non plus de fonctions très élevées qui lui auraient permis d’augmenter son statut auprès des Ottomans ou auprès de la société française, ou encore, qui l’aurait mis en contact avec des hommes importants. De fait, ses origines sociales se trouvaient réduites au profit d’une vie bien moins bourgeoise. Dans la lettre adressée au ministère français de l’Instruction publique, il faisait part de son admiration pour la France et de son ambition de prolonger son rayonnement jusqu’à ses compatriotes de l’Empire ottoman88. Les embauches qu’il trouva le faisaient à peine avancer sur ce chemin. 84 Je remercie Jacques Thobie et différents conservateurs aux Archives nationales qui m’ont indiqué que, au vu de l’état de classement des fonds des compagnies de chemins de fer en question et de ceux du ministère de la Justice pour son statut d’interprète juré à la cour, il est peu probable de pouvoir trouver davantage d’informations sur ces fonctions d’Ahmed Rıza. Sur la politique française des chemins de fer dans la région, voir surtout J. Thobie : Intérêts et impérialisme français dans l’Empire ottoman 1895-1914. Paris : Publications de la Sorbonne, 1977, 159-172. 85 Dans une lettre du 1er juillet 1892 adressée à Yusuf Mutran (BOA Y.EE 15/217). Sur Mutran et les tramvays et les chemins de fer de Beyrouth, voir Jens Hanssen : Fin de siècle Beirut. The Making of an Ottoman Provincial Capital. Oxford : Clarendon Press, 2005, p. 90-95. Un épisode du roman de Selma où l’un des protagonistes se réfugie à Beyrouth et est accueilli par une famille des notables semble supposer que la famille entière d’Ahmed Rıza entretenait des rapports avec les Mutrans. 86 Ce fait attira aussi l’attention du sultan. Abdülhamid’in Hatıra Defteri, p. 48. 87 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 18. 88 « Restant le plus dévoué serviteur de la France je ne pourrai jamais oublier mes concitoyens qui souffrent. Les délaisser ainsi serait, à mon avis, manquer aux devoirs de l’humanité. (…) je leur apprendrai à aimer la France et jouir de sa grandeur intellectuelle. » Ahmed Rıza à Armand Fallières, Paris, 27 novembre 1889. AN, 17AS/10.
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Le travail prenait parfois beaucoup de temps. En particulier lorsque les compagnies de chemins de fer sortaient des brochures, il pouvait passer des jours entiers à l’imprimerie et il lui arriva parfois de donner des cours de turc jusqu’à six jours par semaine89. Mais l’important, c’est que, malgré certains jours chargés, il lui restait assez de temps pour faire ce qui l’intéressait : se consacrer à la lecture, aller à des conférences, et, un peu plus tard, se mettre à écrire. Autrement dit, les différents emplois qu’il occupait représentaient la base matérielle de sa vie d’homme savant. Ce constat comporte plusieurs significations. D’abord, nous observons la détermination que Rıza montrait à prendre de nouveaux chemins. Son parcours à Paris représentait un nouveau mode de vie qui tranchait avec ses habitudes et ses expériences d’autrefois et le confrontait à de nouvelles réalités. Et, de ce point de vue, il fut même une figure pionnière. Généralement, les Ottomans qui avaient décidé de se consacrer à la science ne subissaient pas les mêmes contraintes matérielles que Rıza. Ils pouvaient recourir à la fortune familiale, comme Beşir Fuad ou Şinâsi. Plusieurs ne se coupaient pas du service de l’État et exerçaient des fonctions réelles ou des sinécures ou encore recevaient des pensions diverses, maintenant une certaine dépendance vis-à-vis de l’État, tels que Abdurrahman Şeref ou Münif Paşa. Enfin, plusieurs protagonistes de la vie intellectuelle ottomane, comme Ahmed Midhat ou Ebüzziya Tevfik, étaient impliqués dans le marché de l’édition et pouvaient financer leur intérêt pour la science par des publications. De même, il était courant d’accepter des postes au sein de l’administration ottomane, effectifs ou sous forme de sinécure, ou de recevoir des cadeaux du sultan, de sorte que les parcours évoluaient en lien avec l’État ottoman. Quant à Ahmed Rıza, son refus de la gratification venant du sultan tout au début de son séjour avait une valeur symbolique. Dans une quête d’indépendance, il tourna le dos à la ressource financière principale, qui nourrissait la culture des débats dans l’Empire, et il décida de se financer en travaillant. Cela dit beaucoup sur l’évolution des concepts politiques à l’époque hamidienne. Ahmed Rıza avait en effet des raisons pour mettre systématiquement en avant ce geste de refus afin de glorifier son parcours qui étonnait beaucoup de ses contemporains, y compris le sultan Abdülhamid lui-même. On ne peut pas nier le poids de sa détermination, autrement dit l’aspect personnel de son choix. Or, son parcours montre 89
Voir ses complaintes dans ses lettres à Selma, Paris, 17 Haziran 105 (17 juin 1893) et 7 Kânun-i Evvel 106 (7 décembre 1894). Collection Faruk Ilıkan.
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que le choix de travailler pour financer un idéal politique était devenu vers la fin du XIXe siècle non seulement une valeur, mais aussi — et surtout — une possibilité matérielle. Le choix de Rıza de se consacrer aux études sans s’inscrire dans une démarche professionnelle et financer celles-ci en acceptant de travailler était en effet devenu une option ouverte par les évolutions socioéconomiques de son époque. Le cas d’Ahmed Rıza doit ainsi être lu comme la manifestation de nouvelles possibilités que la Belle Époque engendrait. Il y a d’abord l’essor général de l’économie en France. À peine sortie de la Grande Dépression, la croissance économique créa des offres d’embauche de grande ampleur et déboucha sur une augmentation nette et généralisée de la richesse. Par ailleurs, cette croissance économique participa d’une façon essentielle à l’attractivité de Paris comme ville d’accueil pour des milliers d’étrangers jusqu’aux années 1930. Elle fut à la base de grandes vagues d’immigration de travail, et contribua aussi à l’attractivité que la ville avait pour des intellectuels de la province et de l’étranger90. Mais le développement économique avait aussi une dimension qualitative. Il générait un véritable épanouissement de l’économie et engendrait ainsi de nouvelles possibilités d’existence, liées à l’élargissement du secteur tertiaire, qui jusque-là était encore limité. La demande prospérant pour le travail immatériel — le développement du domaine de l’éducation, y compris le mouvement des universités populaires, l’établissement des écoles libres, la culture des conférences, et en particulier l’épanouissement du secteur de l’édition — ouvrait des possibilités de travail inégalées, rendant possibles de nouvelles formes d’existence. Plus spécifiquement dans le cas de Rıza, il pouvait profiter des rapports grandissants entre la France et l’Empire qui créaient une demande pour des compétences comme les siennes et permettaient l’intégration du marché du travail du Paris de la Belle Époque. Le choix radical de Rıza de sortir du service de l’État et de s’installer à Paris pour se consacrer à la science en acceptant des travaux secondaires ne peut donc pas être dissocié de l’évolution socio-économique de son temps qui faisait naître de nouvelles formes d’existence. Au fond, c’est cette évolution qui fut à la base de la naissance des intellectuels comme groupe social91. Et Ahmed Rıza, bien qu’il ne se fût pas encore 90 R. Schor : « Le Paris des libertés », p. 17-19 ; C. Charle : Paris fin de siècle, p. 12. Voir aussi le chapitre « Paris Capitale des Lumières » dans D. Roche : La France des Lumières. 91 Se référer à l’étude de Christophe Charle : Naissance des intellectuels. Paris : Éd. de Minuit, 1990.
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lancé dans le marché de l’édition, intégra ce nouveau groupe social en formation. Son parcours était étroitement lié à la naissance des intellectuels comme facteur politique dans la société française. Leur possibilité d’existence était comparable, leurs modes d’action se rapprochaient, et il n’est pas étonnant que Rıza ait partagé des conceptions similaires avec ses confrères français, avant même que le mot « intellectuel » fût défini. Ainsi se passa sa vie à Paris. Dans un premier temps, son quotidien se distinguait peu de celui de milliers d’autres personnes, entre les études, le travail et l’écriture. Il s’installa, probablement début 189092, dans un petit appartement aux derniers étages du 48 rue Monge, en plein Quartier Latin, qui gardait encore sa renommée de quartier dynamique, avant d’être supplanté par le nouveau quartier de Montparnasse (et dans une moindre mesure par le quartier de Montmartre), de plus en plus important après 190093. Son travail ne lui rapportait peut-être pas beaucoup, mais il lui laissait suffisamment de temps pour s’adonner à ses passions et poursuivre une vie proche de la « bohème »94, avec peu de moyens, certes mais avec la ferme conviction que ce qu’il faisait était le bon choix. L’image que Rıza dressait de sa vie parisienne ressemblait en fait à celle d’innombrables artistes mettant en scène leur pauvreté pour établir un contraste entre leur conviction et l’ordre des choses existant. Rıza préparait lui-même ses repas, parce qu’il appréciait davantage la cuisine de son pays, mais aussi parce que cela revenait moins cher. Il ne pouvait pas payer le chauffage de son appartement, essayait de passer un maximum de temps dans les bibliothèques, et faisait ses lectures en hiver au lit, s’endormant souvent avec Le Temps sous sa couette. Tant que son travail le lui permettait, ses jours suivaient un plan ordonné lui permettant de réaliser ses projets ambitieux de lecture et de recherche. Le matin, il écrivait des lettres et des articles. L’après-midi, il allait au café pour lire les journaux ou se rendait dans des bibliothèques, surtout la Bibliothèque Nationale. À la fin de l’après-midi, il assistait à des conférences. S’il était invité, il allait le soir à des réceptions ou rendait visite à des amis, en veillant toujours à ne pas s’attarder pour pouvoir se coucher tôt. 92 Fin 1889, il demeure encore 34, rue Saint-Jacques. Voir le brouillon de la lettre d’Ahmed Rıza à Armand Fallières, Paris, 27 novembre 1889. AN, 17AS/10. Les informations sur son quotidien proviennent surtout d’une brève description donnée dans ses mémoires. Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 17. 93 Voir C. Charle : Paris fin de siècle, p. 55-57, 70-72. 94 Nous employons ici une définition élargie de « bohème » comme catégorie d’analyse sociale, non pas artistique.
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Tel fut le quotidien d’Ahmed Rıza pendant ses premières années à Paris, un quotidien plutôt paisible, entre différents postes, les bibliothèques, et les conférences. Nous serions tenté d’oublier qu’il avait pris un chemin d’exil consacré à la politique, mais il faut se rappeler qu’il portait en lui le but déclaré d’aider son pays en se consacrant à l’étude des mouvements des idées, et prendre en compte la radicalité de son choix de tourner le dos à une carrière d’expérience ancestrale. Effectivement, c’est à Paris que son engagement politique prit forme, entre l’expérience des possibilités dues au développement économique et qui révolutionnaient les bases de la vie quotidienne, et la connotation politique de l’image de Paris comme ville de la révolution dans la pensée politique ottomane. Ces éléments auraient-ils été suffisants à eux seuls pour lui permettre de réaliser son projet ? Ses origines sociales, ses attentes par rapport à l’État ottoman et ses expériences déçues le suggèrent sans doute. Cependant avant de se lancer dans la politique, il fit une expérience qui orienta son engagement sur une voie particulière et donna à ses ambitions une nouvelle pertinence. Sans cette expérience, son parcours aurait pris un chemin, peut-être comparable, mais différent. Ce fut la découverte du positivisme. La révélation de la doctrine comtienne L’initiation d’Ahmed Rıza au positivisme ne se fit pas lors de son premier séjour à Paris. Il dit avoir découvert le positivisme en 1887 à Istanbul, grâce à un livre du Docteur Jean-François Robinet95. Ancien proche collaborateur d’Auguste Comte, le Dr Robinet fut un positiviste hautement respecté par ses collègues pour son acharnement à répandre le positivisme et la Religion de l’Humanité à travers d’innombrables traités de vulgarisation96. La publication de La Philosophie positive en 1881 dans une des grandes séries de vulgarisation de l’édition française, 95 La philosophie positive. Auguste Comte et M. Pierre Laffitte. Paris : G. Baillière, 1881. Voir le discours d’Ahmed Rıza à l’occasion de la célébration du 34e anniversaire de la mort d’Auguste Comte. Revue occidentale, 14/6, 1891, p. 389 ; et la nécrologie à l’occasion de la mort de Robinet Ahmed Rıza : « Le Dr Robinet », Mechveret, no 86, 15 novembre 1899. 96 Voir John Stuart Mill : Auguste Comte and Positivism. Ann Harbor : University of Michigan Press, 1961 (1865), p. 127. Sur Jean-François Robinet et son œuvre voir E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 484-487. Jean-Claude Wartelle donne une présentation détaillée de l’activité de la famille Robinet au sein de la communauté positiviste. L’héritage d’Auguste Comte. Histoire de « L’Église » positiviste (1849-1946). Paris : L’Harmattan, 2001, p. 241-259.
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La Bibliothèque utile, fut un aspect de cet effort de vulgarisation, et témoigna en même temps de l’intérêt que le grand public commençait à montrer à cette époque pour le positivisme97. Sans être un classique du positivisme, le livre constituait un ouvrage de vulgarisation censé fournir une introduction à l’état de la philosophie positiviste telle quelle était définie en France dans les années 1880. Ahmed Rıza lui-même l’admettait, mais avec la lecture de ce livre, un premier pas fut franchi. Il est difficile d’évaluer l’impact de cet ouvrage dans la société française, même si le fait qu’il connût plusieurs rééditions montre en effet qu’il s’agissait de l’une des réussites de la collection. En tout cas, d’après ce qu’écrivait 40 ans plus tard Émile Corra, il eut au moins un grand mérite : celui d’avoir gagné « l’éminent ami Ahmed-Riza » au positivisme98. Cependant, à lui seul, le livre du Dr Robinet n’était pas suffisant pour convertir l’« éminent ami ». Au fond, le positivisme aurait pu rester un épisode dans sa vie, ou aurait pu se ranger parmi les innombrables références intellectuelles de sa pensée. Tout d’abord, pour des raisons pratiques. Une véritable connaissance, voire une assimilation de la philosophie positive relevait de l’impossible dans l’Empire ottoman, par le simple manque de moyen de s’informer. Même si l’influence des penseurs venant du positivisme à l’instar de Claude Bernard commençait à se manifester auprès des cercles intellectuels99, les œuvres de Comte, d’après ce que nous savons, ne circulaient pas dans l’Empire des années 1880. La référence positiviste se faisait à partir de quelques notions vagues de la pensée comtienne, qui n’étaient pas distinguées des autres références intellectuelles dérivées d’un conglomérat de différents penseurs matérialistes100. Ahmed Rıza était ainsi obligé de se contenter d’un livre de vulgarisation et probablement de quelques articles de même qualité, de sorte que 97
C’est sur le modèle de cette série qu’a été calquée en 1941 la série Que sais-je ?, l’un des plus grands succès éditoriaux en France. Cf. Benoit Marpeau : « La collection, objet éditorial paradoxal », Les Cahiers du CRHQ, 2 (2010). www.crhq.cnrs.fr/cahiers/ page-article.php?num=312&ch=7. 98 Émile Corra : Lettres d’Auguste Comte au Dr Robinet, son médecin et l’un de ses exécuteurs testamentaires et à sa famille. Précédées d’une notice sur la vie positiviste du Dr Robinet et suivies de renseignements complémentaires sur la maladie et la mort d’Auguste Comte. Paris : Société positiviste internationale, 1926, p. 15. 99 Cf. O. Okay : Beşir Fuad, p. 224 sqq. 100 Şükrü Hanioğlu : « Blueprints for a Future Society. Late Ottoman Materialists on Science, Religion and Art », Elisabeth Özdalga (dir.) : Late Ottoman Society : The Intellectual Legacy. Londres : Routledge Curzon, 2004, p. 36-39.
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à son arrivée à Paris sa connaissance du positivisme se réduisait, d’après ses propres termes, à des « idées vagues et incomplètes »101, même s’il se décrivait comme étant déjà « acquis aux doctrines positivistes »102. En effet, ce n’est qu’en 1889 qu’il eut enfin l’occasion de s’ouvrir complètement à cette « idée lumineuse » qui allait lui servir« de guide dans la vie privée et politique »103. « Clé de voûte » du positivisme : la rencontre avec Laffitte En France, les deux aspects, scientiste et anticlérical, du positivisme commencèrent à acquérir une légitimité nationale au cours des années 1880 lorsqu’ils furent mis en valeur comme pilier du républicanisme104. Le positivisme faisait partie de l’esprit du temps. Même si les adhésions à la doctrine comtienne étaient assez rares, plusieurs protagonistes de la vie politique et intellectuelle de la République, à l’instar d’Ernest Renan, Léon Gambetta ou Jules Ferry, montraient des affinités avec la pensée positiviste dans laquelle ils voyaient une philosophie confirmant les bases de leur pensée politique. Conforme à ce rôle sur la scène politique, le positivisme s’imposait également dans la vie intellectuelle de Paris, où des cercles de conférences permettaient une diffusion des idées comtiennes. Pourtant, ce fut finalement un autre aspect qui représenta, pour reprendre l’expression de Kabakçı, la « clé de voûte » de l’adhésion d’Ahmed Rıza au positivisme105 : la rencontre avec Pierre Laffitte, exécuteur testamentaire et successeur d’Auguste Comte à la direction du 101 « Discours de M. Ahmed Riza sur la tombe de Pierre Laffitte », Revue positiviste internationale, 1/3 (1er octobre 1906), p. 308. 102 Biographie verbale donnée à Henri de Clergé, Le Journal, 12 avril 1896. Cité d’après E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 482. Nous trouvons dans une lettre de fin 1889 une formule dérivée du positivisme : « le développement de l’ordre, c’est-à-dire le vrai progrès. » Ahmed Rıza à Armand Fallières, Paris, 27 novembre 1889. AN, 17AS/10. 103 « Le Dr Robinet », Mechveret, no 86, 15 novembre 1899. 104 Sur l’importance du positivisme dans la IIIe République voir en particulier Claude Nicolet : L’idée républicaine en France (1789-1924). Paris : Gallimard, 1979. Le rôle de la philosophie de Comte dans le républicanisme a été relativisé. Pour l’importance de la tradition du républicanisme classique voir Sudhir Hazareesingh : Intellectual Founders of the Republic. Five Studies in Nineteenth-Century French Republican Political Thought. Oxford : Oxford University Press, 2005 ; Pierre Rosanvallon : Le moment Guizot. Paris : Gallimard, 1985, p. 357-360. Pour l’influence néo-kantienne voir notamment Marie-Claude Blais : Au principe de la République. Le cas Renouvier. Paris : Gallimard, 2001. 105 E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 499.
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positivisme106. Rıza dit avoir rencontré Laffitte pour la première fois en 1890 lors d’une conférence dominicale tenue au Collège de France, dans le cadre d’un séminaire instauré sur ordre de Jules Ferry en 1882107 — autrement dit, à l’occasion d’un événement très parisien. Aussitôt il développa un attachement profond à ce penseur et adhéra à une pensée à laquelle il allait rester attaché jusqu’à sa mort. Dans les années 1890, sa vénération pour Laffitte qu’il appelait « maître » selon la coutume positiviste s’approchait du sentimentalisme. À peine une année après leur première rencontre, Rıza demanda lors de son premier discours à la Société positiviste internationale108 de baiser la main de Laffitte pour faire preuve de son respect envers lui et pour le remercier de l’avoir introduit dans une communauté qui l’avait parfaitement accueilli109. Quand il publia son premier écrit jeune-turc, il le dédia à sa mère et à Laffitte, en précisant que sa parole et sa doctrine soulageaient la souffrance qu’il éprouvait du fait de l’exil et de l’éloignement de sa mère110. Dans un discours prononcé à l’anniversaire de sa mort, il lui octroya un rôle historique comparable à celui d’Abou Bakir111 : « Les Arabes de la seconde génération de l’Islam considéraient comme un devoir sacré, qu’ils étaient heureux de remplir, d’aller, de très loin, à la Mecque, pour recueillir la parole à peine éteinte de Mahomet de la bouche 106 Il existe très peu d’études sur Laffitte et les entrées dans les dictionnaires et les encyclopédies sur la IIIe République sont, si existantes, peu satisfaisantes. Voir surtout Pierre Laffitte (1823-1903). Autour d’un centenaire numéro spécial de la Revue internationale d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques, 8/2 (avril 2004). 107 Ayant lieu d’abord à la Sorbonne, le séminaire fut transféré au Collège de France en 1888. Harry W. Paul : « Scholarship and Ideology : The Chair of General History of Science at the College de France 1892-1913 », Isis, 67/3 (septembre 1976), p. 378-379 ; Annie Petit : « L’enseignement de l’histoire des sciences en France sous la Troisième République. L’enseignement positiviste : auxiliaire ou obstacle pour l’histoire des sciences ? » Revue d’histoire des sciences, 58/2 (2005), p. 329-365. La nomination officielle de Laffitte au Collège advint en 1892. Voir Anatole France : « Le positivisme au Collège de France », Le Temps, 7 février 1892. 108 La Société positiviste avait été fondée du vivant d’Auguste Comte pour donner une structure organisationnelle aux activités positivistes et exercer un contrôle sur l’évolution du positivisme. Laffitte succéda à Comte à la direction de la Société en 1857. E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 422-426. 109 Discours à la Société positiviste, Revue occidentale, 14/3 (1er avril 1891), p. 375. L’événement attira l’intérêt du journal Le Temps. Voir la notice dans les « Nouvelles du jour », 3 avril 1891. 110 « Altı yıldan beri senden ayrı gurbette hüzün ve iştiyakla geçirdiğim ömrün acısını Mösyö Laffitte nâmında bir âlimin hekimâne sözleri tahfîf etti. Fazl ve kemali bana rehber oldu. Ona da başkaca minnetdârım. » Lâyiha, p. 2. 111 Revue positiviste internationale, 1/3 (1er octobre 1906), p. 308.
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de son successeur qui l’avait approché et entendu. Une satisfaction du même ordre m’était réservée. J’ai eu le bonheur de voir et d’entendre à Paris le digne successeur d’un autre fondateur de religion. C’est grâce à Pierre Laffitte que j’ai pu connaître et apprécier Auguste Comte. »
Il y aurait certainement une analyse psychologique à faire pour élucider les motifs qu’avait Ahmed Rıza pour montrer une telle déférence à l’égard de Laffitte. Au vu de son sentimentalisme, il paraît également logique que Rıza ait adhéré à la branche spiritualiste du positivisme qui se fondait sur l’ensemble de la doctrine comtienne, et intégrait aussi les œuvres les plus contestées, dites tardives, du fondateur de la doctrine. Dans celles-ci, Comte mettait l’accent sur la nécessité d’établir un système séculier capable de « relier » les humains, qu’il appelait, dans ce sens, la Religion de l’Humanité112. Après la mort de Comte, Laffitte s’était posé comme le défenseur de cette direction spiritualiste, qu’il développa souvent jusqu’au sectarisme, tandis que d’autres positivistes, à l’instar d’Émile Littré ou Stuart Mill, la réfutant pour son incompatibilité avec le matérialisme des œuvres comtiennes précédentes, mettaient l’accent sur la Philosophie positive centrée sur la nécessité d’établir un ordre strictement scientifique, hors de toute considération religieuse ou métaphysique113. En se liant à Laffitte, Rıza adhéra à l’interprétation positiviste orthodoxe114. Et ce pas lui ouvrit une nouvelle vie. Signe de sa conscience de commencer une nouvelle existence, Ahmed Rıza adopta le calendrier 112 Cf. l’introduction au Système de politique positive de 1851 à 1854 dans lequel Comte étala sa conception de « religion ». Un excellent aperçu de cette œuvre et des réactions négatives qu’elles provoquaient chez les positivistes se trouve dans Michel Bourdeau : « Auguste Comte », Stanford Encyclopedia of Philosophy, http://plato.stanford.edu/ entries/comte/. Voir aussi Andrew Wernick : Auguste Comte and the Religion of Humanity. The Post-Theistic Programm of French Social Theory. Cambridge : Cambridge University Press, 2001. 113 Voir notamment S. Mill : Auguste Comte and Positivism ; Émile Littré : Paroles de philosophie positive. Paris : Ladrange, 1863. Cf. Annie Petit : « Comte et Littré : les débats autour de la sociologie positiviste », Communications, 54 (1992), p. 15-37. Le nom Philosophie positive fut repris comme titre de la revue lancée par Littré et Wyrouboff en 1867 à laquelle s’opposait la Revue occidentale sous Laffitte à partir de 1877. Laffitte même se trouvait confronté durant toute sa vie aux accusations d’autres positivistes adeptes du culte de l’Humanité, comme Robinet, lui reprochant de ne pas défendre suffisamment l’orthodoxie comtienne. M. Pickering : Auguste Comte III, p. 559-564. 114 Notons cependant qu’il ne faisait pas partie des positivistes les plus orthodoxes qui allaient jusqu’à s’opposer à la réédition des Cours de philosophie positive, considérant le Système de politique positive comme la seule référence positiviste valable. M. Pickering : Auguste Comte III, p. 560.
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positiviste, introduit par Comte dans le Système de politique positive. D’une certaine façon, le calendrier positiviste avait été le couronnement de la pensée philosophico-politique de Comte. Fidèle à l’idée que chaque révolution demandait un nouveau temps, le calendrier convoyait le sens d’une nouvelle temporalité créée par la révélation de la doctrine positiviste. Il était conçu comme une tentative de se débarrasser de la connotation chrétienne du calendrier grégorien et de mettre en place une mise en valeur objective du passé115. Dès 1891, Ahmed Rıza s’appropria le calendrier positiviste pour en faire un usage systématique durant toute la décennie dans ses activités au sein de la communauté positiviste, mais aussi dans ses correspondances officielles, ses écrits militants, voire même dans ses correspondances privées. Le calendrier était le signe ostentatoire de sa conviction positiviste à travers laquelle il percevait le monde et se projetait dans une nouvelle temporalité. Dans ce contexte, il paraît évident que Rıza alla jusqu’à la conversion à la Religion de l’Humanité. Dans ses dernières années, Comte avait essayé d’officialiser l’adhésion à l’organisation positiviste en évoquant explicitement une conversion, qui était alors censée souligner le renoncement aux religions et élever le positivisme en une religion séculière, libérée de son contenu « religieux ». Et de fait, le langage utilisé dans les publications positivistes d’Ahmed Rıza, d’un caractère parfois assez sectaire, laisse peu de doute sur le fait qu’il ait repris cette profession de foi116. Il participait, même si c’était d’une façon sporadique, aux cultes célébrés dans le cadre de cette religion117. Enfin, sa correspondance avec ses « coreligionnaires » est truffée de référence à la Religion de l’Humanité. Son ami Maurice Ajam nota en effet : « Ahmed Riza a perdu la foi de ses pères. »118 Si Ahmed Rıza ne mettait pas en avant sa conversion, c’est qu’il était conscient de la désapprobation qu’il risquait d’encourir auprès du public ottoman, de ses adversaires et même de ses camarades jeunes-turcs, étant donné que son positivisme représentait un 115 Le calendrier reposait sur un système de treize mois étant censés remplacer les origines chrétiennes du calendrier grégorien et honorer le développement de la science. Voir E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 418. 116 On se référerait en particulier à son discours sur la tombe de Laffitte, où Rıza établissait un parallèle entre l’apprentissage du positivisme et le processus par lequel on devient « religieux ». Revue positiviste internationale, 1/3 (1er octobre 1906), p. 308. 117 Voir p. ex. 52e circulaire adressée à chaque coopérateur du Libre subside par Auguste Comte, Paris 16 mai 1903, faisant état d’un discours tenu à la fête des Morts en 1902. 118 L’Opinion, 20 février 1909. Cf. John M. A. Macdonald : Turkey and the Eastern Question. Londres : T.C. & E.C. Jack, 1913, p. 54.
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point récurrent de critique et était montré comme preuve de son athéisme. D’après les lois islamiques en vigueur, il commit l’apostasie119. Comment expliquer cet attachement à Laffitte et la conversion à la Religion de l’Humanité ? Cette question se pose d’autant plus si nous considérons que, au sein du positivisme en France, Rıza adopta la branche qui se trouvait sur la pente descendante. Même si Laffitte est décrit comme le « philosophe quasi officiel » de la IIIe République120, pour les principaux hommes politiques d’inspiration positiviste comme Jules Ferry ou Georges Clemenceau, le spiritualisme de l’enseignement tardif de Comte présentait peu d’attraits. Ce n’est pas que le projet de définir une religion séculière pour remplacer le rôle du catholicisme dans la vie sociale de la France représentât une idée excentrique. Au contraire, sous le signe de la déchristianisation, déjà les penseurs du XVIIIe siècle avaient parlé de la nécessité d’établir un système de référence laïque pour organiser les liens sociaux dans une société en transformation121. Dans la première moitié du XIXe siècle, il n’y eut pas un utopiste qui ne songeât à établir une nouvelle religion122. Loin d’être écartée, l’idée était reprise sous la IIIe République, où, en vue de la laïcisation progressive de la France et des tourbillons sociaux qui avaient marqué son émergence, le besoin d’une référence séculière des rapports sociaux apparaissait comme une évidence, même parmi les opposants au spiritualisme de Comte123. Or, l’orthodoxie et le sectarisme de la Religion de l’Humanité professés par l’école de Laffitte d’une part, et l’utopisme universaliste inhérent à cette interprétation du positivisme d’autre part, se prêtaient mal à une mise en valeur immédiate dans un but d’organisation républicaine de la société. De par leur caractère moins orthodoxe et plus accessible, les 119
W. Heffening : « Murtadd », EI2, vol. VII, p. 635-636. Annie Petit/Michel Bourdeau : « Pierre Laffitte. Un disciple très discipliné », Revue internationale d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques, 8/2 (avril 2004), p. 8. 121 L’exemple le plus connu est la « religion civique » de Rousseau, mais des idées similaires étaient répandues à l’époque. Les cultes révolutionnaires jacobins avaient directement inspiré Comte. Cf. Helena Rosenblatt : « On the Intellectual Sources of Laïcité. Rousseau, Constant, and the Debates about a National Religion », French Politics, Culture & Society, 25/1 (hiver 2007), p. 1-18. 122 Pierre Rosanvallon : Le modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours. Paris : Seuil, 2004, p. 216-218. Voir aussi Eric J. Hobsbawm : The Age of Revolution 1789-1848. New York : Vintage, 1996 (1962), p. 219 ; E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 408-415. 123 Laurent Fedi : « Lien social et religion positiviste chez les penseurs de la Troisième République », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 87/1 (2003), p. 127-150. 120
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écrits de Littré et de son cercle, étaient plus adaptés que les phraséologies abstraites de Laffitte. Ce fut cette première orientation, celle de l’école de Littré, qui eut la plus forte influence sur l’idéologie et l’administration républicaines124. D’un point de vue strictement stratégique, celle-ci aurait été un meilleur choix pour Ahmed Rıza. Pour autant, ce fut l’école de Laffitte et de ses disciples qui attira son attention. Il n’est pas possible d’ignorer l’impact intellectuel que le positivisme eut sur la pensée d’Ahmed Rıza. Mais la raison qui explique principalement son adhésion à l’école de Laffitte réside dans la confluence d’une reconnaissance d’ordre théorique, fondée sur la vocation universaliste du positivisme orthodoxe et son opinion favorable de l’islam, et d’une reconnaissance d’ordre pratique, vécue à travers des rapports qu’il commençait à avoir avec ses coreligionnaires positivistes. En effet, ce qu’il mettait en avant dans ses commentaires sur son adhésion au positivisme n’était pas tellement la doctrine elle-même, mais deux aspects entremêlés : le fait d’avoir été bien accueilli par le cercle positiviste et la perception positive de l’islam au sein de ce cercle, en contraste avec les images prévalant dans le reste de la société. L’orthodoxie positiviste, la politique française et l’islam D’après Kabakçı, l’appréciation positiviste favorable de l’islam, représentée en particulier par Laffitte, ce « visage islamophile de l’Occident » et par ses collaborateurs, a été le facteur décisif de l’adhésion de Rıza au positivisme125. Le positivisme à obédience orthodoxe se distinguait en effet très largement de l’appréciation négative de l’islam qui était généralisée en France. Sur ce point, Laffitte et ses disciples restaient fidèles à la doctrine de Comte. Suivant la mode orientaliste parisienne sous la Monarchie de Juillet, Comte avait développé une véritable fascination pour l’Orient, de plus en plus intense au fur et à mesure de sa vie. Il avait accordé une place centrale à Constantinople dans sa définition d’une politique positiviste globale. En fait, peu de temps avant sa mort, il prédit à son ami et disciple Audiffrent, que, après Athènes, Rome et Paris, 124 Voir S. Hazareesingh : Intellectual Founders of the Republic, p. 23-83 ; A. Petit : « L’enseignement de l’histoire des sciences en France », p. 341. 125 E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 484 sqq., passim. La citation provient d’un titre de chapitre, p. 499. Sur le positivisme et l’islam voir aussi Sadek Sellam : La France et ses musulmans. Un siècle de politique musulmane, 1895-2005. Paris : Fayard, 2006, p. 24-27.
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la dernière capitale de l’Humanité, celle du monde positiviste, serait Constantinople126. Si Comte avait fini par reconnaître la capitale ottomane comme la future ville universelle — en rupture radicale avec ce qui lui était apparu comme une évidence durant toute sa vie, à savoir que Paris représentait le centre incontesté de l’Humanité —, c’était surtout parce qu’il était déçu de l’insuccès du positivisme en France, lié selon lui à l’idée de déchéance morale de Paris et de l’Occident en général. Cependant, plus généralement, l’islam servait à Comte de ce que l’on a nommé une « admiration hyperbolique »127 : un intérêt pour un phénomène non-européen qui lui permettait de faire la démonstration de ses propres idées en les extrapolant et en revendiquant ainsi un caractère plus universel de sa philosophie. L’appréciation positive de l’Orient et de l’islam s’était établie chez Auguste Comte comme une composante importante de sa pensée politique. Même si la raison en était principalement l’opposition au catholicisme, il percevait, à l’instar de plusieurs philosophes des Lumières, l’islam comme un système religieux plus cohérent que le christianisme et il considérait que le gouvernement y était de fait plus moral et, donc, plus disposé à la conversion au positivisme128. Partant de cette idée, il avait invité Reşid Paşa en 1853 à poursuivre sa politique de réforme de l’Empire et à adhérer au positivisme129. Le cercle de Laffitte assumait cette perception largement favorable de l’islam. Or, alors que Comte avait développé ces idées en des années où l’optimisme de l’époque libérale et la conception du progrès universel marquaient encore la perception de l’islam et des sociétés orientales, les successeurs positivistes devaient faire face à un contexte différent. Avec l’entrée dans l’époque de l’impérialisme et l’expansion de la France en Afrique, l’islam et les musulmans apparaissaient désormais dans une logique définie par le racisme et le colonialisme du dernier quart du siècle. Le fameux traité d’Ernest Renan, L’Islamisme et la science, issu d’une conférence tenue en 1883 — quelques semaines avant le premier 126
M. Pickering : Auguste Comte III, p. 522-523. Un autre exemple de la fascination pour Constantinople se trouve dans la Théorie de l’Unité universelle de Charles Fourier. 127 Jacques Derrida : De la grammatologie. Paris : Éd. de Minuit, 2002 (1967), p. 112. 128 Jonathan I. Israel : Enlightenment Contested. Philosophy, Modernity, and the Emancipation of Man, 1670-1752. New York : Oxford University Press, 2006, p. 590-639. 129 E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 438-451. Sur la place de l’islam dans la théorie positiviste voir ibid., p. 515-524.
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séjour d’Ahmed Rıza à Paris —, dans lequel l’auteur avançait l’incompatibilité de l’islam et de la science et concluait logiquement au caractère rétrograde de l’islam, et, a fortiori, de l’ensemble des sociétés musulmanes, tint justement lieu de texte exemplaire de cette nouvelle approche de l’islam130. Dans le contexte de méfiance générale à l’égard de l’islam, qui allait le plus souvent de pair avec une hostilité envers l’Empire ottoman, les prises de position des positivistes autour de Laffitte étaient en effet précieuses. Par ailleurs, dans son approche de l’islam, le positivisme orthodoxe se distinguait aussi de l’école de Littré. Cette dernière en avait une perception bien plus négative, de sorte que l’intégration du positiviste Charles Mismer, connu pour ses positions favorables envers l’Empire ottoman et l’islam, provoqua une véritable crise131. Ici se soldait le fait que Laffitte et son cercle étaient plus loin du pouvoir politique que ne l’était l’école littréenne : les positivistes orthodoxes pouvaient plus facilement assumer les aspects universalistes de la pensée comtienne, et écrire sur le monde musulman et l’Empire ottoman avec moins d’ambiguïté relativement à la politique de leur pays. Ce que Laffitte nommait « la question islamique » représentait un sujet récurrent au sein de son école. La Revue occidentale consacrait régulièrement des articles sur la valeur de l’islam dans le projet positiviste et sur la politique de la France vis-à-vis des sociétés musulmanes. Pierre Laffitte, Émile Corra (son successeur à la direction du positivisme en 1906), les docteurs et positivistes acharnés Constant Hillemand et Eugène Robinet — pour ainsi dire l’ensemble de positivistes avec qui Rıza entretenait des rapports privilégiés — y publiaient sur ce sujet, et la question figurait également dans les livres du positivisme de l’époque, à l’instar des Grands types de l’Humanité, l’un des ouvrages majeurs de Laffitte132. Les positivistes français de l’école de Laffitte s’opposaient également à la politique extérieure de leur pays, en particulier à son expansionnisme, 130 Voir Cemil Aydın : Politics of Anti-Westernism. Visions of World Order in PanIslamic and Pan-Asian Thought. New York : Columbia University Press, 2007, p. 47-54. 131 E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 502-505. F. Georgeon : « Un positiviste en Orient au XIXe siècle », p. 151. 132 Pierre Laffitte : Les Grands types de l’Humanité. Appréciation systématique des principaux agents de l’évolution humaine. Paris : Société positiviste, 1932 (1875). Dans les fonds de la Société positiviste aux Archives nationales, se trouvent les manuscrits de plusieurs conférences tenues par les personnages susmentionnés sur l’islam, et aussi le manuscrit d’un long traité non-publié d’Émile Corra, écrit dans les années 1880. Voir en particulier AN 17 AS/23 : Islamisme.
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qu’ils percevaient comme une atteinte aux principes internationaux et aussi comme une attaque contre l’islam qui ne pouvait qu’être motivée par « la prétention révolutionnaire et chrétienne »133. En critiquant parfois farouchement les hommes politiques avec qui ils avaient souvent beaucoup d’affinités, comme Léon Gambetta ou Jules Ferry, ils s’opposaient catégoriquement à l’expansionnisme et à l’entreprise colonialiste tels qu’ils étaient mis en œuvre, et qu’ils considéraient comme un atavisme des temps révolus134. Également, ils prenaient fermement position en faveur de l’intégrité de l’Empire ottoman135. Déjà formulé par Comte, le principe de l’intégrité ottomane était régulièrement réaffirmé par le cercle de Laffitte, au risque d’aller à l’encontre de l’opinion publique136. Pour les positivistes, la question ottomane n’était pas dissociée de la « question islamique ». Reprenant le consensus établi de l’époque selon lequel une religion homogène représentait le fondement unique des sociétés orientales, ils opéraient un amalgame entre l’Empire et l’islam, et logiquement, entre le colonialisme français perçu comme étant anti-islamique et la politique hostile envers l’Empire. On comprend qu’un membre de l’élite ottomane pouvait se sentir des affinités avec cette philosophie. Durant toute sa vie, Ahmed Rıza n’allait cesser de souligner la justesse et « l’impartialité » des principes positivistes137, et d’exprimer sa gratitude pour les prises de position de ses collègues. En Robinet, il reconnut un ami de l’islam et des Turcs, en Émile Corra un proche dépourvu des considérations métaphysiques, et en Pierre Laffitte le personnage le plus sympathisant à l’égard de l’islam et des musulmans qu’il connût dans sa vie138. Mais comment expliquer cette sympathie des positivistes pour l’islam à l’opposé de l’esprit du temps ? Sans doute, y avait-il un sentiment de justice et une conviction humaniste et universaliste chez ces positivistes de la fin du XIXe siècle. Il s’agit là d’une dimension dont nous ne 133 Pierre Laffitte : « Considérations sur la question islamique et sur la politique de la France à cet égard », Revue occidentale, 4/5 (1881), p. 273. 134 E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 492-493. 135 Ibid., p. 449, 136 Ibid., passim. Citons aussi la lettre des positivistes adressée sur l’exemple de celle de Comte à Midhat Paşa, p. 458-462. 137 « Le discours de M. Ahmed Riza au centenaire d’Auguste Comte », Revue occidentale, 21/2 (1er mars 1898), p. 229. 138 « Le Dr Robinet », Mechveret, no 86, 15 novembre 1899 ; Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 14 juin 1909 (AN, 17AS/1) ; « Discours de M. Ahmed Riza sur la tombe de Pierre Laffitte », Revue positiviste internationale, 1/3 (1er octobre 1906), p. 308.
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pouvons pas nier l’importance. Cependant, la première raison était bien plus matérielle, et ancrée dans une logique proprement politique. Au fond, elle était conforme aux considérations géostratégiques que Comte avait menées sur la situation de la France en Europe sous la Restauration, en lien avec son projet d’organisation de la société selon les critères de sa philosophie positive. Pour Comte, la réalisation du progrès en Europe, et en France en particulier, dépendait du maintien du statu quo dans les relations entre les États. L’expansion militaire était risquée, car elle pouvait provoquer du désordre, synonyme d’anarchie, c’est-à-dire d’étouffement du progrès. De fait, c’était la leçon que Comte tirait de l’expérience des guerres napoléoniennes, qui avaient plongé l’Europe dans une crise profonde et avaient préparé le désastre de la France. Sur fond de cette lecture, Comte érigea la renonciation à l’expansion et le maintien du statu quo comme principe de la pensée positiviste. La position en faveur de l’intégrité de l’Empire apparaît ainsi plus comme une considération géostratégique que comme l’expression d’une réelle sympathie pour l’islam. C’est pourquoi la lettre de Comte à Reşid Paşa de 1853 fut écrite peu avant l’éclatement de la Guerre de Crimée. De même, celle qu’écrivirent les successeurs de Comte à Midhat Paşa en 1877 fut rédigée en plein crise balkanique ; c’est-à-dire, dans les deux cas, à un moment de crise internationale et sous la crainte d’une guerre européenne à venir. C’est un modèle qui se répéta tout au long du XIXe siècle : des affaires diplomatiques étaient perçues comme un danger à l’ordre interétatique et au projet positiviste d’ordre et de progrès et provoquaient en conséquence des appels réguliers au maintien du statu quo139. Il est évident que cette approche ne pouvait déplaire à Ahmed Rıza, à sa maxime de l’intégrité ottomane et à son souci d’éviter les troubles de l’ordre. L’internationalisme positiviste La vocation proprement universaliste de la philosophie comtienne a joué dans l’approche des positivistes de l’islam et de l’Empire. De même, cette vocation représentait l’une des raisons essentielles qui poussèrent Ahmed Rıza à adhérer au positivisme, ce qu’il s’empressa de souligner dans son tout premier article positiviste : « C’est dans le Positivisme 139
Cf. E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 497, 515 sqq.
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seulement que nous trouvons une notion exacte de la civilisation qui assure à l’homme l’estime et l’amitié des autres hommes, quels que soient son pays et sa nationalité. »140 En effet, au-delà de son approche de l’islam, le positivisme se voulait une pensée strictement universaliste. Ainsi, le positivisme orthodoxe avec son insistance sur l’unité de l’histoire et de l’humanité, marqué par une ouverture internationale, se présentait comme une pensée globale, ouverte à l’ensemble de l’humanité, conçue comme une unité intangible. Au fond, le positivisme faisait écho à l’universalisme tel qu’il était défini au siècle des Lumières, en contraste avec l’universalisme excluant des discours de la fin du XIXe siècle, reposant sur une conception racialisée du monde. Pour Comte, l’histoire de l’Humanité, et en conséquence du progrès, était unitaire. Dans la marche de l’histoire, chaque nation avait sa place et sa valeur irremplaçable pour le déploiement d’un progrès continu. Cette position le poussa à prendre des positions contre le colonialisme, à s’exprimer en faveur de l’indépendance des anciennes dominations européennes, et à s’opposer, en partie, au racisme qui se consolidait vers la fin de sa vie en une théorie cohérente141. Cette approche universaliste ne restait pas à un niveau purement théorique mais se manifestait dans le fonctionnement même de la communauté positiviste. La doctrine positiviste avait trouvé des échos dans d’autres pays que la France et avait attiré des disciples de différentes régions du monde. Ce fait correspondait à l’idée de l’unité de l’humanité définie par Comte et confirmait la vocation universaliste de sa doctrine. Celle-ci l’avait poussé à envisager la politique positive comme une politique supranationale et globale, au-delà des frontières des États particuliers, qui se réaliserait graduellement dans l’ensemble du monde142. Tout en prétendant à une définition non pas géographique mais spirituelle du terme « Occident », Comte avait rêvé d’une République occidentale et avait mis l’accent sur la nécessaire union des savants de l’Occident pour réaliser ce but. L’idée de cette utopie occidentale, dans laquelle la France 140
« L’islamisme », Revue occidentale, 14/1 (1er janvier 1891), p. 116. Voir M. Pickering : Auguste Comte III, p. 258-275. Comte ne s’opposait pas aux théories racistes classifiant les humains en entités différentes et supposant la supériorité de la race blanche, mais à une interprétation trop exagérée de celles-ci ainsi qu’à l’idée que les différences raciales seraient insurmontables. Ibid., p. 236-240. 142 Dans son Cours de philosophie positive de 1842, Comte était allé jusqu’à dresser en détail le programme et l’organigramme d’un Comité positif occidental à établir, censé répandre les valeurs positivistes d’abord dans l’Europe et ensuite dans le monde entier. M. Pickering : Auguste Comte I, p. 677-678. 141
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représentait naturellement le centre, ne fut pas abandonnée après sa mort et elle trouva son expression dans le nom de la Revue occidentale, établie en 1878 comme l’organe de la politique positive143. Or, mondialisation du XIXe siècle oblige, dans les années 1880 et 1890 le positivisme était plus internationaliste que jamais. Au fond, il était internationaliste parce qu’il était devenu international. Autrement dit : il s’agissait d’une pensée qui avait des adeptes dans pratiquement l’ensemble des pays européens, et au-delà, au Japon, en Inde, en Chine, et surtout en Amérique Latine144. Loin de se cantonner aux nations européennes, le positivisme avait su s’établir comme une référence intellectuelle et politique dans une multitude de pays. Contrairement à toute prédiction de Comte, il eut davantage d’influence dans plusieurs pays d’Amérique Latine, que dans son pays d’origine145. De même, il n’y eut pas de pays où la Religion de l’Humanité rencontra autant de succès qu’au Brésil146. Il serait erroné de considérer que le positivisme, là où il devint politiquement influent fût une simple dérivation du positivisme tel qu’il était défini à Paris, encore moins que les positivismes des différents pays aient représenté un seul courant cohérent. Chacun se développa à partir des conditions particulières et prit des colorations locales. Pourtant, ils partageaient tous des références communes et reconnaissaient en Paris le centre spirituel de leur pensée. Les courants positivistes des différents pays affirmaient ainsi le positivisme comme une philosophie à la fois occidentale et internationale, 143 Cf. M. Pickering : Auguste Comte III, p. 359-367 ; E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 425-427. 144 Pour un aperçu voir Walter M. Simon : European Positivism in the Nineteenth Century. Ithaca, NY : Cornell University Press, 1963 ; Michel Bourdeau : « La réception du positivisme (1843-1928) », Revue d’histoire des sciences humaines, 8 (2003), p. 3-8 ; M. Pickering : Auguste Comte III, p. 571-579. 145 Vers la fin de sa vie, Comte avait exprimé ses sympathies pour les gouvernements en Amérique Latine, pourtant sans jamais montrer un intérêt véritable, convaincu que le positivisme s’implanterait d’abord aux États-Unis et en Espagne pour passer ensuite aux « appendices espagnoles ». M. Pickering : Auguste Comte III, p. 55, 439, 465. Cf. Jonathan Eastwood : « Positivism and Nationalism in 19th Century France and Mexico », Journal of Historical Sociology, 17/4 (décembre 2004), p. 331. 146 Paul Arbousse-Bastide : Le positivisme politique et religieux au Brésil. De l’empire à la constitution républicaine. http://www.augustecomte.org/site/page.php?id=62 ; Lorelai Kury : « Nation, races et fétichisme : la religion de l’humanité au Brésil », Revue d’histoire des sciences humaines, 1/8 (2003), p. 125-137. Cf. le constat d’Annie Petit de l’impossibilité de parler d’un seul positivisme au singulier. « Des sciences positives à la politique positive », idem (dir.) : Auguste Comte. Trajectoires positivistes 1798-1998. Paris : L’Harmattan, 2003, p. 87-115.
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disposée à être traduite dans des conditions locales pour répondre aux problèmes spécifiques d’un pays. Ahmed Rıza partait de cette idée que « le Positivisme [n’était pas] une philosophie exclusive » et essayait de donner une interprétation locale du positivisme147. La carrière d’un positiviste en tant que « représentant de l’Orient » Rıza arriva à Paris au moment de l’apogée de cet internationalisme positiviste, l’année même où le Brésil reprit la célèbre devise « Ordre et Progrès » dans son drapeau. La pensée trouvait ses adeptes partout dans le monde, et recevait une légitimité en tant que force politique dans plusieurs pays de l’Amérique Latine et aussi en France par son rôle de soutien au républicanisme. C’était le temps où sa pertinence politique n’était pas encore mise en cause dans les pays américains, comme cela serait le cas avec la révolution zapatiste au Mexique. De même, les considérations nationalistes, toujours inhérentes aux interprétations du positivisme, n’avaient pas encore pris le dessus sur le rêve d’une communauté positiviste internationale148. Cet internationalisme n’a jamais pris une forme organisationnelle, mais il représentait un fait, à la fois conceptuel et pratique, à l’époque des années parisiennes d’Ahmed Rıza. Les positivistes parisiens mettaient fortement en valeur la présence dans leur pays d’intellectuels étrangers. Les échanges avec eux occupaient une large partie de la correspondance positiviste générale, et lors des cérémonies, les représentants des pays différents prenaient systématiquement la parole149. Pour rester logique avec elle-même et vivre sa vocation universaliste, la pensée positiviste dépendait de la participation d’intellectuels de partout dans le monde. Autrement dit, l’universalisme devait s’universaliser pour être universel. C’est cet internationalisme théorique et pratique qui prépara la base de l’intégration d’Ahmed Rıza à la communauté positiviste. Rıza avait sa place en tant que représentant « de l’Orient »150 ou « des populations dites musulmanes »151, et lui-même assuma volontiers cette fonction de 147
Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 29 mars 1910 (AN, 17AS/10). C’est la thèse mise en avant par Eastwood (« Positivism and Nationalism in 19th Century France and Mexico »), et implicitement aussi par Pickering : Auguste Comte. 149 Ce sont les innombrables lettres et les circulaires dans les Archives nationales (Fonds Corra – Archives positivistes) et à la Maison d’Auguste Comte qui en témoignent. 150 « Discours de M. Ahmed Riza sur la tombe de Pierre Laffitte », Revue positiviste internationale, 1/3 (1er octobre 1906), p. 308. 151 MAC, Correspondance des positivistes entre eux : Charles Jeannolle à Ahmed Rıza, Paris, 16 mars 1905. 148
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promoteur du positivisme en Orient tout au long de sa vie152. Kabakçı a noté qu’il y eut deux Ahmed Rıza, le Jeune Turc et le positiviste153. Il n’est évidemment pas possible de séparer les deux personnalités. Cependant, si Rıza est surtout connu comme Jeune Turc, il eut également un parcours au sein de la communauté positiviste qui se développa, jusqu’à un certain point, indépendamment de sa carrière d’homme politique, et qu’il poursuivit jusqu’à sa mort en 1930. En fait, il fut l’un des membres les plus actifs de la communauté positiviste de Paris, et indéniablement le membre étranger le plus présent dans les organisations positivistes françaises154. Dès 1891, il menait activement des travaux au sein de la Société positiviste internationale sous la direction de Laffitte. Il participait aux réunions ordinaires des positivistes et fréquentait le Café Voltaire, lieu de rencontre des positivistes et aussi de hautes personnalités de la IIIe République155. Il donnait avec une certaine régularité des conférences dans des séminaires organisés par les positivistes. Il faisait partie du Comité international de la statue d’Auguste Comte, érigé sur la place de la Sorbonne en 1903. Il prenait la parole à la plupart des cérémonies et commémorations156. Début 1905, il intégra le Comité positif occidental, prévu par Comte comme une extension internationale de la Société positiviste composée uniquement des membres de l’Europe de l’Ouest157, mais qui ne vit le jour qu’en 1903. En 1909, il figura même en tant que vice-président du Comité158. 152 Voir p. ex. ses articles dans Revue Occidentale, 14/6 (1er juillet 1891), p. 390 ; 25/4 (10 avril 1902), p. 124-125. Pour la période post 1908 Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 29 mars 1910 (AN, 17AS/10) ; Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 29 mai 1928 (AN, 17AS/23). 153 E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 525-526. 154 Pour les informations données ci-dessous, se référer, sauf indication différente, aux circulaires respectives du Libre subside, de la Société positiviste d’enseignement populaire, du Comité positif international et de la Société positiviste internationale, consultables à Maison d’Auguste Comte et aux Archives nationales, Fonds Corra. 155 Voir p. ex. les lettres à Émile Corra (AN, AS17/10) du 30 mai 1905, 24 juin 1914, 9 mai 1927. 156 Voir les différentes circulaires de la Société positiviste d’enseignement populaire (AN, AS17/1 ; MAC). 157 MAC, Correspondance des positivistes entre eux : Charles Jeannolle à Ahmed Rıza, Paris, 16 mars 1905 et sa réponse du 22 mars 1905. Pour le contexte de cette lettre voir E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 524. Sur le Comité positif international M. Pickering : Auguste Comte, II, p. 322-325. 158 C’est probablement aussi avec le concours de ses amis positivistes que Rıza fut élu membre de la Société de Sociologie de Paris en 1899. Voir « Société de Sociologie de Paris – 11 janvier 1899 », Revue internationale de Sociologie, 7/1 (janvier 1899), p. 130.
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Dès les débuts, il jouait les jeux de pouvoir au sein de la communauté positiviste. Fidèle à son maître Laffitte jusqu’à la mort de ce dernier en 1903, il faisait partie de ceux qui se montrèrent mécontents de la direction assumée ensuite par Charles Jeannolle159. Au cours des événements ayant préparé la démission de Jeannolle, Ahmed Rıza eut un rôle important en jouant — comme au sein du mouvement jeune-turc — le fauteur de trouble à une réunion en mai 1905 en initiant le processus de scission160. Avec la mise à l’écart de Jeannolle et l’installation d’Émile Corra à la direction du positivisme, Ahmed Rıza devint une autorité parmi les positivistes. Un homme de pouvoir étant toujours apprécié, ce fait se renforça avec la révolution jeune-turque et son élection à la présidence de la Chambre ottomane des Députés. Régulièrement et jusqu’à la fin de sa vie, Corra sollicitait son avis sur des questions d’actualité, sur la direction générale de la Société positiviste, ainsi que sur des choix organisationnels161. Enfin, en 1912 il intégra la vice-présidence de la Société positiviste internationale, d’après ce que nous savons, comme premier membre non-européen. Il resta dans cette fonction au moins jusqu’à 1925, y compris, d’ailleurs, durant les années de guerre. C’est son collègue de la vice-présidence Maurice Ajam et ami de longue date qui succédera à Corra en 1928 à la direction du positivisme. Le positivisme au service de la cause jeune-turque Sans doute, il y aurait des chapitres entiers à écrire sur le positivisme d’Ahmed Rıza, pour analyser en détail cet aspect central de sa vie, mais aussi pour écrire l’histoire du positivisme, de son internationalisation, de son évolution organisationnelle et intellectuelle, et enfin, de son déclin. Cependant, nous ne pouvons que souscrire à la formule de Kabakçı selon laquelle « Ahmed Rıza peut être considéré plus [comme] un jeune-turc positiviste que [comme] un positiviste jeune-turc ».162 159 La Déchéance de M. Jeannolle. Mémoire complémentaire relatif à la mesure prise, le 8 avril 1906, par le Comité Positif Occidental. Paris : Société positiviste internationale, 1906, p. 22-25. 160 AN, 17AS/1 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Paris, 15 mai 1905 et la réponse du 16 mai 1905. Le changement de direction au profit de Corra est déjà évoqué dans une lettre de l’année précédente. 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Londres, 24 février 1904. 161 Voir les lettres d’Ahmed Rıza à Émile Corra dans les Fonds Corra aux Archives nationales, recueillies en particulier dans les trois sous-dossiers (dans 17AS/10) Séjour à Paris avant la révolution Jeune Turque, Constantinople après la révolution – L’affaire de Tripolitaine – La guerre des Balkans et Après 1914. 162 E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 526.
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Ce constat se rapporte dans un premier temps au poids que ces deux engagements avaient dans la vie de Rıza. Son jeune-turquisme et plus généralement son activité politique reléguaient sa vie de positiviste à un rôle secondaire. Il est à ce titre significatif que ses activités positivistes les plus denses coïncidaient en général avec les moments où il était marginalisé politiquement. Il consacrait plus de temps au positivisme quand il se retrouvait exclu des circuits du pouvoir du mouvement jeune-turc163. D’autre part, ce constat nous amène au cœur du rapport d’Ahmed Rıza au positivisme. Car même s’il insistait vigoureusement sur l’impact qu’avaient eu sur lui la première initiation à travers le livre de Robinet, la rencontre avec Laffitte et l’intégration de la communauté positiviste à Paris, il est difficile de considérer que le positivisme a bouleversé sa pensée et ses convictions politiques. Au fond, son adhésion au positivisme apparaît davantage comme une confirmation de sa pensée existante, reposant sur la concordance entre les principes positivistes et ses dispositions intellectuelles, qu’un bouleversement en lui-même. Nous ne saurions comprendre l’impact du positivisme sur Ahmed Rıza, si nous ne prenons pas en compte le fait que le positivisme remplissait une multitude de fonctions dans sa vie politique, intellectuelle et personnelle. Au cours des années 1890, il s’établit comme une matrice de son engagement jeune-turc. Si l’accumulation de déceptions quant au parcours manqué de l’homme politique a joué dans la décision d’Ahmed Rıza de s’adonner à sa vocation d’homme savant et de développer des projets de réforme depuis son exil, la découverte du positivisme en fut une autre. Des conceptions assimilables au positivisme avaient déjà joué un rôle dans sa vie. Nous avons soutenu que se dévoilent dans ses lettres du début des années 1880 déjà des éléments de positivisme. Ses activités en tant que directeur de l’instruction publique à Bursa étaient déjà marquées par un positivisme dont il avait développé quelques notions peu de temps avant d’assumer sa fonction. Sans doute, il aurait été parfaitement capable de poursuivre cette voie et développer de grands projets pour l’Empire sans devenir positiviste. Mais l’assimilation du positivisme et sa conversion à la Religion de l’Humanité au début des années 1890 lui donnèrent un point de départ différent. Avec cette approche, il disposait en effet d’un enracinement plus solide, à la fois matériel et intellectuel, à partir duquel il pouvait se lancer dans le réformisme. 163
C’est Şükrü Hanioğlu qui nous a fait remarquer cet aspect.
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CHAPITRE IV
Le positivisme, moyen de communication et de sociabilité Le positivisme donnait à Ahmed Rıza une multitude de possibilités pratiques qu’il n’aurait pas pu avoir facilement sans intégrer une communauté reconnue. Dès le début des années 1890, ces possibilités lui permirent de développer sa pensée et d’obtenir une visibilité de ses positionnements, et s’imposèrent par conséquent comme des piliers incontournables de son engagement politique. Le premier aspect évident est son exploitation pragmatique de la position des positivistes concernant l’intégrité de l’Empire ottoman dans le souci de maintenir le statu quo de l’ordre européen. En 1907, il exprima ouvertement cette approche lors d’une commémoration de Comte où il insista sur le caractère internationaliste du positivisme et présenta la défense des victimes de l’agression européenne comme un devoir du positivisme164. Dans ce sens, il accusa implicitement Émile Corra de négliger la propagation du positivisme en ne faisant pas référence à l’actualité dans des conférences ou des articles afin de parler plus directement aux gens, au-delà du domaine des « théories pures et vagues »165. Surtout après 1908, il demandait régulièrement à la Société positiviste et au Comité positif de se prononcer sur des affaires internationales pour soutenir ses propres positionnements, et souvent les positivistes donnaient suite à ses requêtes166. Mais la communauté positiviste représentait aussi une tribune pour la propagation de ses idées et de ses positions. Rıza s’exprima durant plus de 30 ans sur des questions diverses dans les organes du positivisme, notamment la Revue occidentale et après 1906 la Revue positiviste internationale. À part les questions concernant l’organisation du mouvement, ces interventions convergeaient autour de trois sujets principaux, bien souvent entremêlés. Tout d’abord, il utilisait après 1895 les organes positivistes 164
« Une fête internationale », Mechveret, no 192, 1er octobre 1907 ; « La commémoration du 50e anniversaire de la mort d’Auguste Comte », Revue positiviste internationale, 2/3 (1er avril 1907). 165 « Prêcher un principe moral et ne pas protester hautement quand ce principe est manifestement violé est un fait qui froisse la nature humaine. » AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Paris, 3 mai 1908. 166 Voir surtout ses lettres à Émile Corra lors des crises de Bosnie, de Tripolitaine, et des guerres balkaniques (17AS/10). Pour des cas de prise de position de la Société voir « La Russie et la Turquie », Mechveret, no 27 (15 janvier 1897) ; [Eugène] Hillmand : « Turquie », Revue positiviste internationale, 8/1 (1er janvier 1913) ; « Comité positif international – Avis de M. Ahmed Riza », Revue positiviste internationale, 24/5 (1er septembre 1920), p. 62-64.
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pour promouvoir le mouvement jeune-turc et affirmer son opposition au sultan en place. Les revues positivistes ne représentaient pas l’unique moyen du mouvement jeune-turc de s’adresser à un public en Europe, mais les interventions d’Ahmed Rıza étaient à la fois les plus continues et les plus élaborées. Au fond, c’est grâce à ces interventions dans les revues positivistes et la visibilité de celles-ci auprès de l’opinion publique européenne que s’établit l’idée que le mouvement jeune-turc et la révolution de 1908 étaient fortement influencés par la doctrine de Comte167. Deuxièmement, et il s’agit là de l’aspect le plus continu, c’est la mise en valeur de l’islam comme une base de politique positiviste. Comme nous le verrons plus en détail, cette insistance sur l’islam avait deux fonctions : elle servait d’ébauche pour adapter le positivisme à la société ottomane et incriminer les puissances européennes pour leur politique vis-à-vis de l’Empire ottoman. À travers son activité positiviste Rıza assuma dès 1891 la mission de combattre les visions négatives de l’islam et d’insister sur sa compatibilité avec les principes du progrès. Il rédigeait l’ensemble de ses écrits positivistes en français avec l’intention de s’opposer aux interprétations prévalentes sur l’islam, jugées « métaphysiques » et « issu[es] du fanatisme chrétien »168. C’est sur cet aspect qu’il faisait le plus honneur à son rôle assumé de « représentant des populations dites musulmanes ». Le dernier sujet de ses interventions était étroitement lié aux deux aspects précédents. Il s’agit de ses positions sur l’Empire ottoman et sur son statut sur la scène internationale. Étant donné qu’il considérait que les problèmes de politique intérieure de l’Empire étaient fortement liés à la politique orientale des puissances occidentales, des questions comme les troubles ethniques et les activités politiques des groupes non-musulmans avaient tout à fait leur place dans ses publications positivistes169. Il s’agissait ici non seulement de promouvoir le mouvement jeune-turc, mais d’évaluer l’ordre interethnique et politique de l’Empire et de le situer dans la politique internationale du XIXe siècle. Rejoignant le principe du maintien du statu quo des positivistes, ces interventions doivent également être reconnues comme des positionnements sur la Question d’Orient. 167 Les positivistes y voyaient souvent la victoire de leur pensée. « Banquet », Revue positiviste internationale, 4/1 (1er janvier 1909), p. 72-84 ; Augustin Aragon à Ahmed Rıza, Mexico, 22 janvier 1909, Collection Faruk Ilıkan. 168 « L’islamisme », Revue occidentale, 14/1 (1er janvier 1891), p. 115. 169 Voir p. ex. Ahmed Rıza : « Question de Macédoine », Revue occidentale, 27/4 (1er juin 1904).
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CHAPITRE IV
Les revues et les conférences positivistes offraient à Ahmed Rıza une tribune continue. Mais la fonction de cette tribune ne se limitait pas simplement à communiquer ses idées. Elle représentait aussi un lieu de discussion et de formation. Dans des conférences, des débats et des publications, Ahmed Rıza discutait et mettait à l’épreuve sa pensée politique. Il ne commença à faire connaître publiquement sa pensée qu’après avoir adhéré au positivisme. Il est significatif qu’il ait publié des articles dans des revues positivistes avant de rédiger des traités politiques sur l’Empire en ottoman. Ceci est d’autant plus important qu’il prit la décision de se lancer dans le réformisme de sa propre initiative sans faire partie d’un groupe. Le cercle positiviste était pour lui une école, grâce à laquelle il pouvait élaborer ses idées et ses conceptions sur l’Empire ottoman, avant de les communiquer à un public plus large. Cependant, l’aspect pratique le plus important de la révélation du positivisme fut la sociabilité qui s’ouvrit à lui grâce à son adhésion à cette pensée reconnue de la IIIe République. Pour Rıza, le positivisme se présentait comme un véritable moyen d’intégration à la société parisienne du tournant du siècle. Il y gagna beaucoup d’amitiés personnelles, et de fait, plusieurs protagonistes du positivisme français étaient de ses amis proches. D’après ce que nous savons, le poids du positivisme fut tel que, mis à part le réseau ottoman, Rıza n’eut pas d’autre réseau de sociabilité à Paris en dehors des connaissances qu’il fit grâce au positivisme. Pour ce que nous en savons, il ne fréquenta pas de cercles littéraires ou de salons, pas même celui de Juliette Adam, connu pour son ouverture aux questions liées à l’Empire et où plusieurs intellectuels d’Orient avaient trouvé un public, à l’instar d’Ahmed Ağaoğlu. Tenant compte du fait que les deux hommes avaient acquis un certain enracinement dans la société parisienne, même si c’était dans des milieux différents170, et qu’ils partageaient plusieurs centres d’intérêt, il est significatif qu’ils ne se soient pas rencontrés avant qu’Ağaoğlu ne contacte Ahmed Rıza par l’intermédiaire des réseaux jeunes-turcs, probablement en 1893171. Le positivisme canalisait une grande partie de la sociabilité de Rıza. Le positivisme ressort comme un véritable fait social dont l’impact fut crucial sur l’itinéraire d’Ahmed Rıza. Il lui faisait gagner des amis et le 170 Pour l’itinéraire d’Ağaoğlu l’ayant mis en contact avec, entre autres, Ernest Renan et Juliette Adam voir H. Shissler : Ahmet Ağaoğlu, p. 64-81. 171 Voir Samet Ağaoğlu : Babamın Arkadaşları. Istanbul : İletişim, 1998, p. 81-84.
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mettait en relation avec des personnes d’horizons divers. Il devint aussi une partie intégrale de sa vie quotidienne. Une part importante de ses lectures concernait des textes positivistes. Quant à son habitude d’assister à des conférences, il s’agissait principalement des conférences et des réunions positivistes qui lui permettaient de retrouver ses amis et faire de nouvelles connaissances. D’une certaine façon, la sociabilité gagnée et vécue à travers le positivisme fut l’élément qui avait auparavant manqué à Ahmed Rıza pour faire de lui un intellectuel à part entière. C’est par son adhésion au positivisme qu’il put rompre avec l’isolement qui l’avait marqué depuis son enfance et faire partie d’un réseau qui lui servait de base pour discuter et pour communiquer. Le réseau de connaissances qui s’ouvrit à lui en adhérant au positivisme allait au-delà de simples liens d’amitié et s’étendait à des milieux divers avec lesquels il serait difficilement entré en contact sans l’appui de la sociabilité positiviste. Dans ce sens, son engagement avec le positivisme ressemblait à l’adhésion à une loge maçonnique. Implicitement, Rıza fit lui-même ce rapprochement en 1891, peu après sa conversion au positivisme, lorsqu’il se trouva sollicité par des maçons pour intégrer une loge172. Dans sa réponse, il parla de la maçonnerie comme d’une organisation reposant sur des principes métaphysiques, ce qui la rendait incompatible avec ses convictions positivistes, tout en soulignant l’impact positif que la maçonnerie pouvait avoir pour la diffusion des libertés173. Même si sa lettre met surtout en avant des raisons idéologiques, le parallèle fait entre la franc-maçonnerie et le positivisme, conjugué à la référence aux principes d’organisation de la communauté positiviste, montre nettement que les possibilités offertes par le positivisme lui convenaient davantage. Notons, d’ailleurs, que ce refus d’intégrer la franc-maçonnerie n’a pas empêché Rıza d’être considéré comme franc-maçon174. 172 Voir la traduction de cette lettre datée 17 novembre 103 (1891). M. Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terraki, p. 144-147. 173 Rıza reprit à plusieurs reprises l’appréciation positive de la franc-maçonnerie. « Variétés », Mechveret, no 35, 15 mai 1897 ; « Une intervention maçonnique », Mechveret, no 139, 1er avril 1903 ; [Ahmed Rıza :] « Franmasonlar », Şûra-yı Ümmet, no 27, 29 avril 1903. Thierry Zarcone le désigne, suivant l’usage donné par la maçonnerie elle-même, comme « Maçon sans tablier ». Mystiques, philosophes et francs-maçons en Islam. Paris : Adrien Maisonneuve, 2003, p. 297-298. Cf. Ernest Edmondson Ramsaur : Jön Türkler ve 1908 İhtilali. Istanbul : Sander Yayınları, 1982 (1957), p. 127. 174 Par exemple le rapport de Sadık Bey incriminant Ahmed Rıza et d’autres unionistes d’être sous l’influence du sionisme via leur appartenance aux loges maçonniques Faruk Ilıkan : « Miralay Sadık Bey’in Layihası », Tarih ve Toplum, 225 (septembre 2002), p. 188-194. En France aussi, Ahmed Rıza figurait après 1908 souvent comme maçon. Voir
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La comparaison avec la maçonnerie s’impose si nous considérons le rôle que le positivisme joua dans la sociabilité d’Ahmed Rıza. Au-delà de ses contributions aux publications et aux événements positivistes, il est évident que Rıza disposait par son adhésion au positivisme d’une visibilité et d’un réseau de connaissances qu’il n’aurait pu qu’avec peine avoir autrement. En fait, le positivisme représentait son billet d’entrée à l’establishment parisien. Les positivistes étant parfaitement placés dans les circuits de la IIIe République, nous trouvons dans la liste d’amis positivistes d’Ahmed Rıza des personnages divers, des députés ou des sénateurs, comme Maurice Ajam ou « [s]on vénéré ami le Dr Delbet »175, ou encore le syndicaliste Auguste Keufer, co-fondateur de la Confédération Générale du Travail176. Mais plus que des postes qu’occupaient ses amis, Rıza profitait des excellentes relations que ceux-ci entretenaient avec les hommes politiques de l’époque. En effet, dès le début des années 1890, il commença à fréquenter des personnalités renommées de la société parisienne. Notons à ce sujet que le premier article français connu d’Ahmed Rıza parut dans le journal Estafette, dirigé par Jules Ferry, un proche de son maître Laffitte177. En outre, ce réseau dépassa rapidement les frontières de la France pour s’imposer comme une sociabilité à l’échelle européenne, ce qui lui permit d’entrer en contact avec des intellectuels de différents pays de l’Europe. Pour résumer, le positivisme conféra à Ahmed Rıza une légitimité en tant qu’adhérant d’une philosophie reconnue et lui ouvrit des possibilités de sociabilité uniques, en lui donnant notamment une visibilité auprès de l’opinion publique de différents pays européens178. C’est le positivisme qui lui permit de mener une existence au sein de la société parisienne établie sur des affinités et des expériences positives, qui contrebalançait, jusqu’à un certain point, l’expérience d’exclusion raciste à laquelle il Flavien Brennier : « La Franc-Maçonnerie en Turquie », Revue anti-maçonnique, 3/1-2 (novembre-décembre 1912), p. 74-97 ; Henri Cisse : « Le Temps mou », La Semaine de Paris, no 19, 17 novembre 1912, p. 6-8. 175 La Crise de l’Orient, p. 113. Voir aussi la lettre très chaleureuse de Delbet à Ahmed Rıza, Paris, s.d. [1898 ?]. Collection Faruk Ilıkan. 176 « L’Allemagne et la France en Orient », Mechveret, no 163, 1er mai 1905. 177 Voir l’introduction à l’article d’Ahmed Rıza (« L’islamisme », Revue occidentale, 14/1 (1er janvier 1891), p. 114) faisant état de cette publication dans l’édition du 23 décembre 1890. Sur Ferry et Laffitte voir la nécrologie du dernier : « Jules Ferry », Revue occidentale, 16/4 (1er mai 1893), p. 291-309. 178 L’un de ses premiers discours positivistes, tenu sur la tombe d’Auguste Comte le 5 septembre 1891, attira l’attention de la presse anglaise. « France », Times, 6 septembre 1891. Voir aussi « France », Times, 6 septembre 1894.
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était nécessairement exposé en tant que Turc, et en tant que (ex-)musulman179. Et non seulement ces éléments allaient devenir constitutifs de son engagement jeune-turc, mais ils ne pouvaient manquer de contribuer d’une façon essentielle à l’image et à la réputation d’Ahmed Rıza établies au cours de ses années d’opposition en tant que Jeune Turc renommé. S’inscrire dans la marche de l’Histoire Afin d’évaluer l’impact du positivisme sur l’engagement jeune-turc d’Ahmed Rıza, il n’est pas suffisant de s’arrêter sur ces aspects pratiques. Ces possibilités ne représentaient qu’un côté de l’importance du positivisme. Le positivisme était aussi pour Rıza un repère spirituel, un repère sans lequel il n’aurait pas pu se lancer de la même façon dans le réformisme. Ce repère spirituel allait au-delà de l’appui intellectuel direct que la philosophie de Comte avait sur sa politique. En fait, le positivisme lui donnait une sécurité intellectuelle à plusieurs niveaux qui confortait d’une façon décisive son engagement de Jeune Turc. Avec son adhésion au positivisme, Ahmed Rıza souscrivit à une philosophie qui signifiait pour lui une vérité abstraite dont la légitimité se basait sur des références scientifiques et universalistes. Le scientisme et la conception abstraite et théorique du monde, qui étaient devenus les chevilles de la pensée réformiste ottomane, se consolidaient dans le positivisme en un programme philosophique et politique cohérent, qui prit pour Ahmed Rıza la forme d’une doctrine à travers laquelle il pouvait élaborer ses idées sur la condition ottomane dans un cadre de référence universelle. On ne saurait surestimer l’importance de cet aspect pour la vie d’Ahmed Rıza et aussi pour sa pensée politique. Dans le contexte du XIXe siècle ottoman et de l’importance politique que la référence occidentale avait prise au cours des changements de la société ottomane, l’assimilation d’une philosophie émanant de « La Mecque du monde moderne », et l’intégration dans une communauté reconnue de la République, donna une certaine sûreté à ses idées réformistes et conféra une légitimité au moins formelle à sa pensée. C’est en ce sens que son langage d’illumination sur la découverte du positivisme — alors même qu’elle n’engendra pas un bouleversement profond de sa pensée —, sa sociabilité positiviste et 179 Pour l’importance de cette expérience ans un contexte différent voir Tyler Stovall : Paris Noir. African Americans in the City of Light. Boston : Mariner, 1996, en particulier p. xiv-xvi.
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finalement sa conversion à la Religion de l’Humanité développèrent tout leur sens. L’impact que les principes des Lumières eurent sur le jeune Ahmed Rıza trouva son apogée dans la révélation du positivisme qui le dota d’une cohérence idéologique180. Le programme philosophique et politique du positivisme était en outre appuyé par une conception de téléologie historique exprimée dans la « loi des trois états » de Comte, présentant l’évolution humaine comme un développement nécessaire et naturel en trois étapes vers une phase « scientifique » ou « positive », où la vie sociale serait entièrement exemptée de pensées théologiques et métaphysiques181. Indépendamment des implications théoriques qu’elle comportait dans la perception de la société ottomane, de l’islam et du programme positiviste à mettre en place, cette téléologie historique permettait à Ahmed Rıza d’imaginer le développement que devrait prendre l’Empire ottoman, et confirmait son réformisme et l’exigence de changement en les plaçant dans un cadre historique. Enfin, la téléologie historique donnait un sens à son propre rôle au sein de la marche de l’Histoire. Dans le cadre de référence positiviste d’après lequel l’Histoire de l’Occident et de la France figurait comme le modèle normatif de l’évolution de l’ensemble du monde, devenir positiviste permettait de reconnaître la portée de sa propre action politique et d’assumer un rôle révolutionnaire, en devenant l’acteur des changements à venir182. La découverte du positivisme fournit à Ahmed Rıza une sécurité intellectuelle et lui permit de se croire à l’avant-scène de l’histoire humaine, remplissant un devoir d’engagement imposé par l’intangibilité des lois naturelles. Pour recourir une fois encore à la comparaison, l’importance de la conversion positiviste fut, dans sa forme, comparable à l’impact qu’a eu le socialisme sur les élites intellectuelles de différents pays de la périphérie mondiale. Pour ces groupes, cette pensée européenne progressiste représentait une base pour retrouver les conditions de leur pays d’origine dans un cadre universel et aussi pour placer leur propre existence sociale 180 Rıza établit lui-même cette suite, en présentant une logique entre ses lectures des œuvres du XVIIIe siècle et sa découverte du positivisme. Faillite morale, p. 15. Dans ce sens, il est logique que ses textes positivistes aient été truffés de références aux Philosophes, parfois plus que la plupart de textes écrits par ses confrères positivistes. 181 Voir le chapitre suivant. 182 C’est un point soulevé aussi par Kabakçı : « [la loi des trois états] permet aux Jeunes-Turcs de s’universaliser via l’histoire européenne dans l’histoire mondiale. » Sauver l’Empire, p. 618.
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dans une dynamique internationale. Avant même le socialisme, le positivisme s’était construit comme une pensée politique internationale qui ne se limitait pas à un pays ou à une situation précise, mais prétendait à une portée universelle. La loi des trois états montrait aussi des parallèles avec cette longue tradition socialiste de considérer l’histoire humaine comme une évolution nécessaire vers l’utopie communiste183. Positivisme et socialisme se rejoignaient ainsi comme des pensées permettant de percevoir la réalité spécifique d’un pays dans un cadre plus large, et en même temps de fournir un moyen d’action visant à influer sur la condition locale à travers un prisme global184. Même sans avoir la même implication d’action politique directe, le positivisme permit à Ahmed Rıza de se mettre dans une logique internationale et d’avoir une reconnaissance de son propre rôle assumé en tant qu’intellectuel et, plus tard, acteur politique jeune-turc. L’intégration à la communauté positiviste lui confirma l’idée de disposer de la vérité, affirmée par des principes abstraits et attestée aussi par un cercle international de confrères. Lorsqu’il définissait ses projets, il pouvait croire qu’il le faisait non pas en tant qu’individu, lui le solitaire mélancolique, mais en tant que représentant d’une famille qui se considérait comme l’élite politique et savante non seulement d’un pays, mais du monde entier et de l’évolution humaine. Il avait l’Histoire avec lui.
183 Cf. Leslie Sklair : The Sociology of Progress. Londres : Routledge, 2005 (1970), p. 35-56. 184 Il a été justement signalé que la chute du positivisme après la Première Guerre mondiale devait beaucoup à la forte attraction qu’exerçait désormais le socialisme sur l’intelligentsia de différents pays au détriment du positivisme. Ş. Mardin. Jön Türklerin Siyasî Fikirleri, p. 219.
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LA GRAMMAIRE DE LA PENSÉE MODERNISTE « There was not a single man who was not doing something with the world. » Cecil Rhodes, 1897.
Le positivisme s’établit au début des années 1890 comme un élément central de la vie d’Ahmed Rıza. Il lui offrit une sociabilité qui lui permit d’intégrer des cercles de la vie parisienne et une respectabilité au sein de la société française et auprès des Ottomans qui admiraient ce Parisien ottoman. D’autre part, la doctrine comtienne commença à définir les structures de son argumentation. Le positivisme fut un catalyseur de sa pensée, donnant une cohérence à ses idées et présentant un modèle qui convenait à ses élaborations politiques. Il s’ajouta à une chaîne d’influences intellectuelles qui définissaient sa pensée moderniste. Comme nous l’avons dit, il ne faut pas ignorer l’impact qu’a eu le positivisme sur le parcours personnel et intellectuel d’Ahmed Rıza. Cependant, pour évaluer sa pensée moderniste, il faut mettre en contexte cet apport intellectuel direct au-delà des considérations de philologie textuelle. Au fond, l’influence du positivisme s’inscrivait dans une histoire plus large d’impact des idées occidentales sur l’élite ottomane et cela nous amène au cœur d’un phénomène central, pourtant peu problématisé, du XIXe siècle ottoman : l’occidentalisation de la pensée politique et l’émergence d’une nouvelle épistémologie pour comprendre le monde. La fascination absolue que nourrissait Rıza pour une philosophie européenne est en elle-même le signe des changements profonds affectant la pensée ottomane au cours du XIXe siècle. D’après ses propres termes, la révélation du positivisme représenta l’apogée de l’admiration qu’il nourrissait pour la pensée occidentale depuis son adolescence1. Elle fut dans la logique de cette vocation primaire du savant, qui l’avait mené à la passion pour la philosophie des Lumières autant que pour ses principes centrés sur l’impératif de la compréhension du monde et de l’évolution 1
Faillite morale, p. 15.
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CHAPITRE V
des temps modernes2. Bien entendu, Ahmed Rıza ne fut pas le premier chez qui cette évolution intellectuelle se manifestait. Son cas était loin d’être une exception ou une nouveauté. Il naquit dans une décennie où les idées occidentales commencèrent à pénétrer les classes supérieures et moyennes des sociétés urbaines de l’Empire ottoman. Sa propre famille avait pris sa part dans la manifestation de l’influence occidentale depuis la première moitié du XIXe siècle. Lors de son adolescence, l’hégémonie occidentale s’était déjà établie dans la culture stambouliote à travers les écrits d’intellectuels orientés vers l’Occident comme Ibrahim Şinâsi et plus tard Nâmık Kemal3, engendrant une rupture avec la tradition ottomane. Il serait donc erroné de voir dans Ahmed Rıza une figure de transition de l’histoire des idées de l’Empire, témoignant du passage entre des conceptions classiques et la pensée moderne. Néanmoins, nous pouvons observer à travers son cas la consolidation de l’impact occidental, ainsi que la sécularisation de la pensée réformiste ottomane et ses implications politiques à la fin du XIXe siècle. La rupture avec la tradition ottomane et l’émergence d’une nouvelle épistémologie Comment faut-il entendre la rupture avec la tradition ottomane et est-il possible d’établir un contraste absolu entre la pensée moderniste et la pensée dite classique ? En vérité, nous touchons à un sujet central des études sur la modernisation de l’Empire ottoman. À l’encontre de l’idée d’une rupture imposée essentiellement par l’Europe et les rapports grandissants entre elle et l’Empire ottoman4, dès les années 1970 des études se sont focalisées sur les continuités entre la période classique et l’époque moderne5. Avec une problématique différente, des recherches plus récentes constatent dans plusieurs parties du monde des évolutions intellectuelles et une culture de débat similaires aux évolutions en Europe6. Pour rompre avec l’idée d’une opposition entre l’essor extraordinaire de 2
Cf. supra, p. 234, n. 180. Cf. N. Berkes : Development of Secularism in Turkey, p. 196-198. 4 Voir p. ex. l’ouvrage classique Lewis : The Emergence of Modern Turkey. 5 Pour une esquisse méthodologique voir Roderic H. Davison : « Foreign and Environmental Contributions to the Political Modernization of Turkey », Essays in Ottoman and Turkish History, 1774-1923 : The Impact of the West. Austin : University of Texas Press, 1990, p. 81-98. 6 Voir C. A. Bayly : Birth of the Modern World, p. 71-84. 3
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l’Europe et l’inertie du reste du monde, ces études mettent en avant l’existence de développements économiques et de conceptions associées à l’Occident, qui auraient anticipé l’adoption des principes universalistes au XIXe siècle7. Nous ne voulons pas nier que des traditions intellectuelles centrées sur une culture islamique critique et parfois séculière, que l’on peut rapprocher, si l’on veut, de la culture des Lumières, aient existé dans l’Empire ottoman, et que ces traditions aient inspiré au XIXe siècle certains cercles dans leur ambition de développer de nouvelles pensées adaptées aux temps modernes8. Pourtant, au cours du XIXe siècle, force est de constater que ces traditions furent successivement supplantées par l’adoption des pensées inspirées des Lumières. L’hégémonie de la référence occidentale qui s’établit au cours de ce processus dans la pensée ottomane réduisit la culture traditionnelle de débat à un phénomène largement marginal9. Au fond, un simple calcul peut suffire pour démontrer à quel point cette hégémonie avait pris à la fin du siècle. Dans l’œuvre complète d’Ahmed Rıza, lettres, cahiers de notes et fichiers divers compris, nous avons pu repérer plus de 500 auteurs cités. Si nous écartons les invocations strictement littéraires, qui existent en nombre du fait de son intérêt pour la poésie, le nombre total d’auteurs ottomans sur cette liste se limite à sept. Parmi eux, force est de constater que, mis à part deux ou trois 7 Des historiens s’inspirant des théories économiques néoclassicistes mettent l’accent sur les racines autochtones de la modernisation dans différentes parties du monde, tandis que les interprétations les plus poussées concluent à la naissance du monde moderne à partir d’un concept flou de « conjonctures globales », dans lesquelles quelques détails, aussi hasardeux que chanceux, auraient scellé l’émergence de l’Europe occidentale comme force dominante de ce monde. C A. Bayly : Birth of the Modern World ; Kenneth Pommeranz : The Great Divergence : China, Europe, and the Making of the Modern World Economy. Princeton : Princeton University Press, 2000. 8 Voir M. Sait Özervarlı : « Alternative Approaches to Modernization in the Late Ottoman Period. İzmirli İsmail Hakkı’s Religious Thought Against Materialist Scientism », International Journal of Middle East Studies, 39/1 (février 2007), p. 77-102. Évoquons aussi l’attention que Findley met sur la culture d’adab dans la réforme de la bureaucratie ottomane. Ottoman Civil Officialdom, p. 36-38. 9 Christoph Herzog note que la nouvelle pensée disposait d’un avantage structurel sur la tradition des débats autochtones en ce que l’imprimerie offrait un mode de diffusion supérieur par rapport aux pratiques de circulation restreinte qu’imposaient la production et la lecture des manuscrits ainsi que la transmission orale. « Enlightenment and the Kemalist Republic : A Predicament », Journal of Intercultural Studies, 30/1 (février 2009), p. 7. Cf. Tobias Heinzelmann/Henning Sievert : « Einleitung », eidem (dir.) : Buchkultur im Nahen Osten des 17. und 18. Jahrhunderts. Bern : Peter Lang, 2010, p. 12-13.
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textes cités à titre d’illustrations dans sa première Lâyiha adressée au sultan10, et des références aussi récurrentes que particulières au Coran et aux hadiths, nous n’avons trouvé aucune référence à un ouvrage ottoman, arabe ou persan datant d’avant le XIXe siècle. De plus, ces auteurs sont presque exclusivement des personnages emblématiques du réformisme ottoman : des protagonistes des réformes politiques comme Ali Paşa et Midhat Paşa ; des intellectuels illustres tel qu’Ahmed Midhat et Nâmık Kemal11. Parmi ceux-là, seul ce dernier semble avoir eu un impact plus systématique sur la pensée de Rıza. Ces chiffres seraient certainement à atténuer en tenant compte du fait que les références et les citations sont moins fréquentes et moins explicites dans ses écrits ottomans que dans ses écrits français. Du reste, lui-même déclara privilégier des sources européennes pour ne pas se voir accusé d’être biaisé dans son argumentation12. Pourtant, le constat en lui-même reste inchangé. La reprise de l’épistémologie occidentale comme l’expression de l’espacetemps du XIXe siècle Cette hégémonie de la référence occidentale ne fut pas particulière à Ahmed Rıza. Elle se présente comme une tendance générale de l’histoire intellectuelle ottomane. Les premières générations des élites ottomanes occidentalisées avaient encore pu renvoyer aux courants universalistes et séculiers de la philosophie islamique dans leur définition d’une politique nouvelle pour l’Empire ottoman13. Quant aux Jeunes Ottomans, ils avaient développé leur pensée politique comme une synthèse entre la philosophie des Lumières et l’héritage islamique de la tradition politique ottomane, même si cette synthèse se présentait davantage comme une tentative de donner une légitimité islamique à la pensée inspirée 10
Il est probable que Rıza ait été inspiré dans ses références à ces traités politiques prémodernes par Ali Şefkati (cf. A. B. Kuran : İnkilâp Tarihimiz ve Jön Türkler, p. 23), notamment dans son évocation du Koçi Bey Risâlesi de 1631. Considéré comme l’un de premiers ouvrages faisant état du déclin de l’Empire ottoman, ce mémorandum reçut à la fin du XIXe siècle un statut de classique de la pensée politique grâce à son édition par Ebüzziya Tevfik et de nombreuses rééditions. Colin Imber : « Koçi Beg », EI2, V, p. 248. 11 Sont cités Mizancı Mehmed Murad, un traité militaire de Mahmud Talaat, et Mehmed Arif, auteur du célèbre livre rédigé à la suite de la guerre russo-turque de 1293 (18771878) et devenu très populaire Başımıza Gelenler, en quelque sorte proche de L’Étrange défaite de Marc Bloch. 12 Tolérance musulmane, p. 24 ; Crise de l’Orient, p. 6 ; Faillite morale, p. 16. 13 C. Aydın : Politics of Anti-Westernism, p. 20-21.
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des Lumières que comme un véritable essai de fusion entre deux traditions14. Or, à la fin du XIXe siècle, même cette idée de synthèse devint parfaitement marginale au profit des courants comportant des références exclusivement occidentales. La pensée jeune-turque en tant qu’idéologie d’une génération en est le meilleur exemple. Sans pouvoir prétendre à la même exhaustivité que dans l’analyse de l’œuvre d’Ahmed Rıza, la lecture de la presse jeune-turque en général montre que la relation entre les références occidentales et islamiques est identique et ne peut être attribuée à un simple déséquilibre. Malgré l’admiration que les Jeunes Turcs, à l’instar d’Ahmed Rıza, nourrissaient pour Nâmık Kemal et son mouvement, ils abandonnèrent l’idée jeune-ottomane de chercher une synthèse entre la pensée occidentale et la tradition ottomane. La pensée de Rıza, et plus généralement celle de la génération jeuneturque, était ainsi entièrement structurée par des conceptions abstraites et universalistes telles qu’elles étaient définies en Europe depuis le XVIIIe siècle. Elle consistait dans la reprise de l’épistémologie occidentale, laquelle devint la base exclusive pour comprendre la réalité de l’Empire ottoman et la réalité du monde moderne en général. En même temps, celle-ci s’établit au niveau de l’individu comme la matrice pour retrouver son propre rôle au sein des temps modernes. Au-delà d’un niveau factuel et des influences philosophiques spécifiques, l’hégémonie de la référence occidentale était signe d’un changement de la grammaire de la pensée ottomane. L’occidentalisation de la pensée résidait ainsi surtout dans un changement des « systèmes de croyances et de valeurs » des bases de la pensée, ce qui avait pour effet que les interrogations d’Ahmed Rıza furent celles du XIXe siècle aux prises avec les tensions que l’Empire ottoman et l’Europe vivaient sous l’impact de la naissance d’un monde moderne unique15. Par conséquent, c’est davantage dans la façon d’argumenter que dans le contenu que se révèle l’occidentalisation de la pensée ottomane : les types de raisonnement, les évocations, les 14
Cf. Ş. Mardin : Genesis, p. 286-289 et 396-398. Albert Hourani se pose une interrogation similaire dans son étude sur la pensée arabe moderne, formulée par ceux « who saw the growth of European power and the spread of new ideas as a challenge to which they had to respond by changing their own societies, and the systems of beliefs and values which gave the legitimacy, in a certain direction, through acceptance of some of the ideas and institutions of Europe ». Albert Hourani : Arabic Thought in the Liberal Age, 1798-1939. Cambridge : Cambridge University Press, 1983 (1964), p. iv (préface de 1983). 15
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pratiques de référence, opérés surtout d’une manière inconsciente, montrent l’étendu des transformations ayant affecté la pensée ottomane. Que faut-il entendre par épistémologie occidentale et par sa reprise par Ahmed Rıza ? Pour être clair dans notre démarche, il faut préciser que nous n’entendons pas l’idée de la provenance des principes et le phénomène de l’occidentalisation d’une façon essentialiste. Tout d’abord, notons que nous ne cherchons pas à donner une définition normative de ce qu’est « la » pensée occidentale, ce qui reviendrait à camoufler l’hétérogénéité des interrogations intellectuelles dans les pays généralement associés avec l’Occident. Néanmoins, nous ne voulons pas nier la domination d’un système de savoir et de réflexion dans l’histoire de l’Europe depuis le XVIIIe siècle. Ce qui attire notre attention, ce sont donc des conceptions universalistes, telles qu’elles étaient formulées en Europe depuis les Lumières, qui se sont exportées dans un processus mondial d’homogénéisation au cours du XIXe siècle. Cependant, il serait erroné de comprendre l’occidentalisation comme un processus simple de diffusion de « l’Ouest » vers « le Reste », entre deux entités fermées. Les conceptions universalistes formulées n’étaient pas les effets de développements internes à l’Europe, immanents à son esprit, mais dépendaient dès les débuts des échanges avec le reste du monde. Le contact avec des civilisations différentes, notamment l’islam pour sa proximité géographique, avait toujours nourri la philosophie occidentale. Mais surtout, celle-ci avait pu se développer grâce à la position que l’Europe avait prise dans le monde à partir du XVe siècle. L’essor de la philosophie occidentale dépendait de la percée économique de l’Europe et le statut qu’elle gagnait dans le monde grâce au dynamisme libéré par le capitalisme. Ce développement historique du capitalisme rendit possible, et d’une certaine manière aussi inévitable, la domination mondiale de l’Europe et, donc, de la pensée européenne16. Au fond, l’idée même de l’Occident et aussi celle de la pensée occidentale sont essentiellement les résultats de cette évolution socio-économique établissant l’Europe comme une réalité géopolitique et économique au niveau mondial17. 16 Samir Amin : L’eurocentrisme. Critique d’une idéologie. Paris : Anthropos, 1988. Oliver Cox était venu à des conclusions similaires dans ses études sur les origines du capitalisme et son lien avec le racisme. The Foundations of Capitalism. New York : Peter Owen, 1959 ; Capitalism as a System. New York : Monthly Review Press, 1964. 17 Stuart Hall : « The West and the Rest : Discourse and Power », idem/Bram Gieben (dir.) : Formations of Modernity. Londres : Open University/Polity Press, 1992, p. 277-278.
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En prenant en compte les piliers matériels de la pensée occidentale, il paraît évident que le processus de sa diffusion ne saurait être expliqué à partir d’un prisme idéaliste et culturaliste. Le mouvement d’homogénéisation mondiale sous impact occidental ne fut pas l’expression de la performance épistémique d’une pensée vis-à-vis de systèmes de pensée inférieurs18. Il se réalisait à partir des dynamiques économiques et géopolitiques du XIXe siècle établissant la domination de l’Occident sur le reste du monde. Ainsi, l’occidentalisation n’était pas l’expression d’un choix, d’une préférence ou d’un préjugé, mais se présentait comme une nécessité matérielle et idéologique. Au niveau global, ce processus radical d’homogénéisation accompagnait et permettait l’intégration des pays non-occidentaux dans un système mondial sous domination occidentale. Il remplissait l’impératif de la tendance capitaliste d’accumulation illimitée qui, pour pouvoir se réaliser, était obligée de supprimer toute frontière à son expansion, prenant « chaque limite comme une barrière à surmonter »19. Par conséquent, ce processus imposait, par sa nature même, la totalité du monde comme l’objet de sa référence. Il engendra ainsi au milieu du XIXe siècle, et pour la première fois dans l’histoire, un espace-temps unifié à l’échelle mondiale, dans lequel, d’après Hobsbawm, le monde cessa d’être une expression géographique pour devenir « une réalité opérationnelle constante »20. Compte tenu de la position particulière de l’Occident dans ce système-monde, le statut d’élite revenait logiquement, dans une société prise par la transformation capitaliste, aux groupes les plus proches de l’Occident21. Cf. Enrique Dussel : The Invention of the Americas. Eclipse of « the Other » and the Myth of Modernity. New York : Continuum, 1995. Cet ouvrage comporte aussi la présentation la plus synthétique des significations différentes dans l’histoire des termes « Occident » et « Europe » (p. 133-136) qui nous est connue. 18 Voir l’étude de Tzvetan Todorov sur l’assujettissement des empires américains par les conquistadors espagnols au XVIe siècle. La conquête de l’Amérique. La question de l’autre. Paris : Seuil, 1982. 19 Karl Marx : Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie. Berlin : Dietz, 1961, p. 321. Voir aussi Daniel Bensaïd : La discordance du temps. Paris : Éd. des Passions, 1995, p. 17-19. Pour nous, ce constat se réfère non pas à la constitution réelle du monde (qui serait donc la réalisation d’un principe ou son reflet corrélatif), mais à une tendance inhérente à la modernité qui décrit un mouvement et marque par cela la pensée des élites modernistes. 20 « In this era industrial capitalism became a genuine world economy and the globe was therefore transformed from a geographical expression into a constant operational reality. History from now on became world history. » Age of Capital, p. 47. Peter N. Stearns propose cette même période comme césure dans l’histoire de la mondialisation. Globalization in World History. Londres/New York : Routledge, 2010. 21 F. Fanon : Les damnés de la terre, p. 190-194.
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Au niveau local, l’occidentalisation présentait pour les élites des pays non-occidentaux le moyen d’établir un rapport entre la réalité d’un espace-temps unifié et leurs propres aspirations de légitimité sociale au sein d’une société touchée par les bouleversements provoqués par l’expansion de l’Occident. L’occidentalisation ressort ainsi comme une politique sociale poursuivie par des groupes profitant du contact avec l’Occident pour établir leur légitimité au sein d’une société en transition, sans chercher à transgresser le cadre imposé par le système-monde du XIXe siècle. C’est sous ce prisme qu’il faut comprendre la reprise de l’épistémologie occidentale chez Ahmed Rıza. Sous l’effet de l’intégration progressive de l’Empire dans un espace-temps unifié par le capitalisme et de l’impact de la pensée occidentale depuis le début du XIXe siècle, sa pensée occidentalisée se présentait comme une nécessité visant à comprendre la réalité du monde en transition et à se forger une place dans ce monde moderne. Sa pensée prenait place au sein de cet espace-temps unifié. De ce fait, son épistémologie dévoilait une compréhension de l’espace et du temps en corrélation avec les principes structurants du monde moderne. Le monde comme référence et le progrès comme condition : la corrélation entre l’espace et le temps La première dimension de l’épistémologie de la pensée d’Ahmed Rıza sur laquelle il importe de s’arrêter est ainsi son contenu mondial et universel. Rıza avait incorporé le caractère global des temps modernes dans son raisonnement. Sa pensée ne renvoyait pas à une région ou à une civilisation particulière, où le reste du monde serait un « hors espace » échappant à la catégorisation22. L’utilisation fréquente et séculière qu’il faisait des mots kürre-i arz et dünya (terre/globe, monde), qui ne se référait pas à l’opposition entre un monde terrestre et un monde céleste, reflète la dimension strictement mondiale de sa pensée. Dans son discours, nous trouvons systématiquement des références à des pays différents. De la même façon, des exemples tirés du monde entier alimentent l’argumentation de ses écrits. Des évocations portant sur des sujets aussi divers que les peuples d’Afrique, la langue chinoise, et les capitales des pays européens montrent non seulement un intérêt 22
Nicos Poulantzas : L’État, le pouvoir, le socialisme. Paris : PUF, 1978, p. 112.
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portant sur une géographie sans limites, mais surtout que le cadre de sa pensée était le monde entier. Déjà dans la correspondance entre Ahmed Rıza et son père, nous pouvons constater l’expression d’une nouvelle perception spatiale en rupture avec la vision traditionnelle. Quand İngiliz Ali donnait son avis sur des possibilités d’une alliance entre l’Allemagne et la France et écrivait qu’il se souvenait « comme si c’était aujourd’hui »23 du jour de l’annonce d’une intervention militaire franco-britannique se déroulant une trentaine d’années auparavant à l’autre bout du monde, c’est-à-dire en Chine, il faisait preuve d’une vision du monde inconnue un siècle auparavant. Le cadre de référence n’était plus l’Empire ottoman ni le monde islamique, mais le monde en tant qu’espace unifié dans lequel les puissances occidentales tenaient une position dominante. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’arrivée d’Ahmed Rıza à Paris à l’occasion d’un événement qui est comme la cristallisation de la nouvelle vision globale née au cours du XIXe siècle : l’Exposition universelle. Il y a sans doute une corrélation entre la conception même d’un événement comme l’Exposition universelle et la référence constante chez Ahmed Rıza aux quatre coins de la terre. C’est dans ce contexte aussi qu’il faut comprendre une question qu’il se posait dans ses notes privées : celle de savoir si les fameux quatre-vingt jours qu’il avait fallu en 1873 au voyageur Phileas Fogg de Jules Verne pour faire le tour du monde ne seraient pas réduits au dixième cinquante ans plus tard24. Comme le montre ce dernier exemple, la perception spatiale se réalisait chez Rıza à travers la référence temporelle. En effet, la notion de l’espace ne peut être dissociée de la conception du temps comme un temps dynamique et ouvert, en rupture avec le caractère cyclique de l’époque prémoderne. L’idée d’un temps linéaire était à la base de la vision globale d’Ahmed Rıza. C’est par « l’anéantissement de l’espace par le temps », pour reprendre la célèbre formule de Karl Marx25, que le monde se présentait comme une totalité, et c’est par la conception dynamique et linéaire du temps que l’Empire ottoman se trouvait rapproché 23
« Benim bildiğim bir şey var ki[,] Fransızlar İngilterelilerle ittifak edib beş bin asker sevkiyle Çin devletine ilân-i harb ettikleri bu günki gibi hatırımdadır. » Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 8 Şubat-ı Rûmî 1885 (20 février 1885). Il s’agit de la Seconde Guerre de l’opium (1856-1860). 24 Note d’Ahmed Rıza, s.d. [fin des années 1890]. AN 17/AS 10, Dossier 7. Probablement, l’interrogation fut-elle en lien avec les projets de la voie ferrée de Bagdad. 25 Grundrisse, p. 430. Voir aussi Das Kapital, vol. II, p. 251-259.
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de l’Occident et du reste du monde dans un espace-temps unifié par les forces du capitalisme. Au fond, cette prévalence des catégories temporelles sur des catégories spatiales ressort comme une caractéristique majeure de la modernité, engendrant la perception de l’espace comme une totalité unifiée26. Au-delà d’une catégorie géographique, l’espace ressortait par la conception dynamique du temps comme un espace dynamique lui-même, un espace de possibilité, ouvert à l’action pour ceux qui étaient à l’écoute des exigences des temps modernes27. En effet, nous voyons que c’est à travers un prisme temporel qu’Ahmed Rıza concevait le monde, et qu’il donnait un sens au passé et à sa propre existence. Ses réflexions s’inscrivaient ainsi entièrement dans l’idée du progrès, qu’il assumait dans sa conception bourgeoise du XIXe siècle, en tant que mouvement universel et infini tourné vers l’avenir. On ne peut surestimer l’importance que la notion du progrès (terakki) avait pour Ahmed Rıza, et plus généralement pour l’intelligentsia ottomane de son époque. Globalement, les mots de mouvement et d’action tenaient une place particulière dans le langage politique ottoman du XIXe siècle28. Ce n’est donc pas par hasard que le terme « progrès » fut repris dans le nom même de l’organisation politique jeune-turque Comité d’Union et de Progrès. D’après Rıza, c’est lui-même qui proposa ce nom29. Par l’importance que la notion du progrès avait pour lui, Rıza était parfaitement représentatif de plusieurs générations ottomanes, et c’est sans doute aussi par la présence systématique de ce concept dans ses textes qu’il a su s’imposer comme intellectuel jeune-turc respecté. La majeure partie de ses écrits ottomans consiste effectivement en de 26 Cf. Stephen Kern : The Culture of Time and Space 1880-1918. Cambridge, MA : Harvard University Press, 1983. Voir aussi les recueils d’articles de Reinhart Koselleck : Vergangene Zukunft. Zur Semantik historischer Zeiten et Zeitschichten. Studien zur Historik. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1979 & 2000. Pour Frederic Jameson, l’une des caractéristiques de notre présent est que des catégories spatiales prévalent sur des catégories temporelles, entraînant ainsi la rupture avec la centralité des notions temporelles du XIXe siècle. « The Cultural Logic of Late Capitalism », (1984) Postmodernism or The Cultural Logic of Late Capitalism. Durham/Londres : Duke University Press, 1991, p. 16. Voir aussi Zygmunt Bauman : Liquid Modernity. Cambridge : Polity Press, 2006 (2000), p. 110-114. 27 Nous suivons ici la définition mise en avant par Henri Lefebvre de l’espace non pas comme une donnée mais comme une construction sociale. La production de l’espace. Paris : Anthropos, 1974. 28 Reinhart Koselleck : « ‘Neuzeit’ – Zur Semantik moderner Bewegungsbegriffe », Vergangene Zukunft, p. 300-348. 29 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 12-13.
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longues présentations des avancées dans divers domaines intellectuels et matériels. Ahmed Rıza était conscient de la violence que le progrès pouvait porter. Non seulement dans ce qu’il concevait comme des dérives, notamment les politiques impérialistes des pays européens, mais dans son fond même, en ce qu’il créait une inégalité entre différents pays, suscitant inévitablement la ruine des éléments ne pouvant se maintenir face aux progrès réalisés. Sa perception du monde se faisait sous le signe du darwinisme social, et malgré cette optique, il pouvait faire preuve de compassion pour les éléments écartés par l’évolution cruelle de l’histoire30. Dans ses descriptions des effets du progrès, il ne partageait pas le sarcasme et le sang-froid que manifestaient dans des pays non-occidentaux certains groupes ayant entièrement assimilé l’infériorité de leur pays, à l’instar du mouvement des « occidentalistes » (Garbcılar) dans l’Empire ottoman31. Et comme nous allons le voir, il ne partageait pas non plus l’utopie d’une homogénéisation complète du monde, supprimant toute différence entre les pays. Pour autant, ses descriptions du progrès comportent toujours une admiration sans limites. Il s’y dévoile une fascination pour les changements radicaux engendrés depuis le Siècle des Lumières et la révolution industrielle. Rıza cachait à peine que cette admiration allait à l’Europe, en tant que berceau de cette percée mondiale, et en particulier à Paris en tant que capitale de la modernité. Le point important que nous nous devons de souligner est que l’admiration pour le progrès n’était pas chez lui une position théorique, mais avant tout une perception. Effectivement, cette perception reflétait, et renforçait en même temps, l’expérience vécue des bouleversements profonds de la société ottomane. C’est sur cette expérience que se développa chez Ahmed Rıza une conceptualisation du monde sous l’emprise du progrès transhistorique qui se présentait comme le moyen de situer l’Empire ottoman dans un espace-temps en mouvement. Le progrès comme mouvement temporel reçut sa dimension spatiale à travers le concept de civilisation. Le mot medeniyet et ses dérivations (tel que temeddün, medenî…) complètent la notion de terakki et constituent des termes très fréquents chez Ahmed Rıza. En cela aussi, il était représentatif de plusieurs générations d’intellectuels ottomans. Avec la 30 « Medeniyete, cemi’yete lüzum ve faidası olmayan şey çaresiz mahv oluyor. » Lâyiha sur la langue, p. 8. Cf. Mektub, p. 14. 31 M. Şükrü Hanioğlu : « Garbcılar : Their Attitudes Toward Religion and Their Impact on the Official Ideology of the Turkish Republic », Studia Islamica, 86/2 (1997), p. 133158.
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Révolution française, la « civilisation », un néologisme créé deux ou trois décennies auparavant, fut définie comme une valeur de la politique internationale, et s’imposa aussitôt au XIXe siècle comme le principe de la politique officielle entre les États32. Les dirigeants ottomans des Tanzimat assimilèrent cet objectif de medeniyet et placèrent leur projet de réforme de la politique intérieure comme extérieure sous son signe33. La référence à la civilisation s’établit ainsi durant le XIXe siècle comme une valeur normative de la pensée politique ottomane qui servait à placer l’Empire au sein du monde moderne. « Civilisation » était à la fois un marqueur de différence et un idéal. Le monde se divisait en deux espaces : les pays civilisés et les pays noncivilisés, habités par des peuples qui, selon les termes mêmes d’Ahmed Rıza, « comme nous [les Ottomans], ne se sont pas encore élevés à l’espace de la civilisation »34. En même temps, civilisation figurait, conformément à sa connotation originale, comme un état suprême de l’humanité et décrivait un idéal dont il fallait s’approcher, figurant ainsi comme un mot tourné vers l’avenir. En cela, la notion reçut, malgré sa connotation spatiale, un sens temporel et rejoignit l’idée du progrès35. Le concept de civilisation introduisait ainsi une hiérarchisation du monde suivant des principes temporels et servait de catégorie pour classer les pays sur l’échelle du progrès. Malgré la discrimination opérée par cette hiérarchie, la civilisation ressort dans le discours politique ottoman comme un concept d’universalisation. Car les différences établies entre les régions du monde se présentaient comme des décalages temporels et donc temporaires. L’existence de deux sphères différentes ne relevait pas 32
Lucien Febvre : « Civilisation. Évolution d’un mot et d’un groupe d’idées », Civilisation. Le mot et l’idée. Paris : La Renaissance du Livre, 1930, p. 1-55. Cf. Reinhart Koselleck : « Zivilisation, Kultur », Geschichtliche Grundbegriffe, vol. 8, p. 679-767. Sur le concept de civilisation dans la politique internationale Gerrit W. Gong : The Standard of « Civilization » in International Society. Oxford : Clarendon Press, 1984. 33 Cf. C. Aydın : Politics of Anti-Westernism, p. 19-20. Pour la politique ottomane extérieure voir Roderic H. Davison : « Ottoman Diplomacy and Its Legacy », et « The Westernization of Ottoman Diplomacy in the 19th Century », dans son recueil d’articles Nineteenth Century Ottoman Diplomacy and Reforms. Istanbul : Isis, 1999. Pour la référence à la notion dans les politiques des Tanzimat voir M. Reinkowski : Die Dinge der Ordnung, en particulier p. 249-253. 34 « …bizim gibi henüz saha-i medeniyet’e takaddüm etmemiş kavimler » Lâyiha sur la réforme de la langue, p. 8. Une expression similaire (nur-u medeniyetle tenevvür olmamış) se trouve dans un article écrit probablement par Ahmed Rıza « Millet-i Osmaniyeye », Şûra-yı Ümmet, no 41 (21 novembre 1903). 35 Le dictionnaire Kâmûs-i Türkî de Şemseddin Sâmi indique effectivement terakki comme un synonyme de medeniyet.
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de la synchronie, mais de la diachronie, il n’était, par définition, pas possible d’admettre que ces sphères puissent se trouver dans un même temps partagé36. Les pays non-civilisés se situaient dans une différence temporelle vis-à-vis de l’Occident. Or, cette différence temporelle, tout en établissant la distance entre les espaces civilisé et non-civilisé, servait comme moyen de les relier par la téléologie du progrès. Sous la conception linéaire de la marche de l’Histoire unifiant l’humanité dans une histoire commune, ces décalages étaient voués à la disparition. D’autre part, dans le fait d’établir une hiérarchie, le concept de civilisation devait supposer l’unité du monde et unifier les humains dans un projet partagé de civilisation. La civilisation servait ainsi de médiation entre la simultanéité d’unification et la fragmentation de l’espace, un espace qui s’imposait comme unifié dans une structure globale, et en même temps fragmenté en régions inégales par les forces du capitalisme37. Medeniyet se rangeait ainsi parmi les mots de mouvement qui représentaient pour Ahmed Rıza et plus généralement pour l’élite occidentalisée de l’Empire la base de l’action politique. Ce fait doit être souligné, car « civilisation » n’était pas une idée fermée, circonscrite par le fait qu’elle établissait une hiérarchie mondiale reléguant l’Empire dans un rôle secondaire. Malgré l’exclusivité inhérente au progrès et à la civilisation, Ahmed Rıza comprenait ces notions comme des concepts ouverts, contribuant ainsi à l’élaboration de leur contenu universel. S’il semblait évident que l’Europe représentait l’étape la plus avancée de la civilisation du moment et l’avant-garde du progrès, le progrès et la civilisation étaient définis comme des concepts universels38. La position d’infériorité vis-à-vis de l’Occident était assumée dans la perspective de son futur dépassement et ressortait comme le moyen de s’universaliser dans un processus abstrait de progrès39. Cette conception des choses revenait à 36
Nous suivons ici l’idée de denial of coevalness, analysée comme fondement de l’anthropologie par Johannes Fabian, consistant à représenter des différences culturelles comme des différences temporelles. Time and the Other. How Anthropology Makes Its Object. New York : Columbia University Press, 1983. Sur la même question voir aussi Peter Osborne : The Politics of Time. Modernity and the Avant-Garde. Londres : Verso, 1995, p. 27-29. 37 N. Poulantzas : L’État, le pouvoir, le socialisme, p. 115-117. 38 Cette double connotation se voit dans l’usage fait du mot medeniyet qui fait référence dans ses textes tantôt à des pays occidentaux (millet-i temeddüne, medenî memleketler…) tantôt à un idéal de la politique. 39 Cf. C Aydın : Politics of Anti-Westernism, p. 21-23 et 29-31 ; C. L. Hill : National History and the World of Nations, p. 46-47.
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une redéfinition des idées occidentales allant à l’encontre de leur sens original, tel qu’il était majoritairement conçu en Europe. Mais c’est par une telle adaptation que des concepts occidentaux étaient assimilés au projet de la réforme ottomane. Sous l’impact des bouleversements constants et profonds donnant l’impression de l’accélération du temps, les idées de progrès et de civilisation s’imposèrent pour Ahmed Rıza et les Jeunes Turcs en général comme une possibilité politique. C’est en référence à ces concepts représentant des mots de mouvement et d’action que Rıza prétendait à la légitimité politique dans un pays stagnant avec à sa tête un régime qui n’était plus dans le sens du temps. Terakki et son acolyte medeniyet s’imposèrent ainsi dès sa jeunesse comme de véritables mots de guerre et représentaient la base de son vocabulaire politique moderniste. Et pour rester dans la logique temporelle, les Jeunes Turcs concluaient que, dans le monde où l’inaction était synonyme de déchéance, ce qu’il fallait à l’Empire pour s’élever sur l’échelle de la civilisation, c’était une accélération du temps. Et évidemment, cette accélération allait se produire grâce à l’action des Jeunes Turcs. C’est dans ce sens que l’un de leurs journaux lança un appel à l’engagement disant que les « minutes sacrifiées à notre comité [jeune-turc], à notre nation, à notre patrie, reviennent à un siècle »40. La mythologie blanche « … l’idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel (…), cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ; la liberté s’évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. » Charles Baudelaire : De l’idée moderne du progrès appliquée aux beaux-arts, 1855.
Nous avons souligné que les notions de progrès et de civilisation dans la pensée d’Ahmed Rıza étaient autant d’assimilations des concepts occidentaux que le reflet d’une façon de voir le monde du XIXe siècle. Que pouvaient-ils indiquer alors au-delà de leurs implications intellectuelles directes ? En effet, ces idées sont révélatrices de plusieurs dimensions de 40 « Fakat biraz sürât, biraz sürât ki[,] cemiyetimizin için, milletimiz için, vatanımız için bu geçirdiğimiz dakikalar birer asırdır. » « Dünya’da Mevki’imiz », Şûra-yı Ümmet, no 102, 9 avril 1906. Voir aussi Le Comité : « Appels aux Cabinets européens », Mechveret, no 20, 1er octobre 1896.
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l’épistémologie de Rıza. Par conséquent, nous proposons dans la suite une étude épistémologique sur différents aspects de sa pensée pour analyser comment des éléments intellectuels et cognitifs qui apparaissent souvent comme des évidences fonctionnaient concrètement pour devenir la grammaire de la pensée moderniste. L’être humain et les lois naturelles Pour commencer, nous pouvons souligner la dimension anthropocentrique de la pensée d’Ahmed Rıza. Loin de représenter un point banal, ce constat est de fait essentiel pour comprendre la structure de ses connaissances, ses jugements et ses valeurs. Effectivement, les débats sur la qualification de sa pensée comme libérale ou autoritaire ou sur son étatisme, sur son insistance sur les lois naturelles, tout cela conjugué à la dimension anti-individualiste de ses idées, ne doivent pas nous amener à méconnaître le fait qu’Ahmed Rıza nourrissait une pensée anthropocentrique. L’objet de sa pensée n’était pas Dieu, ni un concept d’ordre abstrait, fondé sur la révélation divine ou même la nature et la déduction rationnelle, tel qu’il fut défini par la philosophie aristotélicienne et repris ensuite dans la philosophie islamique aussi bien que quelques siècles plus tard dans la philosophie médiévale de l’Occident — et dont on retrouve des traces chez les dirigeants des Tanzimat et chez les Jeunes Ottomans. L’objet de la pensée d’Ahmed Rıza restait l’être humain. Ayant « chassé de la politique les abstractions métaphysiques et théologiques », pour reprendre l’expression d’Ernest Renan41, il ne restait que l’humain qui pouvait représenter l’objet de sa pensée. Essayant de donner un sens à l’existence de l’humain et de définir sa place dans le monde moderne du XIXe siècle, il faisait ainsi preuve de ce que Foucault a nommé une « conscience épistémologique »42 de l’humain, propre à la pensée occidentale depuis la Renaissance et, surtout, depuis les Lumières. Il est à ce titre significatif que Rıza ait été fasciné par les Philosophes du XVIIIe siècle. En même temps, il adhéra à la philosophie instaurée par celui à qui l’on attribue l’invention du mot « sociologie »43, Auguste Comte, pour qui, par ailleurs, la future science suprême et finale allait 41 Qu’est-ce qu’une nation ? Conférence faite en Sorbonne, le 11 mars 1882. Paris : Calmann Lévy, 1882, p. 28. 42 M. Foucault : Les mots et les choses, p. 320. 43 Notons que des recherches récentes ont localisé ce néologisme déjà dans les écrits de Sieyès autour de l’année 1780. Jacques Guilhaumou : « Sieyès et le non-dit de la
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être, au-delà même de la sociologie, l’anthropologie. Malgré le fait que Rıza ait eu, comme nous le verrons, une idée essentiellement négative de la nature humaine, son évaluation était néanmoins une définition moderne, présentant l’humain comme un chantier, plein de possibilités et de rêves. Au fond, l’idée du progrès comportait en elle-même la pensée anthropocentrique en ce qu’elle définissait l’humanité comme l’acteur de l’Histoire44. En conséquence, ce n’est pas un hasard si, pour Ahmed Rıza, l’humain était l’habitant naturel d’un temps linéaire tourné vers l’avenir. À l’instar de sa conception du temps, la conscience épistémologique de l’humain s’explique principalement par l’expérience vécue des bouleversements sociétaux, qui provoquaient la rupture avec l’ordre figé de la période prémoderne et introduisaient une multitude d’options d’épanouissement personnel, faisant de la mobilité sociale une caractéristique de la société ottomane du XIXe siècle. La conscience anthropocentrique fut ainsi corrélative des processus sociaux qui avaient redéfini les modes d’existence sociale, et qui avaient aussi marqué l’adolescence d’Ahmed Rıza, caractérisée par des incertitudes, tant au niveau familial que sociétal, et les modes d’épanouissement personnel, rendus réalisables par la circulation des savoirs et le fait que l’individualité était devenue socialement possible. Au fond, la pensée anthropocentrique s’imposa comme une nécessité pour conceptualiser les nouvelles conditions sociétales, marquées par la mobilité et la mise en valeur de l’action humaine. Elle représentait la base pour définir la place des humains dans un temps en mouvement. Complément à cette dimension anthropocentrique, la pensée d’Ahmed Rıza se basait sur une conception des lois naturelles. Par cela, Rıza se trouvait une fois de plus dans la lignée des Philosophes. Sa fascination pour le savoir convergeait autour d’une conception des lois naturelles qui supposait que l’ensemble des phénomènes du monde était sujet à des lois abstraites. En effet, si les Lumières avaient imposé l’homme comme le sujet principal de la philosophie occidentale, et en avaient développé l’universalisme séculier, elles avaient également érigé les lois naturelles en une source de vérité quasi unique. Les lois naturelles donnaient la légitimité scientifique à l’universalisme et à l’idée même de « l’homme ». Dans la pensée de Rıza, l’idée des lois naturelles représentait ainsi un fait épistémologique à l’instar de son anthropocentrisme. sociologie : Du mot à la chose », Revue d’histoire des sciences humaines, 15 (2006), p. 117-134. 44 Cf. R. Koselleck : « Fortschritt», p. 352.
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L’importance de cette conception réside dans le fait qu’elle était à la fois l’expression et le résultat de plusieurs aspects de sa pensée. D’abord, elle s’inscrivait dans l’opposition à la religion qu’il avait manifestée dès son plus jeune âge. Nous ne voulons pas entrer ici dans les détails de l’histoire des rapports entre la loi naturelle et la religion, l’importante place que le concept tenait dans la philosophie musulmane, la coexistence de la loi naturelle avec le raisonnement théologique — jusqu’aux œuvres de ses plus célèbres défenseurs comme Locke ou Hobbes, voire Montesquieu — et enfin la déification de la nature45. Dans le cas de Rıza, l’idée des lois naturelles se dressait directement contre la conception religieuse du monde. En cela, elle est signe de la sécularisation de la pensée et de la politique. Le monde se présentait à lui non pas comme une révélation divine où la vie des humains évoluait sur des itinéraires prédéfinis, mais comme un espace ouvert au façonnement par l’action humaine, même si celle-ci ne devait jamais se dresser contre les lois naturelles invariables qui gouvernaient le monde. Le concept des lois naturelles était ainsi complémentaire de sa conception dynamique de l’espace-temps et soulignait en même temps la dimension essentiellement anthropocentrique de sa pensée. En fait, l’idée des lois naturelles constituait la base conceptuelle de sa vision globale. En tant qu’approche abstraite, les lois naturelles pouvaient avancer des explications universelles d’un monde qui se présentait comme une entité, et elles figuraient ainsi comme un moyen de donner une cohérence au monde et de l’unifier. L’impact de cette conception fut crucial. Son importance résidait dans le fait que l’idée des lois naturelles ne restait pas limitée aux choses de la nature, mais comportait une dimension totale, se rapportant à l’ensemble des phénomènes du monde, y compris les rapports sociaux et politiques. C’est ce que Comte avait exprimé dans une phrase devenue célèbre qui résumait son programme philosophique et politique : « Le caractère fondamental de la philosophie positive est de regarder tous les phénomènes comme assujettis à des lois naturelles invariables, dont la découverte précise et la réduction au moindre nombre possible sont le but de tous nos efforts, en considérant comme absolument inaccessible et vide de sens la recherche de ce qu’on appelle les causes soit premières, soit finales. »46 45 Un aperçu sur la sécularisation de l’idée de la loi naturelle est donné dans J. I. Israel : Enlightenment Contested, p. 194-200. 46 Cours de philosophie positive, vol. I, p. 16. Cf. ibid., vol. IV, p. 310, 399.
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C’est précisément à partir de cette conception totalisante que s’exprimait le scientisme d’Ahmed Rıza. Le monde apparaissant comme un ensemble, la vie humaine et les rapports sociaux étaient eux-mêmes réglés par des lois invariables. Les phénomènes sociaux étaient ainsi naturalisés et apparaissaient comme l’expression des lois abstraites auxquelles l’esprit humain devait nécessairement s’adapter. Ce scientisme pouvait s’exprimer par la transposition des idées, des méthodes et des pratiques associées au monde de la nature, la nature représentant le modèle pour la déduction des règles. Mais l’important est que, en élaborant son discours politique autour de l’idée des lois naturelles, Rıza approchait la vie humaine et la société comme des faits naturels. En somme, l’humain apparaissait comme une part de la nature et l’objectif des efforts d’Ahmed Rıza, conforme à la doctrine de Comte, fut de le tourner en un « miroir fidèle »47 du monde et des lois. L’eurocentrisme structurel de l’épistémologie moderniste et la subjectivité Nous avons déjà souligné que le processus d’occidentalisation ne découlait pas d’une préférence ou d’un choix, mais s’imposait comme une nécessité matérielle et idéologique pour faire valoir une légitimité politique dans un monde sous domination européenne. La référence occidentale se concrétisa par rapport à cette nécessité dans la pensée d’Ahmed Rıza à la fois comme un moyen de revendication politique au sein d’un pays non-occidental, et comme une façon de s’universaliser par rapport à l’Europe en se situant dans un monde sous sa domination. Cette nécessité n’était pas atténuée par le caractère autocentré de la pensée occidentale. Au contraire, dans sa définition du progrès et de la civilisation, Rıza acceptait le caractère eurocentriste des concepts qu’il assumait, et l’Europe figurait comme le modèle incontesté et l’expression naturelle des valeurs qu’il avait incorporées. Au fond, la pensée occidentalisée portait nécessairement une structuration eurocentriste en ce qu’elle se réalisait sous les dispositions de la domination européenne, et qu’elle était entièrement centrée sur l’arrangement avec le système-monde existant dans lequel la supériorité occidentale apparaissait comme un fait naturel48. 47
A. Comte : Système de politique positive, vol. II, 165. S. Amin : L’eurocentrisme, p. 12. Amin critique des positions qui réduisent l’eurocentrisme à un simple préjugé européen sans pouvoir donner une explication historique de 48
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En effet, l’Europe revendiquait d’incarner la forme la plus élevée de l’évolution humaine et historique et établissait par cela un lien d’essence entre elle-même et le progrès humain, en apparaissant comme l’expression naturelle de cet ordre, et par conséquent, comme le centre politique, économique, historique, voire conceptuel du monde. Le modèle européen s’imposait ainsi comme le seul modèle légitime, établissant une perception dichotomique du monde, divisé entre ce qui était européen et ce qui ne l’était pas. Cependant et dans le même temps, l’eurocentrisme portait un appel universaliste en tant que modèle normatif d’évolution à portée globale49. Par conséquent, l’eurocentrisme se présentait pour Ahmed Rıza malgré son contenu discriminatoire comme un moyen d’universalisation. Il lui permettait de se positionner par rapport à la domination géopolitique et économique de l’Occident et de s’inscrire dans un mouvement pour dépasser sa propre infériorité. Plus généralement : si nous reprenons l’interprétation mise en avant par Enrique Dussel, qui lie l’émergence de la subjectivité moderne en Europe au développement historique de l’eurocentrisme, nous constatons que celui-ci ressort comme l’un des éléments permettant à Rıza de se définir lui-même dans l’espace-temps de la modernité50. Si nous généralisons son contenu, l’implication de l’eurocentrisme dans la définition d’une subjectivité moderne se manifeste aussi par rapport à un autre domaine. Pour Samir Amin, l’opposition entre européen et non-européen représente une tradition intellectuelle européenne remontant jusqu’à l’Antiquité. Avec la discrimination opérée par les philosophes grecs entre le rationnel et l’irrationnel, qui trouva sa corrélation dans l’opposition du citoyen et du barbare, cette dualité européen/ l’émergence de l’eurocentrisme, p. ex. le concept d’orientalisme d’Edward Saïd. Ibid., p. 8-9. Sur Saïd voir aussi Ahmad Aijaz : « Orientalism and After : Ambivalence and Metropolitan Location in the Work of Edward Said », In Theory. Classes, Nations, Literatures. Londres/ New York : Verso, 1992, p. 159-219. 49 Cf. Frantz Fanon : « Mais l’idéologie bourgeoise qui est proclamation d’une égalité d’essence entre les hommes, se débrouille pour rester logique avec elle-même en invitant les sous-hommes à s’humaniser à travers le type d’humanité occidental qu’elle incarne. » Les damnés de la terre, p. 205. Amin dénote également à cette dualité universaliste et anti-universaliste de l’eurocentrisme. L’eurocentrisme, p. 8. 50 The Invention of the Americas, p. 19-26. Reprenant des interrogations initiées entre autres par la philosophie d’Emmanuel Levinas, Dussel avance ses interprétations pour souligner la violence non seulement catégorique mais aussi historique dans la construction de l’Autre dans la pensée occidentale, et donc de la subjectivité moderne telle qu’elle était définie par Descartes. Cf. la préface du traducteur Michel D. Barber, ibid., p. i-xxiii.
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non-européen devint centrale après la Renaissance. Depuis, la pensée occidentale se base sur cette reconstruction mythologique d’après laquelle l’Europe représente l’étape supérieure naturelle de l’évolution humaine et, par cela, son centre conceptuel. À l’opposé, l’autre apparaît comme étant essentiellement étranger à la culture et incapable de développement51. Par la présentation de l’Europe comme modèle universaliste, Ahmed Rıza pouvait assumer cette dichotomie malgré le fait que son pays se situât du mauvais côté. Or, la dualité européen/non-européen constitue une dimension plus générale de sa pensée, car elle ne représente pas un symptôme isolé, mais relève en fait d’une structuration intégrale de la pensée en termes d’opposition binaire, c’est-à-dire de ce qui a été identifié comme la base de la métaphysique, donc, de la pensée occidentale52. En effet, la pensée de Rıza opérait en termes d’oppositions qui s’enchaînaient. Ses catégories intellectuelles étaient marquées par ce binarisme, dans lequel deux éléments étaient mis en relation comme des opposés. Et en corrélation directe avec cette dichotomie établie entre l’européen et le non-européen, les groupes d’oppositions distinguaient toujours entre le rationnel et l’irrationnel, liés par un rapport d’identité et d’altérité, et corroboraient ainsi le soi comme un soi rationnel et supérieur à l’autre53. Ainsi, la reprise de ce qu’Amin appelle la « construction mythique » et Derrida la « mythologie blanche », représentait pour Ahmed Rıza la base du développement de sa subjectivité moderne54. La contradiction inhérente à cette mythologie disparaissait par l’appel universaliste qu’il attribuait à l’eurocentrisme : Rıza pouvait dépasser sa propre infériorité et altérité et se définir comme un être rationnel ; mais en s’appropriant cette forme de pensée dichotomique, il restait, malgré sa volonté positiviste de les transgresser, dans les limites de la métaphysique. 51
S. Amin : L’eurocentrisme, p. 9, passim. Nous proposons ici un rapprochement entre Samir Amin et Jacques Derrida. 53 Pour Andrew Wernick, Auguste Comte est l’un des meilleurs représentants de ce binarisme dans la philosophie occidentale : « Comte embodies the most tenacious, and abstract, feature of metaphysics itself. » Auguste Comte and the Religion of Humanity, p. 105. 54 « La métaphysique – mythologie blanche qui rassemble et réfléchit la culture de l’Occident : l’homme blanc prend sa propre mythologie, l’indo-européenne, son logos, c’est à dire le mythos de son idiome, pour la forme universelle de ce qu’il doit vouloir encore appeler la Raison. » « La mythologie blanche. La métaphore dans le texte philosophique », Marges de la philosophie. Paris : Éd. de Minuit, 1972, p. 288. Notons qu’Enrique Dussel utilise une formulation similaire quand il parle de l’eurocentrisme comme un « irrational sacrificial myth ». The Underside of Modernity. Apel, Ricoeur, Rorty, Taylor and the Philosophy of Liberation. Atlantic Highlands, NJ : Humanities Press, 1996 (1994), p. 182. 52
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Pour résumer, l’eurocentrisme chez Ahmed Rıza ne se limite pas à l’adoption du contenu de quelques notions, qui, comme l’a justement noté Stuart Hall, présupposent automatiquement la supériorité occidentale, indépendamment de la volonté de celui qui les utilise55. Plutôt, il se présente comme une base de son identité et constitue un composant fondamental de la grammaire de sa pensée moderniste s’exprimant de ce fait jusqu’aux structures de son raisonnement. La normativité du modèle occidental Nous avons vu l’admiration de Rıza pour l’Occident et son développement qui s’exprime dans ses descriptions du progrès des pays européens et de Paris en particulier. Cette admiration n’était que le référent d’une conceptualisation théorique du monde centrée sur la supériorité occidentale et la nécessité de s’assimiler à l’Europe, au détriment de la tradition et des valeurs indigènes. Déjà le sympathisant jeune-ottoman Sadullah (Paşa), voisin de la famille Rıza et collègue du père İngiliz Ali Bey, avait exprimé dans son célèbre poème « le Dix-neuvième siècle » ce consensus de l’élite occidentalisée suivant lequel, dans un monde marqué par l’accélération du temps, l’adoption du modèle européen et le changement d’orientation représentait une nécessité. Rédigé à la suite de sa visite de l’Exposition universelle de 1878 à Paris, Sadullah évoquait dans son poème l’effondrement des fondations de la pensée ancienne et concluait que, dans un monde où « l’Occident est devenu le lever de soleil de la connaissance », il n’était plus possible de s’en tenir à la tradition56. Ahmed Rıza répéta la même idée onze ans plus tard lors de sa visite de l’Exposition universelle de 188957 : « Car le changement, le mouvement sont les principes du monde / Comment peut-on tenir aux idées vétustes / On ne peut évaluer l’étendue des sciences avec des mesures anciennes / Que la Tour Eiffel devienne la nouvelle référence de l’esprit. » Ce n’est pas un hasard si la conceptualisation du monde sous l’emprise du progrès allait de pair avec l’admiration pour la Tour Eiffel en tant que 55
S. Hall : « The West and the Rest », p. 279. « Megârib oldu dirîga metali’-i irfân. » Cf. C. V. Findley : Ottoman Civil Officialdom, p. 174. Pour une analyse du poème voir B. Burçak : Science, A Remedy for All Ills, p. 106-108. 57 « Çünkü dünyada tagayyür, hareket kaidedir / Köhne efkârda sebata nasıl imkân olsun / Eski mikyâs ile meydan-ı fünûn ölçülemez / Akla Eyfel Kulesi bir yeni mizân olsun » « Acem Şâh’ına Kaside, » Paris, 30 juillet 1889. ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. 56
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référent de la modernité, et si la description de l’Europe et de l’Empire ottoman se faisait en termes d’opposition. Ces vers sont l’expression littéraire de l’eurocentrisme qui se manifestait au niveau général d’une façon plus implicite, assez rarement sous la forme d’une adulation théorique avouée, mais dans des formes d’argumentation qui supposaient nécessairement la supériorité occidentale. Au fond, c’est sous les dispositions idéologiques de l’eurocentrisme que l’hégémonie de la pensée occidentale pouvait se développer. L’Europe présentant le seul cadre de référence de la pensée de Rıza, l’ensemble de ses réflexions se réalisèrent à travers la référence à l’Europe. La prétention à vouloir uniquement adopter des aspects techniques de l’Occident, « les résultats généraux de son évolution scientifique »58, représentait un leitmotiv du discours ottoman moderniste. La réalité fut pourtant bien différente. Car la normativité du modèle européen s’imposait dans pratiquement tous les domaines de la société, et le fait d’avouer le contraire n’est finalement que la preuve du caractère inconscient et idéologique de l’eurocentrisme. La situation des pays européens, leur organisation politique, économique, culturelle et sociale, et — c’est un point particulièrement cher à Ahmed Rıza — leur passé, se présentaient comme des idéaux, dont l’Empire ottoman devait se rapprocher pour être conforme au sens du progrès. Tenant compte de ce fait, les revendications politiques pour la réforme ottomane comportaient nécessairement des renvois à l’Europe. Fidèles au double caractère universaliste et anti-universaliste de l’eurocentrisme, ces références européennes apparaissent comme des phénomènes autant étrangers en ce qu’ils n’existaient pas dans l’Empire et étaient spécifiques à l’Europe, que familiers en ce qu’ils portaient une normativité universelle. C’est sous cette lumière que nous pouvons expliquer la familiarité extraordinaire que les Ottomans lettrés avaient avec l’Europe. La présence dans la culture ottomane du XIXe siècle des pays européens, des développements intérieurs de différents États, de la ville de Paris, et de l’histoire, en particulier de la France, peut nous étonner si nous ne la comprenons pas comme l’expression de l’universalisme d’une fin de siècle mondiale. Cette familiarité se présente comme un moyen de comprendre non seulement l’état des pays européens, mais la condition de son propre pays. Les évocations de l’Europe dans la presse et la littérature représentaient à la fois des histoires d’ailleurs, mais aussi des 58
« Notre programme », Mechveret, 1er décembre 1895.
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histoires à valeur universelle à travers lesquelles se défrichaient le sens du monde et la procession naturelle de l’humanité. L’exemple par excellence de cette forme de pensée est sans doute le statut que la Révolution française prit au cours du XIXe siècle dans le monde entier, et d’abord en France. D’une certaine façon, l’histoire de la France au XIXe siècle peut être écrite comme l’histoire des tentatives de définir la Révolution et son héritage. En conséquence, les interprétations étaient très variées et souvent contradictoires. Par ailleurs, Comte luimême avait développé sa philosophie par rapport aux questionnements ouverts par la Révolution. Toutefois, personne ne contestait que la Révolution représente un événement historique sur lequel se fondait la nation française moderne pour le meilleur ou pour le pire. Mais tout en étant à la base de la nation française, la spécificité de la Révolution était précisément qu’elle se présentait comme un événement universel et commençait à être perçue comme tel dans l’imaginaire des hommes lettrés d’origines diverses59. Par la place cruciale qu’elle occupait dans l’histoire européenne et le caractère modèle qu’elle acquérait grâce à l’expansion de l’Europe, la Révolution devint un véritable moyen de reconnaissance, en ce qu’elle présentait une valeur et un idéal auxquels se mesuraient les évolutions historiques des pays et leur situation politique. Dans l’Empire ottoman aussi, la politique commença à se faire dès les débuts des Tanzimat en référence à la Révolution60. Cette référence déployait cependant toute sa force et toute son attraction auprès des cercles d’oppositions extra-étatiques qui tiraient des parallèles entre la situation de la France au XVIIIe siècle et la situation politique de l’Empire contemporain. Les Jeunes Turcs revendiquaient explicitement l’héritage de la Révolution française pour s’en faire les porteurs dans l’Orient61, ce qui nous pousse à considérer les Jeunes Turcs comme prenant part à l’histoire globale du centième anniversaire de la Révolution. En effet, 1789 représentait dans l’Empire ottoman un programme, potentiellement révolutionnaire, et c’est pour cela que le régime hamidien veillait à ce que toute référence en fût bannie de la presse, des débats intellectuels et 59
« Like a vast shapeless rock worn to a rounded boulder by countless drops of water, the experience, was shaped by millions of printed words into a “concept” on the printed page, and, in due course, into a model. » B. Anderson : Imagined Communities, p. 80. 60 Cf. Wajda Sendesni : Regard de l’historiographie ottomane sur la Révolution française et l’expédition d’Égypte : le cas d’Ahmed Cevdet Pacha. Istanbul : Isis, 2003. 61 Cf. T. Z. Tunaya : Türkiye’de Siyasî Gelişmeler, p. 154 ; E. E. Ramsaur : Jön Türkler, p. 30.
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de l’enseignement et qu’il essayait d’empêcher qu’un trop grand nombre de citoyens ottomans ne se rendent à l’Exposition universelle du Centenaire, celle de 1889. Si Ahmed Rıza n’a jamais consacré une étude à la Révolution, et n’a pas montré autant d’enthousiasme que, par exemple, son camarade jeuneturc Mizancı Mehmed Murad, il faisait toutefois partie des promoteurs ottomans les plus importants de la référence à la Révolution et de sa normativité pour la définition d’une politique ottomane de réforme. De fait, il avait assimilé les leçons de Comte et partageait une interprétation, tout aussi positive, mais plus nuancée de la Révolution, en ce qu’elle se concentrait, dans un prisme évolutionniste, sur l’idée de la continuité de ses origines intellectuelles et aussi sur la nécessité d’éviter l’expérience de la Terreur et des guerres révolutionnaires62. L’importance épistémique qu’il attribuait à la Révolution s’exprime le plus explicitement dans le fait qu’il utilisait, surtout dans les années 1890, l’année révolutionnaire pour dater ses écrits, jusque dans ses notes personnelles. Immédiatement après la prise de la Bastille, l’usage était apparu de parler du « premier an de l’ère de la liberté ». Le calendrier républicain de 1792 représentait un moyen d’institutionnaliser la nouvelle temporalité. Comte avait établi ensuite le calendrier positiviste sur un modèle similaire, datant l’an premier en 1789. Ahmed Rıza assimila l’usage de l’année révolutionnaire de ce calendrier et en élargit la connotation. En effet, il commença au début des années 1890 à donner régulièrement dans sa correspondance et ses publications les années en termes révolutionnaires, même quand il utilisait les jours et les mois selon le calendrier grégorien63. Il s’agit d’une pratique parfaitement exceptionnelle qui était très marginale même auprès de la communauté positiviste et, d’après ce que nous savons, inexistante dans d’autres parties de la société française. De fait, il s’agissait d’une spécificité que l’on ne saurait comprendre sans considérer la place que la Révolution tenait dans la conception du temps chez Rıza : un événement marquant le début d’une nouvelle ère de l’histoire de l’humanité. En utilisant l’année révolutionnaire, celui-ci reconnaissait et perpétuait la portée historique attribuée à 1789. Il se mit dans la 62
Cf. Crise de l’Orient, p. 149. Voir pour exemple la lettre d’Ahmed Rıza à Selma, Paris, 17 Haziran 105 = 17 juin 1893 (Collection Faruk Ilıkan) ; le premier numéro du Meşveret, 13 Cemaziy’ülâhir 1313 – 1 Kânûn-i Evvel 108 = 1er décembre 1895. 63
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continuité de la Révolution qui lui apparaissait non pas comme une histoire nationale, mais une référence politique et temporelle à portée universelle. Ce faisant, il mettait en cause la centralité de l’Hégire du prophète Mahomet qui avait marqué le début de l’islam et était à la base du temps ottoman. Ainsi, l’histoire de la France révélait des idéaux-types de l’évolution historique qu’il fallait adapter à la situation ottomane, comme l’avait déjà suggéré Comte. En conséquence, la référence à la Révolution française imposait un programme de réforme ottomane orienté vers des idéaux de liberté, qui étaient assimilés à l’Europe et en particulier à la France mais apparaissaient en même temps comme des valeurs abstraites. Et elle permettait de retrouver son pays et soi-même dans l’universalité des temps modernes du XIXe siècle. C’est ce qu’exprima Halil Ganem, collaborateur d’Ahmed Rıza et collègue de son père au premier Parlement ottoman, lors du vingtième anniversaire de la proclamation de la constitution ottomane : « Vous avez pensé sans doute que nous sommes des vôtres, que nous appartenons à la même famille, à la grande famille de liberté qui seule enfante le progrès. Eh bien ! vous ne vous trompez pas. Nous sommes Asiatiques et nous sommes Européens ; nous sommes Ottomans et nous sommes Français. Nous sommes Asiatiques par la race et Européens par l’éducation ; nous sommes Ottomans par le sang et par le cœur, nous sommes Français par notre attachement aux principes de la révolution par l’idée émancipatrice, l’âme des peuples civilisés. »64
Comprendre le monde à partir de l’Occident Tenant compte du statut de cette référence européenne, il n’est pas étonnant que Rıza partageât la plupart des conceptions qui prévalaient en Europe sur l’Empire, les pays musulmans ou les pays non-occidentaux. Car le contenu forcément hiérarchisant du modèle européen n’est, en fin du compte, que la dimension immédiatement visible de l’eurocentrisme. Les références constantes à l’Europe et au modèle européen prennent leur sens sur fond de la reprise de l’épistémologie occidentale sur laquelle nous avons insistée. En effet, le système de valeurs et de jugement de Rıza était défini par des concepts originellement occidentaux, comme le progrès et la civilisation, devenus la base unique pour comprendre le 64
« Banquet de la Jeune Turquie – Discours de Halil Ganem Efendi », Mechveret, no 26, 1 janvier 1897. er
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monde et la condition ottomane. Autrement dit, sous l’impact de l’occidentalisation de la pensée ottomane le monde se présentait comme l’expression des concepts originaires de l’Occident et celui-ci tenait la place de référent nécessaire à la pensée. C’est-à-dire que la structure même de l’idéal du savoir et de la volonté de se forger une place dans le monde moderne devait passer par l’adoption des canons européens et se basait sur une perception qui opposait l’Europe comme l’idéal du progrès et la perception de l’Empire comme un problème qu’il fallait résoudre. Par la domination occidentale, le savoir se présentait nécessairement comme une perception européenne visant à classer le monde en fonction des concepts issus de l’Occident et à corroborer, à travers cela, la supériorité occidentale65. Du fait de l’exclusivité de cette référence, l’épistémologie occidentale représentait en effet le seul système de vérité, en dépit de son contenu raciste. Comme nous l’avons déjà dit, Rıza avait assimilé la hiérarchie de civilisation établie d’après les critères occidentaux, avec ses implications non seulement pour les humains tout au bas de l’échelle, comme les Africains et les Noirs, les Indiens ou les nomades, mais aussi pour l’Empire ottoman et les sociétés musulmanes66. En conséquence, Rıza se montrait d’accord avec la description de l’Empire comme un pays inférieur, mais assumait aussi la plupart des bases de jugement de ce constat d’infériorité. Plusieurs critères scientifiques de la compréhension et de la hiérarchisation du monde étaient présents dans son raisonnement67. Mais de loin le point le plus important est qu’il assumait la perception orientaliste de l’islam et de son rôle dans l’Empire, et plus généralement l’idée que la religion représente la base quasi exclusive de l’Empire, ou pour reprendre ses propres termes « la base de toute la société musulmane »68. C’est ce qu’il exprimait par les attaques systématiques contre la religion auxquelles il se livrait dans sa vie privée et aussi par la présence importante 65 Pour Oliver Cox, le développement historique du capitalisme en un système mondial a fait que le savoir se fonde nécessairement sur une perception européenne. Foundations of Capitalism, p. 18-20. Une argumentation similaire a été reprise entre autres par Gayatri Chakravorty Spivak et son concept de « violence épistémique », c’est-à-dire la destruction de toute possibilité de compréhension autre qu’occidentale. 66 Voir p. ex. Crise de l’Orient, p. 71 et 74 ; Vazife ve Mesuliyet 1, p. 23 ; Faillite morale, p. 10-11 et 46. 67 Par exemple le déterminisme climatique qui lui servait de critère pour expliquer la condition de l’Empire et sa différence vis-à-vis de l’Europe. Lâyiha sur la réforme de la langue, p. 8 ; Crise de l’Orient, p. 90, 123 et 135 ; Faillite morale, p. 68. 68 Crise de l’Orient, p. 5.
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de l’islam dans ses écrits français et ottomans, une présence qui ne s’explique pas par des affinités avec des interprétations relevant de l’islamisme politique mais par la reprise implicite du fond de l’orientalisme européen, définissant la religion islamique comme la base de l’Orient et de l’Empire ottoman69. À ce titre, il n’est pas contradictoire qu’il pût se référer positivement à des auteurs jugés hostiles et blasphématoires de l’islam ou de Mahomet, tout en critiquant la perception dominante de l’islam en Europe70. Le constat d’infériorité qui allait de pair avec cette façon de percevoir les sociétés musulmanes ne représentait pas un obstacle à son assimilation par Rıza, mais au contraire, à l’instar de l’assimilation du concept de civilisation, il représentait un moyen d’universalisation dans la perspective de sa disparition dans le temps. Car à la différence des opinions dominantes en Europe, l’infériorité de l’islam et donc de l’Empire n’était pas pour Ahmed Rıza un phénomène catégorique mais un problème de temporalité. Ici, nous constatons que la critique de la perception européenne s’exprimait dans les limites même de cette perception. L’établissement d’une hiérarchie des pays et la légitimation des inégalités n’apparaissaient pas à Ahmed Rıza comme une contradiction inhérente au discours universaliste des temps modernes qu’il faudrait dépasser, mais comme un phénomène qui comportait une signifiance dans le temps et qui en conséquence ne mettait pas en cause la validité de la conceptualisation du monde d’après des concepts issus de l’Occident. Restant dans les limites des concepts assimilés, Rıza était obligé de jouer la carte orientaliste et d’accepter l’infériorité de son pays, à ses yeux temporaire, pour pouvoir élargir la portée des conceptions occidentales et les défendre contre des interprétations essentialistes répandues dans l’Europe de son époque. Restant dans les marges de l’orientalisme européen, son intervention 69 L’étude classique reste Orientalism d’Edward Saïd. Pour une interprétation similaire de la perception européenne du confucianisme en Chine, voir Lionel M. Jensen : Manufacturing Confucianism. Chinese Tradition and Universal Civilization. Durham : Duke University Press, 1997. Notons que la surévaluation du rôle de la religion est également reprochée à Auguste Comte, et qu’il est pour cela logique que Rıza ait été attiré par sa pensée. 70 Rıza partageait ainsi un bon nombre de références-phares du mouvement ouvertement anti-islamique des Garbcılar et pouvait, p. ex., se référer positivement au livre de Reinhart Dozy : Essai sur l’histoire de l’Islamisme. Cf. Crise de l’Orient, p. 45 ; Faillite morale, p. 111. La traduction de ce livre en 1910 par Abdullah Cevdet déclencha l’une des plus importantes controverses de l’histoire de l’édition ottomane. Ş. Hanioğlu : « Garbcılar », p. 137-139 ; İbrahim Hatiboğlu : « Osmanlı Aydınlarınca Dozy’nin Târîh-i İslâmiyyet’ine Yöneltilen Tenkitler », İslâm Araştırmaları Dergisi, 3 (1999), p. 197-213.
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consistait à inverser les éléments essentialistes de l’orientalisme en recourant à la mise en valeur théorique opérée par des courants de la pensée occidentale. Ainsi, Ahmed Rıza contribua à ce mouvement d’inversion que des intellectuels des pays non-occidentaux opéraient au sein de l’orientalisme, faisant que l’orientalisme n’apparaissait plus comme un moyen de domination occidentale, mais comme une incitation à développer leur propre pays71. Mais au fond, Ahmed Rıza faisait preuve de ce que Spivak a nommé la « répétition dans la rupture » (repetition in rupture), où une position et sa contraposition se légitiment mutuellement pour reproduire une même forme de pensée72. L’orientalisme inversé ne pouvait finalement que renforcer des formes d’argumentation que son auteur essayait de dépasser. La revendication de la différence vis-à-vis de l’Occident résidait dans la reprise des mêmes structures de pensée qui présupposaient la supériorité occidentale, et qui simultanément fournissaient la base à l’expression de la différence. À la recherche de la gloire perdue : la découverte du passé et de la nation Si l’assimilation de la dimension hiérarchisante de la pensée occidentale ressort comme une base épistémologique de la vie d’Ahmed Rıza, il serait erroné de considérer que cette assimilation se réalisait d’une façon lisse, dans un simple processus de diffusion linéaire des idées. Au contraire, comme nous allons le voir plus en détail, la normativité assumée du modèle européen et sa définition essentialiste engendraient une tension profonde qui marqua fondamentalement la pensée de Rıza. Sa pensée consistait largement dans la volonté de transgresser le contenu essentialiste des concepts occidentaux qu’il avait assimilés. Mais en cela, Rıza se trouvait confronté à un problème de fond : il essayait de transgresser la connotation spécifique de la pensée occidentale en lui donnant une 71 Cf. Partha Chatterjee : The Nation and Its Fragments. Colonial and Postcolonial Histories. Princeton : Princeton University Press, 1993, p. 6-10 ; C. Findley : « An Ottoman Occidentalist in Europe », p. 44. Voir aussi le concept d’« eurocentrisme inversé » de Samir Amin. L’eurocentrisme, p. 8. 72 Voir Gayatri Chakravorty Spivak : In Other Worlds. Essays in Cultural Politics. Londres/New York : Routledge, 1988, p. 250. Spivak critique aussi par ce concept d’autres théoriciens des postcolonial studies comme Homi Bhabha. Dans le même esprit, Ahmad Aijaz avance une critique de la pensée d’Edward Saïd et de son concept d’orientalisme. « Orientalism and After », p. 195 sqq.
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connotation locale à partir de l’épistémologie de cette même pensée occidentale qui avait l’eurocentrisme inscrit dans son fonctionnement. En vérité, nous touchons à une problématique plus globale, car le cas de Rıza est parfaitement représentatif du dilemme dans lequel se trouvaient la plupart des élites des pays non-occidentaux. Dans le contexte de la domination économique et géopolitique des puissances européennes, la nécessité de d’adapter à une situation locale des concepts conçus comme des valeurs universelles en dépit de leur caractère particulariste représentait, de fait, une réalité mondiale. Mais sous l’hégémonie de la référence occidentale, les structures de la pensée occidentale figuraient nécessairement comme la seule base pour rendre compte de cette réalité. Autrement dit, la domination de l’Occident et le contenu eurocentriste de la pensée universalisée d’Ahmed Rıza se manifestaient même lorsque des membres d’élites non-occidentales comme lui essayaient de la problématiser. Et en effet, paradoxalement, la réponse donnée à ce problème a tout particulièrement contribué à l’établissement d’un monde régi par des standards internationaux définis par l’Occident73. Ici, nous touchons à un phénomène crucial de l’histoire mondiale du XIXe siècle : l’émergence du nationalisme dans le monde non-occidental comme une base idéologique d’élaboration politique, en d’autres mots « la transplantation » de la nation en tant que « forme modulaire »74. La nation, une perception avant d’être une idée Contrairement au développement des nationalismes en Europe, et jusqu’à un certain point sur le continent américain, l’idée de la nation émergea dans les pays non-occidentaux dans un contexte mondial défini par la domination occidentale qui avait alors un rôle essentiel sur sa formation. Sous les conditions de l’impérialisme, la nation se définit en rapport direct avec l’Occident. Cependant, malgré la forme modulaire de 73 Cf. Arif Dirlik : « Globalization Now and Then. Some Thoughts on Contemporary Readings of Late 19th/Early 20th Century Responses to Modernity », Journal of Modern European History, 4/2 (2006), p. 139-142. Voir aussi le recueil d’articles du même auteur Global Modernity. Modernity in the Age of Global Capitalism. Boulder, CO : Paradigm Publishers, 2007. 74 B. Anderson : Imagined Communities, p. 4. Pour une critique du concept d’Anderson, voir Manu Goswami : « Rethinking the Modular Nation Form : Toward a Sociohistorical Conception of Nationalism », Comparative Studies in Society and History, 44/4 (octobre 2002), p. 770-799 ; Harry Harootunian : « Ghostly Comparisons : Anderson’s Telescope », diacritics, 29/4 (hiver 1999), p. 135-149.
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la nation, son adoption dans les pays non-occidentaux ne se faisait pas par une identification avec l’Europe. Il est à ce titre significatif que l’homogénéisation effective du monde engendrée par l’occidentalisation et l’implantation du capitalisme au niveau mondial ne se réalisait pas sous des appels d’identité avec l’Europe. En dépit de la normativité incontestée du modèle européen, son imitation se réalisait sous une revendication de différence75. L’occidentalisation ressort ainsi comme un processus contradictoire, définissant une homogénéisation du monde en termes culturels, économiques, sociaux, administratifs ou intellectuels, mais posant en même temps l’appel à la différence comme la marge de manœuvre des élites non-occidentales et, donc, comme la condition de cette homogénéisation réelle. Au fond, c’est paradoxalement par la revendication à la différence et l’insistance sur des caractères locaux que se réalisa l’universalisation des normes et des valeurs occidentales dans le monde. Cette revendication de différence s’empara de l’idée de la nation et jeta ainsi les bases d’une évolution historique cruciale du XIXe siècle. Comme l’avait dit Ernest Renan en présentant la nation comme « la loi du siècle où nous vivons »76, la nation émergea au cours du XIXe siècle comme un standard international qui était construit comme l’environnement « normal » de l’existence sociétale et la base nécessaire des élaborations politiques77. Dans le même temps, l’État-nation apparaissait comme la seule structure administrative légitime d’un État, adaptée dans le monde entier. L’imitation des structures administratives à l’échelle mondiale, l’uniformisation des élaborations politiques, et enfin, la violence exercée au sein des États vis-à-vis des identités qui ne se pliaient pas à l’idée de la nation, jetèrent les bases du processus d’homogénéisation le plus influent dans l’histoire78. En Europe déjà, la revendication de différence à travers le nationalisme figurait comme la base de l’établissement d’un ordre 75
P. Chatterjee : Nation and Its Fragments, p. 5. Qu’est-ce qu’une nation ?, p. 28. 77 Cf. la présentation de nation comme « the most universally legitimate value in the political life of our time ». B. Anderson : Imagined Communities, p. 12. 78 Cf. Arif Dirlik : « …nation building, representing the demands of those who view themselves to be the most modernized elements in society, has served as the most thoroughgoing instrument of the colonization of the world in the name of modernity that is both extensive and intensive : the colonization of physical space as well as the spaces of everyday life and the interior spaces of individuals. » « The End of Colonialism? The Colonial Modern in the Making of the Global Modernity », boundary 2, 32/1 (printemps 2005), p. 22. 76
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universel, dans lequel le monde serait un « monde de nations »79. Toutefois, dans les régions non-occidentales, la nation représentait d’autant plus un moyen de s’universaliser en ce qu’elle revendiquait la différence vis-à-vis de l’Occident, et ressortait ainsi comme un moyen de se positionner vis-à-vis de la domination occidentale. Mais qu’est-ce qu’une nation ? En dépit du désir inhérent au nationalisme de décrire la nation en termes tautologiques et de la présenter comme une forme naturelle, la définition de ce qu’est la nation reste le point aveugle de toute idéologie nationaliste. Elle est essentiellement l’expression de rêves, d’intérêts, de négociations et de violences80. Ce problème de fond de tout nationalisme devient encore plus compliqué dans le contexte de son adaptation dans un pays où la politique était fortement ethnicisée. De ce point de vue, la pensée d’Ahmed Rıza peut être entièrement décrite comme une pensée aux prises avec les contradictions et les tensions que les élaborations différentes concernant la nation comportaient inévitablement. Et avec la normativité de la nation venait aussi une série d’interrogations politiques, fermement associées avec le nationalisme et traduites dans le contexte d’un pays non-occidental81 : l’idée de la souveraineté, le rapport entre l’État et le peuple, l’idée hautement complexe d’une identité ethnique, ou encore le concept de l’histoire. De cette façon, les élaborations politiques de Rıza doivent être lues comme une tentative de définir la nation dans une situation nationale et internationale surdéterminée et d’amener par cela la nation ottomane vers la modernité. Mais avant d’analyser le nationalisme d’Ahmed Rıza comme un projet politique, soulignons d’abord quelques fondements épistémologiques à travers lesquels le projet nationaliste pouvait s’exprimer. Commençons par un point crucial : le concept de nation chez Ahmed Rıza ne fut pas seulement un idéal mais aussi, et, d’abord, une façon de percevoir son temps. Il ressort de ses écrits qu’il percevait le monde comme un ensemble divisé en nations. D’une part, cette perception se 79 L’expression est empruntée à Chistopher L. Hill, National History and the World of Nations. Voir aussi Eric Hobsbawm : Nations and Nationalism since 1780. Cambridge : Cambridge University Press, 1990. 80 Cf. Manu Goswami : Producing India. From Colonial Economy to National Space. Chicago/Londres : University of Chicago Press, 2004, p. 1-2 ; Étienne Balibar : « Die NationForm : Geschichte und Ideologie », [1988] idem/Immanuel Wallerstein : Rasse, Klasse, Nation. Ambivalente Identitäten. Berlin : Argument, 1992, p. 107-130. 81 Cf. Partha Chatterjee : Nationalist Thought and the Colonial World. A Derivative Discourse. Londres : Zed Books, 1993 (1986).
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basait sur la réalité du XIXe siècle, où l’État-nation était devenu un fait et où le nationalisme se révélait une force politique de premier ordre. D’autre part, cette perception se réalisant en des termes idéologiques, l’État-nation n’apparaissait pas comme une entité politique négociée et le nationalisme non pas comme une idéologie, mais comme l’expression naturelle de la nation, entrant ainsi dans la tautologie classique du nationalisme. Ceci dit, cette naturalité n’impliquait pas que la nation fut une entité qui pouvait exister d’elle-même. Au contraire, l’important était de soigner « la force vitale » (kuvva-i hayatiye)82 de la nation. Et en cela l’idée de la nation était à la fois un impératif et un projet, ouvert à des élaborations politiques définies par l’élite nationaliste. Ainsi, la perception du monde comme un monde de nations impliquait nécessairement une incitation politique. C’est pourquoi il n’est pas étonnant de retrouver chez Rıza une attention systématique aux politiques nationalistes. Ses écrits sont truffés de références à celles-ci dans les pays européens : le patriotisme français, le rôle unificateur de l’armée allemande, les efforts de la définition d’une langue officielle, le système scolaire, les évolutions intellectuelles ayant préparé l’émergence de la nation, le panslavisme, le pangermanisme… Ces références ne comportent cependant pas de connotations ethnicistes. Effectivement, Ahmed Rıza promouvait une définition « civique » du nationalisme, centrée davantage sur des interrogations sur le rapport entre l’État et le peuple que sur des critères ethniques. Les nationalismes se présentent dans ses textes, au moins à première vue, comme des politiques collectives de redressement aboutissant à l’émergence d’États puissants. Ces références confirment ainsi l’idée que la nation était pour lui à la fois un projet politique et le résultat d’efforts ayant préparé l’émergence de la nation. Elles corroboraient ainsi la normativité de la nation pour la réforme de l’Empire ottoman, en tant qu’idéal et aussi en tant que forme nécessaire de son développement. Comme nous l’avons déjà vu dans le sentiment de décalage ressenti par Ahmed Rıza entre la société ottomane et l’Europe, la différence vis-àvis de l’Occident n’était pas, en premier lieu, le résultat d’une revendication nationaliste, mais ressortait comme un problème de structure par rapport au degré de développement réalisé dans les pays européens, nécessitant le changement des bases de la société ottomane. Cette conception de la différence, renforcée par l’écart ressenti entre son propre statut 82
Lâyiha sur la langue, p. 12.
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d’homme « éclairé » et le peuple ottoman « ignorant », avait créé un mépris pour la société ottomane. C’est par rapport à ce mépris né de l’idée de différence vis-à-vis de l’Occident que se manifestait l’importance cruciale de la forme modulaire de la nation pour la définition d’une politique ottomane. L’idée de la nation entra dans un champ d’imagination politique laissé vide depuis l’ébranlement des certitudes politiques des temps prémodernes. Elle faisait figure de base pour une réinterprétation de l’idée de différence. L’importance de la forme modulaire de la nation résidait précisément en ce qu’elle établissait une nouvelle forme d’identification avec l’Empire qui combinait le sentiment d’infériorité et une mise en valeur du pays centrée sur sa capacité potentielle de dépasser cette infériorité. Une fois encore, une conséquence possible du décalage ressenti aurait pu être pour Ahmed Rıza la réclusion hors de la vie publique et le renfermement dans une tour d’ivoire. Si Rıza prit la décision de s’engager pour cette société au fond méprisée, c’est en raison de ses origines familiales, de son appartenance à l’élite étatique qui pesaient sur son parcours et du fait que l’Empire ottoman se présentait pour lui comme un champ de possibilités. Le concept de la nation donna une forme à son engagement politique. Il lui permit de se réconcilier avec son pays et sa condition d’infériorité qu’il épinglait tant. De ce fait, la différence vis-à-vis de l’Occident se posant au début comme un problème finit par devenir le maillon d’un projet politique83. Le concept de nation fut ainsi élaboré en point de départ d’un système de valeurs à travers lequel Ahmed Rıza pouvait établir un rapport à « son » pays qui prenait la forme d’une patrie et d’une « nation », définie comme un champ de possibilités. Le nationalisme se présentait ainsi chez Rıza comme la matrice de son engagement politique pour l’Empire ottoman. Rıza présentait la nation ottomane non pas comme la nation d’un peuple spécifique de l’Empire, mais comme la nation de tous les Ottomans84. Sa conception s’articulait au nationalisme civique de « l’ottomanisme » qui avait été formulé sous les Tanzimat par l’élite politique comme le principe du nouveau rapport entre l’État et le peuple, reposant 83 Nous reprenons ici la position de Partha Chatterjee qui s’est opposé à un modèle réducteur du nationalisme comme un discours « dérivatif » qui aurait découlé d’une forme originale développée en Europe. Nationalist Thought and the Third World, p. 18-22, passim. 84 Cf. Crise de l’Orient, p. 7.
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sur l’égalité des Ottomans, par contraste avec les principes hiérarchiques imposés par l’islam en tant que système socio-juridique de la société prémoderne85. Pour illustrer le changement de mentalité concernant la discrimination traditionnelle entre fidèles et infidèles, on a attribué au sultan Mahmud II cette fameuse phrase : « Je ne veux reconnaître désormais les musulmans qu’à la mosquée, les chrétiens qu’à l’église et les juifs qu’à la synagogue. » Et Ahmed Rıza était prêt à reprendre cette formule dans ses propres écrits pour illustrer sa conception de la nation ottomane86. La nation se présentait chez lui ainsi comme un idéal séculier et moderne, adapté aux exigences du XIXe siècle, et elle se référait à une entité politique abstraite universelle, détachée des identifications particularistes. Dans le monde de nations du XIXe siècle, la place d’une nation composée de différentes nationalités restait à inventer, et force est de constater que sur ce point l’imaginaire d’Ahmed Rıza, et des Jeunes Turcs en général, fut bien étroit. En effet, nous constatons que Rıza était pris dans une contradiction essentielle du concept de nation, marqué par des références à la fois universalistes et particularistes. Si l’idéal de la nation ottomane se présentait comme une abstraction politique, la façon dont cet idéal était mis en valeur dévoile une perception particulariste qui contredisait la définition de la nation en termes universalistes. De fait, l’ottomanisme d’Ahmed Rıza présentant un projet politique civique et global se trouvait contrebalancé par une perception turquiste, c’est-à-dire ethnicisée et particulariste, de la politique ottomane et de la réforme de l’Empire qui colorait l’ensemble de sa pensée. Dans l’ensemble de ses écrits, les nonTurcs apparaissaient essentiellement en termes de difficultés. Cependant, Ahmed Rıza n’avait pas conscience de la nature contradictoire de ses conceptions et l’idéal ottomaniste qui était à la base de son idée de nation se juxtaposait avec une perception turquiste qui empêchait l’élaboration de cet idéal en termes universalistes. Ainsi, la mise en valeur de la nation ottomane donnait à cette nation conçue comme abstraction politique une coloration distincte. La confusion dans les propos et les interprétations qui résultaient de cette juxtaposition d’un idéal 85 Ş. Hanioğlu : « Turkism and the Young Turks », p. 4-5 ; K. Karpat : Politicization of Islam, p. 313-315 ; Mümtaz’er Türköne : Türk Modernleşmesi. Ankara : Lotus, 2003, p. 253 sqq. 86 E. Engelhardt : La Turquie et les Tanzimat, vol. 1, p. 33. La reprise par Ahmed Rıza est légèrement modifiée. Crise de l’Orient, p. 62. Cf. C. V. Findley : Ottoman Civil Officialdom, p. 22-24.
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politique ottomaniste et d’une perception turquiste était en outre aggravée par le fait que Rıza ne s’est jamais consacré explicitement à la question de la nation. C’est pour cela aussi que son élaboration de la nation ottomane manquait des éléments cruciaux du nationalisme et permettait une élaboration contraire à l’idéal ottomaniste affiché. Nous allons revenir sur cette tension profonde entre l’appel universaliste de l’idée de la nation et son élaboration en termes particularistes, tension qui fut centrale dans la pensée politique d’Ahmed Rıza. L’histoire comme un moyen de se retrouver dans les temps modernes L’élaboration d’une nation ottomane pouvait prendre des formes diverses : politique, culturelle, religieuse, linguistique tout autant qu’ethnique et raciale. Mais le fait que Rıza n’abordait pas sa définition avait pour effet que sa référence à la nation ottomane ne se fondait finalement pas sur une réflexion de philosophie politique, ni sur une recherche d’une culture folklorique ou de théories raciales, ni même sur une mise en valeur théorique et systématique d’une ethnie, en dépit de la perception profondément turquiste qui marquait l’ensemble de sa pensée politique. De fait, le principal véhicule de l’élaboration de la nation ottomane, le plus récurrent, le plus systématique, et sous-jacent à pratiquement tous les autres aspects de la pensée d’Ahmed Rıza, — ce fut l’histoire. Pour comprendre l’importance de l’histoire dans l’idée de nation chez Ahmed Rıza, il faut d’abord étudier d’une façon plus générale la place qu’elle occupait dans sa pensée. Commençons par un constat qui, à notre connaissance, n’a jamais été fait à propos d’un penseur ottoman ne se revendiquant pas historien : les références au passé et l’évocation d’exemples historiques occupent clairement la plus grande partie de ses écrits. Comment expliquer cette présence centrale de l’histoire dans la pensée d’Ahmed Rıza ? Déjà dans son adolescence, Rıza faisait preuve d’un grand intérêt pour le passé87. Quand il demanda en 1883 à son beau-frère de ne pas négliger sa propre éducation et de se mettre à la lecture de livres, il l’invita, lui et sa sœur, à consulter tout d’abord des livres d’histoire, à la fois pour « l’amusement » et pour en tirer un « très grand profit »88. En l’occurrence, et certainement pas par hasard, il s’agissait 87
Voir Mukaddeme, p. 1, 6 et 23. « Murad Bey tarihi pek mükemmeldir, hem eğlenmiş ve hem pek ziyâde istifâde etmiş olursunuz. Bunu def’atle Fâhire’me de ihtâr etmiştim[.] Bu ricâmı bu def’a da tekrâr 88
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des volumes de l’histoire universelle (Tarih-i Umûmî), parue entre 1879 et 1882, de (Mizancı) Mehmed Murad, son futur rival jeune-turc, à l’époque professeur d’histoire. Cette série — qui figure comme un des premiers traités turcs supposant une raison et un sens dans l’évolution historique — était alors très populaire auprès du public stambouliote.89. Sans doute faut-il voir dans l’importance accordée à l’histoire l’expression d’une montée de popularité de la réflexion historique dans l’Empire ottoman. Ce fut l’époque où l’enseignement de cette discipline entra dans les cursus scolaires, par exemple au lycée de Galatasaray ou au Mahrec-i Aklam, où l’historien Abdurrahman Şeref, futur compagnon de Rıza, devint professeur d’histoire peu après le départ de celui-ci, ou encore, au Mekteb-i Mülkiye où Mehmed Murad donnait des cours d’histoire, où il émerveillait ses jeunes élèves par ses récits de la Révolution française. D’autre part, l’histoire s’était fermement établie comme un sujet clé dans l’espace public ottoman, notamment depuis les Jeunes Ottomans et Nâmık Kemal en particulier qui faisaient systématiquement référence au passé. En fait, l’interrogation historique était devenue suffisamment importante pour pousser le régime hamidien à intervenir, en particulier après 1891, dans la publication des textes historiques, à en interdire certains, voire même à manipuler leur contenu, une politique qui finit par toucher le Tarih-i Umûmî de Mehmed Murad, banni pour son argumentation générale inspirée de Guizot et ses chapitres sur la Révolution française qui représentaient une partie centrale du livre90. Donc, l’intérêt que montrait Ahmed Rıza pour l’histoire ne fut pas un cas isolé. Pour autant, la portée de cet intérêt représente une exception, et en cela, il fut au fond plus proche des historiens ottomans célèbres comme Ahmed Cevdet Paşa que de la plupart des Jeunes Turcs. Ahmed Rıza ne fut pas un historien, au sens institutionnel ou professionnel du
eder ellerinizi öperim Enişteciğim. » Ahmed Rıza à Osman Bey, Paris, 27 Kanun-i Evvel 1883. ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. 89 Maintes fois rééditée, l’impact de cette série développée à partir de ses notes de cours au Mekteb-i Mülkiye, se voit p. ex. dans son évaluation fortement positive par Ahmed Bedevî Kuran, Osmanlı İmparatorluğunda İnkılâp Hareketleri, p. 172-173. Sur l’ouvrage voir Meltem Toksöz : « The World of Mehmed Murad : Writing Histoires Universelles in Ottoman Turkish », Journal of Ottoman Studies, 40 (2012), p. 343-363 ; Christoph Herzog : Geschichte und Ideologie. Mehmed Murad und Celal Nuri über die historischen Ursachen des osmanischen Niedergangs. Berlin : Klaus Schwarz, 1996. 90 Mehmet Alkan : « Modernization From Empire to Republic and Education in the Process of Nationalism », Kemal Karpat (dir.) : Ottoman Past and Today’s Turkey. Leyde/ Boston/Cologne : Brill, 2000, p. 81.
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mot, mais il fut quelqu’un qui avait assimilé une méthode historique, et pour qui, en cela, l’histoire fut un concept. Dans sa vie tourmentée, il ne s’est pas mis à écrire des études d’histoire académiques ou semi-académiques, mais il partagea avec le nationaliste turc Yusuf Akçura, qui allait prendre le chemin institutionnel d’historien dès la révolution de 1908, la démarche d’établir la réflexion historique comme un des fondements de sa pensée et de considérer l’Histoire comme « un moyen d’analyse de la réalité, et [comme] un guide pour orienter son action »91. Chez Rıza ou Akçura, l’objet de cet intérêt historique fut différent, mais dans les deux cas, une forme de pensée similaire définissait la référence au passé. Nous voyons en effet que chez Rıza la référence historique était inscrite dans les formes de son argumentation et relevait des structures de légitimité de sa pensée. Cette importance allait bien au-delà d’une fonction d’appui, comme pourrait le suggérer la maxime historia magistra vitae d’après laquelle le passé représente un réservoir d’exemples et de leçons à tirer pour éviter de répéter des erreurs commises autrefois92. Également, nous ne devons pas confondre ces références au passé avec le traditionalisme, voire avec une volonté nostalgique de retour en arrière. En vérité, le passé apparaissait dans la pensée de Rıza uniquement dans une téléologie du progrès. C’est-à-dire que l’histoire relevait ainsi directement de sa conception du temps comme un temps de mouvement linéaire et dynamique qui créait un intérêt pour le passé. C’est sous l’emprise du progrès que les références historiques prenaient leur sens, représentant moins des leçons à valeur éducative que des incitations soulignant à la fois la nécessité et la capacité d’action pour surmonter le présent ottoman — un présent ottoman qui n’était pas jugé digne des temps modernes. Dans la perception linéaire du temps, le passé reçut en effet une connotation plus large que celle qu’il pouvait avoir dans une conception cyclique du temps. De fait, le passé pouvait avoir un système et une raison, autrement dit, il pouvait transmettre un sens qui, sous l’expérience vécue des transformations constantes et profondes de l’époque moderne, ne se dévoilait pas autrement à la raison humaine. Ainsi, l’histoire se référait plus au présent qu’au passé, et était en conséquence un véritable moyen de cognition.
91
F. Georgeon : Yusuf Akçura, p. 50. Cf. Reinhart Koselleck : « Historia Magistra Vitae. Über die Auflösung des Topos im Horizont neuzeitlich bewegter Geschichte », Vergangene Zukunft, p. 38-66. 92
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La loi des trois états : le passé comme preuve de la capacité du progrès Si Hegel avait conceptualisé la question de trouver un sens de l’histoire dans ses séminaires sur la philosophie de l’Histoire — traduits en français justement sous le titre La Raison dans l’Histoire —, nous trouvons des interrogations similaires chez un grand nombre de penseurs de la première moitié du XIXe siècle, et tout particulièrement chez Comte. Par ailleurs, c’est à juste titre que Hegel, Comte et Marx sont souvent cités comme exemples de cette façon nouvelle du XIXe siècle de s’interroger sur le passé. Comment, alors, évaluer la nature de l’importance de l’histoire chez Comte, et son impact sur Ahmed Rıza ? Pour Comte, l’histoire représentait un pilier de légitimité épistémologique pour définir ce qui est vrai, c’est-à-dire ce qui doit être reconnu comme principe positif de la nécessaire organisation de la vie humaine93. Dans le positivisme, la vérité positive se déchiffrait par l’abstraction et la réflexion rationnelle, par l’observation de l’état naturel des choses, et enfin par la compréhension détaillée et précise de l’histoire. Car en accord avec la conception linéaire de l’histoire, le positivisme partait de l’idée que les principes positifs valables pour la réorganisation de la société devaient s’être manifestés dans une forme primitive dans le passé où ils s’étaient présentés comme des principes socio-politiques pertinents pour le bon fonctionnement de la société, conforme au degré de développement régnant à l’époque. C’est par cette idée que Comte définit sa théorie très influente des « trois états » qui peut décrire, à la fois, une évolution historique ou une loi générale de développement de la pensée humaine94. D’après ce concept, l’esprit humain de chaque individu tout comme l’organisation sociale passe nécessairement par trois étapes — théologique, métaphysique et enfin scientifique ou positive — pour arriver à l’utopie de la société positiviste. Cette conception avait une implication fondamentale pour la perception du passé et du présent à la lumière du progrès. Si l’élan de la Révolution française avait insisté sur la rupture avec le passé et créé une 93 « Le siècle actuel sera principalement caractérisé par l’irrévocable prépondérance de l’histoire, en philosophie, en politique, et même en poésie. Cette universelle suprématie du point de vue historique constitue à la fois le principe essentiel du positivisme et son résultat général. » Système de politique positive, vol. III, p. 1. 94 C’est dans le Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société de 1822 que Comte présenta pour la première fois sa théorie des trois états. Nous utilisons la version présentée par Angèle Kremer-Marietti dans la série numérique Les classiques des sciences sociales (http://classiques.uqac.ca/).
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opposition antagoniste entre le nouveau et l’ancien, appelant à la destruction de tout ce qui pouvait représenter un obstacle à la mise en place du progrès, et si, de l’autre côté, le conservatisme s’exprimait contre le changement pour éviter l’affaiblissement de la cohésion sociale, Comte proposait avec sa loi des trois états de lier le passé et le futur. Autrement dit, cette loi permettait de prétendre à une synthèse entre ce qui avait été considéré comme des antithèses : ordre et progrès. C’est sous ce prisme positiviste qu’apparaissait chez Ahmed Rıza le passé. Certes, il pouvait écrire qu’il fallait apprendre du passé ottoman95. Mais, contrairement aux positions traditionalistes, prises dans la conception cyclique du temps, le passé n’apparaissait pas comme un idéal perdu auquel il fallait revenir. Au contraire, Rıza notait bien qu’il n’était pas possible de rattraper cet ancien ordre que la progression des sociétés aurait de toute façon rendu anachronique. Or il reconnaissait dans cet ancien ordre la manifestation des principes scientifiques dans leur forme primitive, c’est-à-dire dans l’état théologique. À l’instar de Comte qui avait procédé à une réhabilitation du Moyen Âge, en lançant sa célèbre phrase « la société ne saurait être moins complètement organisée au XIXe siècle qu’elle ne l’était au XIe siècle »96, Ahmed Rıza pouvait exprimer son estime pour l’islam qui avait, d’après lui, garanti le fonctionnement de la société à une certaine étape du progrès de l’humanité et avait donc fait preuve de principes sociétaux positifs dans leur forme primitive. Ce qu’il reconnaissait dans le passé c’était l’expression non pas d’un ordre idéal ou d’un réservoir de leçons à tirer, mais d’un principe à son état théologique. C’est sous ce prisme qu’apparaît chez lui la référence historique au passé de l’Empire ottoman et de l’islam qui remplit des milliers de pages. Il s’agit d’un passé glorifié non pas en fonction des valeurs de l’époque, mais en fonction des principes modernes et de leur soutien au progrès général de l’humanité. Le passé musulman et ottoman glorifié contrastait avec le dédain que Rıza exprimait fréquemment pour le présent. Cependant ce contraste était tourné en une opposition fructueuse, car la mise 95
« Mâzimiz bu gibi büyük derslerle zengin ve şayân-ı imtisal-i ifa’l ile mâla-i maldır. » Mektub, p. 28. Signalons que dans ces références il se référait la plupart du temps au passé immédiat, comme la guerre russo-turque de 1293 (1877/78) ou la perte des territoires ottomans, pour souligner l’insuffisance des dispositions militaires, diplomatiques, administratives en place. Voir p. ex. Asker, p. 14-15 ; Kadın, p. 16 ; Crise de l’Orient, p. 8 et 12. 96 Plan des travaux scientifiques nécessaires, p. 67.
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en avant d’un passé glorieux rendait possible une réconciliation avec la patrie ottomane, grâce à l’estime positiviste pour les principes de l’islam vu comme une religion plus systématique que le christianisme. En effet, l’histoire ajoutait de la matérialité à cette appréciation abstraite pour l’islam en tant que base de l’Empire ottoman. La logique de la loi des trois états stipulait que la performance des pays musulmans dans le passé était la preuve qu’il existait dans l’islam des principes de progrès à leur état théologique. Si les pays d’islam avaient été capables de progrès dans le passé et avaient même, de loin, surpassé les pays européens dans leurs performances, logiquement, de par leur nature et leur histoire, ils étaient disposés au progrès et donc au dépassement de leur condition actuelle d’infériorité. Étonnamment, Ahmed Rıza n’a pas développé un concept de déclin de l’Empire ottoman en fonction de l’application de cette théorie. En fait, il n’a pas du tout proposé une théorie du déclin, et ses explications se limitent ainsi à quelques réflexions peu cohérentes sur la corruption des valeurs traditionnelles et, en particulier, à l’idée que l’Europe chrétienne n’aurait cessé d’agresser les pays d’islam et l’Empire ottoman en tant que puissance islamique97. Cependant, dans son prisme positiviste, la condition ottomane se présentait dans sa pensée comme un problème né du fait que l’Empire, jadis performant grâce aux principes positifs à leur état théologique, avait manqué la transition de ces principes à l’étape métaphysique, voire positive. Cela ouvrait une porte à l’intervention politique. Grâce à la mise en valeur théorique et historique positiviste et à la recherche d’un sens dans l’histoire, Ahmed Rıza pouvait se réconcilier avec l’islam, considéré comme la base exclusive de la société ottomane, car les principes islamiques de la société, tout en étant restés à leur état théologique, se présentaient pour lui comme des principes positifs. À l’instar d’Auguste Comte ou Pierre Laffitte, il pouvait considérer que la spiritualité des sociétés islamiques ne fournissait pas la preuve du caractère rétrograde éternel de l’islam, comme cela était systématiquement mis en avant en Europe, mais devait être interprétée dans la continuité de l’histoire humaine comme l’expression nécessaire des principes positifs à leur état théologique98. 97 Ces analyses étaient répandues dans les traités historiques de la fin de l’Empire. Cf. C. Herzog : Geschichte und Ideologie. 98 E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 522-523.
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Au fond, il s’agissait de l’assimilation du coup de génie d’Auguste Comte sur lequel s’était établie la popularité du positivisme dans la politique du XIXe siècle : la réconciliation entre les principes d’ordre et de progrès, alors considérés comme opposés. Sous le prisme de cette synthèse, les éléments considérés comme étant contraires au progrès pouvaient être réinterprétés comme des formes portant en elles-mêmes le potentiel de progrès, à condition que leurs principes soient actualisés à la lumière du savoir positif. L’orientalisme inversé et la nécessité de changement L’histoire et le potentiel théorique attribué à l’islam pouvaient faire passer l’Empire d’un pays rétrograde en un terrain positiviste de prédilection, à la condition de mettre en place un système politique en accord avec ses principes sociétaux. Cette appréciation favorable de l’Empire fut en outre renforcée par un autre aspect de la doctrine comtienne. Comte s’était efforcé de prouver que l’idée positiviste était destinée à naître en Occident, car il s’agissait de la seule partie du monde qui avait vécu les étapes théologique et métaphysique de l’évolution et qui, par cela, avait engendré la révélation positiviste qu’il fallait désormais appliquer et répandre dans le monde. Ainsi, l’Occident prétendait à la supériorité vis-à-vis du reste du monde grâce à l’apogée positiviste que son évolution intellectuelle avait accomplie. Or, en vérité, les pays du reste du monde se trouvaient en même temps dans une position avantageuse vis-à-vis de l’Occident. En effet, d’après cette logique — et essentiellement contraire à l’avancement par étapes stipulé par la loi des trois états —, ces pays n’avaient pas besoin de suivre le même développement et pouvait donc sauter l’étape métaphysique avec les méfaits révolutionnaires que celle-ci avait occasionnés. Au final, s’étant déjà révélée en Occident, la doctrine positiviste n’avait donc pas besoin d’être réinventée99. Laffitte élabora l’idée que l’évolution vers l’état positiviste s’était déjà mise en route dans le monde en insistant plus largement sur « la valeur transitoire de l’Islam », par laquelle il établit à la fois le caractère inférieur des sociétés islamiques et leur potentiel d’élévation vers le stade 99 L’argumentaire de la lettre de Comte à Reşid Paşa suit exactement cette logique et lui propose de passer grâce à l’islam au stade positif « sans aucune transition métaphysique ». Voir E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 450-451.
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ultime de l’histoire humaine100. Son intérêt pour l’islam et pour sa valeur « transitoire » se développa en réaction à l’intégration des populations musulmanes dans l’empire colonial français. Au fond, ses idées s’inscrivaient dans les rêveries utopiques d’une amélioration du monde par la politique coloniale, qui motivaient des groupes dans les sociétés impérialistes, bien au-delà des cercles expansionnistes radicaux. Toutefois, ni Comte, ni Laffitte n’avaient développé l’idée de la valeur transitoire de l’islam en une véritable théorie. Elle restait liée à des considérations immédiates de la politique française, et était, au fond, en contradiction avec l’évolutionnisme de la doctrine positiviste. Par conséquent, leur approche de l’islam restait fortement ambivalente101. Pour autant, cette conception positiviste eut des conséquences capitales pour la pensée politique de Rıza. Son programme politique peut effectivement être lu comme une tentative d’adapter le positivisme à la société ottomane. Le positivisme représentait pour lui une doctrine moderniste permettant la réforme de l’Empire ottoman. En même temps, nous pouvons aussi dire, si nous voulons mettre en avant son identité positiviste, que l’Empire ottoman représentait pour lui le champ d’application du positivisme. L’approche en faveur de l’islam revenait en effet pour Ahmed Rıza à une nouvelle vision politique. Elle adoucissait la polarisation qui s’exprimait dans sa volonté d’homme moderne de se dresser contre l’existant pour changer son environnement et soi-même. L’islam qu’il n’arrêtait pas d’attaquer en privé apparaissait certes comme un problème, mais aussi comme un point de départ par la reconnaissance de son potentiel de progrès prouvé par son passé. C’est sur l’idée de la « valeur transitoire » de l’islam que se basait sa définition de la réforme de l’Empire. Étant donné les dispositions théorique et historique de l’islam au progrès, la politique de réforme devrait en quelque sorte viser à « positiviser » les principes islamiques, c’est-à-dire les éclairer de la lumière positiviste. Ces écrits peuvent être lus comme la démonstration de l’accord entre les principes fondamentaux de l’islam et la doctrine positiviste en tant 100
Pierre Laffitte : « Dangers de l’action de l’Occident sur le reste de la planète », Revue occidentale, 8/1 (1er janvier 1885), p. 83. Cf. idem : Les Grands types de l’Humanité, vol. 1, p. 340 sqq. ; A. Comte : Système de politique positive, vol. III, p. 49. 101 Malgré cette idée de la possibilité des sociétés musulmanes de sauter l’état métaphysique, Comte aussi bien que Laffitte posaient l’évolution historique européenne comme le modèle incontournable de toute évolution humaine. C’est ce qui ressort nettement des passages, cités par Kabakçı, de Comte et de Laffitte à propos de l’islam.
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que point culminant de la pensée progressiste. Partant de cette idée de concordance, Rıza entreprit une relecture de l’islam à la lumière du positivisme, avec des arguments qui frôlent parfois le caricatural102. Ainsi il supposait par exemple l’existence des principes de légitimité positivistes dans le Coran. « “Ne t’attache point, dit en effet le Coran, à une idée par la simple supposition, sans en être sûr par la science”. N’est-ce pas là un principe fondamental qui se rapproche singulièrement de l’observation et l’expérience ? »103 Dans la même idée, il écrivit : « Un verset très remarquable, mais mal rendu dans toutes les traductions françaises que j’ai pu consulter ordonne aux musulmans “de ne pas se laisser entraîner à croire aux choses qui ne sont pas contrôlées par la science”. »104 Pour soutenir son idée de progrès, il appuyait sa proposition selon laquelle « dans le milieu de la nature, tout change et se renouvelle »,105 par une citation en note de l’un des versets du Coran les plus populaires de son époque : « Tout ce qui est sur la terre passera / La face seule de Dieu restera environnée de majesté et de gloire. » (55 : 26-27) Ou encore, il soutenait que le fatalisme dans l’islam, avancé comme argument en Europe pour expliquer le sous-développement d’un Orient emprisonné dans une conception statique de l’action humaine, permettait parfaitement d’apprendre aux musulmans que toute chose dans la vie était soumise aux lois naturelles et invariables106. C’est ainsi que le Coran se présentait pour lui non pas comme la révélation divine, mais comme la révélation des lois naturelles, un compendium de principes scientifiques camouflés dans un état théologique : « Le Coran n’est pas seulement un livre spirituel mais aussi une législation positive. »107 Bien sûr, il n’est pas possible de dissocier cette approche de l’islam de la volonté de Rıza d’aller à l’encontre des perceptions européennes dominantes, et elle doit, en effet, être essentiellement lue dans le contexte de l’orientalisme européen. D’autre part, réduire l’approche de l’islam par Rıza à une stratégie, ou à un réflexe de défense, serait méconnaître que 102 Pour le cas similaire d’Abdullah Cevdet, voir Ş. Hanioğlu : « Blueprints for a Future Society », p. 56-57. 103 « Centenaire d’Auguste Comte – Discours de M. Ahmed Riza », Revue occidentale, 21/2 (1er mars 1898), p. 229. Voir aussi Tolérance musulmane, p. 20. 104 Tolérance musulmane, p. 26. Cf. la traduction de Kasimirski (17 : 38) : « Ne poursuis point ce que tu ne connais pas, l’ouïe, la vue, l’esprit. On vous demandera compte de tout. » 105 « Hal-i tabîi’yide herşey tahavvül ve tecdid eder. » Mektub, p. 3. 106 Crise de l’Orient, p. 16-18. 107 C’est nous qui soulignons. Crise de l’Orient, p. 21.
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son identité jeune-turque rejoignait son identité positiviste dans l’idée de la valeur transitoire de l’islam et que l’idée de concordance entre les principes positifs et l’islam représentait au fond une manière de percevoir et de conceptualiser la réalité ottomane. En cela, Rıza se distinguait radicalement du fondamentalisme religieux. Sa vision n’était pas tournée vers le passé et ne considérait pas en bloc la modernité comme une menace envers une société ottomane rendue malade par des germes d’immoralisme108. Au fond, il avait une définition matérialiste et profondément areligieuse de l’islam. Ce qui l’intéressait dans l’étude de la religion ne relevait pas du spirituel mais de son implication positive dans le prisme de la loi des trois états. L’islam était plus qu’une religion. Il se présentait comme « l’unique facteur de moralisation, […] le substratum de la législation ottomane. […] L’Islamisme n’est pas seulement une religion dans le sens vulgaire du mot ; il est en même temps un code civil et moral. Il englobe tout ensemble les besoins matériels, le cœur, l’intelligence et l’énergie de l’homme. »109 Effectivement, l’intérêt de Rıza pour l’islam ne venait nullement de la tradition islamique. Sa découverte de l’islam date de son séjour à Paris, et la source de cette découverte ne fut pas la théologie islamique, ni la littérature classique, ni les débats en cours dans l’Empire ottoman sur l’islam et la modernité110, mais le positivisme. On peut même se demander si Rıza avait lu cette « législation positive » que fut pour lui le Coran avant sa conversion au positivisme. En effet, les références coraniques dans ses textes sont majoritairement le résultat de ses lectures des textes positivistes, en particulier ceux de Pierre Laffitte et d’Émile Corra. Dans ses cahiers de notes, il recueillait les références de ces auteurs et les annotait en français ou en ottoman111. On notera aussi que les quelques références aux savants musulmans des périodes classiques, comme Ulug Bey ou Feridun Bey, sont tirées des sources occidentales112. De même, il n’y a pas de doute qu’il ait lu le Coran non pas dans le texte original mais 108
Cf. Esther Debus : Sebilürreşâd. Francfort-sur-le-Main : Peter Lang, 1991, p. 53-58. Crise de l’Orient, p. 5. 110 M. Sait Özervarlı : Kelâmda Yenilik Arayışları. 19. Yüzyıl Sonu – 20. Yüzyıl Başı. Istanbul : İSAM Yay., 2008. 111 Voir notamment son cahier de notes, probablement des milieux des années 1890, dans AN, 17AS/10, Dossier 10. Outre une liste des versets coraniques, on y trouve des notes prises sur une multitude de livres et d’articles de la Revue occidentale. 112 Voir Tolérance musulmane, p. 14 sur la mention de Feridoun Bey dans Ricaud : Histoire de l’état actuel de l’Empire ottoman ; et AN, 17AS/10 : note non-datée sur Thomas Hyde et Gregory Sharpe et leur références à l’astronomie d’Ulug Bey. 109
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à partir de la traduction d’Albert Kasimirski de 1840, unique version française de référence pendant plus d’un siècle113 ; et du reste, c’était aussi la seule version du livre sacré que le matérialiste Beşir Fuad disait pouvoir comprendre114. De ce fait, les références islamiques de Rıza ne provenaient pas d’une lecture approfondie des textes sacrés, mais des renvois à ceux-ci qu’on trouvait dans des ouvrages occidentaux. C’est probablement cette différence de sources et aussi de méthodologie, marquée par une approche indirecte de l’islam, qui explique que les références coraniques d’Ahmed Rıza n’étaient généralement pas les mêmes que celles des auteurs du réformisme musulman comme alAfghani ou même Nâmık Kemal. Ces derniers visaient à promouvoir l’islam en tant que religion dynamique à travers la scholastique théologique. D’après nos recherches, il semble que, pour l’essentiel, Rıza n’ait pas partagé les références conventionnelles des savants musulmans qui s’efforçaient de mettre à jour l’islam et de prouver sa compatibilité avec la modernité ; non pas nécessairement parce qu’il leur était opposé, mais parce qu’il mettait en œuvre une méthodologie inductive115. Les représentants du réformisme musulman insistaient sur la capacité, et la nécessité, d’adapter l’islam à la modernité pour sauver la communauté musulmane, et finalement aussi la religion musulmane. Ahmed Rıza, quant à lui, ne s’intéressait pas à des réformes dans la religion. Il projetait non pas la réforme dans l’islam mais la réforme de l’islam. Quand il faisait valoir une conception dynamique de l’islam, il ne s’agissait pas d’adapter la religion aux temps modernes mais de promouvoir son propre dépassement vers le stade positif. Pour le dire autrement, lorsqu’il mettait en valeur l’islam et présentait l’apport de ses principes positifs pour l’avènement de l’âge scientifique, il s’empressait au fond de faire, implicitement, la promotion d’une autre « religion », celle de l’Humanité. Pour souligner la continuité entre l’islam et la doctrine de Comte, il prenait à son compte la redéfinition positiviste du mot « religion » à partir de la loi des trois états : « Religion signifie 113 Voir l’introduction de Mohammed Arkoun à l’édition de 1970. Le Coran. Paris : Flammarion, 1970. 114 N. Berkes : Development of Secularism in Turkey, p. 293. 115 C’est l’index de références coraniques dans le recueil de textes d’auteurs musulmans réformistes de Charles Kurzman qui nous a permis de venir à cette conclusion, sans pouvoir prétendre à l’exhaustivité. Modernist Islam : A Sourcebook, 1840-1940. Oxford : Oxford University Press, 2002, p. 379-380. Une exception notable sont les versets coraniques sur les femmes où les citations de Rıza se recoupent avec celles de la plupart des auteurs.
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réformer et réorganiser le genre humain, et rassembler le peuple autour d’une idée d’union. Tevhid [le principe d’unicité islamique] signifie réunir. La suite du monde et son perfectionnement dépendront de la loi d’union et de communion. »116 Le passage à la Religion de l’Humanité s’expliquait dans cette perspective comme étant contingent à l’esprit de l’islam, établi par Mahomet dans son respect des religions précédentes du livre : « Chaque religion était à ses yeux bonne pour l’époque qui l’avait enfantée et professée. […] Il attribuait aux circonstances et aux nécessités du moment les modifications survenues avec le temps dans les doctrines religieuses. C’est ainsi que l’islamisme permet aux ulémas de modifier les lois civiles et religieuses et même d’en abandonner complètement quelques-unes, afin de les mettre en harmonie avec les besoins nécessités par l’évolution sociale. »117
Établir un rapport à son pays : les conditions de la nation La lecture biaisée que faisait Ahmed Rıza de l’islam peut paraître fantaisiste ou manipulatrice. De fait, il reste encore un travail philologique approfondi à faire pour révéler les interprétations volontaristes qu’il fit des textes sacrés118. Toutefois, cette approche est loin de se limiter à une simple stratégie et ressort comme une matrice pour établir un rapport à l’Empire ottoman en tant que champ de possibilité politique. Il serait à peine possible d’exagérer l’importance de cette forme de perception. Elle lui permettait de définir la condition de l’Empire ottoman comme une condition de transition vers l’ordre positiviste, en accord avec sa conception du temps comme un temps en mouvement, dans lequel, en contraste avec ses potentiels historique et théorique, le présent peu glorieux de l’Empire ne pouvait avoir qu’un caractère éphémère, c’est-à-dire transitoire. En même temps, cette perception portait une implication politique directe, car elle permettait à Ahmed Rıza de résoudre l’un des problèmes de fond qui se posaient aux élites politiques des pays non-occidentaux : celui de la transformation d’une société dont les structures en place étaient considérées comme étant opposées à sa transformation. 116 « Dinden maksad tebây’-ı beşeriyeyi ıslâh ve tanzim etmek ve umûmu bir nokta-yı ittihada toplamaktır. Tevhid birleştirmek demektir. Cihanın muhafaza-i devamı[,] hüsn-i intizamı ittihad ve iştirak kanununa tâ’bidir. » Lâyiha, p. 39. 117 Tolérance musulmane, p. 10. 118 Enes Kabakçı a pu nous préciser que Rıza s’autorisait certaines manipulations dans ses interprétations des versets du Coran et des hadiths.
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Le présent ottoman, la volonté de changement et l’idéalisme politique Ce problème relevait en effet d’une interrogation politique fondamentale et ne visait pas moins qu’à définir le sens de l’intervention politique. Dans le contexte des pays de la périphérie, cette problématique ressortait comme une question surdéterminée, car elle portait en elle la tension créée entre la normativité supposée de l’évolution sociale et historique européenne et la volonté de l’élite non-occidentale de définir une marge de manœuvre autochtone. Elle s’imposait en particulier lorsqu’une pensée occidentale devenait la base de l’élaboration politique dans un contexte non-occidental, autrement dit quand il s’agissait de traduire une pensée occidentale considérée comme étant universelle dans une condition locale. Bien entendu, cette question se pose à chaque adaptation d’une pensée pour des motifs politiques dans un contexte autre que celui de sa production, et effectivement, on ne saurait comprendre l’histoire politique et intellectuelle du tournant du siècle sans prendre en compte les multiples interrogations que se sont posées, par exemple, les révolutionnaires russes ou polonais, sur la valeur d’action du marxisme pour leur engagement politique. Cependant, dans le contexte d’un pays nonoccidental, cette question portait un sens politique particulier, étant donné qu’elle se posait dans le contexte de l’impérialisme géopolitique et de l’eurocentrisme conceptuel119. Si Ahmed Rıza avait été socialiste, voire s’il avait été plus ouvert à la condition sociale de l’Empire ottoman, il aurait sans doute discuté la problématique de la transformation d’une société dont les structures étaient définies comme déficitaires par une idéologie développée dans un contexte occidental bien différent de celui de l’Empire. Mais Rıza n’éprouvait pas ce besoin, tellement il était évident pour lui que la solution à ce problème se trouvait dans la « valeur transitoire » de l’islam, redéfinie en un concept de transformation politique. La disposition théorique et historique de l’islam soulignait pour lui la nécessité d’influer sur les principes d’ordre de l’Empire afin de permettre leur transition en principes positifs. Pour Ahmed Rıza, la transformation de la société ottomane n’était pas à venir par la radicalisation des luttes, par le déploiement des 119 Sur des réflexions conceptuelles, à l’exemple d’une comparaison entre le marxisme de Gramsci et celui de Mao, voir Arif Dirlik : « The Predicament of Marxist Revolutionary Consciousness : Mao Zedong, Antonio Gramsci, and the Reformulation of Marxist Revolutionary Theory », [1983] Marxism in the Chinese Revolution. Lanham : Rowman & Littlefield, 2005, p. 125-148.
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contradictions inhérentes à la société ottomane, par une insurrection contre la domination occidentale, autrement dit, par la révolution, mais par le perfectionnement de l’ordre existant. La cohésion primait sur la contradiction : « Le progrès, selon la belle expression d’Auguste Comte, n’est que le développement de l’ordre. »120 D’après Rıza, l’ordre existant portait en lui les piliers de son perfectionnement, et c’est pour cela qu’il n’était pas capable de développer une compréhension du monde en termes de contradiction et que sa pensée restait essentiellement idéaliste. Puisque les bases du progrès existaient déjà, le changement pourrait être incité en préparant simplement son cadre idéologique et administratif. Nous pouvons rapprocher ici Ahmed Rıza d’un grand nombre de dirigeants socialistes du tiers-monde du XXe siècle, de Mao et son entourage, ou encore de certains socialistes russes de son époque, comme par exemple Plekhanov. Ceux-ci ont tous insisté sur la possibilité d’action révolutionnaire à travers ce que l’on a appelé la « superstructure »121. L’existence chez des penseurs d’origines différentes d’une insistance idéaliste similaire sur la possibilité d’influer sur le changement de la société à travers la superstructure, et en particulier la structure de l’État, s’inscrit dans les tentatives de trouver à tout prix une solution à ce problème de fond de la transformation politique. Pourtant, les parallèles s’arrêtent là. Chez les penseurs communistes, les propositions se présentaient — souvent avec beaucoup d’autoréflexion sur leur propre rôle et celui de l’élite dans l’exécution du programme de changement — comme un mal temporaire mais nécessaire pour réaliser la révolution de la société et l’abolition des structures de pouvoir. Chez Ahmed Rıza, cet idéalisme servait au contraire comme un moyen d’élaborer une interprétation conservatrice de la modernité et se présentait comme une volonté de forger la société d’après ses propres idées politiques et donner une forme à la transition inévitable et concrète de l’Empire. L’idéalisme servait à adoucir le caractère révolutionnaire que comportait la notion de progrès imposé par le cours du temps. Le changement se présentait dans une idée de continuité qui n’avait rien à voir avec la confiance que les communistes accordaient, en théorie, au 120 Crise de l’Orient, p. 4. Voir aussi « Le calife et ses devoirs », Revue occidentale, 19/4 (1er juin 1896), p. 197 : « Le progrès de l’esprit humain est une chaîne continue. » 121 Cf. A. Dirlik : « The Predicament of Marxist Revolutionary Consciousness », p. 132-137 ; Isaiah Berlin : « Russian Populism », Russian Thinkers, éd. Henry Hardy/ Aileen Kelly. Londres : Hogarth Press, 1978, p. 218-224.
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potentiel révolutionnaire du peuple. Il visait à cimenter, et non pas à révolutionner, une structure marquée par des rapports de force hiérarchiques. Grâce à cela, Ahmed Rıza pouvait présenter la nécessité du progrès non pas comme un besoin de bouleverser le présent mais essentiellement comme la continuité d’une idée et de son application, préconisée par l’islam : « Le grand principe de l’islamisme est celui de la continuité, de l’évolution et du progrès. »122 Logiquement, le changement de la société était à venir non pas d’en bas, mais d’en haut par des réarrangements des cadres institutionnels, pour ne pas faire un « bond dans l’inconnu et brûler les étapes suivant la thèse révolutionnaire des sophistes. »123 C’est pour cela que la pensée de Rıza s’adressait en premier lieu non pas au peuple, comme l’aurait pu faire penser son intérêt pour l’agriculture, mais à l’État, comme l’impliquait son origine sociale. Loin de la problématisation de l’élite présente dans la pensée communiste, l’idéalisme politique de Rıza développait le concept de l’élite comme une nécessité sociale et comme l’expression naturelle de l’ordre des choses. Cette élite était à la fois le gardien à venir de l’ordre positiviste, indispensable à l’exercice d’un pouvoir fondé sur des principes abstraits, et la force spirituelle de la transformation politique nécessaire pour établir le nouvel ordre. Elle se présentait comme une force qui avait compris la valeur positive des bases de l’ordre existant au sein de la société et de la nécessité de les positiviser. Autrement dit, Ahmed Rıza présupposait une place cruciale à sa propre personne, conforme à sa fonction de représentant de l’Orient au sein de la communauté positiviste. Cette conception conservatrice de la transformation nécessaire de la société ottomane définissait la façon dont il comptait réaliser le positivisme dans l’Empire ottoman. Guidé par l’idée de la continuité naturelle entre l’islam et le positivisme, Ahmed Rıza développait un programme modéré de propagation du positivisme. Sa perception idéaliste de la politique lui permettait de faire abstraction de plusieurs aspects qui constituaient, de fait, des obstacles à la diffusion d’une philosophie occidentale dans l’Empire ottoman : circulation limitée des concepts philosophiques, taux d’alphabétisation bas, poids de la doctrine religieuse, et enfin, caractère essentiellement chrétien du positivisme. Ahmed Rıza ne pouvait évidemment pas négliger ces difficultés qui se présentaient à ses projets positivistes. Son idée de propager le positivisme dans l’Empire ottoman 122 123
Tolérance musulmane, p. 10. Crise de l’Orient, p. 4.
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se basait sur une contradiction et il devait faire le grand écart entre le désir d’éveiller le potentiel positiviste inhérent de la population ottomane et les conditions qui faisaient obstacle à la diffusion — et à l’acceptation — des concepts positivistes auprès de cette même population. La solution qu’il trouva fut d’éviter la confrontation frontale et d’apprendre le positivisme aux Ottomans d’une façon indirecte, voire cachée, « par une douce persuasion » en s’adaptant aux conditions locales de l’Empire124. « Même Rechid et Midhat Pacha », écrivit-il, « ont dû donner un cachet oriental à certaines lois administratives qu’ils ont empruntées au Code Napoléon. (…) Si nous voulons surmonter toutes les difficultés — morales et sociales — de la transition, nous devons employer la même tactique que ces célèbres vizirs, et nous abstenir, pour le moment, de prononcer en Orient le nom vénéré d’Auguste Comte. »125
À ses coreligionnaires français qui, peu satisfaits de son programme, lui reprochaient de ne pas professer le positivisme ouvertement, Rıza répondit avec Mahomet : « Parlez au peuple suivant le degré de son intelligence. »126 D’après Rıza, pour vaincre les réticences initiales de la population, il fallait s’approcher avec beaucoup de précaution. Toutefois, étant donné que les Ottomans étaient par le caractère spécifique de l’islam déjà disposés à la doctrine positiviste, il estimait possible de préparer l’avènement de la doctrine de Comte dans l’Empire, en dépit de tous les problèmes qui se posaient à la diffusion des idées positivistes. « Ce qui est certain, c’est qu’un musulman, avec Instruction [sic], peut devenir facilement positiviste. »127 Et pour cela, « il faut l’émonder [la doctrine de Comte], la simplifier, vulgariser et renouveler les formules »128. Ainsi, les idées positivistes pourraient s’enraciner au sein de la population ottomane. Autrement dit, en accord avec la loi des trois états et l’idée de la « valeur transitoire » de l’islam permettant de passer du stade théologique au stade positif, il proposait une conversion graduelle des Ottomans au positivisme — à leur insu. 124
AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Istanbul, 21 avril 1910. Revue occidentale, 25/4 (juin 1902), p. 125. 126 « Discours de M. Ahmed Riza Bey lors de la Célébration du 34e anniversaire de la mort d’Auguste Comte », Revue occidentale, 14/6 (1er juillet 1891), p. 390. 127 « L’islamisme », Revue occidentale, 14/1 (1er janvier 1891), p. 117. 128 « Discours de M. Ahmed Riza Bey lors de la Célébration du 34e anniversaire de la mort d’Auguste Comte », Revue occidentale, 14/6 (1er juillet 1891), p. 390. 125
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C’est ainsi qu’il développa toute une pédagogie du positivisme. Effectivement, dans l’ensemble de ses écrits ottomans que nous avons pu consulter, il a très rarement cité le nom de Comte129. Même dans son journal Mechveret, Supplément français, destiné à la cause jeuneturque, il est rare qu’il l’évoque. Cependant, à part la méthodologie même qui suit le programme positiviste, il y fit régulièrement des références indirectes, voire des traductions libres de citations de Comte. Mais l’essentiel de sa pédagogie consistait dans le rapport qu’il établissait entre l’islam et le positivisme. Il soulignait systématiquement ses propositions positivistes par des références au Coran, à des hadiths ou encore à l’histoire islamique. Dans ses écrits français, cette méthode servait surtout à démontrer d’une manière abstraite et théorique l’accord entre les principes de l’islam et la philosophie positiviste, et cela pour contrecarrer les discours dominants sur l’islam comme une religion opposée au progrès. Dans ses écrits ottomans, elle avait une fonction plus pratique et visait une réinterprétation de l’islam. Ainsi, Rıza cherchait à résoudre l’antagonisme entre le peuple religieux et la philosophie positiviste et à établir la continuité entre l’islam et les principes scientifiques nécessaires à l’organisation de la société pour réaliser, enfin, la devise « ordre et progrès ». Toutefois, son approche de l’islam restait marquée par une profonde tension. Pour certains, les références constantes à l’islam étaient la preuve que Rıza était un défenseur intransigeant de cette religion ; pour d’autres, au contraire, la nature de ces mêmes références dévoilait son athéisme et son hostilité envers l’islam. De fait, Rıza oscillait entre une mise en valeur théorique de l’islam et le dédain qu’il manifestait vis-à-vis du culte et des pratiques islamiques. En cela, il était plus proche des orientalistes européens, avec leur vision dénigrante de l’islam, que des savants musulmans de son pays. S’il développait une interprétation de l’islam à l’opposé de la vision dominante en Europe, celle-ci reprenait le fond de l’orientalisme européen et se faisait à partir du système de référence de l’épistémologie occidentale dans une interprétation qui lui était fermement ancrée. En même temps, elle se présentait comme un moyen nécessaire pour établir un rapport positif à la condition ottomane et de définir les possibilités d’action politique au sein de l’Empire ottoman, conçu comme une nation. 129
La référence la plus explicite à un positiviste dans ses textes ottomans est la dédicace de la publication de son premier Lâyiha à Pierre Laffitte.
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La réconciliation par l’Histoire L’idée de la concordance des principes islamiques et positivistes remplissait la condition pour l’émergence de l’idée de la nation comme base des élaborations politiques. Certaines études ont insisté sur le lien organique entre le positivisme et le nationalisme, faisant de la pensée de Comte, en contradiction avec l’idéal supranational professé, une pensée essentiellement nationaliste130. Pour Ahmed Rıza, l’intérêt du positivisme résidait précisément dans l’attachement à la nation que cette pensée occidentale rendait possible, tout en professant la fraternité entre les peuples : « Il y a, certes, des socialistes-internationalistes qui prêchent également la concorde entre les peuples. Mais les positivistes ont un grand avantage sur eux : c’est que tout en conseillant de vivre pour l’Humanité, sans distinction de race et de nationalité, ils restent profondément patriotes. Leur activité n’est pas destructive ; le progrès pour eux est le développement de l’ordre. »131
Comme nous le voyons dans le passage cité ci-dessus, le positivisme se situait, pour Ahmed Rıza, comme une pensée politique par rapport à la patrie, qui, elle, apparaissait comme une nécessité et une valeur, en accord avec le principe de l’humanité et dans la logique du progrès. L’idéologie positiviste lui permettait d’établir, en dépit du sentiment de décalage qu’il éprouvait souvent, une référence positive au présent de l’Empire. Elle étayait ainsi la référence historique, à travers laquelle Ahmed Rıza pouvait essentiellement se réconcilier avec l’Empire dans sa différence, en dépit d’un état présent contradictoire. « J’ai loué le passé du peuple ottoman non pas pour atténuer les lourdes fautes du présent, mais avec l’intention de régulariser l’avenir sous le poids croissant du passé. Le progrès humain ressemble à un véhicule poussé par derrière et non traîné par devant. En cas d’obstacle insurmontable, la résistance n’est possible qu’à la condition de s’appuyer sur l’âge d’or et l’Histoire. C’est là que réside l’âme d’une nation. »132
Nous ne pouvons comprendre l’importance de l’histoire chez Ahmed Rıza sans la mettre dans le contexte de la place cruciale que la référence au passé commença à occuper durant sa vie en tant que moyen de 130
J. Eastwood : « Positivism and Nationalism ». Discours d’Ahmed Rıza à l’inauguration du monument de Pierre Laffitte à la ville de Béguey. Revue occidentale, 28/6 (novembre 1905), p. 211. Voir aussi Asker, p. 42. Notons que Rıza s’exprimait contre l’extrémisme nationaliste en référence au positivisme. Crise de l’Orient, p. 68-69 ; « Mısır Vatanperverliği », Şûra-yı Ümmet, no 109, 15 février 1907. 132 Crise de l’Orient, p. 6. 131
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légitimation de la nation. Comme cela a été noté maintes fois, l’âge de la nation fut aussi celui de l’histoire, et ce n’est pas un secret de dire que, de nos jours encore, l’histoire en tant que discours et discipline reconnus est, de par ses origines et ses problématiques, organiquement liée au concept de la nation, ce qui a, le plus souvent, pour résultat qu’histoire égale nation, un fait qui n’est problématisé en tant que question méthodique que depuis les deux, voire les trois dernières décennies133. La formulation de l’histoire en termes nationaux et celle de la nation en termes historiques est essentiellement un produit de l’époque d’Ahmed Rıza. C’est au cours de son vivant que des penseurs français comme Lavisse, Renan, Taine, tous lus par Rıza, définirent un concept de l’histoire qui établissait de fait une équation entre l’histoire et la nation, se distinguant des approches plus globalisantes de la première moitié du siècle d’un Michelet ou d’un Guizot, voire d’un Hegel134. L’émergence de la réflexion historique dans l’Empire ottoman dont la pensée d’Ahmed Rıza était une expression se situe dans ce même contexte. Déjà les Jeunes Ottomans avaient fait de la référence au passé un pilier du discours politique pour souligner le patriotisme civique dont ils étaient les premiers à faire la promotion. Lorsqu’Ahmed Rıza commença à développer ses idées, la glorification du passé ottoman était déjà une pratique établie. Et évidemment, avec cette glorification venait l’idée que l’histoire avait un sens et comportait une signification. C’est grâce à l’appui du passé que le concept de la nation recevait une matérialité et se présentait dans une continuité qui contrastait avec l’expérience du monde en tant que monde en bouleversement135. Mais l’attractivité de l’idée de la continuité que l’histoire prêtait à la nation, pour Ahmed Rıza et pour des Ottomans lettrés, allait au-delà de son implication immédiate pour le concept de l’histoire nationale. En fait, la 133 Manu Goswami parle du « nationalisme méthodologique » lorsque la nation reste une catégorie d’analyse au lieu de devenir un objet d’analyse. Producing India, p. 4, passim. La même problématique est au cœur de l’étude de C. Hill : National History and the World of Nations. Voir aussi N. Poulantzas : L’État, le pouvoir, le socialisme, p. 105 sqq. 134 Il faut néanmoins préciser que ce furent les auteurs de la première moitié du XIXe siècle qui entamèrent la réduction de l’histoire à la nation, même si leur récit était encore marqué par une ouverture indéniable comparée aux historiens plus tardifs. Cf. J. Rancière : Les noms de l’histoire, p. 89 sqq. Pour la seconde moitié du XIXe siècle, voir Georg G. Iggers : Historiography in the Twentieth Century. From Scientific Objectivity to the Postmodern Challenge. Middletown, CT : Wesleyan University Press, 2005, p. 27-29. 135 Nous suivons ici l’étude de Peter Osborne sur la fonction de la référence à un passé glorifié dans les temps modernes. Politics of Time. Voir aussi M. Berman : All That Is Solid Melts into Air, p. 21-23.
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CHAPITRE V
perception d’une continuité avait une portée plus intime que ce que le caractère abstrait du concept d’histoire nationale suppose à première vue. L’idée de la continuité avait une connotation personnelle directe, en ce qu’elle présentait le contrepoint aux agissements, aux ruptures et aux changements, positifs ou négatifs, qui s’étaient imposés dans la vie de chaque individu pris dans le tourbillon de la modernité. Elle contrebalançait l’expérience personnelle de bouleversement et la perception de changement perpétuel qui, en même temps, représentaient la base de l’existence de l’homme moderne. Pour Ahmed Rıza, l’idée de la continuité pouvait ainsi supplanter l’expérience de la rupture que sa propre famille avait faite au cours du siècle. L’histoire se présentait comme un moyen d’identification à travers lequel il pouvait échapper aux incertitudes de l’existence moderne en se référant à un passé idéalisé et en donnant ainsi une historicité à sa propre position en même temps qu’à l’idée de la nation. C’est par la portée personnelle de la référence historique que la nation prit chez Ahmed Rıza sa forme naturelle et fut définie comme un champ d’élaboration politique. L’âme d’une nation résidant dans l’Histoire, la nation apparaissait par l’histoire comme un héritage et un projet. Cela permettait à Rıza de présenter l’Empire ottoman comme un « héritage national » (miras-ı milliye136) qui s’imposait à l’ensemble de ses habitants. L’histoire et l’idée de « l’héritage » soulignaient ainsi la normativité du concept de la nation et ressortaient, de ce fait, comme une revendication de patriotisme, dont l’objet et les critères dépendaient de la définition donnée par celui qui établissait la référence au passé. La référence historique rejoignait ainsi la mise en valeur de l’islam pour étayer l’idée de la nation ottomane. À ce titre, il n’est pas contradictoire qu’Ahmed Rıza se soit surtout référer au passé islamique, le plus souvent pré-ottoman, même si, à première vue, cela semble être opposé à l’idée que l’histoire conforte la nation. Comme nous allons le voir encore en détail, le renvoi au passé islamique signifiait une liberté qui permettait d’aller au-delà de l’histoire strictement ottomane dans le contexte de la revendication à la différence vis-à-vis de l’Occident. Cette simultanéité de la mise en valeur de la nation ottomane à travers l’histoire et de la référence au passé pré-ottoman n’altérait toutefois en rien la normativité du modèle européen qui se présentait avec ses institutions et son organisation comme la seule option de réforme. C’est conformément à ce schéma que nous constatons une bifurcation de la 136
Asker, p. 41.
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référence au passé. Par une différence majeure avec le déploiement d’une histoire nationale dans les pays occidentaux, qui établissait une évolution linéaire dans le passé ayant abouti naturellement à la nation contemporaine, l’état de crise de l’Empire ne permettait pas un historicisme aussi schématique dans la référence au passé. Ainsi, la référence au passé ottoman et islamique servait à exalter la nation ottomane et à montrer, le passé servant de preuve, sa capacité de progrès. Mais la maxime selon laquelle l’Empire ottoman pourrait, grâce à sa disposition historique et théorique, sauter l’étape métaphysique pour accéder directement au stade positif restait hypothétique, et n’interférait pas, paradoxalement, avec l’exemplarité de l’évolution historique européenne qui se présentait dans ses grandes lignes comme le modèle naturel et normatif. Par conséquent, lorsqu’il s’agissait de proposer des réformes, la référence au passé ne concernait pas les institutions islamiques, sauf parfois dans une forme idéalisée, mais les événements de l’histoire européenne, les décisions prises, les batailles gagnées, les politiques inaugurées. Comme nous l’avons dit, parmi l’histoire des nations, les Ottomans montraient le plus d’affinités avec celle de la France qui avait abouti à cet événement universel que fut la Révolution française. Rıza déclara à plusieurs reprises s’être inspiré de l’histoire pour savoir comment des pays étaient sortis de situations de crise comparables à celle qu’éprouvait l’Empire. Cependant, il ne se référait jamais à l’histoire des pays musulmans, mais à l’histoire de la France. Quand il disait que le passé contient beaucoup d’exemples similaires à celui de l’Empire, il s’assimilait cette maxime de Michelet selon laquelle l’histoire de France revenait à l’histoire universelle, et il donnait d’abord et surtout des exemples tirés de l’histoire de France137. Pour lui, il n’y avait pas de doute que la Révolution française avait marqué le début d’une nouvelle ère et que toute politique devait s’orienter dans la lignée de cet événement de portée historique. Si le passé glorieux de l’islam et de l’Empire lui permettait de reconnaître le potentiel de progrès de son pays, le passé révolutionnaire de l’Europe lui fournissait le programme pour réaliser ce potentiel et amener son pays à la modernité138.
137 Lâyiha, p. 31. Cf. Christopher L. Hill : National History and the World of Nations, p. 120-121. 138 Sebastian Conrad a étudié comment au Japon l’Occident était la seule entité pouvant incarner l’évolution naturelle des phénomènes sociaux. « What Time is Japan? Problems of Comparative (Intercultural) Historiography », History and Theory, 38 (1999), p. 74-76.
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CHAPITRE V
Dans ces renvois au passé, Rıza contribuait ainsi à cette « mythologie blanche » qui présupposait l’Europe comme le centre naturel et conceptuel de l’histoire139. De cette façon, la référence historique fut, plus qu’un renvoi aux temps passés, la manifestation de la reprise de l’épistémologie occidentale, ayant l’eurocentrisme inscrit dans ses structures et s’imposant comme la base de toute pensée politique. Ce sont des concepts et des formes de pensées assimilés de l’Occident dans un contexte mondial d’inégalités géopolitiques et économiques qui permirent à Ahmed Rıza d’établir un rapport à « son » pays comme un champ d’élaborations politiques et de faire preuve d’une identification avec l’Empire. Ce fut à travers la grammaire de la pensée moderniste que l’Empire ottoman pouvait se présenter comme une nation dans l’imaginaire politique. Et cette nation ottomane se présentait non pas comme un ordre divin ou des « domaines bien gardés (Memalik-i Mahruse) », comme était appelé le territoire ottoman dans la tradition impériale, mais comme une nation moderne, telle qu’elle était définie depuis la Révolution française : une nation fondée sur la souveraineté, le rapport entre l’État et le peuple, la définition d’une citoyenneté, le patriotisme, l’existence de l’espace public, une armée de conscription, une constitution, une langue nationale, un système d’éducation généralisé, et enfin le concept de l’histoire.
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Robert Young : White Mythologies. Writing History and the West. Londres/New York : Routledge, 1996 (1990).
CHAPITRE VI
LE PROGRÈS ET LA NATION : VERS LA DÉFINITION D’UNE PENSÉE JEUNE-TURQUE En 1892, Ahmed Rıza débuta une série de six lâyiha qu’il envoya au sultan Abdülhamid. Fidèle à la tradition de ce type de document, ces écrits donnaient une évaluation de l’état des choses de l’Empire ottoman et proposaient des réformes jugées nécessaires pour l’améliorer. Des propositions de réformes avaient existé en grand nombre depuis le début de l’État ottoman et au cours des siècles, celles-ci avaient pris la forme quelque peu standardisée du lâyiha1. Cependant, on associe ces documents surtout à l’époque d’ouverture sur l’Europe et aux temps de grandes réformes étatiques. C’est au cours du XIXe siècle que la production de lâyiha explosa2. Avec le déclenchement d’un programme radical de modernisation, l’État ottoman encourageait les propositions de réformes. D’autre part, durant les Tanzimat, de plus en plus de personnes se mirent à écrire des propositions et les adressèrent au sultan. Souvent, les lâyiha de l’époque prémoderne figurent comme des écrits politiques, indicateurs des conflits d’intérêts, des décalages de valeurs et d’attentes, et plus généralement, de la pensée politique de leur temps3. Nous proposons une lecture similaire des traités d’Ahmed Rıza. Effectivement, ses écrits prennent une place importante dans l’histoire politique ottomane et peuvent être considérés comme un symptôme des changements culturels et intellectuels sous Abdülhamid. Cependant leur importance réside moins dans l’originalité de leur contenu que dans leur représentativité pour la pensée d’une nouvelle génération politique, et aussi dans l’impact qu’ils ont eu comme acte politique, dépassant très vite leur auteur. De fait, Ahmed 1 Souvent les lâyiha suivaient, davantage que d’autres types de document ottoman, des normes données. Pour une présentation générale et les variations dans le genre, sur lesquelles nous ne nous arrêterons pas, voir Mübahat Kütükoğlu : « Lâyiha », TDVİA, vol. 27, p. 116-117. 2 Ibid. ; Mehmet İpşirli : « Islahat », TDVİA, vol. 19, p. 173. 3 Bernard Lewis : « Ottoman Observers of Ottoman Decline », Islamic Studies, 1 (1962), p. 71-87. Pour une étude monographique voir Virginia Aksan : An Ottoman Statesman in War and Peace, Ahmed Resmi Efendi, 1700-1783. Leyde : Brill, 1995.
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Rıza n’avait certainement pas pu évaluer que ses écrits auraient des effets différents de ceux escomptés, encore moins qu’ils représenteraient une des premières références du mouvement d’opposition jeune-turque qui allait se constituer quelques années plus tard. Une volonté de comprendre : le progrès et les temps hamidiens « La société française allait être l’historien, je ne devais être que le secrétaire. » Honoré de Balzac : La Comédie humaine, 1842.
Des six lâyiha rédigés par Ahmed Rıza entre fin 1892 et fin 1894, deux nous sont connus : le premier, écrit comme une introduction, que l’auteur prit soin de rééditer en 1895 (y ajoutant une préface)4 ; et un autre daté d’août 1893, portant sur la nécessité d’une réforme de la langue, que nous avons pu repérer comme seul exemple de ses lâyiha dans les archives ottomanes. Ajoutons à cette série le traité connu sous le nom de Mektub, que Rıza rédigea au début de 1895 à l’adresse du grand vizir de l’époque, Cevad Paşa, quelques mois après avoir arrêté la rédaction des lâyiha. Il publia ce traité en septembre 1895, avec des ajouts mineurs et des notes. Sans être un lâyiha dans le sens formel du terme, celui-ci accompagna ses memoranda adressés à la tête de l’État et relève d’un intérêt et d’une argumentation similaires. Ces textes représentent les premiers longs écrits connus d’Ahmed Rıza, mis à part son livre de jeunesse sur la chasse. Par leur longueur et leur cohérence, ils permettent d’avoir un premier aperçu de l’idéologie de Rıza et de celle des Jeunes Turcs en général en mettant en lumière des aspects clés de cette pensée que l’on retrouvera systématiquement dans les articles et les livres postérieurs. Nous nous permettrons ainsi de compléter ces traités par des références à d’autres textes de Rıza. Cependant, il faut noter que ces écrits se distinguent de ses textes postérieurs sous plusieurs aspects. En effet, autour de 1900, sa pensée connut une certaine transformation, qui se révèle dans une deuxième série de textes intitulée Vazife ve Mesuliyet (devoir et responsabilité), publiée entre 1900 et 1907, 4 Ahmed Rıza data son premier lâyiha en utilisant l’année révolutionnaire du calendrier positiviste 4 Kanûn-i Evvel 104 (4 décembre 1892). Lâyiha, p. 56. Sa publication date du mois de mai 1895, tenant compte de son interdiction prononcée par les autorités ottomanes fin mai. BOA, DH.MKT 386/105 : Note du ministère de l’intérieur, 23 mai 1895. L’écrit a connu une réédition en juin de la même année, étant donné que la préface est datée 14 juin 1895. Lâyiha, 14.
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qui forme, à côté de Lâyiha et de Mektub, ses uniques écrits en ottoman ayant une certaine longueur. La dissimilitude entre les deux séries est d’abord due à une différence de forme. Les premiers textes s’adressaient à la hiérarchie politique, alors que seconds seront destinés au peuple — même ceux qui sont destinés à des personnes se trouvant en haut de la hiérarchie, les interpelleront en tant que citoyens. En comparant les deux séries, on constate un changement qualitatif dans les idées de Rıza. Sans représenter une transformation radicale, l’attention de Rıza dans les années 1900 portera sur des aspects sociaux et personnels se rapportant davantage aux individus qu’aux structures politiques, alors que les lâyiha sont caractéristiques de la pensée politique des années 1890, des perceptions, des attentes et des rêves formulés dans une première phase du jeune-turquisme. Les lâyiha dans la tradition ottomane et leur réinvention Comment évaluer ces lâyiha ? Les traités d’Ahmed Rıza ne sauraient être compris sans tenir compte de la naissance d’un concept de citoyenneté qui transforma le rapport sultan-sujet en un rapport État-citoyen. Sans doute, Rıza s’inscrivait dans la tradition ottomane de conseiller du monarque, mais il faut dire que les lâyiha acquirent une nouvelle connotation au cours du XIXe siècle n’ayant plus guère à voir avec les traités de l’époque prémoderne. Au fond, en rédigeant cette série de lâyiha, plutôt que la tradition ottomane, Rıza suivait l’exemple des philosophes des Lumières, voire celui du « genre littéraire »5 que représentaient des projets de réformes présentés au XIXe siècle par des penseurs occidentaux à l’intention des dirigeants de l’Empire ottoman. Cette série, et d’une façon plus générale le genre au XIXe siècle, se rapportait aux lâyiha des siècles précédents autant que les memoranda d’un Voltaire se rapportaient à la littérature de conseil aux princes du Moyen Âge. Rıza les écrivit dans un système de référence sensiblement différent des conceptions cycliques qui avaient prévalu jusqu’au XVIIIe siècle, leur donnant un contenu et une argumentation marqués par la perception dynamique du temps du XIXe siècle et de la nécessité de réformes qui découlait de celle-ci. En réalité, ces textes ne se voulaient pas de simples « conseils », mais plutôt comme des exercices pédagogiques. Se voulant à la fois éducatifs 5
Le mot est emprunté à François Georgeon. « Un positiviste en Orient au XIXe siècle : Charles Mismer, la Turquie et l’islam », Des Ottomans aux Turcs, p. 143.
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et didactiques, ils insistent fortement sur la nécessité de l’éducation. En cela, ils s’inscrivent dans la littérature de conseil et de vulgarisation qui a fortement marqué l’histoire de la presse au Moyen-Orient. L’acte même d’écrire comportait une mission pédagogique. En faisant part aux lecteurs de ses connaissances, de ses observations et de ses analyses, l’auteur était censé servir le pays et contribuer à son progrès. Par ses écrits, l’auteur croyait avoir la mission de « guider la nation »6. C’est sur cette idée que se fondait une presse de vulgarisation à laquelle l’ensemble des écrivains modernistes contribuèrent. Peu dédiée à des questions politiques en tant que telles, celle-ci était définie par une diffusion d’information sèches et factuelles, de conseils pratiques pour la vie quotidienne, de présentations de principes scientifiques ou de descriptions de la vie dans la nature. Cette démarche connut certainement un essor particulier parce qu’elle permettait d’éviter la politique et, par conséquent, d’échapper à la censure du régime hamidien. Cependant, elle faisait partie de la définition même de la presse comme moyen d’éduquer la société en diffusant des savoirs et des sciences. Il s’agissait de la raison première de la publication des principaux journaux ottomans comme le Tercüman-ı Ahvâl d’Ahmed Midhat ou le Servet-i Fünûn d’Ahmed İhsan. D’ailleurs, avant de s’engager dans la politique clandestine, plusieurs leaders du mouvement jeune-turc avaient eux aussi eu l’idée de lancer un journal de vulgarisation scientifique7. Ce constat est vrai pour Ahmed Rıza aussi. À Bursa, il avait suivi la même démarche par ses contributions au journal Nilüfer qui comportaient majoritairement des articles de vulgarisation des découvertes scientifiques et des conseils pour mieux organiser la vie quotidienne en adéquation avec les changements sociétaux de l’époque. Au fond, surtout descriptifs et nettement guidés par un souci de pédagogie, ses écrits politiques s’inscrivaient dans la lignée de cette approche. En cela, Ahmed Rıza perpétuait aussi une tradition philosophique assimilant le philosophe au professeur, qu’Auguste Comte avait poussée à son point le plus extrême8. Effectivement, ses écrits furent des interventions politiques formulées à partir d’un positionnement proche de celui d’un professeur. Il en est de même pour ses lâyiha. Mais plus qu’un professeur, Ahmed Rıza se comportait en tuteur du sultan. Dans sa motivation, il n’était pas loin de son attitude envers ses sœurs qu’il exhortait âprement à lire et à abandonner 6 Voir le chapitre d’Anne-Laure Dupont : « L’écrivain “guide de la nation” », Zaydân, p. 359-407. 7 Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 18. 8 P. Macherey : Comte, p. 60.
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les pratiques religieuses. Et au fond, le ton de ses textes n’est pas entièrement éloigné non plus de celui qu’il avait dans son quotidien marqué par l’« héroïsme de la vie moderne ». À tel point qu’il jugea nécessaire de légitimer son « ton courageux » qui n’avait pas plu son père et qui risquait de ne pas plaire au sultan non plus : « Des expressions dures et sans égards découlant de ma plume avec beaucoup de peine et de douleur peuvent paraître anormales à Votre Œil Impérial. Présenter les vérités en les habillant chaque fois différemment n’est pas chose difficile. Mais j’ai estimé que pour un Sultan ottoman, un ton courageux était plus adapté. »9
En 1892, Ahmed Rıza n’en était pas à son premier lâyiha. Cependant, avec les memoranda préparés depuis Paris, il franchit un cap. En effet, les lâyiha de Bursa et ceux de Paris furent rédigés dans des conditions très différentes : à Bursa, il avait donné suite à une demande officielle de l’administration formulée par le ministère ; à Paris, il rédigea de lui-même les memoranda, sans avoir été aucunement sollicité. La pratique des lâyiha connut un développement particulier à l’époque hamidienne. Au début de son règne, Abdülhamid avait encore encouragé les hommes d’État à lui transmettre des propositions sur la politique générale de réforme à suivre10. Avec la mise en place d’un système autocratique, le sultan s’imposa comme l’interlocuteur des tentatives de réformes, une fonction qu’au cours des Tanzimat le trône avait abandonnée à la Sublime Porte. Et de fait, avec le poids politique de la Sublime Porte sous les sultans précédents, ce n’était pas au palais que l’on adressait des propositions. De même, les lâyiha présentés au sultan perdirent généralement de leur caractère politique11. La plupart des lâyiha avaient toujours tourné autour d’affaires provinciales ou d’aspects techniques, mais sous Abdülhamid ce caractère s’accentua. À l’instar des rapports d’Ahmed Rıza à Bursa, les lâyiha provenaient souvent de fonctionnaires qui faisaient des propositions pour l’amélioration des affaires dont ils avaient la charge. Les lâyiha de Paris sont très différents dans leur visée et leur contenu. Comme nous l’avons soutenu, les propositions faites dans son rapport au 9 « Elfâz-ı bârde teşrifattan âri ibareler ve elce-i hüzün ve ızdırabla kalemimden sâdır olan bazı ağır tabirler nazar-ı hümayûnunuza belki acaib görünecektir. Hakikatı libâs-ı nev-benevle örterek takdim etmek zor bir şey değildir. Lakin merdâne tarz-ı ifâdeyi bir Osmanlı padişahına daha layık gördüm. Bildiğimi açıktan açığa söylemeyi tercih ettim. » Lâyiha, p. 55. 10 E. D. Akarlı : The Problems of External Pressures, p. 138. 11 Une exception notable est le lâyiha de Mizancı Murad. Cf. B. Emil : Mizancı Murad, p. 84-85.
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Ministère s’étaient inscrites dans une logique de réforme totale de l’Empire, mais elles portaient, néanmoins, sur des cas précis et régionaux ; elles revendiquaient une vision depuis la province, centrée sur des conditions locales. Par contraste, les memoranda envoyés depuis Paris prétendent à une portée plus large. Ils sont moins concrets, mais ils offrent une perspective nationale et une perception de l’Empire depuis le centre. Ahmed Rıza faisait honneur à son identité de Stambouliote, membre de l’élite ottomane depuis des générations pour laquelle la réforme de l’Empire passait nécessairement par son centre. Une méthode inductive Les lâyiha sont d’abord descriptifs. Ahmed Rıza ne présente pas un traité philosophique. Son objectif n’était pas de développer une théorie politique qui se situerait dans le cadre d’une discussion de la philosophie politique. Sa motivation était plus immédiate et visait à chercher des solutions aux problèmes qu’il attribuait aux temps hamidiens. Ces solutions n’étaient pas censées provenir d’abstractions philosophiques appliquées à la situation de l’Empire, mais d’une étude concrète de ses conditions. Le positivisme avait donné une consécration à cette approche. Il professait l’abandon de la recherche des causes au profit de la découverte des lois, la transition d’une réflexion métaphysique à une discussion positive, le remplacement de débats théoriques au profit d’un souci d’application pratique — en somme, la nécessité de changer le monde au lieu de l’interpréter12. Il y a ainsi une logique dans le fait que Rıza ne situait pas ses idées dans le contexte des débats de philosophie politique occidentale. Nous ne pouvons pas dire qu’il ignorait ou négligeait ces débats, ni conclure que ses écrits ne touchaient à la politique que d’une façon éloignée par manque d’élaboration explicite13. Rıza faisait plutôt un choix de méthode, privilégiant une argumentation inductive à une élaboration déductive. Ce choix était corroboré par un autre aspect de son programme positiviste : celui de répandre le positivisme dans la société ottomane. Pour cela, Rıza estimait nécessaire de s’adapter aux conditions de l’Empire et de partir de ses réalités pour stimuler la veine positiviste supposée inhérente à la population. C’est cette même raison qui motivait ses références à l’islam
12
Cf. M. Pickering : Auguste Comte I, p. 146 & III, p. 181. Ş. Mardin : Jön Türklerin Siyasî Fikirleri, p. 187. Voir, dans un contexte différent, les remarques d’Anne-Laure Dupont sur Zaydân. Op. cit., p. 365. 13
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et aussi à l’histoire islamique. Il s’agissait pour lui de respecter les dispositions positives des principes de l’islam qui s’exprimaient dans leur forme théologique. En conséquence, fidèle au concept de la loi des trois états, il faisait systématiquement des propositions positivistes en forme de références islamiques. Pour résumer, motivé par une conviction théorique et un souci pédagogique, Ahmed Rıza ne cherchait pas à s’imposer avec des demandes de réforme tirées de réflexions abstraites, mais il fournissait des descriptions du passé ottoman, de l’état actuel de l’Empire et du progrès général à l’échelle mondiale. La nécessité de réforme dans ses écrits découle des contrastes qu’il établissait entre le passé de l’Empire et son état présent et entre l’Orient et l’Occident. En cela, sa méthodologie divergeait de celle poursuivie généralement dans la littérature jeune-turque. C’est peutêtre paradoxalement l’une des raisons qui ont fait la popularité d’Ahmed Rıza en tant qu’auteur jeune-turc. Il ne se perdait pas dans les complaintes et les mises en accusation incessantes du sultan aussi perpétuelles que fatigantes, qui définissaient une bonne partie des écrits jeunesturcs. De même, ses textes étaient peu chargés d’exégèses théoriques. Au contraire d’un intellectuel jeune-turc comme Abdullah Cevdet, il ne remplissait pas ses écrits de réflexions inspirées des théories du matérialisme biologique dont la pertinence apparaît souvent peu évidente. Cela laissait de la place pour le raisonnement et pour la démonstration, et c’est essentiellement pour cela que ses textes sont clairs dans leur argumentation, faciles à suivre, vivants et informatifs. C’est cette caractéristique d’abord descriptive qui nous permet d’approcher en première instance les textes d’Ahmed Rıza non pas comme des traités politiques, mais comme la cristallisation des évolutions de concepts politiques concernant la façon dont l’état de l’Empire était perçu sous Abdülhamid et sur la manière dont l’idée de réforme s’articulait à la fin du XIXe siècle. Le progrès, l’Empire et les lois naturelles « Medeniyet öyle kuvvetli bir ateştir ki, ona bigâne olanları yakar, mahveder. » Mustafa Kemal (Atatürk), 1924.
Au fond, les écrits d’Ahmed Rıza représentent une mise en forme plus théorique de l’expérience de bouleversement constant qui s’exprimait dans ses poèmes et dans ses correspondances diverses. On ne saurait comprendre ces textes et leur impact sans tenir compte du parcours de
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leur auteur et des changements radicaux depuis son enfance, les hautes études et l’expérience de la ville de Paris qui représentent leur toile de fond. C’est à partir de ces expériences que Rıza jugea nécessaire de passer à la rédaction de ces écrits. Ceux-ci nous permettent de cerner avec plus de précision sa définition du progrès, et aussi de voir quelle conclusion il en tirait. Autrement dit, ils nous permettent de suivre comment la notion de progrès s’articulait comme un concept politique et comment Ahmed Rıza procédait à une interprétation conservatrice de la modernité. En effet, la base des écrits d’Ahmed Rıza, sous-jacente à leur caractère descriptif, est la perception du progrès, qui s’exprimait aussi dans ses poèmes. Les descriptions prennent souvent la forme de récit de merveilles à l’instar de la littérature de voyage, très populaire dans l’Empire. Cependant, à côté des descriptions, se dévoilent aussi dans ses lâyiha des interprétations du progrès. Par conséquent, il y a des différences sensibles entre ses traités et ses poèmes, ou encore ses récits de voyage. La description du progrès prend une valeur qualitative et se rapporte directement à la politique et aux affaires sociétales. Rıza s’efforçait de montrer que le progrès a révolutionné non seulement les techniques, mais aussi les sociétés et la façon de faire la politique. « Vu que le progrès des sciences et son application à l’industrie ont imposé à la société des forces comme la presse, la vapeur et l’électricité, le mode de vie [sociale] et la façon de gouverner un État ont également changé. Les affaires intérieures et les soucis extérieurs se sont multipliés et aggravés au point de surprendre et laisser impuissants les diplomates les plus compétents et les plus habiles du monde. Les aspects de civilisation s’étant diversifiés et multipliés, le principe de la division du travail s’est imposé. »14
Pour Ahmed Rıza, la vérité abstraite du progrès comme processus universel se manifeste ainsi comme une valeur qualitative qui organise la société et la politique sur de nouvelles bases. La perception de nouveauté et la certitude de vivre dans une ère nouvelle, différente des précédentes, reçoivent une consécration politique. Car cette certitude corrobore la nécessité d’une rupture politique avec le passé. C’est par rapport au caractère 14 « Ulûmun terakkisi ve sanayi’e tatbiki cemiyette matbuat, buhar ve elektrik gibi kuvvetler peyda ettiğinden tarik-i maişet, usûl-i idare-i devlet değişti. Umur-ı dahiliye ve gavail-i hariciye cihanın en mahir ve muktedir diplomatlarını şaşırtacak, aciz bırakacak derecede çoğaldı. Âsâr-ı medeniye tenevvü’ ve tekessür ettikçe her işte taksim-i amel kaidesine riayet vacib oldu. » Mektub, p. 3.
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nouveau, voire moderne, de la société que se formule son appel à la réforme qui invalide des formules politiques anciennes. Dans sa pensée, l’idée de la nécessité de réforme s’articule par rapport à la perception du progrès. Comme il ne manquait pas de le souligner, les nouvelles bases de la société avaient engendré des nouvelles demandes. « De nouvelles idées sont nées de nouveaux désirs. »15 Le poème rédigé à la suite de sa visite à l’Exposition universelle de 1889 — dans lequel il avait parlé de l’impossibilité de s’en tenir aux « idées vétustes (köhne efkâr) » dans un monde où « le changement, le mouvement (tagayyür, hareket) » étaient devenus les principes du temps — trouve ici une démonstration politique. Se détacher de l’ancien devient un impératif de la réforme nécessaire de l’Empire. Les écrits d’Ahmed Rıza peuvent être vus comme la traduction au niveau politique de la conception linéaire du temps qui prévoyait la rupture avec le passé et avec l’idée cyclique du temps. L’impact de l’idée du progrès se manifeste d’ailleurs dans la forme même des lâyiha. Les propositions de réforme des époques prémodernes évaluaient les conditions de l’Empire et son déclin dans un discours de déviation d’un ordre éthique16, et les critiques se concentraient sur l’idée de la dégénérescence et prônaient le retour à un ordre idéal ayant existé dans le passé. Dans les lâyiha d’Ahmed Rıza, on est loin de cette perception tournée vers le passé. Il y a des références constantes au passé ottoman et islamique mais tout en donnant une description glorieuse du passé, et tout en prétendant à la compatibilité de ses idées avec la tradition ottomane, Rıza ne lance pas un appel au retour en arrière. Le concept de l’histoire exprimé dans la définition du progrès comme un « véhicule poussé par derrière »17 interdisait en effet l’appel à un retour à l’ordre passé. La politique devait tenir compte de la nouvelle situation créée par l’avancée continue de l’histoire humaine pour permettre le développement de l’Empire ottoman18. La réforme se présentait ainsi comme une nécessité découlant de nouvelles demandes engendrées par le progrès. 15
« Yeni fikirlerden yeni arzular tevellüd etti. » Lâyiha sur la langue, p. 1. Voir aussi Lâyiha, p. 26. 16 B. Lewis : « Ottoman Observers of Ottoman Decline ». Pour Virginia Aksan (op. cit.), le lâyiha d’Ahmed Resmi rédigé en 1772 représente le premier exemple d’une pensée différente. 17 Crise de l’Orient, p. 6. 18 Lâyiha, p. 33.
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Le progrès et la nécessité de réforme La description de l’étendue du progrès est-elle suffisante pour démontrer la nécessité de la réforme ? Cette nécessité ne saurait être expliquée sans prendre en compte la dimension globale du progrès. Celui-ci étant une valeur universelle, il s’imposait à l’échelle globale et rendait en conséquence impossible l’isolement. Dans son lâyiha sur la langue, Rıza expliquait : « Au fil du temps, les grandes guerres mélangèrent les peuples et changèrent la langue. Dans les régions qui n’étaient pas objet des assauts (…), la langue avait pu rester protégée jusqu’à un certain point. Par contre, à notre époque, les bateaux à vapeur et les chemins de fer ont opéré un brassage du genre humain. »19
La juxtaposition entre les guerres et les moyens de transport n’est pas anodine. En fait, comparée à ses poèmes, la nature de la description du progrès est sensiblement différente. Le progrès se présente non seulement comme un processus rédempteur mais aussi comme une violence. Au fond, c’est par rapport à sa perception du progrès et son implication pour la réforme nécessaire de l’Empire que se manifestait chez Ahmed Rıza l’impact du social darwinisme. À côté de l’utopie libérale qui se basait sur l’impression de la grandeur du progrès et supposait que l’ensemble des peuples se redresseraient naturellement au fil du temps pour rattraper les pays développés, sa pensée était profondément marquée par les rapports de force et le climat de conflit et de confrontation de son époque20. Le dénominateur de son monde n’était pas uniquement la fraternité et l’unité de l’humanité, legs de la philosophie des Lumières, mais aussi le struggle for life de l’époque de l’impérialisme. En conséquence, le progrès formulait des impératifs que l’on avait intérêt à respecter au risque de se faire anéantir : « Tout ce qui n’est pas nécessaire et utile à la civilisation et à la société périt sans appel. »21
19 « Vaktiyle büyük muharebeler akvamı herc-ü-mer eder, lisânı değiştirirlerdi. Muhâcemata hedef olmayan yerlerde lisân (…) bir dereceye kadar masûn kalabiliyordu. Halbuki bu asırda vapurlar, şimendüferler nev’-i beşiri yekdiğerine karıştırdı. » Lâyiha sur la langue, p. 7. 20 On se rapportera à ce sujet aux deux ouvrages classiques. Arno J. Mayer : The Persistence of the Old Regime. Europe to the Great War. New York/Londres : Verso, 2010 (1981) ; Z. Sternhell : La droite révolutionnaire. 21 « Medeniyete, cemi’yete lüzum ve faidası olmayan şey çaresiz mahv oluyor. » Lâyiha sur la langue, p. 8.
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Dans la conception du progrès telle que Rıza l’exposait, il y avait ainsi une tension constante, entre d’une part un mouvement vers un futur meilleur, et d’autre part une violence qui s’abattait sur le monde. Imprégné d’un raisonnement social darwiniste, le progrès se présente chez lui comme une nécessité qui oblige l’ensemble du monde à s’adapter afin de pouvoir résister à la marche inéluctable de l’Histoire. Ses descriptions émerveillées des avancées matérielles, sociales et intellectuelles de l’Europe trouvent leur contrepoids dans la perception de la violence du progrès. Ensemble, ils corroborent l’idée de la nécessité de s’adapter au temps modernes, c’est-à-dire de réformer l’Empire ottoman. L’image de l’Empire qu’Ahmed Rıza dresse dans ses lâyiha concorde avec ses premières impressions lors de son arrivée à Paris en 1889 : celle d’un pays « retardé sur le boulevard du progrès ». Cette perception recourait nécessairement à la comparaison entre le progrès réalisé dans les pays européens et la situation de l’Empire. Des exemples diversifiés illustraient le retard de l’Empire et son contraste par rapport à l’Europe, et confortaient par cela même l’idée de réformer la société dont la constitution n’était pas adaptée aux besoins du temps. La Belgique, nous dit Rıza, ne fait en superficie qu’un tiers de la province de Konya, mais grâce à sa production agricole, elle nourrit une population six fois supérieure22. Tandis qu’un soldat français doit endurer vingt-cinq années de carrière dans des déserts en Asie et en Afrique pour un jour peut-être se voir promu général, le soldat turc devient colonel sans même avoir senti l’odeur de la poudre23. L’artisanat ottoman qui travaille avec des moyens vieillis n’arrive pas à soutenir la concurrence des importations venues d’Europe24. Alors que l’Académie française fait des efforts depuis des siècles pour développer la langue française, la langue ottomane n’est pas standardisée et n’a même pas un dictionnaire valable. De ce fait, la langue reste inadaptée pour comprendre « la pensée étrangère et les beautés de la civilisation (bedâ’-ı güzellikler) » de sorte que l’on se trouve obligé de recourir à des langues européennes, ce qui crée un clivage entre un Turc éduqué en Europe et les autres25. À ce contraste entre l’Empire et l’Europe, s’ajoute celui entre les Turcs et les Ottomans non-musulmans. À Istanbul, les Grecs et les Arméniens ont 22 23 24 25
Mektub, p. 5. Asker, p. 8. Mektub, p. 13-14. Lâyiha sur la langue, p. 9-10, 1-2.
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établi des associations scientifiques et littéraires, tandis qu’il n’y en a pas pour les Turcs26. Alors qu’autrefois on trouvait à peine des gens qui parlaient le grec ou l’arménien en Anatolie, c’est désormais le turc qui y régresse27. Faute d’écoles de qualité, les Turcs et plus généralement les musulmans, sont en retard non seulement par rapport aux Européens, mais aussi aux Grecs, Juifs et Arméniens28. En outre, les écoles communautaires établies par les missionnaires sont contraires à l’idée même de l’union des Ottomans et minent le sentiment des non-musulmans d’appartenir à l’Empire ottoman, faisant ainsi le jeu des puissances étrangères29. La référence aux écoles communautaires que nous avons déjà constatée dans ses rapports rédigés depuis Bursa, est ici développée par Rıza en un argument politique au sein d’une pensée qui distingue entre les musulmans et les non-musulmans et présente le degré de développement des communautés non-musulmanes comme un danger qui se pose à la structure de l’État ottoman. L’appel à la réforme que Rıza lance dans la suite de son récit est donc aussi simple que clair, et se présente comme la mise au point politique de l’ensemble des aspects mentaux et intellectuels qui marquaient sa pensée : la conception linéaire du temps, la perception d’un espace-temps global unifié et la conception sociale darwiniste du monde. Il faut, nous dit Rıza, que le gouvernement ottoman s’adapte à la nouvelle situation globale créée par le progrès et respecte les besoins du temps que celui-ci a engendrés. Il faut que l’Empire devienne un de ces « gouvernements qui tiennent compte de la marche du monde, des besoins des temps, de l’esprit du peuple », parce que « tout ce qui ne s’adapte pas au développement et aux besoins du temps va évidemment régresser. »30 L’objectif de cette réforme n’est cependant pas seulement le changement ou un simple redressement de l’Empire. Au vu de la violence du progrès qui nivelle « sans appel » tout ce qui n’est pas conforme aux besoins qu’il crée, la réforme de l’Empire est une question de survie. Cependant, cet appel de Rıza à la réforme et l’ensemble de sa conception du progrès se trouvent considérablement confortés par une autre dimension fondamentale de sa pensée : l’idée des lois naturelles. 26
Lâyiha, p. 39. Lâyiha sur la langue, p. 3-4. 28 Kadın, p. 14. 29 Lâyiha sur la langue, p. 3, 5-6 ; « L’islamisme », Revue occidentale, 14/1 (janvier 1891), p. 117. 30 « Dünyanın gidişine, zamanın ihtiyacına, insanların ahvâl-i ruhiyasına vakıf olan hükümetler…” ; « Tagayyur ve ihtiyac-ı zamana göre ilerlemeyen şey elbet geriler, tenezzül eder. » Asker, p. 5 et 41. 27
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La politique naturalisée : Le diktat des lois naturelles Les lâyiha et l’ensemble des écrits d’Ahmed Rıza, font état d’une perception scientifique du monde et exigent en même temps que cette perception serve de cadre d’interprétation à la condition de l’Empire ottoman, ainsi que de base à la future structuration nécessaire de la société. L’idée des lois naturelles est l’expression de la façon dont Rıza comprenait le monde. Elles font figure de cap théorique à travers lequel il élabore sa pensée. Elles sont ainsi le signe de l’évolution que la conception de la nature, de la société et de la politique avait prise dans la pensée ottomane au cours du XIXe siècle. Mais surtout Rıza poursuivait un double objectif en recourant aux lois naturelles. D’abord, il suivait l’un des grands objectifs de la doctrine de Comte : la conception du monde en termes scientifiques31. Il voulait ainsi avancer une analyse de l’Empire et de sa condition dans le cadre du programme positiviste. Deuxièmement, Rıza essayait de mettre en place une pédagogie des lois naturelles. En décrivant le progrès, en recourant à des exemples tirés de la nature, en établissant des références au passé ottoman et islamique, il voulait convaincre le sultan, le vizir, et a fortiori, l’ensemble de la population ottomane de la validité invariable des lois naturelles pour la compréhension non seulement du domaine de la nature mais de l’existence même de la vie sociale. C’est ce qu’il exprima dans le passage le plus fameux de son Lâyiha : « Même si toutes les forces et les richesses du monde s’assemblaient dans notre patrie, elles ne pourraient changer le règne des lois naturelles. Comme les montagnes et les rivières de la terre qui sont soumises à une loi, les humains dont la vie est liée à cette planète sont eux aussi obligés d’obéir et de se plier aux lois naturelles dans les affaires publiques et en toute chose. Sans le concours du temps, de la nature et de l’entraide rien n’est possible. »32
31
E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 526-527. « Cihanın kudret ve serveti vatanımıza toplansa kavanîn-i tabîi’yenin hükmünü değiştiremez. Kürre-i Arzın üzerindeki dağlar, nehirler nasıl bir kanuna tâbi’ iseler hayatı o kürreye merbut olan insanlar da idare-i umûrda, her şeyde kavanîn-i tabîi’yeye itaa’t ve inkıyad etmeğe mecburdurlar. Zamanın, tabîi’atın ve mesai-yi müşterekenin yardımı olmazsa hiçbir iş görülemez. » Lâyiha, p. 10. Ce passage, sans la dernière phrase, relevé par Mardin (Jön Türklerin Siyasî Fikirleri, p. 181) est régulièrement repris dans l’historiographie et représente, de fait, le seul passage connu du Lâyiha. À strictement parler, le passage se trouve dans la préface de l’édition imprimée et non pas dans le mémorandum lui-même, même si le même sujet est également abordé dans la partie centrale (ibid., p. 26, 33). Notons aussi que Mardin a omis dans sa citation les mots « idare-i umûrda ». 32
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Ahmed Rıza n’était pas le premier à recourir à l’idée des lois naturelles dans l’élaboration d’un projet d’Empire. La référence à la loi naturelle d’inspiration européenne avait trouvé son entrée dans l’Empire ottoman déjà dans la première moitié du XIXe siècle et avait été conjuguée avec une théorie politique de gouvernement constitutionnel par les Jeunes Ottomans33. Cependant, dans les textes d’Ahmed Rıza, nous constatons un changement qualitatif de l’usage et de l’importance des lois naturelles. Pour les Jeunes Ottomans, la loi naturelle était l’expression de la divinité et se présentait ainsi comme la révélation d’un ordre divin qu’il fallait respecter pour pouvoir assurer le développement et le bien-être de la société. Pour Nâmık Kemal, à l’opposé de la situation européenne, l’Empire ottoman n’avait pas besoin de la déduction philosophique pour la reconnaissance des lois naturelles, parce que celles-ci se trouvaient déjà dans le Coran. En conséquence, le retour aux principes de la charia, compromis par le déclin de l’État ottoman, s’imposait pour être en accord avec les lois naturelles. Dans le cas d’Ahmed Rıza, nous trouvons aussi des références aux textes islamiques, voir l’utilisation du trope de la charia34. Mais la problématique est manifestement différente. Chez lui, la référence islamique se situe dans un triangle : la mobilisation du passé pour établir une continuité et légitimer ses propres idées ; le souci de pédagogie visant à réveiller le potentiel positiviste caché de la société ottomane, conforme à l’idée de la « valeur transitoire » de l’islam ; et enfin le désir de s’inscrire dans la tradition ottomane du constitutionalisme à laquelle son propre père avait participé. On est ainsi loin de la préoccupation de vouloir établir une synthèse entre la tradition islamique et la philosophie des Lumières. La primauté de la référence occidentale se manifeste dans le fait que Rıza ne tentait pas de renouer avec, ou même de se référer à la tradition de l’interrogation sur les lois naturelles dans la tradition islamique, laquelle avait par ailleurs influencé d’une façon essentielle la discussion des lois naturelles dans l’Europe du Moyen Âge35. Bien qu’il insiste fortement sur la compatibilité entre les principes modernes et les principes islamiques, Rıza 33 Ş. Mardin : Genesis, 314-318 ; N. Berkes : Development of Secularism, p. 213-218 ; E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 213-217. 34 Voir p. ex. Mektub, p. 7, 8 et 27 ; Lâyiha, p. 11-13, 26, 39 et 48. 35 Un bon résumé se trouve dans Dag Nikolaus Hasse : “Influence of Arabic and Islamic Philosophy on the Latin West – Natural Philosophy,” Stanford Encyclopedia of Philosophy, http://plato.stanford.edu/entries/arabic-islamic-influence/#Nat.
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ne cherche pas pour sa démonstration à recourir à la tradition d’interrogation sur la loi naturelle dans la théologie islamique. Ses interrogations étaient uniquement inspirées des conceptions occidentales, sans s’appuyer sur la religion, et étaient dirigées en fait contre la légitimité divine36. Sous cet angle, l’insistance sur la charia s’explique en ce qu’elle avait établi un rapport à l’ordre naturel, en tant que forme théologique d’une vérité positive. Par conséquent, la seule légitimité était celle de l’ordre naturel. La conclusion en était ainsi sans équivoque. Rıza conceptualisait l’état actuel de l’Empire et la nécessité de réforme dans le contexte des lois naturelles. Son appel à la réforme consistait à revendiquer la compréhension des lois naturelles, et l’adaptation à celles-ci, afin de permettre l’avènement de l’ordre positif et hisser l’Empire ottoman au rang d’une grande puissance. La première expression de cette approche est la naturalisation du progrès. Ainsi, son lâyiha sur la réforme de la langue et Mektub commencent de la même façon : « Toute chose au monde change et progresse conformément à une loi naturelle (…). Dans l’état naturel, tout mute et se renouvelle. »37 Le caractère de vérité abstraite du progrès, avec sa place centrale dans la conceptualisation du monde, trouve sa légitimation scientifique dans le fait qu’il l’interprétait comme une loi naturelle. C’est ici que réside l’importance des lois naturelles pour le développement du scientisme politique dans la pensée de Rıza. Elle lui permettait de percevoir le progrès comme un fait naturel et de l’approcher en termes scientifiques. La naturalité du progrès établie, l’ensemble des interrogations politiques et sociales se présente comme des phénomènes liés aux règles de l’ordre naturel. Ainsi, c’est de la définition du progrès comme un processus naturel que découle la nécessité de réforme : « Par rapport à notre temps, la structure de l’État, elle aussi, a besoin de changement, et chaque époque a besoin de renouveau et de mouvement. »38 Comme nous l’avons dit, Ahmed Rıza n’a pas proposé une analyse pour expliquer le déclin de l’Empire ottoman. Toutefois, il n’est pas 36 Mardin a parlé d’une « laïcisation » du concept des lois naturelles comparé aux Jeunes Ottomans (Jön Türklerin Siyasî Fikirleri, p. 181). 37 « Dünya’da her şey bir kanûn-i tabîi’ dahilinde tebeddül ve terakki [eder]. » Lâyiha sur la langue, p. 1 ; « Hal-i tabîi’yede herşey tahavvül ve tecdid eder. » Mektub, p. 3. La phrase du Mektub est appuyée en note de bas de page par le verset du Coran (55 : 26-27) : « Tout ce qui est sur la terre passera / La face seule de Dieu restera environnée de majesté et de gloire. » 38 « Zamanın tabiriyle[,] nizam-ı devletin de tagayyüre ve her devrin bir müceddid ve bir muharrike ihtiyacı vardır. » Mektub, p. 3.
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difficile de voir que l’idée des lois naturelles et leur non-respect étaient pour lui un moyen pour comprendre le déclin de l’Empire. Déjà Nâmık Kemal avait traduit un livre du philosophe et orientaliste français Volney, qui avait présenté la chute des anciens empires comme le résultat du nonrespect des lois naturelles de la part de leur gouvernement39. De telles explications avaient leur popularité dans l’Empire du XIXe siècle40, et Ahmed Rıza avait lui aussi lu plusieurs ouvrages de Volney. C’est dans ce sens qu’il écrit que les réformes d’autrefois n’étaient pas exécutées en conformité avec les besoins de l’époque et les lois naturelles41, et qu’il conclut : « Une nation dont les droits civilisationnels et naturels ne sont pas garantis ne peut jamais prétendre au développement. »42 À la lumière de ces explications, l’état de l’Empire au tournant du siècle apparaît comme résultant d’une non-adaptation de ses structures politiques et sociales aux lois naturelles et aux changements du temps. Car l’inaction est non seulement synonyme de déclin inévitable, mais c’est aussi une révolte contre la nature. En 1902, le poète Tevfik Fikret rédigea son célèbre poème Sis (brouillard), dans lequel il décrivit la ville d’Istanbul couverte d’un épais brouillard, symbole du despotisme hamidien. Dix ans auparavant, Ahmed Rıza avait recouru à des tropes similaires pour décrire l’Empire ottoman comme une société asphyxiée par l’ignorance, par l’inaction qui était contraire à la loi naturelle, aux exigences du temps et à la gloire d’un ancien empire : « L’ensemble du pays est couvert par une épaisse fumée et une brume d’ignorance. »43 Ahmed Rıza visait-il la personne du sultan, à l’instar de Tevfik Fikret ? En fait, dans ses écrits de la première moitié des années 1890, ses critiques n’avaient pas encore pour objet le pouvoir hamidien. Il serait sans doute trop simple d’y voir la marque du despotisme. Rıza incriminait l’état général d’un Empire marqué par l’inaction. Cette critique devait nécessairement se superposer à une farouche opposition au sultan, opposition qui n’allait pas faiblir au cours des années. Toutefois, pour Ahmed 39 Ş. Mardin : Genesis, p. 315-318 ; N. Berkes : Development of Secularism, p. 52-61, 199-202. 40 Hoca Tahsin avait entrepris une traduction de Volney avant Nâmık Kemal. Ö. Türesay : Ebüzziya Tevfik, p. 146-147. 41 Lâyiha, p. 26. 42 « Hukuk-ı medeniye ve tabi’iyesi emniyet-i kavviye altında bulunmayan millet hiçbir vakit kemalata rağbet eylemez. » Mektub, p. 14. 43 « Mülkün her tarafını bir buhûr ve cehalet dumanı kaplamış. » Mektub, p. 10.
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Rıza, il était évident que le sultan ne représentait pas l’unique problème de l’Empire et que la question de la réforme relevait d’interrogations plus larges. Le changement devait ainsi aller au-delà de la déposition du sultan, afin de permettre de remédier à la « crise » de l’Empire. Le mot de crise — buhran — constituait un leitmotiv de ses écrits. Quelle forme devait, alors, prendre la réforme ? La réponse paraît simple, et se résume à deux mots : constitution et éducation. L’appel à l’instauration d’un régime constitutionnel allait devenir le dénominateur commun du mouvement jeune-turc. Quant à l’éducation, aucun sujet ne préoccupait davantage Rıza. Ces deux termes constituaient une véritable obsession chez lui. Mais que signifiaient-ils ? En effet, la méthode inductive que poursuivait Ahmed Rıza nous oblige à approcher l’idée de réforme au-delà de ce qu’il exprimait explicitement et de chercher le sens élargi de ces concepts. C’est à travers ses descriptions du progrès, sa perception dynamique du temps, son approche scientifique et ses réquisitoires contre l’état actuel de l’Empire que se dévoilent les lignes de sa pensée politique. Le sultan, l’État, la nation : l’appel au constitutionalisme « La consultation est l’un des principes les plus importants de l’islam. » C’est ainsi qu’Ahmed Rıza débuta sa série de memoranda adressée au sultan44. De son temps, Mahomet chercha à avoir l’avis de son entourage avant de décider sa politique. À son élection, Abou Bakr pria son entourage de surveiller ses actions et de l’avertir s’il déviait de la voie divine. Omar demanda qu’on le corrige quand cela était nécessaire. Ali dit : « Il n’y aura pas de vérité là où l’on ne consulte pas. »45 Les savants musulmans partageaient l’avis que la consultation était un pilier de l’islam, et en effet, la consultation et le contrôle du monarque représentent des constantes de l’histoire islamique. Pour Rıza, il n’y avait donc pas de doute. Le principe de la consultation était prescrit par l’islam et avait fait ses preuves dans l’histoire. Cette position s’inscrit dans la tradition du constitutionalisme au point de paraître peu originale. Déjà en 1866, l’instigateur du mouvement des Jeunes Ottomans, Mustafa Fazıl Paşa, avait suivi une argumentation 44 45
p. 15.
« Meşveret şeri’at-ı İslâmiyenin en mühim bir emridir. » Lâyiha, p. 15. « “Müşavere olmayan yerde doğruluk bulunmaz” kelâmı Hazret-i Ali’nindir. » Lâyiha,
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similaire dans une lettre ouverte adressée au sultan Abdülaziz, considérée comme un des premiers manifestes du constitutionalisme islamique46. Dans le sillage de Fazıl Paşa, les Jeunes Ottomans avaient insisté largement sur l’idée de cohérence entre l’islam et le constitutionnalisme. Nâmık Kemal utilisait très fréquemment la notion du usûl-ü meşveret47, et il développa une théorie plus large du constitutionalisme islamique en se référant au Coran, en particulier au verset 3:159 : « Et consulte-les à propos des affaires. » Après lui, l’idée de şûra s’appuyant sur la référence coranique devint un leitmotiv des légitimations islamiques de l’idée de constitution48. Autour de la promulgation de la constitution ottomane en 1876, elle était bien établie pour cautionner la nouveauté politique que représentait le régime constitutionnel, avec toutes les contradictions inhérentes à la tentative de vouloir légitimer un système constitutionnel par des références coraniques49. Toutefois, il y a une différence majeure entre Ahmed Rıza et les Jeunes Ottomans dans la référence islamique. Pour les Jeunes Ottomans, le Coran légitimait la constitution. Pour Ahmed Rıza, il la confirmait. Les Jeunes Ottomans croyaient de fait qu’un régime était préconisé par le Coran ; le texte sacré représentait ainsi une référence pour leur théorie politique. Par contre, chez Ahmed Rıza, le renvoi au Coran et à l’histoire islamique constituait seulement un point de départ rétrospectif dans le cadre de la loi comtienne des trois états. Sa référence islamique comportait ainsi un souci pédagogique. Sa présentation visait à convaincre de la nécessité du principe de consultation le destinataire de ses écrits, c’est-àdire d’abord le sultan auquel il s’adressa en 1892 son Lâhiya, ensuite le peuple, quelques années plus tard, lorsqu’il décida de le publier. Mais il s’agissait aussi d’une présentation qui découlait d’un raisonnement strictement positiviste que Rıza avait poursuivi dès son premier article positiviste et qui représentait une constante de ses écrits50. En identifiant la consultation comme une base de la doctrine et de l’histoire de l’islam, Rıza répondait à la recherche positiviste qui consistait à 46
Ş. Mardin : Genesis, p. 276-282. N. Berkes : Development of Secularism, p. 232. 48 Cf. Dustur : A Survey of the Constitutions of the Arab and Muslim States. Leyde : Brill, 1966. Voir aussi les différents textes recueillis dans C. Kurzman (dir.) : Modernist Islam. 49 N. Berkes : Development of Secularism, p. 234, 237-239 ; N. Sohrabi : Revolution and Constitutionalism, p. 59. 50 « L’islamisme », Revue occidentale, 14/1 (janvier 1891), p. 117. Cf. Crise de l’Orient, p. 21-22. 47
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reconnaître un principe positif dans le fonctionnement des sociétés prémodernes. Les deux conditions pour établir une vérité positive étaient réunies : la mise en valeur théorique et sa manifestation historique dans le passé. Pour Ahmed Rıza, l’idée de consultation, énoncée dans la doctrine même de l’islam, s’était manifestée régulièrement au cours de l’histoire comme la version théologique d’un principe positif. C’est conformément à ce raisonnement que s’imposait la nécessité de promulguer à nouveau la constitution de 1876 et de rétablir ainsi un régime constitutionnel. Que se cache-t-il derrière cet appel au constitutionalisme ? Une nation au-delà du sultan : le contrôle du pouvoir et la souveraineté du peuple L’appel au constitutionalisme permet d’avoir un aperçu général de la pensée politique d’Ahmed Rıza. C’est à travers cet appel que nous voyons comment opèrent différentes catégories politiques de base tel que le gouvernement, le sultan, la citoyenneté, voire le peuple. C’est encore à travers cet appel qu’il nous est possible de cerner une première dimension de l’idée de nation, exprimée dans le mot millet, comme un fondement central de toutes les élaborations politiques de Rıza. Nous y retrouvons ainsi deux piliers de la philosophie politique moderne : l’idée du contrôle du pouvoir, et liée à celle-ci en filigrane, celle de la souveraineté du peuple. Pour Ahmed Rıza, le contrôle du pouvoir représentait un principe de l’islam qui avait été respecté durant l’histoire islamique et ottomane. Ce principe du contrôle était à la base du lien entre le peuple et l’État. Ainsi, il déclarait avec fermeté dans Mektub : « Entre le gouvernement et la nation, il y eut toujours une force d’équilibre. »51 Il s’empressa dans la suite de corroborer son idée en donnant un aperçu historique du contrôle du pouvoir dans l’Empire. Jadis, les ulema exercaient une fonction de contrôle. Ensuite, ce furent les janissaires, puis la Sublime Porte qui veillèrent sur la politique du palais. Quand la décadence de la Porte entraîna la négligence « des lois et de l’ordre (kavanîn ve nizâmat) », on ressentit la nécessité d’établir une nouvelle force et on promulgua enfin la constitution52. 51 « Hükümetle millet arasında daima bir kuvve-i mu’adil bulunmuş. » Mektub, p. 6. Nous avons choisi de traduire mu’adil, littéralement équivalent, par équilibre. 52 Ibid. Ce même récit est repris dans une version plus élargie dans Vazife ve Mesuliyet 1, p. 14.
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L’instauration d’un régime constitutionnel en 1876 apparaît ainsi comme la réalisation d’un long processus de développement préconisé par l’islam et par l’histoire53, voire comme l’affranchissement d’un principe politique positif de sa forme théologique. La suspension de la constitution représentait par conséquent une révolte contre la nature, une tentative de renverser le cours d’une progression irréversible qui ne pouvait qu’aboutir à la situation de désolation dans laquelle se trouvait l’Empire. Dans un passage qui se lit autant comme un commentaire de l’évolution politique après 1876 que comme la présentation de l’itinéraire de sa propre famille, Ahmed Rıza nous dit : « Même une si petite concession [la constitution de 1876] a été jugée de trop pour les Ottomans qui, de tout temps, n’ont jamais hésité à confier et à sacrifier leurs biens et leur vie, leurs droits et leurs intérêts au règne et à la volonté des sultans. Les biens et les droits de la nation ont été spoliés. (…) [Par la suite,] au lieu de l’assemblée des députés, une assemblée de veaux a été réunie pour œuvrer à l’ordre du peuple et remédier à sa souffrance. Tous ceux qui aimaient sincèrement la patrie et la nation et qui n’étaient pas contents du gouvernement existant s’éparpillèrent partout. »54
On voit comment l’expérience personnelle de l’exil du père sénateur se superposait à un aperçu de l’évolution politique générale. Il serait cependant erroné d’y voir uniquement un positionnement personnel ou l’expression d’une simple opposition à la figure du sultan. Au fond, c’est dans ces élaborations que Rıza projetait le principe de la souveraineté du peuple. En établissant le contrôle du pouvoir comme un principe, il réalisait en fait une réflexion plus générale sur l’orientation politique de l’Empire ainsi que sur la définition d’une nation ottomane. La pensée de Rıza représentait une tentative de conceptualiser le rapport entre l’État et le peuple. En cela, elle est, avant tout, un signe de l’évolution que la pensée sur l’Empire ottoman avait prise au cours du XIXe siècle qui mérite d’être mise en lumière.
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Cf. « Kânun-u Esâsî bizde ahkâm-ı şeri’ye kemakân-ı mera’i ül-icrâ farz edilerek yapılmıştır. » Vazife ve Mesuliyet, p. 16. 54 « …öteden beri mal ve canını, hukuk ve menâfını padişahlarının emr-ü-arzusuna vakf ve feda etmekten çekinmeyen Osmanlılara bu kadar bir imtiyaz çok görüldü. Milletin mal ve hakkı gasp edildi. (…) Ahalinin nizamına, sızıltısına vakıf olmak için mebus yerine camus intihab buyuruldu. Vatan ve milleti cidden seven ve hükümet-i hazıradan memnun olmayanların her biri / bir tarafa savruldu.” Lâyiha, p. 24-25.
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Ni Dieu, ni Sultan : l’Empire comme entité politique négociée En premier lieu, consécutif à l’ensemble des élaborations politiques d’Ahmed Rıza, nous constatons le déclin du principe de l’ordre divin. Avec la mise à l’écart de l’islam et son intégration dans le cadre de la loi des trois états, l’idée de l’ordre divin qui avait été le principe fondamental de la légitimité politique ottomane pendant des siècles ne pouvait plus constituer une référence. Dans la philosophie politique européenne, la critique radicale de la doctrine de la légitimité divine avait établi dès le XVIIe siècle l’idée que la légitimité politique devrait s’établir désormais sur les mêmes principes que les sciences de la nature. Comme nous l’avons dit, les références islamiques chez Ahmed Rıza n’indiquent pas qu’il attribuait une légitimité à l’ordre divin. Chez lui, le refus de l’ordre divin est implicite, mais net. Par exemple, sa critique de la présence des derviches au palais impérial vise sans doute à donner l’image d’un pouvoir occulte et occulté, mais elle doit être lue aussi comme une critique du poids supposé de principes religieux révolus dans l’exercice du pouvoir. Elle se termine par ces mots : « À notre époque, essayer de faire avancer un bateau de pèlerins avec des prières est une honte et une insulte. »55 Dans le même registre, nous lisons dans Asker cette phrase que l’on peut prendre dans son sens métaphorique : « Si l’on veut voyager quelque part, on ne demande pas si le capitaine est religieux, mais s’il est capable de bien conduire son bateau. »56 À d’autres endroits, Rıza est plus explicite : « Si la continuité d’un État était possible par la religion uniquement, les régimes religieux d’Asie et d’Afrique ne tomberaient pas, sous des prétextes divers, entre les mains des Européens (Frenk). »57 Et enfin, cette formule qui reflète directement le débat sur la laïcité qui agitait la société française : « La croyance est une affaire privée qui appartient au cœur de chacun, »58 dit-il, ce qui se présente comme l’évocation du credo positiviste que 55 « …dua ile bu asırda hacı gemisi yürütmeye çalışmak hem ayıp hem de tenezzüldür. » Ibid., p. 48. Voir aussi « Où passent les revenus de l’État », Mechveret, no 17, 15 août 1896. 56 « Bir mahale seyhat edileceği zaman kapudanın dindar olup olamadığı sorulmaz, gemiyi sevke iktidar olup olmadığı aranır. » Asker, p. 32. 57 « Yalnız dinle bir devletin bekâsı mümkün olsa Asya’da, Afrika’da dindâr hükümetlerin her biri / bir bahane ile Frenklerin eline düşmezdi. » Mektub, p. 21-22. 58 « İman herkesin kalbine aid zâtî bir meseledir. » Asker, p. 31. Pour des propos similaires chez des contemporains de Rıza voir J. M. A. Macdonald : Turkey and the Eastern Question, p. 55.
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Pierre Laffitte répétait sous des formes variées : déclarer Dieu d’ordre privé et non d’ordre public59. Dans son enfance et sa jeunesse, Rıza avait été initié aux idées de penseurs comme Hobbes, Montesquieu ou Rousseau, qui aboutissaient à la marginalisation progressive de l’idée de l’ordre divin et à une nouvelle formulation de la politique désormais fondée sur le rapport entre l’État et le peuple. C’est durant cette période de sa vie que les classes moyennes et supérieures de la société commencèrent à s’identifier avec l’Empire ottoman qu’ils concevaient comme une entité nationale, propulsée par l’évolution de l’idée des liens entre le sultan et ses sujets, celle de la souveraineté populaire, du concept de citoyen, enfin, par le patriotisme60. Conforme au rôle central que l’on a attribué à la presse dans le développement de l’idée de la nation, la nouvelle presse ottomane donnait aux lecteurs le sens du partage d’un destin commun au sein d’une même entité politique61. Ces débats avaient en outre une implication concrète pour Ahmed Rıza : l’expérience familiale définie par l’itinéraire de son père İngiliz Ali Bey. En passant du Conseil d’État au premier Sénat ottoman, celui-ci avait participé à ce principe de « consultation » — (meşveret) qui représentait pour son fils une vérité positive. L’ensemble de ces expériences et de ces influences imposait chez Ahmed Rıza la certitude que l’Empire ottoman était une entité politique négociée. Au fond, la forme même des lâyiha est le signe de cette conceptualisation de l’Empire. Preuve de la démocratisation de la pratique au cours du XIXe siècle, un homme sorti du circuit de l’État se mettait à formuler des propositions de réformes en s’adressant au sultan. Lorsqu’il demandait au monarque de respecter le contrôle du pouvoir, il faisait preuve de l’évolution des idées et contribuait à sa manière à la définition politique de l’Empire. Ainsi nous voyons qu’Ahmed Rıza mettait en avant l’idée d’une nation ottomane civique qui existait au-delà du pouvoir impérial, voire même de l’État. Certes, il ne s’agissait pas d’une nation conceptualisée comme étant indépendante vis-à-vis de la monarchie, et encore moins de l’État. Comme les Jeunes Ottomans, Ahmed Rıza ne semble pas avoir eu une 59 Dans un article sur les musulmans d’Algérie et la nécessité d’une politique républicaine dans la colonie française publié en 1890 (peu après sa première rencontre avec Rıza) Laffitte écrivit : « Mahomet, comme Jésus-Christ, deviendra d’ordre privé. » Cité d’après E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 519. Cf. C. Nicolet : L’idée républicaine, p. 223. 60 Cf. M. Türköne : Türk Modernleşmesi, p. 253 sqq. 61 B. Anderson : Imagined Communities. Cf. K. Karpat : Politicization of Islam, p. 96-98.
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idée du peuple, et donc de la nation, transgressant le cadre de l’État, ce qui l’a empêché de considérer l’État et la société comme deux catégories opposées62. Toutefois, il ressort de l’usage du mot millet dans ses textes en ottoman, ainsi que de celui de « nation » dans ses écrits en français, qu’il considérait la nation ottomane comme une entité divergeant dans sa nature et dans ses orientations du pouvoir impérial et de la structure étatique. Son usage va ainsi bien au-delà de celle faite par de hauts bureaucrates des Tanzimat qui avaient commencé à se référer à la « nation ottomane » pour appuyer leurs aspirations politiques visant à contrebalancer le pouvoir du palais et élargir les compétences de la Sublime Porte. Chez eux, le terme millet s’utilisait principalement d’une façon pragmatique63, menant aux premières revendications au nom de la nation ottomane au cours des Tanzimat, et contribuant à la proclamation de la constitution de 1876. Malgré la forme de ses lâyiha insistant sur le contrôle du pouvoir impérial, ce qui suggère un raisonnement similaire, Ahmed Rıza avait une idée bien plus large du concept de la nation. Pour lui, millet n’était plus une figure rhétorique. Précisons d’abord que Rıza n’employait pas millet dans sa signification ottomane traditionnelle. Initialement, millet avait désigné les différentes communautés religieuses dans l’Empire ottoman, et faisait référence à un système du pouvoir reposant sur la représentation communautaire des différents groupes religieux de l’Empire jouissant d’une large autonomie dans la gestion de leurs affaires internes64. C’est au cours de la seconde moitié du XIXe siècle qu’une nouvelle signification commença à être attribuée au mot millet, pour trouver un équivalent au mot « nation » des langues européennes et aussi pour signifier de nouvelles réalités sociopolitiques. Ce nouvel usage visait à se référer à une nation ethnique, et aussi à exprimer l’émergence d’une nouvelle conception politique séculière et civique65. Toutefois, le glissement sémantique n’était ni absolu ni cohérent. De fait, la nouvelle signification n’a jamais 62
Ş. Mardin : Genesis, p. 298-300. Ibid., p. 174 ; R. Davison : Reform in the Ottoman Empire, p. 336. 64 Un bon aperçu sur le système de millet au XIXe siècle (mais quelque peu mal informé sur le discours politique de la fin du siècle) se trouve dans Michael Ursinus : « Zur Diskussion um “millet” im Osmanischen Reich », Südost-Forschungen, 48 (1989), p. 195207. Voir aussi Masami Arai : « An Imagined Nation : the Idea of the Ottoman Nation as a Key to Modern Ottoman History », Orient, 27 (1991), p. 1-11 ; R. Davison : Reform in the Ottoman Empire, p. 114-135. 65 D. Kushner : Rise of Turkish Nationalism, p. 24-26 ; M. Türköne : Siyasî İdeoloji Olarak İslamcılığın Doğuşu, p. 252-262. 63
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complètement effacé le sens originel du mot, et jusqu’aux années 1920, millet pouvait toujours faire référence à la communauté religieuse66. Cet état de fait correspondait en partie à la réalité de la situation ottomane où le développement d’un concept de citoyenneté civique n’aboutit pas au dépassement du système de millet. Au contraire, ce système avait été élargi et continuait ainsi à représenter une réalité juridique, pourtant de plus en plus considérée comme étant contraire aux principes d’un État moderne67. Dans ses textes, nous constatons qu’Ahmed Rıza n’était pas toujours entièrement cohérent dans son utilisation du mot millet et qu’il pouvait faire preuve d’un usage polysémique en mélangeant le sens traditionnel, l’idée de différentes nationalités ottomanes au sein de la nation ottomane, voire aussi la référence au peuple. Cependant, il est évident que millet comportait chez lui surtout une orientation politique universalisante, séculière et civique. Millet s’imposa comme un idéal et un champ d’élaboration politique par la transformation de sa signification en un mot moderne. Nous voyons ainsi dans ses lâyiha que Rıza n’était pas loin de l’usage fait du mot « nation » en France avant et au cours de la Révolution française. Dans le discours politique, par exemple celui d’un Sieyès, le mot se situait en opposition directe au système aristocratique et mettait en valeur l’existence d’une « nation » française universelle au-delà de l’identification avec la monarchie68. L’émergence même du mot a ainsi contribué au dépassement de ce qui devint alors « l’Ancien Régime ». D’ailleurs, c’est Rıza lui-même qui établissait le parallélisme avec l’expérience française de la nation comme forme politique opposée à la monarchie. Ainsi, la référence à la Révolution française fut systématique dans sa conception du mot millet. Un article sur la constitution ottomane, qui n’est pas de sa plume mais qu’il publia dans son journal Mechveret, illustre bien ce rapprochement dans l’usage du mot nation : « La situation de la Turquie aujourd’hui est à peu près celle de la France avant 1789. La même inégalité des droits, les mêmes privilèges révoltants,
66 Feroz Ahmad : « Politics and Islam in Modern Turkey », From Empire to Republic, p. 308-309 ; Erik-Jan Zürcher : « Young Turks, Ottoman Muslims and Turkish Nationalism », The Young Turk Legacy and Nationbuilding, p. 222-226. 67 Feroz Ahmad : « Unionist Realtions with the Greek, Armenian, and Jewish Communities of the Ottoman Empire, 1908-1914 », [1982] From Empire to Republic, p. 94 ; M. Ursinus : « Zur Diskussion um ‘millet’ im Osmanischen Reich », p. 205. 68 Cf. David A. Bell : The Cult of the Nation in France. Inventing Nationalism, 16801800. Cambridge, MA : Harvard University Press, 2001.
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les mêmes injustices criantes, les mêmes iniquités flagrantes (...) Cependant en France, on a secoué ce joug, on a rétabli l’ordre naturel des choses, la nation a conquis ses droits, a déclaré sa suprématie. En Turquie, la nation reste encore à l’arrière-plan, ses droits sont foulés aux pieds par le sultan et son entourage, elle est écrasée littéralement par les fonctionnaires qui de mendiants sont devenus despotes. »69
Le concept d’une nation distincte de l’État et du gouvernement était en effet la condition pour mettre en valeur l’idée du contrôle du pouvoir et celle de la souveraineté du peuple. Déjà chez les Jeunes Ottomans, l’idée de consultation et de contrôle du pouvoir impliquait un débat sur la souveraineté du peuple dont les lignes n’étaient, certes, pas très claires ou explicites, mais qui se présentait comme une nécessité70. Un constat similaire s’impose dans le cas d’Ahmed Rıza. Il a évité de poser directement la question de la souveraineté du peuple et n’a pas, jusqu’à la Seconde Période constitutionnelle, employé de termes pouvant faire allusion à ce concept, comme le fut l’expression hakimiyet-i milliye (souveraineté nationale). Cette formule allait devenir l’un des mots-clés du vocabulaire politique kémaliste, et Rıza allait également l’employer, autant pour défendre le régime parlementaire que dans une revendication d’indépendance vis-à-vis des grandes puissances71. Toutefois, déjà avant 1908, la souveraineté représentait un principe de la réflexion politique ottomane72. Dans les textes de Rıza, les Ottomans ne se présentent pas comme les sujets ni du souverain ni de Dieu. Certes, il note bien que le peuple respecterait toujours le sultan et se prononcerait toujours en faveur du maintien de la dynastie ottomane. Mais même lorsqu’il énonce dans Mektub la sacralité de la dynastie ottomane et la loyauté du peuple vis-à-vis du sultan, il réaffirme en fait l’idée du contrôle du pouvoir, la souveraineté du peuple et en conséquence la désacralisation du monarque : « Car le sultan est membre d’une dynastie 69 Fuad : « La constitution ottomane », Mechveret, no 7, 15 mars 1896. C’est nous qui soulignons. 70 Ş. Mardin : Genesis, p. 300-302, 330-335, 391. Plus généralement sur le sujet, Erdal Kaynar : « Le constitutionnalisme au Moyen-Orient. Des Tanzimat à la Révolution jeune-turque », Politika, 2016 (https://www.politika.io/fr/notice/constitutionnalisme-au-moyenorient). 71 Voir notamment son discours d’investiture au parlement ottoman. MMZC, Session du 13 Kânun-i Evvel 1324 (26 décembre 1908). 72 Voir le constat de Kemal Karpat : « …probably one of the most important but neglected aspects of the constitutional experiment [of 1876-78] was that it sanctionned the existence of an entity called the people as the source of authority. » Politicization of Islam, p. 316.
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auguste. Même s’il commet une petite erreur, la nation par respect pour ce statut pourra lui pardonner. »73 Tout en soulignant la sacralité du sultan, Rıza représente la nation comme le véritable détenteur de légitimité du pouvoir, capable de contrôler, voire de pardonner le monarque. Cette désacralisation du monarque74 était en outre soulignée par un terme, fermement établi dans la pensée politique depuis les Jeunes Ottomans : la patrie (vatan). Vatan, qui avait pendant des siècles simplement désigné le lieu de naissance, se référait désormais à l’ensemble du territoire ottoman, et surtout, impliquait la loyauté envers cet ensemble75. Dans les lâyiha, la patrie se présente comme un renfort à l’idée de la nation. Si la nation se réfère à une entité politique globale et abstraite, figure de base de la légitimité politique, l’idée de la patrie porte une connotation plus personnelle et permet de donner une substance intime à celle de la nation. Comme nous allons voir, il n’est donc pas étonnant que Rıza y fasse référence d’une façon systématique et conceptuelle lorsqu’il s’agit de définir le rapport entre la nation ottomane et les citoyens ottomans pour élaborer un concept de patriotisme, notamment dans sa série Vazife ve Mesuliyet76. Cependant, nous voyons clairement que vatan est un mot central, déjà dans ses écrits adressés à la tête de l’État ottoman. Il suffit de s’arrêter sur le titre de ses deux publications, présentées d’abord comme des textes sur « l’état de la patrie ». Comparé à l’idée quelque peu abstraite de la nation, la patrie se présentait comme une idée plus accessible par la dimension affective qui lui était associée. Ce qui nous intéresse principalement sur ce point, c’est que la patrie se dévoile comme le complémentaire de l’idée de la nation, lui donnant une valeur plus émotionnelle et moins abstraite. En cela, elle souligne la distinction établie entre État et nation et contribue à la délégitimation de la position du monarque, en le plaçant face à une référence plus globale de patrie : « La patrie n’est pas la possession ou le jouet d’un monarque ; elle est la mère, la famille de tous les Ottomans. »77 L’évocation de la patrie servait à promouvoir un idéal anti-hiérarchique et égalitaire, 73 « Çünkü padişah bir hanedân-ı zî-şana mensubdur. Ufak bir kusurda bulunsa da millet o makama hürmetten affedebiliyor. » Mektub, p. 30. 74 Sur la désacralisation voir aussi les chapitres « La presse comme moyen de politique » et « Le Jeune Turc incorruptible : Le régime hamidien et la rumeur ». 75 Cf. D. Kushner : Rise of Turkish Nationalism, p. 50-51. 76 Sur le patriotisme et le concept de la patrie voir le chapitre infra « Vatan L’amour sacré de la patrie ». 77 « Vatan bir padişahın malikânesi, eğlencesi değil ; bütün Osmanlıların anası, kabilesidir. » Lâyiha, p. 12.
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d’après lequel l’ensemble des Ottomans seraient liés non pas à la figure du monarque mais à la patrie présentée comme la condition d’existence des humains. Rıza fut très explicite dans les dernières phrases de son premier lâyiha : « Je mentirais en disant que j’aime la sublime dynastie d’Osman plus que ma patrie. Un bon enfant n’aime pas son maître plus que sa mère. »78 Ce côté affectif de la patrie, évident dans l’utilisation des métaphores pour la désigner, se situait en rapport direct avec l’idée de la nation et faisait ressortir l’évolution prise dans la conceptualisation politique de l’Empire ottoman. En opposant au gouvernement et à l’État l’idée d’une nation à définition essentiellement civique exprimée dans le mot millet, Ahmed Rıza corroborait l’existence du peuple en tant que catégorie à part qui devait exercer un contrôle sur les affaires de l’État. L’impératif de respecter le contrôle du pouvoir érigeait ainsi la souveraineté du peuple en source de légitimité politique. Despotisme versus souveraineté du peuple C’est dans ce contexte que se situait la critique du despotisme hamidien élaborée par Ahmed Rıza. Dès 1892, il dénonçait le régime hamidien comme un règne despotique, mais cette dénonciation ne visait pas encore frontalement la personne du sultan. De fait, la critique du monarque n’est pas très prononcée dans ses premiers écrits politiques. Rıza la formule par voie détournée, en incriminant l’entourage du sultan. Mais au cours de son activité jeune-turque la dénonciation du despotisme et la mise en accusation du sultan n’allaient cesser de s’accroître au point de devenir idiosyncrasique. Comme nous allons le voir, c’est essentiellement sur cette position que se bâtit la célébrité jeune-turque d’Ahmed Rıza comme homme qui ne pliait pas devant le despote. Cependant en se concentrant sur la forme diabolisante que prenait la critique du sultan, l’historiographie du mouvement jeune-turc a quelque peu négligé de prendre en compte le contenu, les implications et les sous-entendus politiques de cette critique. La critique était souvent proche des descriptions du despotisme qui figurent dans L’Esprit des lois de Montesquieu, que Rıza avait lu, et à l’instar de Montesquieu, la dénonciation du despotisme de Rıza se situait dans un 78
« Hanedan-ı Âli-i Osman’ı vatanımdan ziyade severim dersem yalan söylemiş olurum. Bir hayırlı evlad validesinden ziyade efendisini sevemez.” Lâyiha, p. 56.
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cadre plus large de théorie politique. La critique ne s’énonçait pas uniquement par rapport au personnage du sultan, mais partait d’abord du fait que celui-ci violait un principe politique positif, celui du contrôle du pouvoir, et donc de la souveraineté populaire. C’est à partir de ce point que le sultan et son régime semblaient être les tenants d’un système désespérément dépassé. Rıza présentait le sultan comme étant en contradiction avec lui-même. Abdülhamid se serait élevé contre « le pouvoir despotique de l’individu » en promulguant la constitution79. Mais profitant de l’état d’exception de la guerre russo-turque, le sultan commença, selon lui, à imposer son règne et à écarter les forces qui avaient garanti le contrôle du pouvoir : « Le gouvernement et l’État se sont résumés à la personne du sultan. »80 En décalage avec les principes positifs de la politique moderne, le règne d’Abdülhamid était l’objet d’un jugement sans équivoque : comme l’écrivait Rıza en 1902 : « Si on analyse les erreurs de la gouvernance actuelle en tenant compte des demandes évidentes de la patrie à une époque aussi compliquée, on comprend qu’aucun monarque n’a nui à la patrie autant que ce sultan. »81 Mais en 1892, il s’adressait encore directement au sultan pour l’accuser d’avoir abandonné les principes constitutionnels et d’avoir ainsi causé l’état lamentable de l’Empire : « Si vous aviez continué l’initiative de réforme du début de votre règne et si vous aviez consulté l’avis de ceux qui avaient un véritable intérêt à vous aider, le peuple serait aujourd’hui heureux et content, dans la prospérité et en sécurité. »82 Dans l’ensemble, la critique du despotisme prenait forme à partir de l’idée de la souveraineté du peuple exprimée dans la définition d’une 79
« Ferd-i vahidin tahakküm-ü müstebidanesi. » Ibid., p. 23 et p. 27. Voir aussi Mektub,
p. 5. 80 « Sultan Abdülhamid Rusya muharebesi hezimetten istifâde etti ; Bâb-ı Âlî’nin vazifesini, nüfûz ve istiklâlini elinden aldı ; ayân ve meb’usân meclislerini kaldırdı ; eski hayratı, usul ve adâtı tahribe koyuldu ; arzu-yu hodserânesini icrâya mani’ gördüğü kuvvetleri birer birer mahv etti. Hükûmet, devlet padişahın şahsından ibaret kaldı. » Vazife ve Mesuliyet, p. 15. 81 « Zamanın hâmet ve nezâketi ve böyle müşekkül bir devirde vatanın ihtiyac sarihî nazar-ı ehemmiyet alınarak idare-i hazrânın kusurları mu’âyene edilecek olursa[,] şimdiye kadar hiç bir hükümdârın bu padişâh kadar memlekete fenâlık etmediği anlaşılıyor. » Ibid., p. 19. 82 « İbtidâ-i saltanatınızda teşebbüs edilen ıslâhata devam ve mülk ve devletin sa’âdeti için size cidden muavenet etmek isteyen kâr-aşina zevâtın reyinden istifadeye tenezzül buyurmuş olaydınız bugün ahali servet ve asayiş içinde mesûd ve kâmran olurdu. » Lâyiha, p. 26.
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nation ottomane existant au-dessus du gouvernement et de l’État. Au-delà des attaques, parfois acharnées, contre la figure du sultan, ce que Rıza reprochait au despotisme, c’est qu’il excluait la nation et établissait ainsi une distance entre le peuple et l’État. Partant du principe que « l’État n’est pas un corps séparé du peuple »83, il écrivait : « Alors que le gouvernement et la nation devraient être unis comme les membres d’une famille et devraient tous ensemble œuvrer aux intérêts généraux, ils se regardent en ennemi avec une haine réciproque, comme le juge et l’accusé ou le bourreau et la victime. »84 Son plaidoyer pour le constitutionalisme allait en effet au-delà de l’idée d’un simple contrôle exercé sur le pouvoir existant. Le projet était plus global et visait le rapprochement du gouvernement et du peuple, l’amalgame de l’État et de la nation, et la création d’une harmonie universelle. Ainsi, le régime constitutionnel se présente dans les textes d’Ahmed Rıza comme une nécessité pour remédier à la distance politique entre le peuple et l’État. La critique du despotisme se situe par rapport à l’impératif de développer une politique pour le peuple, en accord avec les besoins du pays. Pour Rıza, la conception exclusive du pouvoir mène nécessairement à la réclusion et interrompt la communication entre l’État et le peuple. La libre circulation des informations est de fait abolie, nous dit-il, et il est par conséquent impossible de connaître la condition du pays et mettre en place des politiques pour permettre le progrès de la société et dépasser la situation actuelle de l’Empire. Rıza conclut que le sultan ne peut savoir dans quelle condition se trouve l’Empire et il l’invite à écouter ses sujets pour connaître leurs souffrances et les besoins du pays, à l’instar des sultans ottomans d’autrefois : « …Vos ancêtres sortaient pour faire le tour du pays, et se promenaient déguisés pendant la nuit. Ils écoutaient personnellement les complaintes et les soucis du peuple, ils examinaient sa situation. Pour apprendre les vérités qui ne parvenaient pas jusqu’à leur trône impérial, ils visitaient les maisons des pauvres. »85 L’insistance sur la nécessité d’écouter le peuple fait état de la conception d’une nation différente du gouvernement, sur laquelle nous avons 83
« Devlet halktan ayrı bir vücud değildir. » Vazife ve Mesuliyet 1, p. 8. « Hükûmetle millet bir aile efradı gibi yekvücud olmak menafi’-i umûmiyeye hep birlikte çalışmak lazım gelirken hakimle mahkum, zalimle mazlum gibi yekdiğerine nazar-ı husûmet ve münaferetle bakıyor. » Mektub, p. 9. 85 « …eslâf-ı kirâmınız devre çıkar ; gece sokaklarda tebdîl gezer ; ahâlinin feryad-üfigânını bizzat işitir ; halini teftiş buyurur ; tac-ü-tahtına kadar varamayan hakâiki fukara evlerine girerek muttali’ olurlardı. » Lâyiha, p. 23. 84
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insisté. Partant de la divergence entre la nation et l’État, le régime hamidien, marqué par l’inaction, apparaît non seulement inadapté à une époque de progrès, mais se trouve aussi dépassé par les attentes du peuple. Le manque d’affection de la part des Ottomans pour leur gouvernement et la perte de l’amour de la patrie se présentent comme des résultats de cet état de fait. Le constat de l’isolement du sultan et de son éloignement du peuple comporte ainsi une critique de la légitimité du régime hamidien : « Écouter le peuple ne portera pas atteinte à votre gloire et à votre souveraineté impériale. Si cela était le cas, le principe de consultation ne serait pas légitime et n’aurait pas été pratiqué par les quatre califes. »86 Il n’est pas étonnant que Rıza appuie son argumentation en se référant à 1789, lorsqu’il présente le fait de prêter attention à l’avis du peuple comme une nécessité première en considérant la situation exceptionnelle de l’Empire. « Louis XVI vécut enfermé dans le palais de Versailles, éloigné du peuple et entièrement isolé des affaires publiques. [De fait] il ne put prendre connaissance de la prise de la Bastille le jour de l’événement. Alors même qu’il recevait des memoranda et des rapports de tous les recoins du pays, il ne s’est pas empressé de connaître l’opinion et les besoins du peuple, et a ainsi vu les conséquences qu’avait le fait de vivre dans un monde de négligence. »87
Cette invitation faite au sultan à se rapprocher du peuple semble en contradiction avec sa conception de la nation et de la souveraineté du peuple. Et de fait, les textes de Rıza du début des années 1890 sont marqués par une tension entre l’importance reconnue au pouvoir sultanien d’une part, et la critique du despotisme et l’élaboration d’un concept de souveraineté nationale d’autre part. À première vue, l’appel au sultan pour qu’il prenne conscience de la situation de l’Empire paraît comme une légitimation du pouvoir monarchique, et plus précisément comme un appel en faveur d’un despotisme éclairé tel qu’il s’était établi dans la pensée politique ottomane dès le début du XIXe siècle88. Plusieurs aspects semblent souligner cette idée. 86 « Halka sormakla şân ve istiklâliyet-i şahânenize halel gelmez. Gelmiş olsa usûl-u meşveret meşru’ olmaz ve hulefâ-yı râşidîn böyle sülûk eylemezdi. » Ibid., p. 20. 87 « Onaltıncı Louis Versailles sarayına kapanarak ahaliden uzak ve ahvâl-i umûmîden bi-haber yaşamıştı. Paris’te Bastille hapishanesinin zabtını bile günü gününe / haber alamamıştı. Kendisine her taraftan lâyihalar, ihtârnameler gönderilmişken, halkın efkâr ve ihtiyacını anlamaya tenezzül etmediğinden böyle alem-i bi-kaydide yaşamanın neticesini gördü. » Ibid., p. 21-22. 88 Şerif Mardin : « 19. Yüzyılda Düşünce Akımları ve Osmanlı Devleti », (1985) Türk Modernleşmesi, p. 84.
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Dans son Lâyiha, Rıza demandait à Abdülhamid de suivre l’exemple de plusieurs représentants de l’absolutisme éclairé, comme Frédéric II, Joseph II, Catherine II, Pierre le Grand et le sultan Mahmud II, et il évoquait aussi l’empereur romain Marc Aurèle, qui avait été une source d’inspiration non négligeable pour les monarques dits éclairés du XVIIIe siècle89. De même, déjà dans ses poèmes écrits à l’occasion de l’Exposition universelle de 1889, la figure du sultan jouait un rôle important et ses premiers textes politiques s’adressaient directement au monarque. Enfin, le positivisme pouvait sanctionner l’idée de la nécessité d’une dictature pour garantir la réorganisation de la société et préparer le progrès. Ahmed Rıza se référait lui-même à cet aspect autoritaire du positivisme dans plusieurs articles et soulignait la possibilité d’une « dictature organisée » pour sortir l’Empire de sa situation d’infériorité90. L’idée d’une monarchie éclairée était en outre corroborée par la présentation des « devoirs » du sultan que donnait Rıza. Celle-ci était proche du concept du monarque comme « premier serviteur de l’État » mis en avant par Frédéric II — que Rıza avait lu —, qui s’efforçait, notamment dans son Essai sur les formes de gouvernement et sur les devoirs des souverains de 1777, de légitimer une monarchie fondée sur les lois naturelles, au vu de l’érosion de la légitimité divine dans l’Europe des Lumières91. Cependant, dans la pensée de Rıza, l’existence de l’idée de nation interférait directement avec la conception de la politique définie d’après l’absolutisme éclairé qui, au final, restait une conception monarchique de la politique. L’idée des devoirs du sultan en tant que serviteur se situait chez Rıza moins dans une pensée de raison d’État que dans une redéfinition imposée par la vérité abstraite du progrès de la politique ottomane fondée sur les principes du constitutionalisme et de la souveraineté du peuple. Le concept de monarque éclairé ne pouvait se concilier avec l’émancipation des citoyens de leur statut de sujets, telle qu’elle était présente chez Ahmed Rıza. Inspirés par le discours islamique et l’idéal de l’ordre juste, les Jeunes Ottomans avaient insisté sur l’obligation impériale de 89
Lâyiha, p. 11, 17-21, 36, 50. « L’islamisme », Revue occidentale, 14/1 (janvier 1891), p. 115-117 ; « Le calife et ses devoirs », Revue occidentale, 19/4 (avril 1896), p. 93. 91 Il y a peu de doute que Rıza avait lu le traité de Frédéric II. Des références à d’autres œuvres de lui se trouvent p. ex. dans PAAA, Türkei 198, A 13682 : Ahmed Rıza à Guillaume II, s.d. [fin octobre/début novembre 1898] ; « Appui mutuel », Mechveret, no 35, 15 mai 1897 ; Crise de l’Orient, p. 160 ; Faillite morale, p. 9. Notons que l’expression de « premier serviteur de l’État » de Frédéric II figure dans son L’Anti-Machiavel de 1740. 90
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veiller au bien-être des sujets92. Ahmed Rıza reprenait cette argumentation lorsqu’il se référait aux devoirs du sultan inscrits dans la charia, mais il en extrapolait alors l’idée du peuple comme sujet du monarque : « D’après la loi [islamique], le principe de la politique c’est la justice et les intérêts de la communauté. Donc, le calife est chargé de faire le bien de l’État et de la nation. »93 Loin de l’ambition d’un Frédéric II de prouver que la monarchie était le meilleur système de gouvernement existant, Rıza réduisait la légitimité du sultan à la fonction de servir le peuple. Ainsi il écrivait dans Vazife ve Mesuliyet : « La différence du souverain par rapport aux autres hommes est qu’il est investi d’un devoir spécifique en vertu de son poste officiel. Il (…) est nommé au califat et au sultanat uniquement pour servir le peuple. »94 Nous ne pouvons nier que Rıza valorisait l’existence de la dynastie ottomane, dont il n’a jamais mis en cause la sacralité, et même qu’il sympathisait avec l’idée d’une monarchie éclairée. Mais force est de constater que chez lui la position particulière du sultan était noyée dans un concept général de service à la patrie qui engageait chaque citoyen en vertu de la place qu’il occupait. Il ne s’agit donc pas pour lui de proposer le retour à une conception du pouvoir qui interférerait avec les principes du constitutionalisme et de la souveraineté du peuple. Au contraire, il est évident que la légitimité du sultan ne provient pas de la volonté divine, ni même des lois naturelles, mais du peuple qui le charge d’une fonction. Sous ces conditions, le devoir du sultan de veiller sur le bien-être du peuple apparaît sous une lumière particulière. Dans un passage qui se rapproche des textes classiques de la philosophie politique européenne élaborant l’idée d’un contrat social, Rıza écrivit : « Le corps gouvernemental est constitué pour servir la richesse et la félicité du peuple. Le peuple n’a pas été créé pour nourrir le gouvernement ou pour (…) exécuter la volonté personnelle du sultan. Aujourd’hui, nous voyons que des peuples sur la Terre qui ont jugé inutile l’existence d’un roi ou l’ont réduit à l’état d’une simple statue, à l’instar de la reine d’Angleterre, sont libres et épanouis. »95 92
Ş. Mardin : Genesis, p. 292-293. « Şer’en siyasetin esası adalet ve menfaa’t-i cemâa’ttır. Yani hâlife devlet ve millete iyilik etmeğe memurdur. » Lâyiha, p. 36. 94 « Hükümdârın seyr insanlarından farkı vazife itibariyle bir emr-i resmîdir. (...) hilâfet ve saltanata mahza halka hizmet için getirilmiştir. » Vazife ve Mesuliyet, p. 13. Cf, Crise de l’Orient, p. 22. 95 « Heyet-i hükûmet ahalinin refah ve sa’adete hizmet maksadıyla teşekkül eylenmiştir. Ahali hükûmeti beslemek veya padişahın zekatı, irâde-i keyfiyesini infaz etmek için 93
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Un extrait comme celui-ci va à l’encontre de tout espoir d’un sultan prenant en charge les affaires politiques pour faire avancer son pays. L’accusation de la distance entre le peuple et le sultan se présente ainsi comme une manœuvre pour décrier l’autoritarisme du sultan et démasquer son aliénation de l’Empire et du peuple96 qui allaient à l’encontre de l’attente d’un sultan proche du peuple qui s’était manifestée à l’avènement d’Abdülhamid97. Ainsi, la conception du sultanat d’Ahmed Rıza était loin de l’idée d’un règne juste que semblent suggérer ses références à la charia et aux devoirs du sultan-calife. Dans ses conceptions politiques, il était plus proche d’un monarque comme figure représentative, à l’instar des monarques d’Europe dont le pouvoir était circonscrit par une constitution. Dans son appel au sultan dans lequel il l’invite à veiller à remplir ses devoirs impériaux, il se révèle de fait que l’idéal structurant de sa pensée politique était la souveraineté du peuple. Et l’accusation de la distance entre l’État et la nation se rapporte finalement aussi à cet idéal. La valeur de la souveraineté, le potentiel du peuple et l’indépendance de l’État Si l’argumentation d’Ahmed Rıza est peu élaborée au niveau de la philosophie politique, il partait dans son raisonnement d’une idée de base du positivisme. Selon Auguste Comte, l’erreur de la philosophie politique des Lumières et de la Révolution française avait été de considérer les principes politiques de contrôle du pouvoir, de la souveraineté du peuple, de la république et de la redistribution comme des idéaux abstraits. Le résultat fut la déviation des principes de la révolution : la perte de yaratılmamıştır. Bugün küre-i arzda bir krala lüzum görmeyen[,] veya hükümdârları İngiltere kraliçesi gibi bir heykelden ibaret olan akvâmın ne kadar hür ve mesud olduğunu görüyoruz. » Lâyiha, p. 36. Cette même argumentation est très marquée dans sa critique des dépenses du palais et sa demande de soumettre les finances de l’État au contrôle des Ottomans. Voir p. ex. ibid., p. 46-47, 51-54 ; « Où passent les revenus de l’État » & « Crise financière », Mechveret, n° 17, 15 août 1896 & no 51, 15 janvier 1898 ; « Isrâfât », Osmanlı, n° 36, 15 mai 1899. 96 Voir p. ex. Lâyiha, p. 3, 35 sqq. 97 Dans sa brochure Asker (p. 54), Ahmed Rıza critiquait le sultan de ne pas s’être rendu sur les champs de batailles lors de la guerre russo-turque de 1877/78, contrairement au tzar Alexandre II. La présence du monarque sur l’arène de la guerre était fortement attendue par l’opinion publique. Abdülhamid lui-même semble avoir été favorable à l’idée avant d’être découragé par son entourage pour des raisons militaires et politiques. F. Georgeon : Abdülhamid, p. 81-82.
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l’idée de l’union, la désintégration de la société, la Terreur, la guerre, la déstabilisation de l’ordre européen, et enfin l’opposition entre l’ordre et le progrès. Cette situation caractérisait l’état « métaphysique » de la période post-révolutionnaire. Dans l’état « scientifique », il s’agissait de cerner la fonction des principes politiques et de la prendre pour le fondement d’une société combinant l’ordre et le progrès. La critique de la distance entre l’État et le peuple et la mise en avant de la souveraineté du peuple par Ahmed Rıza se rapportaient précisément à cet objectif. Rıza était clair dans son évaluation : le despotisme mène à la réclusion et à l’isolement et aboutit à l’opposition entre le gouvernement et la nation. Dans une société en proie à cette confrontation, le progrès devient impossible : « Chez les animaux et même chez les plantes, le conflit et l’isolement empêchent le développement. »98 La redéfinition de la politique et l’intégration du peuple n’étaient ainsi pas seulement un idéal politique abstrait, mais un besoin pour surmonter la désunion de l’Empire et préparer ainsi le progrès. « Le peuple est exclu des affaires de l’État. Parce qu’il est exclu, aucune œuvre du gouvernement ne s’inscrit dans la continuité. Les individus ne peuvent prendre part aux affaires publiques. Parce qu’ils n’y peuvent assister, personne ne se soucie des intérêts publics. (…) Le peuple observe les affaires publiques à distance à l’instar d’un étranger. Même quand il voit le malheur et les difficultés, il ne lève pas sa voix. »99
Ce qui caractérise l’avancée des pays européens par rapport à l’Empire, c’est précisément le fait d’avoir pu unir l’État et la société : « La force de l’État fusionna avec l’effort des citoyens. De cette association et union est née la civilisation européenne d’aujourd’hui. »100 Dans son texte, Rıza s’efforce de faire la démonstration que l’intégration du peuple bénéficierait à l’État ottoman, en disant qu’elle déchargerait les tâches du gouvernement et augmenterait son pouvoir101. Mais au fond, il entreprenait 98
« Nifak ve infirad hayvanlarda hatta nebâtatta bile neşv-ü-nemaya mâni’dir. » Lâyiha,
p. 39. 99 « Devlet işine millet karıştırılmıyor. Karıştırılmadığı için hükûmetin hiçbir eseri devam etmiyor. Menafi’-i umûmiyeden efrad hissedar edilmiyor. Hissedar edilmediği için kimse menafi’-i umûmiyeyi nazar-ı takayyüde almıyor.(…) Umûr-u mühimmeye millet uzaktan yabancı gibi bakıyor. Fenalığı, muhatarayı görse / sesini çıkarmıyor. » Mektub, p. 10 sq. En note de bas de page, Rıza précise qu’il n’existe pas de conseils représentatifs au-delà du niveau départemental. 100 « Devletin kuvveti teb’anın himmetiyle birleşti. Bu ictima’ ve ittihaddan işte bugünkü Avrupa medeniyeti vücuda geldi. » Mektub, p. 4. 101 Ibid., p. 8, 15 ; Lâyiha, p. 49-51.
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une redéfinition de la politique à partir du principe de la souveraineté du peuple : « … Si tous les Ottomans sont chargés des affaires et des intérêts communs d’après leurs talents et leurs capacités, défendre les droits, la dignité et la gloire de tous deviendra un devoir commun. »102 L’appel de Rıza était à la fois l’expression de la façon dont la politique était pensée comme une affaire sociétale depuis les Jeunes Ottomans et sa reformulation à la lumière du despotisme hamidien. Sa définition du concept de réforme est plus globale que les tentatives qui avaient été mises en avant depuis le début du XIXe siècle. La valeur de loi naturelle de l’évolution et le caractère dépassé du régime hamidien se conjuguent chez lui avec le concept de la souveraineté du peuple. L’État n’apparaît plus comme l’instrument de la transformation de l’Empire. En tenant compte de l’épanouissement de la société sous l’impact du progrès, ce sont les Ottomans eux-mêmes qui en deviennent le moteur. La condition ottomane est ainsi marquée par un décalage entre le niveau de développement atteint par la société et le régime politique. Celui-ci n’est pas capable de prendre en compte les développements de la société et ne peut les encourager. Dans un souci d’économie et de concentration d’énergie, Rıza pouvait avancer des propos à forte inspiration libérale. Par exemple, il écrit que l’État ne devrait pas s’occuper des affaires que le peuple peut régler lui-même au niveau communal. Pour mieux organiser ses efforts, il devrait plutôt se charger des affaires qui échappent au pouvoir des individus, et se contenter ainsi de veiller à l’ordre général et au respect des lois103. Dans l’identification du peuple comme moteur du progrès et la description du décalage entre la société et le régime existant s’exprime un optimisme sur la capacité de la société ottomane à dépasser son propre état. Il s’y exprime aussi une conception assez libérale de l’individu et de son potentiel pour la société. La philosophie politique de Rıza se basait sur la promesse d’un avenir meilleur, ainsi que sur l’idée de la progression inévitable de la raison dans le monde. Ces idées lui 102 « …mesalih ve menafi’-i müşterekeden bütün Osmanlılar liyakat ve istita’atleri nisbetinde hissedar edilecek olursa umûmun hukûkunu, şan-ü-şevketini müdafaa’ etmek yine umûma aid bir vazife olur. » Mektub, p. 11. 103 « Bir cemiyet efrâdının bir nâhiye ahalisinin kendi kendine yapabileceği umûr-u nafiaya hükûmet nezaret etmeli, fakat karışmamalıdır. Devlete kanûn yapmak, kavanîn müessesinin tamamı icrasını ve sulh-i umûmiyi temin etmek gibi efrâdın yapamayacağı, beceremeyeceği malumat-ı umûrla uğraşmak yakışır. » Mektub, p. 8. Voir aussi Lâyiha, p. 24, 35.
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permettaient d’apprécier les capacités potentielles des individus, malgré une méfiance de base déterminée par sa perception négative de la nature humaine, et d’estimer qu’un régime constitutionnel serait capable de libérer le potentiel des citoyens pour faire avancer l’Empire. En particulier ses écrits des années 1890 portaient encore l’héritage libéral de l’idée de souveraineté et l’optimisme du concept du progrès. Ils étaient marqués par une confiance en la capacité et la raison humaines. En quoi ses idées se distinguaient des idées totalitaristes qui commençaient à exercer une influence croissante sur la pensée politique occidentale — idées que l’on lui attribue parfois104. Au fond, chez Ahmed Rıza et plus généralement dans le discours moderniste ottoman, l’insistance constante sur l’effort personnel se situe dans ce contexte et montre que sa perception de l’individu ne se limitait pas à l’idée d’une subordination. Sans doute, ses propos sur la nécessité de l’effort personnel étaient souvent durs dans leur ton et prenaient la forme d’accusation, à l’instar de ses appels répétés à ses sœurs à s’instruire. Ses écrits politiques n’étaient pas dépourvus de critiques souvent virulentes qui appuyaient la nécessité de l’effort personnel. « L’humain doit chercher sa félicité et son bonheur dans ses propres efforts et ambitions (...) » « Sans effort, on ne peut même pas cueillir une rose dans ce monde. »105 En particulier dans la série Vazife ve Mesuliyet, il n’arrêtait pas d’évoquer ces principes et d’attaquer parfois violemment ses concitoyens. Néanmoins, malgré le fait que cette perception négative de la nature humaine se heurtait à une conception libérale essentiellement positive de l’individu, ces deux positions ne s’excluaient pas. L’appel à l’effort personnel, qui représente un leitmotiv du discours moderniste ottoman, se basait sur une confiance en la capacité humaine de s’affranchir de ses conditions originelles pour réaliser un développement personnel qui était conjugué avec un développement national. Ainsi, l’objectif de ce développement était à la fois personnel et national, en ce qu’il visait à former des individus utiles pour la société : « La plupart des œuvres scientifiques et industrielles qui font l’honneur du monde de la civilisation ont été produites par des gens ayant excellé dans l’effort et le travail [personnel]. » « L’instinct sauvage de penser uniquement à soi-même et de protéger et défendre son corps, existe chez les animaux 104
Voir Ş. Mardin : Jön Türklerin Siyasî Fikirleri, p. 219. « İnsan sa’adet ve selameti kendi sa’i-ü-himmetinden beklemeli... » « Mukaddeme, », Meşveret, no 1, 1er décembre 1895. « Dünyada emeksiz bir gül bile koparılmaz. » Lâyiha, p. 10. 105
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aussi. Les hommes qui ont acquis le progrès et ont [par cela] développé les bonnes manières imposent à eux-mêmes beaucoup de devoirs comme la protection des acquis de la civilisation (…), la compassion envers des pauvres et les misérables, l’effort pour réduire [l’impact des] catastrophes. L’humanité et la civilisation dépendent du fait de bien exercer ces devoirs, et la gloire et la force d’un État sont liées et se perpétuent en fonction du nombre et du pouvoir des réalisateurs des travaux bénéfiques comme ceux-ci. »106
Rıza insistait dans ses écrits sur le rôle positif de l’effort personnel pour l’ensemble de la société. Le despotisme se présente chez lui comme la négation de ce rôle. Expression des d’idées dépassées, la conception isolationniste du pouvoir, en plus d’écarter la participation du peuple, étouffe le développement des individus qui, pour autant, est essentiel à l’objectif du progrès. « Le corps et les caractéristiques naturels de l’humain doivent se former librement, et ne doivent pas être écrasés par le pouvoir arbitraire du gouvernement ou la pensée crédule de la masse. » « L’idéal suprême de la civilisation est de renforcer les compétences des personnes (…). Or chez nous, on cherche la force et la grandeur du sultanat dans l’attelage et l’esclavage des individus. On ne perçoit pas de différence entre le gouvernement d’un peuple libre et capable, qui s’est approprié les principes de l’Humanité, et le fait de se mettre à la tête d’un troupeau de bétail. »107
L’Empire ottoman représentait donc pour lui une société au potentiel asphyxié par un régime anachronique, qui ne laissait pas de place au développement des individus et à leur contribution au bien-être général. On voit effectivement que l’appel à l’intégration du peuple se conjugue avec une considération pragmatique du constitutionalisme émanant 106 « Alem-i medeniyete şeref veren asâr-ı fenniye ve sanayinin çoğu sa’i-ü-amelde fail-i muhtar olanlar tarafından vücuda getirilmiştir. » Mektub, p. 14. « Yalnız kendisni düşünmek, vücudunu muhafaza ve müdafaa etmek hiss-i vahşî hayvanlarda da mevcuttur. Kesb-i temeddün ve zarifet insanlar vatanı ve umûmun menafi’i ve saadeti için tanzim ve tesis edilmiş âsâr-ı medeniyeyi himâye etmek ; fukarânın zaifânın hallerine acımak ; felaketlerini taklile çalışmak gibi bir çok vazifelerle ma’tuftur. İnsaniyet, medeniyet bu vezaifi hüsn-i ifa ile kaim ve bir devletin şan ve kuvveti mülkde bu gibi ef’al-i hayriyeye hizmet edenlerin aded ve iktidarıyla mütenâsib ve daimdir. » Lâyiha, p. 13. 107 « İnsanın vücudu, havâss-ı tabi’iyesi serbest teşekkül etmeli, hükûmetin idare-i keyfiyesi, avamın efkâr-ı bâtılası altında ezilmemelidir. » Mektub, p. 14. « Medeniyetin aksâ-yı emeli kudret-i şahsiyeye kuvvet vermektir (…). Bizde bilakis saltanatın kuvvet ve azâmeti efradın hayvaniyetinde, esaretinde aranıyor. Meziyet-i insaniyeyi öğrenmiş hür ve hünerver bir kavme riyaset etmekle hayvan sürüsüne baş olmak arasında bir fark görülmüyor. » Mektub, p. 8. Les images d’animal et de troupeau étaient fréquentes dans la presse jeuneturque. Voir p. ex. « Hakk-ı Hürriyet », Şûra-yı Ümmet, n° 1er, 10 avril 1902.
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d’une perception positive du potentiel des individus à être utiles pour la société. Mais cette approche utilitariste a une portée plus large. L’intégration du peuple apparaît autant comme la condition du progrès que comme une nécessité imposée par le progrès. Une fois encore, c’est la perception du progrès qui motive l’argumentation de Rıza. La nécessité d’intégrer le peuple découle pour Rıza de la complexité que la société prenait inévitablement dans les temps modernes. Le développement des sciences et les innovations techniques avaient engendré la spécialisation et la division du travail, aboutissant à l’épanouissement des affaires sociétales108. Afin de pouvoir être à la hauteur des besoins du temps, le pouvoir politique devait lui aussi s’élargir, s’épanouir et s’ouvrir en conséquence au concours du peuple. La réclusion est contraire au progrès qui représente une loi naturelle. Le dépassement de l’isolement et l’ouverture du pouvoir politique se présentent comme les conditions nécessaires pour profiter de la force des individus et garantir ainsi la continuité du progrès. Ahmed Rıza était proche des élaborations de Comte sur la naissance et la transformation de la société moderne, ainsi que sur l’impératif de s’adapter à la spécialisation avancée des affaires sociétales109. C’est par rapport à cet impératif que se situait la souveraineté du peuple en tant que moyen de faire fusionner l’État et la société et permettre le déploiement du potentiel des individus. Or, le principe se rapportait aussi à un autre aspect, spécifique à l’Empire ottoman : celui de la dépendance visà-vis des grandes puissances. Cette considération semble avoir amené Rıza à faire preuve d’une appréciation plus favorable du concept de souveraineté populaire que ce ne fut le cas de Comte, qui l’avait décrit comme un « dogme (…) né pour détruire » et « impropre à fonder »110. L’idée de la souveraineté portait pour Rıza une signification particulière en ce qu’elle renvoyait en même temps au problème des rapports inégaux avec les pays européens. Rıza liait ainsi la question de la souveraineté populaire à celle de la souveraineté étatique. L’Empire étant affaibli par 108
Cf. Mektub, p. 3, 31 ; Lâyiha, p. 9, 42. M. Pickering : Auguste Comte III, p. 223-225. 110 Plan des travaux scientifiques nécessaires, p. 58. Voir aussi Système de politique positive, vol. I, p. 134. Cf. M. Pickering : Auguste Comte III, p. 136, 196-197, 705-706. Un bon résumé de l’approche de Comte de la souveraineté populaire se trouve dans J. Eastwood : « Positivism and Nationalism », p. 333-336. Notons aussi que Laffitte revint à la question en 1889 et la formula en conformité avec les principes de l’idéologie républicaine. Angèle Kremer-Marietti : L’anthropologie positiviste d’Auguste Comte : entre le signe et l’histoire. Paris : L’Harmattan, 1999, p. 205-207. 109
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l’isolement du pouvoir, les puissances étrangères profitaient de la situation pour faire valoir leurs intérêts : « Les États étrangers (…) considèrent que nous n’avons pas la force pour nous charger de nos propres affaires et pour préserver notre honneur et notre indépendance. Ils espèrent profiter de notre malheur. » « …s’il n’existe plus de liens de cœur entre l’État et la nation, (…) il y aura toujours des étrangers à alimenter le feu de la révolte. »111
L’ouverture de la politique au peuple représentait non seulement la condition pour la transformation de l’Empire, mais aussi la condition de son indépendance. La critique du despotisme était doublée par une critique de l’influence étrangère dans l’Empire et de la dépendance de l’État ottoman vis-à-vis des grandes puissances. Cette dépendance se présentait comme la conséquence inévitable d’une définition dépassée du pouvoir politique. Pour Rıza, le gouvernement se trouvait de fait dans l’obligation de faire appel au soutien étranger, parce que la conception despotique de la politique excluait le peuple et rendait impossible son concours au bienêtre général : « Les rapports avec les États étrangers doivent se fonder sur les intérêts de la patrie, l’État doit chercher le soutien et le concours véritables auprès de ses propres citoyens. Encourager au sein de la patrie le développement d’hommes capables est plus utile que de croire à la fortune qui pourrait venir des États étrangers. » « Au lieu de demander la bienveillance des étrangers, l’État doit essayer de raviver la force et les sentiments nationaux dont il aura toujours besoin. Il doit préparer les bases du progrès avec l’aide, l’effort et le travail des enfants de la patrie. »112
L’impératif d’intégrer le peuple était ainsi à la fois la condition pour la mise en place d’une politique de réforme et le point de départ pour débarrasser l’État ottoman de la tutelle étrangère. Au fond, Ahmed Rıza se rapprochait de la conception de la souveraineté populaire qui allait être mise en avant sous la Seconde Période constitutionnelle et, ensuite, par 111 « Düvvel-i ecnebiye (…) kendimizi idâreye ve namus ve istiklâlimizi muhafazaya iktidarımız yok sanıyor. Aczimizden istifade umuyuyor[.] » Mektub, p. 11. …devletle millet arasında bir rabta-yı kalbiye kalmazsa (…) ateş-i isyanı körükleyici ecnebiler çok bulunur. » Lâyiha, p. 32. Voir aussi Ahmed Rıza : « İsrâfât », Osmanlı, n° 36 (15 Mayıs 1899). 112 « Rabıta-yı düvveliye menfaa’t-ı memleket esâsına müesses olmalı ve asıl mua’vin ve hayr-hahı devlet daima kendi tebası arasında aramalıdır. Vatanda mukadder adamlar yetiştirmek düvvel-i ecnebiyeden gelecek hayırdan efdaldir. » Lâyiha, p. 45. « Devlet ecnebilerin lütfüne minnet edecek yere daima muhtaç olduğu kuvvet ve muhabbet-i milliyeyi tezyide gayret buyurmalıdır. Esbab-ı terakki ve maişeti evlad-ı vatanın muavenetini, sa’i-üameli ile tedarik etmelidir » Mektub, p. 17. Voir aussi ibid., p. 8, 15 ; Lâyiha, p. 49-51.
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le mouvement kémaliste pour devenir l’un des principes fondamentaux de la République de Turquie, à la jonction du souci d’un régime populaire et de la quête d’indépendance (surtout au niveau juridique) vis-à-vis des puissances européennes. L’idée de la souveraineté du peuple visait aussi la pleine autorité et l’autonomie de l’État vis-à-vis des pays européens. C’est cette liaison qui définissait la façon dont il utilisait la notion de millet. Le concept de souveraineté de Rıza n’était pas élaboré en une théorie systématique. Mais il anticipait déjà les raisonnements qui allaient devenir influents vingt-cinq ans plus tard dans le concept kémaliste de hakimiyet-i milliye (souveraineté nationale/populaire), combinant l’appel à la souveraineté populaire et celui de l’indépendance étatique. Le principe de la souveraineté du peuple se situait ainsi au croisement de l’idée que le recours au potentiel du peuple était nécessaire pour mettre en place une politique de réforme durable, et de la quête de garantir l’autonomie de l’État ottoman. C’est en cela que résidait la valeur « positive » du principe de la souveraineté du peuple définie par Ahmed Rıza. Sujet ou objet de la politique ? Les ambivalences de la conception du peuple Les idées d’Ahmed Rıza sur le despotisme, la constitution, la nation, la capacité des individus, et l’intégration obligatoire du peuple dans les affaires publiques font état de profondes transformations dans la pensée politique ottomane. L’émancipation du peuple du statut de sujet revenait de fait à une redéfinition de la politique. La politique ne représentait pas pour Rıza une affaire se résumant à la figure du monarque ou à l’administration de l’État. C’était une affaire plus globale qui avait pour objet les individus formant la communauté ottomane. Sa conception du constitutionalisme et de la souveraineté du peuple et son insistance sur le potentiel des individus dénotaient des convictions émancipatoires caractéristiques de la philosophie politique moderne. Pour autant, pouvons-nous en conclure qu’Ahmed Rıza avait une vision libérale de la politique ? Au fond, nous voyons dans ses textes que les individus en tant que tels ne constituaient pas le point de départ de la définition de la politique. En effet, Rıza donnait un sens plus large à la politique en ce qu’il insistait sur le vivre ensemble des individus et, par conséquence, sur les rapports des individus entre eux. La politique était ainsi une affaire qui se rapportait aux individus et à leurs rapports entre eux, donc à la société. Le principe du peuple comme base de la
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politique dépendait ainsi nécessairement de la conception d’une société et de la place qu’y occupaient les individus. Pour mieux comprendre les idées politiques de Rıza, il importe ainsi de s’arrêter sur son concept de société. La société et le politique Historiquement, l’idée qu’il existait une « société », échappant à des catégorisations imposées par l’autorité politique ou religieuse et définie par le vivre-ensemble et l’action des individus, avait été tout à fait révolutionnaire113. Elle s’était formée au sein des transformations intellectuelles radicales lancées par les premiers philosophes des Lumières. Dans l’Empire ottoman, le concept avait été traduit en turc probablement pour la première fois par Şinâsi à la fin des années 1850114. Cette traduction obéissait à la nécessité de prendre en compte les développements sociaux qui imposaient une redéfinition progressive du rapport entre l’État et le peuple et faisaient apparaître les Ottomans comme une entité indépendante. Rıza se situait dans la lignée des premiers penseurs ottomans ayant engagé des réflexions sur le concept de société. L’humain se présentait pour lui par rapport à la société et la société figurait ainsi comme la matrice de l’existence des individus. Cette conception était inévitablement liée aux transformations qui mettaient les formes d’existence des humains sur de nouvelles bases et créaient des rapports sociaux de plus en plus complexes. Elle en était tout d’abord l’expression. La référence à la complexité acquise par la société du fait de la spécialisation et des avancées techniques et scientifiques faisait partie de la perception de la société que Rıza mettait en avant : « Les innombrables inventions extraordinaires qui ont vu le jour grâce au progrès des sciences ont changé les 113
Marcel Gauchet : Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion. Paris : Gallimard, 1985, p. 248-290 ; Keith Michael Baker : « Enlightenment and the Institution of Society : Notes for a Conceptual History », Willem Melching/Wyger Velema (dir.) : Main Trends in Cultural History. Amsterdam : Rodopi, 1994, p. 95-120. 114 Şinâsi utilisait comme correspondant heyet-i ictimaiye/mecmua. Şerif Mardin : « Yeni Osmanlı Düşüncesi », Modern Türkiye’de Siyasî Düşünce. Vol. 1 : Cumhuriyet’e Devreden Düşünce Mirası : Tanzimat ve Meşrutiyet’in Birikimi, dir. Mehmet Ö. Alkan. Istanbul : İletişim, 2001, p. 43-45. Le mot retenu le plus couramment pour « société » en ottoman fut cemiyet. Cf. l’entrée dans le dictionnaire Redhouse de 1900. Le Kâmûs-ı Türkî de Şemseddin Sâmi indique comme première signification pour cemiyet « topluluk » qui anticipe le mot utilisé en turc modern toplum. Pour l’émergence du concept dans la langue arabe voir T. Mitchell : Colonising Egypt, p. 119-120.
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modes de vie de la communauté des humains. Vivre dans la société est devenu un art à part entière. »115 Sous l’emprise de la doctrine de Comte, Ahmed Rıza considérait que le progrès avait fait gagner à la société une nouvelle valeur morale et qualitative en ce qu’il imposait comme idéal le « lien social ». Pour lui, le progrès redéfinissait l’existence sociale des humains en ce qu’il entraînait automatiquement un processus de civilisation renforçant la disposition des humains à vivre en société et contribuant ainsi au bien-être général : « Jadis, quand le peuple se réunissait, il se réunissait pour partir en guerre. Aujourd’hui la solidarité et la coopération sont considérées comme les conditions de base de la société. »116 Mais la société se réduisait-elle à la simple mise en relation des individus et à leur réunion d’après des principes moraux comme l’indiquent ces citations ? La conception qu’avait Ahmed Rıza de la société, et donc de la politique, allait bien plus loin. Dans son essence, elle allait à l’encontre des élaborations d’inspiration libérale et se distinguait des idées des Lumières sur la société. Effectivement, la différence par rapport aux élaborations sur la société et les individus des Philosophes était liée au fait qu’elle insistait sur la complexité de la société gagnée par le progrès technique et scientifique et la conception du vivre ensemble comme une nécessité. Jusqu’au début du XIXe siècle dans la philosophie occidentale moderne, la société n’avait pas représenté beaucoup plus qu’un fait quantitatif : l’accumulation d’individus rationnels, motivés par des intérêts personnels, et se situant au sein d’une « société » en tant qu’acteurs essentiellement conscients de leur situation et de la nécessité de se rassembler afin de poursuivre leurs intérêts. La conception métaphysique de l’individualisme et de la raison individuelle ne prévoyait pas une conception de la société qui aille au-delà de l’idée d’un simple « contrat social »117. Au cours du XIXe siècle se réalisa une rupture avec la prépondérance de l’individualisme philosophique dans la façon de concevoir la société. Hobsbawm a justement noté que, sous le poids des bouleversements 115 « Ulûm ve fünûnun terakkisi sayesinde husule gelen çok ihtirâ’ât-ı fevkala’de heyet-i ictimaa’iye-i beşeriyenin usûl-u mâ’işetini değiştirdi. Cemi’yet içinde yaşamak başlıca bir sanat oldu. » Kadın, p. 35. 116 « Ahali bir zaman birleşirse muharebeye gitmek için birleşirdi. Bugün tea’vün ve tezahür cemiyetin esâsı[,] şürûtu sanılıyor. » Mektub, p. 4. Cf. Tolérance musulmane, p. 17. 117 Notons que nous utilisons « métaphysique » sans référence au positivisme. Sur le sujet voir l’étude désormais classique de Christopher MacPherson qui ne dépasse cependant pas entièrement cette même « métaphysique » qu’elle analyse. The Political Theory of Possessive Individualism. Oxford : Oxford University Press, 1962.
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déclenchés par la révolution industrielle et les transformations politiques radicales, les socialistes utopistes furent les premiers qui abandonnèrent la conception libérale de l’individu comme base de la société pour faire ressortir l’humain comme un être social et communal et expliquer non pas la société à partir de l’individu, mais l’individu à partir de la société118. Par la suite, Karl Marx a sans doute formulé la critique la plus claire des conceptions libérales abstraites et anhistoriques d’un « contrat social » entre des « individus autonomes ». Il qualifiait celles-ci d’« imaginations ennuyeuses des Robinsonnades du XVIIIe siècle » et insistait sur l’existence des individus au sein des rapports de production, définis au-delà de l’interaction immédiate des membres de la société119. Cependant, l’approche générale allait vers des conceptions plus abstraites. Ainsi, Auguste Comte partageait avec Marx la perception de la société comme une entité qui se structurait au-delà de l’interaction immédiate des individus. Mais pour lui, la société se présentait non pas comme un espace de négociation et de confrontation, mais essentiellement comme un organisme120. Cet organisme obéissait à des règles propres et s’inscrivait dans le règne général et abstrait des lois naturelles. Comte avait défini la « sociologie » comme la nouvelle science visant à la compréhension des règles de la société dans le but de l’organiser au mieux pour permettre le déploiement du progrès, celui-ci constituant une loi naturelle. Comte fut l’un des premiers à penser la société comme un organisme, mais ensuite, cette approche ne cessa de gagner du terrain. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, elle devint dominante, et fut reprise par des penseurs aussi différents qu’Émile Durkheim, Gustave Le Bon, Herbert Spencer ou Max Weber, jusqu’à finir par se traduire dans l’établissement scientifique et institutionnel des « sciences sociales » au tournant du siècle121. 118
E. Hobsbawm : Age of Revolution, p. 239-245. « …phantasielose Einbildungen der 18.-Jahrhundert-Robinsonaden. » K. Marx : Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie, p. 5. 120 Comte fut l’un des premiers penseurs à employer le terme « organisme social » (déjà dans son Cours de philosophie positive). Voir notamment « Théorie positive de l’organisme sociale », Système de politique positive, vol. II, p. 263-337. Plus généralement sur la conception comtienne de la société comme organisme voir M. Pickering : Auguste Comte III, p. 590-619. 121 Z. Sternhell : La droite révolutionnaire, p. 17-18. Notons l’adhésion d’Ahmed Rıza à la Société de Sociologie de Paris en 1899. Plus généralement sur la conception de la société comme organisme voir la synthèse de Christian Blanckaert : La Nature de la société. Organicisme et sciences sociales au XIXe siècle. Paris, L’Harmattan, 2004. 119
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Dans l’Empire ottoman, c’est clairement cette conception qui marqua les réflexions sur la société et la place des individus en son sein. Comme nous l’avons vu, l’idée du contrat social, bien présente dans les textes des Jeunes Ottomans, n’était pas étrangère à la pensée d’Ahmed Rıza et on la retrouvait également chez d’autres Jeunes Turcs122. Mais elle était supplantée par la perception de la société comme un organisme. Pour Nâmık Kemal, la société avait encore représenté un contrat123. Pour Ahmed Rıza, elle constituait un organisme : « La société est un organisme composite, soumis aux lois naturelles. Cet organisme a quelques irritations et maladies. Pour avoir un diagnostic, il faut laisser parler le peuple, il faut que la situation et l’état du peuple, ses soucis et ses besoins soient connus par les médecins de la nation. Tant que le poison n’est pas connu, on ne peut trouver l’antidote. »124
Ainsi, la société ne se résumait pas à la somme des individus et des rapports sociaux des individus entre eux, mais constituait un organisme obéissant à ses propres règles. Cette idée d’organisme social se trouvait renforcée par la conception du monde vu comme étant entièrement soumis à des lois naturelles et perçu en termes de social darwinisme. On serait tenté d’inscrire les idées de Rıza dans le biologisme inspiré d’auteurs comme Carl Vogt, Ludwig Büchner ou Ernst Haeckel, sur lequel se construisait l’image de l’acteur politique comme médecin de la société — une image qui était populaire auprès des Jeunes Turcs125. La première cellule du futur Comité Union et Progrès s’était d’ailleurs formée à l’École impériale de médicine, où les idées biologistes exerçaient 122
Cf. Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 71. Ş. Mardin : Genesis, p. 291-302. 124 « Cemiyet kavanîn-i tabi’yeye tâbi’ bir vücud-ı mürekkebdir. Bu vücudun birtakım derdi, hastalıkları vardır. Teşhis-i maraz için hastayı söyletmek ahalinin hal ve mizâcı, derd ve ihtiyacı ettıbâ-yı millete malûm olmalıdır. Zehir bilinmedikçe panzehir bulunamaz. » Lâyiha, p. 23. Nous avons traduit vücud, qui peut désigner le corps et l’existence, par organisme. Dans les textes ottomans que nous avons consultés, il nous semble que les mots vücud et uzviyet peuvent représenter l’équivalent d’« organisme », le deuxième n’étant pas utilisé par Rıza. Pour d’autres évocations allant dans le sens voir « Discours de M. Ahmed Riza Bey lors de la Célébration du 34e anniversaire de la mort d’Auguste Comte », Revue occidentale, 14/6 (1er juillet 1891), p. 390 ; Tolérance musulmane, p. 12, 37 ; Crise de l’Orient, p. 100. Comte a exprimé une vision assez similaire concernant les « maladies » de la société française. M. Pickering : Auguste Comte III, p. 606-607, 622. 125 Voir notamment Hans-Lukas Kieser : « Die Sprache politisierter Ärzte (1889-1923) », idem (dir.) : Aspects of the Political Language in Turkey (19th-20th Centuries). Istanbul : Isis, 2002, p. 71-90 ; idem : « Dr Mehmed Reshid (1873-1919) : A Political Doctor », idem/ Dominique J. Schaller (dir.) : The Armenian Genocide and the Shoah. Zurich : Chronos Verlag, 2002, p. 245-280. Ş. Mardin : Jön Türklerin Siyasî Fikirleri, p. 164-166. 123
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une forte influence sur des étudiants essayant de donner sens à un monde en mutation126. Cependant, la conception de Rıza n’atteignit pas le niveau de l’organicisme social biologiste qui marqua une grande partie de ses contemporains et qui allait être influent jusqu’à la République de Turquie. Cela s’explique, sans doute, par le poids du positivisme dans sa pensée. Sans doute, l’idée positiviste d’évolution et d’épanouissement de la société au cours de l’histoire humaine — et son futur perfectionnement dans l’utopie positive — devait-elle beaucoup aux explications biologiques127, mais sans verser dans un biais biologiste systématique. En dépit de quelques références non-coordonnées, le discours d’Ahmed Rıza était ainsi peu marqué par le biologisme. Toutefois, il reste que la conception organiciste tenait une place capitale dans sa pensée politique et sociétale. C’est à partir d’elle que s’exprimaient la plupart de ses élaborations politiques autoritaires et notamment son anti-individualisme. Cette idée de la société comme organisme contrebalançait chez lui les tendances libérales, ce qui se traduisait par une tension constante dans sa pensée politique, basculant toujours entre deux interprétations opposées. C’est par rapport à l’organicisme qu’il développait une évaluation contradictoire de la souveraineté du peuple : celle-ci représentait un principe normatif et « positif » (en ce qu’elle comportait une fonction), mais aussi un danger potentiel en ce qu’elle supposait sa réalisation effective, c’est-à-dire la prise du pouvoir effective par le peuple. Censé transformer le peuple en sujet de la politique, il le réduisait finalement en objet de la politique. Cette conception du peuple comme objet de la politique s’exprimait chez Ahmed Rıza essentiellement à travers la conception de la société comme organisme. Ainsi, la conjugaison de la perception du peuple comme objet de la politique avec celle de la société comme organisme ouvrait la porte à des élaborations autoritaires. C’est la définition même de la politique qui prenait une couleur différente. Les principes politiques que Rıza mettaient en avant acquéraient une connotation particulière : la politique n’apparaissait plus comme un espace de possibilités infinies, comme une arène de luttes et de tractations, mais comme une affaire de gestion qui exigeait le développement de l’existant. Ainsi, les principes politiques 126
Ş. Hanioğlu : Abdullah Cevdet, p. 6-28. Il faut noter que, après sa rupture avec son premier mentor Saint-Simon, Comte choisit le biologiste Blainville comme nouvelle figure de référence. Sur l’impact des idées de ce dernier sur Comte voir M. Pickering : Auguste Comte III, p. 588-606 ; Henri Gouhier : « Blainville et Auguste Comte », Revue d’histoire des sciences, 32/1 (janvier 1979), p. 59-72. 127
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libéraux et démocratiques, tels que la souveraineté du peuple et le contrôle du pouvoir, n’étaient pas des principes politiques pour lesquels il fallait se battre, mais ils apparaissaient principalement sous leur valeur « positive », c’est-à-dire la fonction qu’ils avaient à jouer au sein de la gestion de la société. Ahmed Rıza s’inscrivait parfaitement dans le conservatisme moderne tel qu’il avait pris forme à la suite de la Révolution française. Il suivait Comte qui, après l’expérience révolutionnaire et dans le sillage de son maître Saint-Simon, avait défini la politique comme une gestion managériale de la société128. Réduite à une question de gestion pour Comte comme pour Ahmed Rıza, la politique ne pouvait plus se référer, à des principes politiques abstraits, mais devait se référer à la science. C’est sur ce paradoxe que s’établissait l’idéologie politique du scientisme qui revendiquait le dépassement des idéologies politiques dites métaphysiques. La science devait servir à la compréhension de ces lois qui gouvernaient la société. L’attention que Rıza portait aux conditions et aux souffrances du peuple se situe par rapport à cette perception. Lorsqu’il insistait sur le bien-être public, il ne s’agissait pas de mener une politique radicale, mais de poursuivre l’objectif plus général de progrès et de réforme de l’Empire ottoman. Plus qu’un encouragement des individus et du peuple, la politique se présentait comme le maintien de l’organisme et la mise en relation de ses différentes parties pour permettre le perfectionnement de leurs fonctions Cette conception de la société et de la politique dans la pensée d’Ahmed Rıza était capitale. Se présentant à première vue comme étant uniquement technique, elle structurait la manière dont il percevait les réalités de la société ottomane, sa volonté d’agir sur celle-ci, et aussi sa façon de penser son propre rôle au sein de l’Empire ottoman. Le contenu idéologique de sa pensée se dévoile ainsi dans le rapport que la perception de la société comme organisme avait avec les réalités ottomanes. Car, penser la politique comme une gestion venait à nier l’existence des conflits politiques et des divergences au sein de la société. Partant de l’idée que la politique était une affaire de gestion, et que l’état actuel de l’Empire 128 Pour un aperçu général voir Keith Michael Baker : « Closing the French Revolution : Saint-Simon and Comte », Francois Furet/Mona Ozouf (dir.) : The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, Vol. 3. New York : Pergamon Press, 1989, p. 323339. Pour des interprétations plus philosophiques portant spécifiquement sur Comte voir Juliette Grange : Auguste Comte. La politique et la science. Paris : Odile Jacob, 2000 ; Angèle Kremer-Marietti : Auguste Comte et la science politique. Paris : L’Harmattan, 2007.
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apparaissait logiquement comme le résultat d’une mauvaise gestion, les problèmes existants dans la société ottomane ne pouvaient résulter de la confrontation de forces politiques divergentes, mais constituaient des difficultés temporaires, provoquées par un régime peu performant et une gouvernance dépourvue de scientificité. Autrement dit, Rıza avait une conception essentiellement unitaire de la société. La société ottomane se présentait à ses yeux comme une entité harmonieuse a priori, temporairement entravée par une mauvaise gestion. Ahmed Rıza participait à l’illusion bourgeoise de l’existence d’une harmonie qui caractérisait les sociétés modernes. Dès lors était évacuée l’idée que des divergences et des conflits pourraient représenter le fond de la société. Ahmed Rıza ne pensait pas en termes de contradictions. Sa définition de la politique n’était pas fondée sur les concepts de concurrence ou d’affrontement d’intérêts divergents, mais sur la science, dont l’instauration au niveau du pouvoir rétablirait automatiquement l’harmonie sociale universelle constituante de la société ottomane. L’idée gestionnaire de la politique définissait celle-ci comme une science qui allait de pair avec l’idée de l’union de la société. La notion même de « société » avait pris la forme d’une idée radicale sous la supposition qu’il existait une entité unitaire s’opposant au système inégalitaire des privilèges monarchiques. Avec la découverte de l’humain en tant qu’être positif et la glorification de la raison par la philosophie des Lumières, les frictions et les divergences marquant la vie des humains étaient censées disparaître à mesure de l’avancement de la raison et de l’intellect humain. Ce même raisonnement avait poussé Adam Smith à croire que l’harmonie sociale émergerait d’elle-même, grâce à la célèbre « main invisible » du marché dans l’interaction économique des humains, une fois les restrictions du système aristocratique supprimées129 — raisonnement qui avait mené à l’émergence de l’économie politique classique. C’est sur cet héritage que s’est établie la promesse d’inclusion de la modernité ainsi que la conviction de la bourgeoisie d’avoir apporté l’harmonie dans les sociétés humaines par l’établissement de l’égalité des droits. Cette idée d’harmonie exerça une influence tout au long du XIXe siècle et elle trouva des échos dans des idéologies variées. Elle se manifesta 129 Voir le chapitre d’Emma Rothschild : « Adam Smith and Conservative Economics », Economic Sentiments : Adam Smith, Condorcet, and the Enlightenment. Cambridge, MA : Harvard University Press, 2001, p. 52-71.
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aussi bien dans le consensus du populisme russe sur l’existence d’une « vraie » Russie unitaire qui se lèverait une fois finie la tyrannie tsariste, que dans l’insistance de Comte sur la nécessité d’établir un système capable de garantir l’harmonie sociale130. Elle joua aussi un rôle capital dans la popularité du concept de nation. En France en particulier, le concept de nation se trouva promu comme une entité unie et indivisible qui supposait l’existence d’une « généralité utopique »131. Au-delà de la France, cet appel universaliste faisant abstraction de l’existant a fortement contribué à l’attractivité de l’idée de nation132. Cependant, la force de cette conception représentait aussi sa faiblesse. Exprimée comme un universalisme non pas à partir des conditions sociales réelles, mais à partir d’une illusion d’entité, elle reposait sur la négation des enracinements réels. Partant de cette abstraction, il n’y avait en effet pas de place pour une conception de la politique capable de développer un véritable rapport à la réalité de la société133. Cette utopie d’harmonie a historiquement contribué en Europe à la déstabilisation du système aristocratique et à l’établissement de l’égalité des droits dès la fin du XVIIIe siècle, et peu après dans l’Empire ottoman. De nos jours encore, elle garde un potentiel intégratif. Pourtant, sa conception est forcément idéologique en ce qu’elle revendique l’autorité de nommer la société unitaire134. Les principes de représentation politique s’avèrent ainsi comme des idéaux idéologiques en ce qu’ils s’imposent au nom de la représentation d’une réalité fictive qui repose sur la négation des différences réelles existant au sein de la société. Ainsi, l’appel à la constitution chez Ahmed Rıza comportait cette ambiguïté de l’universalisme bourgeois, consistant en la valorisation 130
I. Berlin : « Russian Populism », p. 235 ; M. Pickering : Auguste Comte I, p. 10. Cette argumentation figure comme fil conducteur de l’œuvre de Pierre Rosanvallon. Voir en particulier Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France. Paris : Gallimard, 1998 ; chapitre « La généralité utopique », Le modèle politique français, p. 200-210. 132 Cf. Liah Greenfeld : Nationalism. Five Roads to Modernity. Cambridge, MA : Harvard University Press, 1993, p. 7 : « [The nation] is determined not by the character of its elements, but by a certain organizing principle which makes these elements into a unity and imparts to them a special significance. » Jonathan Eastwood décrit Auguste Comte comme un exemple par excellence du « nationalisme collectiviste » défini par Greenfeld. « Positivism and Nationalism in 19th Century France and Mexico », p. 334. 133 Cf. Ranajit Guha : Dominance without Hegemony. History and Power in Colonial India. Cambridge, MA/Londres : Harvard University Press, 1997, p. 19. 134 Pour deux critiques différentes de cette conception, voir l’œuvre de Rosanvallon (notamment Le modèle politique français) et de Jacques Rancière (La haine de la démocratie. Paris : La Fabrique, 2005). 131
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d’une utopie égalitaire d’entente sociétale générale et l’incapacité d’admettre la réalité, voire la pertinence, des divergences d’intérêts structurelles au sein de cette même société. L’optimisme que suscitait chez Ahmed Rıza et les Jeunes Turcs la perspective de l’établissement d’un régime parlementaire prenait souvent la forme d’une crédulité simpliste. L’appel constitutionnel contenait la promesse de l’émergence de la société ottomane véritable en tant qu’entité harmonieuse et égalitaire respectée dans ses droits, qui se trouvait asphyxiée par le régime hamidien. La critique du despotisme en tant que régime anachronique semant la discorde au sein de la société ottomane amenait ainsi nécessairement à nier l’existence de divergences de fond au sein de cette société pour pouvoir revendiquer une portée universelle et promettre l’entente absolue parmi les Ottomans. L’angle mort de la conception unitaire de la société L’utopie politique d’Ahmed Rıza comportait un problème de fond en ce que la négation des divergences réelles au sein de la société ottomane forçait les limites de l’universalisme revendiqué. Prisonnier d’un universalisme abstrait, Rıza était incapable de comprendre une multitude de réalités politiques de la vie ottomane du XIXe siècle et de formuler des propositions concrètes concernant celle-ci. Au final, la critique à la fois du sultan et du despotisme en tant que système opposé à l’unité lui évitait une analyse plus approfondie de la société. Incapable de concéder l’existence des contradictions, Ahmed Rıza était obligé de recourir au concept d’obstacles qui empêcheraient la réalisation naturelle de l’utopie unitaire et qui allaient disparaître une fois mis en place un gouvernement constitutionnel à la hauteur des exigences des temps modernes. Dans sa perspective réductrice, les problèmes qui ne s’accordaient pas avec la conception unitaire de la société s’expliquaient comme les simples résultats des trois conjonctures principales qui asphyxiaient l’Empire : le régime despotique d’Abdülhamid et son impact sur la société ; les pulsions primitives des Ottomans qui cherchaient à réaliser leurs propres intérêts égoïstes sans se soucier du vivre ensemble ; enfin l’ingérence des puissances étrangères motivées par la cupidité économique ou par la volonté d’expansion territoriale. L’exemple le plus frappant, sur lequel nous allons nous arrêter en détail135, est sans doute la question des nationalités dans l’Empire. Force 135
Voir notre chapitre « Les vérités de l’Empire ».
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est de constater que la compréhension qu’avait Rıza de cette question était fort limitée. Revendiquant l’autorité de définir la nation ottomane, il ne pouvait prendre en compte les élaborations politiques des groupes nonturcs et plus précisément non-musulmans, ni admettre qu’il pouvait y avoir des définitions divergentes de la nation ottomane. Ainsi, il était incapable d’expliquer la désunion des peuples de l’Empire, qu’il constatait cependant fréquemment lui-même. Dans la mesure où il prenait en compte l’histoire imaginée du vivre ensemble de l’Empire, les confrontations parfois sanglantes qui marquaient la nature multiethnique de la société ottomane du XIXe siècle lui apparaissaient non pas comme un problème de fond, mais comme des manifestations éphémères et isolées contraires à l’unité fictive de la société ottomane, et comme des déviations dues à la faute de quelques personnages liés au système hamidien. À ses yeux, les velléités politiques des groupes non-turcs constituaient nécessairement des menaces à l’idée de l’unité ottomane et ne pouvaient qu’être provoquées par des forces étrangères essayant de profiter de la faiblesse et de la désunion de l’Empire dues à la mauvaise gestion du régime hamidien136. Toutefois, pour Ahmed Rıza, ces problèmes allaient disparaître avec le retour au constitutionnalisme en tant que point de départ pour réaliser l’union sociétale dans l’Empire137. Suivant la logique positiviste de la loi des trois états, il considérait que le principe religieux de la Tolérance musulmane, d’après le titre de son ouvrage de 1897, préconisé par l’islam et démontré dans le passé ottoman, pouvait figurer sous sa forme actualisée comme le fondement de l’harmonie entre les différents peuples ottomans. Le rétablissement du constitutionalisme permettrait ainsi la réalisation de la fraternité ottomane138. Nous voyons les mêmes réflexions et le renvoi aux trois conjonctures que nous avons évoquées dans les positions d’Ahmed Rıza sur la question sociale et plus généralement sur l’existence des inégalités économiques au sein de la société. Le fait qu’il ne pouvait pas comprendre la société en termes de contradictions aboutissait à des interprétations parfois fantaisistes de la condition sociale de l’Empire. Ainsi, en 1899 il put 136 « Müslümanlar beyninde hiçbir rabıta-yı uhuvvet olmadığı gibi teb’a-yı Osmaniye arasında da müşâkeret-i fikriye yoktur. Herkes yekdiğerine zıd ve muzır bir emele hizmet ediyor. / Metalib ve zaa’fatın müşterek olmamasından nifak ve şikak husule geliyor. Ermeni Van’a, Rum Yunanistan’a bakıyor. Arabın fikri Arabistan’da tesis-i hükûmet ve hilâfet daiyesinde geziyor. Ecnebi bu tefrikadan istifadeye çalışıyor. » Lâyiha, p. 41-42. 137 Cette naïveté a beaucoup été critiquée par les contemporains des Jeunes Turcs. Cf. Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 31. 138 Voir par exemple Asker, p. 61.
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commencer une conférence publique au Collège libre des sciences sociales sur les institutions sociales dans l’Empire ottoman avec un positionnement, au moins étonnant, sur la non pertinence de la question sociale pour la politique ottomane : « Ce n’est pas notre plus grand malheur ! »139 Quelques années plus tard, il prétendait dans un article que les paysans ottomans ne connaissaient pas la misère, proclamant haut et fort : « On n’en a jamais vu mourir de faim. »140 Rıza n’était pas en position de nier l’existence des classes, mais pour lui, celles-ci formaient un ensemble harmonieux par les liens sociaux d’un code moral. Le clivage entre les différentes classes sociales n’apparaissait pas comme une contradiction de fond des sociétés modernes, mais comme une déviation de la réalité fictive de la cohésion sociale des Ottomans. Ainsi, l’inégalité sociale et économique était non pas la conséquence du développement économique, mais le résultat d’une attitude immorale bafouant l’intérêt général : « La plupart des parvenus ne doivent leur élévation qu’à la conquête d’une richesse honteusement, frauduleusement acquise. »141 La raison directe de cette immoralité que dénonçait Rıza était une fois de plus le régime hamidien. C’est d’ailleurs uniquement lorsqu’il incriminait le régime qu’il évoquait la pauvreté réelle frappant le peuple ottoman. Pour lui, le régime hamidien était directement responsable de cet état socioéconomique. Pour commencer, l’immoralisme définissait le fonctionnement même du palais : le sultan, aussi bien que ses proches collaborateurs, ne pensaient qu’à s’enrichir142. En conséquence, l’administration de l’Empire ne s’appuyait pas sur l’intérêt général de la population mais sur l’égoïsme de ses fonctionnaires143. Cette attitude avait ainsi empoisonné la société toute entière en montrant le mauvais exemple pour les sujets ottomans : « En observant sans cesse le mal, l’homme s’y habitue et il commence à y prendre part sans même s’en rendre compte. »144 139
1ère conférence sur l’état social de la société ottomane, p. 1. « L’inaction des Jeunes-Turcs. » Revue occidentale, 26/1 (janvier 1903), p. 94. 141 Crise de l’Orient, p. 136. 142 « Ahaliden yolsuz, nizamsız alınan parayı yalnız siz yeseniz yine mensub olduğunuz makama ve hanedâna hürmetten kimse çok görmezdi. Lakin arkasında yağlı bir heybe ile mabeyn-i hümayûn hizmetine giren bir herif az zamanda büyük bankerlerle / omuz uyuşuyor. Defa’atle boğazına kadar borca batanlar, kumarda soyulanlar atabâ-yı seniyye ile dilşad ediliyor. » Lâyiha, p. 46-47. 143 Lâyiha, p. 37, 46-53. 144 « İnsan fenalığa baka baka alışır ve farkında olmayarak bulaşır. Bahusûs fenalığın cezasız kaldığı ve halkın ikrah ettiği erâzilin nişanlar, rütbeler ve mansıblarla taltif buyurulduğunu gören millet ahlakını bozmaz da ne yapar? » Lâyiha, p. 47. 140
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Cette mauvaise gestion de l’Empire entraînait aussi la destruction des liens sociaux qui avaient défini le fonctionnement de la société ottomane : « L’ordre traditionnel de la société est aboli. Les liens de respect et d’affection qui attachaient autrefois les classes sociales les unes aux autres sont brisés. »145 Partant toujours de la loi des trois états, Ahmed Rıza avançait comme solution de la question sociale la revitalisation des principes positifs qui, sous la houlette de la théologie, avaient jadis garanti la cohésion de la société ottomane. En obéissant au commandement islamique de charité (sadakat), les riches seraient dans l’obligation d’aider les pauvres146, et, en respectant les principes moraux de l’économie, l’exploitation allait être évitée : « Voilà à quoi se résume la réponse à une question tant débattue ! »147 Compte tenu de cette facilité avec laquelle Ahmed Rıza se défaisait de la question sociale, il n’est pas étonnant que le jugement qu’il portait sur les mouvements ouvriers et sur les idées socialistes ait été méprisant. Il y reconnaissait principalement l’expression d’une pulsion humaine primitive, celle de l’égoïsme qui dédaignait le principe du vivre ensemble, fondement de la société. D’après lui, les pauvres ne se distinguaient pas des riches, car comme eux, ils avaient perdu le sens du devoir. Ils représentaient la contrepartie des riches plongés dans la cupidité et ils étaient motivés non par des notions morales de justice, mais par « un sentiment de jalousie et d’égoïsme », à l’instar des agitateurs nihilistes russes148 : « Le bourgeois, c’est l’ouvrier arrivé, qui possède. (…) La plupart des révoltés sont les impatients, ou les désespérés. »149 Pour Rıza, la quête d’égalité économique reposait sur une confusion : « L’égalité, dans certains pays, n’est qu’une force arbitrairement imposée par le bas peuple dépourvu de tout. Inspirée par l’égoïsme et la jalousie, cette sorte d’égalité se manifeste par le désir de se partager le pouvoir et la propriété. »150 Ce dénigrement de l’expression politique des mouvements sociaux rejoignait celui concernant les velléités des groupes non-musulmans. Ahmed Rıza était confronté durant l’ensemble de son activité jeune-turque aux 145
Crise de l’Orient, p. 9. 1ère conférence sur l’état social de la société ottomane, p. 29. 147 2e conférence sur l’état social de la société ottomane, p. 3. 148 Crise de l’Orient, p. 139. Voir aussi « L’inaction des Jeunes-Turcs », Revue occidentale, 26/1 (janvier 1903), p. 92 et ses articles dans le Mechveret : « Fachoda-Crète », no 68, 15 novembre 1898 ; « La leçon d’une guerre », no 169, 1er novembre 1905 ; « Un exemple à suivre », no 178, 1er août 1906 ; « Confession publique », n° 181, 1er novembre 1906. 149 Crise de l’Orient, p. 136. 150 Ibid., p. 69. 146
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activités des groupes macédoniens et arméniens qui, d’après lui, « la torche à la main, (…) [veulent] exciter les paysans à la guerre civile. »151 À côté du régime despotique d’Abdülhamid et de l’immoralité qui avait gagné la société donnant suite aux pulsions les plus primitives, le dernier élément pour comprendre la fragmentation sociale de l’Empire ottoman était, pour Ahmed Rıza, l’influence étrangère. Cependant, pour lui, il ne s’agissait pas d’analyser l’impact des activités économiques des puissances impérialistes sur la société ottomane, impact qui provoquait le bouleversement des rapports de production autochtones entraînant la désintégration du système social traditionnel. Comme nous allons le voir plus en détail, Rıza n’avait pas une compréhension de l’économie fondée en termes de contradiction, capable de tenir compte de la réalité concrète des rapports économiques impérialistes. Il en résultait une obsession de moralité qui pour lui devait guider la politique occidentale en Orient, et enfin un constat de « faillite » de cette politique, pour reprendre le titre du célèbre livre qu’il publiera en 1922, La Faillite morale de la politique occidentale en Orient. Ahmed Rıza proposait au mieux une perception des réalités impérialistes en termes entièrement moraux. En suivant son idée d’entente sociale qui avait défini la société ottomane dans le passé, il était facile de chercher une inspiration étrangère à l’égoïsme et à la déviation des principes moraux, si nocifs à la vie sociale ottomane. Rıza écrivait ainsi que les activités des puissances étrangères avaient corrompu les commerçants ottomans152. Mais cette description prenait la forme d’un avertissement, parce que l’Empire était resté encore à l’abri de la mentalité maudite : « Les connaissances commerciales et financières de l’Occident sont impressionnantes au point de laisser perplexe n’importe quel homme d’affaire. Il y a beaucoup de gens qui pour gagner de l’argent sont prêts à s’adonner à toute sorte de malignité, et ne s’abstiennent pas de rivalité, de meurtre, de destruction des biens. / Ouvrir les portes à une marée troublée qui se dirige en notre direction reviendra à permettre une invasion néfaste comparable à l’assaut des Croisés contre Byzance. »153
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« L’inaction des Jeunes-Turcs », Revue occidentale, 26/1 (janvier 1903), p. 92. La phrase se réfère ici à l’Organisation révolutionnaire intérieure macédoine (VMRO). 152 Mektub, p. 22 ; 1er conférence sur l’état social de la société ottomane, p. 31-32 ; 2e conférence, p. 12, 16. 153 « Garbın ma’lumat-ı ticariye ve sarrafiyesi her sahib-i tea’mülü şaşırtacak derecede müdhiştir. Para kazanmak için her fenâlığı göze alanlar, cenkten, kıtalden, tahrib-i mülk ve maldan çekinmeyenler çoktur. / Böyle bir seylab-ı bulanık bizim tarafa doğru yolunu
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CHAPITRE VI
Dans la pensée politique d’Ahmed Rıza, la société ottomane se présentait ainsi comme une société marquée par la désunion, le despotisme, l’inertie et par le retard qu’elle avait pris sur la voie du progrès par rapport aux pays occidentaux. Toutefois, cette situation était contre sa nature d’entité unitaire et harmonieuse dans laquelle il n’existait pas de contradictions de fond. Pour Ahmed Rıza, la société ottomane pouvait évoluer et devait évoluer s’il elle voulait échapper à la disparition. Pour cela, il fallait une réorganisation politique qui respecte les caractéristiques de la société conçue comme un organisme vivant et qui prépare son évolution en conformité avec les lois naturelles et le processus continu de progrès universel.
açmak ehl-i salibin Bizans’a hücumu gibi bir tehlikeli tuğyanı intâc eder. » Lâyiha, p. 44-45. Cf. Faillite morale, p. 28.
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UN MODERNISME CONSERVATEUR : L’ÉDUCATION, LE PEUPLE, L’ÉLITE Telle qu’elle était conçue par Ahmed Rıza, la société ottomane ne présentait pas de contradictions internes et les problèmes auxquels elle faisait face étaient l’expression d’une mauvaise administration qui ne savait pas mettre en relation ses différents éléments pour retrouver son bon fonctionnement. L’objectif politique reposait ainsi sur la nécessité de réorganiser la société, et non pas de la révolutionner. Cette nécessité de réorganisation s’exprimait à partir d’une conception organiciste de la société. La société représentant un organisme, ses composantes avaient chacun leur fonction qu’il fallait perfectionner à la lumière des connaissances scientifiques afin de permettre la progression de l’Empire. Le projet politique de réforme d’Ahmed Rıza se présentait ainsi comme un appel à agir sur l’ordre existant. Que faut-il entendre par le perfectionnement des composantes de la société ? La réponse comporte deux dimensions, l’une particulière et l’autre générale. La dimension particulière se rapportait directement aux fonctions en tant que telles attribuées aux composantes de la société. Il s’agissait de les développer afin de pouvoir contribuer à la progression générale de la société toute entière. Les fonctions étaient incarnées par des institutions, mais aussi par des groupes et donc par des individus. Ainsi, la proposition de réforme de Rıza pouvait se rapporter à des institutions concrètes. C’était d’ailleurs l’un des premiers sujets de ses lâyiha qui se référaient à l’école élémentaire, à l’école normale, ou encore à la langue. Cependant, la réforme se rapportait non seulement à des institutions mais également aux individus. De fait, la perspective de l’organicisme réduisait les individus à leur rôle au sein de la société. C’est sur cette idée que se fondait chez Rıza le concept tout à fait crucial de « devoir et responsabilité ». Cet élément est présent dès ses premiers écrits, mais c’est surtout après 1900 que Rıza se mit à l’élaborer dans sa série de livres intitulée précisément « Devoir et responsabilité » (Vazife ve Mesuliyet) sur laquelle nous allons revenir.
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Ce qui domine dans ses écrits politiques, surtout ceux des années 1890 mais aussi au-delà, c’est la dimension générale de son appel à perfectionner le fonctionnement de la société. On voit ici à nouveaux les éléments centralisateurs et abstraits de la pensée de Rıza que nous avons déjà évoqués à l’occasion de ses activités à Bursa. Partant de conceptions normatives, il n’arrivait pas à faire des propositions qui aillent en profondeur et il restait prisonnier d’une vision par le haut. Or d’une certaine façon, cette approche était cette fois-ci avouée et se situait dans la logique de son projet. Dans la mesure où il présentait la société comme un organisme qui ne s’établissait pas sur la dialectique de forces sociales et politiques opposées, mais sur la bonne gestion de son entité unitaire fictive, réformer l’Empire devait consister à préparer le cadre permettant son bon fonctionnement. Il n’y avait donc pas de doute sur le fait qu’il s’agissait d’implémenter une politique sous l’autorité d’un pouvoir central, contraire à l’idée initiale de la souveraineté populaire, à laquelle on ne pouvait faire une entière confiance depuis les expériences révolutionnaires du XIXe siècle. Avant d’entrer dans les détails, il importe de rappeler la forte ambiguïté inhérente à une approche combinant à la fois un regard négatif vis-à-vis de l’état dans lequel se trouvait le peuple et un regard positif quant au potentiel de dépassement de cet état. Tout en développant sa conception politique sur la mise à l’écart du peuple et sur le dénigrement de son état existant, Rıza gardait sa confiance à l’égard du potentiel qu’il représentait. Il avait, au final, peu de doute que le progrès s’accomplirait de lui-même, une fois les obstacles supprimés et le cadre nécessaire établi. Ainsi, il pouvait écrire : « Une fois le poussin devenu vivant, il arrive à briser l’œuf de lui-même. Cependant, la vertu c’est de ne pas laisser les œufs pourrir mais de les confier à de bonnes pondeuses. »1 Il importe à ce titre aussi de noter que la pensée de Rıza ne représentait pas un conservatisme, ni même un traditionalisme. Évidemment, il s’agissait pour lui de partir de l’existant et de mettre en rapport les éléments de la société en respectant l’ordre établi. Mais dans ce programme, la société était perçue en accord avec la loi des trois états, qui reconnaissait la valeur positive des principes fondamentaux de l’ordre existant en vue de sa transformation. Il comportait, finalement, une connotation utopique : celle de l’avènement de la société positive. 1
« Piliç canlanırsa yumurtanın kabuğunu kendi kırar. Ancak hüner, yumurtayı çürütmemek ve iyi kuluçka olmuş tavuklar altına koymaktadır. » Lâyiha, p. 33.
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Entre l’élan pédagogique et l’exigence d’encadrement : la société moderne et l’éducation À quoi revenait alors la préparation du cadre pour le bon fonctionnement de la société et sa transition vers l’utopie positive ? Comme nous l’avons déjà indiqué, il s’agissait de réorganiser la société suivant des principes scientifiques et de comprendre les problèmes existants comme l’expression de leur non-respect. Effectivement, quand Rıza faisait des propositions concrètes de réformes à entamer, il élaborait une argumentation rigoureuse présentant les mesures à prendre obligatoirement en référence à la science. Tenant compte de l’importance de la science dans la compréhension du présent et de son rôle à jouer dans la future société, au cœur de son appel à la réforme de l’Empire se trouvait l’éducation. Mais l’attention portée à l’éducation par Ahmed Rıza allait bien au-delà d’une question de cause à effet, et de l’idée d’introduire une pédagogie précise pour obtenir un but particulier. Elle se situe au croisement de trois axes de sa pensée politique : l’utopie positiviste, l’idée de l’existence d’une société unitaire, et, pour finir, la confiance en la capacité des individus à assumer le rôle qui leur était assigné pour atteindre la transition de la société ottomane. En cela, Rıza s’inscrivait directement dans la tradition moderniste ottomane qui, depuis les Tanzimat, avait identifié la science comme la source de la supériorité occidentale et l’éducation comme la clé logique pour y accéder et faire avancer l’Empire. Mais au-delà de cette approche mécanique, l’émergence du concept d’éducation fut aussi le signe de profonds changements dans la conception de la politique, à laquelle elle se rapportait à la fois dans sa forme et dans son contenu. Un projet au croisement de la doctrine positiviste et de la tradition moderniste ottomane L’éducation se présentait en effet comme une dimension essentielle de la politique de réforme, aussi bien auprès des hauts fonctionnaires étatiques qu’au sein de l’opinion publique. Surtout, il semble qu’il s’agissait d’un souci de pédagogie que partageait l’élite moderniste, celui de faire connaître sa politique de réforme afin de garantir son acceptation. C’est ce que nous voyons nettement dans les écrits d’Ahmed Rıza. De même qu’il fallait être à l’écoute du peuple et garantir la libre circulation pour pouvoir comprendre l’état de la société, il fallait aussi, d’après Rıza,
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expliquer au peuple la réalité du progrès et la nécessité de la réforme qui en découlait. Mais derrière ce souci pédagogique se cachaient des conceptions politiques plus élaborées. Le besoin d’expliquer l’état de choses au peuple ne se résumait pas pour Rıza à une simple affaire de communication, mais s’inscrivait dans la nécessité d’intégrer le potentiel du peuple et d’obtenir son concours à la réforme de l’Empire afin de pouvoir rendre efficaces les tentatives de réforme. Dans son premier article du journal Meşveret, il présenta la nécessité de l’éducation ainsi : « S’il y a une divergence d’idées auprès du peuple, et si le peuple n’a pas la capacité de comprendre l’importance du progrès de la civilisation, les mots d’union, de liberté et de droits, resteront des fantaisies poétiques et des désirs dangereux. »
Dans Mektub, il écrivit : « Si l’on lui explique [au peuple] la nécessité et les avantages de la réforme et du progrès avec douceur dans un langage qu’il comprend, le peuple n’exprimera plus sa contestation et son opposition [aux réformes], et il commencera à considérer le fait d’aider le pays et l’État comme le degré le plus sublime de la grandeur nationale. »2
Il y eut indéniablement une transformation par rapport aux débuts des Tanzimat du concept de réforme, lorsque celle-ci avait été essentiellement définie comme une politique d’en haut qui pouvait remettre en question les conditions existantes. Rıza poursuivait lui aussi une démarche de réforme d’en haut. Toutefois, à la fin du siècle, l’enjeu était bien plus complexe et le concept d’éducation y jouait son rôle. Dans la mise en valeur de l’éducation chez Rıza, on voit que l’idée d’une simple exécution des réformes par en haut avait fait date. Rıza cherchait explicitement à élargir la base de la politique de réforme pour garantir son efficacité et assurer, comme il le dit, qu’elle fût inscrite dans la continuité, en proposant l’intégration du peuple et la création d’une union entre l’État et la nation. C’est par rapport à cette nécessité que se situe le rôle de l’éducation, censée instruire le peuple pour permettre le développement de 2
« Ahali de ihtilaf-ı efkâr[,] ve terakkiyat-ı medeniyenin ehemmiyetini anlamaya iktidar olmazsa ittihad, hürriyet, hukuk sözleri hayalat-ı şairaneden ve amal-ü-vahamiden ibaret kalır. » [Ahmed Rıza :] « Mukaddeme », Meşveret, n° 1er, 1er décembre 1895. « Islâhatın ve terakkinin lüzum ve faidesi ahaliye anlayabileceği lisanda tatlılıkla tefhim edilecek olursa ahali itiraz ve mümana’at değil, mülk ve devlete mua’venet etmeyi fezail-i milliyenin en âli bir mertebesi sayar. » Mektub, p. 32. Voir aussi Lâyiha, p. 34 ; Lâyiha sur la langue, p. 13.
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l’union nationale. Le concept d’éducation rejoignait ainsi le concept de souveraineté du peuple. En avertissant que les tentatives de réforme seraient vaines tant qu’elles ne seraient pas portées par le peuple, Rıza considérait, de fait, le peuple comme le point de référence ultime pour réaliser une politique de réforme. C’est en cela que résidait l’importance de l’éducation. Le peuple étant conçu comme la base nécessaire de la réforme, autrement dit comme l’objet de la politique, son instruction était capitale pour réaliser les objectifs politiques associés avec la société moderne. Dans la pensée d’Ahmed Rıza, l’idée d’éducation se développait à partir de ce rapport au peuple et de sa redéfinition comme objet de la politique ottomane en accord avec le principe de la souveraineté populaire. Elle était donc marquée par la même ambiguïté que Rıza manifestait dans l’évaluation de cette souveraineté. En effet, nous constatons chez Rıza les deux dimensions, au fond contradictoires, de l’éducation renvoyant d’une part à un projet émancipatoire et s’exprimant en lien avec des notions de citoyenneté, de peuple, et de rapport entre peuple et État, et d’autre part à l’assujettissement nécessaire des citoyens dans la perspective d’un projet plus général. Ce n’est pas un hasard si les modernistes ottomans s’étaient unanimement penchés sur le sujet de l’éducation. Comparé à des conceptions d’ancien régime, la demande pour une éducation générale était effectivement révolutionnaire, en ce qu’elle brisait avec l’idée dominante mise en avant jusqu’au XVIIIe siècle selon laquelle l’éducation devait avoir une portée limitée. Aussi bien en Europe occidentale que dans l’Empire ottoman, l’éducation n’était pas censée être générale, mais restait par définition réservée à des cercles restreints. La circulation des idées était considérée comme nuisible, à la fois à la société en ce qu’elle pouvait susciter des interrogations sur l’ordre social et en conséquence provoquer des troubles politiques, et à la haute pensée elle-même, en ce que la vulgarisation entraînerait automatiquement une perte de qualité. La non-circulation était ainsi le principe de base et empêchait le développement d’un concept intégratif de l’éducation. Par conséquent, l’appel à une éducation pour tous s’inscrivait dans le projet émancipateur de la modernité et faisait partie du discours sur la démocratie et la citoyenneté : une bonne éducation était le préalable à la citoyenneté. L’établissement des systèmes scolaires modernes reflète clairement cette nouvelle conception qui commença à faire son chemin partout dans le monde au cours du XIXe siècle. Dans l’Empire ottoman, en rupture avec les pratiques éducatives des siècles passés, l’éducation ne se
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réalisait plus dans les medrese et les mosquées, mais au sein des institutions étatiques dont le nombre ne cessa de croître3. Les nouvelles institutions signifiaient non seulement une augmentation quantitative des possibilités d’éducation mais aussi des changements dans la conception même de l’éducation. La différenciation continue des sciences et de la division du travail auxquelles Rıza lui-même faisait allusion, aboutit ainsi à la spécialisation des écoles. Auparavant, l’éducation avait été globale et n’avait pas connu la différenciation en disciplines différentes. De plus, elle avait été étroitement liée à l’instruction militaire. La séparation au XIXe siècle des institutions séculières en écoles militaires et civiles fut ainsi un signe même de la reformulation de l’éducation dans l’Empire ottoman. Certes, l’importance des écoles militaires au XIXe siècle n’est en rien négligeable. Pour autant, l’idée d’une éducation séculière qui ne s’inscrivait ni dans un cadre religieux ni dans une logique militaire fut non seulement acceptée, elle devint aussi la règle, au point de faire du développement du système scolaire un signe d’émancipation humaine. C’est cette interprétation que les contemporains affichaient dans leur façon de percevoir les initiatives prises dans ce domaine, et aussi dans l’intérêt qu’ils portaient à la définition conceptuelle de l’éducation, comme le montre le débat, nourri de références à Rousseau, entre Ahmed Rıza et son père İngiliz Ali4. Comparée à la tradition datant de plus de deux siècles de cette perception positive, sa mise en question systématique à partir d’un point de vue non-réactionnaire est advenue bien après le milieu du XXe siècle. Si l’éducation occupe une place centrale dans le débat sur la citoyenneté et la nécessité d’intégrer le peuple, elle représente en même temps une matrice à travers laquelle la discipline et l’encadrement du peuple sous un État moderne se réalisent5. Effectivement, c’est à partir de l’importance accordée au peuple dans la nouvelle conception politique que s’articulait la nécessité d’encadrer les individus afin que ceux-ci fussent à la hauteur des besoins politiques du temps. Dès le début des réformes, l’encadrement du peuple s’imposa, au-delà des conceptions classiques d’un rapport 3
Ce fait était souligné par Ahmed Rıza lui-même. « L’instruction publique en Turquie », Mechveret, no. 3 (15 janvier 1896). 4 Cette interprétation est sous-jacente aux grandes synthèses classiques sur le développement de l’éducation en Turquie. O. N. Ergin : Türk Maarif Tarihi ; Necdet Sakaoğlu : Osmanlı’dan Günümüze Eğitim Tarihi. Istanbul : Bilgi Üniversitesi Yayınları, 2003. 5 Pour Althusser, l’école est ainsi la version moderne de l’église dans son rôle d’appareil idéologique dominant d’État : « Idéologie et appareils idéologiques d’État », art. cit.
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État-sujet, comme une nécessité essentiellement moderne, en lien direct avec les principes politiques libéraux et le niveau de complexité atteint par le progrès. Mais c’est aussi sur cette idée que se fondait l’approche négative envers le peuple. L’éducation sous-entendait une instruction civique destinée à encadrer chaque individu6. Sur ce plan, Ahmed Rıza n’était pas un cas à part : nous constatons les mêmes structures de raisonnement dans ses idées sur l’éducation. L’idée de discipline y était tout à fait cruciale en lien étroit avec son approche négative du peuple. C’est ce que nous avons vu en filigrane dans ses rapports de Bursa et nous allons y revenir en traitant de ses idées de citoyenneté en lien avec sa série Vazife ve Mesuliyet. Pour autant, on ne saurait comprendre la portée de son concept d’éducation si nous limitons notre analyse à sa dimension nécessairement disciplinaire. Au fond, ce concept se présente comme la mise à jour de l’expérience rédemptrice que Rıza avait associée dès sa jeunesse au savoir comme un moyen de s’affranchir de ses conditions de vie initiales conçues comme étant par trop oppressives. Les espoirs qu’il mettait dans l’éducation étaient sans limites. Ils comportaient l’optimisme de la tradition libérale envers les capacités de l’individu aussi bien que la promesse du projet des Lumières selon laquelle le progrès de la raison aller dépasser toutes les entraves à la réalisation du genre humain pour atteindre l’émancipation de l’homme. Ce concept s’inscrivait donc dans la linéarité du concept de progrès et se situait au sein de cet élan pédagogique, qui avait marqué la philosophie des Lumières7. Le rêve formulé se résumait alors dans la fameuse phrase du rationaliste et matérialiste Helvétius : « L’éducation peut tout. »8 L’éducation évacuerait tous les préjugés et conduirait à l’évolution naturelle d’une nouvelle humanité, empêchée, pour le moment, uniquement par la corruption de pouvoirs devenus anachroniques. Dans cette dimension conceptuelle, Ahmed Rıza était donc entièrement dans la lignée des philosophes des Lumières qui avaient présenté 6 Cf. le sous-titre du livre d’Akşin Somel (Modernization of Public Education. Islamization, Autocracy and Discipline) et la concordance de ce sujet avec l’autre livre portant sur le système scolaire hamidien de Benjamin Fortna (Imperial Classroom). 7 Cf. Z. Bauman : Legislators and Interpreters, p. 70 ; Antoine de Baecque : Le corps de l’Histoire : métaphores et politique (1770-1800). Paris : Calmann-Lévy, 1993, p. 162-166. 8 La phrase figure dans De l’Homme (1772) que Rıza avait bien lu. Voir Tolérance musulmane, p. 7. Cf. Geraint Parry : « Education and the Reproduction of the Enlightenment », Martin Fitzpatrick/Peter Jones/Christa Knellwolf/Ian McCalman (dir.) : The Enlightenment World. Londres/New York : Routledge, 2004, p. 217-220.
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l’éducation comme un acte révolutionnaire opposé au régime aristocratique existant. L’autre source d’inspiration majeure était évidemment Auguste Comte et le positivisme. L’importance accordée à l’éducation par les positivistes représentait sans doute une des raisons principales de l’attraction que cette philosophie exerçait sur lui au début des années 18909. Comme nous l’avons dit, l’influence du positivisme sur le système éducatif français se manifesta surtout à partir des années 1880 lorsque la IIIe République cherchait à consolider son pouvoir politique. À côté de l’impact institutionnel qu’avait la doctrine de Comte, les positivistes furent très actifs au sein de la mouvance d’éducation populaire visant à définir l’enseignement comme une affaire de l’ensemble de la population sans distinction de classe ni d’âge10. C’est pour promouvoir cet idéal et répandre la doctrine de Comte qu’ils fondèrent en 1885 la Société d’enseignement populaire dont Rıza devint membre dans les années 1890. La mission de cette société était d’enseigner les sciences au plus grand nombre, mais cela allait bien au-delà d’un cadre purement institutionnel. L’éducation générale visait à un perfectionnement individuel mais aussi à un perfectionnement général de l’humanité11. En effet, l’éducation était pour les positivistes la clé pour l’avènement de la société positiviste. Pour Ahmed Rıza, l’objectif de l’éducation se situait précisément au sein de ce programme positiviste. L’éducation avait pour finalité la conversion au positivisme des Ottomans, qu’il considérait comme étant prédisposés à la transition positiviste, en accord avec la valeur positive inhérente aux principes structurants de l’islam. Ce programme positiviste donnait une dimension supplémentaire à l’importance que Rıza avait accordée à l’éducation bien avant sa découverte de la doctrine de Comte. Déjà dans les années 1880, il avait présenté l’ignorance comme la raison du sous-développement de l’Empire, et avait insisté, jusqu’au sein de sa 9 Pour Annie Petit, l’importance donnée par les positivistes à la diffusion des savoirs et des sciences explique la vitalité de leur philosophie en France tout au long du XIXe siècle et aussi l’attractivité internationale qu’elle a pu exercer. « La diffusion des savoirs comme devoir positiviste », Romantisme, 65 (1989), p. 7. 10 L’ami proche de Rıza, le député Ernest Delbet, était parmi les protagonistes de ce mouvement, tandis qu’un autre ami, le syndicaliste Auguste Keufer, poussait fortement au sein du mouvement ouvrier à la mise en place des institutions d’éducation générale. Dictionnaire des parlementaires français. Notices biographiques sur les ministres, députés et sénateurs français de 1889 à 1940, dir. Jean Jolly. Paris : PUF, 1960, IV, p. 1309-1310 ; Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, dir. Jean Maitron. Paris : Éd. Ouvrières, 1974, vol. 12, p. 24-26. 11 Bernard Jolibert : Auguste Comte. L’éducation positive. Paris : L’Harmattan, 2004, p. 12.
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famille, sur l’obligation de s’instruire, et cela avant même qu’il se lance dans des activités liées à l’instruction publique à Bursa12. Rıza était loin de représenter un cas isolé. Des générations d’intellectuels avant lui aussi bien que ses contemporains jeunes-turcs attribuaient la situation de l’Empire à l’ignorance13. L’éducation représentait l’idée complémentaire à la notion de science qui avait été définie au cours du siècle comme une notion politique. D’après Rıza, conformément à son idée que la maîtrise de la science était une condition du progrès, il fallait réformer l’éducation pour assurer la diffusion des concepts scientifiques et rattraper le degré de civilisation des pays européens. Dans un passage de Mektub, il s’exprimait d’une manière très explicite : « Le fondement du progrès de la civilisation est l’éducation. L’éducation garantit la richesse de la patrie, la grandeur et l’indépendance de l’État, les droits, la vie et le bien du peuple. Un progrès qui se ferait sans éducation est possible temporairement, mais il est en fait nuisible. »14 Dans une lettre à sa sœur Fahire rédigée lors de ses études à Paris, il évaluait l’impact de l’éducation sur le développement de la civilisation : autrefois, la science et l’éducation étaient respectées en Orient, mais depuis que les pays musulmans avaient sombré dans l’ignorance pour avoir négligé les avancées scientifiques des pays occidentaux, les puissances européennes triomphaient sur l’islam par l’importance qu’elles accordaient à l’éducation. En Tunisie et en Algérie, les rats envahissaient les mosquées parce que la jeunesse instruite ne les fréquentait plus. « Si tu me demandes, écrit-il à sa sœur, du point de vue de l’éducation et du savoir, les musulmans sont bien au dessous des Juifs. »15 On voit dans cette citation les deux références clés du discours moderniste sur l’éducation : le renvoi à l’Europe et la référence aux progrès réalisés par les non-musulmans dans l’Empire ottoman. Il n’y a pas de 12
À côté des lettres adressées à son père que nous avons citées, on peut se référer aux lettres de la collection Faruk Ilıkan : Ahmed Rıza à Selma, Paris, 17 Eylül 106 (17 septembre 1894) & 7 Kânun-i Evvel 106 (7 décembre 1894). 13 Cf. Ş. Mardin : Genesis, p. 220-221, 330, 370. Pour les Jeunes Turcs, voir le remarquable chapitre de Wajda Sendesni : « L’éducation : La modernité passe par l’école », Les Jeunes Turcs en Égypte, p. 251-263. 14 « Terakkiyat-ı medeniyenin esâsı ma’âriftir. Memleketin servet ve mamuriyetini, devletin azamet ve istikbâlini, efradın hukuk ve can ve malını ma’ârif temin eder. Ma’ârifsiz muvakkaten terakki mümkün olsa da mazarrdır. » Mektub, p. 12. 15 « Bana sorarsan : Ma’ârif ve malûmat nokta-i nazarınca Yahudilerden elbet aşağıdırlar » Ahmed Rıza à Fahire, Paris, 27 décembre 1885, cité d’après Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 47.
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doute que la formation au sein des établissements les plus modernes de l’Empire, l’expérience de l’enseignement supérieur dans les années 1880 à Paris, et le discours sur l’éducation sous la IIIe République faisaient de l’Europe le modèle incontesté des réformes à suivre et une référence principale du discours moderniste. De fait, l’éducation figurait parmi les principaux sujets auxquels prêtaient attention les Ottomans se rendant en Europe et en particulier à Paris. Pour nombre d’entre eux, l’expérience de Paris fut une étape d’une carrière tournant autour des questions institutionnelles de l’éducation16. L’autre référence, celle qui a trait aux non-musulmans de l’Empire ottoman et à leurs institutions scolaires, est tout aussi cruciale. Les performances des écoles communautaires, qui permettait aux non-musulmans de s’épanouir, contrastaient avec l’inertie attribuée aux institutions étatiques qui enfonçait les musulmans encore plus dans l’ignorance. Pour Ahmed Rıza l’éducation constituait la différence principale entre les Ottomans musulmans et non-musulmans. C’est elle aussi qui expliquait l’avancée des non-musulmans en pays d’islam, la renaissance de leurs communautés et le recul relatif des Turcs et plus généralement des musulmans17. La nécessité de rattraper le progrès réalisé par les Ottomans non-musulmans dans ce domaine figurait ainsi à côté du but explicite d’atteindre le niveau d’éducation des pays européens. Et même si ceux-ci étaient accusés de soutenir les non-musulmans de l’Empire pour des raisons politiques et d’avoir rendu possible leur progression, Rıza présentait les non-musulmans comme des modèles à suivre, en ce qu’ils avaient fait preuve d’unité et réalisé des efforts communs pour permettre à leur communauté de se développer et de se redresser de leur statut d’infériorité. Pour résumer, pour Ahmed Rıza la réforme de l’éducation était comme la clé de la réforme générale de l’Empire. Ce point de vue l’avait poussé à intégrer l’administration ottomane à la fin des années 1880. Et c’est ce même point de vue qui marqua le début de son activité politique, lorsqu’il décida depuis Paris d’adresser une série d’écrits au sultan dans lesquels 16 Voir l’exemple du contemporain d’Ahmed Rıza, Emrullah Efendi (supra, chapitre « La fin d’un parcours »). Pour comparer avec l’Égypte, noter le séjour d’Ali Moubarak à Paris à la fin des années 1860, après lequel il fut nommé ministre des Travaux publiques et de l’Instruction en Égypte. T. Mitchell : Colonising Egypte, p. 63, 67-70. 17 « Bir zaman Anadolu’da Rumca, Ermenice bilen Rumlar, Ermeniler nadir görülüyordu. Şimdi Türkçe bilenler azalıyor. Mülkün her tarafını frenk mektebleri, katolik ve protestan cemi’yetleriyle doldu. Bunların hemen kâffesi birer maksad-ı hafî-i siyasîye hizmet ediyor. » Lâyiha sur la langue, p. 3. Voir aussi Kadın, p. 15.
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il appelait à une réforme approfondie du système scolaire18. Déjà dans un poème rédigé à la suite de sa visite à l’Exposition universelle de 1889, il avait noté que le premier point de la réforme de l’Empire devrait passer par les écoles primaires19. Parmi les lâyiha que nous n’avons pu retrouver, l’un portait sur l’école primaire et un autre sur la formation des instituteurs. Un de ceux dont nous disposons porte sur la réforme de la langue, visant à la standardiser et à la mettre au niveau des besoins de l’époque. À cette fin, Rıza demandait l’établissement d’une « akademi » (sic, en lettres latines) composée d’experts, capable de préparer des manuels pour initier et surveiller la réforme de la langue20. Nous ignorons le contenu de deux autres lâyiha sur les six qu’il dit avoir envoyés au sultan. Cependant, la question de l’éducation continuait de préoccuper sa pensée bien au-delà de ses écrits adressés au sultan. Plus tard, il allait insister sous un angle quelque peu différent sur l’instruction donnée dans les écoles militaires dans sa série Vazife ve Mesuliyet. Pour finir, toujours dans la même série, plus de dix ans après avoir prévu un lâyiha sur cette question, il revenait à l’éducation des femmes avec son livre Kadın, qui constitue, par ailleurs, sa dernière publication en langue ottomane21. Nous allons revenir en détail sur cette publication et sur la question de l’éducation des femmes. Ici, il importe de souligner que cette problématique tint une place centrale dès les premiers écrits d’Ahmed Rıza. La question féminine représente de loin le sujet le plus régulièrement traité dans ses textes sur l’éducation et elle peut être vue comme un maillon essentiel de sa façon de concevoir l’importance de l’éducation pour le progrès de la société ottomane. Elle se présente comme un moyen d’établir un lien entre le présent et l’avenir à travers le rôle que Rıza attribuait aux femmes dans l’éducation des enfants et la nécessité 18 « Memleketimizde vesâit-i tedrisiyenin tehiliyle ilim ve edebin terakkisine çalışmak şu zamanda vatana edilecek hizmetin en faidelisi ve elzemi olduğunu bildiğimden mekâtib-i ibtidâiyenin, darülmuallimin ıslâh ve ikmâline muvaffak olmak için biran evvel ittihazı lazımgelen usül-ü cedide hakkındaki mutala’amı müteaddin lâyihalara dercle Atâbe-i Şehriyâriye takdim eylemiştim. » Mektub, p. 33. Cf. Ahmed Rıza à Selma, Paris, 17 Eylül 106 (17 septembre 1894). Collection Faruk Ilıkan. 19 « Biz de ıslâh edelim kavmimizi, mülkümüzü / En birinci işimiz mekteb-i sübyân olsun » « Acem Şâh’ına Kaside », Paris, 30 juillet 1889. ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. 20 Lâyiha sur la langue. Rıza utilise le mot « akademi » (11, souligné dans l’original) en référence évidente à l’Académie française (3, 7), mais aussi à l’académie arménienne mékhitariste de Venise (6) ainsi qu’aux tentatives de réformes de la langue albanaise (7) et grecque (3). 21 Ahmed Rıza à Selma, Paris, 7 Kânun-i Evvel 106 (7 décembre 1894). Collection Faruk Ilıkan.
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de les familiariser avec la science dès leur plus jeune âge. C’est dans ce sens qu’il présenta, dans l’introduction de son Lâyiha, l’éducation des femmes comme un enjeu central de la réforme de l’éducation, voire du redressement de l’Empire ottoman : « Nous sommes tombés dans cet état par ignorance. Par conséquent, si nous voulons nous redresser, il n’y a pas d’autres solutions que la science et l’éducation. Sans science et sans compétences, un peuple dans ce siècle ne peut constituer un grand État, même s’il régnait sur le monde et disposait de richesses conséquentes. La restauration de la gloire et de la bravoure des Ottomans (…) dépend de l’effort des enfants qui aujourd’hui devraient s’instruire et recevoir une éducation dans des écoles impeccables. Tant que l’ignorance continuera, et tant que, en particulier, nos femmes resteront dans l’état actuel, l’avenir de l’État et de la nation restera suspendu. »22
L’éducation, les idées et l’économie C’est en identifiant l’ignorance comme la source de la déchéance ottomane qu’Ahmed Rıza affirmait que la façon la plus propice de servir sa patrie consistait à proposer des réformes dans le domaine de l’éducation23. Bien entendu, cette position faisait partie de son opposition au régime hamidien auquel il faisait allusion en parlant d’« une épaisse fumée et [d’une] brume d’ignorance ». Pour lui, il était évident qu’il revenait tout d’abord à l’État de veiller à l’établissement d’un système d’éducation moderne, capable de préparer l’instruction des citoyens. Dans ses cahiers, il notait une phrase en référence à la Politique (Politeia) d’Aristote : « L’éducation est le premier devoir du législateur ; la négliger, c’est préparer la ruine de l’État. »24 Et c’est précisément ce 22 « İnsan düştüğü yerden kalkar derler. Bizi bu hale cehâlet düşürdü. Binaenaleyh bellerimizi doğrultmak için ilimden ve terbiyeden başka çare yoktur. / İlimsiz, hünersiz bir kavim cihana ve servet-i sâmâne malik olsa bu asırda büyük bir devlet teşkil edemez. Osmanlıların iâde-i şân ve celâdeti (…) bu gün muntazam mekteplerde okuyacak ve terbiye alacak sübyânın gayretine vabestedir. Cehalet devam ettikçe ve bâ-husus kadınlarımız bu halde kaldıkça devlet ve milletin istikbâli tehlikeden kurtulamaz. » Lâyiha, p. 10-11. 23 Ibid., p. 11, 55 ; Mektub, p. 34-35. Notons que le mot « cahiliyet » était souvent utilisé dans le langage de l’administration ottomane comme équivalant du mot « barbarie ». M. Reinkowski : Die Dinge der Ordnung, p. 317-319. 24 Note non datée, AN, 17AS/10. Il s’agit d’une paraphrase très libre qui est difficile à localiser dans le texte même de Politeia. L’importance du concept d’éducation chez Aristote a produit une littérature interminable sur le sujet. Sur la référence positiviste à Aristote, plus forte chez Laffitte que chez Comte, voir Laurent Fedi : « Le prince des philosophes : Aristote vu par Auguste Comte et Pierre Laffitte », Denis Thouard (dir.) : Aristote au XIXe siècle. Paris : Presses Universitaires du Septentrion, 2004, p. 222-224.
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devoir qu’Abdülhamid négligeait. « Depuis la déposition du sultan Abdülaziz », nous dit Rıza, « l’école est frappée par la rancune et la haine du sultan, et elle se trouve dans un état de négligence continuelle. »25 Cet appel à la réforme de l’éducation avait ainsi une connotation politique. Rıza ne cessait de répéter que l’ignorance était la raison de la situation de l’Empire ottoman. En conséquence, donner de l’importance à l’éducation était comme une évidence politique. Mais que nous dit cette évidence sur sa conception de la réforme nécessaire de l’Empire et, donc, sur sa définition du politique ? La politique de l’éducation et la valeur rédemptrice qui lui est attribuée par Ahmed Rıza ne peuvent être dissociées de son idéalisme politique et de la conception unitaire qu’il se faisait de la société par rapport au sousdéveloppement de l’Empire et à la nécessité d’action qui en découlait. C’est essentiellement à travers l’éducation que s’exprimait son idée que la réforme de l’Empire ne constituait pas un problème de structure, étant donné qu’il était théoriquement et historiquement prédisposé au progrès. L’intérêt de cette réforme résidait dans l’introduction par le haut du cadre idéologique nécessaire pour permettre l’épanouissement du potentiel existant. Il s’agissait ainsi d’une question de priorité. La réforme de l’Empire ne signifiait pas principalement de changer les structures sociales et économiques, ce qui risquait, au contraire, de le désintégrer. Elle devait se faire par des idées. L’éducation devait être le remède de l’ignorance, c’est-à-dire du manque d’idées. C’est en lisant ses réflexions sur l’économie et à travers le lien qu’il établit entre l’éducation et l’économie que cette conception se donne à voir le plus clairement. Ahmed Rıza était bien conscient du fait qu’il y avait des déséquilibres infrastructurels entre l’Europe de la révolution industrielle et l’Empire et que la situation de ce dernier était en bonne partie définie par un manque de prospérité économique. En dépit d’une approche limitée de la question sociale, Rıza ne pouvait nier que la pauvreté représentait un problème central de la société ottomane. L’économie se trouvant dans un état déplorable, les moyens financiers de l’État étaient fortement réduits26. Son indépendance même était menacée : « Un État ne possède véritablement son indépendance que lorsqu’il est riche. 25 « Sultan Abdülaziz’in hal’ vakasından beri mektep padişahın gazab ve nefretine uğradı, daimi bir tarassud altında bulunduruluyor. » Asker, p. 20. Sur des accusations similaires, voir Lâyiha, p. 7 ; Mektub, p. 22-23 ; Ahmed Rıza : « Mukaddeme », Meşveret, no. 1er, 1er décembre 1895 ; [Ahmed Rıza :] « Mâa’rife Dair », Şûra-yı Ümmet, no 8, 21 juillet 1902. 26 Lâyiha, p. 52 ; Mektub, p. 10.
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La richesse lui donne du nerf et de la puissance. Pauvre, il est forcément comme un mineur sous tutelle. »27 Mais surtout, la faiblesse économique plongeait le peuple dans la pauvreté et n’en finissait pas de le faire souffrir. Les considérations d’Ahmed Rıza sur l’économie se situaient directement en rapport à son concept politique du constitutionnalisme et sa perception de la société comme un organisme. Car afin de pouvoir profiter du potentiel du peuple, comme le prévoyait son idée de constitutionnalisme, il fallait d’abord que celui-ci acquiert la prospérité et soit libéré des soucis économiques. La prospérité économique représentait ainsi une nécessité, car elle était à la fois la condition pour le déploiement du potentiel du peuple et la base pour rétablir l’union entre l’État et la nation. Plus qu’une simple question de richesse, l’agriculture, l’industrie et le commerce se présentaient comme des « liens sociaux » (revâbat-ı ictimâi’ye)28 garantissant la cohésion de la société, le lien entre l’État et la nation et le bon fonctionnement de la communauté. « Si un membre d’un organisme n’est pas en bonne santé et ne peut remplir son devoir, à quoi sert l’ancienneté du corps ? La bonne entente des membres est la source de vie du corps de l’État, le dispositif de sa force et de sa continuité. Or, tant que la force et la prospérité du peuple n’augmenteront pas, il ne pourra apporter son secours à la société et à l’État. (…) Pour renouveler et garantir la force vitale de l’État, il faut d’abord soulager les besoins du peuple. Pour cela, il n’y a pas d’autre issu que l’agriculture, l’industrie et le commerce. »29
Des considérations similaires sur les conditions de la population ottomane avaient poussé Ahmed Rıza à s’intéresser dans sa jeunesse à l’agronomie. Son idée selon laquelle il fallait avoir une économie prospère pour pouvoir réformer l’Empire n’avaient pas changé depuis ses premiers écrits. Cependant, au cours des années 1880, il envisagea d’une manière particulière la question de savoir comment réaliser le redressement économique. Sans aucunement nier l’importance de l’économie, Rıza 27
Ahmed Rıza : « Où passent les revenus de l’État », Mechveret, no 17, 15 août 1896. Vazife ve Mesuliyet, p. 7. 29 « Bir vücudda aza sağlam olmaz, vazifesini icra eylemezse yaşın büyük olması neye yarar? Aza beyninde hüsn-i imtizaç vücud-ı devletin bâis-i hayatı, vasıta-yı kavvam ve devamıdır. Ancak, efradın servet ve kuvveti artmadıkça cemiyete ve devlete büyük bir yardımı olamaz. Fakr-ü-meskenet içinde canından bıkmış, mertliği, insanlığı unutmuş cahil adamlardan vatana hayır ve iane gelmez. Devletin kuvve-i hayatiyesini tezyid ve temin için evvela teb’anın ihtiyacı tehvin edilmelidir. Tehvin-i ihtiyaca zirâa’t, sana’t ve ticaretten başka bir vasıta-yı sâhiha ve müessire yoktur. » Mektub, p. 15. 28
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insistait logiquement sur la nécessité d’œuvrer au développement économique pour créer une société moderne capable de supporter la concurrence avec les pays occidentaux. Mais il considérait que l’éducation était la condition pour y parvenir : « Je suis convaincu que pour sauver le pays et la nation des dangers et pour faire comprendre aux communs des mortels la nécessité de l’industrie et de l’agriculture, il n’y a pas d’autre moyen et d’autre issue que l’instruction et la raison. »30 Ainsi, l’éducation précédait le développement économique qui renforcerait la société et en conséquence l’État : « La richesse de l’État dépend de la richesse du peuple. Quant à la fortune du peuple, elle dépend du progrès de l’agriculture et de l’industrie. (…) Dans des lieux sans éducation et sans liberté, l’industrie, l’agriculture, et le commerce ne peuvent progresser et ne peuvent s’étendre. C’est-à-dire que l’essentiel de la réforme, la base de vie du pays et de l’État ainsi que son moyen de libération, c’est l’éducation. »31
Ces propos qui, à première vue, peuvent paraître naïfs, s’inscrivent dans la tradition libérale de l’économie politique classique. Ahmed Rıza partageait avec cette tradition la conception fortement positive du développement économique, estimant que l’enrichissement profiterait à l’ensemble de la société, un point que Comte avait intégré comme une composante centrale de sa pensée sociale32. L’insistance sur l’éducation fait également partie de cette tradition. En vérité, elle ne peut être dissociée du discours rationnel soulignant la nécessité d’intégrer la science dans la perception de l’économie pour optimiser son fonctionnement, et aussi pour la moraliser. Dans les écrits d’Ahmed Rıza, la faible performance de l’économie ottomane apparaît comme le résultat du manque de scientificité dans les pratiques économiques. L’infériorité économique de l’Empire ottoman relevait d’abord et avant tout de dispositions intellectuelles : le manque d’éducation 30 « Mülk ve milleti bu muhataradan kurtarmak ve sanayi’i ve zirâa’tın vücuh-u lüzumunu adâm-ı nasa anlatmak için terbiyeden ve ulûm-u akliyeden başka vasıta ve çare olmadığına tahmil-i kanaat ettim. » Lâyiha, p. 4. 31 « Devletin serveti ahalinin servetiyle mütenasibdir. Ahalinin zengin olması ise zirâa’t ve sanayinin terakkisine vabestedir. Halbu ki yukarıda da arz ettiğim gibi ma’ârif ve hürriyet olmayan yerde sanay’i, zirâa’t ve ticaret terakki ve tevsi’ edemez. Binaenaleyh ıslâhatın esâsı ve mülk ve devletin mâbih-il-hayatı, vasıta-yı necâtı ma’âriftir. » Ibid., p. 54. 32 Voir notamment ses chapitres « Appréciation sociologique du problème humain ; d’où théorie positive de la propriété » et « Théorie positive de l’organisme sociale », Système de politique positive, vol. II, p. 138-175 & 263-337. Cf. M. Pickering : Auguste Comte III, p. 205-208.
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entravait le développement économique. Fréquemment soulevé dans l’Empire ottoman, ce constat rejoignait une interprétation de l’économie politique classique selon laquelle le développement économique de l’Europe aurait été le résultat de l’avancée des sciences et de leur application par des entrepreneurs éclairés33. En effet, la théorie du développement économique de Rıza se situait au croisement de l’importance normative accordée à la science et de l’optimisme du projet des Lumières concernant la perfectibilité de la société fondée sur des principes rationnels. La nécessité d’introduire la science dans l’économie pour augmenter sa performance se conjuguait ainsi avec la confiance essentiellement libérale en la nature positive du développement économique qui profiterait à l’ensemble de la société. L’effet libérateur associé au savoir se traduisait par une conceptualisation de l’éducation comme un moyen de dépassement des conditions réelles de l’économie. L’éducation était ainsi censée remédier à l’infériorité de l’économie ottomane par rapport aux pays industrialisés et donner un sens moral à son développement, ce qui permettrait de retrouver l’idéal de l’unité sociale34. La fraternité et la société moderne Chez Rıza, il y avait donc bien une dimension matérielle dans les objectifs qu’il assignait à l’éducation. Mais le rôle le plus important qu’il lui accordait restait idéel. Il s’agissait une fois de plus de lier la conception unitaire de la société avec la réalité ottomane. Partant de l’idéal de la société unitaire, les réformes dans l’éducation étaient surtout censées remédier à la désunion. Rıza touchait à une question de fond de l’État moderne : celle de créer une citoyenneté, autrement dit, de réaliser l’idéal 33
Il s’agit d’un argument qui est régulièrement repris pour expliquer la révolution industrielle et le décrochage de l’économie européenne par rapport au reste du monde. Sans que son auteur ne se situe explicitement dans cette tradition, cette interprétation a été récemment réitérée par une excellente étude, montrant les forces et les faiblesses de l’argument. Joel Mokyr : The Enlightened Economy. An Economic History of Britain, 1700-1850. New Haven : Yale University Press, 2009. Pour un exemple ottoman, voir les idées de l’économiste unioniste Cavid Bey. François Georgeon : « Un manifeste du libéralisme économique dans l’Empire ottoman au tournant du siècle », Des Ottomans aux Turcs, p. 248. 34 En effet, Rıza partageait avec Auguste Comte aussi bien qu’avec Adam Smith l’idée que l’éducation continuelle adoucirait les excès de l’exploitation économique en jouant sur le sens moral des entrepreneurs. E. Rothschild : Economic Sentiments, p. 219 ; M. Pickering : Auguste Comte III, p. 207.
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de fraternité permettant l’affranchissement des conditions d’existence réelles. Ne pouvant nier la désunion qui régnait au sein de la population de l’Empire, Rıza était conscient de la nécessité d’œuvrer à une idée d’union capable de donner une cohérence à la société, c’est-à-dire de créer ce qu’il appelait une « nation homogène »35. Pour Comte, c’était l’enjeu majeur de la politique pour garantir la continuité de la société même, laquelle, sans une idée directrice commune, resterait dans un état « révolutionnaire »36. Dans l’Empire, réaliser l’union comportait cependant une connotation particulière du fait de rapports politiques définis selon des lignes ethniques mettant en cause son existence. Pour Ahmed Rıza, la désunion représentait un véritable danger pour la survie même de l’État. Suivant son maître Comte, pour qui la guerre avait représenté la base de la société médiévale37, il soulignait l’importance actuelle de l’union en se référant au rôle que la guerre avait joué autrefois dans l’Empire. « Jadis de grandes guerres poussèrent les hommes à l’union. Les ethnies se trouvèrent mélangées avec des prisonniers de guerre, les idées s’unifièrent. En comprenant [la valeur de] ce principe, l’islamisme avait accordé de l’importance à la guerre, et avait pu écarter par l’unification les frictions et les identifications tribales qui régnaient parmi les Arabes. »38
Dans la suite du texte, Ahmed Rıza développe l’idée que le principe de la communauté musulmane et la prière du vendredi constituent non pas des faits religieux, mais des principes soulignant la valeur d’union 35 « L’inaction des Jeunes-Turcs. » Revue occidentale, 26/1 (janvier 1903), p. 193. Voir aussi Mektub, p. 9 ; Crise de l’Orient, p. 145. Il faut se méfier de juger le mot « homogène » à partir de la connotation qu’il porte de nos jours. On peut se référer à ce sujet aussi à la distinction faite par Mizancı Mehmed Murad entre « la Turquie officielle » ou « byzantine » (renvoyant aux brouilles régnant à la cour byzantine) et la « Turquie de l’avenir » ou la « Turquie nationale ». Mourad-Bey : Le Palais de Yildiz et la Sublime Porte. Le véritable mal d’Orient. Paris : Imprimerie Chaix, 1895, p. 6-7, 39. 36 « Tant que les intelligences individuelles n’auront pas adhéré (…) à un certain nombre d’idées générales capables de former une doctrine sociale commune, on ne peut se dissimuler que l’état des nations restera, de toute nécessité, essentiellement révolutionnaire. » Cours de philosophie positive, vol. 1, p. 48-49. Voir aussi Plan des travaux nécessaires, p. 69. À ce sujet, Pierre Macherey compare Comte à Hegel. Comte, p. 66-67. 37 Plan des travaux nécessaires, p. 70, 120-128. 38 « Vaktiyle büyük muharebeler insanları ittihada sevkediyordu. Üserâ vasıtasıyla cinsler ıslâh ediliyor ; fikirler birleşirdi. İslâmiyet bu hikmeti anlayarak muharebeye ehemmiyet vermiş ve beynel-Arab câri olan asabiyet ve kavmiyet dâi’yesini ittihad sayesinde ber-taraf eylemişti. » Lâyiha, p. 40. Cf. « Bugün bilcümle milletler silah kuvvetinden ziyade, fikir kuvvetiyle feth-i memâlik etmenin lüzum ve suhûletini anladılar. » « Yaralarımız », Şûra-yı Ümmet, no 2, 23 avril 1902.
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des fidèles. Il s’agissait donc de traduire la valeur accordée à l’union par l’islam en un rapport moderne de lien social, conformément à la pensée positiviste, pour parer à la fragmentation de la société et dépasser ainsi la crise de l’Empire En dépit de la connotation nécessairement particulariste de cette approche, sur laquelle nous allons revenir, l’impératif de renforcer le lien social se présentait pour Ahmed Rıza comme essentiellement non-religieux et se référait ainsi à l’ensemble des Ottomans. De fait, cet impératif se rapportait aussi à la réalité des conflits politiques ethnicisés de l’Empire et visait à dépasser la désunion des Ottomans. Rıza s’adressait dans ses écrits à tous les Ottomans en exprimant une conception intégrative de la citoyenneté. Pour la même raison, lors de la constitution du comité jeune-turc, il dit avoir insisté pour que le nom de l’organisation inclût les termes « union » et « ottoman » afin de souligner la portée universaliste et intégrative exprimée dans le nom même du Comité ottoman d’Union et de Progrès39. Comment l’éducation était-elle censée contribuer au développement du lien social comme matrice de la société moderne ottomane ? Ahmed Rıza ne le cachait pas : pour lui, la citoyenneté ottomane était défaillante, non seulement parce que le régime hamidien était corrompu, mais aussi parce que les Ottomans ignoraient les notions élémentaires des sciences40. L’éducation était ainsi d’abord un mouvement intellectuel et mental qui visait à faire des habitants de l’Empire des Ottomans. Il y a fort à parier que, dans son lâyiha sur les écoles primaires que nous n’avons pu retrouver, Rıza avançait cette idée qui représentait une dimension essentielle de l’éducation moderne dans l’Empire et sur laquelle se fondait le système scolaire républicain français : la nécessité d’œuvrer à une instruction civique à donner aux enfants pour les former en tant que citoyens de l’Empire. Il est évident que les écoles occupaient une importance centrale dans l’objectif de créer un patriotisme universel capable de relier tous les Ottomans, un point sur lequel Rıza insistait largement. Sa critique des écoles communautaires se situait par rapport à cet objectif. Sous contrôle d’étrangers, et souvent de missionnaires, celles-ci donnaient une instruction qui ne pouvait qu’aliéner les enfants non-musulmans41. 39
Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 12-13. « L’inaction des Jeunes-Turcs. » Revue occidentale, 26/1 (janvier 1903), p. 96 ; Crise de l’Orient, p. 145-146. 41 Lâyiha sur la langue, p. 3 ; Mektub, p. 22. Il reprit cette position fréquemment dans des journaux jeunes-turcs. Voir « Yaralarımız », Şûra-yı Ümmet, n° 2, 23 avril 1902. 40
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À la recherche de l’union ottomane : la langue turque et l’éducation Rıza traitait du lien entre la réforme de l’éducation et le renforcement du lien social dans son lâyiha sur la langue auquel nous devons prêter attention. Chez lui, l’insistance sur la cohésion se conjuguait étroitement avec la définition de la langue comme projet et comme instrument du progrès général de la société. C’est dans cette optique qu’il faut comprendre son idée de standardiser la langue en créant une académie, en publiant des dictionnaires et en encourageant l’émergence d’une littérature nationale42. Ahmed Rıza était explicite : la langue pouvait créer l’union. Critiquant le fait qu’on ait négligé la langue dans l’Empire, il écrivait : « On ignore que la langue est une force qui sert, à l’instar du tevhîd, à créer des liens entre les membres d’un peuple et à développer ses pensées et ses sentiments. »43 La langue reprenait le rôle unifiant que la guerre avait eu autrefois : « Étant donné qu’aujourd’hui, il n’est plus possible de réveiller la nation et de la rassembler autour d’un but commun, ni de remédier à la corruption morale par l’élan de la guerre, nous avons un besoin naturel de nous appuyer sur la langue. La langue elle-même a besoin de notre attention. »44 Dans ce texte, l’argumentation positiviste en faveur du rôle unificateur joué jadis par la guerre, sert ainsi à corroborer une idée centrale sousjacente aux débats sur la réforme de la langue. On considérait en effet que la langue représentait la condition pour l’existence d’une nation unifiée45. Mais se pose alors la question — de quelle langue s’agissait-il dans un empire aussi hétérogène ? Rıza ne ressentait pas le besoin de se poser cette question : quand il s’agissait de la réforme de la langue, il s’agissait pour lui de la réforme de la langue turque46. C’est donc dans la définition du projet d’union que se dévoilent chez lui les premiers 42
Ce dernier point est largement repris dans Mukaddeme, p. 17-22. « Lisânın islah-ı medeniyet ve bir millet efrâdını yekdiğerine rabt ile efkâr ve hissiyatını tevhîde hâdim bir kuvvet olduğu bilinmiyor. » Lâyiha sur la langue, p. 3. C’est dans ce contexte que nous avons repéré la seule citation directe de Nâmık Kemal chez Ahmed Rıza, qui lui aussi avait insisté sur le rôle de la langue. Ibid., p. 4. 44 « Mademki bugün muharebe kuvvetiyle milleti uyandırıp bir araya toplamak ve fesad-ı ahlakı ıslâh etmek kâbil olmuyor, lisânın mua’venetine ihtiyacımız tabi’idir. Lisân ise bizim himmetimize muhtacdır. » Lâyiha sur la langue, p. 8. 45 D. Kushner : Rise of Turkish Nationalism, p. 62. Déjà en 1871 (peut-être sous l’impact de la victoire allemande contre la France), le journal Basiret présenta la langue comme un moyen d’union plus important que la religion. Ibid., p. 91. 46 Par ailleurs, Rıza parle majoritairement de la langue turque (Türkçe, Lisan-ı Türkî) et non pas ottomane, même s’il n’est pas toujours cohérent dans sa démarche. 43
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signes d’une perception turquiste qui n’allait cesser pas de se renforcer dans les années suivantes. On voit que les réflexions sur l’union des Ottomans reposaient sur des fondements délicats et que l’appel universaliste à l’unité ottomane pouvait se faire à partir de vues particularistes. La réforme de la langue turque représentait de fait une nécessité non seulement pour développer une langue en accord avec les besoins des temps modernes, mais aussi parce qu’il s’agissait de la langue qui pouvait unifier les différents peuples de l’Empire et garantir ainsi sa survie47. D’une certaine façon, la faiblesse de l’Empire et sa désintégration s’expliquaient par le recul du turc : depuis des siècles, le gouvernement ottoman n’avait pas su, ou n’avait pas voulu, imposer le turc dans l’Empire. Rıza n’était pas loin d’Ernest Renan qui, dans son fameux Qu’est-ce qu’une nation ?, avait pointé l’incapacité historique de la langue turque à s’imposer aux peuples conquis et à faire oublier les autres langues de l’Empire, au profit de celle qui représentait pour Rıza, en référence à l’article 18 de la constitution ottomane, la « langue officielle »48 : « L’erreur qui consistait à ne pas enseigner et diffuser sérieusement la langue officielle a eu pour résultat que les peuples ayant gardé leur langue nationale se sont séparés de nous l’un après l’autre. Des territoires qui avaient été gagnés par la force de l’épée ont été perdus par la faiblesse et la déficience de la langue. »49 La force et l’union de l’Empire dépendant de la qualité et de la maîtrise de la langue turque, Rıza demandait en toute logique d’œuvrer à sa réforme et d’imposer son apprentissage à l’ensemble du pays, y compris au sein des établissements communautaires50. Nous n’entrerons pas dans les détails sur la manière dont il concevait la langue et sa réforme, mais on constate que dès le début des années 1890, une perception turquiste était sous-jacente à ses idées politiques sur l’Empire ottoman. Sans ressentir le besoin de le justifier, encore moins 47
Lâyiha sur la langue, p. 1-2. Ibid., p. 5-6. 49 « Lisân-ı resmiyeyi vaktiyle cidden ta’lim ve ta’mîm etmemek hatası lisân-ı milliyelerini muhafaza eden akvâmın / bilhassa bir bir berzen ayrılmasına sebeb oldu. Kılıç kuvvetiyle kazanılan yerler lisânın za’f ve killetiyle kayıp edildi. » Lâyiha sur la langue, p. 3-4. Notons que Rıza est loin d’être cohérent dans l’utilisation du mot « lisân-ı milliye » qui se réfère aussi à la langue ottomane, non pas en tant que langue nationale des Turcs, mais celle de la nation ottomane. Cf. ibid., p. 5, 7 et ses propos sur le premier Parlement ottoman. « En mühim ve en müsta’cel vazifesi gençleri Kanûn-u Esâsî’nin şamil olduğu fikr-i ittihada terfi eylemekti. Arabistan ahalisine Türkçe okutmak bile kimsenin hatırına gelmedi. » Lâyiha, p. 35 50 Lâyiha sur la langue, p. 6-7. 48
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de le mettre en cause, Rıza partait du constat que l’État ottoman était essentiellement turc et que, en conséquence, la langue turque devait représenter la langue officielle de l’Empire et la base de sa structuration. Or, malgré les apparences, et malgré les implications effectives que cette conception pouvait avoir, il ne s’agissait pas là d’un positionnement particulariste. Pour Rıza, la langue turque se présentait comme un moyen d’union qu’il mettait en valeur à partir d’une logique universaliste et non pas particulariste. C’est dans ce sens qu’il combinait des notions au fond contradictoires : la motivation ottomaniste s’exprimait à partir d’une perception turquiste. Il écrivait ainsi après avoir constaté les déficiences de la langue turque : « Voilà pourquoi le respect pour le turc et l’union et l’harmonie entre les Ottomans reculent. »51 Loin d’être négligeable, cette juxtaposition de notions particularistes et universalistes marquait d’une façon décisive la pensée d’Ahmed Rıza, comme nous allons le voir en détail52. Pour le moment, essayons de mieux expliquer la portée universaliste associée à la langue turque en nous arrêtant sur l’émergence dans l’Empire des débats sur la réforme de la langue. La question était en effet étroitement liée au développement de la notion universaliste de citoyenneté. Les interrogations sur la langue étaient essentiellement nées de la nécessité qui était ressentie de mieux communiquer avec le peuple. D’abord mise en œuvre par des réformes institutionnelles visant à améliorer le fonctionnement de la bureaucratie, la réforme de la langue avait dépassé ce stade pour devenir avec les Jeunes Ottomans un projet global53. C’est dans ce contexte que se situait l’idée de simplification de la langue. Motivée par un souci évident d’utilité, elle était dirigée directement contre les conceptions exclusivistes du savoir et de la politique, et de leur médiation à travers une langue codifiée, pour mettre en œuvre une conception ouverte et dynamique, à contre-pied de la circulation restreinte des connaissances dans des cercles fermés. Ainsi, il n’est pas étonnant de voir que Rıza accordait, lui aussi, une large importance à la simplification linguistique54. Par ailleurs, il 51 « İşte bu mahzure mebnî Türkçe’ye ria’yet ve Osmanlılar beyninde vifâk ve münâsebet azalıyor. » Lâyiha sur la langue, p. 3. 52 Voir notre chapitre « Portée et limite de l’abstraction politique. » 53 Ş. Mardin : Genesis, p. 225-227. 54 Lâyiha sur la langue, p. 7-8. Sur une feuille, il nota la référence à un verset du Coran (14:4) : « Tous nos ministres parlèrent la langue des peuples auxquels prêchaient la bonne parole, afin de se rendre intelligibles. » AN, 17AS/10, note s.d. Dans les années 1920, il insista encore sur la simplification de la langue. Mukaddeme, p. 12, 14, 32.
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était conscient de se situer dans la lignée des penseurs modernistes ottomans, lorsqu’il parlait, par exemple, d’une akademi de langue à fonder comme l’Encümen-i Danış, institution des Tanzimat ayant œuvré dans cette direction, ou encore lorsqu’il évoquait les efforts entrepris en ce sens par Nâmık Kemal55. Rıza appliquait la simplification dans les faits, sa langue étant relativement simple et compréhensible. Simplifier était la condition pour le développement du peuple. Un usage pratique de la langue devait permettre l’évolution des idées dans l’Empire, et contribuer ainsi au développement du potentiel du peuple. L’idée de simplification se conjuguait avec l’appel à la liberté de parole56. La façon dont Rıza considérait la langue était ainsi motivée par des considérations à la fois pragmatiques et citoyennes. Elle était essentiellement civique, centrée sur une conception intégrative d’une langue universelle pour réaliser l’union nationale, plus que sur des considérations ethniques. À l’opposé par exemple d’un Ömer Seyfettin et de son cercle des Genç Kalemler des années 1910, considéré comme un des fondateurs de la littérature turque moderne, il ne manifestait pas un attachement sentimental profond à la langue turque en tant que telle, en dépit de son intérêt pour la poésie et de son ambition d’écrire dans une langue littéraire. Pour Ahmed Rıza, la langue turque ne s’imposait pas par ses qualités inhérentes — il la jugeait défaillante et non adaptée au sens du temps, mais en tant que langue politique de par l’histoire et la constitution de l’Empire ottoman. Nous pouvons soutenir que, d’une certaine façon, la langue turque était pour lui la langue ottomane universelle simplement en vertu de son caractère de langue officielle. Rıza pouvait ainsi écrire que, dans le passé, il aurait été peut-être plus utile d’avoir choisi comme langue de l’État l’arabe au lieu de promouvoir une langue turque corrompue par l’impact du persan : « Cependant les héros ayant fondé l’État ottoman ont voulu — par respect et amour pour le peuple et les ancêtres — garder et révérer la langue ottomane. C’est dans cette langue qu’ils ont parlé et qu’ils ont récité des poèmes. »57 55 Voir aussi les analyses de Dupont sur l’approche de la réforme de la langue arabe par Zaydân. Op. cit., p. 397-493. 56 « Belâgat vaki’â hürr olan akvâmde talvi’ eden bir aftab-ı fatânettir. » Lâyiha sur la langue, p. 13 ; Mukaddeme, p. 14-15. 57 « Bir zaman Acemi taklidden ise bütün Arab lisânını kabul etmek belki daha hayırlı idi. Lakin Osmanlı Devletini tesis eden selatîn – millette ve ecdada hürmet ve muhabetleri iktizâsı – Osmanlı nâmını, Osmanlı lisânını ibkâ ve teşhir etmek istediler. O lisânda yazdılar, şii’r söylediler. » Lâyiha sur la langue, p. 4.
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Au fond, les idées de Rıza sur la langue ne se distinguent pas fondamentalement de celles qui furent soutenues en France à la suite de la Révolution. Dans le climat post-1789, la question de la langue s’y était imposée comme un moyen essentiel pour créer la Nation française une et indivisible, en contraste avec les fragmentations et les incohérences de l’Ancien Régime. La mise en place de l’instruction généralisée du français par la loi Guizot de 1833 fut motivée par ces considérations, mais la question de la langue resta tout au long du XIXe siècle, et bien au-delà, un enjeu central des politiques nationales françaises58. Rıza était bien conscient du fait que l’imposition d’une langue impliquait un recours à une certaine violence. Ses idées sur la langue trouvent place en effet au sein d’un récit de guerres et de conflits, dans une optique sociale-darwiniste59. Néanmoins, son projet n’impliquait pas une démonstration de force. Il pensait que la réforme de langue turque, et son adaptation aux besoins et aux complexités du temps à travers une politique volontariste de changement, faciliterait d’une façon naturelle son acceptation au sein de l’Empire. Une fois encore, la société ottomane ne se présentait pas à lui comme composée par des forces opposées et des structures de conflit. La réforme de la langue turque et son enseignement généralisé n’étaient qu’un moyen pour retrouver l’idéal de l’harmonie sociale dans un pays ravagé par des conflits politiques à caractère ethniques. Cependant, du fait de sa conception unitaire de la société, Rıza n’était pas capable de comprendre que ses idées sur la langue turque comme moyen d’unifier tous les Ottomans comportaient nécessairement une connotation particulariste en contradiction avec la portée universaliste qu’il lui attribuait. Pour résumer, l’éducation d’après la conception d’Ahmed Rıza avait deux objectifs. D’abord, elle était la clé pour faire progresser l’Empire et le faire entrer dans l’ère de la civilisation par l’acquisition de la science et son intégration dans la société ottomane. Deuxièmement, elle se présentait comme le moyen de renforcer le lien social en tant que matrice de la société moderne et de créer l’union de l’Empire ottoman. Sans doute y avait-il une dimension cruciale de discipline et de formatage dans son approche visant à définir une citoyenneté jeune-turque, mais cette 58 Pour un aperçu critique de l’historiographie sur le sujet voir l’introduction de J.-F. Chanet : L’école républicaine et les petites patries. 59 Notons en particulier sa mention du chinois qui ne résiste pas à l’anglais et au français malgré le fait que cette langue est parlée par des centaines de millions. Lâyiha sur la langue, p. 3.
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dimension n’était que l’une des deux facettes de cet objectif. Car, partant de l’universalisme abstrait et de la supposée harmonie sociétale, la réforme de la société ottomane n’était pas une question de confrontation politique mais d’arrangement par en haut pour réaliser l’idéal d’une société unie, entravée jusqu’alors uniquement par des ignorances et de mauvaises dispositions, auxquelles il fallait remédier en préparant une transformation idéelle et mentale, qui permettraient à tous les Ottomans de prendre conscience de l’état naturel des choses. Comme son maître Comte, Ahmed Rıza se situait dans la tradition de la philosophie idéaliste et il considérait que l’évolution intellectuelle représentait le point de départ de l’évolution humaine60. C’est cette approche qui définissait sa vision du politique. Comme nous allons le voir, elle allait se retrouver dans sa définition du programme jeune-turc et justifier la nécessaire déposition du sultan Abdülhamid. Loin d’être la confrontation des intérêts antagonistes ou la mise en place de nouvelles structures sociétales, la politique se résumait selon lui au développement de l’ordre à travers un long processus d’éducation de la nation qui visait à influer sur la pensée des masses afin de préparer la transition de la société ottomane. C’est dans cette perspective que Rıza posait l’éducation comme seul moyen de faire de la politique. Par l’éducation, la population était censée s’approprier la nécessité du changement, comme cela avait été le cas pour la Révolution française : « La Révolution française ne fut pas une agitation purement politique mais le fruit d’un siècle d’efforts philosophiques, la résultante d’une foule de réformes organiques. Ces réformes ont créé une nation homogène et, grâce à cette homogénéité, la Révolution s’est accomplie. »61 Ce sont les idées qui précédaient les faits et elles seules pouvaient garantir aux Ottomans de retrouver l’union abstraite et l’entente universelle : « Lorsque les transformations seront accomplies dans les idées, les mentalités exigeront des institutions nouvelles, et l’harmonie s’établira d’elle-même sans recourir à des forces brutales. »62 Dans la pensée d’Ahmed Rıza, l’éducation ne se présentait pas comme une dimension de la politique. Elle supplantait la politique. 60 Norbert Elias a justement noté que, malgré une attention aux formations sociales, le positivisme de Comte restait essentiellement dans la tradition de la philosophie idéaliste. Was ist Soziologie ? Weinheim/Munich : Juventa, 2009 (1970), p. 36. 61 Crise de l’Orient, p. 145. 62 Ibid.
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Le peuple et l’élite – La révolution et la réforme L’éducation se présentait dans la pensée d’Ahmed Rıza comme la matrice de son approche idéaliste de la politique qui postulait le primat des idées et la nécessité d’accomplir une évolution intellectuelle avant de pouvoir initier un changement sociopolitique. Malgré des constellations politiques et sociales qui jetaient un doute de plus en plus fort sur la conception optimiste exprimée dans l’élan pédagogique des Lumières, la vision de Rıza dominait encore le débat de la fin du XIXe siècle : la confiance en la raison humaine et en la linéarité du progrès n’était pas encore ébranlée et elle permettait d’envisager le côté émancipateur de l’éducation qui ne se résumait pas à l’endoctrinement des masses, telle qu’elle allait être mise en avant par les idéologies totalitaires. Pourtant, la pensée d’Ahmed Rıza comportait une certaine proximité avec cette dernière conception, notamment dans sa façon de considérer d’une manière extrêmement rigide le « devoir » des individus, réduits à leur fonction au sein de l’organisme social. Son idée de l’éducation visait concrètement au perfectionnement de cette fonction des individus. Mais le caractère autoritaire de sa pensée se manifestait déjà, et à un niveau plus général, dans la conception libérale de l’éducation et l’élitisme qu’il impliquait par définition. Pour pouvoir changer la société, il fallait les idées. Mais qui était censé développer et porter ces idées afin de pouvoir les transférer au peuple sinon une élite ? Effectivement, la façon dont Rıza concevait le fonctionnement de la société et l’activité politique débouchait nécessairement sur l’élitisme. Du reste, l’ensemble du discours moderniste ottoman reposait sur la distinction entre l’élite éclairée et la masse ignorante. Pour Münif Paşa, la différence entre l’éclairé et l’ignorant revenait à la différence entre l’être humain et les animaux63. Cette même dichotomie était à la base du sentiment de décalage chez Ahmed Rıza entre son propre statut d’homme savant et son entourage, décalage qui se trouvait, comme nous l’avons avancé, au point de départ de son engagement politique. Pour pouvoir prétendre à la position d’élite, il fallait obligatoirement identifier le peuple avec l’ignorance. C’est par contraste avec cette identification que les qualités de l’élite occidentalisée et l’éducation en tant que levier pour qu’advienne le changement
63 B. Burçak : Science, A Remedy for All Ills, p. 80. L’auteur donne une bonne présentation de cette dichotomie dans son chapitre « The Dichotomy of Erudition : Science versus Ignorance », ibid., p. 79-87.
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pouvaient prendre sens64. Il n’est donc pas étonnant que le projet d’éducation ait automatiquement stigmatisé le peuple, associé à la pensée obscure et dépassée. C’est ce que Rıza exprimait par exemple dans ces vers : « Qu’il n’y ait plus d’ignorants, de soufis fanatiques, de divinateurs / Que le pays musulman soit civilisé par l’éducation. »65 Notons aussi qu’il n’est pas surprenant que Rıza, en tant que fils de la haute bourgeoisie stambouliote, ait eu une vision élitiste. Comme nous l’avons déjà évoqué, le concept d’élite faisait partie de l’expérience familiale depuis plusieurs générations. Pour Rıza, l’élite n’était pas seulement une nécessité, mais aussi une expérience. C’est pour cela aussi qu’il n’a jamais entrepris la tentative de théoriser l’élite en recourant à une argumentation biologiste ou scientiste à l’instar d’autres Jeunes Turcs issus de couches bien plus modestes, ni de la légitimer par des récits historiques66. Il ne discuta jamais non plus l’adaptation aux conditions ottomanes de l’élitisme théorique du positivisme dont il se nourrissait. À une époque où, à l’échelle globale, les idées sur les élites commençaient à se condenser dans des théories cohérentes et à trouver un écho de plus en plus fort au Moyen Orient, Ahmed Rıza partait de l’idée de l’élite comme une évidence, ce qui créait effectivement un certain vide dans sa pensée politique. Car en dépit de l’importance qu’il accordait à l’existence d’une élite, il ne précisait pas de façon explicite sur quelle base celle-ci devait se fonder ni par quels moyens elle devait exercer son rôle67. La foule irrationnelle et la portée émancipatrice du savoir comme légitimation de l’élite Chez Rıza, le concept d’élite se fondait théoriquement non pas sur des analyses des formes sociales ou des interrogations sur les modes d’exercice du pouvoir, et encore moins sur une pensée inégalitaire. Il découlait de l’importance qu’il accordait au savoir et à la science en tant que facteur social et s’inscrivait ainsi dans l’idéalisme politique que nous avons analysé. En effet, l’idée d’élite ne s’inscrivait pas dans la lignée d’une 64
Sur le décalage entre l’élite occidentalisée et le peuple voir F. Fanon : Les damnés de la terre, p. 146 sqq. 65 « Kalmasın metsîd ve câhil ve zahid-i sûfi ve kahîn / Müslüman mülkü ma’ârif ile umran olsun » Poème « Acem Şâh’ına Kaside. » 66 Cf. Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 23. 67 Sur les idées de Mizancı Murad au sujet de la nécessité d’établir une élite, inspirées de Guizot, voir E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 357-359.
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tradition ottomane d’élitisme, mais se basait sur la perception du progrès et l’importance conséquente accordée à la science. La nécessité de l’élite découlait de la complexité de la société à la suite au processus de changement l’affectant dans son ensemble. Face à cette complexité engendrée par le progrès, la science s’imposait comme la base obligatoire de la gestion de la société, et le rôle prépondérant au sein de la société revenait ainsi logiquement à l’élite disposant des meilleures connaissances de la science. C’était une évidence pour Ahmed Rıza. En reprenant le constat de la complexité atteinte par le progrès et le principe de la division du travail qui en résultait, il écrivit : « L’art de gouverner s’est divisé en des branches comme les affaires étrangères, les finances, la justice et l’armée. Étant donné que chacune d’elles demande un approfondissement de plusieurs sciences et que la vie d’un homme suffit à peine pour développer le savoir-faire et la maîtrise nécessaires à un seul domaine, on a jugé nécessaire de faire appel à l’aide des experts spécialisés dans leur profession pour réorganiser et réformer les affaires de l’État. »68
Comte avait fait la même observation et avait établi à partir de ce constat la nécessité théorique de l’existence d’une élite pour l’avènement de l’époque positive. Ainsi, dans un passage devenu l’un des plus célèbres du positivisme, il avait écrit : « La nature des travaux à exécuter indique d’elle-même, le plus clairement possible, à quelle classe il appartient de les entreprendre. (…) [I]l est clair que les hommes qui font profession de former des combinaisons théoriques suivies méthodiquement, c’est-à-dire, les savants occupés de l’étude des sciences d’observation, sont les seuls dont le genre de capacité et de culture intellectuelle remplisse les conditions nécessaires. Il serait évidemment monstrueux que lorsque le besoin le plus urgent de la société donne lieu à un travail général du premier ordre d’importance et de difficulté, ce travail ne fût pas dirigé par les plus grandes forces intellectuelles existantes, par celles dont la manière de procéder est universellement reconnue pour la meilleure. »69
Si Ahmed Rıza adhérait entièrement à cette théorie comtienne, celle-ci comportait une signification particulière dans le contexte ottoman. Car pour lui, il n’y avait pas de doute : à cause de sa condition d’infériorité, la 68 « İdare-i hükûmet : umûr-ı hariciye, maliye, adliye ve askeriye gibi şeylere ayrıldı. Bunların her biri pek çok ulûmu muhnevi ve yalnız bir şu’bede vukûf ve maharete insanın ömrü ancak kâfi olduğundan mesalih-i devletin tanzim ve ıslâhı için mesleklerinde (...) ve ihtisas sahibi ricalin mu’avenetine lüzum görüldü. » Mektub, p. 3. 69 Plan des travaux scientifiques nécessaires, p. 78-79.
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« nation ottomane », plus que jamais, avait besoin d’une élite, composée par des « gens de plume » ou des « hommes de lettres – erbâb-ı kalem »70. « L’élite d’écrivains signifie un groupe d’hommes d’intellect et de compréhension qui pensent et qui comprennent, et qui saisissent la condition et les besoins de tout le monde et en particulier ceux de leur propre nation. Ceuxci voient et interprètent mieux que des individus ordinaires les défauts qui ruinent la nation. Étant donné qu’ils saisissent davantage leurs raisons que la masse, ils peuvent analyser les moyens de leur dépassement avec plus de facilité et de justice. Par la force et l’éloquence qui sont propres à leur esprit, ils peuvent expliquer et instruire leurs idées au peuple. »71
Comment pouvons-nous évaluer cet appel à la formation d’une élite de savants ? Avant de nous arrêter sur l’idée du savant en tant que telle, il faut d’abord évaluer son implication sociale. L’idée même de la science et l’élan du savoir se construisaient dans l’Empire ottoman sur la prémisse que la majorité de la population lui était étrangère. Cependant, il ne s’agissait pas uniquement d’une connaissance de la science en soi, mais aussi du dynamisme qui était associé au savoir. Par définition, le peuple était ainsi exclu de la compréhension du sens des temps modernes marqués par le changement, compréhension qui était réservée à un cercle d’élus. Sur cette dichotomie se fonde l’appréciation profondément négative du peuple chez Ahmed Rıza, et plus généralement chez les Jeunes Turcs. Le peuple se présente non seulement comme ignorant et éloigné de la science et de l’Occident qui incarne le progrès, mais aussi comme étranger à la raison en tant que telle. Le peuple est une foule irrationnelle. Il s’agit de l’un des aspects intellectuels les plus constants de la pensée des Jeunes Turcs que l’on retrouve comme fond de réflexion dans pratiquement toutes leurs publications. Il explique aussi la fascination qu’ils éprouvaient pour les ouvrages de Gustave Le Bon sur la foule comme ensemble irrationnel gouverné par des lois propres72. 70
Sur ce mot voir Ö. Türesay : Ebüzziya Tevfik, p. 12, 84. « Bizim milletin içinde bulunduğu şu zamanlara erbab kalmak vazifesi her zaman olduğundan daha mühim ve daha büyüktür. Erbâb-ı kalem demek düşünen ve bilen kaffe-i umemin ve bi-tahsis kendi milletin ahval ve ihtiyacatına vakıf olan erbâb-ı fikir ve muttali demektir. Bunlar milleti tahrib ve iz’ac eden o avarızı ahad-i nâsdan daha iyi görürler, duyarlar, anlarlar. Sebeblerine avam ve ahaddan ziyade vakıf olduklarından surat, ref’ ve izalelerini de daha sühulet ve daha isâbetli keşfederler. Fikirlerine, karihalarına has olan kuvvet ve letafetle, halka telkin ve tefhim ederler. » « Erbâb-ı Kalemin Vazifesi », Şûra-yı Ümmet, n° 1er, 10 avril 1902. 72 Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 206-211 ; W. Sendesni : Les Jeunes Turcs en Égypte, p. 268-275. 71
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Tout en restant, relativement, à l’écart de l’admiration générale pour Le Bon, Ahmed Rıza s’inscrivait lui aussi dans cette approche. Dans la façon dont il considérait la masse, sa constitution et son caractère, il était parfaitement dans l’esprit de son temps. Comme l’a dit Walter Benjamin, aucun sujet n’a autant attiré l’attention des écrivains du XIXe que la masse73. Effectivement, Rıza partageait ces idées avec bon nombre de noms illustres de ce siècle, comme par exemple Ernest Renan74. C’est également sur une vision négative de la foule que se fondait la politique d’éducation de la IIIe République, encore largement motivée par une volonté de contrôle, visant à l’affranchissement du peuple de son statut primitif75. Ainsi, Rıza s’inscrivait dans la lignée de la pensée sociale républicaine et en parfait accord avec ses camarades jeunes-turcs lorsqu’il écrivait que « la foule obéit encore aux sentiments beaucoup plus qu’à la raison. » « Sujette à tout vent, comme la mer, la masse sent plus qu’elle ne réfléchit. »76 Cette idée représente le contrepoint nécessaire au concept d’élite et à son rôle social, celui d’illuminer et de diriger les masses. C’est dans la description du peuple comme une masse ignorante que se manifeste toute la portée émancipatrice du savoir, telle que nous pouvons la résumer sous deux angles. D’abord, le savoir permettait un affranchissement des conditions d’ignorance et d’irrationalité et désignait ainsi un mouvement optimiste tourné vers l’avenir. Pour Ahmed Rıza, il était évident que la masse pouvait sortir de son statut primitif par des réformes et par l’éducation et devenir civilisée. Il s’agit d’un point non négligeable. L’approche de Rıza différait de fait considérablement des concepts totalitaires de la masse qui se faisaient jour à la même époque77. L’émergence de la société de masse, 73
« Über einige Motive bei Baudelaire », (1939) Charles Baudelaire, p. 174. C. Prochasson : Les années électriques, p. 196-200. 75 Dominique Kalifa : La culture de masse en France. Vol. 1 : 1860-1930. Paris : La Découverte, 2001. 76 Faillite morale, p. 206 ; Crise de l’Orient, p. 148. Cf. Lâyiha sur la langue, p. 7 ; 2e Conférence sur l’état social de la société ottomane, p. 17 ; « L’inaction des Jeunes-Turcs », Revue occidentale, 26/1 (janvier 1903), p. 97 ; Mukaddeme, p. 26. En se référant à des cahiers des notes de Rıza, Hanioğlu lui attribue la qualification de la foule comme étant composée d’« écervelés – sebükmağzan » (Preparation, p. 311). Par des articles que Hanioğlu a publiés dans la presse quotidienne turque, ce mot connaît une certaine notoriété en Turquie et est cité pour décrire la perception que les Jeunes Turcs auraient eue du peuple. Cependant, il ressort du passage cité, ainsi que d’une autre utilisation du même mot (Mektub, p. 6), que Rıza ne se réfère pas au peuple ou à la foule, mais désigne des personnes incompétentes qui accèdent au pouvoir. 77 Pour une mise en relation de l’expérience du Boulangisme survenue quelques semaines avant l’arrivée de Rıza à Paris en 1889 par rapport aux théories des foules voir notamment Z. Sternhell : La droite révolutionnaire, p. 33-76. 74
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le développement du mouvement ouvrier et la radicalisation du nationalisme et de l’impérialisme menèrent à une conception de plus en plus intransigeante du peuple d’après laquelle l’objectif n’était plus l’éducation de la foule, mais son endoctrinement. Rıza, lui, considérait la masse encore dans l’optique des Lumières, et cette approche ne peut être dissociée de l’optimisme de son projet d’éducation d’après lequel préparer le cadre du progrès permettrait l’évolution naturelle du peuple : « La cohésion et l’union, la sécurité et la confiance et la disposition au progrès dans le peuple peuvent s’obtenir en réformant la pensée et la morale des gens communs. »78 Le deuxième angle de la portée émancipatrice du savoir est étroitement lié à ce point. À travers le discours sur la science et les descriptions du peuple comme une masse ignorante et sauvage, l’idée d’élite se présentait comme un fait naturel. Le savoir étant la condition pour comprendre la société, il revenait aux savants de guider le peuple. Ainsi, Ahmed Rıza écrivait : « Je parle de la classe instruite, c’est-à-dire de ceux qui sont capables de juger ; car la masse, partout, même dans ce foyer de lumière qu’est Paris, ne fait que les suivre lentement. »79 Le savant comme figure politique et le rêve le plus ancien du philosophe La conclusion logique de l’importance accordée à la science aurait peut-être été de revendiquer une gouvernance par une élite de savants. C’est la première impression que l’on a en lisant les textes de Rıza, et, a fortiori, en suivant la doctrine de Comte. Cependant, une autre dimension contraste avec cette logique scientiste et empêche de fait la formulation d’un appel à la technocratie, comme le montre bien le parcours de Rıza. Depuis son enfance, il éprouvait une fascination pour la culture générale et avait tout fait pour acquérir le savoir le plus étendu possible. Cette démarche avait orienté ses lectures et ses études. Même une fois installé à Paris pour des études supérieures, il ne se contenta pas de suivre les cours de son seul cursus. Loin de se spécialiser dans une science particulière, il prit la décision d’abandonner sa passion d’enfance, l’agronomie, au profit de l’éducation. Enfin, sa décision de se rendre à Paris ne peut être dissociée de la quête d’une vocation plus générale. Sa conception 78 « Ahali beyninde muhabbet ve ittihat, emniyet ve itimad, terakkiye isti’dad[,] avâm-ı nasın fikir ve ahlakını (…) ıslâh etmekle hasıl olur. » Mektub, p. 33. 79 « Discours de M. Ahmed Riza Bey lors de la Célébration du 34e anniversaire de la mort d’Auguste Comte », Revue occidentale, 14/6 (1er juillet 1891), p. 390 ; Mektub, p. 20.
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dynamique du savoir comme un mouvement linéaire empêchait, elle aussi, qu’il se spécialise dans un domaine précis. Ainsi, la fascination pour la science et l’idée que l’élite devait maîtriser les sciences et se fonder elle-même sur des principes scientifiques n’ont pas débouché chez lui sur un appel à la technocratie. Rıza était loin d’être le seul cas : ce constat est valable pour le mouvement jeune-turc dans son ensemble. À strictement parler, les Jeunes Turcs furent tous scientistes, mais aucun d’entre eux ne fut véritablement un scientifique80. Dans les faits, le scientisme politique des Jeunes Turcs ne représentait pas une idéologie technocratique. Il s’inscrivait plutôt dans la tradition encyclopédiste que les grandes figures de la pensée moderniste ottomane, comme Şinâsi, Münif Paşa ou Ebüzziya Tevfik, cultivaient depuis le milieu du XIXe siècle. Chez Ahmed Rıza, cette tentation encyclopédiste était particulièrement développée. En cela, il était proche de l’idéal positiviste. Souvent, on attribue à tort à Auguste Comte un appel au pouvoir technocratique, bien qu’il ne se soit jamais exprimé pour la prise du pouvoir des scientifiques81. Son concept de l’élite de savants porte un sens différent et récuse même l’idée que des savants spécialisés en fassent partie. Il décrit les savants censés représenter l’élite comme des gens s’étant « pénétrés de l’esprit des connaissances positives » « sans consacrer leur vie à la culture spéciale d’aucune science d’observation »82. Ainsi, l’appel à la formation d’une élite de savants ne revenait pas à un appel pour un scientisme technocratique. Les membres de l’élite devaient surtout avoir une compréhension générale des lois de la société et de l’évolution aussi bien que des notions solides des aspects sociaux et moraux. D’une certaine façon, Comte annonçait ce qu’allait être Ahmed Rıza, ou tout au moins la représentation que celui-ci avait de lui-même, celle de l’homme savant. La doctrine comtienne ne faisait que corroborer et donner une forme positive à la vocation que Rıza avait prise dès son adolescence comme la base de sa vie. Le refus de se spécialiser, la portée émancipatrice associée au savoir et la position d’élite opposée à la foule irrationnelle et ignorante se trouvaient confirmés. Si l’on considère la réception de la philosophie de Comte dans le monde au XIXe siècle, on voit bien que pour 80 Şükrü Hanioğlu a déjà attiré notre attention sur cette contradiction. « II. Meşrutiyet Dönemi Garbcılığı’nın Kavramsallaştırılmasındaki Üç Temel Sorun Üzerine Not », Doğu Batı, 31 (fevrier 2005), p. 54-65. 81 Ce point est soulevé par plusieurs spécialistes. J. Grange : Auguste Comte, p. 7, passim ; P. Macherey : Comte, p. 67 ; M. Pickering : Auguste Comte III, p. 577. 82 Plan des travaux nécessaires, p. 79.
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l’ensemble de ceux qui ont contribué à sa diffusion, la question de l’élite fut un enjeu crucial. Des Amériques à l’Inde, le positivisme a été utilisé pour conceptualiser l’élite en tant qu’agent de modernisation et autorité scientifique, politique et morale dans l’utopie positiviste83. On constate chez les contemporains ottomans de Rıza les mêmes idées, idées qui définissaient le climat intellectuel général de son époque. Le journaliste et écrivain Ğurği Zaydân, que l’on ne soupçonnerait pas de positivisme, affichait une approche similaire en fixant les devoirs de l’« écrivain généraliste » qui devait faire figure de « guide de la nation »84. Néanmoins, avec le positivisme, Ahmed Rıza disposait d’une philosophie qui lui permettait d’élaborer à partir de sa propre expérience un concept d’élite et de relier ses attentes personnelles avec celles de la nation. L’insistance sur le caractère complexe des temps modernes, sur la science, le savoir et la nécessité de l’éducation servait à souligner son propre rôle, celui d’un homme savant dans une société marquée par l’ignorance. C’est sur cette perception qu’il établit sa légitimité politique et son rôle social. Il est évident que ce rôle ne se rapportait pas uniquement à un objectif jeune-turc de changement de régime. Les écrits d’Ahmed Rıza révèlent une conception plus large du rôle de l’élite pour le fonctionnement des sociétés. Nous l’avons dit, il n’a pas abordé la question de l’élite d’une façon directe. Mais nous constatons cette idée de la fonction essentielle de l’élite au sein de la société dans les écrits qu’il a adressés aux plus hautes sphères de la hiérarchie étatique. C’est dans Mektub qu’il est le plus explicite, en présentant le progrès réalisé en Europe : « La gloire et la force de la science et des savants ont augmenté. Les hauts fonctionnaires se sont inclinés devant les savants. (…) Ceux qui aiment leur pays et désirent son progrès se sont attribué le devoir de dire, par la parole et par l’écrit, la vérité des choses au gouvernement suivant le degré de leur intellect. Les savants [ulema] et les écrivains se sont mis au service de l’intérêt de la patrie. »85
Ce passage est significatif à plusieurs égards. D’abord, il importe de s’arrêter sur le mot ulema que Rıza utilise et que nous avons choisi de traduire par « savants ». Rıza procède ici à une véritable redéfinition du 83
Cf. Mary Pickering : Auguste Comte III, p. 575 sqq. A.-L. Dupont : Zaydân, p. 360. 85 « İlmin ve ulemanın kadr ve şerefi arttı. Ümera her yerde ulemaya baş eğdi. (…) / Memleketini seven ve terakkisini arzu eden kimse aklı erdiği mertebde lisan ve kalemiyle hükûmete hakikat-i hali bildirmeyi kendine bir vazife tanıdı. Ulema ve üdeba vatanın metalib ve menafi’i hizmetine koyuldu. » Mektub, p. 3. 84
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mot. Chez lui, ulema n’a pas la signification originelle désignant la classe des religieux islamiques. C’est en partie dû au changement sémantique que le mot ilm prit au cours du XIXe siècle, passant d’un sens qui n’était pas pensé au-delà du cadre religieux à une signification qui pouvait avoir une connotation parfaitement séculière. Nous l’avons dit, ilm chez Rıza ne se réfère pas à l’enseignement religieux. Son utilisation du mot ulema se situe ainsi dans un sens proche du concept des hommes savants de Comte. Ainsi, Rıza parlait des « ulema des nations civilisées (millel-i mütemeddine uleması) » ayant œuvré à standardiser les langues française, anglaise et allemande, ou bien il faisait référence à une « académie des ulema (ulema encümeni) »86. Cette nouvelle définition n’effaçait pas le sens négatif associé au mot dans le discours moderniste ottoman lorsqu’il faisait référence à la classe des ulema comme une force opposée à la rénovation87. À l’instar de ses activités en tant que directeur de l’instruction publique à Bursa, où il avait entrepris la lutte contre les ulema (au sens religieux du terme), Rıza présentait fréquemment leur esprit borné comme la raison de l’ignorance de la population ottomane ou des musulmans en général, et les accusait ainsi d’être responsables de l’état de l’Empire88. Néanmoins, l’utilisation du terme dans un sens moderne et dans une optique positiviste faisait intégralement partie de son discours. Quelle idée Rıza se faisait-il du rôle des savants ? À strictement parler, son insistance sur le savoir et les savants n’eut pas une implication politique directe. Rıza ne demandait pas la prise du pouvoir par les savants. Au contraire, il notait bien que la politique en tant que telle revenait aux hommes politiques : « Nous ne pouvons pas tous quitter nos activités pour nous occuper de politique. Même si tout le monde en prenait sa part, un homme ne pourrait être à la fois cordonnier et grand vizir. Conformément au principe de la division des charges, le devoir de protéger et de défendre les droits et la souveraineté de l’État et de la nation revient à un collectif politique. »89
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Lâyiha sur la langue, p. 10-11. Cf. B. Burçak : Science, A Remedy for All Ills, en particulier l’introduction. 88 Voir p. ex., Ahmed Rıza à Fahire, Paris, 27 décembre 1885 (dans Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 47) ; Ahmed Rıza à Selma, Paris, 17 Eylül 106 (17 septembre 1894) (Collection Faruk Ilıkan) ; Lâyiha sur la langue, p. 5. 89 « Ancak herkes işini gücünü bırakıp politika ile uğraşamaz. Uğraşacak olsa da bir adam hem kunduracılık ve hem sadrazamlık yapamaz. Taksim-i mesa’i kai’desine ria’yeten devlet ve milletin hukûku ve istiklalini muhafaza ve müdafa’a etmek vazifesi bir cemaa’t-i / siyasiyeye muhavveldir. » Mektub, p. 29-30. Une idée similaire se trouve chez Nâmık Kemal. Ş. Mardin : Genesis, p. 290-291. 87
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Nous l’avons dit, Rıza se voulait être un pédagogue au service de la diffusion des savoirs. Mais à la différence de ses contemporains, il poussa l’implication politique que le savoir et la science avaient prise au cours du XIXe siècle jusqu’au bout, et il se mit à la tête de l’opposition au système hamidien. Pour autant, la spécificité de Rıza par rapport à ses camarades jeunes-turcs était que, bien qu’il soit l’incarnation du mouvement, il ne revendiquait pas le pouvoir politique. Évidemment, cette démarche n’était pas dénuée de contradictions et elle créa, nous allons le voir, une tension autour de sa figure de leader jeune-turc. Cependant, plutôt que de témoigner d’un manque de théorie de l’action, cette conception du savant révèle sa définition de la politique, fondée sur l’importance accordée à la science et à l’éducation comme un acte politique. Notons d’abord que sa conception du rôle des savants se situe au sein de sa philosophie idéaliste de l’histoire, plus précisément dans l’idée que le changement historique est engendré par des mouvements intellectuels. C’est ici que se situe sa fascination pour les Lumières, et surtout pour les grands penseurs et philosophes qui lui servaient de modèle d’identification. L’évolution humaine étant menée par des mouvements d’idées, ce sont les porteurs de ces idées qui apparaissent comme les véritables acteurs de l’Histoire. Pour Rıza, le savant avait ainsi forcément un rôle historique à jouer. C’était donner une redéfinition du sens du politique, allant dans la direction de l’héroïsme de la vie moderne que nous avons évoqué. Régulièrement il écrivait que si, autrefois, les hommes obtenaient la gloire et faisaient avancer leur pays par l’héroïsme sur le champ de bataille90, désormais, il s’agissait de l’obtenir par le savoir : « Aucune épée de monarque n’a autant servi la France que la plume de Voltaire. »91 Si Ahmed Rıza ne revendiquait pas le pouvoir politique pour les savants, il résultait de son insistance sur l’importance du savoir, des lois naturelles et de l’éducation que c’était aux savants en tant qu’hommes ayant saisi le sens du monde et les principes du progrès, que revenait 90
Lâyiha, p. 38 ; Mektub, p. 4. « Hiç bir hükümdârın kılıcı Fransa’ya (Voltaire)’in kalemi kadar hizmet etmedi. » Lâyiha sur la langue, p. 13-14. Dans une démarche similaire, il écrivit que les romans de Tourgeniev avaient contribué à l’abolition de la servitude en Russie. Mektub, p. 4. Cf. Mukaddeme, p. 11. Dans un article, il parle d’une lutte entre des « Tolstoï et des Hugo contre les tyrans couronnés (taçlı müstebîdler) », « Abdülhamid’in Hal’i », Şûra-yı Ümmet, n° 25, 30 mars 1903. Cf. l’article [Samipaşazade Sezâi ?] « Çarın ve Abdülhamid’in Anarşistleri », Şûra-yı Ümmet, n° 56, 10 juillet 1904 : « Yıldızların ufuklara kadar dokunduğu bir şeb-i ahterdârda ara sıra görülen bârân-ı şihâb gibi, zekâ de dehâsından menzil-i pürnur fikirlerle insaniyeti tenvir eden Tolstoy… ». 91
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l’autorité politique et morale. Rıza se plaçait ainsi parfaitement dans la logique du positivisme en accordant aux savants un rôle sociétal primordial. Comte n’avait pas, lui non plus, appelé à la prise du pouvoir des savants, mais il les avait décrits comme une instance indépendante qui planerait au-dessus de la société, afin de guider son évolution par leur intervention purement intellectuelle92. Effectivement, malgré les objectifs politiques qu’il revendiquait — sans doute plus que n’importe quel autre philosophe des sciences —, Comte gardait toujours une profonde méfiance vis-à-vis de la politique et critiquait ses disciples qui osaient s’abaisser au niveau de la politique concrète, reniant ainsi leur devoir principal, celui de veiller à l’évolution intellectuelle de la communauté93. Pour Rıza, qui avait connu le bonheur comme savant et la déception comme homme politique, le savoir abstrait régnait au-dessus des machinations politiques. Le rôle des savants n’était pas de gouverner, mais de conseiller — autrement dit, d’interpréter pour faire changer. Au fond, il s’agit du rêve le plus ancien du philosophe : faire la politique sans se salir les mains94. Cette conception l’amenait d’abord à réévaluer la fonction historique des ulema dans l’optique de la loi des trois états. Pour Ahmed Rıza, « [l]es Ulémas, c.à.d. les hommes de sciences »95 avaient joué précisément ce rôle dans l’histoire des pays musulmans et de l’Empire ottoman en particulier. Ainsi, il donnait un récit historique sur les liens entre les monarques musulmans et les « hommes de sciences » : les premiers califes montrèrent un respect profond pour ces hommes ; le fondateur de la dynastie ottomane conseilla à son fils Orhan de veiller au bien-être des ulema ; sous Süleyman ou encore Murad IV, ceux-ci jouirent d’un statut privilégié96. Contrairement à ce que l’on pourrait croire au premier abord, il ne s’agit pas d’un récit proprement islamique, car l’importance est mise non pas sur les religieux mais sur la science. D’ailleurs, Rıza présentait 92 Il a traité de ce sujet surtout dans ses « Considérations sur le pouvoir spirituel », (1826) Système de politique positive, vol. IV, p. 175-216. Cf. J. Grange : Auguste Comte, p. 26-42 ; M. Pickering : Auguste Comte I, p. 343-360. 93 Cette perception fut une des principales raisons de l’animosité que Comte commençait à nourrir contre John Stuart Mill, qu’il attaquait pour intervenir dans la politique britannique. 94 Voir à ce sujet l’évaluation par Althusser de la fameuse Thèse onze de Karl Marx notamment dans Lénine et la philosophie. Paris : François Maspero, 1969, p. 21-23, 52-53. Une mise en contexte de la Thèse onze se trouve dans Pierre Macherey : Marx 1845. Les « thèses » sur Feuerbach. Paris : Amsterdam, 2008. 95 1ère conférence sur l’état social de la société ottomane, p. 34. Voir aussi Crise de l’Orient, p. 148. 96 Lâyiha, p. 16-17.
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ce rôle des « hommes de sciences » non pas comme une caractéristique de l’islam, mais comme une loi générale de l’humanité : « On peut ouvrir n’importe quelle page de la grande Histoire, on voit que les monarques s’étant illustrés par la gloire de leur règne, ont tous entretenu des relations avec les hommes savants et ont tous eu des échanges intimes avec eux. »97 La suite du texte montre que la phrase se réfère davantage à l’histoire occidentale qu’à l’histoire islamique, malgré l’utilisation de termes comme ulema ou sultanat : en effet, Rıza énumère des personnages associés à la tradition politique occidentale, parmi lesquels Aristote, Zénon d’Elée, Delambre, Voltaire, Montaigne, Leibniz, Richelieu, Diderot, Turgot… « Le pilote de la nation » – Définition de l’intellectuel Chez Rıza, l’idée du rôle des savants est bien loin de se limiter à une dialectique entre souverain et savant, principalement pour deux raisons. Nous venons d’évoquer la première. L’apport scientifique devait venir non pas des individus d’exception comme les philosophes mentionnés, mais d’un groupe de savants qui faisait figure d’instance scientifique et morale, et donc politique. La deuxième se rapporte d’une façon plus générale à la pensée sociétale de Rıza. Chez lui, l’idée de conseil est indissociable de la revendication d’une constitution. L’instauration d’un système constitutionnel apparaît comme la condition pour pouvoir profiter pleinement de l’apport des savants et de leur fonction de « guide de la nation », que Rıza décrit comme celle d’un pilote de bateau : « Dans la mer des catastrophes sans fin qu’est la politique, est-il mieux de prendre un pilote pour amener la barque de l’État vers des bords paisibles, ou d’échouer sur un banc sans pilote ? »98 Au-delà de l’implication technique que le constitutionnalisme pouvait avoir pour le conseil du monarque, il est évident qu’il ne s’agissait pas seulement de « la barque de l’État », mais de celle de la « nation » qu’il fallait piloter. Certes, la forme de ses écrits adressés à la tête de l’État limite la portée nationale générale ; mais l’insistance sur le savoir et sur l’éducation, mise en valeur à partir de la dichotomie entre l’élite éclairée et la masse ignorante, 97 « Tarihin parlak sayfalarından hangisi açılsa hüsn-ü tedbiriyle devr-i saltanatını teşhir eden hükümdarların ulema ile müzakere ve muhabere ettikleri görülür. » Lâyiha, p. 17. 98 « Behr-i bî-giran-i siyaside fülk-ü devleti sahil-i selâmete isâl maksadıyla klavuz almak, klavuzsuz şapa oturmaktan daha mı iyi ? » Lâyiha, p. 21.
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montre bien que le statut des savants se définit non seulement par rapport au gouvernement mais par rapport à la nation entière. C’est ici que se manifeste l’enracinement de Rıza dans l’esprit de son temps. Car sa conception du rôle des hommes savants sous-tendait l’émergence à la fin du siècle des « intellectuels » comme une nouvelle catégorie politique et sociale. Nous avons déjà établi l’appartenance d’Ahmed Rıza à la catégorie des intellectuels en lien avec les conditions matérielles et les transformations économiques ayant rendu possible l’existence d’une vie d’intellectuel. Nous allons voir qu’il partageait aussi un mode opératoire similaire, centré notamment sur le rôle de la presse et sur la visibilité publique. Ce qui doit attirer notre attention ici, c’est l’image qu’il avait de lui-même et de son rôle sociétal. En effet, celle-ci n’est pas loin de celle généralement associée aux intellectuels. L’idée même de l’intellectuel engagé était organiquement liée au concept élitiste du rôle d’autorité politique et morale que devait jouer un groupe ayant les savoirs et les compétences ainsi que la distance nécessaire vis-à-vis des faits de la société pour pouvoir analyser sa condition et proposer des directions à prendre. Au fond, le concept de l’intellectuel se présente en corrélation avec l’idée de l’élite de savants mis en avant par Comte99. Ce n’est pas un hasard si l’émergence des intellectuels advint à l’époque où les références positivistes étaient fermement établies dans le discours intellectuel de la France100. Il serait cependant erroné d’établir une suite causale. Le positivisme ne faisait que renforcer des conceptions qui étaient en train de s’imposer dans l’ensemble du monde. Le rôle des intellectuels se définissait face aux évolutions socio-économiques, politiques et culturelles du XIXe siècle. L’évolution de la culture politique guidée par l’égalité des droits et la démocratie renforçait la référence au peuple comme base de la politique moderne. Il en résultait 99
De fait, le concept d’élite savante chez Comte était beaucoup plus ancré dans des réflexions sur l’importance de discussion et d’influence de l’opinion publique au sein d’un espace public libre que ne le proposerait l’implication étatiste et autoritaire que ce concept a pris au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Voir notamment Mary Pickering : « Auguste Comte et la sphère publique de Jürgen Habermas », Annie Petit (dir.) : Auguste Comte. Trajectoires positivistes, p. 229-237. 100 Soulignant sa valeur contemporaine, Pierre Laffitte jugea nécessaire de republier en 1895 le Plan des travaux scientifiques nécessaires. Le traité insiste largement sur l’autorité incombant aux savants au sein de la société moderne. « Opuscule fondamentale d’Auguste Comte, publié en mai 1822 », Revue occidentale, 18/1 (1er janvier 1895), p. 4-21. Sur la place d’Ahmed Rıza au sein de la culture politique associée à la naissance des intellectuels, voir les trois chapitres suivants.
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une importance croissante de l’opinion publique comme facteur politique. Le peuple représentant à la fois l’objet et le sujet de la politique, la bataille pour des idées ressortait comme l’enjeu crucial de la pratique politique. C’est par rapport à cet enjeu que se définissait le rôle d’une élite de lettrés se considérant au premier plan de la société non pas du fait de ses origines mais en raison de son savoir et de ses compétences d’écriture. À la lumière de ces considérations, la question d’évaluer si certains intellectuels sont plus autoritaires et d’autres plus libéraux, n’est qu’un élément de seconde importance. Les intellectuels affichaient une confiance inébranlable en leur mission historique. Sans s’interroger sur les conditions sociales de leur existence et de leur rôle revendiqué, ils étaient persuadés qu’il leur revenait de réfléchir sur les problèmes de la société et d’imposer leurs idées au peuple. Celui-ci était autant conçu comme un problème que comme une masse vierge101. C’est dans ce contexte que Zygmunt Bauman a présenté les intellectuels comme le « clergé » des sociétés modernes, comme une instance de médiation des vérités, un clergé qui ne s’engageait pas nécessairement dans la politique mais la définissait par son existence et par son rôle102 : celui d’une autorité politique et morale vis-à-vis du pouvoir et du peuple, lequel, tout ignorant et primitif qu’il fût, représentait l’objet naturel de la politique moderne — à l’instar du « guide » ou du « pilote » de la nation que se rêvait d’être Rıza. L’élite, l’égalité, le mérite : retour sur l’élitisme jeune-turc Il est évident que la pensée de Rıza était marquée par une profonde tension entre son invocation de la souveraineté du peuple et son approche élitiste. L’idée du peuple comme une foule sauvage et son nécessaire encadrement par un cercle d’élus paraît en décalage avec les idéaux de constitution, de liberté et d’égalité que Rıza brandissait et qui étaient devenus des mots d’ordre du mouvement jeune-turc. Bien sûr, l’orientation élitiste jette un doute sur le mouvement jeune-turc en tant que mouvement libéral opposé au système de privilèges du régime despotique. 101 Une exception notable est l’interrogation des penseurs russes sur le rôle de l’élite au sein de la société qui a fortement marqué le débat intellectuel révolutionnaire en Russie. Voir I. Berlin : « Russian Populism », Russian Thinkers, p. 214-218. 102 C’est l’argument principal de son livre Legislators and Interpreters. Voir en particulier p. 76-78.
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Déjà à l’époque, des contemporains, ottomans ou européens, accusaient les Jeunes Turcs d’avoir une orientation autoritaire et leur reprochaient de ne pas avoir compris le sens des principes parlementaires ou des concepts philosophiques occidentaux dont ils se réclamaient. Or, les idées d’Ahmed Rıza, telles que nous les avons exposées, ne se résument pas simplement à un autoritarisme. Il est utile de revenir sur son concept d’élite pour voir comment il a su réconcilier des positions éminemment contradictoires dans sa pensée. Il importe de le souligner : chez Rıza, le concept d’élite ne s’inscrivait pas dans un raisonnement hiérarchique, mais au contraire, tentait de définir une élite sous les conditions de l’égalité. Sa conception de l’élite n’était pas légitimée par la naissance ou les origines sociales, et encore moins par des idées d’inégalité naturelle. Même quand il établissait des inégalités de fait (notamment dans ses idées sur le rôle des femmes auxquelles nous allons revenir), il n’avait pas recours à un discours hiérarchisant. La perception de la société comme un organisme et la réduction des individus à leur fonction par rapport à cet organisme avait de fait une portée parfaitement égalitaire. Ahmed Rıza jugeait les individus en fonction non pas de leur appartenance ou de leur richesse, mais de la question de savoir s’ils remplissaient leurs devoirs et contribuaient ainsi au bon fonctionnement de la société. Suivant cette optique, un sultan défaillant était bien inférieur à un simple citoyen honnête et laborieux. Rıza écrivit que l’on se démarque dans la société non pas par son rang, mais par le service rendu à la patrie. Un paysan, disait-il, est supérieur à un chef d’État s’il remplit les devoirs qui lui ont été confiés et contribue ainsi au progrès de son pays103. Cette approche moraliste servait ainsi à combiner une perception rigide de la société et des rapports sociaux avec une exigence égalitaire. Elle supposait une égalité idéalisée des devoirs, alors que ceux-ci s’expriment par leur nature propre au sein d’un système hiérarchisé de rapports de force. Il ne faut pas manquer d’apporter une nuance à cette conception sociale. Sans doute Rıza définissait-il bien les savants comme l’avant-garde 103
Ahmed Rıza : « Müşir Said Paşa’nın Vefâtı », Meşveret, n° 8, 15 mars 1896. Voir aussi Vazife ve Mesuliyet 1, p. 20. Une position similaire est exprimée par son collaborateur Halil Ganem : « L’Élite est partout. L’ouvrier qui façonne bien son ouvrage est une élite au même titre que l’artiste qui tient un pinceau ou l’écrivain qui tient une plume. » « L’Élite », Mechveret, n° 52, 1er février 1898. Sur le concept de « service – hizmet » voir Étienne Copeaux : « Hizmet : A Keyword in the Turkish Historical Narrative », New Perspectives on Turkey, 14 (1996), p. 97-114.
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de la société, et établissait-il un système social marqué par des rapports de force. Mais sa définition de l’appartenance à l’élite de savants ou à n’importe quelle autre catégorie sociale portait en elle aussi une idée égalitaire. Car cette appartenance ne s’expliquait ni par la naissance, ni par des caractéristiques biologiques ou physiologiques invariables mais par le mérite, et par le mérite seul. C’est dans ce contexte que se révèle la véritable obsession pour l’effort personnel que l’on retrouve chez Rıza dès sa jeunesse. On se rappelle sa lettre à sa sœur Fahire dans laquelle il prétendait que quiconque pouvait atteindre la grandeur et trouver la reconnaissance sociale, et qu’il l’invitait donc à s’instruire pour atteindre le bonheur d’être un(e) savant(e)104. Effectivement, dans un monde marqué par le progrès linéaire et la certitude de l’avancement de l’humanité, chacun pouvait prétendre aux statuts les plus élevés au sein de la société par l’amour du travail et par la persévérance. Dans la vertu de l’effort personnel librement décidé, tout le monde était égal. La portée de cette liberté était telle qu’elle empêchait une conception héréditaire de l’élite et du mérite. De fait, Rıza semble avoir partagé avec Comte la définition méritocratique de l’élite mais également la dimension libérale qui part du principe de mobilité sociale et considère que la place de l’individu dans la société sera définie, par son instruction bien sûr, mais aussi par son talent et sa volonté. En effet, Comte n’avait pas une conception rigide de l’élite et il avait catégoriquement exclu le principe d’hérédité. À l’opposé d’une naturalisation des inégalités, exprimée par exemple dans l’idée du développement nécessaire d’une « aristocratie naturelle » préconisée par Guizot, Comte faisait preuve d’« une loyauté plus grande envers les objectifs sociaux de la Révolution »105. Le concept d’hérédité des compétences n’était pas nécessairement étranger aux Jeunes Turcs. Sous l’influence des idées de Jean-Marie Guyau, ils étaient nombreux à penser que l’éducation pourrait créer un socle de compétences qui passerait ensuite aux prochaines générations106. Quant à Rıza, il n’a jamais exprimé une conception héréditaire de l’élite. Au contraire, l’insistance sur le mérite et l’effort personnel exprimait l’idée égalitaire et démocratique selon laquelle, idéalement, chacun 104 Ahmed Rıza à Fahire, Antalya, 19 Mart 99 (31 mars 1882). ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. 105 M. Pickering : Auguste Comte III, p. 138. Cf. ibid., p. 270-271. Sur la référence par Guizot au concept d’« aristocratie naturelle », voir P. Rosanvallon : Le moment Guizot, p. 37-38. 106 Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 23, 207.
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pourrait prétendre aux postes les plus élevés au sein de la société. Tenant compte de son ascendance familiale, cette orientation ouverte du concept d’élite peut étonner. Mais en réalité, elle est le signe des changements profonds que vécut la société ottomane, au niveau de sa structure sociale et au niveau de son orientation politique et culturelle. Ahmed Rıza lui-même avait fait l’expérience que l’ascendance n’était plus suffisante pour prétendre à la continuité d’un statut légué107. Sa conception de l’élite revenait à une redéfinition moderne d’une position sociale privilégiée, émancipée d’un système de références devenu anachronique. En effet, l’idée égalitaire de l’élite se présentait comme un moyen de revendiquer un rôle social privilégié dans un monde en perte des repères traditionnels. Le même constat est vrai pour la plupart des Jeunes Turcs qui firent l’expérience de l’ascension sociale par les mêmes dynamiques qui avaient déstabilisé la position de la famille de Rıza. L’union, voire la coexistence entre les Jeunes Turcs et leur leader, ne se passa pas sans tension, mais ils pouvaient converger autour d’une définition de l’élite qui semblait satisfaire leurs aspirations, même s’il y avait des divergences sur le rôle que cette élite devait jouer. Dans la société ottomane marquée par la mobilité sociale et l’avancement de l’égalité des droits, Rıza et ses camarades jeunes-turcs définissaient la position d’élite sur la base de l’expérience personnelle, la représentation de soi et la référence à la science présentée comme une nouvelle forme de légitimité tirant sa valeur de l’opposition entre masse ignorante et groupe d’élus éclairés. Mais la force de cette idée, qui souligne d’abord des intérêts personnels, résidait, précisément, dans le fait qu’elle prétendait être d’ordre général et servir l’intérêt collectif du pays. C’est pourquoi l’élitisme jeune-turc est loin de représenter une anomalie ou une incohérence avec le discours de constitution, de liberté et d’égalité qu’ils développaient, et prend, au contraire, forme dans un système de références égalitaire. Dans la pensée politique d’Ahmed Rıza, l’existence de l’élite apparaît comme la condition du fonctionnement de l’idée constitutionnaliste et du principe d’égalité. Par ses compétences et sa compréhension générale de la société et de l’évolution humaine, l’élite est la seule force capable de tenir ensemble la société et de préparer son progrès. L’existence d’une élite se présente ainsi comme une nécessité sociétale pour éviter 107
Voir notre chapitre supra « La fin d’un parcours ».
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l’anarchie, donner une direction à la société et circonscrire les excès potentiels d’un régime démocratique. Les vicissitudes de l’idéal de représentation Pour le dire autrement, il serait erroné de conclure à partir de leur élitisme et de la méfiance vis-à-vis du peuple que « les Jeunes Turcs ne croyaient pas en la représentation [politique] dans le véritable sens du mot »108. Dans l’essentiel, ils étaient parfaitement inscrits dans la tradition de la pensée bourgeoise, voire dans le sens même de la démocratie représentative. Poussés par la méfiance vis-à-vis du peuple et la volonté de limiter les débordements possibles que l’émancipation des êtres humains pourrait engendrer, les défenseurs les plus ardents du système représentatif ont veillé à ce qu’il y ait des mécanismes contre l’exercice réel du pouvoir du peuple. Historiquement en France, le système représentatif était dirigé contre la démocratie et constituait un moyen de définir une nouvelle élite sous des conditions d’égalité des droits qui représenterait non pas des intérêts particuliers, mais l’intérêt général de la nation109. Le concept d’élite s’imposa au début du XIXe siècle comme l’une des préoccupations centrales des penseurs politiques français engagés dans le sauvetage de la société postrévolutionnaire pour la protéger de ce qui était considéré comme un excès des principes de la Révolution française. C’est dans ce même contexte que se situe l’approche ambiguë de la souveraineté populaire, telle qu’on la retrouve chez Comte ou chez Guizot, ce dernier ayant formulé l’idée de la « souveraineté de la raison » à la place de la souveraineté populaire, sur laquelle il fondait son concept d’élite parlementaire110. La IIIe République se situait dans la suite de ces considérations, d’autant plus qu’elle émergea à la suite de l’expérience traumatique de la Commune111. 108
Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 311. Richard Whatmore : Republicanism and the French Revolution. An Intellectual History of Jean-Baptiste Say’s Political Economy. Oxford : Oxford University Press, 2000 ; Andrew Jainchill : Reimagining Politics After the Terror. The Republican Origins of French Liberalism. Ithaca/Londres : Cornell University Press, 2008. Parmi les critiques marxistes de la démocratie représentative, on évoquera Jacques Rancière pour qui la représentation politique est, dans son essence, l’opposé de la démocratie : plus de représentation, moins de démocratie. Voir La haine de la démocratie. 110 P. Rosanvallon : Le moment Guizot, p. 76-91. 111 E. Hobsbawm : Age of Empire, p. 84 sqq. ; P. Rosanvallon : Le Sacre du citoyen, p. 331 sqq. 109
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Rappelons-le, le système républicain se légitimait en tant que première force conservatrice. La méfiance vis-à-vis du pouvoir du peuple n’était donc pas incompatible avec le discours politique inspiré des trois principes de la Révolution112. Bon nombre de Jeunes Turcs partageaient des réserves au sujet des principes de la démocratie, non pas parce qu’ils n’avaient pas compris le sens de la politique occidentale moderne, mais parce qu’ils affichaient, au même titre que des penseurs politiques bourgeois européens, de la méfiance vis-à-vis de l’idée du pouvoir du peuple, c’est-à-dire vis-à-vis de la démocratie. De fait, on constate chez Rıza que le principe de constitution et celui de souveraineté populaire ne débouchent pas sur une revendication de politique populaire. Chez lui, l’appel à l’intégration du peuple ne se réfère pas au peuple réel mais à l’idée abstraite de la nation ottomane. Le concept de la nation sert autant à promouvoir l’idéal de la souveraineté du peuple qu’à en réduire la portée démocratique effective en confiant la définition de la nation à une élite. Il s’agit d’un constat qui est valable pour l’ensemble du mouvement jeune-turc. Cette orientation idéologique se rapportait organiquement au concept d’éducation, l’identification du peuple à une masse ignorante et l’idée de l’existence d’un ordre harmonique abstrait, menacé par la réalité des conflits politiques ethnicisés. Elle se présente comme un moyen d’établir un rapport à la réalité de l’Empire ottoman et à revendiquer l’autorité politique. Pour les Jeunes Turcs, le déploiement incontrôlé des forces démocratiques comportait un risque existentiel pour l’Empire, car il risquait d’aggraver la polarisation de la société ottomane en favorisant les basses pulsions du peuple, lequel n’avait pas la conscience nécessaire pour comprendre le sens du progrès et la véritable nature unitaire de la nation ottomane. Portée par une masse ignorante et non-éduquée, l’action populaire apparaît, par définition, comme opposée à ce que la nation ottomane devrait représenter. Nous allons voir que Rıza s’opposait pour ces motifs à l’élan de l’action et au recours à la violence que prônaient certains de ses camarades. Mais cette opposition visait aussi les conceptions politiques des groupes arméniens et macédoniens et les méthodes révolutionnaires qu’ils employaient. La prise de position contre l’action populaire et les réserves vis-à-vis des principes de la démocratie représentative avaient une connotation particulière dans le contexte ottoman 112
C. Nicolet : L’idée républicaine en France, p. 215, 256-257. Cf. Christophe Charle : La République des universitaires, 1870-1940. Paris : Seuil, 1994, p. 12.
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en ce qu’elles se rapporteraient directement à la question du caractère multi-ethnique de l’Empire ainsi qu’aux conflits politiques ethnicisés. L’hétérogénéité de l’Empire et la réalité des conflits interethniques représentaient en effet une problématique majeure dans la pensée des Jeunes Turcs sur le parlementarisme. Ce fut un sujet récurrent lorsqu’il s’agit de discuter les réformes politiques et les libertés effectives à introduire dans l’Empire. Ainsi, Mizancı Murad disait : « …il n’est pas très désirable qu’au moment où le mode parlementaire établi sur le suffrage universel est discrédité même en Europe, où l’on cherche maintenant à le modifier, il soit adopté en Turquie, où l’on compte différentes races poursuivant des vues divergentes. »113 Sur le même ton, les Jeunes Turcs définissaient leur lutte comme une lutte pour la liberté, mais, écrivit le Mechveret, pour « une liberté modérée, un minimum de liberté » que l’on ne pourrait comparer à la liberté accordée par la République française114. La généralisation des droits politiques comportait le danger imminent de donner libre cours aux intérêts divergents dans l’Empire. Par conséquent, l’instauration de la liberté demandait des préalables. On ne saurait comprendre les idées d’Ahmed Rıza sur l’action révolutionnaire et le déchaînement des forces populaires sans prendre en considération l’histoire sanglante de l’Empire ottoman au XIXe siècle. Celle-ci est constamment marquée par des crises récurrentes opposant les sujets non musulmans et musulmans de l’Empire, aboutissant à des massacres brutaux, traumatisant la population et incitant les puissances étrangères à intervenir, ce qu’elles faisaient bien souvent quand il s’agissait de faire avancer leurs propres intérêts. Lors des soulèvements serbes et bulgares qui eurent lieu pendant sa jeunesse, Ahmed Rıza avait vu qu’un désordre dans des provinces ottomanes pouvait se solder par une crise générale de l’Empire et dégénérer en une guerre sans pitié. Depuis 1890, la violence dans les régions orientales de l’Anatolie ne cessa d’augmenter pour trouver son apogée dans la grande crise de 1895, qui, comme nous allons le voir, poussa Ahmed Rıza à se lancer dans le jeune-turquisme. Mais il 113 Murad : Le Palais de Yildiz et la Sublime Porte, p. 39. Cf. Demetrius Georgiadès : La Turquie actuelle. Les peuples affranchis du joug ottoman et les intérêts français en Orient. Paris : Calmann Lévy, 1892. « Ils [les partisans du parti de la Jeune Turquie] reconnaissent l’incompatibilité, avec les idées modernes, du régime odieux sous lequel gémit le peuple mais ils veulent, non sans raison, éviter de renouveler la tentative bouffonne de ceux qui ont essayé naguère de doter la Turquie du parlementarisme occidental, comme si l’on pouvait faire nommer des députés par les Kurdes et par les Bédouins, et appliquer le principe du suffrage universel aux hordes nomades de l’Asie et de l’Afrique ! ». 114 Y. Z. : « Guillaume II et Abdul-Hamid », Mechveret, n° 46, 1er novembre 1897.
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n’est pas difficile de voir que Rıza formulait sa pensée déjà au début des années 1890 sous l’émotion des bains de sang et des crises politiques internationales que pouvait provoquer une action populaire incontrôlée, menée par des hommes primitifs, qui n’avaient pas été instruits sur les nécessités de la fraternité ottomane. Ainsi, chez Ahmed Rıza, la nécessité de retrouver l’unicité de la nation ottomane et l’idéal de citoyenneté se recouvraient avec la définition idéaliste de l’éducation comme un moyen d’action pour déclencher un mouvement d’idées qui détrônerait le sultan. Vue sous cet angle, la création d’une « nation homogène » et de l’union entre les Ottomans apparaissait comme l’idéal du processus de transformation aussi bien que comme la condition de sa mise en place, au vu des dangers que le déclenchement d’énergies incontrôlées dans un climat ethno-politique polarisé pouvait comporter pour la survie même de l’Empire. « Tout le monde se déclare partisan de la justice et de la liberté ; seulement il s’agit de savoir ce qu’on doit entendre par là, et de quels moyens on compte se servir pour en garantir le bon fonctionnement. Par conséquent, avant d’avoir assuré le concours volontaire de la majorité en faveur d’une doctrine sociale commune, il serait dangereux et immoral d’appeler sur un terrain de combat mal préparé la foule qui prend les torches pour des flambeaux de la civilisation. »115
Éviter la révolution : la réforme et le progrès En guise de conclusion, revenons à la perception du progrès par Ahmed Rıza et au concept de réforme qu’il développait pour l’Empire ottoman. Ses idées sur l’éducation, sur l’élite et la nécessité de contrôler l’énergie du peuple montrent clairement qu’Ahmed Rıza s’inscrivait dans cette grande tradition du modernisme conservateur qui s’était imposée après la Révolution française et qui a profondément marqué l’histoire du monde tout au long du XIXe siècle. Sans elle, on ne saurait comprendre les changements parfois radicaux engagés par les États européens et américains, ni l’histoire politique du XIXe siècle : la réforme était censée éviter la révolution. Inévitablement, cette pensée colorait le débat politique dans des États non-occidentaux qui s’étaient mis à moderniser leur pays pour permettre leur pérennité dans un monde marqué par des bouleversements ; et bien 115
Crise de l’Orient, p. 144.
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que le programme de changement engagé fût radical, il visait aussi à exercer un contrôle sur les forces qui risquaient de renverser l’ordre existant. D’où l’importance des sciences sociales, par exemple au Japon, qui étaient une tentative pour comprendre et contrôler les changements sociaux116. En cela, la pensée de l’élite des pays non-occidentaux ne se distinguait pas de celle des colonialistes européens, qui estimaient qu’une politique coloniale trop radicale risquait d’aggraver l’état des choses. C’est ainsi que se trouva légitimé le respect des structures de pouvoir existant, tel que l’avait pratiqué les Anglais en Inde avec le indirect rule, en intégrant les pouvoirs indigènes pour consolider leur domination coloniale117. La pensée de Rıza se présente comme une pensée essentiellement conservatrice, dominée par le désir de circonscrire les forces de la modernité qui transformaient en profondeur la société, sans pour autant mettre en cause la nécessité de cette transformation. Au fond, c’est sur l’impératif d’éviter la révolution et d’agir contre la pulsion primitive du peuple que Rıza fondait son appel à la réforme inévitable de l’Empire ottoman : « En France, le fait de ne pas avoir changé et réformé à temps la façon d’administrer le pays a provoqué la Grande Révolution. Si Louis XVI avait écouté Turgot, les larmes et le sang de milliers d’innocents n’auraient pas été versés. Le peuple sait détruire, il ne sait pas construire. Une fois la révolte déclenchée dans notre pays, il n’y restera plus rien de l’ancienne bienfaisance et des anciennes structures. »118
Le fait que Rıza perçoive le peuple comme une masse primitive, et par conséquent potentiellement dangereuse, impliquait ainsi la nécessité d’une réforme pour éviter le déchaînement d’une action populaire néfaste, et dessinait en même temps le programme d’une réforme évolutionniste devant être mis en place d’en haut. Car si la nature appréhende que toute chose au monde est sujette au changement, elle enseigne aussi que tout est sujet à une évolution graduelle ; logiquement, la révolution est contraire à la nature : « Si la transformation fusionne avec la pulsion 116 Andrew E. Barshay parle pour le Japon à ce sujet de « reactionary modernism ». The Social Sciences in Modern Japan : The Marxian and Modernist Tradition. Berkeley/ Los Angeles : University of California Press, 2004, p. 32. 117 Cf. Thomas R. Metcalf : Aftermath of the Revolt. India 1857-1870. Princeton : Princeton University Press, 1964. 118 « Fransa’da usûl-ü idare-i mülkiyeyi vakt-ü-zamanıyla ıslâh ve tebdil etmemek husûsu İhtilâl-i Kebîr’i davet etti. XVI. Louis Turgot’yu dinlemiş olaydı binlerce mazlumun kanı, göz yaşı dökülmezdi. Ahali yıkmayı bilir ; yapmayı bilmez. Memlekette bir defa isyan başlasa eski hayrat ve tesisattan elde bir şey kalmaz. » Lâyiha, p. 33.
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naturelle, elle donnera de bons résultats. »119 Pour Rıza, un changement brusque risquait de compromettre l’objectif du progrès en provoquant la désorganisation de la société et sa chute dans l’anarchie, ce qui pouvait inciter les puissances étrangères à intervenir sous prétexte de rétablir l’ordre. C’est pourquoi la réforme de l’Empire devait se faire graduellement, en respectant les structures existantes qui seules étaient capables de maintenir l’ordre sociétal avant la transformation finale de l’Empire : « Par la force et la pression, on n’obtient jamais rien de stable et de continu. Progrès et rénovation ne signifient pas tout changer subitement ou pousser en avant sur la voie de la civilisation la masse comme un troupeau de bêtes. Le peuple doit avoir été graduellement habitué et accommodé au changement et à la transformation. » « Autant il est impossible d’organiser la société avec des méthodes anciennes qui ne correspondent ni au règne du progrès du siècle ni aux besoins du pays, autant l’idée de démanteler et de détruire complètement tout ce qui est ancien pour le progrès et la rénovation est fausse. On ne peut détruire quelque chose tant que l’on ne l’a pas remplacé adéquatement. »120
Tenant compte de la nécessité de préparer le peuple au progrès et de juger de l’équilibre de ce qu’il fallait transformer et conserver temporairement, l’élite se présentait pour Ahmed Rıza comme une instance inévitable de la réforme de l’Empire. Par ses connaissances et la maîtrise des lois abstraites, elle était la seule force capable d’éviter les débordements de la réforme. Or, en contraste avec des socialistes ou anarchistes pour qui l’action d’une élite révolutionnaire était un mal obligatoire mais temporaire, pour Ahmed Rıza, le rôle de l’élite était permanent et organiquement lié au fonctionnement de la société en tant que telle121. Mais contrairement à ce que l’on serait tenté de penser, l’élite ne se positionnait pas contre le peuple. Au contraire, l’idée d’élite s’exprimait 119 « İnkılab eğer sevk-i tabi’ ile tedrici olursa hüsn-ü netice verir. » Lâyiha, p. 33. Nous avons opté pour une traduction neutre du mot « inkılab ». D’autres traductions sont possibles : mutation, évolution, révolution… 120 « Cebr ve tazyik ile hiçbir vakit sağlam ve devamlı bir iş görülemez. Terakki ve tecdid demek herşeyini birden bire değiştirmek veya tarik-i medeniyede avamı koyun sürüsü gibi ite kaka ileri sürmek demek değildir. Ahali tebeddül ve tagayyüre evvelce hazırlanmış ve tedricen alışmış olmalıdır. » Mektub, p. 20. « Asrın terakkıyât-ı hakimiyesine ve memleketin ihtiyacât-ı ciddiyesine uymayan / usûl-ü atika ile cemiyete düzen vermek nasıl mümteni’ ise[,] tecdid ve terakki için eski şeyleri kamilen mahc ve tahrib etmek fikri de öyle hatadır. Bir şeyin yeri faydalı surette imlâ edilmedikçe imhası mümkün olamaz. » Lâyiha, p. 33-34. Cf. Asker, p. 26 ; « Erbâb-ı Kalemin Vazifesi », Şûra-yı Ümmet, no 1er, 10 avril 1902. 121 I. Berlin : « Russian Populism », p. 215 ; E. Hobsbawm : Age of Capital, p. 165-166.
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intrinsèquement à travers une pensée égalitaire. L’objet de la politique restait bien le peuple, et c’est au nom du peuple que Rıza définissait la dimension autoritaire de sa pensée, comme un moyen de veiller aux dangers de débordements que les principes bourgeois de liberté et d’égalité comportaient. Dans son esprit, il s’agissait de sauver la démocratie d’ellemême. Ainsi, l’élite était bien l’agent de la modernité, mais un agent dans le cadre de l’interprétation conservatrice que Rıza avançait. Il n’est donc pas étonnant que l’élite de Rıza manquât de cette radicalité associée au modernisme122. Plus qu’une avant-garde du progrès, elle se présentait comme un gestionnaire intervenant avec précaution pour déclencher le progrès naturel, et toujours soucieuse de veiller au maintien de l’ordre : « La masse sent plus qu’elle ne réfléchit ; c’est donc aux patriotes éclairés qu’incombe le devoir de peser, avant d’agir, la moralité et l’opportunité d’une entreprise. Que devons-nous donc faire pour le moment ? Travailler à éclairer le peuple sur ses droits et ses devoirs… »123 C’est précisément ce rôle que Rıza se donnait lorsqu’il se lança en 1895 dans une nouvelle vie.
122 123
M. Berman : All That is Solid Melts into Air, p. 24-25. « L’inaction des Jeunes-Turcs », Revue occidentale, 26/1 (janvier 1903), p. 97.
CHAPITRE VIII
VERS UNE POLITIQUE JEUNE-TURQUE Plus de six ans passèrent entre l’arrivée d’Ahmed Rıza à Paris et le lancement de son activité politique. Nous avons dressé une image de cet épisode de sa vie qui apparaît loin des préoccupations jeunes-turques que l’on a tendance à lui attribuer. La majeure partie de son temps était consacrée aux charges du quotidien et aux études, mais cela n’entrait pas en contradiction avec son but déclaré de s’engager pour la patrie ottomane. C’était une façon d’y œuvrer, au croisement de la portée et de la légitimité politiques qui découlaient du discours scientifique et de l’importance donnée à l’éducation. Les memoranda qu’il adressa au sultan dès 1892 en furent l’expression. Mais les efforts de Rıza ne se résumaient pas à cela. Dans le même temps, il entreprit une série d’autres activités qui, rétrospectivement, apparaissent comme les débuts de l’engagement qu’il prit en 1895 et qui allaient contribuer à sa notoriété de Jeune Turc. Paris, capitale de l’opposition ottomane Au début du mois de mai 1891, l’ambassade ottomane de Paris essaya de trouver le fils d’« İngiliz Ali », vraisemblablement sous le soupçon d’avoir contribué à un journal d’opposition qui venait de sortir, La Turquie Contemporaine – Organe de la Jeune Turquie de Démétrius Georgiadès1. Mais d’après le ton de certains documents de l’ambassade ottomane datant de mai 1892, on peut supposer que, pour la première fois à cette date, Ahmed Rıza se fit remarquer pour ses prises de position. Cette information invalide l’idée qu’il ait publié, ou ait participé au journal en question. Autrement, l’ambassade aurait certainement eu la possibilité de l’identifier en tant qu’éditeur, surtout si nous tenons compte du fait qu’elle lança fin 1890 une investigation sur l’établissement d’une cellule d’opposition ottomane à Paris, concluant 1 BOA, Y.PRK.EŞA 12/47 : Télégramme de l’ambassade de Paris au Hâriciye, 9 mai 1891. Il existait des soupçons concernant la possible participation d’Ahmed Rıza au journal La Jeune Turquie, sorti fin 1890. BOA, HR.TO 113/33, 7 novembre 1890 & 113/34, 7 novembre 1890. Les autorités ottomanes interdirent aussitôt la circulation du journal sur le territoire ottoman. DH.MKT 1779/91, 11 novembre 1890.
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que le soupçon était infondé2. Il ressort des documents de 1892 qu’Ahmed Rıza tint une conférence publique sur la question de la femme dans l’Empire ottoman ; par ailleurs, il publiait occasionnellement des articles dans la presse française, plus précisément dans La Justice3. Ces documents précèdent de quelques mois l’envoi du premier lâyiha au sultan, à un moment où les idées qu’il mettait sur le papier commençaient à prendre forme dans sa tête. Le fait que son premier geste d’opposition à avoir été repéré ait été lié à la condition féminine n’est certainement pas un hasard, si nous nous rappelons la place centrale que la question occupait chez lui. De même, ce n’est pas entièrement un hasard non plus s’il fit usage des moyens d’expression que l’on peut qualifier de « classiques » de la vie intellectuelle parisienne de cette époque. La Justice, journal fondé et dirigé par Georges Clemenceau représentait, malgré son tirage relativement modeste, l’un des organes les plus importants du radicalisme français. Quant à la conférence donnée par Rıza, il paraît évident que celle-ci fut organisée par les positivistes parisiens. L’événement montre bien l’intégration d’Ahmed Rıza au sein de la communauté positiviste sur laquelle nous avons insisté. Également, ne seraitce qu’au niveau pratique, nous voyons comment cette intégration était devenue une base de son engagement politique. Les conférences positivistes lui offraient une tribune pour l’expression de ses idées, tandis que ses contributions à un journal majeur de la République ne pouvaient se concevoir sans la sociabilité positiviste qui le mettait en contact avec des milieux intellectuels et politiques différents4. Le positivisme de Rıza n’échappa pas aux autorités ottomanes qui notèrent qu’il se disait « positiviste [en français dans le texte], c’est-àdire matérialiste »5. Mais c’était surtout le « caractère libéral » (hürriyetkârâne) de ses propos qui attira leur attention et poussa l’ambassade de Paris à l’inviter à une entrevue privée pour lui demander de cesser son activité. Ahmed Rıza déclina la proposition en précisant qu’il ne demandait rien à personne et que personne n’avait rien à lui demander6. 2 BOA, Y.PRK.EŞA 12/47 : Télégramme de l’ambassade de Paris au Hâriciye, 12 novembre 1890. 3 BOA, Y.A.HUS 259/68, 11 mai 1892 & 261/70, 4 juin 1892 ; HR.TO 85/24, 25 mai 1892. 4 J.-C. Wartelle : L’héritage d’Auguste Comte, p. 162. 5 « …positiviste, yani maddiyûn. » BOA, Y.A.HUS 259/68 : Note du Hâriciye, Istabul, 9 mai 1892. 6 « …kendisi hiç kimseden bir şey taleb etmediği gibi, hiç kimsenin kendisinden hiç bir şey edemiyeceğini zan ve itikadında bulunduğunu ilave eyledi. » BOA, Y.A.HUS 261/70 : Traduction du rapport de l’ambassade de Paris, 20 mai 1892.
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L’intransigeance affichée par Rıza inquiéta le palais de Yıldız qui demanda de le convaincre de revenir dans l’Empire ottoman — sans résultat7. D’après les informations fournies par Ahmed Rıza lui-même, le palais effectua une nouvelle tentative après avoir reçu son premier lâyiha rédigé à la fin de l’année 1892. Cette fois-ci le sultan lui envoya une somme encore plus importante que la « gratification » qu’il avait refusée peu après son arrivée à Paris : 2 000 lira, correspondant à plus de 40 000 francs. Rıza refusa à nouveau cet argent8. Pouvons-nous en conclure que Rıza s’était lancé dans l’opposition au sultan Abdülhamid déjà en 1892 ? Les archives semblent réfuter cette idée. Les documents ultérieurs de l’ambassade de Paris que nous avons pu repérer et qui évoquent son nom datent de trois ans plus tard. Entre temps, Rıza se consacra à la rédaction de ses lâyiha qui semblent avoir absorbé une bonne partie de son énergie. À part cela, il ne fut pas très visible. En dépit du fait qu’il avait attiré l’attention des autorités ottomanes par ses premières interventions et envoyé son premier mémorandum au sultan, il semble bien que le désir de prise de position politique publique n’avait pas encore pris le dessus9. Par ailleurs, on voit qu’Ahmed Rıza ne s’était pas encore émancipé de son histoire familiale. L’ensemble des documents de cette période parisienne que nous avons consultés le désigne comme « fils d’İngiliz Ali ». Toutefois, comment expliquer que l’activité de Rıza ait alarmé les autorités ottomanes, alors qu’il ne semblait pas avoir adopté des positions radicales ? Un premier indice tient à ses liens de parenté que nous venons de mentionner. Le fait qu’il soit le fils d’une figure politique et qu’il se trouve hors du contrôle de l’État ottoman devait constituer une source d’interrogation pour le palais10. Mais le problème est plus général. En effet, plus que les positions de Rıza, il semble que son comportement en 7 Voir la référence à une lettre du palais à l’ambassade ottomane datée du 24 juin 1892 dans Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 179. 8 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 11. 9 Loin des soucis politiques, un article d’Ahmed Rıza de 1893 est consacré aux arts modernes turcs à l’occasion de l’exposition des œuvres de l’artiste Mehmed İhsan. L’article fut repris par un journal faisant la propagande du régime hamidien. Article de L’Estafette, reproduit : « À propos d’un sculpteur musulman aux Champs-Elysées », L’Abeille du Bosphore, Supplément du journal l’Orient, n° 10, 31 mai 1893. 10 Répétons à ce sujet que l’attention des autorités ottomanes de 1892 se portait aussi sur le fils de Hayreddin Paşa, Mehmed, qui niait toute velléité de poursuivre un programme politique. BOA, Y.A.HUS 259/68, 11 mai 1892 & 261/70, 4 juin 1892. Sous la Seconde Période constitutionnelle, le même Mehmed Hayreddin rejoignit l’opposition au CUP et fut parmi les fondateurs de Hürriyet ve İtilâf Fırkası.
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tant que tel suscitait l’inquiétude. En refusant les gratifications impériales, d’abord de plus de 27 000 francs et quelques mois plus tard de plus de 40 000 francs, Ahmed Rıza affichait sa volonté d’indépendance. Cette résolution de Rıza peut bien paraître banale. Mais on ne saurait réduire la politique du palais à une simple manifestation de nervosité. En vérité, il y avait là un véritable enjeu de pouvoir. Abdülhamid II avait été intronisé à la suite d’une série de machinations mises en place par des forces politiques différentes. Né sous le signe des confrontations politiques, le système hamidien était marqué par l’idée que l’expression de divergences représentait une atteinte à l’autorité impériale. Il ne s’agissait pas seulement d’une angoisse personnelle, d’une inquiétude pour la légitimité du système en tant que tel. Dans les sociétés modernes, le contrôle pouvait se faire par la mise en place d’un système complexe de surveillance et de discipline et par la force de l’idéologie centrée sur la création d’un consensus intellectuel de base. Cependant, dans un contexte de pouvoir centralisé et personnalisé, et en considérant l’étendue réduite de l’espace public, le contrôle direct sur tout ce qui était énoncé représentait la seule façon d’exercer une surveillance intellectuelle11. C’est par ce prisme qu’il faut comprendre la vaste politique que le gouvernement ottoman poursuivait contre ses opposants. Elle allait devenir une composante essentielle de l’histoire jeune-turque. En effet, les moyens financiers et les efforts diplomatiques qu’il mobilisait étaient tout à fait considérables et apparaissent souvent comme démesurés par rapport à la menace réelle que pouvait représenter l’opposition pour la légitimité impériale — un point fréquemment souligné et exploité par les diplomates étrangers. Nous verrons que l’on ne peut nier une certaine efficacité sur le court terme de cette politique dans la mesure où des opposants finissaient par abandonner leurs activités, mais souvent d’une manière temporaire. Cependant, elle pouvait aussi avoir l’effet opposé et permettre, au contraire, l’affirmation d’une volonté d’indépendance et donc d’opposition. Ce fut précisément le cas d’Ahmed Rıza. Pour revenir à la question de la nature de son engagement politique et de son opposition au sultan, il faut noter que le fait qu’il fût sous la surveillance de l’ambassade ottomane n’était pas quelque chose d’exceptionnel. 11 À part un ensemble d’analyses marxistes sur l’idéologie, nous nous sommes inspiré en particulier des études de Ranajit Guha. Celui-ci établit une différence entre la constitution du pouvoir dans le contexte bourgeois européen, fondée sur la coercition, et dans le contexte colonial indien, centré sur la persuasion par l’exercice directe de force. Dominance Without Hegemony, p. 20 sqq.
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Cela démontre plutôt une stratégie systématique du régime hamidien qui cherchait à exercer un contrôle direct sur toutes les prises de position politique. Sur ce plan, Rıza était loin de représenter la cible principale. Au début des années 1890, il ne se distinguait pas particulièrement par ses activités et ses positionnements. Il était un opposant parmi d’autres. Initiation et modèle : les opposants au régime hamidien avant les Jeunes Turcs Ahmed Rıza n’était pas le seul Ottoman à s’être rendu à Paris pour œuvrer à la réforme de sa patrie. Il s’agissait d’une tradition inaugurée par les Jeunes Ottomans dès la fin des années 1860 : la ville de la Révolution fut un lieu de la contestation politique ottomane. Le mouvement jeune-ottoman avait été démantelé par le régime du sultan Abdülhamid dans les premières années de son règne, ce qui créa un vide dans le débat politique ottoman jusqu’à l’émergence des Jeunes Turcs. Cependant, plusieurs figures en Europe et à Paris en particulier, assurèrent la continuité entre les Jeunes Ottomans et les Jeunes Turcs12. Et de cette chaîne de transmission, Rıza fut sans doute l’aboutissement. Durant les années 1880 et au début des années 1890, l’opposition ottomane était éparpillée. Elle n’était pas en mesure de former une mouvance ni de déclencher une dynamique. Elle consistait dans des activités particulières que différents opposants entreprenaient sur le coup, sans concertation ni cohésion. L’opposition resta ainsi essentiellement atomisée, et dépassa à peine le niveau individuel de contestation. Toutefois, aussi déconnectées qu’elles étaient, ces figures d’opposants eurent un impact considérable sur Rıza, en ce qu’elles créèrent des pratiques de fonctionnement et un climat intellectuel sans lequel il n’aurait pu se lancer dans une opposition active au régime hamidien. Le début de la décennie 1890 était marqué par une série d’évolutions qui favorisèrent le développement de Paris en tant que centre d’activité politique ottomane et lui permirent de devenir un centre du mouvement jeune-turc. Tout d’abord, le nombre d’Ottomans ne cessa d’augmenter dans la ville en raison d’une part, de la pénétration économique de l’Empire et de l’imbrication qui en résultait entre la France et l’Empire ottoman, et d’autre part, de l’accroissement du nombre d’étudiants envoyés 12
Ş. Mardin : Jön Türklerin Siyasî Fikirleri, p. 32 sqq.
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à Paris pour suivre des études supérieures. À cela s’ajoutait le nombre croissant des exilés contribuant à l’augmentation numérique de la colonie ottomane13. L’attractivité de Paris s’était en outre renforcée par l’intransigeance montante de la censure de la presse dans l’Empire. Déjà fortement muselés, la libre expression des opinions et les débats politiques y devenaient impossibles14. Par conséquent, il y avait un nombre important de personnes susceptibles de prêter oreille aux manifestations de l’opposition anti-hamidienne, voire d’en devenir des acteurs politiques plus ou moins actifs. Au total, on constate qu’à Paris les publications des Ottomans hostiles au régime impérial se multiplièrent15. Elles marquèrent la résurgence d’une opposition qui s’était considérablement affaiblie au cours des premières années du règne d’Abdülhamid. Cependant, cette évolution n’aurait pas été possible sans les changements technologiques qui touchèrent profondément le secteur de l’imprimerie et de la presse au cours des années 1880 et qui préparèrent le développement d’une nouvelle culture du journal. L’introduction de nouvelles technologies, la chute du prix du papier et la banalisation des compétences éditoriales firent baisser les coûts de la publication d’un journal d’une façon considérable et permirent une toute nouvelle approche de la production journalistique16. Cette évolution fut à la base d’un changement radical des sociétés modernes que l’on peut qualifier d’anthropologique : le fait que la presse put atteindre un nombre toujours grandissant de lecteurs et qu’elle s’imposa pour la première fois dans son histoire comme un média de masse, conduisit à « l’inscription du pays dans un cadre désormais régi par le principe de l’écriture et de la lecture périodiques »17. La presse n’était plus seulement l’expression des changements sociétaux, mais elle commença à faire valoir son « impact (…) sur la marche de la civilisation » 13
Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 132. Le cas le plus emblématique est sans doute le journal Mizan de Mehmed Murad, qui, au cours de son existence, fut contraint d’éviter de plus en plus les débats politiques avant d’être définitivement interdit en 1891. B. Emil : Mizancı Murad, p. 85-87. Plus généralement sur la politique concernant la presse sous Abdülhamid, voir Ebru Boyar : « The Press and the Palace : the Two-Way Relationship Between Abdülhamid II and the Press, 1876-1908 », Bulletin of SOAS, 69/3 (septembre 2006), p. 417-432. 15 Cf. Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 134 ; B. Emil : Mizancı Murad, p. 15. 16 Voir Pierre Albert : « La presse française de 1871 à 1940 », Claude Bellanger/Jacques Godechot/Pierre Guiral/Fernand Terrou (dir.) : Histoire générale de la presse. Tome 3 : de 1871 à 1940. Paris : PUF, 1972, p. 137-141. 17 Dominique Kalifa/Alain Vaillant : « Pour une histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle », Le Temps des médias, 2 (2004), p. 201. 14
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en tant que telle, aboutissant ainsi à la naissance de la « Civilisation du journal »18. Pour résumer, la multiplication des publications anti-hamidiennes à Paris s’inscrivait directement dans l’évolution de la presse, entraînant le développement de nouveaux modes de vie, de débats, de constructions d’identité et de positionnements politiques. Il s’agissait de l’invention d’un mode d’existence auquel Ahmed Rıza allait participer au point de devenir son incarnation. Mais pendant ses premières années à Paris, ce furent d’autres opposants qui tracèrent ce chemin. Le climat d’effervescence intellectuelle et culturelle de la dernière décennie du XIXe siècle eut ainsi un impact direct sur Ahmed Rıza. D’abord par sa participation active à la culture parisienne, grâce notamment à son appartenance à la communauté positiviste qui lui facilitait l’intégration aux cercles intellectuels et politiques parisiens et lui ouvrait des possibilités diverses d’interventions écrites et orales. Mais cette effervescence trouva aussi une expression plus spécifique à travers les publications des opposants ottomans. Ces publications, que l’on a souvent attribuées à un mouvement « jeune-turc » mal défini, prêtant ainsi à confusion avec les écrits du mouvement jeune-turc après 1895, se rapportaient directement à la volonté de Rıza de servir la patrie ottomane en sortant des circuits établis19. Elles représentaient des sources d’inspiration et des modèles d’action politique. D’une certaine façon, il s’agissait même de la reprise de l’esprit du mouvement jeune-ottoman, avec ses moyens d’action centrés sur l’exil, le sacrifice personnel et la publication de journaux. Il ne s’agit pas ici de dresser l’image complète de cette opposition à Paris, mais de nous arrêter sur quelques exemples qui sont clairement en lien avec Ahmed Rıza et son œuvre. Le milieu d’opposants ottomans étant restreint, il y a peu de doutes que ses différents acteurs se connaissaient et se rencontraient et que ces rencontres donnaient lieu à des idées, des projets, des rêveries, des influences réciproques. Ces rencontres furent pour beaucoup dans le développement du mouvement jeune-turc à Paris, né du rassemblement de jeunes étudiants ottomans à partir des années 1892 et 1893. Mais déjà auparavant, des rencontres avaient eu lieu entre Ahmed Rıza et les différents opposants ottomans, certains étant d’ailleurs sur la brèche depuis l’époque des Jeunes Ottomans. Ce n’est 18
Ibid., p. 202. Cf. D. Kalifa et al. (dir.) : La Civilisation du journal. Cf. Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 75. Cf. Paul Fesch : Constantinople aux derniers jours d’Abdul-Hamid. Paris : M. Riviere, 1907, p. 323-326, 335. 19
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donc pas par pure spéculation que les autorités ottomanes assimilaient le nom d’Ahmed Rıza à celui d’autres figures à Paris. Revenons tout d’abord au premier soupçon de l’ambassade ottomane à son encontre, l’éventualité d’un lien avec Georgiadès20. Travaillant pour des sociétés françaises de chemin de fer, celui-ci était un bon connaisseur de l’économie ottomane21. Au début des années 1890, il publia deux journaux et un livre qui se classent parmi les écrits les plus critiques vis-à-vis du sultan d’entre ceux que nous avons consultés pour cette période22. On ne peut ignorer les innombrables similarités et convergences qui s’y découvrent avec la pensée de Rıza : l’idée que le paysan turc souffre davantage que les autres paysans de l’Empire parce qu’il ne jouit pas de la protection des puissances étrangères23, la nécessité d’un système représentatif24, l’intérêt porté à la visite du chah à l’exposition universelle de 188925, la critique de la monopolisation des pouvoirs dans l’Empire26, un intérêt particulier pour le « grand poète de la Turquie moderne » Nâmık Kemal27. Plus que tout, Georgiadès se réclamait, jusqu’au sous-titre de son premier journal La Turquie Contemporaine, du même héritage qu’Ahmed Rıza : la « Jeune Turquie »28.
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Paru entre avril et juin 1891 en sept numéros. Il publia en 1885 à Paris un livre intitulé Smyrne et l’Asie Mineure au point de vue économique et commercial (Paris, Imprimerie et Librairie Centrales des Chemins de Fer), un sujet très présent dans ses journaux, en particulier dans Yildiz. Il ressort des articles qu’il travaillait pour les comptes des entreprises françaises. Cf. « Notre programme – L’Orient méditerranéen et la lutte économique », Yildiz – L’Étoile Orientale, n° 1er, 10 octobre 1892. 22 La Turquie Contemporaine, paru entre avril et juin 1891 en sept numéros ; Yildiz – L’Étoile Orientale, paru entre octobre 1892 et septembre 1893 en 23 numéros, d’un caractère moins politique que le journal précédent ; Demetrius Georgiadès : La Turquie actuelle. Les peuples affranchis du joug ottoman et les intérêts français en Orient. Paris : Calmann Lévy, 1892. 23 « Aux lecteurs », La Turquie Contemporaine, n° 1er, 20 avril 1891. 24 « La séparation de l’autorité politique d’avec celle du califat », La Turquie Contemporaine, n° 2, 1er mai 1891. 25 « Souvenirs de voyage de Nacereddine Chah », La Turquie Contemporaine, n° 3, 11 mai 1891. 26 « Le pouvoir personnel du sultan Abdul-Hamid », La Turquie Contemporaine, n° 5, 1er juin 1891. 27 La Turquie actuelle, p. 132. 28 « On se trompe étrangement si l’on croit que le parti de la Jeune-Turquie est complètement écrasé, parce qu’il a été vaincu une première fois. Tout nous atteste au contraire que, devant le spectacle de l’affreuse misère qui a envahi le pays et en présence du désarroi financier de l’État, les hommes éclairés et les vrais patriotes, qui forment ce parti, s’agitent sans cesse et travaillent sans relâche… » « La Turquie contemporaine II », La Turquie Contemporaine, n° 2, 1er mai 1891. Le passage est repris dans La Turquie actuelle, p. 116. 21
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Il ne s’agit pas de contester l’originalité des idées de Rıza, ni, par ailleurs, de s’interroger sur les raisons qui expliqueraient que, vraisemblablement, il n’ait pas contribué au projet de Georgiadès. Nous ne pouvons pas dire non plus que les idées présentes chez eux étaient particulièrement originales et se distinguaient par rapport à d’autres positions politiques ottomanes. Mais il paraît évident que Rıza lisait les journaux de Georgiadès29, même s’il existait entre les deux hommes certaines divergences de fond concernant notamment la remise en question générale du système étatique ottoman et la préférence affichée pour la communauté grecque que défendait Georgiadès30. L’importance de ces publications et l’impact probable qu’elles exercèrent sur Rıza ne résidaient peut-être pas tellement dans l’originalité des idées que dans la façon dont elles étaient exprimées : sous la forme d’un périodique paraissant à Paris en langue française. Cette méthode permettait d’élaborer sur une base régulière des idées sur l’Empire ottoman, de les communiquer en français, de se positionner au sein des débats politiques sur l’Empire à Paris et d’atteindre les Ottomans lettrés non-turcophones. Au-delà de l’impact ou de l’inspiration que le contenu pouvait exercer sur Ahmed Rıza, ces publications lui servirent de modèle pour un mode d’action qu’il allait assumer à son tour quelques années plus tard. Ce n’est pas pour rien que l’on a établi un lien entre La Turquie Contemporaine et le Mechveret31. Deux organes qui avaient d’ailleurs une mise en page presque identique, malgré le fait qu’ils paraissaient chez des éditeurs différents et sortaient d’imprimeries différentes. Les comités politiques arméniens à Paris L’activité poursuivie par Georgiadès constitue une manifestation de nationalisme propre à une population non-turque de l’Empire ottoman. À côté de cette action assez isolée, il y eut à Paris des expressions politiques 29 La seule référence d’Ahmed Rıza à Georgiadès se trouve dans sa Crise de l’Orient (p. 159). Elle concerne son ouvrage L’Asie mineure. 30 Hanioğlu lie le Yildiz de Georgiadès à Nicolas Nicolaïdes et son journal L’Orient, qui oscillait entre la défense d’un programme nationaliste grec et la propagande hamidienne. İttihad ve Terakki, p. 134. Il est cependant erroné de déduire, comme l’a fait Şerif Mardin, des expressions de Georgiadès qu’il poursuivait un programme séparatiste. Jön Türklerin Siyasî Fikirleri, p. 36. 31 Ahmed Emin [Yalman] : The Development of Modern Turkey as Measured by Its Press. New York : Columbia University, 1914, p. 66 ; P. Fesch : Constantinople aux derniers jours d’Abdul-Hamid, p. 335.
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de nationalisme bien plus structurées et, en conséquence, plus puissantes. Avant de devenir un centre d’activité jeune-turque, Paris était devenu un lieu important de l’organisation politique arménienne. La fin des années 1880 a vu la naissance des deux partis majeurs de la vie politique arménienne : le parti révolutionnaire Hintchak (futur Parti social-démocrate) fondé en 1887 à Genève, et la Fédération Révolutionnaire Arménienne ou Dachnaktsoutioun, fondé en 1890 à Tbilissi32. D’orientation socialiste et favorable à la lutte armée pour obtenir la liberté pour le peuple arménien, idée qui pouvait se référer à l’autonomie ou à l’indépendance nationale et/ou à la justice économique et sociale, ces partis s’inscrivaient dans la démarche organisationnelle des comités socialistes de l’époque. Ils accordaient ainsi beaucoup d’importance à l’établissement de leur structure à Paris où se trouvait une importante colonie arménienne. Le profil social de la colonie parisienne les empêchait d’établir des branches aussi importantes qu’à Genève (où le parti Hintchak fut fondé). Toutefois la présence des étudiants arméniens de Russie et de l’Empire ottoman ainsi que d’un nombre croissant de réfugiés politiques facilitaient leur implantation dans la ville33. Il est probable que la colonie ottomane de Paris était composée en majorité d’Arméniens ottomans et non pas de Turcs — ces Turcs parmi lesquels les Jeunes Turcs recrutaient essentiellement leurs sympathisants. De surcroît, les Arméniens étaient bien plus visibles dans l’opinion publique française. En effet, le développement du mouvement « arménophile » parmi les intellectuels français leur conférait une attention particulière, et leur orientation socialiste les rendait plus susceptibles de provoquer l’inquiétude des autorités françaises34. En tant que représentants d’un peuple étendu sur plusieurs pays, les activités des Arménienss ne se résumaient pas au seul Empire ottoman. Pour autant, elles avaient un impact crucial pour l’opposition au régime hamidien. Il existait ainsi bien des points de contact entre des militants arméniens et Ahmed Rıza. Effectivement dès 1891/92, Stepanos 32 Louise Nalbandian : The Armenian Revolutionary Movement. The Development of Armenian Political Parties Through the 19th Century. Los Angeles : University of California Press, 1967 ; Hratch Dasnabedian : History of the Armenian Revolutionary Federation Dashnaksutiun 1890-1924. Milan : Oemme, 1990 (1988). 33 Ce développement n’échappait pas aux autorités ottomanes. Cf. BOA, HR.SYS 2778/34, 31 janvier 1894. 34 C’est ce qui ressort des cartons regroupant la surveillance des Ottomans par la police de Paris : « La colonie ottomane à Paris », APPP, BA/1653, 109.700-2A & 109.700-3.
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Sabah-Gulian, chef de file du parti Hintchak à Paris, était en contact avec Ahmed Rıza35, avec qui il semble avoir eu des rapports proches, et plus tard avec d’autres Jeunes Turcs, au point de prétendre les connaître mieux que quiconque36. Sabah-Gulian ne fut pas le seul Arménien avec qui Rıza entretenait des rapports. Celui-ci fréquentait un autre Arménien ottoman exilé en Europe, qui vivait en Angleterre mais se rendait souvent à Paris : Minas Çeraz. Çeraz est surtout connu pour avoir pris part à la délégation arménienne au Congrès de Berlin de 1878, où il avait joué un rôle dans l’adoption de l’article 61 qui prévoyait des réformes dans les six provinces orientales37. Son parcours comporte quelques similarités avec celui d’Ahmed Rıza, de quelques années son cadet. Orientaliste, figure de la vie intellectuelle stambouliote des années 1880 et ancien directeur du lycée arménien Getronagan à Istanbul, Çeraz s’était rendu en Europe approximativement à la même période que Rıza. Nommé professeur des études arméniennes au King’s College à Oxford, il ne perdait pas de vue les affaires ottomanes et publiait d’une façon prolixe des articles sur la question arménienne et le régime hamidien, provoquant souvent l’inquiétude du palais38. Rıza eut ainsi des liens avec des militants de la cause arménienne. Les rapports étaient souvent cordiaux mais ne pouvaient cacher les divergences qui faisaient surface dès qu’un débat sur des questions politiques de fond surgissait. Si l’on tient compte des différences idéologiques et de la divergence des buts politiques, il est évident que ce n’est pas tellement dans l’échange d’idées que les comités politiques arméniens à Paris étaient importants pour les Jeunes Turcs. Leur présence a néanmoins dû jouer un rôle dans le parcours d’Ahmed Rıza, ainsi que dans l’évolution du mouvement jeune-turc. Tout d’abord, le radicalisme de l’idéologie socialiste et la spécificité de la question arménienne faisaient des comités arméniens les opposants les plus féroces au système hamidien. L’agitation des comités exprimait le mécontentement sous le règne d’Abdülhamid et renvoyait à la nécessité d’un changement du système. Mais au-delà du 35 D’après Arsen Avagyan faisant référence à ses mémoires : « İttihat ve Terakki Cemiyeti ile Ermeni Siyasi Partiler Arasındaki İlişkiler », (1996) idem/Gaïdz Minassian : Ermeniler ve İttihat ve Terakki. İşbirliğinden Çatışmaya. Istanbul : Aras, 2005, p. 15. 36 D’après Raymond Kévorkian toujours en référence à ses mémoires. Le Génocide des Arméniens. Paris : Odile Jacob, 2006, p. 20. 37 Kevork Pamukciyan : Biyografileriyle Ermeniler, éd. Osman Köker. Istanbul, Aras, 2003, p. 89. 38 Voir p. ex. à l’occasion d’une réunion arménienne à Londres. BOA, Y.MTV 120/96, 23 mai 1895.
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contenu, leurs activités montraient la nécessité d’une organisation politique. Cela n’implique pas que les Jeunes Turcs se soient reconnus dans les modes de fonctionnement de groupes clandestins prônant l’auto-organisation de la paysannerie et la lutte armée. Cependant, nous pouvons imaginer que l’organisation politique des comités arméniens ait inspiré les Jeunes Turcs. Ce qui eut sans doute une importance spéciale pour la formation politique d’Ahmed Rıza, en particulier, ce fut l’attention que les intellectuels français portaient aux Arméniens. Les rapports avec les comités arméniens et l’observation de leurs activités politiques ont sans doute renforcé sa volonté de s’imposer dans l’opinion publique française et d’obtenir son soutien à la cause jeune-turque. Suivant le témoignage d’Arméniens, Rıza observait leurs rapports avec des intellectuels français non sans une certaine jalousie39. En fait, l’intérêt que l’opinion publique française avait pour les Arméniens profita beaucoup aux Jeunes Turcs lorsqu’ils débutèrent leurs activités à la fin de l’année 1895. L’esprit de l’opposition du parlement dissous : Halil Ganem Alors que Sabah-Gulian affirmait avoir entretenu des rapports avec Ahmed Rıza pendant des années, Rıza lui-même ne fit pas mention de ces relations. Malgré une certaine importance, on ne devrait pas surestimer ces liens entre Ahmed Rıza, ou les Jeunes Turcs en général, avec les comités arméniens à Paris. Les divergences politiques étaient trop importantes pour pouvoir permettre de véritables rapports dans la durée. Par contre, la convergence de vues allait permettre à Ahmed Rıza de compter un opposant ottoman parmi ses collaborateurs les plus proches pendant des années : Halil Ganem (1847-1903)40. Grâce à son père, Rıza avait un lien direct avec cet homme qui avait joué un rôle important dans vie politique ottomane sous Abdülhamid. Ganem avait été député syrien au premier parlement ottoman. Élu à 32 ans, il fut alors le plus jeune député de la Chambre ottomane et se fit remarquer par l’éloquence et l’habilité 39
Cf. R. Kévorkian : Le Génocide des Arméniens, p. 23. On retrouve le nom aussi sous la forme de Khalil Ghanim, Ganim ou Ghanem. La version que nous utilisons est celle qu’il employait dans ses écrits français et qui correspond à la transcription turque. Une notice biographique très incomplète se trouve dans İ. Güneş : Türk Parlamento Tarihi, II, p. 64-65. Voir aussi les nécrologies d’Ahmed Rıza : « Halil Ganem », Mechveret, n° 142, 1er juillet 1903 ; Şûra-yı Ümmet, n° 34, 9 août 1903. Voir aussi, en particulier sur la popularité de Ganem auprès des Jeunes Turcs : « Teessüf ve Ta’ziye », Osmanlı, n° 121, 1er septembre 1903. 40
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de ses prises de parole, s’affirmant rapidement comme un des principaux meneurs de l’opposition41. Logiquement, il fit partie des dix députés éloignés de la capitale aussitôt après la dissolution de la Chambre42. Ganem partageait ainsi avec İngiliz Ali Bey le destin commun d’une expérience parlementaire et d’un exil infligé par la volonté du sultan43. Cependant, contrairement au choix d’İngiliz Ali, Ganem prit la décision de s’exiler à Paris. En France, où il allait être naturalisé et passer sa vie jusqu’à sa mort en 1903, il mena une carrière de journaliste et devint au cours des années une figure respectée de la société parisienne44. Tout en travaillant souvent pour le compte de la République (au point de recevoir le grade de Chevalier de la Légion d’honneur des mains de Gambetta45), Ganem ne se désintéressa jamais de la situation de l’Empire ottoman et n’abandonna pas son opposition au système hamidien en place. En vérité, il ne fut pas un Ottoman parmi d’autres à Paris, mais s’imposa comme une des figures les plus illustres de l’opposition ottomane à l’étranger. Dès 1881, il publia le journal al-Basir. Établi avec le soutien du gouvernement français, le journal portait néanmoins une ligne clairement autonome46. Il fit aussitôt reçu par les autorités ottomanes comme la manifestation de l’opposition libérale au point de devenir une préoccupation de l’ambassade ottomane47. Il n’est pas exclu que Rıza ait déjà rencontré Halil 41 Ses compétences n’échappaient pas à la presse étrangère. « Lettres de Turquie, Constantinople, 5 février 1878 », Le Temps, 15 février 1878. 42 « Lettres de Turquie, Constantinople, 20 février 1878 », Le Temps, 2 mars 1878. Plus généralement sur son épisode parlementaire voir le chapitre Hasan Kayalı : « The Constitution, Parliament and Arab Representatives », Arabs and Young Turks : Ottomanism, Arabism, and Islamism in the Ottoman Empire, 1908–1918. Berkeley : University of California Press, 1997. 43 D’après Ziyad Ebüzziya, Halil Ganem et Ali Rıza furent même amis. « Ahmed Rıza Bey », art. cit., p. 124. 44 Plus tard, des opposants au sein du mouvement jeune-turc allaient utiliser cet aspect pour dénoncer le manque de patriotisme de Ganem. Şerafeddin Mağmumi : Hakikât-ı Hâl, p. 31. 45 Attribution par décret du 27 septembre 1879. « Nouvelles du jour », Le Temps, 13 octobre 1879. Cf. « Nécrologie », Le Temps, 25 juin 1903 ; Ahmed Rıza : « Halil Ganem », Mechveret, n° 142, 1er juillet 1903. 46 Le gouvernement français sous Gambetta voyait surtout dans ce journal un moyen de légitimer son occupation de la Tunisie – pas tellement vis-à-vis d’Istanbul mais contre des positions italiennes et anglaises concurrentes pour l’influence au Maghreb. Elie Kedourie : Afghani and ‘Abduh. An Essay on Religious Unbelief and Political Activism in Modern Islam. Londres : Routledge, 1997, p. 40-41. 47 Voir p. ex. la tentative du palais d’acheter les faveurs de Halil Ganem BOA, HR.TO 499/11, 13 décembre 1883 & 81/48, 20 décembre 1883 ; Y.A.HUS 175/115, 25 Sefer 1301 (27 décembre 1883). Al-Basir fut finalement interdit par le gouvernement français. Sur ces
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Ganem lors de son premier séjour à Paris, alors que sa notoriété d’opposant était à son apogée et qu’il servait de point de relais pour des intellectuels musulmans à Paris, comme par exemple pour al-Afghani qu’il présenta à Ernest Renan48. Or, dans les années 1890, la rencontre était inévitable. Ganem continua d’agir selon sa réputation et lança en 1893 le journal bilingue (français-turc) Le Croissant – Hilal. Il ne parut que six numéros de ce journal, mais ce fut suffisant pour provoquer une ferme réaction de l’ambassade ottomane à Paris49. Nous n’avons pas pu identifier d’éventuelles contributions de Rıza à ce journal, mais il est évident que les deux hommes entretenaient à l’époque déjà des rapports amicaux de plus en plus étroits50. À partir de l’année 1896, Ganem abandonna même ses propres publications pour contribuer aux journaux d’Ahmed Rıza. Pour tout dire, il devint son collaborateur le plus proche et, après Rıza, le principal rédacteur au Mechveret jusqu’à sa mort en 1903. L’importance de la rencontre entre Rıza et Ganem se situe à de multiples niveaux. Tout d’abord, l’activité du publiciste Ganem représentait, à l’instar de celle de Georgiadès, un modèle de mode d’action qui allait inspirer Ahmed Rıza. En particulier Le Croissant – Hilal constituait la manifestation concrète d’une publication d’opposition ottomane en deux langues. En fait, Ganem reprit en 1895 la même formule de journal bilingue, cette fois-ci arabe et français, pour La Jeune Turquie – Turkiya al-Fatat, peu avant la publication par Rıza du Meşveret et du Mechveret, Supplément français51. Malgré le fait qu’il s’agissait pour Meşveret/ Mechveret de deux journaux imprimés séparément, il n’est pas difficile de voir que Rıza s’inspira des journaux de Ganem lorsqu’il décida, fin 1895, d’entamer la publication d’un périodique en deux langues52. activités au début des années 1880, voir aussi le rapport de police sur Halil Ganem, fourni au tribunal de Paris. Procès contre le Mechveret, p. 79-80. 48 Ganem fut à l’époque rédacteur du Journal des Débats, où a eu lieu l’échange entre Renan et al-Afghani sur la science et l’islam. C’est sans doute Ganem aussi qui aida alAfghani à sortir le journal al-Urwah al-Wuthqa, considéré comme l’une des premières expressions du panislamisme. L’imprimerie et le gérant du journal sont identiques à ceux de al-Basir. E. Kedourie : Afghani and ‘Abduh, p. 40-41. Au début des années 1890, Ahmed Ağaoğlu publia dans le Journal des Débats (H. Shissler : Ahmed Ağaoğlu, p. 66), probablement grâce à l’aide de Halil Ganem. 49 BOA, HR.SYS 186/67 : Rapport de l’ambassade de Paris, 5 septembre 1893 ; HR.TO 85/109 : Télégramme du Hâriciye à l’ambassade de Paris, 14 décembre 1893 (traduction). 50 Voir la référence aux publications de Ganem dans « Evrâk-ı Havâdis – Turkiya alFetat », Meşveret – İlave, n° 7, 1 Mart 108 (1er mars 1896). 51 Le journal fut aussitôt interdit par les autorités ottomanes. BOA, İ.HUS 44/1313/B-69, 5 janvier 1895. 52 Pour Ramsaur, le projet était même conçu avec Halil Ganem. Jön Türkler, p. 39.
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Au niveau du contenu, c’est en particulier la ligne ottomaniste des publications de Halil Ganem qui attirait l’intérêt d’Ahmed Rıza. Ganem se distinguait ainsi d’autres représentants de l’opposition ottomane. Georgiadès, ou l’opposant arabe Selim Faris, éditeur du journal Hürriyet dans les années 1890 à Londres (en référence au journal de Nâmık Kemal des années 1860), se réclamaient eux aussi explicitement de l’héritage jeuneottoman, mais leurs attaques contre le système hamidien se superposaient souvent à des considérations nationalistes arabes ou grecques, manifestant ainsi une divergence d’intérêts avec l’orientation des Jeunes Turcs. En 1896, Ahmed Rıza, qui semble avoir entretenu auparavant des rapports avec Selim Faris, considérait nécessaire de se distancier du journal Hürriyet en précisant que celui-ci ne défendait pas les intérêts de tous les Ottomans53. À l’opposé, Halil Ganem dédiait La Jeune Turquie explicitement à « la défense des intérêts politiques, matériels et moraux de tous les Ottomans », comme l’indiquait son sous-titre. De fait, il insistait systématiquement sur l’idéal de l’unité ottomane — c’était même déjà le principal thème défendu dans Le Croissant. De son côté, Rıza trouvait toujours les mots les plus positifs pour les publications de Ganem, et en particulier pour l’importance qu’il accordait à l’unité ottomane, un sujet que Rıza lui-même n’arrêtait pas de mettre en exergue dans ses propres écrits, surtout lors des premières années de la publication du Meşveret et du Supplément français. Le fait que ces positions viennent d’une figure éminente du libéralisme ottoman, d’un chrétien-maronite, confirmait l’orientation de sa propre pensée. Mais l’importance de Ganem pour Ahmed Rıza et de son concours à son projet était surtout d’ordre symbolique. Nous l’avons dit, Halil Ganem était un personnage central de la vie politique sous Abdülhamid, manifestant « une résolution inégalée pour la cause libérale », au point d’être décrit comme l’incarnation des courants libéraux ottomans du dernier quart du XIXe siècle54. En outre, Rıza avait tout naturellement un lien personnel et affectif avec lui de par le destin commun qu’il partageait 53 Ahmed Rıza : « Osmanlı İttihad ve Terakki Cemiyeti ve Avrupa Matbuatı », Meşveret, n° 20, 8 octobre 1896. Pour des mentions de collaboration voir BOA, HR.SYS 447/43 : Télégramme de l’ambassade de Londres au Hâriciye (Ziya à Tevfik Paşa), Londres, 17 décembre 1895. Sur Selim Faris voir Ş. Mardin : Jön Türklerin Siyasî Fikirleri, p. 39-41 ; Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 93-100. 54 « Indeed, Ghanem was unequaled in his persistence in the liberal cause, and he represented not only the link between the early and later phases of the anti-Hamidian movement but also embodied the liberal Ottoman currents during the entire span of the last quarter of the nineteenth century. » H. Kayalı : Arabs and Young Turks, p. 41.
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avec son défunt père Ali Rıza. En rencontrant Halil Ganem, Ahmed Rıza retrouva à Paris l’héritage du parlement ottoman dissous, cette expérience de modernité politique à laquelle son propre père avait participé, et qui avait sonné la disgrâce de la famille Rıza. Ganem fut le représentant vivant de l’héritage que revendiquait Rıza, celui de l’esprit libéral et de l’optimisme qui avaient régné sur la première expérience parlementaire ottomane. En cela, il était bien plus important qu’un Georgiadès qui se réclamait d’une façon abstraite de la « Jeune Turquie ». Pourtant, en fin de compte, le dernier maillon de la chaîne entre les Jeunes Ottomans et les Jeunes Turcs ne fut pas Halil Ganem, mais Ali Şefkati. Celui-ci permit à Ahmed Rıza de revendiquer l’héritage ottoman libéral, de s’inscrire dans la continuité du projet modernisateur des Jeunes Ottomans et de se lancer dans le jeune-turquisme. Ali Şefkati et les premières publications jeunes-turques Ali Şefkati (1837-1895) fut une autre figure illustre de l’opposition libérale sous Abdülhamid55. Comme Halil Ganem, il avait été collègue du père d’Ahmed Rıza, İngiliz Ali, cette fois-ci au Conseil d’État. Şefkati fut membre de la loge maçonnique établie par le Grec stambouliote Cléanthi Scalieri en 1868 I Proodos – Le Progrès. D’obédience française, elle fut la première loge où les rituels étaient accomplis en langue turque et comprenait des noms illustres du mouvement jeune-ottoman comme Nâmık Kemal ou Mustafa Fazıl Paşa56. À travers cette loge, Şefkati avait soutenu l’ascension au trône de Murad V (lui-même franc-maçon et membre de sa loge) en 1876, et il participa aussitôt aux efforts pour le réinstaurer une fois qu’il fut déposé pour troubles mentaux au profit de son frère Abdülhamid57. Se réfugiant en Europe après une tentative de coup d’État avortée en 1878, il se mit à publier, d’abord à Naples, ensuite à Genève et finalement à Londres, les journaux İstikbâl et Hayal, ce dernier étant le premier journal satirique anti-hamidien58. Jusqu’à sa mort 55
Sur sa biographie voir Sicill-i Osmanî Zeyli, vol. 1, p. 18. Paul Dumont : « La Turquie dans les Archives du Grand Orient de France », J. L. BacquéGrammont/P. Dumont (dir.) : Économie et sociétés dans l’Empire ottoman, p. 188-194. Plus généralement T. Zarcone : Mystiques, philosophes et francs-maçons en Islam. 57 Une anecdote célèbre pour illustrer les troubles mentaux de Murad V est la rencontre entre lui et Ali Şefkati quand le sultan alluma simultanément deux cigarettes pour les fumer. A. B. Kuran : Osmanlı İmparatorluğunda İnkılâp Hareketleri, p. 144-145. 58 Sur İstikbâl voir Cavit Orhan Tütengil : Yeni Osmanlılarʼdan Bu Yana İngiltereʼde Türk Gazeteciliği, 1867-1967. Istanbul : İstanbul Üniversitesi İktisat Fakültesi Yay., 1969, p. 79-83. 56
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en 1895, ces deux journaux sortirent à des intervalles irréguliers et avec des tractations résultant de négociations avec le palais ottoman. En vérité, Ali Şefkati occupait en grande partie la place laissée vacante par l’effondrement du mouvement jeune-ottoman, et avait pu acquérir la réputation d’être le seul combattant contre le despotisme hamidien59. Son parcours était proche de celui de Halil Ganem, mais son renom auprès des Jeunes Turcs dans les années 1890 dépassait largement celui de Ganem, malgré le fait que ce dernier était bien plus visible publiquement et avait un enracinement politique plus concret. Cette différence ne venait pas des divergences politiques entre eux, tous deux se réclamant de la Jeune Turquie et de l’héritage jeune-ottoman. Mais Şefkati avait un avantage sur Halil Ganem : il était Turc. Dans les années 1880, lorsque l’opposition ottomane était dominée par des intellectuels arabes, il fut le seul Turc à se lancer dans un projet politique et à publier un journal en langue turque d’une façon continue60. C’est pour cela qu’aux yeux des Jeunes Turcs, bien plus qu’un Halil Ganem, il en était venu à incarner l’opposition ottomane. L’ensemble des auteurs jeunes-turcs honoraient son nom, qu’ils évoquaient fréquemment avec celui de Nâmık Kemal61, le désignant comme « le vénérable père des Jeunes Turc » (Jön-Türklerin piri)62. Son journal İstikbâl, largement lu par les étudiants des écoles stambouliotes où germait le sentiment d’opposition hamidienne, préparait le terrain de l’espace public clandestin jeune-turc63. Ahmed Rıza semble avoir été déjà en contact avec Ali Şefkati en 1891, lorsque l’ambassade ottomane investiguait sa participation possible au journal La Turquie Contemporaine. L’ambassade soupçonnait Şefkati au même titre que lui, et elle associait ainsi les deux noms64. Il est évident que les deux hommes entretinrent de bons rapports au cours des premières années de la décennie, même si Şefkati demeurait principalement à 59
Bahaeddin Şakir : İttihat ve Terakki, p. 25. F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 254-255. 61 Voir p. ex. İbrahim Temo’nun Anıları, p. 2-3 ; la nécrologie d’Abdullah Cevdet à la mort d’Ahmed Rıza A. D. : « Ahmet Riza [sic] Bey », İctihad, n° 293, 15 mars 1930. Şevket Süreyya Aydemir lui attribue un rôle prépondérant dans la transmission du concept de vatan (la patrie) de Nâmık Kemal aux Jeunes Turcs. Makedonyaʼdan Orta Asyaʼya Enver Paşa. Istanbul : Remzi Kitabevi, 1972, p. 158. 62 Bahaeddin Şakir : İttihat ve Terakki, p. 26. 63 İbrahim Temo’nun Anıları, p. 9, 59. D’après Yahya Kemal, les journaux de Şefkati furent les publications jeunes-turques les plus importantes. Çocukluğum ve Gençliğim. Siyâsî ve Edebî Hâtıralarım. Istanbul : İstanbul Fetih Cemiyeti, 1976, p. 200-201. Voir aussi les propos de Prens Sabahaddin : « Neşriyat-ı Siyasiyemiz », Terakki, n° 1er, avril 1906. 64 BOA, Y.PRK.EŞA 12/47 : Traduction du télégramme de l’ambassade de Paris, 9 mai 1891. Ali Şefkati assura son innocence dans l’affaire. 60
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Londres. Lorsqu’Ahmed Rıza prit la décision de se lancer à son tour dans la publication d’écrits anti-hamidiens, c’est Şefkati qui lui donna l’ultime encouragement. C’est lui qui rendit possible la publication du premier lâyiha d’Ahmed Rıza ainsi que du journal Meşveret qui marqua le début d’une nouvelle ère de l’histoire politique ottomane. Au début de l’année 1895, l’ambassade ottomane de Londres fut confrontée à un renouveau des activités anti-hamidiennes65. Alertée en juin par l’arrivée sur le territoire ottoman de nouvelles publications clandestines, elle commença à faire surveiller le domicile d’Ali Şefkati. Elle constata ainsi que, chez Şefkati, demeurait un homme de grande taille, d’environ 35 ans, Ahmed Rıza66 . Les deux hommes passaient principalement leur temps à la maison. L’ambassade identifia clairement la raison de cette réclusion : ils étaient en train de rédiger des écrits contre le gouvernement ottoman67. En effet, ce fut en mai de la même année que « ces méprisables coquins » commencèrent à diffuser depuis Londres la brochure Lâyiha et les journaux İstikbâl et Hayal, dont les autorités ottomanes interdirent aussitôt la circulation sur le territoire ottoman68. Il ressort des rapports de l’ambassade ottomane qu’Ahmed Rıza avait pu faire imprimer son Lâyiha grâce à l’aide de Şefkati. Celui-ci l’introduisit chez un imprimeur et mit à sa disposition une petite machine dont il était propriétaire69. Rıza avait payé une somme de 8 livres anglaises 65
À côté des activités de Şefkati, qui vivait entre Paris et Londres et reprit la publication de İstikbâl en juin 1895, et de celles de Selim Faris, on notera surtout diverses publications d’un certain Marengo (cf. Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 81-82), un Italien, probablement franc-maçon, qui était en lien avec Şefkati et semble avoir aussi entretenu des rapports avec al-Afghani à Londres et peut-être Halil Ganem à Paris. BOA, HR.SYS 2752/72 : Télégramme de l’ambassade de Londres au Hâriciye, 6 septembre 1893 ; Y.PRK.EŞA 15/5 : Télégramme de l’ambassade de Paris au Hâriciye, 30 décembre 1891 & 1er janvier 1892. Ses publications semblent avoir été préparées avec la lithographie appartenant à Ali Şefkati. BOA, HR.SYS 1833/23 : Rapport de l’ambassade de Londres au Hâriciye (Rüstem Paşa à Turkan Paşa), 29 juin 1895. 66 BOA, HR.SYS 1796/1 : Rapport de l’ambassade de Londres au Hâriciye, Londres, 19 juin 1895 (traduction ottomane transmise au palais dans Y.A.HUS 331/42, 6 juillet 1895). Le rapport note aussi la couleur châtain clair de la barbe et des cheveux. 67 BOA, HR.SYS 1833/23 & 1796/1 : Rapport de l’ambassade de Londres au Hâricye, 29 juin 1895 / 19 juin 1895 & 31 juillet 1901. 68 Ibid. Sur l’interdiction de leurs textes voir l’ordre du ministère de l’Intérieur à toutes les instances ottomanes. BOA, DH.MKT 386/105 : Note du ministère, 23 mai 1895. Les autorités devaient admettre qu’il n’y avait pas de moyen d’empêcher l’introduction des écrits par les postes étrangères. Y.A.HUS 334/1 : Note du ministère des Postes et Télégraphes au vizir, 7 août 1895 (traduction). 69 BOA, HR.SYS 1833/24 : Rapport de l’ambassade de Londres au Hâriciye, Londres, 5 juillet 1895.
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pour l’édition lithographique de 500 copies70. Il commença aussi une publication en feuilleton du Lâyiha dans le İstikbâl de Şefkati71. Par ailleurs, il paraît évident que, grâce à Şefkati, il noua des contacts à Londres pour solliciter la presse anglaise72. Rıza aurait probablement aussi sorti sa brochure Mektub par les mêmes voies. Nous pouvons présumer qu’il s’était isolé chez Şefkati pour préparer la publication du texte qu’il avait envoyé quelques mois auparavant au grand vizir. Mais l’appareil hamidien de répression se mit aussitôt en place pour empêcher la poursuite de ces activités. Des moyens furent mis à la disposition de l’ambassade pour acheter les faveurs des professionnels ayant travaillé avec les opposants ottomans et entraver ainsi le mode de fonctionnement qu’ils avaient adopté73. Cette politique eut un certain succès. Au final, Rıza dut sortir Mektub, qu’il préparait sans doute à Londres, quelques mois plus tard à Genève. Si nous considérons que Şefkati avait des liens à Genève, il n’est pas à exclure que Rıza se soit appuyé sur le réseau de cet opposant historique pour cette publication aussi74. Ahmed Rıza quitta Londres pour regagner Paris, en juillet 1895, peu après que l’ambassade ottomane eut commencé sa campagne contre les activités d’opposants à Londres75. Şefkati déménagea dans la région parisienne en octobre de la même année76. L’ambassade de Londres nota qu’il ne pouvait plus poursuivre la publication de ses journaux à cause d’une santé trop fragile et d’un âge avancé et qu’il cherchait un collaborateur. Il mourut une semaine avant la sortie du premier numéro du Meşveret77. De toute évidence, Ahmed Rıza n’avait pas souhaité continuer le journal İstikbâl. D’ailleurs, la surveillance de Şefkati à Paris ne fait pas état 70
BOA, HR.SYS 1833/26 : Rapport d’agent chargé de la surveillance d’Ali Şefkati et d’Ahmed Rıza, Londres, 9 juillet 1895. 71 Cf. C. O. Tütengil : Yeni Osmanlılarʼdan Bu Yana İngiltereʼde Türk Gazeteciliği, p. 82 ; Ali Münif Bey’in Hâtıraları, éd. Taha Toros. Istanbul : Isis, 1996, p. 22. 72 Voir les recommandations données dans la lettre d’Emily Crawford à Ahmed Rıza, Chelsea, 15 juillet 1895. Collection Faruk Ilıkan. 73 Cf. BOA, HR.SYS 1833/24 : Rapport de l’ambassade de Londres au Hâricye, 5 juillet 1895 & Rapport d’agent, Londres, 3 juillet 1895. Il s’agit aussi des publications de Selim Faris et de Marengo. 74 Notons aussi la possibilité qu’il ait pu accéder à des réseaux genevois avec l’aide de Halil Ganem qui avait sorti son journal Le Croissant – Hilâl à Genève. 75 BOA, HR.SYS 1833/24 : Télégramme de l’ambassade de Londres au Hariciye, 10 juillet 1895. 76 BOA, HR.SYS 1833/29 : Télégramme de l’ambassade de Londres au Hariciye, 11 octobre 1895. 77 BOA, HR.SYS 1833/30 : Télégramme de l’ambassade de Paris au Hariciye, 26 novembre 1895.
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de la présence d’Ahmed Rıza à ses côtés. Celui-ci semble avoir pris ses distances, alors qu’ils avaient été très proches quelques mois auparavant à Londres. Dans ses premières publications, il montra même peu de respect pour lui. Peut-être par souci d’autonomie, mais peut-être aussi parce que, dans les dernières semaines de sa vie, Şefkati semble avoir essayé de se réconcilier avec le sultan Abdülhamid78. Les liens entre Rıza et Şefkati furent l’objet de multiples interprétations. Plusieurs Jeunes Turcs, peu enclins envers Ahmed Rıza, l’ont accusé d’avoir, en rédigeant ses lâyiha, juste mis son nom au-dessous d’idées qu’il aurait volées à Şefkati79. De même, on lui a reproché d’exploiter le matériel laissé par le défunt pour ses articles du Meşveret80. On ne peut, certainement, nier que Rıza ait été inspiré et influencé par cet opposant historique au sultan Abdülhamid. Cependant, l’importance de leurs rapports résidait surtout dans des aspects logistiques. On a vu que Şefkati lui avait ouvert des possibilités pour publier Lâyiha, et probablement aussi Mektub. Et il semble bien avoir eu un rôle important dans la première publication périodique d’Ahmed Rıza. Celui-ci écrivit que Şefkati lui avait donné des « conseils nécessaires à l’organisation d’une partie du journal »81. Cependant, nous ignorons ce que cela signifie précisément. Il semble que Şefkati lui ait communiqué son expérience dans la diffusion clandestine sur le territoire ottoman des journaux et des écrits interdits82. De même, il est possible que les premiers numéros du Meşveret, écrits à la main par Ahmed Rıza, aient été imprimés grâce à la presse de Şefkati. Par ailleurs, celui-ci disposait de moyens pécuniaires pour financer sa vie et ses activités. L’ambassade ottomane à Londres notait bien qu’il menait 78
Cf. Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 85. İsmail Hakkı : Cidal yahud Ma’kes-i Hakikât. Le Caire, 1908, p. 18-19 ; Mizancı Murad : Mücahede-i Milliye. Gurbet ve Avdet Devirleri, [1909] éd. Sabahattin Çağın/ Faruk Gezgin. Istanbul : Nehir Yay., 1994, p. 114 ; Şerafeddin Mağmumi : Hakikât-ı Hâl. Paris, 1897, p. 17. Le fait que des parties de Lâyiha ont été publiées dans İstikbal, probablement sans mention d’auteur après le premier article, représentait un prétexte bienvenu pour appuyer cette accusation. Voir le récit allant dans ce sens de Kuran, lui-même réservé envers la personnalité de Rıza : Osmanlı İmparatorluğunda İnkilâp Hareketleri, p. 182. Pour Kuran cette idée est appuyée par le fait que Rıza comme Şefkati font référence au Koçi Bey Risalesi. İnkılâp Tarihimiz ve Jön Türkler, p. 23. 80 Süleyman Kâni İrtem : Yıldız ve Jön-Türkler. İttihad-Terakki Cemiyeti’nin Gizli Tarihi, éd. Osman S. Kocahanoğlu. Istanbul : Temel Yay., 1999, p. 36. 81 « …gazetemizin kıt’asını tabına mültezim olan intizama dair ihtiratta bulunmuştu. » Ahmed Rıza : « Ali Şefkati Bey’in Vefâtı », Meşveret – İlâve, no. 1. 1er décembre 1895. 82 Cf. S. K. İrtem : Yıldız ve Jön-Türkler, p. 36 ; Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 85. 79
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une vie confortable83. De fait, dès la fin des années 1870, Şefkati avait bénéficié du soutien financier du khédive égyptien84. C’est le khédive aussi qui donna à Rıza une somme d’argent importante pour que celui-ci érige une stèle funéraire au cimetière du Père-Lachaise85. Nous savons que des membres de la famille du khédive étaient parmi les premiers soutiens financiers d’Ahmed Rıza. Il n’est pas à exclure que Rıza ait profité des liens établis par Ali Şefkati, peut-être même au-delà du tropisme égyptien, en établissant un réseau financier pour son activité jeune-turque, même si nous savons que Rıza avait déjà des rapports avec la princesse Nazlı Hanım au début des années 189086. Des opposants à l’opposition : émergence d’un leader jeune-turc Pour Ahmed Rıza, Ali Şefkati était la dernière incarnation de l’esprit de la « Jeune Turquie » des Jeunes Ottomans qu’il transmit aux Jeunes Turcs. Après l’expérience amère du libéralisme ottoman et de sa chute dans les années 1870, et celle d’un parcours plein d’espoirs et de déceptions dans les années 1880, Ahmed Rıza avait trouvé à Paris une série d’hommes illustres qui lui servaient d’initiateurs et de modèles pour se lancer dans une vie politique active et pour devenir, à son tour, une idole pour des milliers de jeunes de l’Empire ottoman. Rıza s’établit dans la continuité de ces opposants historiques anti-hamidiens. Pourtant, en dépit du rôle de modèle que les opposants ottomans eurent pour lui, et en dépit du respect et de la fascination que Rıza avait à leur égard, la voie qu’il prit est-elle comparable à la leur ? En vérité, il y avait une différence de taille : Rıza ne devint pas simplement un autre opposant au régime hamidien parmi d’autres ; contrairement à ses prédécesseurs, il s’établit en tant qu’opposant à partir d’un groupe. 83
BOA, HR.SYS 1833/26 : Rapport de l’ambassade de Londres au Hâriciye, 12 juillet
1895. 84
Cf. BOA, Y.A.HUS 167/102 : Note du Hâriciye au palais, 6 juin 1881. Mizancı Murad : Mücahede-i Milliye, p. 114. L’ambassade de Paris formula une demande initiale de prendre en charge les funérailles. BOA, HR.SYS 1833/30 : Télégramme de l’ambassade de Paris au Hâriciye, 26 novembre 1895. Cependant, le palais semble avoir refusé et ordonna au contraire d’utiliser la veillée funèbre comme prétexte pour confisquer les archives de Şefkati. Rıza nota que la cérémonie fut enfin assurée par « le concours des citoyens. » « Ali Şefkati Bey’in Vefâtı », Meşveret – İlâve, n° 1. 1er décembre 1895. 86 Voir la photo-portrait « Ahmed Rıza et Nazlı » de l’Atelier Ferdinand Mulnier, n.d. (début des années 1890). Bahattin Öztuncay : Hâtıra-i Uhuvvet. Portre Fotoğrafların Cazibesi : 1846-1950. Istanbul : Aygaz, 2005, p. 154-155. 85
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Au niveau de son personnage et de sa pensée, pratiquement rien ne prédestinait Ahmed Rıza à prendre la tête d’un groupe politique. Sa conception du rôle du savant, exprimée dans sa fascination pour de grands hommes de l’histoire européenne, et son caractère mélancolique et solitaire, le vouaient plutôt à un parcours comparable à celui d’un Ali Şefkati ou d’un Halil Ganem, restant à un niveau d’expression politique individuelle. Il s’agissait d’un véritable dilemme pour Ahmed Rıza. Tout au long de sa vie, malgré ses convictions positivistes et le fait qu’il soit devenu le personnage emblématique d’un mouvement politique, il ne sut pas s’affranchir d’une conception de la politique reposant sur le rôle du grand penseur et la vénération idéaliste de l’esprit individuel. Or, les temps avaient changé, et Ahmed Rıza réalisa une véritable rupture avec les opposants anti-hamidiens précédents. Même si le journal Meşveret était sous son contrôle et exprimait ainsi majoritairement ses idées et ses opinions, il se situait au sein d’une mouvance auparavant inexistante. Par conséquent, Ahmed Rıza s’établit non pas comme un opposant, mais comme une figure de l’opposition, celle des Jeunes Turcs87. Mais revenons d’abord aux évolutions qui avaient rendu possible cette rupture dans l’histoire politique ottomane. Les débuts d’une réputation et l’évolution vers le CUP Au moment même où Ahmed Rıza flânait à Paris, envahi par les impressions de l’Exposition universelle, celle du centenaire de la Révolution, se constitua à Istanbul la première cellule du mouvement jeune-turc fondée par quatre étudiants de l’École militaire de médicine (Mekteb-i Tıbbiye-i Şahane)88 : l’Union Ottomane (İttihad-ı Osmanî). Au-delà de la valeur que nous pouvons aujourd’hui attribuer au comité comme cellule originaire du fameux Comité Union et Progrès, l’importance de cette fondation résidait dans le fait qu’elle était l’expression d’un sentiment de mécontentement qui se propageait auprès des jeunes étudiants des écoles publiques et se traduisait progressivement par une mise en question générale du système existant. « La jeunesse ottomane entre dans un processus de politisation », note justement Wajda Sendesni89. 87 Nous paraphrasons ici un constat de François Georgeon qui note, pour qualifier la période politique avant la naissance du mouvement jeune-turc : « En somme, il y a une poignée d’opposants, mais pas d’opposition. » Abdülhamid II, p. 255. 88 İbrahim Temo’nun Anıları, p. 13-15. Pour les premières activités du comité, voir aussi Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 173-179. 89 W. Sendesni : Les Jeunes Turcs en Égypte, p. 19.
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Les premières activités de ce comité étaient banales et ne dépassaient pas l’horizon d’un simple mouvement d’étudiants. Cependant, il prit peu à peu une structure plus organisée et s’orienta vers des préoccupations plus générales. Le groupe développa des liens au sein de l’administration publique et commença à contacter des opposants à l’étranger. Ainsi, d’après Hanioğlu, le comité jeune-turc approcha pour la première fois Ahmed Rıza à Paris en 1891 ou 1892. Celui-ci fit quelques commentaires sur les statuts du comité, mais ne semble pas avoir voulu y adhérer90. Le comité jeune-turc le contacta à nouveau. La décision du groupe initial de mettre en place une structure d’organisation et de dépasser la vocation d’un simple mouvement d’étudiants y était pour beaucoup. Le comité commençait à s’imposer comme le représentant de la jeunesse des écoles publiques stambouliotes et à canaliser son mécontentement. Il parvint aussi à toucher des gens en dehors des écoles de la capitale ottomane. Il en résulta que les autorités ottomanes procédèrent aux premières vagues de répression. Cette répression poussa dès 1894 un nombre croissant d’étudiants à fuir l’Empire. Deux destinations se détachaient parmi les choix d’exil : Le Caire et Paris91. C’est effectivement à partir de cette année que la colonie ottomane à Paris commença à s’élargir92. C’est à cette époque que Rıza rejoignit le groupe de Jeunes Turcs. Le nombre croissant d’étudiants à Paris poussa la cellule jeune-turque d’Istanbul à considérer Paris comme un possible terrain de recrutement et d’action. Il se trouvait aussi que plusieurs futurs protagonistes du mouvement jeune-turc demeuraient à Paris pour des motifs conjuguant la fuite de la capitale ottomane et la poursuite de leurs études. Ils montraient un grand intérêt à l’égard d’Ahmed Rıza qui s’était assuré depuis 1892
90 Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 179 ; idem : Opposition, p. 74. Hanioğlu s’appuie sur les archives d’İbrahim Temo. D’après Imhoff, Temo fut au début de cette initiative et contacta Ahmed Rıza à travers Ahmed Verdanî au Caire. « Die Entstehung und der Zweck des Comités für Einheit und Fortschritt », Welt des Islams, 1/3-4 (décembre 1913), p. 172. Rappelons qu’Arsen Avagyan note (en référence aux mémoires d’Isdepan Sabah-Gulian) qu’autour de ces années, il y eut aussi un premier contact entre Ahmed Rıza et le parti arménien Hintchakian. « İttihat ve Terakki Cemiyeti ile Ermeni Siyasi Partiler Arasındaki İlişkiler », art. cit., p. 15. 91 Pour une comparaison des deux villes voir W. Sendesni : Les Jeunes Turcs en Égypte, surtout p. 4-6, 22-23. 92 Voir les cartons « La colonie ottomane à Paris », APPP, BA/1653, 109.700-2A & 109.700-3. Répétons cependant que le gros de l’attention de la police portait sur les Arméniens, perçus comme étant bien plus radicaux que les Ottomans turcs et soupçonnés d’activités terroristes.
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une réputation solide en rédigeant ses lâyiha93. Le comité d’Istanbul chargea en 1893 un délégué, le Dr Nâzım, de convaincre Rıza de se joindre à eux94. Issu d’une famille turque de petits fonctionnaires de Salonique, de près de quinze ans le cadet de Rıza, Nâzım avait été l’un des premiers étudiants de l’École militaire de médecine à adhérer à la cellule jeuneturque et il se rendit à Paris pour poursuivre des études supérieures. Malgré leurs origines différentes, Nâzım réussit à se rapprocher d’Ahmed Rıza. Après de longues discussions, Rıza accepta d’intégrer le comité jeune-turc et d’en prendre la tête en Europe95. Les deux hommes développèrent des rapports très proches au point que Nâzım devint le collaborateur le plus intime de Rıza pendant des années, apparaissant souvent comme son secrétaire96. Ahmed Rıza se retrouva ainsi à la tête d’une colonie ottomane qui se renforçait par un nombre croissant de jeunes étudiants mécontents, partageant des expériences comparables et la haine du système hamidien. Cette position était une nouvelle expérience pour Ahmed Rıza. Peut-être pour la première fois dans sa vie, il pouvait développer son activité en lien avec un groupe. C’est à partir de cette dialectique que naquit une nouvelle organisation qui allait devenir une force politique cruciale de l’histoire ottomane. Il semble que dès la fin de l’année 1894, Ahmed Rıza était déjà en pleine préparation d’une nouvelle organisation à Paris97. Quelques mois plus tard, il se rendit à Londres pour publier son premier Lâyiha, et solliciter l’aide et l’expérience d’un vieux combattant de la 93 S. Ağaoğlu : Babamın Arkadaşları, p. 81-84 ; Osmanlı Mebusan Meclisi Reisi Halil Menteşe’nin Anıları, éd. & préface İsmail Arar. Istanbul : Hürriyet Vakfı Yay., 1986, p. 111 ; Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 11, 15-16. 94 Kâzım Karabekir : İttihat ve Terakki Cemiyeti 1896-1909. Istanbul, 1982, p. 467. Bahaeddin Şakir indique que l’événement s’est passé en 1894. İttihat ve Terakki, p. 30. Halil Menteşe prétend avoir fait partie de la délégation. Halil Menteşe’nin Anıları, p. 110-113. Cf. Yahya Kemal : Siyasî ve Edebî Portreler. Istanbul : Baha Matbaası, 1976, p. 113. 95 Mehmed Reşid : İnkilap Niçin ve Nasıl Oldu ?, éd. Nejdet Bilgi. Izmir : Akademi Kitabevi, 1992, p. 14. 96 Voir p. ex. MAE, Affaires diverses politiques Turquie, 39, sous-dossier : Le Mechveret, publié à Paris. Ahmed Riza, Directeur : Rapport de la Préfecture de Police aux Affaires étrangères, 21 avril 1896. Şerafeddin Mağmumi, Jeune Turc particulièrement hostile envers Ahmed Rıza, le décrivit comme son « Arap İzzet », en référence au collaborateur d’Abdülhamid qui était l’une des personnalités les plus haïes de l’époque hamidienne. Voir sa lettre, Paris, 16 octobre 1896, dans A. B. Kuran : İnkilâp Tarihimiz ve İttihad ve Terakki, p. 92. Cf. A. Eyicil : Doktor Nâzım Bey, p. 27-28. 97 C’est ce qui ressort d’un paragraphe de la lettre adressée à sa sœur Selma, où il parle des préparatifs pour un « programme ». Ahmed Rıza à Selma, Paris, 7 décembre 1894. Collection Faruk Ilıkan.
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Jeune Turquie, Ali Şefkati. Enfin, sur fond de crise internationale, la cellule jeune-turque décida de créer une antenne à Paris. De toute évidence, fort de sa réputation auprès des jeunes de l’Empire ottoman à Paris, Ahmed Rıza en devint le président98. À cette époque, il entra dans un débat avec les Jeunes Turcs d’Istanbul à propos du nom de l’organisation, İttihad-ı Osmanî, qu’il proposa de changer. À l’issue de ce débat, le nouveau nom fut proclamé : Comité ottoman d’Union et de Progrès (CUP, Osmanlı İttihad ve Terakki Cemiyeti). Ahmed Rıza choisit lui-même ce nom, en claire référence au slogan du positivisme, Ordre et Progrès. De fait, il aurait d’abord proposé de reprendre la formule positiviste telle quelle. Mais pour mettre l’accent sur l’unité ottomane, le nom retenu fut celui d’Union et Progrès : « …une formule qui est presque la sienne [celle de Comte], et que nous aurions d’ailleurs prise intégralement si la nécessité de l’Union n’avait primé celle de l’Ordre, si nous n’avions cru que l’une n’était pas chez nous l’indispensable préalable à l’autre. »99 À la fin de l’année 1895, l’évolution s’acheva. À la suite de la fondation du CUP et de ses premières activités qui lui donnèrent une visibilité publique, Ahmed Rıza prit l’initiative de fonder son organe principal. Le 1er décembre 1895 sortit le premier numéro du Meşveret (la consultation) en référence au principe de consultation islamique qui avait déjà inspiré l’appel au parlementarisme des Jeunes Ottomans. Celui-ci fut suivi le 7 décembre 1895 par le Mechveret – Organe de la Jeune Turquie, conçu au début comme un Supplément français, mais qui, par un concours de hasards et de décisions, devint le journal jeune-turc à la parution la plus continue, et qui fut publié jusqu’à la révolution de 1908. Après la publication de Lâyiha et Mektub et de ses contributions à différents journaux français, Ahmed Rıza disposait de deux périodiques pour exprimer son opinion et parler en même temps au nom de la « Jeune Turquie », représentée par le Comité Union et Progrès. 98 Mehmed Murad : Mücâhede-i Milliye, p. 16. Suivant le système d’organisation en vigueur, Ahmed Rıza reçut le signet de l’organisation jeune-turque 6/1 : Sixième branche du comité (Paris) / premier membre. Voir la liste de Paris pour l’année 1896 reproduite dans Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 431. 99 Discours prononcé au Banquet de la Jeune Turquie à Paris du 27 novembre 1908, Revue positiviste internationale, 4/1 (1er janvier 1909), p. 76-77. Dans ses mémoires, Rıza note comme nom initial de l’organisation fut İttihad-ı İslâm, alors que celui-ci était bien İttihad-ı Osmanî. Sa proposition aurait souligné la nécessité de travailler dans l’intérêt de tous les Ottomans. Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 12-13. Voir aussi Halil Menteşe’nin Anıları, p. 112 ; Bahaeddin Şakir : İttihat ve Terakki, p. 158.
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Des débuts marqués par la vie de bohème à Paris, partagée entre le gagne-pain quotidien et la visite des bibliothèques et des conférences, et de ses premières réticences vis-à-vis de la cellule jeune-turque, à la décision de prendre la tête d’un mouvement en formation et de publier des périodiques qui étaient autant l’expression de ses propres idées que celles du CUP, le chemin fut donc long. Les lâyiha et au-delà : les piliers d’un renom politique Mais comment se fait-il que ce fut Ahmed Rıza plutôt qu’une autre personne qui prit à la tête du CUP en Europe ? Les récits de l’époque ainsi que les mémoires rédigés rétrospectivement semblent fournir une réponse simple à cette question. Tous s’accordent sur l’importance des lâyiha dans la réputation et le statut d’Ahmed Rıza. On constate effectivement que les lâyiha envoyés au sultan étaient fermement associés à l’image que l’on se faisait de lui. Même son futur concurrent au sein du mouvement jeune-turc, Prens Sabahaddin, nota que ces memoranda furent le point de départ de sa prise de conscience contre le règne hamidien100. Ils correspondaient bien à l’esprit des jeunes mécontents. Passés par le moule des écoles publiques modernes, ceux-ci avaient une conception théorique et totalisante des choses et affichaient une grande volonté de comprendre le monde en transformation dans lequel ils voyaient leur propre existence bouleversée. Par leur structuration logique, leur méthode inductive et démonstrative, leur souci pédagogique, le recours à des leitmotive du discours moderniste, les lâyiha satisfaisaient le désir des Jeunes Turcs de donner un sens aux temps modernes. Leur spécificité ne résidait pas tellement dans la radicalité des positions affichées par Rıza ni dans leur caractère nouveau, mais au contraire dans le fait que leur contenu représentait un moyen d’identification aisée pour les Jeunes Turcs. Les lâyiha proposaient un modèle pour une analyse scientifique de la condition de l’Empire et de sa place en des temps de progrès. Ils légitimaient aussi la nécessité de la réforme, et plus généralement, d’un esprit critique. Malgré une touche inévitablement personnelle, celle d’Ahmed Rıza, il n’est donc pas erroné de considérer les lâyiha comme la manifestation emblématique d’une pensée qui définissait tout une génération. 100
« Neşriyat-ı Siyasiyemiz », Terakki, [no 1er,] avril 1906 ; « Gençlerimize Mektuplarım : Bizde Tenkid », Terakki, non-numéroté, s.d. [mars 1907].
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À cela s’ajoutent deux points qui ont rendu possible cette identification. Tout d’abord, les écrits publiés de Rıza représentent les seuls textes du mouvement jeune-turc un peu condensés qui essayent de donner une analyse concentrée de la condition ottomane, au-delà des incriminations incessantes du sultan ou des abstractions théoriques. En deuxième lieu, notons que Lâyiha et Mektub furent rédigés et publiés avant même la fondation du CUP et le lancement officiel du mouvement jeune-turc. Ces textes représentaient ainsi des écrits disponibles qui correspondaient à un besoin au moment de leur sortie et pouvaient occuper une place dans les débats intellectuels. Le fait qu’ils correspondaient à un besoin est souligné par la réédition après seulement quelques mois de Lâyiha ainsi que par la reprise en feuilleton de ces écrits, d’abord, comme nous l’avons déjà mentionné, dans İstikbâl d’Ali Şefkati, mais aussi, quelques semaines plus tard, au Caire dans le journal Basiret-üs Şark d’Ahmed Reşid, et cela avant le lancement du CUP101, et enfin en 1900 dans Sancak d’Ahmed Saib102. Notons à ce sujet aussi que le tirage de l’imprimé Lâyiha d’Ahmed Rıza était assez élevé : vraisemblablement, il fut tiré à 500 exemplaires en première édition, ce qui correspond, pour une publication ottomane (clandestine de surcroît) à un chiffre important. Peut-être s’agit-il même de la publication jeune-turque la mieux diffusée. Pour autant, ces chiffres ne permettent pas de conclure que Lâyiha ou Mektub seraient devenus de véritables manifestes du mouvement jeuneturc. De fait, il ne nous est pas possible de nous prononcer sur la lecture effective de ces écrits par les Jeunes Turcs ou leurs sympathisants, et il serait erroné de considérer que leur lecture était un acte général d’initiation. Il est à ce titre éclairant de revenir au constat fait par Hanioğlu sur le premier contact de la cellule jeune-turque avec Rıza qui eut lieu avant même qu’il ait commencé à rédiger ses écrits. Il importe ainsi de noter qu’il existait une réputation d’Ahmed Rıza avant même qu’il ne prît publiquement position contre le régime hamidien. Comment est-ce possible ? Ahmed Rıza avait tout d’un personnage fascinant. Ancien directeur de l’instruction publique, fils d’un Sénateur exilé, il s’installa à Paris en sortant des circuits connus pour se consacrer à la science et à la réforme 101 Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 184. Plus généralement sur le journal d’Ahmed Reşid, lui-même agronome de formation comme Ahmed Rıza, voir W. Sendesni : Les Jeunes Turcs en Égypte, p. 61, 89-90. 102 Il s’agit d’une reprise de Mektub. Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 371.
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de la patrie —, il y avait de quoi impressionner de jeunes étudiants qui passaient leur vie dans des écoles sans y trouver beaucoup de satisfaction. En outre, le fait de fuir l’Empire était à l’époque encore une expérience suffisamment exceptionnelle pour être remarquée. En fait, ce ne furent pas seulement les écrits de Rıza qui répondaient aux besoins de jeunes étudiants, c’est sa personne même qui commença à incarner la recherche d’une voie nouvelle, guidée par la volonté de liberté, le dévouement à la patrie et l’inscription dans le projet de la modernité. Le parcours de Rıza le rapprochait des anciens combattants de la liberté comme Nâmık Kemal qui connaissait une popularité grandissante dans la société ottomane, et en particulier auprès de la jeunesse des écoles publiques, au point de pousser le régime impérial à interdire son œuvre103. D’autre part, il était un personnage suffisamment nouveau sans être muni de bagages anciens, comme par exemple Şefkati, pour parler aux jeunes en recherche de nouvelles formes d’expression. Ahmed Rıza avait aussi des avantages sur d’autres opposants à Paris, ou plus généralement en Europe. D’abord, son âge. Les combattants de la Jeune Turquie avant 1895 n’étaient pas très jeunes. Parmi les opposants présents à Paris, Ahmed Rıza était le cadet, mais suffisamment âgé pour pouvoir être l’aîné des jeunes Turcs, un rôle important dans une société où l’âge primait104. En approchant la quarantaine, il pouvait compter sur l’écoute des jeunes, bien plus que Halil Ganem (mort en 1903), ou encore Şefkati (mort peu avant la sortie du premier numéro du Meşveret). Rıza offrait ainsi des possibilités d’identification aux étudiants sortis des écoles publiques ottomanes arrivant en Europe. Enfin, Ahmed Rıza était Turc. Il s’agit d’un facteur crucial auquel nous avons déjà fait allusion. Les années 1880 avaient été une décennie où la contestation d’Abdülhamid était portée essentiellement par des Arabes et pouvait rimer avec des positionnements autonomistes ou nationalistes. De plus, vers le milieu des années 1890, les groupements politiques arméniens et macédoniens se trouvaient en progression. Cette évolution commença à se répercuter jusqu’à Paris, où les partis politiques arméniens, avec l’intensification de leurs activités et le nombre croissant des exilés fuyant en Europe, commencèrent à établir des représentations informelles. 103
F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 257. Sur l’importance du père dans les romans de l’époque des Tanzimat, voir Babalar ve Oğullar. Tanzimat Romanının Epistemolojik Temelleri. Istanbul : İletişim, 1990. 104
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Ainsi, c’est dans un contexte où les voix turques se faisaient encore peu entendre publiquement et où l’insistance sur l’unité ottomane se trouvait contestée, que se développa l’image d’Ahmed Rıza comme figure de l’opposition. Ses brochures en ottoman ainsi que ses journaux Meşveret et le Supplément français s’éloignaient du mode opératoire assumé majoritairement par ses prédécesseurs. Ces initiatives pouvaient parler à un nombre plus grand de lecteurs. Mis à part le journal bilingue Hilâl de Halil Ganem, dont quelques numéros seulement parurent, et les journaux de Şefkati qui paraissaient irrégulièrement en fonction des rapports entre son éditeur et le Palais, il ne semble pas y avoir eu de publications antihamidiennes en langue ottomane. Ces éléments ont permis à Ahmed Rıza de susciter le respect des premiers Jeunes Turcs et de se mettre à la tête d’une colonie d’étudiants politisés à Paris. Sa volonté d’agir, propre à son identité d’homme moderne, le sentiment de décalage avec son environnement et la société, et l’expérience d’un parcours décevant dans les années 1880 marquée par le déclin de sa famille et l’inertie perçue du système autocratique, jetaient les bases d’une opposition au régime hamidien qui le rapprochait, contre toute attente, des jeunes sortis d’un cadre intellectuel différent et d’origines sociales bien plus modestes. C’est cela qui lui permit, après les premières réticences, de franchir le cap pour rompre avec la lignée des libéraux ottomans et de passer du statut d’opposant à l’opposition : l’opposition jeune-turque qu’il venait à incarner. Cependant, ces évolutions ne se traduisirent pas automatiquement par le lancement du mouvement jeune-turc à grande échelle et le positionnement d’Ahmed Rıza comme leader jeune-turc. Pour que les Jeunes Turcs puissent devenir un facteur de la vie politique ottomane, il fallait une crise mettant en cause l’existence de l’Empire dans ses fondements qui allait rendre possible le rapprochement entre le fils de la bourgeoisie étatique stambouliote et de jeunes provinciaux. Ce sera la crise ouverte par les massacres arméniens de 1895. 1895 : « La Patrie en danger » Pour expliquer l’émergence du mouvement jeune-turc, les études existantes ont insisté prioritairement sur les évolutions intellectuelles ainsi que sur l’histoire des changements dans les structures étatiques créant de nouveaux modes d’existence. Toutefois, elles n’expliquent pas pourquoi ce fut précisément en 1895 que se fonda le Comité Union et Progrès et
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qu’Ahmed Rıza décida de se lancer dans la publication de journaux. Ni la décision d’Ahmed Rıza de passer à la contestation publique du régime hamidien, ni, à un niveau plus général, le développement du mouvement jeune-turc, ne furent des évolutions immanentes et ne peuvent, en conséquence, être dissociées du climat de crise que l’Empire connut en 1895. En effet, l’Empire ottoman se trouva confronté à l’une des crises les plus graves qu’il ait connues dans son histoire105. Depuis l’été 1894, les événements s’étaient accélérés. Exaspérés par des impôts inégaux, par les attaques incessantes des tribus kurdes et par l’incapacité de l’État ottoman à garantir la sécurité dans la région, des Arméniens prirent les armes dans les environs de Sason dans la province orientale de Bitlis. Aux révoltes dans les régions balkaniques qui s’étaient multipliées depuis 1893 s’ajoutèrent ainsi des troubles dans l’est du pays. Par crainte d’une répétition des événements des Balkans de 1875-1877, où des motifs sociaux avaient trouvé leur expression dans des programmes nationalistes, menant à une crise d’ordre international et au démembrement de la majorité des provinces balkaniques après une guerre féroce, l’État adopta une politique sans concession vis-à-vis des rebelles arméniens et réprima la révolte avec la plus grande brutalité. Il s’agissait d’éviter la naissance d’une nouvelle « question », arménienne celle-ci, prenant potentiellement place aux côtés de la question macédonienne. Les événements survenus vingt ans auparavant semblaient se répéter et ne pouvaient laisser indifférent un homme trentenaire faisant partie de « la génération 93 »106 : une révolte locale aboutissant à une crise générale de l’Empire pour devenir une des questions internationales les plus graves de l’époque de l’impérialisme. La reconfiguration de l’impérialisme Si Abdülhamid avait estimé pouvoir rapidement régler une affaire intérieure afin d’éviter une suite d’événements comparables à celle suivant 105 La présentation la plus synthétique des dimensions intérieures et internationales de cette crise se trouve dans le chapitre « Une nouvelle Crise d’Orient », F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 285-309. Voir aussi Richard G. Hovannisian : « The Armenian Question in the Ottoman Empire 1876-1914 », idem (dir.) : The Armenian People from Ancient to Modern Times. Vol. II : Foreign Domination to Statehood : The Fifteenth Century to the Twentieth Century. New York : St. Martin’s Press, 1997, p. 218-226. Pour le contexte de la question macédonienne, voir Fikret Adanır : Die Makedonische Frage. Ihre Entstehung und Entwicklung bis 1908. Wiesbaden : Steiner, 1979. 106 Voir notre chapitre supra « L’espace national et la génération 93 ».
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les Bulgarian Atrocities de 1876, il s’était trompé sur les résonances internationales immédiates que l’événement pouvait avoir107. Propagées par des missionnaires et des consuls sur place et par une campagne d’information que lança le parti Hintchak en tant que première organisation arménienne, les nouvelles d’une répression sanglante dans une province orientale de l’Empire ottoman parvinrent aussitôt en Europe. Ces nouvelles exaspérèrent l’opinion publique, mais surtout elles poussèrent les gouvernements européens à réévaluer leur politique vis-à-vis de l’Empire ottoman. Pendant des mois, la « question turque » devint la préoccupation principale de la diplomatie européenne. Cette préoccupation était la suite logique des reconfigurations de l’impérialisme depuis la fin des années 1880. Celles-ci redéfinissaient la politique étrangère de puissances européennes désormais en proie au « délire fébrile de l’impérialisme »108. Dans cette nouvelle phase des rapports entre l’Europe et l’Empire ottoman, ce dernier regagnait en importance pour l’expansion économique des pays européens. Alors que depuis la récession des années 1870, les investissements directs des pays européens s’étaient majoritairement dirigés vers les possessions coloniales des puissances impérialistes, à la fin des années 1880, le marché préféré des flux de capitaux hors l’Europe devint celui des États indépendants de la périphérie, y compris l’Empire ottoman109. Ce renouveau de l’intérêt que les puissances occidentales montraient pour l’Empire ottoman explique le fait que les massacres arméniens de Sason pouvaient engendrer une crise internationale dès 1894, crise qui allait faire resurgir l’idée de « l’homme malade de l’Europe ». Après des tractations menées durant l’hiver 1894/95 et le printemps 1895, la Grande-Bretagne prit l’initiative de relancer un projet de réformes prévu par le fameux article 61 du traité de Berlin, qui jusque-là avait été délaissé par les grandes puissances110. En mai, la France, la Grande-Bretagne et la Russie présentèrent au palais ottoman un plan de 107 C’est Abdülhamid lui-même qui fit référence à la fameuse brochure de Gladstone dans une entrevue avec l’ambassadeur allemand d’Istanbul. Große Politik, vol. 9, n° 2184 : Radolin à Hohenlohe, Péra, 16 novembre 1895. 108 L’expression (Fieberwahn en allemand) est de Wolfgang J. Mommsen : Das Zeitalter des Imperialismus. Francfort-sur-le-Main : Fischer, 1998 (1969), p. 152. 109 Il existe une littérature abondante sur le sujet. Sur l’implication de cette évolution pour l’économie ottomane voir D. Quataert : « The Age of Reforms, 1812-1914 », p. 772774. 110 Pour des diplomates allemands, la politique anglaise s’était désengagée de la question arménienne pour apaiser les autorités ottomanes dans l’affaire de l’occupation de
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réforme dans les six provinces orientales mentionnées dans l’article. Mais les objectifs des puissances pouvaient aller bien plus loin. Les débats faisaient rage dans la presse des différents pays et l’idée d’une partition de l’Empire était sérieusement envisagée par les gouvernements européens. Dans une entrevue avec l’ambassadeur allemand à Londres, le premier ministre britannique, Lord Salisbury, qualifia la Turquie de « trop pourrie » pour pouvoir survivre encore longtemps, et déclara que lui n’aurait pas fait l’erreur que ses prédécesseurs avaient commise avant la guerre de Crimée en s’opposant aux plans de partage de l’Empire proposés par la Russie111. Bien entendu, le monde des cabinets était loin des débats publics et peu filtrait de ces négociations sur l’avenir de l’Empire112. Toutefois, on en aura un aperçu suffisant pour imaginer dans quel climat général, et sous quelle pression, Ahmed Rıza publia son premier écrit politique, Lâyiha. C’est ce qu’il annonça dans sa lettre au sultan précédant sa publication : « L’avenir de l’État et de la nation est en péril. »113 Dès 1895, le spectre de la partition de l’Empire hantait les Jeunes Turcs et devint un thème central dans leurs journaux. En vérité, la Question d’Orient représente l’un des sujets principaux que l’on retrouve dans la presse jeune-turque, et cela est particulièrement vrai pour le Meşveret et le Mechveret, Supplément français sous contrôle d’Ahmed Rıza. On comprend pourquoi le gouvernement ottoman, plus que jamais sur ses gardes à cause des troubles intérieurs et de la remise en cause de son statut international, avait un intérêt particulier à surveiller de près toute manifestation d’opposition et pourquoi il déployait des moyens financiers l’Égypte. Voir les références à différents rapports de 1883 dans Große Politik, vol. 9, n° 2183 : Marschall à Hatzfeld, Berlin, 10 octobre 1893. 111 Große Politik, vol. 10, n° 2372 : Hatzfeld à Hohenlohe, Londres, 30 juillet 1895. Voir aussi l’idée évoquée par Salisbury d’une annexion russe des provinces orientales. Ibid., n° 2396 : Hatzfeld à Hohenlohe, Londres, 10 juillet 1895. Salisbury venait d’être nommé Premier ministre, fin juin 1895. Plus généralement sur l’initiative de partition de Salisbury, voir David Steele : Lord Salisbury. A Political Biography. Londres/New York : Routledge, 1999, p. 321-323 ; Gregor Schöllgen : Imperialismus und Gleichgewicht. Deutschland, England und die orientalische Frage 1871-1914. Munich : Oldenbourg, 1984, p. 64-67. 112 Notons cependant que des recherches en cours de Funda Soysal (The Constantinople Stock Market in a Global Crisis) insistent sur le caractère international de la perception de crise chez les Ottomans en 1895. Des références systématiques à des évolutions internationales ne se limitant pas au cadre diplomatique étaient très présentes dans l’opinion publique et donnait à la crise de 1895 une dimension globale. 113 « Devletin ve milletin istikbâli muhataradır. » Lettre au sultan Abdülhamid, 12 Şevval 1312 (8 avril 1895), repris dans Lâyiha, p. 6. Cf. Bahaeddin Şakir : İttihat ve Terakki, p. 65.
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considérables pour lutter contre son image négative114. Mais l’apogée de la crise était encore à venir. Car la crise diplomatique précéda les pires carnages que l’Empire ottoman ait connus, entraînant une perte de légitimité de l’État ottoman à tout niveau. La marche de la Sublime Porte et l’automne des grands massacres Après un été de débats et de négociations qui ne débouchèrent pas sur un changement des conditions d’insécurité dans lesquelles les Ottomans arméniens continuaient à vivre, le parti Hintchakian décida d’organiser à Istanbul le 30 septembre 1895 une marche sur la Sublime Porte. Il s’agissait de remettre une note au gouvernement ottoman demandant une série de droits et de libertés et de protester contre les attaques qui continuaient contre les Arméniens des six provinces orientales. Elle avait aussi pour but d’inciter les grandes puissances à reprendre plus énergiquement leur engagement dans le processus des réformes. Avec 2 000 participants, la marche était peut-être d’une ampleur limitée, mais elle eut une valeur symbolique de premier ordre car cette manifestation constituait une première dans l’histoire politique ottomane. Pour la première fois, un groupe non-turc investissait l’espace public de la capitale pour formuler des revendications politiques au nom d’une population ottomane. L’inquiétude des autorités fut en conséquence115. Très vite, la manifestation dégénéra et fut brutalement réprimée par la police. Puis, le jour même, une violence féroce se déchaîna contre les Arméniens à Istanbul, probablement due à la négligence voulue des autorités, comme le précisèrent les consuls sur place116. Pendant trois jours, la capitale ottomane vécut la terreur d’un pogrom anti-arménien faisant des milliers de morts. Du fait des carnages et sous la pression des grandes puissances, Abdülhamid accepta la demande de réformes formulée en mai 1895. Mais cette fois-ci, ce fut l’est du pays qui s’enflamma. 114
Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 181. À la fin de l’année 1894, l’ambassade ottomane de Paris s’inquiéta à l’idée de la tenue d’un rassemblement arménien devant ses locaux et demanda aux autorités françaises de tout faire pour l’empêcher. BOA, Y.A.HUS 314/97 : Traduction du télégramme de l’ambassade de Paris au Hâriciye, 2 décembre 1894. 116 Cf. Große Politik, vol. 9, n° 2425 : Saurma à Hohenlohe, Thérapia, 4 octobre 1895. Plus généralement sur les événements à Istanbul à partir des rapports diplomatiques, voir la synthèse établie par Vahakn N. Dadrian : The History of the Armenian Genocide. Ethnic Conflict from the Balkans to Anatolia to the Caucasus. Providence/Oxford : Berghan Books, 1995, p. 119-121. 115
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Dès qu’elles arrivaient par télégraphe, les nouvelles d’Istanbul agissaient comme des étincelles pour déclencher des attaques contre des Arméniens. Pendant des mois, le pays fut secoué par des massacres, perpétués majoritairement par des tribus kurdes qui avaient bénéficié de la protection de l’État depuis des décennies. La tuerie prit une ampleur si forte et une dimension tellement systématique — en général dans l’indifférence des autorités ottomanes, voire même dans certains cas avec leur participation active — qu’elle suppose l’existence d’une organisation coordonnée des événements, aussitôt attribuée en son temps au sultan Abdülhamid. Au moins, c’est ce que retenait l’opinion publique dans les pays européens et, pour une grande partie aussi, les Jeunes Turcs. La perte de légitimité du sultan était éclatante. La presse européenne se déchaîna pour dénoncer le « Sultan rouge », « le boucher des Chrétiens », ou encore, d’après Anatole France, le « Grand Saigneur »117. Pendant plusieurs mois, le règne d’Abdülhamid fut remis en cause, et des diplomates considérèrent sa déposition comme inévitable118. L’image négative du sultan véhiculée par son manque d’action pour arrêter les carnages, voire sa complicité possible, ne pouvait que renforcer la contestation119. Cette dernière se répandit auprès de la jeunesse estudiantine, laquelle parfois depuis des années, refusait déjà de prononcer l’appel matinal de « longue vie à notre sultan ». On ne saurait comprendre l’émergence de la contestation du sultan représentée par le mouvement jeune-turc sans prendre en compte l’énorme crise de légitimité du monarque au cours de l’année 1895. Plus généralement, c’est la légitimité de l’État ottoman qui fut mise en cause. Au fond, les tractations des cabinets européens avaient tourné court avant même que la violence dans l’Empire atteignît son sommet. Même à l’époque de la guerre d’indépendance grecque, ou lors des soulèvements serbes et bulgares dans les années 1870, l’image de l’Empire n’avait pas été ternie à ce point. Agitée par la radicalisation des idées nationalistes et racistes de l’époque de l’impérialisme, la presse s’emportait contre la nature brutale « du Turc », perçue comme déterminée tantôt par l’infériorité raciale, tantôt par le « fanatisme musulman ». L’image du Turc n’était pas plus positive auparavant, comme Ahmed Rıza ne 117 Cf. Edmond Khayadjian : Archag Tchobanian et le mouvement arménophile en France. Alfortville : Sigest, 2001 (1986), p. 86-87. 118 Große Politik, vol. 9, no 2443 : Radolin (ambassadeur de St. Petersbourg) à Hohenlohe, St. Petersbourg, 25 octobre 1895. 119 Le degré de responsabilité d’Abdülhamid dans les massacres reste encore mal défini. Cf. F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 294-295.
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manqua pas de le souligner déjà dans sa première publication positiviste120, mais avec l’attention internationale portée à l’Empire, elle se dégradait encore plus. Si Ahmed Rıza a tant insisté dans ses publications françaises sur les aspects positifs de l’islam, sur son passé de « tolérance » et son insistance théorique en faveur du respect, et s’il a inscrit son activité dans la défense de l’islam ou des Turcs, cela est lié aux perceptions extrêmement négatives de l’islam qui régnaient à son époque. C’est pour cela que nous lisons dans sa première brochure imprimée en français en 1897, Tolérance musulmane, cette première phrase : « Je me propose dans les lignes qui suivent un double but : réfuter, dans l’intérêt de la vérité, l’opinion si généralement accréditée en Europe concernant l’intolérance des musulmans, et laver ces derniers de l’accusation plus ou moins intéressée d’avoir exécuté par fanatisme religieux les récents massacres en Orient. »121
Toutefois, si nous insistons sur la dégradation de l’image de l’Empire et la perte de légitimité du sultan en Europe, les événements de 1895-96 engendrèrent surtout une crise au sein même de l’Empire. D’abord, par l’étendue des massacres perpétrés contre les Arméniens. La violence interethnique avait toujours existé dans l’Empire ottoman, et s’était trouvée aggravée au XIXe siècle par les immenses bouleversements et la déstabilisation des rapports socio-économiques qu’avaient engendrés l’intégration de l’Empire dans le système-monde capitaliste et la politique de modernisation et de centralisation de l’État ottoman. Or, les massacres atteignirent des dimensions inconnues, faisant un nombre de morts probablement à six chiffres et touchant environ 10 % de la population arménienne122. Sans anticiper des massacres encore plus grands à venir, cette catastrophe entra dans la langue arménienne par le terme turc de Büyük Kıtal » (la grande tuerie)123. Les effets des massacres n’ont fait que récemment l’objet d’études spécifiques, mais il est évident qu’il s’agit d’une expérience traumatique pour l’ensemble de la population arménienne. Elle constitua un point tournant dans la vision communautaire des Arméniens et donna lieu à 120
« Un ami de l’islamisme », Revue occidentale, 14/2 (1er mars 1891), p. 251. Tolérance musulmane, p. 5. 122 Les estimations varient généralement entre 60 000 et 300 000. 123 Pour Richard G. Hovannisian, les massacres marquèrent le début du « processus de vingt-cinq ans d’élimination des Arméniens de l’Empire ottoman. » « The Armenian Question in the Ottoman Empire 1876-1914 », p. 222. 121
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une nouvelle forme d’expression politique. Par comparaison, les pogroms antisémites en Russie au début de la même décennie, pourtant d’une ampleur plus modeste comparée aux carnages dans l’Empire ottoman, furent un moment crucial dans le développement de l’expression politique juive et celle du sionisme. Cependant, ces événements eurent des répercussions bien au-delà de la communauté arménienne et engendrèrent un questionnement général sur la nature de l’État ottoman. En montrant l’incapacité de l’État à garantir la sécurité physique de ses citoyens, ils semèrent inévitablement des doutes sur sa légitimité. L’effet crucial fut la reconfiguration de l’expression politique au sein de différentes communautés de l’Empire. Pour les populations chrétiennes, les instances traditionnelles reconnues par l’État au sein du système de millet, centré sur une représentation par communautés religieuses, se trouvaient désavouées par leur manque d’action face au désastre. Mais plus généralement, partout dans l’Empire on constate autour des événements de 1895 un éveil ou une montée en puissance de nouveaux groupes d’action et de nouvelles expressions politiques. La décision de l’Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne (VMRO) de prendre les armes en 1893, la résurgence des idées nationalistes arabes, la montée du parti arménien révolutionnaire Dachnaktsoutioun, fondé quelques années auparavant, la possibilité d’une alliance entre différents comités non-turcs124 : tous ces faits ne sauraient être compris sans tenir compte de la crise provoquée par les événements arméniens de 1894-1896, qui soulignaient l’importance des questions interethniques et jetaient un doute sur la volonté de l’État ottoman d’y apporter des réponses adéquates. Autrement dit, 1895 n’a pas seulement vu la naissance du Comité Union et Progrès, mais a également marqué un tournant décisif pour l’expression et l’organisation politiques des différentes communautés ottomanes. Comment pouvons-nous, alors, situer le début du mouvement jeune-turc en rapport à cette simultanéité ? Les massacres arméniens, la marche de la Sublime Porte et les Jeunes Turcs Les massacres arméniens affectaient directement les Jeunes Turcs. Généralement, ils se sont montrés sincèrement choqués par ce désastre et 124
Cf. l’accord d’alliance entre le parti dachnak et la VMRO qui restait non suivi. L. Nalbandian : The Armenian Revolutionary Movement, p. 175.
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ont exprimé leur compassion envers les victimes. Surtout durant les premières années de la publication du Mechveret, Ahmed Rıza demandait régulièrement que la lumière sur les massacres soit faite, il s’indignait que le palais essayât d’accuser les Arméniens de leur propre sort125, s’exprimait contre les conversions forcées126 et s’interrogeait en 1900 encore sur le silence des puissances européennes face à de nouveaux massacres à Sason127. Pour d’autres Jeunes Turcs comme Mizancı Murad, les affaires arméniennes représentaient également un sujet de premier ordre128. Surtout, comme nous l’avons mentionné, les massacres de 1895-96 entraînèrent une perte profonde de légitimité du sultan. En écho aux carnages, l’image d’Abdülhamid comme « assassin » entra dans le discours d’une grande partie des Jeunes Turcs129. Il s’agit d’un sujet que nous retrouvons souvent dans les publications jeunes-turques — même si Ahmed Rıza lui-même n’employait pas ce qualificatif d’« assassin », sans doute aussi par crainte de tomber sous le coup du délit d’injure contre le souverain d’un État étranger130. Dans des écrits d’autres Jeunes Turcs, on qualifia le sultan d’« assassin du peuple »131, ou le nomma l’« assassin des assassins »132. Cette perception du sultan rendait possible un rapprochement avec des groupes arméniens. Conscients de l’importance de l’affaire, les Jeunes Turcs s’empressaient, en particulier dans leur première période d’activité, de trouver un espace commun avec les comités arméniens. En mai 1895 déjà, c’est-à-dire avant même la fondation du CUP, Ahmed Rıza approcha le parti Hintchak à Paris pour proposer un front commun contre le régime en place133. Sur la base d’une opposition au sultan et de la nécessité ressentie de changer la situation de l’Empire, les tentatives de 125
« Affaire arménienne », Mechveret, n° 15, 15 juillet 1896. « La conversion par terreur », Mechveret, n° 8, 1er avril 1896. 127 Mechveret, n° 103, 1er septembre 1900, p. 5. Notons que l’interrogation sert surtout à dénoncer l’intervention des puissances en Chine, au cours de la rébellion des Boxers. 128 Voir B. Emil : Mizancı Muard Bey, p. 86 ; R. Kévorkian : Le Génocide des Arméniens, p. 23. 129 Voir p. ex. « Kıyam », Osmanlı, n° 5, 1er fevrier 1898. Cf. Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 127-128. 130 Parfois il incriminait non pas le sultan, mais son entourage comme responsable des massacres. « Chrétiens, Musulmans et Humanité », Mechveret, no 11, 15 mai 1896. 131 « Volksmörderisch » Mustafa Réfik : Ein kleines Sündenregister Abdül-Hamid’s II. Genève : Malavallon, 1899, p. 155. 132 « Abdülhamid’e Atılan Bomba », Şûra-yı Ümmet, no 80, 16 août 1905. 133 Mémoires de Sabah Gulian, cité d’après R. Kévorkian : Le Génocide des Arméniens, p. 20. 126
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coopération se répétèrent régulièrement dans les années suivantes. Mais les divergences d’analyse persistèrent. La critique des comités arméniens était beaucoup plus radicale et mettait en doute l’ordre existant de l’Empire en tant que tel. Tandis que les Jeunes Turcs tenaient principalement le sultan et l’ignorance du peuple pour responsables des massacres, les comités arméniens partaient de l’idée que la condition particulière de la population arménienne devait exiger un programme spécifique de réforme. En outre, Ahmed Rıza ne pouvait accepter deux aspects qui représentaient des points essentiels de l’action politique Hintchak et Dachnak : la possibilité du recours à la violence et la demande formulée auprès des grandes puissances d’intervenir directement dans l’Empire pour faire avancer l’état des choses. Déjà lors de son entrevue en mai 1895 avec le comité Hintchak, Ahmed Rıza formula son opposition au programme nationaliste arménien en demandant l’abandon de la référence à l’article 61 du traité de Berlin, au profit d’un engagement en faveur de réformes générales (et pas seulement pour les Arméniens) et son refus catégorique de tout recours à la violence comme moyen politique. Si l’on tient compte de ces divergences politiques, l’engagement des groupes arméniens avait pour le mouvement jeune-turc une importance que l’on ne peut limiter à un constat de simple incitation à l’action par solidarité ou par compassion. Car cet engagement mettait en cause l’ordre politique de l’Empire et s’ajoutait ainsi à la crise générale qu’il traversait. À la lumière de ce constat, l’entrée en action des Jeunes Turcs se présente comme le début d’un engagement non seulement pour sauver l’Empire, mais aussi pour sauver l’ordre politique existant. À ce titre, il est révélateur que le premier tract signé au nom du CUP ait été publié à la suite immédiate de la marche arménienne sur la Sublime Porte134. C’est l’acte par lequel le Comité Union et Progrès devint public et se manifesta pour la première fois dans la politique ottomane. D’une manière significative le tract portait comme intitulé Vatan Tehlikede (la patrie en danger)135. Et pour ceux qui n’auraient pas compris la référence 134
Cette observation a été faite, d’une façon surtout implicite, par différents historiens du mouvement jeune-turc. E. E. Ramsaur : Jön Türkler, p. 26-27 ; Yusuf Hamza : Osmanlı İmparatorluğu’nda II. Meşrutiyet’in İlânı. Skopje : Logos-A, 1995, p. 468 (résumé en turc). 135 Reprise et introduction dans Ali Birinci : « İttihad ve Terakki’nin İlk Risâlesi “Vatan Tehlikede” », Tarih ve Toplum, 9/54 (juin 1988), p. 337-342. Le tract fut rédigé par İbrahim Temo, İshak Sükûti, et İsmail İbrahim et vraisemblement imprimé à Paris. Il existe probablement deux versions du tract, l’un du début octobre, l’autre du début
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à la célèbre déclaration de 1792 de l’Assemblé législative rédigée par Vergniaud, les auteurs prirent soin de préciser dans le premier paragraphe : « Parmi vous [les lecteurs], plusieurs sauront mieux que les auteurs de ces lignes : il y a cent ans quand, au cours de la fameuse Révolution, la France commença à être assiégée par des étrangers de toutes parts, l’un des partisans [de la patrie] cria, brandissant l’étendard du patriotisme, “La patrie est en danger”. »136 Malgré les apparences, ce tract n’était pas un appel à prendre les armes. Formulé en des termes très généraux, il évoquait les dangers pesant sur l’Empire qu’il situait principalement par rapport à son statut international. À ce titre, il accusait le régime hamidien de ne pas y assurer l’ordre et de s’être éloigné de son alliée naturelle, l’Angleterre — en méconnaissance du fait que celle-ci avait pris des initiatives pour proposer son partage. Lançant un appel à l’intégrité ottomane, il insistait sur la nécessité d’élever la voix contre l’état des choses et de s’organiser sous la tutelle du CUP. Le tract se situe d’une façon implicite par rapport aux événements de la Sublime Porte. Mais la coïncidence est trop frappante pour ne pas voir l’impact que la manifestation arménienne eut sur les Jeunes Turcs. L’appel à s’organiser sous l’égide du Comité Union et Progrès et à se positionner contre l’état des choses existant ne peut donc être dissocié de l’observation du regain d’activité des comités arméniens, et en particulier de l’événement symbolique de la marche du 30 septembre ainsi que de son impact sur l’ordre politique de l’Empire. Kâzım Karabekir, le général qui allait commander la campagne militaire des forces kémalistes contre la République Démocratique d’Arménie en 1920-21, lia son adhésion au CUP explicitement à l’éveil de l’activité politique arménienne en 1895, notamment à la marche de la Sublime Porte137. Il n’avait que 13 ou 14 ans à l’époque. Quelque temps après la marche, Ahmed Rıza et octobre. Cf. Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 76. Le tract reçut immédiatement l’attention des diplomates étrangers. MAE, Correspondance politique Turquie, 524, 71 : Télégramme de l’ambassade d’Istanbul aux Affaires étrangères, Péra, 6 octobre 1895. 136 « İçinizden bir çoğunuz bu satırları size yazanlardan iyi bilirsiniz ki bundan yüz sene evvel Fransa inkılâb-ı meşhurunda Fransa bütün ecnebîler tarafından tazyik olunmağa başladığı zaman ashab-ı gayretten biri liva-yı hamiyyeti açarak ‘vatan tehlikede’ diye bağarmıştı. » Vatan Tehlikede, p. 2. 137 Kâzım Karabekir : İttihat ve Terakki Cemiyeti Neden Kuruldu, Nasıl Kuruldu, Nasıl İdare Olundu. Istanbul : Türdav Ofest, 1982, p. 35-37. Moins explicite, mais établissant aussi un lien avec les activités des comités arméniens, Derviş Vahdetî : « Kahraman-ı Hürriyet Niyazî ve Enver Beylere », Volkan, n° 2, 12 décembre 1908.
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d’autres Jeunes Turcs assistèrent à une conférence organisée par des étudiants arméniens proches du parti Hintchak à Paris, au cours de laquelle ils furent scandalisés par les propos mettant en cause la capacité de l’État ottoman à régler le désordre dans l’Empire138. Lors d’une entrevue avec Paul Cambon, l’ambassadeur de France à Istanbul, peu avant sa fuite, Mizancı Murad mit ouvertement en doute la légitimité des comités arméniens d’œuvrer pour le bien-être de l’Empire ottoman : « L’effort de mettre de l’ordre dans les choses doit venir de nous, et non pas des Arméniens. »139 On peut donc imaginer que la marche eut un effet de choc sur des couches musulmanes qui se considéraient comme l’élite naturelle de l’Empire. La patrie était en danger non seulement à cause des tractations des cabinets européens et de la perte de légitimité d’une dynastie centenaire, mais aussi du fait de la mise en cause du pouvoir par des groupes politiques issus de la population chrétienne de l’Empire qui essayaient d’intervenir dans la politique ottomane par de nouvelles formes d’organisation et d’action. Dans une période marquée par des interrogations générales sur la persistance de l’Empire, la contestation de la structure politique par les Arméniens représenta le dernier élément dans une chaîne d’expériences qui poussa les Jeunes Turcs à s’organiser autour d’un comité politique et à s’affirmer dans la politique ottomane. On ne peut surestimer l’importance de l’idéal de sauver l’Empire et l’ordre politique qui y était associé. Cet idéal rendait possible la coopération, au sein d’un même comité, de personnes d’origines et d’horizons de pensée forts différents. Sans doute, ces différences pouvaient être profondes et entraîner des le début des conflits chez les Jeunes Turcs, aboutissant à des divisions récurrentes et à une certaine paralysie politique ; et de fait, de la fondation du Comité Union et Progrès en 1895 à la révolution de 1908, le chemin fut tortueux. Toutefois, en dépit des toutes les divergences, des disputes, des incertitudes, du manque d’organisation et d’efficacité politique, l’année 1895 vit la naissance d’un mouvement au sein duquel se retrouvaient des gens connus sous le titre de Jeunes Turcs pour s’imposer dans la politique ottomane et pour canaliser le 138
R. Kévorkian : Le Génocide des Arméniens, p. 20-21. « Evet ortalığı düzeltmek himmeti Ermenilerden değil, bizden gelmelidir. » Cité d’après B. Emil : Mizancı Murad, p. 97. Cf. Mücâhede-i Milliye, p. 27-28. Murad fit allusion à la marche de la Sublime Porte dans une entrevue à Paris. « Les affaires de Turquie », Le Figaro, 8 décembre 1895. Voir aussi le récit d’İbrahim Temo, İbrahim Temo’nun Anıları, p. 40-41. 139
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mécontentement d’une partie de la population vis-à-vis du régime hamidien. C’est au sein d’un groupe constitué de membres bien différents de lui qu’Ahmed Rıza s’imposa comme un personnage illustre de la vie politique ottomane, qu’il fit valoir son autorité et son influence idéologique, qu’il connut la gloire, le doute et l’espoir et qu’il se réinventa une vie pour marquer un mouvement qui allait jouer un rôle crucial dans l’histoire du Moyen Orient dans la première moitié du XXe siècle. L’histoire d’Ahmed Rıza comme Jeune Turc avait commencé.
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ANATOMIE D’UN JEUNE-TURQUISME Le parcours d’Ahmed Rıza fut marqué par plusieurs ruptures durant l’année 1895. Elles ne portèrent pas sur le contenu de ses idées qui restèrent, en somme, relativement cohérentes tout au long de sa vie. Toutefois, il y eut un changement qualitatif dans ses activités, et son idéologie apparut sous une lumière nouvelle. Ahmed Rıza avait développé sa pensée pour lui-même, et avait réalisé son parcours d’une façon assez autonome et dans l’isolement. À partir de 1895, il devint une figure publique. Ce phénomène se manifesta essentiellement à travers son engagement au sein du mouvement jeune-turc dont il devint l’un des dirigeants et, surtout, l’idéologue le plus important. Ce lien fut tel qu’il en vint à incarner le mouvement jeune-turc. C’est en tant que tête d’un mouvement d’opposition politique en exil à Paris que ce descendant d’une grande famille stambouliote trouva la gloire, et non pas au sein des structures de l’État central, comme cela avait été le cas pour ses ancêtres. Son engagement pour le mouvement jeune-turc le différenciait aussi considérablement des intellectuels et journalistes qui lui avaient servi de modèle. Des figures comme Ahmed Midhat, Ebüzziya Tevfik, ou Ali Şefkati étaient principalement des intellectuels seuls et isolés. Même Nâmık Kemal n’avait pas développé ses activités en lien avec un véritable mouvement d’opposition, les Jeunes Ottomans représentant plutôt une mouvance limitée à quelques individus. Sans doute, la réputation d’Ahmed Rıza était-elle également marquée par l’idéal du combattant solitaire, lutant contre le despotisme hamidien, en accord avec l’image qu’il avait de luimême. Toutefois, il agissait et interpellait le sultan et l’opinion publique en tant que membre d’un groupe. Cette dialectique donna à ses élaborations politiques et intellectuelles une nouvelle signification. En conséquence, elle marque une nouvelle ère de l’histoire politique ottomane, Une culture politique en évolution Si nous revenons au respect qu’Ahmed Rıza avait gagné grâce à ses lâyiha, nous voyons que ce qui a fait de lui une figure politique majeure
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de la vie politique de la fin de l’Empire, c’est la décision de soumettre les idées de réforme qu’il avait adressées au sultan à l’opinion publique. La perception du progrès comme un processus englobant l’ensemble de la société et de la vie humaine débouchait sur une conception totalisante de la nécessité de réforme qui dépassait largement la personne du sultan et qui avait donc déjà une portée globale. Toutefois, la décision de se lancer dans la publication en éditant Lâyiha et Mektub, et plus encore celle de s’inscrire dans un travail d’édition périodique représenta pour Ahmed Rıza un changement qualitatif. Car changer de destinataire engendra une toute nouvelle dynamique dans sa pensée et dans sa vie. Du sultan à l’opinion publique Comme nous l’avons déjà dit, du fait qu’Ahmed Rıza s’était adressé au sultan, il serait trop simple d’en déduire qu’il se positionnait en faveur du pouvoir monarchique. Il est vrai que Rıza interpella surtout Abdülhamid II en tant que chef d’État, et non pas en fonction de la sacralité de la dynastie ottomane. C’est la même logique qui le poussa à s’adresser en 1895 au vizir. Soucieux de rester à l’écart de la politique réelle, il nota dans Mektub que la division du travail imposait que les affaires de l’État reviennent à une faction politique1. L’adresse au chef de l’État fut donc dans la logique de son approche élitiste et l’idée de la nécessité d’imposer la réforme par le haut. Par sa démarche, Rıza s’inscrivait dans le projet des Lumières et, de ce fait, il se trouvait proche des Philosophes ou encore des socialistes utopistes de la première heure comme Fourier et Saint-Simon. À leur exemple, il estimait que l’imperfection de l’état des choses était le résultat de l’ignorance des dirigeants, et en s’adressant ainsi à la tête de la hiérarchie étatique, il considérait qu’il suffirait de savoir pour changer d’attitude et mettre l’Empire sur la voie du progrès. Peut-être, estima-t-il que le sultan l’écouterait, étant donné qu’il lui avait proposé une somme considérable au début de son séjour à Paris. Le contenu de ses écrits était peu flatteur pour le sultan et Rıza connaissait par expérience familiale la disgrâce impériale. Toutefois, il s’est toujours montré sincèrement déçu que le sultan n’eût pas donné suite à ses propositions. Cette naïveté ne saurait être comprise sans 1 « …herkes işini gücünü bırakıp politika ile uğraşamaz. Uğraşacak olsa da bir adam hem kunduracılık ve hem sadrazamlık yapamaz. Taksim-i mesai kaidesine riayeten devlet ve milletin huku ve istiklalini muhafaza ve müdafaa etmek vazifesi bir cemaat-i siyasiyeye muhavveldir.” Mektub, p. 29-30.
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prendre en compte la certitude que Rıza avait de jouer un rôle en tant qu’homme moderne dans l’Empire ottoman. Cette même certitude s’était déjà manifestée dans sa fonction de directeur de l’instruction publique à Bursa lorsqu’il avait formulé des propositions de réforme, et c’est elle qui l’avait poussé à quitter son poste pour s’aventurer sur des voies inconnues. En 1895, il se trouva dans une situation similaire, mais la crise existentielle que vivait l’Empire ottoman ajouta une nouvelle épaisseur à son expérience. Au début de l’année, il lança une dernière tentative en rédigeant une « lettre », Mektub, à l’adresse du grand vizir Cevad Paşa, l’invitant à reprendre un rôle que ses prédécesseurs, comme Mustafa Reşid Paşa, avaient assumé. Effectivement, le mois même où il reçut la « lettre » d’Ahmed Rıza, Cevad Paşa entra en négociation avec le palais impérial en vue d’élargir les compétences du vizirat et de la Sublime Porte2. Est-ce qu’il s’était inspiré du Mektub dans sa démarche ? Ses écrits ne comportent guère de parallèles évidents avec Mektub, mais nous ne pouvons exclure que la lettre de Rıza ne l’ait encouragé dans le contexte de la crise arménienne3. De toute façon, Cevad Paşa, après avoir occupé le poste de grand vizir pendant plus de quatre ans, fut remercié par Abdülhamid en juin 1895. À ce moment, Ahmed Rıza avait déjà franchi le cap et avait publié Lâyiha, et il était, sans doute, en train d’éditer Mektub4. Poussé par la même impatience qui avait marqué l’attente de résultats immédiats après ses propositions de réforme à Bursa, exaspéré par la pression du temps due à la crise de 1895, il informa début avril le sultan de sa décision de publier ses lâyiha à Londres. Il annonça même leur traduction vers le français, gardant toujours l’espoir de se faire entendre. Déçu de ne toujours pas avoir de réponse, il déclara alors dans la préface de Lâyiha : « Quelle grande erreur d’avoir été patient et calme et d’avoir attendu qu’une administration opposée au développement et au progrès apporte son soutien à l’éducation ! Dorénavant, la presse sera mon mode d’engagement. Les choses écrites en privé seront alors soumises au jugement du public. »5 2
La date d’envoi est indiquée comme le 8 février 1895. Mektub, p. 2. Sur le vizirat de Cevad Paşa, voir E. D. Akarlı : The Problems of External Pressures, p. 122-131. 4 Dans la préface, Rıza nota bien que sa lettre ne s’adressait pas à Cevad Paşa en personne mais au poste du grand vizir. Mektub, p. [2]. 5 « Şimdiye kadar sabır ve sükûnet ettiğim ve mani’-i feyz ve terakki olan bir idareden ma’ârife iâne beklemek meğer ne büyük bir hata imiş! Bundan böyle matbu’at bana 3
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Dans la préface, Lâyiha est présenté comme le début d’une série de publications qui n’a finalement pas été réalisée. Sans doute aussi parce que quelques mois plus tard, le projet du journal Meşveret/Mechveret s’ajouta à son nouvel engagement. Dans Lâyiha, il n’est pas encore question de journaux. Le journal İstikbâl de Şefkati paraissait encore, et il paraît probable que l’idée d’Ahmed Rıza de lancer un périodique naquit seulement à l’automne 1895 et en relation avec la mise en place de la structure d’organisation du CUP. Toutefois, la publication de ses premiers écrits représente un pas crucial dans la vie d’Ahmed Rıza, renforcé en décembre par le lancement des journaux. Il s’adressa encore pendant quelque temps au sultan, faisant appel au respect qui lui était dû en tant qu’héritier du trône d’Osman, et en tant que calife des musulmans, mais désormais ce fut en tant que figure publique dans des écrits publiés et dans les colonnes de son journal à destination de l’opinion publique. L’opinion publique, l’idée de citoyenneté et l’avènement des Jeunes Turcs Ahmed Rıza semble avoir pris la décision de se lancer dans la publication avec à l’esprit certaines réticences. Cependant, cette décision dépassait le niveau personnel et reflétait les transformations politiques structurelles que l’Empire ottoman connaissait depuis les Tanzimat, notamment l’émergence du journalisme et de l’opinion publique dont nous avons évoqué l’impact sur la formation de Rıza, ainsi que le rôle que celui-ci attribuait aux savants dans la société moderne. En fait, ce furent les mêmes motifs qui l’avaient poussé à rédiger ses lâyiha à l’adresse du sultan qui l’encouragèrent à s’adresser désormais à l’opinion publique. Convaincu de disposer des capacités pour comprendre un monde en transformation et définir les réformes nécessaires à la résurgence de l’Empire, soumettre ses visions de l’état des choses à l’opinion publique apparaissait comme une obligation. Au fond, il s’agissait de la continuation du projet des Lumières et de la mission d’éclairer et d’éduquer que Rıza s’était assignée dès sa jeunesse et qui l’avait mené de l’instruction publique à Bursa au désir de conseiller depuis la Ville Lumière le sultan Abdülhamid sur la politique de réforme à mettre en place. Désormais, Ahmed Rıza poursuivait sa mission en s’adressant à un public disposant d’un minimum de capital vasta-yı hizmet olacaktır. Husûsi yazdığım şeyler umûmun nazar-ı muhakemesinden geçecektir. » Lâyiha, p. 7.
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culturel pour pouvoir le lire et l’entendre. Il se mit ainsi dans la lignée des publicistes connus de l’Empire ottoman, comme Ahmed Midhat ou Ebüzziya Tevfik, pour assumer le rôle de « pilote » de la nation qu’il attribuait aux savants. Ses journaux reprenaient ainsi la « mission civilisatrice » que la presse s’était appropriée dès ses débuts dans l’Empire ottoman. Il est donc logique que, dans le premier article du premier journal jeune-turc Meşveret, Rıza ait présenté le projet de préparer la population ottomane à la nécessité du progrès, comme le préalable à toute véritable évolution en profondeur de l’Empire ottoman6. Deux ans avant que Clemenceau n’attribue un nom à ce qui représentait déjà une réalité sociale et politique7, Ahmed Rıza se donnait, avec le lancement du Meşveret, des objectifs d’engagement politique que l’on allait attribuer au nouveau groupe d’« intellectuels », fruit des transformations de la fin du XIXe siècle. Comme nous l’avons déjà évoqué, Rıza se représentait lui-même comme un intellectuel et un membre de l’élite positiviste de savants. Il est à ce titre significatif que l’élite savante d’inspiration positiviste soit définie dans les textes de Rıza comme étant composée des « gens de plume »8. Malgré la dissymétrie qui existait entre les sociétés ottomane et française, on retrouve chez Rıza l’idée d’une culture de débat au sein d’une sphère publique indépendante qui s’inscrivait dans la simultanéité du développement des notions démocratiques et de la mise en place d’un élitisme à travers un discours sur la science et l’objectivité, reposant sur la dichotomie entre élite savante et masse ignorante. Le fait de publier ses idées sur la condition de l’Empire se présente ainsi, dans la logique de sa conception des Lumières, comme un projet universel. En effet, considérant la politique comme une affaire concernant tout un chacun, Ahmed Rıza devait chercher à atteindre un maximum de personnes pour réaliser la portée universelle qu’il lui attribuait, tel que cela apparaît dans sa série Vazife ve Mesuliyet des années 1900. C’est pourquoi il poursuivait dans ses textes une approche volontairement pédagogique, visant à présenter au public ses idées sur la société, la condition ottomane et la nécessité de changement. 6 « Mukaddeme », Meşveret, n° 1er, 1er décembre 1895. Le même objectif est fréquemment repris dans la plupart des journaux jeunes-turcs. Voir les premiers numéros du Osmanlı, du Sancak et du Şûra-yı Ümmet. 7 Pour l’histoire du mot « intellectuel », voir p. ex. Michel Winock : « L’écrivain en tant qu’intellectuel », Mil Neuf Cent, 21 (2003), p. 113-125. 8 « Erbâb-ı Kalemin Vazifesi », Şûra-yı Ümmet, n° 1er, 10 avril 1902.
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Tenant compte de cette approche pédagogique, la contestation du sultan Abdülhamid semble marginale dans sa pensée politique. Toutefois, c’est surtout cette opposition qui permettait de qualifier un journal de « jeune-turc ». La cohérence faisait bien défaut dans la presse jeuneturque. Entre les différents journaux, on constate non seulement des conflits et hostilités caractéristiques pour chaque mouvance, mais aussi de vraies divergences de fond dans les analyses, dans les façons d’argumenter, ou encore dans les moyens politiques pour sauver la patrie ottomane. On trouve des positions contradictoires non seulement entre les journaux de différents courants, mais parfois dans le même numéro d’un journal. Ce manque de cohérence apparaît même dans les journaux les mieux gérés, comme le Meşveret et le Mechveret, Supplément français. Tenant compte de cette hétérogénéité, l’opposition au sultan représentait le seul dénominateur commun de cette presse nouvelle. À l’automne 1895, elle parvint à s’élever à un sentiment général de contestation politique pour devenir le point commun de tout un mouvement, capable de projeter Ahmed Rıza à la tête d’un groupe composé essentiellement de personnes d’origines différentes de la sienne. En décidant de se lancer dans la publication de journaux, Ahmed Rıza transforma son statut d’opposant en celui d’incarnation de l’opposition. Ses périodiques ne furent pas seulement ses journaux à lui, mais ceux d’un mouvement politique. Effectivement, Meşveret marqua une césure dans l’histoire politique ottomane par le fait qu’il offrit un moyen d’identification aux Jeunes Turcs et qu’il parvint à représenter d’une façon identifiable la contestation qui avait atteint un seuil critique les mois précédents. A l’instar des différents groupements politiques non-musulmans, les Jeunes Turcs multiplièrent leurs activités fin 1895. Après le tract Vatan Tehlikede, apparurent d’autres pamphlets du CUP invitant la population d’Istanbul à s’unir contre le sultan9. La contestation atteignit rapidement aussi les rangs des hauts bureaucrates. Ceux-ci, exaspérés par les dangers pesant sur l’Empire et encouragés par la mise en question du sultan par les grandes puissances, la Grande-Bretagne en particulier, commençaient à sympathiser avec un mouvement issu du milieu d’étudiants et à envisager un coup d’État. Le coup d’État représentait une forme ancienne d’opposition qui mettait Abdülhamid sur ses gardes. C’est ainsi que son 9 « The Sultan Yields », Times, 11 décembre 1895. Des tracts similaires étaient aussi diffusés par le parti dachnak, qui invitaient chrétiens et musulmans à l’union contre le sultan. Cf. Bahaeddin Şakir : İttihat ve Terakki, p. 105-106.
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oncle, le sultan Abdülaziz, avait été déposé et assassiné en 1876, quelques mois avant son ascension sur le trône. L’événement restait très présent pour lui qui gardait un souvenir douloureux de cette déposition. Par conséquent, des rumeurs d’une conspiration au sein du palais ou encore de la part de hauts fonctionnaires de la Sublime Porte l’inquiétaient beaucoup10. Et de fait, un diplomate allemand qui avait vécu la déposition d’Abdülaziz fit le rapprochement avec la situation qui régnait dans la capitale à la fin de 189511. C’est ce lien entre une conspiration à la tête de l’État et le mouvement d’étudiants qui poussa Abdülhamid à mettre en place une politique systématique de répression des Jeunes Turcs12. Jusque-là, le sultan ne s’était guère préoccupé de l’agitation étudiante, accordant fréquemment l’amnistie dès qu’une contestation se manifestait13. C’est par la suite que les autorités procédèrent à d’importantes arrestations d’étudiants dans la capitale, poussant plusieurs Jeunes Turcs à prendre la fuite14. Les Jeunes Turcs ne manquaient pas d’exprimer leur estime pour les hauts fonctionnaires, les militaires ou les membres du palais qui manifestaient leur opposition au sultan. Des tentatives de coup d’État resurgissaient à chaque crise que traversait l’Empire. L’éventualité d’une participation ou d’une alliance avec des hommes politiques occupa régulièrement le mouvement jeune-turc. Mais le véritable gain que le mouvement tirait de ces personnes était d’ordre financier, qui pouvait parfois atteindre de fortes sommes et représenter ainsi un apport conséquent à l’activité jeuneturque. Car en dépit des intrigues des membres du palais ou de la Sublime Porte, c’était désormais le mouvement jeune-turc qui incarnait l’opposition au sultan Abdülhamid. Cette marginalisation de l’opposition au sein de 10 Abdülhamid était accusé de concentrer le pouvoir au sein du palais à travers une structure proche de la franc-maçonnerie. Voir les articles de Georgiadès dans La Turquie Contemporaine « Dernière heure », n° 3, 11 mai 1891 ; « Projet de réforme religieuse », n° 4, 21 mai 1891. Sur sa politique de marginalisation de la Sublime Porte pour écarter de possibles conspirations, voir C. Findley : Bureaucratic Reform, p. 227-239. 11 Große Politik, vol. 9, n° 2443 : Radolin à Hohenlohe, St. Petersbourg, 25 octobre 1895. Voir aussi Times, 18 octobre 1895, p. 7 ; « The State of Feeling Among the Turks in Constantinople », Times, 12 novembre 1895. 12 L’ambassadeur français Cambon estimait que les activités jeunes-turques dans la capitale devaient avoir le soutien de groupes au sein du palais. MAE, Correspondance politique, Turquie 529, 234-239 : Rapport de l’ambassade d’Istanbul, Péra, 31 octobre 1895. 13 Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 58. 14 « Turkish Students Held », New York Times, 21 octobre 1895 ; « Les affaires de Turquie », Le Temps, 25 octobre 1895 & 29 octobre 1895 ; « La Jeune Turquie », La Paix, 9 novembre 1895 ; Times, 12 novembre 1895, p. 7.
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l’élite politique représente un changement décisif dans la culture politique ottomane. En s’imposant comme une force d’opposition, le mouvement jeune-turc fut davantage convoité par d’autres factions anti-hamidiennes qu’il ne dépendait de celles-ci15. Les débuts du mouvement jeune-turc et ses premiers journaux : Meşveret et Mechveret, Supplément français Le rôle d’Ahmed Rıza par rapport à cette légitimité politique du mouvement jeune-turque fut primordial. Au cours des années, il allait devenir, aux yeux de ses sympathisants et de ses adversaires, l’ennemi principal du sultan Abdülhamid et l’incarnation de l’opposition jeuneturque. Mais il eut aussi un rôle décisif dans la formation du mouvement jeune-turc. Nous nous sommes déjà arrêtés sur l’importance des lâyiha comme écrits idéologiques, correspondant à la façon des Jeunes Turcs de percevoir le monde et présentant des idées facilement assimilables. Mais l’importance d’Ahmed Rıza ne se limite pas aux aspects intellectuels. Il eut en effet un rôle initial d’organisateur qui permit aux Jeunes Turcs de s’établir comme mouvement politique d’opposition. Et ce rôle fut largement défini par la sortie des premiers journaux jeunes-turcs : le Meşveret, et le Supplément français. Les deux journaux étaient conçus comme des publications périodiques, tantôt bimensuelle, tantôt mensuelle. Au gré des évolutions du mouvement jeune-turc, le volume de ces journaux pouvait augmenter ou diminuer, ce dernier cas se produisant en particulier lors des périodes où les activités jeunes-turques étaient au plus bas. Le nombre des contributeurs pouvait lui aussi varier de période en période. Les journaux étaient ouverts aux contributions extérieures, mais il existait bien un comité de rédaction. Cependant, Ahmed Rıza était l’homme derrière les deux journaux, dont le nom figurait comme leur directeur en première page. Preuve de ce rôle, le Mechveret porta dans un premier temps la devise du positivisme « Ordre et Progrès », et indiquait les mois et l’année du calendrier positiviste à côté du calendrier grégorien : le premier numéro parut ainsi le 7 Frédéric 10716. Cette inclination positiviste se manifestait aussi dans le Meşveret, dans lequel Rıza utilisait l’année révolutionnaire. 15
Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 64, 67. La publication du Mechveret fut aussitôt saluée par les positivistes français. « Bulletin de France », Revue occidentale, 19/1 (1er janvier 1896), p. 127. 16
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Cependant, des lecteurs et certains Jeunes Turcs y identifièrent une portée athéiste et s’inquiétèrent de l’effet que le slogan et le calendrier positivistes pourraient avoir sur la population musulmane de l’Empire17. Au bout de quelques mois, Rıza dut ainsi supprimer la symbolique positiviste pour apaiser son lectorat et ses camarades18. Le Meşveret publia en tout 23 numéros jusqu’à fin novembre 1896, quand le CUP décida que le Mizan serait son nouvel organe. Après la fermeture du Mizan à l’été 1897, le Meşveret reprit pour 7 autre numéros jusqu’en mai 1898 lorsque Rıza décida d’écrire dans le nouveau journal du CUP, Osmanlı, lancé fin décembre 189719. Les onze premiers numéro du Meşveret furent lithographiés et préparés de ses propres mains par Ahmed Rıza, avant que le Comité puisse acheter une machine d’impression grâce à des dons venant des lecteurs20. D’après Ahmed Rıza, le Meşveret fut rétabli en 1902 sous le nom de Şûra-yı Ümmet ; cependant ce nouveau journal s’inscrivait dans une dynamique différente et n’était pas de la même manière sous son contrôle21. Conçu initialement comme un supplément, le Mechveret eut plus de continuité, et de fait il reste le journal le plus régulier du mouvement jeune-turc. En près de treize ans d’existence, 202 numéros furent publiés, le dernier datant du lendemain immédiat de la révolution jeune-turque et annonçant fièrement être « le dernier numéro du “Mechveret” à Paris ». Malgré l’intention affichée d’Ahmed Rıza, la publication du journal ne fut pas poursuivie à Istanbul22. Pourquoi deux versions différentes d’un même journal ? Les éditeurs indiquaient eux-mêmes qu’il y avait une différence entre les deux organes, dans leur contenu aussi bien que dans leurs objectifs23. Les deux 17
Voir p. ex. le ton inquiet de la lettre d’Arif Beyoğlu à İbrahim Temo, Genève, 27 juin 1896, dans A. B. Kuran : İnkilâp Tarihimiz ve İttihad ve Terakki, 67-68. Cf. İbrahim Temo’nun Anıları, 96-100. 18 Il nota qu’ils avaient « donné malheureusement lieu à des commentaires erronés » et avaient profité à « nos ennemis cherchant à faire croire aux Musulmans qu’elle est le drapeau de l’athéisme ». Ahmed Rıza : « Avis », Mechveret, n° 33, 15 avril 1897. Il avait arrêté l’utilisation de l’année révolutionnaire pour Meşveret dès octobre 1896. 19 Voir les articles respectifs d’Ahmed Rıza « İhtar », Meşveret, n° 23, 23 novembre 1896 & n° 30, 6 mai 1898. Son premier article dans Osmanlı : « Kuvve-i Bahriyemiz » (n° 13, 1er juin 1898). La contribution de Rıza au Osmanlı était périodique et évoluait en fonction des rapports entre lui et les Jeunes Turcs de Genève. 20 « Tebşir ve Teşekkür », Meşveret, n° 12, 8 juin 1896. 21 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 17. 22 Voir l’éditorial au Mechveret, n° 202, 1er août 1908. 23 Mechveret, n° 12, 1er juin 1896, p. 8. Cf. Gérard Groc : « La presse jeune-turque de la langue française », Edhem Eldem (dir.) : Première rencontre internationale sur l’Empire Ottoman et la Turquie moderne, p. 430-431.
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se présentaient comme supports de débats et d’information, mais la rubrique « débats » était plus élaborée dans la version turque, qui par ailleurs s’adressait en premier lieu aux « Turcs ». Ainsi, Rıza souligna dans son premier article : « Le Meşveret est un journal turc. Il dira la vérité, c’est-à-dire le [point de vue] “turc” sur tout. »24 L’aspect turquiste n’était pas encore très prononcé dans le journal. Les thèmes principaux étaient le patriotisme, l’engagement pour la patrie, la nécessité de prendre en main le destin de l’Empire. Le journal fonctionnait aussi comme support pour des expressions venant des différentes provinces de l’Empire et aussi des régions n’appartenant que nominalement à l’État ottoman, surtout des Balkans, et corroborait ainsi l’idée de l’existence d’une nation ottomane au-delà du système monarchique existant. Le Mechveret, Supplément français avait un double objectif. Le premier visait à toucher l’opinion publique des pays européens. Ahmed Rıza y poursuivait le même but qu’il s’était fixé dans ses participations aux journaux positivistes, celui de faire connaître l’Empire ottoman à un public européen et de lutter contre une image qui n’avait cessé de se dégrader au cours des années 1890. Dans ce contexte, le Mechveret fonctionnait comme porte-parole du CUP en tant qu’alternative politique de l’Empire ottoman, et comme preuve que la société ottomane n’était pas envahie par le rejet des forces modernes et le « fanatisme musulman », et, enfin, que l’opposition au sultan ne se limitait pas aux comités politiques non-musulmans25. Cependant, le rôle de la publication en français dépassait la seule fonction de propagande orientée vers l’opinion publique en Europe. Si l’on tient compte du fait que, au cours du XIXe siècle, le débat politique dans l’Empire se faisait pour une grande partie en français, un journal jeune-turc francophone s’inscrivait directement dans les discussions politiques sur la situation et l’avenir de l’Empire ottoman. Par ailleurs, la langue française faisait du Mechveret un journal davantage susceptible d’être lu par des non-Turcs de l’Empire, étant donné que le français était la lingua franca de l’Empire du XIXe siècle, permettant la communication entre des Ottomans ne maîtrisant pas ou peu le turc. Par ce fait, le Supplément français fut proche de l’idéal ottomaniste, en particulier 24 « “Meşveret” bir Türk gazetesidir. Her işin daima “Türkçesini” yani doğrusunu söyleyecektir. » « Mukaddeme », Meşveret, n° 1er, 1er décembre 1895. 25 Ahmed Rıza : « Osmanlı İttihad ve Terakki Cemiyeti ve Avrupa Matbu’atı », Meşveret, n° 20, 8 octobre 1896.
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pendant les premières années, et attira la participation d’un certain nombre d’Ottomans non-turcs. Parmi ceux-ci, le plus important fut sans doute Halil Ganem qui fut, à partir de la fin de 1896 et jusqu’à sa mort en 1903, le premier rédacteur du journal à côté d’Ahmed Rıza. Ganem fut par ailleurs le seul contributeur non-musulman régulier qui signa avec son nom. Parmi les autres participants non-musulmans, il faut citer l’Arménien Pierre Anméghian, écrivant sous le pseudonyme d’Ottomanus, et dans les premières années du journal le Juif Albert Fua, qui signait « Un Ami de la Turquie », ainsi que le Grec Aristidi Efendi, sous le nom G. Umid. Cette collaboration corroborait l’image ottomaniste que le CUP revendiquait, mais dès les premières années du mouvement, elle heurta l’esprit de plusieurs Jeunes Turcs hostiles à Ahmed Rıza et à son journal, qu’ils accusaient de cosmopolitisme26. Par ailleurs, par le fait qu’elle excluait un grand nombre de Jeunes Turcs qui ne maîtrisaient pas suffisamment le français, la langue française garantissait en quelque sorte une autre homogénéité à la publication. Et de fait, sans pouvoir prétendre à la cohérence absolue, on ne retrouve pas dans le Supplément français de divergences de fond comme il en apparaissait dans le Meşveret, en particulier sur la question du recours à l’intervention étrangère ou à l’action violente pour changer le régime ottoman. Quel fut l’impact de ces périodiques ? Au-delà de l’aspect idéologique, arrêtons-nous pour commencer sur l’importance organisationnelle très concrète que les journaux ont eue pour l’évolution du mouvement jeuneturc et pour son ascension en tant qu’opposition anti-hamidienne reconnue. La presse européenne et surtout les autorités ottomanes avaient déjà prêté attention aux activités de l’opposition ottomane durant toute l’année 1895 sur fond de crise internationale. Ainsi, Ahmed Rıza avait dès le début novembre déjà écrit en faveur de la restauration de la constitution ottomane dans la presse européenne, sans forcément signer de son nom, et il avait présenté la convocation du parlement comme la seule issue à la crise qui secouait l’Empire27. Mais avec le lancement des journaux, les Jeunes Turcs gagnèrent une visibilité différente, et surtout, un profil reconnaissable. De fait, c’est la publication des journaux qui leur permit 26
Voir Şerafeddin Mağmumi : Hakikât-ı Hâl, p. 31. « The Situation in Turkey », Times, 6 novembre 1895 ; « Türkei », Kölner Zeitung, 2 novembre 1895 ; « Bei den Jungtürken », Frankfurter Zeitung, 14 novembre 1895 ; « Les affaires de Turquie », Le Temps, 19 novembre 1895. « Confusion des pouvoirs en Turquie », La Paix, 2 décembre 1895. 27
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de s’établir en tant que mouvement, et qui permit au mouvement jeuneturc de s’émanciper d’autres courants d’opposition ottomane. Auparavant, dans les articles sur la situation de l’Empire, l’agitation jeune-turque était couverte en lien avec des machinations politiques et des conspirations contre le sultan. La presse de différents pays européens ou des rapports diplomatiques mentionnaient les Jeunes Turcs d’Europe à la marge. À partir de la fin de l’année 1895, les « libéraux » ottomans d’Europe accédèrent à la notoriété en tant qu’expression d’une volonté de prise en main du sort de l’Empire. Aussi important que ces aspects de visibilité, le rôle du lancement des premiers journaux jeunes-turcs sur l’initiative d’Ahmed Rıza fut d’ordre organisationnel. C’est la publication de Meşveret et du Supplément français qui permit la mise en place, depuis l’Europe et non pas depuis le centre du CUP à Istanbul, d’une nouvelle structure et d’un mode opératoire qui allait définir le jeune-turquisme jusqu’aux années précédant la révolution de 1908. En fait, le palais de Yıldız avait immédiatement renforcé ses mesures de surveillance contre les activités jeunes-turques à Istanbul, dès que celles-ci s’étaient manifestées. La politique rigoureuse de l’appareil hamidien commença aussitôt à les asphyxier, portant un coup dur à l’organisation du CUP. À partir de la fin de l’année, le centre du CUP à Istanbul cessa d’être opérationnel et se transforma en un groupe de conspirateurs de la Sublime Porte qui avait peu à voir avec sa structure initiale au point que le fondateur de la cellule initiale de 1889, İbrahim Temo, dut avouer ne pas connaître qui en étaient les membres28. Du fait de la répression qui sévissait à Istanbul, les centres de l’opposition en Europe avaient déjà joué un rôle important en imprimant et souvent en rédigeant différents textes dont la préparation était impossible sur le sol ottoman. Nous avons déjà vu que le premier tract du CUP sortit à Paris. De même, la première charte du Comité fut rédigée depuis Paris, sans doute par Ahmed Rıza lui-même29. Avec le déclin de la structure d’Istanbul, c’est Paris qui reprit l’organisation effective du CUP. Un tract rédigé en 1896 par Ahmed Rıza et son secrétaire, Nâzım, faisait état de ce fait, en soulignant que, en raison de la pression policière sur place à Istanbul, Paris assumait les fonctions de centre du CUP30. Dans les faits, 28
Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 77. Ibid., p. 75-76. L’article 10 prévoyait une hiérarchie en fonction de l’âge de ses membres. 30 « Muazzez Vatandaşlarımız ! » En été 1896, le tract fut intercepté à Rusçuk par les autorités ottomanes, probablement en provenance de la Serbie. BOA, Y.A.HUS 357/33 : 29
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Rıza était devenu le président officieux du CUP avant d’en devenir le président officiel31. Comme adresse de la branche parisienne, Rıza indiqua la rédaction du Meşveret/Mechveret, c’est-à-dire son propre domicile : 48 rue Monge. La parution des journaux jeunes-turcs se réalisa effectivement à l’initiative de Rıza. Sans doute encouragé par ses liens avec les opposants ottomans éditeurs de journaux, notamment Ali Şefkati et Halil Ganem, il assuma à l’automne 1895 le rôle, qu’il avoua être pénible, de doter le Comité d’un organe. Il fit le tour des étudiants ottomans à Paris pour solliciter leur soutien financier ; il parvint ainsi à publier ses journaux avec une somme très modique, qu’il comparait désavantageusement aux millions dont pouvaient disposer les nationalistes irlandais32. Avec la publication de Meşveret/Mechveret, la colonie ottomane de Paris disposait d’un organe d’expression politique. Et de fait, les journaux jouèrent un rôle crucial dans l’épanouissement du mouvement jeune-turc. La presse comme moyen de politique : l’âge du papier global Le lancement de Meşveret et du Supplément français eut un impact crucial sur le parcours d’Ahmed Rıza et sur l’évolution du mouvement jeune-turc. Grâce à ses journaux et du fait de l’effondrement du centre jeune-turc initial à Istanbul, il devint le président du CUP, c’est-à-dire d’une organisation qui avait établi des sections dans plusieurs provinces de l’Empire, dans les Balkans et en Égypte33. Bon gré mal gré, les autres protagonistes jeunes-turcs, en premier lieu Mizancı Murad, durent accepter cet état de fait. Ahmed Rıza se trouva ainsi dans une position de pouvoir. Effectivement, il avançait une définition du jeune-turquisme propre à lui : insistance sur la constitution et la nécessité du parlement, critique du sultan, refus de l’action violente et de l’intervention des Ambassade de Belgrade au Hâriciye, 9 août 1896 (traduction). Le tract a été transcrit par Faruk Ilıkan : « İlân-ı Hürriyet’ten Önce Ahmed Rıza Bey’in “Muazzez Vatandaş” larına Bir Bildirisi », Tarih ve Toplum, 19/112 (avril 1993). 31 Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 78. D’après Halil Menteşe, il fut nommé président du CUP dès la fondation de la branche parisienne. Halil Menteşe’nin Anıları, p. 112. 32 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 12, 21. Il indique avoir pu lancer le premier numéro après une collecte de 100 francs. « L’inaction des Jeunes-Turcs. » Revue occidentale, 26/1 (janvier 1903), p. 191. Les rapports de l’ambassade ottomane de Paris indiquent 500 francs. Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 270. D’après Ahmed Bedevi Kuran, ce seraient les étudiants ottomans de Paris qui auraient poussé Ahmed Rıza à publier ses journaux après avoir assuré eux-mêmes la collecte d’argent. İnkilâp Tarihimiz ve Jön Türkler, p. 27-28. 33 Cf. « Muazzez Vatandaşlarımız ! ».
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grandes puissances en faveur du mouvement libéral dans l’Empire — le tout parsemé d’un discours positiviste. Cependant, sur ces deux derniers points, le mouvement divergeait fondamentalement, et les différents points de vue se manifestèrent dans les colonnes du Meşveret dès les premières semaines. Mais comme nous l’avons dit, l’importance de ces publications ne se résumait pas à leur contenu ni au rôle qu’elles jouaient dans les affrontements de positions divergentes. En lançant Meşveret et le Supplément français, Ahmed Rıza fit plus que de faire valoir une idéologie ou d’imposer ses vues. Il fut le premier à définir le jeune-turquisme comme une mouvance politique reposant sur la publication périodique et l’inscrivit ainsi, d’une certaine façon, dans la « civilisation du journal » de son époque. Dès la fin de l’année 1895, le jeune-turquisme devint inconcevable sans la publication de journaux, qui en devint aussitôt une composante essentielle. L’organisation des Jeunes Turcs à Paris et l’établissement des structures du CUP dans les différentes provinces de l’Empire se faisaient essentiellement à partir de la distribution de journaux clandestins. Les Jeunes Turcs sur place réclamaient l’envoi des journaux comme source d’information et aussi comme acte d’opposition. La mise en place d’une structure de lecture se faisait jour dans le Meşveret qui publiait de plus en plus de lettres de lecteurs anonymes. De même, c’est à travers le Meşveret que le CUP pouvait lancer des appels effectifs à la contribution financière. La publication de journaux devint de fait le mode d’action des Jeunes Turcs. Des Jeunes Turcs partageant certaines positions se regroupaient autour d’un projet de publication, et c’est le journal qui leur donnait visibilité et légitimité. Bientôt des divergences apparurent au sein du mouvement menant à une multiplication de projets de publication. En effet, après les premiers journaux lancés par Ahmed Rıza, le nombre de périodiques s’accrut d’une façon tout à fait impressionnante. En moins de treize ans d’existence du mouvement jeune-turc, plus de 150 journaux parurent, c’est-à-dire en moyenne plus de treize par an34. La plupart de ces feuilles faisaient rarement plus de quatre pages et ne connurent qu’un à deux numéros, mais ce chiffre reste malgré tout étonnant. Il dénote une évolution historique cruciale dans la culture de la presse dans l’Empire ottoman. Comme nous l’avons vu, des journaux 34 Le nombre de journaux jeunes-turcs est difficile à établir. Muammer Göçmen en a repéré 153. Voir sa liste dans İsviçre’de Jön Türk Basını ve Türk Siyasal Hayatına Etkileri (1889-1902). Istanbul : Kitabevi, 1995, p. 92-106.
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d’opposition existaient bien avant le mouvement jeune-turc. Mais avec l’émergence de ce dernier, la presse anti-hamidienne prit une toute nouvelle dimension et s’imposa comme la presse d’un mouvement d’opposition, et non plus comme l’expression de positions individuelles. La presse devint ainsi l’outil principal de l’opposition et en même temps aussi celui de l’indépendance politique des Jeunes Turcs. Les journaux anti-hamidiens des années précédentes avaient été impliqués dans des intérêts différents qui se juxtaposaient avec l’opposition au sultan. Ali Şefkati agissait au sein d’une structure maçonnique, Halil Ganem défendait en même temps des intérêts français, et la même chose est sans doute vraie pour d’autres opposants comme Georgiadès. Par contre, malgré les liens que certains Jeunes Turcs pouvaient entretenir avec les gouvernements des pays européens et notamment la Grande-Bretagne, leurs journaux s’inscrivaient fermement dans la contestation du système hamidien. Cette activité éditoriale s’inscrivait ainsi dans une démarche qui dépassait la seule volonté de s’exprimer pour devenir une pratique proprement jeune-turque conférant une légitimité politique aux éditeurs. Et en cela, Ahmed Rıza eut un rôle pionnier. En publiant le Meşveret, il inaugura une nouvelle ère. L’imprimé et la réalité Comment expliquer l’énergie mise dans la publication des journaux ? Avant de s’arrêter sur les effets et la nature de l’activité publiciste jeuneturque, il importe de regarder la conception de la presse qui lui était sous-jacente. On ne saurait comprendre l’importance accordée à la presse par les Jeunes Turcs sans la situer dans le contexte du discours sur la réforme nécessaire de l’Empire et de la place de la presse dans le processus de la modernisation ottomane. Dès ses débuts, la presse avait été définie dans l’Empire dans le contexte de la « mission civilisatrice » destinée à transformer la structure de la société existante, et elle avait en effet joué le rôle de diffusion des savoirs et de mise en place d’une culture de débat que les livres avaient joué en Europe durant les siècles précédents35. Cette façon d’influer sur la société s’était répandue avec 35 Orhan Koloğlu : « La formation des intellectuels à la culture journalistique », p. 125126. Il faudrait cependant souligner que, dans la première moitié du XIXe siècle, en Europe aussi le journal éclipsait le livre en tant que premier véhicule des débats intellectuels. Voir D. Kalifa/A. Vaillant : « Pour une histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle », p. 206.
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l’établissement de la presse privée autonome dès 1860. Vécu comme un acte profondément moderne, le fait de publier suscita bientôt l’émergence du mouvement jeune-ottoman. Les Jeunes Ottomans furent les premiers à établir un lien entre la presse et l’expression politique d’opposition et à redéfinir ainsi le journal comme un moyen de positionnement politique contestataire. Dès la fin de l’année 1895, les Jeunes Turcs reprirent l’idée du journal comme un moyen de réaliser la mission civilisatrice et le reformulèrent comme un instrument de subversion. Leur conception évoluait strictement dans la logique du projet des Lumières. Estimant que l’ignorance de l’état de l’Empire et la nécessité du progrès étaient les raisons principales de la crise ottomane, les journaux jeunes-turcs, et en premier lieu le Meşveret, élaboraient tout un discours sur la « vérité » et étaient remplis d’informations sur l’état déplorable de la société ottomane, souvent sur un ton emphatique et accusateur36. Au cœur de ce discours résidait ainsi cette même idée qui avait poussé Ahmed Rıza à s’adresser à la tête de l’État ottoman : celle d’inculquer des vérités afin de provoquer une transformation de la mentalité ottomane censée aboutir automatiquement à un changement politique. La presse fonctionnait en tant que médiateur entre la vérité abstraite du progrès et le peuple ottoman. Partant de cette conception, les Jeunes Turcs attendaient que leurs écrits eussent des effets directs et supposaient un automatisme du changement politique37. En cela, la conception de la presse allait au-delà d’une simple communication d’idées et supposait de fait un rapport direct entre le mot imprimé et la réalité. La presse ne reflétait pas seulement la réalité, elle la créait. Cependant, cette approche se trouvait en contradiction avec la nature du mouvement jeune-turc comme force de subversion politique. Il s’établit ainsi une tension entre l’inaction imposée par le manque de stratégie politique et la nécessité ressentie d’un changement urgent dans l’Empire ottoman. Cette tension s’intensifia quand les Jeunes Turcs, attendant des effets immédiats de leurs publications, se rendirent compte que le peuple ottoman ne répondait pas à leurs sollicitations. Cependant, ils ne tentèrent pas de dépasser cette tension, mais se contentèrent d’incriminer le peuple qui avait déçu leurs attentes, confirmant ainsi la méfiance qu’ils portaient à son encontre. C’est pourquoi, après une première phase d’euphorie, la déception devint un trait de caractère du mouvement jeune-turc. 36 37
Cf. Ş. Mardin : Jön Türklerin Siyasî Fikirleri, p. 188-189. Ibid., p. 63.
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Toutefois, jusqu’à la réorganisation de leur mouvement entamée à partir de 1905, les Jeunes Turcs ne développèrent pas une politique cohérente qui allât au-delà de l’édition des journaux. De fait, le primat de la publication était partagé par deux factions jeunes-turques qui poursuivaient une politique différente : les « activistes » (icraatcı) d’une part, et la faction en faveur d’une intervention étrangère d’autre part. Ces deux groupes, exaspérés par l’urgence qu’imposait le contexte de crise internationale de l’Empire, entrèrent dès 1896 en conflit avec Ahmed Rıza à cause de son refus du recours à la violence et à l’intervention étrangère et son attitude attentiste qui consistait à favoriser l’éducation de la population ottomane sur la longue durée. Les activistes songeaient à des plans pour assassiner le sultan Abdülhamid par une action violente. Cependant, ces plans ne s’inscrivaient pas dans un contexte de violence révolutionnaire comme dans le cas des Narodnik de Russie, ni ne correspondaient à l’idée de « faire exploser l’ordre existant », mise en avant par les anarchistes, en particulier depuis la vague d’attentats qui semait la panique dans les sociétés européennes depuis le début des années 1890. La conception des activistes se perdait dans des rêveries de tyrannicide, faute de reposer sur une organisation politique capable de les réaliser. Ainsi, les seules actions menées par les icraatcı consistaient dans la publication de journaux dans lesquels ils exposaient leur haine du sultan Quant à la faction interventionniste, elle mettait tous ses espoirs sur l’intervention des puissances européennes pour détrôner le sultan et pour hisser les libéraux ottomans au rang de dirigeants de l’État ottoman. Les Jeunes Turcs appartenant à cette faction essayaient régulièrement de contacter les gouvernements des pays européens pour obtenir leur concours. Cependant, même ce groupe concevait la presse comme un moyen de créer la réalité et il dépendait lui-même de publications dans lesquelles il interpellait les gouvernements européens et exposait son espoir d’une rédemption à venir, en particulier grâce à l’appui de la Grande-Bretagne. En résumé, même les Jeunes Turcs qui cherchaient le plus activement à renverser le système hamidien, en quoi ils se distinguaient d’Ahmed Rıza, n’arrivaient pas à mettre sur pied une politique alternative à la publication des journaux. L’idée d’un effet automatique entre la publication des journaux et le changement politique s’imposait dans le vide créé par le manque de théorie de l’action politique38. Par 38
Cf. Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 22.
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conséquent, la voie prise en premier par Ahmed Rıza marqua pendant des années la définition même du jeune-turquisme39. Rıza ne cachait jamais que l’objectif d’éduquer la population ottomane était un projet étalé sur la longue durée. En insistant sur la nécessité de préparer le peuple par un long processus avant tout changement, il ne pouvait attendre des effets immédiats de ses publications, contrairement à la majorité de ses camarades jeunes-turcs. Souligner l’importance des publications fut pour lui aussi une stratégie pour faire valoir son modernisme conservateur et pour exprimer son hostilité à une action violente qui pouvait avoir des effets néfastes40. Chez la plupart des Jeunes Turcs, l’idée d’un effet immédiat de l’imprimé sur la réalité politique était encore plus prononcée. Les journaux jeunes-turcs auxquels Rıza contribuaient étaient remplis de phrases impliquant cet effet immédiat. Dans le Şûra-yı Ümmet, nous lisons ainsi : « Des despotes qui ne craignent pas Dieu tremblent de panique confrontés à la presse. » « On a vu qu’une seule phrase a gagné une bataille, qu’un seul verset a enflammé l’âme d’une nation pendant des siècles. On peut dire ce que l’on veut, les journaux [jeunes-turcs] préparent la foudre contre le despotisme. »41 Cette conception explique en partie aussi leur caractère fortement répétitif. Même critiqués par leurs lecteurs à cause de ces répétitions incessantes, les Jeunes Turcs maintenaient l’idée que la répétition était indispensable pour permettre un jour aux masses ottomanes de comprendre le sens de leur position : « Qu’il n’y ait pas de doute, nous répétons, qu’il n’y ait pas de doute, nous continuerons à répéter. »42 L’expérience globale de « l’âge du papier » Concevoir la presse comme une finalité politique s’accordait difficilement avec la nature clandestine du mouvement jeune-turc et son objectif 39
Voir p. ex. « Osmanlı’nın Beşinci Sene-i İntişarı », Osmanlı, n° 97, 1er décembre 1901. Voir p. ex. ses articles « İhtilâl », Meşveret, n° 29, 14 décembre 1898 ; « Christiana’dan Mektub », Osmanlı, n° 41, 15 août 1899 ; « Erbâb-ı Kalemin Vazifesi », Şûra-yı Ümmet, n° 1er, 10 avril 1902 ; « L’inaction des Jeunes-Turcs », Revue occidentale, 26/1 (janvier 1903). 41 « Allah’dan korkmayan müstebidler matbu’âttan (…) dehşet-i yâb olurlar. » « Matbu’ât », Şûra-yı Ümmet, n° 53, 17 mai 1904. « Bir cümlenin bir muharebe kazandığı, bir terkibin ruh-u milleti bir asır tehyic ettiği görülmüştür. Her ne derlerse desinler[,] bu gazetelerdir ki (…) bünyan-ı istibdâda bir yıldırım hazırlıyor. » [Samipaşazâde Sezâi :] « Neşriyat », Şûra-yı Ümmet, n° 39, 22 septembre 1903. 42 « Şüphe yok ki tekrar ediyoruz[,] şüphe yok ki daima tekrar edeceğiz. » « Tekrar », Şûra-yı Ümmet, n° 52, 1er mai 1904. 40
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de renverser le régime existant. Mais cela s’explique par la confluence de la tradition moderniste de la presse dans l’Empire et de l’évolution de l’histoire politique à l’échelle internationale. Loin de représenter une spécificité du mouvement jeune-turc, l’idée que la presse créait la réalité se trouva, de fait, au cœur de la « civilisation du journal » de la fin de siècle et s’imposa en rapport direct avec l’avènement des intellectuels comme autorité politique43. Or, nous l’avons déjà avancé, le mouvement jeune-turc se développait en partie aussi à travers la civilisation du journal en France, à laquelle son leader Ahmed Rıza participait pleinement. Au final, on vivait à « l’âge du papier », pour reprendre l’intitulé d’un fameux dessin de Félix Vallotton de 1898, montrant la clientèle d’un café entièrement plongé dans la lecture des journaux. La presse comme moyen de créer la réalité — cette idée éclata en toute clarté avec ce que le socialiste Jules Guesde a nommé « le plus grand acte révolutionnaire du siècle »44 : la publication de la lettre ouverte d’Émile Zola demandant la révision de la condamnation de Capitaine Dreyfus, J’accuse… !. La publication de la lettre par Clemenceau, diffusée à un tirage de plus de 300 000 exemplaires dans le journal L’Aurore, eut un impact extraordinaire et fascina des millions de gens. Toutes les études sur l’Affaire ou sur la Troisième République ont insisté sur cet événement, considéré comme un tournant majeur de la culture démocratique en France. Après cette lettre, la France semblait évoluer au rythme des articles publiés contre ou en faveur de Dreyfus. Le déroulement de l’Affaire semblait confirmer que la presse dictait en grande partie l’évolution politique et qu’il y avait donc effectivement un lien direct entre le mot imprimé et la réalité. C’est lorsque éclata l’Affaire que Clemenceau utilisa le mot « intellectuels » pour désigner une nouvelle catégorie politique et sociale. À l’instar des Jeunes Turcs, ces intellectuels considéraient qu’ils pouvaient provoquer des changements simplement en publiant des articles. Associé aux intellectuels, le sens même du terme engagement en vint à représenter le désir de devenir acteur sur la scène politique, une scène qui n’était plus 43
À ce sujet, voir plus particulièrement Erdal Kaynar : « The Almighty Power of the Written Word : Political Conceptions of the Press at the Turn of the Twentieth Century », Nathalie Clayer/Erdal Kaynar (dir.) : Penser, agir et vivre dans l’Empire ottoman et en Turquie. Louvain : Peeters, 2013, p. 151-169. 44 La phrase est attribuée par Jean Jaurès à Jules Guesde dans un célèbre débat entre les deux hommes et n’est pas démentie par celui-ci. Cf. « Documents : Les deux méthodes, Lilles, 26 novembre 1900 », Nouvelles Fondations, 1 (2006), p. 51.
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limitée aux tribunes officielles mais était comprise comme une affaire sociétale. Les intellectuels considéraient leur propre parole comme indispensable pour l’évolution de la société. Cette conception était rendue matériellement possible par une série d’innovations techniques qui révolutionnaient les possibilités d’impression dès les années 188045. Ensemble, elles aboutirent en une multiplication des journaux et à la diversification infinie de la presse en France. Comme les journaux jeunes-turcs, les périodiques lancés par des intellectuels français ne dépassaient souvent pas les deux premiers numéros et avaient rarement un tirage de plus de quelques centaines. Mais au cœur de cette culture de la presse était la pulsion de s’exprimer et l’idée de pouvoir changer la société en faisant part de son opinion46. Cette idée était partagée par les intellectuels français et les Jeunes Turcs, que nous pouvons décrire comme leurs homologues ottomans, vivant dans des conditions de clandestinité et d’urgence politique bien plus pressantes. Observant ces similitudes, on ne peut s’étonner que l’affaire Dreyfus ait laissé sur les Jeunes Turcs, voire plus généralement sur les Ottomans, une forte impression47. L’idéal de justice était encore ancré dans les sociétés modernes à tel point, que l’Affaire généra une vague globale d’indignation et de passion48. Les Jeunes Turcs ne restèrent pas à l’écart du mouvement et s’identifièrent avec les rebelles dreyfusards, dont les modes d’action exposés au cours de l’Affaire convenaient à leur propre posture élitiste, centrée sur la science et la certitude de représenter le groupe éclairé de l’Empire. Ils furent plus spécialement sensibles à la démonstration des effets de la presse comme fil de structuration de la société et de l’évolution politique française. Ils pouvaient s’identifier au déroulement de l’Affaire et reconnaître leur propre conception de la presse comme facteur essentiel de l’évolution politique. L’Affaire remplit ainsi une multitude de fonctions. Elle devint un moyen d’identification avec le groupe international d’intellectuels qui au tournant du XIXe siècle, semblait donner naissance à une nouvelle République des lettres. Elle fit la démonstration du pouvoir que la presse pouvait avoir lorsqu’elle était 45
Cf. l’aperçu donné par Pierre Albert : « La presse française de 1871 à 1940. » Cf. Christophe Prochasson : « Il n’y a pas d’intellectuel qui ne rêve d’avoir sa revue ou, tout au moins, y tenir sa plume. » Les années électriques, 1880-1910. Paris : La Découverte, 1991, p. 193 47 Özgür Türesay : « L’Affaire Dreyfus vue par les intellectuels ottomans », Turcica, 47 (2016), p. 235-256. 48 Hannah Arendt : The Origins of Totalitarianism. San Diego : Harcourt, 1968, p. 91. 46
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utilisée par les hommes de lettres dans le changement politique. Elle représenta une incitation directe à l’engagement dans la juste cause des Jeunes Turcs contre le despotisme hamidien. Et enfin, elle conforta la faction opposée à l’action violente et à l’intervention étrangère, celle qui était dirigée par Ahmed Rıza, qui avait décidé de donner la priorité politique à la publication, et de préférer les mots imprimés aux armes dans la lutte contre Abdülhamid. Il n’est donc pas étonnant de lire dans les journaux jeunes-turcs des articles sur l’Affaire. En pleine période de lutte pour la réhabilitation de Dreyfus, le Şûra-yı Ümmet écrit : « Aujourd’hui, en dépit de l’immense armée française armée jusqu’aux dents (…), la presse libère Dreyfus de sa prison de l’Île de Diable sans recourir nullement à des armes. »49 Incitant les Ottomans à s’engager contre l’injustice du régime hamidien, il ne pouvait y avoir meilleur exemple que « le plus grand acte révolutionnaire » du XIXe siècle : « Le temps venu, Zola n’a pas écrit des romans, il a écrit des “J’accuse” [ihtirâmnameler] dont la vénérable force et virulence sont difficiles à égaler. »50 Cependant, Ahmed Rıza garda un silence presque total concernant l’affaire Dreyfus. Sans doute fut-il pris dans ce dilemme fondamental du positivisme de devoir réconcilier l’ordre et le progrès. Sans doute, ressentit-il des sympathies pour Dreyfus et les Dreyfusards qui luttaient contre les forces obscurantistes de la société française, comme lui le faisait pour l’Empire ottoman. Mais, il y avait en face la position de son vénérable maître Pierre Laffitte, rapportée par un autre disciple du positivisme, Charles Maurras, dont la pensée évolua de la dimension autoritaire à l’idéologie fasciste : « On n’a pas le droit de tout chambarder pour une erreur judiciaire. »51 49 « Bugün serâpâ musellâh olan koca Fransa ordularına ve onların vasta-i neşriyatı olan gazetelere rağmen Dreyfus’u Şeytan Adası mahbusundan çıkaran topsuz, silahsız matbu’âttır. » « Matbu’ât », Şûra-yı Ümmet, n° 53, 17 mai 1904. 50 « O zaman Zola roman değil, emsâli nadir görülen âli bir hiddet ve şiddetle ‘İttihamnâmeler’ yazıyordu. » [Samipaşazâde Sezâi :] « Yine Neşriyat », Şûra-yı Ümmet, n° 61, 10 octobre 1904. Plus loin l’auteur note que ce furent la presse et les articles de Victor Hugo, et non pas les traités philosophiques, qui avaient fait tomber Napoléon III. 51 Laffitte énonça ces mots alors qu’il était interrogé par Maurice Pujo, journaliste co-fondateur avec Maurras de l’Action française. Maurras les qualifie d’« apophtègme de philosophie familière ». Au Signe de Flore. Souvenirs de vie politique. Paris : Grasset, 1933, p. 103. Notons que nous ne disposons pas de travaux sur la réception de l’Affaire par les positivistes, mais l’absence relative de cette question dans les Archives positivistes, dont le cas Ahmed Rıza est un exemple, suggère en effet qu’ils étaient pris dans cette contradiction de fond que nous venons de mentionner.
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Pris entre Charybde et Scylla, entre l’ordre combattu par des milliers de gens qui, comme lui, s’engageaient pour faire disparaître l’obscurantisme d’un âge dépassé, et le progrès qui risquait de mettre en péril la cohésion de la société pour une simple erreur judicaire, et en outre, provoquer une aliénation vis-à-vis de son maître, Rıza préféra se taire. Toutefois, il est évident que, pour lui aussi, le plus grand acte révolutionnaire du plus long siècle de l’Empire ottoman n’était pas à attendre d’un mouvement radical, mais de publications telles que J’accuse… ! Créer un Ancien Régime : la sphère publique alternative Tout en partageant des conceptions similaires, la place de la presse se présentait sous des conditions bien différentes pour les Jeunes Turcs et leurs homologues français. Comme nous l’avons déjà suggéré, un Jeune Turc comme Ahmed Rıza rêvait de jouer au sein de l’Empire le rôle que les intellectuels remplissaient de plus en plus dans les pays européens. Mais en Europe, la presse développait son rôle au sein d’une sphère publique libre et étendue, tandis que les Jeunes Turcs étaient confrontés à un système strict de censure et d’interdiction. Le jeune-turquisme devint possible du fait d’évolutions qui eurent lieu durant le dernier quart du XIXe siècle aussi bien en Europe que dans l’Empire ottoman : conceptions modernes de la société, émergence de nouvelles classes sociales et montée du taux d’alphabétisation. Toutefois, comparé à l’Europe, ces évolutions restèrent bien modestes dans l’Empire, du moins sur le plan quantitatif ce qui rendait plus difficile pour la presse d’y jouer le rôle de transformateur politique. Notons aussi qu’il est très difficile d’évaluer le lectorat et les pratiques de lecture de cette presse. Pour chaque journal, il s’avère le plus souvent impossible d’avoir des informations sur la diffusion, la lecture effective et l’impact, dès que l’on essaye d’aller au-delà des données statistiques de tirage et de diffusion. Mais pour la presse clandestine, cette difficulté est encore plus prononcée. En fait, nous ne disposons même pas d’informations quantitatives sur le tirage des journaux qui pourraient marquer le point de départ d’une analyse. Même lorsque certains journaux jeunes-turcs faisaient l’objet de poursuite judiciaire en France sous pression des autorités ottomanes, nous n’avons pu trouver de chiffres relatifs à leur circulation. Selon toutes les estimations, celle-ci restait bien modeste et ne dépassait probablement pas les 3 000 exemplaires. Un document britannique avance pour le
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Mechveret un tirage de 400 à 500 exemplaires, ce qui pourrait être un chiffre sous-évalué52. Toutefois, il est difficile de croire que le journal aurait pu atteindre un tirage considérablement plus élevé. Par comparaison, l’organe officiel du comité jeune-turc, le Şûra-yı Ümmet, atteignit un tirage de 1 000 exemplaires au cours des deux années précédant la révolution de 1908, c’est-à-dire au moment où l’organisation jeune-turque était la plus développée53. Cependant, nous ne pouvons comparer les chiffres des tirages des journaux jeunes-turcs à ceux d’autres organes de presse. Diffusés illégalement, les journaux jeunes-turcs étaient lus au sein des organisations clandestines, passaient de main en main et atteignaient ainsi un plus grand nombre de lecteurs. Déjà Nâmık Kemal avait prétendu qu’une seule copie d’un journal clandestin jeune-ottoman pouvait atteindre 15 000 lecteurs54. À l’époque jeune-turque, des observateurs firent des remarques similaires55. On disait que le Meşveret/Mechveret était introduit dans chaque ville de garnison de l’Empire56. Dans des régions balkaniques échappant au contrôle ottoman, certaines publications jeunes-turques étaient accessibles dans des salons de lecture57. On y organisait aussi des lectures publiques pour toucher un plus large public et permettre aux analphabètes l’accès à cette presse58. Les informations dont nous disposons sont donc davantage qualitatives que quantitatives, et nous imposent d’évaluer les journaux jeunes-turcs au-delà de l’apparence modeste que font supposer les données chiffrées. En tout cas, même s’il n’est pas possible d’évaluer l’étendue de la presse jeune-turque, son importance réside dans son existence même, c’est-à-dire dans l’existence d’une presse clandestine qui fait état de la nature évolutive des conceptions politiques dans l’Empire. Cette presse jeune-turque constitua l’aspect matériel de ce que représenta le mouvement 52
Cf. Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 436. Cf. ibid., p. 183. 54 Namık Kemal : Mukaddime-i Celal. Istanbul : Matbaa-i Ebüzziya, 1305 (1888), p. 4. 55 Voir p. ex. le témoignage sur la lecture du Meşveret sur l’île de Crète par Roandeu Albert Henry Bickford-Smith : Cretan Sketches. Londres : Richard Bentley and Son, 1898, p. 121. Pour Istanbul voir Cafer Seydahmet Kırımer : Bazı Hatıralar. Istanbul : Emel Türk Kültürünü Araştırma ve Tanıtma Vakfı, 1993, p. 52. Pour Damas, Hamdi Özdiş : « Yeni Osmanlılıktan İttihatçılığa Bir Portre : ‘Esad Efendi’ (1842-1901) », Kebikeç, 26 (2008), p. 21. 56 William Edward David Allen : The Turks in Europe. A Sketch-Study. Londres : John Murray, 1919, p. 199. 57 Meşveret, n° 11, 23 mai 1896, p. 6 ; « Teşekkür », Meşveret, n° 18, 6 septembre 1896. 58 Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 123. 53
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étudiant dont naquit le mouvement jeune-turc : un « symptôme », ou le « baromètre de l’opinion publique ». La presse jeune-turque fut ainsi le « symptôme » d’une volonté de débat et d’expression politique, ainsi que d’une mise en cause grandissante du système hamidien au sein de la population ottomane. Les témoignages de l’époque convergent sur l’effet libérateur qu’avaient les publications clandestines, et les écrits d’Ahmed Rıza en particulier59. Surtout, la presse jeune-turque révélait que, malgré des moyens considérables mis en œuvre, le palais n’arrivait plus à contrôler la voix de la contestation. Au contraire, c’est essentiellement grâce à la presse que cette contestation commença à prendre forme dès 1895. La volonté du sultan de contrôler l’opinion publique avait atteint ses limites. Le palais avait beau déployer tous les moyens pour étouffer les idées des Jeunes Turcs, leurs journaux marquèrent l’impossibilité du contrôle impérial sur l’expression politique. Aussi modeste que sa diffusion ait pu être, la presse jeune-turque survécut à toutes tentatives de suppression et imposa l’articulation de vues politiques différentes. Elle devint ainsi la réponse logique à ces tentatives de contrôle et contribua d’une façon essentielle à la désacralisation de la monarchie ottomane. Le palais ottoman se trouvait ainsi confronté à un dilemme, comparable à celui auquel avait fait face la monarchie française de l’Ancien Régime60. Sa volonté de contrôler et de réprimer l’expression de l’opinion jeta les bases d’une presse qui se définissait contre cette politique. En conséquence, la presse jeune-turque dépendait, par définition, de la rigidité du système hamidien. En articulant des positions politiques dans un cadre opposé à celui-ci, les Jeunes Turcs s’imposèrent comme une force politique. Du fait de la censure hamidienne, la presse jeune-turque s’établit comme le premier espace de critique et de jugement dans l’Empire. Elle représentait ainsi ce que nous pouvons décrire comme une sphère 59 Voir p. ex. le témoignage de Derviş Vahdetî (pourtant opposant au régime constitutionnel lors du soulèvement du 31 mars) sur l’élan provoqué par les publications jeunesturques. « Hüseyin Cahid Bey’e », n° 1er, 11 décembre 1908 ; « Kahraman-ı Hürriyet Niyazî ve Enver Beylere », n° 2, 12 décembre 1908 ; « Şeytanlar Devri », n° 3, 13 décembre 1908. Le héro de la révolution, Niyazi fit des remarques similaires. Hürriyet Kahramanı Resneli Niyazi Hatıratı. Hâtırat-ı Niyazi, éd. İsmail Hakkı Uzunçarşılı. Istanbul : Örgün, 2003, p. 153-155. 60 Nos analyses sont largement inspirées des œuvres de quatre grands noms de l’histoire sociale des idées au siècle des Lumières : Roger Chartier (Les origines culturelles de la Révolution française), Robert Darnton (The Literary Underground of the Old Regime. Cambridge, MA : Harvard University Press, 1982), Arlette Farge (Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle. Paris : Seuil, 1992) ainsi que Daniel Roche (La France des Lumières).
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publique, alternative à la sphère officielle dont l’étendue était fortement circonscrite par la politique impériale de contrôle de l’opinion publique. Par le rôle de critique et de réflexion que cet espace politique assumait, les journaux jeunes-turcs commencèrent à monopoliser le débat politique en langue ottomane qui ne pouvait avoir lieu dans les circuits officiels de l’Empire61. Effectivement, c’est dans le vide créé par la politique de répression intellectuelle du régime hamidien que la pensée jeune-turque put s’imposer comme la pensée de toute une génération. Il faut bien reconnaître que la qualité de ces débats était souvent médiocre et que, comparés à ceux-ci, les livrets d’Ahmed Rıza avaient une valeur théorique très élevée. Mais, une fois de plus, l’importance résidait dans l’existence même de cette littérature. Les attaques incessantes contre le sultan furent le « symptôme » d’un décalage entre les attentes et les expériences de milliers de jeunes et contribuèrent ainsi à la désacralisation du sultan. De fait, le cas est comparable avec l’importance qu’avaient revêtue la littérature vulgaire et les libelles dans la désacralisation de la monarchie française sous l’Ancien Régime, lesquels furent peut-être bien plus importants que l’impact des écrits des grands philosophes comme Montesquieu ou Voltaire62. Le parallèle vaut aussi dans le lancement, par les Jeunes Turcs, d’un certain nombre de journaux satiriques qui visaient à attaquer le régime à travers le comique et correspondaient à une demande de satire politique à laquelle les journaux de l’Empire ne pouvaient répondre. Même le très sérieux Ahmed Rıza envisagea en 1902 de lancer un journal satirique intitulé Nasreddin Hoca, mettant ses espoirs sur la force mobilisatrice du rire — un plan qui, hélas, se range dans la liste de projets d’édition qu’il n’a pu réaliser63. Par ailleurs, la presse satirique, en plus de pamphlets et de cartes postales, contenait souvent des caricatures du sultan, à connotation parfois sexuelle et obscène, qui ne sont pas sans rappeler la prolifération des images pornographiques s’attaquant à la monarchie dans les décennies précédant la Révolution française64. 61 Yuri A. Petrosyan : « Jön Türklerin Yasadışı Yayınları », Güler Eren (dir.) : Osmanlı. Ankara : Yeni Türkiye Yay., 1999, vol. VII : Düşünce. p. 428-435. 62 Voir le chapitre introductif de Darnton : « The High Enlightenment and the LowLife of Literature », The Literary Underground of the Old Regime, p. 1-40. 63 Voir l’allusion dans la lettre de Ahmed Saib à Ahmed Rıza, 18 octobre 1902. Collection Faruk Ilıkan. Cf. Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 33. 64 Plus généralement sur la pornographie, voir le chapitre de Robert Darnton : « Philosophical Pornography », The Forbidden Best-Sellers of Pre-Revolutionary France. New York : Norton, 1996 (1995).
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Pour résumer, Ahmed Rıza ouvrit bien une nouvelle ère dans la culture politique ottomane en lançant au début de décembre 1895 les deux premiers journaux jeunes-turcs. Il ne se doutait certainement pas que des dizaines d’autres allaient suivre pour constituer « la presse jeune-turque » et marquer ainsi un changement dans la culture politique ottomane. Une presse qui paraît modeste dans sa diffusion, dans le nombre de ses lecteurs et dans sa qualité intellectuelle, mais qui tient une place cruciale dans l’évolution de la façon de concevoir l’Empire ottoman et d’imaginer son avenir. Ahmed Rıza posait au palais de Yıldız un important défi. Celui-ci allait bientôt tout mettre en œuvre pour réprimer l’activité jeuneturque et en particulier celle de Rıza. Mais en réalité, cette politique de répression allait consolider l’identité jeune-turque d’Ahmed Rıza et permettre sa percée au sein du mouvement jeune-turc. Le mouvement et son leader En se mettant à la tête des Jeunes Turcs à Paris, Ahmed Rıza se livra à un jeu d’équilibre. Il avait construit son identité en tant qu’individu révolté contre le sentiment de voir ses qualités mal considérées, et contre son entourage, en grande partie en solitaire. Par la force des choses, il devint le chef d’un groupe politique et assuma une position hautement contradictoire. D’une part, son individualité, son intransigeance et sa différence par rapport aux autres Jeunes Turcs se heurtaient à la nécessité, s’imposant à tout dirigeant politique, de négocier les rapports au sein du mouvement ; d’autre part, c’est sur cette identité solitaire que se construisit son image de Jeune Turc. Le fait qu’il devint l’incarnation du Jeune Turc apparaît, à première vue, assez logique ; mais, au fond, cette évolution n’était pas nécessairement tracée au début de sa prise d’activité. À la fin de l’année 1895, il semble avoir eu en main de bonnes cartes pour dominer le mouvement auquel il donna le coup de pouce nécessaire. Il avait la respectabilité conférée par l’âge, forte importante dans une société valorisant l’ancienneté. Né en 1858, il existait un décalage d’âge de plus de dix ans par rapport aux « Jeunes » Turcs, nés majoritairement autour de l’année 187065. L’effet de la différence d’âge fut renforcé par celle des origines sociales et, enfin, par son intégration au sein de la société parisienne. En France depuis plus de six ans lors du lancement 65
Par exemple Halil Menteşe (1874), Halil Muvaffık (1874), İshak Sükûti (1869), D Nâzım (1873). r
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du mouvement jeune-turc, et, surtout, membre de la communauté positiviste, son enracinement au sein de la société parisienne était bien plus profond que celui de ses comparses. L’évocation très fréquente et systématique, dans des mémoires et des récits des Jeunes Turcs, des liens d’amitié que Rıza entretenait avec des hommes politiques français témoigne bien de l’importance que les jeunes étudiants et militants ottomans apportaient à cet aspect66. Par ailleurs, rien que sa maîtrise parfaite de la langue française était suffisante pour le distinguer de ses camarades. Pour résumer, Ahmed Rıza avait tout le capital culturel pour impressionner des jeunes à la recherche de repères lorsqu’ils arrivaient à Paris. Son caractère sérieux, sa maîtrise de l’étiquette bourgeoise, la reconnaissance dont il jouissait au sein de la société positiviste — tout cela semblait faire de lui un leader naturel. Ce capital culturel fut en outre renforcé par une série de qualités plus pratiques qui lui garantissaient une supériorité structurelle au sein du mouvement jeune-turc. Tout d’abord, Ahmed Rıza disposait d’une idéologie. Outre le fait que le positivisme lui donnait une sécurité intellectuelle sur laquelle nous avons insisté, le fait de se situer au sein d’un projet politique et philosophique global lui permettait de développer ses idées relatives à l’Empire ottoman d’une façon bien plus cohérente que les Jeunes Turcs avec les articles fragmentaires qu’ils publiaient dans leurs périodiques. De même, nous venons de l’évoquer, Rıza disposait avec le Meşveret et le Supplément français d’organes d’expression pour exprimer ses idées. Certes, celles-ci ne manquaient pas de susciter des oppositions, mais le fait de disposer d’une pensée totalisante représentait un avantage indéniable sur des personnes dont l’identité théorique n’était guère identifiable. Enfin, il faut également faire mention du réseau de soutiens d’Ahmed Rıza. Ce réseau comportait, comme nous allons le voir, un échantillon important de personnages célèbres de la IIIe République en France, des journalistes et des politiciens dans plusieurs pays européens avec lesquels il pouvait tisser des liens grâce à son identité positiviste. De ce fait, il jouissait d’une visibilité importante dans l’opinion publique des pays européens et pouvait s’en servir d’une manière efficace en faveur de la cause jeune-turque. Mais Rıza disposait aussi de soutiens ottomans qui 66 Voir p. ex. Şerafeddin Mağmumi : Hakikât-ı Hâl, p. 5, 13 ; Halil Menteşe’nın Anıları, p. 111 ; Yahya Kemal : Çocukluğum ve Gençliğim, p. 207 ; Samet Ağaoğlu : Babamın Arkadaşları, p. 82-83. Cf. A. B. Kuran : İnkilâp Tarihimiz ve Jön Türkler, p. 28.
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revêtaient un rôle crucial pour le maintien de l’activité jeune-turque. De fait, le jeune-turquisme fut en majeure partie financé par des sympathisants. Rien que la sortie d’un seul numéro de son journal pouvait coûter plusieurs centaines de francs67. À cela s’ajoutaient d’autres dépenses, comme les frais de correspondance ou de voyage. La vente par abonnement ou par numéro des journaux pouvait à peine couvrir l’intégralité de ces dépenses68. Les collectes d’argent représentaient ainsi le moyen principal de financement des Jeunes Turcs. Elles se faisaient auprès de personnes différentes69, mais parfois de hauts bureaucrates ou des personnalités fortunées se rangeaient parmi les contributeurs. D’une façon générale, il faut noter que nous connaissons peu ces circuits financiers et que les informations dont nous disposons sont rudimentaires. Signe que le régime patrimonial d’Abdülhamid avait des failles, plusieurs hauts bureaucrates étaient sympathisants du mouvement jeune-turc et le soutenaient financièrement avec des sommes parfois très importantes. Ahmed Rıza cite dans ses mémoires les ambassadeurs de Stockholm et de Rome, Şerif Paşa et Reşid Sadi Bey70. Il mentionne également plusieurs membres de la famille du khédive d’Égypte parmi ses principaux soutiens. Comme cela avait déjà été le cas pour les Jeunes Ottomans avec l’exemple de Mustafa Fazıl Paşa, la cour égyptienne fut d’un appui important pour l’opposition libérale ottomane71. Il paraît évident que, de par sa personne, Ahmed Rıza attirait au mouvement plusieurs soutiens haut placés. Il figurait parmi les quelques Jeunes Turcs issus des plus hautes couches de la société ottomane et était sans doute lié par amitié avec certains hommes d’État de l’époque hamidienne qu’il connaissait depuis son enfance. Son capital culturel et son âge lui permettaient d’entrer en contact avec des personnalités de haut rang bien plus facilement qu’un petit Jeune Turc d’une vingtaine d’années originaire de Plovdiv. Ainsi, parmi les soutiens égyptiens au mouvement, Rıza entretenait de bons rapports déjà depuis le début des années 67 İshak Sükûti indique 600 à 700 francs de dépenses pour un seul numéro du Mechveret. Bahaeddin Şakir : İttihat ve Terakki, p. 94. Ahmed Rıza donnait la moitié du montant pour le Meşveret. Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 21. 68 Le prix du Mechveret était de 10 centimes, mis à part les premiers numéros, vendus à 25 centimes. L’abonnement annuel au Meşveret était fixé à 45 kuruş, le prix d’un seul numéro 2 kuruş. 69 Voir l’appel aux dons dans le tract « Muazzez Vatandaşlarımız ! ». 70 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 19. Cf. A. Eyicil : Dr Nâzım, p. 30. 71 W. Sendesni : Les Jeunes Turcs en Égypte, p. 97-105.
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1890 avec la princesse Nazlı Hanım, fille de Mustafa Fâzıl Paşa, mécène des Jeunes Ottomans72. Lors d’une visite en 1896, celle-ci laissa une donation importante au CUP et devint son premier membre féminin73. Dans ses mémoires, Ahmed Rıza note que le comité n’assurait pas le financement de ses activités et qu’il dépendait ainsi entièrement des dons des sympathisants, mais cela paraît peu crédible74. En fait, ses soutiens se confondaient avec ceux qui allaient au CUP en général. Mais il est vrai qu’il disposait d’un statut particulier et d’un réseau privé de soutiens — quand d’autres Jeunes Turcs faisaient du chantage pour obtenir de l’argent ou des postes promis par le palais75. Ahmed Rıza pouvait ainsi se permettre de voyager beaucoup et de contourner les interdictions concernant ses journaux en se rendant dans différents pays d’Europe, où il participait à des conférences et faisait la propagande du mouvement jeune-turc. Toutefois, il semble qu’il n’ait jamais joui d’une véritable aisance, même s’il apparaît qu’il put, à la fin des années 1890, abandonner son travail d’interprète et de professeur de turc pour se consacrer entièrement à la vie politique. Un despote à l’instar d’Abdülhamid : la critique du leader jeune-turc Faisant valoir ses avantages sur d’autres Jeunes Turcs, Ahmed Rıza exerça une influence au sein du mouvement dès ses débuts au point de fixer des orientations importantes à son évolution. Mais il ne domina jamais le mouvement et il ne put jamais imposer sa direction à son ensemble. À considérer l’anatomie du mouvement, cela paraît évident, car son hétérogénéité faisait qu’il était impossible de le dominer. De fait, en dépit de sa structuration hiérarchique avec à sa tête un président tel qu’il était prévu par les règlements internes, le Comité Union et Progrès n’eut jamais un dirigeant unique ; plusieurs leaders se trouvèrent à sa tête 72
La légende (postérieure) d’une photo des deux les désigne comme époux. II. Meşrutiyet’in İlk Yılı 23 Temmuz 1908 – 23 Temmuz 1909. Istanbul : YKY, 2008, p. 116. 73 « La visite de S. A. Princesse Nazli Hanim au Comité », Mechveret, n° 21, 1er octobre 1896. Voir aussi sa lettre ouverte : « Prenses Nazlı Hanımefendi Tarafından Sultan Abdülhamid’e Mektub », n° 22, 8 novembre 1896 & « Lettre adressée par la Princesse Nazli au Sultan », n° 23, 15 novembre 1896. Cf. Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 205-206. La lettre fut reprise par différents quotidiens en Europe. Voir BOA, HR.SYS 192/63 : Rapport de l’ambassade de Vienne au Hâriciye, 21 novembre 1896. 74 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 13. Le trésorier du CUP en 1897, İshak Sükûti, indique bien que le comité finançait le Mechveret. Bahaeddin Şakir : İttihat ve Terakki, p. 95. 75 Voir le témoignage de Şerif Paşa : Bir Muhalifin Hatıraları. İttihat ve Terakkiye Muhalefet [1912], éd. Faruk Gezgin. Istanbul : Nehir, 1990, p. 25-27.
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tout au long de son existence, même lorsqu’il contrôla entièrement le gouvernement de l’Empire dans les années 191076. Par ailleurs, certains facteurs qui favorisaient la position particulière de Rıza, pouvaient avoir l’effet inverse, les différences entre lui et les Jeunes Turcs pouvant l’écarter du mouvement plutôt que de lui garantir une position privilégiée. Et de fait, Ahmed Rıza fut dès le début un personnage contesté qui attirait sur lui des controverses. Arrêtons-nous sur ces controverses pour mieux cerner la nature du mouvement jeune-turc et comprendre le rôle d’Ahmed Rıza. Malgré le rôle pionnier qu’il assumait, Rıza se trouva rapidement dépassé par les évolutions du mouvement. À peine eût-il lancé ses journaux qu’un personnage célèbre fuyant l’Empire ottoman revendiqua implicitement la direction du mouvement jeune-turc. Il s’agit de Mehmed Murad, qui avait publié à Istanbul le journal Mizan, avant qu’il ne soit interdit par la censure du palais ottoman. Ce journal avait été le périodique le plus politique qui pouvait exister au début des années 1890 sous un régime de censure qui commençait à se resserrer. Selon Murad, Ahmed Rıza l’accueillit froidement77. Il était clair que Murad risquait de lui faire de l’ombre. Avant même le lancement du Meşveret, Ahmed Rıza et ses proches avaient eu l’écoute de la presse française. Dès son arrivée, Murad commença à capter son attention78. Il faut dire que le poids de Murad était différent. Alors que Rıza avait vécu pendant plusieurs années à Paris sans s’être fait remarquer, Murad était une figure publique. Après la fermeture de son journal, Abdülhamid l’avait nommé commissaire à la Caisse de la Dette Publique, où il entretenait de bons rapports avec les diplomates des puissances européennes79. Sa fuite provoqua immédiatement l’inquiétude du Palais et elle devint une affaire diplomatique qui attira l’attention des ambassades européennes à Istanbul80. Du fait de cette attention officielle, sa visibilité dans la presse européenne monta en flèche. Reportages et articles sur lui se 76 Le caractère polycéphale du CUP était fréquemment souligné. Voir Alfred Nossig : Die Neue Türkei und ihre Führer. Halle sur la Saale : Hendel, 1916. Dans son autoreprésentation, le Comité se voulait un comité abstrait et dépersonnalisé, existant au-delà de ses membres et de ses dirigeants. Voir les propos du Dr Nâzım, ibid., p. 71-72. 77 Mücahede-i Milliye, p. 93. Cité d’après B. Emil : Mizancı Murad, p. 137. 78 Cf. S. K. İrtem : Yıldız ve Jön Türkler, p. 102-104. 79 Cf. B. Emil : Mizancı Murad, p. 95-97. 80 BOA, HR.SYS 447/30 : Télégramme de l’ambassade de Paris au Hâriciye, 10 décembre 1895 ; MAE, Correspondance politique Turquie, 525 : Rapport de l’ambassade d’Istanbul aux Affaires Étrangères, Péra, 26 décembre 1895.
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multiplièrent, une brochure qu’il avait rédigée fut reprise en partie dans la presse française81. De ce fait, la position d’Ahmed Rıza au sein du mouvement et son image de porte-parole auprès de l’opinion publique des pays européens se trouvèrent compromises par le nouveau venu. Dans l’éditorial du deuxième numéro du Meşveret, nous lisons déjà : « Murad Bey avait défendu les droits ottomans dans son journal Mizan. Désormais, nous attendons de lui un engagement encore plus fort pour la patrie. »82 Murad Bey partit bientôt au Caire pour reprendre la publication de son journal Mizan. Mais il s’était imposé comme un leader du mouvement jeune-turc, au détriment d’Ahmed Rıza et de sa prétention d’exclusivité. Les deux têtes charismatiques rédigèrent des articles de soutien réciproque, mais entre les lignes, la confrontation était bien lisible. Quelles étaient les raisons de cette confrontation ? En premier lieu, il s’agissait d’une divergence de fond sur la politique jeune-turque à suivre, personnalisée par les représentants de deux factions différentes. Mais attardons-nous d’abord sur des aspects plus personnels. Sans doute, il y eut chez Rıza une sorte de jalousie envers Murad Bey. De même âge que lui, Murad s’était déjà assuré auprès des Jeunes Turcs, grâce au Mizan, un certain renom en tant qu’homme de lettres respecté. Quant à Ahmed Rıza, à peine sorti de son isolement et de son bonheur d’être un savant, il fit ses premiers pas comme figure publique à travers ses journaux. Mais le problème auquel Rıza était confronté fut plus profond et dénote une contradiction de fond dans sa position au sein du mouvement jeune-turc. Ce qui avait défini sa vie, ce fut cet héroïsme de la vie moderne qui, depuis son enfance, l’avait mené à s’écarter de son entourage, partant de la certitude de disposer d’un rapport particulier et pionnier à la modernité qui le distinguait des autres. Sa position spéciale de leader jeune-turc s’établit sur cette distinction, mais celle-ci rendait de fait difficile d’assumer la fonction de rassembleur attribuée à un dirigeant politique. Effectivement, les mêmes comportements que ceux qu’Ahmed Rıza avait 81 « Les affaires de Turquie », Le Figaro, 3 & 8 décembre 1895 ; « Opinion d’un Turc », La Libre Parole, 9 décembre 1895 ; Léon Brion : « Affaires de Turquie », La Paix, 10 décembre 1895 ; « Affaire Said Pacha », Le Temps, 11 décembre 1895. Déjà sa fuite avait été couverte par la presse française. « Turquie », La Paix, 28 novembre 1895. Pour des extraits du livre Le Palais de Yildiz et la Sublime Porte voir « Une brochure de S. Ex. Mourad Bey », Le Figaro, 10 décembre 1895. 82 « Murad Bey bir zaman “Mizan” gazetesiyle hukûk-u Osmaniyeyi müdafa’aya çalışmıştı. Kendisinden burada vatana daha da nafi’ hizmetler bekleriz. » Meşveret, n° 2, 15 décembre 1895.
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montrés au sein de sa famille commencèrent aussitôt à poser des problèmes au sein du mouvement jeune-turc. Il est difficile d’imaginer qu’Ahmed Rıza ait pu considérer comme ses égaux des hommes avec qui il ne partageait pas grande chose, si ce n’est le fait de se retrouver au sein d’une même organisation politique, et qu’il ait pu montrer à leur encontre le respect nécessaire si nous tenons compte du manque de retenue qu’il présentait dans son comportement vis-à-vis de son père. Par conséquent, Rıza attira sur lui la colère des Jeunes Turcs qui dénonçaient son intransigeance, son manque de diplomatie et son autoritarisme. Les traits de caractère de Rıza en furent pour beaucoup, et sans doute le facteur d’âge joua un rôle important. Les jeunes, détachés de leurs liens familiaux, se trouvant dans un pays étranger pour la première fois de leur vie, pouvaient difficilement approuver l’autoritarisme que Rıza pratiquait à la tête du mouvement jeune-turc. Mécontents de son attitude, des Jeunes Turcs lui attribuèrent une tendance au despotisme : « Nous nous trouvons soumis à la volonté d’une seule personne. Si nous avions voulu nous soumettre à la volonté d’une personne, nous nous serions inclinés devant celle d’une dynastie de 600 ans. Si nous n’arrivons pas à nous incliner devant elle, pourquoi devrions-nous nous incliner devant la volonté d’Ahmed Rıza ? »83 L’accusation de despotisme portée contre Ahmed Rıza finit par devenir un leitmotiv, aussitôt repris par des observateurs européens du mouvement jeune-turc84. Rıza se retrouvait fréquemment rapproché du « despote », le sultan Abdülhamid. Mağmumi, qui se montra toujours particulièrement sévère vis-à-vis de Rıza, écrivit : « Nous essayons de nous débarrasser des chaînes d’un sultan-calife. Nous n’allons pas passer 83 « Bir kişinin keyfine tâbi olmuş gidiyoruz. Eğer bir kişinin keyfine tabi olmak bize hoş bir şey olmuş olsaydı, 600 senelik hânedanın keyfine tabi olurduk. Mademki onun keyfine tabi olamıyoruz, niçin Ahmed Rıza’nın keyfine tabi olalım ? » Arif Bey Oğlu à İbrahim Temo, Genève, 27 juin 1896, dans A. B. Kuran : İnkilâp Tarihimiz ve İttihad ve Terakki, p. 67-68. Le sujet est très largement repris dans un livre écrit après 1908 par l’un de ses collaborateurs du Mechveret devenu hostile envers lui, Albert Fua. Le Comité Union et Progrès contre la Constitution. Paris : Émile Noury, s.d. Dans le roman Bir Sürgün de Yakup Kadri Karaosmanoğlu (op. cit., p. 90-91), nous trouvons dans un dialogue entre l’anti-héro du roman, le Dr Hikmet, et Ragıb Bey des propos très similaires au passage de la lettre citée ci-dessus. 84 Voir p. ex. : « Esprit altier, il a conscience de sa supériorité et se plierait / difficilement à entrer dans un cadre dont il serait pas l’unique ou le principal personnage. Tel César préférant être le premier dans un misérable village des Alpes que le second à Rome. Au demeurant, un caractère. » P. Fesch : Constantinople aux derniers jours d’Abdul-Hamid, p. 337-338.
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l’autre bout de la chaîne avec Ahmed Rıza Bey. »85 Ces critiques constituaient des attaques directes contre la présidence de Rıza au sein du Comité Union et Progrès : un tel homme ne pouvait être digne d’un mouvement qui s’était fixé comme but de combattre le despotisme. L’opposition grandissante à Rıza faisait que les éléments qui établissaient sa différence par rapport à la plupart de Jeunes Turcs devinrent l’objet d’attaques. Des choses banales pouvaient ainsi provoquer une dispute au sein du mouvement jeune-turc. C’est essentiellement dans la contestation jeune-turque que naquirent les deux principales critiques qui allaient coller à la personne d’Ahmed Rıza, en particulier après 1908 : la dénonciation de son athéisme et celle de sa position aliénée vis-à-vis de la société ottomane, à quoi s’ajoutaient les origines étrangères de sa mère. Dès le début de l’année 1896, les autorités ottomanes utilisèrent l’identité positiviste de Rıza et le fait qu’il avait une mère d’origine allemande pour discréditer le mouvement jeuneturc86. Mais ces accusations furent bientôt reprises par des opposants à Ahmed Rıza, et notamment par le groupe qui se constitua autour de Mizancı Murad. Par exemple, lors du banquet jeune-turc tenu au Café Voltaire pour le vingtième anniversaire de la proclamation de la constitution ottomane, une grande crise éclata87. Ahmed Rıza avait refusé de porter un fez et avait préféré y assister avec un chapeau à l’européenne. Pour certains, il était paranoïaque et ne voulait en aucun cas passer pour un musulman88. 85 « Biz bir Sultanın bir Halifenin elinden zincirimizi kurtarmaya çalışıyoruz. Daha kurtarmadan öbür ucunu Rıza Bey’in avcuna verecek değiliz. » Lettre de Şerafeddin Mağmumi, Paris, 16 octobre 1896. Dans A. B. Kuran : İnkilâp Tarihimiz ve İttihad ve Terakki, p. 92. Un autre opposant s’adressa à İbrahim Temo ainsi : « Sultan Hamid’e karşı bize meşverettir diye deâvî ederken en büyük müstebid kesildi. Biz namusumuzu vikâye için istihdâdına sarf ettik. Hattâ kendisine sadık bir hidmetci gibi hidmet etdiğimiz / halde bu tevazu’muzu hamiyetimizden bilecek iken bunu mâ’dûm olan meziyât-ı zâtiyesine verecek hayvanların en beyinsizi olan hindi gibi kabardı. O yükseldikce biz hâke doğru eğildik o yine yükseldi. » Dans Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 209-210. Un avis similaire est relaté dans Bahaeddin Şakir : İttihat ve Terakki, p. 85. Voir aussi la description donnée par Mizancı Murad. Mücahede-i Milliye, p. 177-178. Dans B. Emil : Mizancı Murad, p. 637-638. 86 Cf. A. B. Kuran : İnkilâp Tarihimiz ve İttihad ve Terakki, p. 69. E. E. Ramsaur : Jön Türkler ve 1908, p. 39. L’accusation fut reprise sous la Seconde Période constitutionnelle. Cf. « Le baron Marschall von Bieberstein », Mècheroutiette, n° 4/31, juin 1912. 87 Participaient au banquet, entre autres, Pierre Laffitte, Ernest Delbet, Pierre Quillard, Archag Tchobanian et divers journalistes français éminents. Voir « Banquet de la Jeune Turquie », Mechveret, n° 26, 1er janvier 1897. 88 Şerafeddin Mağmumi : Hakikât-ı Hâl, p. 30-31. Cf. Mehmed Murad : Mücahede-i Milliye, p. 199-203.
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Déjà lors de l’enterrement d’Ali Şefkati, il avait été le seul parmi les libéraux ottomans à porter un chapeau, ce qui n’avait pas manqué de provoquer des commentaires89. Il avait même déclaré ne pas vouloir rentrer dans l’Empire tant que le fait de porter un chapeau fût considéré comme une chose étrange90. À l’occasion de l’anniversaire de la constitution, ce fait banal fut le point de départ d’une grande dispute. Murad se montra indigné par ce choix et il proposa même sa démission du CUP91. En fait, l’affaire ne se résumait pas au port du fez, mais elle touchait surtout au fait que le banquet avait été entièrement organisé par Rıza, au nom du CUP, sans respecter les directives générales, et qu’il accueillait de nombreuses personnalités parfois éloignées de l’orientation du Comité, par exemple des positivistes comme Laffitte92. Néanmoins, il est significatif que Murad ait insisté sur la question du couvre-chef de Rıza. Par la suite, la rédaction du Mizan ainsi que le comité central du CUP furent transférés à Genève, afin de manifester la distance prise à l’égard d’Ahmed Rıza et de se rapprocher des opposants qui avaient quitté Paris pour protester contre lui93. Mais c’est surtout le positivisme d’Ahmed Rıza qui fut la cible favorite des attaques incessantes des Jeunes Turcs94. Le ton positiviste du Meşveret, et en particulier du Supplément français qui avait déclaré la devise « Ordre et Progrès » programme de la Jeune Turquie95, heurtait un grand nombre de Jeunes Turcs qui ne pouvaient éprouver de sympathie pour la mission que s’était donnée Rıza de convertir les musulmans en 89 İsmail Hakkı : Cidal yahud Ma’kes-i Hakikât, p. 9-10 ; Süleyman Kâni İrtem : Sultan Abdülhamid ve Yıldız Kamarillası, éd. Osman S. Kocahanoğlu. Istanbul : Temel, 2003, p. 36. 90 À ce sujet, voir aussi Albert Fua : « Ahmed Riza s’était promis de rentrer à Constantinople “le chapeau sur la tête” comme symbole de ses idées de progrès. » Le CUP contre la Constitution, p. 67. 91 Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 94-95. 92 Laffitte répéta au banquet sa fameuse formule « déclarer la religion de l’ordre privé », tout en insistant sur les bienfaits de la religion musulmane. Voir le résumé dans « Banquet de la Jeune Turquie », Mechveret, n° 26, 1er janvier 1897. 93 MAE, NS Turquie 1, 28 : Rapport du Commissaire spécial d’Annemasse, Annemasse, 8 Mars 1897. Pour apaiser le conflit, Ahmed Rıza supprima la devise positiviste du Mechveret. « Avis », Mechveret, n° 33, 15 avril 1897. 94 Cf. Ahmed Emin Yalman : Yakın Tarihte Gördüklerim ve Geçirdiklerim, éd. Erol Şadi Erdinç. Istanbul : Pera, 1997, p. 83. 95 « Notre programme », Mechveret, n° 1er, 7 décembre 1895. Rıza avait présenté les Jeunes Turcs comme une organisation positiviste avant même le lancement des journaux Meşveret/Mechveret. « La Jeune Turquie », La Paix, 9 novembre 1895 ; « Confusion des pouvoirs en Turquie », La Paix, 2 décembre 1895.
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positivistes. Pour Mağmumi, Rıza n’avait pas une compréhension approfondie du positivisme mais il l’utilisait pour mieux se présenter auprès des milieux français et surtout pour se distinguer d’une façon narcissique de ses compatriotes96. La critique du positivisme d’Ahmed Rıza comportait une double dimension. Certains Jeunes Turcs estimaient que le fait d’utiliser le slogan de Comte et le calendrier positiviste pour le Meşveret/ Mechveret ne représentait pas beaucoup plus qu’un caprice personnel de Rıza, une mise en scène opiniâtre, poussée par sa volonté de se distinguer de ses camarades, même s’il arrivait à ces Jeunes Turcs de se servir du positivisme de Rıza pour le taxer d’athéisme et pour souligner ainsi son aliénation au peuple ottoman97. Mais pour d’autres Jeunes Turcs, le fait de renoncer à la croyance musulmane représentait effectivement quelque chose d’inadmissible. Ce fut probablement le cas de Mizancı Murad dont le journal Mizan s’appropria, dès sa réédition à la fin de 1896, un discours islamique pour mieux interpeller les Ottomans. Effectivement, la popularité du journal dépassa vite celle du Meşveret98. Établissant un lien implicite entre islam et jeune-turquisme, Murad mit ouvertement en cause l’identité jeuneturque d’Ahmed Rıza et le dénonça pour vouloir propager le positivisme en pays d’islam. D’autres encore, comme le Jeune Turc matérialiste Şerafeddin Mağmumi, étaient probablement moins offusqués par le fait que Rıza ait renoncé à l’islam, et ils se souciaient davantage de l’impact qu’une philosophie athée pouvait avoir auprès de la population ottomane et des répercussions négatives qu’elle risquait de comporter pour la propagande jeune-turque. Ces attaques à l’encontre de Rıza démontrent bien que sa position au sein du mouvement était sérieusement mise en cause. Exaspérés par son caractère difficile, les Jeunes Turcs de Paris essayaient de trouver un nouveau leader au mouvement. Ainsi, ils accueillirent chaleureusement, à la fin de l’été 1896, Mizancı Murad, revenu d’Égypte à Paris. En novembre 1896, lors d’une réunion du CUP au cours de laquelle il fut procédé à des élections, Murad succéda à Ahmed Rıza à la tête de l’organisation99. Preuve de la volonté de marginaliser le premier dirigeant 96
Şerafeddin Mağmumi : Hakikât-ı Hâl, p. 14-16. Cf. B. Emil : Mizancı Murad, p. 129, 170-173 ; A. B. Kuran : İnkilâp Tarihimiz ve İttihad ve Terakki, p. 67 ; N. Polat : Şerafeddin Mağmumi, p. 31-35. Cf. Mehmed Murad : Mücahede-i Milliye, p. 178. Dans B. Emil : Mizancı Murad, p. 638. 98 Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 81. 99 Ibid., p. 84 ; M. Göçmen : İsviçre’de Jöntürk Basını, p. 160-166. 97
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jeune-turc, la réunion décida de fermer son journal Meşveret au profit de la reprise du Mizan à Paris/Genève. Rıza conserva uniquement l’édition du Mechveret100. Cependant, il continua à faire valoir son influence à travers le journal français et à travers des correspondances avec des Jeunes Turcs qui n’acceptaient pas sa mise à l’écart101. Tentée comme une manœuvre pour colmater la division du mouvement jeune-turc et le fortifier, sa mise à l’écart renforça le désaccord entre deux groupes jeunes-turcs, l’un centré sur Paris, l’autre sur Genève. Cette dernière ville attirait de plus en plus de Jeunes Turcs, en partie parce qu’ils étaient déçus de l’autoritarisme de Rıza mais surtout parce qu’elle était une ville moins chère que Paris102. N’oublions pas non plus que Genève était peut-être la ville comportant la plus grande diversité d’étudiants étrangers, où se côtoyaient des anarchistes italiens, des socialistes roumains, des révolutionnaires arméniens, russes, polonais… La ville rassemblait un grand nombre de Jeunes Turcs de la première heure, dont İshak Sükûti, Abdullah Cevdet et Tunalı Hilmi. Avec Le Caire, elle tenait le record en matière de publications jeunesturques103. C’est ici que furent édités deux des journaux jeunes-turcs les plus importants du mouvement : le Mizan, et, à partir de décembre 1897, le nouvel organe du CUP, l’Osmanlı, publié pendant ses premières années par un comité présidé par İshak Sükûti, puis par l’entourage de Prens Sabahaddin104. De fait, Genève domina le mouvement jeune-turc jusqu’à ce que, en 1899, les autorités ottomanes — avec l’aide de l’Allemagne, devenue partenaire privilégié de l’Empire ottoman — parvinrent à convaincre le gouvernement suisse de mettre de sérieux obstacles aux activités des Jeunes Turcs sur place, au point d’asphyxier en grande partie leur mouvement et de les pousser à se diriger vers d’autres destinations105.
100 Voir l’annonce faite par Ahmed Rıza : « Mizan’ın memleketimizde şöhreti ve Meşveret’e hakk-ı takaddümü vardır. Türkçe Meşveret’in yerine bu aydan itibaren Mizan çıkacak, Meşveret’in Fransızcası yine devam edecek. » « İhtar », Meşveret, n° 23, 23 novembre 1896. 101 Voir la lettre d’Ahmed Saib à Ahmed Rıza (Le Caire, 1896) dans Haluk Şehsuvaroğlu : « Ahmet Saib Bey », Akşam, 4 mars 1950. 102 Bahaeddin Şakir : İttihat ve Terakki, p. 73. Cf. Hans-Lukas Kieser : « Osmanische Oppositionelle in Genf (1868-1908) », Schweizerische Zeitschrift für Geschichte, 52/3 (2002), p. 270-271. 103 Ibid., p. 272. Kieser identifie quatorze journaux jeunes-turcs de 1895 à 1905. Le recensement fait par Göçmen (İsviçre’de Jön Türk Basını, p. 92-106) en indique davantage. 104 M. Göçmen : İsviçre’de Jön Türk Basını, p. 176-209. 105 E. Kaynar : « Les Jeunes Turcs et l’Allemagne avant 1908 », p. 303-305.
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À l’instar du mouvement jeune-turc en général, la section de Genève était loin d’être politiquement homogène. Mais force est de constater que, la plupart du temps, les Jeunes Turcs de Genève se situaient à l’opposé d’Ahmed Rıza et du groupe de Mechveret. C’est cela qui fit que le désaccord entre les Jeunes Turcs prit une dimension géographique, opposant le groupe jeune-turc de Genève à celui de Paris. Jusqu’aux années 1900, le mouvement allait être défini par cette confrontation entre Paris et Genève, avec des attaques réciproques incessantes et des rapprochements sporadiques au point d’avoir dicté le récit de l’historiographie sur le mouvement jeune-turc. Les représentants de la faction de Genève pouvaient changer, mais celui de Paris resta Ahmed Rıza, et c’est autour de lui que se retrouvèrent différents Jeunes Turcs opposés à la direction de Genève, même s’il est presque impossible d’établir la liste de leurs noms au cours des années, mis à part les proches collaborateurs, Halil Ganem et Nâzım. Pour résumer, le comportement d’Ahmed Rıza posa bien des problèmes au mouvement jeune-turc et mit en cause sa présidence du CUP. Même des Jeunes Turcs proches de lui et éprouvant une fascination à son égard, ne manquèrent pas de faire référence à son caractère difficile : « Ahmed Rıza a le défaut d’avoir un comportement trop direct, sinon ses compétences sont particulièrement distinguées. »106 Ses opposants étaient un peu rapides en besogne, en tenant ses caprices personnels pour responsables de tous les dysfonctionnements du CUP. Son despotisme semblait avoir une dimension allant au-delà du caractère personnel, et pouvait être à l’origine de la division du mouvement jeune-turc. On récitait même un quatrain lui attribuant un comportement prémédité : « Les disputes et les querelles de Rıza / Ont rendu impossible la coopération / Je pense qu’il était de sa résolution / De prendre sa revanche sur tous les Jeunes Turcs. »107 Sans aucun doute, les traits de caractère d’Ahmed Rıza s’accordaient difficilement avec sa position de leader jeune-turc. Son héroïsme de la 106 « Rıza Bey’in kusur olarak biraz dobralığı vardır, yoksa meziyetleri pek âlidir. » « Dik başlı, kendi fikrini daima güder, diğerlerini çokluk dinlemez fikrini açık söyler. Rıza Bey ciddiyette de büyük ifrat, mahviyet ve tevazuda da bir hayli ehemmiyet gösterir. Hem mağrur, hem mütevazi, hem ciddi, hem dik başlı olamaz dersin ; hakikat istersen bu böyledir. » Kadri Raşid à Tunalı Hilmi, Paris, 26 décembre 1895. Dans A. B. Kuran : İnkilâp Tarihimiz ve İttihad ve Terakki, p. 91. 107 « Rıza’nın nifak-u-şikakı / İş birliğini kıldı haram / Sanırım ki almakdı kasdı / Bütün “Jön Türk” lerden intikam. » Cité d’après A. B. Kuran, ibid., p. 69. La division du mouvement à cause du comportement d’Ahmed Rıza est la thèse principale du livre de Şerafeddin Mağmumi : Hakikât-ı Hâl.
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vie moderne devait choquer. D’après un récit, Ahmed Rıza aurait, un jour, essayé de lancer un tabouret sur Mizancı Murad lors d’une réunion du CUP108. Pour autant, ces désaccords qui pouvaient prendre une tournure violente, étaient-ils seulement l’expression d’une personnalité difficile ? Controverse sur la méthode jeune-turque : éducation vs. action Nous l’avons dit, les raisons des clivages au sein du mouvement jeuneturc et, conséquemment, celles de la mise en cause d’Ahmed Rıza furent surtout idéologiques, la dimension personnelle ne faisant que s’ajouter à la confrontation d’idées et constituant un écran de fumée pour des confrontations plus profondes qui étaient à l’œuvre au sein du mouvement jeuneturc. Ces confrontations s’exprimaient autour de deux idées que nous avons déjà mentionnées : l’intervention étrangère pour appuyer la cause jeune-turque et le recours à l’action violente pour détrôner le sultan. Nous nous sommes déjà arrêtés sur les dangers qu’Ahmed Rıza attribuait à l’action violente, ce qui aboutissait chez lui à une politique d’attentisme centrée sur l’importance de l’éducation dans la longue durée. Cette position s’accordait difficilement avec la volonté d’action qui animait la majorité du mouvement jeune-turc. Jouant un rôle qu’ils estimaient méconnu par le système hamidien, le mouvement était composé essentiellement de jeunes gens qui se lançaient pour la première fois dans une politique à l’échelle nationale. Ils étaient animés par la même impatience de l’homme moderne que Rıza lui-même avait montrée régulièrement. Ils attendaient alors un effet immédiat de leur activité, surtout que, faute d’avoir assimilé une théorie d’action politique, voire une idéologie, ils ne disposaient pas d’un projet politique étalé sur la longue durée comme Rıza. Dans ces conditions, la nécessité de l’éducation que Rıza répétait dans le Mechveret, Supplément français et le Meşveret ne pouvait trouver un grand écho auprès de jeunes gens impatients, désireux de voir l’état des choses changer sous leurs yeux. Ils considéraient, à juste titre, l’attitude de Rıza comme une opposition à leurs desseins politiques. Celui-ci avait fait l’expérience des attentats anarchistes perpétués à Paris depuis le début des années 1890 et il en avait été profondément choqué. Pour se 108
Article d’Ali Kemal dans La Jeune Turquie, n° 4, 30 mars 1909. Cité d’après B. Emil : Mizancı Murad, p. 169-170.
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positionner contre les velléités des Jeunes Turcs activistes et se distinguer du mouvement des anarchistes, ou des comités révolutionnaires arméniens, qui semaient la panique dans la société française, il écrivit à plusieurs reprises dans les journaux que « le Comité Union et Progrès est catégoriquement opposé à la révolte. »109 En avril 1896, il y eut l’assassinat de Nasreddin Chah pour lequel il avait rédigé des louanges, sept ans auparavant, à l’occasion de sa visite de l’Exposition universelle. Dans un article, il condamna cet acte criminel pour le désordre qu’il risquait de provoquer dans une société qui n’était pas suffisamment préparé au changement, même s’il n’exclut pas que la mort du chah pût être utile au développement de l’Iran110. Mais trois mois plus tard, il voyait sa position attentiste confirmée par un autre événement majeur qui se produisit dans la capitale ottomane : l’occupation du siège de la Banque Impériale Ottomane par un comité du Dachnaktsoutioun en août 1896. Le parti Dachnak voulait dénoncer la situation des Arméniens ottomans qui ne s’était pas améliorée et il estimait pouvoir exercer une pression sur les grandes puissances afin qu’elles interviennent en leur faveur. La Banque Impériale Ottomane représentait à la fois l’État hamidien qu’ils détestaient, et les intérêts économiques impérialistes des puissances européennes en sa qualité de banque nationale à capitaux étrangers111. Précisément pour ces raisons, les puissances européennes ne pouvaient apprécier la manœuvre du comité révolutionnaire Dachnak et elles poussèrent à la fin de l’occupation en négociant l’immunité des assaillants pour permettre un retour à la normale le plus rapide possible. L’effet immédiat de l’occupation fut une nouvelle tuerie des Arméniens à Istanbul qui dura plusieurs jours et fit plusieurs milliers de victimes, poussant davantage d’Arméniens vers l’émigration112. 109 « Osmanlı İttihad ve Terakki Cemiyeti kıtal ve ihtilalin katiyyen aleyhindedir. » « İcmâl-i Ahvâl », Meşveret, n° 6, 15 février 1896. Voir aussi « Confusion des pouvoirs en Turquie », Mechveret, n° 2, 15 décembre 1895 ; « Lettre adressée à MM. Les Députés Français », Mechveret, n° 22, 1er novembre 1896 ; « Programme de la Jeune Turquie », Mechveret, n° 29, 15 février 1897. 110 « İcmâl-i Ahvâl », Meşveret, n° 11, 23 mai 1896. 111 R. G. Hovanissian : « The Armenian Question in the Ottoman Empire 1876-1914 », p. 224-226 ; E. Eldem : A History of the Ottoman Bank, p. 233-241. 112 La France avait négocié l’asile des assaillants dachnaks, mais les autorités françaises se trouvaient terrifiées devant l’idée d’une entrée de militants dangereux sur le territoire français. MAE, Turquie, 40 : B-56 8 Mourad Bey & troubles de Constantinople, 1896 : Sous-dossier Troubles à Constantinople, Affaire de la Banque Ottomane, Arméniens réfugiés en France. L’ambassade ottomane de Paris faisait le rapprochement entre les Jeunes Turcs et les révolutionnaires arméniens afin d’obtenir des mesures contre
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Pour Ahmed Rıza, l’événement était une nouvelle preuve que le recours à la violence risquait d’engendrer bien plus de dégâts que de profits. Il répéta son refus catégorique du recours à l’action violente et déclara : « Ce ne sont point les massacres qui ont fait la Révolution française, ce sont les grands penseurs du XVIIIe siècle. »113 Par ailleurs, l’événement fut aussi un choc pour lui parce que, quelques semaines auparavant, il s’était rendu à Londres pour des négociations avec le parti Hintchakian114. Il s’agissait pour lui de la première initiative de rapprochement qu’il prenait depuis l’automne 1895, car, depuis l’arrivée de Murad, c’était surtout ce dernier et ses partisans qui avaient essayé de se mettre d’accord avec les comités arméniens, estimant pouvoir trouver un espace commun pour agir contre le sultan Abdülhamid. Toutefois, ce groupe non plus ne pouvait approuver l’attentat contre la Banque Ottomane par le Dachnaktsoutioun. Cependant, la divergence entre le groupe du Mizan et Ahmed Rıza et ses proches ne portait pas uniquement sur le recours à la violence. Elle touchait l’objectif même que la centrale du CUP à Istanbul s’était donné à la fin de l’année 1895 : préparer un coup d’État pour détrôner Abdülhamid II. Nous l’avons déjà mentionné, dans le contexte de crise générale, le CUP avait réussi à tisser des liens avec de hauts fonctionnaires de la Sublime Porte. Avec l’arrestation et l’extradition des premiers dirigeants du CUP à Istanbul, le poids des fonctionnaires augmenta au sein du comité et le projet de coup d’État devint le seul projet politique nourri par lui. Le différend entre le comité central unioniste et Ahmed Rıza éclata aussitôt. Murad représentait cette nouvelle tendance du CUP115, et il s’exprima aussitôt en faveur d’un coup d’État et d’un retour du pouvoir à la Sublime Porte au détriment du palais impérial afin de favoriser l’établissement d’un gouvernement responsable116.
Mehmed Murad et Ahmed Rıza. Voir ibid., Münir Bey aux Affaires étrangères, Paris, 9 septembre 1895. 113 « Déclaration », Mechveret, n° 19, 15 septembre 1896. Voir aussi Ahmed Rıza : « İcmâl-i Ahvâl », Meşveret, n° 18, 8 septembre 1896. 114 Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 83. Des allusions à un rapprochement se trouvent dans « Affaire arménienne », Mechveret, n° 15, 15 juillet 1896. 115 Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 79. D’autres Jeunes Turcs œuvraient à cet objectif aussi. A. B. Kuran : Osmanlı İmparatorluğunda İnkılâp Haraketleri, p. 220. 116 Mehmed Murad : « Azizim Rıza Bey », Meşveret, n° 3, 1er janvier 1896. C’est aussi l’argumentaire poursuivi dans son livre Le Palais de Yildiz et la Sublime Porte. Dans une entrevue avec Maurice Leudet, il avança même les noms des têtes que devrait avoir un nouveau gouvernement. « Les affaires de Turquie », Le Figaro, 8 décembre 1895.
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La confrontation avec Ahmed Rıza était inévitable. Le titre du premier article que Murad publia dans le Meşveret évoquait directement le nom de Rıza. Il y présentait ses idées sur un gouvernement responsable, laissant entendre que ses positions allaient à l’encontre de Rıza et de son projet politique117. L’opposition de ce dernier à un coup d’État était sans doute aussi motivée par sa volonté d’asseoir son importance au sein du mouvement qu’il voyait menacée par l’arrivée de Murad et le projet de coup défini comme politique principale du CUP. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait critiqué le premier article de Mizancı Murad sans se départir toutefois de sa bienséance. Mais pour Rıza, la véritable motivation de refuser un coup d’État était idéologique et découlait de son modernisme conservateur. En effet, d’après lui, un tel acte, même fomenté par les plus hauts rangs de l’État, ne pouvait être bénéfique. Préparé dans la précipitation sans se soucier de son accueil auprès de la population, il risquait de n’être qu’un « coup d’éclat »118. En s’opposant à la conspiration, Rıza exprimait ainsi sa crainte fondamentale vis-à-vis de l’action violente qu’il considérait comme mettant en danger la stabilité de l’Empire. Par ailleurs, il était suffisamment âgé pour se souvenir de la déposition du sultan Abdülaziz en 1876 et des événements tragiques qui avaient suivi, conduisant l’Empire au bord du gouffre. Dans le contexte de crise internationale, le projet de se débarrasser du sultan Abdülhamid ne se présentait pas sous de meilleurs augures. Cependant, son opposition au coup d’État avait aussi une dimension politique qui révélait l’orientation libérale d’Ahmed Rıza. Elle exprimait son engagement pour le constitutionalisme, c’est-à-dire pour la modernisation politique de l’Empire. Avant même le lancement du Meşveret, Ahmed Rıza avait déclaré que le rétablissement de la constitution ottomane était l’objectif principal du mouvement jeune-turc. Pour lui, la convocation du parlement ottoman constituait le seul moyen de sortir l’Empire de la crise interne et de faire de lui une puissance respectée. Cet objectif était fermement souligné dans le premier article du Meşveret, et il le répéta tout au long de l’existence du mouvement jeune-turc. D’ailleurs, ce n’était pas par hasard qu’il avait choisi de nommer son journal « La Consultation ». Loin d’un simple souci de propagande, il avait défini dans ses écrits théoriques le système représentatif comme le 117 118
Mehmed Murad : « Azizim Rıza Bey », Meşveret, n° 3, 1er janvier 1896. « L’inaction des Jeunes-Turcs », Revue occidentale, 26/1 (janvier 1903), p. 91.
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fondement de la société moderne et la condition du progrès. Le constitutionnalisme était donc un paradigme de sa pensée. En accord avec sa conception linéaire de l’évolution politique, le retour du pouvoir à la Sublime Porte ne pouvait primer sur les avantages d’un système représentatif. Par conséquent, il considérait comme incompatibles avec le sens de la politique moderne les positions des putschistes d’Istanbul et du groupe autour de Mizancı Murad. Ceux-ci ne proposaient pas une transformation de la politique, mais un simple transfert de pouvoir du palais à la Sublime Porte et l’instauration d’un gouvernement responsable qui ne serait pas sous la tutelle du sultan. Dans sa réplique au premier article de Murad, Ahmed Rıza attaqua cette position pour réaffirmer les principes d’un système politique représentatif119. En réalité, son projet politique, fréquemment critiqué pour sa modération et taxé d’attentisme, était plus radical que celui des partisans d’un coup d’État qui portait en lui comme la nostalgie d’un régime déjà connu une trentaine d’années auparavant, à l’époque des Tanzimat. Ainsi, dans l’opposition d’Ahmed Rıza au recours à l’action violente se cachait une controverse plus profonde sur la nature politique de l’Empire ottoman. Entre la position de Rıza, centrée sur la diffusion d’idées dans un long processus d’éducation, et celle professée par les factions plus activistes, croyant pouvoir se débarrasser du sultan par un attentat ou en incitant la population ottomane à la révolte spontanée, la controverse perdura, même lorsque que la tentative initiale de coup d’État se fut soldée par un échec complet en 1896 ; elle allait définir une majeure partie de l’histoire jeune-turque. Mais ce n’était pas la seule controverse existant au sein du mouvement. Plus importante fut la controverse qui portait sur la question d’une intervention étrangère pour renverser le sultan Abdülhamid et instaurer un régime libéral à la tête de l’Empire — celui des Jeunes Turcs. L’anglophilie et la question de l’intervention étrangère La question de l’intervention étrangère tenait une place cruciale dans le mouvement jeune-turc. Au vu de l’appui externe à la modernisation de la société ottomane depuis l’époque des Tanzimat, la recherche d’une puissance européenne alliée avait représenté un leitmotiv des intrigues politiques dans l’Empire. Par le rôle qu’elle avait joué dans la réforme 119
Meşveret, n° 3, 1er janvier 1896, p. 2.
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de l’Empire et dans son soutien diplomatique contre les velléités russes, la Grande-Bretagne occupait une position particulière dans ces jeux de pouvoir. Les motivations anglaises du soutien à l’Empire étaient évidemment d’ordre économique autant que géopolitique ; néanmoins la GrandeBretagne réussit à faire perdurer son image de puissance libérale mondiale même dans le contexte de l’impérialisme déchaîné de la fin du siècle120. Ainsi, les élites ottomanes continuaient à prendre l’Angleterre pour le symbole du libéralisme politique et du parlementarisme, et à la considérer comme le partenaire naturel de la modernisation ottomane. Pourtant, les rapports entre l’Empire britannique et l’Empire ottoman s’étaient sérieusement ternis à partir des années 1870. La Grande-Bretagne qui s’était précipitée au secours de l’Empire ottoman lors de la guerre de Crimée contre la Russie, refusa de soutenir son ancien partenaire dans la crise des Balkans de 1876-77 et la guerre russo-turque de 1877-78 et elle sut même profiter de la défaite ottomane en s’appropriant notamment Chypre. Rendu méfiant vis-à-vis d’une puissance qui avait soutenu le régime avant lui et n’avait pas aidé l’Empire contre la Russie, le sultan Abdülhamid, opéra un tournant dans la politique étrangère ottomane : il prit ses distances vis-à-vis de Londres en essayant de se rapprocher de la nouvelle force continentale, l’Allemagne. Il n’est pas possible d’étudier le mouvement jeune-turc sans prendre en considération le poids de l’anglophilie dans la politique ottomane du XIXe siècle et la réorientation de la politique étrangère engagée par Abdülhamid II. En dépit de l’évolution diplomatique anglaise depuis la fin des années 1870, l’opposition jeune-turque perpétuait l’idée que l’Empire britannique représentait le meilleur allié de l’Empire ottoman et elle s’efforçait de gagner son concours à sa propre cause ou, tout au moins, y songeait-elle, alors même que, à considérer la situation géopolitique et économique de l’époque de l’impérialisme, l’anglophilie jeuneturque puisse paraître quelque peu irréelle121. Pourtant, il faut tenir compte de la portée symbolique qu’avait la référence à la Grande-Bretagne dans le discours politique ottoman sous le règne d’Abdülhamid. Par une 120
Il existe une littérature abondante sur ce sujet. Voir p. ex. Jennifer Pitts : A Turn to Empire. The Rise of Imperial Liberalism in Britain and France. Princeton : Princeton University Press, 2006. 121 C’est un fait que plusieurs observateurs du mouvement ont souligné. L’ambassadeur allemand d’Istanbul souligna ce paradoxe que l’anglophilie existait au sein des hauts rangs de la société stambouliote en dépit de la politique britannique réelle. PAAA, Türkei 152, Bd. 19, A 6029 : Rapport de Marschall à Hohenlohe, Péra, 9 mai 1900.
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concordance de différents facteurs, cette référence avait une dimension tout à fait politique122. Elle s’inscrivait d’abord dans un schéma d’interprétation social-darwiniste. L’Allemagne et les États-Unis avaient beau s’imposer comme premières forces économiques mondiales au détriment de la Grande-Bretagne, c’est l’Empire britannique qui était la puissance dominante de la politique internationale. Pour les Jeunes Turcs, la « force vitale » des Anglais était beaucoup plus visible que celle des Allemands qui donnait une impression moins glorieuse comparée à la tradition impériale anglaise. L’impact qu’avait l’Angleterre sur les Jeunes Turcs apparaît dans les références idéologiques de plusieurs leaders du mouvement. Abdullah Cevdet traduisit quatre livres d’Émile Boutmy sur la supériorité idéelle et matérielle des Anglais qu’il considérait comme « le plus grand peuple (kavim) au monde »123. Quant à Prens Sabahaddin, la découverte d’un livre d’Edmond Demolins l’orienta vers une nouvelle discipline, la Science sociale créée par Frédéric Le Play et ses disciples. Le livre portait pour titre À quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons ?, et Hanioğlu note que le titre à lui seul suffisait pour attirer l’intérêt d’un Jeune Turc124. Cette découverte fut à l’origine de son projet de donner une structure plus fédérative à l’Empire ottoman, fondée sur l’initiative privée et la décentralisation, politique qui trouva son expression dans la fondation de la Ligue pour l’Initiative privée et la Décentralisation (Teşebbüs-ü Şahsî ve Adem-i Merkeziyet Cemiyeti) en 1906125. En outre, la référence à la Grande-Bretagne comportait pour les Jeunes Turcs une signification anti-hamidienne. En tant que berceau historique du libéralisme, l’Angleterre était identifiée à la pensée libérale et antidespotique. Saluer l’Angleterre était donc le signe d’un positionnement libéral. Cette perception était soutenue par la dimension historique de l’anglophilie dans l’Empire. Le soutien anglais à l’Empire à l’époque des Tanzimat était bien présent dans l’imaginaire de la faction probritannique des Jeunes Turcs. Se réclamer de l’Angleterre était un moyen de se proclamer héritier des hommes des Tanzimat, de Midhat Paşa en particulier, et ainsi d’une tradition politique, avec toute sa dimension optimiste, avec laquelle le sultan Abdülhamid avait rompu. À ce titre, il est significatif 122
Cf. E. Kaynar : « Les Jeunes Turcs et l’Allemagne avant 1908 », p. 296-298. Cité d’après Ş. Hanioğlu : Abdullah Cevdet, p. 233. 124 Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 82. Voir aussi idem : « Jön Türkler ve Fransız Düşünce Akımları », J.-L. Bacqué-Grammont/E. Eldem (dir.) : De la Révolution Française à la Turquie d’Atatürk, p. 177. 125 Ş. Mardin : Jön Türklerin Siyasî Fikirleri, p. 291-298. 123
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que le premier tract du CUP ait critiqué le sultan pour s’être aliéné la Grande-Bretagne, une critique qui devint aussitôt un leitmotiv de l’opposition anti-hamidienne126. Pour les Jeunes Turcs, l’Empire avait obligatoirement besoin d’un partenaire et son choix devait naturellement se porter sur la Grande-Bretagne127. Ils estimaient que Londres avait un intérêt évident à apporter son soutien à l’opposition anti-hamidienne et à aider les Jeunes Turcs dans leur lutte contre le sultan. À l’automne 1895, il y avait en effet des signes d’une volonté européenne d’intervenir directement dans la politique ottomane pour mettre une fin au règne d’Abdülhamid en soutenant des hommes politiques hauts placés opposés au sultan128. Ainsi, dès le début du mouvement, l’idée d’une intervention étrangère dans le but de détrôner Abdülhamid s’imposait comme un idéal de la politique jeune-turque. La Grande-Bretagne n’était pas la seule puissance sur laquelle comptaient les Jeunes Turcs pour une intervention étrangère. Ils pouvaient s’orienter vers d’autres pays européens en fonction des circonstances ou des événements internationaux, une attitude proche de la politique étrangère du CUP d’avant 1914, qui irait jusqu’à proposer une alliance avec la Russie, considérée comme l’ennemi héréditaire de l’Empire ottoman129. Toutefois, la préférence des interventionnistes allait décidément vers l’Empire britannique et il y avait une équation de fait entre les positions pro-interventionniste et probritannique. Cet état des choses était loin de représenter un positionnement marginal. La majeure partie du mouvement jeune-turc se fondait sur l’anglophilie. Dès l’été 1895, la presse européenne se référait aux Jeunes Turcs comme une force probritannique130. Ce ne fut qu’un début. Pour d’innombrables publications jeunes-turques, les louanges de l’Angleterre représentaient une raison d’être. Mais l’anglophilie jeune-turque ne restait pas uniquement au niveau textuel ; elle se soldait aussi, dès la fin de l’année 1895, 126
Vatan Tehlikede !, p. 4-6. Cette idée était souvent appuyée par la référence à l’alliance anglo-japonaise. Voir « İngiltere Dostluğu », Osmanlı, n° 111, 30 août 1902. 128 Voir Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 62-64 ; F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 298-299. 129 Voir Mustafa Aksakal : The Ottoman Road to War in 1914. The Ottoman Empire and the First World War. Cambridge : Cambridge University Press, 2008, p. 57-92. Sur les Jeunes Turcs et la Question d’Orient voir aussi E. Kaynar : Les rapports entre les Jeunes Turcs et l’Allemagne, p. 109-129. 130 « Jungtürkische Bewegung », Kölner Zeitung, 27 juin 1895 ; « The Situation in Turkey », Times, 12 août 1895 ; « The State of Feeling Among the Turks in Constantinople », Times, 12 novembre 1895. 127
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par des tentatives de gagner l’appui britannique à la politique jeuneturque de coup d‘État. De fait, aussitôt arrivé en Europe, Mizancı Murad se rendit à Londres pour des entrevues avec le gouvernement anglais pour assurer l’orientation probritannique du mouvement jeune-turc et espérer ainsi obtenir un soutien anglais aux projets de renverser le sultan131. Cette orientation probritannique était aussi dans l’intérêt des conspirateurs de la Sublime Porte, étant donné que le sultan semblait vouloir se débarrasser des hommes politiques qui entretenaient des rapports privilégiés avec la Grande-Bretagne. Ce fut le cas du grand vizir Said Paşa qui se réfugia à l’ambassade britannique par crainte pour sa vie quelques jours après le lancement du Meşveret132. Murad inaugura un grand classique en matière de manœuvres de la politique jeune-turque. Les Jeunes Turcs d’envergure essayèrent de se mettre en contact avec Londres pour donner une orientation à leur politique. Mais la majorité ne faisait pas plus que de professer dans des articles aussi nombreux qu’ennuyeux leur admiration pour l’Angleterre et exprimer l’amitié avec l’Angleterre comme la condition du progrès de l’Empire ottoman. En fait, la volonté de gagner le soutien anglais se maintenait indépendamment de la politique réelle de Londres vis-à-vis de l’Empire ottoman, et aussi de son attitude réelle vis-à-vis des Jeunes Turcs. Le gouvernement de Londres restait assez fortement sourd aux sollicitations jeunes-turques. Probablement, le seul effet tangible de ce positionnement pro-anglais était que l’administration britannique d’Égypte garantissait aux Jeunes Turcs la liberté d’expression et même un certain soutien, faisant du Caire une ville majeure du jeune-turquisme133. En contraste avec la continuité du sentiment pro-anglais dans la presse jeune-turque, les tentatives de prendre contact avec le gouvernement britannique furent sporadiques, mais rythmèrent néanmoins les désaccords au sein du mouvement et l’évolution des différentes factions. Chacune des tentatives de prise de contact créa l’enthousiasme et chaque échec causa une déception et la perte d’influence conséquente de la faction pro-interventionniste.
131 Mehmed Murad : Mücahede-i Milliye, p. 97-105 (cité d’après B. Emil : Mizancı Murad, p. 138-141) ; idem : Tatlı Emeller Acı Hakikatler yahud Gelecek Nesillere Siyasî Âdab Talimi (31 Mart Vakası Hatıraları), éd. Ahmed Nezih Galitekin. Istanbul : Şehir Yayınları, 2005, p. 8-9. 132 Cf. [Halil Ganem :] « Zavallı Osmanlılar », Meşveret, n° 2, 15 décembre 1895. 133 Cf. W. Sendesni : Les Jeunes Turcs en Égypte.
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Un épisode important de la politique probritannique s’ouvrit, fin 1899, avec l’arrivée en Europe de Damad Mahmud Celâleddin Paşa et ses fils, les princes Sabahaddin et Lûtfullah. Beau-frère du sultan Abdülhamid, Damad Mahmud Paşa avait soutenu le consortium britannique dans les négociations sur la concession de la voie ferrée de Bagdad contre la proposition allemande, qui emporta finalement l’offre à la suite d’une intervention directe du sultan134. La fuite de Mahmud Paşa et de ses fils devint une affaire diplomatique majeure et causa la panique au palais135. Quelques semaines auparavant, une déclaration spontanée de soutien à la Grande-Bretagne, faite par quelques douzaines d’hommes politiques et d’intellectuels, à l’occasion du début de la guerre de Transvaal avait déjà été perçue comme une manifestation de libéralisme et, donc, d’opposition au sultan, et elle avait montré que le sentiment anglophile existait bien dans les hauts rangs de la société ottomane136. La fuite des princes montrait que l’opposition au sultan avait gagné des membres de la famille impériale elle-même. En fait, c’est cette interprétation qui prévalait dans la presse européenne, même s’il y avait aussi une motivation matérielle à la fuite, causée par l’échec du projet économique anglais soutenu par le beau-frère du sultan137. Quoi qu’il en soit, une fois arrivés en Europe, Mahmud Paşa et ses fils tissèrent des liens avec les Jeunes Turcs et leur venue fut acclamée dans les journaux de l’opposition ottomane138. Il faut 134
Voir sur cette affaire en détail E. Kaynar : Les rapports entre les Jeunes Turcs et l’Allemagne, p. 109-129. C’est dans la suite de cette affaire que l’Allemagne prêta, pratiquement pour la seule et unique fois, de l’intérêt au mouvement jeune-turc avant 1908. 135 PAAA, Türkei 198, Bd. 1, A 14807 : Tevfik Paşa (ambassadeur ottoman de Berlin) au Auswärtiges Amt, Berlin, 16 décembre 1899. 136 Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 335-337. Un diplomate allemand fit la même observation quelques semaines plus tard. PAAA, Türkei 198, Bd. 2, A 2241 : Rapport de Münster (ambassadeur de Paris) à Hohenlohe, 18 février 1900. 137 Nous ignorons l’équilibre entre les motivations politiques et économiques qui incitèrent Damad Mahmud Paşa à prendre la fuite. A. B. Kuran (Osmanlı İmparatorluğunda İnkılâp Hareketleri, p. 278-281) et Murat Özyüksel (Osmanlı-Alman İlişkilerinin Gelişimi Sürecinde Anadolu ve Bağdat Demiryolları. Istanbul : Arba, 1988, p. 145-146) présentent les motivations politiques comme étant décisives pour la fuite. D’autres historiens sont plus réservés. Voir S. Akşin: Jön Türkler ve İttihat ve Terakki, p. 58 ; F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 380. 138 « Damad Mahmud Paşa Hazretleri », Osmanlı, n° 51, 1er janvier 1900. « Lettre de Mahmoud Pacha », Mechveret, n° 89, 1er janvier 1900. La lettre fut favorablement reçue par des amis positivistes d’Ahmed Rıza. Voir la lettre de A… [illisible] à Ahmed Rıza, janvier 1900. Collection Faruk Ilıkan. Un article du numéro précédent du Mechveret semble préparer l’arrivée de Mahmud Paşa et ses fils, suggérant que Rıza avait été contacté avant la fuite de ceux-ci. « Les complices du sultan », n° 88, 15 décembre 1899. Damad Mahmud Paşa s’empressa de rencontrer Ahmed Rıza aussitôt arrivé à Paris. Voir sa carte
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dire que leur ralliement donna une grande légitimité à un mouvement qui, à ce moment, n’était pas particulièrement actif. Comme le note Hanioğlu, dans les mois qui suivirent cet événement, l’anglophilie sembla gagner presque l’ensemble du mouvement jeuneturc qui se transforma en une « croisade probritannique »139. Les nouveaux arrivés multiplièrent les interventions auprès des autorités britanniques. Les deux jeunes princes se rendirent aussitôt à Londres pour demander à être reçus par Lord Salisbury. Mais celui-ci refusa froidement140. L’Angleterre avait certes des raisons pour être hostile à un régime hamidien qui préférait de plus en plus l’Allemagne au détriment des intérêts britanniques ; mais elle restait indifférente à la résurgence des sentiments anglophiles à Istanbul et auprès des Jeunes Turcs en exil. Elle refusait systématiquement toute sollicitation venant de l’opposition ottomane141. La seule exception se produisit en 1903, lorsque Londres promit son soutien à un plan détaillé de coup d’État qui fut soumis au gouvernement britannique par Prens Sabahaddin et ses collaborateurs. Ce fut la première et la dernière fois que la Grande-Bretagne assura le mouvement jeune-turc de son concours. Pourtant, nous ignorons complètement la nature de ce soutien, qui probablement n’alla pas très loin142. Les Jeunes Turcs engagèrent les préparatifs du putsch, mais au cours des événements, les interventionnistes qui aspiraient depuis 1895 à un coup d’État sous la protection d’une grande puissance, se montrèrent incapables d’engager la moindre action. Après cet échec éclatant, la faction prointerventionniste perdit de son influence au sein du mouvement jeune-turc, mais le sentiment anglophile allait se maintenir jusqu’à la Seconde Période constitutionnelle. de visite adressée depuis le Grand Hôtel du Louvre à Ahmed Rıza. Collection Şükrü Hanioğlu. 139 Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 154. Cette évolution fut renforcée à la fin du mois d’avril 1900, lorsque l’ancien collaborateur de Midhat Paşa et la tête de la manifestation pro-britannique de novembre 1899, İsmail Kemal Bey, s’enfuit sur un bateau anglais. PAAA, Türkei 198, Bd. 2, A 5426 & A 5509 : Télégrammes de Marschall (ambassadeur d’Istanbul) à Hohenlohe, Péra, 30 avril 1900 & 1er mai 1900. The Memoirs of Ismail Kemal Bey, éd. Sommerville Story. Londres : Constable & Co., 1920, p. 292-299. 140 Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 144. 141 Cf. E. Kaynar : Les rapports entre les Jeunes Turcs et l’Allemagne, p. 119-121. 142 Cf. Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 23-26. L’auteur estime que l’assistance promise doit avoir été marginale et que Londres ne prévoyait certainement pas l’envoi de sa marine pour soutenir un putsch jeune-turc, comme l’écrit, p. ex., Sina Akşin. Jön Türkler ve İttihat ve Terakki, p. 64-65.
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Controverse sur la méthode jeune-turque : l’intervention étrangère et la souveraineté ottomane On aurait pu s’attendre à ce que le fils de « İngiliz » Ali, ayant un rapport familial direct à l’anglophilie de l’époque des Tanzimat, se soit distingué parmi les Jeunes Turcs anglophiles. Ahmed Rıza partageait un bon nombre d’éléments de la pensée anglophile des Jeunes Turcs. Il était même d’avis que l’Empire ottoman avait besoin d’une puissance alliée et que son choix devrait se porter sur la Grande-Bretagne. En 1908, c’est lui qui proposa, en mission spéciale à Londres avec son ancien compagnon Nâzım, une alliance à la Grande-Bretagne, présentant l’Empire ottoman comme « le Japon du Moyen-Orient »143. Fin juillet 1909, il lança même un « Vive l’Angleterre ! » à la Chambre ottomane à l’occasion de la réception d’une délégation parlementaire d’Istanbul auprès du roi Edward VII144. Lors de la Première Guerre mondiale, il sera l’un des opposants les plus farouches à l’alliance avec l’Allemagne. Pour autant, Ahmed Rıza fut diamétralement opposé à la faction probritannique et pro-interventionniste du mouvement jeune-turc, de ses débuts jusqu’à la révolution de 1908. En fait, c’est surtout sur ce point qu’il se construisit son identité jeune-turque, en se distinguant d’autres factions, et qu’il s’imposa comme un idéologue incontournable du mouvement. Le rôle de cette position pour l’histoire du mouvement jeune-turc fut en effet crucial. Au cours des années, elle fut suffisamment forte pour s’imposer au-dessus du clivage entre Ahmed Rıza et les Jeunes Turcs activistes145. En 1902, à l’issu du premier congrès jeune-turc tenu à Paris, se forma une coalition invraisemblable, fondée précisément sur l’opposition à l’intervention étrangère, entre le groupe du Mechveret guidé par Rıza, qui campait sur sa position consistant à préparer la population ottomane au changement, et les Jeunes Turcs désirant renverser le sultan par une action violente. À ce groupe s’opposait la faction autour de Prens Sabahaddin, qui multipliait les interventions auprès des cabinets européens pour gagner leur ralliement à la cause jeune-turque. De la coalition
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Hasan Ünal : « Young Turk Assessments of International Politics, 1906-9 », Middle Eastern Studies, 32/2 (avril 1996), p. 39-40. Voir en détail notre chapitre « Le désenchantement d’une diplomatie peu révolutionnaire. » 144 MMZC, Session 9 Temmuz 1325 (22 juillet 1909). Des Yaşasın İngiltere ! sont scandés en masse quelques jours plus tard lorsque le roi Edward remercie la délégation ottomane de sa visite. Ibid., Session 30 Temmuz 1325 (12 juillet 1909). 145 Voir infra « Autour du Congrès des Libéraux ottomans de 1902. »
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qui se forma autour d’Ahmed Rıza et le nouveau journal Şûra-yı Ümmet naquit une nouvelle organisation jeune-turque qui jouera le rôle d’organisateur de la révolution jeune-turque de 1908. Toutefois, ne perdons pas de vue que la position de Rıza contre l’intervention étrangère était encore relativement marginale pendant les premières années du mouvement, et qu’elle réduisit le nombre de ses disciples plus qu’elle ne le multiplia. Il faut bien noter que Rıza était à l’opposé de l’orientation officielle du CUP. En vue d’un coup d’État, le comité d’Istanbul considérait inéluctable l’appui des puissances, et le groupe autour de Mizancı Murad multiplia dès décembre 1895 les efforts pour gagner leur soutien à la cause jeune-turque. Cette stratégie dominante se radicalisa au cours des mois. Mais vers la fin de l’année 1896, il s’avéra que le coup d’État fomenté par le CUP d’Istanbul avait échoué. Murad imputa cet échec au manque de soutien de la part des puissances et accentua encore sa position pro-interventionniste et probritannique146. Quant à Ahmed Rıza, il radicalisa l’opposition à toute ingérence étrangère dans les affaires ottomanes en réaction aux sentiments anglophiles et à la position pro-interventionniste, professés dans des journaux jeunesturcs. Au contraire de la plupart des journaux dont le premier numéro comportait une orientation pro-anglaise quasi-obligatoire, il publia dans le premier numéro du Meşveret une critique de l’Angleterre, qui visait la position des interventionnistes147. Si ses premiers articles étaient encore implicites à ce propos, il clarifia sa position au fur et à mesure que la faction opposée faisait valoir ses positions. Ainsi, il affirma son refus de l’intervention en réplique au premier article de Mizancı Murad dans le Meşveret148. Quelques semaines plus tard, il critiqua clairement l’occupation britannique en Égypte, alors que bon nombre de Jeunes Turcs comme Abdullah Cevdet l’appréciaient pour avoir apporté une amélioration à la situation du pays149. En septembre 1896, l’envoi par la GrandeBretagne d’une flotte devant les Dardanelles à la suite des événements déclenchés par l’occupation de la Banque Ottomane, provoqua la liesse 146
Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 90-91. « Mukaddeme », Meşveret, n° 1er, 1er décembre 1895. Cf. P. Fesch : Constantinople aux derniers jours d’Abdul-Hamid, p. 274-276. 148 Meşveret, n° 3, 1er janvier 1896, p. 2. 149 Voir Ahmed Rıza : « Mısır », Meşveret, n° 9, 1er avril 1896. Voir aussi idem : « Appui mutuel », Mechveret, n° 66, 1er novembre 1898. Rıza répéta ce point aux diplomates américains après 1918. NARA, State Department Records, 867.00/929 : Télégramme de Bristol au Department of State, 16 septembre 1919. Pour la position opposée voir Ş. Hanioğlu : Abdullah Cevdet, p. 234 147
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des Jeunes Turcs probritanniques qui estimaient pouvoir profiter de cette attitude menaçante pour leur propre cause. Ahmed Rıza riposta en déclarant que tout changement de régime dû aux étrangers se solderait uniquement par des nouvelles concessions aux puissances européennes150. Dans un appel qu’il lança à ce moment aux gouvernements européens, il ne sollicitait nullement leur aide dans le renversement du régime en place, mais exigeait au contraire leur retenue et demandait leur appui moral au mouvement jeune-turc qu’il présentait comme un mouvement pacifique et non-révolutionnaire151. Comment évaluer cette intransigeance vis-à-vis de l’intervention étrangère ? Il y eut, sans doute, le contexte français, ou, plus précisément, celui de la confrontation impérialiste franco-anglaise de la fin du XIXe siècle. Se montrer favorable à une intervention étrangère, qui, nous l’avons dit, ne pouvait à venir que de la Grande-Bretagne, aurait risqué de créer des problèmes à celui qui était le plus Français des Jeunes Turcs152. Effectivement, Ahmed Rıza n’était pas indifférent à cette question153. Lorsque l’Entente cordiale fut conclue en 1903, ses positions anti-occidentales étaient suffisamment établies pour la rendre secondaire. Toutefois, il ne s’agissait pas seulement de diplomatie. En fait, son opposition à une intervention étrangère se rapportait à des questions bien plus existentielles que le choix d’un partenaire pour l’Empire ottoman. Elle se situait dans le contexte de sa pensée nationaliste et son idée de souveraineté ottomane. Le positionnement d’Ahmed Rıza prenait sens dans une quête d’indépendance de l’État ottoman contre l’ingérence étrangère des pays européens dans les affaires de l’Empire. La faction pro-interventionniste ne concevait pas l’intervention étrangère comme une ingérence durable, mais comme un soutien initial, une sorte de bénédiction donnée au départ. Elle défendait, donc, comme Rıza, la non-ingérence des puissances 150
« İcmâl-i Ahvâl », Meşveret, n° 18, 8 septembre 1896. Le Comité : « Appel aux Cabinets Européens », Mechveret, n° 20, 1er octobre 1896. Voir aussi Le Comité : « Lettre adressée à MM. les Députés Français », Mechveret, n° 22, 1er novembre 1896 ; MAE, Affaires diverses Turquie 39, sous-dossier Le Mechveret publié à Paris : Appel aux Cabinets européens et aux nations étrangères, Paris, 14 juillet 1896, signé Ahmed Rıza. 152 Effectivement, Ahmed Rıza fut attaqué par certains journalistes français, sans doute à la solde d’Abdülhamid, pour avoir des positions anglophiles. Voir p. ex. « Autour d’une expulsion », La Gazette de France, 15 avril 1896 ; « Le cas de M. Ahmed Riza », Le Soir, 19 avril 1896. 153 La sensibilité d’Ahmed Rıza vis-à-vis de conflits géopolitiques des grandes puissances se montre dans la référence qu’il eut à l’Allemagne en tant qu’ennemie principale de la France. Cf. E. Kaynar : « Les Jeunes Turcs et l’Allemagne avant 1908. » 151
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européennes dans les affaires ottomanes. Mais les Jeunes Turcs interventionnistes n’avaient pas la même conscience que Rıza du caractère nécessairement ambigu que représentait le fait de solliciter les gouvernements étrangers et se ils trouvaient aux prises avec la contradiction entre l’appel au secours adressé aux Européens et le principe de la souveraineté de l’État ottoman. Le refus catégorique de l’intervention étrangère que Rıza mettait en avant d’une façon systématique et avec une radicalité qui n’allait pas cesser jusqu’à la révolution de 1908, avait ainsi une portée nationaliste plus large. De fait, Ahmed Rıza s’inscrivit plus directement dans la tradition des Jeunes Ottomans qui avaient estimé dans les années 1860 que le temps de s’émanciper des puissances occidentales dans la quête d’une réforme de l’Empire était venu154. Son intransigeance concernant l’intervention étrangère fut présentée comme l’origine de l’autonomisme rigoureux du kémalisme155, même si, dans la désolation de l’après-guerre, Rıza fut tenté de considérer un mandat étranger comme nécessaire à la survie de l’Empire ottoman. Il ne nous est pas possible d’établir un lien direct entre sa position et le nationalisme exprimé par le cercle de Mustafa Kemal. Mais il reste que, au tournant du siècle, par la position qu’il occupait au sein du mouvement jeune-turc, Ahmed Rıza était véritablement un des premiers défenseurs du principe de la souveraineté ottomane. Ahmed Rıza parvint à faire le rapprochement que les Jeunes Turcs interventionnistes n’arrivaient pas à faire : l’intervention étrangère dans le but de renverser le sultan revenait à l’ingérence des États européens dans les affaires internes de l’État ottoman que les hommes politiques ottomans, y compris Abdülhamid, identifiaient depuis plusieurs décennies comme l’une des entraves principales à la mise en place d’une réforme ottomane continue. De ce fait, la critique de l’ingérence européenne, à laquelle, a priori, l’ensemble des Jeunes Turcs auraient dû souscrire, revenait à s’attaquer à l’espoir d’un soutien européen, britannique en particulier, pour hisser les Jeunes Turcs à la tête de l’État ottoman. Pour Ahmed Rıza, l’intervention étrangère était opposée au principe de l’intégrité de l’Empire ottoman et à celui de l’unité de la population ottomane. Il rappelait que, dans le passé, chaque intervention s’était 154 Voir à propos de ce qu’Engelhardt décrit comme un « patriotisme quelque peu troublé » dans son La Turquie et le Tanzimat, vol. II, p. 89-91. Cf. Ş. Mardin : Genesis, p. 60. 155 Sina Akşin : « Düşünce ve Bilim Tarihi (1838-1908) », idem (dir.) : Türkiye Tarihi. Vol. 3 : Osmanlı Devleti, 1600-1908. Istanbul : Cem Yayınevi, 1990, p. 334.
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soldée par une perte de territoires ou par l’octroi de privilèges à certaines catégories de la population ottomane, une position qui se situait directement dans le contexte de la question des réformes arméniennes et macédoniennes prévues par le traité de Berlin. Chez Rıza, l’opposition à l’intervention étrangère se rapportait à l’activité des comités arméniens et macédoniens qui estimaient pouvoir obtenir le concours du concert européen pour améliorer la situation de leurs provinces respectives. Elle se situait donc dans une conception nationaliste qui combinait la volonté de faire valoir la souveraineté de l’État ottoman, l’opposition aux programmes politiques poursuivis par des organisations ottomanes non-turques, et la définition d’une politique d’unité ottomane que Rıza proposait comme un projet universel. « Les États étrangers n’ont pas le droit d’intervenir dans les affaires internes d’un autre État », déclarait déjà le premier numéro du Meşveret156. Des références au droit international apparaissaient régulièrement dans le journal, de même que, d’une façon plus élaborée, dans le premier numéro du Şûra-yı Ümmet : « La moitié de la patrie est partie et a disparu. Quant à nous, nous estimons toujours que l’avenir de l’État ottoman et l’intégrité de ses possessions dépendent des déclarations de garantie émises par les grandes puissances. (…) Chaque nation et chaque gouvernement est souverain en ce que concerne la nécessité de régler ses affaires en conformité avec les besoins de la patrie. Ce droit est admis partout dans le monde. Il a été reconnu comme un principe sacro-saint dans chaque État. (…) Nous aussi, nous devons veiller à défendre l’honneur de notre nation et la réputation à l’étranger de notre gouvernement. Nous devons œuvrer non pas à l’intervention étrangère, mais à son empêchement. »157
À côté des arguments légalistes avancés, le caractère nationaliste de l’opposition à l’intervention étrangère apparaît aussi dans la mise en valeur d’un discours centré sur la référence à une « ottomanéité », à laquelle s’opposait donc l’idée d’une intervention étrangère. Dans les 156 « Ecnebi devletlerin başka bir devlet umur-u dâhiliyesine karışmaya hakları yoktur. » V. A. : « Islahat ve Hükûmet », n° 1er, 1er décembre 1895. 157 « Mülkün yarısı dağıldı, gitti. Biz hala Devlet-i Âliyenin istiklâli ve tamam-ı mülkiyesi Düvveli Mua’zzamanın taht-ı zıman ve kefaletindedir diyoruz. (…) Defa’atle aldandık. Artık yeter. (…) Her millet her hükûmet kendi umûrunu ihtiyaç-ı memlekete göre idare eylemekte muhtardır. Bu hak dünyanın her tarafında mer’idir. Her devlet nezdinde mukaddes tanınmıştır. (…) Biz de milletimizin haysiyetini ve hükümetimizin harici itibarını gözetmeliyiz. Müdâhalenin olmasına değil olmamasına çalışmalıyız. » « Müdâhale-i Ecnebiye », Şura-yı Ümmet, n° 1er, 10 avril 1902.
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premières années du mouvement, cette critique des positions prointerventionnistes fut encore largement implicite et juxtaposée avec une dénonciation encore ponctuelle de la politique des grandes puissances. Toutefois, pour marquer sa divergence vis-à-vis de la faction pro-interventionniste, Rıza définit déjà l’ingérence étrangère, non seulement comme une atteinte aux droits nationaux, mais aussi comme « une offense à l’honneur et la dignité nationale »158, et il déclara l’idée de l’intervention étrangère comme étant opposée aux intérêts de la population ottomane159. Dans ses premiers articles du Meşveret/Mechveret, il énonça son opposition à l’intervention étrangère encore à travers une légère critique des grandes puissances et l’insistance sur le « caractère originel » de la civilisation ottomane160. L’article du Şûra-yı Ümmet cité plus haut indiquait comme objectif de l’organisation jeune-turque de faire comprendre que le progrès de l’Empire était de la seule responsabilité des Ottomans et que le « bonheur et la libération » dépendaient de l’« ottomanéité »161. Nous constatons que l’hostilité de Rıza à une intervention étrangère était en cohérence avec la dimension libérale de sa pensée. Le principe de l’effort personnel ainsi que la mise en avant des capacités d’action de l’humain s’exprimaient chez lui au niveau national. L’insistance sur la souveraineté de l’Empire ottoman aussi bien que la nécessité d’œuvrer d’une façon autonome à sa réforme, y compris au renversement du sultan Abdülhamid, étaient corrélatives à l’idée de persévérance sur laquelle il avait établi son parcours et qu’il mettait en avant depuis sa jeunesse. En toute logique, son positionnement récusait tout soutien extérieur à la réforme ottomane. Ce n’est donc pas par hasard si le premier article du Meşveret insistait sur l’effort personnel, sur la nécessité d’en finir avec l’idée du destin et avec l’idée que le sultan réglerait les affaires du pays, pour souligner ensuite le principe de souveraineté ottomane. Il y a donc un lien entre le fait que le premier numéro du Meşveret comportait un appel à l’effort personnel et en même temps la critique de toute ingérence 158 159
« …namus ve haysiyet-i milliyeye bir ar… » « Mısır », Meşveret, n° 9, 1er avril 1896. « Osmanlı İttihad ve Terakki Cemiyeti ve Avrupa Matbuatı », Meşveret, n° 20, 8 octobre
1896. 160
« Mukaddeme », Meşveret, n° 1er, 1er décembre 1895 ; « Notre programme », Mechveret, n° 1er, 7 décembre 1895. 161 « Ümmetin hukûkunu müdafaa’ ve temin ve hükûmetin ahvalini ıslâh etmek gibi vazifeler hep Osmanlıların hamiyet ve gayretinden beklendiği ve necât ve sa’adet yalnız Osmanlılıkta arandığı cihetle efkâr-ı umûmiyeyi bu yolda tenvire çalışmak… » « İfade-i Mahsûsa », Şûra-yı Ümmet, n° 1er, 10 avril 1902. Le premier article qui suit cette introduction porte, en toute logique, sur l’intervention étrangère.
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étrangère. Un constat similaire est à faire pour le premier numéro du Şûra-yı Ümmet. L’idée de l’effort personnel s’exprimait au niveau national comme une attente du pouvoir qui naîtrait de l’unité ottomane et de l’opposition à l’ingérence étrangère : « Nous devons chercher à atteindre la libération et le bonheur non pas de forces qui viendraient de l’étranger, mais par la force qui résultera de l’union du peuple. »162 Cette vision comportait indéniablement une cohérence idéologique supérieure au positionnement de la faction pro-interventionniste qui comptait sur le soutien des cabinets européens pour renverser le sultan Abdülhamid. Elle avait une portée nationaliste plus large que le simple alignement sur une puissance européenne. En outre, l’intransigeance de Rıza sur la question offrait un moyen d’identification à ceux des Jeunes Turcs qui étaient déçus chaque fois que le soutien étranger à la cause jeune-turque se révélait irréalisable. Toutefois, dans les années 1890, ce positionnement de Rıza allait à l’encontre de sa popularité au sein du mouvement jeune-turc. Il s’ajouta ainsi à son refus de l’action violente et au caractère difficile de sa personnalité pour entraîner une mise à l’écart au sein du CUP. Les Jeunes Turcs considéraient son activité comme une entrave au bon fonctionnement de leur mouvement et au renversement rêvé du régime existant163. Avec tous ces éléments, la position de chef de file du mouvement jeuneturc semblait bien précaire. Pour autant, Ahmed Rıza put se maintenir comme la personnalité prépondérante du mouvement au point de devenir, aux yeux de ses contemporains et des générations suivantes, l’incarnation même du jeune-turquisme. Tenant compte des positionnements intellectuels par lesquels il se distinguait, notamment le positivisme et le refus catégorique du recours à la violence ou à l’intervention d’une puissance étrangère, il faut chercher les raisons de son statut dans des facteurs ayant peu à voir avec son idéologie. Deux événements qui surgirent au cours des mois suivant le lancement des journaux Meşveret/Mechveret furent primordiaux : la répression engagée par le régime hamidien contre Ahmed Rıza, d’une part, et d’autre part, le comportement adopté par ses adversaires jeunesturcs à la recherche d’un arrangement avec le palais de Yıldız. 162 « Necât ve sa’adeti hariçten gelecek kuvvetlerde değil[,] dâhilde umûmun ittihadıyla hâsıl olacak kuvvette aramalıyız. » « Müdâhale-i Ecnebiye », Şura-yı Ümmet, n° 1er, 10 avril 1902. 163 Voir Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 83, 96-97.
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LE JEUNE TURC ET LA DÉMOCRATIE EN EUROPE : LA CULTURE POLITIQUE PARTAGÉE DE LA FIN DE SIÈCLE « Il n’est au pouvoir de personne d’arrêter l’idée qui marche. » Ahmed Rıza, Mechveret, 15 septembre 1897 « La vérité est en marche et rien ne l’arrêtera. » Émile Zola, Le Figaro, 25 novembre 1897
Le palais avait offert des sommes importantes à Ahmed Rıza pour le décourager de prendre des positions divergentes de la politique officielle de l’État ottoman. Ces tentatives d’acheter la loyauté d’un homme qui avait pris la tête de la colonie ottomane de Paris avaient continué lorsqu’il préparait la publication des journaux Meşveret/Mechveret. On lui aurait alors proposé encore des sommes exorbitantes1. Confiant dans la voie qu’il avait prise, Ahmed Rıza rejeta toutes ces offres. Une anecdote veut que lorsque des envoyés du palais lui avaient montré des sacs remplis d’or, il aurait pris la coquille d’un œuf qu’il était en train de manger : « De cette coquille une poule sort, de la poule sort un œuf. Tant qu’il y aura une poule et un œuf dans ce monde, ces sacs n’auront aucune valeur. Pour nous, le jaune d’œuf est plus précieux que le jaune d’or. »2 Les Jeunes Turcs et l’opinion publique française : un combat européen pour la liberté Après la constitution officielle du mouvement, le palais continua ses tentatives d’appeler Rıza à la raison. La première eut lieu après le lancement du Meşveret. Rıza répondit qu’il se verrait obligé de rester à Paris et de poursuivre ses activités tant que le gouvernement ne se serait pas 1
Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 11. « Şu mayiden tavuk çıkar. Tavuktan yumurta çıkar. Dünyada bir tavuk ve bir yumurta bulundukça bu torbaların hiç bir valoru olmayacaktır. Bizler için yumurta sarısı, altın sarısından daha kıymetlidir. » Aka Gündüz : « Beyazdemir Adam », Cumhuriyet, 2 mars 1930. 2
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engagé dans la voie d’une réforme véritable de l’Empire3. Dans les mois et les années suivantes, des tentatives similaires allaient suivre. Or, avec le lancement des premiers journaux jeunes-turcs, un pas avait été franchi. Devant désormais prendre en compte le fait que Rıza n’était pas prêt à se conformer à la volonté impériale, le palais entreprit un changement de politique vis-à-vis du mouvement jeune-turc et de Rıza en particulier. La volonté d’acheter la loyauté des opposants ayant trouvé ses limites, il opta pour la voie de la répression. En un sens, il s’agissait d’une reconnaissance du mouvement jeune-turc. En changeant de stratégie, l’État ottoman reconnaissait qu’il faisait face à un nouveau fait politique, et qu’il n’était plus confronté à des opposants mais à une opposition. Les premières mesures ciblaient directement les Jeunes Turcs de Paris. Conscient du fait que le mouvement comportait un nombre important d’étudiants ottomans, le gouvernement décida le rappel de ses boursiers. Dans les mois suivants, cette décision déboucha sur une révision plus générale de la politique concernant les études en Europe. Confiant en la culture prussienne, le sultan décida que la première destination des boursiers ottomans serait dorénavant non pas Paris, mais Berlin. Cette décision traça la géographie des études universitaires ottomanes au tournant du siècle : Berlin accueillait les étudiants d’élite, Paris et Genève les Ottomans exilés4. Les étudiants représentant en effet la colonne vertébrale du mouvement jeune-turc parisien, cette décision fut dûment commentée par le CUP. Le Meşveret proposa aux étudiants touchés par la mesure une compensation financière sous l’égide du CUP5. Quand commença le rappel des étudiants de Paris, Mechveret fit appel à la République française afin d’agir contre cette mesure du sultan6. Plus tard, le CUP essaya de s’implanter à Berlin7.
3 Voir lettre non-signée adressée à İzzet Bey à l’ambassade de Londres, Paris, 14 décembre 1895, dans Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 426-427. Le document fait mention d’une tentative précédente de la part de Sururî Bey, beau-frère d’Ahmed Rıza. 4 İlber Ortaylı : « Berlin im Urteil türkischer Reisender und Intellektueller », Studies in Ottoman Transformation. Istanbul : Isis, 1994, p. 173 ; H.-L. Kieser : « Osmanische Oppositionelle in Genf », p. 270-271. 5 « İlan », Meşveret, n° 5, 1er février 1896. 6 Fuad : « Le rappel des étudiants », Mechveret, n° 15, 15 juillet 1896. Voir sur le même sujet A. T. : « Le Francophilisme d’Izzet Bey », Mechveret, n° 28, 1er février 1897. Cf. MAE, Correspondances politiques Turquie 526, p. 204-206 : Rapport de l’ambassade d’Istanbul aux Affaires étrangères, Péra, 5 février 1896 ; De Beaupin : « L’expulsion des étudiants turcs », L’Autorité, 12 avril 1896. 7 E. Kaynar : Les rapports entre les Jeunes Turcs et l’Allemagne, p. 86-90.
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Premières mesures contre les militants jeunes-turcs Le nombre des Jeunes Turcs à Paris s’était accru en 1895 avec les arrestations répétées dans les milieux estudiantins à Istanbul, qui avaient poussé plusieurs meneurs du mouvement à la fuite. Au cours de l’année 1896, le CUP réussit même à sauver plusieurs Jeunes Turcs de la première heure de différentes prisons ottomanes8. C’est un fait que les Jeunes Turcs de Paris étaient hors la loi. Ceci pouvait laisser indifférent l’État ottoman, tant qu’il s’agissait de cas isolés et que les fugitifs ne se faisaient pas remarquer. D’après ce que nous savons, il n’y eut aucune procédure légale engagée à l’encontre d’Ahmed Rıza durant ses premières années à Paris, en dépit des tentatives du palais d’acheter sa loyauté. Mais en 1895, la situation avait changé. Les fugitifs ottomans ne représentaient plus des cas isolés, il s’agissait désormais d’un véritable fait politique9. De ce fait, le gouvernement commença à se pencher sur la question d’une façon systématique et à engager des procédures juridiques. Jusque-là, des procédures avaient concerné, sporadiquement, des personnages isolés. Au début 1896, le gouvernement cibla non plus des individus mais un groupe ; mieux : une catégorie. Des opposants étaient devenus une opposition. En janvier, un ordre impérial requit le retour des fugitifs à Istanbul10. L’existence même du Jeune Turc devint une question de droit. Nous ignorons quelle suite juridique engendrait cette nouvelle politique pour la plupart de Jeunes Turcs à Paris11. Mais il est évident que le palais réserva un sort particulier à celui qu’il avait, à juste titre, identifié comme la tête des Jeunes Turcs parisiens : en mars 1896, Ahmed Rıza fut condamné, par contumace, à la déportation à perpétuité et à la suppression de ses droits civiques pour un certain nombre de délits associés au Comité Union et Progrès12. 8 « Meşveret », Meşveret, n° 18, 8 septembre 1896 ; « Tebşir », Meşveret, n° 22, 8 novembre 1896 ; « Prisonniers turcs délivrés », Mechveret, n° 23, 15 novembre 1896. 9 Dans les fonds du Hâriciye (BOA, HR.SYS 1796/…) on trouve plusieurs dizaines de dossiers individuels concernant des fugitifs, majoritairement établis après 1895. Signalons aussi qu’une recherche par les mots-clés « firar » et « Avrupa » au catalogue numérique des Archives ottomanes donne plus de 300 résultats dans tous les fonds à l’exclusion du Hâriciye, « firar » et « Paris » plus de 200. Plus de deux tiers se rapportent à la période 1895-1908. 10 BOA, İ.HR 350/Şaban-05, 8 Şaban 1313 (24 janvier 1896). La décision fut aussitôt commentée par les Jeunes Turcs. Fuad : « Une question », Mechveret, n° 4, 1er février 1896. 11 Pour le cas de Mizancı Murad voir Fuad : « La Condamnation de Mourad-Bey », Mechveret, n° 5, 15 février 1896 ; « Mourad Bey’s Condemnation », New Tork Times, 11 mars 1896. 12 BOA, Y.EE 14/99 : Décision du tribunal criminel ottoman de plus haute instance Mahkeme-i Cinayet du 6 mart 1312 (18 mars 1896). « Cf. Turkey » & « The Sultan and
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Il s’agit d’une décision hautement symbolique. Mais quels furent les effets de cette condamnation ? Nous ignorons l’impact concret qu’elle eut sur Ahmed Rıza. Lui-même dit que son patrimoine et ses avoirs furent confisqués13. Il paraît probable que la décision entraînait pour lui une difficulté pour communiquer avec l’Empire. En tant qu’il était condamné, Rıza pouvait difficilement entrer en contact avec des gens sur le territoire ottoman. Il en allait évidemment de même avec les membres de sa famille. En fait, il faisait passer ses correspondances en usant de la poste anglaise. Mais cette condamnation ne pouvait avoir d’effet au-delà des frontières de l’Empire au point d’entraver la vie d’Ahmed Rıza à Paris. Le gouvernement ottoman décida alors de s’adresser au gouvernement français pour contraindre le leader jeune-turc à abandonner son activité. Mais le résultat de cette démarche fut à l’inverse de ce que le palais avait escompté. Dès février 1896, le gouvernement ottoman commença à solliciter les autorités françaises pour qu’elles prennent des mesures contre les activités jeunes-turques à Paris. Il faut noter que la vague d’attentats anarchistes, et en particulier l’assassinat du président Sadi Carnot en 1894, avait considérablement sensibilisé le gouvernement français à propos d’un réseau radical de jeunes militants se déployant entre les pays européens et susceptibles de commettre des attentats à n’importe quel endroit. Il suspectait les étudiants étrangers, parmi lesquels se recrutaient essentiellement les militants anarchistes. Le palais de Yıldız essayait de profiter de la paranoïa des cabinets et des opinions publiques européens pour les pousser à prendre des mesures contre des opposants ottomans, dont les profils semblaient correspondre à ceux des militants anarchistes. Le gouvernement français resta relativement réservé vis-à-vis de cette pression ottomane, bien plus préoccupé qu’il était par les milieux d’exilés en provenance de Russie, alliée de la France depuis 189214. En février 1896, il refusa de livrer des exilés que l’État ottoman avait déclarés hors la loi15. Cependant, il céda en partie aux demandes concernant le journal Meşveret. France », Times, 21 mars 1896 & 13 avril 1896. Parmi les points d’accusation figurent, entre autres, la fondation et la présidence d’une organisation terroriste (cemiyet-i fesad), la publication de journaux et de brochures dangereux, l’injure au sultan, la préparation de tracts provoquant le désordre à Istanbul, la proposition d’alliance avec le parti Hintchakian… 13 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 15. 14 Frederic Zuckerman : « Policing the Russian Emigration in Paris, 1880-1914 : The Twentieth Century as the Century of Political Police », French History and Civilization, 2 (2009), p. 218-227. 15 MAE, Correspondances politiques Turquie 526, 204-206 : Rapport de l’ambassade d’Istanbul aux Affaires étrangères, Péra, 5 février 1896. Pour les remerciements des Jeunes Turcs, cf. La Rédaction : « Remerciement », Mechveret, n° 5, 15 février 1896.
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Avant de poursuivre sur cette affaire, arrêtons-nous d’abord sur son acteur principal. Sans doute, la décision d’interpeller le gouvernement français avait-elle été prise par le sultan Abdülhamid lui-même. Mais sur place, l’ambassadeur ottoman de Paris allait montrer, un acharnement exceptionnel à poursuivre les Jeunes Turcs. Il s’agit de Salih Münir Bey16. Le cas de ce Münir Bey, futur Paşa, montre le parcours différent que pouvait prendre un jeune bureaucrate bien placé sous le régime hamidien. À regarder ses origines sociales et familiales et son parcours de jeunesse, on est frappé de constater de nombreux parallèles avec Ahmed Rıza. Et il est même probable que les deux personnages se soient croisés dans leur jeunesse. Du même âge que lui, fils d’un homme d’État important des années 1870, Münir Bey fut un élève remarqué du Lycée de Galatasaray et il intégra le Bureau de Traduction de la Sublime Porte17. À l’opposé d’İngiliz Ali, son père était très proche du sultan Abdülhamid18. Toutefois, après l’ajournement du parlement, le jeune Salih Münir se rapprocha du chef du libéralisme ottoman, Midhat Paşa19. Mais avec le temps, il se rallia entièrement au régime hamidien, au point de devenir l’archétype du bureaucrate bâtissant sa carrière sur sa loyauté envers le sultan. L’avènement du mouvement jeune-turc fut pour lui l’occasion de se mettre en avant, de s’établir comme un personnage-clé du régime hamidien, et par conséquent aussi, comme l’adversaire principal d’Ahmed Rıza. Sa volonté de s’imposer l’amena même à une confrontation continue avec Ahmed Celâleddin Paşa, le chef de l’espionnage hamidien en charge de la répression du mouvement jeune-turc20. Au cours des années, Münir parvint à élargir considérablement ses compétences et devint très proche du sultan, au point d’être décrit comme « le ministre des Affaires étrangères du palais »21. Grâce à la lutte qu’il menait contre les Jeunes Turcs, il se bâtit une position confortable, et, contrairement à beaucoup de ses collègues des autres ambassades ottomanes, il vivait dans l’aisance financière. Ce fait n’échappait pas à la vigilance de ses contemporains qui le décrivaient 16 Voir Aziz Esenbel : « Kardeşinin Kalemiyle Paris Sefiri Salih Münir Paşa », Tarih Dünyası, 15 (15 novembre 1950), p. 638-642. 17 G. Güven : Le Lycée de Galatasaray, p. 30. 18 Il s’agit de Mahmud Celaleddin Paşa, auteur du Mir’ât-ı Hakîkat. 19 Ş. Mardin : Jön Türklerin Siyasî Fikirleri, p. 32. 20 A. B. Kuran : Osmanlı İmparatorlğunda İnkılâp Haraketleri, p. 185-186. Sur Ahmed Celaleddin voir Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 80-81. 21 S. K. İrtem : Yıldız ve Jön Türkler, p. 239. Cf. M. Göçmen : İsviçre’de Jöntürk Basını, p. 83 ; A. B. Kuran : Osmanlı İmparatorluğunda İnkılâp Haraketleri, p. 161-172, 258.
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comme un personnage corrompu et cupide22. Mais surtout, son cas démontre les avantages très concrets que pouvait engendrer l’alignement sur la politique du palais. L’émergence du mouvement jeune-turc ouvrit de nouvelles possibilités de carrière. Le cas de Münir, qui prit la voie opposée à celle d’Ahmed Rıza, montre les possibilités qui auraient été théoriquement ouvertes à ce dernier, s’il avait abandonné son activité de Jeune Turc pour se mettre au service du sultan. Mais ce ne fut pas le cas, et son intransigeance profita ainsi à Münir qui put s’imposer comme un acteur très habile dans les manœuvres destinées à réprimer le mouvement jeune-turc. Mobilisation de la presse parisienne pour l’hospitalité française : l’affaire du Meşveret En février 1896, au moment où le gouvernement ottoman décida de condamner Ahmed Rıza devant le tribunal de la plus haute instance23, Münir s’adressa au ministre des Affaires étrangères Berthelot, en lui signalant des insultes incessantes qu’aurait proférées Ahmed Rıza dans son Meşveret à l’encontre du souverain ottoman. Il demanda l’interdiction du journal et l’extradition de son directeur24. Le Quai d’Orsay comprit aussitôt la dimension qu’aurait une telle décision et précisa : « C’est une mesure d’ordre essentiellement politique et par suite ce sont des considérations politiques qui doivent ici influer sur la conduite du gouvernement. »25 Le ministère engagea des consultations avec le ministère de l’Intérieur et l’ambassadeur d’Istanbul et prit la décision de céder en partie aux demandes de Münir. Considérant que le Supplément français ne comportait rien d’excessif et que le « Gouvernement n’a[vait] pas le pouvoir de procéder arbitrairement à une expulsion pour cause politique »26, le Conseil des ministres présidé par Léon Bourgeois décida le 11 avril 1896 l’interdiction sur le territoire français du Meşveret en langue turque27. Le Quai d’Orsay avait bien pris soin de prévenir l’ambassadeur 22
Cf. A. Kansu : Revolution of 1908, p. 141. Le verdict su-mentionné précise que la procédure fut engagée mi-février 1896. BOA, Y.EE 14/99. 24 MAE, Affaires diverses politiques Turquie 39 : Münir à Berthelot, Paris, 19 février 1896. 25 MAE, Affaires diverses politiques Turquie 39 : Note sur la dépêche de l’ambassadeur de Turquie du 19 février 1896, 3 mars 1896. 26 MAE, Affaires diverses politiques Turquie 39 : Note pour le Ministre, Paris, 10 mars 1896. 27 Voir la décision publiée dans le Journal officiel du 12 avril dans MAE, Affaires diverses politiques Turquie 39. 23
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ottoman « [d]es inconvénients que peut présenter cette manière de procéder, en appelant bruyamment l’attention sur des publications peu remarquées — jusqu’ici »28. Et c’est exactement ce qui se produisit. Le jour même de l’annonce de la décision prise par le Conseil des Ministres, les journaux parisiens s’emparèrent de l’affaire. Cependant la réaction fut plus dramatique que ce qu’envisageait le Conseil. Car, dans la presse, il ne fut pas question seulement de l’interdiction du Meşveret, mais aussi de l’extradition sous 48 heures d’Ahmed Rıza. Pourtant, la décision des autorités françaises était claire et il importe de s’y arrêter étant donné que ce point n’a pas été soulevé par l’historiographie existante29. Son objet était l’interdiction du Meşveret sur le territoire français et ne visait en rien la personne d’Ahmed Rıza. D’où venait, alors, l’idée que la France aurait voulu extrader le leader jeune-turc ? On peut imaginer deux possibilités principales. D’abord, Rıza aurait pu inventer cet aspect pour rajouter une touche de scandale supplémentaire à la décision du Conseil à seule fin de choquer l’opinion publique française et d’obtenir ainsi son soutien. Toutefois ce scénario ne paraît pas très probable, car il semble bien que Ahmed Rıza ait reçu une notification de la Préfecture de Police l’intimant de quitter le territoire français30. C’est ce qu’il indiqua dans une lettre adressée à Léon Bourgeois pour protester contre la décision prise31. Rıza semble alors avoir sérieusement envisagé de partir à Londres32. De plus, différents articles de journaux relatent une entrevue qu’il aurait eue avec un responsable de la Préfecture de Police, Louis Puibaraud, nommé en 1894 comme Directeur général des recherches, avec des compétences extraordinaires, en charge de la surveillance des milieux anarchistes. Il s’agissait d’un personnage à la réputation sulfureuse, 28
MAE, Affaires diverses politiques Turquie 39 : Note pour le Ministre, Paris, 10 mars
1896. 29 C’est même le cas pour l’étude de Hanioğlu (voir Opposition, p. 80-81) et celle de Kabakçı (loc. cit.). Notons aussi que Hanioğlu commet plusieurs erreurs dans son récit de l’affaire, p. ex. en associant Paul de Cassagnac au journal L’Intransigeant et Clemenceau au journal La Libre Parole. 30 Un avis de la Préfecture qui se trouve dans la collection de Hanioğlu corrobore cette idée. 31 MAE, Affaires diverses politiques Turquie 39 : Ahmed Rıza à Léon Bourgeois, Paris, 11 avril 1896. Nous lisons dans la lettre de Rıza : « Vivant à Paris depuis sept ans et fin de l’honorabilité de toute ma vie, cette mesure me frappe d’autant plus qu’elle m’atteint dans un pays qui a proclamé la liberté et de la part d’un gouvernement dont les nobles idées de l’Ordre et du Progrès nous assuraient, il y a à peine deux mois, de la généreuse et traditionnelle hospitalité de la France. » 32 « À travers Paris », Le Figaro, 13 avril 1896.
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qui faisait régulièrement l’objet de critiques pour des excès et des erreurs commis dans l’exercice de ses fonctions et pour les atteintes à la liberté et aux droits de l’homme qu’il incarnait en tant que chef de la politique anti-terroriste de la République33. Comment l’entrevue entre le pourchasseur des anarchistes et le leader jeune-turc, qui n’arrêtait pas de mettre en avant le caractère non-violent de sa politique, fut-elle possible ? Plutôt qu’à une erreur de communication au sein de la chaîne de commande de la police parisienne, on peut imaginer une machination de la part de l’ambassade ottomane. Il est probable que Münir Bey approcha la Préfecture pour aggraver la décision d’interdiction du Meşveret. En effet, un article de presse relata l’entrevue que Rıza aurait eue avec Puibaraud. Celui-ci aurait déclaré que « le Gouvernement [français] veut être agréable avec le Sultan », et aurait proposé à Rıza 1 000 francs pour quitter la France de son plein gré34. Le gouvernement émit une note ferme à la Préfecture de Paris, précisant qu’il n’avait jamais été question d’expulser Ahmed Rıza. Il notifia également à l’intéressé qu’une décision d’extradition n’avait pas été prise à son encontre35. Mais le mal était fait. Au fond, le palais aurait pu savourer sa victoire. Car les contraintes posées aux activités des Jeunes Turcs furent réelles. La circulation du Meşveret fut interdite dans le territoire français, l’ensemble des exemplaires se trouvant dans des entrepôts et à l’imprimerie furent confisqués, et la police ordonna la saisie de chaque paquet postal contenant le journal illégal, en en interceptant ainsi plusieurs dizaines36. La diffusion du journal fut sérieusement entravée37. Considérant ces circonstances, Ahmed Rıza dut transférer son journal à Genève, où le Meşveret sortit sous la 33 Voir Frederic Zuckerman : « Policing the Russian Emigration in Paris, 1880-1914 », p. 221-222. 34 [Albert Le Roy :] « Une Expulsion Sournoise », L’Événement, 11 avril 1896. Voir aussi Georges Clemenceau : « Pour faire plaisir au Sultan », La Dépêche, 14 avril 1896. Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 15. Une histoire similaire s’était produite pour Emir Arslan, redacteur de Turkiya al-Fatat. « Young Turkey Party’s Plans », New York Times, 3 mai 1896. 35 MAE, Affaires diverses politiques Turquie 39 : Télégramme du Ministère de l’Intérieur à la Préfecture de Police de Paris, 13 avril 1896 et note sur une entrevue avec Ahmed Rıza, 13 avril 1896. 36 BOA, HR.SYS 448/35 : Rapport de Münir au Hâriciye, Paris, 22 avril 1896 ; MAE, Affaires diverses politiques Turquie 39 : Note de la Préfecture de Police, Paris, 19 avril 1896. Des paquets furent interceptés à destination de Crète, Alep, Le Caire, Tripoli occidental. 37 S. K. İrtem : Yıldız ve Jön Türkler, p. 103.
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gestion d’un journaliste anarchiste nommé Karlen Jean Albert38. Outre le malaise que devait ressentir le positiviste de travailler avec un anarchiste, ce transfert entraînait des coûts supplémentaires et mobilisait plusieurs personnes pour assurer la communication entre la rédaction qui restait à Paris et l’édition du journal à Genève39, et cela dans un contexte de querelles constantes entre les Jeunes Turcs parisiens et genevois40. Ce fut, entre autres, pour cela que Rıza ne put assurer la sortie régulière du Meşveret en 1897. Il manquait de collaborateurs à Genève et dut transférer son journal à Bruxelles41. Au début de 1900, il demanda la permission de rééditer le journal à Paris, avançant que son édition dans un autre pays européen entraînait des coûts qu’il ne pouvait couvrir. En respect de l’interdiction prononcée en 1896, sa requête, en dépit d’une lettre de soutien de Clemenceau, fut rejetée42. En somme, la réaction des autorités françaises fut favorable aux demandes du Palais. Or, en voulant aller au-delà de la décision juridico-politique qui, objectivement, allait dans le sens des objectifs des autorités ottomanes, l’affaire tourna au fiasco. En effet, la décision du gouvernement français provoqua l’indignation générale. Presque tous les quotidiens parisiens du 12 et du 13 avril 1896 que nous avons consultés en firent état43. Au cours de la semaine, l’affaire 38 Pour un rapport détaillé des autorités françaises sur l’édition du Meşveret à Genève, voir le rapport du Service des Chemins de Fer du Ministère de l’Intérieur, Annemasse, 19 mai 1896 dans MAE, Affaires diverses politiques Turquie 39 : L’Intérieur aux Affaires Étrangères, Paris, 22 mai 1896. 39 Ahmed Rıza : « Tebşir », et « Muvaffakiyet-i Cihanbâni », Meşveret, n° 10, 1er mai 1896 ; La Rédaction : « Avis et regrets », n° 10, 1er mai 1896. 40 Ahmed Rıza envoya Halil Muvaffak à Genève pour assurer l’édition du journal. MAE, Affaires diverses politiques Turquie 39 : Télégramme de l’Intérieur aux Affaires Étrangères, Paris, 14 mai 1896. Muvaffak rejoignit peu après le groupe de Mizan et s’établit comme l’un des plus importants Jeunes Turcs à Genève. M. Göçmen : İsviçre’de Jöntürk Basını, p. 124, 185. Les autorités ottomanes suivaient de près les querelles jeunesturques. BOA, Y.PRK.EŞA 27/62 : Rapport de Münir au Hâriciye, Paris, 2 juillet 1898 (traduction). 41 Ahmed Rıza : « İhtar », Mesveret, n° 25, 9 novembre 1897. 42 MAE, NS Turquie 2, p. 164-165 et 171-172 : Sûreté générale de l’Intérieur aux Affaires Étrangères, Paris, 9 janvier 1900 ; Ahmed Rıza à Delcassé, Paris, 9 décembre 1899 & télégramme des Affaires étrangères à l’ambassade de Constantinople, Paris, 23 janvier 1899. 43 Pour une revue de presse voir E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 67-72. Voir aussi le recueil préparé dans le numéro spécial du Mechveret, n° 15, 15 avril 1896. Les autorités ottomanes interdirent systématiquement les numéros des quotidiens comportant des « articles malveillants au sujet de l’expulsion d’Ahmed Riza ». Voir p. ex. BOA, HR.SYS 448/25, 26, 27, 28 ; 36/75, 77, 79. La liste complète est trop longue pour être reproduite.
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continua à être très présente dans la presse française et elle fut reprise par plusieurs journaux de référence en Europe44. Les plus grandes plumes du journalisme français formèrent un bloc uni pour prendre la défense du leader jeune-turc. Le bonapartiste Paul de Cassagnac, le radical Georges Clemenceau, l’antisémite Albert Monniot de La Libre Parole, les chauvinistes de L’Intransigeant, la presse populaire, — tous, au nom de l’hospitalité française, dénoncèrent la décision du gouvernement d’expulser Ahmed Rıza. Dans cette dénonciation se mêlaient plusieurs dimensions, la sympathie pour le leader jeune-turc et sa cause, le mépris envers le sultan Abdülhamid, accru par les massacres arméniens, et l’opposition au gouvernement de Léon Bourgeois. Les journaux insistaient sur le caractère parfaitement inoffensif des activités d’Ahmed Rıza et de sa personne. Il s’agissait d’un personnage bien connu à Paris qui participait pleinement à la vie culturelle de la ville et avait beaucoup d’amis dans les milieux artistiques, intellectuels et politiques45. Ils le décrivaient principalement comme un savant, louaient ses qualités intellectuelles, insistaient largement sur ses études et ses lectures : « Il n’est personne parmi les laborieux qui n’ait pas aperçu, à la Bibliothèque nationale où il élit généralement domicile, ou au cours du Collège de France, la silhouette de ce grand garçon silencieux, à la physionomie grave, au sourire triste, à l’œil doux, loyal, largement ouvert, mais au front têtu et au nez énergique, qu’est Ahmed-Riza. »46
Son identité positiviste n’échappa pas aux journaux français, et d’ailleurs, ses confrères positivistes le soutinrent aussitôt qu’ils apprirent la prétendue décision d’expulsion47. L’image de l’homme sérieux ne correspondait pas à celle d’un militant dangereux contre lequel il faudrait prendre des mesures. L’intellectualisme et le refus du recours à l’action violente que Rıza mettait en avant depuis le premier numéro du Mechveret y contribuèrent. En un désaveu complet de l’initiative de Puibaraud, on soulignait qu’il n’était en aucun cas dangereux, qu’il était loin de toute idée révolutionnaire ou anarchiste. « Et remarquez-le bien », nota de 44
« The Sultan and France », Times, 13 avril 1896 ; « Frankreich », Vossische Zeitung, 13 & 19 avril 1896 ; « Der Fall Achmed Rıza », Frankfurter Zeitung, 20 avril 1896. 45 « L’Affaire d’Ahmed-Riza », Le Jour, 12 avril 1896 ; « Une expulsion », L’Écho de Paris, 13 avril 1896 ; Paul de Cassagnac : « Une lâcheté », L’Autorité, 15 avril 1896. 46 « Une expulsion sournoise », La Justice, 13 avril 1896. 47 Voir la lettre d’un groupe de positivistes adressée au Président du Conseil, Léon Bourgeois, jointe à MAE, Affaires diverses politiques Turquie 39 : Note, Paris, 11 avril 1896.
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Cassagnac, « Ahmed-Riza n’est pas un révolutionnaire, un des anarchistes cosmopolites comme il en existe partout et en si grand nombre. »48 Pour les journaux progressistes, il était irresponsable d’agir contre un homme qui défendait la liberté dans son pays49, et le brûlot chauviniste d’Henri Rochefort, L’Intransigeant, écrivit que Rıza ne désirait rien d’autre que « d’introduire dans son pays un peu de civilisation française »50. Il faut dire que dans le climat qui régnait en France très hostile au sultan Abdülhamid, un opposant ottoman devait automatiquement avoir les sympathies de l’opinion publique. C’est ainsi qu’un Georges Clemenceau se retrouvait dans un même bloc avec ses adversaires d’extrême droite. L’expulsion d’Ahmed Rıza apparaissait ainsi comme une mesure injuste, contre laquelle il fallait élever la voix, et contraire au devoir d’hospitalité de la France : « Les Jeunes Turcs sont les hôtes de la France. Ils n’ont jamais démérité ni mésusé de notre hospitalité. Ils doivent nous être sacrés. »51 Même le journal d’extrême droite La Libre Parole faisait appel à la tradition hospitalière de la France et protestait contre la « décision odieuse » d’expulser l’opposant au « Grand Turc »52. Insistant sur le devoir d’hospitalité de la France, le journal L’Événement conclut sur une maxime avec laquelle Ahmed Rıza n’aurait pu qu’être en accord : « Le pays qui a proclamé les droits de l’Homme, qui a supprimé l’esclavage, qui s’est fait à tant de reprises le champion de la liberté dans le monde, le pays qu’un éloquent orateur appelait le “soldat de droit”, a toujours mis son honneur à accueillir les proscrits, à les protéger contre les recherches et la vengeance des proscripteurs. Le poète a dit : Tout homme a deux pays, le sien et puis la France ! »53
Comment faut-il évaluer ces prises de position en faveur d’Ahmed Rıza ? L’affaire révéla notamment à quel point Rıza était intégré dans la société parisienne. Au bout de 24 heures, il avait réussi à recevoir le 48
Paul de Cassagnac : « Une lâcheté », L’Autorité, 15 avril 1896. Voir aussi Henri Clergé : « L’affaire d’Ahmed-Riza », Le Journal, 12 avril 1896 ; « L’affaire Ahmed Riza », L’Événement, 13 avril 1896. 49 G. Barbezieux : « Odieuse attitude », La Paix, 12 avril 1896 ; « Une expulsion sournoise », La Justice, 13 avril 1896 ; Georges Clemenceau : « Pour faire plaisir au Sultan », La Dépêche, 14 avril 1896. 50 [Philippe] Dubois : « Expulsion d’Ahmed-Rıza », L’Intransigeant, 13 avril 1896. 51 [Albert Le Roy :] « Une Expulsion Sournoise », L’Événement, 11 avril 1896. 52 Albert Monniot : « Hospitalité française », La Libre Parole, 12 avril 1896. Voir aussi « L’expulsion d’Ahmed-Riza », La Libre Parole, 13 & 14 avril 1896. 53 « Lamentable mesure », L’Événement, 12 avril 1896. Sur cet article voir E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 568.
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soutien d’un grand nombre de journaux parmi les plus importants de la IIIe République54. Pour quelqu’un de complètement étranger à la société française, cela aurait été impossible. Sans son degré d’implication dans les milieux intellectuels et politiques français, l’affaire n’aurait jamais pris une ampleur comparable. Sans doute, comme le nota le correspondant parisien du Times Henri Blowitz, la décision d’interdire un journal en turc sur le territoire français était absurde55 ; l’interdiction du Supplément français aurait été plus logique. La presse démontra rapidement qu’il s’agissait d’une décision politique, aggravée par la tentative d’expulsion de Rıza. Les manifestations de sympathie à son endroit eurent elles aussi un caractère politique, comme les décisions, réelles et supposées, prises à son encontre. Ce mouvement de solidarité comportait plusieurs dimensions politiques, et il donnait le ton à toutes les manifestations de solidarité en faveur d’Ahmed Rıza et des Jeunes Turcs en général, qui marquèrent tout au long l’existence du mouvement, en particulier à la fin des années 1890. La question de la solidarité et le passage à la République radicale Dans la défense d’Ahmed Rıza, on voit d’abord se manifester les idéaux de justice et de liberté. Au vu du despotisme qu’incarnait le sultan Abdülhamid, « chef du pire gouvernement qui soit » d’après Clemenceau56, défendre le Jeune Turc était un devoir au nom de la liberté et de la justice, et plus généralement du progrès. De fait ces idéaux, qui étaient à l’origine du mouvement arménophile et qui allaient diviser quelques mois plus tard la France sur la question de la culpabilité de Dreyfus, existaient bien dans les articles en faveur d’Ahmed Rıza, et cela même dans les journaux qui allaient prendre la tête de la lutte contre la réhabilitation du « traître juif ». L’écho qu’eut dans la presse la décision du gouvernement français sur pression du palais de Yıldız démontre que Rıza avait gagné son pari : ce furent les Jeunes Turcs et leur « guide éclairé »57 qui représentaient le visage libéral de l’Empire ottoman, proche des valeurs de la France et tourné vers l’avenir, à l’opposé du sultan despote. 54 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 15. Voir aussi « À travers Paris », Le Figaro, 13 avril 1897 ; MAE, NS Turquie 1, 186 : Rapport de Chatenet de la Sûreté politique, Paris, 19 juillet 1897. 55 « France and Turkey », Times, 15 avril 1896. 56 Georges Clemenceau : « Pour faire plaisir au Sultan », La Dépêche, 14 avril 1896. 57 « Lamentable mesure », L’Événement, 12 avril 1896.
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Il faut dire que la manifestation de solidarité envers les Jeunes Turcs ne représentait pas un cas isolé, mais s’inscrivait au contraire dans des mouvements en faveur de différents peuples. Vers la fin du XIXe siècle, les différents « philismes » se multipliaient et commençaient à toucher des cercles de plus en plus larges, en soutien aux peuples en lutte : la russophilie, en solidarité avec le combat contre le despotisme russe, la grécophilie, qui se manifesta, au grand désarroi d’Ahmed Rıza, lors de la guerre gréco-turque de 1897, la solidarité avec le peuple polonais, déchiré entre plusieurs grandes puissances, et évidemment le mouvement arménophile qui se forma à la suite des massacres arméniens dans l’Empire ottoman58. La solidarité vis-à-vis des Jeunes Turcs s’inscrivait dans ce contexte plus large d’engagement en faveur de peuples opprimés. Cependant elle prit une direction particulière en ce qu’elle comportait aussi une dimension de politique intérieure. C’est à travers des engagements comme celui en faveur d’Ahmed Rıza que les idéaux de liberté et de justice prirent une connotation concrète. Élever la voix contre l’expulsion d’un combattant de la liberté d’un pays étranger allait au-delà de l’hospitalité, voire même de la solidarité. Il s’agissait d’un moyen de vivre les idéaux bourgeois libéraux qui animaient la politique européenne de la fin du XIXe siècle. L’engagement en faveur d’Ahmed Rıza s’inscrivait ainsi dans le climat du débat politique qui poussait à la démocratisation des sociétés modernes, et à travers lequel, plus particulièrement pour la France, se réalisa la transition vers la République radicale — dans ces années mêmes où Ahmed Rıza faisait l’expérience du soutien de l’opinion publique française. Un aspect de cet engagement pour l’idéal de liberté mérite d’être souligné en particulier. Il se rapporte au rôle crucial que jouait la presse sous la IIIe République. La solidarité qui s’exprimait à l’égard d’Ahmed Rıza se fondait non seulement sur son statut de réfugié politique et de combattant de la liberté, mais aussi sur son identité d’homme de presse. Tout au long du XIXe siècle, la liberté de la presse avait joué un rôle crucial dans l’histoire politique de la France et s’était imposée comme une valeur sainte de la République59. La lutte contre la censure et les restrictions apportées à la liberté de la presse représentaient un aspect central de 58
Cf. Vincent Duclert : La France face au génocide des Arméniens. Paris : Fayard,
2014. 59
Philip Nord : The Republican Moment. Struggles for Democracy in Nineteenth-Century France. Cambridge, MA : Harvard University Press, 1995.
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l’avènement et de la défense d’un système politique démocratique, et du fait de la dimension populiste qu’elle pouvait engendrer, cette position était largement partagée par l’extrême droite60. Sous la IIIe République, la liberté d’expression devint une véritable cause sacrée, bien plus prononcée dans la culture politique française que dans d’autres pays de l’Europe61. En 1896, Ahmed Rıza en fit l’expérience directe et cette expérience allait se répéter avec une intensité accrue au cours des années suivantes, à commencer par le procès intenté contre le Mechveret en 1897. Pour l’opinion publique, défendre Ahmed Rıza ne signifiait pas seulement lutter pour l’hospitalité pour laquelle la France était reconnue, mais aussi défendre la liberté de la presse et les valeurs politiques qui y étaient associées. Ces idéaux politiques contribuèrent d’une façon cruciale à la manifestation de solidarité vis-à-vis des Jeunes Turcs tout au long de l’existence du mouvement. Cependant, la portée des grands idéaux politiques bourgeois avait nécessairement ses limites et elle n’explique pas tout. Tout d’abord, il n’y a pas de doute que l’opposition idiosyncrasique au « Grand Turc », le sultan Abdülhamid, au-delà de la compassion avec les victimes arméniennes et de la solidarité avec le combat jeune-turc, était motivée aussi par le racisme de l’Âge de l’Empire. On constate en effet dans la plupart des articles écrits en faveur d’Ahmed Rıza des traces des idées dominantes sur l’islam et les Turcs dont le sultan, plus que Rıza lui-même, était considéré comme le représentant. Ce paradoxe dans la manifestation de solidarité envers Rıza allait provoquer chez lui un véritable changement de politique à partir de 190062. Mais dans les années 1890, Rıza était encore prêt à faire appel à ce soutien ambigu. Pour lui, un autre point aussi jetait une suspicion sur les grands idéaux derrière la démonstration de solidarité. Vingt-cinq ans plus tard, Ahmed Rıza allait raconter que, dans les années 1890, on ne lui apportait pas toujours son soutien pour des raisons honorables. Ainsi, concernant Henri Rochefort, qui le soutenait en 1897 dans le procès contre le Mechveret, il dut constater que « ce cœur généreux » avait manifesté son soutien, non pas principalement par sympathie envers lui et sa cause, mais par volonté 60 Justin Goldstein : « Fighting French Censorship, 1815-1881 », French Review, 71/5 (avril 1998), p. 785-796 ; Z. Sternhell : La droite révolutionnaire, p. 243. 61 J. Goldstein, art. cit. Cf. P. Albert : « La presse française de 1871 à 1940 », p. 239247. 62 Voir notre chapitre infra « Le début d’une nouvelle orientation de la critique de l’Occident. »
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de créer des difficultés au gouvernement français63. Effectivement, le fait que l’affaire de l’interdiction du Meşveret ait été évoquée au bout de deux jours par une majorité des quotidiens parisiens ne peut être dissocié de la volonté de s’opposer au gouvernement, en particulier pour les journaux de l’extrême droite. Pratiquement tous les articles en faveur de Rıza comportaient un ton ferme d’opposition à l’encontre du cabinet de Léon Bourgeois. Le caractère politique de la décision prise d’interdire le Meşveret se prêtait à des critiques, auxquelles la surenchère de l’expulsion de Rıza ajouta la touche finale. Les articles débordaient de mépris pour le cabinet français qui pliait devant un gouvernement étranger. Déjà attaqué par l’opinion publique depuis plus d’une année pour ne pas intervenir dans l’Empire afin d’arrêter les massacres arméniens, le gouvernement semblait s’être incliné une fois de plus devant la volonté du sultan. Clemenceau parla d’une « soumission au Grand-Turc » et de la « Turquie française »64. Même la presse étrangère accusa le gouvernement français de « complaisance » envers le sultan et de « lâcheté », pour ne pas avoir su résister aux pressions du palais65. De fait, l’affaire se produisit dans une conjoncture fortement défavorable pour le gouvernement. Léon Bourgeois qui avait estimé pouvoir s’appuyer sur l’opinion publique pour mener sa politique contestée au parlement se retrouva assailli par des journalistes de tous bords. Sa propre famille politique des radicaux prenait ses distances vis-à-vis de lui. Dans cette atmosphère, la décision d’interdire le Meşveret en turc et la rumeur de l’expulsion d’Ahmed Rıza se prêtaient à être immédiatement utilisées pour attaquer le gouvernement. De fait, deux semaines à peine après la décision, Bourgeois démissionna. Sous un gouvernement plus stable, la même indignation ne se serait sans doute pas produite à la même échelle, mais il se trouve que la réaction à l’interdiction du Meşveret se situait dans un contexte de contestation grandissante du cabinet Bourgeois. Au fond, l’affaire Ahmed Rıza contribua à la chute du premier gouvernement radical. En sage positiviste qu’il était, Ahmed Rıza était soucieux de ne pas faire chorus avec les critiques du gouvernement français. Il ne contesta 63 Faillite morale, p. 23. Voir aussi « Confession publique », Mechveret, n° 171, 1er janvier 1906. 64 Georges Clemenceau : « Pour faire plaisir au Sultan », La Dépêche, 14 avril 1896. 65 [Henri Blowitz :] « The Sultan and France », Times, 13 avril 1896 ; [Henri Blowitz :] « France and Turkey », Times, 15 avril 1896. Voir aussi « Young Turkey Party’s Plans », New York Times, 3 mai 1896.
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pas la décision prise et n’essaya pas de contrevenir à l’interdiction du Meşveret. Au contraire, il se plia aussitôt à la volonté du gouvernement et déclara que le Meşveret en turc ne circulerait plus en France66. Il remercia le gouvernement français de ne pas avoir procédé à l’interdiction du Supplément français et d’avoir résisté aux pressions du palais pour faire expulser son rédacteur en chef67, déplorant toutefois que la décision d’interdire le Meşveret ait « incontestablement abaissé le prestige de la France aux yeux de la Turquie libérale »68. Nous l’avons dit, les autorités françaises avaient notifié à Ahmed Rıza le contenu de la décision prise par le Conseil des ministres. Il savait ainsi que la demande d’extradition formulée par un fonctionnaire de la Préfecture ne tenait pas, et que, sous la pression de l’opinion publique, le gouvernement français ne fit pas marche arrière. Rıza ne mentionna pas l’entrevue avec Puibaraud dans ses articles du Mechveret. En même temps, il ne faisait rien pour rectifier les innombrables articles attaquant le gouvernement pour avoir décidé son extradition. Sans doute avait-il été intimidé par les menaces professés par le Directeur général des recherches, que Clemenceau décrivait comme le « grand eunuque blanc de la police républicaine, qui a été chargé de présenter le lacet à l’honorable victime de notre soumission au Grand-Turc. »69 Rien que le fait d’être menacé d’expulsion par la France a dû le choquer, et une telle décision aurait effectivement représenté une césure radicale dans la vie de ce Parisien jeune-turc. Toutefois, en ne rectifiant pas publiquement les choses, Ahmed Rıza alimentait la rumeur qui indignait l’opinion publique en France. De ce fait, l’idée que la presse aurait fait reculer le gouvernement français et aurait sauvé Ahmed Rıza d’une expulsion certaine finit par devenir une idée tenace, de même que l’engagement de la société française pour la cause jeune-turque. Pour résumer, en dépit des entraves apportées à la publication du Meşveret, l’affaire profita largement aux Jeunes Turcs, et à Ahmed Rıza 66 « Avis », Mechveret, n° 15, 15 avril 1896. Rıza estimait pouvoir toujours éditer le journal en turc à Paris et l’envoyer ensuite dans l’Empire ottoman, ce que le ministère de l’Intérieur exclut clairement. MAE, Affaires diverses politiques Turquie 39 : Ministre de l’Intérieur (Sûreté générale) aux Affaires Étrangères, Paris, 27 avril 1896 ; La Rédaction : « Avis et regrets », Mechveret, n° 10, 1er mai 1896. 67 La Rédaction : « Nos remerciements », Mechveret, n° 15, 15 avril 1896. En 1898, les autorités françaises durent constater que Rıza détenait et distribuait plusieurs numéros du Meşveret. MAE, NS Turquie 1, 10-12 : Rapport de la Préfecture de police à l’Intérieur, Paris, 17 janvier 1898. 68 La Rédaction : « Avis et regrets », Mechveret, n° 10, 1er mai 1896. 69 Georges Clemenceau : « Pour faire plaisir au Sultan », La Dépêche, 14 avril 1896.
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en particulier. Du jour au lendemain, il fut propulsé sur le devant de la scène et recueillit d’innombrables manifestations de solidarité. Dans ses Mémoires, il écrit que la presse française avait fait en un seul jour plus de propagande jeune-turque que son journal en toute une année70. Cependant, au bout de quelques jours, certains articles le dénoncèrent comme un anglophile et comme un ennemi de la Russie, alors partenaire de la France71, des articles dus sans doute à l’initiative du palais, soucieux de créer une contre opinion défavorable à Rıza. L’affaire Ahmed Rıza d’avril 1896 et le procès du Mechveret de 1897 eurent un effet important sur la définition de la méthodologie jeuneturque des années 1890. Désormais, la presse européenne devint un atout pour le mouvement jeune-turc. Chaque fois que celui-ci se trouvait confronté à la pression du gouvernement, les Jeunes Turcs pouvaient faire appel à l’opinion publique qui prenait leur défense, désamorçant ainsi à plusieurs reprises, au nom de l’idéal de la liberté et au nom de l’opposition au « Grand Saigneur », despote oriental et tueur d’Arméniens, des mesures engagées contre eux72. Retour sur le mouvement et son leader : les Jeunes Turcs et le palais L’affaire de l’interdiction du Meşveret eut également un effet majeur sur le statut d’Ahmed Rıza en tant que Jeune Turc et en tant que dirigeant du mouvement jeune-turc. Publiquement, le sultan avait choisi Ahmed Rıza comme adversaire, et, publiquement, Ahmed Rıza avait défié le sultan. Par son initiative en avril 1896, le palais lui avait permis de transposer son héroïsme de la vie moderne sur une scène politique. L’impact de cette initiative sur les Jeunes Turcs ne fut pas négligeable. Pour les Jeunes Turcs, Ahmed Rıza devint un combattant de la liberté, un martyr. Plus le palais essayait de le combattre, plus il montait en popularité. La politique du palais consolidait sa position de chef de file au sein du mouvement et lui valait l’estime de l’ensemble du mouvement, y compris 70 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 15. Notons que Rıza mélange l’affaire de Meşveret de 1896 et le procès contre le Mechveret de 1897. 71 Le premier article allant dans cette direction est « Echos politiques », Le Gaulois, 15 avril 1896. Voir aussi « Interdiction du Mechveret », Le Siècle, 18 avril 1896 ; Jean Saunier : « L’interdiction du Mechveret », Le Public, 19 avril 1896 ; « Un expulsé », Le Courrier du Soir, 19-20 avril 1896. 72 La manifestation de solidarité envers le mouvement jeune-turc était souvent un prolongement de la mobilisation en faveur des Arméniens. Edmond Khayadjian : Archag Tchobanian et le mouvement arménophile en France. Alfortville : Sigest, 2001 (1986), p. 151-152 ; H.-L. Kieser : « Osmanische Oppositionelle in Genf », p. 275.
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celle de ses adversaires. Aux yeux des Jeunes Turcs, sa personnalité difficile et son intransigeance idéologique s’effaçaient devant les attaques du sultan. Conscient des possibilités qu’offrait la politique du sultan pour se mettre en scène et consolider ses positions vis-à-vis des adversaires jeunes-turcs, Ahmed Rıza tira pleinement profit de l’affaire de 1896. Contrairement à ce qu’il fit dans le Supplément français, il évoqua dans le Meşveret la tentative d’expulsion qui aurait échoué et il se servit des débats occasionnés en France pour réitérer son opposition à l’action violente73. De même, cette victoire remportée grâce au soutien des journaux européens renforçait à ses yeux le primat de la presse dans la politique jeune-turque. L’affaire venait confirmer les objectifs qu’il s’était fixés avec le lancement du Mechveret : attirer l’attention des Européens sur la situation de l’Empire, faire connaître l’existence d’une opposition libérale centrée sur l’unité et l’intégrité ottomanes, se positionner contre les programmes autonomistes des comités non-musulmans, et obtenir le soutien de l’opinion publique en Europe. Après l’affaire de 1896, il se félicita dans le Meşveret du bilan de sa politique de publication74. Cela se rapportait forcément à sa revendication de légitimité au sein du mouvement jeune-turc. Convaincu d’être sur la bonne voie, il prétendit à l’autorité naturelle sur le mouvement. Ainsi, Ahmed Rıza établit sa gloire d’opposant sur la réaction du palais à ses activités jeunes-turques. C’est sur cela que se bâtit son image et sa position de leader jeune-turc. L’aura de l’opposant au sultan despote s’ajouta à la supériorité structurelle dont il disposait au sein du mouvement jeune-turc pour contrebalancer les éléments qui constituaient des entraves à son statut de leader. Il était désormais difficile pour ses adversaires de faire valoir leur autorité face au renom que Rıza avait gagné. Malgré son éviction de la présidence du CUP en septembre 1896 à la suite de la publication du Mizan, et la fermeture du Meşveret, Ahmed Rıza continuait à représenter un facteur essentiel de l’organisation75. La décision de l’écarter de la présidence était loin de faire l’unanimité, et le groupe autour du Mizan était furieux qu’il continuât à correspondre avec des branches du CUP comme s’il était toujours à la tête du mouvement76. 73
« Muvaffakiyet-i Cihanbâni », Meşveret, n° 10, 1er mai 1896. Ibid. Voir aussi « Osmanlı İttihad ve Terakki Cemiyeti ve Avrupa Matbûa’tı », Meşveret, n° 20, 8 octobre 1896. 75 Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 231-232. 76 Şerafeddin Mağmumi : Hakikât-ı Hâl, p. 25-26. 74
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Le conflit s’exacerba lorsqu’en avril 1897 éclata la guerre entre l’Empire ottoman et la Grèce à propos du contrôle de l’île de Crète. La direction du CUP présidé par Murad demanda à Ahmed Rıza de publier dans le Mechveret un article patriotique paru dans le Journal des Débats de son ancien mentor Ahmed Midhat, qui était devenu un fervent partisan du sultan Abdülhamid et avait attaqué les Jeunes Turcs, — sachant bien qu’il refuserait77. Non seulement Ahmed Rıza refusa de reprendre l’article, mais il publia un article de son collaborateur Aristidi, sous le pseudonyme de G. Umid, dans lequel l’auteur attaquait Ahmed Midhat. Aristidi notait que, en dépit de cette intervention d’un proche du sultan, les gouvernements européens et l’opinion publique en Europe allaient continuer à être hostile à Abdülhamid et à considérer « funestes et profondément infortunés les peuples placés sous son sceptre »78. Ce point de vue contrastait avec l’euphorie patriotique professée dans le Mizan, et l’article fut aussitôt perçu comme une défense de la révolte des Grecs qui s’était produite sur l’île de Crète79. Murad demanda en sa qualité de président du CUP un démenti formel dans les pages du Mechveret tandis que ses proches attaquaient Ahmed Rıza pour cosmopolitisme et manque de patriotisme80. Celui-ci refusa et fut exclu du CUP.. Cependant, fort de la réputation qu’il avait acquise, cette décision resta lettre morte. Plusieurs Jeunes Turcs éminents et différentes branches du CUP n’acceptaient pas son exclusion81. Les Jeunes Turcs tripolitains manifestèrent leur solidarité, ceux du Caire, bien qu’étant majoritairement des ulema, à première vue peu susceptibles de défendre un positiviste, demandèrent au Comité central de s’excuser auprès d’Ahmed Rıza pour 77 Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 96. Quelques mois auparavant, Ahmed Rıza avait publié un article dénonçant Ahmed Midhat pour avoir trahi ses idéaux des années 1870. Rechid/ Fuad : « Responsabilité du Sultan – Réponse à M. Ahmed Midhat », Mechveret, n° 19, 15 septembre 1896. 78 G. Umid [Aristidi] : « Illusions et réalités », Mechveret, n° 35, 15 mai 1897. 79 Cette interprétation est généralement reprise dans les études sur les Jeunes Turcs. Voir p. ex. B. Emil : Mizancı Murad, p. 173 ; Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 233-234. Des positions divergentes existaient dans le Mechveret sur la guerre, parfois dans un même numéro (voir p. ex. G. Umid [Aristidi] : « La Crête », et [Ahmed Rıza :] « En Crête », Mechveret, n° 32, 1er avril 1897), mais il est difficile de souscrire à l’idée que l’article en question ainsi que les autres écrits d’Aristidi poursuivaient un but séparatiste. 80 Mücâhede-i Milliye, p. 216-222 (cité d’après B. Emil : Mizancı Murad, p. 156-157, 173-175) ; Şerafeddin Mağmumi : Hakikât-ı Hâl, p. 33. 81 Ce fait était aussi souligné par les autorités françaises. MAE, NS Turquie 1, 135136 : Rapport du consulat de Genève aux Affaires Étrangères, Genève, 2 juillet 1897.
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l’outrage qu’il avait commis82. Dans cette situation, l’annonce des poursuites contre le journal Mechveret en France ajouta à la popularité dont il jouissait. Elle obligea la direction du CUP à réduire ses pressions sur lui83. Avant même le début des poursuites, Ahmed Rıza reçut, une fois de plus, la solidarité des journaux français84. Celle-ci allait encore s’amplifier au cours des mois d’été et dépasser la solidarité exprimée à propos de sa prétendue expulsion, permettant à Rıza d’en profiter encore plus pleinement pour asseoir son autorité de combattant de la liberté. Toutefois, un autre événement contribua considérablement à la montée en flèche de la popularité d’Ahmed Rıza au sein du mouvement jeuneturc et devint un pilier de son auto-présentation de Jeune Turc, lui permettant d’incarner plus que n’importe qui le mouvement. Ce fut la décision prise par ses camarades de s’arranger avec le sultan Abdülhamid. Véritablement, les meilleurs alliés d’Ahmed Rıza étaient ses adversaires. Nous l’avons dit, la conception du jeune-turquisme de la plupart des Jeunes Turcs partait de l’idée que leur activité aurait automatiquement des conséquences et provoquerait un changement rapide dans la politique ottomane. Leur politique de publication, leurs sollicitations des puissances européennes, les tentatives de coup d’État, l’ensemble de ces activités étaient centrées sur l’attente d’un effet immédiat. À la fin de 1896, un projet de coup d’État fomenté par des hauts bureaucrates de la Sublime Porte avec l’aide du CUP échoua à la suite d’une dénonciation. Plusieurs centaines de ses meneurs furent arrêtés. Ces arrestations poussèrent un grand nombre d’hommes d’État qui avaient été sympathisants des Jeunes Turcs à prendre leurs distances vis-à-vis du mouvement. L’organisation du CUP à Istanbul implosa. Il s’agissait d’un coup dur pour le groupe de Mizan, qui avait mis tous ses espoirs dans le putsch contre Abdülhamid. L’année 1897 commença dans la désolation. En outre, en février 1897, un mouvement de protestation se produisit dans les écoles militaires de la capitale85, qui aussitôt fut sévèrement réprimé par le régime ; celui-ci prononça même plusieurs peines de mort, commuées, par la grâce du sultan, en travaux forcés à perpétuité86. Un an et demi après le lancement 82
Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 98. Ibid., p. 96. 84 La Rédaction : « Remerciement à la Presse », Mechveret, n° 36, 1er juin 1897. 85 MAE, NS Turquie 1, 10-13 et 14-18 : Rapport de l’ambassade d’Istanbul aux Affaires Étrangères, Péra, 11 février 1897 et Rapport du consulat de Tripoli de Barbarie aux Affaires Étrangères, Tripoli, 11 février 1897. 86 E. E. Ramsaur : Jön Türkler, p. 61-63. 83
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du mouvement jeune-turc, celui-ci était au point mort. Cette durée ne semble pas très longue pour une organisation subversive, mais si l’on tient compte du sentiment d’urgence ressenti par les Jeunes Turcs et de leurs déceptions à répétition, elle apparaissait interminable. D’autres problèmes d’ordre plus matériel se posaient aux Jeunes Turcs. Le mouvement était essentiellement financé par des dons venant de lecteurs des journaux et de fonctionnaires plus ou moins hauts placés de l’administration ottomane. Mais contrairement aux Jeunes Ottomans, les Jeunes Turcs n’avaient pas un mécène riche pour financer leurs activités et assurer leur subsistance. Le jeune-turquisme, né d’un mouvement d’étudiants, se réalisait dans la précarité. Au fond, ses adeptes étaient victimes de leur succès. L’ampleur prise par leur mouvement, symptôme du mécontentement qui régnait sous Abdülhamid, multipliait les coûts et, par conséquent, les allocations qu’ils recevaient ne suffisaient plus. Les Jeunes Turcs manquaient cruellement de moyens pour publier leurs journaux et maintenir leurs correspondances. Ils se trouvaient aussi dans une situation de détresse financière personnelle. Les Mémoires des membres du mouvement font fréquemment état de cette situation87, et l’exemple le plus emblématique est représenté dans le roman Bir Sürgün de Yakup Kadri par la figure du Dr Hikmet : après des échecs professionnels, des attentes personnelles déçues, et quelques engagements jeunes-turcs, cet anti-héros meurt malade et appauvri dans l’indifférence générale. Dans cette situation, le palais lança une grande initiative en juin 1897. Il faut dire que le régime hamidien se trouvait dans une position favorable. Il avait déjoué les deux complots jeunes-turcs fomentés dans les hauts rangs de la bureaucratie et dans les écoles de la capitale, il avait résisté à la menace de l’intervention étrangère des grandes puissances, tant annoncée par les cabinets européens, et, surtout, il venait de remporter une victoire militaire contre la Grèce. Pour la première fois depuis des décennies, l’Empire avait gagné une guerre sans l’aide des armées étrangères ou l’intervention diplomatique des grandes puissances88. La performance de l’armée démontra que l’Empire représentait toujours une 87
Voir p. ex. İbrahim Temo’nun Anıları, p. 145-146 ; Cemil Topuzlu : İstibdâd, Meşrutiyet, Cumhuriyet Devirlerinde 80 Yıllık Hâtırâlarım. Istanbul : Güven Yayınevi, 1951, p. 31-32. 88 Au fond, sous la pression des pays européens, les gains de l’État ottoman étaient extrêmement limités, poussant le Mechveret à fustiger le sultan qui ne savait même pas profiter d’une victoire. Ahmed Rıza : « La paix », Mechveret, n° 41, 15 août 1897 ; Halil Ganem : « Résultas de la guerre turco-hellénique », Mechveret, n° 44, 1er octobre 1897.
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puissance dans la région avec laquelle il fallait compter. Cette démonstration de force limita les ambitions que nourrissaient les pays des Balkans de s’imposer aux dépens de l’Empire. Aussi, l’Empire gagna-t-il un statut plus sûr sur la scène internationale. À la suite de la guerre, la pression diplomatique diminua d’une façon considérable. La crise d’Orient qui avait mis en cause l’existence même de l’Empire semblait finie. À l’intérieur du pays aussi, la victoire consolida le régime du sultan. Le paiement de réparations infligé à la Grèce soulageait le budget chroniquement déficitaire de l’État. Mais surtout, Abdülhamid exploita habillement la victoire. Le sultan avait rompu avec la série de défaites qui hantait l’Empire depuis des décennies. D’une certaine façon, la victoire contre la Grèce répara les dégâts symboliques causés par le désastre de la guerre de 1877-78. Fort de cette victoire, le palais engagea des négociations avec les Jeunes Turcs pour obtenir l’abandon de leurs activités et leur retour dans l’Empire qui lui permettrait à nouveau de monopoliser l’expression politique. Il semble que des tentatives avaient débuté en mai 1897, juste après la fin de la guerre, mais les négociations directes commencèrent début juillet 1897 avec l’arrivée d’Ahmed Celâleddin Paşa en Europe89. Celui-ci comprit aussitôt qu’il fallait flatter les Jeunes Turcs qui pour une part s’étaient lancés dans l’engagement politique du fait d’un sentiment de manque de reconnaissance au sein du système existant. À Contrexéville, où les négociations avaient lieu, il leur promit habilement l’amnistie, des gratifications financières, et aussi des postes où ils pouvaient s’estimer reconnus90. Des rumeurs circulaient selon lesquelles, devant les promesses faites par Ahmed Celâleddin Paşa, le mouvement jeune-turc, qui avait été au point mort depuis plusieurs mois, était revitalisé par de nouveaux sympathisants qui intégraient le mouvement afin d’obtenir un salaire ou d’autres formes de gratification91. Le grand rival d’Ahmed Rıza, 89 Voir « Procédés calomnieux », Mechveret, n° 36, 1er juin 1897 ; « Turquie », La Patrie, 3 juillet 1897. 90 E. E. Ramsaur : Jön Türkler, p. 63-68 ; B. Emil : Mizancı Murad, p. 189-193 ; Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 99-101. Les entrevues entre Ahmed Celaleddin Paşa et les Jeunes Turcs étaient suivies par les autorités françaises. MAE, NS Turquie, 197-207 : Rapport du chargé du Commissaire spécial d’Annemasse aux Affaires Étrangères, 27 & 29 juillet 1897. Leurs renseignements suggéraient que les Jeunes Turcs recevaient des fonds de la part du général allemand von der Goltz. Cf. ibid., 111-113 : Rapport de Pellet (consul de Genève) aux Affaires Étrangères, Genève, 16 juin 1897. 91 BOA, Y.EE 15/68 : Lettre de Hocazâde İzmirli Mehmed Abdullah, 9 Temmuz 1313 (21 juillet 1897).
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Mizancı Murad, céda le premier « aux sirènes hamidiennes »92, et se dit prêt à rentrer à Istanbul dans l’espoir que le sultan réaliserait sa promesse de réforme. La plupart de ses proches suivirent son exemple, et le journal Mizan fut fermé. Murad arriva à Istanbul en août, suivi par plusieurs autres Jeunes Turcs. D’autres membres du mouvement furent nommés à des postes dans des représentations diplomatiques en Europe. Le comité central du CUP cessa de fait d’exister. Alors même que les négociations étaient encore en cours, plusieurs sections de l’organisation jeune-turque avaient imploré leurs dirigeants de ne pas entrer dans le jeu du sultan93. Des tentatives de rachat de la part du palais avaient toujours existé au sein du mouvement94. Mais cette fois-ci, c’était le comité central du CUP, y compris le mythique Mizancı Murad, qui consentait aux machinations du régime hamidien. Des sympathisants furent choqués et indignés95. Le groupe autour de Mizan essayait de présenter l’accord de Contrexéville non pas comme une capitulation, mais comme un armistice96. Cependant, cette position était difficile à maintenir, surtout que l’accord s’avéra aussitôt être une débâcle pour les Jeunes Turcs. Le sultan montra dès août 1897 qu’il n’était pas prêt à respecter les engagements qu’il avait pris97. Contre l’attente d’une amnistie générale, le gouvernement ottoman procéda, dans les jours suivants le retour de Mizancı Murad, à l’envoi en exil de plusieurs dizaines de membres du CUP98. À Istanbul, Murad se trouva sous haute surveillance et fut obligé de donner un entretien dans un journal ottoman dénonçant le mouvement jeune-turc99. Le lendemain, il fut attaqué et moqué par la presse hamidienne. L’espoir qu’il avait nourri de pouvoir faire valoir son influence sur Abdülhamid se perdit au cours des mois et il se retira 92
F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 341. Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 100. 94 Voir p. ex. la décision du gouvernement de débloquer des fonds pour inciter les fugitifs jeunes-turcs à rentrer dans l’Empire. BOA, BEO 750/56250, 24 Ramazan 1313 (10 mars 1896) & 760/56993, 20 Şevval 1313 (4 avril 1896). 95 Voir Midhat Şükrü Bleda : İmparatorluğun Çöküşü. Istanbul : Remzi, 1979, p. 17-18 ; S. K. İrtem : Yıldız ve Jön Türkler, p. 117. 96 Şerafeddin Mağmumi : Hakikât-ı Hâl, p. 34, 46-47. 97 Ce fait était fréquemment souligné par les journaux jeunes-turcs. Voir p. ex. Halil Ganem : « Sa’i-ü-Amelimiz », Meşveret, n° 30, 6 mai 1898 ; « Teesüf mü Edelim İftihar mı? », Osmanlı, n° 24, 15 novembre 1898 ; « Lettre ouverte adressée à LL. EE. Ministres et Ambassadeurs des Grandes Puissances », Osmanli, Supplément français, n° 3, 5 février 1898. 98 Cf. « Tout est faux ! », Mechveret, n° 41, 15 août 1897. 99 Ahmed Rıza : « Une interview de Mourad Bey », Mechveret, n° 42, 1er septembre 1897 ; « Mourad Bey », Le Temps, 26 août 1897. 93
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de toute activité politique jusqu’en 1908100. Pour plusieurs observateurs, l’accord avec le palais signait la fin du mouvement jeune-turc101. À la veille de l’affaire Dreyfus, le procès contre le Mechveret Ahmed Celâleddin Paşa avait également approché Ahmed Rıza à Paris. Avec le renfort de l’ambassadeur ottoman, il lui fit des offres. D’après le témoignage de Nâzım et Bahaeddin Şakir écrit dix ans plus tard, le palais lui aurait demandé simplement de choisir un poste d’ambassadeur102. Le sultan n’en était pas à sa première offre qu’il faisait au leader jeune-turc, et Rıza n’en était donc pas à son premier refus quand il déclina obstinément cette nouvelle initiative103. Pour lui, il s’agissait d’une « humiliation de rencontrer le chef des espions d’Abdülhamid qui avait la double faille d’être à la fois un espion et d’être le serviteur d’un terrible sultan »104. Rıza avait démontré à maintes reprises sa fermeté depuis son arrivée à Paris, mais cette fois-ci, les circonstances avaient changé et faisaient de ce choix un acte militant. En réitérant sa détermination à poursuivre ses activités, Rıza se distinguait de ses rivaux jeunesturcs et bravait ainsi la mise à pied de l’opposition jeune-turque. Il avait théorisé le despotisme comme le malheur principal de l’Empire et voilà qu’une partie du mouvement dont il faisait partie acceptait une trêve proposée par le sultan. Probablement, aucun Jeune Turc n’était plus scandalisé que lui-même. Début juin, il avait parlé dans le Mechveret des « procédés calomnieux » concernant les rumeurs portant sur des accords que des Jeunes Turcs auraient conclus avec le palais105. Deux mois plus tard, il était obligé de dénoncer fermement l’accord de Contrexéville. Dans le Mechveret, il réfuta l’idée que l’on puisse plier devant des promesses de changement de politique de la part du sultan et dénonça l’erreur 100
Voir Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 111-112. Cf. « Murad Bey Returns », New Tork Times, 18 août 1897 ; M. Ş. Bleda : İmparatorluğun Çöküşü, p. 19. 102 Lettre du Dr Nâzım et Bahaeddin Şakir au directeur du CUP de Kızancık, 2 juin 1906, cité d’après Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 296. Süleyman Kâni parle aussi des ambassades et des ministères que le palais aurait proposés à Ahmed Rıza. Yıldız ve Jön Türkler, p. 101. 103 Cf. Ahmed Rıza : « Amnistie », Mechveret, n° 39, 15 juillet 1897 ; BOA, Y.EE 53/22, 21 Sefer 1315 (23 juillet 1897). 104 « Sultan Abdülhamid’in serhâfiyesi, yani hem hâfiye ve hem öyle zalim bir padişaha mensub olmak gibi iki sıfat-ı mezmumeyi haiz bir uşakla ile görüşmek büyük bir zûl sayardım. » « İfâde-i Mahsusa », Meşveret, n° 24, 23 septembre 1897. 105 « Procédés calomnieux », Mechveret, n° 36, 1er juin 1897. 101
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grave à laquelle s’était livré le groupe autour de Murad106. Il faut dire que sa critique était modérée, sans doute par souci de pédagogie pour empêcher que d’autres Jeunes Turcs ne suivent l’exemple de Murad et peut-être aussi dans l’espoir de pouvoir pousser les personnes en question à revenir sur leur décision. Ahmed Rıza se privait de tout triomphalisme, mais son positionnement était symbolique. Il affirma que le mouvement jeune-turc n’était pas fini, en marquant que la décision de Murad n’engageait que lui et ses proches et qu’ils ne pouvaient « parler au nom du parti de la Jeune Turquie dont les nombreux éléments sont épars à l’étranger, aussi bien que dans l’intérieur de l’Empire ottoman »107. Pour faire la preuve par les faits, il décida de reprendre la publication de son journal Meşveret en turc, mais comme l’imprimerie qu’il s’était procurée pour le journal — laquelle avait été ensuite utilisée pour la publication de Mizan — avait été rachetée par le palais, le journal fut imprimé en lithographie fin septembre à Bruxelles108. Dans l’organe en turc, Rıza reprit l’idée sur laquelle il avait insisté dans le Mechveret : « Le retour à Istanbul de quelques malades qui avaient intégré le groupe de Jeunes Turcs par hasard ne portera pas atteinte au pouvoir et au devoir du Comité Ottoman Union et Progrès. »109 En août, un événement majeur, le procès contre le Mechveret, marqua d’une façon significative la persistance du mouvement jeune-turc en dépit de l’accord de Contrexéville, et donna à Ahmed Rıza la possibilité de se mettre en scène comme premier combattant contre le sultan Abdülhamid. Dans l’objectif de mettre à terre les Jeunes Turcs, le palais augmenta la pression contre eux et la maintint tout au long des négociations avec le groupe de Mizan. En mars, le palais approcha les autorités françaises pour les pousser à prendre des mesures contre les publications jeunes-turques110. Au cours des semaines suivantes, l’attention commença 106 Éditorial, n° 40, 1er août 1897. Voir aussi Un Ami de la Turquie [Albert Fua] : « Lettre ouverte à Mourad Bey », n° 40, 1er août 1897 ; idem : « La mission d’Ahmed Djelal-Eddin Pacha », n° 42, 1er septembre 1897. Rıza souleva également le fait que la mission aurait coûté 150 000 francs au budget de l’État. « Fin d’une mission », Mechveret, n° 43, 15 septembre 1897. Voir aussi « Une mission extraordinaire », Mechveret, n° 29, 15 février 1897. 107 Éditorial, Mechveret, n° 40, 1er août 1897. 108 « Avis », Mechveret, n° 42, 1er septembre 1897 ; « Fin d’une mission », Mechveret, n° 43, 15 septembre 1897 ; Ahmed Rıza : « İfâde-i Mahsusa », Meşveret, n° 24, 23 septembre 1897. 109 « …Genç Türkler zümresine kazaen dahil olmuş beş on ma’lûlin İstanbul’a avdetleri[,] Osmanlı İttihad ve Terakki Cemiyeti’nin kuvvet ve mesleğine zarar vermez. » « İfâde-i Mahsusa », Meşveret, n° 24, 23 septembre 1897. 110 MAE, NS Turquie 1, 28 et 31 : Note des Affaires étrangères à l’ambassade d’Istanbul, Paris, 29 mars 1897 & Télégramme de l’ambassade d’Istanbul aux Affaires Étrangères, Péra, 16 avril 1897.
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à se concentrer sur le Mechveret qui avait continué à critiquer le sultan durant la guerre gréco-ottomane et qui représentait, en tant que publication française, une entrave à l’offensive médiatique que le sultan voulait lancer après sa victoire pour corriger l’image désastreuse de son règne et de l’Empire ottoman111. Mais l’initiative du palais se solda par un échec complet. Au cours du mois de mai, les deux rédacteurs du Mechveret Ahmed Rıza et Halil Ganem ainsi que le gérant Huillon furent déférés devant un juge d’instruction pour « offenses à un souverain étranger »112, un article que le parlement français avait voté en 1893 au vu des vagues d’attentats anarchistes, et aussi pour satisfaire la Russie alliée. Tout comme l’affaire de la soi-disant expulsion d’Ahmed Rıza de l’année précédente, cette décision provoqua à nouveau l’indignation de la presse française et la même coalition d’intellectuels courut au secours des inculpés, reprenant l’ensemble des motifs qui avaient été présentés en 1896. Moins de deux semaines avant le début de ces manifestations de sympathie, Ahmed Rıza avait violemment attaqué plusieurs protagonistes de la vie publique française pour leur soutien à la Grèce lors de la guerre gréco-ottomane, et avait écrit que « Henri Rochefort, un libre penseur internationaliste [sic], M. Drumont, un antisémite, et M. de Cassagnac, un croyant et un impérialiste se sont rencontrés dans ce comité [prohellène] », réunis, en dépit de tous les différends politiques existants, dans leur « haine des Turcs »113. Pourtant, les trois hommes cités, s’engagèrent pour le Jeune Turc Ahmed Rıza. Ces figures de l’extrême droite ne furent pas les seules à apporter leur soutien. Le Mechveret se félicita du fait que plus de 200 journaux parlaient de cette affaire114. Même la presse étrangère s’en empara115. Dans l’éditorial de son journal L’Intransigeant, Henri Rochefort, faisant honneur à son passé de révolutionnaire de gauche, cita la fameuse formule du tableau La Mort de Marat de Jacques-Louis David et écrivit : 111 Ce fait était fréquemment souligné par Ahmed Rıza. Voir p. ex. « Le prestige du Sultan », Mechveret, n° 38, 30 juin 1897 ; « La paix », Mechveret, n° 41, 15 août 1897. 112 Münir Bey porta plainte le 15 mai 1897. Voir BOA, Y.PRK.PT 12/64, 14 Zilhicce 1314 (16 mai 1897). 113 « Croisade pour la Grèce », Mechveret, n° 35, 15 mai 1897. Notons que le qualificatif « impérialiste » ne s’emploie pas encore dans le sens que le terme allait recevoir quelques années plus tard. 114 « Mechveret et la presse française », Mechveret, n° 37, 1er juin 1897. 115 « The Sultan and the “Mechveret” », Times, 19 mai 1897 ; « Personals », New York Times, 1er juin 1897.
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« Ne pouvant le corrompre, ils l’ont assassiné. — Abdul-Hamid est de cette école : ceux de ses adversaires qu’il ne peut assassiner, il essaye de les corrompre, et ceux qu’il ne peut ni assassiner ni corrompre, il les fait poursuivre devant les tribunaux. »116 La presse avait compris que la décision de poursuivre les Jeunes Turcs était, une fois de plus, une décision politique prise par le gouvernement français pour donner satisfaction aux sollicitations du palais. Très vite, le ton était donné. Les journaux montraient l’absurdité de la poursuite des inculpés pour lèse-majesté en citant des injures bien plus graves proférées par des journalistes français et des hommes d’État européens. D’après La Paix, il faudrait traîner en justice Jaurès117, et pourquoi pas, se demanda Rochefort, Gladstone himself, pour avoir qualifié « ce souverain étranger — étranger à tout sentiment humain » d’assassin et de bandit. Durant toute l’affaire, les journaux français, modérés ou d’extrême droite, surenchérissaient d’attaques professées à l’encontre du sultan, le qualifiant d’« assassin » et d’« égorgeur d’Arméniens », pour dire que Rıza et ses compagnons n’avaient fait que dire la vérité et demander à être jugés eux aussi, si le procès devait aboutir à une condamnation118. Le 7 juillet 1897, quelques jours après l’arrivée d’Ahmed Celâleddin Paşa, Salih Münir Bey approcha une dernière fois Ahmed Rıza. Celui-ci refusa de se rendre à l’ambassade ottomane, et l’entrevue eut donc lieu dans une pâtisserie proche119. Münir lui demanda d’adoucir le ton du Mechveret et lui reprocha d’être soutenu par des journaux qui humiliaient la Turquie. Rıza rétorqua que les journaux n’attaquaient pas la Turquie mais le sultan et qu’il adoucirait le ton du Mechveret quand le sultan aurait engagé des réformes. Dans son journal, il répéta ces positions publiquement en faisant allusion à la tentative du palais : « Le Mechveret ne cessera de paraître. Si le Sultan à bout d’expédients, veut y être loué, qu’il entreprenne donc sans retard des réformes, qu’il commence à 116
« L’honneur de l’assassin », L’Intransigeant, 18 mai 1897. Article de G. Barbézieux, La Paix, 17 mai 1897. Cité d’après « Mechveret et la presse française », Mechveret, n° 37, 1er juin 1897. 118 Voir p. ex. Édouard Drumont : « Le Sultan règne », La Libre Parole, 18 juillet 1897 ; « Assassin turc », L’Intransigeant, 20 juillet 1897 ; Hector Depasse : « Le Grand Saigneur », Le Réveil de France, 22 juillet 1897 ; « Procès contre le Mechveret », L’Événement, 23 juillet 1897. 119 Voir MAE, NS Turquie 1, 186 : Rapport de Chatenet de la Sûreté politique, Paris, 19 juillet 1897. L’ambassade avait connu peu avant une purge pour écarter des fonctionnaires soupçonnés de sympathie avec le mouvement. Voir « L’ambassade turque de Paris », Mechveret, n° 38, 30 juin 1897. 117
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exécuter notre programme si modéré et si peu révolutionnaire, et nous ne manquerons pas de le seconder. »120 Les poursuites contre le Mechveret eurent lieu à une période où les procès contre des journaux s’étaient multipliés en France et où l’opinion publique était hautement sensibilisée à la défense de la liberté de la presse121. S’ajoutant à l’hostilité éprouvée à l’encontre du sultan et le soutien aux inculpés jeunes-turcs en tant que représentants éclairés de l’Empire, la presse était extrêmement favorable au Mechveret. Ainsi, Ahmed Rıza put faire à nouveau son tour des rédactions pour demander des articles en sa faveur122. Par ailleurs, au cours des semaines précédant le procès, ces positionnements devinrent d’autant plus importants qu’ils contrebalançaient les nouvelles rapportant l’accord entre le palais et le groupe de Jeunes Turcs autour de Murad123. La longueur de la procédure permettait à Ahmed Rıza de faire publier régulièrement des articles sur les Jeunes Turcs et contre le sultan. À peine six mois avant la publication du J’accuse… ! de Zola, les journaux de camps opposés comme La Justice, La Paix, L’Événement, d’une part, et, d’autre part, L’Éclair, L’Écho de Paris, pour ne pas parler de La Libre Parole et de L’Intransigeant, s’empressèrent d’apporter leur soutien aux Jeunes Turcs. L’affaire fut aussitôt reprise dans la presse d’autres pays européens124. Deux avocats de poids avaient accepté la défense des inculpés125. Le premier était Alexandre Millerand qui devint deux années plus tard le premier ministre dans l’histoire de l’Europe à appartenance socialiste, 23 années plus tard suffisamment non-socialiste pour devenir Président de la République. Le deuxième, assurant effectivement la défense d’Ahmed Rıza et de Halil Ganem au tribunal126, était Fernand Labori, avocat à scandales des années 1890, défenseur de l’anarchiste Auguste Vaillant 120 « Les Ruses du Sultan », Mechveret, n° 39, 15 juillet 1897. Voir aussi « Fin d’une mission », Mechveret, n° 43, 15 septembre 1897. 121 P. Albert : « La presse française de 1871 à 1940 », p. 246-247. 122 Voir MAE, NS Turquie 1, 186 : Rapport de Chatenet de la Sûreté politique, Paris, 19 juillet 1897. 123 Voir p. ex. « Les États balkaniques », Le Temps, 25 juillet 1897. 124 La mission diplomatique ottomane de Belgique se vit obligée de publier plusieurs démentis au vu des attaques dans la presse qui s’appuyait sur les journaux parisiens. BOA, HR.SYS 226/37 : Légation ottomane au Hâriciye, Bruxelles, 20 juin 1897. 125 « Mechveret et le Sultan », Mechveret, n° 37, 1er juin 1897. Nous n’avons pu trouver le dossier de la défense dans les fonds Millerand et Labori aux Archives nationales. La source principale sur le procès est la brochure éditée par Ahmed Rıza Le Procès contre le Mechveret, recueil des articles et des plaidoiries tenues au procès. 126 L’avocat de Houillon, le gérant du Mechveret, fut Jean-Paul Morel.
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qui avait perpétué l’attentat contre la Chambre des députés en 1893, de Lucienne Dreyfus dans le procès contre Esterhazy en 1897-98, et d’Émile Zola en 1898 après la publication de J’accuse… ! Le procès eut lieu le 4 août 1897 devant la 9e Chambre correctionnelle de Paris. Parmi les témoins Pierre Quillard et Ernest Delbet soulignèrent l’intégrité de la personne d’Ahmed Rıza et de celle de Halil Ganem127. Le journaliste Alfred Berl, rentrant d’une mission en Anatolie pour le ministère français de l’Instruction publique, dressa l’image de désolation qui régnait dans l’Empire pour appuyer la critique que le Mechveret ne manquait pas d’avancer128. Henri Rochefort informa le tribunal par télégramme qu’il avait reçu la visite d’un agent du palais qui avait essayé de l’intimider pour qu’il arrêtât son soutien à Ahmed Rıza129. Ensuite, Clemenceau expliqua que, au vu des massacres arméniens survenus dans l’Empire, le sultan Abdülhamid était digne des pires qualificatifs et que, comparé à ce qui se disait dans la presse française à son égard, les propos des inculpés apparaissaient bienveillants : « Je ne connais rien de plus grave que cet aveu : la Justice, si elle n’est pas égale pour tous, est l’injustice. La France n’a pas pu obtenir justice contre l’assassin et ses complices, et sous le nom de la justice nous lui accordions, contre des hommes protégés par l’hospitalité française une satisfaction de vengeance. »130
Les inculpés furent condamnés à une somme modique et en furent même exonérés. La comparution finit sous les cris de « Vive la France ! À bas le Sultan ! Vive la Jeune Turquie ! »131 Les autorités françaises avaient déjà signalé à l’ambassadeur ottoman que l’expulsion d’Ahmed Rıza demandée par le palais ne pourrait en aucun cas faire objet d’une condamnation éventuelle132. Mais le résultat du procès fut un échec complet pour le palais. Münir envoya aussitôt un télégramme à Istanbul pour demander l’interdiction des numéros de tous les journaux français du lendemain, anticipant l’écho que le verdict aurait dans la presse133. En 127
Procès contre le Mechveret, p. 6-11. Ibid, p. 12-14. 129 Ibid, p. 17. 130 « Le procès du “Mechveret” », La Justice, 6 août 1897. Pour la déposition intégrale, voir Procès contre le Mechveret, p. 25-29. 131 « Notre procès », Mechveret, n° 41, 15 août 1897. Procès contre le Mechveret, p. 92. 132 Voir MAE, NS Turquie 1, 108-109 : Note pour le Ministre, Paris, 19 juin 1897. Cf. BOA, Y.MTV 164/64, 4 Rebiülevvel 1315 (3 août 1897). 133 BOA, HR.SYS 451/52 : Télégramme de l’ambassade de Paris au Hâriciye, Paris, 5 août 1897. Pour ses tentatives d’intervenir auprès du gouvernement français, voir MAE, NS 1, 211-216 : Münir à Hanotaux (ministre des Affaires étrangères), Paris, 7 août 1897. 128
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effet, l’affaire fit la une de presque tous les principaux quotidiens parisiens et l’écho dans la presse étrangère ne se fit pas attendre non plus134. Les journaux s’emparèrent du verdict pour saluer cette décision de justice. « Le Sultan flétri » écrivit Rochefort en sur-manchette de son journal135. Comment pouvons-nous évaluer le procès contre le Mechveret ? Le premier point qu’il importe de souligner est que l’affaire s’inscrivait dans la civilisation du journal de la fin de siècle et montre que le mouvement des Jeunes Turcs n’était pas seulement une question ottomane. Avec les poursuites engagées contre le Mechveret en 1897 et l’interdiction du Meşveret en turc l’année précédente, la cause des Jeunes Turcs et en particulier les activités des Jeunes Turcs parisiens, à commencer par celles d’Ahmed Rıza, avaient leur place dans les évolutions politiques propres à la IIIe République. L’histoire jeune-turque faisait donc partie de l’histoire de la France du tournant du siècle. Les deux affaires ont opéré avec des modes de fonctionnement qui ont fait la célébrité de l’époque. Un article chassa l’autre, un point provoqua un contrepoint, une affaire fut étalée dans la presse sur la durée, et tout cela avec l’objectif de jouer sur une décision politique. Alors que nous associons aujourd’hui principalement le cas Dreyfus avec ces pratiques, l’Affaire ne fut que l’apogée d’une nouvelle culture politique qui se mettait en place136. Plus généralement, il s’agissait des idéaux de la démocratie bourgeoise mis en œuvre. Le sens de la critique, le désir de manifester ses idées au sein de la sphère publique, la volonté de défier des décisions politiques en visant l’opinion publique, l’engagement pour la liberté de la presse — dès mai 1897, l’ensemble de ces points traversait l’écho dans la presse française des poursuites engagées contre Ahmed Rıza et garantissaient à celui-ci un positionnement favorable de l’opinion publique. Autrement dit, il s’agissait d’une mobilisation des « intellectuels » pour la défense d’une cause, une forme d’engagement dont Rıza avait conceptualisé les traits dans ses écrits précédents et qui allait être popularisée par la mise en avant du mot « intellectuel » par Clemenceau en janvier 1898. « N’est-ce pas un signe, tous ces intellectuels, venus de 134
« The Young Turkey Party », Times, 5 août 1897 ; « Aus Frankreich », Vossische Zeitung, 7 août 1897. 135 L’Intransigeant, 6 août 1897. Une lettre écrite depuis l’Algérie informa Ahmed Rıza du grand écho que le procès aurait provoqué dans la ville d’Oran. Luisant (?) à Ahmed Rıza, 10 août 1897. Collection Faruk Ilıkan. 136 Pour un aperçu, voir Venita Datta : Heroes and Legends of Fin-de-Siècle France. Gender, Politics, and National Identity. Cambridge : Cambridge University Press, 2011.
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tous les coins de l’horizon, qui se groupent sur une idée et s’y tiennent inébranlables ? », écrivit Clemenceau le 23 janvier 1898 en rapport à la mobilisation en faveur de la révision du procès Dreyfus137. Le procès du Mechveret eut son rôle dans le développement de ce concept, en ce qu’il fit, six mois avant sa création, la démonstration concrète des possibilités qui s’ouvraient par la mobilisation des « intellectuels »138. Par ailleurs, ce n’est pas un hasard si nous trouvons déjà parmi les acteurs du procès du Mechveret des protagonistes de l’affaire Dreyfus durant laquelle ces mêmes modes de fonctionnement et ces mêmes principes politiques furent mis à l’œuvre, quoique sans ce simulacre d’entente entre les différentes forces politiques de la France qui régnait lors de l’affaire Rıza. À peine six mois plus tard, Clemenceau vit bafoué par le jugement du procès Esterhazy ce même idéal de justice pour lequel il s’était battu dans sa déposition au procès de Mechveret — déposition que la presse avait saluée presque unanimement. Ainsi, il publia dans L’Aurore du 13 janvier 1898 la fameuse lettre ouverte d’Émile Zola au président Félix Faure, dénonçant le « soufflet suprême à toute vérité, à toute justice ». Le 4 août 1897, cet idéal fut encore respecté et, surtout, il regroupait plusieurs des futurs protagonistes de l’affaire Dreyfus, ralliés dans la défense du Jeune Turc Ahmed Rıza. Rappelons que Rıza n’était pas juif, et que généralement, par sa sagesse, la modération de ses propos et l’image du Turc éclairé et francophile, en opposition au reste des Turcs ou des musulmans, il ne représentait pas une figure controversée aux yeux de l’opinion publique française. Cela rendit possible une coalition qui devint incongrue cinq mois plus tard. Ce fut probablement pour la dernière fois avant l’éclatement au grand jour de l’Affaire que Georges Clemenceau et Édouard Drumont purent se retrouver ralliés à une cause commune et que le futur avocat de Dreyfus défendit un homme en faveur de qui Henri Rochefort témoigna. Nous pouvons l’affirmer avec certitude : si Ahmed Rıza avait fait l’objet d’une condamnation sévère, ce verdict aurait provoqué une indignation générale dans la presse française. 137 « À la dérive », L’Aurore, 23 janvier 1898, cité d’après Jacques Julliard/Michel Winock : Dictionnaire des intellectuels français, p. 286. Plus généralement sur la question Jacques Julliard : « Clemenceau et les intellectuels », Clemenceau et la Justice. Paris : Publication de la Sorbonne, 1971, p. 101-111. 138 Vincent Duclert et Gilles Pécout avancent des conclusions dans « La mobilisation intellectuelle face aux massacres d’Arménie (1894-1900) », André Gueslin/Dominique Kalifa : Les Exclus en Europe, 1830-1930. Paris : Éd. de l’Atelier, 1999, p. 323-343. Cf. V. Duclert : La France face au génocide des Arméniens, p. 93-114.
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Clemenceau aurait — qui sait ? — déjà utilisé le mot « intellectuel » pour décrire la nécessité d’une mobilisation citoyenne à travers la presse, six mois avant son article du 14 janvier 1898 dans lequel il utilisait pour la première fois ce terme pour désigner une réalité sociopolitique de la fin du XIXe siècle139. Sans doute aussi, des écrits sous forme de « J’accuse… ! » seraient apparus dans les organes des deux camps qui allaient se déchirer quelques mois plus tard sur la justice à rendre au capitaine Dreyfus. Or, le 4 août 1897 devant la 9e Chambre correctionnelle de Paris, cela ne fut pas encore le cas. Clemenceau finit son témoignage au tribunal avec ces mots : « Ahmed Rıza (…), je n’en doute pas, sortira grandi de cette enceinte car il lui sera fait justice. »140 Doublement, il avait raison. L’irrésistible ascension du Jeune Turc : le sultan, le Jeune Turc et la rumeur Le procès de Mechveret joua un rôle crucial pour le mouvement jeuneturc et en particulier pour le statut d’Ahmed Rıza en son sein. Tout d’abord, pour des raisons pratiques, car la mobilisation des intellectuels français et le verdict clément permirent au groupe de Mechveret de continuer son activité de publiciste. Mais surtout, le procès donna à Rıza une nouvelle légitimité en tant que représentant du mouvement jeune-turc. Par la mobilisation à grande échelle et traversant les camps politiques de la IIIe République ainsi que par la présence médiatique de l’affaire en France et dans plusieurs pays européens, Rıza s’imposa auprès des opinions publiques européennes comme l’archétype du Jeune Turc. Il s’agit d’une véritable consécration et d’un appui moral important : Rıza reçut la reconnaissance massive de l’opinion publique du pays qui représentait la référence culturelle principale de l’élite ottomane et s’inscrivait ainsi dans l’universalisme de l’Âge de l’Empire. Cependant, l’effet le plus important de ce procès porta sur son statut au sein du mouvement jeuneturc et par rapport à l’image qu’il commençait à incarner dans l’environnement politique ottoman. En août 1897, le contraste n’aurait pu être plus éclatant. Tandis que le groupe de Mizan avait cédé aux promesses du sultan, suscitant l’incompréhension de la presse européenne et devenant aussitôt l’objet des moqueries de la part de la presse hamidienne, le 139 140
Voir M. Winock : « L’écrivain en tant qu’intellectuel », p. 113. « Le procès du “Mechveret” », La Justice, 6 août 1897.
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groupe de Mechveret avec Ahmed Rıza marquait ostensiblement que son opposition au sultan continuait. Dans le vide créé par la défection du comité central du CUP, et poussé par les démonstrations de sympathie qu’il avait reçues dans le procès de Mechveret, Ahmed Rıza pouvait à nouveau imposer sa légitimité au sein du mouvement et il redevint, au cours du mois d’août, son principal dirigeant141. Il en profita pleinement pour faire valoir sa conception du jeune-turquisme. Dans le premier numéro du Mechveret paru après le procès, il publia le programme du « Parti de la Jeune Turquie », dans lequel il répétait ses positions, y compris les plus controversées. Ainsi, il insista sur la nécessité du rétablissement de la constitution, s’exprima en faveur d’un changement en douceur de la structure de l’Empire, souligna le principe de l’unité ottomaniste de tous les peuples de l’Empire et, surtout, rappela son opposition catégorique au recours à l’intervention étrangère et à la violence. Enfin, il fit d’« Ordre et Progrès » la devise de l’organisation142. D’ailleurs, le déroulement du procès du Mechveret semblait appuyer ces principes. Le mouvement d’opinion en faveur des inculpés auprès de l’opinion publique française avait fait la démonstration de la force que pouvait avoir la presse. Dans le premier article du Meşveret réédité, Rıza écrivit ainsi : « On disait que la diffusion [des journaux] ne servait à rien. Toutefois, rien d’autre ne semble possible ! (…) Sans distinction de nation (millet) ou de religion, il faut appeler tous les Ottomans, voire même tous les hommes bienveillants du monde entier, à l’union contre un monarque voyou et sanglant qui représente l’ennemi de l’Humanité. Et cela est uniquement possible par la diffusion des journaux. »143
Certains Jeunes Turcs demandèrent aussitôt la nomination officielle d’Ahmed Rıza à la tête du CUP144. Mais sa personnalité était trop compliquée, et les divergences idéologiques avec lui trop profondes, pour 141
Cf. P. Fesch : Constantinople aux derniers jours d’Abdul-Hamid, p. 343-344. « Programme de la Jeune Turquie », Mechveret, n° 41, 15 août 1897. Pour la reprise des mêmes positions dans le Meşveret, voir p. ex. « İfâde-i Mahsusa », n° 24, 23 septembre 1897 ; « Ben mi Aldanıyorum Padişâh mı Aldanıyor » et « İhtar », n° 24, 9 octobre 1897 ; « İhtilâl », n° 29, 14 janvier 1898. 143 « Neşriyatla iş bitmez deniliyordu. Ortada yine neşriyattan başka bir şey görülmüyor! (…) Millet, mezheb ayırmayarak bütün Osmanlıları[,] hatta hayır-hâh âli-ül-cenâb ne kadar insan varsa[,] hepsini düşman-ı insaniyet olan gaddar ve hunhâr bir hükûmdara karşı ittihada da’vet etmek lâzımdır. Bu da ancak neşriyatla olur. » Ahmed Rıza : « İfâde-i Mahsusa », Meşveret, n° 24, 23 septembre 1897. 144 Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 275. 142
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qu’il pût monopoliser la direction du mouvement. À l’automne, un nouveau comité central naquit à Genève et il publia en décembre 1897 le premier numéro du journal Osmanlı en tant que nouvel organe du CUP. Rıza réintégra officiellement le Comité en mai 1898, reconnut l’organe officiel, et décida d’arrêter la publication de son journal Meşveret, cette fois-ci définitivement, gardant uniquement le Mechveret en français145. Mais les divergences de fond entre lui et les Jeunes Turcs à Genève persistaient, et les interminables controverses entre les deux groupes, qui ont fait couler tant d’encre, reprirent de plus belle. L’image de l’homme incorruptible Toutefois, l’été 1897 marqua un changement important dans le statut d’Ahmed Rıza au sein du mouvement jeune-turc. Par la concordance des événements, le procès contre le Mechveret était devenu un moment crucial de l’évolution du mouvement. Non seulement il déjoua la tentative du palais de réprimer la contestation anti-hamidienne, mais il créa l’image d’Ahmed Rıza comme principal adversaire du sultan Abdülhamid, et, par conséquent, comme l’incarnation du Jeune Turc archétypique, en dépit de toutes divergences idéologiques. Pour pousser l’argumentation, nous pouvons dire que c’est dans un tribunal français et sous les cris de « Vive la France ! À bas le Sultan ! Vive la Jeune Turquie ! » que naquit la gloire d’Ahmed Rıza. Depuis 1889, Rıza avait résisté à des initiatives lancées par le sultan. À l’été 1897, il réaffirma au grand jour son refus d’un arrangement avec le palais. Après l’accord de Contrexéville, la section jeune-turque d’Égypte renouvela son soutien à Ahmed Rıza, malgré son opposition à son positivisme146. Un Jeune Turc exprima le motif de ce soutien dans une formule simple : « Un athéiste avec des convictions vaut mieux qu’un religieux sans convictions. »147 Même des Jeunes Turcs ayant pris le chemin du retour dans l’Empire exprimèrent leur respect à l’encontre de Rıza148. Celui-ci ne restait pas indifférent au nouveau statut que lui avait conféré la mobilisation autour du procès contre le Mechveret ainsi que 145
« İhtar », Meşveret, n° 30, 6 mai 1898. Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 247. 147 « Vicdan sahibi bir dinsiz, vicdansız bir sofuya müreccahdır. » Lettre d’un Jeune Turc anonyme, cité d’après Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 267. 148 Deux jours avant son retour à Istanbul, Süleyman Nazif le supplia de lui accorder une demi-heure. Lettre du 13 août 1897 cité d’après Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 267. 146
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son intransigeance vis-à-vis du palais. Tout d’abord, sa référence au sultan évolua dans les premières années de son activité jeune-turque. Bahaeddin Şakir a fait allusion au fait que sa critique d’Abdülhamid s’était radicalisée avec les mesures prises contre lui à la suite de la rédaction de ses lâyiha qui avaient un ton « respectueux, mais ferme »149. Après l’affaire de l’expulsion en avril 1896, cette attitude s’accentua et les lettres ouvertes adressées au monarque se firent rares dans les colonnes du Mechveret. Avec le procès contre le Mechveret, ce fut la rupture définitive150. Désormais le sultan et la nécessité de redressement de l’Empire représentaient pour Ahmed Rıza deux choses antagonistes. Il faudra attendre le dernier numéro du journal daté du premier août 1908, c’està-dire une semaine après la restauration de la constitution de 1876, pour voir s’atténuer la critique du sultan — lequel, dans le numéro précédent, avait encore fait l’objet d’attaques de la part de Rıza. C’est dans ce contexte que s’établit l’image d’Ahmed Rıza en tant que premier adversaire du sultan. Ahmed Rıza lui-même contribua considérablement à l’émergence de cette image. Lorsque le Meşveret fut réédité, il publia dans le premier numéro un long article sur le procès dont la Jeune Turquie était sortie victorieuse151. Il y incriminait surtout l’idée de s’arranger avec le palais et il mettait en avant sa propre résistance aux manœuvres d’Abdülhamid depuis 1889, en essayant de tirer profit des événements pour son statut au sein du mouvement jeune-turc. Dans le Meşveret, il décrivit ses anciens camarades comme des chiens se battant autour d’un os jeté par le despote152. Le refus de tout arrangement avec le palais devint le fondement de la gloire d’Ahmed Rıza. Si Rıza essayait de profiter de son nouveau statut, le résultat dépassa probablement toutes ses attentes. Au cours des années, il s’établit autour de sa personne l’aura de l’homme incorruptible, du combattant contre le despotisme tenant tête à lui seul au tyran Abdülhamid. Il faut dire que les circonstances lui étaient favorables. Rıza s’était établi comme l’adversaire 149
« …ihtiramârane, fakat ciddi » Bahaeddin Şakir : İttihat ve Terakki, p. 27. Je tiens à remercier Stephano Taglia d’avoir attiré mon attention sur ce développement par son intervention « Late 19th century Ottoman press in exile as a political tool against Sultan Abdülhamid II, the experience of Mechveret Supplément Français » tenue à la réunion annuelle du Middle East Studies Association, Washington DC, 23 novembre 2008. 151 Bir Kürd [Abdullah Cevdet :] « Meşveret Aleyhine Edilen İkâme’i Da’va », Meşveret, n° 24, 23 juillet 1897. 152 « Ben mi Aldanıyorum Padişâh mı Aldanıyor », Meşveret, n° 25, 9 novembre 1897. Voir aussi « İhtilâl », Meşveret, n° 29, 14 janvier 1898. 150
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principal du sultan et, tenant compte de ce fait, le palais de Yıldız ne cessa pas ses appels à la raison avec toujours le même effet : le résultat inverse de celui escompté. En fait, chaque initiative du sultan tournait à son avantage. Déjà début 1897, le sultan avait envoyé Ebüzziya Tevfik en mission en Europe pour décourager les Jeunes Turcs de leur activité d’opposition153. Pour marquer le coup, Rıza publia dans le Mechveret un programme de la Jeune Turquie qui insistait sur l’orientation non-violente et présentait la devise Ordre et Progrès comme la base de son activité. Dans un commentaire sur cette mission, il proclama : « Les personnes ne sont rien, les principes sont tout. »154 Mais surtout, contrairement aux attentes du sultan, elle tournait en un encouragement pour lui. En dépit de sa mission officielle, Tevfik nourrissait des sympathies envers les Jeunes Turcs et envers Ahmed Rıza en particulier. Lors d’une entrevue qu’il eut avec Mizancı Murad, il lui dit : « En tant qu’agent ayant une mission spéciale, j’essaye de l’effectuer loyalement. Mais, en tant qu’Ottoman patriote, je suis de tout mon cœur avec vous. J’ai appris ce matin quelque chose qui me plaît en tant qu’agent [du palais] mais me rend triste au fond de moi-même. (…) Dans le dernier numéro du Mizan, vous avez sévèrement critiqué Ahmed Rıza. »155
Les mémoires d’Ahmed Rıza corroborent ce récit : après avoir fait les déclarations officielles préparées par le palais et après avoir entendu son refus de se plier à la volonté du sultan, Ebüzziya Tevfik lui dit : « Je souhaite que vous continuiez sur ce chemin patriotique. »156 Nous avons dit qu’Ebüzziya Tevfik et Ahmed Rıza se connaissaient depuis la jeunesse de ce dernier. Ils avaient maintenu d’étroites relations après le départ de Rıza à Paris en 1889, directement ou par l’intermédiaire de la sœur de ce dernier Selma avec qui Tevfik semble avoir eu une relation d’amour du moins platonique157. C’est Tevfik qui lui fournissait des livres parus dans l’Empire158. En 1897, bien qu’il fût le représentant
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Voir en détail sur la mission Ö. Türesay : Ebüzziya Tevfik, p. 242-244. « Une mission extraordinaire » & « Programme de la Jeune Turquie », Mechveret, n° 29, 15 février 1897. « Éditorial », Mechveret, n° 40, 1er août 1897. 155 Cité d’après Ö. Türesay : Ebüzziya Tevfik, p. 243-244. 156 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 12. 157 Ö. Türesay : Ebüzziya Tevfik, p. 456. 158 Ahmed Rıza à Selma, Paris, 7 décembre 1894. Collection Faruk Ilıkan. Cf. Abdullah Uçman : « Selma Rıza’nın Mektupları », Tarih ve Toplum, 40/235 (juillet 2003), p. 39-43. 154
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direct du palais de Yıldız, il apporta à Ahmed Rıza son appui moral. Les encouragements d’Ebüzziya Tevfik ne s’arrêtèrent pas là et il continua à écrire au célèbre Jeune Turc après son retour à Istanbul, et aussi lorsqu’il fut envoyé en exil par le sultan à Konya, comme l’avait été le père d’Ahmed Rıza près de vingt ans auparavant. Depuis Konya, il envoya à Ahmed Rıza un tapis portant une maxime en arabe que l’on peut traduire par « le salut dépend des sciences et non pas de l’étendard ». Il ne manqua pas d’ajouter en note que cette maxime — dans laquelle il faut voir une reconnaissance du leader jeune-turc, porteur des sciences, contre la légitimité du sultan, porteur de l’étendard — s’accordait bien avec la personnalité d’Ahmed Rıza. Plus tard, Rıza semble avoir prévu de faire fuir Tevfik de Konya pour lui permettre de rejoindre l’opposition jeuneturque159. La mission d’Ebüzziya Tevfik n’était pas le seul exemple d’une affaire qui tournait en sa faveur. D’autres missions lui permirent d’exploiter son image d’homme incorruptible. Le palais alla aussi loin que d’envoyer des membres de sa famille, comme son beau-frère Surrûri, pour le convaincre de rentrer dans l’Empire, et d’instrumentaliser sa mère en la forçant à rédiger une lettre à son fils l’incitant au retour à Istanbul160. Nahile Hanım s’empressa aussitôt de démentir cette demande dans une lettre privée envoyée par la poste anglaise et déclara qu’elle ne lui ouvrirait pas sa porte s’il abandonnait la lutte161. Le seul fait que nous connaissions aujourd’hui ces détails montre qu’ils dépassaient le cadre purement familial pour se situer dans l’imaginaire public concernant la figure d’Ahmed Rıza. Visiblement, lui-même contribuait à la circulation de ces histoires que lui ou ses camarades jeunes-turcs mettaient en avant pour faire leur propre propagande. Et, en effet, elles circulaient dans des milieux différents. Ainsi, on racontait qu’Ahmed Rıza aurait écrit à sa mère : « Et si on te brûlait vivante, toi et toute ma famille devant mes yeux, je ne renoncerais point à ma vocation ! »162 Quant à son beau-frère qui lui demandait de rentrer dans l’Empire, il rétorqua : « Je regrette profondément d’être 159
Ö. Türesay : Ebüzziya Tevfik, p. 257, 259. Le palais eut recours aux liens familiaux aussi dans une mission destinée à convaincre Mizancı Murad de rentrer dans l’Empire à la fin de l’année 1896. Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 225. 161 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 20. 162 « Seni ve bütün familyamı gözümün önünde cayır cayır yaksalar, tuttuğum meslekten zerre kadar inhiraf etmem ! » Dr Nâzım à İshak Sükûti, Paris, n.d. [1899]. Cité d’après Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 324. 160
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apparenté à vous », selon un témoignage arménien, par ailleurs peu sympathique envers lui163. Mais le palais recourrait aussi à des méthodes plus brutales pour pousser Ahmed Rıza à abandonner son activité jeune-turque. En 1899, un agent du sultan voulut le provoquer en duel à la Conférence internationale de la Paix à La Haye164, une occasion parfaite pour Ahmed Rıza pour accuser le sultan d’être un despote brutal et primitif en contraste avec le Comité poursuivant une orientation purement pacifique165. On racontait même que le sultan aurait envoyé un pehlivân, un lutteur de tradition anatolienne, pour enlever Rıza par la force, voire qu’il aurait chargé un agent de l’assassiner166. Certains aventuriers européens proposaient leurs services au palais pour faire rentrer Ahmed Rıza à Istanbul167. Toutes ces affaires ne faisaient qu’ajouter à l’indignation éprouvée à l’encontre d’un sultan qui, en recourant à des méthodes brutales, prouvait une fois de plus qu’il était un assassin. De même, elles montraient la désespérance du palais qui n’arrivait pas à agir contre son principal ennemi. Et la gloire d’Ahmed Rıza s’établit précisément sur cela. L’économie du jeune-turquisme La politique de répression du palais contribuait ainsi à son statut en tant que leader jeune-turc reconnu et à son image d’homme incorruptible. Cependant, le comportement de ses camarades jeunes-turcs, en particulier ceux de Genève qui étaient le plus en désaccord avec lui, favorisait fortement l’émergence de cette image. De fait, l’accord de Contrexéville ne mit pas fin à la politique d’arrangement avec le palais. S’il avait été conclu dans l’espoir que le sultan engagerait des réformes, 163
Tigrane Yergate : « Can Turkey Live? » Armenia, 2/4 (janvier 1906), p. 14. Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 22 ; Ahmed Rıza : « La Jeune Turquie à La Haye » & Abdullah Cevdet : « L’assassin se montre partout », Mechveret, n° 79, 1er juillet 1899 ; « Aus Den Haag », Lokal Anzeiger, 27 juin 1899 ; « Türkische Delegation », Vossische Zeitung, 28 juin 1899. 165 « La Jeune Turquie à La Haye », Mechveret, n° 79, 1er juillet 1899. 166 A. de La Jonquière : Histoire de l’Empire Ottoman, depuis les origines jusqu’à nos jours. Paris : Hachette, 1914, vol. II, p. 185. Pour la rumeur de préparation d’assassinat voir la revue de presse dans BOA, Y.PRK.EŞA 32/57 : Télégramme de l’ambassade de Stockholm au Hâriciye, Stockholm, 22 août 1898 (traduction). 167 Voir p. ex. les propositions faites dans la lettre d’Eugène Baron de Rimberg-Kriegstein à Tevfik Paşa, Constantinople, 10 janvier 1898 (BOA, HR.SYS 226/42). 164
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dans les années suivantes, il s’agissait surtout de questions d’argent. Tandis que les dons continuèrent à être centraux pour le fonctionnement du groupe autour du Mechveret, le groupe de Genève dépendait de plus en plus des fonds qu’il touchait grâce aux négociations avec le palais. Même le nouvel organe du CUP, l’Osmanlı, ne put être lancé à la fin de l’année 1897 que par des marchandages avec le palais durant lesquels le Jeune Turc İshak Sükûti collectait des fonds suffisants en vendant des publications jeunes-turques aux autorités ottomanes pour financer l’achat d’une nouvelle imprimerie168. Le cercle était désormais bien établi. En manque d’argent, les Jeunes Turcs entamaient des négociations avec le palais pour soustraire des fonds afin de pouvoir financer leur activité. L’histoire des Jeunes Turcs était ainsi rythmée par des tractations constantes avec le sultan. Une politique qui n’est pas sans rappeler l’histoire des libellistes français à Londres au XVIIIe siècle, chez qui la volonté de formuler une critique politique de l’Ancien Régime inspirée par la philosophie des Lumières se mêlait à la nécessité quotidienne de trouver un moyen de survie financière, aboutissant à un système d’espionnage et de marchandage entre les pamphlétaires et les agents secrets de la monarchie169. Abdülhamid dit dans ses mémoires qu’il s’agissait d’une politique volontaire de sa part pour éviter que des Ottomans ne restent sans argent dans des pays lointains : même si elle avait tort, l’opposition devait rester honorable170. Notons que cette politique vis-à-vis des Jeunes Turcs contrastait avec sa politique à l’égard des militants non-musulmans, qui ne connaissaient qu’une répression sévère et n’étaient aucunement gratifiés par le paternalisme du monarque. Pour les Jeunes Turcs aussi, peu d’observateurs du mouvement croyaient à la grandeur paternaliste d’Abdülhamid et voyaient bien qu’elle s’inscrivait dans une politique à double détente visant à réprimer l’opposition. Mais surtout, on insistait sur l’effet inverse de celui escompté par le sultan : le sultan finançait sa propre opposition. Lui-même entretenait artificiellement un mouvement 168 Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 114-115 ; M. Göçmen : İsvicre’de Jöntürk Basını, p. 176-178. 169 Nous faisons références aux travaux de Robert Darnton sur les cercles d’exilés français de Grub Street, une rue où se concentraient pamphlétaires et libellistes. The Literary Underground of the Old Regime. 170 « Fakat ben buna rağmen, kendileri ile ilgilendim. Yabancı memleketlerde parasızlık yüzünden bazı şeylere katlanmamaları için, gazetelerini satın almak bahanesi ile büyücek yardımlarda bulundum (…). Tek yabancıların maşası olmasınlar, muhalefeti – yanlış da olsa – namuslu kalsın diye! » Abdülhamid’in Hatıra Defteri, p. 62.
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d’opposition contre lequel il ne cessait de se battre. Ainsi, l’ambassadeur allemand d’Istanbul Marschall von Bieberstein pouvait écrire : « La véritable victime de cette persécution est le trésor du sultan. Tant que des sommes importantes sont dépensées par le Palais pour fermer des imprimeries, pour surveiller des suspects, pour faire rentrer des fugitifs, le mouvement jeune-turc se trouvera dans une position ascendante. Si le sultan se décide à fermer les puits d’argent, il [le mouvement] se trouvera réduit à une poignée d’utopistes. Hélas, rien ne laisse prévoir une telle décision raisonnable. Trop large est le cercle de ceux qui trouvent un intérêt au maintien du système de persécution en vigueur, pour que les voix de la raison puissent atteindre les oreilles du monarque. »171
Marschall était tout à fait dans le vrai. La politique du sultan visant à acheter ses opposants avait établi un système reposant sur la corruption généralisée qui touchait des cercles au-delà des militants les plus actifs du mouvement jeune-turc. Ahmed Rıza soulignait lui-même que beaucoup de jeunes se faisaient passer pour des militants jeunes-turcs ou brandissaient la menace d’une publication anti-hamidienne afin d’extorquer de l’argent, demander un poste, ou encore que certains Jeunes Turcs insistaient pour signer des articles dans le Meşveret afin de pouvoir ensuite marchander avec le palais172. D’autre part, des bureaucrates ottomans essayaient de profiter de la peur du sultan. La menace de passer à l’opposition jeune-turque devint un moyen de chantage pour des employés des légations ottomanes à l’étranger pour exiger des arriérés de salaire. Mais surtout, des agents du sultan grossissaient l’opposition jeune-turque afin de toucher des fonds. Tout cela poussait des diplomates européens à considérer que le mouvement jeune-turc n’était pas beaucoup plus qu’une illusion, entretenue, d’une part par des maîtres chanteurs cupides, et d’autre part par des bureaucrates ottomans corrompus — à commencer par l’ambassadeur à Paris, Münir, promu Paşa — qui cherchaient à tirer profit des craintes du palais en exagérant la menace jeune turque173. 171 « Aber das eigentliche Opfer dieser Verfolgung ist der Geldbeutel des Sultans. So lange aus dem Palais reiche Gelder fließen, um Druckereien zu schließen, Verdächtige zu überwachen, Flüchtlinge zur Rückkehr zu bewegen, so lange wird das Jungtürkentum sich in aufsteigender Linie bewegen. Entschließt sich der Sultan dazu, die Geldquellen zu schließen, so wird es bald auf ein Häuflein Phantasten reduziert sein. Auf einen so verständigen Beschluss besteht leider keine Aussicht. Zu weit ist der Kreis der Interessenten um dem herrschenden Verfolgungssystem bereits ausgedehnt, als dass die Stimmen der Vernunft zu den Ohren des Herrschers dringen könnte. » PAAA, Türkei 152, Bd. 19, A 6029 : Rapport de Marschall à Hohenlohe, Thérapia, 9 mai 1900. 172 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 13-14, 20-22. 173 Voir p. ex. l’analyse de Constans, ambassadeur français d’Istanbul. « Parfois même, assure-t-on, Munir Bey est allé jusqu’à se faire l’instigateur et l’inspirateur de pamphlets
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Mais pour les véritables militants jeunes-turcs aussi, l’affaire était complexe. Il est impossible de définir où passaient les frontières entre la politique de marchandage avec les autorités ottomanes pour financer l’activité jeune-turque, la simple volonté d’obtenir des postes et de l’argent, et la déception sur le manque de résultat de l’activité jeuneturque. Abdullah Cevdet accusa même le peuple qui, du fait de son indifférence à l’égard du mouvement jeune-turc, le contraignait à trouver des arrangements avec le palais : « Nous n’allons jamais cesser de servir le peuple. Mais nous avons trop longtemps fait abstraction des nos propres besoins. »174 Il est sûr que chez beaucoup de Jeunes Turcs, le fait de céder au palais créa un véritable malaise. Au bout du compte, c’est Ahmed Rıza qui en profitait. Son refus de négocier avec le sultan lui garantissait les sympathies de ceux qui continuaient à financer son activité. Le contraste entre les tractations du groupe de Genève et l’intransigeance de Rıza eut ainsi, outre la reconnaissance morale, un effet très concret de financement. Plus les Jeunes Turcs s’enfonçaient dans des marchandages avec le palais, plus c’était l’homme incorruptible Ahmed Rıza qui recevait des dons de la part des sympathisants de l’opposition anti-hamidienne, et cela sur une base régulière. Une lettre du Dr Nâzım à İshak Sükûti de 1900 fait état de l’évolution qu’avaient prise les choses en faveur d’Ahmed Rıza malgré toutes les critiques qui existaient à l’encontre de son statut au sein du mouvement jeune-turc. « Comparons l’état dans lequel Ahmed Rıza et vous vous trouviez il y a deux ans avec la situation d’aujourd’hui. Le pouvoir matériel était de votre côté, un trésor d’une somme de 18 à 20 mille francs, une belle imprimerie, tandis que Rıza manquait même de 18 centimes. Le pouvoir spirituel : Rıza passait dans notre pays pour un athée, pour quelqu’un qui, à l’étranger, ne pense qu’à son propre profit, porte atteinte à l’union, et fut écarté du Comité pour son caractère de despote, et vous, vous aviez l’entier contrôle sur le Comité. (…) La situation aujourd’hui : quant au pouvoir financier, vous passez des nuits sans sommeil pour faire vivre le Comité encore quelques mois au risque de votre honneur. [Par contre,] Rıza reçoit en un mois le soutien
contre le Sultan, afin de pouvoir les dénoncer et se donner ainsi l’apparence d’un serviteur zélé. » MAE, NS Turquie 4, 103 : Constans aux Affaires étrangèrs, Péra, 3 juin 1902. Voir aussi PAAA, Türkei 198, Bd. 4, A 14129 : Rapport de Radolin (ambassadeur de Paris) à Bülow, Paris, 15 août 1906. Même des journaux portant sur les activités jeunes-turques à Paris pouvaient souligner la personnalité corrompue de Münir. BOA, Y.EE 15/116 : Nâzım Ömer à Abdülhamid, Paris, 9 mai 1901. Voir aussi Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 162. 174 Lettre adressée à İshak Sükûti, 24 mars 1899, cité d’après Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 132-133.
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financier qu’il lui faut pour financer sa publication pendant toute une année. Quant au pouvoir spirituel, le respect que j’ai pour toi m’empêche de continuer là-dessus. »175
La rumeur et les principes de la monarchie Dans ces conditions, il était facile pour quelqu’un qui refusait ostensiblement tout arrangement avec le palais et n’arrêtait jamais de fustiger ses camarades qui cédaient à ses sollicitations, de s’établir une aura d’homme incorruptible. Même les figures de l’opposition anti-hamidienne avant l’avènement des Jeunes Turcs avaient régulièrement trouvé l’entente avec le palais. Ainsi, Ali Şefkati ou Halil Ganem avaient tous deux souvent négocié avec le palais ottoman pour se mettre d’accord sur les termes d’un abandon temporaire de leur opposition. Un observateur français du mouvement écrivit : « Dans ces luttes, Ahmed Riza fait preuve d’une énergie, d’une vivacité auxquelles les Turcs ne nous ont pas habitués ; on sent qu’il est d’origine européenne. »176 Il est vrai que, jusqu’aux années 1900, aucun Jeune Turc d’envergure pouvait clamer à son profit d’avoir résisté systématiquement à toutes les manœuvres du sultan. C’est Prens Sabahaddin, lui-même assez fortuné, qui commença à se distinguer à partir de 1900, en refusant toutes les offres du sultan et il paraît évident qu’il était fortement motivé par l’exemple qu’avait donné Ahmed Rıza : l’image du Jeune Turc incorruptible et la gloire du combat anti-hamidien. Bien entendu, il est difficile de mesurer d’une façon quantitative l’émergence et la nature de cette image d’Ahmed Rıza. Or, les récurrences des mêmes éléments sont trop régulières et trop systématiques pour ne pas montrer qu’il s’agissait d’un véritable phénomène de la 175 « …iki sene evvel Rıza’nun bulunduğu mevki’yle sizin mevki’inizi bir de bugünkü halinizi bir mizan-ı mukayeseden geçirelim. Kuvve-i maddiye sizde, 18-20 bin Frank kadar külliyetli bir meblâğ, güzel bir matbaa, Rıza’da on sekiz santim bile mefkûd. Kuvve-i maneviye : Rıza memleketimizde dinsiz, haricde menfaat-i zâtiyesinden başka bir şey düşünmeyen, ittihadı bozar cemiyetden tard olunmuş bir despot gibi tanınmış. (…) Bugunkü hal : Kuvve-i maliye cihetince : Siz namusunuz bahasına Cemiyet’i birkaç aylık daha yaşamaya temin edebilmek için uykusuz kalıyorsunuz. Bir ay zarfında [Ahmed] Rıza senelik neşriyatın mesarifini temine kifayet edecek kadar muavenete mazhar oluyor. Kuvve-i maneviyeye gelince sana olan hürmetin bu babda tafsilâta girmeme manidir. » Cité d’après Ş. Hanioğlu : İttihad ve Terakki, p. 370-371. Voir aussi Ahmed Rıfat à Ahmed Rıza, Berlin, 27 septembre 1899, dans Haluk Şehsuvaroğlu : « Sadrâzam Halil Rıfatpaşazade Cavit beyin Katli hakkında bilinmeyen mektuplar », Akşam, 14 juin 1950. 176 P. Fesch : Constantinople aux derniers jours d’Abdul-Hamid, p. 337.
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décennie précédant la chute du sultan Abdülhamid. On pourrait remplir des dizaines de pages avec des anecdotes faisant état de la réputation qu’avait gagnée Rıza en tant qu’homme qui résistait à toute corruption, en tant qu’« homme qui ne se pliait devant aucun poing »177. Cette réputation d’Ahmed Rıza attirait le plus grand respect, même de ses adversaires. Elle était tellement établie qu’elle continua bien après la révolution de 1908, voire après la fondation de la République de Turquie178. Elle s’est gravée dans les mémoires des anciens Jeunes Turcs179. Au fond, il existe peu d’évocations d’Ahmed Rıza pour la période pré1908 qui ne fassent référence à son intégrité et à son caractère intransigeant. On se référa à lui comme « saint » et « apôtre »180. L’une des meilleures descriptions de son image est de la plume du publiciste et homme politique important de la Seconde Période constitutionnelle et des débuts de la République de Turquie, Hüseyin Cahid (Yalçın) : « Dans le plus grand secret, son nom se chuchotait avec un respect et une admiration profonds. Dans les esprits, Ahmed Rıza s’éleva telle une haute montagne éloignée des yeux, inabordable et toujours voilée dans des nuages. Des légendes s’étaient formées sur lui. On racontait des histoires et des anecdotes qui démontraient sa grandeur. »181
Ce texte de Hüseyin Cahid montre bien la nature qu’avait prise l’image d’Ahmed Rıza, qui s’émancipait de la personne réelle pour devenir une rumeur. « Il n’est au pouvoir de personne d’arrêter l’idée qui marche », avait déclaré Rıza pour savourer la victoire de la Jeune Turquie dans le procès contre le Mechveret182. Le lendemain du procès, c’est ce qui se produisit concernant la circulation de son image dans la sphère de l’interdit du régime hamidien. Si le mouvement jeune-turc fut le « baromètre de l’opinion publique », le « symptôme » de la volonté de critique et de l’aspiration à la libération de l’atmosphère asphyxiante du régime hamidien, Ahmed Rıza en devint l’index. 177
E. Malkoç : « Ahmet Rıza Yaşamı ve Düşünce Dünyası », p. 126. Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 405. 179 P. ex. S. Ağaoğlu : Babamın Arkadaşları, p. 83. 180 Grace Ellison : Turkey To-Day. Londres : Hutchinson & Co., 1928, p. 124. 181 « Onun ismi derin bir hürmet ve hayranlıkla, gizli gizli, ağızlarda fısıldanıyordu. Ahmet Rıza sanki gözlerden daima uzak, her zaman bulutlara erişilmez bir yüksek dağ gibi, hayallerde yükseliyor, yaşıyordu. Hakkında menkıbeler teşekkül etmişti ; büyüklüğünü gösterecek hikayeler, fıkralar anlatılıyordu. » Hüseyin Cahit Yalçın : Tanıdıklarım, [1936]. Istanbul : Yapı Kredi, 2002, p. 61. 182 « Fin d’une mission », Mechveret, n° 43, 15 septembre 1897. 178
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Son image s’émancipa de ses écrits et sa réputation pouvait évoluer indépendamment de sa pensée politique. C’est pourquoi, ce n’était pas seulement ses écrits qui étaient subversifs ; pour le palais, la simple évocation de son nom représentait une menace. L’importance de son image résidait précisément en cela. C’est ce que nous voyons dans le témoignage de Celâl Bayar, membre du CUP et futur président de la République de Turquie, sur une affaire à Bursa en 1906 qui le poussa à adhérer au mouvement jeune-turc. La police secrète découvrit chez un fonctionnaire du ministère de l’Instruction un portrait de Rıza. Ce n’était qu’un témoignage d’amitié d’un ancien collègue. Pour autant, le fonctionnaire fut aussitôt mis en prison. La crainte que pouvait provoquer auprès des représentants du régime hamidien ne fut-ce qu’un portrait de Rıza attira aussitôt l’intérêt de Celâl : « Pour moi, il y avait une énigme qui demandait d’être élucidée. Qui était cet Ahmed Rıza Bey ? »183 C’est ensuite qu’il se lança dans l’opposition jeune-turque. Il serait erroné de ne voir dans de tels récits sur l’image d’Ahmed Rıza qu’une dimension anecdotique et de ne pas tenir compte du positionnement idéologique qu’ils impliquent. On voit bien que cette image tourne essentiellement autour d’une posture et non pas autour d’idéaux politiques. Mais il importe de prendre au sérieux la circulation de cette image qui prit l’allure d’une rumeur susceptible de se perpétuer en parfaite ignorance de la personne réelle. L’émergence même de cette image est significative de l’idée que l’on se faisait de la monarchie au sein de la société ottomane. C’est dans une société prête à la remise en question du sultan que le nom d’un exilé à Paris, vaguement connu pour résister catégoriquement au sultan et pour braver toutes les difficultés au profit d’un engagement patriotique, pouvait passer de bouche-à-oreille et devenir le signe d’un positionnement politique contre le despotisme. L’image d’Ahmed Rıza eut ainsi un rôle crucial dans l’évolution politique ottomane. En premier lieu, nous pouvons y voir un malaise relatif au système de corruption qui régnait dans l’Empire. Ahmed Rıza avait désigné dans Mektub et Lâyiha la tête de la hiérarchie de l’État comme donnant un mauvais exemple et s’était opposé au despotisme comme à une forme d’égoïsme, disposé à la corruption. Ce mauvais exemple se répercutait 183 « Ama benim için anlaşılması lâzım gelen bir muamma vardı : Bu Ahmed Rıza Bey kimdi ? » Celal Bayar : Ben de Yazdım. 1. Cilt : Milli Mücadele’ye Gidiş. Istanbul : Baha Matbaası, 1965, p. 179-180. Plus en détail sur cette « rencontre » et l’adhésion de Bayar aux Jeunes Turcs, C. Dawletschin-Lindner : Celal Bayar, p. 19-27.
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sur la société pour conduire à un système général de corruption. À l’opposé de cela, l’image d’Ahmed Rıza soulignait les principes d’un système affranchi de ces comportements individualistes et fondé sur des valeurs de civilisation184. Mais cette image d’homme incorruptible avait surtout une importance pour la conception de la monarchie. Nous l’avons dit, Rıza lui-même ne s’est jamais exprimé contre le principe de la monarchie ottomane et il flirtait même avec l’idée du despotisme éclairé. Mais en contraste avec la disposition de ses camarades jeunes-turcs à s’arranger avec le palais, le choix personnel de ne pas se plier devant la volonté de contrôle du sultan, prit rapidement un tournant qui allait potentiellement à l’encontre de sa propre position. L’intransigeance de Rıza devint le signifiant d’une remise en question grandissante au sein de la population ottomane de la figure du sultan, préparant plus généralement la voie à une remise en question de la monarchie ottomane. Sans elle, l’abolition du sultanat et du califat par le régime kémaliste dans les années 1920 n’aurait pas été possible. La gloire : le zénith de la reconnaissance internationale et le facteur jeune-turc de la lutte pour la démocratie en Europe « La politique des hommes de la jeune Turquie, comme des Arméniens, comme de toutes les victimes du despotisme turc, c’est la nôtre. » Émile Vandervelde, 17 novembre 1897.
L’été 1897 changea la vie d’Ahmed Rıza. Le procès contre le Mechveret confirma plusieurs processus qui s’étaient mis en place avec sa décision de s’approprier une stature politique nationale par la production de textes et d’écrits et ensuite par son engagement au sein d’un mouvement politique d’opposition. Il devint une figure publique de la vie politique de l’Empire ottoman et de plusieurs pays européens. Par la concordance des circonstances et sa décision de poursuivre son activité politique contre les obstacles qui pouvaient s’opposer à lui, il devint l’incarnation d’un mouvement, lui-même le signifiant des processus intellectuels et politiques en marche. Outre l’importance politique que cette évolution avait pour l’impact d’Ahmed Rıza sur la politique ottomane, elle revenait à une reconnaissance au niveau personnel. La 184
Son nécrologue Yakup Kadri insista précisément sur ces qualités, faisant de Rıza l’incarnation de la civilisation. « Bir Cenaze Alayı », Milliyet, 28 février 1930.
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volonté de s’imposer, de se situer par rapport à un monde en évolution, de consolider son propre personnage en influant sur ce monde en bouleversement, en somme tout ce qui définissait son identité d’homme moderne, se trouvait confirmé par l’écho qu’il reçut. À bien d’égards, ce fut le temps de sa gloire. Cette évolution eut des effets très concrets sur la vie d’Ahmed Rıza qui redéfinirent en partie les conditions de son existence de Jeune Turc. C’est probablement à partir de l’été 1897 qu’il commença à pouvoir vivre de son engagement politique, grâce à des dons faits au mouvement qui se dirigeaient de plus en plus vers lui puisqu’il était considéré comme le seul représentant crédible de l’opposition. Après le procès contre le Mechveret, nous n’avons effectivement pas pu trouver d’indices concernant le fait qu’il ait poursuivi son travail d’interprète. Il est probable qu’il n’avait plus besoin de travailler grâce aux dons des sympathisants jeunesturcs. Le fait de devenir une figure publique imposa aussi à Ahmed Rıza un nouvel emploi du temps car il était libéré de la contrainte de travailler. Sa notoriété ayant monté en flèche avec les événements de l’été 1897, il fut bien plus sollicité. Il dit que grâce à cette notoriété, les journaux européens lui commandaient souvent des articles185. Il paraît aussi qu’il était fréquemment sollicité pour des conseils par des journalistes préparant des articles sur la situation de l’Empire ottoman186. Surtout, c’est son prestige auprès des Ottomans qui grandissait et en conséquence son statut auprès des Ottomans en Europe. Il avait pu s’imposer à la tête de la colonie ottomane avant le lancement du mouvement jeune-turc par sa culture et son prestige. Avec la mise à l’écart de Mizancı Murad, il occupait à nouveau le statut de référence pour les étudiants ottomans. Alors que, au début des années 1890, Rıza pouvait passer des heures à discuter avec des étudiants turcs dans le Jardin du Luxembourg, à la fin de la décennie il instaura des horaires de réception. Des mémoires font état de l’excitation qu’éprouvaient les Ottomans d’Europe devant cet homme qui était devenu une figure mythique de la lutte contre le sultan Abdülhamid. Où il allait, de jeunes étudiants de l’Empire faisaient la queue pour le rencontrer187. 185
Ibid., p. 14. En attestent plusieurs brouillons des lettres adressées à des journalistes parisiens. AN, 17AS/10. 187 Cf. Bahaeddin Şakir : İttihat ve Terakki, p. 87. Voir aussi les récits dans les romans de Yakup Kadri Karaosmanoğlu (Bir Sürgün, p. 84, 100-110) et de Reşat Nuri Güntekin (Gökyüzü. Istanbul : Gül, 1978, p. 20). 186
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Finalement, c’est sur ce point, et non pas d’abord sur l’influence idéologique ou la guidance politique, que s’établit le statut de dirigeant jeune-turc d’Ahmed Rıza. D’autres personnes concurrençaient ce statut, à commencer par Mizancı Murad, plus tard Damad Mahmud Celâleddin Paşa et son fils Prens Sabahaddin, et, dans une moindre mesure, Sami Paşazâde Sezâi. Ahmed Rıza ne fit jamais l’unanimité. Néanmoins, tout au long de son existence, il représenta la figure de référence la plus constante et la plus consistante du mouvement jeune-turc. « Un nouveau cas Zola ! » Le Meşveret à Bruxelles Un autre aspect de son prestige grandissant était le statut qu’Ahmed Rıza gagnait aux yeux de l’opinion publique de certains pays européens. Par la publicité qu’il reçut en tant que combattant contre le despotisme hamidien à la suite des affaires à Paris, il réussit à se bâtir un réseau de soutien dans plusieurs pays européens et put élargir ses activités jeunesturques au-delà de la France au point de se construire une notoriété européenne. La première étape fut la reprise du journal Meşveret en turc. Sa circulation étant interdite en France, et sa publication à Genève étant impossible à cause du désaccord avec les Jeunes Turcs genevois et de leur défection à la suite de l’accord de Contrexéville, Rıza dut chercher un autre lieu pour reprendre l’édition de son journal. C’est sur ce point que se manifesta le soutien du réseau positiviste. Ce fut en effet un positiviste belge, Hector Denis, qui lui donna l’idée de publier son journal à Bruxelles188. Denis était député socialiste, recteur de l’Université libre de Bruxelles, très actif dans l’éducation populaire, comme le Dr Delbet à Paris ; c’est lui qui mit Ahmed Rıza en contact avec différentes personnes pour lui permettre de publier le Meşveret en turc. Le premier numéro fut donc publié à Bruxelles, en date du 23 septembre 1897. Aussitôt, les autorités ottomanes furent alarmées. Le 24 septembre, la légation ottomane de Bruxelles, déjà sur ses gardes à la suite de l’écho qu’avait le procès de Mechveret dans la presse belge, rapporta à la Sublime Porte qu’elle interviendrait auprès du gouvernement belge pour 188 Rıza semble avoir hésité entre Bruxelles et Londres mais opta pour Bruxelles pour la facilité des transports. Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 16. Déjà lors du procès de Mechveret en août 1897, il avait un réseau de soutiens en Belgique. Voir Louis Dumier/Daumier à Ahmed Rıza, Blankenberghe, 3 septembre 1897. Collection Faruk Ilıkan.
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faire interdire le journal et extrader Ahmed Rıza189. En définitive, le gouvernement belge se montra très coopératif. À peine trois jours plus tard, il informa la légation ottomane qu’une interdiction du journal n’était légalement pas possible, mais que l’on pensait à interdire à Ahmed Rıza de circuler sur le territoire belge, dans l’espoir d’empêcher la publication de son journal190. Dans les semaines suivantes, on trouva un biais juridique pour cibler le Meşveret. Lors de son deuxième séjour à Bruxelles pour la publication du deuxième numéro, Ahmed Rıza fut averti qu’il tomberait sous un arrêté de justice si son journal comportait des insultes à l’encontre d’un souverain étranger, en l’occurrence le sultan, ce qui représenterait une contravention à la loi belge et légitimerait l’extradition d’un journaliste de nationalité étrangère. Cependant, conforté par le succès extraordinaire qu’il avait remporté deux mois plus tôt devant le tribunal de Paris et auprès de l’opinion publique française concernant l’accusation d’insulte à l’égard du sultan, Ahmed Rıza se croyait en position de pouvoir faire face à cette menace et il déclara : « Appliquez-moi cette loi, et je m’y soumettrai. »191 Rıza n’était pas sans prendre des précautions face à une éventuelle interdiction de son journal ou à son expulsion de Belgique. Son coreligionnaire et député Hector Denis le présenta à la mi-octobre au journaliste Georges Lorand, lui aussi député à la Chambre belge, libéral apparenté socialiste, et rédacteur du journal La Réforme. Lorand proposa d’assumer la responsabilité du journal en cas de mesures prises à son encontre afin de déjouer les démarches des autorités et garantir la continuité de la publication du Meşveret. 189 BOA, HR.SYS 226/42 : Télégramme de la légation de Bruxelles au Hâriciye, Bruxelles, 24 septembre 1897. Le dossier des Archives ottomanes en question contient une documentation abondante sur l’affaire du Meşveret en Belgique. La correspondance fut menée d’abord par le chargé d’affaires Aléco Efendi et à partir de fin 1897 par le ministre plénipotentiaire Stéphanos Carathéodory, père du fameux mathématicien Constantin Carathéodory. L’affaire est également traitée à partir des archives belges et la presse bruxelloise dans Sofie van Campenhout : De Jonge Turken in België (1897-1909). Mémoire de master, Katholieke Universiteit Leuven/Louvain, 2004. Voir aussi Houssine Alloul/ Roel Markey : « “Please Deny These Manifestly False Reports” : Ottoman Diplomats and the Press in Belgium (1850-1914) », International Journal of Middle East Studies, 48 (2016), p. 267-292. 190 BOA, HR.SYS 226/42 : Télégramme de la légation de Bruxelles au Hâriciye, Bruxelles, 27 septembre 1897 ; S. v. Campenhout : De Jonge Turken in België, p. 79. 191 La Réforme, 26 octobre 1897, cité d’après S. v. Campenhout : De Jonge Turken in België, n. 81. Cf. BOA, HR.SYS 226/42 : Télégrammes de la légation de Bruxelles au Hâriciye, Bruxelles, 10 et 12 octobre 1897.
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Effectivement, au début novembre, le gouvernement décida d’interdire le Meşveret et d’extrader Rıza s’il continuait à publier son journal en Belgique192. Mais l’opposition belge interpella le gouvernement sur l’affaire et déposa une motion au parlement. Pour elle, le fait d’émettre des restrictions à la publication du Meşveret et au séjour d’Ahmed Rıza sur le territoire belge représentait une violation de la constitution et des lois garantissant la liberté d’expression et la liberté de la presse193. Les 16, 17 et 18 novembre 1897, l’affaire Ahmed Rıza fut débattue à la Chambre des représentants belge194. Une fois de plus, Ahmed Rıza eut des défenseurs de taille. Outre son coreligionnaire Hector Denis et Georges Lorand, deux personnages importants participèrent à sa défense. Le premier fut Jules Renkin, représentant de l’aile libérale des chrétiens-démocrates, devant occuper dans les décennies suivantes plusieurs postes gouvernementaux, y compris celui de premier ministre. Le deuxième, Émile Vandervelde, était un illustre socialiste belge, président de la Deuxième Internationale de 1900 à 1918, décrit comme l’un des protagonistes de la démocratisation des sociétés européennes par la force politique du mouvement ouvrier195. Sans avoir les mêmes rapports avec Rıza qu’Hector Denis ou Georges Lorand, Vandervelde attaqua le gouvernement sur son cas avec une véhémence et une habilité rhétorique que ni Clemenceau, ni peut-être même Jaurès n’auraient pu égaler. Comme lors de l’affaire de la prétendue expulsion d’Ahmed Rıza en 1896 ou le procès contre le Mechveret, l’opposition s’exprima selon trois axes : le devoir d’hospitalité, le caractère inoffensif des activités d’Ahmed Rıza, et la critique du sultan Abdülhamid et de la politique complaisante envers lui. L’affaire Rıza ne pouvait pas non plus être dissociée de la solidarité éprouvée à l’encontre des chrétiens de l’Empire, par compassion ou par sentiment de justice, et pour beaucoup de députés, elle servait de prétexte pour manifester leur soutien aux Arméniens et critiquer l’État ottoman. Bien entendu, il faut surtout voir dans la défense d’Ahmed Rıza 192 BOA, HR.SYS 226/42 : Télégrammes de la légation de Bruxelles au Hâriciye, Bruxelles, 2 novembre 1897. 193 On trouve une discussion précise des aspects juridiques de cette affaire dans S. v. Campenhout : De Jonge Turken in België. 194 Voir les sessions respectives dans Annales parlementaires de Belgique – Chambre des Représentants. Bruxelles : Moniteur belge, 1897-98. Le 17 novembre est entièrement consacré au cas Ahmed Rıza. Le 18 novembre, le débat est clos et les représentants procèdent au vote. 195 Voir Janet Polasky : The Democratic Socialism of Emile Vandervelde. Between Reform and Revolution. Oxford : Berg, 1995.
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une volonté d’opposition directe au gouvernement. Toutefois, elle trouvait aussi sa place dans un débat politique plus large. Une mesure prise à l’encontre du représentant jeune-turc sur pression du palais de Yıldız devenait la toile de fond pour une discussion sur les valeurs politiques, les droits des citoyens, les principes parlementaires et les idéaux de liberté et de civilisation. Cela se voit dans le fait qu’un autre débat précéda celui sur Ahmed Rıza et que les deux questions se trouvèrent entremêlées, en particulier au cours de la première journée de discussions. Juste avant l’interpellation d’Hector Denis concernant Ahmed Rıza, Georges Lorand interrogea le gouvernement sur l’extradition de l’anarchiste Louise Michel. Celle-ci s’était rendue à Bruxelles pour participer à une conférence en soutien aux prisonniers politiques espagnols. Elle fut aussitôt extradée par la police belge. Ahmed Rıza dut être horrifié d’être mis sur le même plan que Louise Michel196. Ce n’est certainement pas par hasard, s’il publia par la suite dans le Meşveret l’un de ses articles les plus programmatiques sur le refus catégorique de la violence, pour éviter tout rapprochement avec une ancienne communarde197. Cependant, de la part de ses plus ardents soutiens, le lien entre les deux affaires avait été fait. Ils notèrent que Rıza était un personnage parfaitement inoffensif qui essayait seulement de « conquérir dans [son] pays les mêmes libertés dont nous jouissons »198, mais que le ministre de la Justice Victor Bergerem faisait valoir une politique plus globale à travers ces deux cas. Celui-ci mit en avant l’exclusivité des droits civiques en Belgique qui légitimerait les mesures prises à l’encontre de Louise Michel et d’Ahmed Rıza. La mesure prise à l’encontre de Rıza à titre préventif paraissait contraire à l’article 18 de la constitution « Les Belges et leurs droits », mais Bergerem argumenta en disant qu’il ne pouvait bénéficier des droits civiques au même titre qu’un publiciste belge199. 196 Les autorités ottomanes ne manquèrent pas de noter le rapprochement entre les deux cas lors du débat au parlement. BOA, HR.SYS 226/42 : Rapport de la légation ottomane au Hâriciye, Bruxelles, 26 novembre 1897. 197 « İhtilâl », Meşveret, n° 29, 14 janvier 1898. Il évita soigneusement de reprendre les parties portant sur Michel dans les minutes qu’il reproduit dans Mechveret, n° 48, 1er décembre 1897. 198 Intervention de Lorand, session du 9 février 1897, p. 557. Pour Vandervelde Rıza eut une mission similaire aux révolutionnaires belges de 1830. Session du 17 novembre 1897, p. 39. 199 Session du 16 novembre 1897, p. 31-32 et 25-26 (pour Louise Michel).
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L’opposition monta au créneau pour dénoncer « l’interprétation étroite, antilibérale » de la constitution200. Mais la question dépassait évidemment la dimension purement juridique. Georges Lorand reprit l’argumentation du ministre pour engager une discussion sur le sens des droits de l’homme et pousser à l’élargissement du sens démocratique : « …la Constitution belge garantit cette liberté aux Belges, non pas en tant que Belges, mais en tant qu’hommes. Le titre “des Belges et de leurs droits” est simplement la codification légale des principes de la “Déclaration des droits de l’Homme”. »201 Vandervelde fut plus radical encore et il accusa le gouvernement de complicité avec le despote Abdülhamid : « Ah ! je sais bien que vous voulez contenir cette interpellation dans les limites d’une discussion juridique ; je sais bien que la question de fait vous gêne, aussi bien quand il s’agit d’Ahmet Riza que de Louise Michel, car, dans l’un comme dans l’autre cas, nous nous trouvons en présence de la complicité internationale des gouvernements d’Europe, qui ont d’abord essayé de faire le silence sur le massacre des chrétiens en Arménie, sur les tortures infligées aux libres-penseurs en Espagne… (…) [Q]uant à moi, je considère comme un devoir de ma charge, de celle qui m’a été confiée par ceux qui m’ont élu, de protester, chaque fois que l’occasion s’en présentera, contre des infamies qui sont une tache sanglante pour notre civilisation ! »
Concluant le lendemain : « La politique des hommes de la jeune Turquie, comme des Arméniens, comme de toutes les victimes du despotisme turc, c’est la nôtre. »202
Pour Vandervelde, le cas d’Ahmed Rıza dépassait bien le cadre juridique : il était au fond la manifestation de la logique capitaliste qui corrompait les esprits en leur dictant la maxime du profit et de l’argent au détriment de toute valeur de justice. Il insista donc sur le paradoxe que le gouvernement belge chrétien-démocrate se faisait le porte-parole du sultan responsable de la mort de milliers de chrétiens et il n’hésita pas à faire le parallèle avec Judas : « Eh bien, vous, pour faire gagner de l’argent à quelques hommes d’affaires, vous avez trahi votre Dieu, dans la personne de vos coreligionnaires, et, comme les puissances européennes, vous abandonnez ceux qui luttent pour la liberté et la justice, afin de complaire au massacreur d’Orient. (…) [I]l paraît que 200 201 202
Session du 17 novembre 1897, p. 44. Session du 17 novembre 1897, p. 49. Session du 16 et du 17 novembre 1897, p. 27 & 43.
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vous voulez vous partager les dépouilles de vos coreligionnaires. Eh bien, bon appétit, Messieurs. »203
On voit que Vandervelde était motivé par un principe général de justice qui dépassait, d’une part, la valeur morale d’hospitalité brandie par les autres députés qui défendaient Ahmed Rıza et attaquaient un gouvernement bafouant la tradition belge, et d’autre part aussi, la pure compassion envers les Arméniens. Motivé par l’internationalisme de sa pensée socialiste, il mit en avant le principe de justice mondiale, le principe de la solidarité des peuples qu’il opposait à la politique belge, motivée uniquement par des intérêts économiques : « Ce qu’on va protéger là, ce ne sont pas les Turcs, ce sont les fonds turcs ; ce n’est pas l’empire ottoman, c’est la Banque ottomane ! Vous œuvrez à une Internationale européenne qui sacrifie les intérêts de l’humanité à l’argent. Eh bien, à cette Internationale des gouvernements nous opposons l’Internationale des peuples. »204
Conscient, peut-être, que la question d’Abdülhamid comportait un potentiel de division, le gouvernement chrétien-démocrate s’efforça soigneusement de ne pas laisser tourner le débat sur les insultes qu’aurait professées Ahmed Rıza à l’encontre du sultan205. Il préféra défendre sa décision à partir de généralités. Lorsque l’on procéda au vote le 18 novembre 1897, les députés de la majorité restèrent fidèles au gouvernement et la motion fut rejetée. Les autorités ottomanes se félicitèrent d’avoir remporté une grande victoire206. Ahmed Rıza avait évoqué dans le Meşveret l’idée de transférer le journal à Londres207. Toutefois, Lorand procéda à la mesure qu’il avait annoncée et assuma la responsabilité de l’édition du journal Meşveret. Le numéro 27 du Meşveret sortit début décembre sous la responsabilité de Georges Lorand208. Ahmed Rıza et ses soutiens estimaient pouvoir ainsi contourner les restrictions adoptées contre les activités jeunesturques sous la pression du palais ottoman. Or, le 13 décembre 1897, la 203
Session du 17 novembre 1897, p. 41. Session du 16 novembre 1897, p. 37. 205 Cf. Hector Denis : « Le gouvernement turc est actuellement la honte de l’humanité et vous le pensez tous à droite, comme moi. » Session du 16 novembre 1897, p. 31. 206 BOA, HR.SYS 226/42 : Rapport de la légation ottomane au Hâriciye, Bruxelles, 26 novembre 1897. 207 « İfâde-i Mahsusa », Meşveret, n° 26, 25 octobre 1897. 208 BOA, HR.SYS 226/42 : Télégramme de la légation ottomane au Hâriciye, Bruxelles, 11 décembre 1897. Cf. Y.MTV 170/83. 204
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police prononça l’interdiction de séjour sur le territoire belge d’Ahmed Rıza et envoya un fonctionnaire pour lui notifier cette décision à Paris même209. Celle-ci provoqua un coup de tonnerre dans la presse belge qui fustigea l’attitude du gouvernement210. Lorsque le journal continua à sortir malgré ces restrictions, la légation ottomane approcha l’imprimerie qui publiait le Meşveret et la découragea de poursuivre la collaboration 211. Ahmed Rıza put sortir encore un numéro à la mi-janvier 1898, mais le suivant ne put paraître que quatre mois plus tard. Indéniablement, le gouvernement belge avait cédé aux pressions des autorités ottomanes, et si l’interdiction du journal n’était légalement pas possible, sa publication fut sérieusement entravée212. C’est sans doute pour cela aussi qu’Ahmed Rıza décida en mai 1898 de fermer son journal et d’écrire désormais pour l’Osmanlı lancé fin 1897 à Genève. Denis et Lorand décidèrent d’interpeller à nouveau le gouvernement. Le 9 février 1898, le cas d’Ahmed Rıza fut débattu pour la deuxième fois à la Chambre des représentants belge. Denis déclara que l’interdiction de séjour d’Ahmed Rıza était infondée, étant donné que le Meşveret était édité par Georges Lorand. Bergerem rétorqua en disant que Rıza était toujours l’auteur et, de fait, l’éditeur du journal213. Le débat prit un cours similaire à celui de novembre, sauf que les échanges furent plus féroces à propos de la décision du gouvernement de satisfaire les autorités ottomanes. Cette décision valut à nouveau à Ahmed Rıza des soutiens du fait de la compassion qu’il avait manifestée pour les Arméniens. Un député catholique protesta contre une mesure qu’il considérait « odieuse (…) parce qu’elle frappe un homme dont le crime est de défendre la civilisation chrétienne dans un pays où règne l’homme que vous connaissez ».
209 BOA, HR.SYS 226/42 : Télégramme de la légation ottomane au Hâriciye, Bruxelles, 20 décembre 1897. 210 Pour un aperçu voir le chapitre S. v. Campenhout : « De publieke opinie over Ahmed Riza en zijn verboden krant », De Jonge Turken in België. Cf. « Belçika Matbû’atı », Meşveret, n° 24 décembre 1897. 211 BOA, HR.SYS 226/42 : Rapport de la légation ottomane au Hâriciye, Bruxelles, 23 décembre 1897. Voir aussi le journal de l’agent direct du sultan, Mehmed Tevfik, attaché militaire à Pairs. Y.EE 15/77 : Mehmed Tevfik au sultan Abdülhamid, Bruxelles, 12 décembre 1897. 212 Le ministre ottoman Carathéodory souligna lui-même ce fait. BOA, HR.SYS 226/42 : Rapport de la légation ottomane au Hâriciye, Bruxelles, 7 janvier 1898. 213 « Si nous demandions à l’honorable membre [Lorand] de nous lire un extrait de son journal, il se trouverait bien gêné. » Session du 9 février 1898, p. 556.
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Lorand conclut en se tournant vers le gouvernement : « Donc vous êtes plus Turc [sic] que le Grand-Turc ! »214 Il y eut une autre spécificité par rapport au premier débat au parlement car un événement de taille s’était produit entre temps : la publication de J’accuse… ! Le deuxième débat fut marqué par l’euphorie provoquée par ce que Vandervelde aussi aurait pu appeler « le plus grand acte révolutionnaire du siècle ». Il s’agissait de l’un des premiers débats parlementaires où l’on faisait référence à l’affaire Dreyfus. Lors du premier débat, les représentants avaient fait le rapprochement entre Ahmed Rıza et Louise Michel. Cette fois-ci, il fut mis sur la même échelle qu’Émile Zola, tous deux étant victimes de l’injustice et des persécutions pour avoir dit la vérité. Dénonçant l’extradition d’Ahmed Rıza, Vandervelde s’exclama : « Si Émile Zola venait en Belgique, on l’expulserait ! »215 Lorand se dit prêt à provoquer une « affaire Rıza » à l’instar de l’affaire Dreyfus et il ajouta qu’il envisageait de publier les articles du Meşveret entièrement dans La Réforme. Il était curieux de voir si l’on allait engager des poursuites judiciaires comparées à celles prises contre Zola216. Par beaucoup d’aspects, l’affaire Rıza à la Chambre des représentants belge paraît comme le reflet de l’affaire Dreyfus. Les mesures prises à l’encontre de Rıza servaient de moyen pour pousser à l’élargissement des valeurs démocratiques et des principes de justice, en référence à l’Affaire qui s’était imposée dans le discours politique de la fin du XIXe siècle. Défendre Ahmed Rıza ce n’était pas seulement de l’indignation à l’égard d’un cas isolé d’injustice, mais plutôt la manifestation d’une lutte plus générale pour des valeurs démocratiques et la défense de l’idéal bourgeois du parlement (et du tribunal) comme une instance de la raison, objective et juste217. 214
Ibid., p. 562. Ibid., p. 555. 216 Ibid., p. 558. 217 Cf. Lorand : « [Ahmed Rıza] a beaucoup de confiance dans les institutions parlementaires qu’il réclame pour la Turquie. Vous allez peut-être lui démontrer qu’il se fait quelque illusion à ce sujet et que les institutions parlementaires ne sont pas toujours cette garantie contre l’arbitraire que les malheureux soumis aux manies du despotisme se figurent volontiers dans leurs espérances d’avenir. » Session du 9 février 1898, p. 559. Citons aussi son commentaire à propos de l’affaire dans un article où il fustige la restriction des libertés en Belgique : « On veut remettre en question, par voie d’application, des principes constitutionnels sur lesquels il semblait qu’il n’y eût plus de doute possible et qui paraissaient entrés définitivement dans le trésor commun des libertés publiques. » « La politique parlementaire à l’étranger – Belgique », Revue politique et parlementaire, 1/44 (février 1898), p. 430. 215
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Une campagne européenne pour la Jeune Turquie Devant le parlement belge, l’intervention de ses soutiens ne se soldait pas par une victoire pour Ahmed Rıza. Les mesures prises par le gouvernement belge sous la pression des autorités ottomanes représentaient de sérieuses entraves à la sortie du journal. Mais en dernier lieu, Rıza profita beaucoup des débats qui se produisirent autour de ces mesures. La question du despotisme hamidien occupa la Chambre belge pendant plusieurs jours, la presse couvrant largement cet événement aussi bien en Belgique que dans d’autres pays européens. Lorand nota au parlement que l’affaire du Meşveret avait fait beaucoup de bruit grâce auquel le mouvement jeune-turc était mieux connu. Des diplomates allemands partageaient aussi cette interprétation et soulignèrent que l’écho provoqué par les mesures prises contre le mouvement au sein de l’opinion publique contrebalançait finalement toutes les difficultés imposées218. Privé de la possibilité de publier un organe turc pour faire valoir ses positions au sein du mouvement jeune-turc, Ahmed Rıza avait cependant gagné une nouvelle notoriété auprès des milieux intellectuels et politiques dans plusieurs pays européens. Effectivement, à partir de 1897 ses activités jeunesturques visèrent principalement à jouer sur l’opinion publique des pays européens et à se manifester dans le débat politique pour faire la propagande de la Jeune Turquie en Europe. Signe aussi d’une certaine reconnaissance, il multiplia les conférences publiques sur l’islam et sur l’état social de l’Empire ottoman. Celles-ci n’avaient plus exclusivement lieu au sein de la communauté positiviste, mais dans des institutions parisiennes représentant le fleuron de l’éducation populaire219. La fermeture du Meşveret lui donnait le temps nécessaire pour se consacrer à la préparation de ces conférences. D’autre part, il avait publié en 1897 son premier livre en français, Tolérance musulmane, par lequel il visait une reconnaissance en tant qu’expert de l’islam. Vers la fin des années 1890, il put assumer une série de conférences au Collège libre des sciences sociales, dirigé par son ami Delbet entre 1896 et sa mort en 1908220. Signe 218 PAAA, Türkei 198, Bd. 1, A 1814 : Ambassade de Bruxelles à Hohenlohe, Bruxelles, 10 février 1898. 219 Voir la liste des conférences faisant état des quelques interventions d’Ahmed Rıza pour les années 1898, 1899, 1901, 1902. AN, AS17/1, Dossier 1 : Société positiviste d’enseignement populaire. 220 J. Bergeron : Le Collège libre des sciences sociales : ses origines, son fonctionnement. Paris : V. Giard et E. Brière, 1910, p. 49. Voir aussi le témoignage d’Alfred Durand : Jeune Turquie Vielle France. Paris : Fournier, 1909, p. 32.
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de l’effervescence des études sociales à la fin du XIXe siècle à Paris, le Collège tenait une place importante dans la culture scientifique et intellectuelle de l’époque, et avait une approche nouvelle des études sur l’islam221. De même, Rıza prononça au moins une conférence sur l’islam à la Coopération des idées, où il voisinait avec des noms comme Émile Zola, Ernest Lavisse, Anatole France222. Les conférences de Rıza se situaient dans un contexte plus large de reconfiguration des études sur l’islam en France, marquée par l’attention nouvelle que la société française lui portait. Comme l’avait fait l’expédition d’Égypte de Bonaparte à la fin du XVIIIe siècle, dès les années 1880, l’expansion coloniale avait suscité un intérêt accru pour les sociétés islamiques. Certes, cet intérêt évoluait nécessairement en lien avec le projet colonialiste, mais le dynamisme qu’il suscitait faisait que cette nouvelle forme d’orientalisme ne se réduisait pas à la politique officielle de la France impérialiste223. Des changements importants dans les études islamiques créèrent un cadre nouveau dans lequel revenait aux intellectuels des pays musulmans le rôle de native informant, comme cela fut, d’ailleurs, aussi le cas pour Ahmed Ağaoğlu, voire pour le chrétien Halil Ganem224. Les prises de position d’Ahmed Rıza se situaient ainsi dans le débat sur la définition d’une politique islamique que la République française devrait suivre vis-à-vis de ses citoyens (ou sujets) musulmans, une question qui, par ailleurs, tenait particulièrement à cœur aux positivistes225. Cette orientation scientifique ne représentait qu’une dimension des activités de Rıza en rapport avec le public français. L’intérêt pour l’islam représentait aussi un moyen de se positionner par rapport à l’actualité, de souligner les principes de la souveraineté ottomane dans la politique internationale et de faire accepter les Jeunes Turcs comme une alternative 221 S. Sellam : La France et ses musulmans, p. 36-37. Plus généralement sur le Collège voir Catherine Bruant : « Le Collège libre des sciences sociales, une université parallèle qui traverse le XXe siècle », Les études sociales, 146 (2e semestre 2007), p. 3-53. 222 Lucien Mercier : Les universités populaires, 1899-1914. Éducation populaire et mouvement ouvrier au début du siècle. Paris : Éd. de l’Atelier, 1986, p. 36-46. 223 Edmund Burke III parle conséquemment de la « première crise de l’orientalisme ». « The First Crisis of Orientalism, 1890-1914 », Jean-Claude Vatin (dir.) : Connaissances du Maghreb. Étude comparée des perceptions américaines et françaises. Paris : Éd. CNRS, 1985, p. 213-226. 224 On pense à ce sujet aussi à des études sur l’évolution du statut des intellectuels arabes au sein des études orientalistes en France, notamment à l’article fondateur d’Anouar Abd-el-Malek : « L’orientalisme en crise », Diogène, 44 (1963), p. 109-142. Dans le sillage d’Abd-el-Malek pour des périodes plus récentes, voir Thomas Brisson : Les intellectuels arabes en France. Migrations et échanges intellectuels. Paris : La Dispute, 2008. 225 Voir C. Nicolet : L’idée républicaine, p. 236-237.
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au despotisme hamidien. Et effectivement, Ahmed Rıza représentait pour la presse européenne une alternative au régime hamidien et montrait que les idées occidentales connaissaient une certaine diffusion auprès de certains Orientaux. Conscient de ce rôle que commençait à jouer Ahmed Rıza, le palais ne relâchait aucunement sa pression pour empêcher ses activités. Il intervint à nouveau auprès du gouvernement français pour faire interdire le Mechveret, requête que le gouvernement rejeta, en référence aussi à l’écho qu’avaient provoqué les affaires précédentes226. Mais surtout, il le suivait de près lorsqu’il envisageait de prendre publiquement la parole. Une crise majeure se produisit lorsque Rıza se rendit à La Haye à l’occasion de la Conférence internationale de la Paix, tenue entre mai et juillet 1899. Conformément à sa politique d’affirmer le statut de l’Empire comme une force du concert européen en veillant à la participation ottomane à des événements de portée internationale, Abdülhamid envoya une délégation à La Haye pour prendre part aux négociations sur la conduite de la guerre, au cours desquelles les principes de la Convention de Genève furent en partie définis. Il s’agissait d’un événement majeur de la fin du XIXe siècle, très suivi par les cabinets européens et la presse de différents pays. En outre, c’était la première grande conférence internationale après la crise arménienne de 1894-96, et la participation de l’Empire signifiait sa stabilisation sur la scène internationale. Sensible à chaque imprévu qui pourrait gâcher sa mise en scène, le sultan choisit minutieusement les membres de la délégation et dépêcha plusieurs agents secrets pour les surveiller227. Il décida même de donner congé au ministre ottoman de La Haye, Missak Efendi, celui-là même qui avait chaleureusement accueilli Ahmed Rıza à Paris en 1883, pour le remplacer par des fonctionnaires plus loyaux envers lui228. Toutefois, la conférence n’attira pas seulement les délégations des États mais des représentations politiques des peuples opprimés qui essayaient de
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MAE, NS Turquie 2, 117-120 : Note pour le Ministre, Paris, 14 avril 1899. Le ministre hollandais des Affaires étrangères dut noter dans son agenda que la délégation ottomane ne pouvait opérer correctement, à cause de la surveillance constante et du climat général de soupçon et de méfiance qui régnait entre ses membres. Voir Arthur Eyffinger : The 1899 Hague Peace Conference. « The Parliament of Man, the Federation of the World ». Leyde/Boston : Martinus Nijhoff, 1999, p. 349-350. 228 Missak Efendi était soupçonné d’une hostilité latente envers le sultan et son départ de La Haye le semblait confirmer. « In Foreign Lands », New York Times, 28 mai 1899. Voir aussi le récit d’Ahmed Rıza : « Les délégués ottomans à la Conférence de la Paix », Mechveret, n° 78, 1er juin 1899. 227
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promouvoir leur cause sur une scène internationale229. Ainsi, quelques semaines avant le début de la conférence, le palais reçut des informations d’après lesquelles Ahmed Rıza et Minas Çeraz se préparaient à se rendre à La Haye pour y exposer leurs positions230. Certaines études font état d’une action conjointe des Arméniens et des Jeunes Turcs à La Haye, plus précisément de Minas Çeraz et d’Ahmed Rıza231. En fait, cela ne fut pas le cas, mais rien n’aurait pu être plus néfaste pour le régime hamidien que l’association de ces deux noms. Çeraz qui avait joué un rôle crucial dans l’adoption de l’article 61 lors de la Conférence de Berlin en 1878, rappelait par sa seule présence les aspirations nationalistes arméniennes, tandis que Rıza était devenu le premier représentant de l’opposition jeune-turque. Pour Ahmed Rıza, la conférence représentait une opportunité pour développer la légitimité du mouvement jeune-turc sur la scène internationale. Il y avait aussi des motivations idéologiques à sa présence. Les positivistes insistaient depuis des décennies sur la nécessité du désarmement. En outre, l’objectif de la Conférence de la Paix s’accordait avec l’orientation non-violente que Rıza voulait donner à la cause jeuneturque232. Il essaya, semble-t-il, de regrouper autour de lui une délégation plus large de représentants des différents peuples de l’Empire ottoman pour donner plus de légitimité à sa mission233. Finalement, il se rendit à La Haye uniquement avec son proche collaborateur du Mechveret, Pierre Anméghian, et il eut le soutien de Cléanthi Scalieri, maître de la loge maçonnique I Proodos – Le Progrès234. Le palais lança aussitôt des initiatives pour faire obstacle à ces activités. Il intervint énergiquement auprès des autorités néerlandaises235, et 229 Frederick W. Holls : The Peace Conference at The Hague and Its Bearings on International Law and Policy. Londres : Macmillian, 1900, p. 329. 230 À côté de différents articles des journaux hollandais, rapportés par la légation ottomane de La Haye (BOA, HR.SYS 555 Dossier Conférence de Paix), on notera aussi le journal de dénonciation depuis Paris d’Abdülhak Hamid, célèbre poète turc. BOA, Y.EE 33/16 : Abdülhak Hamid au sultan Abdülhamid, Paris, 22 mai 1899. 231 Voir R. Kévorkian : Le Génocide des Arméniens, p. 24-26. Le récit de Hanioğlu n’est pas entièrement clair à ce sujet. Voir Opposition, p. 128-129. 232 « İlan », Osmanlı, n° 37, 1er juin 1899 & n° 38, 15 juin 1899 ; Ahmed Rıza : « La Haye’den Mektup », Osmanlı, n° 39, 1er juillet 1899. 233 Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 128. 234 D’après un article de Osmanlı, Rıza eut dans sa mission l’aval de l’ensemble de sections du CUP y compris les ulema du Caire. « İlan », Osmanlı, n° 37, n° 38, 15 juin 1899. Cf. Bahaeddin Şakir : İttihat ve Terakki, p. 83. 235 PAAA, Türkei 198, Bd. 1, A 6122 : Télégramme de Marschall à Hohenlohe, Thérapia, 23 mai 1899.
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il envoya des agents pour décourager Ahmed Rıza et Minas Çeraz236. À nouveau, ces mesures eurent l’effet inverse de celui escompté et valurent aux opposants du sultan la notoriété. Agissant uniquement pour son propre compte, Çeraz se montra plus actif qu’Ahmed Rıza. Il distribua des cartes de visite qui le présentaient comme délégué à la Conférence et demanda de présenter à la conférence un Mémorandum sur la condition actuelle des Arméniens de Turquie, dans lequel il faisait de l’article 61 du traité de Berlin la condition de la paix en Anatolie. Sa démarche n’aboutit pas et les participants à la conférence se montrèrent même fortement réservés à son égard. Il n’est pas exclu que ce fut cette initiative de Çeraz qui poussa Ahmed Rıza à chercher à interpeller les membres de la conférence. Il arriva à La Haye le 11 juin 1899 et soumit le lendemain un Mémoire présenté à Messieurs les Membres de la Conférence de la Paix dans lequel il insistait sur « l’application des réformes générales qui, en assurant la paix intérieure, peuvent seules garantir l’indépendance et l’intégrité de l’Empire ottoman »237. Nous ignorons comment il présenta ce mémorandum, mais les participants de la conférence se montrèrent très réservés à l’égard de ses agissements238. Toutefois, Rıza chercha à profiter du caractère exceptionnel de l’événement en interpellant les participants aussi bien que l’opinion publique au cours d’une conférence publique sur la politique de la Jeune Turquie. Pour organiser cette conférence qui eut lieu le 21 juin 1900, il eut recours à un homme qu’il avait connu à travers le réseau positiviste et de qui il s’était rapproché après l’affaire de Mechveret en Belgique : Hubertus (Henri) van Kol, député socialiste néerlandais et journaliste, futur membre du comité exécutif de la Deuxième Internationale239. À l’instar de son camarade Vandervelde, van Kol mit en avant, en tant que président de la 236
Ahmed Rıza : « La Haye’den Mektup », Osmanlı, n° 39, 1er juillet 1899. Le mémoire daté du 12 juin 1899 est repris dans Mechveret, n° 79, 1er juillet 1899. Il fut aussitôt cité dans la presse hollandaise. Voir BOA, HR.SYS 555/2 : Rapport de la légation ottomane au Hâriciye, 14 juin 1899. 238 Sandi E. Cooper : Patriotic Pacifism : Waging War on War in Europe, 1815-1914. Oxford : Oxford University Press, 1991, p. 163 ; A. Eyffinger : The 1899 Hague Peace Conference, p. 350. 239 C’est van Kol qui trouva un local pour tenir la conférence. Elle était d’abord prévue dans le local d’une loge maçonnique, sans doute par l’intermédiaire de Scalieri. BOA, HR.SYS 555/2 : Télégrammes de la légation ottomane au Hâriciye, La Haye, 19 & 21 juin 1899. Ahmed Rıza parle de von Kol comme son ami à l’occasion de sa venue à Paris pour le congrès de la Deuxième Internationale. « Les Congrès », n° 105, 1er novembre 1900. 237
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conférence, le principe de solidarité internationale qu’il exprima dans son allocution à la conférence : « [I]ci vous entendrez des paroles de fraternité et d’humanité qui feront plus pour la paix si ardemment désirée que les laquais des grands de la Terre, là-bas. »240 La conférence commença avec l’intervention d’Ahmed Rıza qui insista sur le caractère pacifique du mouvement jeune-turc et sur la nécessité d’un régime constitutionnel pour le progrès de tout l’Empire ottoman. Pierre Anméghian présenta ensuite le sort des Arméniens ottomans et rendit le sultan seul responsable des massacres. Van Kol lut un discours de Scalieri qui parlait du destin réservé au sultan Murad V par Abdülhamid. Lewakowski, du mouvement nationaliste polonais, évoqua la partition de la Pologne par les grandes puissances et mit en avant les principes de justice et de liberté comme préalables à la paix internationale. Van Kol conclut par ses mots : « La lutte à laquelle vous sacrifiez vos forces, peutêtre vos vies, n’est qu’un épisode de la grande lutte que tous les hommes de cœur soutiennent au service de la justice et de l’humanité. Croyez dans l’avenir ! Un jour luiront aussi pour vous la paix et le bonheur. »241 Tous les discours attaquèrent férocement le sultan, qualifié même — en référence aux termes utilisés par Gladstone — d’« assassin ». La légation ottomane nota aussitôt le caractère insultant de la conférence et demanda que soient prises des mesures contre Ahmed Rıza et Pierre Anméghian en tant qu’organisateurs principaux de la conférence, van Kol étant lui-même évidemment intouchable. Le gouvernement néerlandais répondit qu’une extradition ne paraissait pas envisageable mais il se dit prêt à lancer une investigation à l’encontre d’Ahmed Rıza pour agissement anarchiste242. Van Kol protesta à la Chambre néerlandaise contre le traitement réservé à Ahmed Rıza243. La presse s’enflamma pour dénoncer la complaisance des autorités envers le sultan et dénonça le fait que le ministre des Affaires étrangères De Beaufort avait accepté l’ordre Osmanî en 240 Ahmed Rıza : « La Jeune Turquie à La Haye », Mechveret, n° 79, 1er juillet 1899. En 1908, Léon Trotski fit référence à cet épisode. « La nouvelle Turquie », Kievskaya Mysl, 3 janvier 1909. 241 Cité d’après Ahmed Rıza : « La Jeune Turquie à La Haye », Mechveret, n° 79, er 1 juillet 1899. 242 BOA, HR.SYS 555/2 : Rapport de la légation ottomane au Hâriciye, La Haye, 24 juin 1899 ; Y.A.HUS 397/94 : Note du vizir Halil Rıfat Paşa, Istanbul, 7 juillet 1899. 243 MAE, NS Turquie 2, 137-138 : Rapport de la délégation française à la Conférence de la Paix, La Haye, le 23 juin 1899 ; Ahmed Rıza : « La Jeune-Turquie et le gouvernement hollandais », Mechveret, n° 84, 15 octobre 1899.
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récompense pour l’aide apportée à la politique du palais244. A la suite de la conférence se produisit l’affaire du duel : le chef de la délégation ottomane Turhan Paşa aurait voulu provoquer Ahmed Rıza. L’opinion publique fut scandalisée par cet incident, qui eut des répercussions jusqu’aux États-Unis245. Ahmed Rıza devint ainsi la victime de l’oppression féroce d’un sultan sanguinaire envers lequel le gouvernement néerlandais se montrait complaisant. Menacé de poursuites judiciaires, il décida de partir avant la prise d’éventuelles mesures, mais il quitta les Pays-Bas en tant que héros de la lutte mondiale pour la liberté246. Dans les semaines suivantes, il continua sa campagne. Les scandales issus de la volonté du palais de réprimer le leader jeune-turc lui ayant donné une notoriété européenne, il participa à différentes conférences, notamment à la plus prestigieuse, la 9e Conférence Interparlementaire de Christiania (Oslo) en juillet 1899. Cette Conférence Interparlementaire, qui devint l’Union Interparlementaire en 1900 et qui existe encore de nos jours sous ce nom, avait été fondée en 1889 à Paris en marge de l’Exposition universelle et constituait une manifestation institutionnelle des ambitions pacifistes du XIXe siècle. Elle était censée réunir l’ensemble des pays sous système parlementaire dans le but d’œuvrer à leur coopération247. La Conférence jouissait d’une relative autonomie par rapport aux gouvernements des pays participants, mais la participation d’un représentant d’un pays non-constitutionnaliste au nom de l’opposition libérale constituait un événement inédit248. D’après les statuts de l’organisation, Ahmed Rıza ne pouvait participer à la réunion à titre officiel. Or il réussit à assister aux sessions et aux délibérations. Sur l’intervention 244
A. Eyffinger : The 1899 Hague Peace Conference, p. 350. BOA, HR.SYS 74/69 : Télégramme de l’ambassade ottomane au Hâriciye, Washington, 25 juin 1899 (traduction). Embarrassé par l’affaire, le palais délégua son ministre de Bruxelles Carathéodory qui avait réussi à faire expulser Rıza de Belgique à La Haye pour appuyer les mesures à prendre contre lui. Ahmed Rıza : « La Jeune-Turquie et le gouvernement hollandais », Mechveret, n° 84, 15 octobre 1899. 246 BOA, Y.MTV 192/44 : Télégramme de la légation ottomane au Hâriciye, 23 juin 1899 (traduction) et Note de Tevfik Paşa (ministre des Affaires étrangères), Istanbul, 4 juillet 1899. Son compagnon Anméghian qui partit quelques temps plus tard fut convoqué devant un juge d’instruction, où il s’expliqua pour l’utilisation faite du qualitative d’« assassin » concernant Abdülhamid. Ahmed Rıza : « La Jeune-Turquie et le gouvernement hollandais », Mechveret, n° 84, 15 octobre 1899. 247 Ralph Uhlig : Die Interparlamentarische Union 1889-1914. Friedensbemühungen im Zeitalter des Imperialismus. Stuttgart : Franz Steiner, 1988. 248 Il devait sans doute sa participation à Georges Lorand qui fut membre belge de l’Union Interparlementaire. Voir ibid., p. 109. 245
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de l’ambassadeur ottoman de Stockholm Şerif Paşa, les gouvernements suédois et norvégien s’opposèrent à son droit de parole, et d’après ce qu’il nous dit, il ne fut qu’un observateur passif lors des délibérations et ne put s’entretenir qu’en privé avec les participants249. Il délivra néanmoins un mémoire, similaire à celui de La Haye, dans lequel il insistait sur le caractère non-violent du mouvement jeune-turc et réitérait son désir de voir les pays « civilisés » soutenir le mouvement pour l’aider à installer un système constitutionnel moderne dans l’Empire ottoman250. Rappelons que Şerif Paşa avait des sympathies pour Ahmed Rıza et la cause jeune-turque, et nous pouvons donc imaginer qu’il n’intervint pas avec toute la fermeté qu’il eût fallu auprès des gouvernements pour exclure Rıza de la conférence. Dans ses correspondances avec la Sublime Porte, l’ambassadeur raconte que Rıza avait été privé de droit de parole comme si c’était un succès, tout en restant muet concernant sa participation effective à la conférence251. Effectivement, comparé aux problèmes auxquels Rıza faisait face dans d’autres pays européens, les conditions de son séjour en Norvège apparaissent bien plus confortables. Ahmed Rıza put quitter Christiania sans être menacé de poursuites judiciaires. Sur le chemin du retour à Paris, il passa par Copenhague. Il avait déjà des contacts dans cette ville de par le réseau positiviste, où le Mechveret disposait d’un point de vente depuis, au moins, quelques mois. Sollicité par des féministes danoises, il donna une conférence sur la condition des femmes dans l’Empire ottoman252. Il édita un numéro du Mechveret dans cette ville, ayant confié l’édition du numéro précédent aux Jeunes Turcs de Genève253. La campagne d’Ahmed Rıza, qu’il présenta comme un pèlerinage pour la « sainte cause »254, fut donc un succès indéniable. Ses objectifs de faire connaître le mouvement jeune-turc et de lui donner un statut respectable 249 BOA, İ.HUS 76/1317 Ra 64, 26 juillet 1899. Sur la panique au palais à propos de la conférence voir Ahmed Rıfat à Ahmed Rıza, Berlin, 27 septembre 1899, dans Haluk Şehsuvaroğlu : « Sadrâzam Halil Rıfatpaşazade Cavit beyin Katli hakkında bilinmeyen mektuplar », Akşam, 14 juin 1950. 250 Ahmed Rıza : « À Christiania », Mechveret, n° 81, 15 août 1899 ; « Christiana’dan Mektub », Osmanlı, n° 41, 15 août 1899. 251 BOA, Y.PRK.EŞA 33/83 : Télégrammes au Hâriciye, Stockholm, 5 août 1899 (n° 806) & 8 août 1899 (traductions). Şerif Paşa proposa de décorer quelques membres de la délégation norvégienne pour leur engagement contre Ahmed Rıza. Y.PRK.EŞA 33/78 : Télégramme au Hâriciye, Stockholm, 5 août 1899 (n° 807) (traduction). 252 « Une réunion féministe », Mechveret, n° 81, 15 août 1899. 253 « Avis », Mechveret, n° 81, 15 août 1899. 254 Ibid.
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au niveau international furent atteints au moins en partie. La politique du Palais s’était soldée par un fiasco et avait choqué les opinions publiques de différents pays qui s’indignaient des mesures auxquelles le sultan semblait être prêt à recourir. Partout en Europe, la presse faisait connaître l’opposition anti-hamidienne et manifestait sa solidarité avec Ahmed Rıza en tant que représentant des Jeunes Turcs contre les tentatives d’Abdülhamid. Au sein du mouvement, Ahmed Rıza avait gagné le respect des Jeunes Turcs et avait pu imposer sa vision de la politique à suivre. Son insistance constante sur le caractère non-violent du CUP allait contre les ambitions des activistes qui cherchaient à perpétrer un attentat contre le sultan. D’autre part, Ahmed Rıza occupait le terrain vis-à-vis de la faction pro-interventionniste du fait de sa notoriété internationale qui contrecarrait les tentatives, menées en vain, pour gagner le soutien d’une puissance européenne dans le but de détrôner Abdülhamid. À bien regarder la fin de l’été 1899, le chemin de l’engagement jeuneturc semblait bien tracé. Grace à sa politique de publication, à ses efforts de communication, et à l’écho des différentes affaires depuis 1896, Ahmed Rıza avait fini par s’imposer dans la politique européenne. Il jouissait d’une vraie notoriété auprès de l’opinion publique et disposait d’un réseau de soutiens respectables. Il participait pleinement à l’universalisme finde-siècle. On aurait pu s’attendre à le voir continuer sur cette voie et multiplier les interventions publiques dans les pays européens pour faire connaître la cause jeune-turque et chercher ainsi à déstabiliser le régime d’Abdülhamid. Or, à partir de 1900, sa politique prit une orientation bien différente.
CHAPITRE XI
LA CRITIQUE DE L’OCCIDENT ET LA NAISSANCE D’UN NOUVEAU JEUNE-TURQUISME En considérant la vie d’Ahmed Rıza entre l’Exposition universelle de 1889 et de celle de 1900, on constate des différences. À Paris en 1889, il ne se serait pas attendu à ce que sa vie prenne le chemin d’un engagement public qui allait le mettre à la tête d’un mouvement d’opposition ayant peu en commun avec les expériences qu’il avait vécues. Onze ans plus tard, il était établi dans une forme d’existence dont il avait dessiné les contours par son itinéraire personnel qui accumulait les expériences politiques, sociales et culturelles du monde bourgeois de la fin de siècle. Cet itinéraire avait eu pour point de départ sa décision radicale d’abandonner sa vie dans l’Empire et de tourner le dos à la tradition familiale pour tenter une nouvelle expérience à Paris. Cette décision n’était pas pensable sans la fascination éprouvée pour le niveau de développement acquis par les sociétés européennes dont elles faisaient fièrement la démonstration à l’Exposition universelle. Ce qui s’exprimait dans l’Exposition, ce furent les certitudes du monde bourgeois : l’existence d’un mouvement linéaire de progrès qui transformerait le monde entier à l’image de la culture bourgeoise, et la supériorité des sociétés occidentales. Ces certitudes promettaient à Ahmed Rıza en tant qu’homme moderne, ayant établi sa légitimité par sa proximité avec l’Occident, d’inscrire son engagement dans le projet universel des Lumières et dans le mouvement mondial de l’émancipation humaine. Or, contrairement à l’image arrogante que la bourgeoisie voulait donner d’elle-même et de son rôle historique, ces certitudes étaient fragiles1. Vers la fin du XIXe siècle, siècle qui avait vu le monde transformé en seulement quelques décennies, l’idée même de progrès, qui avait défini la culture de ces transformations, se trouvait mise en question par la réalité des clivages sociaux au sein des sociétés occidentales, par la 1 Cf. E. Hobsbawm : Age of Empire, p. 165-169 ; Arno J. Mayer : The Persistence of the Old Regime. Europe to the Great War. New York : Pantheon Books, 1981, p. 108-109, 127-129.
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violence de la domination occidentale sur le monde, par la confrontation sur la scène internationale des puissances impérialistes. Ni la personnalité d’Ahmed Rıza, ni son engagement jeune-turc ne pouvaient échapper aux tensions de cette fin de siècle. À l’Exposition universelle de 1889, cela semblait encore le cas et il avait rédigé des poèmes dans lesquels il expliquait son engagement pour la patrie ottomane à travers la fascination exprimée pour le degré de développement des sociétés occidentales et le sentiment d’un décalage profond entre l’Europe et l’Empire. À l’Exposition universelle de 1900, ces impressions existaient toujours. Et pourtant, le ton de Rıza avait changé et il n’exprimait plus dans ses écrits cette fascination pour les exploits des pays européens et l’impression de supériorité absolue de l’Occident2. Ce changement de ton est symptomatique d’une approche plus réservée à l’encontre de l’Occident et représente le signe d’une évolution que prirent sa pensée politique et son engagement de Jeune Turc. En 1889, âgé d’une trentaine d’années, il avait franchi un pas radical en abandonnant son poste dans l’Empire et la tradition familiale de service de l’État pour s’aventurer à Paris sur de nouveaux chemins d’engagement pour la patrie. Mais ayant atteint la quarantaine, sa vie prit une nouvelle tournure, moins radicale, mais aussi décisive pour ses conceptions politiques et son parcours de Jeune Turc. Le début d’une nouvelle vision du monde Le changement dans la politique d’Ahmed Rıza ne se rapportait pas à la figure du sultan qu’il continua à décrire comme l’obstacle principal au développement de l’Empire ottoman, ni à sa conception de la politique jeune-turque à suivre, qui récusa toujours catégoriquement le recours à la violence ou l’intervention étrangère. Ce changement se manifesta par rapport à l’idée que les pays occidentaux en tant que représentants du stade le plus élevé du progrès avaient intérêt à voir l’Empire ottoman progresser. C’est précisément cette idée — qui l’avait motivé à chercher à s’imposer dans le débat politique français comme européen, qu’il commença à mettre en doute d’une façon systématique. À la suite de ce changement, ses interventions au sein du débat politique français et européen prirent un sens différent. Désormais, il ne s’agissait plus d’exposer le programme de la Jeune Turquie dans des pays dont la 2
Ahmed Rıza : « L’Orient à l’Exposition », série d’articles, Mechveret, nos 100 à 106.
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bienveillance envers l’Empire ottoman était douteuse. Il s’agissait surtout de dénoncer. L’exemple du Congrès universel de la Paix de 1900 Nous constatons l’évolution d’Ahmed Rıza en comparant ses prises de positions publiques de l’année 1899 avec sa participation à différents congrès qui eurent lieu à Paris en marge de l’Exposition universelle en 1900. Entre l’affaire de sa prétendue expulsion de France et sa participation à la conférence interparlementaire à Oslo, Ahmed Rıza parvint à être, avec son projet de la Jeune Turquie, au milieu de l’attention publique avec une certaine régularité. Ces expériences des années 1890 l’avaient conforté dans l’idée que l’opinion publique des pays européens avait un intérêt à soutenir son engagement et que, par conséquent, la cause jeuneturque avait sa place dans le combat universel pour la liberté. L’écho de ses activités n’avait pu qu’appuyer cette appréciation. D’une façon systématique, ses interventions avaient donné lieu à de larges manifestations de sympathie à son encontre. Lorsque des voix s’étaient opposées à lui, il lui avait été facile de les attribuer à des adeptes de l’ancien régime. Pour Ahmed Rıza, par la voie universelle tracée par le progrès, il n’y avait pas de contradiction entre ses propres buts et les intérêts des forces libérales des pays européens, et les conférences en avaient fait la démonstration. Or, en regardant son récit sur sa participation aux congrès en 1900, nous constatons que c’est exactement sur ce point qu’il y eut un bouleversement. Après celle de Christiania, Ahmed Rıza assista à la réunion de l’Union interparlementaire à Paris. Dans le Mechveret, il fit ce commentaire : « …[L]’assemblée (…) était animée, cette fois-ci, de dispositions moins libérales ; elle était plus timide, plus molle que l’année passée. (…) L’Union interparlementaire n’a eu le courage d’aborder aucune question générale d’actualité. Et cependant en se refusant à rechercher la cause du mal qu’elle a la prétention de combattre, elle se condamne, elle-même, à l’impuissance. »3
Même si nous concédons qu’il y eut effectivement une différence entre les deux conférences4, le commentaire est révélateur d’un changement d’esprit chez Ahmed Rıza. Son évaluation contraste avec le ton fortement positif de ce qu’il exprimait sur un ton élogieux lors des conférences 3 4
« Les Congrès », Mechveret, n° 105, 1er novembre 1900. Cf. S. E. Cooper : Patriotic Pacifism, p. 175.
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précédentes, dans lesquelles il exprimait ses remerciements que l’on ait accepté son intervention ou que l’on ait prêté oreille à ses sollicitations. La différence par rapport aux années précédentes est encore plus nette lors de sa participation au Congrès universel de la Paix, tenu du 30 septembre au 5 octobre 1900 à Paris. Cette fois-ci, non seulement il ne fut pas acclamé en tant que combattant de la liberté, mais il fit l’objet de sévères critiques sur des sujets qui en étaient venus à revêtir une importance accrue dans sa conception politique et qui sont symptomatiques de ses idées dans les années 1900. Un premier point porta sur la question arménienne5. Durant la crise arménienne de 1895-96, le Congrès universel de la Paix avait présenté un mémorandum aux puissances pour qu’elles interviennent dans l’Empire ottoman afin d’arrêter les massacres6. Cette fois-ci, des participants arméniens présentèrent au Congrès un mémoire qui condamnait l’insécurité dont souffrait les Arméniens de l’Empire ottoman et insistait sur l’article 61 du traité de Berlin prévoyant des réformes dans les six provinces orientales de l’Empire. Une motion proposée par d’autres délégués s’adressait aux puissances signataires du traité et les invitait à recourir au droit d’intervention pour pousser à la réalisation de ces réformes. Quant à Ahmed Rıza, il proposa d’ajouter à la motion un paragraphe, à première vue complémentaire : « Le Congrès exprime le regret que les Grandes Puissances, au lieu de favoriser la réalisation des réformes générales en Turquie sans distinction de race et de religion, aient soutenu et soutiennent encore le régime arbitraire du Sultan, qui est systématiquement opposé à toute amélioration politique et sociale, et qui est la véritable cause du désarroi gouvernemental et des malheurs qui accablent les Musulmans aussi bien que les Chrétiens. »7
Ce paragraphe se distinguait en deux points cruciaux du sens général de la motion. Tout d’abord, il visait à déstabiliser l’idée principale, celle d’introduire des réformes spécifiques pour protéger la population arménienne, objet d’une violence continue. Effectivement, dans son discours, Ahmed Rıza avançait que, le despotisme hamidien étant la seule raison de la violence à l’encontre des Arméniens, les réformes qui pourraient améliorer la condition des Arméniens devraient se rapporter à l’ensemble 5 Voir Bureau International de la Paix : Bulletin officiel du IXe Congrès Universel de la Paix tenu à Paris du 30 septembre au 5 octobre 1900. Berne : Imp. Büchler, 1901, p. 94-99 ; « Les Congrès », Mechveret, n° 105, 1er novembre 1900. 6 S. E. Cooper : Patriotic Pacifism, p. 163, 174. 7 Bulletin officiel IX, p. 96.
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de la population, étant donné que tous les peuples de l’Empire étaient victimes de ce même despotisme. Une politique de soutien aux seuls Arméniens offusquerait les sentiments des autres peuples ottomans et exacerberait les animosités ethniques et religieuses, créant le désordre au sein de la société et menaçant ainsi la paix universelle. Surtout, il tint un propos qui ne pouvait que choquer les participants arméniens lorsqu’il soutint que le terme « Arménie n’a[vait] aucun sens en politique », puisque la population arménienne était disséminée sur l’ensemble du territoire ottoman, ce qui sous-entendait que le projet d’une réforme locale dans les provinces prétendument arméniennes était sans objet8. Les participants arméniens montèrent au créneau pour dénoncer ses propos et insister sur la condition particulière d’une population systématiquement en proie aux violences. Archag Tchobanian, que Rıza avait invité à parler trois ans auparavant à l’occasion du vingtième anniversaire de la constitution ottomane, dit qu’il avait perdu son estime pour lui. D’autres participants s’opposèrent à sa proposition sous prétexte que l’appel à l’introduction de réformes générales représentait une ingérence dans les affaires intérieures d’un État souverain et qu’il ne se référait pas au droit international. Le deuxième point se rapportait à l’évaluation des grandes puissances. Le congrès avait déjà émis des condamnations concernant l’impérialisme des pays européens. Mais la motion proposée par Ahmed Rıza incriminait la politique générale des grandes puissances vis-à-vis de l’Empire ottoman, et cela non pas pour son manque d’engagement dans la question arménienne, mais pour sa complicité avec le régime despotique hamidien, et, sous-entendu, pour son manque de soutien à la cause jeune-turque. Ahmed Rıza vota la motion originelle, celle présentée par des participants arméniens, qui fut adoptée à l’unanimité. Sa propre motion fut repoussée par une forte majorité. Lors du vote, il dit avoir été sifflé9. Les jours suivants, il provoqua encore un vif débat de plusieurs heures, quand il s’exprima vigoureusement contre les écoles chrétiennes dans les colonies européennes, faisant valoir que seules des « écoles laïques » seraient capables de préparer le développement des indigènes10. Décidément, par rapport à ses prises de positions publiques des années précédentes, le climat avait changé. L’acclamation avait laissé place à la critique de ses 8
Ibid., p. 96-97. « Les Congrès », Mechveret, n° 105, 1er novembre 1900. 10 Bulletin officiel IX, p. 111. 9
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positions, dans lesquelles s’exprimait une mise en cause plus générale de la politique des pays européens. Nature et limites du soutien libéral aux Jeunes Turcs Il faut dire qu’Ahmed Rıza était resté relativement muet dans les affaires précédemment citées. Ce sont ceux qui le soutenaient qui avaient pris la parole pour le défendre contre des mesures décidées par les autorités gouvernementales sous la pression du palais de Yıldız. Cependant, à regarder les années 1900, nous constatons que les manifestations de solidarité à l’égard d’Ahmed Rıza se firent bien plus rares et que d’anciens soutiens dans la vie publique française se détournèrent de lui. Comment expliquer ce changement ? Pourtant, les problèmes auxquels se trouva confronté Ahmed Rıza dans les années 1900 n’étaient pas nouveaux. Nous l’avons dit, la nature des soutiens apportés à Rıza était ambiguë et comportait une tension tout au long des années 1890. Cette tension finit par éclater et par provoquer, dès 1900, un changement dans sa politique d’intervention dans l’espace public et, en conséquence, un changement de l’opinion publique à son endroit. Pour comprendre la différence entre avant et après 1900, il importe de revenir sur la nature du soutien dont profitait Ahmed Rıza au cours des premières années de son engagement jeune-turc. Le premier point est que l’intérêt que l’opinion publique des pays européens manifestait aux Jeunes Turcs dépendait étroitement de l’attention générale qu’elle portait à l’égard de la situation de l’Empire ottoman. Nous l’avons déjà noté, Ahmed Rıza put réaliser sa percée en France à une époque où la Question d’Orient se trouvait au centre de l’intérêt public. Avec sa partition en vue, il est évident que l’Empire ottoman devenait la question internationale principale du milieu des années 1890. L’intérêt pour les Jeunes Turcs et les Arméniens s’était construit sur la base de cette attention. Or, avec l’entrée en scène de deux nouvelles puissances impérialistes, le Japon et les États-Unis, le centre de gravité de l’impérialisme se déplaça vers l’Extrême-Orient. À partir de l’occupation de Qingdao en Chine par les Allemands à la fin de 1897, les grandes puissances rivalisèrent pour s’emparer de positions permettant l’extension de leur empire ou, tout au moins, de leur sphère d’influence11. 11 E. Hobsbawm : Age of Empire, p. 317-319 ; Wolfgang J. Mommsen : Bürgerstolz und Weltmachtstreben. Deutschland unter Wilhelm II. 1890 bis 1918. Berlin : Propyläen, 1995, p. 295, 302-304.
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Cette évolution impliqua un désengagement relatif vis-à-vis de l’Empire ottoman, un fait à double tranchant pour Ahmed Rıza. D’abord, ce désengagement permit la consolidation de l’État ottoman sur la scène internationale. L’Empire n’était plus menacé d’intervention et la pression concernant l’introduction des réformes arméniennes diminua considérablement. D’autre part, ce changement de centre de gravité provoqua une certaine désaffection de l’opinion publique à l’égard de la situation ottomane, et, par conséquent, à l’égard des mouvements politiques ottomans. Les premiers acteurs de la vie politique ottomane affectés par ce changement furent les Arméniens. La question arménienne n’attira plus l’attention comme au cours des années 1894–189612. Le constat est net : le grand mouvement d’arménophilie qui avait précédé la mobilisation des intellectuels en faveur de Dreyfus n’aboutit pas. Certes, la situation des Arméniens faisait toujours appel à la conscience de milliers d’Européens. Des conférences se succédèrent, des publications continuèrent à paraître sur la question, et à la fin de 1900 on assiste au lancement — peut-être sur le modèle du Mechveret ? — du bimensuel Pro Armenia, édité par le parti Dachnaktsoutioun et le dreyfusard Pierre Quillard, avec qui Rıza était en relation depuis 189613. Les militants arméniens ne cessèrent pas leurs efforts pour tisser des liens avec des organisations politiques et s’imposer dans le débat politique international14. Mais malgré tout, le sort des Arméniens n’occupait plus la même importance dans la culture politique européenne15. Ce changement confronta Ahmed Rıza à une situation paradoxale dans sa quête du soutien de l’opinion publique des pays européens. D’abord, à considérer les prises de parole en sa faveur, nous constatons que, pour la plupart, elles s’étaient inscrites dans la suite de l’engagement pour la 12
Cf. L. Nalbandian : Armenian Revolutionary Movement, p. 176-178. Agnès Vahramian : « De l’Affaire Dreyfus au mouvement arménophile : Pierre Quillard et Pro Armenia », Revue d’Histoire de la Shoah, 177-178 (janvier-août 2003), p. 335355. 14 La Deuxième Internationale, p. ex., soutenait fortement les revendications arméniennes, et publia en 1901 le Manifeste contre les massacres de la population arménienne en Turquie. Voir « La résolution », Pro Armenia, n° 2/1, 25 novembre 1901. En 1907, le Dachnaktsoutioun adhéra à l’Internationale Socialiste. Généralement sur la question voir Georges Haupt/Madeleine Rebérioux (dir.) : La Deuxième Internationale et l’Orient. Paris : Cujas, 1967. 15 On peut voir les efforts d’institutionnalisation de la part des Arméniens, comme, p. ex., le lancement du Pro Armenia, comme une réponse à cet échec qui poussa à chercher des nouvelles formes d’efficacité politique. 13
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cause arménienne ; sans l’avènement du mouvement arménophile, le soutien dont il jouissait n’aurait pas été possible. Ce n’est pas un hasard si les protagonistes de la lutte pour l’amélioration de la condition arménienne, comme Clemenceau, Quillard, Vandervelde, van Kol, se rangeaient parmi les supporteurs de Rıza. Devant la tragédie arménienne, des intellectuels concouraient à apporter leur aide au Jeune Turc qu’ils identifiaient comme une victime lui aussi du sultan Abdülhamid, responsable des massacres, et comme un défenseur des droits des Arméniens dans l’Empire16. Effectivement, il y a peu de témoignages le concernant qui ne faisaient pas mention du fait qu’il s’engageait pour ses concitoyens arméniens. Les propos forts de Vandervelde à la Chambre des représentants belge pour la défense à la fois d’Ahmed Rıza, des Arméniens et de l’idéal de justice mondiale, montraient le chemin que l’engagement jeune-turc aurait pu prendre sous l’égide de l’internationalisme socialiste. Rıza lui-même exprimait parfois ses sympathies pour les socialistes et soulignait qu’il partageait avec eux la même analyse du colonialisme occidental17. Mais une politique qui aurait pris la nature contradictoire des sociétés bourgeoises comme base d’une analyse du monde moderne, lui était impossible. De fait, il existait une divergence de fond entre l’orientation du mouvement politique arménien et de ses soutiens européens, et l’objectif politique d’Ahmed Rıza. L’option d’une réforme spéciale dans les provinces orientales sous la pression des puissances ne pouvait s’accorder avec le projet de réforme centraliste d’Ahmed Rıza. Pour lui, l’idée d’une réforme circonscrite à ces seules provinces constituait une atteinte à l’intégrité de l’Empire ottoman. Rıza ne pouvait obtenir un soutien public que s’il taisait ses conceptions centralistes. Il avait estimé pouvoir convaincre que seule une réforme générale pourrait améliorer la condition arménienne et que, par conséquent, l’arménophilie devait évoluer vers un mouvement d’opinion plus large dont ses propres conceptions politiques seraient l’objet. Mais au fil des ans, il apparut clairement que la solidarité avec les Arméniens primait sur la solidarité que Rıza pouvait espérer avoir pour sa propre cause. Dans ce contexte, toute prise de la parole pour faire 16
Cf. E. Khayadjian : Archag Tchobanian, p. 151-152. Il dit p. ex. que les participants du congrès de la Deuxième Internationale en 1900 auraient bien approuvé sa condamnation de la politique des grandes puissances dans les colonies, position qui n’était pas partagé par les participants du Congrès universel de la Paix. « Les Congrès », Mechveret, n° 105, 1er novembre 1900. Cf. Ş. Mardin : Jön Türklerin Siyasî Fikirleri, p. 207. 17
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valoir ses positions risquait de déranger l’équilibre sur lequel se construisait la solidarité de l’opinion publique. Un autre aspect avait marqué dès 1896 l’ambiguïté de ce soutien et contribuait, en partie, à la préférence que les intellectuels français apportaient aux Arméniens. Leur soutien dépendait du discours dominant sur l’islam et l’Orient, un discours qui stigmatisait les Turcs et les musulmans comme une catégorie inférieure de l’humanité et leur niait la capacité de progrès. Dès ses premiers écrits français, Ahmed Rıza avait précisément combattu cette idée. Il fut ainsi confronté à un paradoxe : la sympathie de l’opinion publique des pays européens à son endroit s’était construite sur l’idée qu’il représentait une exception. La manifestation de solidarité en sa faveur était fondée sur son caractère d’exception, en tant que Turc maîtrisant à la perfection l’étiquette et la culture française, en tant que musulman devenu positiviste, en tant qu’homme éclairé issu d’un peuple ignorant et étranger à la possibilité de progrès. Du fait de la nature même du soutien exprimé à son encontre, ses efforts pour combattre les idées prévalentes sur l’islam par ses publications et ses interventions, et son désir de présenter l’islam comme une religion disposée au progrès se trouvèrent réduits à néant. Le soutien au nom des valeurs universelles de justice et de liberté qu’il réclamait dépendait de son statut d’exception à travers lequel la perception dominante de l’Empire ottoman et de l’islam était réitérée. Au tournant du siècle, l’échauffement des opinions publiques vis-à-vis de la question de l’expansion conçue comme un impératif illimité, et le fait que la réalité coloniale reposant sur le recours systématique à la violence et rythmée par des massacres à grande échelle bafouait la lutte pour les valeurs démocratiques en Europe18, créait une atmosphère qui n’était pas prête à atténuer la pensée raciste. Par conséquent, le jugement de l’opinion publique sur Ahmed Rıza et plus largement sur les Jeunes Turcs ne risquait pas de s’adoucir. Il faut dire que les Arméniens eux-mêmes n’échappaient pas aux idées racistes de l’époque de l’impérialisme : sur l’échelle mondiale de la hiérarchie raciale, ils étaient, la plupart du temps, classés parmi les peuples ou les races de l’Orient 19. 18
H. Arendt : Origins of Totalitarianism, p. 132-139. Pour le cas de l’Allemagne, où la dimension raciste fut la plus prononcée, voir Hilmar Kaiser : Imperialism, Racism, and Development Theories. The Construction of a Dominant Paradigm on Ottoman Armenians. Ann Arbor : Gomidas Institute, 1997. Pour la Grande-Bretagne voir Jo Laycock : Imagining Armenia. Orientalism, Ambiguity and Intervention. Manchester : Manchester University Press, 2009. 19
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Cependant, en tant que peuple chrétien, martyrisé par les musulmans, ils étaient plus facilement l’objet de la compassion de l’opinion publique. Pour l’Europe, il s’agissait aussi d’un moyen de s’acheter une bonne conscience à une époque où les Européens massacraient des populations entières dans le monde. En dépit des valeurs de justice et de liberté qui motivaient essentiellement l’engagement en faveur des Arméniens, et en dépit aussi du fait que plusieurs protagonistes de cet engagement se rangeaient parmi les défenseurs les plus ardents de la laïcité, l’aspect religieux était indéniable dans la constitution de l’arménophilie. Ce contexte avait un impact crucial sur la pensée d’Ahmed Rıza et sur sa volonté d’être présent dans les débats intellectuels et politiques des pays européens. Le fait que l’opinion publique refusait d’apporter aux Jeunes Turcs le même intérêt qu’aux Arméniens créait chez lui l’idée que le sentiment religieux définissait la politique européenne et que, d’autre part, la perception de la condition ottomane se faisait à travers le prisme de l’islam, identifiant l’origine du malheur du pays non pas dans le despotisme hamidien mais dans la culture musulmane : « Les étrangers habitués aux contes des Mille et une nuits, aux récits des meurtres dans les harems et des cavernes d’Ali-Baba, prennent naïvement pour des coutumes orientales les folies d’un sultan monomane. »20 Effectivement, si dans les années 1890 Rıza avait essayé de démontrer, en utilisant la méthodologie positiviste, la disposition théorique et historique de l’Empire ottoman au progrès, il s’agissait désormais d’accuser l’Occident pour sa perception du monde sous l’emprise de la pensée religieuse et pour sa politique qui était plus un obstacle au développement des pays qu’un encouragement21. L’Occident et la Croisade Dès 1900, un discours anti-occidental commença à animer les publications jeunes-turques et Ahmed Rıza en fut le protagoniste le plus important. Certes, les positions qu’il professait dans son journal et lors de ses prises de position publiques n’étaient pas neuves ; nous trouvons les éléments d’une critique dès les premiers écrits du Mechveret, et 20
Ahmed Rıza : « Pour la Justice », Mechveret, n° 99, 1er juin 1900. Gérard Groc écrit à propos de cette nouvelle phase. « [I]l n’y a plus là, la volonté de prouver, ni de convaincre. Il y a surtout celle de dénoncer. » « La presse jeune-turque de la langue française », p. 438. 21
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celle-ci resurgissait chaque fois que les grandes puissances se montraient complaisantes envers le sultan ou prenaient des positions diplomatiques considérées comme étant contraires à l’Empire ottoman22. De même, dès ses premiers écrits, lorsqu’il était directeur de l’instruction publique à Bursa, il accusait déjà les puissances de mener une politique extérieure inspirée du cléricalisme et fondée sur l’action des missionnaires. Toutefois, à partir de 1900, nous constatons un changement qualitatif qui se traduisit par le développement d’un discours anti-occidental systématique, celui-ci étant lié à l’émergence d’un profond doute concernant le rôle que l’Occident devrait jouer dans la réforme de l’Empire. La différence entre sa tournée européenne de 1899 et sa participation au Congrès universel de la Paix en 1900 montre que le changement se produisit en quelques mois. Comment expliquer la rapidité de ce changement ? Cette rapidité révèle en tous les cas que les bases d’une nouvelle approche envers l’Occident étaient déjà jetées. Ce qui en permit l’émergence au bout d’une période très courte, ce fut un événement à résonance globale, un événement qui se rangeait parmi les évènements clés de « l’Âge de l’Empire » : l’expédition punitive alliée contre la rébellion des Boxers (Yihetuan) en Chine. Le temps partagé de l’impérialisme : une lecture de la condition ottomane à la chinoise Pourquoi une rébellion menée par la société traditionaliste xénophobe Yihetuan à l’autre bout du monde devait-elle entrer dans le champ d’intérêt d’Ahmed Rıza ? L’affaire des Boxers semble à première vue bien éloignée de ses préoccupations. Or, les conditions de cette rébellion et de sa répression en firent effectivement un élément déclencheur d’une nouvelle orientation dans sa pensée. L’affaire constitua un véritable choc pour Ahmed Rıza, et plus généralement pour les Jeunes Turcs. Dès juillet 1900, c’est-à-dire dès le début de l’expédition alliée pour combattre l’insurrection chinoise, elle commença à occuper une place centrale dans le Mechveret. Comment évaluer cet intérêt ? Faut-il y voir de la compassion pour les victimes de la politique occidentale ? En fait, Ahmed Rıza ne manifesta pas une compassion particulière pour elles. Plutôt, il projeta la situation de l’Empire ottoman sur l’Extrême-Orient et commença à 22
Voir p. ex. Ahmed Rıza : « Pourquoi l’Europe ne réclame pas le rétablissement de la Constitution en Turquie », Mechveret, n° 21, 15 octobre 1896.
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percevoir, à partir de cette grille de lecture, la véritable situation de l’Empire soumis à la pression des puissances occidentales. Déjà début 1898, quand, avec l’occupation allemande de Qingdao, la Chine devint pour les trois années suivantes l’enjeu principal des rivalités entre les puissances, le Mechveret avait établi un parallèle avec la situation de l’Empire ottoman23. Selon Halil Ganem, ce partage annonçait celui de l’Empire24. Mais la véritable indignation se déclencha en 1900, quand la fureur s’empara de l’Occident une fois que des rebelles Yihetuan — plus connus en Occident sous le nom de Boxers — eurent tué quelques missionnaires européens et ciblé les légations étrangères, symboles de l’impérialisme qui ravageait la société chinoise. Jusqu’alors, les puissances s’étaient battues férocement entre elles pour arracher les meilleures concessions dans le vaste empire chinois et avaient frôlé la confrontation militaire entre elles. Face au « péril jaune », elles retrouvèrent leur union pour frapper les rebelles25. « L’Alliance de huit nations », les six grandes puissances européennes et les deux nouveaux arrivés, les États-Unis et le Japon, déploya des moyens militaires considérables pour une campagne qui, au bout de quelques jours, tourna en une expédition punitive rythmée par des pillages et des massacres à grande échelle. L’idéal universel de civilisation trouva sa négation dans le comportement de pays considérés comme les plus civilisés, ceux-là mêmes qui avaient fait la démonstration de leurs avancées techniques quelques semaines auparavant, à l’Exposition universelle. Le fait que l’action en Chine ait été orchestrée conjointement par les grandes puissances donna à l’événement une portée mondiale qui, de ce fait, prit une place particulière dans la radicalisation de la politique que menaient les pays européens depuis les années 188026. La rébellion des Boxers fut effectivement l’un des événements les plus marquants du tournant du siècle et eut des répercussions à l’échelle globale27. Partout dans le monde, le déroulement des événements en Chine fut suivi de très près et provoqua l’indignation aussitôt que parvinrent les 23
W. J. Mommsen : Bürgerstolz und Weltmachtstreben, p. 310. Halil Ganem : « Les événements en Chine », Mechveret, n° 50, 1er janvier 1898 et idem : « Affaires d’Extrême-Orient », Mechveret, n° 55, 15 avril 1898. Les positions des articles sont reprises et élargies par rapport au contexte africain dans Halil Ganem : « Le partage de l’Afrique », Mechveret, n° 74, 1er avril 1899. 25 Voir E. Hobsbawm : Age of Empire, p. 281. 26 H. Arendt : Origins of Totalitarianism, p. 124, 185 et suivantes. 27 Pour un apercu, voir l’ouvrage collectif Robert A. Bickers/R. G. Tiedemann (dir.) : The Boxers, China, and the World. Lanham : Rowman & Littlefield, 2007. 24
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nouvelles des atrocités commises par les troupes alliées. Cette réaction contrastait avec le peu d’écho qu’avait suscité quarante à cinquante ans plus tôt la répression de la révolte des Taiping, alors que celle-ci constitua probablement l’un des conflits les plus meurtriers de l’histoire — de 20 à 30 millions de morts selon les estimations les plus conservatrices28. Dans le sillage des événements de 1900, la contestation de la politique occidentale commença à s’exprimer à l’échelle globale. Les manifestations de solidarité qui se produisirent spontanément dans différents pays de la périphérie provoquèrent l’inquiétude des consulats des grandes puissances. L’Empire ottoman ne resta pas à l’écart de ce développement. Face à l’écho qu’eut l’affaire, le palais ordonna un contrôle strict de la presse pour éviter que n’éclate la colère de la population29. De ce fait, il revenait à la presse jeune-turque d’assumer l’expression des opinions étouffées par la censure hamidienne. Dès le début de la rébellion des Boxers en juin 1900 avec le siège du quartier des ambassades à Beijing, le Mechveret commença à consacrer des articles aux événements chinois. La rapidité avec laquelle il les couvrit est impressionnante et montre que l’affaire correspondait à une confluence d’idées et de perceptions qui cherchaient une occasion pour s’imposer. Elle souligne aussi la vision globale que nous avons analysée comme un fait épistémologique de la pensée d’Ahmed Rıza. Celui-ci reconnaissait le destin de son propre pays à travers le conflit de Chine. L’expédition punitive engagée par les forces alliées s’inscrivait dans une chaîne d’atrocités coloniales, à la différence que, cette fois-ci, les atrocités se déroulaient dans un État officiellement indépendant. À l’instar de l’empire chinois millénaire, l’Empire ottoman, qui lui aussi avait gardé son indépendance formelle mais se trouvait assailli par les velléités impérialistes, pouvait à tout moment, sous le prétexte d’événements tels que les massacres d’Arméniens cinq ans auparavant, devenir le terrain de l’intervention conjointe des grandes puissances. Les événements en Chine auguraient ainsi un destin qui pouvait s’abattre sur l’Empire ottoman. Deux ans auparavant, l’intellectuel chinois Liang Qichao avait montré dans ses analyses que si l’Empire ottoman, «l’homme malade de 28 Paul A. Kuhn : Rebellion and Its Enemies in Late Imperial China. Militarization and Social Structure, 1796-1864. Cambridge : Harvard University Press, 1970. 29 MAE, NS Turquie 167, 187-188 : Rapport de l’ambassade d’Istanbul aux Affaires étrangères, Péra, 22 juillet 1900. Le rapport fait état des manifestations pro-chinoises à Beyrouth. Pour une situation similaire en Égypte, voir ibid., 202-208 : Rapport du consulat du Caire aux Affaires étrangères, Le Caire, 13 août 1900.
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l’Orient [sic] », n’avait pas encore été partagé par les grandes puissances comme l’avait été la Pologne, c’était lié à l’existence d’un second « homme malade de l’Orient », la Chine30. En 1900, lorsque l’expédition alliée en Chine semblait supposer le partage du second, qu’allait être le sort du premier ? C’est cette réflexion qui poussa Ahmed Rıza à se référer à la Chine. Le temps partagé de l’impérialisme, marqué par la violence brute et le caractère impitoyable de la politique occidentale, menaçait la survie et de la Chine et de l’Empire ottoman. En considérant les événements en Chine, Rıza faisait le rapprochement avec la situation de l’Empire ottoman où, selon lui, la protection des chrétiens par les missionnaires et les représentants diplomatiques des puissances signifiait une atteinte à l’harmonie qui existait au sein de la société entre les différentes communautés. La poursuite de cette politique risquait d’attiser le ressentiment des musulmans et de provoquer des attaques contre les chrétiens, semblables aux incidents qui s’étaient produits en Chine. Dans ses papiers privés, il écrivit : « L’Europe recolte [sic] en Chine ce qu’elle a semé, l’état d’exaspération… »31 En fait, la rébellion des Yihetuan ne donna pas lieu chez Rıza au développement d’une sympathie pour les rebelles chinois, mais à la mise en accusation des Européens. « Les Chinois sont remplis, certes, de ruse et d’astuce ; mais nous parions que les Européens sont capables de les surpasser », nota le Mechveret32. Pour les Jeunes Turcs, les événements de Chine révélaient le vrai visage de l’Occident : loin d’être disposé à appuyer la cause de la civilisation universelle, celui-ci était capable des pires barbaries et la doctrine religieuse régnait en maître dans sa politique vis-à-vis des pays non-occidentaux, le poussant à assumer une position cléricale. Dès le premier article consacré à ce sujet, le Mechveret lança une violente attaque contre les grandes puissances, accusées d’étouffer les aspirations libérales des pays en s’alliant à leurs oppresseurs, aussi bien l’impératrice de la Chine, Cuixi, que le sultan33. Durant toute l’année 1900, le journal, qui deux ans auparavant avait salué la fondation du parti 30 R. E. Karl : Staging the World, p. 39. Karl note bien que l’Empire apparaît, dans la douleur partagée de l’impérialisme européen, comme l’homme malade de l’Asie et non pas de l’Europe, alors que cette dénomination originelle était bien en usage en Chine. 31 Note d’Ahmed Rıza, s.d. [1900]. AN, 17AS/10. 32 XXX : « La question de Chine », Mechveret, n° 103, 1er septembre 1900. L’auteur continue en envoyant une flèche à l’encontre de la faction anglophile du mouvement jeuneturc : « Lisez, pour vous convaincre, les dépêches du Transvaal, du Cap et autres lieux. » 33 Halil Ganem : « Les événements en Chine », Mechveret, n° 101, 1er juillet 1900.
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constitutionaliste de la Jeune Chine34, prit pour cible la brutalité et l’hypocrisie des Européens et la perte de sens moral de la politique européenne : « Il semble qu’il y ait là une classification des chairs humaines comme aux abattoirs, où telles viandes sont estimées fort chères, tandis que d’autres sont considérées comme des rebuts, des déchets. (…) Oh ! Nous connaissons la théorie des races inférieures, mais cette fausse théorie, si on en voulait quand même tenir compte, ne devrait jamais s’appliquer à des faits comme ceux qui nous occupent et où des milliers d’existences humaines sont en jeu. (…) Elle éclate bien votre supériorité dans votre conduite en Orient depuis bien des années ! Qu’y avez-vous fait de noble et de grand ? Où sont les universités que vous avez fondées ? »35
L’événement marqua un doute dans l’orientation intellectuelle d’Ahmed Rıza et des modernistes ottomans avant lui, qui consistait à s’aligner sur l’évolution historique d’un Occident se présentant comme l’évolution universelle de l’humanité. Désormais, l’histoire européenne et française et la condition des sociétés occidentales industrialisées ne représentaient plus la seule référence de la pensée moderniste ottomane. Le monde nonoccidental s’établissait comme un paradigme pouvant donner des indications potentielles d’action et d’analyse, par le fait que la condition de l’Empire ressemblait à celles d’autres pays non-occidentaux, et que ces pays partageaient ainsi un destin commun qui les rapprochait vis-à-vis de la domination occidentale. À la suite de ce traumatisme chinois, s’implanta dans la pensée jeuneturque une profonde déception et une grande méfiance vis-à-vis de l’Occident36. C’est avec optimisme que Rıza avait multiplié ses interventions auprès de l’opinion publique en Europe. À l’occasion du dixième anniversaire du Mechveret, revenant sur cet optimisme des débuts de l’activité jeune-turque selon lequel les intellectuels européens allaient avoir une sympathie naturelle pour la cause jeune-turque, il fit une « confession publique » : « J’ai eu le tort de ne pas étudier suffisamment la psychologie et les mœurs politiques des peuples de l’Occident au milieu desquels j’ai cherché à faire valoir les revendications de notre parti (…). Je ne pouvais pas me figurer 34 « La Jeune Chine », Mechveret, n° 61, 15 août 1898. Il s’agit de la Réforme des Cents Jours sous le règne de l’empereur Guangxu. 35 Halil Ganem : « L’égoïsme de l’Europe », Mechveret, n° 102, 1er août 1900. 36 Ş. Mardin : Jön Türklerin Siyasî Fikirleri, p. 207-208 ; « Continuity and Change in the Ideas of the Young Turks », [1969] Religion, Society, and Modernity in Turkey, p. 168-169.
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que des savants si méticuleux dans le domaine des sciences fussent capables de faire si bon marché de leurs principes et de laisser passer de si prodigieuses erreurs dans le domaine politique. Des libres penseurs émérites étaient encore victimes des préjugés chrétiens, métaphysiques, ethnographiques et révolutionnaires. (…) Je les croyais sincères mais mal informés. (…) C’est donc dans un but d’intérêt général que je me suis permis de leur rappeler (…) cette heureuse formule d’Auguste Comte : « Agir par affection et penser pour agir ». Je fus, dès lors, un adversaire, un homme à jeter dans le panier. (…) Les peuples qui ont donné au monde l’exemple de l’audace et du patriotisme ne souffraient pas qu’un Turc vînt leur dire quelques vérités sur son propre pays et défendre la dignité et les droits de sa nation. »37
Le sentiment de déception jeta les bases d’une réévaluation de l’Occident en termes plus critiques. Cependant, cette déception ne se limitait pas à l’Occident mais plus généralement, elle se rapportait à l’idée du progrès elle-même. Autrement, il n’est pas possible de comprendre ce sentiment de déception qui s’exprima dans le discours jeune-turc et qui eut un rôle crucial dans l’histoire intellectuelle de l’Empire ottoman et de la Turquie. Pour Ahmed Rıza, les pays occidentaux en tant que pays les plus développés devaient avoir un intérêt naturel à aider les autres pays à se développer, et donc aussi à soutenir la cause jeune-turque, et c’était ce rôle qui se trouvait trahi dans la réalité de la politique de ces pays vis-à-vis de l’Empire ottoman et vis-à-vis du reste du monde. La méfiance à l’égard de la politique occidentale provoquée par les événements de Chine jeta ainsi un doute sur l’idée du progrès naturel de l’humanité et sur l’idéal de civilisation, qui constituait la référence de la pensée politique d’Ahmed Rıza. Ainsi il écrivit : « On a beau faire, on a beau parler de civilisation, de progrès et du reste, il manquera à ce siècle qui finit dans le sang et l’abjection un caractère de grandeur. »38 Il est évident que l’évolution d’Ahmed Rıza dans la façon dont, sous l’effet des événements de Chine, il se mit à percevoir l’Occident, changea son jugement politique, et fut le point de départ d’un nouveau développement intellectuel dans sa politique et sa pensée au début du XXe siècle. En effet, cette méfiance vis-à-vis de l’Occident eut un impact direct sur sa pensée nationaliste, sa conception de la souveraineté de l’État ottoman, son idée du rôle de l’islam et sa vision de la réalité multiethnique de 37 « Confession publique », Mechveret, n° 171, 1er janvier 1906. Voir aussi ses réponses à quelques critiques formulées concernant cette confession. « Réponse à quelques critiques », Mechveret, n° 172, 1er février 1906. 38 « La question de Chine », Mechveret, n° 103, 1er septembre 1900.
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l’Empire ottoman. Elle se rapporte aussi à l’émergence d’une conception de l’individu plus figée et plus autoritaire que nous constatons dans ses écrits des années 1900. Pour résumer, le discours anti-occidental était en lien avec une radicalisation générale de ses idées sociales et politiques, de sorte qu’il serait erroné de le considérer uniquement comme un contrediscours visant les perceptions et les politiques des pays européens visà-vis de l’Empire ottoman. Pour comprendre ces évolutions, il importe ainsi de revenir sur le développement du discours anti-occidental et sur la répression du soulèvement des Boxers en 1900. La perception de l’Occident comme entité Le premier point qu’il faut souligner est que l’action conjointe des puissances dans l’expédition contre la rébellion des Yihetuan cristallisa pour Ahmed Rıza l’idée de l’Occident comme une entité homogène. Il avait considéré que cette entité pouvait jouer un rôle positif dans la progression du reste du monde, mais à partir de 1900, l’idée de l’Occident comme un ensemble s’opposant au reste du monde s’enracina chez lui. Pour lui, et les Jeunes Turcs en général, le monde se présentait désormais comme étant marqué par la confrontation entre l’Occident et le reste du monde, et en particulier les pays musulmans. Du reste, l’enthousiasme extraordinaire suscité, quelques années plus tard, par la victoire du Japon sur la Russie s’explique sur fond de cette perception. Des études ont souligné la joie provoquée partout dans le monde, et en particulier dans les colonies et les pays de la périphérie, par la victoire japonaise sur la Russie et l’impact intellectuel de la guerre russo-japonaise dans l’Empire ottoman et au-delà, mais sans mettre ce phénomène global dans le contexte du traumatisme provoqué par la rébellion des Yihetuan en 190039. Et pourtant, c’est en bonne partie en contraste avec les honteux événements de Chine que la prouesse du Japon, premier pays asiatique victorieux d’une grande puissance, put avoir un écho aussi triomphal40. D’une manière générale, cet écho ne fut 39
Voir Renee Worringer : Ottomans Imagining Japan : East, Middle East and NonWestern Modernity at the Turn of the Twentieth Century. Basingstoke : Palgrave, 2014 ; Klaus Kreiser : « Der japanische Sieg über Russland (1905) und sein Echo unter den Muslimen », Welt des Islams, 21/1-4 (1981), p. 209-239. 40 Les Jeunes Turcs établissaient souvent la comparaison entre la Chine et le Japon. Voir « Çin’den İbret Alalım », Şûra-yı Ümmet, n° 28, 29 mai 1903 ; [Ahmed Rıza :] « Aksâ-yı Şark », Şûra-yı Ümmet, n° 46, 2 février 1904 ; [Ahmed Rıza :] « Port Arthur’un
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possible que par ce que s’était déjà fissurée chez les Jeunes Turcs, à la suite de l’affaire des Boxers, l’orientation intellectuelle consistant à considérer l’évolution des pays occidentaux comme un processus universel et normatif. Pour Ahmed Rıza dont les idées sont, sur ce point, parfaitement représentatives de la plupart de Jeunes Turcs, le Japon triompha non seulement sur son concurrent, la Russie, mais plus généralement sur le « monde chrétien » dont « l’arrogance » et l’idéologie raciste se trouvèrent désapprouvés par les faits : « Cette victoire a prouvé, en même temps, au monde chrétien, si arrogant, qu’il n’est pas indispensable à un peuple d’embrasser le christianisme pour acquérir morale, civilisation et aptitude au progrès. »41 Pour Ahmed Rıza, la victoire japonaise démontrait que, contrairement à ce que prétendaient les Occidentaux, le progrès ne dépendait pas de la religion chrétienne et qu’il pouvait se produire chez des peuples situés en bas de l’échelle de la hiérarchie des races établie par les Européens. « La race jaune, dite inférieure, a démontré sa supériorité et son aptitude au progrès. » « Les leçons bien méritées que la dernière guerre a permis aux Japonais de donner aux prétendues races supérieures ont démoli de fond en comble la théorie des races. »42 Désormais, l’Occident allait devoir faire face à une nation asiatique puissante et « civilisée »43. Enfin, la victoire japonaise démontra que le système constitutionnel était le mieux adapté pour qu’un pays se développe et garde son originalité44. Sükûtu », Şûra-yı Ümmet, n° 69, 20 février 1905 ; Ottomanus [Pierre Anméghian] : « Turquie et Japon », Mechveret, n° 149, 15 mars 1904 ; Ahmed Rıza : Asker, p. 4. 41 Crise de l’Orient, p. 123-124. Plus généralement sur la perception d’Ahmed Rıza de la guerre russo-japonaise, voir R. Worringer : Ottomans Imagining Japan, p. 136-140. 42 « La lecon d’une guerre II », Mechveret, n° 173, 1er 1905 ; Crise de l’Orient, p. 123. Voir aussi « La guerre russo-japonaise et l’opinion turque », Mechveret, n° 149, 15 mars 1904 ; [Ahmed Rıza :] « Meyus Olmalı mı? » Şûra-yı Ümmet, n° 62, 24 octobre 1904. Cf. les propos de Pierre Anméghian : « …[Le peuple japonais] était considérée comme une horde de barbares dignes tout au plus d’exciter la curiosité littéraire de quelques écrivains excentriques. (…) [C]e peuple faisait sa trouée à travers le dédain ou la niaise outrecuidance des Puissances occidentales et atteignait le niveau de la civilisation moderne. » Ottomanus : « Turquie et Japon », Mechveret, n° 149, 15 mars 1904. 43 [Ahmed Rıza :] « Port Artur’un Sükûtu », Şûra-yı Ümmet, n° 69, 20 février 1905. 44 « Turquie et Japon », Mechveret, n° 149, 15 mars 1904 ; « Hubb al-watan min al-iman ve Japonya ve Rus Seferi », Şûra-yı Ümmet, n° 52, 1er mai 1904 ; [Ahmed Rıza :] « Liaoyang Muharebesi ve Rus Ordusu », Şûra-yı Ümmet, n° 64, 23 novembre 1904 ; « İstanbul Gazetelerini Okurken », Şûra-yı Ümmet, n° 85, 30 octobre 1905. Les Jeunes Turcs voyaient dans la révolution iranienne de 1906 un effet du constitutionalisme japonais, dont les mérites avaient été démontrés aux nations asiatiques par la victoire sur la Russie. « İran », Şûra-yı Ümmet, n° 104, 30 novembre 1906 ; « Chine et Perse », Mechveret, n° 181, 1er novembre 1906. Cf. N. Sohrabi : « Global Waves, Local Actors », p. 53-56.
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Le régime parlementaire, jusque-là associé uniquement aux pays européens, prouvait qu’il était une valeur universelle et qu’il comportait même un potentiel anti-occidental45. Du reste, l’événement montra quel statut l’Empire ottoman — le « Japon du Moyen-Orient » selon Rıza — aurait pu avoir si le chemin constitutionnel, préconisé par les Jeunes Ottomans et adopté par Midhat Paşa peu après le début de la restauration Meiji, avait été poursuivi, autrement dit, si le sultan Abdülhamid n’avait pas imposé son régime autocratique. Dans la victoire japonaise sur la Russie, l’idée de la confrontation engagée par l’Occident contre le reste du monde atteignit son paroxysme. Son caractère idéologique transparaît dans le fait qu’elle s’établit dans une méconnaissance totale de la réalité géopolitique de l’époque. Ainsi, le fait que le Japon ait participé à l’action conjointe contre les Boxers en 1900 n’empêcha pas le développement d’un discours de confrontation de l’Occident avec le reste du monde. De la même manière, la guerre russojaponaise était présentée dans les termes comme un choc entre l’Occident et le reste du monde, bien qu’il s’agît d’une confrontation on ne peut plus classique entre deux puissances impérialistes, le point de départ étant un différend entre la Russie et le Japon à propos du contrôle sur la Corée et la Mandchourie. Cette façon de voir reposait sur une perception parfaitement immatérielle de l’Occident comme une formation culturelle et non sociale, ce qui empêchait dans les faits de critiquer les dynamiques sous-jacentes à la politique des grandes puissances vis-à-vis de l’Empire et des autres pays de la périphérie46. Pour Ahmed Rıza et les Jeunes Turcs, cette politique s’inscrivait dans une vision plus confuse, celle de la civilisation. À partir de cette idée de civilisation, Rıza développa dès 1900 dans différents articles et brochures les grandes lignes de sa critique de l’Occident. Celle-ci se situait dans le contexte des premiers questionnements du concept du progrès et de la civilisation effectués au tournant du siècle par des sociologues célèbres comme Max Weber et Émile Durkheim47. Mais surtout, 45 En 1902, le Şûra-yı Ümmet avait encore classé le Japon dans une catégorie inférieure des États parce que le système constitutionnel n’y était pas suffissament développé. « Kanûn-u Esâsiye Pek Muhtacız », n° 1er, 10 avril 1902. 46 Cf. S. Hall : « The West and the Rest », p. 185-186. Ahmad Aijaz fait le même constat dans une critique pointue de la méthodologie de l’analyse de l’orientalisme comme discours par Edward Said. In Theory, p. 195 sqq. 47 Cf. L. Sklair : The Sociology of Progress. Il est à ce titre significatif que l’auteur thématise dans le dernier chapitre historique du livre le progrès comme un problème : « Progress as a Contemporary Problem », p. 89-108.
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elle précède les interrogations sur l’idée de civilisation formulées en Europe après la Première Guerre mondiale, dans le sillage notamment du Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler (1918/1922). Il est à ce titre intéressant de constater que le livre de Rıza La Faillite morale de la politique occidentale en Orient, paru en 1922, comporte peu de différences avec ses articles du Mechveret, ou son livre La Crise de l’Orient publié en 1907, dans lesquels Ahmed Rıza employait déjà les mêmes arguments qu’il allait reprendre quinze ans plus tard48. Ce n’est pas par hasard si nous retrouvons déjà chez lui la formule « la faillite morale »49. Par ailleurs, nous pouvons imaginer que Rıza aurait élargi ses idées sur les rapports entre l’Occident et l’Orient, étant donné que La Crise de l’Orient se présentait comme la première partie d’un ouvrage plus approfondi. Toutefois, il existe une différence essentielle entre les écrits d’Ahmed Rıza et les critiques de la civilisation que formulèrent dans l’après-guerre certains penseurs européens. En fait, s’ils partageaient bien des constats, leur point de départ était diamétralement opposé. Spengler et ses successeurs voyaient dans le « déclin de l’Occident » la démonstration de la fausseté de l’idéal sur lequel l’Occident s’était établi, celui du projet des Lumières et du progrès. Ahmed Rıza estimait quant à lui que la situation de crise ne montrait aucunement que ces idéaux étaient faux, mais qu’ils se trouvaient contredits dans les faits par ceux-là même qui étaient censés les porter. En effet, contrairement à la mise en question radicale de la raison et de l’émancipation humaine exprimée par les intellectuels pessimistes européens, la critique de l’Occident présentée par le Jeune Turc mélancolique qu’était Ahmed Rıza apparaît comme une véritable affirmation de ce que l’idée de l’Occident comme projet politique devait représenter. Rationaliser les contradictions : la Croisade et les réalités de l’impérialisme La réévaluation de l’Occident par Ahmed Rıza s’inscrivait ainsi dans un discours l’accusant d’avoir trahi les idéaux des Lumières, discours qui 48 Un autre exemple serait le livre de Halil Halid, The Crescent vs. the Cross, de 1907 qui a recueilli autour de 60 critiques dans la presse de différents pays européens. Cf. C. Aydın : Politics of Anti-Westernism, p. 64 sqq. Ces critiques ne se limitaient pas aux intellectuels des pays musulmans mais étaient également avancées en Extrême-Orient. Pour le discours japonais voir ibid., passim. En Chine des positions très proches de celles d’Ahmed Rıza existaient chez Liang Qichao. Gilbert Metzger : Liang Qichao, China und der Westen nach dem Ersten Weltkrieg. Münster : LIT, 2006. 49 Voir brouillons et notes, s.d. [1907 ?] ; lettre Ahmed Rıza à Émile Corra, Paris, 22 mai 1914 (brouillon). Collection Faruk Ilıkan.
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avait fait son chemin auprès des élites non-occidentales particulièrement depuis les années 188050. Ce changement de perception comporta des limites et ne prit pas des chemins radicaux. La critique de l’Occident s’opérait dans les structures même du discours occidental sur la civilisation, elle reproduisait les modèles d’explication hiérarchisante du monde et se présentait ainsi comme un orientalisme à l’envers. Dans cette veine, Rıza confrontait l’idée du fanatisme musulman, mise en avant dans le discours des grandes puissances pour caractériser la nature des pays musulmans, à celle du fanatisme chrétien. Pour lui, la politique occidentale était marquée par l’emprise de l’Église sur la politique, conduisant à une confusion des « considérations politiques avec des considérations religieuses »51. C’était la survivance dans le monde contemporain d’une doctrine ancestrale qui empoisonnait une politique occidentale loin d’être affranchie « des conceptions théologico-métaphysiques »52. Peu de sujets occupaient autant Ahmed Rıza que les activités des missionnaires. Dans ses archives, les notes sur les missionnaires se comptent par centaines, et dans le Mechveret des années 1900, presque chaque numéro aborde la question. Pour lui, les missionnaires représentaient les agents destructeurs de l’Empire. Ils y développaient des influences néfastes par le biais de leurs écoles qui empoisonnaient les populations locales avec des idées théologiques, opposées à l’esprit de l’Occident et à celui du progrès universel53. Ils offraient des gages spécifiques à une partie de la population, ce qui devait forcément exaspérer le reste54. En somme, poussés par le zèle des temps passés à répandre la foi chrétienne, les missionnaires déstabilisaient l’ordre des sociétés, alors que l’humanité devait se diriger vers l’étape scientifique de son évolution. En conséquence, ce n’étaient pas la morale et les valeurs des Lumières qui définissaient le comportement de l’Occident, mais le fanatisme religieux, qui se manifestait par une croisade contre les pays musulmans. « On croyait autrefois que la France avait encore une mission civilisatrice en Orient. On commence à ne plus voir en elle que la digne descendante 50
C. Aydın : Politics of Anti-Westernism, p. 39-45. « Influences religieuses », Mechveret, n° 147, 1er janvier 1904. 52 Faillite morale, p. 6. 53 « Religion ou politique », Mechveret, n° 175, 1er mai 1906 ; « Şundan Bundan », n° 67, 7 janvier 1905. 54 « Aux chrétiens de Turquie », Mechveret, n° 152, 1er juin 1904 ; « Grecs, Bulgares et l’Europe », Mechveret, n° 166, 1er août 1905 ; [Ahmed Rıza :] « Yaralarımız », Şûra-yı Ümmet, n° 2, 23 avril 1902. 51
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des Croisés, l’élément destructeur de l’islam »55. Rıza, qui avait été capable de trouver les mots les plus positifs à l’encontre de la France, nota : « Pour le Turc la France est faite à l’image des missionnaires. »56 Bien évidemment, ces positions développées dans le Mechveret étaient en rapport avec le débat sur le cléricalisme et la séparation de l’État et de l’Église qui faisait rage dans la République française. Ahmed Rıza soulignait cette contradiction dans la politique de la France qui était entrée dans un processus de laïcisation dans les affaires intérieures tout en continuant à recourir à une doctrine religieuse et à une tradition cléricale dans sa politique extérieure57. Rıza touchait là à des points sensibles, car la politique coloniale suivie par la République française faisait en effet l’objet de grands débats. De fait, la politique d’expansion et la politique coloniale de la France au XIXe siècle se fondaient en grande partie sur les activités des missions catholiques, bien plus que dans tout autre pays impérialiste. Paris jouait habilement la carte du protectorat sur les catholiques d’Orient, accordé par les capitulations avec l’Empire ottoman de 1581, qu’elle avait réussi à élargir à l’ensemble des pays d’Asie pour en faire un moyen puissant de sa politique d’influence. Bien entendu, cela créait des conflits avec l’orientation anticléricale prise depuis l’établissement de la IIIe République, en particulier à partir des années 1880. De même, cet état de fait était difficilement conciliable avec la doctrine de la « mission civilisatrice » de la France, conçue comme un projet dans la suite de la Révolution française, qui s’exprimait en des termes séculiers établissant la civilisation comme un idéal dépourvu de références religieuses. Vers la fin du siècle, le rôle des missionnaires se trouvait de plus en plus contesté par une partie de l’opinion publique française, qui demandait que la mission civilisatrice de la France dans le monde s’exerçât sous la bannière de la République et non sous celle de l’Église58. Mais, malgré ce malaise, la politique d’expansion de la France dépendait trop du réseau 55
« Mouvement panislamique », Mechveret, n° 148, 1er février 1904. Note d’Ahmed Rıza, s.d. [1900]. AN, 17AS/10. 57 Ahmed Rıza : « Information partielle », Mechveret, n° 130, 15 juin 1902 ; idem : « Religion ou politique », Mechveret, n° 175, 1er mai 1906. 58 Ce fut le cas d’Ernest Constans, ambassadeur français d’Istanbul de 1898 jusqu’à la première année de la Seconde Période constitutionnelle. Bruce Fulton : « France’s Extraordinary Ambassador : Ernest Constans and the Ottoman Empire, 1898-1909 », French Historical Studies, 23/4 (octobre 2000), p. 683-706. Mais de fait, il se trouvait obligé d’avoir recours aux pratiques liées à l’exercice du protectorat français sur les catholiques, ce qui lui valut la critique des Jeunes Turcs. « Le nouvel ambassadeur de la République à 56
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des missionnaires sans lequel le fonctionnement de l’empire français n’aurait, simplement, pas pu être garanti59. Confronté à la réalité des rapports de pouvoir, l’idéal séculier bourgeois touchait à ses limites. Ahmed Rıza se référait à cette réalité impériale française, lorsqu’il incriminait la France comme principale puissance impérialiste s’appuyant sur l’œuvre des missions chrétiennes60, et aussi comme la première représentante de l’Occident à poursuivre dans sa politique extérieure le cléricalisme dont elle essayait de se débarrasser dans sa politique intérieure. C’est à travers ce prisme qu’il percevait le débat sur la laïcité dans la société française. Le Mechveret faisait souvent référence à ce débat qui passionnait l’opinion publique. Mais Rıza en avait une lecture très biaisée : il le lisait, d’une certaine façon, de l’extérieur, en s’arrêtant sur la contradiction à l’œuvre dans la politique de la France dans le monde, centrée sur l’idéal de la mission civilisatrice mais s’appuyant dans les faits sur la religion. Cette fixation sur le cléricalisme dont faisait preuve la France dans sa politique extérieure empêcha Rıza de se réjouir de la loi de la séparation de l’Église et de l’État. Le numéro du Mechveret qui suivit la décision historique de décembre 1905 n’en fait pas état, alors que nous savons par ailleurs que Rıza avait suivi les débats autour de cette loi61. De fait, Rıza avait déjà forgé sa vision bien avant son adoption : la France devait abandonner sa politique cléricale envers l’Orient et mettre fin à son protectorat sur les catholiques qui lui servait de prétexte à la mise en place de cette politique néfaste pour la société ottomane. Étant donné que l’État et l’Église étaient séparés, le protectorat français sur les catholiques d’Orient n’avait plus lieu d’être. Par ailleurs, dans la mesure où elle revendiquait d’avoir séparé État et Église, la Constantinople », Mechveret, n° 70, 1er novembre 1899 ; Ahmed Rıza : « L’Allemagne et la France en Orient », Mechveret, n° 163, 1er mai 1905. 59 Voir à ce sujet l’excellente étude de J. P. Daughton sur les rapports ambigus entre l’État et les missions catholiques dans la politique coloniale de la France. « Thus, from the 1880s to the First World War, the daily operation of the so-called republican civilizing mission in the French empire was regularly carried out by the republic’s sworn “enemies” — Catholic religious workers — many of whom not only had serious reservations about colonialism but also were openly hostile to republicanism. » An Empire Divided. Religion, Republicanism, and the Making of French Colonialism, 1880-1914. Oxford/New York : Oxford University Press, 2006, p. 6. 60 Deux tiers des missionnaires actifs dans le monde à la fin du XIXe siècle étaient des Français. Ibid., p. 11. 61 Des coupures de journaux et des notes en attestent (AN, 17AS/10). Par ailleurs, c’est dans ce numéro en question qu’il fit ses « confessions », reconaissant s’être trompé concernant l’Europe. « Confession publique », Mechveret, n° 171, 1er janvier 1906.
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France ne devait plus chercher à intervenir dans les affaires religieuses des pays étrangers62. En dénonçant constamment le cléricalisme dans la politique extérieure, Ahmed Rıza confrontait la France laïque à ses propres contradictions. Dans la pensée de Rıza, l’importance que revêt le concept de croisade se présente dans la lignée de ces considérations. Du reste, au tournant du siècle, c’était un des éléments clés du débat intellectuel musulman63. Il importe de souligner qu’il ne s’agissait pas d’une simple métaphore pour décrire l’impérialisme européen. En effet, pour Ahmed Rıza, la « croisade » ressort comme un véritable concept permettant de percevoir la réalité du monde. Souvent écrit avec une majuscule dans ses textes en français, la « Croisade » apparaît systématiquement aussi bien dans ses écrits politiques que dans sa correspondance privée. Loin d’être un simple élément de propagande, le mot lui servait de clé pour analyser les rapports entre l’Occident et l’Empire ottoman et les placer dans une continuité historique remontant jusqu’au Moyen Âge. La Faillite morale de 1922 en est l’exemple le plus marquant — un ouvrage qui au-delà de la conjoncture politique représentait à l’époque l’une des études les plus érudites sur les croisades. Annoncé comme le premier tome d’une série de trois volumes sur l’histoire des relations entre l’Europe et les pays musulmans64, ce livre avait pour but explicite de montrer, à travers le fil conducteur des croisades, l’origine de la politique contemporaine de l’Occident et de son hostilité envers l’islam. Le concept de croisade constituait ainsi une forme de pensée idéologique avec des implications concrètes pour la perception de la réalité de l’impérialisme. Pour Ahmed Rıza, l’expansion de l’Europe ne se ramenait pas à un processus historique issu des contradictions des temps modernes. Le concept de croisade lui permettait de rationaliser la politique impérialiste comme la manifestation d’une pensée médiévale et de décrire l’impérialisme comme un atavisme. La politique occidentale vis-à-vis de l’Empire apparaissait non dans une logique d’expansion de l’Europe, mais comme une trahison des valeurs fondamentales de l’Europe. La base de sa critique évoluait autour d’un discours sur la déviation, une déviation de la voie tracée par les Lumières à la suite des actions des 62 « Le protectorat catholique », Mechveret, n° 172, 1er février 1906. Voir aussi « Laïcisation du protectorat », Mechveret, n° 158, 1er décembre 1904. 63 Cf. C. Aydın : Politics of Anti-Westernism, p. 64-65 ; S. T. Wasti : « Halil Halid. Anti-Imperialist Muslim Intellectual. » 64 Faillite morale, p. 37.
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grandes puissances dans les pays non-occidentaux. Même si le concept de croisade portait nécessairement une référence islamique, limitant la portée de la critique de l’Occident, il n’était pas formulé au nom d’un particularisme. Rıza plaçait son approche critique non pas dans le contexte des courants de pensée ottomans et islamiques, mais dans la tradition de la pensée occidentale elle-même : « Lorsqu’une pensée de révolte m’anime contre l’Europe, j’ai conscience de demeurer dans la tradition de ses penseurs. »65 Reposant entièrement sur la reprise des discours occidentaux, le reproche qu’il faisait aux Européens était qu’ils propageaient les idées de l’Évangile et non celles des Lumières66. Il est à ce titre significatif qu’Ahmed Rıza ne se soit jamais exprimé contre le projet de colonisation en soi ni même contre l’influence des pays européens dans l’Empire ottoman67. Sa critique tournait autour de l’idée que la réalité de l’impérialisme était contraire au rôle que les pays occidentaux devaient assumer en tant que premiers représentants du progrès universel. Cette grille de lecture ne permettait pas à Rıza de formuler une critique effective de la politique occidentale, lorsqu’il s’agissait des relations économiques entre l’Europe et l’Empire ottoman. Sa critique évoluait au sein de la logique du libéralisme politique et n’allait pas au-delà d’une dénonciation de la politique « intéressée » et « égoïste » de l’Occident qui se présentait comme un prolongement des croisades. Pourtant, dans plusieurs de ses écrits, Ahmed Rıza montrait une certaine intuition en ce qui concerne l’importance des rapports économiques inégaux ; il lui arrivait ainsi d’écrire : « [l]’Église est une vaste exploitation commerciale »68, ou encore : « Des attaques qui se faisaient contre nous au Moyen Âge furent des déclarations de guerre contre l’islam. Aujourd’hui il existe toujours l’intention de détruire les gouvernements islamiques et de casser le pouvoir du califat, mais les raisons principales des guerres sont la concurrence commerciale et économique. »69
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Ibid., p. 15. « Contre l’islam », Mechveret, n° 162, 1er avril 1905. 67 Notons que ses deux soutiens socialistes d’envergure, Henri van Kol et Émile Vandervelde, s’engageaient en faveur du colonialisme européen et exigeaient de lui donner un visage plus humain. 68 Note d’Ahmed Rıza, s.d. [1900]. AN, 17AS/10. 69 « Bize kurun-i vasatide edilen hücumların ekseriyesi İslâmiyete karşı bir ilân-ı harb idi. Bu gün yine İslâm hükûmetlerini ezmek, hilâfetin kuvvetini kırmak garaz-ı baki olmakla beraber[,] muharebelerin başlıca esbabı rekabet-i ticariye ve iktisadiyedir. » Asker, p. 47. 66
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On retrouve de tels positionnements en particulier à partir de 1900, en lien avec l’émergence d’une méfiance vis-à-vis de l’Occident, mais aussi comme signe de la volonté d’expliquer la réalité économique et géopolitique de l’avant-guerre, au cours duquel le mot « impérialisme » fut défini70. Pour autant, Rıza n’en entreprit pas l’analyse, de sorte que ses élaborations restèrent toujours limitées. Il s’inscrivait ainsi dans la tradition de l’élite ottomane qui considérait que la dépendance économique vis-à-vis de l’Europe n’était pas contraire aux intérêts de l’Empire ottoman et que des rapports économiques accrus développeraient l’interdépendance des États, permettant à l’Empire d’acquérir un statut plus solide sur la scène internationale, un objectif qui devait passer nécessairement par l’intégration et non pas par l’isolation71. Il est donc significatif que Rıza ait pu sérieusement parler d’une situation économique « assez satisfaisante » de l’Empire ottoman avant la banqueroute de 187572. Au final, il s’inscrivait dans la tradition libérale bourgeoise qui considérait le marché comme un espace de liberté et lui attribuait un potentiel d’émancipation. Prisonnier de cette perception idéologique, il lui était impossible de comprendre la nature concrète des rapports d’échanges, de sorte que leur caractère inégal apparaissait comme un problème externe à leur fonctionnement théorique73. Quand Ahmed Rıza évoquait des problèmes économiques précis, il ne visait pas les rapports économiques eux-mêmes, mais deux problèmes plus généraux qu’il comptait exprimer à travers elle. D’abord, le caractère injuste et corrompu de rapports économiques inégaux, un point sans doute inspiré de la pensée économique positiviste74. Ensuite, le fait que ces problèmes portaient atteinte au pouvoir de l’État ottoman. Chez Rıza, la souveraineté de l’État ottoman ne s’exprimait pas en termes économiques. 70 Cf. Dieter Groh et al. : « Imperialismus », Geschichtliche Grundbegriffe, vol. 3, p. 171-236. 71 Cf. E. D. Akarlı : The Problems of External Pressures, p. 16-19. 72 « Où passent les revenus de l’État ? » Mechveret, n° 17, 15 août 1896. 73 Cf. Samir Amin : L’accumulation à l’échelle mondiale. Paris : Anthropos, 1976 (1970), vol. 1, p. 172-174 ; E. Hobsbawm : Industry and Empire, p. 134 sqq. 74 La pensée économique d’Auguste Comte, bien marginale par rapport à celle de son prédécesseur Saint-Simon, évoluait au sein de la même logique libérale. La critique des positivistes de l’économie politique se résumait ainsi à la dénonciation du caractère injuste des rapports d’exploitation. Contre cette injustice, ils proposaient de développer l’instinct naturel d’altruisme. Cf. M. Pickering : Auguste Comte III, p. 205-207. Le meilleur exemple de la pensée économique positiviste se trouve dans un livre de Pierre Laffitte qui, insiste plus que Comte, sur le rôle de l’État dans le maintien d’une économie morale. Le positivisme et l’économie politique. Paris, 1876.
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Jamais il ne développa une vision plus large d’économie nationale. En ce sens, l’anti-impérialisme d’Ahmed Rıza ne s’exprimait pas comme une critique économique. En déplorant que « dans la Banque Ottomane, uniquement le nom [soit] ottoman »75, Rıza ne s’interrogeait pas sur l’implication économique du caractère quasi-colonial de la banque d’État, mais insistait sur la nécessité d’avoir un organisme au service d’un gouvernement ottoman fort. Quand il critiquait les travaux publics entrepris sous concession étrangère comme des travaux « presque tous nuisibles aux intérêts économiques et sociaux du pays, et dont les syndicats financiers seuls tirent profit », il s’agissait pour lui de critiquer l’égoïsme des concessionnaires qui se mettaient d’accord avec le sultan despote76. Dans son incapacité à développer une analyse économique, même des mesures qui allaient dans le sens de la souveraineté économique de l’Empire, étaient perçues par lui en termes moraux. Par exemple, l’idée de boycott des marchandises européennes qui semble avoir fait son chemin dans la pensée politique de l’élite ottomane au cours des années 1900 et qui allait devenir un moyen d’intervention politique sous la Seconde Période constitutionnelle : chez Ahmed Rıza, cette idée se présente non pas comme une mesure pour renforcer l’économie nationale, mais, avant tout, comme une campagne visant à dénoncer le matérialisme des Européens77. De même le problème des capitulations, base juridique de l’exploitation économique de l’Empire par les puissances européennes : si Rıza s’y opposait, ce n’est pas à cause des rapports commerciaux inégaux qu’elles engendraient, mais à cause de leur caractère religieux qu’il associait en particulier au régime d’extraterritorialité limitant l’autorité judiciaire de l’État ottoman. Pour lui, du reste, les capitulations n’étaient pas le signe des rapports inégaux entre l’Empire et l’Europe, mais il s’agissait de documents établis « par simple sentiment d’hospitalité, et non, comme on le dit, par peur des cuirassés européens. »78 75 « Osmanlı Bankası’nın yalnız ismi Osmanlıdır. » [Ahmed Rıza :] « İcmâl-i Ahvâl », Osmanlı, n° 14, 15 juin 1898. 76 « À propos du Jubilé », Mechveret, n° 121, 1er octobre 1901. Cf. Ahmed Rıza : « Hypocrisies européennes », Mechveret, n° 190, 1er août 1907. 77 Ahmed Rıza : « Frenk Meta’yı Almayalım », Şûra-yı Ümmet, n° 135, 1er juin 1908. Des idées similaires se trouvent dans plusieurs articles du même journal, dont une partie écrite par Ahmed Rıza. Voir p. ex. « Trablusgarb », n° 63, 9 novembre 1904 ; « Şundan Bundan », n° 67, 7 janvier [1905] ; « Kim Hükûmet Ediyor? » n° 81, 31 août 1905 ; « Dünya’da Mevki’imiz », n° 102, 9 avril 1906 ; Bahaeddin Şakir : « Yirminci Asırda Ehl-i Salib ve İngiltere Dostluğu! » n° 132, 1er avril 1908. 78 Crise de l’Orient, p. 66.
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Par ailleurs, Ahmed Rıza partageait l’essence même de la perception occidentale des Turcs ou des musulmans qu’il disait pourtant combattre. Nous l’avons dit, au fondement épistémologique de sa pensée, l’idéal de civilisation reprenait la hiérarchie occidentale qui plaçait l’Empire ottoman à une étape inférieure. De même, en tant que membre de l’élite, il identifiait le peuple comme une masse ignorante, certain qu’il était de disposer des compétences nécessaires pour élever son statut, en accord avec l’idéal de civilisation. Autrement dit, il revendiquait l’autorité pour réaliser cette même mission civilisatrice sur laquelle les États impérialistes légitimaient le pouvoir colonial, en mettant en avant les mêmes arguments : réforme, éducation, et amélioration des conditions de vie objectives des peuples soumis au pouvoir européen. Par ailleurs, c’est ce même objectif que poursuivaient les missionnaires, à ceci près qu’ils considéraient que le chemin de sa réalisation passait par la conversion des peuples inférieurs à une église chrétienne établie79. La critique de l’Occident ressort comme une lutte pour la légitimité menée par une élite bourgeoise d’un pays non-occidental contre des rapports impérialistes entravant la souveraineté de l’État. Partageant une même approche politique marquée par la négation de l’existence de contradictions structurelles, et par la conception de la société vue comme un espace harmonieux, les élites des pays non-occidentaux reprenaient les formes de pensée bourgeoises de leurs homologues occidentaux, de sorte que leurs analyses et leurs objectifs étaient essentiellement similaires80. La pensée et la critique de l’Occident n’était pas autre chose qu’une lutte de légitimité politique et de souveraineté étatique, étant donné que l’État se présentait comme une instance politique structurant la société. Ahmed Rıza n’a jamais abandonné l’idée que les pays européens pourraient aider d’une manière efficace au développement de l’Empire ottoman — en premier lieu la France, si elle assumait son véritable rôle de représentant des Lumières et donnait un coup de pouce à l’éducation ottomane. Ainsi, il écrivait dans ses notes privées : « Ce ne sont pas les missions relig[ieuses] qu’il faut subventionner à l’étranger ; ce sont les missions laïques car elles seules travaillent et enseignent au profit de l’influence de 79
J. P. Daughton : An Empire Divided, p. 4-5, passim. Nous suivons ici en particulier les travaux sur les élites nationalistes dans le Tiers-monde de Frantz Fanon (Les damnés de la terre, p. 190-212) et de Ranajit Guha (Dominance without Hegemony, p. 4-9, passim). 80
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l’esprit fr[ançais]. »81 Toutefois, les attaques de Rıza contre l’Occident avaient nécessairement une portée nationaliste. Et de fait, la critique antioccidentale devint l’un des fondements de l’élaboration du nationalisme turc, et il n’est sans doute pas erroné d’accorder dans ce processus un rôle primordial à Ahmed Rıza, en tant qu’il fut un des protagonistes de la critique de l’Occident et de son action dans l’espace ottoman. Autour du Congrès des Libéraux ottomans de 1902 Dans le parcours d’Ahmed Rıza en tant que Jeune Turc, il y a un avant et un après 1900. Le changement dans sa perception de l’Occident se répercuta directement sur sa politique jeune-turque. Nous avons déjà insisté sur un aspect : ses interventions auprès de l’opinion publique des pays européens, ses interactions avec les intellectuels français, autrement dit, sa présence dans l’espace public français changea considérablement. Pour lui qui avait bâti sur elle sa gloire de Jeune Turc, il s’agissait d’un changement non-négligeable. L’écho enthousiaste qu’il avait suscité au sein de l’opinion publique contrastait avec les contestations auxquelles il avait dû faire face au sein du mouvement jeune-turc du fait de l’intransigeance de ses idées et de sa personnalité difficile. La libération de Dreyfus en septembre 1899, et la recomposition du paysage politique au cours de l’Affaire, démontraient aux yeux des contemporains les effets politiques concrets que pouvait avoir la mobilisation des intellectuels dans l’évolution politique. À travers les procès de 1896 et 1897, Ahmed Rıza avait contribué au développement de cette culture politique. Or, dans les années 1900, il cessa de bénéficier de la mobilisation des intellectuels. En particulier après le congrès de l’opposition ottomane de 1902, Rıza n’arrêta pas de fustiger — presque jalousement — le fait que l’opinion publique ne s’intéressât qu’à la cause arménienne au détriment de l’attention qu’elle aurait dû porter à l’engagement jeune-turc, et cela en dépit du fait que l’intérêt pour la cause arménienne avait régressé en Europe82. Pour lui, c’était la preuve de l’existence d’un fanatisme chrétien qui limitait la perception du monde par les Européens. 81 Note d’Ahmed Rıza, s.d. [1900]. AN, 17AS/10. Plusieurs articles du Mechveret vont aussi dans cette direction, p. ex. « Laïcisation du protectorat », n° 158, 1er décembre 1904. 82 Voir p. ex. [Ahmed Rıza :] « Müdahele-i Ecnebiye », Şûra-yı Ümmet, n° 1, 10 avril 1902 ; [Ahmed Rıza :] « Ermenilere Dair », Şûra-yı Ümmet, n° 3, 9 mai 1902 ; « Mektub-u Mahsus : Cenevre’den », Şûra-yı Ümmet, n° 4, 21 mai 1902.
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Après s’être brouillé avec bon nombre de Jeunes Turcs, il commença à se heurter à l’opinion publique en France. Même ses anciens soutiens se détournèrent de lui. L’un des plus célèbres, Georges Clemenceau, qui encore à la fin de 1899 avait appuyé une requête d’Ahmed Rıza demandant la permission de reprendre la publication du journal Meşveret en turc83, scella définitivement la rupture en 1904 en disant qu’il ne publierait plus d’articles en faveur des Jeunes Turcs. En 1896, il avait encore écrit : « Je ne suis point du tout l’ennemi des Turcs. (...) Le seul moyen de faire cesser l’antagonisme des races et des religions dans l’Empire ottoman, c’est d’assurer à tous, musulmans et chrétiens, le bienfait d’un bon gouvernement. »84 En 1904, il avait changé d’avis. Le fait que les Turcs supportaient le régime hamidien depuis près de trente ans était pour lui la preuve qu’ils entretenaient des affinités avec le sultan et sa politique envers les Arméniens, et qu’ils disposaient d’une « inclination naturelle vers l’absolutisme »85. En 1917, il allait dire face aux massacres des Arméniens : « Le Turc est naturellement massacreur. »86 En 1906, Ahmed Rıza le compta parmi les « partisans de la destruction finale » de l’Empire ottoman87. Restait le réseau positiviste qui continuait à lui apporter son soutien. Rıza le sollicita régulièrement pour pouvoir exprimer ses critiques de la politique des pays européens. Cependant ses interventions dans des revues positivistes changèrent de nature. Si, dans les années 1890, il s’y était efforcé de prouver la compatibilité de l’islam avec le progrès, dans les années 1900 il se servait des supports positivistes essentiellement pour dénoncer la politique de l’Occident vis-à-vis de l’Empire. De la méfiance à l’animosité : nouvelle évaluation des comités politiques non-musulmans Tout en l’éloignant de l’opinion publique en France, la nouvelle orientation critique d’Ahmed Rıza envers l’Occident changea surtout son statut 83 MAE, NS Turquie 2, 164 : Ministère de l’Intérieur (Sûreté Générale) aux Affaires étrangères, Paris, 9 janvier 1900. 84 Jean-Baptise Duroselle : Clemenceau. Paris : Fayard, 1988, p. 822. 85 « … Türklerde “mutlakiyete bir meyl-i tabi’ye” olduğu… » [Ahmed Rıza :] « Sükûtun Mazaratı », Şûra-yı Ümmet, n° 57, 13 août 1904. Rıza reprit ces mots dans la Faillite morale (p. 17). Le constat de Clemenceau se situe dans la tendance de sa pensée à aller vers l’autoritarisme. Voir Z. Sternhell : La droite révolutionnaire, p. 243 ; J.-B. Duroselle : Clemenceau, p. 506. 86 J.-B. Duroselle : Clemenceau, p. 823. 87 Crise de l’Orient, p. 154.
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au sein du mouvement jeune-turc. Il est clair que sa méfiance vis-à-vis de la politique occidentale allait de pair avec son opposition farouche à l’intervention étrangère. Or, à la suite de l’arrivée de Damad Mahmud Paşa et de ses deux fils en Europe à la fin de 1899, la politique pro-interventionniste reprit l’élan qu’elle avait eu lors des tentatives de Mizancı Murad de gagner l’appui des gouvernements européens à la cause jeuneturque. Aussitôt arrivés, Damad Mahmud Paşa et ses fils partirent en quête du soutien de la Grande-Bretagne à la cause ottomane. Mais Londres resta tout à fait réservé à leur encontre88. Nonobstant ce refus systématique de Londres, une fois que son père se fut retiré, déçu du manque d’effet immédiat de ses sollicitations, Prens Sabahaddin continua la politique pro-interventionniste, dont il devint le thuriféraire. Au cours de l’année 1902, celui-ci s’imposa comme une des têtes du mouvement et comme principal concurrent d’Ahmed Rıza. La concurrence entre ces deux personnalités reposait aussi sur la confrontation entre deux visions différentes de l’Occident. Alors qu’Ahmed Rıza et les adeptes du journal Mechveret manifestait de plus en plus leur méfiance vis-à-vis de l’Occident, Prens Sabahaddin estimait que, dans l’état où se trouvait l’Empire ottoman, la politique de l’Europe ne pouvait qu’être positive. Cependant, la confrontation portait également sur un autre point central : la coopération avec les groupes politiques arméniens et l’idée de la structure administrative que devrait avoir l’Empire ottoman. Sabahaddin savait bien que c’était la crise arménienne qui avait amené la Grande-Bretagne au bord d’une intervention dans l’Empire ottoman. Il en concluait que pour obtenir une telle intervention dans le but de détrôner le sultan, il fallait adopter un discours favorable aux revendications arméniennes de réforme dans les six provinces orientales, en accord avec l’article 61 du traité de Berlin, et donc, se rapprocher des comités politiques arméniens. Au fond, il s’agissait d’un calcul essentiellement pragmatique. Prens Sabahaddin n’était pas particulièrement sensible à la condition arménienne, et les convergences avec des groupes arméniens allaient rarement au-delà de proclamations de bonne entente. En fait, il était même opposé à la quête d’autonomie, qui animait les militants arméniens pour améliorer la condition de leurs compatriotes en 88 Cf. Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 145. La Grande-Bretagne était profondément reservée vis-à-vis des Jeunes Turcs cherchant son soutien. PAAA, Türkei 198, Bd. 3, A 9071 : Rapport de Bülow (ambassadeur de Bern) à Hohenlohe, Bern, 10 juillet 1900.
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Anatolie89. Ceux-ci se rapprochèrent de Sabahaddin en grande partie faute d’autres partenaires parmi les Jeunes Turcs. Toutefois, une fois engagé dans le dialogue avec les groupes arméniens, le prince prit des orientations allant dans leur sens, notamment lorsqu’il commença au cours des années 1900 à envisager un système décentralisé pour l’Empire. La voie prise par Sabahaddin augmenta la popularité d’Ahmed Rıza au sein du mouvement jeune-turc. Effectivement, les attaques constantes de celui-ci contre les puissances européennes dans la presse semblent avoir correspondu à un besoin au sein du mouvement jeune-turc. Entre 1900 et 1902, se produisit une alliance entre le groupe autour du Mechveret et les activistes en faveur d’une action violente contre le régime hamidien, alliance qui, quelques années auparavant, aurait été impensable. La portée nationaliste de l’opposition à l’intervention étrangère et du discours anti-occidental mena à un rapprochement entre ces deux factions qui s’étaient farouchement opposées dans les années 1890. Ce rapprochement était également fondé sur un autre aspect, qui allait à l’encontre de la voie prise par Prens Sabahaddin. La portée souverainiste de la méfiance vis-à-vis de l’Occident et du refus du recours à l’aide étrangère exprimait aussi une dimension interne qui se manifestait dans le développement d’un discours turquiste. Dans les années 1890, Ahmed Rıza avait encore estimé pouvoir rallier les différents comités politiques issus des populations chrétiennes de l’Empire à la cause jeune-turque, dans un mouvement cherchant le bien-être de l’ensemble des populations ottomanes. Ses initiatives s’étaient soldées par des échecs, mais il n’abandonnait pas pour autant cet objectif. Pourtant dès 1900, il commença à considérer qu’une entente avec des groupes non-musulmans était impossible. Alors que dans les premières années du Mechveret, il était dénoncé pour collaborer au sein de la rédaction du journal avec un Juif, un Arménien et un Grec, c’est lui qui incarna désormais l’orientation nationaliste turque du mouvement jeune-turc. Le refus de l’intervention étrangère, la méfiance vis-à-vis de l’Occident et vis-à-vis de l’engagement politique des groupes non-musulmans, qui lui apparaissaient contraire à l’intégrité de l’Empire, finirent par se concrétiser dans un positionnement turquiste. D’après lui, les Turcs représentaient la colonne vertébrale de l’Empire ottoman. 89
F. Georgeon : Yusuf Akçura, p. 23 ; Y. A. Petrosyan : Sovyet Gözüyle Jöntürkler, p. 229-231.
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Ahmed Rıza commença à considérer l’engagement politique des groupes non-musulmans comme opposé à la cause jeune-turque en tant que telle. Plus que les activités des groupes arméniens, ce sont les événements des Balkans qui le renforçaient dans cette idée. Il faut dire que les comités bulgares en Macédoine poussaient, eux aussi, à la réalisation des réformes prévues par le traité de Berlin. Mais en tant que région sous influence directe de la Russie et de l’Autriche-Hongrie ainsi que des pays voisins, avec un passé d’organisation politique de plusieurs décennies, le processus dans les Balkans était allé bien plus loin que dans les provinces orientales de l’Empire. Le climat de confrontation militaire avec l’État ottoman et entre les bandes serbes, grecques, bulgares, et plus tard turques et albanaises avait atteint un niveau nouveau — bien exprimé par le mot de comitadji. À l’été 1903, l’insurrection d’Ilinden, déclenchée par des comités bulgares, imposa la Question macédonienne comme un sujet incontournable de l’actualité internationale et poussa le gouvernement ottoman et les grandes puissances à négocier sur des mesures de réforme dans les provinces balkaniques90. À la fin de l’année, l’Empire dut accepter l’accord de Mürzsteg, imposé par Vienne et Saint-Pétersbourg, avec l’approbation des autres puissances européennes. L’accord prévoyait des réformes comportant des mesures d’autonomie pour les trois provinces occidentales de l’Empire qui, sans doute, allaient en partie dans le sens des différents comités politiques, mais représentaient surtout le début d’un contrôle étranger sur ce qui restait de l’Empire ottoman dans les Balkans91. De surcroît, ces mesures étaient loin d’améliorer les conditions de sécurité générale : les provinces restaient secouées d’une part par les confrontations entre des bandes grecques, bulgares et turques opposées, et d’autre part, par le manque de volonté politique de la part de l’administration ottomane d’œuvrer à un apaisement des conflits. Dans ce contexte marqué par des violences interethniques et les visées impérialistes des puissances européennes, Ahmed Rıza s’opposa à la revendication de réformes locales. Demander des réformes locales, c’était, d’après lui, jouer le jeu des puissances ennemies et surtout de la Russie, et risquer de porter atteinte à l’équilibre fragile de la cohésion 90 F. Adanır : Makedonische Frage, p. 191-197. L’insurrection de Dzumaja fin 1902 avait déjà attiré l’opinion publique internationale sur la question macédonienne. Ibid., p. 144-153 ; Mehmet Hacısalihoğlu : Die Jungtürken und die Mazedonische Frage (1890-1918). Munich : Oldenbourg, 2003, p. 101-104. 91 Ibid., p. 108-109 ; F. Adanır : Die Mazedonische Frage, p. 170-171, 199-201.
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sociale92. La même chose était vraie aussi pour les six provinces orientales93. Pour lui, si l’opinion publique des pays occidentaux se détournait des Jeunes Turcs, et si elle ne condamnait pas avec toute la fermeté nécessaire les activités des comités bulgares, c’était la preuve que les puissances cherchaient à démembrer l’Empire en apportant leur soutien aux comités non-turcs94. Dans ce système de méfiance et d’incrimination, la seule population qui n’était pas soupçonnée de faire le jeu des puissances étrangères, c’étaient les Turcs. C’est dans ce contexte que se manifesta la portée identitaire du discours anti-occidental. La vision de la politique occidentale comme une menace pour l’Empire représentait en effet l’extension à l’extérieur d’une obsession interne : l’idée que l’Empire était menacé dans son existence par les populations non-turques, et en particulier par les chrétiens, qui cherchaient à se séparer de l’Empire à tout prix. Chaque fois que les Européens se manifestaient en faveur des chrétiens ottomans, c’était pour Rıza la continuation de la politique des croisades. Les chrétiens ottomans lui apparaissaient comme des complices, réels ou potentiels, des pays occidentaux chrétiens qui ne cherchaient qu’à anéantir l’Empire ottoman95. Ainsi, le fanatisme chrétien renvoyait non seulement à la politique étrangère des grandes puissances, mais aussi au programme national des comités bulgares et arméniens96. Bien entendu, ce positionnement ne pouvait que mener à la confrontation entre Ahmed Rıza et les comités bulgares et arméniens. Déjà dans les années 1890, ses rapports avec les groupes politiques arméniens avaient été tendus. Mais au cours des années 1900, une véritable animosité se développa dont le Congrès universel de la Paix marqua le début. Dans le journal Pro Armenia, ses anciens compagnons accusaient régulièrement le leader jeune-turc d’avoir un programme nationaliste 92
Ahmed Rıza : « L’inaction des Jeunes-Turcs », Revue occidentale, 26/1 (janvier 1903),
p. 92. 93 Voir p. ex. [Ahmed Rıza :] « Makâlat-ı Siyâsiye : Ermeni Kongresi », Şûra-yı Ümmet, n° 10, 22 août 1902 ; [Ahmed Rıza ? :] « Ermeni ve Makedonya Mitingi », Şûra-yı Ümmet, n° 41, 21 novembre 1903. 94 [Ahmed Rıza :] « Avrupa Matbu’atı Niçin Türkler Aleyhindedir ve Bulgarlar Leyhindedir? » Şûra-yı Ümmet, n° 35, 24 août 1903 ; Ahmed Rıza : « Question de Macédoine », Revue occidentale, 27/4 (1er août 1904), p. 211-212. 95 Voir entre autres « Müdahele-i Ecnebiye » et « Siyâsî Hâl-ı Hazır », Şûra-yı Ümmet, n° 1er, 10 avril 1902 ; « Grecs, Bulgares et l’Europe », Mechveret, n° 166, 1er août 1905 ; « Hypocrisies européennes », Mechveret, n° 190, 1er août 1907. 96 Le rapprochement direct est fait p. ex. dans Asker, p. 35.
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n’offrant aucune marge à l’expression politique des groupes non-turcs97. Chaque intervention qu’il faisait, sans y être invité, à des conférences préparées par des Arméniens et leurs soutiens, tournait à la dispute. Au congrès arménophile de 1904 à Londres, Rıza insista sur les effets néfastes des missions dans l’Empire et prétendit que les réformes en faveur des Arméniens risquaient d’exaspérer les sentiments des musulmans et de fragiliser ainsi la condition arménienne. Pour les participants du congrès, le leader jeune-turc tenait le même raisonnement que le sultan Abdülhamid98. Le Congrès des libéraux ottomans, 1902 Les groupes politiques chrétiens ne furent pas les seuls avec qui Ahmed Rıza entra en conflit. Ses positionnements et, surtout, sa stratégie étaient aussi à l’opposé de ceux de Prens Sabahaddin. Le conflit qui commença à se manifester quelques semaines après l’arrivée de Sabahaddin avec son frère et son père en Europe, éclata au grand jour lors du Congrès des libéraux ottomans, tenu entre le 2 et le 9 février 1902 à Paris. Initialement, Sabahaddin et son frère avaient voulu convoquer un congrès pour rassembler les Jeunes Turcs et donner un nouvel élan à l’opposition ottomane, unie sur fond de l’opposition au despote Abdülhamid. Toutefois, ce congrès promettait de n’être pas moins conflictuel, surtout avec l’annonce de la participation des représentants des comités politiques non-musulmans. Les dés furent jetés avant même le début du congrès. Au cours des préparatifs, Sabahaddin rencontra plusieurs fois Ahmed Rıza sans pour autant pouvoir se mettre d’accord avec lui ni lui confier une responsabilité quelconque. Les jours précédant le congrès, les dirigeants de la faction activiste rencontrèrent à plusieurs reprises le groupe d’Ahmed Rıza dans l’appartement privé de celui-ci99. Ils s’allièrent avec Ahmed Rıza et ses proches, pour former ce qu’on allait nommer lors du congrès la « minorité » (ekalliyet) contre la « majorité » (ekseriyet) acquise à 97
Voir p. ex. « Quelques thèses du Mechveret », 4/91, 1er août 1904 ; Pierre Quillard : « L’impossible entente », n° 7/151, 20 décembre 1906. 98 [Ahmed Rıza :] « Londra’da İngiliz ve Ermeni Konferansı », Şûra-yı Ümmet, n° 56, 10 juillet 1904 ; « Incident Ahmed Riza », Pro Armenia, n° 4/90, 15 juillet 1904. 99 APPP, BA/1653, 171154 : Rapport du 27 janvier 1902. Plus généralement sur le congrès et les différentes réunions le précédant voir Şükrü Hanioğlu : « Der Jungtürkenkongreß von Paris (1902) und seine Ergebnisse », Welt des Islams, 33/1 (avril 1993), p. 23-65.
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Prens Sabahaddin. Le déroulement du congrès ne fut que la confirmation d’un divorce annoncé. Aussitôt que les autorités ottomanes eurent connaissance des préparatifs engagés par Sabahaddin et Lûtfullah, ils intervinrent auprès du gouvernement français pour faire interdire la réunion qu’elles décrivaient comme étant dirigée contre la vie d’un souverain étranger100. En même temps les princes se plaignirent auprès des autorités françaises de la surveillance dont ils étaient l’objet de la part des agents hamidiens101. Le gouvernement français se montra très réservé relativement aux sollicitations du palais tandis que la presse parisienne dénonçait la corruption de l’ambassadeur Münir102. Néanmoins, la police procéda à l’interdiction du congrès103. Mais Sabahaddin et Lûtfullah sollicitèrent l’appui de plusieurs personnalités104. Finalement, l’ouverture du congrès put avoir lieu en tant que réunion privée chez le sénateur Lefèvre-Pontalis, membre de l’Institut de France, avec lequel Prens Sabahaddin entretenait des liens105. La suite se déroula dans les locaux privés de Prens Sabahaddin. Dès le premier jour du congrès, le 2 février 1902, les conflits se manifestèrent. Prens Sabahaddin proposa de former un comité « qui se livrera aux démarches nécessaires, auprès des puissances signataires [des traités de Paris 1856 et de Berlin 1878] afin d’obtenir leur concours moral et une action bienveillante de leur part, ayant pour objet la mise à exécution des engagements internationaux stipulant l’ordre intérieur en Turquie. »106 L’opposition du groupe autour d’Ahmed Rıza fut ferme. Dans des discours passionnés, plusieurs de ses militants refusèrent catégoriquement l’idée d’une intervention des États européens, jugeant la politique des puissances européennes néfaste pour l’Empire. Ahmed Rıza prononça un discours préparé à l’avance en six paragraphes. Il répéta dans chacun de ces paragraphes à peu près la position que le Mechveret avait prise depuis 100 Sur les démarches du gouvernement ottoman, voir les documents relatifs dans le dossier BOA, HR.SYS 1791. 101 MAE, NS Turquie 4, 7 : Préfecture de Police de Paris aux Affaires étrangères, Paris, 19 janvier 1902. La police parisienne nota en effet que les princes étaient surveillés du matin au soir. Cf. APPP, BA/1653, 171154 : Rapport du 17 janvier 1902. 102 Voir les commentaires négatifs apportés en marge de la demande de Münir d’interdire la réunion et d’expulser ses meneurs, MAE, NS Turquie 4, 8-13 : Münir Bey à Delcassé, Paris, 20 janvier 1902. Cf. « Les deux Munir », L’Aurore, 19 janvier 1902. 103 APPP, BA/1653, 171154 : Rapport du 24 janvier 1902 ; BOA, HR.SYS 1791 : Télégramme de l’ambassade de Paris au Hâriciye, Paris, 25 janvier 1902. 104 MAE, NS Turquie 4, 21 : Prens Sabahaddin au ministre des Affaires étrangères Delcassé, Paris, 27 janvier 1902 ; « Les Jeunes Turcs », Le Temps, 27 janvier 1902. 105 Cf. P. Fesch : Constantinople aux derniers jours d’Abdul-Hamid, p. 364-366. 106 Cité dans « Compte rendu du congrès », Mechveret, n° 126, 15 février 1902.
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les événements de 1900 : les puissances agissaient par égoïsme et ne poursuivaient que leur propre intérêt ; c’est pourquoi l’attention qu’elles portaient à l’Empire ottoman était hypocrite et ne lui serait jamais bénéfique. Selon Rıza, les atrocités commises par les puissances occidentales en Chine et en Afrique et surtout la protection du régime d’Abdülhamid prouvaient la véracité de ces propos107. Dans des articles sur le congrès, il écrivit : « Qui ne voit, enfin, que la politique des Puissances, depuis plus d’un siècle, n’a tendu à rien moins qu’à nous chasser graduellement de la Turquie d’Europe et à préparer notre déchéance en Asie ! »108 « Nous voyons que, en Europe, la banalité de la tromperie, la chimère et l’hypocrisie politique continuent depuis cinquante ans. Nous nous sommes trompés maintes fois. Maintenant ça suffit. »109 Les participants discutèrent pendant des heures sur cette question, sans résultat — tant les positions étaient antagonistes110. Un deuxième point s’ajouta au différend entre les deux factions opposées : la question de l’alliance avec les Arméniens111. Après que les représentants arméniens eurent exigé que dans la déclaration du congrès figure un article relatif à la question des réformes dans les provinces orientales, Prens Sabahaddin accepta112. Publié sous son contrôle, le journal Osmanlı parla d’un accord parfait entre la majorité et les Arméniens113. Mais les opposants ripostèrent vigoureusement. Un activiste déclara que si les Arméniens subissaient l’injustice du régime hamidien, les Turcs en tant qu’« élément dominant » de l’Empire, ne la subissaient pas moins114. Ahmed Rıza stipula qu’il n’existait pas la moindre possibilité de trouver un accord avec les Arméniens115. Quand, le 9 février 1902, la déclaration
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Traduction anglaise du discours ottoman dans Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 190. « Le Congrès des libéraux ottomans », Mechveret, no 126, 15 février 1902. 109 « Avrupa’da elli seneden beri devam eden ağraz-ı hafifeyeyi, hayal ve riya-yı siyasiyeyi görüyoruz. Defa’atle aldandık. Artık yeter. » « Müdâhale-i Ecnebiye », Şura-yı Ümmet, n° 1er, 10 avril 1902. 110 « Paris’de Osmanlı Hürriyetperverân Kongresi », Osmanlı, n° 104, 12 avril 1902. D’après l’ambassadeur ottoman Münir, Lefèvre-Pontalis dut même demander à certains de quitter ses locaux pour comportement incorrect. BOA, HR.SYS 1791 : Rapport de l’ambassade de Paris au Hâriciye, Paris, 11 février 1902. 111 Cette raison de la division du mouvement jeune-turc est souvent occultée par l’historiographie. Voir S. Akşin : Jön Türkler ve İttihat ve Terakki ; A. B. Kuran : Osmanlı İmparatorluğunda İnkılâp Hareketleri ; et même Ş. Mardin : Jön Türklerin Siyasî Fikirleri. 112 Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 194. 113 « Paris’de Osmanlı Hürriyetperverân Kongresi », Osmanlı, n° 104, 12 avril 1902. 114 « Yeni Osmanlılar Kongresi », İntikam, n° 50, 10 mars 1902. Cité d’après Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 194. 115 Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 194-195. 108
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finale reprit le gros des revendications arméniennes, le mouvement jeuneturc fut officiellement divisé116. Le CUP, qui avait réuni pendant sept ans les différentes factions jeunes-turques, n’existait plus. La « minorité », le journal Şûra-yı Ümmet et l’importance du turquisme Le résultat le plus important du congrès fut l’alliance conclue entre, d’un côté, Ahmed Rıza et des proches qui lui étaient restés fidèles et partageaient son orientation anti-occidentale, parmi eux Halil Ganem et le Dr Nâzım, et de l’autre côté, les activistes, alliance qui se retrouva sous le nom de « minorité » au congrès. Dans les années 1890, les activistes, avec leur politique consistant à demander un changement immédiat de régime dans l’Empire, avaient été plus proches de la faction pro-interventionniste, et de fait, leur alliance avec le groupe opposé à l’action violente autour du Mechveret aurait été encore impensable quelques années auparavant. Sur le moment, cette coalition ne réussit pas à formuler une politique pour le renversement de l’ordre ottoman, mais le fait que deux factions avaient trouvé une entente donna un nouvel élan aux Jeunes Turcs. Il faut bien noter que la dénomination « minorité » était trompeuse. Alors que la faction de Prens Sabahaddin ne disposait comme organe de presse que de l’Osmanlı, sur lequel elle avait mis la main, et que du vague soutien des groupes politiques non-musulmans, la coalition entre les activistes et le groupe d’Ahmed Rıza disposait de plusieurs journaux et d’un réseau de distribution et de communication bien plus large. Tandis que, aussitôt après le congrès, le groupe autour de Prens Sabahaddin se mit à solliciter les grandes puissances en vue de leur soutien à une tentative de renversement, Ahmed Rıza et les activistes décidèrent de renforcer leurs liens et de se donner une structure organisationnelle. Paris devint le centre de la nouvelle organisation qui se dota de plusieurs branches, notamment une au Caire. Ils mirent fin à la publication de tous les journaux en langue turque pour faire paraître un nouvel organe, le Şûra-yı Ümmet. Par précaution contre des tentatives d’arrangement ou de chantage avec le palais, Ahmed Rıza imposa que les articles fussent non signés117. La coalition réussit à sortir le premier numéro deux mois après 116 La déclaration finale a été publiée par Sabahaddin. Le Congrès des Libéraux Ottomans. Paris, 1902. Voir aussi « Paris’de Osmanlı Hürriyetperverân Kongresi », Osmanlı, n° 104, 12 avril 1902. 117 Ibid., p. 30.
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le congrès. À cause de la pression exercée par les autorités en Suisse, la décision fut prise de le publier au Caire. Le journal provoqua aussitôt la panique des autorités ottomanes, au point que le gouvernement français demanda à son ambassadeur à Istanbul d’où venait cette inquiétude qui paraissait démesurée118. Elles considéraient le journal comme une percée du mouvement jeune-turc. De fait, son importance dépassait celle de petites publications éparpillées. Depuis la clôture du Mizan, aucun journal jeune-turc, ni même le Meşveret ou l’Osmanlı, n’avait revendiqué le fait de représenter un groupe aussi large. Du reste, le Şûra-yı Ümmet se présentait comme étant sous la direction de l’homme incorruptible, Ahmed Rıza. En mai 1902, le gouvernement ottoman émit une circulaire destinée à l’ensemble des ambassades et des consulats ottomans les invitant à faire tout le nécessaire pour empêcher la publication du journal. Trois jours plus tard, il répéta cette demande dans une deuxième circulaire générale119. Toujours prêt à plaire au sultan Abdülhamid, et pour répondre aux critiques qui lui avaient été adressées pour n’avoir pas pu empêcher la tenue du congrès de l’opposition en février120, Salih Münir dit aussitôt qu’il agirait avec détermination contre la nouvelle publication et contre Ahmed Rıza121. Il demanda au gouvernement français l’interdiction du journal122. Le Quai d’Orsay demanda au ministère de l’Intérieur de mener une enquête, et contacta son consulat du Caire123. Mais l’ensemble des investigations conclut au caractère inoffensif du journal. À la suite de quoi, le ministre des Affaires étrangères déclara à Münir, au grand dam de celui-ci, qu’il n’existait pas de raisons d’intervenir et qu’il ne pourrait rien entreprendre contre le journal et ses éditeurs. Par ailleurs, nota le ministre, agir contre le journal au Caire ne ferait que renforcer sa réputation et accroître la notoriété des Jeunes Turcs qui, d’ailleurs, ne représentaient qu’un groupe négligeable de rêveurs124. 118 MAE, NS Turquie 4, 99 : Télégramme Affaires étrangèrs à l’ambassade d’Istanbul, Paris, 29 mai 1902. 119 BOA, HR.SYS 1796/1 : Circulaire du 24 mai 1902. 120 BOA, HR.SYS 1791/1 : Télégrammes de Tevfik Paşa à Münir Bey, Istanbul, 28 février 1902 & 2 mars 1902. 121 BOA, HR.SYS 1796/1 : Ambassade de Paris au Hâriciye, 24 mai 1902. 122 BOA, HR.SYS 1796/1 : Münir à Delcassé, Paris, 29 mai 1902. 123 MAE, NS Turquie 4, 104 & 109 : Télégrammes Affaires étrangères au Consulat du Caire & à l’Intérieur, Paris, 18 juin 1902 & 24 juin 1902. 124 BOA, HR.SYS 1796/1 & MAE, NS Turquie 4, 113 : Delcassé à Münir Bey, Paris, 27 juin 1902. Fin juillet 1902, le gouvernement ottoman émit encore une circulaire à
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La coalition entre la faction activiste et le groupe d’Ahmed Rıza était bâtie sur des fondements fragiles car aucune des parties n’était prête à abandonner ses positions, qui paraissaient incompatibles. Ainsi, l’insistance sur l’éducation professée par Ahmed Rıza côtoyait l’idée qu’il fallait une action violente pour débarrasser l’Empire du despote Abdülhamid. Le groupe d’Ahmed Rıza reçut le renfort d’un nouveau membre de poids, le célèbre écrivain ottoman Sami Paşazâde Sezâi. Il avait fui l’Empire fin 1901 et il intégra la rédaction du journal Şûra-yı Ümmet. Avec Ahmed Rıza, il devint le contributeur principal du journal, et bien que les articles du journal fussent rarement signés, il est possible de reconnaître les contributions de ces deux plumes avec une certitude relative. Probablement aussi sous l’influence de ce nouveau camarade, figure phare de la littérature turque, Ahmed Rıza développa un style encore plus littéraire. À comparer ses écrits des années 1890 et ceux des années 1900, ces derniers apparaissent plus stylisés. En contraste avec la passivité de bon nombre d’écrivains qui s’adonnaient au principe de l’art pour l’art, voire même à l’opposé du soutien d’un Ahmed Midhat au sultan Abdülhamid, l’adhésion de Sami Paşazâde Sezâi constitua un apport important pour le nouveau groupe autour du journal Şûra-yı Ümmet. Sezâi n’avait ni l’expérience, et encore moins la posture d’un dirigeant jeune-turc pour faire de l’ombre à Ahmed Rıza, mais ce dernier trouva en lui un vrai soutien, car ils partageaient tous les deux le refus de l’action violente. La position anti-révolutionnaire tint ainsi une place importante dans le Şûra-yı Ümmet, ce qui permit au journal d’échapper, sans beaucoup de difficultés, aux pressions exercées par le palais de Yıldız sur les autorités européennes. Par ailleurs, cette orientation fut confirmée par le fait que Rıza contrôlait davantage la publication des articles125. Sur ce point, son aura d’homme incorruptible lui permit même d’avoir l’aval des activistes : un journal sous contrôle de l’illustre Jeune Turc Ahmed Rıza ne risquait pas de prendre le chemin du compromis avec le Palais. Les colonnes du journal comportaient souvent des articles tenant des positionnements contradictoires. D’une part, on soulignait l’importance l’ensemble des représentations diplomatiques ottomanes leur demandant d’éviter l’envoi du Şûra-yı Ümmet par la poste française. BOA, HR.SYS 1796/1 : Circulaire du 30 juillet 1902. Münir demanda — sans succès — aux autorités françaises d’interdire la distribution du journal par la poste française. MAE, NS Turquie 4, 113 : Delcassé à Münir Bey, Paris, 18 septembre 1902. 125 Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 30-31.
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de l’éducation et on présentait la publication des journaux clandestins comme le seul moyen d’influer sur l’évolution politique de l’Empire. D’autre part, des articles écrits par des activistes insistaient sur la nécessité de fomenter une rébellion générale des Ottomans126. Cette incohérence n’échappait pas aux lecteurs qui se plaignaient de la politique éditoriale du journal127. Le conflit entre les activistes et le groupe autour de Rıza finit par paralyser la coalition qui s’était constituée au congrès de 1902. Les appels à la diffusion des idées ne débouchaient pas sur une politique militante coordonnée ; quant aux mesures des activistes, elles ne se traduisirent pas dans un projet d’action128. Cependant, en dépit de toutes ces contradictions, la coalition entre les activistes et les proches d’Ahmed Rıza tint bon. Pour le comprendre, nous devons tenir compte des dispositions intellectuelles à l’origine de cette alliance. Il existait bien une pensée commune, définie par quatre éléments idéologiques principaux : la méfiance vis-à-vis de l’Europe et du soutien qu’elle pourrait apporter à la réforme de l’Empire ottoman ; la stigmatisation des populations non-musulmanes en tant que groupes opposés à l’idéal de l’unité et de l’intégrité ottomane, et le refus de leurs différentes élaborations nationalistes ; la mise en valeur de l’islam contre les attaques de l’Occident et comme moyen d’identification et de cohésion nationale ; l’idée que les Turcs représentaient la colonne vertébrale de l’Empire129. Ces éléments n’étaient pas des inventions du Şûra-yı Ümmet. Toutefois c’est principalement dans ses colonnes qu’ils prirent une forme cohérente. Le rôle historique de la coalition consista précisément dans la formulation de cette nouvelle pensée130. Et les idées qu’Ahmed Rıza élaborait depuis 1900, voire avant, y jouaient un rôle essentiel. L’émergence du turquisme marqua un moment crucial de l’histoire ottomane. Des bribes de turquisme avaient toujours existé dans l’histoire de l’Empire et avaient aussi marqué les écrits jeunes-turcs des premières 126
« Abdülhamid’e Atılan Bomba», Şûra-yı Ümmet, n° 80, 16 août 1905. Cf. « Tekrar», Şûra-yı Ümmet, n° 52, 1er mai 1904 ; « Yine Neşriyat» , n° 61, 10 octobre 1904. 128 Cf. Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 37-38. 129 Cf. ibid., p. 42. 130 Voir le constat de Hanioğlu « It might be said that the coalition did not carry out any significant activity during this period. Their success, however, lay in the creation of a clear-cut ideology, one that was strongly anti-Western, was Turkist, and used Islam as a protonationalist device to appeal to the Muslims in general and the Turks in particular. » Ibid., p. 48. 127
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années. Toutefois, elles ne s’étaient pas condensées dans une pensée qui pût assurer à un groupe une cohésion suffisante dans l’analyse de la situation ottomane et dans un programme nécessaire pour sa réforme. Le développement intellectuel du turquisme eut une conséquence importante sur l’évolution du mouvement jeune-turc, car il le dota d’une pensée radicale permettant d’élaborer un projet d’Empire prenant forme à travers une façon de voir l’état de l’Empire sous la confluence des quatre éléments idéologiques cités plus haut. C’est, en effet, dans les journaux de la coalition autour du Şûra-yı Ümmet que s’exprimèrent les débuts d’une idéologie qui a marqué l’histoire du déclin de l’Empire ottoman et la fondation de la République de Turquie. Il faut noter que l’émergence du turquisme contribua à orienter la pensée jeune-turque vers une pensée plus autoritaire, non seulement dans sa conception de la question des nationalités ottomanes, mais aussi dans sa conception générale de la société. Au sein de cette évolution, le turquisme tint une place particulière en ce qu’il représenta une pensée nouvelle qui comportait un potentiel mobilisateur que les discours des Jeunes Turcs sur l’importance de la science et de l’éducation, voire même leur appel au tyrannicide, ne pouvaient avoir. Le turquisme représenta ainsi un enrichissement important de l’idéologie jeune-turque et fut décisif dans la constitution du mouvement en une force politique du début du XXe siècle. Toutefois, tout en étant, rétrospectivement, indispensable au succès politique des Jeunes Turcs, le turquisme ne fut pas à lui seul un facteur suffisant. Dans l’immédiat, cette pensée permettait essentiellement à la coalition entre le groupe d’Ahmed Rıza et les activistes de tenir ensemble en dépit de la divergence de fond qui les séparait. Ahmed Rıza et ses proches continuaient à rejeter catégoriquement l’action violente et à insister sur l’importance de la morale et de l’éducation, tandis que les activistes ne faisaient que prêcher la rébellion, sans se poser la question de savoir comment celle-ci pourrait être préparée. Cette impasse confronta les Jeunes Turcs à un dilemme, marqué par le contraste entre l’idée de l’urgence à entreprendre une action pour sauver l’Empire et l’impact marginal de leurs activités. Ahmed Rıza avait beau insister sur la nécessité de l’évolution intellectuelle comme préalable à toute évolution politique, le manque d’impact de ses écrits sur la population ottomane, joint à la dégradation de son image comme figure publique dans l’opinion française, le mettait de plus en plus mal à l’aise. Nous voyons l’expression de ce malaise en lisant la « confession
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publique », dans laquelle il revenait sur la politique qu’il avait poursuivie depuis les années 1890 : « Impatiente de voir la fin de ce règne de misère et d’oppression, elle [la foule] attendait de notre parti qu’il provoquât un bouleversement rapide ; l’importance du concours du temps lui échappait ; elle ignorait que la grande Révolution française a été le fruit d’un siècle de labeurs philosophiques. En nous voyant nous attarder dans la même besogne, elle a cessé d’avoir confiance en notre savoir-faire. J’ai eu tort, de mon côté, d’écrire (…) que le véritable progrès s’opère dans les idées, dans les sentiments, et non dans le changement des lois. Cette vérité n’était pas de nature à satisfaire le désir immédiat de la foule. Il fallait frapper son imagination, élargir le champ de ses illusions, de son égoïsme. »131
On serait tenté d’identifier ces propos comme l’expression d’une pensée totalitariste qui visait à imposer des idées aux masses, si celles-ci n’apparaissaient pas — toute contradiction dans l’élaboration mise à part — comme étant, en soi, prédisposées au changement. Surtout, ce texte d’Ahmed Rıza exprime un changement de perception, et l’annonce de la nécessité d’un changement de stratégie visant à duper les masses pour préparer les bases de la véritable évolution intellectuelle et morale. Cependant, nous ne pouvons dire que cette confession ait été suivie par un changement de politique. Ahmed Rıza continua à insister obstinément sur l’évolution des idées et à refuser l’action violente132. Ces propos qui datent du début de l’année 1906 reflètent un aveu inconscient d’impuissance face à la nécessité ressentie de changer le régime politique de l’Empire.
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« Confession publique », Mechveret, n° 171, 1er janvier 1906. « Tout le monde se déclare partisan de la justice et de la liberté ; seulement il s’agit de savoir ce qu’on doit entendre par là, et de quels moyens on compte se servir pour en garantir le bon fonctionnement. Par conséquent, avant d’avoir assuré le concours volontaire de la majorité en faveur d’une doctrine sociale commune, il serait dangereux et immoral d’appeler sur un terrain de combat mal préparé la foule qui prend les torches pour les flambeaux de la civilisation. » Crise de l’Orient, p. 144. 132
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VERS LA RÉVOLUTION : LA RÉORGANISATION DU MOUVEMENT JEUNE-TURC « Non pas sans doute qu’Ahmed-Riza puisse du Collège de France ou de la Bibliothèque nationale fomenter la révolte à Stamboul. » Georges Clemenceau, La Justice, 14 avril 1896.
Le manque d’impact de leurs activités politiques créa chez les Jeunes Turcs un véritable malaise. Chez Ahmed Rıza, ce malaise n’allait pas au-delà d’une « confession », mais pour la majorité du mouvement jeuneturc, l’inactivité finit par devenir inacceptable. Dans un climat national et international de plus en plus chargé, le sentiment d’urgence et la nécessité d’agir contre l’état des choses commencèrent à peser de plus en plus lourd. Le mouvement commença alors à reconsidérer sa politique. Les bouleversements de l’ordre mondial et national À l’été 1905, l’arrivée d’un nouveau personnage accéléra la transformation du mouvement jeune-turc. Il s’agit de Bahaeddin Şakir, diplômé de l’École militaire de médecine, médecin privé du prince Yusuf İzzeddin Efendi, deuxième dans le rang de succession de la dynastie ottomane. Faisant partie d’un groupe de personnes de l’entourage du prince soupçonnés par le palais de Yıldız de sympathies avec l’opposition jeuneturque, il fut exilé à l’été 19051. Les soupçons n’étaient pas infondés. Bahaeddin avait en effet des liens avec les Jeunes Turcs, et il réussit à convaincre Yusuf İzzeddin, initialement opposé aux idées parlementaires, de soutenir la lutte pour la restauration de la constitution. Şakir avait plusieurs avantages sur d’autres Jeunes Turcs. Par son affiliation avec le prince ottoman, il disposait de fonds permettant de financer des activités politiques. Par rapport à des Jeunes Turcs ayant fui l’Empire 10 ou 15 ans auparavant, il avait une meilleure connaissance de la société 1
L’action du palais attira l’attention des Jeunes Turcs. « İstanbul’dan », Şûra-yı Ümmet, n° 80, 16 août 1905.
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ottomane et disposait d’un réseau de relations plus important que ceux-ci. Enfin, c’était un homme nouveau, qui avait la distance nécessaire pour regarder de l’extérieur le mouvement et analyser les défauts de son fonctionnement. De même, il n’était pas pris dans les querelles qui avaient marqué le mouvement depuis 1895. Dès son arrivée à Paris en septembre 1905, il se lança dans le travail consistant à donner au mouvement une nouvelle forme. Au début, Şakir espérait pouvoir réunir l’ensemble du mouvement jeune-turc et même tisser des liens avec l’opposition nonmusulmane. Mais au cours des mois, désillusionné par l’état d’esprit des factions jeunes-turques, il commença à se concentrer sur le groupe du Şûra-yı Ümmet. Toutefois, au sein de ce groupe, il n’approcha pas Ahmed Rıza, qui en était la tête depuis 1902, mais Nâzım avec qui il se lia d’amitié2. Ensemble, ils formèrent le duo qui réussit à transformer la coalition entre Ahmed Rıza et les activistes en un comité d’action révolutionnaire3. Événements macédoniens Comment expliquer que le mouvement jeune-turc ait pu se transformer en un sens qui allait bouleverser les fondements de son existence ? La tension entre l’attentisme et le sentiment d’urgence qui avait été sous-jacente dans le mouvement depuis bien des années devait à long terme entraîner une fatigue, qui pouvait mener à l’abandon de l’activité jeune-turque, comme ce fut le cas régulièrement pour des Jeunes Turcs qui tournaient le dos à l’aventure de l’opposition, désillusionnés par son manque d’efficacité. Pour autant, les raisons structurelles de l’existence de la contestation jeune-turque n’étaient pas près de disparaître. Autour de 1905, le problème de stratégie commença à se poser différemment. Outre le régime toujours oppressif d’Abdülhamid, des éléments qui avaient perdu confiance dans la volonté bienfaisante des puissances occidentales, soulignaient la nécessité d’une orientation plus active du mouvement. Une série d’expériences, d’ordre à la fois international et national, allait changer l’analyse de l’état de l’Empire chez les Jeunes Turcs. Ces expériences allaient à l’encontre de ce qu’ils pouvaient 2
Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 68. Voir à ce sujet le témoignage de Yahya Kemal : « Doktor Bahaeddin (…) müthiş bir seciyenin âteşîn temâsıyle uyandıktan sonra Paris’de Genç Türklüğü âdetâ diriltti. » Siyasî ve Edebî Portreler, p. 122. 3
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attendre et soulevaient de nouvelles questions sur leur propre rôle dans un monde dont l’évolution semblait s’être accélérée4. En premier lieu, il faut insister sur les activités des comités non-musulmans. Si nous suivons l’idée de l’impact fondateur des activités arméniennes sur la constitution du mouvement jeune-turc, il paraît évident que le regain d’activité des comités non-musulmans depuis le début du siècle affecta l’évolution du mouvement. Les actions spectaculaires des comités arméniens dans l’Empire avaient largement reculé depuis l’attaque contre le siège de la Banque Impériale Ottomane à Istanbul, recul favorisé par le retour à une stabilité, toujours fragile, après les massacres des années 1894-96 et l’attention moindre portée à la question arménienne en Europe. Cependant, comme nous l’avons déjà évoqué, au cours de cette période de calme relatif, les comités arméniens se concentraient sur l’organisation de leurs structures politiques, en tissant des relations avec des réseaux internationaux, et en continuant de resserrer leurs liens internes, avec, par exemple, la formation des groupes d’autodéfense dans les provinces orientales de l’Empire. Or, dans les années 1900, la référence des Jeunes Turcs aux comités arméniens devint marginale par rapport à celle aux groupes politiques macédoniens. De fait, c’est surtout en Macédoine que la situation politique avait radicalement changé. Depuis 1901, les tractations entre les puissances européennes, la Bulgarie et le gouvernement ottoman avaient repris à propos des réformes en Macédoine pour donner des gages aux revendications locales et faire cesser le climat de violence marqué par des confrontations entre les bandes serbes, bulgares et grecques. Mais au fond, ce furent surtout les activités des comités bulgares qui dictèrent l’actualité politique de la région et exercèrent leur influence sur le déroulement des négociations visant à introduire des réformes effectives en Macédoine. Dès 1902, des insurrections préparées par les comités bulgares poussèrent le gouvernement ottoman à préparer un programme de réformes en concertation avec l’Autriche-Hongrie et la Russie5. Mais le plus grand succès fut celui de l’insurrection d’Ilinden en août 1903, portée par l’Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne (VMRO).
4 Nader Sohrabi : « Global Waves, Local Actors. » Nos observations suivantes se situent dans le sillage des analyses de Sohrabi. Pour une approche similaire voir Charles Kurzman : Democracy Denied, 1905-1915. Intellectuals and the Fate of Democracy. Cambridge, MA/Londres : Harvard University Press, 2008. 5 F. Adanır : Die Mazedonische Frage, p. 165-171.
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Des actions coordonnées menées dans plusieurs régions de la Macédoine défièrent directement le régime hamidien. La province vit même la proclamation de républiques indépendantes qui résistèrent pendant une courte durée avant que le gouvernement ottoman ne reprît la main. L’insurrection d’Ilinden fut réprimée brutalement par l’État et provoqua la radicalisation des comités serbes et grecs dans les années suivantes, menaçant ainsi la domination des comités bulgares dans la région. Toutefois, elle contribua à l’élaboration du programme de Mürzsteg qui satisfaisait une partie des revendications des comités. Le déroulement des événements ne se réalisait pas comme le VMRO l’avait prévu, mais l’action violente coordonnée montra son efficacité, et les différents comités macédoniens n’étaient pas prêts à abandonner cette option politique concrète. Nous y avons déjà fait allusion, les Jeunes Turcs s’opposaient strictement aux activités des comités bulgares. En dépit des appels récurrents de ceux-ci à la justice, à la liberté et à la fraternité, ils ne virent dans leur politique que la quête de séparation de l’État ottoman et le danger pour l’ordre social6. Parlant des activités des comités, Rıza écrivit : « Nous les exécrons au même titre que le Sultan, car ils nous font autant de mal que lui. »7 Parce qu’il s’identifiait à l’État ottoman, conçu comme existant au-delà de la figure du sultan, Rıza ne pouvait éprouver la moindre sympathie pour des groupes politiques non-musulmans qui s’attaquaient à l’autorité de l’État. Il voyait dans les événements en Macédoine la confirmation de son refus catégorique du recours à l’action violente, qui risquait de détruire plus qu’elle ne pouvait construire8. De même, les pressions exercées par les puissances sur l’Empire sous le prétexte des rébellions confirmaient le fanatisme chrétien et la volonté de ces mêmes puissances de démembrer l’Empire9. L’activité révolutionnaire des comités macédoniens apparaissait bien comme une chose négative. Mais devant son efficacité évidente face à l’impuissance de l’engagement jeune-turc, elle n’était pas loin de fasciner et bientôt, des appels à l’imiter commencèrent à se faire entendre. 6
[Ahmed Rıza :] « Şuûnat », Şûra-yı Ümmet, n° 3, 9 mai 1902. « Nationaliste », Mechveret, n° 155, 5 septembre 1904. 8 Cf. « L’inaction des Jeunes-Turcs. » Revue occidentale, 26/1 (janvier 1903), p. 192. 9 Voir ses articles « Avrupa Matbu’atı Niçin Türkler Aleyhindedir ve Bulgarlar Leyhindedir? » Şûra-yı Ümmet, n° 35, 24 août 1903 ; « Memâmlik-i Osmaniye’de Asayiş : Bulgar Prensi Kral Olmak İstiyor », Şûra-yı Ümmet, n° 74, 4 mai 1905 ; « Grecs, Bulgares et l’Europe », Mechveret, n° 166, 1er août 1905. 7
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Les insurrections de Macédoine étaient précisément importantes du fait de leur double caractère à la fois négatif et positif. Rappelant des propos tenus à l’occasion de la manifestation arménienne de la Sublime Porte en 1895, le Şûra-yı Ümmet ne manqua pas de noter que la destitution du sultan dépendrait de la rébellion des Turcs et non pas de l’insurrection des Arméniens ou des Bulgares10. Sur le plan négatif, les activités macédoniennes soulignaient la nécessité pour les Jeunes Turcs d’agir pour éviter que les comités bulgares ne prennent une dimension plus importante. Mais sur le plan positif, elles démontraient l’efficacité des modes d’action politique fondés sur l’activité paramilitaire, sur l’appel à la participation du peuple et l’organisation politique. Des conjonctures globales du politique au début du XXe siècle Ce premier élément d’ordre interne ne suffisait pas à lui seul pour provoquer un changement de politique jeune-turque. En particulier depuis le choc de la répression du soulèvement en Chine en 1900, les Jeunes Turcs étaient devenus plus sensibles à l’actualité internationale et ils orientèrent leur politique en lien avec des événements d’ordre global. L’impact des activités révolutionnaires macédoniennes se situait au sein d’une perception plus large de bouleversements dans l’ordre du monde qui invitaient à adopter une approche plus active dans l’objectif de détrôner le sultan Abdülhamid. En premier lieu, les événements en Extrême-Orient. La performance militaire du Japon contre la Russie a eu, nous y avons insisté, un impact extraordinaire sur les Jeunes Turcs. Dès le début de la confrontation entre les deux pays, la Russie se trouva dans une situation délicate, contrairement à tout ce que pouvait suggérer la pensée dominante sur la puissance militaire de l’empire russe et sur l’infériorité des Asiatiques. L’onde de choc dans le monde entier était liée précisément au caractère inattendu de ces événements qui montraient que l’ordre des choses n’était pas aussi figé que le monde bourgeois l’imaginait. Il y avait d’abord un changement géopolitique objectif, à double tranchant pour l’Empire ottoman : tout en affaiblissant la Russie sur la scène internationale, la défaite de 1905 risquait de l’orienter à nouveau vers les Balkans et le Moyen-Orient. Nous ignorons si les Jeunes Turcs, tout triomphalisme lié à la victoire japonaise mis à part, surent analyser la menace 10
« Küstahlık », Şûra-yı Ümmet, n° 75, 20 mai 1905.
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que comportait pour l’Empire ottoman le changement d’orientation de la politique d’expansion russe11. Mais cette éventuelle appréciation négative se trouvait plus que contrebalancée par les effets positifs que les Jeunes Turcs attribuaient à la victoire japonaise. Ce succès contredisait l’idée de la passivité attribuée aux Asiatiques. Par ailleurs, la victoire du Japon représentait pour les Jeunes Turcs clairement la victoire d’un pays constitutionnel sur un pays despotique. Ces effets furent considérablement renforcés par un autre événement majeur situé dans le contexte de la défaite militaire russe : la Révolution de janvier en Russie. Ahmed Rıza eut beau fustiger la violence déployée lors des événements révolutionnaires et répéter que la véritable révolution se ferait par l’évolution des idées12 — l’accueil de la révolution dans les journaux jeunes-turcs fut immédiatement positif13. Certains Jeunes Turcs établirent un rapport direct entre l’événement en Russie et le mouvement jeune-turc, entre la réunion de la Douma et la nécessité du rétablissement de la constitution dans l’Empire. La faction activiste publia dans le Şûra-yı Ümmet des articles élogieux sur les événements de Russie qu’elle présenta comme un exemple à suivre par la population ottomane14. D’autres journaux reprirent les mêmes analyses et l’interprétèrent comme un appel à l’opposition ottomane pour délaisser les bavardages intellectuels, passer à l’action et réveiller la nation ottomane. Le journal Türk se permit de mettre en cause, implicitement, le dogme de la pensée d’Ahmed Rıza selon lequel l’histoire serait le résultat de mouvements d’idées. Pour le journal turquiste, la révolution de janvier montrait que l’Histoire était due à l’action du peuple, de ces masses que Rıza qualifiait 11 Voir Edda Binder-Iijima : « Der Russisch-Japanische Krieg und die Orientalische Frage », Maik Hendrik Sprotte/Wolfgang Seifert/Heinz-Dietrich Löwe (dir.) : Der RussischJapanische Krieg 1904/05 : Anbruch einer neuen Zeit? Wiesbaden : Harrossowitz, 2007, p. 1-22. Certains articles des journaux jeunes-turcs vont parfois dans cette direction. Voir p. ex. « Muharebe ve İhtilâl », Şûra-yı Ümmet, n° 72, 6 avril 1905. L’analyse était partagée par Abdülhamid. Voir Charles Eliot : Turkey in Europe. Londres, 1907, p. 426. Cf. F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 243. 12 « La révolution telle qu’elle est pratiquée là-bas n’est qu’un vaste brigandage, un besoin de détruire pour vivre. » « La leçon d’une guerre [III] », Mechveret, n° 174, 1er avril 1905. Voir aussi [Sami Paşazâde Sezai :] « Rusya’da İhtilâl Hâlâ Ne İçin Muvaffak Olamıyor », Şûra-yı Ümmet, n° 87, 9 février 1906. 13 Pour une analyse de la réception de la révolution de 1905, centrée principalement sur le journal Türk, voir W. Sendensi : Les Jeunes Turcs en Égypte, p. 286-294. 14 « Rusya’da Harekât-ı Fikriye », Şûra-yı Ümmet, n° 68, 6 février 1905 ; « Rusya’da Fikir ve Asker », Şûra-yı Ümmet, n° 71, 21 mars 1905 ; « Biz ve Onlar », Şûra-yı Ümmet, n° 94, 24 avril [mai] 1906.
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d’ignorantes, et non pas le résultat de la promotion des idées par des intellectuels15. Peu d’articles allaient aussi loin, mais d’une façon générale, la révolution russe soulignait pour les Jeunes Turcs les possibilités ouvertes par un soulèvement populaire pour la lutte démocratique. Le lien entre action révolutionnaire et constitution fut renforcé l’année suivante par la révolution constitutionnelle iranienne de 1906. Après la participation active des musulmans russes dans la révolution constitutionnelle de leur pays, c’était un pays musulman qui réalisait l’établissement d’un régime constitutionnel par la révolte, et, à l’opposé du cas de la Russie, du moins dans un premier temps, en ayant eu relativement peu recours à la violence, et sans occasionner une répression sanglante ou des massacres. Ces événements extérieurs permettaient aux Jeunes Turcs de lire la situation de l’Empire ottoman et leur propre rôle à travers des exemples de transformations historiques. Ils étaient irrités du contraste entre la nécessité du changement et l’absence d’une action constitutionnaliste dans l’Empire. Cependant, des signes d’encouragement commencèrent à venir aussi de l’intérieur. Des événements similaires aux protestations populaires de Russie et d’Iran semblaient se produire en Anatolie, au cœur même de l’Empire. Entre 1906 et 1907, une série de rébellions éclata dans des régions comme Kastamonu, Diyarbakır, Van, Trabzon ou Erzurum. Les rébellions y suivirent le schéma classique d’une révolte paysanne16 : refus de paiement des taxes, mise en cause de l’administration locale ; sauf que les révoltes prirent un caractère moderne en ce que les rebelles saisirent les bureaux de télégraphe pour envoyer des protestations à Istanbul et demander l’aide du sultan17.
15 « Duma, Rusya Şûra-yı Ümmeti », Türk, 24 mai 1906. Cité d’après W. Sendensi : Les Jeunes Turcs en Égypte, p. 288-290. À notre connaissance, Türk fut la seule publication jeune-turque à suivre les manifestations d’opposition en Russie de près avant même l’éclatement de la révolution. Le raisonnement anti-intellectuel est généralement bien présent dans les articles consacrés au sujet. Voir « Rusya’da Islâhat », n° 61, 29 décembre 1904 ; « Rusya’ya Dair », n° 67, 9 février 1905 ; « Rusya Ahvali », n° 71, 21 mars 1905. Toutefois, on voit bien dans ces mêmes articles que le journal n’arriva pas à s’affranchir entièrement de la lecture idéaliste des événements, gardant une fascination pour le rôle des intellectuels. Voir p. ex. « Maksim Gorki’nin Mektubu », n° 68, 16 février 1905. 16 La nature de ces rébellions reste très peu connue et le nombre d’études sur elles est limité. Muammer Demirel : İkinci Meşrutiyet Öncesi Erzurum’da Halk Haraketleri. Ankara : Kültür Bakanlığı, 1990 ; Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 104-123 ; A. Kansu : The Revolution of 1908 in Turkey, p. 29-72. 17 F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 393-394.
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Dans ces rébellions, il y eut une forte participation arménienne sous l’incitation des comités Dachnak et Hintchak18. Mais alors que les révoltes des années précédentes avaient été déclenchées dans ces mêmes régions par des groupes arméniens, elles avaient un caractère essentiellement musulman — un fait souligné par les comités arméniens euxmêmes de même que par les Jeunes Turcs19. Et surtout, elles furent moins violentes et dévastatrices que les révoltes bulgares et arméniennes. C’est ce qu’Ahmed Rıza nota en premier : « Voilà un beau résultat qui appelle la méditation des révolutionnaires Arméniens et Bulgares. Ils s’apercevront qu’au lieu de s’attaquer à la population, ils devraient, comme les habitants d’Erzeroum, respecter la légalité. (…) C’est la revanche de la justice sur le despotisme et la barbarie. »20 Évidemment, si ces rébellions restèrent peu violentes dans leur ensemble, c’est aussi parce que l’État ottoman n’appliqua pas du tout la même politique de répression que celle qu’il était prêt à faire subir aux insurgés non-musulmans. Mais c’était là un fait que les Jeunes Turcs n’étaient pas prêts à reconnaître. En somme, si ces révoltes ne dépassèrent peut-être pas le cadre local et ne prirent pas une orientation ouvertement anti-hamidienne21, elles confrontèrent néanmoins les Jeunes Turcs à une force populaire contestataire au cœur de l’Empire ottoman qui posait la question de son utilisation dans le but de rétablir la constitution ottomane. « Que faire ? » Après la formulation d’une nouvelle idéologie dans les colonnes du Şûra-yı Ümmet, un ensemble d’expériences d’ordre national et international commença à modifier l’horizon d’attente des Jeunes Turcs. Dans les premières années de la coalition, Ahmed Rıza et ses proches étaient 18 Cf. Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 373 ; H. Dasnabedian : Dashnaksutiun, p. 86-87. Par ailleurs, d’après nos lectures, Pro Armenia couvrit les événements plus que les journaux jeunes-turcs. Voir p. ex. « Le mouvement turc », n° 6/145, 20 novembre 1906 ; « Les événements à Erzeroum », n° 6/147, 20 décembre 1906. 19 On noterait que Pro Armenia parle régulièrement du « mouvement turc ». Cf. H. Dasnabedian : Dashnaksutiun, p. 73-76. 20 « Exemple à suivre », Mechveret, n° 182, 1er décembre 1906. Voir aussi [Ahmed Rıza :] « Ne Yapmalı », Şûra-yı Ümmet, n° 99, 31 août 1906 ; « Les patriotes musulmans d’Anatolie », Mechveret, n° 193, 1er novembre 1907. 21 Un cas d’exception est mentionné pour Trabzon « Les musulmans contre Hamid, » Pro Armenia, nos 7/158-159, 5 juin 1907.
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encore parvenus à contrebalancer les velléités des activistes. Mais étant donné que les changements dans l’ordre du monde contredisaient le principe d’une évolution dûment préparée, préconisé dans les écrits d’Ahmed Rıza, le refus de l’action devint difficilement tenable et l’orientation de Rıza se trouva fortement contestée. Dans un article portant le titre significatif de « Leçons révolutionnaires : non pas l’art de la sociologie, mais celui de la bombe », nous lisons : « Je ne comprends pas quel exemple nous attendons encore pour nous réveiller ! Le serons-nous demain sous les ruades certaines de nos voisins qui se sont réveillés aujourd’hui ? Tandis que le monde s’emploie à acquérir sa souveraineté par le feu et par le sang, nous nous sommes mis à enseigner au peuple la sociologie. Cela revient à enseigner les règles de l’hygiène à un malade sur son lit de mort ! Quel grand progrès ! »22
Avec cette prise de conscience croissante, Ahmed Rıza se trouva marginalisé. Mais surtout, ses propres positions devinrent de plus en plus contradictoires, comme il le reconnaissait lui-même dans l’article intitulé « Confession publique ». Il n’était plus question de refuser catégoriquement l’action comme il le faisait depuis dix ans. C’est ce que nous constatons dans un article du Şûra-yı Ümmet intitulé « Que faire ? », dans lequel Rıza reprit, selon toute apparence, la fameuse interrogation du roman de Tchernychevski qui passionnait les révolutionnaires en Russie depuis deux générations23. Dans cet article, la tension entre son orientation évolutionniste et sa méfiance vis-à-vis de l’action populaire d’une part, et, d’autre part, l’expérience des changements dans les pays étrangers et la manifestation d’une énergie populaire dans l’Empire, aboutissait à la combinaison de deux argumentations opposées. Impressionné par la nature non-violente des insurrections en Anatolie et par leur caractère musulman et turc, il lança un appel à la multiplication des révoltes dans l’Empire ainsi qu’au refus du paiement de taxes. Cependant, cet appel ne se situait pas dans la logique d’une insurrection générale, telle qu’elle était avancée par d’autres Jeunes Turcs. Rıza considérait le refus de payer les taxes non pas comme l’expression d’un mécontentement du peuple devant les conditions socioéconomiques de son existence, mais comme la manifestation d’un malaise 22 « İhtilal dersleri : Fenn-i ictimâ’ değil fenn-i bomba », Doğru Söz, n° 10, 26 juillet 1906. Cité d’après W. Sendensi : Les Jeunes Turcs en Égypte, p. 295. 23 « Ne Yapmalı », Şûra-yı Ümmet, n° 99, 31 août 1906. Notons que dans l’article il n’existe aucune référence au débat provoqué par le roman, voire au célèbre écrit de Lénine de 1902.
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concernant l’incapacité de l’État à maintenir l’ordre dans l’Empire. Par conséquent, il considérait la révolte principalement comme un acte d’accusation pour dénoncer la situation existante et non pas pour la changer24. La révolte ne pouvait se situer au sein d’une insurrection populaire générale, mais devait consister en des actions ponctuelles pour soutenir la lutte véritable pour la réforme de l’Empire, réforme qui ne pouvait se faire que par le développement des idées. On peut être tenté de minimiser l’importance des positions de Rıza, mais cela serait méconnaître qu’elles témoignent d’une évolution dans sa pensée. En effet, toutes réserves dans son attitude mises à part, il commença à se référer à des formes d’action populaire pour soutenir la lutte constitutionnaliste. Devant les grands massacres arméniens des années 1890, les conflits violents dans les Balkans et les insurrections fomentées par les comités bulgares, l’opposition à l’action populaire s’était imposée à lui comme une obligation pour garantir l’ordre social et l’intégrité de l’Empire. Avec les insurrections en Anatolie qu’il identifiait comme étant turques et pacifiques — et peut-être turques parce que pacifiques — la question se posa différemment. En tout cas, le fait que même le positiviste acharné qu’était Ahmed Rıza ait exprimé sa sympathie pour des insurgés au risque de tomber dans des contradictions en faisant référence aux formes d’action populaire, est symptomatique d’un changement d’orientation au sein du mouvement jeune-turc. Au moment où les Bolcheviques liaient l’échec de la révolution de janvier au manque d’une structure politique organisée capable de garantir les acquis obtenus au cours de la révolution, les Jeunes Turcs commencèrent à resserrer leurs liens internes, à élargir leur réseau, à multiplier leur activité de communication — bref à se donner ce qui, d’après les analyses des diplomates européens, leur avait manqué pour devenir une force politique : une organisation. Un article de Bahaeddin Şakir de juin 1906 marqua le début d’un processus radical de transformation : « Si nous voulons acquérir la force qui donne à un Arménien ottoman — qui n’a jamais vu une arme de sa vie, ou à un Juif russe, le courage de jouer avec des bombes qui peuvent mettre en morceaux une centaine de personnes dans un seul instant, nous pouvons uniquement l’acquérir par “l’entraînement politique”. »25 24 La même idée le poussa à appeler au boycott des produits occidentaux. « Frenk Meta’yı Almayalım », Şûra-yı Ümmet, n° 135, 1er juin 1908. 25 « Teşkilat ve Neşriyatın Lüzum ve Faidası », Şûra-yı Ümmet, n° 95, 23 juin 1906. Cité d’après Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 182.
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La transformation du mouvement fut en effet radicale. À l’été 1906, la nouvelle organisation reçut le nom Osmanlı Terakki ve İttihad Cemiyeti (Comité Progrès et Union – CPU)26, nom qu’il garda jusqu’à la Révolution de 1908 quand elle revint à sa dénomination originelle, Comité Union et Progrès. C’est ainsi que le mouvement jeune-turc se transforma en un comité révolutionnaire doté d’une structure minutieusement agencée avec des branches dans la plupart des territoires ottomans, et même dans des régions peuplées de musulmans ayant appartenu jadis à l’Empire. Les grandes théories positivistes et organicistes disparaissaient des colonnes des journaux du CPU, en faveur d’un nouveau pragmatisme et d’un certain activisme. Dans le Şûra-yı Ümmet, devenu l’organe du CPU, le groupe radicalisa son discours et multiplia ses attaques contre le régime et contre la politique occidentale. Désormais, publier n’était plus un objectif en soi, mais un simple moyen. En 1902 encore, quand le Şûra-yı Ümmet faisait l’éloge du mouvement révolutionnaire russe, les rédacteurs étaient fascinés par les exploits que les révolutionnaires russes réalisaient dans la préparation et la distribution de leurs journaux, sans que le Şûra-yı Ümmet prêtât attention à leur organisation politique ni même à la propagande27. Ce ne fut plus le cas après 1905. Le Şûra-yı Ümmet qui, pour le collaborateur de Bahaeddin Şakir, Diran Kelekian, avait représenté un « journal libéral d’information », devint un organe de propagande28. Dans son jargon politique, il développait un opportunisme censé satisfaire à la fois les populations musulmanes et non-musulmanes, les nationalistes turcs, les libéraux et les religieux. Une dernière étape décisive fut franchie par la fusion, en septembre 1907, avec le groupe Osmanlı Hürriyet Cemiyeti (Société Ottomane de Liberté) à Salonique où différentes organisations d’opposition avaient vu le jour depuis 1905. Cette société, dont le président n’était autre que le futur Talâat Paşa qui avait loyalement soutenu Ahmed Rıza durant des années, permit au CPU de développer une politique offensive sur le territoire ottoman. La rapidité de cette transformation est impressionnante et montre qu’il y avait effectivement un besoin d’action ressenti au sein du mouvement 26 « Osmanlı Terakki ve İttihad Cemiyeti Heyet-i Merkeziyesi’nin Tensikât-ı Dahiliyesine Dair Beyannâme », Şûra-yı Ümmet, n° 98, 15 août 1906. 27 « Şu’ûnat », Şûra-yı Ümmet, n° 11, 4 septembre 1902. 28 Lettre à Bahaeddin Şakir, Le Caire, 9 décembre 1905. Cité d’après Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 133-134. Dans la même lettre, Kelekian qualifie le journal également de « sac linge sale ».
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jeune-turc et de la population ottomane. Au cours de leur réorganisation, les Jeunes Turcs semblent avoir décidé d’établir une force d’opposition soutenue par l’énergie populaire qui s’était manifestée en Anatolie orientale. Et de fait, ils multiplièrent leurs interventions dans les régions touchées par les révoltes. Alors qu’au début des insurrections, ils avaient été pris par surprise devant la manifestation d’une force populaire se produisant au niveau local au cœur de l’Empire, ils essayèrent de la canaliser pour lui donner une direction anti-hamidienne. Les écrits jeunes-turcs commencèrent à circuler plus facilement dans les régions touchées29. Parlant des insurgés d’Anatolie, Ahmed Rıza écrivit dans le Mechveret : « Nous sommes en mesure d’affirmer que ces patriotes suivent un programme réfléchi et rationnel. Ils ont catégoriquement déclaré qu’ils ne cesseront leur lutte que le jour où les lois fondamentales de l’Empire, et en premier lieu la constitution seront respectées et appliquées (...). Ces hommes de cœur se trouvent donc sur un terrain légal, sage et en même temps très pratique. Ils s’attaquent directement au régime pourri de Yildiz, ils ne demandent aucune innovation, ils ne sont ni pour l’intervention des puissances européennes, ni pour la séparation ou la décentralisation. En un mot, ils ne ressemblent en aucune façon aux révolutionnaires bulgares et arméniens. Aussi, n’auront-ils peut-être pas la chance de plaire aux Européens. »30
Toutefois, ces propos sont trompeurs et reflètent surtout le désir d’Ahmed Rıza de voir dans les insurrections une action pro-constitutionnelle. Nous pouvons les lire aussi comme une attaque directe à l’encontre des activités politiques des groupes non-musulmans, dont les méthodes révolutionnaires se trouvaient contrecarrées par la nature pacifique « légal[e], sage et en même temps très pratique » des rébellions des Turcs d’Anatolie. En dépit de l’impact important des révoltes, ni Ahmed Rıza, ni les Jeunes Turcs en général n’étaient prêts à revenir sur leur élitisme et leur méfiance vis-à-vis du peuple, leur enracinement au sein du peuple trouvant ainsi ses limites logiques. La référence positive à l’action populaire ne suffit pas pour donner au programme jeune-turc une direction populaire. En fait, impressionné par la répression à laquelle faisaient face les libéraux russes, Bahaeddin Şakir avait avancé que, contrairement à ce 29 Les études convergent sur l’impact des activités jeunes-turques dans les insurrections de l’année 1907, même si les interprétations établissent parfois un lien trop direct entre les deux. Voir notamment A. Kansu : Revolution of 1908. Plus nuancé dans l’analyse tout en maintenant le lien entre les insurrections et le constitutionalisme M. Demirel : Erzurum’da Halk Haraketleri, p. 11-16 ; Y. A. Petrosyan : Sovyet Gözüyle Jöntürkler, p. 234-240. 30 « Les patriotes musulmans en Anatolie », Mechveret, n° 193, 1er novembre 1907.
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que pouvaient laisser entendre certains articles du journal Türk, la réussite du constitutionnalisme en Russie ne dépendait pas des mouvements de masse ni du soutien populaire, mais de l’efficacité d’une organisation politique capable de garantir sa pérennité31. Dans ce contexte, le mouvement jeune-turc prit une décision cruciale. Il commença à infiltrer l’armée pour doter l’opposition jeune-turque d’une force qui pouvait réaliser la mise en place d’une structure d’action révolutionnaire. Le tournant vers l’armée et l’image inchangée du Jeune Turc Ce n’est pas un hasard si les Jeunes Turcs se tournèrent vers l’armée à une époque où, dans le contexte d’une perception du monde marquée par le social-darwinisme, l’importance des armées comme facteur idéologique et social n’arrêtait pas de s’accroître et la militarisation des sociétés atteignait une dimension inégalée dans l’histoire de l’humanité32. En France, l’armée ne cessait d’être mise à l’honneur, et jouissait d’un statut spécial au sein de la IIIe République, tout en représentant toujours un bastion de la pensée réactionnaire. La victoire des Dreyfusards avait juste ajouté une nouvelle composante au militarisme : il s’agissait désormais de républicaniser l’armée33. Même les positivistes français, qui avait brandi le drapeau du pacifisme jusqu’aux années 1890, insistaient désormais sur le rôle prépondérant que l’armée devait jouer dans la société34. En Russie, dès la révolution de janvier, les dirigeants politiques du pays commencèrent à estimer que seule l’armée assurerait l’avenir de l’Empire russe, ainsi que sa paix sociale35. Ce n’était pas seulement les gouvernements qui lui accordaient une attention accrue ; dans un article sur les événements survenus entre janvier 1905 et la première dissolution de la Douma en juillet 1906, Lénine déclara que gagner l’armée était indispensable pour le succès de la révolution en Russie. Pour les 31
« Teşkilat ve Neşriyatın Lüzum ve Faidası », Şûra-yı Ümmet, n° 95, 23 juin 1906. Sami Paşazâde Sezai, quant à lui, lia le manque d’effet immédiat de la révolution à une préparation intellectuelle trop faible. « Rusya’da İhtilâl Hâlâ Ne İçin Muvaffak Olamıyor », Şûra-yı Ümmet, n° 87, 9 février 1906. 32 Pour une présentation générale, voir A. J. Mayer : Persistence of the Old Regime, p. 275-329 ; George L. Mosse : The Nationalization of the Masses. Political Symbolism and Mass Movements in Germany from the Napoleonic Wars through the Third Reich. New York : Fertig, 1975. 33 M. Rebérioux : La République radicale ?, p. 73. 34 Cf. Émile Corra : La Patrie. Paris : Société positiviste internationale, 1913. 35 Joshua A. Sanborn : Drafting the Russian Nation. Military Conscription, Total War, and Mass Politics, 1905-1925. DeKalb : Northern Illinois University Press, 2003, p. 16.
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Bolcheviques, il fallait par conséquent diffuser leurs idées parmi les militaires. La politique de subversion d’un régime nécessitait désormais de se tourner vers l’armée. Comme le disait Lénine : « Il faut que l’armée devienne révolutionnaire. »36 Les Jeunes Turcs ne pouvaient rester à l’écart de cette tendance globale. Mais surtout, il existait bien des dynamiques locales qui leur permettaient de s’y inscrire et de faire appel à l’armée ottomane dans le but de renverser le système hamidien. Il y avait évidemment chez les Jeunes Turcs une affinité idéologique entre leur pensée élitiste et la structuration hiérarchique de l’armée. Mais plus généralement, l’armée jouissait au sein de la société d’une certaine respectabilité. De même, elle se présentait comme une instance à la fois historique, en ce qu’elle se référait à la grande tradition militaire ottomane, et moderne, en ce qu’elle incarnait la modernisation par le rôle pionnier que la réforme militaire avait joué dans la transformation sociétale de l’Empire. Le passé militaire, aussi bien que le fait que la réforme militaire avait servi d’exemple et d’incitation pour la réalisation de réformes plus générales, étaient bien présents dans le débat intellectuel ottoman et influençaient directement les conceptions des Jeunes Turcs. Quant aux militaires, il existait également chez les étudiants des écoles impériales le sentiment de ne pas être reconnus dans leurs compétences. Pour finir, un vaste mécontentement s’était répandu au sein de l’armée, faute de versements réguliers de la solde, un problème qui frappait aussi les bureaucrates de l’administration37. Les difficultés fiscales de l’État se traduisirent encore une fois par une irrégularité chronique dans le payement des salaires. En conséquence, le terrain était propice au ralliement des bureaucrates et des soldats à une force d’opposition antihamidienne. La coïncidence entre la nouvelle orientation plus active des Jeunes Turcs et le mécontentement grandissant au sein de l’armée et la bureaucratie fut à la base d’une dynamique puissante. Inévitablement, la nouvelle orientation du CPU entraîna une nouvelle politique de publication, dirigée vers les militaires. Désormais conçus comme un moyen d’action politique et non pas comme une fin, les 36
Vladimir I. Lénine : « Les enseignements de l’insurrection de Moscou », Prolétari, n° 2, 29 août 1906. (www.marxists.org/francais/lenin/works/1906/08/vil19060829). Cf. idem : « La crise politique et la faillite de la tactique opportuniste », Prolétari, n° 1er, 21 août 1906. (www.marxists.org/francais/lenin/works/1906/08/vil19060821). 37 Mehmet Şehmus Güzel : « Prélude à la “Révolution” jeune-turque. La grogne des casernes », E. Eldem (dir.) : Première rencontre internationale sur l’Empire Ottoman et la Turquie moderne, p. 247-285 ; Y. A. Petrosyan : Sovyet Gözüyle Jöntürkler, p. 254 et 262.
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journaux jeunes-turcs commencèrent à traiter de plus en plus de questions militaires pour appâter les jeunes soldats38. Bien entendu, l’armée ottomane représentait un sujet important dans les écrits jeunes-turcs dès 1895 et Ahmed Rıza n’était pas resté à l’écart de l’attention apportée à la question militaire. Des articles dénonçaient constamment la dégradation de l’état des forces armées sous Abdülhamid39. Comme dans les pays européens, la situation de la marine elle aussi attirait l’attention et suscitait l’indignation des Jeunes Turcs qui reprochaient à Abdülhamid de l’anéantir40. On rappelait aussi que s’engager dans l’armée, c’était d’accomplir un devoir islamique41. Mais avec la réorganisation du mouvement dès 1905, on assista à une évolution qualitative. Les affaires militaires étaient désormais au centre de la politique jeune-turque. Conformément à cette orientation, Ahmed Rıza rédigea un texte important : Asker (le soldat). Quand le texte de Rıza fut imprimé en 1907 au Caire, le CPU prit grand soin de le faire distribuer largement dans l’Empire, en particulier en Macédoine où il concentrait ses efforts d’infiltration de l’armée42. Le texte eut un succès indéniable. Une fois encore, nous ne disposons pas d’informations quantitatives ; toutefois, différents témoignages attestent de sa popularité et donnent à penser qu’il pourrait bien s’agir de l’ouvrage jeune-turc le mieux connu de la période prérévolutionnaire. La brochure eut un réel impact dans les garnisons partout dans l’Empire. Fascinés par les idées exprimées par Ahmed Rıza, de jeunes officiers copiaient le texte à la main pour s’imprégner de son contenu43. Le héros de la révolution de 1908, Niyazi, raconta qu’il « illumina » les soldats44. Le succès du texte fut tel que — fait rarissime pour 38
Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 220. Cf. « Askerin Namus ve Haysiyeti », Meşveret, n° 9, 1er avril 1896. 40 HM [Halil Menteşe] : « Tersane ve Bahriye », Meşveret, n° 5, 1er février 1896 ; Ahmed Rıza : « Kuvve-i Bahriyemiz », Osmanlı, n° 13, 1er juin 1898 ; « Tabaka-i Bâlâdan », Osmanlı, n° 5, 1er février 1898. Selon les journaux jeunes-turcs, Abdülhamid avait peur que la marine complote contre lui, comme contre Abdülaziz en 1876. Les autorités allemandes partageaient cette analyse. PAAA, Türkei 152, Bd. 19, A 6029 : Rapport de Marschall à Hohenlohe, Thérapia, 9 mai 1900. 41 Cihadi : « Askere Hitab », Meşveret, n° 21, 23 octobre 1896. 42 Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 241. 43 Bahaeddin Şakir : İttihat ve Terakki, p. 79. Même des articles de Prens Sabahaddin montrent une influence du traité. Voir « Tenkidinizi Okurken », Terakki, n°s 19-20, [juin 1908]. 44 Hâtırat-ı Niyazi, p. 153. Voir aussi les propos de Derviş Vahdetî faits en référence à Ahmed Rıza : « Şüphesiz askerin rûh-i pür-fütûhuna hiss-i hürriyeti dolduran hâricde neşr olunan matbûat-ı ahrârânedir. » « Şeytanlar Devri », Volkan, n° 3, 13 décembre 1908. L’argumentation mise en avant dans Asker était fréquemment copiée : « Volkan », Volkan, 39
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un écrit jeune-turc — il fut réédité après la révolution de 1908, dans une édition luxueusement reliée qui contrastait avec la brochure clandestine initiale ; mais le contenu était presque identique45. Le titre de la série Vazife ve Mesuliyet n’y figurait plus, le changement le plus important concernait les pages consacrées à Abdülhamid dont les paragraphes compromettants furent tout simplement supprimés. Un discours d’opposition n’était plus adapté aux temps postrévolutionnaires. Mais le fait souligne en même temps la portée transcendante attribuée à un texte dont le contenu allait plus loin que l’opposition immédiate à Abdülhamid. Pour résumer, après ses lâyiha des années 1890 qui avaient jeté les fondements de son renom d’opposant au régime hamidien, Ahmed Rıza marqua à nouveau un grand coup en publiant Asker. Mais la situation en 1907 était inversée : ce n’était pas tant cette brochure qui lui garantissait le renom d’opposant ; mais, c’était son aura d’adversaire incorruptible d’Abdülhamid qui valait à ce texte sa popularité. Rıza rédigea Asker probablement sur les encouragements de Bahaeddin Şakir, comme contribution à la nouvelle politique militaire46. Ce n’était pas un hasard : le renom que Rıza s’était bâti dans sa lutte anti-hamidienne faisait de lui une voix écoutée. Son nom ajouta à l’importance de la brochure. Avant même de s’engager dans la réorganisation du mouvement, Bahaeddin Şakir s’était arrêté sur la popularité hors du commun d’Ahmed Rıza qui, dans le contexte de la répression hamidienne, était devenu à lui seul le symbole de l’opposition et pouvait susciter la fascination des jeunes. Dans une discussion sur la nécessaire réorganisation du mouvement, son collaborateur Diran Kelekian lui adressa cette question : « Quel nom pourrait remplacer celui d’Ahmed Rıza ? »47 Effectivement, la direction du CPU faisait un usage extensif de l’image d’Ahmed Rıza grâce à laquelle il essayait de rallier de nouvelles recrues pour la nouvelle organisation48. Son nom faisait figure de garant pour l’orientation de la nouvelle organisation. n° 8, 18 décembre 1908 ; Şevket Süreyya Aydemir : Suyu Arayan Adam. Istanbul : Remzi, 1965, p. 44-46. 45 Ahmed Rıza : Asker. Istanbul : Kütüphâne-i İslâm ve Askerî, 1324 (1908). Les deux exemplaires de cette édition que nous avons pu voir sont en petit format luxueux, avec étui et reliure en velours. 46 Ş. Mardin : Jön Türklerin Siyasî Fikirleri, p. 214. Cf. Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 220. 47 Lettre à Bahaeddin Şakir, Le Caire, 9 décembre 1905. Cité d’après Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 133-134. 48 Cf. Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 133, 148, 405.
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Comment évaluer cette politique de propagande ? S’est-elle accompagnée d’une position dirigeante pour Ahmed Rıza au sein d’un mouvement jeune-turc réorganisé ? Sans doute Rıza estima-t-il au cours de la mise en place des nouvelles structures que la direction de l’organisation allait automatiquement lui revenir. Mais contrairement au Comité de 1895, le CPU ne reconnaissait pas de présidence formelle, et les règlements internes étaient élaborés en sorte qu’il n’y ait pas de concentration de pouvoirs entre les mains d’une seule personne49. On peut même penser que les initiateurs de la réorganisation essayèrent de tirer les leçons des années de tractations sur la présidence du mouvement qui avaient paralysé à plusieurs reprises l’activité jeune-turque. Pourtant à première vue, Ahmed Rıza semblait pouvoir occuper cette position, du fait de sa réputation, de la cohérence relative de sa pensée, de son impact idéologique au sein du mouvement, de son âge et de son expérience de l’engagement jeune-turc depuis une dizaine d’années. Mais considérer que la direction de l’organisation devait lui revenir naturellement, c’était ne pas tenir compte du changement radical qui était en train de se produire dans la politique jeune-turque. En effet, le processus de réorganisation alla bien au-delà de la simple structure organisationnelle du mouvement jeuneturc. C’est la nature du mouvement en soi qui changea. Le rajeunissement du mouvement jeune-turc et la fin de l’ère des intellectuels En très peu de temps, les rangs des Jeunes Turcs se remplirent de jeunes officiers, qui voyaient dans le CPU l’espoir d’un avenir meilleur, pour l’Empire et pour eux-mêmes. Ce processus provoqua deux changements importants. D’abord, il augmenta le poids stratégique des militaires. Certes, le mouvement, né dans une école militaire, avait toujours été proche des militaires. Des sympathies existaient au sein de l’armée pour la cause jeune-turque, et, en particulier, dans les premières années de leur existence, les Jeunes Turcs avaient réussi à gagner le soutien d’officiers hauts gradés. Cependant le nombre de militaires dans le mouvement était limité et les Jeunes Turcs illustres étaient tous des civils. Ainsi, le tournant vers l’armée engendra une conversion du mouvement : désormais le dynamisme du CPU/CUP résidait dans l’activisme de jeunes officiers qui adhérèrent au Comité après 1907. Cette adhésion en nombre 49
Ibid., p. 138-139.
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changea l’équilibre au sein du mouvement. Des études estiment en effet que, à la veille de la révolution jeune-turque, les militaires représentaient plus de la moitié des effectifs jeunes-turcs50. Sans doute la direction du CPU/CUP resta-t-elle majoritairement civile à la suite de la réorganisation et même après le renversement du régime hamidien. Mais des dirigeants civils n’hésitèrent pas à s’engager dans la voie militaire, comme Talâat Paşa qui s’investit comme volontaire dans la guerre des Balkans, ou Bahaeddin Şakir qui prit la tête de l’organisation paramilitaire Teşkilat-ı Mahsûsa (Organisation spéciale) durant la Première Guerre mondiale51. En fait, les Jeunes Turcs qui ne s’adaptaient pas à la nouvelle direction militaire du mouvement, se trouvaient rapidement marginalisés. Même la rédaction d’un traité militariste comme Asker, aussi important qu’il fût, n’était pas suffisante pour que le positiviste Ahmed Rıza se maintienne à la tête du mouvement. Celui-ci n’était pas prêt à assumer un rôle conforme à la nouvelle orientation militaire du mouvement et il se trouva ainsi évincé de sa direction. Deuxième aspect aussi décisif pour le changement de la nature du mouvement jeune-turc : il redevint jeune à nouveau. Plus d’une quinzaine d’années après la fondation de la cellule du CUP en 1889, le mouvement avait pris un coup de vieux. Mis à part leurs leaders Mizancı Murad et Ahmed Rıza, l’âge moyen des Jeunes Turcs dans les années 1890 était de 27 ans. Évidemment, des jeunes rejoignirent le mouvement tout au long de son existence, mais force est de constater que, à l’exception notable de Prens Sabahaddin, aucun militant jeune ne se distingua plus véritablement au sein du mouvement. À considérer le premier groupe fondé dans une école impériale par des étudiants âgés d’une vingtaine d’années, ces premiers Jeunes Turcs étaient nés autour de l’année 1870 et avaient, à l’approche de la Révolution, près de quarante ans. Autrement dit, ils avaient dix ans de plus que l’un des héros de la Révolution, İsmail Enver, le futur Enver Paşa, né en 1881. À regarder les officiers qui intégrèrent le CPU à la veille de la révolution, et qui allaient avoir des fonctions importantes dans la Seconde Période constitutionnelle, voire dans le mouvement kémaliste au début 50 Pour 1908, Zürcher note 2 000 membres du CPU dont on pourrait considérer les deux tiers comme des militaires. E.-J. Zürcher : « Who Were the Young Turks ? », p. 101. Cf. idem : « The Young Turks – Children of the Borderlands? » International Journal of Turkish Studies, 9/1-2 (2003), p. 275-285. Pour la suite, nos informations proviennent, sauf indications contraires, du premier article cité. 51 Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 295.
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de la fondation de la République, nous constatons que leur année de naissance, avec une homogénéité encore plus prononcée que pour les Jeunes Turcs de la première heure, se situe autour de celle d’Enver ou de Mustafa Kemal : 1881. Nés entre 1878 et 1883, ces membres de la première élite kémaliste avaient été des camarades de classe dans les écoles impériales militaires de l’époque hamidienne, au cours des années où les écrits d’Ahmed Rıza passaient secrètement de main en main. Mais l’âge n’était pas la seule différence avec les Jeunes Turcs de la première génération. À côté de l’homogénéité en matière d’âge, nous remarquons également une homogénéité dans la provenance géographique des nouveaux membres du CPU. La faction stambouliote avait toujours été minoritaire au sein du mouvement, les membres des provinces reculées représentant la majorité. À la veille de la révolution, cette situation s’était, de fait, accentuée. Majoritairement, les nouveaux Jeunes Turcs venaient des Balkans. Or, il ne s’agissait pas seulement d’un simple constat géographique. Car la provenance des Balkans impliquait tout un lot de différences en termes d’expérience et de système de référence ; les jeunes officiers des Balkans étaient marqués par les événements de ces régions bien plus que les générations précédentes, et même que les Jeunes Turcs en exil en Europe depuis plus de dix ans. L’intégration accélérée dans l’économie européenne, la modernisation des villes balkaniques, la montée des bourgeoisies chrétiennes, les conflits interethniques, l’histoire de la confrontation entre bandes serbes, grecques et bulgares, l’expérience révolutionnaire de l’insurrection d’Ilinden, la menace de la séparation de l’Empire ottoman par l’intervention des puissances européennes qui planait sur les provinces balkaniques après l’accord de Mürzsteg — l’ensemble de ces expériences nouvelles avaient pour les jeunes grossissant les rangs du CPU une signification directe. Pour un Ahmed Rıza, ces événements représentaient une expérience à distance, transmise par l’action des comités politiques en exil, par les débats des journaux occidentaux et par ses interventions dans l’espace public français. Même ceux des Jeunes Turcs qui, appartenant à la génération précédente, étaient originaires des Balkans, n’avaient pas le même rapport à ces événements parce qu’ils se trouvaient en exil depuis des années et que les évolutions dans les Balkans s’étaient accélérées vers la fin du XIXe siècle. Tous ces événements se répercutaient directement sur l’orientation intellectuelle des jeunes officiers. L’expérience presque quotidienne de la violence, l’ingérence dans les affaires internes de la région des
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puissances européennes qui soutenait les différents comités macédoniens, et la pression exercée sur le gouvernement ottoman, tout cela préparait un terrain sur lequel le discours nationaliste, marqué par la double peur interne et externe, pouvait se développer facilement. Contrairement aux bourgeoisies chrétiennes, les officiers avaient réalisé leur ascension sociale à travers les institutions de l’État ottoman, un État qui représentait ainsi leur référence politique. Par conséquence, l’idée mise en avant par Ahmed Rıza de l’agression contre l’Empire, perpétuée de l’extérieur par la politique européenne, et de l’intérieur par les velléités des comités politiques non-musulmans, avait pour ces Jeunes Turcs une signification particulière et attisait chez eux la crainte de voir démembrer l’État à qui ils devaient leur statut social d’élite. Leur expérience balkanique avait un impact sur leur conception de la modernité qui les distinguait des autres Jeunes Turcs. Pour eux, cette expérience de la modernité européenne se faisait à partir des villes des Balkans, marquées par un processus de transformation économique et par l’ascension des bourgeoisies non musulmanes. Il s’agissait d’une expérience profondément ambivalente. Ces jeunes officiers étaient motivés pas le désir de s’inscrire dans la culture à l’européenne, de faire leurs des coutumes bourgeoises, comme les cafés et les promenades, dont ils faisaient l’expérience dans des villes balkaniques. En même temps, ils étaient conscients du fait que cette modernité était portée essentiellement par les bourgeoisies non musulmanes, indépendamment, voire au détriment, de la population musulmane. D’où une ambiguïté, marquée par un certain malaise à l’égard de cette vie bourgeoise qui représentait pourtant leur référence culturelle52. Si l’ambivalence dans l’expérience de la modernité s’était manifestée pour Ahmed Rıza surtout à la suite du développement du discours anti-occidental à partir de 1900, cette ambiguïté faisait partie depuis l’enfance de l’expérience de gens comme Mustafa Kemal, Talâat ou d’autre Jeunes Turcs des Balkans. Mais l’important réside aussi dans le fait que, dans les Balkans, la référence à la modernité était différente. Depuis les Tanzimat, Paris représentait la référence obligatoire et incontournable pour la pensée ottomane moderniste. Comme nous l’avons avancé, la capitale du XIXe siècle était en même temps celle de l’Empire ottoman. Les Jeunes Turcs de la première génération, même ceux des Balkans, s’étaient enflammés pour 52
Erik-Jan Zürcher : « The Young Turk Mindset », The Young Turk Legacy and Nation Building, p. 110-112.
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Paris, qui représentait pour eux un rêve, la référence obligatoire et suprême de leur pensée moderniste. Au début du XXe siècle, ce tropisme n’était plus aussi clair. Pour les nouveaux Jeunes Turcs, la Ville Lumière ne rayonnait pas de la même façon, et il semble bien que les villes modernes des Balkans, comme Salonique ou Monastir, marquées par la culture bourgeoise des élites chrétiennes et juives, représentaient leur référence culturelle principale53. Quel pouvait être le rôle du Jeune Turc le plus parisien au sein d’un mouvement qui avait changé dans sa composition, dans son orientation, dans ses modes d’action et sa nature même ? Dès le début de son engagement, le statut et l’identité politiques d’Ahmed Rıza s’étaient bâtis sur la différence. Son âge, ses origines sociales et géographiques, sa formation, la cohérence de ses idées — un ensemble de différences vis-à-vis de la majorité des Jeunes Turcs lui avaient garanti une place particulière au sein du mouvement. Or, avec le changement de nature de l’engagement anti-hamidien, ce décalage ne lui permettait plus de se maintenir dans les positions dirigeantes du mouvement jeune-turc. Les remaniements entrepris au cours de la réorganisation réservaient à Rıza la direction du Mechveret ainsi que le maintien des rapports avec des réseaux européens. Or, par rapport aux efforts du CPU d’organisation sur le territoire ottoman et à son programme d’infiltration de l’armée, ces responsabilités étaient bien secondaires54. « Rıza n’est pas un homme capable d’être un dirigeant ! » s’était exclamé un Jeune Turc en 189955. Sept ans plus tard, son désintérêt pour les questions d’action et d’organisation politique le poussait à l’écart des structures de décision. La tension entre son orientation intellectualiste et non-violente et la nécessité de l’action politique immédiate se trouvait dépassée par les faits. Dans les années 1890, Rıza avait donné l’impression d’être en avance sur le mouvement jeune-turc, par sa doctrine positiviste, son soupçon d’athéisme, ses coutumes non-ottomanes, son réseau de soutien, sa présence dans l’espace public des pays européens. Après 1905, ce ne fut plus le cas. En vérité, le CPU abandonna les pratiques d’opposition qu’il avait adoptées en 1895. Avec l’accent mis désormais sur l’organisation politique et l’action révolutionnaire, le mode de fonctionnement du jeune-turquisme qu’il avait lui-même défini changea. « Aucun peuple n’a encore 53 54 55
Cf. E.-J. Zürcher : « The Young Turks – Children of the Borderlands? », p. 284-285. Cf. E. E. Ramsaur : Jön Türkler, p. 148-149. Lettre de Rahmi à Nâzım, année 1899. Dans Bahaeddin Şakir : İttihat ve Terakki, p. 83.
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obtenu par la publication de journaux sa liberté qui est son droit naturel », constatait le Şûra-yı Ümmet56. Publications et interventions dans l’espace public n’étaient plus au cœur de la politique. « L’Âge du Papier » qui avait vu naître l’engagement jeune-turc tel qu’il était défini par le directeur du Mechveret avait trouvé sa fin. Et avec cette fin, le rôle d’une tête pensante jeune-turque paraissait bien marginal. « Ce qu’il fallait faire » pour devenir politiquement influent, ce n’était plus la publication, mais l’organisation. La perte d’influence de Rıza fut à la fois le résultat et le signe d’une évolution politique qui mettait de côté les débats intellectuels. L’avertissement d’un article du Doğru Söz, qui avait mis en garde les Jeunes Turcs contre le danger d’enseigner la sociologie au peuple, alors que le monde était à feu et à sang, avait été entendu. La futilité des grandes théories sociales n’était pas seulement dénoncée dans les journaux des activistes, mais dans les colonnes du Şûra-yı Ümmet lui-même. Celui-ci publia régulièrement des articles qui soulignaient que le programme jeune-turc ne se trouverait plus dans les livres de sociologie ni dans les salles de conférences de la Sorbonne, mais dans l’action57. Ahmed Rıza avait beau qualifier l’un des pionniers de la réorganisation, son ancien secrétaire le Dr Nâzım, de « peu intelligent »58 — jugement qu’il partageait avec certains de ses contemporains pour lesquels il était « peu développé intellectuellement »59, ce qui comptait désormais au sein du mouvement jeune-turc n’était plus « l’intelligence », mais la volonté d’assumer un sens de l’organisation et des responsabilités pour gérer la mise en place d’un comité révolutionnaire. Pourtant, la méfiance vis-à-vis de l’Occident, l’opposition résolue aux velléités autonomistes, réelles ou imaginées, des groupes non-musulmans, l’insistance sur l’idée des Turcs comme la base de l’Empire ottoman, le social darwinisme, le scientisme — l’ensemble de ces éléments continuaient à définir la pensée des Jeunes Turcs. Mais leur idéologie n’avait plus besoin des arguments positivistes et pouvait désormais s’exprimer parfaitement à partir de leurs perceptions et de leurs expériences. 56 « Bu güne kadar hiç bir millet hakk-ı tabi’isi olan hürriyeti neşriyatla sayesinde ihraz eyleyemedi. » Hüsrev Sami : « Silah Arkadaşlarıma », Şûra-yı Ümmet, n° 130, 15 février 1908. 57 « Kari’lerimize », n° 123, 15 octobre 1907 ; « İlk Adım », nos 128/129, 1er février 1908 ; « Yarın », n° 132, 1er avril 1908. 58 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 68. 59 « Nâzım fikren müterakkî değildi », écrit Yahya Kemal. Siyasî ve Edebî Portreler, p. 116. Voir aussi ses propos similaires sur Bahaeddin Şakir. Ibid., p. 122. Cf. idem : Çocukluğum ve Gençliğim, p. 193.
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L’intellectuel et le temps des militaires Dans le nouveau contexte national et international, Ahmed Rıza s’apprêtait à jouer le jeu et à soutenir, malgré un certain malaise, la nouvelle orientation du mouvement jeune-turc. Prenons comme exemple Asker. Il serait réducteur de vouloir voir dans cette publication un texte de propagande. Déjà la forme du livre nous l’interdit. Il est le deuxième tome de la série Vazife ve Mesuliyet (Devoir et responsabilité) préparée par Ahmed Rıza dans les années 1900 comme un ensemble sur la citoyenneté ottomane, dans lequel l’auteur dévoilait sa pensée sociale plus que dans d’autres publications. Dissocié de son implication politique immédiate d’opposition au sultan Abdülhamid et de stratégie d’infiltration des rangs militaires, le texte se présente en effet comme un écrit politique majeur des Jeunes Turcs. Şerif Mardin a qualifié ce texte de premier traité cohérent de la pensée politique jeune-turque et considère qu’il constitue la meilleure présentation des objectifs politiques que visaient les Jeunes Turcs pour l’Empire60. Dans un premier temps, il importe de s’arrêter sur ce texte dans le contexte de la politique militaire du CPU pour analyser la nouvelle orientation des Jeunes Turcs. Un manifeste militariste du jeune-turquisme Ahmed Rıza avait annoncé vouloir rédiger un texte sur les « devoirs et les responsabilités » des soldats dans le premier tome de la série Vazife ve Mesuliyet publié en 1902, mais celui-ci n’était pas censé en représenter le deuxième tome61. Il semble bien que Rıza en ait avancé la rédaction en accord avec la nouvelle orientation du mouvement jeune-turc. Il faut dire que la brochure répondait effectivement à un besoin. Des textes sur l’organisation de l’armée, rédigés à titre individuel par des militaires sans lien nécessaire avec l’opposition constitutionnelle, circulaient déjà, avant la publication d’Asker, dans les cercles militaires et avaient attiré l’attention des Jeunes Turcs62. De même, depuis la fin de l’année 1906 le Şûra-yı Ümmet était rempli d’articles insistant sur le rôle social que devait jouer l’armée, et appelant les officiers à préparer le peuple à une « gaza pour la liberté »63. La dimension de propagande apparaît aussi 60 61 62 63
Ş. Mardin : Jön Türklerin Siyasî Fikirleri, p. 214-217. Voir Vazife ve Mesuliyet, p. 26. Bahaeddin Şakir : İttihat ve Terakki, p. 181. « Silah Arkadaşlarıma », Şûra-yı Ümmet, nos 120-121, 1er avril 1907.
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dans le fait qu’Ahmed Rıza essayait de s’adapter à son lectorat. Le patriotisme, le turquisme, la crainte d’une intervention étrangère et la stigmatisation des populations non-musulmanes, voire non-turques, s’intégraient dans un système de références qui pouvait parler à des militaires et à travers un discours qui mettait en valeur l’armée comme une instance prépondérante de la société ottomane. Une source d’influence majeure de Asker est un livre bien connu des officiers de l’armée ottomane : Das Volk in Waffen, de Colmar von der Goltz. Ce dernier était un officier renommé enseignant à l’académie de Berlin avant de prendre la tête de la mission militaire allemande dans l’Empire ottoman en 1883. Il y assuma un rôle crucial dans la réforme de l’armée ottomane et eut une influence extraordinaire auprès des étudiants des collèges militaires ottomans. Das Volk in Waffen, son œuvre la mieux connue, dans laquelle il présentait des réflexions sur la guerre et le rôle des militaires dans les sociétés modernes, jouissait d’une forte réputation dans l’ensemble de l’Europe. Dans l’Empire ottoman, deux ans après la publication de l’original, une traduction fut publiée sous le titre Millet-i Musallaha et connut une diffusion spectaculaire64. Dans les écoles militaires, sa lecture devint quasiment obligatoire. Dès les années 1880, le nom de von der Goltz commença à incarner la modernisation de l’armée ottomane65. Et quand Ahmed Rıza renvoyait, explicitement ou implicitement, au Millet-i Musallaha, il ne faisait pas seulement référence à un livre connu, mais à un projet. Pour autant, pouvons-nous considérer ce discours militariste et la référence à von der Goltz uniquement comme un moyen de propagande ? En fait, ce nouveau tropisme de Rıza vers l’armée était beaucoup plus qu’une manœuvre motivée par des visées pragmatiques. En développant un discours de plus en plus centré sur l’importance de l’armée dans l’Empire ottoman, Ahmed Rıza évoluait sensiblement par rapport à ses positions des années 1890. Dans ses premiers écrits, il avait critiqué le fait que le budget réservé à l’armée vidait les caisses du Trésor ottoman et privait l’État des fonds nécessaires pour mettre en place un système d’éducation 64
Millet-i Müsellaha. Asrımızın Usûl ve Ahvâl-i Askeriyesi, trad. Mehmed Tahir. Istanbul : Matbaa’-i Ebuziyya, 1301 [1885]. Le traducteur fut collaborateur de von der Goltz et enseignant au Mekteb-i Harbiye. La traduction française date de 1884. Les livres de von der Goltz connurent au total 42 éditions en ottoman. Pour l’impact de Millet-i Müsellaha sur Mustafa Kemal voir Hasan Ünder : « Goltz, Milleti Müsellaha ve Kemalizimdeki Spartan Ögeler », Tarih ve Toplum, 206 (mars 2001), p. 45-54. 65 Cf. E. Kaynar : « Les Jeunes Turcs et l’Allemagne. »
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moderne66. Cette critique lucide, inspirée du pacifisme positiviste, n’avait pas pris la forme d’un discours cohérent, mais si l’on tient compte du rôle joué par l’armée dans la réforme ottomane, elle était néanmoins remarquable pour un intellectuel ottoman moderniste. Cependant, dans le climat du tournant du siècle marqué par la montée mondiale du militarisme et la radicalisation des idéologies, une telle orientation n’était plus tenable. On ne saurait comprendre l’évolution du discours militariste sans le situer par rapport au développement de la pensée anti-occidentale et de la perception turquiste sur l’état de l’Empire. Le discours militariste se développa à plusieurs égards en réponse à l’idée que l’Empire ottoman était menacé dans son existence de l’extérieur par les grandes puissances et de l’intérieur par les velléités séparatistes des populations non-musulmanes. Ce n’est pas par hasard qu’Ahmed Rıza procéda à une réévaluation de l’armée dès l’expédition alliée contre les Boxers en Chine. Reprenant l’analyse des événements donnée par la presse française, qui présentait le conflit comme la confrontation entre un pays asiatique arriéré et la civilisation incarnée par l’Occident, il estimait que la Chine allait s’écrouler devant l’invasion alliée faute d’avoir transformé son armée en une force militaire moderne. S’il montrait une certaine commisération pour la prétendue orientation pacifique de la Chine, c’était surtout pour critiquer l’Europe : « Un seul grand État, la Chine, tient la guerre en médiocre estime ; une seule religion, le brahmanisme, s’est efforcé d’en atténuer l’horreur. L’Europe chrétienne et soi-disant civilisé [sic] n’y est pas encore arrivée. »67 Mais la conséquence à tirer de l’affaire de Chine était nette : « Oui, pour défendre la patrie contre l’ennemi, nous avons besoin du soldat. »68 L’idée d’une armée forte s’imposa donc à Ahmed Rıza essentiellement à partir de la façon dont il percevait la réalité impérialiste du tournant du siècle. Dans Asker, il soulignait l’importance de l’armée avec la même référence globale, imprégnée d’une argumentation sociale-darwiniste. Dans un passage fortement inspiré par Das Volk in Waffen, il écrivait que dans les pays occidentaux, le temps des militaires n’était pas révolu. Même dans un pays pacifique comme la Suisse, notait-il, on accorde une 66
« İcmâl-i Ahvâl », Meşveret, n° 2, 15 décembre 1895. Lâyiha, p. 46. Notes au sujet de la Chine, s.d. [1900]. AN, 17AS/10. 68 « Evet vatanı düşmandan muhafaza etmek için asker lâzımdır. » Note intitulée « Muharebe », s.d. [1900]. AN, 17AS/10. 67
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attention énorme à la formation militaire. L’ancien participant à la Conférence de la paix en 1899 écrivait qu’aucun gouvernement ne faisait attention aux « jolies théories » (hoş nazariyat) pacifistes et qu’une nation ne se défendait pas à coup d’écrits littéraires69. Même des poètes et des philosophes qui haïssaient la guerre essayaient d’enflammer la nation par des discours belliqueux : « Le calme et le bien-être sont uniquement donnés à ceux qui sont courageux et forts. Les attaques et les agressions les plus injustes et les plus féroces commis par des gouvernements forts sont acceptées. (...) Le faible n’est aimé par personne. »70 Reprenant la référence à la Chine, Rıza nota que ce pays n’avait pas su se défendre contre l’expansion militaire de l’Europe (harb-ı cev-i Avrupa) et qu’il avait été logiquement écrasé. Il l’opposait au Japon qui, lui, avait réussi à se développer pour passer du statut d’État faible à celui d’État fort. Pour Ahmed Rıza, le Japon avait compris qu’il pouvait se défendre contre la tutelle des pays occidentaux par la force armée. Le renvoi à l’espace-temps partagé de l’impérialisme, qui a vu monter le Japon et chuter la Chine, servit ainsi de référence pour réaffirmer le principe de la souveraineté de l’État dans une perception sociale darwiniste. Avec l’identification de la politique occidentale vis-à-vis de l’Empire ottoman comme un obstacle à sa réforme, le concept de civilisation, qui, dans les années 1890, supposait que le monde était uni par la valeur universelle du progrès, avait cédé la place à une conception plus intransigeante sur la voie à prendre par l’Empire pour réaliser sa réforme et s’affirmer comme puissance reconnue. Étant donné qu’un pays ne pouvait survivre que par sa force armée et que le monde entier n’avait cessé de se préparer militairement, la réforme de l’état militaire devenait indispensable pour donner à l’Empire la force vitale, c’était le moyen de se préparer pour le survival of the fittest. Rıza nota ainsi que la puissance dissuasive d’une armée forte allait permettre à l’Empire de repousser les ingérences des pays étrangers qui prenaient pour prétexte des violations d’accords commerciaux existants ou la politique intérieure du pays. Toutefois, à travers la double obsession d’une menace intérieure et d’une menace extérieure, cette référence reçut une dimension locale se 69 Voir aussi « Nationaliste », Mechveret, n° 155, 5 septembre 1904. Dans la suite du chapitre, les chiffres entre parenthèses font référence à Asker. 70 « Dünyada huzur ve rahat ancak kavi ve cesur olanlara veriliyor. Kavi bir hükûmet tarafından vuku’ bulan en haksız ve vahşiyane-i tehacüm ve tasallut bile – zaferle hitam bulursa – makbul oluyor. Sükût ve tevekkül eden, gerdandade-i inkiyad olan zuafâyı kimse sevmiyor. » (p. 5).
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rapportant aux problèmes de l’Empire ottoman comme pays multiethnique. Partant de la conviction que le temps global de l’impérialisme nécessite l’existence d’une armée puissante, Ahmed Rıza définit cette nécessité comme étant pour l’Empire ottoman plus impérative encore que pour tout autre pays. En effet, pour lui, les populations non-musulmanes constituaient une autre raison à l’existence d’une force armée bien organisée. L’armée était censée non seulement défendre la souveraineté de l’État à l’extérieur, mais aussi faire valoir cette souveraineté à l’intérieur du pays en tant que force de contrôle. « Chez nous, il existe toujours des clans non sédentarisés, des communautés qui n’ont pas encore intégré le cercle de la paix et de la fraternité, des chrétiens non-ottomanisés, des frontières non fortifiées et non contrôlées. Chaque jour, les droits des Ottomans sont violés ; l’indépendance de notre État fait face à mille dangers. En conséquence, nous avons, plus que tout autre État, besoin d’armées bien organisées et d’une flotte mobile et puissante capable de garantir la sécurité et l’ordre public. »71
De la gaza pour la foi à la gaza pour la liberté Nous reviendrons sur la fonction de l’armée à l’intérieur du pays. Pour le moment, contentons-nous de souligner l’implication directe de ces propos : l’existence d’une armée forte devient la condition indispensable à l’existence et même à la survie de l’Empire. Attribuant la faiblesse de l’Empire ottoman à la dégradation de sa force militaire, Rıza insiste largement dans l’ensemble de son traité sur le passé militaire de l’Empire pour établir un lien entre les temps glorieux de l’Empire et la performance de son armée. Le texte débute ainsi : « L’Ottoman a fondé l’État par la bravoure et la force de l’épée ; c’est grâce aux conquêtes, qu’il a grandi, qu’il a gagné son renom, qu’il est devenu riche. »72 La dégradation de l’armée et l’incapacité de l’Empire à s’adapter aux exigences militaires de son temps devint la raison de son déclin. Le passé militaire représentant, dans la logique de la doctrine positiviste, la preuve de la capacité du redressement de l’État ottoman, 71
« Bizde daha yerleşmemiş aşiretler[,] daire-i sulh ve uhuvvete girememiş cemâa’tler, Osmanlılaşmamış Hıristiyanlar, / tahdid ve tahkim edilmemiş hududlar var. Osmanlılar’ın hukukuna her gün ta’aruz ediliyor. Devletimizin istiklâli bin tehlike içinde bulunuyor. Binaenaleyh, emn ve asâyiş temine kâfil olacak derecede muntazam ordulara, seyyar ve kavi bir donanmaya ihtiyacımız her devletten ziyadedir. » (p. 5-6). 72 « Osmanlı[,] devleti mertlikle[,] kılıç kuvvetiyle tesis etti ; futuhât sayesinde büyüdü, şan kazandı, zengin oldu. » (p. 3).
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Rıza conclut qu’améliorer l’organisation de l’armée était la condition de sa résurgence. Asker note une multitude de lacunes matérielles et organisationnelles qui rendaient impossible le bon fonctionnement des forces armées. D’une façon générale, il en ressort que l’état des armées n’est pas, principalement, le résultat d’un manque de moyens, et encore moins de courage ou d’esprit guerrier73, mais l’effet de lacunes d’organisation, autrement dit, le résultat d’une gestion défaillante à la charge du sultan Abdülhamid. Le récit de la guerre russo-ottomane de 1877-78 est symptomatique de cette interprétation. Cette catastrophe originelle du règne hamidien sert de référence pour dénoncer la situation militaire catastrophique de l’Empire. Ayant vécu lui-même le climat de guerre dans sa jeunesse et les répercussions de la défaite sur sa famille et sur son développement personnel, Ahmed Rıza l’utilise pour pousser plus loin sa critique du sultan. Pour lui, la défaite dans la guerre n’était pas due à la supériorité de l’armée russe, mais à la mauvaise gestion des troupes ottomanes. Dans des passages marqués autant par la pensée sociale-darwiniste que par les débats de la IIIe République sur la défaite de 1870-71, Rıza écrit que la défaite catastrophique de l’armée ottomane et ses conséquences sur l’Empire auraient dû être au point de départ d’une nouvelle politique, capable d’apprendre des fautes du passé pour préparer le futur. Mais sous le sultan Abdülhamid, c’est l’inverse qui se produisit. En perpétuant la politique rigide qui mena à la catastrophe de « 93 » (1877-78), le sultan s’opposa à tout changement. Il aggrava l’état de l’armée et mit, donc, en danger l’existence même de l’Empire. « Se vanter du titre de gazi et des médailles de Grèce et de Crète sans considérer l’état misérable et déplorable du gouvernement, c’est le fait de fous et d’insensés [hoppa] comme Abdülhamid, qui se gargarisent de ces babioles. Si le Sultan, qui occupe injustement et par la force le trône illustre des Yıldırım [sultan Bayezid] et des Yavuz [sultan Selim Ier], [s’il] avait un tant soit peu le sentiment de modestie et de l’esprit public, il serait déjà mort de douleur et de honte. »74 73 Fréquemment souligné dans Asker, le courage des soldats et l’esprit guerrier de la nation ottomane figurent aussi dans ses articles des journaux. Voir « L’Orient à l’Exposition », Mechveret, n° 104, 1er octobre 1900 ; « İhtâr », Şûra-yı Ümmet, n° 104, 30 novembre 1906. 74 « Hükûmetin şu miskin ve muhakkar haline bakmayarak gazilik ünvanıyla, Girid Yünan madalyalarıyla mağrur olmak Abdülhamid gibi delilere, taflana-i alâyişe meftun olan hoppalara yakışır. Yıldırımlar’ın, Yavuzlar’ın makam-ı benaminde gasben ve cebren oturan padişahda biraz ar ve hamiyet olsa şimdiye kadar kahrından, hicabından ölmesi icab ederdi. » (p. 31).
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Comme dans ses lâyiha, Ahmed Rıza établit un contraste entre le potentiel de la société et l’administration de l’Empire, obstacle à toute réforme. Cette interprétation était conforme à son orientation volontariste, présentant la mise en place des réformes dans l’Empire d’abord et avant tout comme une affaire de volonté. En même temps, elle traduit l’idée du potentiel théorique de progrès, inhérent à la société ottomane, dans le domaine militaire. Au-delà de l’opposition directe au sultan, cette interprétation avait une véritable portée politique nationale, en ce qu’elle mettait en valeur la société ottomane, et soulignait son potentiel d’action. C’est en cela que résidait la fascination qu’éprouvèrent les officiers jeunes-turcs à la lecture de ce texte. Évidemment, le discours sur l’importance de l’armée avait de quoi plaire aux militaires auxquels s’adressait l’écrit. De même, les références à des questions militaires qu’utilisait Ahmed Rıza parlaient à des jeunes officiers. En même temps, la réforme de l’armée y étant présentée essentiellement comme une affaire de volonté, Asker servait d’encouragement à l’action politique et, donc, à l’opposition au sultan. Cependant, l’attractivité de ce texte se trouvait renforcée par des descriptions dans lesquelles les jeunes officiers pouvaient facilement se retrouver. Car la critique de Rıza ne portait pas seulement sur la personne du sultan, mais sur le système de promotion fondé sur la loyauté envers lui qu’il avait lui-même mis en place et qui gangrenait une institution autrefois connue pour sa méritocratie. Déplorant les temps anciens quand l’armée était performante grâce à un système reposant sur les compétences militaires, Rıza note que l’armée a fini par être composée, non pas d’hommes capables mais d’espions, de poivrots et de vauriens : « Et comme il n’y a pas de conscience, d’honneur et de foi chez le Sultan, il n’y a pas de honte et de compréhension chez les officiers promus par une personne comme lui. (…) Parmi les héros capricieux des scènes théâtrales, on voit beaucoup de gens qui, prétendant être des partisans de l’islamisme et du patriotisme, se décorent la poitrine avec des déchets métalliques, laissent entendre le son de leur épée émoussée sur les trottoirs ; qui saluent, gonflés comme des dindes, tout le monde avec ivresse et qui se pavanent partout. En quoi, alors, consiste leur islamisme et leur patriotisme ? S’agirait-il d’autre chose que de servir leur intérêt personnel ? »75 75 « Padişahda vicdan, namus ve iman olmadığı gibi böyle bir adamın intihab ve terfi’ ettiği zâbitlerin de çoğunda şerm ve izan yoktur. » « Göğüslerini teneke parçalarıyla donatarak kör kılıçlarını kaldırımlarda şakırdatan ve hindi gibi kabararak sağa sola azametle selâm veren, çalım satan tiyatro sahnesi kahramanları içinde Müslümanlık, vatanperverlik idda’âsında bulunanlar çok görülüyor. Bunların Müslümanlığı, vatanperverliği acaba nedir ;
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Dans des passages comme ceux-ci, Rıza souligne l’un des motifs que nous avons identifiés comme une raison structurelle de l’émergence du mouvement jeune-turc, le sentiment de ne pas être reconnu dans ses compétences. Ce discours s’adressait directement aux jeunes officiers diplômés de ces écoles militaires modernes qui avaient été reformées par la mission allemande. Il faut bien noter que cet intérêt pour l’armée n’impliquait pas le projet de la révolutionner, comme c’était le cas pour les Bolcheviques. Contrairement à eux, ce n’est pas le soldat qui était visé par les Jeunes Turcs, mais l’officier. En fait, dans Asker (le soldat), Ahmed Rıza ne s’adressait pas aux soldats ; il employait le mot asker (ou nefer qui désigne le soldat ordinaire) uniquement pour insister sur la mauvaise situation de l’armée ou pour parler du militaire en général. Ceux à qui il s’adressait, c’était en réalité les zabit ou les ummera-yı askeriye, les officiers et les commandants militaires. Du reste, c’est un groupe d’officiers très particulier qu’il visait. Parmi les jeunes officiers issus des écoles militaires, dotés d’une pensée strictement théorique et de la certitude d’être les futurs dirigeants de l’Empire, s’était développée depuis longtemps une opposition dirigée non seulement contre le sultan mais aussi contre leurs supérieurs, les hauts gradés qu’ils accusaient d’être incompétents et inférieurs au regard de la formation théorique qu’eux-mêmes avaient reçue. Il s’agissait du conflit entre les mektebli (élèves des écoles [militaires]), se considérant comme le fleuron de l’instruction militaire moderne, et les alaylı (ceux du régiment) ayant reçu leur formation sur le terrain, conflit qui allait continuer après la révolution de 1908 et être à l’origine de purges dans les rangs militaires sur la base des compétences acquises au travers d’une formation moderne et des diplômes76. Les attaques de Rıza contre les officiers loyaux au régime hamidien se présentaient sur fond d’opposition au sultan et aussi sur fond de conflit structurel entre deux générations de militaires et deux systèmes de valeur concurrents. C’est dans ce contexte que son analyse volontariste de la situation de l’Empire prend tout son sens. La raison principale de la faiblesse ottomane étant, beaucoup plus que l’imperfection de l’équipement ou de l’infrastructure, un manque de gestion, il considère la loyauté au sultan menafa’-i zatiyeye hidmetten başka bir şey midir ? » (p. 31). Pour des idées similaires voir l’article qui fait mention du refus de la Légion d’Honneur par Émile Zola « İhtâr », Şûra-yı Ümmet, n° 11, 4 septembre 1902. 76 F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 253 ; N. Sohrabi : Revolution and Constitutionalism, passim.
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comme le signe d’une formation dépassée, contraire aux besoins des temps modernes, qui se traduit par un manque d’officiers compétents. Reprenant son constat de la désunion et du manque de cohésion de la société, opposés à l’idéal de l’unité, il voit dans le désordre de l’armée ainsi que dans l’aliénation entre les militaires et le peuple les conséquences d’une hiérarchie militaire ne tenant pas compte des compétences nécessaires pour le maintien de la fonction militaire. Il impute ainsi la situation militaire de l’Empire non seulement au règne désastreux du sultan, mais aussi à la décadence des officiers qui font passer leur intérêt personnel avant le respect de leurs responsabilités. La stigmatisation des militaires loyaux au régime renforce le discours sur les devoirs et les responsabilités et donne à l’appel aux jeunes officiers toute sa portée : par rapport aux officiers liés au régime hamidien, les militaires qui rejoignent les rangs du mouvement jeune-turc représentent, du fait de leur formation moderne, des officiers plus compétents appelés à être les dirigeants naturels de l’Empire. Dans ce contexte, en conformité avec la méthode positiviste qui consiste à insister sur le potentiel historique et théorique d’une société ou de ses catégories, l’insistance sur le passé militaire et l’exaltation de la valeur des soldats vont à l’encontre de la description de la situation militaire comme étant désastreuse. Pour Rıza, le soldat est la seule force qui reste aux Ottomans et à qui il revient la responsabilité de défendre les droits et l’honneur de l’Empire. L’appel qu’adresse Ahmed Rıza à l’opposition au régime hamidien est la suite logique de cette présentation de l’état des choses. Pour le renforcer, il défend la légitimité de l’opposition, liée à la défaillance d’un sultan qui ne remplit pas ses devoirs. Pour saper la loyauté envers le sultan, Rıza consacre de longues pages à la question de l’obéissance. Celle-ci représente une question sensible dans le domaine militaire, ce qui oblige l’auteur à donner une nouvelle définition du devoir militaire. Une définition qui repose sur deux argumentations contradictoires. D’une part, Rıza met en doute le devoir d’obéissance islamique qui serait impliqué par la position de calife qu’occupe Abdülhamid, prenant ainsi position contre le principe religieux lui-même ; selon lui, l’obéissance militaire ne peut se fonder sur la religion, étant donné que les devoirs des soldats ne sont pas ceux des ulema. D’autre part, faute d’être cohérent dans son argumentation laïciste, il avance dans la même page un argument islamique pour délégitimer le sultan : l’obéissance au sultan, dit-il, n’a aucune valeur, étant donné que le sultan lui-même est hors de la loi islamique et que le coran interdit d’obéir à un malfaiteur. Mieux même,
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Rıza prétend que l’islam prévoit la déposition du sultan. Sous sa plume, l’opposition devient ainsi un devoir islamique, légitimé, dans la logique de la loi des trois états d’Auguste Comte, par des hadiths qui préconisent la désobéissance vis-à-vis de ceux qui n’obéissent pas à dieu77. En somme : l’auteur se dresse contre la religion comme base de l’obéissance, tout en essayant, en même temps, de délégitimer le sultan avec un discours islamique… Quoi qu’il en soit, le résultat politique est le même. Les tirades d’Ahmed Rıza contre le sultan et les officiers loyaux envers lui, l’exemple de l’organisation militaire en Europe, en contraste avec l’état pitoyable des armées ottomanes —, tous ces éléments visent à souligner la nécessité du changement, d’une opposition active au sultan en place, et représentent donc une invitation adressée aux officiers de rejoindre le mouvement jeune-turc dirigé par le CPU. Une utopie militariste ? Toutefois, jusqu’à quel point le traité d’Ahmed Rıza entrait-il dans la nouvelle orientation du CPU ? Prévoyait-il l’exécution de la révolution par l’armée et la prise du pouvoir par les militaires dans la politique ottomane, voire turque, comme plusieurs historiens l’ont prétendu en analysant la période d’après 190878 ? De fait, que Rıza ait lié l’existence même de l’Empire à la performance de l’armée et qu’il ait présenté celle-ci comme le garant de la souveraineté de l’État ottoman, suggère qu’il envisageait une militarisation de la politique ottomane. Cette interprétation est corroborée par quelques passages qui semblent aller dans cette direction : « Pour ramener au corps de l’État les éléments discordants qui veulent se séparer de nous avec l’idée de l’autonomie, pour faire reconnaître juridiquement et pratiquement l’indépendance et les droits de l’État, nous devons redonner au soldat sa force et son influence ancienne ; nous devons nous efforcer d’acquérir l’éducation militaire de notre époque. Les individus les plus doués doivent devenir des soldats. Nous devons attribuer au militaire le rang le plus élevé de l’État. »79 77
« Lâ tuti’û al-musrifîn al-lâdîna yufsidûna fî al-ard wa lâ yuslihûna. – Lâ tâ’at almahlûq fî ma’sayat al-hâliq. » (p. 33 ; cf. p. 43). Nous remercions Wafa Hamdi qui nous a traduit et interprété ces phrases. 78 Voir p. ex. M. Naim Turfan : The Rise of the Young Turks. Politics, the Military and Ottoman Collapse. London/New York : I.B. Tauris, 2000. 79 « Muhtariyat fikriyle bizden ayrılmak isteyen anasır-ı muhtelifeyi vücud-u devlete rabt etmek devletin hukuk ve istiklâlini ecanebe resmen ve fi’len tanıtmak için askere eski
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L’insistance sur la valeur militaire et sur un passé impérial marqué par les victoires ainsi que le discours sur le rôle capital de l’armée au sein de la société ottomane, nous suggèrent à première vue de lire le texte d’Ahmed Rıza comme un traité annonciateur des évolutions historiques survenues après la révolution jeune-turque, lorsque l’armée en tant qu’organisation intervint à plusieurs reprises dans la politique ottomane, ou même de le considérer comme une utopie militariste que le CUP aurait essayé de mettre en œuvre après 1908. Or à y regarder de plus près, cette interprétation s’avère trop facile80. Car le rôle que Rıza prévoyait pour l’armée est loin d’être évident. En fait, il limitait son rôle politique simplement à la déposition du sultan. C’est dans ce sens qu’il disait que le soldat devait être au courant des événements politiques. Quand il parle de la nécessité d’intégrer l’armée au secteur civil, c’est parce qu’il constate l’état imparfait du secteur civil, faute d’un régime constitutionnel. Dans un tel contexte, cantonner l’armée au secteur militaire serait une grande faute, conclut-il. Il attendait ainsi une action bénéfique de l’armée pour restaurer le secteur civil de la société, non seulement pour rendre service à la patrie mais aussi pour jeter les fondements d’un secteur militaire amélioré, la condition militaire dépendant du bon fonctionnement du secteur civil. Dans ce passage, la référence au livre de von der Goltz est très nette. Celui-ci distinguait dans les sociétés un secteur civil et un secteur militaire. Impressionné par l’utilisation coordonnée des capacités industrielles dans la guerre de 1870-71, il proposait l’amalgame de ces secteurs pour réaliser la « nation armée ». Mais en fait, Rıza donne une lecture très libre de von der Goltz quand il écrit que le secteur militaire doit assister le secteur civil. Il est vrai que son appel était suffisamment flou pour avoir, sans doute, permis à plusieurs de ses lecteurs de rêver à une prise du pouvoir par des militaires dans la société ottomane. Cependant, tel n’était pas l’objectif pour quelqu’un qui considérait le règne des savants au sein d’un système parlementaire comme la condition pour réaliser « l’ordre et le progrès ». kuvveti, eski nüfûzu vermeliyiz; bulunduğumuz asrın ma’arif-i askeriyesini iktisabe çalışmalıyız. Milletin en güzide efradı asker olmalı; askerlik meratib-i devletin en mu’teberi tanınmalıdır. » (p. 6). 80 Mardin (Jön Türklerin Siyasî Fikirleri, p. 217) et Hanioğlu (Preparation, p. 294) ont conclu trop vite que Rıza envisageait dans Asker une prise de pouvoir des militaires comme l’aurait préconisé von der Goltz. Sur la question voir E. Kaynar : « Les Jeunes Turcs et l’Allemagne », p. 315-319.
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Ahmed Rıza utilise dans Asker des arguments qui s’accordent difficilement avec son appel à la politisation des militaires, et encore moins avec l’utopie d’une société militariste, suggérée par sa formule « attribuer au militaire le rang le plus élevé de l’État ». Au contraire, il y réaffirme la normativité du système parlementaire ; reprenant l’idée que l’exercice de la politique revient à une catégorie précise de la société, il s’exprime contre le rôle politique des militaires : « Les législations et les lois [naturelles] ne prévoient pas que le soldat s’occupe de politique. »81 En s’adressant aux militaires par le recours à l’argument absolu des lois naturelles, Ahmed Rıza relève, au fond, un défi majeur : celui de donner une légitimation positiviste à la révolte, en essayant de concilier une philosophie universelle refusant le recours à la violence avec l’impératif particulier du changement. Ainsi, Rıza prévoit-il l’intervention de l’armée dans la politique pour mettre un terme à une situation désastreuse qui l’empêche d’exercer les responsabilités qui lui sont conférées. La révolte devient légitime, non pas lorsque les droits sont bafoués, mais lorsque l’exercice des devoirs est rendu impossible par les contraintes extérieures. Formulé pour les militaires, ce raisonnement comportait une valeur plus générale et s’adressait à l’ensemble des citoyens, chaque membre de la société devant veiller à l’exercice de sa fonction sociale, à « son devoir et sa responsabilité », pour assurer le bon fonctionnement de la société en général. Inviter l’armée à intervenir dans les affaires gouvernementales revient ainsi à affirmer l’idéal politique strictement positiviste d’une société dont le bon fonctionnement dépend de l’exercice des devoirs et des responsabilités spécifiques à chaque catégorie de la société dans le cadre d’un système parlementaire. Pour résumer, le discours d’Ahmed Rıza sur la nécessité de désobéir au sultan et son appel aux militaires pour qu’ils prennent politiquement conscience et qu’ils occupent une place prépondérante au sein de la société, se trouvaient circonscrits par sa conception positiviste de la société comme un organisme social et par l’idéal du régime parlementaire, qui seul, d’après lui, était capable de respecter les lois naturelles. Mais dans son récit, même le rôle que l’armée allait devoir jouer dans le renversement du régime hamidien n’est pas clairement défini et se trouve en décalage avec l’orientation générale du CPU. Dès la première page, Rıza constate bien le fait que, historiquement, la force armée avait assumé la fonction 81
« Hukuk ve kavanin erbabı askerin politika ile uğraşmasına cevaz vermiyorlar. » (p. 49 ; cf. p. 18).
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de déposer les sultans qui ne respectait pas l’ordre et la loi, mais il n’en déduit pas pour autant la nécessité d’une organisation politique. L’appel ultime aux militaires est — toujours — l’éducation, et non pas l’organisation politique, ainsi qu’une vague idée d’alliance entre « l’épée et la plume » pour défendre le droit : « Nous désirons la prise du pouvoir de notre soldat ; or nous désirons ce pouvoir uniquement pour servir au bien-être de la patrie et à la félicité du peuple. (…) Aujourd’hui, l’épée doit s’allier avec la plume, elle ne doit reconnaître aucune autorité à côté de l’ordre et de la loi, et elle doit devenir le gardien du droit et de la légitimité. »82
Pour conclure, nous voyons que Asker se situait dans la nouvelle orientation du mouvement jeune-turc, sans pour autant la faire sienne entièrement. En dépit d’un discours qui mettait en valeur l’armée et son rôle à jouer au sein de la société ottomane, Ahmed Rıza gardait son autonomie intellectuelle et restait dans la logique qu’il avait développée au début des années 1890. Certes, certaines évolutions y apparaissaient, notamment dans le développement d’un discours militariste et turquiste, centré sur la stigmatisation des Ottomans non-turcs et la méfiance vis-à-vis des pays européens, mais celles-ci s’inscrivent dans la tendance générale à la radicalisation de sa pensée à partir de l’année 1900. Asker ne présente donc pas de rupture avec l’engagement que Rıza avait pris depuis plus de dix ans. Cependant, la radicalité du processus de réorganisation pouvait le pousser à prendre des décisions décalées pour convenir aux besoins d’un comité révolutionnaire. L’exemple le plus étonnant se produisit en octobre 1907. Du comitadji au komitacı : la formation des bandes jeunes-turques Si l’adhésion en nombre de jeunes officiers créa indéniablement une nouvelle dynamique, la politique révolutionnaire du CPU s’affina par le rapprochement entre les Jeunes Turcs et des bandes paramilitaires musulmanes actives surtout dans les régions balkaniques. Au cours des années 1900, la résurgence des activités des comités bulgares avait entraîné 82 « Biz askerimizin kasb-ı kuvvet ettiğini istiyoruz ; lâkin bu kuvveti ancak vatanın hayr-u-selâmetine, umumum naf’ ve sa’âdetine hidmet etmek için istiyoruz. (…) Kılıç bu gün kalemle birleşmeli, şerîa’ttan, nizamdan başka âmir tanımamalı, adel ve hakkın mua’yini olmalıdır. » (p. 67). La phrase est appuyée en bas de page par une référence au martyre des Spartiates aux Thermopyles.
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l’émergence de bandes albanaises et turques — un nouveau facteur politique en Macédoine. Cette évolution s’inscrivait dans le contexte des changements politiques à la suite de l’insurrection d’Ilinden et du début de la mise en place des mesures préconisées par l’accord de Mürzsteg. Pour contrecarrer les activités des comités bulgares, les bandes serbes et grecques avaient multiplié leurs opérations, surtout à l’incitation des pays voisins qui faisaient valoir leur autorité sur les Ottomans grecs et serbes et essayaient ainsi de s’imposer dans une Macédoine toujours sous menace de démembrement83. En réaction à ce regain d’activité des comitadjis, des bandes musulmanes se formèrent, un phénomène dû au sentiment des musulmans d’être menacés par l’avancée des comités politiques chrétiens et de risquer d’être privés de leur patrie à la suite d’une occupation par des États chrétiens. Compte tenu de l’histoire de l’expulsion massive des musulmans des anciennes provinces ottomanes devenues indépendantes sous la direction d’élites nationalistes chrétiennes, un tel scénario se présentait comme un vrai cauchemar84. Les Jeunes Turcs se trouvaient ainsi face à un fait politique. La motivation d’autodéfense des bandes supposait une affinité idéologique avec le discours patriotique qu’ils promouvaient. Le Dr. Nâzım, qui se rendit en Macédoine pour étudier les conditions d’une action révolutionnaire sur place, conclut qu’il serait possible de canaliser les énergies de ces bandes. Il s’agissait de les faire passer sous le contrôle des officiers de l’armée ottomane ayant adhéré à la cause jeune-turque afin de les transformer en groupes de défense patriotique de l’Empire, en bonne partie sur le modèle des bandes grecques, serbes et bulgares, elles-mêmes souvent encouragées par des officiers des États voisins de la Macédoine85. Étant donné que ces bandes musulmanes s’étaient formées pour défendre les musulmans contre les attaques des comités bulgares ou serbes, il serait facile, disait Nâzım, de les convertir en bandes engagées dans le combat de « sauver l’Empire d’une intervention étrangère qui aurait comme finalité l’anéantissement du pouvoir turc en Europe »86. 83 F. Adanır : Die Mazedonische Frage, p. 190-194 ; N. Clayer : Aux origines du nationalisme albanais, p. 568-572. 84 Ahsene Gül Tokay : Makedonya Sorunu. Jön Türk İhtilalinin Kökenleri, 1903-1908. Istanbul : Afa, 1996. Voir en général sur l’expulsion des musulmans des Balkans et de Russie Justin McCarthy : Death and Exile. The Enthnic Cleansing of Ottoman Muslims, 1821-1922. Princeton : Darwin Press, 1995. 85 F. Adanır : Die Mazedonische Frage, p. 191 ; M. Hacısalihoğlu : Die Jungtürken und die Mazedonische Frage, p. 110-111. 86 Cité d’après Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 222.
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L’émergence des bandes musulmanes fut une aubaine pour les Jeunes Turcs. Les activités révolutionnaires des bandes macédoniennes, celles du VMRO en particulier, les avaient autant choqués que fascinés, par leur l’audace dans l’action et leur sens du sacrifice pour une cause nationale87. Avec l’apparition des bandes musulmanes, la même forme d’action politique paraissait possible. Ainsi, le CPU décida de contrôler cette nouvelle énergie apparue en Macédoine. Après s’être entretenu avec les dirigeants locaux à la fin de l’été 1907, Nâzım proposa à Bahaeddin Şakir de faire publier un article dans le Şûra-yı Ümmet annonçant la nouvelle politique88. La personne qu’ils prévoyaient pour le rédiger n’était autre qu’Ahmed Rıza. Et c’est ainsi que, sous le titre « mon frère Ali », celui-ci publia en octobre 1907 un appel aux officiers de l’armée ottomane à former des bandes89. L’homme respecté et reconnu, qui avait fait de l’opposition au recours à la violence une raison d’être, se prononçait en faveur des bandes paramilitaires clandestines. Rıza présenta son appel comme une conséquence logique de la situation ottomane. Insistant sur les dangers de fragmentation qui planaient sur l’Empire, il répéta qu’il était nécessaire d’agir. En même temps, il écartait l’option d’une insurrection populaire qui, étant donnée l’hétérogénéité ethnique et politique de la société ottomane, risquait de provoquer le chaos et de fournir un prétexte à une intervention étrangère. Par conséquent, concluait-il, l’établissement de bandes sous la direction d’officiers jeunes-turcs, sur le modèle des bandes bulgares et grecques, était la meilleure méthode pour orchestrer, dans l’ordre, une rébellion qui aurait le soutien populaire et défierait le régime hamidien. Rıza se méfiait toujours d’un recours à des méthodes violentes de renversement du régime hamidien. Mais l’urgence d’une part, et la 87 Voir à ce sujet aussi les mémoires Jeunes Turcs. Midhat Şükrü Bleda : İmparatorluğun Çöküşü. Istanbul : Remzi, 1979, p. 24 ; Hüseyin Cahit Yalçın : Talat Paşa’nın Hatıraları. Istanbul : Cumhuriyet, 1998, p. 15-16 ; Enver Paşa’nın Anıları, éd. Halil Erdoğan Cengiz. Istanbul : İletişim, 1991, p. 72. La reprise du modèle des comités bulgares et grecs était soulignée également par certains militaires étrangers. PAAA, Türkei 156, A 11402 : Rapport de l’adjoint miliaire italien Général di Robilant Pascha, Péra, 11 juillet 1908. Pour Mikael Varatian, l’un des fondateurs du Dachnaktsoutioun, le CUP s’était inspiré des comités arméniens. Voir Dikran Mesrob Kaligian : Armenian Organization and Ideology Under Ottoman Rule, 1908-1914. New Brunswick/Londres : Transaction, 2008, p. 19-20. Cf. Y. H. Bayur : Türk İnkılâbı Tarihi, vol. 1/I, p. 399-401. 88 Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 223. 89 Ahmed Rıza : « Çete Teşkili Lüzûmuna Dair Mektub », Şûra-yı Ümmet, n° 123, 15 octobre 1907. Une traduction partielle de l’article se trouve dans Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 224.
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discipline associée à l’organisation militaire d’autre part, le poussèrent à prendre un chemin opposé à ses positions originelles. Les conflits ethniques sévissant dans les Balkans étaient certainement pour beaucoup dans cette nouvelle attitude. Ahmed Rıza avait constaté que la lutte entre les différentes bandes servait de prétexte à la Russie et à l’Autriche-Hongrie pour intervenir dans la politique de la région et porter ainsi atteinte à la souveraineté de l’État. Certes, contrairement aux rébellions de l’Anatolie orientale, une insurrection des musulmans des Balkans risquait de ne pas être pacifique et de voir se répéter les événements de Chine de 190090. Mais devant le risque d’une insurrection chrétienne qui serait évidemment prise comme prétexte par les puissances pour intervenir et mettre fin à la domination ottomane en Europe, l’idée de canaliser le potentiel insurrectionnel des bandes musulmanes sous contrôle d’officiers patriotes modernes, se présentait comme le seul moyen d’éviter le désordre. La veille de la révolution « Nous autres, gens de l’ancien temps, nous estimons que sans principe (…) reconnus comme des articles de foi il est impossible de faire un pas, impossible de respirer. Vous avez changé tout cela ! » Ivan Tourgueniev : Pères et fils, 1861.
Avec l’article d’Ahmed Rıza, le mode opératoire de la révolution de 1908 était fixé. Sous l’égide du CPU, de jeunes officiers formés dans les écoles impériales militaires commencèrent à nouer des liens avec des bandes musulmanes en Macédoine. D’autre part, l’infiltration de l’armée par des soldats mécontents de voir leur solde impayée se poursuivit91. Comme nous l’avons vu, Ahmed Rıza eut son rôle dans la mise en place de cette politique, en particulier en rédigeant Asker ainsi que l’article initiateur sur les bandes. Mais en fin du compte c’était son nom et non pas sa personne qui importait. Lui-même n’était pas au centre des nouvelles dynamiques qui s’étaient mises en place dans le mouvement jeuneturc. Alors que c’était lui qui avait défini les premières tendances de 90 F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 376-377 ; Caesar E. Farah : « Reassessing Sultan Abdülhamid’s Islamic Policy », Archivum Ottomanicum, 14 (1995/1996), p. 191-212. 91 Les problèmes fiscaux à la veille de 1908 ont fait l’objet d’une étude. Carter V. Findley : « Economic Bases of Revolution and Repression in the Late Ottoman Empire », Comparative Studies in Society and History, 28/1 (janvier 1986), p. 81-106.
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l’engagement jeune-turc, il devait désormais courir après le cours des événements. Il continua à tenir à ses idéaux positivistes et à l’importance conférée à l’éducation dans le projet de transition de la société ottomane. Juste quelques semaines suivant la parution de son article en faveur de l’armement des bandes, il avait publié La Crise de l’Orient, ouvrage dans lequel il insistait sur les longs efforts qui avaient été nécessaires pour préparer la Révolution française et où il se prononçait nettement contre l’action révolutionnaire92. Ces positions ne pouvaient être conciliées avec la direction du mouvement jeune-turc. Il ne lui resta donc pas plus que le statut d’un vétéran jeune-turc respecté. Le Congrès des Partis d’opposition de l’Empire Ottoman À la fin de l’année 1907, le CPU décida d’organiser le deuxième congrès de l’opposition ottomane à Paris. Ayant mis en place une structure opératoire et développé un projet révolutionnaire, il se sentit prêt à approcher d’autres groupes politiques de l’Empire pour proposer une base d’action commune contre le régime hamidien93. Lors des préparatifs du congrès, le CPU réussit à réunir autour d’une même table le groupe de Prens Sabahaddin, avec lequel il s’était régulièrement déchiré94, et le Dachnaktsoutioun. Ainsi, le Congrès des Partis d’opposition de l’Empire Ottoman fut organisé conjointement par le CPU, la Ligue pour l’Initiative privée et la Décentralisation que Prens Sabahaddin avait fondée en 1905, et le Dachnaktsoutioun, même si le CPU assuma l’essentiel de l’organisation. Le congrès parvint effectivement à réaliser la participation de plusieurs groupes politiques qui s’étaient férocement opposés depuis plusieurs années95. L’exploit est étonnant, au point que l’ambassadeur Münir Paşa s’empressa de minimiser l’importance du congrès pour ne pas se voir accusé d’avoir échoué à l’empêcher96. Le succès s’explique en partie par 92
Voir sa lettre à une imprimerie, Paris, 24 septembre 1907. AN, 17AS/10. Voir en détail Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 191-209. 94 Bahaeddin Şakir : « Kari’n-i Kirâmdan İtizâr », Şûra-yı Ümmet İlâve, n° 114, 1er juin 1907 ; Sami Paşazâde Sezâi : « Terakki’de Tenkîd », Şûra-yı Ümmet, n° 124, 31 octobre 1907. Pour les attaques de Sabahaddin voir p. ex. « Gençlerimize Mektuplarım : Bizde Tenkid », Terakki, non-numéroté, s.d. [mars 1907]. Cf. P. Fesch : Constantinople aux derniers jours d’Abdul-Hamid, p. 378-380. 95 Cf. BOA, HR.SYS 1877/5, 19 janvier 1908. 96 BOA, Y.PRK.EŞA 51/80 : Télégramme de l’ambassade de Paris au Hâriciye, Paris, 21 janvier 1908 (traduction). 93
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le fait que vers la fin de l’année 1907, le CPU avait adouci le ton turquiste de son journal Şûra-yı Ümmet, jugeant indispensable de trouver un terrain d’entente avec des groupes politiques non-turcs pour réaliser le renversement du régime hamidien. Quant au Dachnaktsoutioun, surtout proche de Prens Sabahaddin, impressionné par les soulèvements dans l’Anatolie orientale et par la transformation du groupe du Şûra-yı Ümmet, il décida de se rapprocher des Jeunes Turcs97. À la différence du congrès de 1902, il n’insistait pas sur l’article 61 du traité de Berlin et il se montrait prêt à parler surtout de la nécessité de mettre en place un régime constitutionnel. D’autre part, dans les Balkans, les conflits entre bandes concurrentes, qui s’étaient aggravés depuis l’insurrection d’Ilinden, avaient renforcé l’idée d’envisager une solution à la Question Macédonienne dans un cadre ottoman constitutionnel98. Par ailleurs, il n’est pas exclu que ce fut surtout Ahmed Rıza qui ait poussé à chercher l’entente avec des groupes politiques non-musulmans, par crainte qu’une action violente isolée perpétrée par des musulmans ne risque de provoquer le désordre, des conflits interethniques, et finalement l’intervention des puissances européennes, comme cela avait été le cas en Chine en 1900. Le deuxième congrès jeune-turc réussit donc à convoquer différents comités politiques sur le terrain commun de l’opposition au sultan Abdülhamid. Même la participation de la VMRO, la première organisation révolutionnaire de l’Empire semblait imminente — à la grande inquiétude des autorités ottomanes99. Elle ne se réalisa pas, probablement pour des raisons internes au mouvement100. Des groupes qui s’étaient déchirés dans les colonnes de leurs journaux et lors de différentes conférences, se montrèrent prêts à laisser de côté leurs divergences pour chercher l’entente dans l’action. Chacun gardait son autonomie politique, et Ahmed Rıza ne manqua pas de se distinguer du programme socialiste affiché par le Dachnaktsoutioun101. Mais devant la tâche du renversement de l’ennemi commun et la structure organisée que le CPU avait réussi à établir, surtout en Macédoine, les différents participants purent se mettre d’accord sur une action commune dans le cadre de l’Empire, dont l’intégrité ne devait pas être mise en cause. Le congrès fut un moment historique. Son importance se révéla surtout rétrospectivement. Pour la première 97 Cf. en référence aux mémoires de Sabah-Gulian R. Kévorkian : Le Génocide des Arméniens, p. 42-43, 61-64. 98 M. Hacısalihoğlu : Die Jungtürken und die Mazedonische Frage, p. 114 sqq. 99 G. Tokay : Makedonya Sorunu, p. 166-168. 100 Voir en détail Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 198-199. 101 « Vers l’union », Mechveret, no 195, 1er janvier 1908.
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fois, le CPU/CUP devenait l’organisation de référence des comités non-musulmans pour une action politique dans le cadre de l’intégrité de l’Empire ottoman et au sein d’un programme constitutionnaliste. Le CPU était ainsi reconnu comme le partenaire de référence de la politique ottomane. C’est en partie ce statut qui allait permettre au CUP de dominer la politique dans la Seconde Période constitutionnelle. Le comité d’organisation chargea Ahmed Rıza de rédiger l’invitation au congrès qui devait être adressée aux différents comités et à certains hommes politiques102. Son nom était censé apporter une caution de respectabilité à cette manifestation de l’opposition. Le Congrès des Partis d’opposition de l’Empire Ottoman se tint du 27 au 29 décembre 1907 à Paris. Pour représenter les différents groupes et donner une image d’unité, le congrès fut placé sous la présidence d’Ahmed Rıza, de Sabahaddin et du dirigeant Dachnak Khachatur Malumian (Aknuni). Il se déroula sans désaccords majeurs et fut un franc succès. Les différents partis se mirent d’accord sur le principe d’un programme commun visant à renverser le régime hamidien, tout en gardant leur autonomie organisationnelle et idéologique propre. La déclaration officielle insista sur la constitution du front commun entre les différentes communautés de l’Empire ottoman après des années de querelles, et s’exprima en faveur de l’intégrité de l’Empire sous un régime constitutionnel103. Elle prévoyait la publication de brochures pour expliquer aux différentes catégories de la société ottomane la nécessité de la réforme, donnant ainsi à Ahmed Rıza le feu vert pour poursuivre sa série Vazife ve Mesuliyet. À la clôture du congrès, après les discours enflammés de Prens Sabahaddin et de Malumian, Rıza fut le dernier des présidents à prendre la parole : « Une jeunesse qui n’est pas poète et rêveuse, une jeunesse qui n’est pas révolutionnaire, n’est certes pas une jeunesse virile. Mais à côté de cette jeunesse effervescente, il est peut-être utile d’avoir des patriotes un peu plus calmes, un peu plus positifs pour maintenir l’équilibre. Les médecins (…) nous conseillent de mettre de l’eau dans les vins capiteux. C’est ce que je ferai par quelques mots que j’aurai l’honneur de vous adresser. »104 102 « Décision », note s.d. [novembre 1907] signée Bahaeddin Şakir, Aknuni, Ahmed Fazlı, Reşad et Samipaşazâde Sezâi. Collection Faruk Ilıkan. 103 Voir les différentes reprises « Déclaration », Mechveret, no 195, 1er janvier 1908 ; « Osmanlı Muhalifîn Fırkaları Tarafından Avrupa’da İnikad eden Kongrenin Beyannâmesi », Şûra-yı Ümmet, nos 128-129, 1er février 1908 ; « Muvaffakiyetle Tebşir Ettiğimiz Osmanlı Muhalifîn Kongre’sinin Beyannâmesi », Terakki, no 17, s.d. [mars 1907]. 104 « Le Congrès – Discours d’Ahmed Riza », Mechveret, no. 195, 1er janvier 1908. Notons que par son âge Malumian, né en 1864, entrait difficilement dans la catégorie de « jeunesse virile ». Mais aux yeux d’Ahmed Rıza, son plaidoyer passionné pour le socialisme comme
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Puis, il déplora les désaccords qui avaient régné entre les différents groupes politiques et insista sur la nécessité de l’union. Son discours n’était pas particulièrement en décalage avec le ton général du congrès et il ne manifesta pas son opposition aux principes de violence et d’insurrection. Sans doute considéra-t-il que les appels à la raison et à la retenue d’un vieux Jeune Turc seraient compris. Mais les premières phrases de son discours, dans lesquelles il procédait à une distinction d’âge entre l’opposition ottomane et lui-même, dévoilaient un profond malaise quant à la direction que le mouvement jeune-turc avait pris. Nous y voyons l’expression de ce sentiment de décalage qui fut central dans la vie d’Ahmed Rıza. Mais cette fois-ci, ce sentiment ne se manifestait pas par rapport à la société ottomane, mais par rapport au mouvement politique qu’il avait lui-même lancé. Si jusqu’aux années 1890, ce sentiment de décalage lui avait permis de se construire une identité d’homme moderne et de se considérer à la tête des dynamiques de changement de la société ottomane, à la fin de 1907 il exprima une réserve vis-à-vis de nouvelles dynamiques qui semblaient désormais le dépasser et mettre en cause son rôle au sein de la transformation ottomane. Avec la mise en place du programme révolutionnaire, la seule fonction qu’il pouvait conserver était essentiellement représentative. Il s’agissait d’un rôle conforme au respect qu’il avait gagné grâce à son engagement jeune-turc, mais qui ne lui permettait pas de poursuivre l’objet même de cet engagement, c’està-dire influer sur la transformation de la société — une transformation qui allait se faire désormais par l’action révolutionnaire. Durant le congrès, Rıza parvint à masquer son opposition, mais une fois la réunion terminée, il renoua avec son refus d’action violente et sa méfiance vis-à-vis des comités arméniens. Quelques semaines après le congrès, il critiqua les dachnaks pour avoir donné dans le journal socialiste L’Humanité l’impression que l’opposition ottomane s’était assimilée les méthodes terroristes, et prôna la retenue pour « réaliser un but noble, utile et profitable à toute la population de la Turquie »105. Inévitablement, cette attaque provoqua l’irritation et jeta un doute sur l’alliance conclue entre le Dachnaktsoutioun et le CPU au congrès de décembre 1907106. une force transcendant les querelles entre les peuples avait de quoi le rapprocher de cette jeunesse. Pour un résumé de son discours (préparé probablement par Ahmed Rıza) voir Şûra-yı Ümmet, nos 128-129, 1er février 1908, p. 4-5. 105 « Prudence et modestie », Mechveret, no 196, 1er février 1908. 106 Voir « Un article du “Mechveret” », Pro Armenia, no 8/176, 20 février 1908. L’alliance fut l’objet de critiques de la part des Arméniens aussi. Dans son journal Anahit de janvier
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Mais au-delà de ces querelles, la volonté de coopération continua. Toutefois, il faut bien noter que cette coopération resta finalement très discrète et n’alla pas au-delà de quelques aides mutuelles à caractère logistique107. En fait, les bonnes intentions du congrès de 1907 eurent surtout un impact symbolique, en ce qu’elles affirmèrent une volonté collective de changer de régime. Mais sur le changement effectif, elles n’eurent qu’une influence modeste. Certes, les différents comités politiques dans les Balkans et les provinces orientales préparaient le terrain ; mais il semble bien que ce fut le CPU qui orchestra la révolte finale contre Abdülhamid, grâce à son organisation structurée, son implantation dans l’armée et ses rapports avec les bandes en Macédoine. Quel fut le rôle d’Ahmed Rıza dans les mois précédents la révolution jeune-turque ? Son apport intellectuel à la mise en place d’une politique révolutionnaire s’étant épuisé par son refus de suivre les tendances politiques de la réorganisation, Ahmed Rıza devint inutile une fois le congrès de décembre 1907 passé. Signe de l’importance au mieux secondaire de son activité, le Mechveret, après le numéro suivant le congrès, fut réduit à quatre pages, pratiquement jusqu’au numéro du 1er août 1908 qui annonçait le rétablissement de la constitution. Écarté dans les faits de la politique du CPU, Rıza eut amplement le temps pour se consacrer à d’autres choses. C’est probablement dans les premiers mois de l’année 1908 qu’il acheva son traité Kadın (la femme), sans doute son ouvrage le plus élaboré. Également, il put amplement se consacrer à sa double vie de positiviste. Dès mars 1908, il semble avoir recommencé à participer activement aux réunions de la société positiviste parisienne. Au printemps 1907, il s’était rendu en mission officielle au Caire pour le CPU pour faire la propagande de la nouvelle organisation et collecter des dons108. Début juin 1908, Ahmed Rıza se rendit cette fois-ci à Londres, non pas pour le CPU, mais pour la Société positiviste afin d’y rencontrer des collègues et de remplacer avec un confrère le chef du positivisme, Émile Corra109. Au moment même où le leader jeune-turc 1908, Archag Tchobanian déclara que le congrès avait tué la question arménienne. E. Khayadjian : Archag Tchobanian, p. 153-154. 107 Voir Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 208. 108 Voir « Mr Ahmed Riza Bey », Journal du Caire, 10 mars 1907, repris dans Revue positiviste internationale, 2/3 (1er avril), p. 319-320. Parmi les personnes contactées se trouvaient aussi l’intellectuel Rachid Rida. Avram Galanti : Türkler ve Yahudiler. Istanbul : Gözlem, 1995 (1928), p. 49-50 ; Ş. Hanioğlu : Preparation, pp. 165-166. 109 Voir Ahmed Rıza à Émile Corra, Paris, 21 juin 1908. AN, 17AS/10 ; « Les positivistes français à Londres », Revue positiviste internationale, 3/4 (août 1908), p. 113-132.
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séjournait en Angleterre, la révolution constitutionnelle de 1908 se mit en marche. La révolution en marche La politique d’organisation du CPU fut un succès. Partout dans les provinces balkaniques, par centaines des civils et des militaires rejoignirent les rangs des Jeunes Turcs. L’influence du CPU grandissait au sein de l’armée, et les liens tissés avec les bandes musulmanes se renforçaient continuellement. L’adhésion d’un grand nombre de bureaucrates élargit l’influence de l’opposition au sein de l’appareil étatique. Le Comité décida de s’établir aussi dans la région égéenne et y dépêcha Nâzım comme envoyé spécial110. L’ancien secrétaire de Rıza essaya d’organiser dans la région des groupes sur le modèle des bandes balkaniques111. De même, le CPU commença à élargir son influence en Anatolie orientale à travers le réseau du Dachnaktsoutioun, mais c’est dans les Balkans qu’il construisit une véritable force politique. L’organisation dans les Balkans fut telle que la direction du CPU de Paris compara le printemps 1908 à une guirlande électrique, prête à être allumée112. Tandis qu’Ahmed Rıza trouva, au début du mois de juin, le temps de se rendre à Londres pour y rencontrer des positivistes anglais, la direction du CPU commença à discuter de l’éventualité d’avancer le déclenchement de la rébellion jeune-turque113. En effet, les autorités hamidiennes ayant eu connaissance de l’existence d’un réseau d’opposition en Macédoine, leurs investigations risquaient de compromettre la structure de l’organisation. Mais ce qui déclencha le passage à l’acte fut un événement externe. En juin 1908, le Tsar Nicolas II accueillit le roi d’Angleterre Edward VII 110
A. Eyicil : Dr Nâzım, p. 75-93. Dès le début 1907, le CPU avait essayé de tisser des liens avec Çakırcalı Mehmed Efe « Çakıcı », un héros populaire qui défiait le pouvoir de l’État ottoman depuis des années dans la région égéenne. « Şâki Hangisi », Şûra-yı Ümmet, no 112, 1er avril 1907. Cf. A. Eyicil : Doktor Nâzım, p. 85-88 ; Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 226-227. Çakıcı Efe continua à s’opposer à la force étatique après 1908 et fut tué en 1911. « Rebel primitif » dans le meilleur sens de Hobsbawm, il a été rendu immortel par de nombreuses chansons populaires et plusieurs récits célèbres, notamment un roman de Yaşar Kemal. 112 M. Şükrü Hanioğlu : « The Young Turks on the Verge of the 1908 Revolution », Edhem Eldem (dir.) : Première rencontre internationale sur l’Empire Ottoman et la Turquie moderne, p. 300. 113 Voir Kâzım Karabekir : İttihat ve Terakki Cemiyeti, p. 299 ; Cf. E. E. Ramsaur : Jön Türkler, p. 152 ; Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 262. 111
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à Reval (Tallinn). Cette réunion était la manifestation de la détente convenue en août de l’année précédente entre la Russie et l’Angleterre pour mettre fin au conflit entre les deux empires. Connu sous le nom de « Grand Jeu », ce conflit qui avait marqué une majeure partie de l’histoire diplomatique du XIXe siècle semblait prendre fin pour de bon. Cependant, dans l’Empire ottoman, l’opinion publique était convaincue que les deux monarques allaient décider de mettre fin à la domination ottomane en Macédoine. « Quand deux États fleurtent [sic], il faut se demander envers et surtout contre qui ils pactisent en leur amourette », écrivit Ahmed Rıza114. Confrontés à la menace d’une partition imminente, les Jeunes Turcs décidèrent de passer à l’action. La première mesure fut l’attentat à Salonique, le 24 juin 1908, contre le commandant Ömer Nâzım Bey qui envoyait au palais de Yıldız des lettres de dénonciation sur l’organisation jeune-turque et qui risquait de compromettre les préparatifs en marche. Plusieurs attentats allaient suivre, destinés à saper la représentation locale du pouvoir hamidien. Mais la véritable action révolutionnaire allait venir de la rébellion militaire. Le 28 juin 1908, des membres civils et militaires du CPU se réunirent à Resen dans la province de Monastir pour évoquer les dangers qui planaient sur l’Empire depuis l’entente anglo-russe. Parmi eux figurait Ahmed Niyazi, chef de bataillon militaire de la ville, qui disait n’avoir pas dormi pendant trois nuits après avoir appris la nouvelle de la rencontre de Reval, et qui qualifia plus tard cette date comme le jour le plus important de sa vie115. En concertation avec la direction du CPU à Paris, la réunion décida de lancer la révolte contre le régime hamidien. Le 3 juillet 1908, la bande jeune-turque connue sous le nom de « Bataillon national de Resen » prit le maquis avec à sa tête Ahmed Niyazi, suivie quelques jours plus tard par Enver et ses troupes116. D’autres bandes musulmanes se joignirent aux rebelles, tandis que des centaines de civils et de militaires commencèrent à bombarder Yıldız de télégrammes demandant le rétablissement de la constitution. Au cours de ces événements, la rébellion gagna la troisième armée ottomane, une force de 20 000 soldats. L’ampleur de la rébellion étonna tout le monde117. Lorsque le 23 juillet 1908 à Monastir le CPU déclara, dans la pleine confiance en 114 115 116 117
« L’entrevue de Réval », Mechveret, n° 201, 1er juillet 1908. Hâtırat-ı Niyazi, p. 201-206. F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 398-402. E. E. Ramsaur : Jön Türkler, p. 166-167.
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ses forces, le rétablissement de la constitution ottomane de 1876, Abdülhamid n’eut plus le choix. Devant le fait accompli, il promulgua le lendemain le décret impérial actant le retour au système constitutionnel. À la fin de juin 1908, Ahmed Rıza, lui aussi, eut une réunion. Les positivistes parisiens se rencontrèrent pour une séance du Comité positif international. Le 5 juillet 1908, deux jours après la prise d’armes par le bataillon de Niyazi, Rıza adressa une lettre à Émile Corra, dans laquelle il accusait réception du compte-rendu de la dernière séance du Comité positif118. Cependant, il remarqua des lacunes. À la réunion, il s’était opposé à la nomination d’une certaine Madame Myström au Comité. Il déplora que le compte rendu ne fît pas état de l’ensemble des raisons qui l’avaient poussé à ce refus. De même, il avait fait accepter le principe de distribuer pour les prochaines réunions du Comité un ordre de jour détaillé afin de permettre une meilleure préparation aux réunions. Mais, au grand regret d’Ahmed Rıza, l’arrêté ne figurait pas sur le compte-rendu.
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AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Paris, 5 juillet 1908.
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LE POSITIVISME PATRIOTIQUE : DÉFINIR LA CITOYENNETÉ JEUNE-TURQUE Si la révolution jeune-turque de juillet 1908 fut inattendue pour bon nombre de contemporains, elle le fut aussi pour le Jeune Turc Ahmed Rıza. Il n’est pas difficile de voir qu’il était parfaitement ignorant des préparatifs se mettant en place sous l’égide du CPU qui allaient mener au renversement du régime hamidien. La seule référence aux événements de Macédoine que nous avons pu trouver est la reprise d’une courte lettre de Monastir, faisant état de l’attentat contre le commandant Ömer Nâzım Bey, qui apparaît dans les colonnes de Mechveret, sans aucune mise en contexte1. La surprise qu’il éprouva s’est répercutée jusque dans ses mémoires où il donne un bref récit des événements ayant mené au rétablissement de la constitution2. On peut considérer cette ignorance comme une marque de succès pour le CPU/CUP qui agissait comme organisation sécrète. Même la personne qui avait donné le nom à cette organisation et était souvent considérée comme son leader, ne saisissait pas la nature du comité et l’orientation de ses activités. Ahmed Rıza n’était pas différent d’un membre du CPU ordinaire, voire d’un Prens Sabahaddin. Tenant compte de cette marginalité, comment faut-il évaluer son rôle dans la préparation de la révolution ? S’il est vrai que le mouvement jeune-turc changea profondément à partir de 1906, il faut bien noter que ce changement n’entraîna pas une redéfinition des idées politiques sousjacentes au mouvement. Effectivement, l’idéologie politique du CPU était fondée principalement sur la pensée exprimée dès 1900 dans le Mechveret, qui constituait la base de la coalition entre le groupe du Mechveret et les Jeunes Turcs activistes à partir de 1902. Nous l’avons dit, l’importance historique de cette coalition réside précisément dans le développement de cette idéologie, qui dominait à partir de 1906 le mouvement jeune-turc et qui eut un impact crucial sur les élites politiques
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« Lettre de Macédoine », Mechveret, no 201, 1er juillet 1908. Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 24.
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après 1908, et sous la Turquie républicaine3. Cette coalition tenait ensemble (en dehors de l’objectif de renversement du sultan) grâce à des dispositions intellectuelles communes, définies par les anciens concepts politiques des Jeunes Turcs : le constitutionalisme, le patriotisme, l’élitisme et le scientisme, auxquels s’ajoutèrent dans les années 1900 le turquisme et la critique de l’Occident. C’est l’intégration de ces derniers éléments qui permit aux Jeunes Turcs leur percée. Doté désormais d’un moyen de mobilisation nationaliste puissant, le principe de l’engagement pour la patrie, sur lequel était né le mouvement jeune-turc, prit un sens différent. Ahmed Rıza était au cœur de l’ensemble de ces idées. Et s’il est vrai que son rôle politique fut effectivement marginal après l’évolution du mouvement jeune-turc en un mouvement révolutionnaire dans les années précédant 1908, il importe de s’arrêter sur le rôle qu’eurent ses interventions dans la définition de cette idéologie qui influença la pensée de l’élite politique après 1908. Mais avant de poursuivre nos analyses, arrêtons-nous sur la question de l’impact des idées d’Ahmed Rıza. Il faut noter que le développement de cette pensée était une affaire à double tranchant pour Ahmed Rıza. D’une part, la mise en avant d’une idéologie turquiste centrée sur la critique de l’Occident et la stigmatisation des populations non-turques lui garantissaient une écoute qu’il n’aurait jamais pu avoir avec ses élaborations positivistes. Mais d’autre part, l’attractivité d’un discours fondé sur la double obsession d’une menace intérieure et d’une menace extérieure, caractéristique de son turquisme, risquait de lui faire perdre le contrôle sur ces idées. De plus, le mouvement jeune-turc devint moins intellectualiste et les raisonnements philosophiques d’un Ahmed Rıza ou d’un Abdullah Cevdet devinrent marginaux. Après la réorganisation, les protagonistes du mouvement avaient peu d’attachement à des principes intellectuels ou à des doctrines et ne disposaient pas d’une idéologie cohérente. Leur pensée se réduisait surtout à un patriotisme fervent et à un turquisme marqué par la critique de l’Occident, couplée à une opposition résolue aux velléités autonomistes, réelles et imaginées, des groupes nonmusulmans, mais plutôt qu’à partir de réflexions philosophiques, cette pensée pouvait parfaitement s’exprimer à partir de l’expérience des conflits interethniques, des pressions étrangères et de l’ascension des bourgeoisies chrétiennes. 3
Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 48.
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Autrement dit, déterminer l’impact d’Ahmed Rıza est bien difficile. Au niveau philologique, il est presque impossible de suivre les voies de transmissions de ses idées avec certitude. Toutefois, en relisant les écrits des Jeunes Turcs dans les années 1900, on ne peut se défaire de l’impression que beaucoup ne faisaient que répéter ou adapter les écrits du positiviste ottoman. L’impact le plus évident est le discours critique de l’Occident qu’Ahmed Rıza avait été l’un des premiers à développer d’une façon cohérente. Nous l’avons dit, son approche critique à l’endroit de l’Occident n’était peut-être pas particulièrement originale, et cette critique aurait parfaitement pu faire son entrée dans l’idéologie jeune-turque sans lui. Mais sa position de leader jeune-turc, son identité de Jeune Turc le plus parisien et le plus occidentalisé, qui légitimait son statut d’intellectuel, dans le négatif et dans le positif, par ses rapports à l’Occident, donna à sa critique une portée et une crédibilité particulières. À considérer, par exemple, les propos du commandant Niyazi sur le rôle joué par la politique des grandes puissances dans sa décision de passer à l’insurrection, on voit qu’une partie de ses arguments est clairement inspirée des écrits d’Ahmed Rıza4. Même au-delà du cercle de militants jeunes-turcs, on empruntait des tropes de son discours critique de l’Occident. Dans l’introduction à un guide d’étudiant ottoman à Paris paru en 1904, ce fait ressort nettement : l’auteur écrit que des hommes politiques français défendent les partis arméniens à cause de l’inspiration d’une doctrine chrétienne ancienne, ou encore que l’Europe s’est lancée dans une nouvelle croisade contre les Turcs5. On pourrait même se demander si, à travers le discours critique de l’Occident et la mise en avant d’une vision turquiste de l’Empire, Ahmed Rıza ne fut pas plus influent dans les années 1900 que dans les années 1890, lorsque son image comme combattant incorruptible l’emportait sur sa pensée. Nous pouvons pousser notre argumentation encore plus loin en considérant l’idéologie du mouvement de résistance nationaliste sous Mustafa Kemal à partir de 1919. Dans ce mouvement qui s’appelait « national », la définition de la « nation » était pour le moins diffuse. Mais elle se fondait d’une façon essentielle sur la double peur de menaces extérieures et intérieures qu’Ahmed Rıza avait élaborée dès 1900, sauf que cette peur avait reçu une connotation très concrète. En effet, la situation après la Première Guerre mondiale se présentait comme la réalisation des pires 4 5
Hâtırat-ı Niyazi, p. 189. Necmeddin Arif : Paris’te Tahsil, p. 8.
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cauchemars d’Ahmed Rıza : l’occupation par les forces alliées après l’armistice de Moudros en novembre 1918, et, dès la fin de l’année, la contestation du pouvoir turc en Anatolie par des revendications arméniennes et grecques6. Les kémalistes avaient presque tous fait leurs premiers pas dans la politique dans les années 1900 et ils avaient tous sans exception un passé jeune-turc. Il n’est donc pas étonnant que la formulation de leur idéologie nationaliste se soit située dans la continuité des interrogations politiques lancées par le mouvement jeune-turc, et en premier lieu par Ahmed Rıza, dès 1900. Bien que constatant l’influence de Rıza sur les Jeunes Turcs, nous n’entendons pas dire que Rıza fut à l’origine des développements intellectuels du mouvement, et encore moins qu’il en était la raison. Le développement de l’idéologie jeune-turque ne découlait pas tant d’influences que d’un rapport vécu au monde ottoman en temps de progrès et d’impérialisme. Dans le cas du mouvement kémaliste, cela est encore plus évident. Sans doute, au vu de la réalité géopolitique de l’après-guerre, les kémalistes auraient parfaitement pu développer eux-mêmes une idéologie nationaliste dirigée à la fois contre les forces d’occupation étrangères et les velléités souverainistes des populations chrétiennes. De même, répétons-le, la pensée générale des Jeunes Turcs était moins cohérente et moins élaborée que celle d’Ahmed Rıza. Si celui-ci pouvait faire valoir une influence au sein du mouvement, c’est aussi parce qu’il était parvenu à largement monopoliser la production intellectuelle au sein de la coalition. Ses lecteurs ne suivaient pas nécessairement son raisonnement, mais son discours leur parlait. C’est en cela que la pensée qu’Ahmed Rıza développait dans les années 1900 est représentative des tendances intellectuelles du mouvement jeune-turc. La réforme de la société au-delà de la déposition du sultan Dans ses premiers écrits jeunes-turcs, Ahmed Rıza s’était penché sur la question du constitutionnalisme et sa nécessité pour la réforme de l’Empire ottoman. Avec l’ensemble des idées associées à ces questions, il s’était essentiellement concentré sur la définition d’un régime politique pour l’Empire, en accord avec les demandes de l’époque du progrès. 6 Cf. Howard Lee Eissenstat : The Limits of Imagination. Debating the Nation and Constructing the State in Early Turkish Nationalism. Thèse de doctorat, University of California, Los Angeles, 2007, p. 88-90.
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Dans Lâyiha et Mektub, il avait parlé de la nécessité d’établir un cadre institutionnel pour rendre possible la transformation de l’Empire en une puissance forte et prospère, reconnue sur la scène internationale, et il s’était donc arrêté sur la forme générale que devaient prendre le gouvernement et l’administration — bref, sur la mise en place de réformes par le haut. Il continua à mettre en avant ces mêmes idées dans les années 1900. Toutefois, l’objet de ses écrits avait changé, comme le montre la nouvelle série qu’il entreprit : Vazife ve Mesuliyet (devoir et responsabilité). Une comparaison entre la série Vazife ve Mesuliyet et ses lâyiha rédigés dix ans auparavant est révélatrice à plusieurs égards. À vrai dire, il est difficile de rapprocher ces deux types de documents qui sont très différents. Mais précisément, ces différences témoignent des évolutions de Rıza. Il y avait d’abord un changement d’échelle. Vazife ve Mesuliyet ne s’adressait plus au gouvernement ottoman, ou plus généralement à une hiérarchie comme cela avait été le cas pour les lâyiha, mais au peuple qui en devenait le centre. Toutefois, ce changement ne correspondait pas à un intérêt populiste, à l’idée de la souveraineté populaire, encore moins à la découverte du peuple comme acteur politique de l’évolution historique. Ce qui intéressait Ahmed Rıza, c’était l’élaboration d’un concept de citoyenneté défini comme préalable à un bon fonctionnement de la société. À vrai dire, cette citoyenneté ne se basait pas principalement sur des droits et ne représentait pas une catégorie juridique se référant à des individus, mais sur des devoirs représentant une catégorie sociale et se référant aux individus en fonction de leur rôle au sein de la société7. C’est dans ce sens qu’il insistait sur les « devoirs et responsabilités », visant à définir la conduite du citoyen jeune-turc. Cette orientation ne se situait pas à l’opposé des idées générales qu’il avait mises en avant dans la décennie précédente, mais elle se présentait comme une élaboration complémentaire, dans la suite de sa pensée sociopolitique et de ses écrits des années 1890. Car Ahmed Rıza faisait partie des rares Jeunes Turcs dont la conception de la réforme ottomane allait au-delà du projet de déposer le sultan Abdülhamid. Nous l’avons vu, il s’opposait au sultan en ce que celui-ci était défaillant dans sa fonction de chef d’État et empêchait ainsi la restructuration nécessaire de l’Empire. 7 Sur la dialectique entre droits et devoirs, voir Joan Wallach Scott : Only Paradoxes to Offer. French Feminists and the Rights of Men. Cambridge, MA : Harvard University Press, 1997, p. 57-89.
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Partant de l’idée qu’il fallait ajuster la condition ottomane aux lois naturelles et aux besoins du temps, sa conception de la réforme comportait aussi une dimension sociale qui se rapportait à la structuration des rapports sociaux. La conception de la société comme un organisme vivant et le but affiché de perfectionner son fonctionnement dans la téléologie du progrès, imposait un projet de réforme se rapportant aux institutions mais aussi à des catégories sociales et, donc, à des individus incarnant les fonctions d’une société. Cette idée directement nourrie du positivisme était déjà présente dans ses lâyiha, et par ailleurs, il avait formulé sa critique du sultan pour son manquement à se conformer à ses fonctions au sein de la société. Mais le développement plus général de cette conception se trouve dans la série Vazife ve Mesuliyet, qui insiste précisément sur les devoirs et les responsabilités des catégories sociales et des individus. Un changement d’échelle : à la recherche d’une base solide pour la réforme Tout en étant logique avec sa pensée élitiste renforcée par ses convictions positivistes, ce changement d’échelle peut être analysé aussi comme une réponse à l’échec de la politique jeune-turque des années 1890. Ahmed Rıza ne partageait pas l’attente d’un changement immédiat de régime dans l’Empire ottoman, tel qu’il était espéré par un grand nombre de Jeunes Turcs. Toutefois, dans la logique des Lumières, il espérait pouvoir provoquer des changements de pensée, d’abord auprès du sultan à qui il adressa ses premiers écrits, ensuite auprès de l’intelligentsia et la classe dirigeante de l’Empire en se lançant dans la publication de brochures et de journaux clandestins. Il eut le même espoir avec ses interventions dans l’espace public en France, où il escomptait trouver une certaine sympathie naturelle en tant que représentant le visage progressiste de l’Orient. Le changement d’échelle dans ses écrits se fit en partie suite à la déception vis-à-vis de cette politique. On est certainement loin d’un jeu mécanique de cause à effet, mais le fait que dans ses écrits des années 1900, Ahmed Rıza se soit consacré moins aux questions de réformes institutionnelles mais qu’il insiste davantage sur la responsabilité des individus, montre qu’il cherchait à donner un sens élargi à son projet global de réforme. Il cessa de se focaliser sur la hiérarchie et sur l’idée d’une réforme à réaliser d’en haut pour mettre l’accent sur le caractère populaire et total que devait prendre la réforme ottomane. Cette orientation se présentait ainsi dans la logique d’un projet totalisant de réforme
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et également comme une quête visant à donner une base stable à la politique de changement. Il est possible de comparer cette évolution intellectuelle avec l’évolution de la pensée politique dans la France révolutionnaire. Dans l’enthousiasme initial de la Révolution, les penseurs politiques estimaient que l’établissement d’une architecture constitutionnelle était suffisant pour reconstruire le pays sur de nouvelles bases. Cependant, au cours des années, l’intérêt commença à se porter de plus en plus sur la question de la culture citoyenne nécessaire pour garantir le fonctionnement du système constitutionnel. C’est ainsi que la question de la vertu citoyenne devint une interrogation révolutionnaire de premier ordre. Dans la meilleure tradition libérale, Ahmed Rıza avait déjà défini le peuple comme la base de la politique moderne. Mais cette orientation inspirée de l’idéal de la souveraineté populaire se manifesta plus clairement dans la série Vazife ve Mesuliyet. En effet, la série se présente comme un document important de l’évolution de la pensée sociopolitique dans l’Empire ottoman et fait preuve du développement que l’idée de la modernisation de l’Empire avait pris depuis Mahmud II et les Tanzimat. Sous les Tanzimat, l’objectif des réformes engagées avait été d’inciter à l’épanouissement de la société pour en tirer des bénéfices pour le compte de l’État. Cette approche principalement technique, qui avait été à la base des réformes politiques, entreprises un peu partout en Europe depuis le XVIIe siècle, ne se traduisit pas par un véritable intérêt pour la forme que devait prendre le peuple en tant que base de cette société. La première rupture avec cette conception se réalisa avec l’émergence de l’idée de la souveraineté populaire, définissant le peuple à la fois comme objet et comme sujet de la politique, idéal qui fit son chemin dans le débat politique — nous y avons insisté — avec l’intervention des Jeunes Ottomans. Or, au-delà de l’idée d’élever le peuple par l’éducation pour se conformer à l’idéal universel de civilisation, les réflexions sur la forme que devait prendre la réforme sociale étaient peu développées, et l’idéal de citoyenneté comme but et moyen de la réforme, autrement dit, d’une utopie jeune-turque, n’était guère élaboré. Le seul point qui, dès les années 1860, était mis en avant d’une façon systématique dans le discours politique, c’était la fameuse formule de « l’amour du travail », destinée à libérer le potentiel de l’individu pour le rendre utile à la société dans le cadre du libéralisme politique. Ce n’est pas un hasard que Rıza ait développé la série Vazife ve Mesuliyet sur cette idée de l’amour du travail dont il avait fait, comme beaucoup d’intellectuels ottomans, son slogan de vie. À beaucoup d’égard, la série consiste en une traduction à
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l’échelle sociétale de cet idéal individuel. Elle se présente en fait comme une tentative de forger le peuple comme catégorie politique de transformation, de l’ajuster avec les idéaux politiques modernistes afin de leur donner une portée plus large et plus solide. En cela, Vazife ve Mesuliyet est un traité de pensée sociale de premier ordre qui donne une présentation à peu près cohérente de ce que devraient être le citoyen et la citoyenne d’un Empire ottoman modernisé, en même temps qu’un manifeste d’opposition. L’élargissement du prisme du projet moderniste se juxtaposait avec l’objectif plus immédiat de convaincre le peuple à s’insurger contre le régime hamidien en tant que premier obstacle à la réforme de l’Empire. Ces textes étaient au fond dans la logique de la décision prise par Ahmed Rıza en 1895 de s’adresser à l’opinion publique, étant donné que ses appels à la hiérarchie étatique avaient échoué. Toutefois, il faut bien noter que cette nouvelle orientation n’était pas en rupture avec les fondements élitistes de la pensée d’Ahmed Rıza. Donner à la réforme une portée plus populaire se présentait comme une nécessité, sans pour autant entraîner une redéfinition plus démocratique et émancipatrice de ses conceptions politiques. Au contraire, nous voyons se perpétuer chez lui la conception autoritaire et l’identification idiosyncrasique du peuple comme une masse ignorante qu’il fallait encadrer. L’orientation d’une élite intellectuelle vers le peuple pouvait s’accompagner d’une ouverture intellectuelle entraînant une discussion des rapports entre l’élite et le peuple et se traduire par la définition d’une politique visant à donner, au moins nominalement ou en tant que but lointain, le pouvoir au peuple en tant que seule base solide d’une réforme de la société. Tel fut le cas des Narodnik en Russie qui identifièrent la paysannerie comme la véritable classe de la transformation du pays face au manque de radicalité d’élites prêtes à s’accorder avec l’ordre des choses existant afin d’en tirer le meilleur profit pour leur propre compte. Cette question se posait d’une façon particulière dans des pays sous contrôle étranger impérialiste. Par exemple, en Chine au tournant du XIXe vers le XXe siècle, l’attention au peuple se manifesta à la suite du besoin ressenti de donner un fondement durable à la réforme. Cette tendance pouvait aller dans des directions radicales, engendrant des débats sur le rapport entre élite et peuple et sur le risque que l’élite puisse trahir la cause nationale. Mais, comme ce fut le cas pour des penseurs comme Liang Qichao, elle pouvait rester dans la logique élitiste selon laquelle l’élite devait instruire le peuple
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et l’informer sur le rôle qu’il devait assumer dans le bon fonctionnement de la société — autrement dit, sur ses devoirs et ses responsabilités8. Frère jumeau de Liang dans l’orientation à la fois modernisatrice et conservatrice de sa pensée, Ahmed Rıza était engagé dans la même démarche9. Son souci du peuple ne fut pas suivi d’un changement d’orientation de ses conceptions. Au contraire, à comparer la série Vazife ve Mesuliyet avec ses lâyiha, nous constatons seulement un changement de ton. L’auteur n’y exprimait pas d’idées à l’opposé de ce qu’il avait écrit dans les années 1890. Toutefois, et de façon assez nette, sa pensée prit une coloration plus autoritaire que l’on a interprétée comme l’évolution d’une pensée autoritaire vers une pensée totalitaire10. Jusqu’à un certain point, cette évolution s’explique par le changement d’échelle dans ses textes, que nous avons évoqué. En élaborant des projets abstraits de réforme à entreprendre par le gouvernement ottoman, il était relativement facile de mettre en avant une pensée libérale en accusant le régime hamidien d’être despotique, d’asphyxier le potentiel du peuple et de couper l’Empire de la marche du progrès. Mais s’agissant de perfectionner les différentes catégories sociales de la société et de s’adresser au peuple, ce discours libéral était bien plus difficile à tenir. Entrer dans le détail des rapports sociaux pouvait avoir automatiquement une portée autoritaire. Pourtant, cette portée fut considérablement aggravée par le fait que la pensée d’Ahmed Rıza prit une direction plus austère, en écho à la conjoncture mondiale qui voyait les anciennes certitudes prédisant un avenir meilleur pour l’ensemble du monde ébranlées par la réalité de confrontations internes au sein des sociétés et de conflits de plus en plus sanglants sur la scène internationale. Le rôle du positivisme dans la série Vazife ve Mesuliyet Ahmed Rıza prépara les premiers textes de sa nouvelle série dès le début de l’été 1899. Des articles parurent en feuilleton dans le journal 8 Cf. Chang Hao : Chinese Intellectuals in Crisis. Search for Order and Meaning. Berkeley : University of California Press, 1986. Sur le même débat repris par les premiers marxistes chinois voir Arif Dirlik : « National Development and Social Revolution in Early Chinese Marxist Thought », [1974] Marxism in the Chinese Revolution, p. 50-63. 9 Chang Hao : Liang Ch’i-Ch’ao and Intellectual Transition in China. Cambridge, MA : Harvard University Press, 1971 ; Xiaobing Tang : Global Space and the Nationalist Discourse of Modernity. The Historical Thinking of Liang Qichao. Stanford : Stanford University Press, 1996. 10 Ş. Mardin : Jön Türklerin Siyasî Fikirleri, p. 209.
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Osmanlı entre juin et novembre de cette même année11. Cependant, c’est dans les années 1900 qu’il décida de relier ces premiers écrits en un livre et de poursuivre la série. Ahmed Rıza destinait Vazife ve Mesuliyet à être une œuvre majeure sur la citoyenneté dans l’Empire ottoman. Dans le premier tome, il annonça vouloir consacrer des textes sur le « devoir et la responsabilité » de différents groupes : les femmes, les ulema, les soldats, les citoyens non-musulmans (teb’a-i gayr-ı müslim), les fonctionnaires, les écrivains, enfin, l’élite et le peuple (kübrâ ve avâm)12. Pourtant Vazife ve Mesuliyet reste l’un des projets inachevés d’Ahmed Rıza. Finalement, il ne publia que trois tomes. Le premier sortit en 1902/03 au Caire et reprit largement les articles déjà parus dans le journal Osmanlı. Il porte sur les devoirs et responsabilités du sultan et des princes. Ce volume relativement court13, dont il prépara la matière principale à la fin des années 1890, peut se ranger encore parmi ses textes adressés à la hiérarchie étatique. Cependant, l’attention était focalisée sur la fonction sociale que le sultan et les princes devraient remplir et comportait une dimension égalitaire dans la mesure où Rıza les traitait comme des citoyens parmi d’autres. Ainsi, il exhortait le sultan à respecter les fonctions qui lui étaient confiées de par son statut de chef de l’État et de calife et appelait les princes à être des personnages exemplaires dans leurs conduites. C’est par la suite que son orientation intellectuelle l’amena à s’adresser au peuple et à insister sur le rôle des catégories sociales dans le bon fonctionnement d’une société conçue comme un organisme. Le deuxième traité, Asker, fut publié au Caire en 1907, et le troisième, Kadın, sur les femmes, à Paris en 1908. Dans ces textes, le positivisme se manifestait dans toute sa portée. En écrivant sur les devoirs et les responsabilités, Rıza projetait en effet une véritable utopie positiviste, dans laquelle chaque catégorie de la société suivrait sa fonction sociale pour contribuer à l’ordre et au progrès et donc au perfectionnement de l’humanité. Cet objectif est particulièrement présent dans Kadın, où Ahmed Rıza s’aventure dans la définition d’une pensée sociale liée à la conception qu’il se faisait de la nature humaine et de l’éducation comme un moyen de dépasser celle-ci. L’idée du devoir tenait une place cruciale dans la théorie de Comte et se rapportait à la Religion de l’Humanité et à la description de la société 11 12 13
Voir les numéros 37 (1er juin 1899) à 49 (29 novembre 1899). Vazife ve Mesuliyet, p. 27. Avec 24 pages, il fait à peine plus d’un tiers du volume des tomes suivants.
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humaine sous l’état positif. Excluant tout référent absolu, théologique et métaphysique, le devoir deviendrait le pilier de la société. La collectivité fonctionnerait sur un enchaînement de devoirs sociaux, vécus et exécutés non pas comme des principes abstraits, mais dans l’interaction concrète des individus dans la vie quotidienne, ceux-ci ayant compris que l’important n’était pas leur propre individualité mais la collectivité14. C’est dans ce contexte que se situait l’opposition d’Auguste Comte à la tradition bourgeoise des Droits de l’Homme comme fondement de la société moderne et son idée des devoirs dans l’état positif : « Pour lutter contre ces autorités théocratiques, la métaphysique des cinq derniers siècles introduisit de prétendus droits humains, que ne comportaient qu’un office négatif. Quand on a tenté de leur donner une destination vraiment organique, ils ont bientôt manifesté leur nature anti-sociale, en tendant toujours à consacrer l’individualité. Dans l’état positif, qui n’admet plus de titres célestes, l’idée de droit disparaît irrévocablement. Chacun a des devoirs, et envers tous ; mais personne n’a aucun droit proprement dit. (…) Nul ne possède d’autre droit que celui de toujours faire son devoir. »15
La conception de Comte se rapportait à l’idéal futur de la société humaine sous l’état positif, mais se référait en même temps au contemporain en ce qu’elle appelait à l’établissement d’un programme politique concret pour dépasser, dans les faits, l’état métaphysique. C’est cette dimension orientée autant vers l’avenir que vers le présent qui fit que son idée devint hautement contradictoire. Comte reconnaissait bien le principe des Droits de l’Homme, et son insistance sur les devoirs suivait l’idée que, dans l’état positif, l’élaboration des droits n’aurait plus de sens parce que ceux-ci seraient implicitement déjà reconnus. Mais dans sa définition de la politique positive comme un mouvement de dépassement de l’existant, la mise à l’écart de la question des droits et la mise en avant des devoirs donnaient à son projet une orientation nettement autoritaire. Ce n’est donc pas un hasard si cette idée a pu inspirer un penseur d’extrême droite comme Charles Maurras qui revendiquait être le véritable représentant de l’héritage comtien, contre les prétendants officiels gravitant autour de Laffitte, Corra et Jeannoelle16. 14 J. Grange : Augsute Comte, p. 158. J. W. Scott : Only Paradoxes to Offer. French Feminists and the Rights of Men. Cambridge, MA : Harvard University Press, 1997, p. 66-67. 15 Système de politique positive, t. I, p. 361. Italiques dans l’original. 16 Pour l’origine positiviste de la pensée de Maurras voir Michael Sutton : Nationalism, Positivism and Catholicism. The Politics of Charles Maurras and French Catholics, 18901914. New York : Cambridge University Press, 1982, p. 11-45.
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Ahmed Rıza lui-même se demandait s’il ne commettait pas une erreur en insistant davantage sur les devoirs que sur les droits17. De fait, son choix s’accordait difficilement avec sa volonté de représenter l’opposition libérale de l’Empire ottoman. De même, sa tendance autoritaire se trouvait en décalage avec la série Vazife ve Mesuliyet qui prétendait présenter une ébauche de la citoyenneté idéale préparée sous un régime décrit comme despotique. Mais l’orientation de ses écrits était nette : il suivait l’interprétation autoritaire du positivisme. Ces textes étaient les plus positivistes qu’il ait écrits avec des références claires à l’œuvre de Comte. L’approche à la théorie des trois états y est particulièrement prononcée, et il met en avant les devoirs de chacun et de chacune, pensant pouvoir contribuer à la transition de la société ottomane vers l’état positif. Cependant, nous ne saurions comprendre cette question des devoirs sans tenir compte d’un discours central élaboré dans ces traités, celui du patriotisme. En fait, la série Vazife ve Mesuliyet porte une connotation profondément nationaliste en promouvant le patriotisme comme une nécessité pour réformer la société ottomane, ce qui la distingue, jusqu’à un certain point, des écrits d’Auguste Comte et de l’orientation internationaliste du positivisme. Le positivisme s’était établi dans la première moitié du XIXe siècle comme une philosophie politique revendiquant le dépassement des frontières étatiques. En conséquence, la dimension internationale était constitutive de la doctrine comtienne, en particulier de la Religion de l’Humanité, qui par définition avait une portée universaliste18. Comte s’était prononcé contre le nationalisme et avait même jeté des doutes sur le patriotisme qu’il considérait comme un sentiment primitif19. Toutefois, sa philosophie comportait malgré tout une coloration nationaliste, par l’engagement de Comte dans la politique française, la déclinaison des modèles universels d’analyse à partir du cas français, et aussi par l’élaboration de modèles de développement qui se prêtait à une élaboration nationaliste. C’est pour cela que la philosophie comtienne trouva un grand écho comme doctrine de développement dans les pays d’Amérique latine. Si Comte avait gardé l’appel universaliste, il faut tenir compte du fait qu’il développa ses idées dans la première moitié du XIXe siècle à une époque où le nationalisme était encore une idéologie marquée à gauche 17 18 19
« Confession publique », Mechveret, no. 171, 1er janvier 1906. Cf. J. Grange : Augsute Comte, p. 111. M. Pickering : Auguste Comte I, p. 647.
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et était internationaliste par définition20. Maurras était convaincu que, à la suite de l’unification de l’Italie et de celle de l’Allemagne ainsi que de la défaite de 1870-71, Comte aurait procédé à « des retouches très sérieuses, mais très faciles » concernant sa théorie21. Si Maurras représentait, bien entendu, le cas extrême, les positivistes n’ont pas échappé, effectivement, à la radicalisation du nationalisme et à la surenchère de la référence à la patrie dans les dernières décennies du XIXe siècle. C’est en grande part en mettant le positivisme au service de la « patrie » et de la IIIe République, que se développa son influence en France comme un moyen de redresser le pays après la défaite de 1870-71 contre l’Allemagne et le traumatisme de la Commune. Les écrits d’Ahmed Rıza se situent dans cette interprétation patriotique du positivisme. Il est clair qu’il avait été inspiré par le discours sur la patrie française de la IIIe République auxquels les positivistes avaient contribué parmi d’autres. Par ailleurs, peu avant qu’il se lançât dans la rédaction des premiers articles de Vazife ve Mesuliyet, son confrère Émile Corra donna à la Société positiviste une série de conférences visant à élaborer une « théorie positive de la patrie »22, dans laquelle il alla jusqu’à dire qu’il fallait être positiviste pour être véritablement patriote23. Toutefois, le concept de devoir n’était pas aussi élaboré chez Corra que chez Rıza, mais à lire leurs textes respectifs, nous voyons que les deux positivistes abordaient certains sujets en commun. Évidemment, on pourrait dire que Rıza était sous l’influence de Corra, mais il nous paraît plus juste de constater que, les deux auteurs positivistes, le Français et l’Ottoman, partageaient une série d’interrogations et tiraient la doctrine de Comte dans des directions similaires dans leur conception de la patrie. Vatan : l’amour sacré de la patrie La conception de la patrie chez Ahmed Rıza a beaucoup en commun avec la conception de la patrie du fondateur du positivisme. Mais la signification qu’il lui donnait était bien plus radicale et en décalage avec 20
Cf. Perry Anderson : « Internationalism : A Breviary, » New Left Review, 14 (marsavril 2002), p. 7-11. 21 Charles Maurras : « Auguste Comte », Minerva, 6 (15 mai 1903), p. 193. 22 La plupart des manuscrits des conférences se trouve dans AN, 17AS/11, Dossier VI : Série de conférences sur la patrie. Corra réunit le matériel des années plus tard dans un livre. É. Corra : La Patrie, op. cit. 23 Ibid., p. 80.
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la doctrine originelle de Comte. Chez Comte, l’idée de la patrie s’était construite comme un principe politique, en ce qu’il opposait la patrie à la monarchie et en faisait un moyen de mobilisation des citoyens24. Pour Ahmed Rıza, la valeur politique de la patrie allait bien au-delà de ces deux points : la patrie représentait pour lui la condition de l’existence sociale et la forme ontologique de la société. Autrement dit, elle se présente dans ses écrits comme un référent absolu — ce qu’un bon positiviste aurait dû qualifier de « métaphysique ». La patrie comme référence de la pensée politique Dans la série Vazife ve Mesuliyet, Ahmed Rıza développa d’une façon cohérente la conception de la patrie qui était déjà présente dans Lâyiha et Mektub. Nous l’avons déjà évoqué, vatan (la patrie), présentée comme le mot partenaire de millet (la nation), partageait avec celui-ci le potentiel de désacralisation du sultan Abdülhamid et de la monarchie en général. Ce discours restait très présent dans la série, où le fait de situer la patrie comme une valeur au-dessus du sultan visait à saper l’autorité de celui-ci et a fortiori de la monarchie. C’est ainsi qu’il écrivait dans Asker à propos de l’obéissance : « Le soldat n’est pas le valet du sultan ; il est l’employé de l’État et le serviteur de la nation. »25 En mettant en cause le devoir d’obéissance du soldat au sultan, Rıza non seulement contribuait à l’établissement d’une force d’opposition au régime hamidien, mais il définissait surtout la patrie comme le nouveau référent du devoir et de l’allégeance. Ainsi, la désacralisation de la figure du sultan allait au-delà d’une simple opposition à Abdülhamid. Elle constituait une mise en cause de la souveraineté de la monarchie en tant que système même. L’obéissance religieuse au sultan se trouvait remplacée par une obéissance laïque — mais non pas dépourvue d’un discours religieux — à la patrie. De fait, la désacralisation du sultan entraînait la sacralisation de la patrie, concept qui, par conséquent, dépassait celui de la nation. L’importance du concept de vatan ressort aussi en comparaison diachronique avec son usage dans les années 1860 et 1870. Dans le nationalisme turc d’aujourd’hui, les Jeunes Ottomans, et Nâmık Kemal en 24
M. Pickering : Auguste Comte I, p. 34-35. « Asker padişahın uşağı değildir ; devletin bir nevi memuru, ümmetin hadimidir. » Asker, p. 33. 25
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particulier, sont vénérés pour avoir introduit la notion de patrie dans l’imaginaire politique, ce qui n’est pas totalement faux. Mais une lecture précise de leurs écrits montre que la définition de ce concept n’était pas encore très élaborée. De fait, on y constate que l’usage en est fluctuant et qu’il comporte simultanément deux sens concurrents : vatan pouvait se référer à la « patrie » en tant que nouvelle façon de concevoir l’Empire ottoman et la citoyenneté ; mais le terme gardait aussi sa signification initiale, celle d’une désignation locale de provenance26. Dans les écrits jeunes-turcs, et en particulier ceux d’Ahmed Rıza, cette indécision a disparu et le premier sens s’est imposé. Le discours sur la « patrie » s’est établi, et vatan ressort comme un paradigme de la pensée politique moderniste. Dans les lâyiha, la patrie renforçait encore largement le concept de nation, en lui donnant une dimension émotionnelle pour ajouter un sens affectif à l’impératif d’engager la réforme de la société ottomane. La patrie servait à souligner le potentiel politique antihiérarchique de la nation, opposé au sultan, comparable au développement du patriotisme dans la France prérévolutionnaire27. Or, dans les écrits de Rıza des années 1900, le concept de patrie s’est parfaitement émancipé. L’idée de patrie comporte une connotation plus personnelle que celle de la nation, et dans ce sens, il est logique que, en s’adressant aux Ottomans en tant que citoyens, Rıza ait mis davantage en avant ce concept. Mais cela dépassait largement la dimension purement personnelle. Dans Vazife ve Mesuliyet, la patrie est présentée comme la condition de toute existence sociale, et donc la référence suprême de la réforme sociale. Prenant la patrie comme le référent absolu, Rıza procède à la traduction de l’idéal positiviste du bon fonctionnement de la société — qu’Auguste Comte avait développé par rapport à une utopie positiviste internationale — à l’échelle de la patrie ottomane, pour présenter le patriotisme explicitement comme la condition du bon fonctionnement de la société, et donc du progrès. Les positivistes français après Comte avaient insisté sur la patrie comme base de la politique positiviste. Pour exprimer la valeur positive de la patrie, Pierre Laffitte avait eu cette formule qu’Ahmed Rıza reprit dans ses notes privées autour de l’année 26 Christiane Czygan : Zur Ordnung des Staates. Jungosmanische Intellektuelle und ihre Konzepte in der Zeitung Hürriyet (1868-1870). Berlin : Klaus Schwarz, 2012, p. 255. 27 Cf. Peter R. Campbell : « The Politics of Patriotism in France 1770-1788 », French History, 24/4 (octobre 2010), p. 550-575.
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1900 : « L’idée de patrie est inséparable de l’idée du gouvernement, de même que l’idée de progrès est inséparable de l’idée de patrie. »28 C’est dans la série de conférence d’Émile Corra, réunie plus tard dans le livre La Patrie, que le parallèle entre la patrie et le principe d’ordre et progrès est probablement le plus explicite. L’intervention de Rıza dans la définition du patriotisme inspiré de Comte consistait en l’adaptation du concept positiviste des devoirs par rapport à la patrie, et par conséquent, l’équation entre le patriotisme et l’idéal positiviste de l’exercice des devoirs. Les devoirs se rapportaient non seulement au principe de l’ordre et du bon fonctionnement de la société, mais à ce que Rıza considérait être les besoins de la patrie. La nécessité de réforme signifiait la nécessité de patriotisme. Dans la mise en avant de la patrie comme concept politique, le traité Asker tient une place particulière. La récurrence du mot vatan dans le texte le montre bien : sur près de 70 pages, le mot apparaît 139 fois, plus que dans n’importe quel autre écrit de Rıza, et deux fois et demie plus souvent que dans les deux autres traités de la série Vazife ve Mesuliyet29. Ainsi, c’est ce texte qui donne la présentation la plus cohérente de son idée politique de la patrie. La patrie comme héritage d’un passé glorieux Si dans les lâyiha la figure rhétorique de la patrie avait encore été dans le sens d’un discours politique égalitaire, tourné contre le despotisme et vers l’avenir, dans Vazife ve Mesuliyet Rıza employait la patrie dans un sens bien moins émancipateur, surtout en référence au passé. La patrie y est définie essentiellement par rapport au passé. L’auteur ne projetait pas la patrie dans un avenir comme une entité à construire, mais la présentait comme un héritage légué par l’Histoire, l’héritage de l’Empire ottoman. Le concept de patrie n’était pas accompagné d’une pensée forte d’utopie politique ni d’élaboration sur les droits et les libertés qui régneraient une fois le sultan renversé ; c’est le renvoi au passé glorieux de l’Empire qui lui servait de pilier. La référence historique, que nous avons identifiée comme un leitmotiv de son argumentation politique, tient ainsi une place importante dans l’ensemble de la série. 28 Note n.d. [1900]. AN, 17AS/10. Nous n’avons pu trouver la citation originale de Laffitte. 29 Pour comparaison, vatan apparaît dans Lâyiha 34 fois sur 56 pages, mais surtout dans l’introduction quand Rıza se présente comme serviteur de la patrie.
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Cette référence historique servait à donner une substance à l’idée de patrie et à la présenter comme une valeur naturelle. En effet, la patrie ne se présente pas chez Rıza comme le produit des évolutions historiques, maintenu jusqu’au présent par la confluence de différentes dynamiques, mais comme une valeur historiquement reçue, qui par son enracinement dans l’Histoire acquiert un caractère naturel. Sur ce point, il est aisé de constater l’influence du discours sur la nation sous la IIIe République. Ainsi, dans sa volonté de donner une historicité à la nation française, Ernest Renan avait défini le passé comme le fondement de l’idée de la nation, dans des termes qui auraient pu être ceux d’Ahmed Rıza : « [L]es ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. »30 Toutefois, Rıza allait plus loin. De fait, l’Histoire, plus qu’un référent, devenait à elle seule la raison de l’existence de l’héritage ottoman. Effectivement, Ahmed Rıza peinait à donner une définition à la patrie et aux liens que les individus devraient avoir en propre. L’homme politique et historien Ahmed Cevdet Paşa avait justement remarqué : « Chez nous, quand on dit “patrie”, les soldats pensent à leur village. »31 Mais à l’instar d’Ahmed Rıza, il ne pouvait expliquer pourquoi « la patrie » devrait effectivement représenter plus et se référer à l’ensemble d’un territoire étatique, auquel, de surcroît, elle demanderait l’allégeance, voire le sacrifice. Le seul lien qu’Ahmed Rıza pouvait présenter entre la « patrie » et l’individu était d’ordre chimique. Faisant écho au constat de Cevdet Paşa, il écrit dans Asker que les individus sont chimiquement liés à leur lieu de naissance. Mais sans pouvoir dire pourquoi, il ajoute que la notion de la patrie dépasse ce lieu de naissance et se réfère à l’ensemble du pays, son territoire, sa langue, sa religion, ses mœurs, ses coutumes, sa dynastie…32 Il est significatif qu’il ne s’engage pas dans une définition de ce que sont pour lui les attributs de la patrie, ni ne demande un attachement à ces attributs. Le sens de l’attachement à ces attributs et à la patrie qui les englobe dans leur totalité se révèle à travers l’Histoire qui les a légués sous la forme d’un héritage. « Ceux-ci sont les fruits de l’effort et de l’engagement de nos ancêtres ; leur legs confié à 30 E. Renan : Qu’est-ce qu’une nation ?, p. 26. Renan est l’une des références principales des cours d’Émile Corra sur la patrie. Cf. É. Corra : La Patrie, p. 23, 77. 31 « Bizde vatan denilirse askerin köylerindeki meydanlar hatırlarına gelir. » Ahmed Cevdet Paşa : Ma’ruzat, p. 116. 32 Asker, p. 40-41.
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nous. Conserver cet héritage national est plus difficile et plus important que de conquérir et de dominer quelques territoires. » Mais conformément à la logique de la loi des trois états, Rıza n’érige pas ces « fruits de l’effort et de l’engagement » en objets sacrés qu’il faudrait vénérer mais il les place dans le sens de l’évolution naturelle des principes sociaux vers leur stade positif. Comme il ne suffit pas de simplement conserver ces attributs, Rıza insiste donc sur le fait qu’il faut essayer de les « rénover et [de les] développer (tezyid ve ikmal) » afin qu’ils soient adaptés au sens du temps33. Ahmed Rıza adopte la même approche lorsqu’il s’agit de donner à travers la tradition ottomane un sens géographique à la patrie, qui ne se réfère donc pas uniquement au lieu de naissance. Nous l’avons dit, Rıza insiste largement sur le passé militaire ottoman et sur la succession des victoires et des conquêtes qui ont fait de l’État ottoman un Empire. Mais tout en insistant sur la force militaire, il n’en conclut pas que l’Empire devrait redevenir une puissance de conquête pour regagner les territoires lui ayant jadis appartenu. Ce qu’impose, d’après lui, l’héritage militaire ottoman, ce n’est pas la conquête de nouveaux territoires mais la défense des territoires existants. Au fond, Ahmed Rıza suivait les idées d’Auguste Comte sur le rôle de l’armée dans les temps modernes. Comte vit dans la fameuse décision du 22 mai 1790, quand l’Assemblé Nationale Constituante déclara solennellement renoncer à toute guerre offensive, la manifestation du sens positif qui refusait toute forme de bellicisme tout en gardant les valeurs militaires d’ordre et de discipline. L’esprit de conquête qui avait défini la société du Moyen Âge s’était transformé en un esprit de défense, qui seul rendait possible de garantir l’ordre. Conformément aux penseurs comme Kant et Condorcet pour qui les guerres allaient disparaître automatiquement avec l’avancée de l’Humanité, et tout d’abord chez les « peuples plus éclairés »34, Comte estimait que la mise en place de cette doctrine permettrait la disparition progressive de toute confrontation militaire, sans pour autant perdre le sens du militaire. 33
« Bunlar eslâfın semere-i sa’y ve içtihadıdır ; bize vediâ’sıdır. Bu miras-ı milliyeyi muhafaza etmek bir kaç memleket zabt ve teshir eylemekten daha zor ve daha mühimdir. Ecdadımızın bu âsâr-ı hayatını muhafaza ile iktifa etmek kâfi değildir ; tezyid ve ikmale çalışmak lâzımdır. Tagayyur ve ihtiyac-ı zamana göre ilerlemeyen şey elbet geriler, tenezzül eder. » Ibid., p. 41. 34 [Nicolas de] Condorcet : Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Paris : Agasse, 1794-95, p. 368.
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En présentant la défense du territoire existant comme l’héritage de l’histoire militaire, Rıza se plaçait dans la lignée de Comte. À cet effet, il entreprit une redéfinition du concept de gaza, la conquête de territoires par l’armée des musulmans pour permettre leur « ouverture » (feth) à l’islam. Dans Asker, il dit que, autrefois, le devoir et la motivation du soldat tenaient aux conquêtes pour répandre l’islam. Mais ces temps-là étaient révolus. Désormais, il s’agissait de garder les territoires existants de l’Empire, donc de garantir le principe de l’intégrité35. Cette mise à jour du concept de gaza à la lumière positiviste suivait l’idéal pacifique mis en avant par les penseurs des Lumières et par Comte. Mais dans l’interprétation de Rıza, elle présente une coloration particulière. L’idée d’adapter un esprit ancien aux temps modernes dans un programme de développement de la société ressort comme un effort pour adapter à la réalité des rapports de force qui n’étaient plus favorables à une politique expansionniste de l’Empire ottoman. La conversion du principe qui avait fait le succès de l’Empire en un principe moderne, permettait d’établir un lien avec les glorieux temps anciens et de faire abstraction du présent, en particulier celui de l’armée ottomane au sein de laquelle l’appel islamique était toujours présent. Mais surtout, cette interprétation servait de moyen pour définir la condition de l’existence de la patrie, c’est-à-dire « une unité géographique concrète et précise »36, avec toute la signification que celle-ci pouvait avoir pour la politique ottomane, notamment, pour l’intégrité de ses territoires. Par conséquent, le premier sens, pour Ahmed Rıza, de l’héritage ottoman et du principe de gaza positivé, c’était l’intégrité de l’Empire. Et effectivement, c’est à travers cette argumentation historique que Rıza défendait ce principe d’intégrité qu’il présentait comme imposé par le passé et échappant par là à la nécessité d’être légitimé. La Mère-Patrie Le principe de l’intégrité était la seule définition précise que Rıza pouvait donner à l’idée de la patrie comme héritage. Selon lui, l’héritage se présentait comme une chose essentiellement mystique, définie par le sentiment de la grandeur de l’Empire conférée par son passé glorieux. Cette définition vague de l’héritage ottoman s’accordait de fait avec la 35 36
Asker, p. 39. É. Corra : La Patrie, p. 12.
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présentation floue de la patrie en termes essentiellement sentimentaux d’une façon affective pour expliquer la nécessité d’attachement à la patrie et, donc, du patriotisme. Montrant son attachement à la pensée de Nâmık Kemal, il lui emprunta une métaphore-clé établissant une équation entre la patrie et la mère. La figure de la mère se présentait comme la toile de fond des concepts politiques liés à l’idée de patrie. Stylisée en mère, la patrie se présentait comme une puissance créatrice, objet d’identifications affectives et de désirs politiques collectifs, ainsi que l’incarnation de la communauté nationale à créer par l’action politique masculine. Pour Ahmed Rıza, l’amour de la patrie était un « sentiment cordial » inconditionnel, à l’instar des rapports d’affection entre mère et enfant : « Ceux qui comparent la patrie à la mère ont très bien réfléchi. L’homme sait la raison pour laquelle il aime sa mère et il veut la satisfaire sans rien attendre comme récompense (...). Chacun doit quelque chose à sa mère ; la mère, elle, ne doit rien à quiconque. Malheureusement, un groupe de jeunes est apparu, semblables à quelques musulmans qui ont dévié des bonnes voies islamiques, vu que ces dernières ne convenaient plus à leurs plaisirs et à leurs intérêts personnels, et qui, pour éviter de remplir leurs devoirs envers la patrie et fuir le joug des obligations lourdes, considèrent le patriotisme comme étant négligeable et se proclament d’être de leur temps en disant : “Ma nation, c’est l’humanité, ma patrie, c’est le monde entier.” »37
La dernière phrase de la citation peut prêter à confusion. Bien entendu, il faut y voir une surenchère de zèle patriotique, une figure rhétorique pour renforcer son appel au patriotisme, et surtout une critique de l’internationalisme socialiste mis en avant dans l’Empire par exemple par le Dachnaktsoutioun. Mais cette phrase n’était pas dirigée contre l’internationalisme, également préconisé par le positivisme. Ahmed Rıza luimême déclara à plusieurs reprises avoir assimilé ce même principe contre lequel il semblait prendre position38. La critique répondait au principal souci de Rıza, celui de fustiger un comportement qui cherchait à « fuir le joug des obligations lourdes ». Cette critique du manque d’engagement 37 « Vatan hissi[,] bir hiss-i kalbiyedir. (…) Vatanı valideye teşbih edenler pek doğru düşünmüşlerdir : İnsan validesini ne için sevdiğini, ne için hoşnud etmek istediğini / bilir ve bu hidmet ve muhabbetine mukabil ondan bir şey beklemez. Valideye herkes borçludur ; valide kimseye borclu değildir. Tenperverliğe ve menfat-ı zatiyeye uymayan şerayit-i İslâmiyeyi terk eden bazı Müslümanlar gibi vatana karşı borcunu edâ etmemek ve zor vazifelerle mukayid olmamak için vatanperverliği lüzumsuz görerek kendilerini dehr yönden ad eden ve “Milletim nev’-i beşerdir, vatanım ruy-u zemin.” diyen gençler bizde de ma’teesüf türedi. » Asker, p. 41-42. 38 P. ex. Faillite morale, p. 136.
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pour la patrie se retrouve dans l’ensemble de Vazife ve Mesuliyet. Dans les lâyiha, l’appel à l’engagement était adressé au sultan et à la tête de l’État. Désormais, il s’agissait de lui donner un sens global. En conséquence, ce sont les Ottomans dans leur globalité qui étaient visés pour leur manque d’amour pour la patrie et tenus responsables de la situation de l’Empire. Si l’attachement à la patrie était un devoir naturel, ce devoir s’imposait d’autant plus dans le contexte ottoman que l’héritage ottoman, donc la patrie, se trouvait en danger. Cette idée de la patrie en danger s’était imposée dès le début des années 1870, notamment sous la plume de Nâmık Kemal, et avait été reprise, nous l’avons vu, dans la première action publique du CUP39. L’approche de Rıza s’inscrivait dans cette même tendance. Dans le premier tome de Vazife ve Mesuliyet, l’auteur se déclare ainsi stupéfait face à « l’indifférence et la négligence volontaire » (ığmaz ve müsâmah) du peuple à l’égard de la crise de l’Empire40. Pour lui, se soucier d’une « mère » malade et en détresse représente un comportement conforme aux lois de l’humanité et de la nature41. Ne pas aimer la patrie, alors que celle-ci représente la mère de tous et que tous doivent lui être redevables, était pour lui l’expression même de l’égoïsme, à l’instar du sultan Abdülhamid qui, de par son régime despotique centré sur sa propre personne, donnait le mauvais exemple aux Ottomans. Pour résumer, Rıza adressait un appel aux Ottomans pour qu’ils rompent avec l’apathie régnante sous le régime hamidien et qu’ils deviennent politiquement conscients : ils doivent s’engager pour la patrie, afin de pouvoir surmonter la crise de l’Empire. L’appel au patriotisme de Rıza se présente ainsi comme un discours fortement contradictoire. En ce qu’il s’adressait à tous les Ottomans, tenus responsables dans leur ensemble, presque à titre égal, du bon fonctionnement de la société et de la persistance de l’Empire en fonction de leur rôle à jouer au sein de la société, l’appel patriotique avait une portée égalitaire et émancipatrice. En effet, nous trouvons dans son insistance sur les devoirs de chaque individu l’écho de l’idéal de « l’amour du travail » qui se présente comme un fil rouge de son parcours personnel et 39
K. Karpat : The Poticization of Islam, p. 331-333. Vazife ve Mesulyet, p. 4. 41 « Vatan bu gün ölüm döşeğinde, yaralar, bereler içinde inliyor. Böyle muhtac-ı tedavi ve tezâhür olan bir ananın derdine, felâketine lâzım gelen devâyı getirmemek, daha fenâsı derdin esbâbın, tarz-ı müdâvatını bilip de söylememek insaniyete, kanûn-u tabiyyata asiyân değil midir ? » Ibid., p. 6. 40
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politique et qui lui servait pour insister sur la capacité d’action des individus. Rıza était cohérent avec sa définition de la politique comme une affaire sociétale. En mettant l’accent sur les devoirs, il élargissait sa définition de la politique à l’ensemble du peuple. En insistant sur la responsabilité qui incombait à chaque individu par rapport à la société, Ahmed Rıza mettait en avant un concept de citoyenneté, qui contrastait avec la paralysie et l’indifférence caractéristiques du régime hamidien. Le sens de l’engagement était en outre renforcé par des appels à s’intéresser aux événements de la société, aux nouveautés scientifiques, à l’évolution du monde en général, à l’actualité politique, des appels qui dépassaient le cadre de l’opposition directe au sultan42. Le patriotisme se présentait donc comme une tentative de faire de la politique une affaire sociétale et de l’introduire dans le quotidien de la vie sociale. Cependant en même temps, le concept de patrie servait à mettre des limites à cette définition de la politique comme une affaire de l’ensemble. Si, dans les écrits des années 1890, l’appel à l’engagement pour la patrie pour créer l’union de la société et délivrer les énergies du progrès portait encore une promesse d’émancipation, ce potentiel émancipateur paraît bien circonscrit dans la série Vazife ve Mesuliyet. La patrie érigée en référence suprême de la politique, l’engagement politique devrait nécessairement se réaliser dans la logique de l’amour de la patrie. Avec la présentation de la patrie comme la forme ontologique de la société, les devoirs et responsabilités se rapportaient, donc, au bon fonctionnement de la société, mais aussi à l’impératif de servir la patrie, pour garantir l’ordre et le progrès. En fait, le concept positiviste de Rıza visait à la soumission de l’individu non seulement aux lois naturelles en tant que structure de base de la société réformée, mais aussi aux besoins de la patrie, qui se présentait comme la valeur politique suprême. C’est dans ce contexte que se situent les élaborations sur le soldat et ses devoirs. Évidemment le soldat avait, de par son métier, le devoir de défendre la patrie : « Le soldat est le gardien de la patrie », écrivit Ahmed Rıza43. Il lui incombait ainsi de garantir les frontières de l’Empire, de le défendre contre les interventions étrangères et de le pacifier à l’intérieur. Mais l’emploi de la figure du soldat va au-delà de la fonction spécifique qui lui était attribuée. Car le soldat est érigé en archétype de l’Ottoman. S’il doit être prêt à sacrifier sa vie pour la défense de la patrie, son 42 43
Cf. Asker, p. 41 ; Kadın, p. 28-29. « Asker vatanın bekçisidir. » Asker, p. 18.
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exemple doit servir à l’ensemble des Ottomans. La présentation des devoirs des militaires se rapportait ainsi au concept de citoyenneté ottomane en soi. Pour Ahmed Rıza, les Ottomans devaient être prêts à renoncer à leurs désirs individuels et à se sacrifier pour la patrie à l’instar du soldat, pour pouvoir garantir la persistance de l’Empire ottoman et, donc, l’existence de la société. Le discours militariste centré sur l’obéissance, la discipline et le sens du sacrifice finit ainsi par exprimer la conception de la société en général, définie par la référence absolue de la patrie. C’est dans ce sens que nous devons comprendre une formule d’Ahmed Rıza, autant inspirée du militarisme républicain français que du fameux livre de von der Goltz : « Le temps venu, nous allons tous devenir des soldats. »44 Contrairement à ce qu’il semble à première vue, cette formule n’appelle pas à la militarisation de la société tout entière : l’idée de Rıza est que chaque individu a un devoir et une responsabilité envers la patrie et qu’il doit être prêt au sacrifice à l’instar du soldat. La communauté nationale et la souffrance Toutefois, dans la sacralisation de la patrie, Ahmed Rıza se trouvait confronté à un paradoxe. Dans la mesure où le passé glorieux était élevé en raison d’être de la patrie, la référence au présent devenait délicate. Cette difficulté était d’autant plus marquée que Rıza ne s’engageait pas, pour le meilleur et pour le pire, dans la valorisation des tropes nationales comme la langue, les mœurs, les territoires, la race, etc. qui fournissaient généralement les bases d’une élaboration nationaliste. Le constat du sous-développement de l’Empire et de la désunion de la société ottomane excluait en effet la référence au présent, étant donné que celui-ci ne pouvait être conçu que par rapport à son dépassement futur. Comme nous le verrons, c’est uniquement dans ses idées sur « la » femme ottomane que Rıza pouvait se permettre de faire une référence positive au présent. Mais dans le premier et le deuxième tome de Vazife ve Mesuliyet et le reste de ses écrits, cet élément est absent. Par ailleurs, on est également loin de l’optimisme de l’époque des Tanzimat, lorsque la résurgence de l’Empire était considérée comme allant de soi, optimisme qui avait marqué les activités et les idées d’Ahmed Rıza 44 « Hin-i hâcette hepimiz asker olacağız. » Ibid., p. 22. Cette idée semble fermement associée au nom de Goltz dans la presse. Voir p. ex. « Volkan », Volkan, no 8, 18 décembre 1908.
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dans la première phase du jeune-turquisme. Sous le poids d’un passé lointain glorieux et d’un passé immédiat marqué par une succession de catastrophes, il ne pouvait y avoir d’« acte fondateur » dans le présent qui pourrait légitimer la référence positive à la patrie. Sur ce point, Rıza réalisa une manœuvre habile qui semble avoir été inspirée par le discours républicain sur la nation en France. Au fond, Rıza devait faire face au traumatisme de la situation ottomane, tout comme les nationalistes de la IIIe République devaient s’adapter à la catastrophe de la défaite de 1870-71, c’est-à-dire à « la crise allemande »45. Une telle « crise » fut encore plus violente dans l’Empire ottoman. Elle s’imposa non seulement comme un sujet courant de la littérature de la fin d’Empire, mais aussi auprès de l’élite qui considérait son sort comme étant inévitablement lié à celui de l’État ottoman. Ahmed Rıza, pour qui la catastrophe de la guerre de « 93 » (1877-78) fut autant une expérience personnelle que nationale, tenait un discours similaire dans Asker. Il avait déjà décrit l’amour de la patrie comme un devoir qui doit être exécuté sans attendre de récompense en retour et qui dépasse les besoins individuels46. C’est pourquoi, pour l’auteur, le patriotisme ne devait pas se fonder sur la joie, — il devait se fonder sur la douleur. À la suite du traumatisme de la défaite de 1870-71 et de l’expérience de la Commune, Ernest Renan avait dit : « …oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait des souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes ; car ils imposent des devoirs, ils commandent l’effort en commun. »47 Rıza reprenait cette argumentation, sans être explicite sur une éventuelle influence. D’après lui, toute catastrophe devait être prise en compte par le patriote. Mais sans se livrer à un masochisme pessimiste, le patriote devait partir de ces catastrophes pour s’engager pour la patrie. Plus on faisait l’expérience de l’échec, plus on devait aspirer au sacrifice. Jamais l’expérience négative ne devait éclipser l’attente positive. C’est ainsi que, selon Ahmed Rıza, allait se former la patrie. Et il l’exprimait en des phrases hautement littéraires : « Celui qui aime sincèrement la patrie doit prendre part à toutes ses douleurs et catastrophes. Mais, jamais il ne doit montrer cette sensation amère sous la forme de désespoir et de grogne ; même s’il a envie de pleurer à cause de son 45
Claude Digeon : La crise allemande dans la pensée française, 1870-1914. Paris : PUF, 1960. 46 Asker, p. 44. 47 E. Renan : Qu’est-ce qu’une nation ?, p. 27.
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chagrin, il doit verser ses larmes au sein de sa patrie aimée comme des graines de l’espoir de salut. Les larmes versées avec une telle ambition et un tel amour de la nation sont bénéfiques et bienfaisantes. (...) La patrie (...) ressemble à un arc-en-ciel qui s’est levé sur la terre sous la forme d’un croissant. Cet arc-en-ciel ne se cache pas derrière le rakı ou le şerbet des fêtes de mariage ; il brille grâce aux larmes versées par volonté de protection. »48
Ce que nous devons surtout retenir de ces propos, c’est la façon dont Rıza essaye de sortir du traumatisme qui marqua si profondément l’élite ottomane. Cette sortie ne se fait pas à travers des élaborations utopistes. Pour Ahmed Rıza, le dépassement de l’état de crise de l’Empire doit se fonder sur le présent et sur ce qui est le résultat de cette crise, la douleur. Il s’agit de transformer la souffrance d’une expérience négative en une énergie unifiante de la nation, en une raison d’être de l’engagement patriotique et en un moyen de surmonter l’état désastreux de l’Empire ottoman. C’est ainsi que se constitua l’appel au patriotisme dans les écrits d’Ahmed Rıza. Présenter la patrie comme la forme ontologique de la société lui permit de développer un concept de devoir et responsabilité inspiré du positivisme qui était censé lier chaque individu à la patrie à partir de sa fonction qu’il occupait au sein de la société et donc de la patrie. Cette conception sociétale était renforcée par la présentation du concept de la patrie en termes sentimentaux, culminant dans l’image de la Mère-Patrie et prônant l’amour inconditionnel pour cette patrie qui se présentait essentiellement comme l’héritage du passé glorieux de l’Empire ottoman. Dans la pensée d’Ahmed Rıza, le patriotisme se présentait ainsi comme un moyen sentimental d’intégration de la population ottomane au projet réformiste fondé sur le constitutionnalisme et comme une approche conceptuelle de la société en conformité avec l’inspiration positiviste. Ce concept de la patrie introduisit une dimension émotionnelle à son discours politique et permit un changement d’échelle. Il transposait les débats sur la réforme de l’Empire et l’opposition au régime hamidien du niveau scientifique, centré sur la mise en avant assez technique de la nécessité du changement, vers la sphère des sentiments et des affects où la nécessité du changement devenait une affaire relevant non seulement 48 « Vatanı cidden seven vatanın her türlü elem ve felâketine iştirak etmeli, lâkin bu acı hissi hiç bir vakit yeis ve matem halinde göstermemelidir ; kederinden ağlayacak olsa bile göz yaşlarını mahbubesi olan vatanın kucağına bir tohum-u ümid-i selâmet gibi dökmelidir. Böyle bir haris ve aşk-ı milli ile dökülen gözyaşlarında bereket ve faida vardır. Vatan keşr-i arzın bir dilimidir ki[,] hilâl şeklinde tecessüm etmiş bir kavs-ı kazhe benzer. Bu kavs-ı kazhe sakız rakısı, düğün şerbeti arkasında görünmez ; saike-i hamiyetle dökülen göz yaşlarında incilâ eder. » Asker, p. 45.
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de l’intellect et du raisonnement abstrait, mais aussi du cœur. Cette conception centrée davantage sur l’affectif que sur le rationnel était davantage susceptible de s’intégrer à un discours faisant état des menaces pesant sur l’Empire, et se prêtait donc mieux à la pensée jeune-turque des années 1900. C’est ainsi que Rıza put lancer un appel à s’engager contre le régime hamidien, mais qui, au-delà, se rapportait à l’idéal du citoyen jeune-turc ; un citoyen mobilisé et prêt au sacrifice, à l’instar du soldat, pour permettre le progrès de la patrie ottomane. Le sens du service pour la patrie qui avait poussé Ahmed Rıza à prendre le chemin de l’exil et de l’opposition, se trouvait transposé à une échelle nationale par l’image de la Mère-Patrie exigeant l’attachement inconditionnel à la patrie et paraissant comme la source de la vie sociale. « Ah ! celui qui ne sacrifie pas sa vie tout entière au service de la patrie et de l’humanité ne connaît certainement pas le véritable bonheur », s’exclama-t-il49. Mais si Rıza mettait en avant la Mère-Patrie, qu’en était-il des mères de la patrie ? Le fait que l’armée se présentait après l’école civile comme le premier moyen d’intégration nationale de la population masculine dans un État moderne contribua fortement à la montée du militarisme vers la fin du XIXe siècle50. C’est dans ce contexte qu’Ahmed Rıza put ériger la figure masculine du soldat comme l’archétype du citoyen ottoman. Or, la patrie était une valeur trop importante pour être réservée aux hommes. On voit donc dans le livre suivant de sa série Vazife ve Mesuliyet, Rıza se pencher sur la « question de la femme » ; il y insiste sur l’importance des femmes dans le patriotisme et il y définit leurs devoirs spécifiques dans le projet de réforme de l’Empire ottoman.
49 50
Crise de l’Orient, p. 161. E. J. Hobsbawm : Age of Empire, p. 305 ; G. L. Mosse : Nationalization of the Masses.
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CRÉER LA FEMME JEUNE-TURQUE : LA CIVILISATION UNIVERSELLE, LE DEVOIR ET L’ÉMANCIPATION HUMAINE Le troisième volume de la série Vazife ve Mesuliyet d’Ahmed Rıza est Kadın (La femme). Le texte est jusqu’à un certain point la contrepartie féminine de la définition du patriotisme jeune-turc mis en avant dans Asker. Or, bien que l’on ait présenté Asker comme le traité le plus cohérent de la pensée jeune-turque1, Kadın donne une définition bien plus précise et élaborée des idées politiques que les Jeunes Turcs cultivaient pour l’Empire ottoman. À défier la certitude masculine de l’équation entre l’homme et la raison, ce texte opère dans un discours bien moins émotionnel, plus scientifique, plus positiviste et plus détaillé. Le sujet de « la » femme relevant de la sphère privée, écrire sur la question de la femme sous le prisme de la réforme générale de l’Empire ottoman touchait à des aspects de la pensée politique autrement difficiles à mesurer. Mais avant d’étudier ce texte en détail, il importe de présenter l’état de la réflexion sur la question féminine spécifique à la tradition moderniste ottomane et de rappeler l’importance qu’Ahmed Rıza accordait lui-même à cette question depuis son adolescence. L’importance de la « question de la femme » dans l’Empire ottoman La nouvelle interrogation sur les femmes était apparue dans l’Europe du siècle des Lumières. La promesse d’égalité des temps nouveaux à venir appelait les femmes à sortir de leur « minorité, dont elles étaient elles-mêmes responsables » — la selbstverschuldete Unmündigkeit d’Emmanuel Kant —, et à s’émanciper ainsi de leur condition d’infériorité. Les repères traditionnels de l’ordre social perdu et la conception cyclique du temps dépassée, les réflexions sur les possibilités d’intégration des femmes dans le nouveau projet de modernité firent naître la 1
Ş. Mardin : Jön Türklerin Siyasî Fikirleri, p. 215-217.
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fameuse « question de la femme ». Cependant, la promesse de l’émancipation de l’« Homme » s’avérera, en réalité, être une promesse d’émancipation masculine. Cette réalité n’était pas le simple résultat d’une exclusion des femmes de la modernité, qui aurait été entraînée par la persistance des formes de pensée traditionnelles survivant à l’impact de la modernité, donc d’un affrontement entre l’ancien et le nouveau2. C’était plutôt le discours moderniste qui devenait la matrice à travers laquelle s’opéraient une configuration et une reconfiguration constantes des structures d’inégalité entre les sexes, tout en offrant un réservoir discursif pour une politique de dépassement de cette même condition. Ce caractère contradictoire de la modernité marque l’ambiguïté de la question de la femme, ambiguïté qui est bien visible chez Ahmed Rıza. D’une part, le discours moderniste réclamait l’intégration des femmes au projet de la modernité, avec toutes ses promesses et ses espoirs ; d’autre part, c’est dans cette intégration des femmes que leur infériorité vis-à-vis des hommes était affirmée. La question féminine dans la pensée moderniste ottomane En rédigeant Kadın, Ahmed Rıza n’était pas un pionnier. Au MoyenOrient, le discours de modernisation était accompagné d’une attention à la condition féminine tout à fait cruciale, sans doute plus importante qu’en Europe. La libéralisation de la société sous l’impact du capitalisme depuis les Tanzimat créa de nouvelles conditions d’existence pour les femmes et posa de nouveaux défis quant à leur place au sein de la société. La fissure de l’ordre social de l’époque prémoderne provoqua des interrogations sur la nature des rapports sociaux et sur les possibilités de jouer sur ceux-ci. C’est à travers ces interrogations que la « question de la femme » ressortit comme un dénominateur central du discours moderniste. Dans l’Empire ottoman, les Jeunes Ottomans sont souvent cités comme les premiers défenseurs de l’émancipation des femmes pour avoir rédigé d’innombrables articles, pièces de théâtre et romans qui traitaient des défis de l’émancipation féminine3. Avec eux, les règles du jeu se trouvèrent 2 Pour un aperçu général de l’impact négatif de l’arrivée de la modernité pour la condition féminine au Moyen-Orient, voir Nikki R. Keddie : Women in the Middle East. Past and Present. Princeton : Princeton University Press, 2006. 3 Voir Deniz Kandiyoti : « Some Awkward Questions on Women and Modernity in Turkey », Lila Abu-Lughod (dir.) : Remaking Women. Feminism and Modernity in the Middle East. Princeton : Princeton University Press, 1998, p. 272-273.
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définies : désormais, écrire sur des réformes censées élever le statut des femmes ottomanes devint une profession de foi moderniste. Pour la première fois la condition féminine était comme un enjeu crucial de la pensée ottomane. L’importance de la question se mesure aussi dans les chiffres. Entre 1875 et 1907 près de 150 livres en ottoman furent consacrés explicitement à la question de la femme4. Cette question devint l’un des fils conducteurs des débats intellectuels de la fin de l’Empire à travers lequel tout un volet des problèmes de la société était discuté. Il importe de dire avant tout qu’il s’agissait la plupart du temps d’un discours masculin sur les femmes ; des idées conçues par l’homme sur « la » femme, au singulier ; donc, d’un discours, qui, à bien des égards, en disait davantage sur leurs auteurs que sur leur objet. C’est pourquoi nous pouvons dire que le texte d’Ahmed Rıza porte moins sur « la femme », comme son titre l’indique, que sur « l’homme », c’est-à-dire sur sa façon de penser les réalités ottomanes, son imaginaire politique et social d’un point de vue masculin. C’est donc à travers une construction idéelle de la femme, rendu possible le plus souvent par l’exclusion de la parole féminine, que les problèmes de l’Empire pouvaient être déclinés à travers la condition féminine et que « la » femme pouvait représenter l’espoir de renouvellement. Si la question de la femme a pu prendre une telle ampleur dans l’Empire, c’est aussi en grande partie parce que les femmes occupaient une place centrale dans le discours impérialiste. La présence de la femme non-occidentale avait toujours existé dans les récits européens, mais au XIXe siècle elle prit une dimension inégalée dans le contexte de la politique d’expansion européenne. La condition féminine devint un indice de civilisation et fut systématiquement utilisée pour démontrer l’infériorité des sociétés étrangères et légitimer ainsi la mission civilisatrice des puissances européennes5. Ainsi, elle était prédestinée pour devenir un sujet de conflit entre l’élite masculine impérialiste et l’élite masculine indigène, conflit qui ne faisait que reprendre l’idée européenne de la femme comme indice de civilisation6. 4
İrvin Cemil Schick : « Print Capitalism and Women’s Sexual Agency in the Late Ottoman Empire», Comparative Studies of South Asia, Africa, and the Middle East, 31/1 (janvier 2001), p. 207. 5 Leila Ahmed : Women and Gender in Islam. Historical Roots of a Modern Debate. New Haven : Yale University Press, 1992, p. 150 sqq. 6 Les postcolonial studies ont fait de ce rapport entre revendication colonialiste et appel nationaliste le point de départ d’importantes recherches novatrices. Voir p. ex. Partha
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La volonté de s’opposer à la vision occidentale en mettant en avant les avancées dans la condition féminine imprégna toute l’histoire des femmes du XIXe siècle au Moyen-Orient et bien au-delà7. Déjà Mehmed Ali avait fait établir les premières écoles d’instruction des filles dans les années 1830 pour montrer aux voyageurs occidentaux le progrès de la société égyptienne sous son règne8. À l’occasion de l’inauguration du canal de Suez, l’un de ses successeurs, le khédive Ismail, prévoyait l’ouverture de la première école primaire de filles. À l’époque de l’occupation britannique, le gouverneur Lord Cromer citait la position des femmes au sein de la société égyptienne pour légitimer la politique coloniale — ce même Cromer qui, au même moment, s’opposait en Angleterre vigoureusement aux revendications des suffragettes9. La princesse Nazlı Hanım, amie et soutien d’Ahmed Rıza, décidait d’ouvrir au Caire le premier salon animé par une femme, pour faire mentir Cromer et réfuter l’image orientaliste de la femme musulmane. L’écrivain pro-féministe Qasim Amin, qui fréquentait le salon de Nazlı Hanım, citait comme premier motif l’ayant poussé à s’intéresser à la question de la femme, sa volonté de contredire l’idée de l’inertie des sociétés musulmanes10. Ahmed Rıza eut des positions similaires. Dès ses premiers articles en français, il était animé par le désir de contrer les allégations occidentales sur le statut des femmes11. Certaines de ses interventions à des conférences visaient également à combattre de telles idées, par exemple à la conférence féministe de Copenhague en 189912. En 1907, il était encore plus Chaterjee : The Nation and Its Fragments. Colonial and Postcolonial Histories. Princeton : Princeton University Press, 1993, p. 116-157. 7 Pour l’exemple du Japon voir Marnie Anderson : A Place in Public. Women’s Rights in Meiji Japan. Cambridge, MA : Harvard University Press, 2010. 8 K. Fahmy : « Women, Medicine, and Power in Nineteenth-Century Egypt», p. 38. 9 Il était cofondateur de l’association Men’s League for Opposing Women’s Suffrage. L. Ahmed : Women and Gender in Islam, p. 152-153, 163 ; Mona Russel : « Competing, Overlapping, and Contradictory Agendas : Egyptian Education Under British Occupation, 1882-1922», Comparative Studies of South Asia, Africa and the Middle East, 21/1-2 (2001), p. 55. Pour des études qui signalent l’importance de l’expansion coloniale pour le développement de la masculinité en Europe voir Anne McClintock : Imperial Leather : Race, Gender, and Sexuality in the Colonial Context. New York/London : Routledge, 1995 ; Ann Laura Stoler : Race and the Education of Desire : Foucault’s History of Sexuality and the Colonial Order of Things. Durham : Duke University Press, 1995. 10 Elizabeth Thompson : « Public and Private in Middle Eastern Women’s History», Journal of Women’s History 15/1 (janvier 2003), p. 59. 11 « L’islamisme », Revue occidentale, 14/1 (1891), p. 115. 12 « Une réunion féministe à Copenhague », Mechveret, no 81, 15 août 1899. Sa sœur Selma Rıza intervint dans ce même sens au Congrès des institutions féminines, tenu à Paris en 1900. Halil Ganem : « La femme en Turquie », Mechveret, no 100, 1er juillet 1900.
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explicite lorsqu’il formulait une critique globale de l’instrumentalisation de la question de la femme par les impérialistes européens : « Les Européens se montrent toujours sensibles et généreux lorsqu’ils réclament une chose qui ne les touche point, ou lorsqu’ils y voient un intérêt. L’un des prétextes de l’installation des Anglais dans les Indes a été d’empêcher les Indiens de brûler la femme veuve après la mort du mari ; c’est aussi sous prétexte de protéger les négresses contre l’esclavage que les antiesclavagistes blancs et noirs ont ouvert les chemins de l’Afrique aux Puissances européennes. C’est encore sous prétexte de défendre les femmes contre la barbarie des Turcs que ces démolisseurs veulent saper les institutions encore si nécessaires à la sécurité des femmes qu’ils prétendent vouloir émanciper. »13
Dans l’Empire, la question de la femme émergea donc en réponse au discours et à la politique des Européens ; contre eux, il s’agissait de montrer la capacité de changement de la société ottomane. En conséquence, Kadın d’Ahmed Rıza doit être compris comme un positionnement moderniste situé dans une lignée intellectuelle, visant à s’opposer à des visions existantes sur les femmes ottomanes et à réfléchir sur le rapport entre les sexes dans les conditions des temps modernes. À s’interroger sur ses sources, il est évident que Rıza était directement influencé par les débats tenus dans l’Empire depuis les Jeunes Ottomans. En exil à Paris, il suivait attentivement les publications ottomanes sur la question de la femme ; ils les lisaient parfois avec plaisir et estime, mais le plus souvent avec dédain, notamment pour le manque d’engagement qui se dégageait de certains ouvrages14. Cependant, l’influence majeure qui s’exerça sur lui vint sans doute des politiques et des débats de la IIIe République. Rıza lui-même dit qu’il avait développé ses idées sur les femmes en travaillant à la Bibliothèque nationale15. Et il semble bien que, dans sa façon de concevoir le rôle des femmes, il se soit inspiré non seulement des positions pro-féministes mais aussi de la tradition misogyne française, en particulier de Rousseau. L’importance du contexte français ne se limitait pas à une influence passive : dès ses premières années à Paris, Rıza prit part aux débats sur la question de la femme en intervenant dans différentes publications et conférences. Sans cette présence dans l’espace public français, Rıza n’aurait certainement pas autant insisté sur l’islam pour développer ses positions 13
Crise de l’Orient, p. 74-75. Ahmed Rıza à Selma Rıza, Paris, 7 Kânun-i Evvel 106 (7 décembre 1894). Collection Faruk Ilıkan. 15 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 33. 14
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modernistes sur les femmes ottomanes. La dimension islamisante de son discours sur le sujet devait plus aux débats républicains français qu’aux discussions islamiques sur cette question. Les seules références au Coran que Rıza partageait avec les réformistes musulmans étaient celles qui concernaient la femme, mais ces références au texte sacré provenaient probablement plutôt de lectures françaises que du corpus de la philosophie islamique. Par ailleurs, nous ignorons si Rıza s’inspira d’intellectuels musulmans comme Rifa’a al-Tahtawi ou al-Afghani, parmi les premiers à s’être engagés en faveur des réformes de la condition féminine en pays d’islam16. Le même constat est vrai pour le célèbre livre Tahrir al-mara’a (la libération de la femme) de Qasim Amin, qui provoqua à sa sortie en 1899 un intense débat autour de la question féminine17. En dépit d’un bon nombre de parallèles, l’impact de la littérature moderniste islamique sur Rıza semble incertain. À côté de cette orientation islamisante, c’est clairement le positivisme qui se détache comme l’inspiration la plus importante du contexte français. Sans représenter une pensée particulièrement originale sur la question de la femme, le positivisme joua un rôle important dans les débats sous la IIIe République. Une bonne partie de l’élite politique partageait les idées sur le rôle des femmes dans la société, élaborées par le positivisme18. Nous constatons clairement l’influence d’Auguste Comte sur Ahmed Rıza, en particulier celle du chapitre du Système de politique positive intitulé « Influence féminine du positivisme », qui est le texte le plus cohérent de Comte sur les femmes et leur rôle à jouer dans le positivisme19. La lecture d’Ahmed Rıza révèle beaucoup de parallélismes. À bien des égards, son texte ressemble effectivement à une adaptation des théories comtiennes au contexte ottoman. Néanmoins, on verra que les différences entre lui et Comte n’en existent pas moins, ce qui offre la possibilité de suivre l’évolution du positivisme au cours du XIXe siècle. 16
A. Hourani : Arabic Thought in the Liberal Age, p. 78. Le livre fut traduit en turc en 1913 par Zeki Magamez. Kasım Emin : Hürriyet-i Nisvân. Istanbul : Kütübhâne-i İslâm ve Askerî, 1329. 18 James F. McMillan : Housewife or Harlot. The Place of Women in French Society 1870-1940. New York : St. Martin’s Press, 1981, p. 11. 19 Système de politique positive, I, p. 204-273. Pour une synthèse des idées de Comte sur les femmes voir les parties respectives dans la biographie préparée par Pickering ainsi que Annie Petit/Bernadette Bensaude : « Le féminisme militant d’un auguste phallocrate ; le rôle de la femme dans le positivisme d’Auguste Comte », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 166/3 (juillet-septembre 1976), p. 293-311. D’une façon plus essayiste Sarah Kofman : Aberrations. Le devenir-femme d’Auguste Comte. Paris : Aubier/Flammarion, 1978. 17
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Une continuité d’interrogation politique et d’« influence féminine » À regarder de près les écrits d’Ahmed Rıza, nous voyons que ses idées sur l’émancipation des femmes n’étaient pas très originales. Elles ne valent pas tant par leur contenu que par l’importance qu’il accordait au sujet. Ahmed Rıza fut probablement l’intellectuel ottoman qui insista le plus sur la question de la femme. Nous avons déjà relevé l’intérêt qu’il portait à ce sujet comme une constante de sa vie. Dans son adolescence, il affronta son père au sujet de l’éducation de ses sœurs. Directeur de l’instruction publique à Bursa, il s’engagea pour améliorer l’éducation des filles. De même, sa première prise de position publique porta sur le statut des femmes dans l’Empire ottoman. En 1894, il prévoyait de consacrer l’un des volumes de la série des lâyiha destinés au sultan à l’éducation des filles20, et la question tint une place importante dans Mektub et Lâyiha. Dès le début de son engagement jeune-turc, il continua à s’y intéresser, et dans ses écrits positivistes aussi bien que jeunes-turcs on retrouve systématiquement des prises de positions en faveur de l’émancipation des femmes. D’ailleurs, on peut se demander si cette attention portée à la question de la femme n’a pas influé sur l’orientation générale du mouvement jeune-turc. Parler de l’émancipation des femmes faisait partie de l’engagement jeune-turc. Les journaux de l’opposition consacraient articles sur articles à la nécessité de l’éducation des femmes et à leur importance au sein de la société ottomane21. Sans doute les Jeunes Turcs auraient-ils manifesté de l’intérêt pour ce sujet sans Ahmed Rıza, mais, sans son intervention, la question de la femme n’aurait peut-être pas pris une forme aussi systématique. Si Rıza s’intéressa à la condition féminine dans la suite d’une série d’influences intellectuelles issues de la tradition moderniste ottomane, il faut aussi relever l’influence de certaines figures féminines. Ahmed Rıza avait grandi entouré de femmes, auprès d’une mère forte pour qui il exprima toujours sa vénération. Il dit lui-même que sans elle il n’aurait jamais eu le même parcours22. À partir des années 1890, il entretenait des rapports avec la princesse Nazlı Hanım, collaboratrice jeune-turque ponctuelle et personnage important du féminisme égyptien. Enfin, en 1900, Rıza réussit à faire venir sa jeune sœur Selma à Paris. Selma Rıza, que 20 Ahmed Rıza à Selma Rıza, Paris, 17 Haziran 105 (17 juin 1893) & 7 Kânun-i Evvel 106 (7 décembre 1894). Collection Faruk Ilıkan. 21 Cf. M. Göçmen : İsviçre’de Jöntürk Basını, p. 73. 22 Lâyiha, p. 3.
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l’on dit être la première femme turque diplômée de la Sorbonne, s’engagea aussitôt aux côtés de son frère23. Elle prit également part aux activités féministes en France. Une amie française nota à son propos : « Si la nature l’avait faite homme, Selma Hanoum eût tenu un rôle important dans l’histoire de son pays. »24 À plusieurs égards, Selma incarnait l’idéal de la femme jeune-turque, et c’est pour cela que Sami Paşazâde Sezâi la qualifia de « couronnement » de la féminité25. Il est difficile de trouver des renseignements sur le parcours de Selma et sur ses engagements. Lorsqu’il faisait part de ses idées sur l’émancipation féminine, Ahmed Rıza ne mentionnait pas sa sœur. Mais il paraît évident qu’il fut inspiré par la présence de Selma, par ses idées et ses activités. Le frère et la sœur échangèrent beaucoup depuis le jeune âge de Selma, et en particulier sur la situation des femmes ottomanes. Cependant, il ne nous est pas possible de dire qui influençait qui, ni de préciser la nature de leurs échanges26. Peut-être, la présence de sa sœur dans sa vie contrebalançait le fait qu’il ne se soit jamais marié. Si l’on songe à l’importance qu’il accordait dans ses écrits à la figure de l’épouse, il paraît étrange qu’il soit resté célibataire toute sa vie27. Pour résumer, avec Kadın, Ahmed Rıza se situe dans une lignée, à la fois ottomane et française, de débats sur la question de la femme et dans la continuité de ses propres interrogations. Kadın se range parmi les traités les plus élaborés de l’époque hamidienne sur le sujet. Comme pour tous les écrits jeunes-turcs, il est impossible de déterminer le tirage ou la circulation du texte. Comme dans le cas d’Asker, les différentes sources que nous avons consultées, ne fournissent aucune trace à ce sujet. De même, nous ignorons si Kadın a fait office de référence dans les débats sur l’émancipation féminine de la Seconde Période constitutionnelle. 23 T. Toros : « Selma Rıza », p. 17. Cf. Abdullah Uçman : « Selma Rıza’nın Mektupları », Tarih ve Toplum, 40/235 (juillet 2003), p. 39-43. L’article annonce la publication des lettres de Selma adressées depuis Paris à sa famille et à Ebuzziya Tevfik. Le projet est abandonné, mais Uçman a eu la gentillesse de partager avec nous quelques précisions. 24 M. Tinayre : Notes d’une voyageuse, p. 317. 25 T. Toros : « Selma Rıza », p. 17. 26 Une analyse du roman Uhuvvet de Selma, centré sur la question de la femme, permettrait sans doute d’établir une comparaison entre les idées de la sœur et du frère. Cf. Gülsemin Hazer : « Selma Rıza’nın Uhuvvet Romanında Kurmaca Yapı », Turkish Studies, 6/3 (été 2011), p. 875-893. 27 D’après une rumeur relatée à Karl Süssheim par des gens hostiles à Ahmed Rıza, celui-ci était inapte à procréer. The Diary of Karl Süssheim (1878-1947). Orientalist Between Munich and Istanbul, éd. Barbara Flemming/Jan Schmidt. Stuttgart : Franz Steiner, 2002, p. 48-49.
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Cependant, si l’on tient compte de l’impact qu’avait laissé le deuxième tome de Vazife ve Mesuliyet, nous pouvons avancer que le troisième n’a pas dû passer inaperçu. La femme ottomane et la civilisation universelle Le programme modernisateur exprimé dans Kadın transparaît déjà dans le titre. Le mot kadın se distingue des autres termes de la langue ottomane pour désigner la femme, termes d’origine persane et arabe notamment, comme hatun, nisvân et surtout hanım28. Kadın se référant aux femmes en général, Rıza l’utilisait pour souligner la portée globale de ses idées, par contraste avec les autres termes, par exemple hanım, ce dernier terme désignant plutôt les femmes des couches supérieures et en particulier les femmes du palais. Dès les premières phrases de son traité, Rıza soulignait que la question de la femme ne concernait pas uniquement les femmes mais la société tout entière. D’après lui, l’ordre de la société se fondait sur l’équilibre entre hommes et femmes, de telle façon que son sort dépendait de la condition des femmes : une dégradation de la condition féminine affectait l’équilibre entre les sexes et donc la société dans son ensemble29. Cette façon de voir imprègne le traité tout entier qui installe la condition féminine comme une question nationale. L’état de l’Empire ottoman dépendant de celui des femmes, le sort des femmes et celui de l’Empire apparaissaient dès lors comme organiquement liés. L’importance accordée à cette question était donc cruciale. Un tel point de vue n’aurait pas été imaginable à l’époque du grand-père d’Ahmed Rıza, ce qui témoigne de l’évolution des idées égalitaires au cours du XIXe siècle. Il démontre aussi comment le concept de devoir et responsabilité se présentait comme une revendication égalitaire. Dans une société libérée des hiérarchies du système monarchique et de l’ordre divin, les femmes devaient avoir une importance égale à celle des hommes. Leur infériorité qui avait représenté la base du système socio-judicaire prémoderne n’avait plus lieu d’être. Outre le fait qu’elle représentait un positionnement politique global, cette mise en valeur des femmes avait des fonctions précises que Rıza 28 Elizabeth Brown Frierson : Unimagined Communities. State, Press, and Gender in the Hamidian Era. Thèse de doctorat, Princeton University, 1996, p. 17. Je remercie l’auteur avec qui j’ai pu parler en détail de la signification de ce titre. 29 Kadın, p. 3. Dans la suite, les chiffres entre parenthèses font référence à cet ouvrage.
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développait tout au long de son traité et que l’on peut résumer en trois points. Premièrement, elle était dirigée contre les traditionnalistes qui étaient opposés à une réforme de la condition féminine et qui s’en tenaient à l’idée de l’infériorité du genre féminin. Deuxièmement, tout en prenant position contre les discours prévalant en Europe mais en même temps en les reflétant, elle démontrait que l’idée de l’inertie de la société ottomane était fausse et qu’il existait une conscience de l’importance de la condition féminine. Enfin, elle représentait un discours normatif adressé directement aux femmes qui visait à présenter, ou plutôt à définir, les devoirs féminins. Effectivement, l’égalité ne pouvait représenter un principe en soi : l’équilibre entre les sexes était un équilibre de devoirs dans l’objectif du progrès de la société. L’importance des femmes s’expliquait ainsi par la fonction qu’elles occupaient au sein de la société. Et c’est dans le souci de garantir le bon fonctionnement de la société qu’il était indispensable d’intégrer les femmes dans le projet de réforme de l’Empire. L’émancipation des femmes n’était donc pas premièrement une valeur politique mais une valeur positive, conforme à l’idéologie positiviste de Rıza qui consistait à se concentrer sur l’utilité concrète des principes politiques. Il s’agissait d’une approche instrumentaliste ce qui n’était pas, comme nous le verrons, sans ambigüité pour le statut effectif des femmes. Définir les bases : l’« influence féminine » sur la civilisation et l’islam Si Ahmed Rıza avait montré un intérêt pour la condition féminine depuis son adolescence et avant d’avoir découvert la philosophie comtienne, c’est pourtant le positivisme qui colorait d’une façon essentielle son approche de la question. L’influence de Comte se montre dès le point de départ : l’importance des femmes s’expliquait par leur spiritualité. Certes, l’identification des femmes à la spiritualité n’était pas une spécificité positiviste, mais comme Comte, Rıza mettait cette spiritualité, et donc les femmes, en rapport avec le progrès et la civilisation. D’après lui, la raison à elle seule, ne suffisait pas à réaliser l’avancement de l’Humanité. Le progrès dépendait également des sentiments. Un progrès qui se passerait des sentiments resterait incomplet et immoral. Et les sentiments étaient du domaine des femmes. « Peu importe combien les hommes d’une nation sont savants, si l’éducation spirituelle, c’est-à-dire le développement des sentiments nobles, ne portent pas l’empreinte des femmes, le progrès et la civilisation ne sauraient être
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solides. (…) Le bonheur des sociétés humaines ne réside pas uniquement dans leur raison et leur pensée, mais aussi dans leurs sentiments incarnés par les femmes éduquées. La majorité des grands acquis sont le résultat de l’encouragement des cœurs nobles. La tâche d’épurer le cœur et de le remplir de sentiments nobles est entre les mains des femmes, qui sont les sultanes spirituelles du cœur. »30
À première vue, ce « sentimentalisme » peut surprendre chez un positiviste. Pourtant, il s’agit de l’un des points où Rıza suivait à la lettre Comte qui mettait en avant le même raisonnement. La vénération des femmes chez le fondateur du positivisme était proportionnelle à la proximité qu’il leur attribuait avec le progrès, à contre-courant de la misogynie du XIXe siècle ; il les qualifiait de « prêtresses spontanées de l’Humanité » et fondait sa Religion de l’Humanité non pas sur la raison, mais sur les sentiments. D’après lui, l’inspiration par les femmes permettrait d’intégrer les qualités féminines à la civilisation afin de réaliser le progrès et l’utopie positiviste31. Cette idée que les femmes étaient plus sentimentales et capables d’influer sur le cours de l’histoire était à l’origine de leur valorisation dans la pensée de Comte. Et c’est cette conception que le positiviste Ahmed Rıza reprit pour l’adapter au contexte ottoman. À cette conception, Rıza ajouta des arguments de poids à la fois théorique et historique. À travers ceux-ci, il cherchait à démontrer les dispositions de la société ottomane pour améliorer la condition féminine. Sur ce point, nous voyons clairement qu’il construisait son approche du sujet en opposition aux discours européens dominants sur la situation des femmes ottomanes et sur l’islam comme fondement du statut d’infériorité des femmes musulmanes et, a fortiori, de la société ottomane. Cette question de la femme servait à Ahmed Rıza de moyen essentiel pour revaloriser l’islam comme un système de principes positifs au stade théologique en accord avec la loi comtienne des trois états. La condition 30
« Bir milletin ricâlı ne kadar âlim olursa olsun[,] terbiye-i ma’neviyede, ya’ni büyük hisslerin neşv-ü-nemasında kadınların eli bulunmazsa terakki ve temeddün sağlam olmaz. (…) Cemi’yet-i beşrîyenin sa’âdet-i hakîkîyesi yalnız akıl ve fikri değil, hissiyatı, da ulûm olan zevatın vücuduyla kâimdir. Büyük / şeylerin çoğu[,] büyük kalblerin mahsûl-u teşvîkidir. Kalbi tasfîye etmek[,] büyük duygularla doldurmak ise kalbin sultan-ı ma’neviyesi olan kadınların elindedir. » (p. 7-8) Cf. Mektub, p. 18. 31 Plusieurs études imputent ces positions de Comte au rapport qu’il entretenait avec Clotilde de Vaux qu’il présentait comme patronne du positivisme, la déclarant « déesse de la Religion de l’Humanité ». A. Petit/B. Bensaude : « Le féminisme militant d’un auguste phallocrate », p. 296-297. Raymond Aron va jusqu’à tenir Clotilde de Vaux pour responsable du dérapage sentimentaliste de Comte qu’il qualifie d’« accident biographique ». Les étapes de la pensée sociologique. Paris : Gallimard, 1967, p. 123.
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féminine représentant un indicateur de civilisation, il avançait que l’importance accordée aux femmes était une caractéristique potentielle de l’Empire ottoman, à la fois théorique et historique. Ainsi, il rappelait que les textes fondateurs de l’islam prévoyaient l’équilibre entre les sexes et donnaient aux femmes un rôle prépondérant dans la société à côté des hommes et à égalité avec eux. Pour Rıza, l’islam se conformait ainsi au principe positiviste de l’équilibre des devoirs et accordait aux femmes bien davantage de droits que le christianisme32. Dès le début du traité Kadın, Rıza renvoie aux glorieux temps passés pour corroborer ce principe islamique d’égalité. Il évoque le passé de l’Islam où les femmes auraient joué un rôle important et contribué ainsi au progrès au même titre que les hommes. Il reprend ainsi le discours, très présent dans les débats ottomans sur la condition féminine, dans lesquels les auteurs se référaient couramment aux grandes figures féminines du temps du prophète33. Rıza ajoutait une connotation positiviste à ce récit et l’enrichissait de l’histoire ottomane. Il cite des sultanes ottomanes de la première période de l’Empire, et écrit que, à cette époque, les femmes avaient soutenu les hommes, qu’il y avait eu parmi elles des savantes, des juges, des autorités religieuses, qu’elles avaient exercé une « domination spirituelle » (hakimiyet-i ma’neviye) ; autrement dit, qu’elles avaient réellement occupé cette place centrale qui devait leur revenir dans la société selon les principes positivistes. En suivant ce raisonnement positiviste, Ahmed Rıza montrait que la disposition de l’Empire au progrès n’était pas seulement établie théoriquement, mais aussi historiquement. Les principes de l’islam en faveur du statut des femmes se trouvaient confirmés par la performance des sociétés musulmanes et de l’Empire dans le passé, réalisée grâce à la participation des femmes. Le fait que les femmes aient historiquement concouru au progrès prouvait la disposition de l’Empire à se réformer. Si ces temps glorieux étaient aujourd’hui passés, ce n’était pas principalement à cause des défaillances internes aux sociétés musulmanes, mais surtout, insistait Ahmed Rıza, à cause des attaques venant de l’extérieur, et plus précisément de l’Occident. Pour lui, ce sont les Croisades 32 Présent dans Kadın (p. 11, 47), cette comparaison est plus développée dans La Crise de l’Orient (p. 75-80). 33 Cf. Klaus Kreiser : « Women in the Ottoman World : A Bibliographical Essay ». Islam and Christian-Muslim Relations, 13/2 (avril 2002), p. 197-206 (p. 198). Un dictionnaire biographique sur des grandes figures musulmanes indique la popularité du discours historique Mehmed Zihnî : Meşâhirün-ü Nisâ. Istanbul, 1294-95 (1878-79).
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qui furent à l’origine de l’ébranlement de l’ordre ancien, ce qui entraîna la réclusion des femmes, les condamnant à l’ignorance et au despotisme des hommes. Il s’ensuivit une confusion générale quant aux devoirs et responsabilités de chacun et de chacune : « L’époque du progrès cessa. »34 Loin d’aider à l’amélioration du statut des femmes ottomanes, comme le voulaient les Européens, Rıza présentait l’impact de l’Occident comme néfaste pour la condition féminine. Mais en fait, plutôt qu’une explication détaillée de l’ébranlement de l’ancien ordre entre les sexes, cette critique s’ajoutait à l’accusation générale dirigée contre l’Occident, selon laquelle celui-ci empêchait le développement de l’Empire à cause de sa politique agressive. Elle visait aussi à souligner que l’objectif de l’émancipation des femmes n’était pas imposé de l’extérieur, mais qu’il constituait un défi interne déjà inscrit dans les structures de l’Empire. Car pour Ahmed Rıza l’état actuel des rapports entre les sexes était la négation et des principes de l’islam et de l’héritage glorieux de l’histoire. Ainsi, centrée sur l’interprétation positiviste de l’islam et le renvoi à un passé islamique glorieux où l’équilibre entre les sexes avait existé, l’argumentation de Rıza en faveur de l’émancipation des femmes ne se référait pas seulement à la vision européenne, mais comportait une fonction à l’intérieur même de l’Empire. Truffés de références systématiques aux lois islamiques, de citations des textes sacrés et d’évocations des temps de la gloire de l’islam, ses textes sur les femmes montrent clairement que ses idées se positionnaient au sein d’un débat sur l’islam. Et de fait, c’est lorsqu’il parle des femmes que Rıza apparaît le plus musulman. Ce discours islamique est tellement dominant que nous n’y trouvons aucune référence turquiste, comme c’est le cas dans d’autres de ses écrits. Pourtant, il est clair qu’il ne cherchait pas une argumentation religieuse pour développer ses idées sur les femmes et leur place au sein de la société. Il se référait à l’islam non pas en tant que religion et système socio-juridique de la société, mais en tant que système de valeurs ayant anticipé les principes de l’ordre sociétal positiviste. En fait, son discours ne manquait pas d’attaques frontales contre la religion, ce qui apparaît nettement lorsqu’il évoque dans Kadın la participation des femmes aux affaires publiques au temps du prophète et qu’il affirme : « Il y eut des femmes qui s’opposèrent à Mohamed. »35
34 35
« Herkes vazifesini şaşırdı. İşler karıştı. Terakki devri durdu. » (p. 5). « Hazret-i Muhammed’e karşı duran kadınlar olmuş. » (p. 4).
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Tenant compte de cette approche de l’islam, le discours islamique de Rıza se présente comme une pédagogie positiviste. Il s’agissait non seulement de déjouer les Occidentaux, mais aussi de convaincre les Ottomans eux-mêmes, et en particulier les femmes, de leur nature positiviste. Cette pédagogie s’imposait tout particulièrement dans la question de la femme parce qu’Ahmed Rıza semble avoir perçu les femmes comme étant plus ancrées dans la religion que les hommes, — comme le faisaient ces intellectuels progressistes, républicains, socialistes ou libéraux en Europe qui s’opposaient à un changement trop brusque de la condition des femmes sous prétexte de leurs affinités avec l’église36. Avec plus de dix citations en arabe de versets du Coran et de hadiths, ainsi que des évocations fréquentes de la charia, Kadın représente le texte de Rıza comportant le plus de références islamiques. Ce qui donne à penser que son objectif d’amener à leur insu les Ottomans vers le stade positif grâce à la « valeur transitoire » de l’islam s’appliquait particulièrement aux femmes. Mais plus généralement, pour Ahmed Rıza, se référer à l’islam c’était une façon d’intervenir dans un débat marqué par le discours islamique et en même temps de s’opposer aux traditionalistes et à leurs références à la religion. Des groupes traditionalistes s’opposaient à tout changement dans l’ordre entre les sexes au nom de l’islam. La réforme de la condition des femmes constituait à leurs yeux une déviation de l’ordre divin, et l’idée de l’égalité entre les sexes une menace occidentale qui minait les fondements de la société musulmane depuis les Tanzimat. L’hostilité islamique à la réforme de la condition féminine était réelle, — réelle au point que des journaux féminins ne cessaient de se plaindre des attaques quasi quotidiennes perpétrées contre des femmes dans les espaces publics par des islamistes37. Du reste, en 1909, Ahmed Rıza et sa sœur Selma allaient en être directement la cible. Rıza devait ainsi faire face à un discours traditionaliste toujours en vigueur afin de pouvoir légitimer sa revendication moderniste. Son recours 36 Cf. Kadın, p. 17. Il existe une littérature abondante sur cette question. Mary Lynn Stewart : For Health and Beauty. Physical Culture for Frenchwomen, 1880s-1930s. Baltimore : Johns Hopkins University Press, 2001, p. 7. 37 Le plus souvent, il s’agissait des attaques violentes contre la présence des femmes dans l’espace public. Ayfer Karakaya-Stump : « Debating Progress in a ‘Serious Newspaper for Muslim Women’ : The Periodical Kadın of the post-revolutionary Salonica, 1908-1909 », British Journal of Middle Eastern Studies, 30/2 (novembre 2003), p. 178-179. Des propos s’opposant à une réforme trop rapide de la condition féminine pouvaient souvent venir du cercle de ces mêmes journaux féminins. S. Çakır : Osmanlı Kadın Hareketi. Istanbul : Metis, 1996 (1994), p. 34.
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à l’islam s’explique comme une lutte de légitimité, une volonté de défier les traditionalistes sur leur terrain et revendiquer le potentiel moderniste et positiviste inhérent de l’islam. Jusqu’à un certain point, cette approche découlait de sa pédagogie positiviste et se présentait comme une tentative de subvertir le discours islamique. Rıza était obligé d’utiliser des références islamiques pour la simple raison que l’ordre entre les sexes auquel il s’opposait était défini en termes islamiques. Cependant, contrairement aux orientalistes européens, il ne dénonçait pas l’islam, mais essayait de manipuler le discours islamique pour défendre le positivisme et l’émancipation féminine et présenter son programme moderniste comme s’intégrant dans une continuité de l’importance reconnue aux femmes. Pourtant, il serait erroné de croire que cette méthode résultait principalement de considérations pragmatiques. Cela serait méconnaître la dimension nationaliste de cette approche étroitement liée à la problématique de l’Occident, et donc de la question de la femme. Au fond, la référence islamique montre comment la reprise de l’épistémologie occidentale était pour Rıza la base pour accéder au débat sur la civilisation universelle et projeter la nation ottomane dans le futur. Le discours sur la condition féminine se déroulait selon les attributs définis par l’Occident par lesquels l’infériorité de la société ottomane était fixée, sauf qu’ils recevaient chez Ahmed Rıza une valeur inversée38. C’est ainsi que l’islam constituait non plus un obstacle à la réforme féminine, mais son point de départ. Comme nous l’avons souligné, l’idée que les principes positivistes étaient déjà inscrits dans l’islam représentait pour Ahmed Rıza un véritable moyen de cognition et un point de départ essentiel de ses élaborations nationalistes39. Elle répondait à sa perception de la situation ottomane présente, à l’objectif de civilisation universelle et au sens de l’engagement politique national. Elle lui permettait d’établir un rapport positif à la société ottomane et de concevoir sa situation déplorable comme un état éphémère, voué à disparaître quand l’Empire accéderait à la civilisation universelle. Le statut des femmes étant défini comme un indice de civilisation, l’idée de l’importance potentielle des femmes dans la société ottomane joua effectivement un rôle crucial. En fait, elle permettait à Ahmed Rıza 38 Ce fait a valu à Qasim Amin le qualificatif de « fils de Cromer » de la part de Leila Ahmed qui parle d’une « réarticulation en voix indigène des thèses colonialistes d’infériorité des indigènes ». Women and Gender in Islam, p. 162. 39 Voir notre sous-chapitre supra « Le présent ottoman, la volonté de changement et l’idéalisme politique ».
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d’accepter le retard de l’Empire par rapport à l’Europe, de le problématiser et d’en développer un engagement politique. En internalisant l’infériorité de la société ottomane, il pouvait affirmer son identité moderniste en un engagement politique liant l’idéal de la civilisation universelle, le rapport entre l’Empire et l’Occident et la revendication de différence à travers la figure de la femme. Grâce à l’importance historique et théorique des femmes dans la société ottomane, le constat d’infériorité réelle de l’Empire par rapport au progrès réalisé dans les pays européens pouvait être révisé dans l’optique d’une politique nationaliste. Effectivement, cette façon de voir permettait à Rıza non seulement de contredire la vision occidentale de l’infériorité essentielle de l’Empire, mais aussi de revendiquer une supériorité potentielle de l’Empire ottoman vis-à-vis des pays européens40. La figure de la femme lui servait ainsi de moyen pour revendiquer un esprit national égal, voire supérieur à l’Occident. Dans ce contexte, l’idée de la spiritualité des femmes et celle de leur complémentarité avec les hommes reçurent une connotation directement nationaliste. Si Ahmed Rıza n’était pas en mesure de nier l’infériorité matérielle de l’Empire, il pouvait prétendre à sa supériorité morale et spirituelle. La spiritualité des femmes et leur potentiel originel et théorique se démarquaient de l’état de civilisation de l’Europe où le progrès était resté purement matériel et, donc, défaillant — autrement dit, purement masculin : « Le progrès actuel [de l’Europe] ne s’est pas réalisé sous l’impact de l’influence spirituelle des femmes. C’est pour cette raison, qu’il est resté matériel ; il n’a pas été magnifié par des vertus nobles et belles. »41 L’identification des femmes avec la spiritualité faisait d’elles les gardiennes d’une authenticité nationale ottomane qui se distinguait du matérialisme européen. Ainsi, l’idée de la complémentarité des sexes et la distinction entre qualités masculines et qualités féminines correspondaient à un dualisme Occident matériel — Orient spirituel. En y recourant, Rıza manifestait une forme de pensée typique des intellectuels des pays non-européens chez lesquels la rhétorique de l’affrontement avec l’Occident se basait sur la revendication d’un esprit national, incarné par les femmes et opposé à l’Occident immoral. La spiritualité féminine devint une revendication 40
Cf. E. Kaynar : « Les Jeunes Turcs et l’Occident », p. 55-57. « [T]erakkiyat-ı hâzıra kadınların dahl-ı tesîr-i ma’neviyesi altında husûle gelmedi. Gelmediği için böyle maddi kaldı ; mekârim ve muhâsun ahlâk ile müzeyyen olamadı. » (p. 7). 41
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d’authenticité vis-à-vis du modèle normatif occidental et permettait d’établir le caractère moderne de l’Empire sur la différence. Cette idée de différence se référait en même temps au projet du progrès universel. Si l’Empire arrivait à intégrer les valeurs morales représentées par les femmes ottomanes dans la politique générale de l’État ottoman, il serait alors possible aux Ottomans de sortir de leur état actuel, de réaliser le progrès, voire d’améliorer la civilisation universelle. L’enjeu était de taille : l’Empire ottoman représentait le lieu potentiel de l’accomplissement de la modernité, capable de surpasser l’Occident et de se mettre à la tête de la téléologie du progrès. Pour conclure, la figure de la femme permettait à Ahmed Rıza de façonner un projet d’Empire mettant l’accent sur l’authenticité et la différence, non pas comme le résultat d’un traditionalisme ottoman, mais comme un projet organiquement moderne, inscrit dans l’espace-temps global de la fin du siècle. Le statut des femmes dans la société ressortait par conséquent comme le point de départ de la réforme de l’Empire ottoman. Et c’est ici que résidait l’extrême ambiguïté de l’importance accordée aux femmes dans l’imaginaire moderniste. Si les femmes étaient présentées comme les porteuses d’une supériorité potentielle et comme les gardiennes de l’authenticité nationale, cela permettait leur intégration au sein du projet de réforme, mais nécessitait en même temps une définition normative de « la » femme, qui soit à la hauteur de sa responsabilité nationale et des attentes masculines. De fait, la question de la femme se trouva inclue au sein d’un projet national. Pour le redressement de l’Empire ottoman et pour l’accomplissement de la civilisation universelle, Rıza devait définir les devoirs des femmes afin qu’elles puissent remplir la fonction qui leur était destinée. La famille et la normativité du modèle bourgeois Si Ahmed Rıza soulignait la place centrale des femmes dans la réforme de l’Empire ottoman et le processus de civilisation, il ne mettait pas en avant l’image de la femme indépendante. L’idée de complémentarité des sexes fixait le statut des femmes par rapport aux hommes. Mais plus généralement, sa conception organiciste de la société lui interdisait de mettre en valeur les femmes comme individus42. Paradoxalement, 42
Voir notre chapitre supra « Sujet ou objet de la politique ? Les ambivalences de la conception du peuple et la société comme organisme ».
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l’importance accordée aux femmes révélait l’anti-individualisme de sa pensée. Car le rôle des femmes y était fixé par rapport aux hommes, mais surtout au sein de l’une des institutions de base de la société bourgeoise — la famille. La famille fut un objet essentiel de la pensée sociale tout au long du XIXe siècle et bien au-delà. Mais plutôt que de représenter une institution monolithique telle que l’imaginaient des penseurs bourgeois, les innombrables écrits sur la famille témoignent du fait qu’elle était un concept à débattre et à définir. Vers la fin du XIXe siècle, en Europe aussi bien que dans l’Empire ottoman, on commença à parler d’une famille « normale »43. Cette famille normale devint le point de départ des réflexions sociales dans la presse ottomane, tandis que l’État, assumant son importance, se mit à développer une politique pour réglementer et contrôler la famille44. Dans ce contexte, on constate que l’attention portée aux femmes au XIXe siècle fut indirecte. Elle découlait de l’idée qu’il fallait atteindre les femmes afin d’atteindre la famille, ce que l’on a désigné par « féminisme familial »45. Cela ressort clairement des propos de Rıza, chez qui la question de la femme s’articule avec un discours sur la famille. De fait, Ahmed Rıza fut l’un des représentants par excellence de cette nouvelle approche de la famille. Notons tout d’abord que, sous sa plume, le terme ottoman aile se présente comme une traduction du mot français « famille ». Cet usage altéré du terme aile se distinguait de son sens plus large en langue ottomane pour lui donner le sens moderne de famille nucléaire, ce qui représentait à soi seul une tentative de définir une forme sociale normative46. Pour Rıza, la famille était la cellule de la société, et donc le lieu où les sentiments patriotiques et modernes étaient cultivés. La base de la société n’était pas l’individu, mais la famille : « Le véritable 43 Anne Cova : Maternité et droits des femmes en France : XIXe-XXe siècles. Paris : Anthropos, 1997, p. 9. Pour l’Empire ottoman voir A. Duben/C. Behar : Istanbul Households, p. 48-62. 44 Sur la façon dont la famille était pensée à la fin de l’Empire, voir E. B. Frierson : Unimagined Communities ; idem : « Women in Late Ottoman Intellectual History », Elisabeth Özdalga (dir.) : Late Ottoman Society. The Intellectual Legacy. Londres/New York : Routledge, 2005, p. 135-161. Pour les politiques étatiques voir İlber Ortaylı : Osmanlı Toplumunda Aile. Istanbul : Pan, 2002 (2000), p. 131-132 ; Zafer Toprak : « The Family, Feminism and the State during the Young Turk Period, 1908-1918 », E. Eldem (dir.) : Première rencontre internationale sur l’Empire ottoman et la Turquie moderne, p. 441-452. 45 L’expression est de Karen Offen. Cité d’après Anne Cova : Maternité et droits des femmes en France, p. 21. 46 Cf. Dror Ze’evi : Regulating Desire. Changing Sexual Discourse in the Ottoman Middle East, 1500-1900. Los Angeles : University of California Press, 2006, p. 75.
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centre de la société humaine et son origine, (…) c’est la famille, non pas l’individu. C’est là, que l’enfant sort de son état de sauvagerie et d’individualité. (…) La cohésion nationale suprême, c’est sans doute la famille. »47 Si la famille représente la base de la société, l’état de la société dépend, en toute conséquence, de celui de la famille. Et si la société ottomane se trouve dans un état déplorable, cela s’explique par le dysfonctionnement de la famille, causé par la mauvaise condition de la femme, qui est chargée de sa gestion : « Étant donné que l’ordre et le bon fonctionnement de la famille sont entre les mains des femmes, tant que la condition des femmes ne s’améliore pas, il n’y aura pas d’harmonie au sein des familles, la pensée et la morale de la nation n’évolueront pas, les foyers solides, les grandes maisons, qui sont les piliers forts de la société et de l’État, ne seront pas érigés. »48
Déjà en 1895, Rıza avait décrit l’influence spirituelle des femmes comme une force naturelle, que l’on ne respectait pas dans l’Empire49. Dans Kadın, il conclut : « Être en faveur du maintien des femmes dans leur état actuel revient à priver la nation du bonheur et du progrès. »50 Ahmed Rıza tenait les hommes pour responsables de la situation des femmes et il les accusait de maintenir les femmes dans une condition primitive et subalterne, pour se servir d’elles : « Chez de nombreux animaux, le traitement du mâle envers la femelle est édifiant au point d’être une leçon de morale pour nos hommes. Les hommes essayent constamment de profiter de la faiblesse et de l’ignorance des femmes et méprisent leurs droits. Les grands commandements de la charia ne sont pas respectés. »51 47 « Cemi’yet-i beşeriyenin asıl ve esas (…) merkez ve menşeyi zâten ailedir. Şahs değildir. (…) Çocuk vahşet ve şahsiyet hâlinden orada çıkar. (…) Revâbıt-ı milliyenin akdesi şüphesiz ailedir » (p. 10-11). Il reprit cette position aussi dans ses mémoires. Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 33. 48 « Ailenin intizâm ve istirâhatı mademki kadınların elindedir, kadınların hali düzelmedikce ailelerde muhabbet olmaz ; milletin fikr ve ahlâkı tekemmül etmez ; cemi’yetin ve devletin meteyyun direkleri müsâbesine olan kuvva ocakları, büyük hândânlar vücuda gelmez. » (p. 11). 49 « Bizde hiçbir kuvve-i tabi’iyenin kıymeti bilinmediği gibi cemiyetin en şefkatli bir hadim ve mua’yeni olan kadınların da mua’vetinnden istifâde edilemiyor. » Mektub, p. 18. 50 « Kadınların bu halde kalmalarını istemek milletin sa’âdet-i halden, terakkiden mahrûmiyetini istemekle birdir. » (p. 10). 51 « Bir çok hayvanlarda erkeğin dişiye mu’âmelesi bizim erkeklere bir ders-i ahlâk olacak derecede âlîdir. Ricâl daima nis[v]ânın za’fından, cehlinden istifâde ediyor ; hakkını yiyor ; şeria’tın büyük emirlerini dinlemiyor. » (p. 13).
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Pour Rıza, le non-respect des femmes et le despotisme masculin se reflétaient dans deux aspects de la société ottomane. D’une part, un niveau d’éducation insuffisant ; d’autre part des pratiques sociales minant le fonctionnement de la famille et scellant la réclusion des femmes : la polygamie, le mariage arrangé, le harem. Avant d’en venir à l’éducation, il importe de s’arrêter sur cette critique des pratiques sociales, car c’est à travers elle que Rıza définissait principalement la normativité de la famille bourgeoise. Rıza reprenait à son compte des aspects qui figuraient dans pratiquement tous les écrits sur la question de la femme et qui étaient montrés du doigt par les Occidentaux. Mais au lieu d’y voir la preuve de l’infériorité essentielle de la société ottomane, il essayait d’analyser leur influence sur la société. Ainsi, la référence au harem impérial lui servait de moyen pour exprimer une critique plus générale de la polygamie. Dans La Crise de l’Orient, Rıza semblait prendre la défense de la polygamie, reprenant par ailleurs des arguments que Laffitte avait déjà avancés dans différents articles où il critiquait les idées françaises sur les sociétés musulmanes52. Toutefois dans son argumentation, nous voyons bien que cette défense était surtout censée contrecarrer les critiques énoncées par les Occidentaux. Avançant que la polygamie n’était pas spécifique aux sociétés musulmanes, Rıza mettait en avant son rôle historique dans les temps de guerre où elle permettait une gestion du manque d’hommes et il soutenait que cette pratique était toujours mieux que l’immoralisme et la prostitution régnant en Occident53. Mais dans Kadın, sa position s’inscrivit dans la vision critique générale du discours moderniste sur la polygamie54. Rıza y citait à plusieurs reprises la polygamie comme une chose négative, une pratique d’autrefois, une pulsion primaire masculine qu’il fallait éviter. Il traitait le sujet dans le contexte général de la séparation des sexes et de la réclusion des femmes. Rıza accuse les hommes d’enfermer les femmes « dont le corps est plus fragile que la fleur la plus délicate du monde »55, de les tenir à l’écart des vertus de la civilisation et de les maintenir ainsi dans un état d’infériorité. Dans un autre passage, il s’exprime contre le voile comme symbole d’oppression des femmes imposé par les hommes. 52 53 54 55
Cf. E. Kabakçı : Sauver l’Empire, p. 521. Crise de l’Orient, p. 104-117. Cf. l’introduction dans C. Kurzman : Modernist Islam, p. 33. « dünyanın en nâzik çiçeğinden daha zem-ü-rakik olan bedenleri » (p. 12).
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Ces critiques étaient inscrites dans l’engagement jeune-turc, dans ses attaques contre le régime hamidien. Reprenant des critiques des Jeunes Turcs depuis les années 1890, il reprochait au sultan de remplir son harem de jeunes filles pour satisfaire ses plus bas instincts, alors même que, d’après lui, cela était interdit par l’islam56. La critique du harem impérial lui servait à dresser l’image d’un sultan pervers, mais aussi à dénoncer la polygamie comme une pratique se nourrissant de l’esclavagisme, manquant de respect vis-à-vis des femmes et défiant le principe élémentaire de la liberté humaine. Le despotisme hamidien devenait le signifiant du despotisme masculin. On trouve des arguments similaires dans ses idées sur le mariage arrangé, un autre leitmotiv du discours sur la condition féminine régulièrement repris par les écrivains modernistes depuis que Şinâsi eut publié en 1859 sa pièce de théâtre Şair Evlenmesi dans laquelle il critiquait cette pratique sociale57. Pour Rıza, cette pratique vise uniquement la dimension matérielle de l’union des époux. C’est une affaire de pur matérialisme et, donc, contraire à la spiritualité, au respect et à l’harmonie. Autrefois, nous dit Rıza, les candidats au mariage se côtoyaient pour pouvoir faire connaissance afin de former une bonne union, tandis qu’aujourd’hui, les époux se trouvent dans une situation d’aliénation, de sorte que les divorces sont fréquents. De cette aliénation résulte l’égoïsme, voire même le despotisme. Pour Ahmed Rıza, ces pratiques sociales telles que le mariage arrangé et la polygamie signent ainsi l’échec de la famille en tant que base de la société et cadre naturel de l’exercice des fonctions sociales. La bonne entente entre les époux se présente comme le remède à la pratique du mariage arrangé. Pour la plupart des écrivains modernistes ottomans, cette entente était définie par l’amour romantique, pensé comme la négation du mariage arrangé58. Mais le célibataire qu’était Ahmed Rıza ne pouvait croire suffisamment en la force de l’amour, 56 Des références à la dégradation des mœurs au sein du palais sont présentes dans d’autres de ses écrits. Voir p. ex. Vazife ve Mesuliyet I, p. 20-21. Pour une présentation jeune-turque similaire voir Mustafa Réfik : Ein kleines Sündenregister Abdül-Hamid’s II. 57 Tülay Keskin : Feminist/Nationalist Discourse in the First Year of the Ottoman Revolutionary Press (1908-1909) : Readings from the Magazines of Demet, Mehasin and Kadın (Salonica). Mémoire de Master, Ankara : Bilkent University, 2003, p. 47-48. Rifa’a al-Tahtawi s’est également beaucoup arrêté sur ce sujet. A. Hourani : Arabic Thought in the Liberal Age, p. 78. 58 T. Keskin : Feminist/Nationalist Discourse, p. 83. Auguste Comte aussi projeta l’amour comme la base suprême du mariage. A. Petit/B. Bensaude : « Le féminisme militant d’un auguste phallocrate », p. 300.
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notant que « le feu d’amour s’éteint très vite »59. En conséquence, il prônait une entente raisonnable entre époux. D’une certaine manière, cette idée partait de l’idéal de l’harmonie régnant au sein de la société, qui s’étendait jusqu’à la sphère privée et aux rapports amoureux entre hommes et femmes, et de celui de la complémentarité des sexes. En mettant en avant le mariage reposant sur l’entente, il prônait l’organisation rationnelle de la société jusqu’aux rapports amoureux, sans pour autant négliger la spiritualité incarnée par les femmes. De cette façon, le mariage n’était plus simplement une sorte d’union, mais devenait une institution normative, censée garantir le bon fonctionnement de la famille en tant que noyau de la société. Toutes ces idées servaient à souligner la normativité du modèle bourgeois : une forme de vie en couple monogame, au sein d’un mariage établi sur la bonne entente entre les époux. L’enjeu national de l’éducation féminine En mettant l’accent sur la bonne entente, Ahmed Rıza s’inscrivait dans la littérature moderniste du XIXe siècle qui cherchait à établir la normativité du modèle familial bourgeois. Cependant, pour lui, la situation des femmes dans l’Empire ne s’expliquait pas seulement par le non-respect de ce modèle, mais aussi par la négligence du principe de base du progrès, l’éducation. Il s’inscrivait dans le même courant en insistant sur la nécessité d’améliorer le niveau d’éducation des femmes ottomanes. Depuis les années 1850, l’éducation des femmes préoccupait les intellectuels ottomans60. Ahmed Rıza lui-même y attachait une importance particulière. Nous l’avons dit, dans son parcours, il s’engagea constamment en faveur de l’éducation des filles, un aspect fondamental de son « héroïsme de la vie moderne » à propos duquel il était très concrètement prêt à affronter son entourage, depuis son adolescence jusqu’à la Seconde Période constitutionnelle, en passant par son expérience de l’instruction publique à Bursa. D’après lui, les femmes devaient à tout prix être éduquées, et c’est uniquement grâce à cela que l’Empire pouvait avoir un avenir. Dans Mektub, il écrivait : « Le progrès et le développement d’un peuple dépend du 59
« Nâr-ı aşk pek çabuk söner. » (p. 23). A. Karakaya-Stump : « Debating Progress in a “Serious Newspaper for Muslim Women” », p. 164 ; T. Keskin : Feminist/Nationalist Discourse, p. 53 ; Elizabeth B. Frierson : « Women in Late Ottoman Intellectual History », p. 148. 60
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degré d’éducation des femmes »61. Cependant, l’éducation féminine ne concernait pas uniquement les femmes. Étant donné que Rıza situait la fonction de la femme essentiellement au sein de la famille en tant qu’institution de base de la société moderne, l’éducation féminine visait une transformation des fondements mêmes de la vie sociale jusqu’à son noyau même. Autrement dit, Rıza souhaitait que la science entre au sein des familles et au sein de la sphère privée, une prise de position à propos de laquelle il était prêt à devenir la cible de la mouvance islamiste. Dans de longs passages de Kadın imprégnés du discours islamique, Ahmed Rıza s’oppose aux conceptions traditionalistes et affirme que l’islam n’interdit pas la science aux femmes. Reprenant des positions défendues par le Jeune Ottoman Nâmık Kemal ou par des réformistes musulmans comme Rifa’a al-Tahtawi, Mohammed Abduh et al-Afghani62, il écrivait : « Si la science était prohibée à la femme, la charia l’aurait explicitement interdite. Il n’y aurait pas eu de femmes devenues penseurs et poétesses durant les siècles les plus brillants de l’islam. »63 Au contraire, prétendait-il, la charia pose d’éduquer les femmes comme un devoir et c’est le non-respect de ce principe qui explique l’état actuel de l’Empire64. Dans les faits, la supériorité de l’Europe s’explique principalement par le niveau d’éducation des femmes. Dans une argumentation qui semble inspirée du discours républicain français imputant la victoire allemande sur la France en 1870-71 au niveau d’éducation supérieur allemand65, Rıza mettait la victoire de la Russie sur l’Empire en 1877-78 sur le compte de l’éducation des femmes russes. Poursuivant son argument, il ajoutait que celle-ci avait contribué également à l’instauration de la Douma. L’éducation des femmes n’avait pas seulement permis à l’Europe d’avancer, mais les femmes non-musulmanes de l’Empire ottoman elles aussi élevaient leur statut grâce aux écoles confessionnelles implantées dans l’Empire. Une fois de plus, Rıza se retrouvait proche des perceptions orientalistes. Dans le discours occidental sur le Moyen-Orient, le niveau 61 « …kavmin terakki ve temeddünü kadınların derece-i malu’mâtıyla mütenâsip… » Mektub, p. 24. 62 Cf. A. Hourani : Arabic Thought in the Liberal Age, p. 78 ; O Shakry : « Schooled Mothers and Structured Play », p. 131-132, 153. 63 « Kadına ilm haram olaydı[,] şeri’ât ilânen men’ ederdi. İslâmın en kuvva ve en parlak asırlarında kadından bir çok fıthâ, edebâ zuhûra gelmezdi. » (p. 31). 64 P. 29 ; voir aussi Lâyiha, p. 11. 65 C. Digeon : La crise allemande dans la pensée française.
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d’éducation féminine figurait comme l’indice de l’infériorité de la région. Pour les missionnaires et les gouverneurs coloniaux, l’introduction de la civilisation européenne passait par l’éducation des femmes. En Égypte, Lord Cromer insistait sur le fait de promouvoir l’éducation des Égyptiennes « avec vigueur », et pour le missionnaire Robert Bruce, l’éducation des femmes revenait à « mettre de la poudre au cœur de l’islam »66. Chez Ahmed Rıza, cette perception débouchait sur la volonté de montrer une voie de sortie de l’infériorité ottomane et d’encourager ainsi les Ottomans à améliorer le niveau d’éducation des femmes. Le progrès de l’Empire étant lié à l’éducation des femmes, s’y opposer était donc l’une des pires négligences de la politique civilisée, écrivait-il dans Kadın : « Celui qui considère la science comme inutile à la femme, qui la prive de l’éducation, est un traître. Il est l’ennemi de sa nation. L’homme qui laisse la femme ignorante aura sacrifié cette obligation de l’islam pour son propre plaisir et son confort animal. »67 De la Mère-Patrie aux mères de la patrie : la fonction sociale des femmes Si l’idée de l’importance spirituelle des femmes apparaît floue à première vue, son caractère concret ressort dans la présentation des rôles sociaux des femmes que proposait Ahmed Rıza. Sa présentation très détaillée contrebalançait la nature vague de l’idée du concours spirituel des femmes au progrès universel. Les devoirs sociaux qu’il évoquait étaient bien concrets. Il les situait dans un cadre assez étroit, au sein du couple, du foyer et de la famille. Reprenant la vision masculine dominante de la femme, il insistait ainsi sur trois rôles à jouer par la femme : être mère, épouse et femme au foyer. Or, si ces devoirs apparaissent appartenir à la sphère privée, Rıza n’hésitait pas à souligner leur importance nationale, voire de les mettre en rapport avec l’idéal de la civilisation universelle. 66 Cette ambition théorique mise en avant par la gouvernance britannique était dans les faits contredite par la politique réelle qui empêchait souvent les tentatives d’amélioration de l’éducation féminine. Voir L. Ahmed : Women and Gender in Islam, p. 154 ; Mona Russel : « Egyptian Education Under British Occupation » ; T. Mitchell : Colonising Egypt, p. 111-112. 67 « İlmi kadına lüzümsuz gören, kadını tahsilden alakoyan haindir. Milletine düşmandır. Kadını cahil bırakan erkek islâmın o emrine karşı durmuş, vatanın selâmetine kendi zevk ve rahat-ı hayvaniyesine feda etmiş olur. » (p. 30).
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La maternité et la politique de population Pour Ahmed Rıza, le premier rôle de la femme, celui qui primait sur tous les autres était la maternité. Déjà dans Asker, la figure de la mère fonctionnait comme une métaphore patriotique. Mais Kadın est pour l’essentiel un traité sur la mère. Ahmed Rıza définit la maternité comme le point de départ de toute vie sociale et la place du début de l’humanité même : « Le sein de la mère est le berceau de l’humanité. »68 Dans sa présentation, il reliait directement la modernisation de l’Empire à ce que l’on peut alors appeler la « question de la mère ». Car selon lui, c’était uniquement à condition que les mères exercent bien leurs devoirs qu’une société moderne pouvait fonctionner. Pour comprendre cette valorisation de la mère, il importe de souligner le contexte historique. Effectivement, elle n’aurait pas été possible sans l’évolution que le discours sur la maternité avait prise dans la seconde moitié du XIXe siècle lorsque la féminité était de plus en plus identifiée à la maternité69. Nous pouvons prendre la mesure du changement intervenu dans la conception de la maternité entre le milieu du XIXe siècle et le début du XXe siècle en comparant les écrits de deux positivistes : Auguste Comte et Ahmed Rıza. Chez Comte, celle-ci était encore parfaitement secondaire. Pour lui, la première fonction des femmes était d’être une épouse70. En revanche, chez Rıza c’est clairement la maternité. Chez lui, cette place de la maternité se révèle aussi dans l’argument de base de l’approche positiviste de la femme, celui de leur influence sentimentale sur le progrès. Alors que pour Comte le fait que les femmes soient plus sentimentales était prouvé par des recherches cérébrales71, pour Ahmed Rıza il était le résultat de l’instinct maternel des femmes. Dans sa pensée, la maternité constituait autant un objectif qu’un moyen de compréhension du rôle des femmes. Un discours qui ne peut être dissocié du contexte de l’émergence d’une politique moderne de la nation et qui se déploie dans deux contextes étroitement liés : une réflexion démographique et un patriotisme visant l’intégration de la population au projet national. C’est sur ce point que le sujet de Kadın rejoignait directement le patriotisme exprimé auparavant dans Asker. 68
« Valde kucağı insâniyet ocağıdır. » (p. 8). Voir M. L. Stewart : For Health and Beauty ; A. Cova : Maternité et droits des femmes en France. 70 A. Petit/B. Bensaude : « Le féminisme militant d’un auguste phallocrate », p. 300, 302. 71 Ibid., p. 294. 69
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Le discours sur les mères comportait donc d’abord un enjeu démographique. Le dernier tiers du XIXe siècle fut marqué par d’intenses débats sur la question de la population nationale. Ils étaient nourris de différentes théories économiques, sociales et politiques qui convergeaient vers le postulat qu’une population forte et virile était la condition sine qua non pour la survie de la nation. À la base de cet intérêt pour la démographie, il y avait une perception du monde sociale-darwiniste. Ancrée dans l’idée qu’une confrontation politique et économique sur la scène internationale était non seulement possible mais réelle, et qu’elle pouvait déboucher à tout moment sur un conflit armé, le fait d’avoir une population nombreuse et saine, dotée d’une vraie force morale, était considéré comme le seul moyen de faire face à ces défis. Le discours sur la maternité ressortait ainsi comme un élément de ce que Foucault a appelé la biopolitique, dans laquelle l’objet de la politique n’était plus le sujet, dans ses états juridiques divers, mais la vie en soi, c’est-à-dire la composition et la santé de la population représentant une entité dépassant les individus72. Dans cette optique, il y avait deux menaces mortelles qui pesaient sur une politique démographique. Premièrement, la décadence ou la dégénérescence du peuple, provoquée par la perte du sens moral et l’oubli des devoirs patriotiques au profit d’une mauvaise interprétation des libertés. Dans les sociétés industrialisées, cette menace s’exprimait de deux façons. D’abord, la décadence qui affectait la bourgeoisie et lui faisait perdre de vue la nécessité d’une politique nationale. Ensuite le danger engendré par la croissance démographique des couches sociales défavorisées. Cette croissance représentait un risque réel pour le pouvoir, car elle augmentait le nombre de ceux qui avaient des intérêts matériels antagonistes à la structure du système en vigueur73. C’est cette perception de menace qui était à l’origine des réflexions sur la question sociale dans les pays industrialisés. Elle définissait également la façon dont l’enjeu de la maternité était discuté. La deuxième menace sur la politique de population était celle de la dépopulation, c’est-à-dire la baisse de la population en termes quantitatifs absolus ou en termes relatifs par rapport aux autres pays. Ce constat est vrai pour tous les pays de l’Europe, mais c’est en France que ce problème 72 Histoire de la sexualité, vol. 1 ; Il faut défendre la société. Paris : Éd. de l’EHESS, 1997. Voir aussi Giorgio Agamben : Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue. Paris : Seuil, 1997. 73 E. Hobsbawm : Age of Empire, p. 273-275 ; Z. Sternhell : La droite révolutionnaire, p. 19-21,
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était le plus présent dans les débats politiques et intellectuels. Car la population française de la fin du XIXe siècle était pratiquement stable, tandis que les autres pays de l’Europe occidentale connaissaient une forte croissance démographique74. Ce fait fut à l’origine du phénomène que l’on a nommé « l’obsession démographique » ou « la hantise nationale »75, qui était sous-jacente à tous les discours sur la femme et explique en bonne partie l’attention portée à la maternité76. Ces deux menaces pesant sur la politique nationale définissaient d’une façon essentielle la manière dont la femme en tant que mère était valorisée au XIXe siècle. Chez Ahmed Rıza, nous voyons que ces deux menaces étaient bien présentes et pouvaient prendre des directions particulières. Personnellement impliqué dans les milieux féministes de Paris, il est évident qu’il était fortement marqué par le discours républicain sur la dépopulation, discours qui, d’ailleurs, s’était considérablement intensifié dans les années 189077. Mais plus généralement, ce souci était bien présent chez l’élite ottomane qui considérait le manque de population comme l’un des problèmes majeurs de l’Empire. L’immigration musulmane durant le XIXe siècle et le XXe siècle se rapportait à cette problématique et était censée remédier au problème de la sous-population des territoires ottomans. Dès ses débuts, cette immigration commença à affecter la composition ethnique de l’Empire dont la population musulmane se trouvait renforcée. Enfin, sous le régime jeune-turc, elle s’imposa comme un moyen d’homogénéisation des territoires anatoliens. Historiquement, cette politique jeta les piliers ethniques de la République de Turquie78. 74 Voir E. Hobsbawm : Age of Empire, p. 194 ; A. Cova : Maternité et droits des femmes en France, p. 29 sqq. 75 Hervé Le Bras : Marianne et les lapins. L’obsession démographique. Paris : Olivier Orban, 1991 & A. Cova : Maternité et droits des femmes en France, p. 29 ; Karen Offen : « Depopulation, Nationalism and Feminism in fin-de-siècle France », American Historical Review, 89 (1984), p. 648-676. 76 M. L. Stewart : For Health and Beauty, p. 2. Ce phantasme de la dépopulation a donné lieu à la naissance de l’État-providence. Pour une vue d’ensemble comparatiste en Europe voir Gisela Bock/Pat Thane (dir.) : Maternity and Gender Policies. Women and the Rise of the European Welfare States, 1880s-1950s. Londres : Routledge, 1991. Anne Cova a montré pour le cas de la France que la fondation de l’État-providence relevait pour beaucoup de l’action féministe en faveur de la protection de la maternité. Maternité et droits des femmes en France. 77 Ibid., p. 35. 78 Fuat Dündar : İttihad ve Terakki’nin Müslümanları İskan Politikası 1913-1918. Istanbul : İletişim, 2002.
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La question de la maternité et de la natalité dans la politique démographique ottomane reste peu étudiée, comparée aux travaux effectués sur l’immigration. Pourtant, elle était bien présente dans les débats politiques, comme en atteste les nombreux manuels sur les devoirs des mères. De son côté, l’État inaugurait une politique de protection des enfants et d’interdiction de l’avortement, fréquemment pratiquée dans les régions rurales où l’on pouvait se passer difficilement de la main-d’œuvre féminine. Le gouvernement s’inquiétait en particulier de la faible natalité de la population musulmane comparée au dynamisme démographique qu’affichaient les communautés non-musulmanes79. Ahmed Rıza, quant à lui, notait bien que la procréation était « le principal but que la nature et la patrie attendent de l’union de deux sexes »80. Cependant, l’attention portée aux mères ne se limitait pas à leur fonction biologique. Lui-même le précisa clairement en fustigeant les femmes qui donnaient naissance simplement pour satisfaire ce qu’il décrivait comme un instinct primitif. Pour lui, le devoir maternel ne se limitait pas à l’acte de procréation81. La véritable fonction de la mère était d’élever un enfant en accord avec les besoins de la patrie. Le patriotisme par les mères La spécificité du discours moderne sur la maternité fut le lien entre le devoir maternel et le patriotisme qu’il établissait. En France, Alexandre Dumas a exprimé cette idée à l’aide d’une formule simple : « La maternité est le patriotisme des femmes. »82 Partant de la supposition que l’acte d’élever les enfants relevait du domaine des femmes, la femme se présentait comme l’instance obligatoire pour garantir l’intégration des enfants au projet patriotique. Insister sur la fonction maternelle des femmes représentait un effort supplémentaire d’intervenir dans les pratiques sociales qui relevaient de la sphère privée en vue de créer un nouveau rapport entre le peuple et l’État. Les pratiques sociales se trouvaient modernisées et en même temps mobilisées pour la patrie. Une fois des plus, les femmes se trouvaient au centre du projet de la transformation de la société. 79
F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 316 ; Ruth Miller : « Rights, Reproduction, Sexuality, and Citizenship in the Ottoman Empire and Turkey », Signs. Journal of Women in Culture and Society, 32/2 (hiver 2007), p. 347-373. 80 Crise de l’Orient, p. 106. 81 Pour des positions similaires de Qasim Amin voir O Shakry : « Schooled Mothers and Structured Play », p. 149. 82 Cf. A. Cova : Maternité et droits des femmes en France, p. 47.
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Cette dimension fut plus marquée dans l’Empire ottoman que dans les pays européens. Déjà dans les années 1890, Ahmed Rıza avait souligné que les insuffisances du système scolaire ottoman obligeaient de recourir aux mères pour garantir l’éducation des enfants. La première institution scolaire n’était pas l’école élémentaire, mais la mère. Le rôle éducatif des mères musulmanes était d’autant plus important que les enfants nonmusulmans disposaient, grâce aux réseaux d’écoles confessionnelles, de possibilités qui leur permettaient de progresser plus vite que les autres. Pour Ahmed Rıza, c’était une raison de plus pour renforcer le statut de la mère afin qu’elle puisse combler les lacunes institutionnelles83. Mais tandis qu’il avait souligné dans ses écrits de la première phase du jeuneturquisme le rôle des mères dans l’apprentissage des savoirs scientifiques aux enfants, dans Kadın, la priorité était donnée au patriotisme. Son insistance sur le rôle éducatif des mères se présentait ainsi comme une adaptation au contexte ottoman qui rendait impératif de créer un système de valeurs patriotiques et d’établir ainsi un lien entre la nécessité de réformer la société et la définition de la patrie comme la forme ontologique de la société moderne. C’est dans cette optique qu’Ahmed Rıza développait sa vision de la maternité et de sa fonction dans la réforme ottomane. Pour commencer, il réitéra son appel à l’éducation des femmes en l’appliquant plus particulièrement aux mères. Afin que les mères puissent être bénéfiques à la patrie et contribuer à la formation d’un peuple éduqué, il fallait qu’ellesmêmes soient éduquées. L’amour maternel est important, sans doute, mais il ne suffit pas pour satisfaire les besoins du présent. Il doit se marier avec la science afin que les mères puissent mener à bien leur devoir maternel, car les mères non-éduquées, aussi aimantes soient-elles, ne peuvent élever leurs enfants dans l’ordre84. Et il résume : « Étant donné que l’enfant reçoit sa première éducation par sa mère, la condition spirituelle de l’homme dépend de la sensibilité, de l’éducation et du savoir de la mère. Que la mère soit éduquée, sert aussi bien l’intellect et 83 Lâyiha, p. 10-11 ; Mektub, p. 18-19. Cf. supra « Entre l’élan pédagogique et l’exigence d’encadrement : La société moderne et l’éducation nécessaire du peuple ». Pour l’idée de contrebalancer les écoles confessionnelles par le recours aux mères, voir aussi E. B. Frierson : « Women in Late Ottoman Intellectual History », p. 151. 84 Amin avait pris la position radicale selon laquelle l’introduction de la science dans la société ne passerait pas par la création d’une intelligentsia savante, mais par l’éducation des mères. D’après lui, c’était uniquement en mobilisant le pouvoir tenu par les mères dans la société que l’on allait pouvoir arriver à un niveau d’éducation supérieure du pays entier. T. Mitchell : Colonising Egypt, p. 113.
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l’émotion, que le corps de l’enfant. Ainsi, pour bâtir une nation parfaite, il faut d’abord former des mères parfaites. Celui qui instruit les femmes aura instruit et revitalisé toute la nation. »85
Ahmed Rıza demande que la maternité puisse se réaliser dans le respect des règles scientifiques86. Il s’agit bien d’une reformulation moderne de la maternité, en tant que fonction traditionnellement associée aux femmes. Pour lui, cette maternité moderne est indispensable pour préparer l’enfant à la vie moderne : une maternité scientifique pour une vie scientifique. Ce qu’il mentionnait concernant cette « maternité scientifique » faisait partie du discours moderne sur l’éducation au point de paraître banal. Rıza insistait sur l’hygiène, mais surtout sur la santé corporelle de l’enfant. Il considérait le développement corporel comme la base du développement intellectuel, et comme la condition préalable à une bonne évolution de l’enfant. Mens sana in corpore sano, nous dit-il en ottoman87. Mais tandis que cet impératif semble se référer principalement aux garçons, Rıza portait une attention « particulière » (aliülhusus), comme il le dit lui-même, à la santé des filles et spécialement à leur corps, ayant toujours en vue la future fonction maternelle des filles. Un corps sain était pour lui le préliminaire indispensable pour atteindre l’objectif d’élever des futures mères : « La réforme de la nation doit commencer par les corps des individus qui constituent cette nation, en particulier, celui des filles. Un champ faible donne une récolte faible. »88 Sous la plume d’Ahmed Rıza, le corps féminin devient une affaire nationale, la condition même de l’existence de l’État. Mais Kadın visait aussi des pratiques sociales concrètes en lien avec la maternité. Par exemple, Rıza était opposé au recours aux nourrices, un 85 « Evlâd mademki ilk terbiyeyi valdesinden alıyor, bir erkeğin teşkilât-ı ma’neviyesi valdenin hissiyâtına, terbiye ve ma’lûmatına merbût demekdir. Valdenin ma’lûmatlı olması çocuğun hem his ve fikrine ve hem bünyesine hidmet eder. Bu halde, mükemmel bir millet vücuda getirmek için[,] evvela mükemmel valdeler yetiştirmek lâzımdır. Kadınları terbiye eden bütün milleti terbiye ve ihya etmiş olur. » (p. 10). 86 Il est évident que Rıza était sous influence du développement en France de la « puériculture » qui, par ailleurs, a eu un impact important sur les penseurs du monde musulman. Julia Clancy-Smith : « Colonialism : 18th to Early 20th Century », Encyclopaedia of Women and Islamic Cultures. Volume One : Methodologies, Paradigms and Sources, éd. Suad Joseph. Leyde : Brill, 2003, p. 110. 87 « Sağlam akıl, sağlam vücudda bulunur. » (p. 34, voir aussi 8, 15-16). 88 « Milletin ıslâhına o milleti teşkîl eden ferdin bünyesinden, alî elhusûs kızların bünyesinden başla[n]malı. Za’yıf tarlanın mahsûlu celîz olur. » (p. 34).
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sujet qui occupe une certaine place dans Kadın. Dans l’Empire ottoman aussi bien qu’en Europe, c’était un point important du discours sur la maternité89. En fait, cette opposition était relativement récente. Chez Comte, la mère était dépersonnalisée de la mère biologique ; insister sur le lien du sang étant synonyme de « tenir à l’animalité », la fonction maternelle pouvait, selon lui, très bien être exercée par des éducatrices, plus susceptibles de pouvoir être instruites en accord avec des principes scientifiques90. Pour Ahmed Rıza, il en était tout autrement. Dès le début de Kadın, il critique cette pratique qu’il juge « mondaine » et qu’il présente comme une pratique anachronique de l’ordre traditionnel. Pour lui, elle avait contribué d’une manière décisive au déclin de l’Empire, car elle était une source d’immoralité. Mais surtout, il critiquait cette pratique dans la mesure où lui-même établissait une équation entre mère et patrie, et donc enfant et patrie : la patrie étant la mère de tous, abandonner le devoir d’élever l’enfant aux nourrices revenait selon lui à abandonner la patrie. Partant de l’idée d’un lien indissoluble entre la mère et la patrie, il préconisait que l’enfant reste avec sa mère, pour ne pas risquer de se trouver aliéné à la patrie. L’allaitement servirait non seulement la santé corporelle de l’enfant, mais favoriserait aussi la naissance du sentiment de l’amour pour la nation, devenant l’expression même du patriotisme. Pour lui, la mère seule était capable de donner la bonne éducation à l’enfant, celle qui visait à faire de lui un bon patriote91. Rıza tenait des positions similaires concernant l’autre rôle de la femme, directement associé à la figure de la mère, celui de gardienne du foyer. Déjà l’idéal ottoman prémoderne avait fixé la place de la femme au sein du foyer. Cependant, dans la présentation d’Ahmed Rıza, le foyer, et donc la fonction des femmes comme gardiennes du foyer, est chargé des valeurs nouvelles au point de devenir une affaire politique d’importance nationale. Effectivement, à la fin du XIXe siècle, la gestion du foyer représentait l’objectif principal d’une pensée sociale qui cherchait à établir des normes propres à structurer chaque instant de la vie. L’ordre privé devint une affaire publique, et à strictement parler, il ne relevait plus de la sphère privée. Étant donné que sa structuration était difficile à réaliser 89 A. Cova : Maternité et droits des femmes en France, p. 36 et suivantes ; A. Duben/ C. Behar : Istanbul Households, p. 177, 186. 90 En référence au Discours sur l’ensemble du positivisme de 1848 A. Petit/B. Bensaude : « Le féminisme militant d’un auguste phallocrate », p. 303. 91 Pour les idées similaires dans le contexte français voir Anne Cova : Maternité et droits des femmes en France, p. 36 et suivantes.
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par le biais de réglementations juridiques, une littérature abondante, en Europe aussi bien que dans l’Empire ottoman, préconisait jusque dans le détail l’organisation du foyer en insistant sur les bons comportements et sur ce que devait être un arrangement « normal ». Cette idée était sousjacente à l’ensemble des publications destinées aux femmes et elle fut l’une des raisons principales de l’émergence de la presse féminine92. Ahmed Rıza avait essayé de faire valoir son influence dans ce domaine avant même son engagement jeune-turc en collaborant au journal Nilüfer à Bursa. Dans Kadın, il se contenta pour l’essentiel d’établir un lien direct entre la gestion du foyer et la politique nationale. Il citait encore des coutumes traditionnellement associées aux femmes qu’il traduisait en devoirs modernes : la gestion du foyer impliquait selon lui le maintien de la beauté et de la propreté de la maison, l’ordre, ainsi que la cuisine, conformément à ce que l’on pouvait trouver dans n’importe quel manuel étranger sur les devoirs de la femme au foyer. Particularité plus prononcée dans l’Empire qu’en Europe occidentale, liée selon lui à la tradition ottomane, Rıza attribuait la gestion financière du foyer aux femmes93. Mais ces devoirs traditionnels, ils les inscrivaient dans l’esquisse de la future société jeune-turque. Le foyer, habité par la famille nucléaire, se présentait comme la cellule de la société, il était la base matérielle du bon fonctionnement de la famille. C’est pourquoi il devait être un lieu exemplaire de bon ordre régi par des principes scientifiques. Le rôle des femmes dans la gestion du foyer et dans l’éducation des enfants : tels sont les seuls éléments relativement concrets qu’Ahmed Rıza présentait dans Kadın, sans qu’ils soient pour autant au centre de son attention. Dans ce traité, ce sont des aspects abstraits qui dominent le discours, tissant des liens entre la patrie, la famille nucléaire, le foyer, les sentiments, la moralité, la maternité, l’éducation et la civilisation. Ahmed Rıza poursuivait ainsi la définition affective de la patrie et du 92
S. Çakır : Osmanlı Kadın Hareketi. Istanbul : Metis, 1996 (1994), p. 32. Suraiya Faroqhi : « Women in the Ottoman World : Mid-18th to Early 20th Century », Encyclopaedia of Women and Islamic Cultures. Vol. I, p. 156. Voir aussi Lâyiha, p. 51. Ce rôle de gestionnaire devint sous la Seconde Période constitutionnelle un moyen de mobilisation important pour des programmes d’économie nationale. Cf. Elizabeth B. Frierson : « Cheap and Easy : The Creation of Consumer Culture in Late Ottoman Society », Donald Quataert (dir.) : Consumption Studies and the History of the Ottoman Empire, 15501922 : An Introduction. Albany : SUNY Press, 2000, p. 243-260 ; Haris Exertzoglou : « The Cultural Uses of Consumption : Negotiating Class, Gender and Nation in the Ottoman Urban Centers during the 19th Century », International Journal of Middle East Studies, 35/1 (janvier 2003), p. 77-101. 93
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patriotisme qu’il avait entamée dans Asker. À ceci près que dans Kadın, l’impératif du patriotisme était décliné à travers une présentation des devoirs, ce qui lui donne un caractère plus précis. Mais surtout, Rıza fournissait une présentation plus complète du patriotisme à travers ses idées sur la question de la femme et sa fonction sociale. La modernisation des pratiques sociales associées aux femmes se présentait comme la base de la réforme de l’Empire et comme le point de départ du patriotisme. Ainsi, l’idéal bourgeois du XIXe de la famille nucléaire, du mariage et du foyer était-il érigé en modèle normatif et devenait-il en même temps la condition de la mise en place d’un ordre patriotique. Le sens du patriotisme reçut aussi un raisonnement moral plus prononcé. En liant la moralité et le patriotisme, Rıza préconisait un patriotisme qui devienne luimême un comportement moral, c’est-à-dire une valeur de civilisation. La nature humaine et la femme Dans la pensée d’Ahmed Rıza, l’éducation était directement liée au patriotisme et visait à élever des enfants de la patrie. Tout en étant une affaire morale, ce processus se rapportait à la question de la nature humaine et à la définition du principe des devoirs. Élever un enfant signifiait l’élever au-dessus de sa nature humaine. C’est là qu’intervenait le concours spirituel des femmes à la civilisation, l’idée à la base de Kadın : « Les instincts de détruire, de détériorer et la quête de son intérêt personnel sont plus présents chez le petit de l’humain que chez le petit des autres animaux. Corriger ces instincts, habituer l’enfant à l’ordre, à la propreté et au respect des intérêts des autres personnes, tel est le devoir des mères. »94 La nature de l’homme et l’influence féminine Le premier point que nous pouvons souligner dans ce passage c’est le lien établi entre la nature humaine, la femme, la culture et la civilisation. Au fond, il s’agit de l’un des éléments clés du discours masculiniste. C’est à travers l’idée de « la » femme que Rıza développait son discours sur la nature et la distinction entre nature et culture. Cependant, à bien 94 « Yıkmak, bozmak, istifade-i şahsiyesini aramak hisleri insan yavrusunda diğer hayvanat yavrularından ziyadedir. Bu hisleri ta’dil etmek, çocuğu intizâma, temizliğe ve başkalarının menâf’ını düşünmeğe alıştırmak valdelerin vazifesidir. » (p. 28).
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d’autres égards encore, cette citation est révélatrice de sa pensée. Il est frappant de voir avec quelle facilité il qualifiait l’humain d’animal, sans même ressentir la nécessité de légitimer son propos, ce qui démontre l’importance des idées darwinistes au début du XXe siècle. Or, pour Ahmed Rıza, l’humain n’était pas seulement un animal — il était pire qu’un animal. C’est dans des expressions comme celle-ci que transparaît chez lui la conception de la nature humaine et aussi du rôle que les femmes pouvaient avoir sur cette nature. On voit comment la série Vazife ve Mesuliyet se démarque des lâyiha des années 1890, où l’égoïsme et l’état sauvage apparaissaient principalement comme des problèmes liés au despotisme et au manque de pratiques démocratiques. Le côté libéral centré sur le potentiel infini et positif de l’action humaine qu’il fallait libérer de ses contraintes semble bien loin. Ahmed Rıza considérait la nature humaine plutôt comme une chose à réglementer, et en conséquence, l’humain comme un être à contrôler. Chez Ahmed Rıza, l’idée de l’éducation des enfants partait donc du négatif95. À plusieurs égards, cette conception se trouvait en contradiction avec la perception que Rıza avait d’abord conçue de l’éducation comme une force libératrice permettant le déploiement individuel et le dépassement de l’existant. Cette direction émancipatoire était difficile à maintenir dès lors que le concept d’éducation était transposé du niveau individuel au niveau sociétal et qu’il se chargeait d’une connotation nationale et patriotique. La priorité était alors donnée à la discipline et à l’encadrement. Nous voyons cette orientation dans l’usage terminologique que Rıza faisait pour désigner l’éducation. Plusieurs termes se côtoient dans Kadın, comme ta’lim, ma’lumat, tahsil ou ma’ârif, mais le mot qui l’emporte clairement est terbiye96. Le sens d’éducation pour terbiye était probablement le résultat d’une évolution récente, car à l’origine terbiye signifiait « accroître et cultiver »97. Dans ce nouveau sens, le terme définissait une conception plus large de l’éducation, comparable à la portée élargie du mot « éducation » par rapport à « instruction » en français, ce 95
A. Petit/B. Bensaude : « Le féminisme militant d’un auguste phallocrate », p. 303. Il est utilisé 45 fois. Les nombres d’occurrence des autres mots et de leurs dérivations sont les suivants : tahsil 16 fois ; ta’lim 5 fois (auquel il faut ajouter ma’âlumat 12 fois) ; ma’ârif 2 fois. 97 Timothy Mitchell signale dans le cas d’Égypte que jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle le mot tarbiya gardait sa connotation initiale et était pratiquement absent des traités sur l’éducation, comme le fameux Takhlis al-ibriz d’al-Tahtawi. Ce n’est que dans les années 1870 que le mot apparaît en désignant l’avancement de la communauté et de la société à travers l’éducation des individus. Colonising Egypt, p. 88-89. 96
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dernier désignant des apprentissages plus spécifiques et le premier un processus plus global98. Dans Kadın, il est question d’une conception de l’éducation plus centrée sur l’encadrement et la discipline que dans les écrits précédents de Rıza. Cette particularité de Kadın se révèle dans la synchronie : si nous comparons les occurrences du mot terbiye avec celles de cinq de ses autres écrits ottomans, on constate que dans Kadın, le terme apparaît 45 fois, bien plus que dans l’ensemble de ses traités en ottoman99. Le dictionnaire Kâmûs-i Türkî de Şemseddin Sami nous permet de mieux connaître les significations du mot par rapport à l’éducation des enfants. Trois exemples y sont fournis pour terbiye selon la conception de l’éducation scientifique, littéraire et morale : « il/elle a bien éduqué ses enfants », « la mère donne la véritable éducation à sa fille », « l’enfant reçoit sa première éducation au sein de la famille ». Mais surtout, le Kâmûs-i Türkî, comme du reste le Redhouse, fait référence à la violence qui se déploie dans l’acte d’éducation et indique l’usage du mot terbiye dans le sens de discipliner et de punir à des fins pédagogiques. Les normes sociales que Rıza associait à la pratique de l’éducation se trouvent donc bien résumées dans la définition lexicale du mot terbiye : il s’agit de bien éduquer ses enfants, la charge éducative revient à la femme, la famille représente le cadre de l’éducation, et enfin, l’éducation vise à tempérer une nature brute. Le mot désigne aujourd’hui encore l’acte d’assouplir une chose brute ou un gamin sauvage. Autrement dit, pour Ahmed Rıza, l’influence spirituelle des femmes devait se comprendre en rapport avec le devoir d’élever des enfants et de les sortir de leur état sauvage. Selon ses propres termes, la charge éducative de la femme vis-à-vis des garçons consistait à leur transmettre les sentiments et les valeurs morales nécessaires au développement du patriotisme. Quant à la charge principale vis-à-vis des filles, elle consistait à les préparer à assumer leur rôle de mère et d’épouse : « Les filles d’aujourd’hui sont les mères de demain. Éduquer une fille, c’est élever pour la nation une mère et un “médecin de l’homme”. »100 Comme l’indique cette phrase, le devoir d’influer sur la nature humaine ne se limitait pas au rôle de mère, mais s’étendait aussi à celui d’épouse. 98
Cf. A. Cova : Maternité et droits des femmes en France, p. 102-103. Pour une comparaison, Lâyiha : 11, Mektub : 11 ; Lâyiha sur la réforme de la langue : 2 ; Vazife ve Mesuliyet : 10 ; Asker : 10. 100 « Bugünki kızlar yarının analarıdır. Kız terbiye etmek[,] millete ana / ‘em-ül ricâl’ yetiştirmek demektir. » (p. 27-28). 99
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Dans le rôle d’épouse, l’influence sentimentale des femmes se concrétisait de la même manière que dans le rôle de la mère : la femme devait adoucir la nature sauvage non seulement de ses enfants mais aussi de son époux. En cela, Rıza élargissait donc la conception négative qu’il se faisait de la nature humaine. L’impact de l’éducation (terbiye) ne pouvant être que partiel — car amortir les tendances négatives de l’homme au stade de l’enfance ne résoudrait pas le problème de sa nature —, il fallait un contrôle continu de la nature masculine. En opérant une naturalisation des phénomènes sociaux — comme l’addiction des hommes à l’alcool et aux jeux ou leur inclination naturelle à la polygamie, Rıza qualifiait de tels actes d’immoralisme et d’irresponsabilité, sur lesquels il fallait veiller, mais que l’on ne pouvait changer sur le fond. D’après lui, il revenait aux femmes de faire valoir leur influence civilisatrice pour réglementer de telles tendances, pour lier l’époux à la famille et l’attacher au foyer. En cela, Rıza suivait Comte qui avait écrit que seul un bon mariage pouvait canaliser les désirs sauvages de l’homme et l’habituer à la vie monogame, et qui avait élaboré son idée de l’influence féminine sur la civilisation à travers la figure de l’épouse, censée assister l’homme et inspirer son génie101. C’est dans ce contexte que l’insistance de Rıza sur la bonne entente entre homme et femme prenait son sens. Si l’appel qu’il lançait à dépasser la distance entre les sexes — une distance qui n’était pas conforme aux besoins des temps modernes — s’adressait à tous, la façon dont il présentait ses idées impliquait clairement que c’était pour l’essentiel aux femmes de travailler à réaliser cette entente. Tout en insistant sur l’importance de l’union entre l’homme et la femme dans le mariage, il se contentait d’avancer au sujet de la femme qu’elle devait « entièrement participer à la vie de l’homme »102. Ce devoir spirituel des femmes qui tenait une place si importante dans Kadın, se trouvait, en fin de compte, bien circonscrit, de même que les phraséologies sur l’union et l’entente entre l’époux et l’épouse. Ahmed Rıza prévoyait en fait le dévouement de la femme à l’homme et aux besoins du foyer. À ses yeux, cet impératif était tellement important qu’il en venait à limiter sa conception de l’éducation pour les femmes. Il écrivait que c’était d’abord dans leurs devoirs propres que les femmes devaient 101
A. Petit/B. Bensaude : « Le féminisme militant d’un auguste phallocrate », p. 300-
302. 102
« Kadın erkeğin hayatına tamamıyla iştirâk etmeli. » (p. 21).
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s’instruire : « L’ignorance est une honte pour tous ; pourtant, la faute d’une femme n’est pas, en premier lieu, de ne rien savoir sur la composition de la terre ou sur la vie des insectes, mais de ne pas savoir faire les travaux du foyer, gérer le foyer et élever l’enfant. »103 Néanmoins, précisait-il, la femme devait veiller à son éducation générale pour pouvoir plaire à l’homme éduqué : « Une fois passé son temps de beauté, une femme qui n’est pas cultivée et instruite peut être jetée telle une fleur fanée et séchée. Un homme qui a étudié dans des écoles supérieures et a un peu séjourné en Europe étouffe, quand il n’entend, parmi les femmes ignorantes du monde, aucune parole attrayante pour l’esprit. Il se trouve obligé de satisfaire son plaisir intellectuel à l’extérieur, dans des sociétés étrangères et au sein des familles grecques et arméniennes. »104
Dans Kadın, la définition des devoirs des femmes semble bien se recouper avec le rêve pygmalionien de créer la femme idéale. On croit pouvoir comprendre pourquoi l’auteur est resté célibataire toute sa vie : « Des femmes qui disent : “Tu aimes les livres et les journaux plus que moi, tu tournicotes jour et nuit” et empoisonnent ainsi le plaisir d’éducation et d’intellect de leur époux, il y en a beaucoup. Un homme, qui s’évertue à garantir la survie de sa famille ou le bonheur de la société, ne peut pas à tout instant courtiser sa femme en flattant sa beauté et sa grâce féminines ; pour vivre et progresser dans cette époque, il est obligé de beaucoup lire et de beaucoup réfléchir. »105
La sexualité, les devoirs et les limites de la liberté des femmes Chez Ahmed Rıza, l’idée de la participation spirituelle de la femme au progrès et à la civilisation réduisait dans les faits le rôle des femmes à la maternité et à l’assistance aux hommes. Mais qu’en était-il de la nature 103
« Cehâlet herkese ayıpdır ; lâkin kadına ârzın terekkubatını, böceklerin hayatını bilmemekten ziyâde ev işi, ev idaresi, evlâd büyütmesini bilmemek kusur sayılır. » (p. 28). 104 « İlm ve irfanı olmayan kadın[,] güzellik zamanı geçince solmuş kurumuş çiçek gibi atılıyor. Mekâtib-i âlîyede okumuş ve biraz da Frenkistan dolaşmış görmüş bir erkek dünyadan cahil kadınlar içinde fikre lezzet verecek bir söz işidemeyince boğuluyor. Telezzuzat-ı fikriyeyi [,] hâricde, Frenk cemi’yetlerinde Rum ve Ermeni familyalarında aramağa mecbur oluyor. » (p. 21). 105 « “Kitabı, gazeteyi benden ziyâde seviyorsun, gece gündüz dönüyorsun” gibi sitemlerle kocasına hayat-ı tahsiliyeyi, zevk-i tenbi’ / ve tefkiri zehir eden kadınlar çoktur. Ailesinin mâ’işetini veya cemi’yetin sa’âdetini temin etmek derdiyle uğraşan bir erkek her an karısının dalkavuğu, medâh-ı hüsn ve zirâfeti olamaz, bu devirde yaşamak, ilerlemek için çalışmağa pek çok okumağa, düşünmeğe muhtacdır. » (p. 21-22).
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des femmes ? S’il définissait la nature humaine principalement par rapport à la nature masculine, la femme se présentait pour Ahmed Rıza également sous l’emprise de l’essence humaine sauvage et primitive. Et de fait, à cause de son rôle consistant à adoucir l’homme, la question de la nature primitive de la femme était doublement problématique. C’est ce que Rıza présentait dans Kadın à travers un discours portant à la fois sur la sexualité et sur la négligence des devoirs. Faire de la maternité le rôle principal des femmes impliquait clairement la négation de la sexualité comme un acte primitif. Dans Kadın, la sexualité se présente comme une référence négative à travers laquelle s’exprime l’appel au dépassement de la nature et au bon exercice des devoirs, marquant ainsi l’évolution d’une nouvelle définition de la sexualité en décalage avec des conceptions passées. Certes, à l’époque prémoderne, la sexualité faisait bien l’objet d’une réglementation juridique aussi, mais dans un cadre de référence différent. Chez Ahmed Rıza, la sexualité se présente dans un contexte national et par rapport à un objectif civilisationnel. La maternité constituant un pilier de la nation, la sexualité féminine ressortait comme une affaire publique106. La sexualité étant définie comme appartenant à l’ordre du primitif et de la sauvagerie, il n’y a finalement qu’une sexualité maîtrisée et sous contrôle qui pouvait être au service de la patrie. L’insistance sur la famille nucléaire se présentait comme un moralisme visant à définir la monogamie comme la seule forme de sexualité licite. La valorisation d’une bonne entente entre époux, fondée sur la raison, demandait en même temps que la sexualité se réalise dans le cadre de la raison, suivant les besoins de la patrie107. Nous avons vu qu’en critiquant la polygamie, Rıza accusait les hommes de poursuivre des instincts primitifs, mais qu’il opérait aussi une naturalisation des comportements sur lesquels les épouses devaient veiller. Par comparaison, la présentation de la sexualité des femmes était bien plus négative, au point que la sexualité masculine demandait à être moins réglementée que celle des femmes108. L’éducation des filles devait viser à contrôler la sexualité féminine, ce contrôle étant la condition pour qu’elles puissent sortir de leur nature sauvage pour devenir bénéfiques à la société et à la patrie. Pour Ahmed Rıza, négliger 106
Cf. D. Ze’evi : Regulating Desire, p. 74-75. En Europe, le discours moral sur la sexualité servait surtout à limiter la croissance de la population des couches indésirables. M. L. Stewart : For Health and Beauty, p. 7576. 108 Pour le discours parallèle en France voir ibid., p. 95-111. 107
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cet objectif revenait à préparer les filles à devenir un « instrument au profit d’un désir bestial »109. Cependant, le vrai danger d’un manque du contrôle de la sexualité féminine se posait en vérité pour les hommes, en ce que les femmes risquaient d’utiliser leur force sentimentale pour séduire. On voit ainsi le caractère double que Rıza attachait à la sentimentalité féminine : cette force pouvait être utilisée à des fins nobles, ou bien à des fins de manipulation : « En tant que mères, aimées et partenaires de vie, les femmes affectent les sentiments les plus profonds de l’homme ; elles déclenchent tantôt sa destruction, tantôt sa perfection. (…) Dans certaines affaires, c’est l’ordre de la femme, et non pas l’ordre de la loi qui s’impose. Si ce pouvoir, marqué par l’intensité et la douceur de l’influence spirituelle, faisait l’objet d’un usage malintentionné, que ne saurait-il pas faire à l’homme ? »110
Partant de l’idée du potentiel négatif inhérent à la façon d’agir des femmes, le constat de leur importance dans la société devenait fortement ambigu. Si les femmes avaient une responsabilité sociale d’une telle importance vis-à-vis de l’Empire, et que l’Empire allait mal, cela devait logiquement être dû, au moins en partie, au fait qu’elles négligeaient leur responsabilité. Partant de cette idée, l’approche positive des femmes valorisant leur fonction sociale, et l’approche négative centrée sur la négligence de cette même fonction étaient poreuses. Et de fait, il arrivait à Rıza de dénoncer les femmes avec une sévérité particulière, non exempte de misogynie. À la base de ses accusations se trouvait, dès le début de Kadın, la distinction entre raison masculine et émotion féminine. Cette distinction lui permettait de souligner l’importance des femmes dans la société en insistant sur la place de la spiritualité dans le processus de progrès. Elle corroborait aussi l’égalité entre les sexes par l’idée de leur complémentarité. Mais, cette distinction pouvait très bien servir aussi à marquer l’infériorité féminine vis-à-vis des hommes du point de vue de la raison, telle que Rousseau l’avait déjà proposée. Dans Kadın, les femmes étaient présentées à la fois comme déraisonnables et comme irresponsables pour 109
« bir zevk-i hayvaniyenin istifasına alet » (p. 32, voir aussi 30, 53). « Kadınlar valde, ma’aşûka ve refife-i hayat olmak i’tibârıyla erkeğin en nazik hissiyâtına eyliyorlar ; kah mahv-ı zevaline, kah feyz-u-kemâline sebeb oluyorlar. (…) Bâzı işte[,] kânunun hükmünden ziyâde kadının hükmü ve nüfuzu yürüyor. Tesîr-i ma’nevisi bu mürettebe şiddetli ve tatlı olan bir kuvvet[,] hüsn-ü isti’mâl edilecek olursa insana neler yaptırmaz? » (p. 9, voir aussi 39). 110
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manquer à leurs devoirs. Irresponsables parce que leur comportement entraînait le vice dans la société ; et déraisonnables parce que leur manque d’engagement empêchait l’amélioration de leur propre condition. « L’humain subit ce qu’il mérite. Les femmes subissent les effets de leur ignorance, de la patience et de la résignation qu’elles manifestent imprudemment, et de leur insouciance. »111 Ainsi, la dénonciation des hommes qui empêchent l’émancipation des femmes pour leur simple confort s’accompagne de l’accusation des femmes tenues pour responsables de leur propre infériorité et, a fortiori, de l’état déplorable de l’Empire. Or, si Ahmed Rıza reprochait aux hommes de tenir à un ordre traditionnel devenu anachronique, autrement dit de ne pas être suffisamment dans le sens des temps modernes, l’accusation qu’il portait à l’encontre des femmes avait une direction différente. Et de fait, Rıza critiquait chez elles leur façon de considérer le monde moderne faite d’incompréhension et de légèreté, ce qui compromettait le principe de l’ordre en tant que base du progrès. Dès ses premiers écrits, il mettait en garde contre des changements trop brusques qui risquaient d’engendrer la déchéance morale. Reprenant l’idée de décadence qui hantait le monde bourgeois de la fin du siècle, il imputait aux femmes ne respectant pas leurs devoirs le vide d’un présent dépourvu de tout sens. Tandis que l’homme représentait un ordre dépassé, la femme signifiait le danger d’un excès de liberté que le monde moderne pouvait engendrer, ce qui amenait à s’interroger sur le sens du progrès. À l’appui de cette idée Ahmed Rıza citait pour exemple les femmes mondaines qui se livraient à un mode de vie vain et décadent, profitant simplement des éléments du progrès qui leur plaisaient sans tenir compte des nouvelles exigences qui en découlaient : « Ils sont nombreux ceux qui sont au courant du changement des temps, voire qui tendent à s’en servir en faveur de leurs propres affaires. Or les dames accueillent cette mutation seulement en ce qui concerne la toilette et le divertissement ; sans penser aux conséquences, elles essayent d’imiter ce qui est nuisible à la morale et la santé, elles ne cherchent pas à assumer le devoir ni la responsabilité qui leur incombent dans la société civilisée et dans ce nouveau mode de vie. »112 111 « İnsan ne çekerse kendi amelinin cezâsıdır. Kadınlar cehâletin ve gâflâna ettikleri sabır ve tahammülün, kayıdsızlığın cezâsını çekiyorlar. » (p. 17). La phrase est appuyée par une citation du hadis. 112 « Tahavvulât-ı hazareden haberdar, hattâ işlerine elvericek yolda müstefiyed olanlar çoktur. Ancak hanımlar bu tebdilâtın yalnız süse ; eğlenceye aid cihetlerini kabul ediyorlar, sonunu düşünmüyerek ahlâka ve sıhhate muzır şeyleri taklide yelteniyorlar, ma’âşiret-i
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Chez Rıza, cette image s’inscrivait aussi dans son opposition au système hamidien ; celle-ci incluait la critique des femmes des classes supérieures qui s’intéressaient uniquement à des choses futiles, sans importance réelle pour le progrès de l’Empire, et représentaient une mondanité gangrenant la société ottomane113. Mais l’image de la mondaine portait bien au-delà de la critique directe du régime hamidien et se rapportait à l’interrogation générale sur le sens des temps modernes114. Partant de sa conception de la nature négative de l’être humain, Ahmed Rıza critiquait les femmes qui se livraient à des plaisirs égoïstes en prétendant que le progrès leur avait apporté la liberté de faire ce qu’elles voulaient. « Jouer de la musique, lire des romans alors que les autres travaillent », « considérer la science uniquement comme un embellissement », apprendre le français « pour faire civilisée »115 ; « fumer et boire de l’alcool, se promener sans objectif et s’amuser; tout cela ne s’appelle pas liberté ; cela s’appelle immoralité [bedhuyluk]. »116 Rıza soulignait ainsi qu’il fallait savoir assumer les nouvelles possibilités offertes par le progrès et la liberté en adoptant une posture morale correcte. Mais considérant la tendance des femmes à mal interpréter le progrès, il se mit à tempérer le ton de son appel pour la liberté des femmes. Et en toute logique, il tenait les femmes elles-mêmes responsables de cet état : « Les femmes qui réclament des libertés dans une telle intention, laide et nocive pour la société, entravent la diffusion dans notre nation des idées de liberté en faveur des femmes. Même les hommes partisans du progrès, qui désirent sincèrement que les femmes soient heureuses et libres, voient un danger dans le fait de libérer d’un trait les femmes, qui n’ont pas été préparées à la beauté et à l’usage de la liberté. Le canari, qui s’échappe de la cage pour être libre, est attrapé par le chat, dit-on. »117 medeniyeden, bu yeni tarz-ı hayattan hassâlarına düşen vazife ve mesuliyeti aramıyorlar. » (p. 36). 113 Cf. S. Çakır : Osmanlı Kadın Hareketi, p. 33 ; E. B. Frierson : « Women in Late Ottoman Intellectual History », p. 144-145. 114 La mondanité est aussi un sujet principal du roman Uhuvvet de Selma Rıza des débuts des années 1890. Cf. B. Aytaç : « The Question of Women in the Works of Selma Riza and May Ziadeh », p. 70-71. 115 « Anaları aşağıda yemek pişirirlerken onlar yukarda çalgı çalıyor, roman okuyorlar. (…) İlme bile bir süs nazarıyla bakıyorlar. Lisan öğreniyorlarsa medeni görünmek, alafranga olmak için öğreniyorlar. » (p. 32). 116 « Tütün ve içki içmek, başı boş gezib eğlenmek gibi her câyiliğe hürriyet denilmez. Bedhuyluk deniyor. » (p. 39). 117 « Böyle çirkin ve cemi’yete muzırr bir maksad için hürriyet taleb eden kadınlar memleketimizde fikr-i hürriyetin nisvân lehinde intişâriyene mâni’dirler. Nisvânın hürr ve
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C’est ainsi que Rıza revint sur un sujet majeur des débats sur la question de la femme, le harem. Il entreprit de le revaloriser, à la façon dont il se mit à défendre la polygamie, et pas seulement pour contredire les perceptions occidentales118. Partant de la conception de la nature primitive et sauvage de la femme et de celle de la femme décadente, il voyait en effet dans le harem le moyen d’encadrer la nature féminine, d’éviter les débordements dus à une conception trop poussée de la liberté et des droits, et de préparer ainsi le véritable progrès de la société. Sa revalorisation du harem dans Kadın se rapportait directement à deux axes de sa pensée moderniste : sa quête d’authenticité nationale, représentée par les femmes en tant que gardiennes de la différence visà-vis de l’Occident immoral ; et son conservatisme qui proposait une vision défensive de la modernité en brandissant le danger que ferait courir une interprétation excessive des libertés. En conséquence, il présentait le harem comme une institution grâce à laquelle un minimum d’honneur et de morale persistait dans l’Empire, parce que les femmes dans le harem étaient loin des intrigues de l’extérieur, de la décadence du gouvernement et de la corruption et de la déchéance des mœurs, résultant du contact avec l’Occident. Pour lui, le harem était l’institution par laquelle la nature des jeunes filles pouvait être contrôlée, à l’instar du service militaire pour les hommes : « De la même manière qu’il est nécessaire pour la future défense de la patrie de garder les jeunes hommes sous les armes et dans les casernes pendant des années, de les charger de devoirs lourds, on estime nécessaire de placer les jeunes femmes possédées par ce sentiment fort [de maternité] sous la protection des aînées afin de garantir la santé et la morale de la nation. »119
Au début de Kadın, Ahmed Rıza avait lancé des appels à briser l’enfermement et la réclusion des femmes dont étaient responsable le despotisme de l’homme. Mais sa vision négative de la femme et son projet pour l’Empire le poussèrent à se contredire et à convertir le harem en une mes’ûd olmasını cidden arzû eden terakki tarafdârı erkekler bile hürriyeti hüssn-ü isti’mâle hazırlanmamış kadınları birden bire serbest bırakmakta tehlike görüyorlar. Hürr olmak için kafesden kaçan kanaryayı kedi kapar diyorlar. » (p. 39). 118 Crise de l’Orient, p. 86, 101. 119 « vatanın muhâfaza-i istiklali için genc erkekleri senelerce silah altında ve kışlalarda tutmak, ağır vazifelerle muvazzıf kılmak nasıl lâzım geliyorsa, bu şiddetli hise mağlub olan genç kadınları da haremde yaşlı başlı hısımların taht-ı himâyesinde bulundurmağa milletin vakâye-i sıhat ve ahlâkı için lüzüm görüyorlar. » (p. 39).
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institution moderne. Et il concluait : « Le harem est la forteresse splendide de la femme et, pour elle, le lieu le plus approprié. »120 À première vue, cette défense de l’institution patriarcale peut apparaître comme un simple traditionalisme. Mais en réalité, on peut la lire comme une posture résolument moderniste, sans doute davantage inspirée des positions d’un Rousseau que des conceptions ottomanes classiques sur les femmes121, en ce sens qu’elle se présentait comme une interrogation sur le sens du progrès à travers la figure de la femme : celle-ci trahissait le sens des temps modernes et se dressait contre l’essence de la nation. En cela, elle était le reflet du régime hamidien, un régime qui reniait l’héritage ottoman glorieux et s’était arrêté dans le présent, sclérosé par l’incapacité de comprendre le véritable sens des temps modernes. La critique de Rıza visait ainsi l’excès de liberté qui risquait de s’opposer à l’authenticité ottomane et d’aggraver le caractère primitif de la nature humaine. Une interprétation erronée des libertés et la fuite devant les obligations sociales deviennent dans le texte d’Ahmed Rıza le signifiant d’une nature humaine brute, qui doit être absolument dépassée pour la mise en place du progrès. Son idéal de devoir et de responsabilité se situait dans l’axe de cet objectif. Pour le positiviste Rıza, c’est le bon exercice des devoirs qui était le préalable au progrès et la condition nécessaire pour dépasser la nature sauvage de l’humain. Cet objectif était d’autant plus important dans le cas des femmes en ce qu’elles étaient les gardiennes de l’authenticité ottomane et que leur sentimentalité représentait un réel pouvoir, un pouvoir qu’il fallait donc dompter au profit du progrès. Mais tout en défendant une vision libérale par des appels constants à la volonté individuelle, Rıza ne semblait pas suggérer qu’il existait chez les femmes un potentiel élémentaire pour surmonter leur nature. Précisément, l’idéal de l’éducation se rapportait à cette nécessité. L’éducation et la science étaient présentées comme la baguette magique qui allait résoudre les problèmes posés par la nature sauvage des femmes. Pour Ahmed Rıza, la force spirituelle des femmes, et par conséquent le 120
« Harem kadının hısn-u-husâyini, en mukkades yeridir. » (p. 42). Il existe une littérature abondante sur Rousseau et sa conception plus que problématique de la place des femmes dans la société moderne. Pour une étude récente, relativement bienveillante, voir Jennifer J. Popiel : Rousseau’s Daughters. Domesticity, Education, and Autonomy in Modern France. Durham : University of New Hampshire Press, 2008. 121
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concours féminin à la civilisation, pourrait se réaliser uniquement grâce à la science : « Pour employer à bien cette force, il faut que l’esprit, qui est le guide de la passion, soit illuminé par la lumière de la science. »122 La science pourrait, donc, tourner la sentimentalité de la femme en une chose positive. C’est dans ce contexte que réapparaît la portée émancipatrice de l’éducation traduite au niveau sociétal. Signifiant l’amortissement de la nature humaine, l’éducation comportait une dimension de répression voire de violence. Or, c’est précisément dans cette dimension qu’elle se présentait comme la condition de l’émancipation humaine, car elle permettait aux femmes de s’élever au-dessus de leur nature pour devenir bénéfiques à la société et à la patrie. L’éducation signifiait la négation de la nature humaine. C’est ainsi qu’à travers la présentation de la nature des femmes, associée avec le non-respect des devoirs, telle qu’on le trouvait dans la figure de la mondaine, Rıza parvenait à une définition générale du principe de devoir et responsabilité. En établissant une équation entre la nature sauvage et le mépris des devoirs, Ahmed Rıza définissait son idéal politique du devoir et de la responsabilité comme un acte d’émancipation, à la fois au niveau national et au niveau personnel. Accomplir ses devoirs signifiait non seulement rendre service à la patrie, mais aussi s’émanciper de la nature humaine primitive, en rapport à la fois avec la nation et l’individu. Le devoir se présentait ainsi comme le principe même de la civilisation123 et décrivait un processus d’émancipation comportant en luimême la promesse de la modernité, du progrès et d’un affranchissement continu. Mais considéré comme un acte d’émancipation de la nature humaine, le devoir se rapportait en même temps au concept politique suprême, la patrie. Étant donné que le devoir exprimait l’idéal du bon fonctionnement de la société et que la patrie se présentait comme la forme ontologique de la société, le patriotisme devenait la négation de la nature humaine primitive. Le devoir étant défini comme un service à la société et à la patrie et comme un processus d’émancipation de la nature humaine primitive, le patriotisme lui-même devenait un acte d’émancipation visant au dépassement de la nature humaine. Ce n’était plus simplement un 122 « Ancak o kuvveti hayıra zarf etmek için hissiyâtın delil ve rehberi olan aklın / ziya-i ilm ve kemâlât ile münevver olması icab eder. » (p. 9-10). 123 Pour des interprétations similaires de Maurras, voir son article de 1901 « Qu’est-ce que la civilisation ? ». Cf. M. Sutton : Charles Maurras, p. 66-67.
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sentiment moral, mais le préalable à l’émancipation humaine. Servir la patrie s’était nier la nature négative de l’humain. La patrie était ainsi la fin logique de la politique de progrès et de l’idéal de civilisation. Le privé féminin et le public masculin : naturaliser un ordre social Depuis les années 1890, Ahmed Rıza avait prôné une évolution lente et avait mis en garde contre les effets d’un changement brutal qui risquerait d’entraîner l’ordre social dans le chaos. Mais alors que ce conservatisme s’était exprimé principalement dans des concepts abstraits, il reçut des éléments concrets dans Kadın. Rıza s’y montrait plus méfiant vis-àvis des changements rapides, s’agissant du statut des femmes. Par cela, le Jeune Turc s’inscrivait dans un large consensus international parmi les penseurs modernistes de toute orientation qui montraient la même approche de la question de la femme, oscillant entre conviction progressiste et revendication conservatrice124. La pensée de Rıza sur la question de la femme est donc paradoxale. Elle est marquée par une profonde tension entre l’appel libéral à l’émancipation des femmes, conforme à sa conception égalitaire de la société, et l’approche conservatrice qui réintroduit des inégalités réelles dans son discours égalitaire. Ses réflexions sur la condition féminine représentaient la forme emblématique, et pour beaucoup le point culminant, d’une pensée qui ne pouvait admettre la portée totale de la promesse de la modernité. Mais au fond, il décrivait une ébauche générale de l’ordre social nécessaire, donc de la citoyenneté jeune-turque. Le principe de devoir et de responsabilité se présentait en général comme une utopie rigide. Néanmoins, sa conception comportait une certaine flexibilité en ce que les citoyens, en opposition à la société hiérarchique prémoderne, n’étaient pas prédestinés à des devoirs spécifiques, mais que ceux-ci s’imposaient au gré des talents particuliers de chacun. Cependant, l’idée de l’ordre entre les sexes montrait que la définition des devoirs n’était pas dépourvue de conceptions déterministes. La mise en valeur de la notion des devoirs qu’il opérait en définissant la liberté jeune-turque demandait une légitimation. Et étant donné que l’ordre qu’il désignait était un ordre moderne, la légitimation à laquelle il procédait le fut également. 124
Cf. Robert A. Nye : Masculinity and Male Codes of Honor in Modern France. New York/Oxford : Oxford University Press, 1993, p. 77-83.
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La division du travail sexualisée Nous avons vu que les fonctions sociales qu’Ahmed Rıza préconisait pour les femmes ne se distinguaient pas des conceptions traditionnelles du rôle des femmes et les maintenaient principalement au foyer. Rıza perpétuait ainsi une conception sexualisée de la division du travail. Cependant, son discours de légitimation différait sensiblement de l’idée traditionnelle de l’ordre entre les sexes, centré sur l’interprétation de l’islam comme système socio-juridique. Comme nous l’avons souligné, la référence islamique est bien présente dans la pensée de Rıza sur la condition féminine. Pour autant, à lire ses textes nous constatons qu’il se référait à l’islam pour souligner l’importance des femmes, mais non pas pour légitimer la division du travail entre les sexes. L’islam avait peutêtre des effets moraux, mais plus de conséquences juridiques. Il ne légitimait pas non plus l’idée des devoirs des femmes en faisant appel aux droits des femmes. Chez Rıza, l’oscillation entre droit et devoir qui est caractéristique de la pensée libérale est inexistante. L’absence d’une notion de droit se révèle clairement lorsqu’il dit que l’ultime « droit » [hak] qui reste à la femme si elle est dépossédée de tout autre droit, c’est le droit d’élever un enfant. Ahmed Rıza ne reprenait donc ni le discours traditionnel ni les éléments libéraux de la pensée moderne pour légitimer la division du travail. La référence unique de l’ordre social entre les sexes était pour lui la nature. Dans Kadın, la nature représente en effet la base de l’ordre entre homme et femme, car elle définit la différence entre les sexes. Ahmed Rıza en vient non seulement à une définition des devoirs féminins par leur nature, mais aussi, et d’abord, à une réitération des différences entre femmes et hommes. La différence sexuelle n’est plus considérée en termes de création divine, mais en termes d’évolution naturelle. Et la division du travail qui en résulte n’est plus un ordre divin, mais un ordre naturel : « La civilisation n’a pas créé de nouveau membre dans le corps humain, elle n’a pas modifié les devoirs des membres. L’objectif n’est pas de supprimer les différences entre homme et femme — au contraire, la civilisation intensifie de plus en plus ces différences —, mais plutôt de définir les devoirs de chaque genre en accord avec son origine et sa spécificité. Tant au sein de la famille qu’en dehors, les devoirs des femmes et ceux des hommes sont différents. Le devoir de l’un doit faciliter et compléter celui de l’autre, mais jamais ces devoirs ne doivent être confondus. »125 125 « Medeniyet insanın vücudunda yeni i’zâ yaratmadı, i’zânın vazâifini değiştirmedi, aksa-yı emel kadınla erkek arasındaki farkları kaldırmak değil – medeniyet bu farkları
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Écoutons sur le même sujet Auguste Comte, où l’on retrouve presque les mêmes termes : « À cet égard, comme à tout ordre, le progrès continu de l’humanité ne fait que mieux développer l’ordre fondamental. Non que la situation respective de deux sexes ne tende aucunement vers l’égalité qu’interdit leur nature, l’ensemble du passé confirme nettement la tendance constante de l’évolution humaine à caractériser davantage leurs différences essentielles. (…). » « Loin d’effacer cette diversité naturelle, la civilisation la développe sans cesse en la perfectionnant. »126
La division du travail entre les sexes découlait donc chez les deux positivistes d’un ordre naturel. Cependant la base de cet ordre naturel n’était pas la hiérarchie entre homme et femme, mais la différence. C’est à partir de cette conception binaire que les devoirs respectifs des sexes étaient déclinés, et c’est par le concept de différence, et non pas par celui d’infériorité, que l’exclusion masculiniste des femmes pouvait être légitimée. Ahmed Rıza faisait preuve d’une conception parfaitement moderne. L’émergence de cette conception de la différence était un fait relativement récent. Jusqu’au XVIIIe, voire au XIXe siècle, la conception aristotélicienne posait l’homme comme la norme et l’idéal de l’humanité. En conséquence, la femme représentait un homme imparfait, et les rapports entre les sexes s’exprimaient en termes hiérarchiques : la femme présentant une déviation de l’homme, elle était logiquement inférieure à celui-ci. C’est avec les Lumières que cette pensée changea profondément. Les textes des Lumières ne posèrent plus l’homme et la femme sur une échelle hiérarchique de norme et de déviation de l’idéal. Désormais, la conception des sexes se faisait en termes de différence. L’homme et la femme étaient considérés comme des êtres complémentaires, mais surtout différents, voire diamétralement opposés127. Cette conception était sous-jacente au discours d’Ahmed Rıza sur les femmes et l’ordre entre les sexes. Dès le début de Kadın, il corrobora l’idée que les deux sexes étaient complémentaires, mais différents : « Dans les affaires humaines, il n’y a pas de disparité entre homme et gittikce büyütüyor – belki her cins kendi fıtrat ve tînet ayarında vazifelerle muvazzıf kılmaktır. Gerek aile içinde ve gerek hâricde kadının ve erkeğin vazâifi ayrıdır. Birinin vazifesi diğerinin vazifesini teshîl ve itmâm etmeli fakat bu vazifeler hiç bir vakit mezc ve taklîb edilmemelidir. » (p. 45). 126 A. Comte : Système de politique positive, I, p. 247 & 97. 127 Cf. Sander L. Gilman : Difference and Pathology. Stereotypes of Sexuality, Race, and Madness. Londres : Cornell University Press, 1975.
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femme ; la femme et l’homme sont parfaitement complémentaires. »128 Au fond, c’est à travers cette reconnaissance d’égalité et de complémentarité que Rıza développa sa conception naturalisée de la division du travail. Bien qu’il insiste sur la sentimentalité des femmes et leur apport spirituel à la civilisation, c’est le corps, et non pas l’esprit, qui légitimait la division du travail entre les sexes. Et bien qu’il ait défini le devoir comme un moyen d’émancipation de la nature, la nature devenait une entité inchangeable dès lors qu’il s’agissait de légitimer la division du travail entre les sexes. Pour Ahmed Rıza, les devoirs féminins étaient définis par le corps qui apparaît comme une vérité transhistorique : « Le progrès a élargi les droits des femmes et a modifié leur mode de vie. Pour autant, il n’a pas changé leur corps. Chaque partie du corps a un devoir particulier et affecte les autres parties du corps. Il doit y avoir un lien entre d’une part le fait que, chez les femmes, la pulsion maternelle domine les autres sentiments, et d’autre part l’effet naturel de l’utérus. Élever des filles signifie les préparer à suivre correctement les devoirs que la nature leur a confiés. »129
Alors que Comte avait encore spéculé sur une partie « affective » du cerveau plus développée chez les femmes, Rıza proposait une argumentation strictement corporelle qui définissait le sexe féminin comme la qualité essentielle de la femme130, avec pour connotation sociale l’importance accordée à la figure de la mère. Par conséquent, la maternité en tant que meilleure forme de patriotisme féminin devint le point de départ pour négocier l’inclusion et l’exclusion des femmes de l’utopie jeune-turque. Le privé et le public Ahmed Rıza présentait la maternité comme la seule légitimité des femmes, les réduisant ainsi à cette seule fonction. Dans Kadın, la figure de la mère ressort comme un idéaltype et le résultat logique de la nature féminine : « La nature attribue ce devoir noble et précieux [d’élever un 128 « Mesâil-i insaniyede kadın ile erkeğin farkı yoktur ; kadın ve erkek yekdiğerinin mütemmemidir. » (p. 37). 129 « Medeniyet-i hâzıra kadının hukukunu tevessu’, şekl-i hayatını tebdîl etti. Lâkin vücudunu değiştirmedi. Vücudda her uzvun ayrı bir vazifesi ve diğer a’zânın vazâifi üzerine tâsiri vardır. Kadınlarda sevk-i maderânenin hissiyât-ı sâireye galib olması[,] uzv-u rahmin bir netice-i tabî’yesi arasında bir râbıta ve münasebet olmalıdır. Kızları terbiye etmek[,] tabiya’tın kendilerine tevdi’ etmiş olduğu vazâifi hüsn ifâde edebilecek hale getirmek demektir. » (p. 36). 130 A. Petit/B. Bensaude : « Le féminisme militant d’un auguste phallocrate », p. 294. Cf. M. L. Stewart : For Health and Beauty, p. 27-43.
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enfant] au zèle et à la compétence maternelle. »131 Pensant apparemment à sa sœur Selma qui, elle, ne s’était jamais mariée mais l’avait rejoint à Paris, il prétend que des femmes qui n’ont pas envie de se marier peuvent servir la patrie par d’autres voies. Pourtant, précise-t-il, aucun service ne peut remplacer celui d’élever un enfant et de bien l’éduquer132. Et il conclut : « Le devoir maternel est le devoir civilisationnel de base. La féminité se développe dans la maternité. »133 C’est dans ce contexte que Rıza réitéra sa définition de la liberté : la liberté, ce n’est pas s’exempter des devoirs ; c’est exécuter les devoirs imposés par la nature, c’est-à-dire le devoir maternel : « Ma vision de la liberté, ce n’est pas d’abandonner une fille à sa guise ni à son initiative, ce n’est pas de l’affranchir de tout forme d’obligation et de devoir à l’égard de sa famille, de sa patrie et de l’humanité — une sorte de liberté qui existe déjà chez nous aujourd’hui. Elle consiste en la liberté d’apprendre les sciences et d’en faire bénéficier la patrie, et, en particulier, de poursuivre son devoir maternel au mieux. » « Si la femme demande la liberté, elle ne doit pas la demander afin de s’amuser dans la rue (…) ou afin de goûter aux péchés en tout genre ; mais plutôt afin d’exprimer son devoir maternel dans le juste respect des lois. C’est en servant la patrie à travers son époux et ses fils qu’elle doit chercher sa grandeur. »134
Une fois encore, dans la pensée de Rıza, la conception de devoir comportait l’affirmation de l’égalité entre hommes et femmes et elle proposait l’inclusion des femmes dans le projet de la réforme ottomane : « L’honneur et l’importance des devoirs de la femme ne sont pas inférieurs aux devoirs des hommes. La femme qui exerce correctement ses devoirs au foyer, dans le mariage et dans la maternité aura davantage servi la 131 « Tabiyya’t bu şerefli, kıymetli vazîfeyi analık dest-i himmet ve dirâyetine hâvâle eyliyor. » (p. 27). 132 « [E]vlenmek isteyen kadın başka yolda ifâ’âl ve esâr-ı hüsnesiyle de vatanın hıdmetinde bulunabiliyor. Lâkin bu esâr ne kadar nefîs ve azim olursa olsun vatana hissiyâtı alî[,] terbiye ve ma’lûmatı mükemmel bir evlâd yetiştirmek kadar naf’ olamaz. » (p. 44). 133 C’est nous qui soulignons. « Analık vazifesi vazâif-i medeniyenin esâsıdır. Kadınlık analıkta tekemmül eder. » (p. 43). 134 « Hürriyetten murâdım kızı kendi keyif ve havasına bırakmak, ailesine, vatanına, insaniyete karşı her türlü kayıddan ve vazifeden âzâde kılmak değildir. Bir nevi’ hürriyet bizde bu gün mevcuddur. Hürriyet ilm ve hüner öğrenmek, ma’lûmâtından vatana müstefîd kılmak ve aliül-husûs analık vazifesini gâyet geniş ve yüksek bir zeminde / belâ mâni’ ifâ edebilmek hakkından ibarettir. » (p. 37-38) « Kadın hürriyet isterse mesirelerde sallanmak, babasından kalan / hava ve heves yolunda yemek veya erkeklerle bimuhaba mu’âmele-i naz ve niyaza koyularak her ayıb ve sefâletin lezzetini tatmak için değil, analık vazifesine bîhakken ifâ edebilmek için istemeli, büyüklüğü vatana zevci ve oğulları vâstasıyla iyilik etmekte aramalıdır. » (p. 42-43).
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société qu’une centaine d’hommes. »135 Or, c’est à partir de cette importance accordée à la femme en tant que mère et de l’idée que les devoirs des sexes étaient complémentaires mais non interchangeables que Rıza pouvait procéder à l’exclusion catégorique des femmes de certains domaines de la vie sociale. « La concurrence et la rivalité entre deux genres dont le travail a été partagé d’une façon aussi naturelle n’est pas licite. » « Aujourd’hui, la société peut se passer des vers des femmes, mais elle ne peut se priver de la mère. Il y a de nombreuses œuvres géniales éclipsant les livres écrits par des femmes ; toutefois rien dans ce monde ne peut remplacer le cœur et l’amour de la mère. Le plus beau poème de la femme doit être son foyer. »136
En mettant en avant l’image triple de la mère, de l’épouse et de la gardienne du foyer, Rıza avait déjà défini la fonction sociale des femmes dans les confins de la sphère privée. Mais sa conception naturalisée de la division du travail entre les sexes faisait ressortir cette définition avec plus de clarté. La référence aux devoirs octroyés par la nature lui permettait d’associer les femmes à la sphère privée et de définir la sphère publique comme un espace essentiellement masculin. « La femme ne doit pas oublier qu’elle a été créée pour enfanter, et qu’elle doit, de par sa création, rester à la maison, davantage que l’homme », dit-il137. La maternité était peut-être une affaire publique, mais les mères ne l’étaient pas : « Si une femme veut sincèrement travailler en faveur de la nation, elle ne doit pas chercher de bonheur plus grand que celui de devenir la reine de la maison. Travailler à l’extérieur de la maison, s’occuper de la guerre et des combats, relève de la nature des hommes. Le destin de l’homme est l’extérieur, la lumière de la femme rayonne à l’intérieur (…). Si cette lumière derrière le rideau de l’innocence se diffuse à l’extérieur, tel la lumière d’un grand phare derrière des verres épais, elle éclairera les terres du bonheur. La femme n’a rien perdu dans la rue. Un de nos grands poètes [Enderûnlu Fâzıl] dit à la femme : “Ne sois pas un balai de rue, sois toute féminine.” »138 135 « Kadının vazâifi şeref ve ehemmiyetce erkeğin vazâifinden dûn [bas] değildir. Vazâif-i beytiyesini, vazâif-i zevciyesini, vazâif-i maderanesini bihak ifâ eden bir kadın cemi’yete yüz erkekden ziyâde hıdmet etmiş olur. » (p. 37). 136 « Mesâi’isi böyle tabi’i olarak taksîm edilmiş iki cins arasında rekâbet ve müsâbakat caiz değildir. » (p. 45) « Cemi’yet bugün bir kadının manzûmelerinden vâz geçebiliyor, lâkin (…) ana ihtiyâcdan farig olamaz. Kadınlar tarafından yazılan kitabları gölgede bırakacak âsâr-ı nefîs çoktur, lâkin dünyada ana kalbinin ana sevdanın yerini tutacak bir şey yoktur. Kadının en güzel si’iri kendi beyti olmalı. » (p. 44). 137 « Kadın çocuk doğurmak için yaratıldığını ve erkekten / ziyâde evde oturmağa hulketen mecbûr olduğunu unutmamalıdır. » (p. 36-37). 138 « Kadın eğer izzet-i nefsini, afet ve rahatını muhafaza etmek, milletin a’fiyetine, sa’âdet-i hakikiyesine cidden çalışmak ve umûmun muzhır hürmeti olmak isterse[,] evinin
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La réclusion des femmes auquel il s’était opposé se trouvait ainsi de nouveau légitimé par la conception moderne de l’ordre entre les sexes définissant l’espace public comme masculin et la sphère privée comme féminine. La réhabilitation du harem entreprise par Rıza n’avait ainsi pas uniquement une dimension disciplinaire ; le harem était comme le lieu naturel d’une fonction sociale confinée à la sphère privée. Passant du registre biologique au registre social, Ahmed Rıza établissait un idéal-type de la femme, réduite à la sphère privée, qui devait se heurter à la réalité de la vie sociale ottomane. Cela ressort de ses idées sur l’activité professionnelle des femmes. Le modèle bourgeois de la femme au foyer se trouvait en tension directe avec la réalité sociale. Rıza définissait le marché du travail comme étant essentiellement masculin, admettant la participation féminine seulement en cas d’exception. Il n’était pas entièrement cohérent dans son approche : il soulignait que les femmes devaient être capables de travailler s’il le fallait, et dans un autre passage posait la capacité des femmes à gagner leur propre vie comme la condition de toute émancipation féminine139, et cela juste après avoir déclaré que la femme, « de par sa création », devait rester à la maison. Deux pages plus loin, il présentait le travail des femmes comme un problème. Mais dans l’ensemble, Ahmed Rıza se refusait à envisager l’idée d’une main-d’œuvre féminine, et écartait donc de ses réflexions la majorité écrasante des femmes ottomanes. L’idéal se superposait à la réalité socioéconomique. En cela, il s’interdisait de suivre un courant important des débats dans l’Empire sur l’activité professionnelle des femmes et préférait souligner la normativité de son modèle positif sans s’interroger sur son lien avec les conditions d’existence des Ottomanes140. Par la valeur normative qu’il attachait à la non-activité des femmes, il s’opposait aussi mülkü, mâlikesi olmaktan büyük bir devlet aramamalılar. Dışarda işlemek, cenk ü cedâl ile uğraşmak erkek tabiyya’tına muvâfıktır. (…) Erkeğin ferveti hâricde, kadının ziyâsı evin içindedir. Bu ziyâ kalın camlı büyük fenarların ışığı gibi hicab-ı ismet arkasından dışarı intişâr ederse sâhil fevz-u-sa’âdet daha aydın gösterir. Kadının sokakta şevki yoktur. Büyük şairlerimizden biri kadına : “Olma sokak süpürgesi, kadın kadıncık ol” diyor. » (p. 42). 139 Qasim Amin insistait fortement sur ce point. Voir A. Hourani : Arabic Thought in the Liberal Age, p. 165. 140 Dans les débats dans l’Empire ottoman, la question de l’activité professionnelle des femmes semble avoir été plus importante qu’en Europe. Une explication possible est que les conditions économiques nécessitaient l’intégration de la main-d’œuvre féminine davantage qu’en Europe. Cf. Donald Quataert : « Ottoman Women, Households, and Textile Manufacturing, 1800-1914 », Nikki R. Keddie/Beth Baron (dir.) : Women in Middle Eastern History : Shifting Boundaries in Sex and Gender. New Haven : Yale University Press, 1991, p. 161-176.
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aux possibilités d’activité commerciale et entrepreneuriale qui existaient traditionnellement pour les femmes dans la société ottomane141. Même tension dans ses idées sur l’engagement politique des femmes. Le cantonnement des femmes à la sphère privée ne les excluait pas seulement du marché de travail mais aussi de la politique, celle-ci étant définie comme une affaire publique, donc masculine. Cela montre comment le discours moderniste pouvait promouvoir l’exclusion des femmes en marginalisant d’anciennes formes de participation féminine à la politique. Dans la tradition impériale ottomane, l’assignement des femmes au harem, donc au privé, pouvait représenter une affirmation de leur pouvoir politique, étant donné que le harem représentait le cœur du pouvoir politique142. La séparation entre hommes et femmes ne signifiait donc pas l’exclusion des femmes du domaine politique. Ce système disparut définitivement au cours du XIXe siècle, lorsque la société fut divisée en sphère privée et sphère publique, une distinction qui n’avait pas existé à l’époque classique. Le point essentiel dans cette évolution n’est pas que les femmes aient été écartées de la sphère publique, mais que l’exercice de la politique active ait été associé à la sphère publique d’une manière exclusive. Les femmes affiliées à la sphère privée se trouvaient exclues de la sphère publique et donc de la politique. Le privé était peut-être un enjeu politique, mais non plus le lieu de l’exercice de la politique. Ahmed Rıza voulait reformuler les structures du pouvoir politique de la société ottomane pour les transformer en des structures modernes, alors qu’il identifiait le foyer et le harem comme le lieu naturel des femmes. Cependant, cette tentative d’exclure les femmes était contredite par des références historiques à des femmes engagées dans les affaires politiques qui étaient bien en avance sur ses idées concernant la place des femmes dans la société jeune-turque : dans le passé tel qu’il le concevait, les femmes participaient aux affaires publiques, à la vie intellectuelle et artistique. L’idéalisation du passé allait au-delà de l’idéalisation de l’avenir. Mais Rıza dénotait le caractère d’exception de ces exemples, soulignant qu’ils n’étaient pas pertinents quant aux qualités propres femmes, telle qu’elles étaient définies par la nature. Ainsi, Ahmed Rıza en arrivait à juxtaposer des exemples de l’importance politique et 141
Voir p. ex. S. Faroqhi : « Crisis and Change, 1590-1699 », p. 598-599, 605. E. Thompson : « Public and Private in Middle Eastern Women’s History », p. 54-55 ; Leslie Peirce : The Imperial Harem : Women and Sovereignty in the Ottoman Empire. Oxford : Oxford University Press, 1993. 142
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publique des femmes avec son idée de l’exclusion des femmes du domaine politique. Le lien entre la condition féminine et le degré de civilisation se faisait sans une histoire des femmes143. Néanmoins, chez Rıza l’exclusion des femmes ne s’imposait pas comme un principe politique. Ce sont plutôt des considérations pragmatiques qui l’amenaient à définir la politique comme une chose essentiellement masculine. Contrairement à Rousseau, il ne légitimait pas l’exclusion des femmes par le risque que leur sentimentalité et leur manque de raison pourraient poser au sérieux de la politique144. Lui-même soulignait qu’il n’était pas interdit aux femmes de participer aux affaires politiques et qu’il n’y avait peut-être pas de raison en soi pour que les femmes doivent s’en abstenir. Il supposait simplement que, de par leur pouvoir d’enfanter, elles devaient préférer leur vocation naturelle. « L’islam n’interdit pas aux femmes, en particulier aux femmes privées de la menstruation, de s’occuper des affaires réservées aux hommes »145, supposant que leur activité politique puisse être tolérée à partir du moment où elles avaient perdu le premier attribut de la féminité. Et citant des cas historiques de femmes ayant régné et évoquant la figure célèbre de Sabiha d’Andalousie il écrit : « Mais tout le monde ne peut pas être une Sabiha, et même si elle l’était, elle ne pourrait régner. Cependant, chaque femme en son état prévu par la nature peut être une mère impeccable. En conséquence, afin de pouvoir exercer sa domination spirituelle d’une façon bénéfique à la société, elle doit rester femme, elle doit chercher sa reconnaissance et sa grandeur dans les affaires propres à la féminité et à la maternité. »146
Auguste Comte avait préconisé que le patriotisme de la femme se limite au foyer, car au-delà elle pourrait compromettre sa propre vocation. 143 Ahmed Rıza suivait de très près les propos d’Auguste Comte qui avait entamé une argumentation historique similaire. Petit et Bensaude écrivent au sujet de Comte et de sa conception de l’histoire des femmes : « [S]ous l’apparente apologie, on découvre avec quel soin Comte s’applique à évacuer les femmes de l’Histoire. (…) À la rigueur, il n’y a qu’une histoire de la condition féminine, et encore référée à celle des hommes, et décidée par eux. » A. Petit/B. Bensaude : « Le féminisme militant d’un auguste phallocrate », p. 299. 144 Cette position rousseauienne était pratiquement consensuelle parmi les élites politiques masculines de l’Europe fin-de-siècle. Cf. Penny A. Weiss : Gendered Community. Rousseau, Sex, and Politics. New York : New York University Press, 1995. 145 « İslâmiyet bir kadını bahusus hayzdan kesilmiş bir kadını ricâle mahsûs işlerle iştigâlden men’ etmiyor. » (p. 46). 146 « Ancak herkes Sabiha olamaz, olsada hükümdârlık edemez. Lakin hal-i tabi’ide bulunan her kadın mükemmel bir valde olabiliyor. Bu sebebe mebnî kadın hâkimiyet-i ma’neviyesini cemi’yete müfîd br surette icrâ edebilmek için kadın kalmalı, şevket ve azimetini yalnız kadınlığa, analığa mahusus hassalarda aramalı » (p. 46). C’est nous qui soulignons.
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La politique étant rude, elle risquait de porter atteinte à la supériorité morale des femmes. L’exclusion des femmes était donc en leur propre faveur147. Ahmed Rıza développait un raisonnement similaire, sauf que sa priorité était la maternité. Il fallait que les femmes gardent et protègent leur devoir principal : « Plus haut, j’ai dit qu’il fallait que les femmes participent aux affaires publiques. Participer aux affaires publiques ne signifie pas imiter les hommes à chaque propos. Cela signifie ne pas rester apathique et indifférente lorsque les hommes se consacrent à une chose importante, et participer aux affaires qui occupent les cœurs et les esprits, à un degré correspondant à la raison de leur création. » « Si la femme se mêle de chaque affaire de l’homme, — étant donné qu’il n’est pas possible de mener deux choses simultanément — elle aura négligé son devoir de femme et de mère. »148
Ainsi, la maternité ressortait comme la matrice d’un jeu constant d’inclusion et d’exclusion des femmes dans le projet de la réforme ottomane. Tantôt elle soulignait l’importance nationale des mères de la patrie, tantôt elle cantonnait les femmes dans les confins de la sphère privée, leur proposant dans les deux cas un système rigide de devoirs. On voit ainsi que le traité Kadın était un discours sur les femmes, et non pas un discours venant des femmes. A vrai dire, d’une manière générale, le mouvement féministe du XIXe siècle se caractérisait par une proximité avec le discours masculiniste sur « la » femme. À l’époque de la rédaction de Kadın, la politique féministe évoluait dans l’Empire et en France dans un cadre centré sur la maternité et sur l’équation entre la mère et la patrie. Il était rare que le discours féministe se développe sur une autre base épistémologique que celle insistant sur la place des femmes en tant que mères149. Toutefois, tandis qu’Ahmed Rıza et ses collègues masculins réduisaient les femmes à la maternité en les considérant socialement nécessaires, les 147 A. Petit/B. Bensaude : « Le féminisme militant d’un auguste phallocrate », p. 304-305. D’ailleurs, Comte eut le même raisonnement pour exclure les prolétaires et les philosophes de la politique. 148 C’est nous qui soulignons. « Yukarıda kadınların mesâi’i-i umûmiyeye iştirâk etmeleri lâzımdır demiştim[.] Mesâi’i-i umumiyeye iştirâk her işte ricâli taklîd demek değildir. Ricalin mühim bir işle meşgul bulunduğu zaman nisvânın bigâne ve kayıdsız durmaları ve kulûb ve ezhân emti işgâl eden mesâil ve umûrdan maksad-ı hilkatlarıyla mütenâsib derecede hissedâr olmaları demektir. » (p. 45) « Kadın eğer erkeğin her işine bilfi’il karışırsa – iki işi birden görmek mümkün olamıyacağından – kadınlık, analık vazifesini nâkıs bırakmış olur. » (p. 46). 149 Sur les ruptures avec ce discours dominant sous la IIIe République voir Mary-Louise Roberts : Disruptive Acts. The New Woman in Fin-de-siècle France. Chicago/Londres : University of Chicago Press, 2002.
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féministes, quant à elles, insistaient sur la maternité afin de souligner l’importance politique des femmes à travers cette fonction sociale qu’elles exerçaient. Chez elles, la « maternité » était un topos flexible, en opposition à la vision des hommes. Plutôt que de les enfermer dans leur fonction maternelle, la maternité représentait la base de l’émancipation politique des femmes et devenait pour elles un moyen de revendiquer leur participation politique150. Un constat similaire s’impose dans le discours sur les devoirs des femmes. À l’instar d’Ahmed Rıza, les féministes militaient pour la reconnaissance de la fonction sociale des femmes en mettant en avant les devoirs de celles-ci dans la société. Pourtant, cette mise en avant des devoirs leur servait en même temps à revendiquer des droits. La formulation des devoirs sociaux des femmes devint la base de toute reconnaissance des droits des femmes151. Droits et devoirs allaient de pair, et l’histoire du féminisme au XIXe siècle et au-delà, est marquée par une oscillation constante et nuancée, mais complexe et toujours fragile, entre droits et devoirs, laquelle était souvent employée d’une manière subtile pour faire avancer le statut des femmes152. Les Jeunes Turques, la révolution et après Ahmed Rıza était bien loin de cette conception. Ses idées sur l’importance des femmes se fondaient sur leur silence qui lui permettait de s’en faire le défenseur. C’est cette exclusion de la parole féminine qui lui permit de procéder à la valorisation de « l’influence féminine » sur la civilisation et à la définition de la femme comme gardienne de l’authenticité nationale. Son principe positiviste de devoir, défini comme un acte d’émancipation, omettait toute élaboration des droits et donnait en conséquence une définition fortement limitée de l’émancipation des femmes. 150
Cf. E. B. Frierson : « Women in Late Ottoman Intellectual History », p. 154. A. Karakaya-Stump : « Debating Progress in a “Serious Newspaper for Muslim Women” », p. 175. 152 Cf. Anne Cova : « La majorité des féministes ont cherché à utiliser les discours dominants en les retournant au profit des mères et des femmes. Faire de la maternité un atout, afin d’obtenir non seulement des droits sociaux pour les mères, mais aussi des droits politiques pour les femmes, tel le vote, est la tactique des féministes. » Maternité et droits des femmes en France, p. 399. Le cas d’Hubertine Auclert qui avait lancé le slogan « Pas de devoirs sans droits. Pas de droits sans devoirs. » montre jusqu’à quel degré la mise en avant de la maternité était flexible, permettant des interprétations radicales, pouvant aller jusqu’à la conception d’un « État-mère ». Ibid., p. 105. 151
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CHAPITRE XIV
La définition de la maternité comme déterminant exclusif de la féminité signifiait pour Ahmed Rıza l’exclusion des femmes des affaires publiques, et donc, de la politique. Conformément à cette logique, la seule présence que Rıza accordait aux femmes dans l’espace public était en conformité avec leur identité de mères et d’êtres sensibles, et se référait au domaine de la philanthropie dans le sens large du terme. Cet engagement féminin était censé prolonger dans l’espace public le rôle qu’il leur attribuait dans la sphère privée et qui visait à soutenir la politique nationale mise en place par les hommes et l’agrémenter du concours spirituel féminin. Et de fait, sur ce point comme sur d’autres, les idées d’Ahmed Rıza sont comme une anticipation de l’activité publique des femmes sous la Seconde Période constitutionnelle. Dans Kadın, il demande aux femmes de mettre à l’œuvre leur nature douce et caritative en créant des associations comme dans les pays « civilisés » pour dynamiser la société civile. Il les invite à veiller sur la moralité publique et à lutter contre les excès, comme l’alcoolisme. Il propose en particulier d’établir des associations féminines de soutien à l’armée — soutien matériel aussi bien que moral. À l’instar du service militaire pour les hommes, ces organisations permettraient de donner une instruction patriotique aux jeunes femmes. Au fond, le militarisme d’Ahmed Rıza se révèle davantage dans ces passages de Kadın que dans les idées vagues sur la place prépondérante de l’armée au sein de la société exprimées dans Asker. La femme protectrice ne signifiait pas la femme pacifiste. Rıza soulignait cette idée en parlant régulièrement dans Kadın des femmes qui soutiennent les soldats et leur apportent aide et encouragement. Le militarisme était pour lui un moyen de mobilisation patriotique permettant également aux femmes, pourtant exclues du service militaire, de participer à l’ardeur patriotique. À la veille de la révolution jeune-turque, Kadın rejoint ainsi Asker dans le lien organique établi entre la guerre et la patrie. Faire de la patrie la valeur politique suprême amena Ahmed Rıza à contredire son idée de l’exclusion des femmes des affaires politiques et à lancer à la fin de son texte un appel à leur engagement contre Abdülhamid. Le leader jeune-turc les invitait à suivre l’exemple des femmes russes contre le despotisme, à s’organiser, à former des groupes clandestins, à militer contre le régime rétrograde du sultan. Cet appel se rapportait au processus de réorganisation du mouvement jeune-turc entamé à partir de 1906. L’organisation politique étant devenue l’impératif majeur, Kadın
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se présentait comme une tentative de gagner les femmes à l’opposition jeune-turque, au même titre que le traité Asker s’adressait aux jeunes officiers. En dépit de ses réserves à l’encontre de l’action féminine, Rıza exprimait sa volonté de voir les femmes rejoindre l’opposition jeuneturque. La différence avec Asker est qu’il n’y eut pas, dans l’activité concrète des Jeunes Turcs, de politique répondant à la demande formulée dans Kadın, c’est-à-dire pas de politique féminine correspondant à l’orientation militaire engagée par le CPU pour transformer le mouvement jeune-turc en une force de frappe politique. Toutefois, Rıza attendait un concours des femmes à la cause jeune-turque, conforme à son idée de l’influence spirituelle des femmes, pour donner un visage plus humain au renversement du régime et garantir son déroulement pacifique : « Les héritières des musulmanes qui jadis encouragèrent les soldats à la bataille et blâmèrent ceux qui la fuyaient doivent aujourd’hui stimuler ceux qui combattent sur le champ de bataille de la liberté et doivent chasser et condamner les vauriens et les égoïstes. » « La meilleure et la moins dangereuse des révoltes sera celle menée par les femmes. Car les soldats ne tireront pas sur les femmes, et les officiers ne les attaqueront pas. Quant aux États européens, ils n’interpréteront pas l’insurrection des femmes comme une révolte contre les chrétiens et n’auront pas de prétexte pour intervenir. »153
Après son appel à l’engagement des femmes contre le régime hamidien et en faveur de la patrie, Rıza achevait son livre sur cette phrase : « En France, une Jeanne d’Arc est apparue, elle a sauvé la patrie du danger. Une fille aussi dévouée ne paraîtra-t-elle donc pas chez nous ? »154 Cette question n’exprimait pas l’attente de Rıza de voir apparaître une guerrière. Au fond, elle exprimait sa volonté de voir les femmes suivre leurs devoirs et leurs responsabilités patriotiques imposés par la nature, à l’instar du dévouement pour la patrie d’une Jeanne d’Arc. Ainsi, la fin du tome Kadın de la série Vazife ve Mesuliyet rejoignit le verdict que Rıza avait formulé dans Asker — « nous allons tous devenir des soldats » — pour souligner que chaque individu, homme et femme, avait un devoir à accomplir et une responsabilité à assumer envers la patrie. 153 « Vaktiyle askeri harbe teşvîk eden ve muharebeden kaçanları ayıblayan muhadderât-ı islâmiyenin ahlâfı bu gün ma’reke-i hürriyette çalışanların cesâretini tahrîk etmeli[,] hamiyetsizleri, hodbînleri utandırmalı, kovmalıdır. » (p. 50) « En hayırlı ve tehlikesiz ihtilâl kadınlar tarafında olacak ihtilâldır. Çünkü asker kadına silah çekmez, zabtiye kasa tura sallamaz. Avrupa devletleri ise kadınların kıyâmını hıristiyanlar aleyhine bir isyân gibi tefsîr edemezler, müdâheleye vesile bulamazlar. » (p. 55). 154 « Fransa’da bir Jeanne d’Arc çıktı, vatanı tehlikeden kurtardı. Böyle hamiyetli bir kız acaba zuhûr etmeyecek mi? » (p. 56).
CHAPITRE XV
LES VÉRITÉS DE L’EMPIRE : ENTRE L’IDÉAL OTTOMANISTE ET LA PERCEPTION TURQUISTE Dans la pensée d’Ahmed Rıza, l’idée de devoir était le fondement de la citoyenneté jeune-turque et se présentait comme une interprétation conservatrice de la modernité, visant à maintenir et redéfinir des rapports sociaux hiérarchiques. Le concept portait nécessairement une tension entre la direction autoritaire dictée par l’approche conservatrice de la modernité et l’orientation libérale de la pensée de Rıza, centrée entre autre, sur des valeurs de représentation et l’idée de la souveraineté populaire qui s’exprimait dans l’utilisation des mots millet et vatan (nation et patrie)1. De la même façon, l’idée de la patrie et de l’attachement naturel des citoyens à la patrie était marquée par une tension. Le concept de devoir avait une connotation individuelle en ce qu’il se rapportait aux obligations du citoyen vis-à-vis de la société. Mais il dépassait sa dimension particulière en ce qu’il s’articulait par rapport à la patrie conçue comme la forme ontologique de la société, réunissant les individus dans une entité politique globale. Or, sur quoi devait alors se fonder cet attachement, supposé naturel, à la patrie ? Tenant compte de l’insistance sur l’islam, le discours islamique et la perception turquiste de l’Empire que nous avons soulignés comme des piliers de la pensée d’Ahmed Rıza dans les années 1900, il serait aisé de conclure que Rıza avait une conception turquiste et islamique du patriotisme ottoman et que son patriotisme impliquait ainsi une doctrine nationaliste turque et islamique. Toutefois, la réalité était bien plus compliquée. Car nous voyons bien que, tout en développant après 1900 un discours turquiste et islamique, Ahmed Rıza tenait à l’idéal universaliste d’union de tous les Ottomans qui constituait sa doctrine officielle de projet d’Empire. Mais comment faut-il alors interpréter le discours turquiste et l’insistance sur l’islam qui, clairement, contredisaient cette doctrine ? 1
Voir notre chapitre supra « Le sultan, l’État, la nation : L’appel au constitutionalisme. »
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CHAPITRE XV
Portée et limite de l’abstraction politique D’après ses propres dires, Ahmed Rıza avait poussé l’organisation politique jeune-turque en 1895 à adopter le nom de Osmanlı İttihad ve Terakki Cemiyeti (Comité ottoman Union et Progrès) afin de souligner la nécessité d’œuvrer pour les intérêts de l’ensemble des Ottomans et de créer l’union entre les différentes communautés, condition pour la réforme durable de l’Empire2. Nous avons déjà vu que, dans les faits, Ahmed Rıza n’était pas cohérent avec cette démarche universaliste, que l’émergence du mouvement jeune-turc comme facteur politique sur la scène ottomane se fit pour défendre les structures de pouvoirs existantes contre les revendications des groupes politiques non-musulmans, et que, surtout après 1900, les activités de Rıza étaient marquées par des prises de position qui allaient à l’encontre de l’idéal universaliste d’ottomanisme. Toutefois, il serait erroné de méconnaître l’importance de l’ottomanisme dans sa pensée politique. Plutôt, nous voyons que, au cours des années, son interprétation de la façon de réaliser l’union ottomane se heurtait de plus en plus au principe même de l’idéal ottomaniste. La tendance civique de la pensée politique ottomane et la souveraineté absolue de la patrie À l’époque des Tanzimat, l’ottomanisme avait été mis en avant en termes surtout techniques pour contrecarrer le développement des nationalismes des différentes communautés ottomanes. Il visait à formuler un idéal séculier de l’« homo Ottomanicus » détaché des identifications particulières, ainsi qu’à doter l’État d’une idéologie conforme à sa nouvelle structure juridique fondée sur l’égalité des citoyens3. Mais cette idéologie était aussi la preuve de l’existence d’une dynamique propre de la société et elle s’imposa comme une valeur politique. Au-delà de l’imaginaire de l’élite étatique et des jeux de pouvoir, l’idée ottomaniste correspondait à une réalité qui avait fait son chemin au cours du XIXe siècle : l’identification avec l’Empire ottoman et la définition de l’espace ottoman comme un espace de possibilités, comme un espace national commun de 2 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 12-13 ; Discours d’Ahmed Rıza prononcé au Banquet de la Jeune Turquie à Paris le 27 novembre 1908, Revue positiviste internationale, 4/1 (1er janvier 1909), p. 76-77. 3 Ş. Hanioğlu : « Turkism and the Young Turks », p. 4-5.
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négociations et de projets politiques qui existaient à côté, en symbiose avec, et parfois à l’opposé des affiliations particulières. Pour l’élite moderniste ottomane, dont faisait partie la famille d’Ahmed Rıza, l’ottomanisme se présentait en effet comme une idéologie attractive. Il signifiait le dépassement des principes hiérarchiques islamiques qui avaient été à la base de l’ordre communal avant les Tanzimat et se présentait comme une force transformatrice. Il représentait une façon moderne de conceptualiser le lien entre l’État et le peuple qui permettait en même temps de revendiquer une autorité sur la définition de ce lien. En faisant abstraction des identifications particulières et des enracinements existants, il apparaissait comme une idéologie neutre qui devait permettre la rationalisation de l’administration étatique selon des critères modernes et, donc, la réforme générale de l’Empire. Enfin, il partait de la structure existante de l’Empire ottoman et posait son intégrité comme un principe. Il y a donc une logique dans le fait qu’Ahmed Rıza, issu d’une tradition d’engagement dans la réforme de l’Empire, avait assimilé l’ottomanisme comme une valeur politique correspondant à la structuration de l’ordre sociétal sur le principe d’égalité de tous les Ottomans, l’égalité étant la condition pour l’exercice des devoirs. On voit ainsi que l’ottomanisme était plus qu’un simple héritage du réformisme des Tanzimat. En fait, il s’inscrivait dans la tendance universalisante et civique de la construction étatique moderne, et dans le potentiel émancipatoire du principe d’égalité, en tant que condition de la réforme de la société ottomane et du progrès universel. Chez Rıza, l’ottomanisme se présentait ainsi dans la logique des principes de la nation et de la patrie. Dans ses lâyiha, la nation (millet) avait fait figure de valeur opposée à la monarchie despotique, transgressant l’état de fragmentation et de désunion régnant dans l’Empire et s’imposant comme un champ d’élaborations politiques. Le concept de nation était né dans l’Empire en lien étroit avec l’ottomanisme et il reposait sur l’idée d’abstraction des identités particulières au profit d’une identité politique universelle comme fondement des rapports entre État et citoyens. Par conséquent, la nation s’adressait à l’ensemble de la population et comportait une dimension unificatrice, proche du potentiel politique attribué à l’idéal de la nation en Europe et en Amérique au début du XIXe siècle comme force démocratique et englobante. C’est cette conception que partageait Ahmed Rıza dans son utilisation du mot millet et dans son idéal d’établir, voire de rétablir, l’union dans la société ottomane. Nous l’avons déjà mentionné, l’idée de nation était
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conçue chez lui sur fond d’une conception unitaire de la société, comme une entité harmonique qui, par définition, ne pouvait avoir de contradictions organiques4. L’ottomanisme était la formulation politique de ce principe d’harmonie sociétale et sa traduction au niveau du rapport entre État et citoyen, afin de lui donner une dimension civique et, d’une certaine manière, contractuelle. Il importe de souligner que l’ottomanisme ne visait pas la création d’un citoyen uniforme selon des critères nationaux prédéfinis. Comme idéal universel, il n’était pas dirigé contre les identités locales ou communautaires et ne s’opposait pas aux moyens d’identification et d’affiliation particulières, mais il en excluait la signification politique. L’objectif de l’ottomanisme n’était pas l’élimination des attachements divers mais la création d’une communauté politique générale au-delà des différents liens que les citoyens ottomans pouvaient avoir. La dimension politique des identités particulières était sacrifiée sur l’autel de l’ottomanisme au profit de la nation et de la patrie ottomane. De fait, cette conception de l’ottomanisme était corrélative de la loyauté inconditionnelle qu’Ahmed Rıza stipulait pour la patrie. La patrie, qui se présentait comme la patrie de toutes et de tous, s’imposait comme la référence logique et naturelle du principe ottomaniste. En cohérence avec la souveraineté absolue qu’il lui accordait, Rıza avançait dans Asker le principe de l’attachement à la patrie comme un idéal séculier universel, en décrivant le patriotisme qui devait animer le soldat au sein de l’armée ottomane. Selon la souveraineté qu’il attribuait à la patrie, le patriotisme ne devait pas comporter de référence à l’ethnie (cins) ni surtout à la religion, étant donné qu’il était défini lui-même comme une nouvelle religion, sans référence à elle : « Le sentiment patriotique doit être sincère, et détaché de l’idée de servir une ethnie ou une confession. »5 Il s’opposait à un fondement religieux du patriotisme en refusant la légitimité politique des principes islamiques, au profit d’une conception séculière du discours politique et d’un rapport moderne entre l’État et le peuple. En faisant de l’armée une force d’union nationale, Rıza excluait ainsi explicitement la religion comme fondement du patriotisme du soldat. « L’engagement religieux n’est pas approprié pour défendre la patrie et réunir politiquement les musulmans. »6 Si l’Empire n’avait eu qu’une seule religion, le 4
Voir notre chapitre « Sujet ou objet de la politique ? » « Vatan hissi gayet ciddi ve cins ve mezhep menfaa’tına hidmet şaibelerinden âri olmalı… » Asker, p. 35. 6 « Gayret-i diniye vatanı müdafa’aya ve Müslümanları siyaseten tevhide kâfi değildir. » Ibid. 5
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sentiment religieux aurait pu constituer une base stable de l’engagement pour la patrie, explique-t-il plus loin. Cependant, les Ottomans sont constitués de différents peuples (akvam), en partie musulmans, mais aussi juif et chrétiens7. D’une façon générale, selon Rıza, l’exclusion des critères ethniques et religieux pour la constitution du patriotisme reposait sur le constat que la société était marquée par la désunion et la rivalité entre les différents peuples. Les différentes communautés vivaient ségrégées et étaient atomisées. Même au sein d’une communauté, des différences confessionnelles contribuaient à l’hostilité réciproque, ajoutant ainsi à la désunion générale de la société : « Chaque parti regarde les autres comme des ennemis, et les maudit. »8 Par ailleurs, expliquait Ahmed Rıza, la religion n’avait jamais constitué un socle susceptible de créer le patriotisme, comme le montraient les difficultés rencontrés avec les Arabes d’Égypte, du Yémen et du Liban, ou encore avec les tribus Kurdes. Pour lui, les identifications religieuses et ethniques, loin de créer l’unité dans l’Empire, provoquaient la haine et la désunion. À la suite de cette argumentation logique et empirique suivant la méthodologie positiviste, il n’y avait, pour Ahmed Rıza, qu’une seule conclusion à tirer. Le patriotisme ottoman devait se fonder sur l’union politique de tous les Ottomans : « Puisque dans les conditions actuelles, il n’est pas possible à cause du désaccord entre les nationalités (millet) et les confessions de construire un élan patriotique national (milliye) et puisque les sentiments religieux ne profitent pas à la patrie, il faut chez nous aussi, comme dans d’autres pays civilisés, considérer des stratégies pour construire une union politique. »9
On notera dans ce passage l’utilisation double du mot millet, se référant à la fois aux différentes nationalités de l’Empire et à l’idéal d’une nation ottomane unifiée. De même, la création politique de la nation ottomane devient une nécessité en vue de l’idéal de civilisation, un pas 7 « Askerimiz eğer saltanat-ı İslâmiyenin ibtida-i teissisindeki Araplar gibi hep bir mezhepten hep bir milletten olsaydı[,] hissiyat-ı diniye bu gün yine muhafaza-i vatan ve müdafa’a-i hukuk için büyük bir kuvvet olabilirdi. Halbuki Osmanlı nam-ı resmiyesi altında teşekkül eden akvamın bir kısmı İslâm[,] diğer kısmı hıristiyan ve yahudidir. » Ibid. 8 « Her fırka diğer fırkalara düşman nazarıyla bakıyor, seb’ ediyor. » Ibid., p. 35. 9 « Şimdiki halde mademki mezhep ve millet ihtilâfı yüzünden memleketimizde bir asâbiyet-i milliye teşkili mümkün olmuyor ve hissiyat-ı diniyeden vatana nafi’ bir surette istifâde edilemiyor[,] bizde de / diğer medenî memleketlerde olduğu gibi bir ittihad-ı siyasî vücuda getirmek çareleri düşünülmelidir. » Ibid., p. 36-37.
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indispensable pour permettre à l’Empire de retrouver l’harmonie sociétale et de se rapprocher des « autres pays civilisés ». Fondé exclusivement sur des critères civiques, le patriotisme que proposait Ahmed Rıza comportait en lui-même le potentiel pour faire disparaître les clivages entre les différents peuples de l’Empire, pour en finir avec leurs affrontements qui l’affaiblissaient depuis le début du XIXe siècle. À première vue, le patriotisme ottomaniste assurait une politique progressiste qui, loin d’être censée profiter à une seule ethnie, s’adressait à l’ensemble des peuples ottomans. Cette dimension universaliste, il importe de le souligner, ne découlait pas chez Rıza de réflexions théoriques mais elle constituait un moyen de penser les conditions politiques réelles et se définissait par rapport à la réalité des conflits ethniques. L’ottomanisme était pour lui une réponse à la réalité de la violence dans l’Empire et un moyen de mettre fin aux confrontations interethniques par la vertu d’une politique universelle à l’échelle nationale. Une proposition pragmatique : l’opposition au nationalisme au nom des nationalités La portée et les limites de l’ottomanisme d’Ahmed Rıza apparaissent le mieux dans son opposition aux comités politiques non-musulmans. Nous l’avons dit, les rapports entre ces comités et les Jeunes Turcs de la faction d’Ahmed Rıza se dégradèrent considérablement à partir de 1900 et évoluèrent vers une hostilité déclarée qui ne fut dépassée, temporairement, qu’à la fin de l’année 1907 lors du deuxième congrès de l’opposition ottomane. Rıza ne reconnaissait aucun espace aux expressions politiques venant des populations non-turques. Comme nous le verrons, sur ce point certains hommes politiques ottomans non-turcs avaient peut-être mieux saisi sa pensée que lui-même en pointant du doigt la dimension turquiste de son discours. Cependant, cette dimension n’en était pas la seule vérité ; elle était en effet dans une tension constante avec une autre vérité qui, elle, comportait un potentiel bien plus universaliste puisqu’elle voyait dans l’État ottoman un cadre d’élaboration politique pour tous les Ottomans. À ce titre, il est significatif qu’Ahmed Rıza se soit toujours défendu des accusations de nationalisme professées par des comités politiques non-musulmans et des observateurs européens et ait récusé catégoriquement d’être animé par des velléités particularistes. Face à ces accusations récurrentes, il se vit obligé d’insister avec véhémence sur sa conviction
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universaliste de la patrie ottomane : « Les destinées d’une Patrie commune ont été et seront toujours mon grand souci. C’est par l’intermédiaire des diverses nationalités qui composent cette patrie que j’entends servir l’Humanité. »10 Cette conviction d’agir pour le bien-être de l’ensemble des peuples de l’Empire s’exprimait dans son opposition même aux groupes politiques non-turcs. Certes, Rıza les accusait de s’opposer au pouvoir central et de poursuivre par cela une politique séparatiste, mais il ne leur reprochait pas d’être principalement animés par la haine des Turcs ni de s’opposer à la prédominance des Turcs dans l’État ottoman. Il les critiquait à partir d’un point de vue ottomaniste et les accusait de mettre en cause l’union de tous les Ottomans, s’opposant ainsi à l’idéal d’unicité de la société ottomane. Le nationalisme était pour lui non pas une idée politique, mais l’expression de l’égoïsme11. Dans un article du Mechveret, il répliquait à l’accusation d’être un nationaliste : « L’Empire ottoman étant peuplé de communautés formées par des races diverses, si nos adversaires entendent par nationalisme un nationalisme n’admettant que sa propre race et désireux de jeter parmi les autres le brandon de la discorde, ils se trompent d’adresse : c’est aux révolutionnaires bulgares et non pas contre moi qu’ils doivent lancer leurs traits (…) Je n’ai jamais demandé pour les Turcs un privilège quelconque dont les membres des autres nationalités, mes compatriotes, n’eussent également leur part. »12
Rıza partait d’une conception civique du patriotisme et des rapports entre les communautés qui pourrait se développer en un projet universel d’abstraction politique. Cette conception ne se faisait donc pas uniquement dans la logique de la souveraineté de l’État mais elle visait directement le problème des violences interethniques et des fragilités des rapports communautaires. Pour Ahmed Rıza, l’État ottoman était le seul pouvoir capable de garantir la paix et la sécurité à l’ensemble de la population. Il voyait l’État comme une force abstraite, capable de mettre fin aux menaces de guerre civile et d’assurer ainsi la tranquillité et l’ordre à la société ottomane. Il importe de remarquer à ce sujet que ce rôle qu’il attribuait à l’État ne découlait pas uniquement de la tradition étatiste ottomane dont il avait hérité. Son idée de l’État portait aussi les traces de la théorie de l’État moderne, qui définissait l’État comme un pouvoir souverain et légitime, 10 11 12
Crise de l’Orient, p. 7. Asker, p. 35. « Nationaliste », Mechveret, no 155, 5 septembre 1904.
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censé prévenir les frictions potentielles au sein de la société qu’il encadrait. En insistant sur l’État ottoman comme solution aux conflits réels, Ahmed Rıza recourrait à une argumentation proche de Thomas Hobbes sur l’État, conçu comme une institution de contrôle nécessaire, ce qu’Auguste Comte qualifiait comme « le seul pas capital qu’ait encore fait, depuis Aristote jusqu’à moi, la théorie positive du gouvernement »13. Pour Ahmed Rıza, les réformes à réaliser au niveau local telles quelles étaient revendiquées par les comités arméniens, ne pouvaient représenter une alternative plus avantageuse que l’ordre ottoman existant : car, répondant aux velléités d’un seul groupe, elles auraient plongé les autres dans une situation minoritaire. Le résultat en aurait été une déstabilisation encore plus importante des rapports déjà si fragiles entre les communautés. Ainsi, c’était non pas au nom des Turcs ou de la domination turque, mais au nom des Arméniens qu’il s’opposait à l’autonomie des six provinces orientales, une autonomie qui aurait risqué de créer le désordre et d’attiser la haine des musulmans des provinces, tenus pour responsables des massacres arméniens, ce qui aurait mené à un déchaînement encore plus important de la violence. C’est dans la même logique que Rıza s’opposait aux revendications des comités bulgares. L’émergence des bandes opposées et l’action des groupes nationalistes, loin d’apporter une amélioration en Macédoine, mettaient en jeu le fragile équilibre entre les différents peuples et risquaient même de provoquer une guerre régionale qui aurait des répercussions internationales et mettrait ainsi en péril la paix mondiale. En ce sens, une année avant l’insurrection d’Ilinden, il adressa au XIe Congrès universel de la Paix d’avril 1902 une lettre dans laquelle il disait : « Le désarroi et la faiblesse du régime actuel rendant impossible le rétablissement de l’ordre, les pêcheurs en eau troubles en profitent pour y créer des foyers d’agitation (…) ; ils excitent les haines nationales et religieuses par leur propagande révolutionnaire, et rendent ainsi la guerre inévitable entre la Turquie et les trois petits États balkaniques. (…) [S]ous prétexte de réformes, [ils] détruisent la condition même du progrès qui est l’ordre. (…) Toutes ces ambitions égoïstes allument fatalement chez les autres nationalités de la Turquie des sentiments de jalousie et mécontentement. »14 13 Système de politique positive, vol. 2, p. 299. Sur Hobbes et Comte voir M. Pickering : Auguste Comte I, p. 652-653 & III, p. 225-226. Dans les textes et les notes d’Ahmed Rıza, la référence à Hobbes est fréquente. 14 Bureau International de la Paix : Bulletin officiel du XIe Congrès Universel de la Paix tenu à Monaco du 2 au 6 avril 1902. Monaco : Imp. de Monaco, 1902, p. 72-73. Pour un résumé de sa lettre, voir « Şuûnat », Şûra-yı Ümmet, no 3, 9 mai 1902.
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Dans les conditions existantes, l’autorité de l’État ottoman représentait pour Ahmed Rıza la meilleure solution pour garantir l’ordre entre les communautés. Il s’agissait certes d’une affirmation du pouvoir impérial, mais pas uniquement d’une affirmation normative de la logique d’Empire. Rıza défendait aussi une légitimation pragmatique de ce pouvoir en recourant à une argumentation positiviste. Il ne niait pas l’existence des affrontements interethniques, mais pour lui, la raison en était non pas le « fanatisme » poussant soi-disant les musulmans à attaquer les chrétiens, ni non plus l’action du pouvoir ottoman, mais, au contraire, la faiblesse de ce pouvoir. Cette faiblesse était entretenue par le sultan tout autant que par les puissances étrangères qui poursuivaient des buts égoïstes contraires aux intérêts de l’Empire, mais aussi contraires aux intérêts objectifs des différentes communautés dont elles prenaient la défense15. Or, pour Ahmed Rıza, l’Empire ottoman était, théoriquement et historiquement, bien plus apte à garantir la coexistence des communautés. Il en avait fait la démonstration dans son histoire, avec le principe de la « tolérance musulmane » qui garantissait le respect des non-musulmans et permettait leur épanouissement communautaire. Tandis qu’en Europe on se livrait dans la logique de la croisade à des massacres impitoyables contre des gens qualifiés d’hérétiques, dans les pays musulmans les non-musulmans jouissaient de respect16. En tout cas, l’Empire faisait mieux dans l’intégration des non-musulmans que la France dans l’intégration des musulmans en Algérie17. Vu à travers le prisme positiviste, l’État ottoman représentait le pouvoir garantissant le principe de l’ordre de la société ottomane, condition indispensable pour l’entente entre les différents peuples ottomans. Incontestablement, la vision d’Ahmed Rıza se faisait sur fond de l’expérience des violences interethniques qui en plusieurs régions définissaient le quotidien des Ottomans. La nécessité d’un pouvoir central fort et de réformes générales allait dans le sens même de l’intérêt des populations chrétiennes. Et de fait, les évènements de Macédoine après l’insurrection d’Ilinden et l’application des réformes suivant l’accord de Mürzsteg semblaient corroborer les positions d’Ahmed Rıza, et en particulier son opposition aux programmes nationalistes des différentes communautés. 15
Tolérance musulmane, p. 36. Voir surtout ses longs passages dans Faillite morale, p. 74-92. Cf. Crise de l’Orient, p. 41, 50. 17 Tolérance musulmane, p. 5. Voir aussi « Xénophobie », Mechveret, no 173, 1er mars 1906. 16
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Loin d’apaiser la situation des populations, cette insurrection et les réformes attisèrent la concurrence entre les communautés et intensifièrent les conflits interethniques. Pour Rıza, il était évident qu’aucun des peuples chrétiens de la région n’était prêt à accepter l’égalité avec les autres18. Il voyait dans les affrontements armés entre les différents groupes serbes, bulgares et grecs la preuve de l’impossibilité de conduire une politique nationaliste, qui risquait de déstabiliser les délicats rapports entre les communautés. Depuis l’affaiblissement concret de l’autorité de l’État ottoman, disait-il, Grecs et Bulgares s’entretuent19. Certes, il y avait une dimension paternaliste dans les idées d’Ahmed Rıza, venant d’un homme qui s’identifiait au pouvoir central ottoman. Mais il serait erroné de méconnaître la pertinence réelle de ses propos et l’attractivité que les idées ottomanistes, élaborées à partir d’un point de vue pragmatique, auraient pu avoir pour l’établissement d’une force politique universaliste commune. Cette force politique universaliste n’a pas vu le jour. Un universalisme trop abstrait De toute évidence, il y avait une contradiction entre, d’une part, l’idéal universaliste d’ottomanisme affiché par les Jeunes Turcs et, d’autre part, la portée de leur discours. Pour autant, comme nous avons essayé de le montrer, il ne faut pas mettre en cause la sincérité de l’idéal ottomaniste chez la plupart des Jeunes Turcs et tout d’abord chez Ahmed Rıza. Pour ce dernier, l’ottomanisme et l’objectif de créer une union fondée sur l’abstraction politique se présentait comme une pensée logique, s’inscrivant dans sa conception émancipatoire de la nation comme une entité politique négociée. Or, cet idéal ottomaniste était trop abstrait et trop universel pour être vrai. Au fond, le problème résidait dans le fait que Rıza prenait la tendance civique et universalisante de l’ottomanisme pour la réalité de l’Empire ottoman, entravée seulement par le mauvais règne du sultan Abdülhamid, ainsi que pour la réalité de ses propres élaborations politiques. Chez lui, l’ottomanisme apparaissait moins comme un idéal à construire par l’action politique conjointe des Ottomans, qu’une valeur donnée qui 18 Cf. Crise de l’Orient, p. 57 ; « Grecs, Bulgares et l’Europe », Mechveret, no 166, 1er août 1905. Le Jeune Turc Tunalı Hilmi avait une interprétation similaire. Voir M. Hacısalihoğlu : Die Jungtürken und die Mazedonische Frage, p. 78. 19 Crise de l’Orient, p. 40-41. Cf. « Question de Macédoine », Revue occidentale, 27/4 er (1 août 1904), p. 211-212.
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s’exprimait dans sa propre action. Idéal pris pour la réalité, c’était un projet profondément idéologique, en contradiction avec lui-même et servant à reproduire des rapports inégaux. De fait, il est difficile de trouver dans les textes d’Ahmed Rıza des positions théoriques qui aillent explicitement à l’encontre de cet idéal ottomaniste. Le caractère contradictoire de sa conception se révèle plutôt dans des non-dits et des perceptions implicites à l’encontre du caractère universaliste de son idéal pour en faire une idéologie promouvant une vision d’Empire marquée par la définition et la redéfinition des structures de pouvoir ; vision qui, parce qu’elle se faisait sur une base particulariste, limitait inévitablement le potentiel universaliste et émancipatoire du projet moderniste. Cette nature contradictoire est bien visible dans la définition du patriotisme que proposait Ahmed Rıza. Sa définition de la patrie en termes sentimentaux ne fournissait peut-être pas une explication plus précise que celle qui avait été proposée par Nâmık Kemal. Toutefois, elle avait une orientation politique plus prononcée qui était peu conciliable avec l’idéal de l’union politique universelle. Pour revenir à Asker que nous avons présenté comme un texte clé de la définition de son patriotisme, nous constatons que la dimension ottomaniste universelle y est bien modeste. Dans un traité de 70 pages, l’appel à l’union ottomaniste tient en moins d’une page et demie. Ce n’est pas un hasard si dans ce traité, dans lequel l’utilisation du mot vatan est la plus fréquente, nous retrouvons aussi la présence la plus nombreuse du mot türk20. Sans doute, avec 22 mentions l’utilisation de ce terme reste faible, comparée aux 139 mentions de vatan — un fait sur lequel nous allons revenir. Toutefois, il y a indéniablement une corrélation entre le fait que l’utilisation de ces deux termes est la plus importante dans un même texte, celui-là même qui traite de la question militaire. Déjà le poète Mehmed Emin (Yurdakul), dans les premiers vers de son célèbre poème Cenge Giderken (en route pour la guerre), écrit en 1897 à l’occasion de la guerre gréco-ottomane, avait établi une corrélation entre les différents signifiants : la question militaire, le Turc et la patrie21. Le même constat est vrai pour Ahmed Rıza. Vatan, défini comme la patrie de tous, comportait indéniablement une coloration turquiste. 20 Le seul document où le terme türk est plus fréquent est le lâyiha sur la réforme de la langue, ce qui s’explique par le fait que son objet est la langue turque. Toutefois, le mot n’a pas de sens politique dans ce texte. 21 « Ben bir Türk’üm dinim, cinsim uludur / Sinem, özüm ateş ile doludur /İnsan olan vatanının kuludur / Türk evlâdı evde durmaz, giderim. » Dans la suite du poème, vatan
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Les Turcs, pilier de l’Empire L’idée de Rıza selon laquelle les Turcs représentaient le pilier de l’Empire ottoman se trouve clairement élaborée dans son analyse de la pratique du recrutement militaire. Nous l’avons dit, Rıza décrivait l’armée comme le lieu pour réaliser l’union de tous les Ottomans. Mais en analysant ses réflexions sur le service militaire, nous voyons que cette image idéale de l’armée n’était motivée qu’en partie par des considérations de citoyenneté civique, mais qu’elle se rapportait en même temps à une ancienne réalité militaire, réalité qui, pour lui, découlait des rapports entre les différentes communautés de l’Empire et la place particulière occupée par les Turcs dans ces rapports. Depuis des siècles, l’armée ottomane était constituée d’une façon disproportionnée de soldats turcs recrutés en Anatolie. On considérait ces hommes comme de vaillants guerriers ; cependant, le fait que les Turcs étaient surreprésentés dans l’armée ottomane s’expliquait par des raisons pratiques de facilité de mobilisation. Cette tradition s’était poursuivie au XIXe siècle, malgré les réformes dans le domaine militaire qui visaient à établir un nouveau système de recrutement s’adressant, en théorie, à tous les Ottomans, en conformité avec le nouveau principe d’égalité sur lequel se basait l’État. Mais dans les faits, l’idée de la conscription générale se trouva contredite par d’innombrables exceptions au niveau local22. Par ailleurs, après de longs débats et quelques expérimentations, l’État décida de renoncer au recrutement des non-musulmans en échange d’une nouvelle taxe militaire. Conçue comme un symbole fort de la nouvelle conception de la citoyenneté ottomane, proche des idées d’Ahmed Rıza, l’idée de l’intégration de l’ensemble de la population masculine dans l’armée ne fut pas réalisée, d’une part, à cause des réalités locales, l’État devant tenir compte des limites de sa capacité d’établir un pouvoir direct, et, d’autre part, du fait de sa réticence à procéder au recrutement des non-musulmans dans l’armée ottomane, toujours considérée comme une est répété quatre fois. Le recueil de Mehmed Emin Türkçe Şiirler dont est issu ce poème est considéré comme l’une des premières manifestations du turquisme culturel à l’époque ottomane. Cf. D. Kushner : Rise of Turkish Nationalism, p. 54-55, 79-80 ; K. Karpat : Politicization of Islam, p. 361-362. 22 Cf. Erik-Jan Zürcher : « The Ottoman Conscription System in Theory and Practice, 1844-1918 », [1998] The Young Turk Legacy and Nation Building, p. 154-166 ; Tobias Heinzelmann : Heiliger Kampf oder Landesverteidigung? Die Diskussion um die Einführung der allgemeinen Militärpflicht im Osmanischen Reich 1826-1856. Francfort-sur-le-Main : Peter Lang, 2004.
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armée islamique. Ainsi, les Turcs anatoliens continuèrent à représenter la plus forte proportion de soldats au sein de l’armée. Il faut dire que, comme le reconnaissait Ahmed Rıza lui-même, le service militaire représentait un véritable fardeau, marqué par une durée excessive, des conditions d’instruction et d’exercice rudes, pour ne pas parler de la permanence des confrontations armées23. La disproportion dans le recrutement des soldats constituait alors pour lui un anachronisme contraire aux principes de la citoyenneté ; mais à travers l’identification idéologique entre le soldat et le Turc, elle était aussi comme une injustice qui infligeait aux Turcs des charges supplémentaires. Avec la montée des nationalismes et des tendances sécessionnistes chez les peuples non-turcs de l’Empire, cette disproportion prit une nouvelle signification. Si dans la logique moderne du pouvoir politique, l’État employait l’armée à l’intérieur même du pays contre des tendances sécessionnistes pour imposer sa souveraineté dans un contexte de politique ethnicisée, comme le préconisait Ahmed Rıza lui-même24, la force militaire représentait également un moyen de maintenir la structure d’un pouvoir étatique conçu comme essentiellement turc. De ce fait, le recrutement des Turcs d’Anatolie prit un sens politique qui correspondait à la perception des Turcs comme colonne vertébrale de l’Empire ottoman. Ainsi, Ahmed Rıza était pris dans une profonde contradiction dans ses idées sur l’armée. D’une part, il érigeait l’armée en symbole de la citoyenneté à construire en proposant d’intégrer l’ensemble de la population ottomane masculine en conformité avec l’idéal ottomaniste. D’autre part, il voyait dans l’armée une force censée garantir la structure étatique existante, marquée par la dominance des Turcs. L’idéal universaliste de l’union de tous les Ottomans se trouvait donc contredit par la vision particulariste selon laquelle l’existence d’une armée forte était une nécessité pour défendre l’intégrité de l’Empire. Si Ahmed Rıza présentait les Turcs comme le pilier de l’État ottoman, cela ne l’amenait pas pour autant à s’interroger sur les rapports de force étatiques qui leur garantissaient de fait une position prépondérante dans la politique ottomane. Plutôt, il voyait les Turcs en rapport avec la crise permanente de l’Empire, les décrivant comme les premières victimes du régime d’Abdülhamid. L’identification des Turcs comme pilier de l’État 23 24
Cf. Asker, p. 26, 58 ; Kadın, p. 13. Asker, p. 12.
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ottoman aurait pu être conceptualisée comme problème, comme le point de départ d’un débat sur le décalage entre l’idéal ottomaniste d’égalité de tous les Ottomans et la réalité des structures étatiques. Ainsi, dès les années 1860, des voix s’étaient élevées au sein des populations nonturques pour critiquer la prédominance des Turcs au sein de l’administration de l’État ottoman et pour demander un accès égal à la bureaucratie et au gouvernement pour tous les habitants de l’Empire25. Mais pour Ahmed Rıza, la position prépondérante des Turcs au sein de l’État ne constituait pas un problème, mais simplement un fait. Faire des Turcs les victimes d’un régime injuste et dénoncer le séparatisme des non-Turcs apparaissaient comme des éléments idéologiques visant à maintenir et à naturaliser le caractère turc de l’État ottoman en occultant les contradictions réelles de l’ottomanisme. À certains moments, Ahmed Rıza se montrait sensible à ces rapports d’inégalité. Ainsi, pour expliquer pourquoi les Turcs ne se soulevaient pas à l’instar des Bulgares ou des Arméniens, il disait : « [D]’une manière indirecte, ils [les Turcs] participent au pouvoir. Leurs fils peuvent devenir Ulémas, officiers ou fonctionnaires civils, et occupent des emplois au gouvernement. »26 La méritocratie permettait aux Turcs d’entrer dans l’administration, d’y progresser et de participer au pouvoir politique. En insistant sur ces possibilités qui s’offraient aux Turcs, il oubliait de dire que, dans les faits, les non-Turcs en étaient le plus souvent exclus et que leur accès au sein de l’administration revêtait un caractère d’exception. Dans cette optique, le fait que les non-Turcs dénonçaient les pratiques inégales dont ils étaient victimes et qu’ils revendiquaient une meilleure intégration dans les structures administratives, n’apparaissait pas comme une position politique. Ahmed Rıza pouvait admettre l’existence d’inégalités, mais il niait leur pertinence politique par une argumentation en deux volets : les inégalités existant encore dans l’Empire ottoman entre les musulmans et les non-musulmans allaient disparaître progressivement, car l’égalité était un principe préconisé par l’héritage islamique de l’Empire27. 25 Ş. Hanioğlu : « Turkism and the Young Turks », p. 6. Cf. F. M. Göçek : Rise of the Bourgeoisie, Demise of Empire, p. 84-87 ; Carter V. Findley : « The Acid Test of Ottomanism. The Acceptance of Non-Muslims in the Late Ottoman Bureaucracy », Benjamin Braude/ Bernard Lewis (dir.) : Christians and Jews of the Ottoman Empire. Vol. 1 : The Central Lands. New York : Holmes & Meier, 1982, p. 339-368. 26 Crise de l’Orient, p. 140. Cf. « L’inaction des Jeunes-Turcs », Revue occidentale, 26/1 (janvier 1903), p. 194. 27 e 2 conférence sur l’état social de la société ottomane, p. 11 ; Crise de l’Orient, p. 59-61.
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Quant à la question des non-musulmans dans l’administration, leur sousreprésentation ne découlait pas d’une discrimination par la bureaucratie mais était surtout la faute des non-musulmans eux-mêmes qui refusaient d’apprendre le turc, reconnu pourtant comme la langue officielle de l’Empire28. De plus, les juifs et les chrétiens avaient eux-mêmes repoussé le principe d’égalité en refusant d’intégrer l’armée ottomane, manquant ainsi l’occasion de prouver leur patriotisme29. Les idées de Rıza sur les inégalités réelles entre musulmans et nonmusulmans, loin d’être problématisées dans le but de les dépasser, visaient à nier leur implication politique. Ainsi, elles lui permettaient de réaffirmer l’État ottoman comme un État turc et de conceptualiser les Turcs simultanément comme le pilier de l’Empire et comme les victimes des conditions existant sous Abdülhamid. Dans les années 1890, l’idée que les Turcs représentaient le seul peuple de l’Empire ne jouissant d’aucune protection et dont personne ne semblait se soucier, était déjà présente30. Mais c’est à partir de 1900 qu’elle s’imposa comme un élément clé de sa pensée. Ainsi à travers l’exemple des soldats étudié dans Asker, Rıza représentait les Turcs comme portant indéniablement la plus lourde charge parmi les différents peuples de l’Empire. C’était eux qui payaient les impôts les plus élevés, eux qui étaient recrutés dans l’armée, eux qui étaient chargés des missions les plus dangereuses : « Et si l’humain était du fer, il ne pourrait endurer ce tourment et cette peine. (…) En ne pensant point à son futur, le gouvernement recrute à tour de bras des soldats de l’Anatolie. (…) Le genre [nesil] turc s’affaiblit. »31 Pour Riza, le système de recrutement existant était non seulement injuste, mais aussi dangereux parce qu’il affaiblissait le peuple turc et, donc, mettait en danger la survie même de l’Empire. La plus lourde charge dans l’Empire reposant sur ses épaules, la survie de l’Empire dépendait de lui. Autrement dit, l’Empire ne pouvait perdurer qu’autant 28
Lâyiha sur la langue, p. 3 ; Crise de l’Orient, p. 63. Crise de l’Orient, p. 65-66. 30 Une remarque similaire se trouve chez Albert Fua, Un ami de la Turquie : « Pourquoi les Turcs ne bougent pas », Mechveret, no 21, 15 octobre 1896. 31 « Halbuki bütün teba’-i Osmaniye içinde en çok zulm gören, en çok vergi veren, angariyelerde en çok kullanılan, aile ve evlâdından en uzun müddet ayrı bulundurulan, hem muti’ ve hem şeci’ olduğu için muharebede pek zor ve tehlikeli mevaki’e en evvel sevk olunan millet Türk milletidir. Bu derece ezâ ve meşakka insan demirden olsa tahammül edemez. (…) Hükûmet hiç âtisini düşünmeyerek Anadolu’dan harıl harıl asker çıkarıyor. (…) Türk nesli za’yıflıyor. » Asker, p. 58. 29
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qu’il y avait des Turcs. Ainsi, l’appel au patriotisme devenait un appel à la sauvegarde des Turcs : « L’État ottoman survivra à l’apocalypse tant que les Turcs seront engagés dans le service militaire. Et si l’élément turc est affaibli ou s’il périt, l’État cessera, et avec l’État évidemment l’islam aussi sera anéanti. Par conséquent, soigner et maintenir le corps des Turcs est un devoir pour l’ensemble des patriotes, et en particulier pour les officiers, au même titre que la défense de la religion et de la patrie. »32
Il importe de noter que le fait de considérer les Turcs comme pilier de l’Empire ottoman ne découlait pas d’analyses théoriques, mais plutôt de l’interprétation d’un état de fait sans prendre la forme d’une conviction nationaliste. Néanmoins, cette interprétation eut un impact direct sur le projet d’Empire d’Ahmed Rıza : elle fut le point de départ d’une redéfinition des structures du pouvoir étatique et des rapports entre les différentes communautés. Mais avant d’étudier ce que signifiait pour son idéal jeune-turc le fait de concevoir la réalité ottomane selon une vision turquiste, arrêtons-nous sur la genèse et la nature de cette conception. Genèse et évolution de l’idée turquiste L’idée que les Turcs jouaient un rôle particulier dans l’Empire ottoman constituait au XIXe siècle une nouveauté et se distinguait des conceptions politiques traditionnelles. Selon celles-ci, la hiérarchie religieuse, fondée sur la discrimination opérée entre musulmans et non-musulmans, définissait le statut des différentes communautés ainsi que leurs rapports entre elles-mêmes. Cependant, dans cette logique impériale, chaque communauté avait sa place au sein d’une hiérarchie prédéfinie et faisait donc partie de l’Empire dans sa totalité. Au cours du XIXe siècle, cette conception était devenue anachronique à la suite de la déclaration du principe d’égalité de tous les Ottomans et des bouleversements économiques qui entraînèrent le changement des structures sociales de l’Empire33. À partir des années 1860, l’idéal de « l’union des éléments » (ittihad-ı anasır) était formulé en accord avec le projet ottomaniste de créer un État 32 « Lâkin Türk unsuru za’yıflar veya biterse devlet munkarız ve devletle birlikte İslâmiyet elbette rahnedar olur. Binaenaleyh Türk’ün vücudunu hafız ve siyanet etmek / bilcümle vatanperverane ve hususuyla zâbitane din ve vatan muhafaza etmek derecesinde mühim bir vazifedir. » Ibid., p. 58-59. 33 R. Davison : Reform in the Ottoman Empire, p. 49-50.
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moderne fondé sur l’abstraction politique34. Cet idéal impliquait aussi la sécularisation de l’ancien principe de millet dans la mesure où il se référait également aux musulmans non-turcs. En fait, ce projet ne fut jamais réalisé, sans pour autant être remis en cause jusqu’aux guerres de la Seconde Période constitutionnelle. Les empreintes islamique et turque de la modernité ottomane Dès les premières formulations du projet ottomaniste, l’imaginaire politique de l’élite étatique se trouva soumis à des considérations qui allaient à l’encontre de cet idéal. En premier lieu, cette élite réformiste considérait que le principe d’égalité entre les communautés était en décalage avec les sentiments des Ottomans. À l’occasion de l’Édit impérial de réforme de 1856 (Islâhat Hatt-ı Hümâyûnu) qui reconnut le principe d’égalité des communautés religieuses, il faut citer le célèbre commentaire du patriarche du millet orthodoxe-grec : celui-ci déclara que l’ancien principe d’inégalité lui convenait mieux plutôt que d’être mis sur une même échelle avec les Juifs. Dans un esprit similaire, des dignitaires musulmans déclarèrent que le jour de la promulgation de ce décret était un jour de deuil pour les musulmans35. Au sein de la population musulmane, la crainte de perdre la suprématie sur les non-musulmans provoqua parfois beaucoup de réticence et contribua ça et là à l’éclatement d’émeutes, même si le sentiment de supériorité religieuse n’était pas forcément la motivation principale des manifestations d’opposition36. Dès le règne de Mahmud II, la réforme ottomane fut marquée par une tension entre, d’une part, la volonté de l’État et de l’élite moderniste de transformer en profondeur la société pour mettre en place des structures d’administration efficaces et renforcer ainsi l’État, et, d’autre part, l’existence d’affinités et d’autorités au sein de la société qui faisaient obstacle à l’exécution directe du programme de réforme. L’État fut ainsi obligé de recourir à des pratiques traditionnelles d’action politique et de négocier 34 Benjamin Braude : « Foundation Myths of the Millet System », idem/Bernard Lewis (dir.) : Christians and Jews of the Ottoman Empire, p. 69-88 ; R. Devereux : First Ottoman Constitutional Period, p. 74. 35 Cevdet Paşa : Tezâkir, p. 68. Cf. R. Davison : Reform in the Ottoman Empire, p. 43. 36 Il faut dire que cette nouvelle orientation juridique se superposait à de nouvelles évolutions économiques provoquées par la pénétration impérialiste, qui ébranlaient les conditions sociales de la population. Cf. Donald Quataert : « Clothing Laws, State, and Society in the Ottoman Empire, 1720-1829 », International Journal of Middle East Studies, 29/3 (août 1997), p. 414-415.
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constamment son projet de réforme pour pouvoir le mettre en place. Ce décalage renforça des tendances qui limitaient la nature universalisante de la transformation de l’Empire. Dès l’Édit impérial de Gülhâne en 1839, il se traduisit par une orientation islamique de la réforme ottomane. Les Jeunes Ottomans et leur tentative de créer une synthèse entre la tradition islamique et le libéralisme occidental en furent le meilleur exemple. La proposition de synthèse resta lettre morte dans l’Empire, mais leur intervention contribua à donner au modernisme ottoman une coloration islamique. C’est aussi le mouvement jeune-ottoman qui, pour la première fois, pensa l’islam comme un nouveau moyen d’identification visant non seulement l’oumma (ümmet), la communauté globale des musulmans, mais aussi la patrie ottomane37. Sous le règne d’Abdülhamid, l’appel à l’islam fut redéfini, avec plus ou moins de cohérence, en un moyen de cohésion nationale lorsque, à la suite des pertes de riches provinces balkaniques et de l’immigration massive des réfugiés de Russie et des Balkans, l’Empire se retrouva pour la première fois dans son histoire avec une nette majorité musulmane38. Dès les débuts, cette orientation islamique créa une tension avec la dimension séculariste des réformes, un fait qu’Ahmed Rıza soulignait luimême39. Pour autant, l’élite étatique ne concevait pas nécessairement ces deux orientations comme étant antagonistes et exclusives. En fait, elles représentaient deux des possibilités multiples d’identification dans l’Empire ottoman. C’est pourquoi déjà Nâmık Kemal ne voyait pas de contradiction entre une union musulmane et une union de tous les Ottomans40. De même, le programme décrit comme panislamique sous Abdülhamid ne remettait pas en cause la nation ottomane comme abstraction politique. Par conséquent, l’islamisme n’excluait pas l’ottomanisme. Toutefois, la référence islamique ne représentait pas la seule identification aux côtés de l’idéal ottomaniste, et dans un rapport de tension constant avec lui. Le développement de la conception islamique de la modernité favorisait l’émergence d’une nouvelle forme d’identification, centrée sur la turcité et, plus important encore dans le cas d’Ahmed Rıza, sur l’idée que l’État ottoman était, dans son essence, un État turc. L’émergence de 37
M. Türköne : Siyasî İdeoloji Olarak İslamcılığın Doğuşu, p. 230-234. F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 86 ; K. Karpat : Politicization of Islam, p. 184-185, 320-323. 39 Revue occidentale, 25/4 (10 avril 1902), p. 124. 40 Berkes décrit sa pensée comme un « pan-ottomanisme avec un “nationalisme” islamiste à sa base. » Development of Secularism, p. 221. 38
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cette nouvelle identification ne se traduisit pas en un nationalisme ethnique, mais elle comportait les traces d’une nouvelle conviction selon laquelle la question ethnique constituait désormais un facteur politique. Ce fut là un changement radical par rapport aux conceptions politiques traditionnelles dans l’Empire ottoman. La référence aux Turcs et à la turcité de l’État ottoman avait toujours existé. Mais cette référence n’était pas censée avoir des implications politiques pour la définition de l’État. C’est au cours du XIXe siècle que le terme « turc » reçut un sens politique. Cette évolution se nourrit de deux influences intellectuelles majeures. La première fut le développement de la turcologie européenne, qui provoqua auprès de l’élite ottomane turque un intérêt grandissant pour le caractère turc de l’État ottoman et en particulier pour l’histoire des Turcs41. L’impact de ce développement dans l’Empire fut à la base d’un turquisme culturel qui commença à faire son chemin dans les années 1890 dans la littérature, l’écriture de l’histoire et les débats sur la langue. La deuxième influence vint de l’émergence d’une pensée nationaliste chez les musulmans de Russie, qui étaient en partie turcophones et dont les élites commencèrent à s’identifier en termes ethniques. Cette évolution eut un impact direct sur la pensée politique dans l’Empire ottoman, à travers l’immigration des Russes musulmans vers les territoires ottomans et les nouveaux rapports d’échanges constants qui l’accompagnaient42. Si cette évolution russe eut un rôle décisif dans la formulation du turquisme en tant que nationalisme ethnique43, et si le turquisme dans la littérature jeta les bases d’une nouvelle référence culturelle au Turc, ces influences étaient loin de se traduire automatiquement en une théorie nationaliste turque. Avant de se développer en une idéologie, elles renforçaient un turquisme qui ne s’exprimait pas comme la conscience nationale du peuple « turc », mais comme une façon de percevoir la condition de l’État ottoman et le rôle des Turcs au sein de l’Empire. Dans un premier temps, le turquisme ne projetait pas une « nation » turque en tant que valeur politique, mais il était en rapport avec la qualité imaginée des Turcs de représenter le pilier de l’Empire ottoman. Ainsi, si le turquisme ne comportait pas, dans un premier temps, le projet de réveiller la conscience nationale des Turcs, il avait néanmoins deux implications 41
D. Kushner : Rise of Turkish Nationalism, p. 27-40. K. Karpat : Politicization of Islam, p. 283 sqq. 43 Voir notamment l’étude de François Georgeon sur Yusuf Akçura (op. cit.). On notera aussi l’étude allant dans la même direction de David Kushner (Rise of Turkish Nationalism), et plus récemment celle de Kemal Karpat (Politicization of Islam). 42
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cruciales dans la conceptualisation du processus de changement de l’Empire ottoman. Premièrement, il se référait au caractère turc de l’État ottoman et donc aussi à la réforme étatique, visant à établir une structure d’administration moderne et performante, ainsi qu’à la réforme générale de la société ottomane conduite par l’action politique de l’État ottoman. Dans les faits, l’exécution des réformes radicales par l’État s’accompagnait de la diffusion de la langue turque en tant que langue ottomane, et plus généralement d’une culture associée à la bourgeoisie étatique stambouliote, dont était originaire Ahmed Rıza. Le terme « Turc » pouvait se référer au citoyen ottoman bourgeois, faisant partie de l’élite, partageant la langue officielle de l’Empire, possédant une certaine culture supérieure et souvent une affiliation professionnelle avec l’État ottoman44. En cela, le concept de Turc avait une vraie valeur intégrative qui s’adressait bien au-delà des Ottomans turcs45. La modernité bourgeoise dans l’Empire ottoman comportait ainsi une empreinte islamique, mais aussi surtout turque46. Le turquisme se nourrissait des réformes de structure de l’État ottoman, conduites dans la seconde moitié du XIXe siècle, qui faisaient de plus en plus référence à des symboliques turques, et avaient des effets directs et corrélatifs donnant à la modernité dans l’Empire une coloration turque. Il avait ainsi une orientation étatiste, dans laquelle la diffusion des symboliques turques associées à l’État ne constituait pas le but, mais l’effet secondaire d’un processus de rationalisation visant à créer l’État comme une entité universelle et abstraite. D’après les théories qui analysent le nationalisme comme le produit d’une politique étatique de rationalisation et de centralisation, l’identification d’un groupe ethnique comme porteur de l’État engendre automatiquement la définition d’un nationalisme favorisé par l’État. Ce nationalisme vise l’adoption des normes culturelles associées avec ce groupe par l’ensemble de la population du territoire étatique et mène à l’établissement de l’État-nation47. Or, cette tendance nationalisante, qui a sans 44 « “Turk” meant to belong to the educated elite associated with the state, progress, civilization and so on. » K. Karpat : Politicization of Islam, p. 343. 45 Pour l’attractivité du concept auprès des intellectuels arabes, voir Abigail Jacobson : From Empire to Empire. Jerusalem Between Ottoman and British Rule. Syracuse : Syracuse University Press, 2011, p. 103-105. 46 « Modernity in the late Ottoman Empire, increasingly bore a Turkish stamp. » H. Eissenstat : Limits of Imagination, p. 50. Les analyses du nationalisme comme l’accompagnant nécessaire du processus de modernisation sont inspirées d’Ernest Gellner : Nations and Nationalism. Ithaca, NY : Cornell University Press, 1983. 47 Cf. Charles Tilly : Coercion, Capital, and European States, AD 990-1990. Cambridge, MA : Basil Blackwell, 1990.
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doute sa pertinence pour analyser le discours de légitimité politique de la République de Turquie, n’a pas constitué l’essence du turquisme au sein de la pensée politique ottomane du début du siècle. L’idée des Turcs représentant le pilier de l’État ottoman ne signifiait pas l’identification de l’État avec les Turcs. Autrement dit, cette idée ne s’inscrivait pas dans une optique d’État-nation. Comme le note Eissenstat : « L’État n’existait pas pour représenter les Turcs. »48 Toutefois, cette orientation étatiste du turquisme comportait inévitablement en elle-même une dimension nationaliste en ce qu’elle partait du caractère essentiellement turc de l’État ottoman et intégrait de plus en plus une référence ethnique particulariste. Ainsi, le turquisme avait comme deuxième implication cruciale l’établissement de la référence ethnique turque comme une valeur politique pertinente. Au début des réformes, ce fait restait encore implicite, mais au cours des décennies suivantes, le caractère turc de l’État ottoman s’imposa avec de plus en plus d’évidence49, comme nous pouvons le voir clairement dans les écrits d’Ahmed Rıza. Mais surtout, dans le climat ottoman de politique ethnicisée, cette identification turque de l’État ottoman se mit à avoir une connotation particulariste et à se conjuguer avec une référence aux Turcs en tant que pilier de l’État ottoman et, donc, de l’Empire. C’est dans ce contexte que le Turc acquit son véritable sens politique et se présenta comme une condition de la sauvegarde de l’Empire ottoman. Déjà, l’homme fort des Tanzimat, Ali Paşa, avait conclu, dans un aperçu sur les différentes nationalités de l’Empire ottoman, que les Turcs représentaient le peuple le plus loyal à l’État ottoman et qu’ils avaient donc un rôle particulier à jouer dans l’union de l’Empire50. La même idée fut reprise par le sultan Abdülhamid dans un mémorandum impérial dans lequel, après avoir affirmé que l’État ottoman était un « État turc » (devleti türkî), il déclara : « Les Turcs représentent la véritable force de l’État. »51 Le Turc avant le Türk : les origines européennes de la référence turque En résumé, lorsqu’Ahmed Rıza commença à développer dans ses écrits des idées turquistes, la référence aux Turcs avait déjà un sens. Un sens culturel, par le développement du turquisme culturel dans la littérature, 48 49 50 51
H. Eissenstat : Limits of Imagination, p. 51. K. Karpat : Politicization of Islam, p. 336-337. D. Kushner : Rise of Turkish Nationalism, p. 5. Cité d’après K. Karpat : Politicization of Islam, p. 336.
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l’écriture de l’histoire et les débats sur la langue turque, et aussi par le développement d’une culture ottomane moderne qui s’était forgée au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et qui portait nettement une empreinte turque. Et surtout un sens politique, qui se référait à l’objectif de la réforme de l’État ottoman, défini implicitement comme un État turc, ainsi qu’à la position spéciale que les Turcs avaient dans le contexte de la politique ottomane ethnicisée. Cependant, pour mieux comprendre la nature de ce turquisme, il importe de regarder comment cette référence turque opérait au sein de la pensée de Rıza, et quels éléments internes à son discours peuvent expliquer le développement de cette orientation turquiste. Autrement dit, d’où venait le Turc dans le discours politique d’Ahmed Rıza et quelle était son identité ? En premier lieu, il nous faut répéter que le concept du « Turc » était une idée moderne du XIXe siècle. Le terme prit son sens politique non pas en tant que concept d’une tradition d’identification ancestrale, mais dans un siècle de modernisation dans lequel l’Occident s’imposa comme la référence de la vie politique ottomane. Ce fut l’usage européen du mot « Turc » ainsi qu’une vision qui présupposait les forces ethno-nationales comme le moteur des évolutions historiques qui influença cette nouvelle conception des « Turcs » sur le plan épistémologique. Le Turc émergea non pas de l’Empire ottoman, et encore moins de l’Asie Centrale, mais de l’Europe. L’historiographie l’a souvent souligné, les mots « Turquie » et « Turcs » étaient répandus d’abord dans les langues européennes avant de trouver leur entrée dans la langue turque52. Il est à ce titre significatif que l’on attribue la première identification de l’État ottoman comme État turc à Mustafa Reşid Paşa s’adressant à des diplomates britanniques53. Il est aussi significatif que l’un des premiers ouvrages sur l’histoire des Turcs écrit par un Ottoman au XIXe siècle fut rédigé en français54. De même, les Jeunes Ottomans, qui s’étaient trouvé exposés à la turcologie européenne, utilisèrent après leur retour d’exil les mots Türkiya ou Türkistan pour désigner l’Empire ottoman55. 52 D. Kushner : Rise of Turkish Nationalism, p. 8-9 ; Claude Cahen note que la désignation de l’Anatolie comme Turquie était courante dans les langues européennes dès le 12e siècle. La Turquie pré-ottomane. Istanbul : IFEA, 1988, p. 2-4. 53 Voir K. Karpat : Politicization of Islam, p. 335. 54 Le livre est rédigé par le converti Constantin Borzecki alias Moustapha Djelaleddin : Les Turcs anciens et modernes. Constantinople : Imp. du Courrier d’Orient, 1869. Cf. Yusuf Sarınay : Türk Milliyetçiliğinin Tarihi Gelişimi ve Türk Ocakları. Istanbul : Ötüken, 2008 (1994), p. 54. 55 D. Kushner : Rise of Turkish Nationalism, p. 21-22.
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Mais, plusieurs décennies plus tard, le terme continuait à garder son ancien sens dévalorisant qui désignait un homme brut — le père d’Ahmed Rıza lui-même l’utilisait en ce sens lorsqu’il qualifiait un ami de Konya d’« homme agréable, quoiqu’un Turc brut »56. Dans les années 1890, le linguiste Şemseddin Sâmi notait encore que le terme « Turc » était généralement utilisé d’une façon péjorative, un fait fréquemment souligné par les voyageurs européens57. Cependant, nous constatons que, vers la fin du siècle, une nouvelle référence positive avait émergé qui se juxtaposait à la connotation péjorative du mot, sans la marginaliser entièrement. Sous Abdülhamid, le journal İkdam ainsi que Mizan, avant sa conversion en organe jeune-turc en 1896, parurent sous le sous-titre « Türk Gazetesi » (journal turc)58. C’était une nouveauté inaugurant une tendance à faire usage du mot türk d’une façon positive. Ainsi, Ahmed Rıza déclarait haut et fort à la fin de son premier article jeune-turc : « Le Meşveret est un journal turc. Il va dire la vérité sur tout, autrement dit, il va donner le point de vue “turc” (Türkçe) sur tout. »59 Le fait qu’il ait éprouvé le besoin de mettre Türkçe entre guillemets montre qu’employer le mot positivement était encore une nouveauté. Cependant, il est difficile d’interpréter cette phrase. Elle faisait surtout référence au contexte des contestations politiques formulées par des groupes politiques non-musulmans, aux journaux ottomans précédents qui comportait la formule « journal turc », ainsi qu’au fait que dans le débat international sur la crise arménienne et la Question d’Orient, la position turque semblait être bien absente. Le fait que Rıza écrivit cette phrase depuis Paris en référence au contexte international est révélateur de l’origine européenne du « Turc ». Le mot trouvait d’abord son sens dans un contexte européen. Cela ressort avec la plus grande clarté si nous comparons les textes français et turcs de Rıza. La comparaison montre que l’usage du mot « turc » dans ses textes français est sans commune mesure par rapport aux textes ottomans. On constate que, dans ces derniers, le turquiste Rıza utilisait relativement peu le mot türk : c’est dans Asker qu’il apparaît le plus fréquemment (22 fois), alors que dans le même texte, osmanlı/osmanî se 56 Ali Rıza à Ahmed Rıza, Konya, 2 Teşrin-i Sâni 95 (14 novembre 1879). ISAM, Ziyad Ebuzziya Evrakı. 57 D. Kushner : Rise of Turkish Nationalism, p. 20-21. 58 Ibid., p. 21. 59 « “Meşveret” bir Türk gazetesidir. Her işin daima “Türkçesini” yani doğrusunu söyleyecektir. » « Mukaddeme », Meşveret, n° 1er, 1er décembre 1895.
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rencontre 35 fois. De même, c’est uniquement en français qu’il désigne l’Empire ottoman comme « Turquie ». En ottoman, il se référait surtout à Devlet-i Aliye (l’Etat sublime [d’Osman]) ou à Osmanlı İmparatorluğu (Empire ottoman), ou encore à vatan (la patrie), non pas celle des Turcs mais des Ottomans. Le même constat s’impose dans sa façon de désigner le gouvernement ottoman, qui devenait le gouvernement « turc » en français, et se référait, de fait, bien plus clairement au caractère turc de l’État ottoman60. De même, ce n’est que dans ses écrits français qu’il employait l’idée d’une « race » turque. Et à regarder l’emploi du mot, nous voyons que cet emploi était dicté par l’actualité, notamment par l’impact des victoires d’une nation de « race jaune » contre la Russie de « race blanche », et visait l’affirmation du renversement de la hiérarchie raciale européenne61. Alors que le mot race, sous la forme ırk, est pratiquement absent de ses écrits ottomans, il est très présent dans ses différents articles du Mechveret, ainsi que dans La Crise de l’Orient de 190762. Dans son livre en français de 1922, La Faillite morale, la notion aura largement disparue. Enfin, au niveau personnel, nous constatons qu’Ahmed Rıza était identifié comme Turc, avant de s’identifier lui-même comme tel. Nous l’avons dit, il devait son statut au sein de la société parisienne de la fin de siècle à son identification en tant que Turc. Le « Jeune Turc » avait inscrit son identité dans son nom même. C’est ainsi qu’il découvrit sa turcité, condition de sa place au sein de la communauté positiviste et du soutien dont il jouissait auprès de l’opinion publique dans les années 1890. C’est aussi en réponse à l’image négative de l’islam et des Turcs, qu’il affirma son identité turque. « Je suis Turc, et très fier de l’être », déclara-t-il, — évidemment dans un texte français63. En résumé, nous ne pouvons affirmer que chez Rıza osmanlı primait sur türk d’une façon quasi-systématique. Mais nous voyons bien que l’idée du turc s’imposa avec bien plus de cohérence dans ses écrits français 60
Cf. Crise de l’Orient, p. 7, 57. Nous suivons ici Renee Worringer (Ottomans Imagining Japan) qui soutient que la notion de race fit son entrée dans le discours politique turc dès 1904 suite à la guerre russo-japonaise. 62 La seule référence à une race turque se trouve dans ses articles du Şûra-yı Ümmet sur la guerre russo-japonaise qui sont plus ou moins des traductions de ses articles du Mechveret. Indépendamment de cela, nous n’avons trouvé le mot ırk que dans Kadın (p. 5, 51) où il se réfère à la santé publique à travers le corps des femmes et ne revêt pas de sens ethno-racial. 63 Crise de l’Orient, p. 7. 61
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que dans ses écrits ottomans. Toutefois, cette importance de l’usage du turc n’était pas sans effet sur le « türk ». On le constate au cours des années avec un glissement sémantique vers l’utilisation du mot « türk » dans ses écrits ottomans, même si cette utilisation ne prit jamais la même importance quantitative ni qualitative que dans ses écrits français. Mais il est évident que ce glissement ne peut être expliqué sans prendre en compte l’invention de la « Turquie » en Europe. La non-identité du Turc et la trinité du turquisme Pour résumer, il n’est pas possible de faire abstraction du contexte de la reprise de l’épistémologie occidentale pour expliquer l’origine du Turc dans le langage politique d’Ahmed Rıza. Mais il faut bien noter que si le « Turc » venait de l’Europe, il acquit un sens politique dans le contexte de l’Empire ottoman. Cependant, ce sens politique ne se confondait pas avec un sens nationaliste. En effet, l’intérêt que Rıza lui portait ne répondait pas à une idéologie nationaliste. Contrairement aux nationalistes turcs, Ahmed Rıza n’était pas à la recherche d’une identité64 — l’identité n’était nullement le fondement de sa conception du Turc. Nous avons déjà évoqué, dans notre analyse de son lâyiha sur la langue, qu’Ahmed Rıza ne partait pas d’une conception nationaliste de la langue turque dans sa tentative de définir les possibilités de la réforme linguistique. Il parlait bien de la langue turque et non pas ottomane. Il avait beau présenter la langue turque comme la langue des Ottomans et évoquer parfois l’ottoman et non pas le turc65, il fixait la langue de l’Empire comme étant turque. Or, malgré la dimension particulariste inhérente à cette définition, son argumentation ne suivait pas une ligne nationaliste. C’est le pragmatisme qui guidait ses réflexions, lesquelles allaient dans le sens de la rationalisation et de la modernisation66. Pour lui, l’objectif d’une réforme de la langue turque était d’unifier des citoyens ottomans atomisés en leur proposant une langue moderne performante et adaptée aux besoins des temps. Sur ce point, la pensée de Rıza reflétait l’évolution historique du XIXe siècle qui avait connu la 64 Nous paraphrasons le titre de l’article de François Georgeon : « À la recherche d’une identité : le nationalisme turc », Des Ottomans aux Turcs, p. 1-22. 65 Cf. Lâyiha sur la langue, p. 5, 7. 66 Cf. notre chapitre supra « Entre l’élan pédagogique et l’exigence d’encadrement » ainsi que le sous-chapitre « À la recherche de l’union ottomane : La langue turque et l’éducation ».
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vulgarisation de la langue turque en tant que langue vernaculaire dans l’Empire. Pour lui, cette évolution devait être poussée encore plus loin pour réaliser l’idéal d’un État unitaire. Évidemment, le projet de recréer une langue et de l’imposer en tant que langue officielle comportait en lui-même une dimension destructrice, dans la mesure où cette nouvelle langue était forcément dirigée contre sa version primitive et revendiquait la primauté sur les autres langues du territoire étatique67. Ahmed Rıza lui-même avait une certaine conscience de ce fait en ce qu’il décrivait l’évolution des langues à partir d’un prisme social darwiniste et qu’il admettait, par exemple, que les langues laze ou circassienne, qui étaient parlées dans l’Empire, étaient vouées à disparaître68. Mais, à cause de ses convictions sociales darwinistes et de la certitude qu’il avait en la force du progrès universel, cette dimension destructrice inhérente à la réforme de la langue ne comptait pas. Cette réforme constituait au contraire un moyen efficace de réaliser une union universelle. Elle ne découlait pas d’une conviction nationaliste, mais de l’impératif de changement d’un monde en bouleversement. C’était une nécessité imposée par le progrès, et non pas le diktat d’une idée nationaliste. La distance qui le séparait de la pensée nationaliste apparaît aussi dans ses idées sur le contenu que devait prendre la réforme de la langue. Ses propositions étaient très classiques et ne comportaient pas de références turciques. Son traité sur la réforme de la langue de 1893 était proche des projets de l’époque des Tanzimat dans lesquels cette réforme était thématisée d’un point de vue principalement administratif69. Loin de tout recours à des idées nationalistes normatives, Ahmed Rıza y faisait preuve d’une approche pragmatique Son traité proposait la simplification et le développement de la langue turque, sans viser à sa purification, — contrairement à un bon nombre d’écrits circulant sous Abdülhamid sur la langue « turque », lesquels préparaient le terrain au mouvement de purification qui émergea après 190870. Ahmed Rıza n’ignorait pas ces idées. Dès les premières phrases de son traité, il prenait position contre 67
Cf. N. Poulantzas : L’État, le pouvoir, le socialisme, p. 64-65, 127. D’une façon similaire, Şemseddin Sâmi constatait que l’Anatolie était en train de se « turquifier » à cause de l’épanouissement de la langue turque. D. Kushner : Rise of Turkish Nationalism, p. 52. 69 Ibid., p. 56-59. 70 Ibid., p. 61-62. David Kushner note que les débats sur la langue dans la presse avaient lieu aussi parce que des débats politiques étaient écartés par la censure hamidienne. 68
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l’idée de purifier la langue ottomane des emprunts persans, arabes, grecs et européens (efrencî) pour revenir à un vocabulaire turc « pur » (türkî-i elâsıl). Si l’on suivait une telle idée, disait-il, on ne pourrait plus s’expliquer correctement ni exprimer ses besoins71. Sur ce point, Rıza était proche du poète Tevfik Fikret qui considérait lui aussi que l’utilisation d’un turc purifié ne serait pas possible, dans la mesure où cela risquait de compromettre l’objectif principal de la réforme de la langue, à savoir celui de créer une langue plus proche du peuple72. Rıza ne partageait pas ce souci populiste, mais son opposition à la purification allait plus loin que celle de Tevfik. Pour lui, la langue turque était une langue défaillante et inadaptée aux temps modernes. En conséquence, il proposait que les modalités d’assimiler des termes étrangers soient définies d’une façon scientifique par une académie d’experts73. C’est la science et non pas l’idée nationaliste qui devait guider la réforme de la langue. De toute évidence, Ahmed Rıza manquait de cette imagination nationaliste qui voyait dans la pureté de la langue turque un potentiel de progrès. La façon dont Rıza concevait la réforme de la langue turque se retrouve dans sa référence au Turc en général. Rıza ne légitimait pas l’identification turque de l’État ottoman, ni l’équation entre langue turque et langue ottomane, ni non plus l’idée de la centralité des Turcs au sein de l’Empire par une quelconque référence positive à un caractère national des Turcs. Tout comme il ne légitimait pas le fait que la langue turque soit la langue officielle de l’Empire en prétendant à sa supériorité sur les autres langues. Même chose en ce qui concerne la position spécifique des Turcs au sein de l’État et au sein de l’Empire : il n’affirmait pas qu’ils étaient supérieurs, mais il disait que prétendre à leur supériorité sur les autres peuples de l’Empire était « une outrecuidance stupide à l’instar de certains auteurs allemands et anglais »74. De fait, la seule valeur qu’il leur attribuait, c’était la bravoure du soldat turc. Certes, nous l’avons vu, il ne s’agit pas d’un point négligeable, surtout que l’imaginaire nationaliste 71 « Osmanlıcaya hasb-ül lüzum sonradan ilave edilmiş Arabî, Farsî, Rumî ve Efrencî lugâtlar huruf edilse yalnız Türkî-i elâsıl kelimelerle merâmımızı anlatmak, ihtiyacımızı tesviye etmek kâbil olamaz. » Lâyiha sur la langue, p. 1. 72 D. Kushner : Rise of Turkish Nationalism, p. 72. Dans un autre contexte, on pense à l’opposition de Theodor Herzl (notamment dans son roman programmatique Altneuland de 1902) à l’idée de revenir à une langue hébraïque dans un futur État juif. 73 Lâyiha sur la langue, p. 9. 74 Crise de l’Orient, p. 127.
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turc se construit, de nos jours encore, beaucoup sur les vertus militaires de l’homme turc. Mais à part cela, sous sa plume l’exaltation des Turcs étaient destinée, surtout après 1900, à contester le discours occidental sur les Turcs, afin de les présenter non comme des barbares, mais comme un « véritable honneur pour la communauté humaine »75. Toutefois cette définition par le négatif ne pouvait pas changer la qualité générale de sa référence au Turc. Comme cela a été dit : « On ne peut manquer d’être frappé par l’importance des facteurs exogènes dans la naissance et le développement du nationalisme turc. »76 Pour Ahmed Rıza, le Turc était, au fond, une non-identité, et c’est pour cela qu’il n’entrait pas en débat avec l’idée du nationalisme turc qui commençait à faire son chemin au début du XXe siècle. Au printemps 1904, sous l’impression des premières victoires triomphales du Japon sur la Russie, Yusuf Akçura entreprit la rédaction d’un texte, considéré comme la première formulation politique du nationalisme turc : Les Trois systèmes politiques (Üç Tarz-ı Siyaset). Publié dans une série d’articles dans le journal jeune-turc cairote au titre significatif Türk, ce traité proposait le nationalisme turc comme une option pour la survie de l’Empire ottoman après les échecs constatés de l’ottomanisme et de l’islamisme. L’auteur lui aussi ne mettait guère en avant les qualités des Turcs pour légitimer son choix. S’adressant à la raison et non pas aux sentiments, le traité ne comportait pas d’exaltation des Turcs, un fait inhabituel pour un manifeste nationaliste. Le traité était un bon exemple de ce constat sur la centralité de l’État : « [L]es nationalistes pensent en fonction des intérêts de l’État plus qu’en fonction de l’ethnie turque. »77 Toutefois, ce traité n’était pas seulement un manifeste ouvertement nationaliste mais était structuré dans son argumentation par l’idée de l’existence d’une nation turque distincte. Cette idée s’accompagnait d’une attention portée à la spécificité des Turcs, surtout à leur histoire, ainsi qu’à leur qualité en tant que « race » qui dépassait le cadre ottoman et pouvait s’étendre jusqu’à l’Asie Centrale78. C’est sur cette conception que se bâtit le panturquisme et son rêve de mobilisation des différents peuples turcs des Balkans jusqu’à la Chine dans une cause politique commune. À aucun moment, ce « rêve panturc » ne reçut une cohérence 75 76 77 78
« cem’iyet-i beşeriyeye gerçekten bir şeref » Asker, p. 58. F. Georgeon : « À la recherche d’une identité », p. 21. Ibid., p. 19. Cf. idem : Yusuf Akçura, p. 22. Ibid., p. 26 ; Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 67.
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idéologique, ou ne devint la base d’une véritable politique79. Mais, il fut le symptôme d’une nouvelle façon de penser l’Empire ottoman, les Turcs et le lien organique entre l’Empire et les Turcs, dans laquelle l’idée de l’existence d’une nation turque au-delà du cadre de l’État ottoman débouchait sur un intérêt pour la culture turque, le passé turc et les Turcs du Caucase et de l’Asie Centrale. Nous ne trouvons aucun de ces éléments chez Ahmed Rıza. Au cours des années 1900, ces sujets commencèrent à passionner les Jeunes Turcs et trouvèrent leur entrée dans le journal Türk, mais aussi dans le Şûra-yı Ümmet dont Rıza était l’un des premiers contributeurs. En fait, celui-ci demeurait tout à fait à l’écart de cette forme de turquisme. À ce titre, il nous faut noter que, d’après nos recherches, il n’a jamais pris position vis-à-vis du panturquisme, voire du nationalisme turc en tant qu’option politique pour l’Empire ottoman. Ce qui est étonnant surtout si nous considérons que, comme nous l’avons vu, Ahmed Rıza faisait l’objet d’attaques de la part de différents groupes politiques et d’observateurs européens qui lui reprochaient d’avoir une orientation « nationaliste ». De même, nous savons que Yusuf Akçura était proche d’Ahmed Rıza lors de ses études à Paris en sciences politiques, et faisait partie de la rédaction du Şûra-yı Ümmet avant son départ pour la Russie en 1903. Il est donc évident que Rıza lisait ses articles. Ce manque de prise de position est au fond aussi le signe du caractère avant-gardiste et décalé du traité de Yusuf Akçura. Üç Tarz-ı Siyaset provoqua un débat sur plusieurs numéros dans le journal Türk, mais il garda un caractère exceptionnel et n’eut pas la notoriété que l’historiographie a bien voulu lui attribuer rétrospectivement80. Ce n’est que sous la Seconde Période constitutionnelle, à la suite des guerres balkaniques, lorsque l’existence de l’Empire était mise en question, que le traité fut réédité dans la forme d’une brochure et connut une certaine notoriété81. Avant 1908, le nationalisme turc en tant qu’option politique pour l’Empire ottoman au détriment de l’ottomanisme et du (pan-)islamisme était encore une proposition suffisamment marginale, et au fond suffisamment peu pertinente, pour pouvoir être ignorée. Or, nous pouvons affirmer qu’Ahmed Rıza partageait les idées du Jeune Turc Ahmed Ferid 79
François Georgeon : « Le rêve panturc », Des Ottomans aux Turcs, p. 109-123. W. Sendesni : Les Jeunes Turcs en Égypte, p. 199-202. 81 Pour une critique de cette approche historiographique du traité Üç Tarz-ı Siyaset voir H. L. Eissenstat : Limites of Imagination, p. 11-14. 80
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(Tek) qui avait pris position contre le traité de Yusuf Akçura et son projet apparemment fou de considérer qu’un nationalisme fondé sur la race turque pourrait constituer un système politique pour garantir la survie de l’Empire ottoman : « Ce qui a conduit l’auteur des Trois systèmes politiques à une grande erreur d’appréciation à ce sujet, c’est qu’il s’occupe davantage de précision logique et philosophique que de réalité concrète. La logique émet des propositions catégoriques, absolues, mais la vie sociale, dans sa complexité, refuse souvent et même presque toujours de s’y soumettre. »82
Nous pouvons nous demander si dans sa réponse à Akçura, Ahmed Ferid n’a pas été inspiré du positivisme d’Ahmed Rıza, comme l’argument dirigé contre des considérations abstraites, « métaphysiques », semble le suggérer. Sous le régime hamidien, le développement du nationalisme turc était mal vu à cause de la menace qu’il faisait peser sur les rapports entre les différentes communautés et l’intégrité de l’Empire ottoman83. Au fond, l’opposition d’Ahmed Rıza aux nationalismes des Ottomans chrétiens s’appliquait aussi au nationalisme turc. Ne manifestant pas d’intérêt pour le passé turc, la culture turque ou les peuples turcs, Rıza se référait aux Turcs uniquement dans une logique d’Empire, qui ne pouvait admettre l’existence d’une nation turque indépendante de l’Empire ottoman, comme idéal ou comme projection de l’imaginaire. Son turquisme était un ottomanisme, autant que son ottomanisme était un turquisme. Chez Yusuf Akçura le nationalisme turc se présentait comme une option pour sauver l’Empire ottoman menacé dans son existence et en crise perpétuelle depuis des décennies. Avec les mêmes considérations, pour Ahmed Rıza, le nationalisme turc n’existait pas. Ainsi, vu de près, le turquisme d’Ahmed Rıza paraît bien peu radical si on le compare aux positions avant-gardistes et visionnaires de Yusuf Akçura, ou même aux positions de ceux qui se référaient à l’histoire des Turcs et aux peuples turcs de l’Asie Centrale. Mais au fond, il était dans l’esprit du temps : le fait de distinguer entre l’ottomanisme, l’islamisme et le turquisme et de proposer un nationalisme fondé sur la race turque, était trop abstrait, comme le précisait Ahmed Ferid, pour pouvoir s’imposer. Ali Kemal, le directeur du journal Türk qui avait publié l’article 82 Ahmed Ferid : « Une lettre », Égypte, 17 juin 1904. Reprise et traduction dans F. Georgeon : Yusuf Akçura, p. 110-111. 83 Ş. Hanioğlu : « Turkish Nationalism and the Young Turks », p. 86.
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d’Akçura et les réponses à cet article, formula cette impossibilité pratique des propositions d’Akçura de manière tout à fait impressionnante : « Pour nous, il est impossible de séparer les Turcs de l’Islam, l’Islam des Turcs, les Turcs et l’Islam de l’ottomanisme, l’ottomanisme des Turcs ou de l’Islam. Il est impossible de diviser l’unité en trois. »84 L’émergence de l’idée du Turc de la géopolitique Paradoxalement, c’est son manque de radicalisme et le fait d’être dans l’esprit de son temps, qui fit d’Ahmed Rıza un protagoniste de la montée du turquisme. C’est précisément parce qu’il ne séparait pas dans sa vision turquiste ces trois éléments, qui constituaient pour lui une totalité unique, que sa pensée pouvait avoir un impact dans les années 1900 et qu’il put se mettre à la tête de la faction du mouvement jeune-turc associée au turquisme. Sa non-identité de Turc lui permettait une liberté de références qui correspondait plus facilement à une logique d’Empire, aux conditions ottomanes ainsi qu’à la façon de les percevoir. La spécificité de son turquisme et son impact se construisaient sur cette non-identité. Dépourvu de considérations nationalistes propres, son turquisme se résumait à l’identification turque de l’État ottoman et à la perception des Turcs comme le peuple le plus loyal envers l’État et représentant en conséquence le pilier de l’Empire. Ses idées faisaient écho aux conceptions qui existaient d’une manière diffuse depuis les Tanzimat, mais avec lui, elles prirent une forme plus cohérente. Déjà, elles s’autonomisaient considérablement par rapport à leurs expressions antérieures. Les conceptions de personnalités aussi différentes que Mustafa Reşid Paşa, Ali Paşa ou encore Abdülhamid, semblent avoir convergé autour de l’idée que le caractère turc de l’État ottoman était, pour l’Empire, un pilier parmi d’autres, avec notamment l’islam, la dynastie ottomane, le gouvernement, la capitale Istanbul85. Ahmed Rıza n’aurait contredit aucun élément de cette conception. Or, au tournant du siècle, l’idée du caractère turc de l’État ottoman avait indéniablement pris le dessus sur les autres. Dans la pensée de Rıza, l’islam occupait encore une place cruciale, mais, comme nous le verrons, elle se trouvait en grande partie sous la tutelle de la 84 « bizim için Türk’ü İslam’dan, İslam’ı Türk’ten, Türk ve İslam’ı Osmanlılık’tan, Osmanlılığ’ı Türk’ten, İslam’dan ayırmak, tekliği üçe bölmek olamaz. » « Cevabımız », Türk, no 30, 26 mai 1904. Cf. W. Sendesni : Les Jeunes Turcs en Égypte, p. 199 ; F. Georgeon : Yusuf Akçura, p. 24. 85 Cf. K. Karpat : Politicization of Islam, p. 335-336.
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perception turquiste de l’Empire et de son avenir. Surtout, nous constatons chez lui un glissement de l’identification turque de l’État ottoman vers une attention croissante portée aux Turcs dans le prisme d’une politique ethnicisée. Cependant, l’aspect fondamental du turquisme d’Ahmed Rıza est qu’il s’exprimait au sein d’une vision géopolitique élaborée, celle qui commença à définir sa pensée et celle d’un grand nombre de Jeunes Turcs à partir de 1900 : la double obsession de menaces extérieures et intérieures pesant sur l’Empire ottoman. Déjà dans ses lâyiha, il exprimait une vision turquiste en lien avec cette double peur de la croisade européenne contre l’Empire et de l’hostilité constante des populations chrétiennes contre l’État ottoman. Dès 1893, il écrivait : « Il n’y a pas de liens de fraternité entre les musulmans, et il n’y a pas non plus une idée de communauté parmi les citoyens ottomans. Chacun regarde l’autre d’un œil malveillant et concourt dangereusement avec lui. L’Arménien louche sur Van, le Grec ottoman [Rum] sur la Grèce. La pensée de l’Arabe tourne autour de l’idée de fonder en Arabie un gouvernement et un califat. L’étranger essaie de profiter de cet état de désunion. (…) Tous ont leurs organisations et leurs journaux pour encourager leurs efforts et défendre leurs droits. Seul le pauvre Turc n’a pas de protecteur qui se préoccuperait de son état. Il est comme une plante coupée de la lumière sous un arbre faible et pousse sans force et sans couleur. Là où il attend un secours, il ne trouve rien d’autre que du despotisme. »86
Ainsi, on retrouve l’idée de l’État ottoman comme un État turc, menacé par les velléités des peuples non-turcs et les intérêts des puissances ; mais dans la victimisation du « pauvre Turc », il y a aussi l’idée que l’État ottoman est là pour protéger les Turcs, à défaut d’être protégé par des puissances extérieures, comme c’est le cas pour les non-Turcs. C’était un élément radicalement nouveau dans le discours sur l’Empire ottoman. Non seulement les Turcs existaient pour l’État, mais l’État existait pour les Turcs. Elle rapprochait Ahmed Rıza des positions nationalistes propagées dans le journal Türk, qui n’abandonnait pas l’idée du 86 « Müslümanlar beyninde hiçbir rabta-i uhuvvet olmadığı gibi teb’a-i Osmaniye arasında da müşâkeret-i fikriye yoktur. Herkes yekdiğerine zıd ve muzırr bir emele hizmet ediyor. (…) Ermeni Van’a, Rum Yunanistan’a bakıyor. Arabın fikri Arabistan’da tesis-i hükûmet ve hilâfet daiyesinde geziyor. Ecnebi bu tefrikadan istifadeye çalışıyor. (…) Hepsinin emâlini tervic ve hukukunu müdaf’aa eden cema’atler, gazeteler var. Zavallı Türkün kimsesi, haline rahm eden bir hâmisi yok. Mazlum bir ağaç altında ziyâdan mahrum nebâtat gibi renksiz, kuvvetsiz büyüyor. İmdâd umduğu yerde istibdaddan başka bir şey bulamıyor. » Lâyiha, p. 41-42.
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caractère multiethnique de l’Empire, mais plaçait les rapports entre les Turcs et les non-Turcs dans un rapport dominant-dominés et définissait l’État ottoman comme un État pour les Turcs87. Chez Ahmed Rıza, cette conception s’exprimait en deux volets : d’une part, les Turcs étant démunis de toute protection, c’est l’État ottoman qui devait s’en charger ; d’autre part, les Ottomans non-musulmans progressant, et les Ottomans musulmans régressant, il revenait à l’élite intellectuelle ottomane et à l’État ottoman de mettre ces derniers sur la voie du progrès. Cette idée, se référant à première vue aux musulmans, s’exprimait en particulier par rapport aux Turcs et supposait ainsi l’existence de l’État pour les Turcs88. C’est dans ce sens que Rıza écrivit en 1893 déjà : « Si un jour l’État Sublime [ottoman] cesse d’exister, la nation turque sera anéantie et périra. »89 Toutefois, Rıza n’allait pas au bout de cette logique et l’idée de l’État existant pour les Turcs restait à l’état embryonnaire dans sa pensée. Mais déjà il était question des Turcs comme victimes d’une situation géopolitique. Cette conception émergea véritablement après 1900 et s’imposa dans la façon de percevoir la réalité de l’Empire ottoman à partir d’un point de vue turquiste, qui, en liant l’idée d’une opposition persistante des nonTurcs à l’État et celle d’une attaque perpétuelle de l’Occident, imaginait les Turcs comme la colonne vertébrale de l’Empire. L’obsession de la double menace pesant sur l’Empire et l’identification des Turcs comme constituant le pilier de l’Empire, acquirent une nouvelle importance, à la fois quantitative et qualitative, pour s’unir en une vision cohérente, capable d’expliquer la réalité de l’Empire ottoman ainsi que la réalité géopolitique de l’époque de l’impérialisme. C’est en ce sens qu’il faut comprendre dans les écrits de Rıza des années 1900 le mot türk, par ailleurs bien plus présent dans ses articles du Şûra-yı Ümmet que dans ceux du Meşveret des premières années du jeune-turquisme. Par le lien établi avec la perception des menaces intérieures et extérieures, le terme « turc » reçut un sens géopolitique avant de recevoir un sens nationaliste. Si cette vision ethnicisée ne fut pas théorisée en une idéologie nationaliste, elle eut un impact sur nombre de questions politiques centrales et sur la manière de penser l’Empire. Ainsi, 87
Ş. Hanioğlu : « Turkism and the Young Turks », p. 12. Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 78. 89 « Devlet-i Âliye bir def’a inkısâma uğrarsa Türk milleti mahv olur, gider. » Lâyiha sur la langue, p. 3. 88
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ce ne fut pas seulement la modernité dans l’Empire qui eut une empreinte turque : les questions de la souveraineté de l’État, de l’intégrité de l’Empire et de la redéfinition des structures du pouvoir ottoman reçurent elles aussi une coloration turque. Et c’est précisément sur ce sujet que résida le rôle crucial d’Ahmed Rıza, étant donné son statut de Jeune Turc renommé et respecté et l’orientation de ses écrits dans les années 1900. Sa conception des Turcs se rapportait à une situation géopolitique dans une logique d’Empire et montrait une pertinence pour des questions politiques essentielles du tournant du siècle, de telle sorte qu’elle pouvait être considérée par les Jeunes Turcs comme une conception politique faisant sens. Dans un premier temps, la référence turque des Jeunes Turcs ne découlait pas des idées nationalistes, mais d’une façon de percevoir la situation de l’Empire ainsi que leur place dans son avenir. Il ne faut pas sous-estimer cette obsession de la double menace extérieure et intérieure dans le discours politique turc de la fin de l’Empire ottoman et aussi le rôle qu’elle joua dans le développement des idées nationalistes turques. Ce n’est pas un hasard si le nationalisme turc s’imposa comme une force politique sous Mustafa Kemal (Atatürk) après 1918, lorsque cette double menace, qui hantait l’élite ottomane depuis des décennies se trouva concrétisée : les ruines de l’Empire ottoman étaient sous l’occupation des forces alliées, et le pouvoir turc en Anatolie était contesté par des chrétiens dans des territoires considérés comme le cœur de ce pouvoir. Plus que les caractéristiques de la nation turque, ce furent les conditions géopolitiques qui dictèrent l’émergence du nationalisme. Et ce fut la formulation par Ahmed Rıza de la double menace intérieure et extérieure en une vision cohérente dès 1900 qui jeta les bases idéologiques de cette émergence. Le Turc, l’Empire, l’islam et les conditions de la modernité Si la nation turque devint un idéal politique du mouvement de libération national sous Mustafa Kemal, la définition du nationalisme turc resta inconsistante et contradictoire, loin de la cohérence que l’historiographie turque a bien voulu lui donner dans les décennies suivantes90. Essentiellement, ce nationalisme resta marqué par des tendances intellectuelles contradictoires, et se présenta moins comme une idéologie que comme 90
Voir à ce sujet notamment les analyses d’Erik-Jan Zürcher : Unionist Factor.
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un « éventail de symboles et de récits », qui finirent cependant par s’imposer comme un idéal politique91. Toutefois, un aspect requiert notre attention pour la pertinence qu’il avait déjà pour le turquisme d’Ahmed Rıza. Comme cela a déjà été noté dans les années trente, la mobilisation nationaliste du mouvement kémaliste lors de la guerre de libération se fit à travers l’appel à l’islam92. Au vu de la construction de la nation turque comme une nation séculière, une idée longuement perpétuée par l’historiographie, c’est un fait remarquable93. Les interprétations divergent, mais force est de constater que l’appel nationaliste des forces kémalistes était bien ce que l’on a appelé un « nationalisme musulman » fondé sur l’ethnicisation de l’islam94. Pour revenir à la formule éloquente d’Ali Kemal de 1904 sur l’impossibilité de séparer Turc, islam, et ottomanisme, quinze ans plus tard, avec les massacres et la déportation de plus d’un million d’Ottomans chrétiens et la perte successive des territoires depuis les guerres des Balkans de 1912-13, l’idée de l’union ottomaniste avait fini par devenir marginale. Mais même dans le nationalisme turc en voie de formation, le Turc n’était toujours pas séparable de l’islam. Au début du siècle, Ahmed Rıza partageait les mêmes idées qu’Ali Kemal. Le « Turc » tel qu’il le concevait n’était pas affranchi de l’islam et, mieux même, ne pouvait pas être en contradiction avec l’islam. En fait, si l’on se souvient de l’importance que l’islam revêtait aux yeux de Rıza en tant que religion disposée au positivisme, il est difficile d’imaginer qu’il ait pu développer des conceptions qui aillent à son encontre. Par ailleurs, il importe de souligner que l’islam représentait pour lui un système qui existait déjà. Dans un temps où les caractéristiques de la nation turque restaient encore à inventer, l’islam constituait forcément un système de valeur bien plus cohérent. Nous pouvons remarquer que dans son traité sur la question féminine, il employait un discours islamique, mais non pas turquiste. Alors que, comme nous le verrons, l’opposition 91 « Turkish nationalism, even in the hands of a determined elite with considerable popular support was less an ideology than a range of symbols and narratives. The Turkish nation, even in this moment of autocratic rule, remained less a condition than an ideal. » H. L. Eissenstat : Limits of Imagination, p. 246. Cf. Soner Çağaptay : Islam, Secularism, and Nationalism in Modern Turkey : Who Is a Turk? Londres : Routledge, 2006. 92 Cf. Gotthard Jäschke : « Nationalismus und Religion im türkischen Befreiungskrieg », Welt des Islams, 18 (1936), p. 54-69. 93 Cf. Carter Vaughn Findley : « Essai sur les déterminants de l’identité turque », N. Clayer/ E. Kaynar (dir.) : Penser, vivre et agir dans l’Empire ottoman et en Turquie, p. 427-442. 94 Erik J. Zürcher : « The Vocabulary of Muslim Nationalism », International Journal of the Sociology of Science, 137 (1999), p. 81-92. Cf. idem : « Young Turks, Ottoman Muslims and Turkish Nationalists », p. 222-228.
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entre les Turcs et les non-Turcs était déjà palpable dans Asker, la seule opposition qu’il évoquait dans Kadın concernait les femmes musulmanes et non-musulmanes. Dans cet ouvrage publié pourtant après Asker, que nous avons présenté comme son texte le plus fortement marqué par le turquisme, les considérations turquistes sont presque inexistantes et subordonnées au discours islamique. Le mot türk n’y apparaît que trois fois. Étant donné que « la » femme revêtait la fonction de la gardienne des vertus de la nation, cela est, en effet, remarquable. Pour autant, pouvons-nous en déduire qu’Ahmed Rıza recourait au discours islamique dans une perspective qui le rapprocherait des nationalistes « turcs » ? En fait, nous constatons que sa conception de l’islam ne relevait pas du nationalisme musulman, c’est-à-dire de l’ethnicisation de l’islam. Comme nous l’avons déjà montré, elle était essentiellement non-religieuse. Nous voyons que la référence islamique, loin de s’opposer à la vision turquiste, la renforçait d’une façon considérable par deux éléments étroitement liés : l’histoire et, surtout, le contexte géopolitique de l’époque de l’impérialisme. Il manquait à Ahmed Rıza la radicalité de l’imagination nationaliste et il ne pouvait donc pas se référer au passé turc ou aux peuples turcs en dehors des frontières ottomanes. Or, le discours islamique lui permettait de réaliser la référence à l’histoire et de placer ses idées sur l’Empire ottoman dans un cadre transfrontalier, en identifiant précisément, l’islam à l’Empire, l’Empire au Turc, et le Turc à l’islam et à l’Empire. Nous avons vu que lorsque Rıza évoquait l’histoire de l’Empire ottoman, ses renvois historiques étaient surtout islamiques et que ceux-ci se référaient le plus souvent au passé islamique pré-ottoman. Mais au lieu d’y voir une contradiction, il faut prendre en compte tout ce que cette référence apportait à sa logique d’Empire. En se référant au passé islamique, il pouvait établir une référence historique à la civilisation universelle bien plus importante que la seule référence au passé ottoman ou le renvoi au passé des Turcs ne le lui auraient permis. Grâce à l’amalgame de l’Empire ottoman et de l’islam, l’étape ottomane de l’Histoire de la civilisation humaine pouvait commencer non pas au XIVe, mais au VIIe siècle, et établir un lien direct avec l’Antiquité gréco-romaine et la civilisation islamique dont l’Empire avait hérité. Par ailleurs, la civilisation islamique se présentait ainsi non seulement dans la continuité de la civilisation gréco-romaine, mais aussi comme celle qui avait sauvé la civilisation humaine de l’agression lancée par « l’Église chrétienne »95, de la même 95
Faillite morale, p. 50, 87.
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manière que l’Empire ottoman pouvait se présenter comme le sauveur d’une civilisation occidentale ravagée par la doctrine de la croisade, prenant désormais la forme de l’impérialisme. Et c’est ainsi que l’on en vient à la dimension géopolitique de la référence islamique. En parallèle avec l’idée de croisade contre l’islam, Rıza et les Jeunes Turcs en général commencèrent dès 1900 à considérer que la politique occidentale était définie par une « turcophobie »96. Dans cette optique, l’idée que les puissances occidentales cherchaient à chasser les Turcs de l’Europe et à les « exterminer » devint un leitmotiv du discours jeuneturc, comme le proclama résolument Ahmed Rıza lors du premier congrès jeune-turc97. Mais ces idées restaient secondaires comparées au concept de croisade occidentale contre l’islam, lequel avait une portée bien plus large que l’idée de turcophobie. Dans la logique de la conception géopolitique de l’islam, le discours sur les musulmans en tant que victimes de l’Occident ne s’arrêtait pas aux frontières ottomanes. Pour Ahmed Rıza, les affaires concernant les autres pays musulmans comportaient une signification politique directe pour l’Empire ottoman lui-même en ce que cela lui permettait d’acquérir une identification transfrontalière. Dans cette optique, l’idée panislamiste apparaissait comme une proposition géopolitique et non pas religieuse. L’unité des musulmans était pour lui « une idée de justice exempte de toute coterie religieuse »98, parce qu’elle se fondait sur le fait que les musulmans étaient tous victimes de la même agression : celle de l’Europe contre l’islam. Cependant, jamais l’appel à l’unité musulmane ne se traduisit par une véritable politique de panislamisme. Pour les Jeunes Turcs, le panislamisme était une politique au service de l’Empire et l’objet de la solidarité musulmane contre l’agression occidentale était nécessairement l’État ottoman. C’est pourquoi l’idée panislamiste se manifestait comme une proposition purement géopolitique et non pas religieuse. C’est ce que l’on constate par exemple dans l’épisode de l’association Fraternité musulmane fondée à Paris en 1907, essentiellement sur initiative d’Ahmed Rıza. L’association était censée tisser des liens de solidarité et d’amitié entre les musulmans habitant Paris, mais aussi plus généralement 96 « Turcophobie », Mechveret, no 139, 1er avril 1903. Cf. « Efkâr-ı Umumiye », Şûra-yı Ümmet, no 28, 13 mai 1903. 97 « Le Congrès des libéraux ottomans », Mechveret, no 126, 15 février 1902 ; « Avrupa, Hünkâr, Millet », Şûra-yı Ümmet, no 42, 21 novembre 1903 ; Crise de l’Orient, p. 126, 160. 98 Ahmed Rıza : « Le panislamisme », Mechveret, no 179, 1er septembre 1906. Aussi idem : « Solidarité musulmane », Mechveret, no 171, 1er janvier 1906.
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entre les différents peuples musulmans du monde99. Clairement, Rıza l’envisageait comme une structure censée œuvrer à la solidarité musulmane, mais l’objet de cette solidarité n’était pas la communauté religieuse ou la religion islamique en tant que telles, mais l’islam dans son lien organique avec l’Empire ottoman. L’association devait avoir une direction politique et appuyer la cause jeune-turque. De fait, elle réussit à établir des liens entre certains hommes politiques issus de différents pays musulmans, mais il s’avéra très vite que l’idée originale d’Ahmed Rıza d’une force politique morale pour soutenir l’Empire ottoman n’allait pas se réaliser. Regroupant effectivement des musulmans, majoritairement de jeunes étudiants d’Algérie ou de Tunisie, ainsi qu’un bon nombre de convertis d’origine française, l’association prit une direction différente et se transforma en une association caritative d’entraide des musulmans parisiens — elle figure comme l’une des premières organisations musulmanes françaises100. Le jugement d’Ahmed Rıza selon lequel la religion n’était pas suffisante pour créer l’union des musulmans fut avéré. Pour autant, l’engagement panislamique et plus généralement le discours islamique n’étaient pas équivalents à une approche instrumentaliste de l’islam visant à camoufler une politique turquiste. Car dans l’imagination d’Ahmed Rıza, l’islam et l’Empire ottoman n’étaient pas dissociés et l’islam apparaissait ainsi nécessairement dans un cadre turc. C’est ce qu’il exprimait dans le passage déjà cité : « [S]i l’élément turc est affaibli ou s’il périt, l’État [ottoman] cessera, et avec l’État évidemment l’islam aussi sera anéanti. »101 Ahmed Rıza exprimait une vision partagée par bon nombre de ses contemporains en présentant l’islam et l’Empire ottoman comme étant organiquement liés. Mais avec la montée du turquisme dans la pensée ottomane, ce lien organique était augmenté de la référence aux Turcs. Dans bon nombre d’écrits jeunes-turcs, l’objectif de défendre les Turcs se présentait non seulement comme une condition pour la survie de l’Empire, mais logiquement aussi comme une condition pour préserver l’islam102. Partant d’une vision impériale, la survie de l’islam face à la politique agressive de l’Occident dépendait de l’État ottoman. 99
Louis Bouvat : « Fraternité musulmane », Revue du monde musulman, 3/9 (août-septembre 1907), p. 159-160 ; « Fraternité musulmane », Mechveret, no 190, 1er janvier 1908 ; Ahmed Rıya Bey’in Hatıraları, p. 24-25. 100 S. Sellam : La France et ses musulmans, p. 55-70. 101 Asker, p. 58. 102 Voir p. ex. « Matbu’at-ı İslâmiye : İrşad’dan », Şûra-yı Ümmet, no 113, 15 avril 1907 ; Şerafeddin Mağmumi : « Düşündüm ki », Türk, no 7, 13 décembre 1903.
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C’est dans ce contexte que se situe également la confusion constante opérée par Ahmed Rıza entre les termes « musulman » et « Turc » d’une part, et d’autre part, entre l’Empire ottoman et les pays musulmans. Cette confusion est particulièrement visible dans un chapitre de La Crise de l’Orient, dans lequel Ahmed Rıza se donne comme objectif de réfuter les idées fausses sur les Turcs après l’avoir fait pour l’islam et les musulmans103. Après avoir établi une distinction entre musulmans et Turcs dans les premières lignes du chapitre, il retombe dans la confusion. Loin de présenter une contradiction, cette indistinction lui permettait d’enrichir considérablement sa vision de l’Empire. Le concept de croisade et le discours sur l’islam l’autorisait à remonter dans le temps jusqu’au Moyen Âge, de se référer dans l’espace à des territoires au-delà des frontières de l’Empire ottoman et de présenter la politique turcophobe des puissances comme la continuation d’une idéologie ancestrale. Le prisme de l’islam permettait l’amalgame entre la menace qui pesait sur le peuple turc et celle qui visait une religion toute entière et élargissait le turquisme d’une conception historique et géopolitique qui dépassait la portée encore limitée impliquée par l’idée de turcophobie. Le discours sur l’islam ajoutait une référence plus large et une dimension plus globale à la vision turquiste d’Ahmed Rıza et lui permettait en dernière instance d’universaliser le Turc comme une victime de l’impérialisme européen. Dans ses fondements, la vision turquiste n’était pas une proposition nationaliste mais une réponse à l’agression mondiale lancée par l’Occident et, en conséquence, comme une tentative de replacer l’Empire ottoman dans l’espace-temps du XIXe siècle. À travers l’idée que l’Occident avait trahi les valeurs universelles de civilisation, l’émergence du Turc comme un terme politique pertinent apparaissait non pas comme un particularisme, mais comme un projet élaboré en termes universalistes, nécessaire pour faire entrer l’Empire dans la modernité et parvenir ainsi au progrès, pour le salut de l’humanité. Les Turcs et les non-Turcs : retour sur l’union ottomaniste jeuneturque Ahmed Rıza avait beau mettre en avant l’idéal de la fraternité ottomane, la portée universaliste de cet idéal était minée par son approche turquiste et islamique de l’Empire ottoman. Nous avons vu que sa perception des 103
Crise de l’Orient, p. 122 sqq.
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Turcs comme le pilier de l’État ottoman ne découlait pas d’analyses théoriques explicites, et encore moins d’une conviction nationaliste, mais qu’elle était implicite et sous-jacente à sa vision de la réalité ottomane. Elle avait néanmoins un impact direct sur son projet d’Empire et, de fait, elle fut le point de départ d’une redéfinition des structures du pouvoir étatique et des rapports entre les différentes communautés de l’Empire. La conviction ottomaniste d’Ahmed Rıza correspondait à l’idéal de « l’union des éléments », qu’il présentait comme la condition de la réforme de l’Empire ottoman. Mais, si ce Jeune Turc identifiait les Turcs non pas comme l’un des « éléments fondamentaux » de l’Empire ottoman, mais comme son fondement tout court, quelle pourrait être la définition de cette supposée union ? Que pouvait signifier l’idéal de l’État moderne reposant sur l’abstraction politique si la réalité ottomane était conçue selon des critères turquistes ? Le concept de vatan qui se rapportait à l’ensemble de la population, comportait ainsi en lui-même un déséquilibre inscrit dans sa sémantique. Effectivement, il véhiculait un discours particulariste à coloration turquiste qui définissait l’orientation que le patriotisme ottoman, revendiqué comme la base de la politique moderne, devait prendre et qui rendait ainsi impossible la prise en compte des différentes couleurs de ce véritable « arc-en-ciel » qu’était la patrie pour Ahmed Rıza. Ce particularisme s’exprimait dans la forme même d’un écrit comme Asker. L’auteur y employait dès le début un « nous » qui renvoyait d’une façon implicite à un « nous » turquiste, sans avoir besoin de clarification. Une fois encore, ce n’est pas un hasard, si parmi l’ensemble des traités en ottoman d’Ahmed Rıza, Asker soit celui dans lequel les mots türk et vatan sont les plus fréquents et où les occurrences du mot « nous » (biz) (51 fois) sont également les plus nombreuses. L’élite à qui il s’adressait pour révéler son sentiment patriotique était, implicitement, une élite turquiste. À considérer les écrits d’Ahmed Rıza des années 1900, force est de constater que chaque fois qu’il évoque des Ottomans non-turcs, et en particulier les chrétiens, c’est à l’occasion de difficultés créées par eux. Dans son projet patriotique d’union ottomane tel qu’il était défini par le leader jeune-turc, ceux-ci représentaient un problème auquel devait faire face l’élite turquiste. Quelle était donc la place de ces populations non-turques qui posaient problème, et quels étaient les rapports entre les Turcs et les non-Turcs au sein du projet d’Empire d’Ahmed Rıza ?
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Les Turcs et les musulmans non-turcs La réponse à ces questions est nécessairement difficile pour la simple raison que Rıza les évoquaient rarement et qu’il n’a pas élaboré de théorie à leur sujet. On est donc confronté à un problème d’analyse. À première vue, Ahmed Rıza défendait l’idéal ottomaniste d’union sans prendre position contre l’idée de l’unité de tous les Ottomans. Il ne prenait pas de positions explicites à l’encontre de l’idéal de l’union ottomaniste universelle. Toutefois, si nous tenons compte de sa perception turquiste et approchons la question d’une façon plus large, se dessinent quelques lignes générales de sa vision des rapports entre les Turcs et les non-Turcs dans l’Empire ottoman. Nous l’avons déjà vu, chez lui, la perception ethnicisée pouvait se traduire en une stigmatisation des musulmans non-turcs de l’Empire qu’il considérait comme des communautés dont l’orientation divergeait du sens général à donner à la politique ottomane. Toutefois, il faisait une différence entre les Ottomans musulmans non-turcs et les Ottomans nonmusulmans. Rıza reprochait aux musulmans de manquer d’enthousiasme dans la défense de l’Empire ottoman et dans la reconnaissance de sa souveraineté : les Albanais songeaient à l’autonomie, les Arabes ne respectaient pas le gouvernement ottoman et turc, au Yémen, ils se révoltaient au prix de la mort de milliers de soldats turcs, et quant aux Kurdes, ils n’étaient pas prêts à intégrer les rangs de l’armée. Or, pour Rıza, cette situation était conjoncturelle : « L’Arabe, le Kurde et l’Albanais ne naissent pas en tant qu’ennemis du Turc. Chez la majorité de ceux-ci, ce sentiment d’animosité se développe plus tard sous l’influence des imams, des cheikhs, des ulema et des étrangers criminels. »104 Pour remédier à ce problème, Ahmed Rıza insistait sur l’éducation. Mais dans l’optique de l’union ottomane, l’éducation ne désignait pas seulement un processus visant à élever le peuple vers l’idéal de la civilisation ; elle constituait aussi un moyen de créer l’union entre les Ottomans de l’Empire, et en particulier entre les Ottomans musulmans — une union qui se présentait sous des signes turquistes. Conformément à sa conviction selon laquelle il suffisait d’une approche pédagogique pour expliquer quelque chose afin que l’on en saisisse l’importance, Rıza 104 « Arap, Kürd, ve Arnavud doğuduğu zaman Türk’e aduv olarak doğmamıştır. Bu hiss-i adavet ekseriyesine sonradan geliyor ; muta’sıb imamlar, şeyhler, ahvandlar, ecnebi mufsidler tarafından talâkin ediliyor. » Asker, p. 62.
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mettait en avant l’obligation pour l’État ottoman d’apprendre aux « enfants du Kurde, de l’Arabe et de l’Albanais » la nécessité de l’union pour résister aux étrangers qui voulaient démembrer l’Empire. L’union des musulmans ottomans n’était pas rendue nécessaire par le fait qu’ils partageaient une même religion, mais par le fait qu’ils étaient dans une même situation géopolitique. Pour lui, le but de l’union des musulmans n’était pas la création d’une force politique musulmane, mais la soumission à l’État ottoman. À ce titre, il est significatif que, malgré ses appels panislamistes, Rıza n’ait jamais cherché d’alliance avec des groupes politiques arabes ou albanais ottomans. On a l’impression qu’il consacrait plus d’énergie à se rapprocher des musulmans de l’Afrique du Nord, de l’Iran ou de l’Inde que de ceux de l’Empire ottoman105. Tel qu’il était défini par lui, le projet panislamiste était une nécessité dans le contexte de la croisade engagée par l’Occident contre l’islam, croisade qui légitimait d’une manière exclusive le projet jeune-turc prévoyant l’intégration des musulmans dans un État ottoman, implicitement toujours défini comme un État dominé par une élite turque. Cette vision impliquait non seulement la soumission des musulmans à l’État ottoman au nom de la survie de l’islam, mais réaffirmait aussi une interprétation de l’Empire qui stigmatisait les Ottomans chrétiens comme des agents potentiels des puissances européennes. Il faut reconnaître que si cette vision donnait une interprétation musulmane de l’Empire, excluant donc par principe les Ottomans non-musulmans, elle n’était pas sans avoir une certaine pertinence. Protéger l’islam contre ce qui était considéré partout dans le monde musulman comme une croisade chrétienne, constituait de fait une raison de soutenir l’Empire ottoman. L’appel à la guerre sainte constituait toujours le moyen de mobilisation de l’armée, ce dont même Ahmed Rıza ne pouvait s’affranchir. Mais surtout, bon nombre de nationalistes arabes considéraient l’État ottoman comme la seule puissance capable de défendre les Arabes contre l’agression européenne, et estimaient qu’il valait mieux le joug turc que l’occupation occidentale. Dans ces conditions, l’État ottoman se présentait comme le meilleur cadre pour l’élaboration de politiques nationalistes106. 105 Des liens, entretenus surtout à travers l’association Fraternité musulmane, sont évoqués p. ex. dans Mansour Bonakdrian : Britain and the Iranian Constitutional Revolution of 1906-1911. Foreign Policy, Imperialism, and Dissent. Syracuse : Syracuse University Press, 2006, p. 158-159. 106 Voir p. ex. le cas de l’intellectuel et futur député et sénateur au parlement ottoman Abdulhamid al-Zahrawi. Ahmed Tarabein : « Abd al-Hamid al-Zahrawi : The Career and
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Cependant, ces considérations géopolitiques qui prônaient le soutien de l’Empire étaient à double tranchant. Car ce soutien pouvait très bien se renverser dès lors qu’il y avait un doute sur la capacité du califat ottoman à tenir son engagement de protéger les musulmans. L’exemple le plus emblématique fut sans doute le cas du nationalisme albanais. Pendant des décennies, le nationalisme albanais s’était défini comme une mouvance cherchant à affirmer la nation albanaise au sein de l’Empire pour rendre l’État ottoman plus fort, et aussi parce que l’État ottoman se présentait comme le meilleur protecteur de l’islam. L’idée d’une Albanie indépendante se manifesta essentiellement comme un acte d’affirmation, non seulement vis-à-vis du pouvoir central ottoman, mais aussi vis-à-vis de l’Europe, qui, en mettant en cause la légitimité ottomane dans les Balkans, mettait en cause la présence d’une nation musulmane en Europe. C’est ainsi que l’idée de l’Albanie comme nation musulmane mais nonturque acquit une pertinence politique et put se développer en un moyen de mobilisation nationaliste et sécessionniste107. Mais Ahmed Rıza ne proposait pas une analyse aussi précise du concept de l’union musulmane. La nécessité de se rallier à l’État ottoman défini comme un État turc était pour lui une évidence. Il tenait directement pour responsable de la désunion ottomane le régime hamidien du fait du manque de liberté, ce qui permettait aux étrangers de manipuler les différentes communautés et empêchait l’épanouissement des sentiments naturels d’union, et aussi à cause de la façon dont l’éducation était pratiquée sous le sultan despote. « Dans les écoles de l’Empire, on prêche la loyauté envers le sultan au lieu de prôner l’attachement à la patrie », écrivait Rıza108, ce qui mènerait, nécessairement selon lui, à l’aliénation des musulmans de l’État ottoman. L’éducation qu’il avait définie depuis le début des années 1890 comme un moyen de développer les sentiments patriotiques et de renforcer l’État ottoman 109, avait désormais pour Thought of an Arab Nationalist », Rashid Khalidi et al. (dir.) : Origins of Arab Nationalism. New York : Columbia University Press, 1991, p. 97-119. Par ailleurs, la même appréciation était partagée par des intellectuels arabes chrétiens, parmi lesquels l’exemple le plus illustre est le collaborateur d’Ahmed Rıza, Halil Ganem. Voir aussi A.-L. Dupont : Zaydân, p. 561-562. 107 N. Clayer : Aux origines du nationalisme albanais, p. 449-473, 637-638. 108 « Mektebde, kışlada, ta’lim meydanlarında, manevralerde, her yerde şabban-ı ümmetin kulağı daima vatan ve ittihad sözleriyle doldurulması lâzım gelirken[,] yalnız padişaha muhabbet, padişaha itaa’t, padişah uğrunda feda-yı can etmek ta’lim olunuyor. » Asker, p. 63. 109 Lâyiha sur la langue, p. 14.
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objectif de renforcer l’idée d’une union dans laquelle les Turcs occupaient par définition une position particulière. Les Turcs et les non-musulmans À certains égards, la vision qu’Ahmed Rıza avait des chrétiens de l’Empire était moins contradictoire et beaucoup plus cadrée. Comme nous l’avons dit, il estimait que l’avènement du régime constitutionnel et la déposition du sultan résoudraient le problème de la désunion entre les différents peuples ottomans, étant donné que le régime despotique asphyxiait la tendance naturelle à l’unicité sociétale110. Toutefois, ses remarques sur le futur statut des musulmans et des non-musulmans après la déposition du régime hamidien divergaient, et révélaient une différence qualitative de son approche. Cela ressort clairement dans Asker. Alors que, pour Ahmed Rıza, la liberté allait « réunir » (birleştirmek) les « éléments islamiques », elle ne ferait que « rapprocher » (ısındırmak) les non-musulmans du gouvernement ottoman111. Cette distinction qu’il opérait n’était pas l’expression d’une politique élaborée, mais plutôt le reflet des dispositions idéologiques avec lesquelles Rıza percevait l’état de l’Empire et qui exprimaient un projet d’Empire, projet élaboré en termes implicites dans lequel les non-musulmans échappaient, au sens strict, à la possibilité d’intégration. Dans Asker, les chrétiens apparaissent pour l’essentiel comme une source de problèmes à régler et étant donné qu’il s’agit d’un traité sur la question militaire, ils représentent un problème militaire. Autrefois, dit Rıza, quarante mille chrétiens étaient recrutés par an dans l’armée ottomane ; aujourd’hui ce sont quarante mille musulmans qui périssent par an dans les combats contre les populations chrétiennes de l’Empire112. Après avoir mentionné tour à tour la nécessité de construire des chemins de fer, des ponts et des fortifications, Rıza écrit : « Lors des dernières guerres, on a vu que, parmi les chrétiens que l’on considère comme étant de nationalité ottomane, les traîtres ne sont pas rares. Ils montrent la voie à l’ennemi, ils prospectent pour le compte de l’extérieur et ils se comportent comme une cinquième colonne chargée d’aider à démolir
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Cf. Crise de l’Orient, p. 62. « Hükûmet-i meşrutanın vereceği hürriyetden istifade ederek anasur-u İslâmiyeyi birleştirmek ve Müslüman olmayan Osmanlılar’ı hükûmete ısındırmak… » (p. 62). 112 Ibid., p. 61. 111
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des ponts et à incendier des dépôts. A-t-on envisagé des solutions à l’intérieur du pays contre ces ennemis cachés ? »113
Dans la vision d’Ahmed Rıza qui présuppose la centralité des Turcs pour sauver l’Empire ottoman, les chrétiens, dans leur opposition inhérente au projet d’Empire, se trouvent, au final, réduits à un problème structurel. Même leur nationalité ottomane est mise en cause pour les présenter comme des étrangers. La prise en compte du risque que représentent ces « ennemis cachés » relève de la défense de la patrie. On en revient à la fonction de l’armée telle que Rıza l’indique dès les premières pages d’Asker : elle ne se limite pas à la défense des frontières de l’État ottoman, ni à la déposition du sultan, mais elle vise aussi à « ramener au corps de l’État les éléments discordants qui veulent se séparer de nous avec l’idée de l’autonomie » : « Nous avons toujours [dans l’Empire ottoman] des tribus non-sédentarisés, des communautés qui n’ont pas intégré le cercle de la paix et de la fraternité, des chrétiens non-ottomanisés, des frontières non-sécurisées. Les droits des Ottomans sont bafoués quotidiennement. L’indépendance de notre État est confrontée à un millier de dangers. En conséquence, nous avons besoin, plus que tout autre État, d’armées bien organisées ainsi que d’une marine puissante et mobile pour garantir la sécurité et l’ordre public. »114
L’idée que l’armée devait avoir une fonction de pacification était donc bien présente dans la pensée d’Ahmed Rıza. Au fond, celui-ci s’inscrivait dans la lignée de la politique impériale depuis le début du XIXe siècle, lorsque le recours à la violence commença à s’imposer comme le moyen principal pour contrôler les conflits locaux, dans un contexte où les tensions politiques étaient de plus en plus définies en termes ethnicisés au point de représenter une menace existentielle pour un État qui s’était assimilé l’objectif de civilisation. L’ottomanisme d’Ahmed Rıza ne
113 « Osmanlı teb’ası sayılan hıristiyanlar içinde düşman ordularına yol gösteren, zâhire tedarik eden ve köprülerimizi yıkmak, depolarımızı yakmak gibi mu’avenetlerde bulunan hayinlerin nadir olmadığı geçen muharebelerde görülmüştü. Bu gizli düşmanlara karşı dahil-i memlekette bir çare düşünülmüş müdür? » Ibid., p. 51. 114 « Muhtariyat fikriyle bizden ayrılmak isteyen anasır-ı muhtelifeyi vücud-u devlete rabt etmek… » « Bizde daha yerleşmemiş aşiretler[,] daire-i sulh ve uhuvvete girememiş cemâa’tler, osmanlılaşmamış Hıristiyanlar, / tahdid ve tahkim edilmemiş hududlar var. Osmanlılar’ın hukukuna her gün ta’aruz ediliyor. Devletimizin istiklâli bin tehlike içinde bulunuyor. Binaenaleyh, emn ve asâyiş temine kâfil olacak derecede muntazam ordulara, seyyar ve kavi bir donanmaya ihtiyacımız her devletten ziyadedir. » Ibid., p. 5-6. C’est nous qui soulignons.
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cherchait donc pas à dépasser les clivages existant au sein de la société ottomane, mais à les gérer. En résumé, le turquisme était la seule chose qu’Ahmed Rıza pouvait présenter dans son projet de patriotisme ottoman. L’idée que l’État ottoman existait pour les Turcs ne s’était pas encore imposée, mais elle était en germe avec l’appel à la protection des Turcs dans la perspective d’une politique visant à sauver l’État ottoman. La position particulière des Turcs au sein de l’Empire ottoman, loin d’être problématisée comme une question politique, devenait un fait naturel et le point de départ d’un projet d’Empire jeune-turc, dans lequel l’intégration des populations nonturques dépendait de leur reconnaissance du caractère essentiellement turc de l’Empire ottoman. Les vérités de l’Empire et les possibilités d’union manquées Les passages cités ci-dessus semblent proposer une direction politique claire, diamétralement opposée à l’idéal de l’union ottomaniste, qui annonce les évolutions historiques de la Seconde Période constitutionnelle. Cependant, comme nous l’avons dit, il serait erroné de considérer que les idées d’Ahmed Rıza se condensaient dans un projet politique cohérent. Comme nous allons le voir, le développement de l’idée turquiste sous la Seconde Période constitutionnelle se réalisa en grande partie en réaction à des événements géopolitiques qui accentuèrent certains aspects du projet d’Empire des Jeunes Turcs au détriment des autres populations. Néanmoins, une certaine vision idéologique des réalités de l’Empire marquait le développement de l’idéal ottomaniste. Le projet d’une citoyenneté ottomane abstraite à construire par l’union politique faisait référence à la réalité des conflits politiques ethnicisés et promettait le dépassement des clivages existant au sein de la population. Comme nous l’avons dit, l’ottomanisme d’Ahmed Rıza avait un sens politique. Or, il était incapable d’imaginer l’union ottomane d’un point de vue autre que celui partant du caractère essentiellement turc de l’État ottoman et de l’idée que les Turcs en représentaient le pilier. De même, incapable de développer une conscience de sa propre situation et de la dimension particulariste de sa pensée, il continuait à considérer ses idées comme conformes à l’idéal de la fraternité ottomane. L’appel à la fraternité ottomane s’exprimait dans une syntaxe complexe qui liait le Turc, la patrie, l’islam, la nécessité de faire face à la politique impérialiste des grandes puissances, la perception de la menace
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de sécession constante de la part des populations non-turques, la conscience de représenter l’élite de l’Empire, l’idéal de civilisation et de progrès, l’identification de l’État ottoman comme un État turc, et enfin, la vision selon laquelle les Turcs représentaient la colonne vertébrale de l’Empire. L’hétérogénéité du discours politique d’Ahmed Rıza comportant à la fois l’appel ottomaniste, l’évocation panislamiste, et la perception turquiste se présentait comme une concurrence de sens opposés mais complémentaires, marquée par des antinomies qui s’appuyaient mutuellement. Pour finir, revenons à l’épisode de l’intervention d’Ahmed Rıza au Congrès universel de la Paix en 1900, qui constitue, d’après nous, la manifestation de la rupture entre les Jeunes Turcs et les groupes politiques arméniens. Confronté à la question des réformes régionales dans les six provinces orientales de l’Empire, Rıza avait déclaré que « l’Arménie n’a[vait] aucun sens en politique », parce que le peuple arménien vivait sur l’ensemble du territoire ottoman et qu’il ne représentait dans aucune des provinces dites « arméniennes » la majorité de la population115. Cette phrase avait provoqué l’indignation des participants, et elle ne pouvait que choquer les Arméniens qui considéraient les dites provinces comme les territoires historiques de l’Arménie occidentale. Or, indéniablement Rıza mettait en lumière un problème bien réel. Dans le fond, les positions d’Ahmed Rıza étaient proches de celles d’un leader politique arménien, Simon Zavarian, l’un des fondateurs du parti Dachnaktsoutioun. Celui-ci expliquait, dans les moments d’espoir et d’ouverture de la Seconde Période constitutionnelle, que les Arméniens étaient le peuple ottoman qui soutenait le plus vigoureusement le régime constitutionnel et l’intégrité de l’Empire, non pas à cause de valeurs morales ou d’inclinations pro-turques, mais pour des raisons politiques. En effet, une population parsemée sur l’ensemble de l’Anatolie et entremêlée avec d’autres communautés, n’avait pas beaucoup à gagner d’une autonomie territoriale. C’est pourquoi la réforme de l’État ottoman constituait l’option la plus profitable pour « le statut des Arméniens et de l’Arménie »116. 115 Bulletin officiel IX, p. 96-97. Cf. notre chapitre supra « Les débuts d’un nouveau jeune-turquisme de la critique de l’Occident. » 116 Cité d’après G. J. Libaridian : Modern Armenia, p. 149. Reprenant cette position, Libaridian note laconiquement sur les rapports entre le CUP et FRA : « Their disagreements and ultimate break were over bread and butter issues rather than over boundaries. » Ibid.
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Pour le leader Dachnak comme pour le leader jeune-turc, le cadre de l’Empire ottoman et du régime constitutionnel avait un sens — et du reste, Zavarian et Ahmed Rıza n’étaient pas les seuls à penser de cette manière. En fait, c’est sur cette toile de fond que peuvent s’expliquer le grand enthousiasme provoqué à la fin de juillet 1908 par le rétablissement de la constitution ottomane, et l’énorme espoir mis dans le système constitutionnel par les hommes politiques des différentes communautés ottomanes. Le nouveau régime promettait le progrès, la liberté, la prospérité et l’entente entre les peuples ottomans qui s’étaient souvent combattus, afin de permettre l’expression politique à toutes les communautés et réaliser ainsi l’idéal de la fraternité ottomane. Or, dans les écrits du jeune-turc Ahmed Rıza, l’idéal de l’union ottomaniste se trouvait compromis par la définition même qu’il en donnait. C’est ce qu’exprima le nationaliste albanais İsmail Kemal, qui pendant des décennies avait développé sa politique dans le cadre de l’Empire ottoman. « Les Albanais comprenaient l’idée de l’union comme le groupement de différentes ethnies sous la bannière de la Constitution ottomane qui renforcerait l’Empire par l’union de tous ses peuples, garantissant à chacun son existence nationale. Le Comité [Union et Progrès], par contre, visait à réunir toutes les ethnies différentes en les forçant à nier leurs origines. »117
Chez Ahmed Rıza, l’idéal ottomaniste se greffait sur une revendication d’autorité exclusive concernant le destin de l’Empire. Il lui était impossible d’admettre l’expression de points de vue divergents ; de tels points de vue ne pouvaient avoir leur place dans la définition d’une politique unitaire, conforme à l’idée selon laquelle l’union de la société ottomane ne serait pas un idéal, mais un fait entravé temporairement par certaines conditions. Au fond Ahmed Rıza était prisonnier d’un universalisme abstrait, pris entre la promesse d’un projet d’Empire garantissant le bien-être, la prospérité et la sécurité des Ottomans, et l’impuissance à tenir cette promesse dans la réalité. Cela l’empêchait de développer un véritable projet politique qui aurait pu rassembler les groupes différents en répondant aux 117 « By Union the Albanians understood a grouping of different races under the flag of the Ottoman Constitution which would strengthen the Empire by the union of all its peoples, guaranteeing to each its national existence. The Committee on the other hand only thought of uniting all the different races by forcing them to deny their origin. » Memoirs of Ismail Kemal Bey, p. 366.
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problèmes causés par l’incapacité de l’idéal universaliste à se réaliser, pour faire face, dans sa finalité, aux défis qui se posaient à un Empire pris dans le tourbillon de la modernité. Pour certains hommes politiques de l’Empire, l’État ottoman avait un sens tant qu’il pouvait répondre aux besoins de ses citoyens, et tant que l’Arménie, l’Arabie, la Bulgarie pouvaient s’exprimer en lui. Confrontée à l’échec réel de la promesse d’union et de progrès, la politique de l’organisation qu’Ahmed Rıza avait cofondée en 1895 ne pouvait qu’être perçue, à terme, comme une tentative chauvine de turquification, visant à nier les origines des différents peuples de l’Empire.
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DES MARGES DE LA POLITIQUE À SON CENTRE : UN JEUNE TURC SOUS LE RÉGIME CONSTITUTIONNEL Au début de l’éclatement de la révolte jeune-turque en Macédoine, Ahmed Rıza vivait pleinement sa vie positiviste. L’insurrection orchestrée par ses camarades depuis Paris changea tout. Avec l’avènement du régime constitutionnel, il était évident qu’il ne lui resterait pas beaucoup de temps pour lire attentivement les comptes-rendus du Comité positif international. En 1889, il avait pris de sa propre initiative la décision radicale de rompre avec la tradition familiale et avec son parcours de bureaucrate dans l’Empire ottoman en se rendant à Paris pour y réinventer sa vie et tenter de contribuer à infléchir la marche de l’Histoire. En 1908, ce fut un événement historique qui l’obligea à recommencer à nouveau sa vie. Cependant, nous ne savons pas comment, à ce moment-là, Ahmed Rıza lui-même envisageait son propre avenir. Tout d’abord, pour une raison pratique. Depuis 1895, il avait exposé avec un rythme régulier ses analyses et ses idées dans un journal devenu légendaire : le Mechveret. Or, le lendemain de la révolution, il prit la décision de l’interrompre. Cette décision nous confronte à une nouvelle donnée empirique. D’une certaine façon, l’arrêt de la publication du Mechveret était logique. La révolution constitutionnelle avait mis fin à près de 30 ans de régime autocratique dans l’Empire, mais aussi à l’engagement jeune-turc dont Rıza avait été le représentant depuis plus de dix ans. C’est sur cet engagement qu’il avait établi son renom. Mais l’émergence de nouvelles couches au sein du mouvement jeune-turc avait conduit à une nouvelle direction du comité jeuneturc et l’avait lui-même marginalisé. Le changement était radical et, d’une certaine manière, révolutionnaire. Comme plusieurs Jeunes Turcs de la première heure, Ahmed Rıza n’en avait pas nécessairement conscience. Pour beaucoup d’observateurs, la révolution jeune-turque montrait que les comitadjis de Macédoine qui avaient mis à genou le sultan Abdülhamid avaient peu en commun avec ces rêveurs jeunes-turcs « …qui ont la tête pleine de notions européennes occidentales sans en avoir une connaissance approfondie, peut-être faut-il plutôt dire qu’ils en sont
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affectés comme d’une maladie, et qui rêvent d’une “réforme” de leur patrie par l’introduction des soi-disantes institutions parlementaires d’après un quelconque schéma européen. »1
Le Quai d’Orsay estima même dans un mémorandum préparé après le rétablissement de la constitution que « les Jeunes-Turcs de Paris ont été peut-être plus surpris par les événements que ne l’a été le Sultan luimême »2 — ce qui décrit probablement l’état d’esprit d’Ahmed Rıza en juillet 1908. Toutefois, cette idée de la surprise n’était pas forcément contradictoire avec la vision d’une continuité dans les différentes étapes du jeune-turquisme, ce qui fait que les Jeunes Turcs de l’exil bénéficièrent du statut de héros de la liberté. Ahmed Rıza en particulier était identifié comme un élément fondateur de la chaîne qui avait mené à la révolution de 1908. « C’est votre pensée qui triomphe », s’exclama un confrère positiviste au lendemain du rétablissement de la constitution3. Rıza lui-même considérait son rôle dans le renversement du régime hamidien comme prépondérant et l’attribuait à sa pensée positiviste qui avait fait ses preuves : « Sa doctrine [celle d’Auguste Comte] domine notre œuvre, elle a guidé notre propagande et nous a permis d’accomplir notre Révolution sur un mode vraiment nouveau et dont nous sommes justement fiers ; par une lente et méthodique infiltration de nos idées, nous avons pu, au moment choisi, opérer la transformation rêvée d’une manière pacifique et sans effusion de sang, car elle n’était que le terme de la longue évolution qui avait précédé. Le Positivisme a le droit de revendiquer sa part dans cette œuvre nouvelle. »4
Il y avait donc une tension entre la réalité des faits et le renom qu’avaient acquis Ahmed Rıza et certains autres Jeunes Turcs dans l’opinion publique ottomane, tension qui allait les amener à occuper une place limitée sous le régime constitutionnel. En effet, à quelques exceptions près, presque aucun des Jeunes Turcs partis en exil durant plusieurs années à Paris, à Genève ou au Caire n’occupèrent de positions politiques 1 « Unter “Jungtürken” kann man nach dem landläufigen Begriff etwa diejenigen Leute verstehen, die, von westeuropäischen Begriffen ohne tiefere Kenntnis erfüllt, vielleicht mehr angekränkelt, eine “Reformation” ihres Vaterlandes durch Einführung so genannter parlamentarischer Institutionen nach irgendeiner europäischen Schablone erträumen. » Große Politik, 25/II, no 8875 : Kinderlen à Schoen, Thérapia, 10 juillet 1908. 2 MAE, NS Turquie 179, 125e-125i : Mémorandum sur l’Empire ottoman, Paris, 25 juillet 1908 (125h). 3 Dr Dupont à Ahmed Rıza, Blois, 25 juillet 1908. Collection Faruk Ilıkan. 4 « Banquet », Revue positiviste internationale, 4/1 (1er janvier 1909), p. 51.
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importantes après le rétablissement de la constitution pour lequel ils avaient œuvré activement5. Une existence en transition Le cas d’Ahmed Rıza était toutefois particulier. Du fait de la pression constante exercée à son encontre par le palais de Yıldız et par la résistance non moins constante qu’il avait montrée pendant près de vingt ans depuis les premières offres du palais à son arrivée de Paris, il jouissait d’une renommée inégalée. Cette réputation lui valait un surnom qu’Ahmed Midhat avait donné à Abdülhamid II à la suite de l’octroi de la Constitution en 18766, et qui, par une ironie de l’histoire, revenait en 1908 à l’homme qui avait incarné l’opposition au sultan : « ebu-l ahrâr » (le père des libres/des libéraux). Néanmoins, la première année du régime constitutionnel allait montrer que cette renommée n’était pas suffisante pour lui garantir un rôle politique dans l’Empire. Rıza décida de poursuivre sa carrière non pas dans le prolongement de ce qui lui avait valu sa réputation durant les années d’exil, mais dans la logique de son affiliation avec l’organisation qu’il avait cofondée et qui s’imposa comme la première force dans le nouveau système politique : le CUP. La fin de la vie d’opposant C’est probablement dans les derniers jours de juillet qu’Ahmed Rıza prit les premières décisions concernant sa propre vie politique sous le régime constitutionnel. Presque tous les Jeunes Turcs importants affiliés au CUP quittèrent Paris fin juillet ou dans les deux premières semaines du mois d’août. Quant à Ahmed Rıza, qui se décrivait dans une interview du début août comme « un soldat de réserve », il était resté à Paris après concertation avec ses camarades pour observer l’évolution des choses en Europe et être prêt à assurer que tout se déroulait dans l’intérêt du Comité et de l’Empire ottoman7. Rıza brillait donc par son absence. N’étant pas présent à Istanbul, la presse exaltait son nom et son passé d’opposant 5 Voir W. Sendesni : Les Jeunes Turcs en Égypte, p. 319 sqq. E.-J. Zürcher : « Who Were the Young Turks ? », p. 103. 6 Abdülhamit Kırmızı : « Authoritarianism and Constitutionalism Combined : Ahmed Midhat Efendi Between the Sultan and the Kanun-i Esasi », Christoph Herzog/Majid Sharif (dir.) : The First Ottoman Experiment in Democracy. Würzburg : Ergon, 2010, p. 59. 7 « Statements by Prominent Young Turks », Times, 3 août 1908.
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intransigeant ayant tenu tête au despotisme pendant près de 20 ans8. Quelques semaines plus tard, il allait quitter Paris pour se rendre à Istanbul, où il déclara, à la fin de septembre, qu’il était prêt à donner sa vie pour répondre à n’importe quel service que la nation ottomane pourrait lui demander9. Mais dans ses déclarations du début du mois d’août, il avait déjà annoncé la couleur en révélant le sens qu’il donnait au service à la patrie. Celui-ci allait être lié organiquement aux intérêts du CUP. Cette décision fut capitale. À première vue, il paraît logique que l’homme qui avait donné son nom à l’organisation s’y identifiât une fois qu’elle avait atteint son but politique principal. Or, la reconversion d’un opposant, on n’oserait dire d’un révolutionnaire, après la révolution n’est jamais évidente. Au cours des mois ou des années, beaucoup de Jeunes Turcs de la première heure adoptèrent une attitude hostile à l’égard du CUP. Parmi les principaux idéologues du mouvement jeune-turc, Ahmed Rıza fut le seul à entretenir des rapports aussi étroits avec le CUP après que celui-ci se soit imposé au centre du pouvoir ottoman. Comment voyait-il son rôle au sein du régime constitutionnel et au sein du CUP ? En fait, rien ne nous permet d’affirmer qu’il avait une idée précise de son destin sous le régime constitutionnel. Il serait erroné de le lire à la lumière du rôle qu’il assuma de fait dans les années suivant 1908. Son parcours devait autant à ses idéaux et à ses désirs qu’aux aléas du déroulement des faits et aux conditions externes qui pesaient sur ses choix. En examinant sa vie au début des années 1890, nous en sommes venus à la conclusion que sa décision de se lancer dans une nouvelle forme de politique se fit en partie contre ses propres convictions politiques. Pour Ahmed Rıza, la politique était d’abord une question de mouvements d’opinions, de batailles pour les idées, dans la continuité de la pensée des Lumières. Avant même son entrée en politique, il avait établi dans ses lâyiha, en conformité avec la pensée de Comte, le rôle sociétal des « savants » comme « pilotes de la nation », rôle qui était distinct de celui des hommes politiques. Durant son existence de Jeune Turc, il avait fait l’expérience d’une nouvelle culture politique à Paris marquée par la naissance du terme « intellectuels », à laquelle il avait lui-même contribué. Mais il avait aussi perçu les limites du rôle de l’intellectuel lorsqu’il éprouva, dès 1900, une profonde déception à l’égard de l’Occident. 8 Ahmed Emin [Yalman] : « Ahmed Rıza Bey », Millet, 23 août 1908 ; Âkil Koyuncu : « Ahmet Rıza Bey », Bağçe, no 5, 31 août 1908. 9 « Ahmed Rıza Bey », İkdam, 27 septembre 1908.
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Enfin, il avait vu l’émergence de nouveaux groupes au sein du mouvement jeune-turc et la redéfinition conséquente du rôle de l’opposition politique10. L’ensemble de ces conceptions et de ces expériences en tant que Jeune Turc parisien ne donnait pas d’indications nettes sur le rôle qu’Ahmed Rıza pouvait avoir après le rétablissement de la Constitution. Et de fait, il semble s’être trouvé dans un dilemme. Ou bien il restait fidèle à son idée de la fonction des « savants » d’influer sur les décisions politiques, en définissant comme rôle principal du CUP celui d’observer les évolutions politiques sans y interférer — et il avait envoyé des lettres en ce sens à ses camarades à Istanbul depuis Paris11. Ou bien il ressentait la nécessité d’agir — agir pour garantir la survie du régime constitutionnel en considérant le CUP comme l’instance obligatoire pour œuvrer à cette fin, agir pour assurer l’ordre dans un Empire, toujours en proie aux pressions externes et aux mouvements sécessionnistes et maintenant, livré à un excès d’énergie révolutionnaire qui risquait de compromettre l’objectif du progrès. L’exemple du basculement de la Révolution française dans la Terreur et la guerre montrait le danger inhérent à une révolution qui ne serait pas encadrée. Selon Rıza, le principe révolutionnaire ne pourrait triompher sur le despotisme sans encadrement, ce qu’avaient suggéré aussi les exemples de la première Douma en Russie et la régression du régime constitutionnaliste en Iran. Les expériences constitutionalistes avaient enseigné aux Jeunes Turcs que le succès de la révolution dépendrait de l’existence d’une organisation qui surveillerait le bon fonctionnement de l’épreuve démocratique tout en restant dans l’ombre12. Ces sont ces considérations qui furent à la base de la décision d’Ahmed Rıza d’œuvrer au sein de l’organisation qui avait lancé la révolution et avait su garantir son déroulement pacifique, sans plonger le pays dans l’anarchie. Rıza n’était pas explicite à ce sujet, mais le rôle du CUP sous le régime constitutionnel était proche de celui de l’élite qu’il avait défini dans ses différents écrits jeunes-turcs, un rôle qui visait non pas 10 Sur ce dilemne des révolutionnaires après la révolution, voir Erdal Kaynar : « The Logic of Enlightenment and the Realities of Revolution : Young Turks after the Young Turk Revolution », François Georgeon/Noémi Lévy (dir.) : The Young Turk Revolution and the Ottoman Empire. The Aftermath of 1908. Londres : I.B. Tauris, 2017, p. 40-66. 11 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 25. 12 Avancé d’abord par Nader Sohrabi dans un article (« Global Waves, Local Actors », p. 78), cette interprétation est développée dans Revolution and Constitutionalism, en particulier 135 sqq.
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nécessairement à diriger la société mais à encadrer son évolution et à veiller sur ses excès possibles. C’est dans ce contexte aussi que se situe son appel au comité central du CUP d’observer les affaires politiques sans s’y mêler directement, et ses craintes continuelles que des gens incompétents et sans éducation n’encombrent l’organisation après 1908. Cette décision entraîna forcément un changement radical de son existence. Car s’il avait établi sa vie depuis vingt ans sur l’opposition au pouvoir et bâti son renom sur l’image de l’opposant infatigable, il se trouvait désormais au centre du pouvoir. Du fait de ce déplacement, l’écart entre les idéaux d’une part, et les discours et les actions d’autre part, que nous avons déjà relevé chez lui, allait recevoir une nouvelle interprétation. Prendre du recul par rapport à ses propres positions n’avait jamais été le point fort d’Ahmed Rıza, mais son affiliation avec le pouvoir le rendit encore plus intransigeant. Dans le contexte des tractations politiques du régime constitutionnel, il revendiqua une autorité exclusive quant à définition de la réforme ottomane. En outre, cette évolution fut marquée par sa décision d’arrêter la publication de son journal Mechveret. Dans le dernier numéro, il n’était pas question d’un arrêt définitif du journal. Rıza annonçait sa reprise prochaine à Istanbul pour y poursuivre sa ligne éditoriale et soutenir le régime constitutionnel — une annonce qui peut aussi se lire comme le signe de son indécision quant au rôle à jouer sous le régime constitutionnel et au sein du CUP, car il ne réalisa pas son projet13. C’était une décision radicale qui mettait fin au journal jeune-turc ayant eu la plus grande longévité et qui eut un impact existentiel sur la vie d’Ahmed Rıza que l’on ne peut surestimer. Depuis 1895, sa vie avait été en effet rythmée par la périodicité des journaux qu’il avait maintenue avec une persévérance remarquable. La disparition du Mechveret signifiait ainsi une rupture avec un quotidien qu’il avait cultivé pendant treize années. Et cette rupture eut un effet direct sur son parcours politique et intellectuel. Au niveau de sa production intellectuelle, on constate que 1908 signifie à de nombreux égards un point final. Ahmed Rıza n’allait jamais plus reprendre l’édition d’un journal, ses articles dans des revues ou des journaux se firent rares, et il fallut attendre plus d’une dizaine d’années pour qu’il publie un 13 Même après son retour à Istanbul, il déclara à la presse penser reprendre l’édition des journaux Mechveret et le Şûra-yı Ümmet. « Ahmed Rıza Bey », İkdam, 27 septembre 1908.
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nouveau livre. Alors qu’il était l’un des auteurs les plus prolixes de son temps, Rıza cessa presque l’écriture. Un constat similaire s’impose si nous regardons ses idées philosophiques et sociopolitiques. Entre 1892 et 1908, Ahmed Rıza produisit près d’une dizaine de traités, peut-être pas très originaux, mais néanmoins révélateurs de l’existence chez lui d’une pensée politique, une pensée qui se développait en lien avec les évolutions historiques et le déroulement de sa propre activité. À regarder ses écrits postérieurs à 1908, nous voyons que Rıza ne produisit plus d’idées nouvelles et que ses réflexions sociales et politiques restèrent dans le cadre conceptuel de la pensée qu’il avait développée jusqu’à la révolution constitutionnelle. C’est pour cela que son livre, La Faillite morale, paru en 1922, apparaît étrangement anachronique, et ne montre aucune différence importante par rapport à ses écrits pré-révolutionnaires. Sans aucun doute, chez Ahmed Rıza, le Jeune Turc fut plus productif intellectuellement que l’homme politique. S’étant coupé de la dialectique entre auteur et lecteur, en passant du dehors au dedans du pouvoir politique, et n’ayant plus qu’une productivité textuelle et intellectuelle restreinte, Ahmed Rıza perdait la base de son existence : il fut à nouveau obligé de réinventer sa vie. Désormais, ce n’était plus le rythme de l’édition d’un journal ni les vicissitudes d’une vie d’opposant, mais le rythme des événements politiques et des réponses du CUP à ces événements qui allaient définir sa vie. Les derniers jours jeunes-turcs Avant de commencer une nouvelle vie, Ahmed Rıza procéda à un dernier acte jeune-turc, tel qu’il avait défini le jeune-turquisme depuis treize ans. Le 30 juillet 1908, une semaine après la proclamation de la Constitution à Monastir, il prit la parole et présenta une proposition de résolution au 17e Congrès universel de la Paix tenu à Londres. La présence de Rıza au Congrès était un fait remarquable en soi. Il avait sans doute prévu de longue date de s’y rendre, mais les événements dans l’Empire changèrent la nature de sa participation. Il est clair que la présence d’un représentant du mouvement politique ayant été à l’origine du renversement du régime ottoman devait attirer l’attention des participants, et effectivement il fut accueilli avec enthousiasme. Or, les propos qu’il y prononça ne se distinguaient presque en rien des discours qu’il avait tenus depuis 1900, discours qui avaient souvent provoqué de vives réactions. En appelant à la nécessité de préserver à tout
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prix la paix dans les Balkans, il dénonçait les agitations des groupes nationalistes, la politique intéressée des puissances et le despotisme hamidien à l’origine de la situation désastreuse de l’Empire. Le ton de l’intervention d’Ahmed Rıza était dur, et en rien différent de ses interventions aux congrès précédents. La résolution qu’il présenta ne différait pas non plus des demandes qu’il avait formulées précédemment, et il répéta son opposition catégorique à toute réforme particulière à certaines provinces de l’Empire. Cependant, il y eut un point nouveau. Son intervention visait à gagner le soutien sans faille du Congrès au régime constitutionnel14. Dans sa résolution, il émettait l’espoir que « les diverses nationalités soumises à la domination turque seront investies dorénavant des mêmes droits et des mêmes devoirs, sans distinction de race ni de religion » et il appelait les grandes puissances à appuyer le mouvement de réforme et à s’opposer « par tous les moyens pacifiques » à un éventuel retour à l’état des choses précédent. Visiblement, Ahmed Rıza n’avait pas encore conçu un nouveau discours politique, adapté aux changements qui avaient eu lieu dans l’Empire ottoman. La ligne politique qu’il allait poursuivre dans ses entrevues avec la presse européenne et le dernier numéro du Mechveret n’était pas encore réellement développée. Sa résolution se présentait comme un appel ajouté à un discours qui lui avait occasionné peu d’amis depuis plusieurs années. De même, nous n’y trouvons aucun signe de triomphalisme ou d’exaltation des valeurs de la révolution. L’intervention d’Ahmed Rıza semble avoir été dictée par l’incertitude. Dans les jours suivant le rétablissement de la Constitution, la situation n’était pas encore claire, les Jeunes Turcs ne pouvaient être sûrs qu’Abdülhamid allait tenir ses promesses, et ils craignaient qu’il puisse provoquer le désordre pour pouvoir s’imposer de nouveau. Et en effet, d’après une rumeur qui circulait au sein du CUP et auprès des diplomates européens, le sultan aurait tenté à travers son loyal ambassadeur parisien Münir Paşa d’approcher le gouvernement bulgare pour liquider la révolte jeune-turque15. Ce n’est 14 Official Report of the XVIIth Universal Congress of Peace Held at the Caxton Hall, Westminster, London July 27th to August 1st 1908. Londres : National Council of Peace Societies, 1909, p. 125 ; « La Jeune-Turquie au Congrès international [sic] de la Paix », Mechveret, no 202, 1er août 1908. 15 L’ambassadeur anglais en Bulgarie Buchanan était le premier à signaler la possibilité d’une telle initiative dans un rapport du 23 juillet 1908. Tachat Ramavarma Ravindranathan : The Young Turk Revolution, July 1908 to April 1909, Its Immediate Effects. Thèse de Master, Logan Utah State University, 1965, p. 127. Pour des informations concordantes provenant des diplomates allemands voir PAAA, Türkei 159/2 : Tschirschky (ambassadeur
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probablement pas par hasard que Rıza mentionna dans son intervention explicitement la Bulgarie et qu’il évoqua les effets néfastes que l’ingérence des pays voisins pourrait avoir sur le maintien de la paix dans l’Empire. La résolution présentée visait à garantir un soutien international à l’évolution politique ottomane pour assurer la rupture avec un régime hamidien qui n’était pas encore devenu un « Ancien Régime ». Si Ahmed Rıza n’avait pas encore développé un nouveau langage politique, la situation politique, elle, avait changé avec la révolution constitutionnelle, et son discours, qui avait provoqué l’hostilité lors de différents congrès depuis 1900, fut mieux accueilli et ne rencontra pas d’objections majeures. Une représentante arménienne, Lucie Thoumaian, prit la parole pour exprimer son entier accord avec la résolution présentée par Rıza, et lança un appel à une « entente cordiale » entre les peuples de l’Empire ainsi qu’à l’application des valeurs de la constitution pour garantir le progrès et la paix16. La résolution fut adoptée à l’unanimité17. Cet épisode londonien, se situe dans une période de transition, où la réussite de la révolte était encore incertaine et où Ahmed Rıza analysait la nouvelle situation au prisme d’une politique ancienne. Toutefois, l’intervention au Congrès annonçait deux grands sujets qui allaient définir son activité politique au cours de la première année du régime constitutionnel. D’abord, son engagement dans la politique étrangère visant à maintenir l’ordre, à éviter les conflits régionaux susceptibles de dégénérer en une guerre générale, et à contrer l’ingérence étrangère dans les affaires internes de l’Empire. Ensuite, la crainte d’une réaction dans l’Empire, et en particulier la méfiance vis-à-vis du sultan et de son désir affiché de coopérer avec le régime constitutionnel. Des révolutionnaires aux conservateurs S’étant absenté de Paris au lendemain de la révolution constitutionnelle, Ahmed Rıza retrouva ses camarades lors des derniers jours de juillet 1908, juste avant le départ de plusieurs d’entre eux pour Istanbul de Vienne) à Schoen, Vienne, 24 juillet 1908. Pour le CUP voir Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 275-277 ; Hasan Ünal : « Abdülhamid Nasıl ve Ne Zaman Pes Etti ? » Tarih ve Toplum, 118 (octobre 1993), p. 43-44. 16 Official Report of the XVIIth Universal Congress of Peace, p. 125-126. Il s’agit de l’épouse de Garabed Thoumaian/Tomayan, opposant historique à Abdülhamid, futur député au parlement ottoman de 1914. 17 « Resolution V : The Turkish Constitution. » Ibid., p. 357.
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et pour Salonique, ville où le CUP avait installé son siège. Il semble que ce soit à cette occasion que la nouvelle ligne politique qu’il allait poursuivre en tant que représentant du CUP ait été définie. Apparemment, les informations qui lui parvenaient de l’Empire, décrivant la joie immense provoquée par le rétablissement de la Constitution et la fermeté du CUP pour garantir l’ordre et éviter un retour au régime hamidien, le confortaient dans le succès de la révolte et dans les capacités de son organisation18. Il s’abstenait toujours de tout triomphalisme, mais son évaluation était désormais beaucoup plus nette et positive. Les mois précédant la révolution jeune-turque avaient été marqués par un désintérêt relatif de la presse européenne vis-à-vis de l’Empire ottoman, et donc aussi vis-à-vis des Jeunes Turcs. Avec l’éclatement de la révolte en Macédoine, les choses changèrent, même si la presse prit un certain temps pour faire le lien entre les révoltés des Balkans et les Jeunes Turcs de Paris. Ces derniers organisèrent le 1er août un banquet pour célébrer l’avènement du régime constitutionnel et expliquer à la presse le rôle du CUP. C’est là qu’Ahmed Rıza indiqua les éléments de la nouvelle orientation politique — qu’il reprit dans le dernier numéro du Mechveret sorti quelques jours plus tard. Une priorité en ressort nettement : il s’agissait d’affirmer que le CUP n’était pas une organisation révolutionnaire, et que la révolution jeune-turque ne portait donc pas la menace d’excès comme au lendemain de 1789. Déjà dans une interview donnée avant le rétablissement de la Constitution, Rıza avait pris soin de souligner que les Jeunes Turcs n’étaient pas révolutionnaires. Les Jeunes Turcs sont des « libéraux » non pas des révolutionnaires, avait-il déclaré sans ambiguïté19. Le ton général du dernier numéro du Mechveret, qualifié d’« historique » par un lecteur20, était d’une grande modération qui mettait l’accent sur le déroulement calme du renversement du régime. Si Rıza mettait en avant le caractère pacifique de la révolution et la modération dans les demandes politiques, c’était à la fois par conviction politique et par considération pragmatique. En fait, il était confronté à un paradoxe avec l’éclatement de la révolution jeune-turque. Dans ses publications jeunes-turques, il avait fait part de sa conviction que l’Histoire 18
Cf. N. Sohrabi : Revolution and Constitutionalism, p. 129-133. « Chez les Jeunes-Turcs – Une interview avec Ahmed Riza », Le Petit Parisien, 24 juillet 1908. Des éléments de cet article furent repris dans « The Young Turk Movement – French Impressions », Times, 25 juillet 1908. 20 « Quelle modération dans la victoire ! Ce numéro est dorénavant une pièce historique. » r D Haje à Ahmed Rıza, Haarlem, 15 août 1908. Collection Faruk Ilıkan. 19
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procédait par une évolution naturelle continue et avait décrit la révolution comme quelque chose qu’il fallait éviter à tout prix, et dont l’empêchement devrait être la fin même de toute politique. Et pourtant, c’est bien un acte révolutionnaire qui avait atteint le but qu’il avait fixé dans ses écrits jeunes-turcs. En même temps la révolution constitutionnelle constituait pour lui la suite logique des réformes entreprises 32 ans auparavant, dont l’épanouissement naturel avait été interrompu par le régime despotique. L’acte révolutionnaire s’imposait comme une nécessité pour remettre en marche cette évolution et non pas en tant que principe du changement. Il est à ce titre significatif que Rıza, à peine deux semaines après le rétablissement de la constitution, parlait de la révolution au passé : « La révolution était pour nous (…) un moyen provisoire et non un principe. Nous l’avions dirigée contre l’absolutisme et l’oppression et non contre les institutions religieuses et sociales de notre pays ; nous l’avions employée pour obliger le gouvernement à mettre en vigueur les lois existantes de l’Empire (…), et non pour favoriser les intérêts et les ambitions politiques de tel ou tel groupement. (…) Pour maintenir [la] Constitution, nous n’avons plus besoin de révolution, il nous faut au contraire le calme, la tranquillité, et par-dessus tout une grande modération dans nos exigences. Un sentiment de justice et de modestie doit servir de frein aux passions politiques. »21
Nous voyons que chez Rıza l’opposition à l’idée d’une révolution continue s’inscrivait dans une revendication d’autorité politique et qu’elle visait à cantonner, par l’évocation de la morale et de la « justice », le potentiel émancipatoire que pouvait déclencher l’acte même de la révolution au nom de l’ordre22. La « Justice » était censée assurer que l’appel émancipatoire de « Liberté, Égalité, Fraternité » repris dans la révolution jeune-turque ne dépasse pas celui qu’il avait sous la IIIe République. Pour Ahmed Rıza, l’abandon du principe révolutionnaire ne constituait pas un choix politique, ni une décision consciente pour dicter la suite à donner aux affaires politiques, mais comme la condition de la réussite de la réforme ottomane. Le retour au calme au lendemain de la révolution était d’une nécessité absolue23.
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« Soyons calmes et prudents », Mechveret, no 202, 1er août 1908. C’est nous qui soulignons. 22 Cf. François Georgeon : « La Justice en plus. Les Jeunes Turcs et la Révolution française », Des Ottomans aux Turcs, p. 159-168. 23 Des conférences dans ce sens étaient données par le CUP à Istanbul. N. Sohrabi : Revolution and Constitutionalism, p. 134. Cf. Hüseyin Cahid Yalçın : « 1908 İnkılabı İnkılabcı Değildi », Yakın Tarihimiz, 1/2 (8 mars 1962), p. 31-39.
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Au refus du principe révolutionnaire dicté par des raisons idéologiques, s’ajoutait une considération pragmatique couplée à l’évaluation des conditions de la politique intérieure et du statut de l’Empire sur la scène internationale ainsi que l’histoire de la Question d’Orient depuis plusieurs décennies. La poursuite du principe révolutionnaire et la déstabilisation de l’ordre social qui en résulterait inévitablement, pourraient se traduire dans le contexte ottoman en des affrontements interethniques. Ce scénario risquait de nuire à l’équilibre fragile entre les communautés et provoquer un déchaînement de la violence, la montée des mouvements sécessionnistes et, dans le pire des cas, l’intervention des puissances occidentales. Dans ces conditions, la stabilité apparaissait comme la condition indispensable pour maintenir le statu quo. La conviction positiviste de Rıza selon laquelle il fallait maintenir les rapports de force existant entre les États, sa redéfinition du principe de la gaza comme l’écho de la décision de l’Assemblée nationale de renoncer à toute guerre d’occupation, dépendaient de la stabilité dans la région. Partout, la proclamation de la Constitution était célébrée comme un acte pacifique. Le fait que les Jeunes Turcs aient évité de recourir à la violence et montraient de la modération dans leurs buts politiques leur valurent les sympathies d’une bonne partie de l’opinion publique bourgeoise dans le monde entier. Ainsi les participants du Congrès universel de la Paix se félicitèrent que les soldats mutins n’aient pas cherché à se venger, et Winston Churchill se félicita de ce que le renversement s’était déroulé pacifiquement et dans l’ordre24. Par ailleurs, ce caractère pacifique contrastait nettement avec la brutalité qui s’était manifestée en Russie et en Iran où les premières expériences parlementaires furent interrompues par le recours à des moyens militaires. D’autre part, la France était pour sa part le théâtre d’une explosion de violence policière contre les ouvriers grévistes depuis la fin du mois de mai. De telles scènes de violence ne s’étaient pas produites dans l’Empire ottoman, ni dans l’exécution de la révolution, ni dans une éventuelle tentative de répression. Chez Ahmed Rıza, l’analyse de la révolution jeune-turque était ainsi à l’opposé de celle de l’un des penseurs les plus critiques de cette opinion publique bourgeoise, Lénine. Celui-ci écrivit en octobre 1908 que le manque de radicalité des Jeunes Turcs et leur incapacité à développer une 24 Voir Official Report of the XVIIth Universal Congress of Peace, p. 29 ; BOA, HR.SYS 1850/2 : Télégramme de l’ambassade de Londres au Hâriciye, Londres, 17 août 1908.
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mobilisation populaire révolutionnaire signifiaient la faiblesse de la révolution constitutionnelle. Il y avait donc un danger qui planait sur les destinées de l’Empire, faute d’un mouvement populaire pour affirmer son indépendance et s’opposer à son exploitation25. Pour Ahmed Rıza, au contraire, la modération faisait la force du mouvement révolutionnaire et permettait de garantir la paix intérieure et extérieure, l’intégrité de l’Empire et la souveraineté de l’État ottoman. Éviter 1792 : la révolution ottomane et les eaux troublées de la diplomatie européenne L’interprétation de ces deux révolutionnaires sur la nature de la révolution ottomane n’aurait pu diverger davantage. La principale raison pour laquelle Ahmed Rıza était resté à Paris, c’était de rassurer l’Europe sur l’orientation modérée et pacifique de la révolution jeune-turque — la raison de son échec annoncé pour Lénine. Depuis 1895, Rıza avait cherché à prouver la modération des Jeunes Turcs en s’adressant à l’opinion publique. Mais avec la révolution jeune-turque, l’enjeu avait changé. La presse ne représentait plus le seul terrain d’action pour faire la politique jeune-turque. Avec l’émergence de son organisation comme la principale force politique de l’Empire, le jeune-turquisme en Europe n’était plus un combat pour des idées, mais il était devenu une question diplomatique. Ainsi, sans doute en concertation avec la direction du CUP, Ahmed Rıza prit la décision de lancer une campagne diplomatique pour renforcer le statut international du nouveau régime constitutionnel. Pendant des années, il avait satisfait ses besoins d’homme moderne qui se conjuguaient avec des aspirations nationales par l’écriture, estimant pouvoir changer les choses par la force du mot imprimé. Pour la première fois, Ahmed Rıza assumait donc un pouvoir réel. 25 « The Young Turks are being praised for moderation and restraint, i.e., the Turkish revolution is being praised for its weakness, for not rousing the popular masses to really independent action, for hostility to the nascent proletarian struggle in the Ottoman Empire – and at the same time the plunder of Turkey continues. » « The Events in the Balkans and Persia », Proletary, no 37, 29 octobre 1908. Repris dans The NationalLiberation Movement in the Middle East, p. 22. Dans un article du début août faisant le tour du monde des mouvements révolutionnaires, Lénine rapprocha la situation de l’Empire à la proclamation de la Constitution en Pologne en 1791, deux ans avant sa partition. « Inflammable Material in World Politics », Proletary, no 33, 5 août 1908 (ibid., p. 12-19).
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La politique étrangère après la révolution jeune-turque L’initiative diplomatique représentait tout d’abord un enjeu de pouvoir au niveau national. Le CUP s’étant établi comme la première force politique du pays, il devait être présent dans le domaine de la diplomatie pour pouvoir affirmer son autorité. Ce point était d’autant plus important que la question de la politique étrangère ressortait effectivement comme un enjeu crucial de la révolution jeune-turque. Les puissances européennes, qui s’étaient accommodé du règne d’un sultan qu’elles n’avaient pu déposer une douzaine d’années auparavant, étaient confrontées à une toute nouvelle situation, une situation parfaitement inattendue. Les rapports qui allaient se mettre en place à la suite de la révolution entre l’Empire et les grandes puissances n’étaient pas clairs, de même que l’on ignorait le fait de savoir si ces rapports allaient porter atteinte aux intérêts économiques européens. « [L]es requins européens furent inquiets », écrivait à la fin de l’année Léon Trotski26. Se profilait également le spectre du panislamisme et la crainte d’une propagation de l’énergie révolutionnaire dans d’autres pays musulmans, et notamment dans ceux qui se trouvaient sous contrôle européen27. Du reste, les activités des Jeunes Turcs dans les années précédant la révolution, en particulier celles d’Ahmed Rıza, président exécutif de la Fraternité musulmane en juillet 1908, n’étaient pas de nature à apaiser le phantasme d’un réveil panislamiste28. L’insistance du CUP sur le caractère pacifique de la transition visait ainsi à calmer les inquiétudes que la révolution jeune-turque pouvait provoquer à ce sujet. Cependant, étant donné les pressions constantes que les grandes puissances exerçaient depuis des décennies sur l’Empire ottoman, la politique étrangère apparaissait comme une question stratégique essentielle. Le CUP était bien conscient que son succès résiderait autant sur sa capacité 26
« La révolution en Turquie et les tâches du prolétariat », Pravda, 17 décembre 1908. Voir T. R. Ravindranathan : Young Turk Revolution, p. 116-117 ; MAE, NS Turquie 179, 125e-125i & 125o-125q : Mémorandum sur l’Empire ottoman, Paris, 25 juillet 1908 et Rapport de l’ambassade de Londres aux Affaires étrangères, Londres, 28 juillet 1908. Voir aussi les annotations d’un rapport diplomatique du Kaiser Guillaume II qui se souciait des échos de la révolution jeune-turque au Caire et à Calcutta. PAAA, Türkei 201, Bd. 2, A 12500 : Rapport de l’ambassade d’Istanbul au Auswärtiges Amt, Thérapia, 3 août 1908, annotations finales. 28 Cf. MAE, NS Turquie 179, 125e-125i : Mémorandum sur l’Empire ottoman, Paris, 25 juillet 1908. « Libéraux, ils [les Jeunes Turcs] le sont certainement, mais ils sont également des apôtres du panislamisme. Cette tendance éclate dans beaucoup d’écrits d’AHMEDRIZZA. » (125h). 27
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à influer sur la politique intérieure du pays que sur les rapports que le régime constitutionnel allait avoir avec les États européens. Il savait aussi qu’il ne pourrait se maintenir au pouvoir et réaliser la transition de l’Empire s’il devait faire face à la réticence des grandes puissances. N’oublions pas que les Jeunes Turcs avaient décidé de déclencher la révolte en Macédoine à la suite des nouvelles de l’entrevue de Reval entre le roi Edward et le tsar Alexandre. Mais la décision de lancer une initiative diplomatique était également dictée par d’autres considérations. Après le renversement du régime hamidien, les hommes politiques européens s’étaient empressés d’assurer que les interventions dans les affaires internes de l’Empire ottoman n’étaient pas motivées par une opposition à l’Empire lui-même, mais par le constat d’insuffisance qu’ils faisaient de l’administration ottomane et de ses effets négatifs sur l’ordre ottoman. Avec l’établissement d’un nouveau système dans l’Empire, l’ingérence ne devait plus être nécessaire29. Le Kaiser Guillaume II avait commenté à la fin d’un rapport d’ambassadeur : « “La Turquie à ellemême !” Ça a toujours été le principe de ma politique ! (…) Espérons que les députés du parlement turc feront eux-mêmes des “réformes” pour mettre une fois pour toute un obstacle aux appétits d’ingérence des puissances européennes intrigantes. »30 Ces déclarations correspondaient directement aux attentes des Jeunes Turcs. À son intervention au Congrès universel de la Paix, Ahmed Rıza fustigea l’ingérence constante des grandes puissances qui encourageaient le chauvinisme au lieu de favoriser l’ordre et le calme. Dans le Mechveret, il écrivit que le règne du despotisme étant fini, il n’y avait plus de raison pour les puissances d’intervenir dans les affaires internes de l’Empire31. Dans l’élan de la révolution pacifique, les élites de différents pays semblaient se retrouver pour partager une même vision d’un ordre international libéral. Mais cette illusion ne pouvait être maintenue dès lors qu’il s’agissait de toucher aux intérêts européens. 29 Voir les instructions d’Edward Grey à l’ambassadeur britannique à Istanbul. T. R. Ravindranathan : Young Turk Revolution, p. 99. 30 « La Turquie à elle-même [en français dans le texte] ! Das ist stets der Grundsatz meiner Politik gewesen ! Und der erfüllt sich indess endlich, durch die Berufung eines Türkischen Parlamentes, dessen Abgeordnete die Ordnung der Türkischen Verhältnisse hoffentlich selbst in die Hand nehmen und selbst “Reformen” machen werden, sodass ein für alle mal den Einmischungsgelüsten intigranter Europ[äischer] Großmächte ein Keil vorgetrieben wird. » Große Politik, 25/II, no 8884 : Rapport de Pourtales à Schoen, St. Petersbourg, 28 juillet 1908 (annotations finales). 31 « L’ère nouvelle », Mechveret, no 202, 1er août 1908. Ce point fut repris par la presse française. Voir p. ex. « Bulletin de l’étranger », Le Temps, 8 septembre 1908.
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Dans les semaines suivant la révolution, des événements en partie imprévus s’étaient produits dans l’Empire qui provoquèrent l’inquiétude des puissances impérialistes, bien plus que ne l’auraient fait des massacres arméniens, parce qu’ils touchaient à leurs intérêts économiques. Prenant l’élan révolutionnaire au sérieux, un mouvement de grèves éclata qui affectait en particulier les compagnies à capitaux étrangers. Débutant dans des compagnies de chemins de fer, le mouvement se propagea rapidement dans d’autres secteurs de l’économie ottomane pour affecter les travailleurs agricoles, les ouvriers de l’imprimerie, les employés municipaux, les bureaucrates…32 Cette évolution provoqua la plus grande inquiétude des cabinets européens : les fonds d’archives des ministères des Affaires étrangères pour les mois d’août et septembre 1908 sont ainsi remplis d’innombrables rapports sur les manifestations sociales. Des diplomates européens qui s’étaient réjoui du caractère pacifique et de la modération de la révolution, estimaient que l’Empire pouvait basculer à tout moment dans le chaos et que son avenir dépendait de la force de son armée33. Avant même le début des grèves, les intérêts européens semblaient menacés si l’on en juge d’après les débats qui faisaient leur apparition dans la nouvelle presse ottomane, désormais libérée des restrictions du régime hamidien. Dès août 1908, on commença à y discuter des capitulations et à demander le changement du système des traités inégaux, sans que le CUP, qui allait bientôt projeter de les abolir, ne prenne de mesures pour les empêcher. Les Européens ne restaient pas indifférents devant ces débats, et la question des capitulations devint un sujet important, notamment dans la presse anglaise34. Première initiative diplomatique jeune-turque Ahmed Rıza avait eu peu de rapports avec les milieux diplomatiques lors de sa lutte jeune-turque, mais la question des rapports entre les États européens et l’Empire ottoman avait représenté le sujet principal de son journal Mechveret. Il avait ainsi une connaissance affûtée des politiques 32 Pour une liste de 120 grèves recensées, voir Sami Özkara : Türkische Arbeiterbewegung 1908 im Osmanischen Reich im Spiegel der Botschaftsberichte, der volkswirtschaftlichen und politischen Entwicklungen. Francfort sur le Main/Bern/New York : Peter Lang, 1985, p. 241-248. 33 Voir p. ex. PAAA, Türkei 152, Bd. 45, A 15756 : Rapport de l’ambassade de Londres (Metternich) au Auswärtiges Amt, Londres, 29 septembre 1908. 34 F. Ahmad : « Ottoman Perceptions of the Capitulations, 1800-1914 », From Empire to Republic, p. 32-33 ; S. Akşin : 31 Mart Olayı, p. 9.
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étrangères. De même en tant que positiviste, il disposait d’un idéal de l’ordre international, centré sur le maintien du statu quo, seul moyen de garantir la paix et d’éviter l’horreur de la guerre. Il avait aussi une certaine affinité avec la diplomatie européenne de par son père et les fonctions qu’il avait occupées au sein de l’administration ottomane. Plus important encore, il maîtrisait l’étiquette des mondanités bourgeoises et savait parler le langage de la bourgeoisie internationale. Il y avait donc une certaine logique dans le fait que ce soit lui qui fût chargé de mener une initiative diplomatique. Or, en quoi pouvait consister cette initiative dans un contexte national et international surdéterminé ? Il n’était pas question de remettre en cause le régime des capitulations, le pilier juridique des rapports inégaux entre l’État ottoman et les puissances européennes, ce qui aurait été peu propice à donner l’image d’un nouveau régime modéré. Du reste, durant toute sa vie Rıza s’était montré méfiant à l’égard des questions économiques et ce n’est pas au lendemain de la révolution constitutionnelle qu’il allait s’y intéresser. Mais comment sa mission pouvait-elle s’accorder avec sa pensée anti-occidentale dont il avait défini les contours dès 1900 ? Pendant toutes ces années, il avait farouchement critiqué les grandes puissances pour leur manque de moralité dans leur politique orientale. Cependant, il s’agissait d’une pensée pour temps de crises et qui s’exprimait du fait de déceptions répétées devant le manque de soutien des puissances pour la réforme de l’Empire. Dans l’élan provoqué par la révolution, cette méfiance n’avait plus la même pertinence, alors même que l’on pouvait espérer l’établissement de rapports régis par le droit international et avoir la conviction que l’intérêt naturel des pays européens était de soutenir un pays en redressement. En conséquence, plutôt que d’émettre des revendications, la mission d’Ahmed Rıza consistait à réaffirmer ce qui était pour lui la condition de la mise en place de ces nouveaux rapports, la modération. Et, liée à cet objectif, son initiative visait à obtenir des grandes puissances qu’elles se portent garantes du nouveau régime constitutionnel et qu’elles considèrent le règne d’Abdülhamid comme appartenant définitivement au passé. Il s’agissait donc de réaffirmer le caractère pacifique, modéré et moderne de la révolution constitutionnelle, et de rassurer l’Europe sur le fait que l’Empire ottoman n’allait pas se lancer dans une politique étrangère révolutionnaire à l’instar de la France révolutionnaire après 1789. C’est donc dans cet objectif qu’il entama son initiative diplomatique et rencontra des diplomates européens en tant que représentant du CUP, la nouvelle force de l’Empire, pour mener une diplomatie parallèle à la
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diplomatie officielle de l’Empire ottoman, qui se mettait elle aussi à suivre les intérêts du CUP. Dès le lendemain du rétablissement de la constitution, Ahmed Rıza avait commencé à avoir des entrevues avec des diplomates, comme l’ambassadeur autrichien à Paris, Graf Khevenhüller, à qui il assurait l’orientation pacifique de la révolution et le souhait de voir l’Autriche-Hongrie soutenir la réforme de l’Empire35. Sa participation au Congrès universel à Londres peut être vue comme le premier acte de politique étrangère du CUP. Puis ses efforts se multiplièrent à partir de la mi-août. Pour renforcer son statut, le comité central dans l’Empire déclara officiellement qu’Ahmed Rıza et le prince égyptien Mehmed Ali étaient les seuls représentants du CUP36. La première visite qu’Ahmed Rıza effectua semble avoir été chez le Président du Conseil Georges Clemenceau. Avec le rétablissement de la constitution, Clemenceau, son ancien témoin au procès de 1897, s’intéressa à nouveau à lui37. À la fin de juillet, la diplomatie française, peu prompte à reconnaître les révolutions, avait jugé encore la situation dans l’Empire trop instable pour manifester sa solidarité avec le nouveau régime38. Mais elle changea de politique au cours de la première semaine d’août, à la suite des informations provenant de l’Empire et aussi au vu des manifestations de soutien de la part d’autres pays européens. Avant Rıza, Clemenceau avait déjà reçu une délégation jeune-turque et arménienne emmenée par Prens Sabahaddin. Celui-ci avait organisé le 5 août 1908 une manifestation place Beauvau pour exprimer la francophilie des Jeunes Turcs et remercier la France pour l’accueil qu’elle avait accordé aux réfugiés de l’Empire. Ahmed Rıza ne faisait pas partie de la délégation composée par son ancien concurrent jeune-turc, mais l’un de 35 PAAA, Türkei 201, Bd. 1, A 12083 : Rapport de l’ambassade de Paris (Radolin) au Auswärtiges Amt, 29 juillet 1908. 36 « La Turquie constitutionnelle », Le Temps, 20 août 1908, p. 6 ; « Los asuntos de Turquía », La Vanguardia, 21 août 1908. 37 PAAA, Türkei 201, Bd. 2, A 13323 & Bd. 3, A 13885 : Rapport et télégramme de l’ambassade de Paris au Auswärtiges Amt, Paris, 18 août 1908 & 29 août 1908. Nous n’avons pu trouver des documents sur cette entrevue dans les archives françaises. 38 Voir MAE, NS Turquie 179, 125j : Circulaire aux ambassades, Paris, 28 juillet 1908. Notons aussi que la diplomatie ottomane à Paris était devenue chaotique après la révolution, étant donné que l’ambassadeur Münir Paşa était un représentant par excellence du régime hamidien. Son remplacement par Nahum Paşa intervint le 20 août 1908. Voir le décret BOA, İ.HR 414-1326/B-22. Craignant pour la sécurité de ses biens, Münir Paşa visita Ahmed Rıza pour le convaincre qu’il n’avait jamais agi contre les Jeunes Turcs et il donna des interviews pour la presse ottomane dans ce sens. Ahmed İhsan : Matbuat Hatıralarım, p. 60-61.
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ses membres ne manqua pas de le saluer en tant que « héros de la liberté qui avait résisté au sultan pendant des années »39. Les Jeunes Turcs exprimaient ouvertement, et en toute sincérité, leur attachement à la France, ce que le Quai d’Orsay ne manquait pas de souligner40. « C’est la France que nous préférons, de beaucoup, à toutes les autres [nations] », avait déclaré Ahmed Rıza à la presse française avant même le rétablissement de la Constitution41. Cette opinion n’évolua pas, et Rıza continuait à exprimer son affection pour la France. Début août, lors d’une entrevue avec le ministre des Affaires étrangères, Pichon, il exprima sa plus grande gratitude envers la France, le « pays de la liberté, de la civilisation et de la constitution »42. Toutefois, les Jeunes Turcs savaient bien que la politique étrangère n’était pas une question de sentiments. Le but principal étant de maintenir le statu quo, des rapports amicaux avec l’ensemble des puissances s’imposaient. Très tôt, le CUP commença à déclarer qu’il voulait entretenir de bonnes relations diplomatiques avec tous les pays43. Le climat général dans l’Empire était euphorique, et avec les scènes de fraternité se manifestait aussi le désir de paix et de bons rapports avec les puissances et au-delà avec l’ensemble des pays voisins. Même envers la Bulgarie, le CUP se montrait positif et exprimait la volonté d’une entente durable. Les bandes bulgares que les Jeunes Turcs avaient férocement attaquées dans le Şûra-yı Ümmet et le Mechveret un an auparavant étaient célébrées comme ayant combattu pour la liberté. Sous l’impression de ces scènes, l’ambassadeur autrichien à Istanbul, Johann Pallavicini, considérait qu’une alliance des États des Balkans pourrait voir le jour44. 39
« Les Jeunes-Turcs chez Clemenceau », Le Temps, 6 août 1908. D’après Bedevî Kuran, avant leur rentrée à Istanbul, Prens Sabahaddin et Ahmed Rıza se mirent d’accord pour essayer de travailler ensemble. Harbiye Mektebi’nde Hürriyet Mücadelesi, p. 115. 40 MAE, NS Turquie 179, 125e-125i : Mémorandum sur l’Empire ottoman, Paris, 25 juillet 1908 (125g). 41 « Chez les Jeunes-Turcs – Une interview avec Ahmed Riza », Le Petit Parisien, 24 juillet 1908. 42 Hasan Ünal : « Young Turk Assessments of International Politics, 1906-9 », Middle Eastern Studies, 32/2 (avril 1996), p. 36-37. 43 MAE, NS Turquie 179, 142/3-142/4 : Ambassade d’Istanbul (Boppe) aux Affaires étrangères, Péra, 13 août 1908. 44 Österreich-Ungarns Außenpolitik von der Bosnischen Krise 1908 bis zum Kriegsausbruch 1914. Diplomatische Aktenstücke des österreichisch-ungarischen Ministeriums des Äußeren, éd. Ludwig Bittner/Alfred Francis Pribram/Heinrich Srbik/Hans Übersberger. Vienne : Österreichischer Bundesverlag für Unterricht, Wissenschaft und Kunst, 1930. Vol. 1, no 34 : Pallavicini à Aehrenthal, Péra, 12 août 1908. Pris dans l’euphorie de la révolution lui-même, Pallavicini, connu pour avoir été relativement pro-ottoman dans ses
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Les démarches diplomatiques d’Ahmed Rıza auprès des diplomates européens s’inscrivaient dans cette direction pacifique. Pour faciliter sa mission, l’un de principaux soutiens du Mechveret, l’ancien ambassadeur ottoman à Stockholm, Şerif Paşa, le rejoignit et c’est lui qui l’introduisit auprès de la plupart des diplomates. Le 20 août 1908, Ahmed Rıza fut reçu par l’ambassadeur britannique à Paris, Francis Bertie. La GrandeBretagne étant considérée comme la première des grandes puissances et comme le partenaire naturel de l’Empire ottoman, l’établissement de bonnes relations avec elle était capital. D’autant plus que le rapprochement qui s’était produit à Reval signalait un changement de politique radical qui ne permettrait plus d’espérer avoir la protection britannique contre la Russie. Par ailleurs, la révolution avait provoqué une poussée générale de l’anglophilie dans l’Empire. L’arrivée du nouvel ambassadeur britannique Gerard Lowther à Istanbul le 30 juillet 1908 fut un véritable triomphe : des centaines de gens se massèrent tout au long du trajet de la Gare de Sirkeci à l’ambassade britannique45. Déjà le gouvernement officiel avait contacté les autorités britanniques pour les assurer du caractère inoffensif de la révolution et leur assurer que les intérêts économiques anglais trouveraient un terrain plus favorable sous le régime constitutionnel. Les activités diplomatiques d’Ahmed Rıza en Europe au nom du CUP se déroulaient en parallèle de cette démarche du gouvernement et du CUP dans l’Empire46. Ne poursuivant pas d’objectifs différents, l’action de Rıza visait surtout à imposer le CUP comme l’interlocuteur de la première puissance sur la scène internationale47. Déjà le 17 août 1908, Rıza avait adressé une lettre au roi d’Angleterre Edward VII et au ministre des Affaires étrangères Grey, pour leur demander une audience. Grey lui répondit qu’il serait ravi de le rencontrer au début du mois d’octobre, étant donné qu’il partait en vacances, et que, s’il le
positions, estimait qu’une telle alliance pouvait régler la question de Macédoine et était favorable aux intérêts de l’Autriche-Hongrie. Cf. Ibid., no 53 : Pallavicini à Aehrenthal, Péra, 27 août 1908. 45 « Turkey – Welcome to the British Ambassador », Times, 31 juillet 1908. Cf. T. R. Ravindranathan : Young Turk Revolution, p. 101. 46 Depuis le début du mois d’août, le CUP à Istanbul consultait régulièrement les autorités anglaises de la ville pour les assurer de la modération des Jeunes Turcs. H. Ünal : « Young Turk Assessments of International Politics », p. 37. 47 Le 17 août, Münir Paşa, officiellement encore ambassadeur de Paris, eut une entrevue avec l’ambassadeur britannique Bertie lors de laquelle il assura l’affection naturelle de l’Empire pour la Grande-Bretagne. T. R. Ravindranathan : Young Turk Revolution, p. 129.
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souhaitait, il pouvait d’ores et déjà s’entretenir avec le sous-secrétaire Charles Hardinge48. Pour l’essentiel, l’entrevue de Rıza avec l’ambassadeur britannique à Paris Bertie, confirma la volonté de bonne entente avec toutes les puissances et la Grande-Bretagne en particulier, tel que cela était également exprimée dans la presse ottomane49. En outre, il rassurait l’ambassadeur britannique sur un point essentiel : si les rumeurs d’une évolution en Égypte similaire à celle qu’avait connue la Macédoine devaient s’avérer correctes, Istanbul ne soutiendrait pas les insurgés50. Au nom de l’intérêt de l’Empire, de la communauté internationale, de l’ordre et du progrès — et au détriment de la solidarité islamique, la révolution ne devait pas s’exporter. L’ami de l’ennemi : la méfiance vis-à-vis du sultan et de la politique allemande Si solliciter la France et la Grande-Bretagne se présentait dans la logique des affinités politiques et culturelles entretenues par les Jeunes Turcs, l’intérêt d’entretenir de bonnes relations avec toutes les puissances primait sur ces affinités immédiates. Ainsi, Ahmed Rıza accomplit ses démarches suivantes auprès des autorités allemandes. C’est sur ce point que Şerif Paşa lui apporta son aide. Şerif Paşa entretenait des rapports avec Guillaume II et il semble avoir déjà rencontré le Kaiser fin juillet pour lui parler des événements ottomans. Le 1er août, Guillaume II avait adressé ses félicitations au sultan pour avoir rétabli la Constitution — à la grande surprise des diplomates français51. Or, en dépit de l’évaluation généralement positive des événements par les observateurs allemands, il y eut dans les semaines suivant la révolution une nette montée des 48 H. Ünal : « Young Turk Assessments of International Politics », p. 36. Quelques semaines plus tard encore, Ahmed Rıza annonça à la presse anglaise de vouloir se rendre à Londres pour des entrevues avec les représentants du gouvernement. « French Impressions – The Young Turks and the Occupied Provinces », Times, 27 août 1908. 49 Sur les rapports anglo-ottomans au lendemain de la révolution voir T. R. Ravindranathan : Young Turk Revolution, p. 101-104 ; Feroz Ahmad : « Great Britain’s Relations with the Young Turks, 1908-1914 », p. 141 sqq. 50 Le rapport annuel de l’ambassadeur britannique d’Istanbul pour l’année 1908, signale en effet qu’une délégation égyptienne s’étant rendue à Istanbul pour solliciter le soutien du CUP avait été simplement renvoyée. G. Lowther : Türkiye 1908, p. 12. 51 MAE, NS Turquie 179, 126/1 & 127/3 : Télégramme de l’ambassade de Berlin aux Affaires étrangères, Berlin, 1er août 1908 & Rapport de l’ambassade de Stockholm aux Affaires étrangères, 4 août 1908.
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sentiments antiallemands, l’Allemagne étant identifiée comme le partenaire du régime hamidien. La future femme politique et écrivaine Halide Edib relate que dans les rues d’Istanbul on disait que la Turquie constitutionnelle allait cesser d’être le terrain de jeu privé du Kaiser, tandis qu’à Izmir, d’après les autorités françaises, on tenait des propos plus péjoratifs à l’égard de l’Allemagne52. Les démarches d’Ahmed Rıza auprès des autorités allemandes visaient ainsi à assurer que les Jeunes Turcs cherchaient de bons rapports avec tous les pays européens et que la révolution ne mettrait pas en danger les intérêts allemands dans l’Empire. Ahmed Rıza et Şerif Paşa furent accueillis par l’ambassadeur allemand à Paris le 18 août 1908, avant même la réception à l’ambassade britannique53. L’initiative présentait néanmoins quelques spécificités. Rıza assura son interlocuteur des sentiments bienveillants des Jeunes Turcs envers l’Allemagne en soulignant principalement l’importance des missions militaires allemandes dans la réforme de l’armée ottomane et l’estime dont jouissaient les officiers allemands auprès des Jeunes Turcs et dans l’Empire en général. Parlant de cette influence allemande, Rıza exprima le désir du retour en Turquie du personnage mythique de la mission allemande et de la réforme militaire ottomane, Colmar Freiherr von der Goltz. Ce faisant, Ahmed Rıza se faisait le porte-parole des jeunes officiers qui avaient rejoint le mouvement jeuneturc et exprimaient une véritable vénération pour l’officier allemand. Dans le rapport présenté par l’ambassadeur, les diplomates de la Wilhelmstraße devaient marquer le nom de von der Goltz d’un point d’interrogation. Mais au cours des semaines suivantes, son nom allait devenir une référence clé des diplomates allemands dans des rapports consacrés aux intérêts allemands dans l’Empire ottoman post-révolutionnaire54. L’initiative allemande de Rıza comportait une deuxième spécificité relative au sultan Abdülhamid II. À la suite du rétablissement officiel de la constitution ottomane, le CUP avait réalisé qu’il ne lui serait pas possible de se débarrasser du sultan unanimement détesté par les Jeunes Turcs. De fait, la popularité du sultan était montée en flèche dans 52
American College for Girls Records, Series V, Box 28, F.20 : Halide Edib à Isabel Dodd, Constantinople, s.d. [fin septembre 1908] ; MAE, NS Turquie 179, 130/1-130/2 : Rapport du consulat de Smyrne aux Affaires étrangères, Smyrne, 7 août 1908. 53 PAAA, Türkei 201, Bd. 2, A 13323 : Rapport de l’ambassade de Paris au Auswärtiges Amt, 18 août 1908. 54 Voir en détail E. Kaynar : Les rapports entre les Jeunes Turcs et l’Allemagne, p. 171-173.
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l’Empire. À Istanbul, lors de la première cérémonie de la prière de vendredi suivant la révolution, le 31 juillet 1908, des centaines de milliers de personnes s’étaient réunies pour voir et acclamer le sultan. La colère de la population se dirigeait contre son entourage, qu’elle accusait d’avoir tenu en bride le sultan et d’être responsable du caractère despotique du règne. Ahmed Rıza avait encore férocement attaqué le sultan dans le Mechveret daté du 1er juillet et dans son interview donnée juste avant la proclamation de la constitution à Monastir. Dans le numéro suivant, le dernier du Mechveret, il changea de ton. Pour la première fois depuis plus de dix ans, il trouvait des mots positifs pour Abdülhamid II et affirmait que les Jeunes Turcs allaient collaborer avec lui pour réaliser les réformes qu’il avait promises55. Toutefois, à aucun moment, il ne se départit de sa méfiance vis-àvis du sultan. À voir la façon dont il s’exprimait à l’égard du monarque, on voit bien qu’il y avait une menace à peine voilée reposant sur la position de force que la révolution avait su établir : « [L]’intérêt de mon pays m’oblige d’ailleurs à ne pas suspecter les bonnes intentions du Souverain. Je crois à sa promesse, mais je crois en même temps à la puissance patriotique de notre Comité d’Union et de Progrès. »56 Même au cours des entrevues dans lesquelles il se déclarait confiant en la loyauté du sultan, il laissait entendre des réserves57. L’incapacité de se débarrasser d’Abdülhamid se traduisit ainsi par un sentiment de méfiance et par la volonté de chercher des garanties pour que le sultan n’agisse pas contre le nouveau régime, au moment où circulait encore la rumeur qu’il allait chercher l’aide de la Bulgarie pour y parvenir. Par ailleurs, les Jeunes Turcs avaient devant leurs yeux la répression sanglante qui avait lieu en Iran contre le régime parlementaire. Exactement un mois avant le rétablissement de la Constitution ottomane, les forces fidèles au Chah, guidées et assistées par des militaires russes, avaient bombardé le parlement de Téhéran. L’avant-dernier numéro du Mechveret critiquait ainsi le Chah qui n’avait pas tenu ses promesses, mais aussi la complaisance silencieuse des grandes puissances 55 Pour le Mechveret, il jugea même utile de censurer un article rédigé par son collaborateur Pierre Anméghian trop critique envers le sultan et sa promesse de loyauté envers la Constitution. Voir le brouillon « Le Sultan est-il sincère ? ». Collection Faruk Ilıkan. 56 « L’ère nouvelle », Mechveret, no 202, 1er août 1908. 57 Jules Bois : « Le double visage d’Abdul-Hamid », La Croix, 2 septembre 1908. Cf. « Türkei », Kölner Zeitung, 7 août 1908. Ses confrères positivistes, quelques peu gênés par le fait que le sultan ne fût pas déposé, appelait au soutien du CUP pour se débarrasser d’Abdülhamid. Edward Atkin : « The Turkish Reformers », Positivist Review, 18/201 (1er septembre 1908), p. 208-210. Cf. N. Sohrabi : Revolution and Constitutionalism, p. 139-142.
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qui sacrifiaient le régime constitutionnel en Orient à la délimitation de leurs sphères d’influence58. Pour une fois dans sa vie, Ahmed Rıza faisait de la realpolitik. Prenant en compte l’impossibilité d’en finir avec un personnage qu’il avait considéré comme l’obstacle au progrès de l’Empire depuis une quinzaine d’années, il faisait des démarches auprès du pays, l’Allemagne, et de son monarque, le Kaiser Guillaume II, qui plus que tous autres avaient manifesté leur soutien au sultan. Ainsi, il répéta lors de son entrevue avec l’ambassadeur allemand ce qu’il avait demandé au Kaiser dans une lettre : d’intervenir auprès d’Abdülhamid avec lequel il était considéré entretenir des rapports amicaux pour assurer sa loyauté envers le régime constitutionnel59. Et en effet, sur proposition de la Wilhelmstraße, Guillaume II fit une déclaration dans laquelle il exprima sa sympathie pour le peuple ottoman et l’armée turque, ainsi que sa conviction ferme que le sultan tiendrait sa parole de réforme60. Aussitôt reçue la nouvelle, Ahmed Rıza demanda une nouvelle audience chez l’ambassadeur allemand. Le 28 août, il félicita le Kaiser pour sa déclaration, mais continua à émettre un doute sur l’intérêt du sultan à respecter la Constitution. Il profita de l’occasion pour souligner une fois de plus l’importance de la mission allemande dans la réforme de l’armée ottomane et demander le retour de von der Goltz61. Cette deuxième audience à l’ambassade allemande précédait une entrevue qu’Ahmed Rıza eut avec le chancelier du Reich, von Bülow, en Allemagne même62. Cette entrevue avec le chancelier ne différa pas dans son contenu de celles qu’il avait eues à Paris avec l’ambassadeur allemand et Rıza y répéta les mêmes points qu’il faisait valoir depuis des semaines 63. 58
Ottomanus [Pierre Anméghian] : « Les corbeaux au charnier », Mechveret, 1er juillet 1908. Il faut dire qu’Ahmed Rıza utilisait l’échec des expériences parlementaires russe et persane aussi pour appeler à la modération de la pratique démocratique : « Le sort de la première Douma et celui de la Chambre persane doivent nous guider dans la pratique de la liberté. » « Soyons calmes et prudents », Mechveret, no 202, 1er août 1908. 59 Voir Große Politik, 25/II, no 8902 : Lancken à Schoen, Paris, 15 août 1908. 60 Voir la proposition faite par le ministère et l’accord du Kaiser PAAA, Türkei 201, Bd. 2, A 13323 & A 13641 : Auswärtiges Amt à Freiherr von Jenisch (consul du Kaiser), 23 août 1908 & Freiherr von Jenisch au Auswärtiges Amt, 25 août 1908. 61 PAAA, Türkei 201, Bd. 3, A 13885 : Télégramme de l’ambassade de Paris au Auswärtiges Amt, Paris, 28 août 1908. 62 Avant de voir le chancelier, Ahmed Rıza rencontra von der Goltz. « Eine Unterredung mit Achmed Rıza », Neue Freie Presse, 22 septembre 1908. Un résumé de l’interview fut publié dans İkdam, 23 septembre 1908. 63 Cf. PAAA, Türkei 198, Bd. 5, A 14356 : Rapport de Bülow au Auswärtiges Amt, Norderney, 3 septembre 1908. L’entrevue se tint sur l’île de Norderney, où le chancelier
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L’audience chez Bülow montre surtout à quel point Ahmed Rıza en tant que représentant du CUP était devenu l’interlocuteur légitime dans la diplomatie européenne et avait réussi à donner le point de vue de la nouvelle force politique de l’Empire ottoman, ce que confirmèrent les impressions de Bülow après l’entrevue. Le chancelier souligna la modération des propos et des idées d’Ahmed Rıza, et se dit confiant pour la suite du régime constitutionnel et de l’Empire ottoman. L’initiative diplomatique d’Ahmed Rıza semblait avoir atteint ses objectifs. Paris – Vienne – Istanbul Or Ahmed Rıza n’était pas satisfait de son rôle sous le nouveau régime constitutionnel. Dans ses mémoires, il écrit qu’il avait commis une erreur en restant à Paris. À Istanbul et à Salonique, de nouveaux membres affluaient au CUP, non pas pour des raisons d’idéal politique ou par la volonté d’engagement, mais pour tirer un profit personnel en s’affiliant à la nouvelle force politique. Une poignée de personnes s’était imposée à sa tête pour assumer sa direction sans en avoir vraiment les compétences, nous dit-il64. Dans le vide politique créé par le recul du sultan, l’organisation s’imposa comme la véritable force de l’Empire et cela jusqu’aux élections parlementaires65. Sans doute, y a-t-il dans le récit d’Ahmed Rıza beaucoup d’interprétation rétrospective ; néanmoins il dénote les changements qui avaient lieu au sein du CUP, marqués par une confrontation entre la section de l’étranger et celle de l’intérieur du pays, ainsi que par l’émergence de personnes qui avaient eu des rôles secondaires avant juillet 190866.
avait élu domicile d’été. Elle provoqua l’inquiétude de la presse française, qui craignait le rapprochement entre l’Allemagne et la Turquie constitutionnelle. « En Turquie », Le Temps, 9 septembre 1908 ; MAE, NS Turquie 179, 151/1-151/2 : Rapport de l’ambassade de Berlin aux Affaires étrangères, 2 septembre 1908. 64 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 26. 65 Hanioğlu compare le CUP au Comité de salut public de 1793. Preparation, p. 280. Cf. N. Sohrabi : Revolution and Constitutionalism, p. 161-163. L’ambassadeur français Constans nota à son retour à Istanbul : « …le régime passé est bien définitivement passé. » MAE, NS Turquie 6, 17b-17d : Rapport de l’ambassade d’Istanbul aux Affaires étrangères, 20 août 1908. De la même manière, l’ambassadeur allemand Marschall von Bieberstein nota lui aussi de retour à Istanbul : « Le Sultan n’a plus rien à dire dans son Empire. » Große Politik, 25/II, no 8910 : Marschall à Schoen, Thérapia, 3 septembre 1908. 66 Cf. Ş. Hanioğlu : Preparation, p. 279-280. Un rapport du vice-ambassadeur allemand Kinderlen notait ce conflit. PAAA, Türkei 201, Bd. 3, A 13758 : Kinderlen au Auswärtiges Amt, Thérapia, 13 août 1908.
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Cependant, nous ne savons pas quel événement exact ni quelle analyse précise le poussa à partir. Peut-être fut-ce encore une affaire de diplomatie, comme nous le verrons. Peut-être voulut-il, en homme occidentalisé qu’il était, célébrer son 50e anniversaire dans sa patrie et retrouver sa famille. Par ailleurs, le 8 septembre 1908, sa sœur Selma avait déjà quitté Paris pour rentrer à Istanbul huit ans après sa fuite67. Ses confrères de la communauté positiviste proposèrent à Ahmed Rıza d’organiser un banquet avant son départ, mais il refusa poliment et préféra simplement passer une dernière fois à la Maison d’Auguste Comte « où [il avait] toujours reçu un accueil fraternel », les priant de ne pas en faire une grande cérémonie68. Il quitta Paris aux alentours du 19 septembre 1908, clôturant ainsi un long épisode de sa vie. Sur le chemin de retour, Rıza fit escale à Vienne pour rencontrer le ministre des Affaires étrangères de l’Autriche-Hongrie, Aehrenthal. La démarche auprès du gouvernement autrichien s’inscrivait dans l’initiative diplomatique qu’il avait entreprise au nom du CUP. Cependant, le cas autrichien présentait une spécificité. La monarchie des Habsbourg n’avait jamais caché son ambition d’annexer la Bosnie-Herzégovine, province qui depuis le traité de Berlin était sous occupation et administration autrichienne mais qui faisait encore nominalement partie du territoire ottoman. Tandis que les Jeunes Turcs craignaient une entente défavorable à l’Empire entre la Russie et la Grande-Bretagne, un accord entre la Russie et l’Autriche-Hongrie semblait se préparer depuis le début de l’été 1908 sur la question bosniaque et celle des Détroits. Aussitôt après le rétablissement de la constitution, les débats sur ce sujet s’intensifièrent. Le 16 septembre 1908 se tint ainsi une réunion au château de Buchlau entre les ministres des Affaires étrangères des deux pays, Aehrenthal et Izvolsky, qui annonçait un accord russo-autrichien sur la question69. Ahmed Rıza ne pouvait ignorer ces débats qui filtraient dans la presse70. L’une des premières entrevues qu’il avait eues avec les diplomates 67
« Renseignements mondains », Le Figaro, 9 septembre 1908. Émile Corra à Ahmed Rıza, 11 août, 1908. Collection Faruk Ilıkan. AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra (brouillon), Paris, mardi & vendredi n.d. [août 1908]. Le 6 septembre la communauté positiviste avait déjà porté un toast à Ahmed Rıza. Marcell Boll : « Bulletin de France », Revue positiviste internationale, 3/6 (1er octobre 1908), p. 291. 69 Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, le sujet de l’annexion de la BosnieHerzégovine a été analysé dans presque tous ses détails, mais la position ottomane dans cette question reste de nos jours encore l’angle mort de ces études. Une exception notable, les travaux de Hasan Ünal. 70 Cf. « La liberté en Bosnie », Mechveret, no 201, 1er juillet 1908. 68
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européens fut avec l’ambassadeur autrichien à Paris, Khevenhüller71. L’entretien avait apparemment levé ses craintes. À la fin du mois d’août, il déclara ne pas prendre au sérieux les rumeurs sur une éventuelle annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche72. Toutefois, pour s’assurer de la sympathie de Vienne, il sollicita le chancelier allemand Bülow, lors de son entrevue avec celui-ci, pour entrer en contact avec Aehrenthal afin d’avoir une audience73. Aehrenthal, plongé de fait dans les préparatifs de l’annexion, put finalement recevoir le représentant de la Jeune Turquie quelques jours après la réunion du château de Buchlau, le 22 septembre 190874. Ahmed Rıza fut content de son entrevue avec le ministre. Aehrenthal lui assura les sympathies de l’Autriche-Hongrie pour le régime constitutionnel et s’engagea à respecter « scrupuleusement » le « statu quo », ce qui signifiait pour Rıza le statu quo fixé par le traité de Berlin75. Cette dernière d’une série d’entrevues avec des représentants des gouvernements européens constitua un soulagement. Toutes les puissances avec qui Rıza avait noué des liens se montraient extrêmement bienveillantes envers le nouveau régime et partageaient avec lui son avis que la modération et le maintien du statu quo étaient les conditions pour garder la paix et permettre à l’Empire ottoman de se développer. Il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. Ahmed Rıza pouvait donc avoir le sentiment d’avoir mené à bien sa mission diplomatique pour garantir l’ordre international, condition du succès de la révolution jeune-turque. Après près de vingt ans d’exil, il pouvait rentrer dans sa patrie le cœur léger. Dès le lendemain du rétablissement de la Constitution, on s’était demandé quand Ahmed Rıza allait revenir à Istanbul76. Deux mois plus tard, le jour était venu. Le 25 septembre 1908, Ahmed Rıza arriva à Istanbul. Dans ses mémoires, il dit avoir voulu éviter les grandes 71
PAAA, Türkei 201, Bd. 1, A 12083 : Rapport de l’ambassade de Paris (Radolin) au Auswärtiges Amt, 29 juillet 1908. 72 « The Young Turks and the Occupied Provinces », Times, 27 août 1908. 73 PAAA, Türkei 198, Bd. 5, A 14356 : Rapport de Bülow au Auswärtiges Amt, Norderney, 5 septembre 1908. 74 Voir la note d’invitation adressée à Ahmed Rıza. Ministerium des Äusseren, Vienne, 21 septembre 1908. Collection Faruk Ilıkan. 75 « Views of a Young Turk Leader », Times, 3 november 1908. « L’Autriche et la Jeune Turquie », Le Figaro, 24 septembre 1908. 76 Voir les notices dans la lettre J. Verdoux à Ahmed Rıza, Constantinople, 29 juillet 1908. Collection Faruk Ilıkan. Voir aussi Ahmed Emin [Yalman] : « Ahmed Rıza Bey », Millet, 23 août 1908 ; Âkil Koyuncu : « Ahmet Rıza Bey », Bağçe, no 5, 31 août 1908.
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cérémonies autour de son retour, et l’ensemble de la presse du jour confirme effectivement ce récit77. Le départ discret de Paris annonça son accueil à Istanbul et cette discrétion, pour ne pas dire modestie, contrastait avec le retour en grande pompe de plusieurs autres Jeunes Turcs de leur exil européen. Rıza n’entra même pas jusqu’à Istanbul et sortit du train à Ayastefanos/Yeşilköy pour retrouver sa famille qui avait élu domicile dans un faubourg proche, Makriköy/Bakırköy, et surtout sa mère après des années d’absence. Mais la nouvelle de son arrivée prochaine avait fait son chemin, et ainsi, il trouva un minimum de cérémonie à sa descente du train. Les étudiants de l’école arménienne du quartier avaient fait le déplacement pour lui souhaiter la bienvenue. Selon le journal Tanin, ils exprimèrent ainsi leur gratitude et leurs félicitations, au nom de tous les membres de la nation ottomane78. La désillusion d’une diplomatie peu révolutionnaire Mais la joie du retour fut brève. Avant qu’Ahmed Rıza ne put véritablement revoir sa famille et n’eût le temps nécessaire pour réfléchir sur un possible nouveau rôle dans l’Empire ottoman, les événements se bousculèrent. Le 5 octobre 1908, la Bulgarie déclara son indépendance. Le même jour, un décret adressé à la population de la Bosnie-Herzégovine annonça l’annexion autrichienne. Aehrenthal la confirma officiellement deux jours plus tard. Ces deux événements, surtout l’annexion de la Bosnie, dégénérèrent en une crise internationale qui constitua une autre étape cruciale dans la mise en place du système européen des alliances qui allait définir les camps dans la Première Guerre mondiale79. Mais avant de devenir une crise internationale, ils représentèrent une crise pour l’Empire ottoman, et pour la diplomatie de modération qu’Ahmed Rıza avait prônée auprès des cabinets européens depuis la fin du mois de juillet. À peine deux semaines avant l’annonce de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, il était en effet sorti de l’entrevue avec Aehrenthal rassuré, considérant que ses démarches 77 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 25. « Dépêche », Le Matin, 26 septembre 1908 ; « Ahmed Rıza Bey », Tanin, 26 septembre 1908 ; « Turquie », Le Temps, 27 septembre 1908 ; « Ahmed Rıza Bey », İkdam, 27 septembre 1908. 78 « Umûm-u efrâd-ı milletin hissiyat-ı şükran ve tebrikini ifâdeye vasta oldular. » « Ahmed Rıza Bey », Tanin, 26 septembre 1908. 79 Il faut noter que nous ne traitons pas dans la suite d’un autre problème diplomatique, celui du rattachement de l’île de Crète à la Grèce, ni, par ailleurs, du rôle d’Ahmed Rıza dans les négociations diplomatiques à ce sujet, que nous n’avons pu entièrement élucider.
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diplomatiques avaient garanti le statut de l’Empire ottoman, la bienveillance des grandes puissances vis-à-vis du régime constitutionnel, et donc la réussite de la révolution jeune-turque. La première euphorie de la révolution passée, il s’avérait début octobre 1908 que la politique de modération diplomatique du CUP s’était soldée par un échec. La crise bosniaque Si le gouvernement ottoman avait craint la déclaration d’indépendance de la Bulgarie et l’avait envisagée jusqu’à un certain point, l’annexion de la Bosnie-Herzégovine fut une surprise complète. Le grand vizir Kâmil Paşa, qui avait reçu l’annonce de l’annexion le 3 octobre par une note verbale d’Aehrenthal, se montra ahuri80. Il faut dire que la diplomatie européenne réagissait dans ses déclarations officielles avec non moins de surprise. Ainsi le ministre russe des Affaires étrangères, Izvolsky, ne retrouvait pas dans la décision autrichienne les principes arrêtés à la réunion de Buchlau, qui prévoyait notamment une conférence entre les puissances pour trouver un accord international sur la question de la Bosnie et des détroits. Clemenceau condamna sévèrement au nom de la France l’annexion, qui violait les accords internationaux. Même les diplomates du seul pays partenaire de Vienne, l’Allemagne, montèrent au créneau : l’ambassadeur à Istanbul Marschall qualifia l’acte d’« ébranlement de l’ordre politique dans les Balkans »81. Quant à Ahmed Rıza, visiblement, il prit l’initiative d’Aehrenthal comme une insulte personnelle. À peine deux semaines auparavant, le ministre lui avait assuré en personne vouloir préserver le statu quo82. Rıza n’avait pas cru le correspondant de The Times à Istanbul, qui, autour du 1er octobre, l’avait informé des préparatifs pris par l’Autriche-Hongrie pour procéder à l’annexion de la Bosnie83. 80
Österreich-Ungarns Außenpolitik, vol. 1, no 118 : Pallavicini à Aehrenthal, Péra, 6 octobre 1908. Voir aussi Berthold Molden : Alois Graf Aehrenthal. Berlin : Deutsche Verlags-Anstalt, 1917, p. 67-68 ; Große Politik, vol. 26/I, no 8993 : Télégramme Marschall à Schoen, Thérapia, 7 octobre 1908. 81 Große Politik, vol. 26/I, no 8980 : Marschall à Schoen, Thérapia, 5 octobre 1908. Le Kaiser se montrait particulièrement choqué. Voir G. Schöllgen : Imperialismus und Gleichgewicht, p. 252-255. 82 Ce fait était souvent souligné dans la presse européenne. Cf. « The Danger to Peace », Times, 28 novembre 1908. 83 Voir l’entrée du 14 décembre 1908 de l’agenda du journaliste Heinrich Friedjung : Geschichte in Gesprächen. Aufzeichnungen 1898-1919, éd. Franz Adlgasser/Margret Friedrich. Vienne : Bohlau, 1997, vol. 1, p. 161.
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Dans presque tous ses discours sur le sujet et ses entretiens diplomatiques, il insistait sur le fait que quelques jours avant l’annexion, le ministre s’était engagé à maintenir le statu quo. L’affaire devint en effet un problème diplomatique, au point que des journalistes autrichiens poussèrent en décembre 1908 Aehrenthal à clarifier les choses pour calmer l’esprit des Ottomans84. Mais au fond, la crise bosniaque n’était rien d’autre que ce que Lénine en disait, « …une farce du début à la fin (…) qui peut duper uniquement les philistins libéraux »85. Car Aehrenthal avait préparé activement l’annexion dès le début du mois de septembre et en avait informé successivement tous les gouvernements européens. Ainsi, le ministère allemand des Affaires étrangères informa Bülow de la résolution d’Aehrenthal, juste quelques jours après l’entrevue de ce dernier avec Ahmed Rıza86. Lorsque celui-ci revint d’Istanbul, le projet était arrêté87. À peine rentré dans l’Empire, ce fut la désillusion. Au bout de deux mois, le régime jeune-turc perdait deux provinces que le régime hamidien avait réussi à garder pendant trente ans. Mais surtout, la conviction réaffirmée par Rıza encore fin septembre que la souveraineté ottomane serait garantie88, puisque l’Empire ne se trouvait plus sous un système despotique et qu’il avait assimilé avec la Constitution les principes politiques des pays civilisés, s’avéra trompeuse. L’espoir d’un ordre international libéral établi sur le respect du droit international s’envolait, et la menace d’une déstabilisation du régime constitutionnel ainsi que le spectre de 1792 planaient sur l’Empire. Le Mercure de France écrivit dans les semaines suivant les premières nouvelles, en pleine crise européenne : « [E]n résumé, il se produit aujourd’hui pour la Turquie ce qui s’est passé, avec plus d’envergure, en 1792, contre la France révolutionnaire. »89 Ahmed Rıza n’aurait pu être davantage d’accord. Aussitôt après les chocs de l’annexion de la Bosnie et de l’indépendance de la Bulgarie, il déclara à la presse française : 84
Ibid., p. 165-166. « The Events in the Balkans and Persia », Proletary, no 37, 29 octobre 1908. Repris The National-Liberation Movement in the Middle East, p. 22. 86 Große Politik, vol. 26/I, no 8927 : Schoen à Bülow, Berlin, 5 septembre 1908. 87 Große Politik, vol. 26/I, no 8952 : Mémorandum de Stemrich, 23 septembre 1908 (voir en particulier les annotations de Bülow). 88 « Eine Unterredung mit Achmed Rıza », Neue Freie Presse, 22 septembre 1908 ; « Ahmed Rıza Bey », İkdam, 27 septembre 1908. 89 Jean Norel : « L’Europe contre la Turquie », Mercure de France, 76/273 (1er novembre 1908), p. 29. 85
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« L’attitude de l’Europe est criminelle. Pour rénover la Turquie, tâche à laquelle l’Europe a applaudi, nous avons besoin de la paix et de l’ordre intérieur ; tandis que nous employons tous nos efforts à maintenir cet ordre, l’Europe permet des complications qui peuvent le compromettre. Il existe ici un parti réactionnaire prêt à profiter de tout. »90
La situation demandait donc une réponse. Mais, pour le CUP, elle était trop délicate pour engager une politique offensive. Le régime constitutionnel était jeune, et il venait de faire face à un mouvement de grèves qui avait été, après quelques hésitations, énergiquement réprimé. En plus des problèmes de politique extérieure, planait la menace d’une réaction, comme l’exprimait Ahmed Rıza, et la modération était donc toujours de mise. Et d’abord, le CUP ressentait le besoin d’agir à l’intérieur du pays, ne serait-ce que pour satisfaire l’énorme ressentiment populaire qui avait vu le jour à la suite de l’annexion de la Bosnie. Considérant les grèves trop dangereuses au vu de la situation politique intérieure et de la nécessité de garder la productivité générale, le CUP lança une campagne de boycott des produits autrichiens. Cette mesure pénalisait en effet lourdement l’Autriche-Hongrie qui était l’un des premiers partenaires économiques de l’Empire91. Cependant, les événements provoquèrent aussi un changement important de l’orientation diplomatique du nouveau régime constitutionnel. Confiant dans la portée universelle de la révolution constitutionnaliste ottomane, le CUP avait estimé pouvoir garantir la paix en établissant des rapports d’amitié avec tous les pays voisins et les grandes puissances, à l’exception peut-être de la Russie, qui resta la puissance la moins sollicitée. Au début octobre 1908, l’espoir d’une entente régionale et européenne s’envola, pour aboutir à l’idée que l’Empire ne pouvait échapper au grand jeu d’alliances, caractéristique de la diplomatie européenne de l’avant-guerre. Il s’agissait d’un moment historique. Confronté à la crise, le CUP essaya de nouer des alliances militaires et diplomatiques afin de préserver la paix et de préparer la guerre. Cette politique comportait deux volets, l’un régional et l’autre international. La première orientation visait à sécuriser la position de l’Empire 90 « La crise orientale – Opinions turques », Le Temps, 7 octobre 1908. Cette interprétation est souvent reprise dans l’historiographie sur la révolution jeune-turque. Voir B. Lewis : Emergence of Modern Turkey, p. 210. 91 Voir sur cette politique en détail l’étude Doğan Çetinkaya : The Young Turks and the Boycott Movement. Nationalism, Protest and the Working Classes in the Formation of Modern Turkey. Londres : I.B. Tauris, 2014.
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dans les Balkans vis-à-vis de la Bulgarie et de la menace imminente d’une guerre92. La déclaration bulgare d’indépendance ne constituait pas un problème en soi, et semble avoir été anticipée par les Jeunes Turcs qui, au cours du mois d’août, avaient noué des contacts avec des diplomates bulgares. Plus problématique était la possibilité d’une guerre que pourrait lancer la Bulgarie contre l’Empire pour s’emparer de la province de Macédoine. Une éventualité d’autant plus menaçante que la déclaration d’indépendance bulgare avait été accompagnée de la mobilisation de plus de 100 000 soldats massés au long des frontières. Il s’agissait ainsi d’avoir des garanties contre une possible agression bulgare. La diplomatie officielle de l’État ottoman, sous le grand vizir Kâmil Paşa, lequel avait envisagé depuis des années l’éventualité d’une guerre avec la Bulgarie, essaya d’œuvrer à un système d’alliance avec les États balkaniques. Le deuxième volet cherchait à garantir la position de l’Empire ottoman sur la scène internationale, ce qui devrait inévitablement aussi garantir la sécurité ottomane dans des conflits régionaux. Dans cette optique, le choix se fit très vite en faveur de la Grande-Bretagne. Nous l’avons dit, la révolution jeune-turque s’était accompagnée d’une poussée d’anglophilie dans l’Empire, où le Royaume-Uni apparaissait comme la patrie du constitutionnalisme, le partenaire naturel de la réforme ottomane et le protecteur contre l’ennemi héréditaire, la Russie. Cette appréciation fut renforcée par l’attitude de Londres devant la double crise début octobre. Le jour même de l’annonce de l’annexion de la Bosnie, le ministre des Affaires étrangères britannique, Grey, contacta l’ambassadeur ottoman à Londres, Rifaat, pour l’assurer du soutien de la GrandeBretagne dans la question de la Bosnie et de la Bulgarie93. Évidemment, la position britannique était motivée par la peur de voir grandir l’influence de l’Autriche-Hongrie dans les Balkans et fragiliser le début de l’entente avec la Russie. Mais les Jeunes Turcs du CUP voulaient surtout y voir l’expression d’une sympathie pour le régime constitutionnel et pour l’Empire ottoman en général et ils essayèrent de pousser à un rapprochement, qui leur paraissait naturel, entre les deux empires constitutionnalistes. Cette politique n’était nullement contraire à l’orientation de la diplomatie ottomane officielle. Fort des relations qu’il avait en Europe et des 92 Voir Hasan Ünal : « Ottoman Policy during the Bulgarian Independence Crisis, 1908-9 : Ottoman Empire and Bulgaria at the Outset of the Young Turk Revolution », Middle Eastern Studies, 34/4 (octobre 1998), p. 135-176. 93 F. Ahmad : « Great Britain’s Relations with the Young Turks, 1908-1914 », p. 149.
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expériences diplomatiques qu’il avait pensé avoir acquises lors des premières semaines après la révolution jeune-turque, c’est Ahmed Rıza qui allait se charger de la nouvelle initiative du CUP. Or, s’il avait conduit ses premières entrevues avec les diplomates européens encore sous l’euphorie provoquée par la révolution qui semblait promettre l’émergence d’un nouvel ordre international, la situation avait changé. La révolution jeune-turque était devenue un maillon dans la chaîne des tractations des grandes puissances et, ce qui comptait alors, ce n’était plus l’espoir de la révolution, l’idéal de la paix et de l’ordre international, ni la modération, mais la realpolitik du temps de l’impérialisme. « Le Japon du Proche-Orient » : une deuxième mission diplomatique Le 12 octobre, Ahmed Rıza reçut dans les locaux du CUP à Istanbul, l’ambassadeur britannique Lowther pendant près d’une heure94. Cette visite était clairement un signe de bienveillance de la part de l’Angleterre et de son soutien à l’Empire dans la question bulgare et bosniaque. Toutefois, à l’issue de l’entrevue, il était évident que les attentes du côté anglais et du côté ottoman divergeaient. Lors de son entrevue avec l’ambassadeur britannique à Paris et dans ses lettres adressées à Edward Grey et au roi Edward VII, Ahmed Rıza n’avait pas émis de demandes particulières et s’était contenté d’assurer les Anglais du caractère inoffensif de la révolution jeune-turque et l’espoir de voir le statu quo et les droits de l’Empire respectés par tous les pays européens. Cet espoir s’étant révélé trompeur, Ahmed Rıza chercha cette fois-ci à gagner le soutien de la Grande-Bretagne pour garantir le respect des droits de l’Empire. Or, pour Lowther, cette demande était prématurée et un tel sujet ne pouvait pas être discuté lors d’une première entrevue alors qu’une grave crise internationale avait éclaté. L’ambassadeur anglais retira de cette entrevue une impression assez réservée d’Ahmed Rıza, qu’il qualifia de « trop loquace avec des points de vue immatures »95. Ahmed Rıza ne se rendit probablement pas compte qu’il avait laissé une mauvaise impression à l’ambassadeur britannique. Pour poursuivre 94 « Est-ce la guerre ? – Côté turc », Le Matin, 13 octobre 1908 ; « France and the AngloRussian Negotiations », Times, 14 octobre 1908. 95 Voir Hasan Ünal : « Britain and Ottoman Domestic Politics : From the Young Turk Revolution to the Counter-Revolution, 1908-9 », Middle Eastern Studies, 37/2 (avril 2001), p. 2. Pour Ünal, cette entrevue marqua un tournant négatif dans l’évaluation de l’ambassadeur britannique du CUP.
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ses initiatives diplomatiques, il décida de reprendre le chemin de l’Europe avec une mission spéciale du CUP. Avant de partir, d’après ce que nous savons, il eut une entrevue avec le sultan Abdülhamid, la première rencontre entre ces deux personnages qui avaient eu pendant des années des rapports d’hostilité96. Nous ignorons le déroulement de cette rencontre. Mais il semble que l’ancien Jeune Turc et le sultan trouvèrent un terrain d’entente devant la crise à laquelle faisait face l’Empire. Rıza aurait convaincu Abdülhamid d’insister dans ses discours sur les atteintes aux droits de la nation ottomane97. Moins de trois semaines après son retour à Istanbul, il partit le 16 octobre 1908 pour l’Europe98. Cependant, il fit d’abord escale à Salonique pour participer au premier congrès du CUP. Il y fut élu à la direction de l’organisation, scellant ainsi officiellement son alignement sur le CUP. Il était le seul Jeune Turc de la première heure élu à la direction du CUP99. C’est probablement aussi au cours du congrès que les contours de sa mission diplomatique furent définis et qu’il reçut un partenaire qui allait l’accompagner dans sa mission en Europe, son ancien collaborateur, Dr Nâzım — un choix qui peut étonner. Décrit comme quelqu’un de peu intelligent par Ahmed Rıza lui-même, cet homme simple, qui donnait à Yahya Kemal l’impression de sortir d’un café de quartier de Salonique, était sans expérience des affaires diplomatiques, mais il était, par ailleurs, l’un des membres les plus influents du comité. Peut-être fut-il imposé à Ahmed Rıza pour assurer un contrôle plus étroit sur la mission. La première étape d’Ahmed Rıza fut à Belgrade. La Serbie, elle-même en plein conflit avec l’Autriche-Hongrie, se présentait comme une alliée logique de l’Empire100. Et en effet, Ahmed Rıza y reçut un accueil extrêmement favorable. Une manifestation de rue en son honneur fut organisée, ainsi qu’une réception chez le Premier ministre et le roi serbe101. Lors de son 96 Le fait était relayé par la presse. « Dépêches d’hier – Conseil des ministres », Le Gaulois, 18 octobre 1908. « Crainte de réaction en Turquie », Le Matin, 20 octobre 1908. Cf. Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 29 ; Ali Cevad : İkinci Meşrutiyet İlanı ve Otuzbir Mart Hadisesi, éd. Faik Reşit Unat. Ankara : TTK, 1960, p. 17. 97 Propos d’Aehrenthal relatés par Heinrich Friedjung : Geschichte in Gesprächen, p. 165. 98 « The Constantinople Riot », Times, 17 octobre 1908. 99 A. Kansu : The Revolution of 1908 in Turkey, p. 170-172 ; T. Z. Tunaya : Türkiye’de Siyasal Partiler III, p. 199. 100 Cf. H. Ünal : « Ottoman Policy during the Bulgarian Independence Crisis », p. 152-156. 101 « La crise dans les Balkans », Humanité, 1er novembre 1908 ; « Young Turk Leaders at Belgrade », Times, 2 novembre 1908 ; « La Turquie et la Serbie », Le Temps, 2 novembre 1908.
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séjour, il déclara « à tout malheur, il y a quelque chose de bien » et estima qu’une alliance, voire même une confédération, pourrait se mettre en place entre l’Empire ottoman et les pays des Balkans, ce qui permettrait de donner enfin une solution à la question macédonienne dans le cadre constitutionnel de l’Empire102. Après sa visite, le gouvernement serbe déclara qu’il existait une parfaite entente entre la Serbie et l’Empire ottoman103. Le 4 novembre, soit sept semaines après son départ, Ahmed Rıza était de retour à Paris104. Sans doute, personne ne s’attendait à le voir revenir aussi vite. Ses amis commencèrent aussitôt à l’inviter, mais Rıza les priaient de l’excuser s’il n’était pas en mesure de les voir tous, à cause de la mission qu’il devait assumer « pour la paix de l’Humanité et le respect des droits de la Nation ottomane, condition de l’ordre et du progrès »105. Le 8 novembre 1908, il eut une entrevue avec Clemenceau106, et les jours suivants avec le ministre des Affaires étrangères Pichon107. De retour dans sa deuxième patrie, il se sentit suffisamment sûr de lui pour exposer au ministre son idée d’alliance. Soulignant qu’il désirait la paix dans les Balkans pour le bien-être de l’Humanité tout entière, il proposait une alliance entre tous les États des Balkans, y compris la Bulgarie, qui ferait obstacle aux velléités expansionnistes de l’AutricheHongrie. Cela permettrait de résoudre la question de Macédoine dans le cadre du régime constitutionnel ottoman et de décharger ainsi la politique internationale d’un sujet qui depuis des décennies menait régulièrement les pays européens au bord d’une guerre générale. Pour la France, dont les intérêts dans les Balkans étaient proches de zéro, l’orientation antiautrichienne d’une telle alliance, qui par ailleurs ménagerait son partenaire russe, ne provoquèrent pas trop de questions. Pichon se montra ainsi disposé à accepter une telle éventualité. Mais le principal objectif de la mission d’Ahmed Rıza était de rencontrer les représentants de la Grande-Bretagne. De Paris, Dr Nâzım et Rıza se rendirent le 11 novembre à Londres. Le lendemain, ils furent reçus au Foreign Office par le ministre des Affaires étrangères, Edward Grey, et
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« Views of a Young Turk Leader », Times, 3 novembre 1908. « Servia and Austria-Hungary », Times, 4 novembre 1908. 104 BOA, HR.SYS 334/3 : Télégramme de l’ambassade de Paris au Hâriciye, Paris, 4 novembre 1908. 105 Ahmed Rıza à Antoine & Émile Corra, Paris, 8 novembre 1908. Collection Faruk Ilıkan. 106 « Nouvelles du jour », Le Temps, 9 novembre 1908. 107 MAE, NS Turquie 193, 137-141 : Rapport de Pichon, 14 novembre 1908. 103
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le sous-secrétaire, Charles Hardinge108. Après les échanges de courtoisie, la visite porta sur deux sujets principaux. D’abord, Rıza présenta son analyse de la crise de Bosnie et le plan d’alliance dans la péninsule balkanique qu’il avait déjà évoqué avec le ministre français Pichon, et sans doute aussi avec le gouvernement serbe. Il dit que les puissances européennes devaient maintenir leur pression sur l’Autriche-Hongrie le temps que l’Empire obtînt une alliance de tous les États des Balkans qui obligerait Vienne à céder. L’accueil des diplomates anglais à ce plan fut cependant bien plus réservé que celui de Pichon. Considérant que sous les conditions posées par les Jeunes Turcs, la Bulgarie serait peu encline à entrer dans une alliance avec l’Empire ottoman et les autres États des Balkans, Grey et Hardinge estimaient qu’une telle initiative pousserait la Bulgarie dans les bras de l’Autriche-Hongrie. Cela fragiliserait sensiblement la situation dans les Balkans et aggraverait le conflit au lieu de la désamorcer. En gros, ils y voyaient l’ébauche d’une guerre européenne109. Le deuxième sujet interpella les diplomates britanniques plus directement. Ahmed Rıza et Dr Nâzım proposèrent une alliance entre la France, la Grande-Bretagne et l’Empire ottoman. Partant probablement d’une erreur de jugement concernant la bienveillance de la France vis-à-vis de l’Empire, ils prétendirent que la France avait déjà fait état de son consentement et qu’elle était prête à procéder à la mise en place d’une telle alliance si l’Angleterre était d’accord. Londres pourrait répéter la politique de partenariat stratégique qu’elle avait déjà mise en place avec le Japon et aider ainsi l’Empire ottoman à se développer. Grey refusa poliment cette offre d’alliance qui aurait signifié une reconfiguration radicale de la scène diplomatique européenne. À sa remarque que l’alliance conclue avec le Japon représentait une exception et que la Grande-Bretagne préférait garder les mains libres, Ahmed Rıza et Nâzım répondirent que l’Empire était le « Japon du Proche-Orient »110. Mais cet argument ne changea pas le jugement du ministre et de son sous-secrétaire qui mirent fin à l’entrevue en exprimant simplement la vive sympathie de la GrandeBretagne pour le régime constitutionnel. 108 Sur cette entrevue voir H. Ünal : » Young Turk Assessments of International Politics », p. 39-40 ; idem : « Britain and Ottoman Domestic Politics », p. 2-3. 109 Joseph Heller : British Policy Towards the Ottoman Empire, 1908-1914. Londres : Frank Cass, 1983, p. 7. 110 L’ambassadeur américain à Istanbul avait établi lui aussi la comparaison avec le Japon dans un rapport de la fin septembre, marquée encore par l’optimisme post-révolutionnaire. Papers Relating to the Foreign Relations of the US, 1908, no 10044/75 : Rapport de Leishman au Department of State, Constantinople, 28 septembre 1908.
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Dr Nâzım et Ahmed Rıza passèrent encore quelques jours à Londres pour rencontrer différentes personnalités qui les accueillirent chaleureusement111. À leur retour à Paris le 18 novembre 1908, la société positiviste organisa un grand banquet en l’honneur de Rıza, durant lequel les principes de solidarité et l’optimisme dans le succès de la réforme ottomane furent répétés112. Les positivistes célébrèrent leur confrère Ahmed Rıza « grâce à [qui], réchauffé par le soleil d’Orient, le Positivisme jettera (…) dans le métropole de l’Islam, des germes abondants et féconds »113. Quant à Rıza, il affirma que la pensée de Comte avait été un facteur essentiel de la révolution jeune-turque et que ses principes continueraient à définir la politique de l’Empire ottoman constitutionnel. Rıza multiplia encore les démarches à Paris pour trouver une issue à la crise avec l’Autriche-Hongrie, avec cependant un changement de politique. Alors que jusqu’alors il n’avait pas cherché à contacter les autorités autrichiennes, prenant l’annexion de la Bosnie-Herzégovine comme une insulte personnelle, il contacta l’ambassadeur autrichien de Paris qu’il avait vu au lendemain de la révolution constitutionnelle pour lui signaler sa volonté d’entrer en pourparlers au sujet de la crise de Bosnie114. Khevenhüller lui signala que le ministre Aehrenthal souhaitait que le CUP déléguât un émissaire pour mener des négociations officieuses avec l’ambassadeur autrichien d’Istanbul Pallavicini115. Quelques jours plus tard, Ahmed Rıza était de retour à Istanbul. Les négociations tournèrent autour d’une idée que Pallavicini avait avancée lui-même, et que Rıza aussi bien qu’Aehrenthal avaient au début réfutée par principe : la compensation de l’annexion par le versement d’une indemnité financière116. Or, Ahmed Rıza finit par signaler au nom du CUP son intention de reconnaître 111
BOA, HR.SYS 334/3 : Ambassade de Londres au Hâriciye, Londres, 18 novembre
1908. 112 Voir en détail Paul Dumont : « Une délégation jeune-turque à Paris », Balkan Studies, 28/2 (1987), p. 297-325. 113 « Banquet », Revue positiviste internationale, 4/1 (1er janvier 1909), p. 73. 114 Österreich-Ungarns Außenpolitik, vol. 1, no 653 : Khevenhüller à Aehrenthal, Paris, 1er décembre 1908. Toujours outragé que le ministre Aehrenthal avait pu lui mentir en assurant s’engager à garder le statu quo dans les Balkans, Ahmed Rıza évoqua encore une fois l’entrevue qu’il avait eue le 22 septembre. Khevenhüller, visiblement mal à l’aise luimême, lui expliqua que le ministre entendait par cela le statu quo de la gouvernance effective de l’Empire qui ne se rapporterait donc pas à la Bosnie. 115 Khevenhüller à Ahmed Rıza, Paris, 9 décembre 1908. Collection Faruk Ilıkan. Pour des photos-portraits prises à l’atelier Nadar autour de cette date voir les images de l’annexe 8. 116 Österreich-Ungarns Außenpolitik, vol. 1, no 295 : Pallavicini à Aehrenthal, Péra, 17 octobre 1908.
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l’annexion de la Bosnie par l’Autriche117. En janvier, le ministre Aehrenthal accepta finalement l’idée118. Dans les négociations finales, Ahmed Rıza ne semble plus avoir joué de rôle. Si Ahmed Rıza était rentré une première fois à Istanbul, convaincu d’avoir accompli une importante mission diplomatique pour assurer la stabilité du nouveau régime sur la scène internationale, à son deuxième retour la situation était différente. Tous les hommes politiques qu’il avait rencontrés affirmaient toujours leur soutien au régime constitutionnel, mais Rıza ne put réaliser l’objectif principal de sa mission. La première tentative du CUP de nouer une alliance avec l’Angleterre avait échoué. Voir clair dans les eaux troublées de la diplomatie de l’impérialisme n’était, certes, pas facile, mais la mission de novembre d’Ahmed Rıza montrait les limites de sa diplomatie. Au lieu de développer un raisonnement clair de realpolitik, il approchait ses partenaires avec le sentiment d’avoir été victime de mensonges et avec la certitude que l’Empire ottoman constitutionnel avait des partenaires naturels dans les deux pays, qui depuis le début des Tanzimat, représentaient la référence de la pensée politique moderniste, la France et la Grande-Bretagne. À ce titre, il est intéressant de comparer les commentaires des diplomates qu’il avait rencontrés en novembre-décembre avec ceux de ses premières entrevues. En août, ils s’étaient montrés impressionnés par Ahmed Rıza et avaient loué la clarté et la modération de ses propos. Lorsque toute l’Europe se montrait ravie de l’évolution de l’Empire ottoman et du fait que la transition ne toucherait pas ses intérêts fondamentaux dans l’Empire, il était facile d’être séduit par un Jeune Turc qui prônait la modération et affirmait sa volonté de maintenir la paix. Quelques semaines plus tard, l’Europe se trouvant plongée dans une crise diplomatique, tout cela avait changé. L’impression négative qu’avait eue Lowther à son entrevue avec Ahmed Rıza, se confirma. Le ministre des Affaires étrangères britannique Grey le décrivit comme un « idéaliste sincère », mais peu réaliste, et dit que le gouvernement ottoman allait avoir beaucoup de soucis si tous les Jeunes Turcs s’avéraient être comme lui. Le sous-secrétaire Hardinge ajouta qu’il n’avait jamais encore vu un « visionnaire » avec des idées politiques aussi pauvres que 117 Cf. Alfred Francis Pribram : Austria-Hungary and Great Britain, 1908-1914. Londres/ New York : Oxford University Press, 1951, p. 114-116. 118 Österreich-Ungarns Außenpolitik, vol. 1, no 888 : Aehrenthal à Pallavicini, Vienne, 13 janvier 1909.
DES MARGES DE LA POLITIQUE À SON CENTRE
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lui119. Pour l’ambassadeur français à Istanbul, Rıza avait eu, autrefois, des idées plus sages mais était devenu ordinaire120. Quant aux Autrichiens, l’ambassadeur à Paris, le même qui, en août, avait eu une très bonne impression d’Ahmed Rıza121, le décrivit comme un « bavard vaniteux », l’accusa de tentative de corruption au sein de l’administration autrichienne et émit la rumeur auprès des diplomates européens qu’il se serait inventé une audience avec le roi Edward VII122. De son côté Aehrenthal, qui avait affirmé que Rıza lui avait laissé une bonne impression générale le 22 septembre 1908, mettait en doute deux mois plus tard son intelligence et sa capacité de raisonnement123.
119 Cité d’après H. Ünal : « Young Turk Assessments of International Politics », p. 40 ; idem : « Britain and Ottoman Domestic Politics », p. 3. 120 MAE, NS Turquie 179, 190 : Rapport de Constans aux Affaires étrangères, 28 décembre 1908. Constans faisait également des reproches à l’encontre d’Ahmed Rıza, concernant notamment la question de Crète. 121 PAAA, Türkei 201, Bd. 1, A 12083 : Rapport de l’ambassade de Paris au Auswärtiges Amt, Paris, 29 juillet 1908. 122 Cf. A. F. Pribram : Austria-Hungary and Great Britain, p. 114-115. 123 Propos d’Aehrenthal relatés par Heinrich Friedjung : Geschichte in Gesprächen, p. 161 et 164. Voir aussi Große Politik, vol. 26/I, no 9159 : Rapport Tschirschky à Schoen, Vienne, 16 décembre 1908.
CHAPITRE XVII
AVENTURES ET MÉSAVENTURES CONSTITUTIONNELLES : LE CUP, LE PARLEMENT, LA RUE Étant devenu un acteur de la politique étrangère ottomane et ayant fait le choix de s’allier à la direction de l’organisation qu’il avait cofondée, l’ancien Jeune Turc Ahmed Rıza ne pouvait plus se permettre de laisser libre cours à sa plume et à sa pensée pour commenter le spectacle de la perte de deux provinces, comme il l’aurait fait dans son journal Mechveret. Au final, on peut dire que l’idéalisme jeune-turc s’accordait difficilement avec la realpolitik des temps de l’impérialisme. Quel fut le résultat de sa mission ? Mis à part le rôle qu’elle avait dans la préparation d’une base d’entente entre l’Autriche-Hongrie et l’Empire ottoman sur la question de la Bosnie-Herzégovine, l’implication première se rapporte à la question de la diplomatie et ses répercussions sur la politique ottomane intérieure. La tentative d’un renversement de la situation diplomatique en faveur de l’Empire ottoman échoua. Au mieux, elle contribua à redessiner les traits généraux de la politique que le gouvernement officiel menait pour trouver une réponse à la crise, même si Lowther estimait que la mission de Rıza interférait avec les négociations générales plutôt qu’elle ne les servait1. Mais cet échec eut un impact essentiel sur la position du CUP au sein de l’Empire ottoman. Le CUP qui s’était imposé comme la première force politique de l’Empire révéla son incapacité à gérer la première crise majeure à laquelle il fut confronté et à garder des territoires appartenant nominalement à l’Empire ottoman qu’il disait vouloir sauver. La mission d’Ahmed Rıza avait créé des frictions avec le gouvernement officiel. Elle avait été mise en place à l’insu du grand vizir Kâmil Paşa. Faute de concertation préalable2, la présence de Rıza et du Dr Nâzım causa l’irritation des ambassades ottomanes des principales capitales 1
H. Ünal : « Britain and Ottoman Domestic Politics », p. 6. Kâmil reçut une simple notification du départ des unionistes. BOA, Y.EE 33/3255 : Télégramme du comité central du CUP à Kâmil Paşa, Salonique, 28 octobre 1908. 2
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CHAPITRE XVII
européennes. Ainsi, lorsque Rıza sollicita les dernières informations sur les pourparlers officiels avec la Bulgarie et l’Autriche-Hongrie auprès du ministre des Affaires étrangères ottoman, Tevfik Paşa, par le biais de l’ambassadeur à Paris Nahum Paşa, il se vit rétorquer : « Ahmed Riza Bey n’a aucun caractère officiel. C’est un de ceux qui ont le plus à cœur de défendre d’une manière officieuse les droits du gouvernement Impérial. »3 Toutefois, conscient du pouvoir qu’avait pris le Comité dans l’ombre de la politique ottomane, on lui fournit les informations demandées. Et effectivement, Ahmed Rıza se comportait en parfait plénipotentiaire : il ordonna au ministre des Affaires étrangères de suspendre les négociations avec l’Autriche-Hongrie jusqu’à ce que le résultat de ses démarches diplomatiques soit communiqué au gouvernement4. L’ambassadeur à Londres Rifaat Paşa écrivit au ministère ottoman que Grey et Hardinge s’étaient adressés à Rıza de la même manière qu’à l’ambassadeur officiel5. De ce fait, l’échec de la mission signifiait aussi l’échec du CUP. Vers la fin de l’année 1908, le CUP se voyait accusé d’être responsable de la perte des provinces et son rôle dans la politique ottomane post-révolutionnaire fut de plus en plus l’objet de critiques. La presse ottomane s’interrogeait sur le pouvoir exercé par le Comité, les diplomates estimaient que les activités du CUP rendaient le gouvernement impuissant et la presse européenne considérait que l’action extra-parlementaire du CUP posait problème6. Alors que commençait une lutte de pouvoir au sein de l’État opposant le CUP à d’autres factions politiques, y compris les membres de l’ancien establishment qui s’étaient adaptés au régime constitutionnel, l’échec des initiatives diplomatiques devait nécessairement être utilisé contre le CUP, même si l’opinion publique n’était certainement pas au courant des détails de ces missions7. 3 BOA, HR.SYS 334/3 : Télégramme du Hâriciye à l’ambassade de Paris, 6 novembre 1908. L’ancien sympathisant jeune-turc Halil Halid publia une lettre dans The Times, dans laquelle il critiqua la mission d’Ahmed Rıza comme une atteinte à la diplomatie officielle. « Emissaries from Turkey – Letter to the Editor », 27 octobre 1908. 4 BOA, HR.SYS 334/3 : Télégramme de l’ambassade de Paris au Hâriciye, Paris, 10 novembre 1908. 5 BOA, HR.SYS 334/3 : Télégramme de l’ambassade de Londres au Hâriciye, Londres, 18 novembre 1908. 6 Voir p. ex. S. Akşin : 31 Mart, p. 12-13 ; F. Ahmad : Young Turks, p. 28. 7 Voir p. ex. le premier discours du vizir Kâmil Paşa devant les députés à la Chambre ottomane dans lequel le vizir attaque de façon subtile les agitations du CUP, sans être très explicite dans ses critiques. MMZC, Session 2 Kanûn-i Sâni 1324 (15 janvier 1909). Cf. N. Sohrabi : Revolution and Constitutionalism, p. 140-142.
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Au service du CUP Toutefois, en dépit de cet échec diplomatique, le CUP arrivait à garder son statut de première force politique. Mais indéniablement, ce revers eut un impact sur le parcours d’Ahmed Rıza. À son retour à Istanbul à la fin septembre, la presse le considérait comme le futur ministre des Affaires étrangères8. Lorsqu’un remaniement ministériel eut lieu en décembre, la question de sa nomination à ce ministère (Hâriciye) surgit de nouveau9. Mais on constate que la mission diplomatique de novembre/décembre 1908 fut la dernière menée par Ahmed Rıza durant la Seconde Période constitutionnelle. Il continuait à suivre avec attention la politique étrangère, mais il n’eut plus aucune fonction à titre officiel ou officieux10. Si sa mission était parvenue à jeter les bases d’une alliance avec la Grande-Bretagne, on peut imaginer quel statut extraordinaire il aurait gagné au sein du corps diplomatique de l’Europe tout entière du début du XXe siècle. Mais en ce mois de décembre 1908, il n’avait pas su convaincre les Britanniques des avantages d’une telle alliance. Dans les années qui suivirent, il alimenta régulièrement la direction du CUP, sur sollicitation de celle-ci, de memoranda sur des questions de politique étrangère, mais sa carrière de diplomate unioniste avait désormais pris fin11. Nous ne pouvons affirmer avec certitude que Rıza avait effectivement envisagé une carrière de diplomate. S’il prit la décision de s’engager dans ces missions, ce ne fut pas principalement par conviction, mais parce qu’il ressentait la nécessité d’agir afin de garantir la survie du régime constitutionnel. Mais il faut souligner que son échec engendra non seulement la fin de sa carrière de diplomate mais qu’il ternit également sa réputation au sein du Comité. Il faisait officiellement partie de la direction du CUP, mais il n’arrivait pas à s’imposer aux nouveaux venus, ce qui pourtant représentait, selon ses propres mots, la principale raison de son retour à Istanbul. Pour autant, il ne prit pas ses distances avec ses camarades et décida, au contraire, de lier son parcours à celui du CUP. 8
« Ahmed Riza refuse d’être ministre », Le Matin, 3 octobre 1908. « Turquie », Le Temps, 2 décembre 1908. 10 En septembre 1909, il y avait encore des rumeurs sur sa possible nomination à l’ambassade de Paris. BOA, HR.MTV 395/10, 25 septembre 1909. 11 Şükrü Hanioğlu nous a donné cette information, en référence aux memoranda qui se trouvent en sa possession. 9
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CHAPITRE XVII
Un positiviste au ministère de l’Instruction publique ? L’éventualité d’une nomination d’Ahmed Rıza comme ministre n’était pas limitée au seul domaine des affaires étrangères. Avant même l’idée de lui donner le portefeuille des Affaires étrangères, la rumeur de sa nomination comme ministre de l’Instruction publique circulait. Au vu de son ancien poste de directeur de l’instruction publique à Bursa et de l’importance systématique qu’il accordait à l’éducation, l’idée de lui proposer ce ministère paraît cohérente. Son nom circulait déjà pour ce poste avant son départ de Paris12. La rumeur s’avéra tenace. Fin novembre, lorsque Rıza se trouvait en mission diplomatique en Europe, il était toujours question de sa promotion prochaine à l’Instruction13. Fin décembre, alors qu’on disait trois semaines plus tôt qu’il aurait refusé14, The Times annonça sa nomination comme ministre de l’Instruction publique15 — le jour même de son élection à la présidence de la Chambre des députés. On peut imaginer les conflits qu’auraient générés les fonctions de ministre d’un positiviste qui considérait pouvoir, « avec une solide instruction laïque », facilement convertir un musulman en positiviste16. Et c’est peutêtre précisément la raison pour laquelle Rıza ne désirait pas devenir ministre17. Cela aurait signifié une exposition trop importante qui risquait de compromettre son objectif, celui de propager lentement le positivisme en terre d’Islam. Car, c’est bien cet objectif que Rıza avait poursuivi à travers son activité de publiciste, dans l’espoir de préparer la population à « l’évolution des sentiments avant celle de l’état social et mental »18, afin de parvenir à un changement sans révolution. Il était suffisamment clairvoyant pour savoir que le renversement du régime hamidien ne changerait pas la mentalité des Ottomans, mais il estimait que la liberté permettrait l’évolution graduelle, mais certaine, de la doctrine comtienne dans l’Empire. Pour lui, la propagation ouverte et frontale du positivisme risquait de choquer la population et de l’écarter plus encore du positivisme et du 12
« The Fusion Of The Committees », Times, 10 septembre 1908. « The Turkish Ministry », Times, 28 novembre 1908 ; « Hakkı Bey », İkdam, 28 novembre 1908. 14 « Turkish Cabinet Changes », Times, 1er décembre 1908. 15 « Turkish Parliament », Times, 23 décembre 1908 ; « Turquie », Le Temps, 23 décembre 1908 ; « Ahmed-Riza Ministre », Le Petit Parisien, 23 décembre 1908 ; « Le nouveau régime turc », L’Humanité, 23 décembre 1908. 16 « L’islamisme », Revue occidentale, 14/1 (1er janvier 1891), p. 116. 17 Fin septembre il déclara ne pas avoir reçu de proposition officielle, mais ne semblait déjà pas très disposé à une telle idée. « Ahmed Rıza Bey », İkdam, 27 septembre 1908. 18 Revue occidentale, 25/4 (1er juin 1902), p. 125. 13
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régime constitutionnel. En cela il critiquait ses confrères positivistes qui s’impatientaient de voir s’appliquer une politique plus agressive de propagande positiviste dans l’Empire : « Tout en “poursuivant un idéal lointain”, nous ne devons pas oublier que nous nous trouvons au milieu de gens qui ne pensent pas comme nous, que nous devons gagner lentement par une douce persuasion, et non en leur imposant les principes qui de prime abord les choquent dans leurs sentiments intimes, résultants d’une longue tradition, et même dans leur croyance sincère. »19
À cette fin, il fallait le laisser faire. Comme le disait son ami positiviste Maurice Ajam : « Tout positiviste est opportuniste au meilleur sens du terme. »20 Or, même si Ahmed Rıza n’accepta pas le poste de ministre, l’éducation continua à représenter, comme nous le verrons, un sujet particulièrement cher à ses yeux. Il œuvra à sa réforme avec ténacité et conviction, en commençant par ce qu’il avait défini comme base de toute éducation positiviste : l’instruction des filles. Afin de pouvoir propager le positivisme, il fallait d’abord pour Ahmed Rıza sauver l’Empire et à cette fin, garantir la sécurité et le bon fonctionnement du régime constitutionnel. Si sa vie à Paris était définie par deux parcours connectés mais distincts — celle du positiviste et celle du Jeune Turc, la seconde ayant systématiquement pris le dessus sur la première —, elle allait se caractériser après 1908, par celle du positiviste doublée de celle de l’homme politique ottoman, les événements le poussant trop souvent à négliger sa vie de positiviste. Un Jeune Turc au parlement Lorsqu’Ahmed Rıza était en Europe pour tenter de sauver le régime constitutionnel en le plaçant sous la protection de la France et de la Grande-Bretagne, se déroulèrent dans l’Empire les élections au deuxième parlement ottoman21. Rıza avait décidé de se présenter dans la circonscription d’Istanbul. Il remporta une franche victoire et entra au parlement sous les couleurs du CUP, qui comptait sept députés sur les dix prévus pour Istanbul22. 19
AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 21 avril 1910. Cité d’après Albert Fua : Le CUP contre la Constitution, p. 49. 21 A. Kansu : The Revolution of 1908 in Turkey, p. 208-216. 22 Hüseyin Cahit Yalçın : Siyasal Anılar, p. 89 ; T. Z. Tunaya : Türkiye’de Siyasal Partiler III, p. 162-163. Rıza dit avoir appris son élection dans le train en rentrant de son voyage en Europe. Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 24. 20
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Ce fut un moment historique pour la famille Rıza et pour la vie politique ottomane. Fils du sénateur envoyé en exil par le sultan Abdülhamid, Ahmed Rıza, après avoir mené une lutte acharnée durant ses longues années d’exil à Paris, entrait au parlement. De fait, l’ouverture du parlement à la mi-décembre revêtit un caractère historique, comme en témoigne l’incipit d’un ouvrage contemporain dû à un observateur britannique de la Seconde Période constitutionnelle : « La scène de la grande place de Ste Sophie à midi le 17 décembre 1908 était inoubliable. »23 Malgré l’hiver, la foule avait envahi la place devant le parlement à Sultanahmet, et plusieurs personnes étaient allées jusqu’à grimper au sommet de la coupole de Sainte-Sophie24. L’affluence dans la capitale était telle que les hôtels et les chambres d’hôtes n’arrivaient plus à héberger la masse de visiteurs que l’on devait alors loger dans les dortoirs des écoles25. Ce jour-là on assista probablement à la plus grande manifestation de masse que l’histoire ottomane ait connue. L’accueil d’Ahmed Rıza fut à la hauteur de son renom. Entrant dans le bâtiment parlementaire, il fut acclamé par le public et les députés26. Le sultan qui assistait à la cérémonie fit lire son discours aux députés27. Les députés l’ovationnèrent longuement, au point que le sultan fut ému jusqu’aux larmes. Ahmed Rıza déclara n’avoir jamais connu de jour plus heureux28. C’est à la troisième séance du parlement que des députés décidèrent du sort d’Ahmed Rıza. À la mi-décembre, l’idée de lui confier la présidence de la Chambre avait commencé à faire son chemin29. À l’ouverture du parlement, Rıza se dit prêt à assumer cette fonction. Le 23 décembre, les députés procédèrent à l’élection du président de la Chambre. Le choix s’arrêta sur Ahmed Rıza. Sa victoire fut triomphale, avec 204 votes 23 « The scene presented by the great Square of St. Sophia at noon on December 17, 1908 was unforgettable. » Francis McCullagh : The Fall of Abdul-Hamid. Londres : Methuen, 1910, p. 1. 24 « Meclis-i Mebusan Bayramı », Volkan, no 8, 18 décembre 1908. D’après un récit, même des femmes avaient escaladé la mosquée Sainte Sophie. Charles Roden Buxton : Turkey in Revolution. Londres : Fisher Unwin, 1909, p. 197. 25 Reşad Ekrem Koçu : « Türkiye’de Seçimin Tarihi », Tarih Dünyası, 5-7 (1950), p. 181. « Turkish Parliament Opens », Times, 18 décembre 1908. Cf. Sabine Prätor : Der arabische Faktor in der jungtürkischen Politik. Eine Studie zum osmanischen Parlament der II. Konstitution (1908-1918). Berlin : Klaus Schwarz Verlag, 1993, p. 13. 26 F. McCullagh : The Fall of Abdul-Hamid, p. 9. 27 MMZC, Session 4 Kanun-i Evvel 1324 (17 décembre 1908), p. 2-3. 28 Témoignage de Hüseyin Cahid Yalçın relaté par Yahya Kemal : Siyâsî ve Edebî Portreler, p. 292. 29 « The Turkish Chamber of Deputies », Times, 17 décembre 1908.
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favorables, soit probablement le nombre total des députés présents à la session30. D’après le protocole de l’Empire ottoman, l’ancien Jeune Turc était désormais numéro trois, après le sultan et le président du sénat. Après le décret officiel de sa nomination, il fut prêt à prendre ses fonctions le 26 décembre 1908. Sous un tonnerre d’applaudissements des députés, il se dirigea vers la tribune pour sa prise de fonction, succédant au président d’âge, Ali Nâki, qui déclara : « Les services qu’il a rendus jusqu’ici sont bien connus de tous. Collectivement, nous attendons de lui de très grands services. » Ensuite, Ahmed Rıza prit sa place et prononça son discours d’investiture. À l’instar de son premier article du Meşveret, Rıza avait décidé de mettre son personnage en avant, donnant à son discours une tonalité très personnelle. Commençant par sa « fuite » de Bursa, il retraça ses longues années de lutte depuis l’exil pour la liberté et le rétablissement de la constitution : « Or, je croyais que ma vie de pauvreté et de souffrance en exil ne serait pas suffisamment longue pour me permettre de voir en personne cette liberté et ce bonheur. »31 Il en vint au parlement, qu’il présenta comme le fruit d’un combat pour la liberté de plusieurs décennies et donc aussi, comme étant son propre acquis. Exhortant les députés à faire preuve de professionnalisme, il mit en avant sa conception unitaire de la société et du corps politique ottoman, conçu comme une abstraction au-dessus des réalités sociales. Les déchirements et la cacophonie que suscitaient dans les chambres européennes les rivalités et les conflits entre gauche et droite, n’avaient pas leur place au parlement ottoman, déclara-t-il. Il fallait également dépasser les conflits ethniques qui avaient ravagé la société ottomane. La Chambre se devait d’être exemplaire pour l’ensemble du pays. Si les députés travaillaient bien, alors : « … tout effort et réussite remporté [dans la capitale] suscitera dans les cœurs, refroidis depuis longtemps, la volonté de travailler sous le Drapeau ottoman et au nom de la Grandeur ottomane en tant que corps uniforme et réuni dans les idées. N’oublions pas non plus que les paroles des députés 30 MMZC, Session 10 Kanun-i Evvel 1324 (23 décembre 1908), p. 40-42 ; BOA, İ.DUİT 11/92 : Note du président de la Chambre au grand vizir, 23 décembre 1908 & Note du vizir Kâmil Paşa, 24 décembre 1908. L’historiographie parle souvent d’une élection à l’unanimité, mais nous ne disposons pas du nombre total des députés présents à la session. Certains élus n’arrivèrent à Istanbul qu’en février 1909. Voir S. Prätor : Der arabische Faktor, p. 13. 31 « Lakin gurbette hüzün ve fakr içinde geçen ömrüm vefâ etmez, bu hürriyet ve saadeti ben göremem zannediyordum. » MMZC, Session 13 Kanun-i Evvel 1324 (26 décembre 1908), p. 51.
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seront soumises à la critique et au jugement non seulement des Ottomans, mais aussi de l’ensemble de la civilisation. Le monde a les yeux fixés sur nous et on nous regarde avec une grande curiosité et attention. »32
Appelant les députés à la retenue (« Il est bénéfique de procéder lentement sur la voie du progrès »33), il répéta plusieurs fois le principe de la souveraineté nationale (hakimiyet-i milliye) et souligna que le bien-être de l’Empire était désormais entre les mains du parlement et dépendait de l’effort des Ottomans et d’eux seuls. Son allocution était en parfaite adéquation avec ses idéaux universaliste et évolutionniste. Il souligna le principe de l’effort personnel et la nécessité de la discipline tout en exprimant une certaine confiance en la capacité humaine et en celle du parlement à œuvrer pour le redressement de l’Empire. Cependant, il y avait un détail qui interférait avec la portée de ce discours d’investiture. Ahmed Rıza déclara que le CUP allait œuvrer pour l’avenir de l’Empire comme lui-même l’avait fait dans le passé, montrant ainsi son alignement sur le CUP. Autrement dit, il revendiquait à nouveau une autorité sur la définition de la politique à mener pour faire progresser l’Empire — une position en contradiction manifeste avec la fonction de président de la Chambre. Ahmed Rıza avait beau déclarer qu’il veillerait à exercer ses fonctions en toute impartialité, il avait désormais affiché sa couleur politique. Son mandat allait être celui de la présidence du CUP sur la Chambre. De ce fait, Rıza allait très vite devenir l’objet de féroces critiques des députés, des journalistes et des hommes politiques, qui fustigeaient le rôle du CUP comme organisation sécrète agissant en coulisse. Mais pour le moment, l’euphorie de l’ouverture du parlement se prolongeait. Ahmed Rıza reçut des messages de félicitations de toutes parts. Des musulmans d’Inde, des positivistes français, voire des ressortissants ottomans de Rio de Janeiro, tous lui exprimèrent leur joie de le voir à la tête de la Chambre du pays du calife34. Trois leaders arméniens Vartkes 32 « Merkez-i Saltanatın her âli teşebbüs ve muvaffakiyeti taşralara da aksederse merkezden bir müddetten beri soğumaya başlaya kalblerde Osmanlı bayrağı, Osmanlı nâmı muazzezi altında yekvücud ve hem fikir olarak çalışmak arzuları uyanır. Şunu da unutmayalım ki rüfekayı kiram tarafından söylenecek sözler, yalnız Osmanlıların değil, bütün âlem-i medeniyetin sem’-i tefahhuzu ve takdiratına vâsıl olacaktır. Dünya gözünü açmış bize, büyük bir merak ve dikkat ile bakıyor. » Ibid. 33 « Şehrabı-ı terakkide teeni ile yürümek hayırlıdır. » Ibid., p. 52. 34 Voir les notes correspondantes : Paul Grimanelli, Paris, 30 décembre 1908 ; Comité musulman, Bombay, 10 janvier 1909 ; Halil Butros Mani, Rio de Janeiro, 27 janvier 1908. Collection Faruk Ilıkan.
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Serengülyan, Armen Garo et Vahan Papazian félicitèrent leur ancien compagnon d’exil, qui à son tour, couvrit les anciens fedai arméniens de compliments35. Le lendemain, il fut reçu par Abdülhamid, qui lui décerna la plus haute distinction (Mülkî) et l’éleva au grade de ulâ evveli. Ahmed Rıza dit avoir d’abord refusé ces distinctions avant de les accepter sous la pression de son entourage36. Quant aux ambassadeurs, pour marquer leur bienveillance, ils se déplacèrent en personne pour le féliciter37. À l’occasion de son ouverture, la Chambre avait reçu tant de télégrammes de félicitations de mairies et de clubs à travers tout l’Empire, de notables provinciaux et de gouverneurs exprimant leur joie de la voir se réunir, qu’elle dut renoncer à tous les lire. Mais deux messages attirèrent tout particulièrement l’attention des députés : ceux du Parlement anglais et de la Chambre des députés française. Pour répondre au parlement du pays que le député Rıza Tevfik qualifia de partenaire « de tous temps » de l’Empire et de « guide de l’humanité », on proposa de faire signer chaque député individuellement38. Le lendemain, ce fut le télégramme de la Chambre française qui fut applaudi longuement et avec enthousiasme. On demanda de rédiger un message de remerciements particulier que quelques jours plus tard, le président de la Chambre fraîchement élu se chargea d’écrire lui-même. Ainsi, ce message faisait « part des sentiments de considération et d’amitié nourris par la nation ottomane à l’égard du peuple français, qui a répandu dans le monde les idées de liberté et d’égalité dans la voie de la perfection et du progrès ». L’ambassade parisienne le transmit aussitôt pour diffusion dans la presse39. L’ouverture du parlement réussit même à rapprocher les deux ennemis, Ahmed Rıza et Abdülhamid. Dans sa fonction de président, Rıza fut en contact régulier avec le sultan, qui annonça vouloir donner un dîner pour
35 Gaïdz Minassian : « Les relations entre le Comité Union et Progrès et la Fédération Révolutionnaire Arménienne à la veille de la Première Guerre mondiale d’après les sources arméniennes », Revue d’histoire arménienne contemporaine, 1 (1995), p. 55-56. 36 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 27, 48. 37 Österreich-Ungarns Außenpolitik, vol. 1, no 878 : Pallavicini à Aehrenthal, Vienne, 2 janvier 1909, p. 675-677. Cf. Große Politik, 27/I, no 9612 : Télégramme Marschall à Bülow, Thérapia, 26 décembre 1908. 38 « Tarihi siyasetimize bakılır ise İngilterenin ötedenberi müzahereti anlaşılıyor. Medeniyette rehber-i insaniyet olan İngiltere Hükûmetine, bilhassa bize gösterdiği teveccühe karşı sureti mahsusada bir nezaketle cevap verilmesini isterim. Bunu en evvel imza edecek de benim. » MMZC, session 9 Kanun-i Evvel (22 décembre 1908), p. 24. 39 BOA, HR.SYS 1851/2 : Rapport de l’ambassade de Paris au Hâriciye, Paris, 23 janvier 1909. Le dossier comporte diverses notes de félicitations pour l’ouverture du parlement.
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les députés. Le 31 décembre eut lieu la réception au palais de Yıldız40. Le dîner fut un franc succès, si bien que face à l’enthousiasme débordant des députés, Abdülhamid dut se retirer un moment. À table, Rıza prit place aux côtés du sultan, avec qui il s’entretint longuement de sa vie à Paris et des problèmes qu’il y avait rencontrés, mais aussi de ses talents culinaires et de sa préférence de la cuisine turque sur la cuisine française. La scène était des plus improbables. Six mois auparavant personne n’aurait pu imaginer que le Jeune Turc et le tyran pourraient se retrouver à une même table pour bavarder. Le sultan ravi de son interlocuteur, lui servit de l’eau, pour le plus grand plaisir de l’ensemble de la table. Rıza dit que jamais depuis les débuts de l’islam, le calife n’avait été aussi proche du peuple. Mais cette image d’entente nationale n’allait pas durer. Au cours des premières semaines de l’année 1909, le climat politique allait sensiblement se dégrader. Luttes constitutionnelles L’ouverture du parlement servit de catalyseur à l’émergence de nouveaux courants politiques qui s’étaient formés dès la fin de juillet 1908. Nous ne savons pas si le CUP fut surpris des divergences de position auxquelles il devait faire face, mais l’intensité des débats politiques à la Chambre fut certainement impressionnante41. Ces vives discussions parlementaires ne représentaient toutefois qu’une dimension de l’expression politique qui avait fait son chemin dans l’Empire constitutionnel. La presse regorgeait de controverses, de critiques, elle débattait de tout et donc aussi du pouvoir, que les unionistes avaient accaparé au cours des mois précédents. La position du CUP devint l’une des principales thématiques abordées par la presse ottomane. Cependant, le premier conflit majeur opposa le CUP au grand vizir Kâmil Paşa dans une « lutte constitutionnelle »42. Nommé à la suite du rétablissement de la constitution, Kâmil Paşa avait fait preuve d’autonomie politique et s’était progressivement imposé comme une figure 40 Hüseyin Cahid Yalçın : « Sultan Hamidin İlk ve Son Ziyafeti », Yakın Tarihimiz, 1/2 (8 mars 1962), p. 46-47 ; F. McCullagh : Fall of Abdul-Hamid, p. 29-30 ; Ali Cevad : İkinci Meşrutiyet İlanı ve Otuzbir Mart Hâdisesi, p. 32-34. Cf. F. Georgeon : Abdülhamid II, p. 416. 41 Voir Ahmet Ali Gazel : Osmanlı Meclis-i Mebusanı’nda Parlamenter Denetim 19081920. Konya : Çizgi Kitabevi, 2007. 42 L’expression est empruntée à Nader Sohrabi : Revolution and Constitutionalism, p. 153.
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d’autorité. Homme politique chevronné, ayant régulièrement su échapper aux caprices d’Abdülhamid, il affichait son indépendance aussi bien visà-vis du sultan que du CUP. Sa position de grand vizir était difficilement conciliable avec les nouveaux principes parlementaires. Mais surtout elle défiait le CUP dans son statut de première force politique de l’Empire, au point que Kâmil Paşa avait essayé de bannir le CUP du paysage politique ottoman. Animé d’abord par la volonté d’affirmer sa propre autorité, il s’inquiétait de l’accession de fonctionnaires incompétents à des postes de pouvoir et de voir l’organisation se comporter parfois en gouverneur de l’Empire43. En retour, le CUP avait aussi tenté de se débarrasser de lui à plusieurs reprises, mais n’était pas allé jusqu’à appeler ouvertement à sa démission, notamment afin de ne pas brusquer la Grande-Bretagne. En effet, dans cette période d’anglophilie triomphante, Kâmil était connu pour entretenir des liens étroits avec les Anglais, alors même que la Grande-Bretagne considérait ces relations comme un mal nécessaire dans un contexte de turbulences politiques de l’Empire44. En revanche, le CUP avait déclaré vouloir se débarrasser du grand vizir aussi vite que possible, une fois la Chambre convoquée45. Les tentatives de Kâmil de dominer — au fond, conformément à la constitution — le parlement en nommant lui-même certains ministres et en refusant d’engager sa responsabilité devant les députés fut l’occasion attendue par le CUP pour procéder à son éviction. À la séance du 13 février 1909, son gouvernement fut soumis au vote de confiance. Kâmil Paşa eut beau prétendre devant l’ambassadeur britannique que 60 députés libéraux avaient quitté la séance avant le vote, le résultat fut sans équivoque : il fut démis de ses fonctions à la quasi-unanimité des voix46. Le journal satirique Karagöz dessina alors Ahmed Rıza jetant Kâmil Paşa du haut de l’escalier de la Chambre47. Le lendemain, Rıza se rendit au palais pour demander la nomination d’un nouveau grand vizir et Hüseyin Hilmi Paşa fut ainsi mandaté pour former un 43
N. Sohrabi : Revolution and Constitutionalism, p. 155-156. À ce titre, l’ambassadeur Lowther dit qu’il faudrait mieux s’en tenir à Kâmil Paşa si l’alternative était Ahmed Rıza. H. Ünal : « Britain and Ottoman Domestic Politics », p. 5. Cf. S. Akşin : 31 Mart, p. 14. 45 N. Sohrabi : Revolution and Constitutionalism, p. 157. 46 MMZC, Session 31 Kânun-i Sâni 1324 (13 février 1909), p. 590-612. Cf. F. Ahmad : The Young Turks, p. 35-36. Rassurer la Grande-Bretagne de la continuité de l’orientation pro-anglaise était une priorité pour le CUP après la déposition de Kâmil. S. Akşin : 31 Mart, p. 19-20 ; J. Heller : British Policy Towards the Ottoman Empire, p. 26. 47 Voir la dernière page Karagöz, no 60, 18 février 1909. 44
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gouvernement48. La Chambre des députés ottomane, présidée par Ahmed Rıza, avait procédé à sa première instauration d’un gouvernement49. Au fond, il s’agissait d’une compétence que la Constitution ne prévoyait pas pour la Chambre, les ministres étant, en théorie, responsables uniquement devant le sultan. Le régime parlementaire semblait être sorti renforcé de cette dissension. La démission de Kâmil Paşa et les luttes constitutionnelles ne représentaient que la partie visible de l’iceberg d’une lutte politique structurelle. La voie constitutionnelle utilisée par les députés associés au CUP n’avait d’ailleurs pas été le seul moyen pour pousser le grand vizir à la démission50. L’opposition ne tarda pas à attribuer la chute de Kâmil Paşa aux machinations extra-constitutionnelles du CUP51. Nous l’avons dit, le Comité s’était imposé dans l’Empire comme l’instance politique incontournable dès les premiers jours du régime constitutionnel. L’organisation légitimait sa position en évoquant la fragilité du nouveau système politique et la menace d’une opposition réactionnaire. Mais sans jamais reculer, le CUP continuait à se présenter comme une instance politique indépendante et à intégrer les différents échelons du pouvoir ottoman, grâce à sa structure organisationnelle qu’il avait encore développée à la suite de la révolution. Le Comité ne niait pas entièrement le pouvoir qu’il exerçait dans l’ombre sur la politique officielle. Mais il le justifiait par la nécessité face aux menaces existentielles qui pesaient sur la révolution. Menace d’abord d’un soulèvement venant des masses populaires, qui n’avaient pas encore la maturité nécessaire pour comprendre les principes constitutionnels. Menace aussi d’un excès d’élan révolutionnaire, traduit par l’interprétation erronée du principe de « liberté » par le peuple, faisant prévaloir les droits sur les devoirs. Menace encore d’une intervention étrangère, plus attendue des pays voisins dans les premières années du régime que des grandes puissances. Menace enfin du sultan Abdülhamid, qui, figure d’un temps dépassé, pouvait toujours essayer de renverser la situation politique. 48 MMZC, Session 1 Şubat 1324 (14 février 1909), p. 616. Dans ses mémoires (op. cit., p. 34), Rıza donne un récit très animé de ses entrevues avec le sultan et Hüseyin Hilmi Paşa. Cf. Ali Cevad : İkinci Meşrutiyet İlanı ve Otuzbir Mart Hâdisesi, p. 36-37. 49 La nouvelle reçut l’attention de toute la presse internationale. « Turquie – Séance à la Chambre », Le Petit Parisien, 15 février 1909 ; « Turquie – Chambre », Le Temps, 15 février 1909. 50 Cf. N. Sohrabi : Revolution and Constitutionalism, p. 153. 51 « Buhran-ı Vükela », Volkan, no 46, 15 février 1909.
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Au vu de ces dangers et compte tenu des événements survenus en Iran et en Russie qui avaient mis fin aux régimes constitutionnels, l’existence d’une organisation capable d’intervenir dans la politique ottomane se présentait comme une condition sine qua non de la survie du régime constitutionnel et de l’Empire ottoman, continuellement menacé dans son fondement à l’intérieur et à l’extérieur. Ainsi, le CUP revendiquait ouvertement d’être le gardien de la constitution et légitimait son ingérence dans les affaires gouvernementales par la nécessité d’agir dans l’intérêt supérieur de la nation52. Au fond, le CUP restait ancré dans la logique constitutionnelle, pilier de la pensée et de l’action des Jeunes Turcs, et il était prêt à jouer le jeu parlementaire. Si la politique du Comité représentait une interprétation autoritaire du constitutionalisme, c’était précisément dans l’intérêt même de la Constitution. En réalité, cette position constitutionaliste du CUP se conjuguait avec l’autorité qu’il revendiquait dans la définition des intérêts nationaux. Cette revendication d’autorité politique, que nous avons soulignée à propos des activités d’Ahmed Rıza avant 1908, s’était ainsi transcrite au niveau de la politique nationale ottomane. L’élitisme jeune-turc en fut évidemment la matrice, mais l’émergence du CUP dans la politique ottomane s’explique surtout par la légitimité politique qu’il avait réussi à se construire du fait de son succès dans le renversement du régime hamidien et dans la gestion de l’après-révolution. Constitutionalisme et autoritarisme Par la force des choses, le CUP et son rôle au sein de la politique ottomane s’imposèrent comme un sujet central des débats politiques dès janvier 1909. Le moindre débat pouvait évoluer vers une mise en cause du pouvoir unioniste. Les mesures concernant les droits d’expression et la liberté d’opinion étaient particulièrement sensibles. Le gouvernement essayait d’établir un cadre juridique plus précis visant, par exemple, à réglementer les manifestations publiques et à limiter la liberté de la presse. Ahmed Rıza avait beau rappeler aux députés sa propre expérience européenne, sous-entendant que de telles mesures ne visaient qu’à établir une norme53, toute tentative de réforme était systématiquement perçue comme une manœuvre du CUP visant à élargir son pouvoir en muselant 52 53
N. Sohrabi : Revolution and Constitutionalism, p. 161-162, passim. MMZC, Session 5 Mayıs 1325 (11 mai 1909), p. 591.
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l’opinion publique. Face à cette situation, les opposants aux unionistes s’étaient rapidement coalisés au sein du « Parti Libéral » (Ahrâr Fırkası)54. L’opposition ne remettait pas nécessairement en cause le rôle historique que le CUP avait joué, ni même la nécessité qu’il restât le gardien de la Constitution, capable d’intervenir en cas de danger55. Mais pour cette raison, les opposants estimaient que le CUP devait se retirer de la politique pour se consacrer au seul rôle d’observateur. Dans un célèbre article du journal İkdam de la mi-mars, le député Rıza Nûr s’interrogeait sur la nature et le sens de l’existence du CUP et s’insurgeait contre son ingérence constante dans les affaires d’État, qui mettait en cause la souveraineté du Parlement et était donc contraire à la Constitution56. L’existence du CUP était certainement nécessaire, concédait-t-il, mais il pourrait bien mieux faire valoir son rôle depuis Monastir et Salonique. Il devait donc démanteler son organisation à Istanbul et en Anatolie et surtout arrêter ses pressions sur les députés et ses tentatives pour influencer l’opinion publique. L’article eut un grand retentissement au sein de la population, signe que le CUP n’avait pas réussi à établir de véritable hégémonie. Au fond, les vœux de l’opposition étaient assez conformes à la conception de l’élite chez Ahmed Rıza : celle d’un groupe planant au-dessus de la société pour avoir une meilleure vue d’ensemble. Mais dans le contexte d’insécurité du régime constitutionnel, cette option fut écartée. Rıza estimait que le CUP avait encore un rôle historique à jouer. C’est dans ce sens qu’il exprima déjà dans son discours d’investiture sa confiance dans le CUP. Dans la ligne de ce discours, il ne dissimulait pas sa couleur politique. Lors d’un dîner organisé par le CUP mi-mars pour des officiers de haut rang, il présenta sans complexe le CUP comme le seul gardien de la Constitution et qualifia ceux qui demandaient son démantèlement d’ennemis du régime constitutionnel. L’opposition monta au créneau face à ces propos, tenus en réponse à la publication de l’article de Rıza Nûr. Le président de la Chambre avait en effet implicitement présenté comme 54
Cf. T. Z. Tunaya : Türkiye’de Siyasal Partiler I, p. 239-248. Même le journal islamiste Volkan reconnaissait le rôle historique du CUP, dont il disait avoir été fondé par pur patriotisme. Vahdetî : « Müjde », no 24, 23 janvier 1909 ; « Volkan », no 78, 19 mars 1909. 56 Rıza Nur : « Görüyorum ki İş Fenâ Gidiyor », İkdam, 12 mars 1909. Un excellent résumé se trouve dans N. Sohrabi : Revolution and Constitutionalism, p. 165-167. Cette argumentation allait rester un leitmotiv des critiques du CUP durant les années suivantes. Voir Mehmet T. Hastaş : Ahmet Samim. II. Meşrutiyet’te Muhalif Bir Gazeteci. Istanbul : İletişim, 2012, p. 106-118. 55
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des traîtres tous les députés qui se montraient réticents vis-à-vis du CUP, manquant ainsi manifestement à la neutralité de sa fonction d’arbitre, qui aurait dû être soucieux du bon déroulement des débats parlementaires57. Plus que jamais, la presse libérale accusait les unionistes de faire preuve de jacobinisme et de despotisme58. À en juger d’après ses impressions exprimées plus tard dans des correspondances privées, Ahmed Rıza n’était pas entièrement conscient de la portée que ses prises de positions en faveur du CUP pouvaient avoir. De personnage d’un certain âge, respecté, représentant du jeune-turquisme et donc du CUP, il devint la cible principale de l’opposition. Déjà avant l’ouverture du parlement, le grand vizir Kâmil Paşa avait accusé le CUP de vouloir instaurer un deuxième régime despotique et visait Ahmed Rıza en particulier59. Dès janvier 1909, le manque d’impartialité de Rıza à la Chambre commença à agacer les députés et à nuire à la réputation dont il pouvait encore se prévaloir quelques jours auparavant60. Par ailleurs, des journaux qui l’avaient présenté comme un héros, commencèrent à l’attaquer frontalement. Lorsqu’on étudie les minutes des débats à la Chambre, on constate que le comportement d’Ahmed Rıza n’est pas toujours facile à cerner. Toutefois on peut remarquer qu’il favorisait régulièrement le temps de parole de certains députés par rapport à d’autres, qu’il procédait au vote sans attendre les arguments contradictoires, qu’il suspendait le débat ou le reprenait quand cela lui paraissait opportun. Mais c’est surtout dans la presse que nous voyons l’image d’Ahmed Rıza présidant la Chambre de manière à en faire l’outil d’expression du CUP. Le journal Volkan le compara à un chef d’orchestre qui, dans le silence, dirigeait de sa baguette ses musiciens, pour s’assurer que le débat prenne la direction voulue. Au lieu de présider la Chambre, Rıza la dirigeait61. Même la 57 « Ziyafet Münâsebetiyle », Tanin, 14 mars 1909 ; « Fırka-i Ahrar ve İttihad ve Terakki », İkdam, 17 mars 1909 ; A. Hilmi : « İttihâd-ı Muhammedî Cemiyet-i Celîlesine », Volkan, no 82, 23 mars 1909 ; F. McCullagh : Fall of Abdul-Hamid, p. 64-65. Cf. Tevfik Çavdar : Talât Paşa. Bir Örgüt Ustasının Yaşamöyküsü. Ankara : Dost Kitabevi, 1984, p. 138139. 58 Nureddin Ferruh : « Fırka-i Ahrar’dan Ahmet Rıza Bey’e », Serbestî, 26 mars 1909 ; « İttihatçılar ve Ahrar », Serbestî, 6 avril 1909. 59 Y. H. Bayur : İnkılap Tarihi I, p. 205. 60 Orhan Koloğlu : 1908 Basın Patlaması. Istanbul : BAS-HAŞ, 2005, p. 105-106. 61 « Zira, Reis Bey’in daima başı bir taraftan öbür tarafa vira dönüyor. Hatta dikkat olunursa, vakit vakit nîm bir işaret verdiği görülüyor. (…) Aynı bir bando müzikaya kumanda eden mûsıkî muallimi elindeki değnekle her tarfa dönerek işaretler verdiği gibi Reis Bey de meclise kumanda ediyor. » Vahdetî : « Mebusan Âzalarinin Tenbelliği », Volkan, no 29, 29 janvier 1909.
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presse étrangère critiqua sa partialité et le décrivit comme étant incompétent62. La tension monta brutalement le 6 avril 1909 avec le meurtre du journaliste Hasan Fehmi du quotidien Serbestî, qui avait sévèrement attaqué le CUP et en particulier Ahmed Rıza. Très vite une grande partie de l’opinion publique attribua l’assassinat au CUP63. L’affaire fit enrager la population. Plusieurs dizaines de milliers de manifestants réclamèrent l’arrestation rapide des assassins64. La Chambre connut les débats les plus virulentes depuis son ouverture65. Ahmed Rıza lui-même fut tenu pour responsable de l’assassinat de Fehmi. Un petit discours aux manifestants prononcé depuis la fenêtre de son bureau ne fit qu’aggraver les soupçons, car il refusa de descendre pour s’adresser directement à la foule, tandis qu’une délégation d’étudiants qu’il venait de recevoir sortit peu satisfaite de son entrevue66. La rumeur courrait même que les assassins se seraient cachés dans la demeure d’Ahmed Rıza à Makriköy67. De grande figure du libéralisme, Ahmed Rıza était devenu l’une des cibles préférées de l’opposition. Il est intéressant de voir que les deux personnages les plus attaqués à partir de janvier 1909 par les opposants furent Hüseyin Cahid (Yalçın) et Ahmed Rıza. Le premier était un journaliste prolixe, ardent défenseur du CUP à la Chambre des députés et dans les colonnes du journal Tanin, polémiquant sans cesse contre ses critiques. Comparé à Hüseyin Cahid, le rôle d’Ahmed Rıza paraît bien plus modeste, d’autant qu’il n’avait pas de tribune pour s’exprimer ouvertement. Mais tandis que Hüseyin Cahid, âgé de 34 ans, était, dans la politique ottomane, un newcomer qui ne s’était pas distingué avant juillet 1908, Ahmed Rıza jouissait du haut de ses 50 ans d’une histoire et d’un renom inégalés. Il était de ce fait beaucoup plus exposé à la critique. Mais les libéraux ne représentaient pas les seuls opposants à Ahmed Rıza. Le nouveau régime constitutionnel devait faire face à une épreuve 62
« Turkey, Position of the Ministry », Times, 16 mars 1909. F. McCullagh : Fall of Abdul-Hamid, p. 73 ; S. Akşin : Jön Türkler ve İttihat ve Terakki, p. 122-124. 64 « Dünkü Hadise-i Siyasî », İkdam, 9 avril 1909. 65 MMZC, 25 Mart 1325 (7 avril 1909), p. 630-651. L’interpellation était surtout menée par Zohrab. 66 F. McCullagh : Fall of Abdul-Hamid, p. 63 ; Hasan Amca : Doğmayan Hürriyet. Bir Devrin İçyüzü 1908-1918. Istanbul : Arba, 1989, p. 73-81. Cf. T. Z. Tunaya : Türkiye’de Siyasal Partiler III, p. 416. 67 American College for Girls Records, Subseries II.2, Box 23, F.7 : Roxana Vivian à Mary Mills Patrick, Constantinople, 16 avril 1909. 63
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qui confirma les pires craintes de Rıza, celles qui l’avaient poussé à s’engager au sein du régime constitutionnel avec le CUP, l’organisation, qui se présentait précisément comme gardienne du régime. Quand le peuple ne comprend pas : l’insurrection du 31 mars Si les libéraux commençaient à faire valoir leur position dans la presse et à la Chambre, il faut dire qu’ils ne représentaient pas un danger pour le régime constitutionnel. Leur idéologie n’était pas fondamentalement différente de celle du CUP et ils partageaient les principes exprimés dans les journaux jeunes-turcs d’avant la révolution. Par-dessus tout, ils ne disposaient pas d’une force d’action pour appuyer leur politique, à la différence des unionistes qui du fait de leurs liens avec l’armée disposait d’un potentiel de manœuvre important. Dépourvus de structure organisationnelle au contraire du CUP, les libéraux exprimaient leurs critiques surtout à travers la presse et les débats parlementaires. Il s’agissait d’une opposition dont le CUP pouvait s’accommoder et qu’il avait probablement en partie anticipée. Le danger qui menaçait son pouvoir et le régime constitutionnel ne se situait pas à la tribune parlementaire. L’opposition islamiste Parallèlement à la contestation parlementaire, le régime constitutionnel devait faire face à l’émergence d’un nouvel islam politique. L’une des figures principales de cette mouvance était Derviş Vahdetî. Religieux originaire de Chypre, Vahdetî avait travaillé au sein de la bureaucratie hamidienne et avait connu l’exil. D’après certaines sources, il s’était aussi rendu en Europe et avait brièvement rencontré Ahmed Rıza à Paris68. Profitant de la liberté d’expression instaurée à la suite à la révolution et visiblement impressionné par la performance de la presse et par l’élan suscité par les élections, il fonda en décembre 1908 le journal Volkan, qui s’imposa rapidement comme le principal moyen d’expression des islamistes sous le régime constitutionnel. Volkan se définissait 68 Osman Selim Kocahanoğlu : Derviş Vahdetî ve Çavuşların İsyanı. 31 Mart Vak’ası ve İslâmcılık. Istanbul : Temel, 2001, p. 23-24 ; voir aussi le récit de Dr Nâzım dans Cemal Kutay : Şehit Sadrıazâm Talât Paşa’nın Gurbet Hatıraları. Istanbul, 1983, vol. III, p. 647648. « Dr Nâzım’ın Talat Paşa Hatıraları », Tarih ve Toplum, 34/201 (septembre 2000), p. 131.
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comme un organe constitutionnel et même favorable aux principes de la révolution jeune-turque. Mais il demandait que les réformes engagées soient conformes à la charia, déclarant dans son premier numéro, que sans la religion, les idéaux de liberté, de justice, d’égalité et de fraternité ne pouvaient avoir de valeur69. Il partageait aussi la conception du progrès et donc du changement comme étant un impératif. À ce titre, il soulignait la nécessité de rattraper le niveau de développement des pays européens et soutenait l’orientation pro-britannique de la politique ottomane70. Enfin, dès son premier numéro, il se posa comme un journal d’opposition au CUP, dont il contestait non pas le rôle historique, mais celui qu’il jouait dans la politique ottomane71. La critique de Vahdetî dénonçait l’orientation anticonstitutionnelle que, selon lui, les unionistes avaient prise72. Toutefois, le raisonnement sous-jacent différait d’une façon cruciale de celui des libéraux. Dans Volkan, le CUP apparaissait comme le responsable d’une dégradation générale de la société ottomane depuis la révolution jeune-turque. Ainsi, à travers la critique du CUP, s’exprimait une interrogation plus générale sur la réforme ottomane. Celle-ci mettait l’accent sur la perte des valeurs, sur l’occidentalisation, l’excès des nouvelles libertés, le changement dans le statut des femmes et l’immoralisme ; un abandon de l’islam qui empoisonnait la société ottomane et la corrompait. Le retour à la loi divine constituait donc la condition de la réussite de la réforme ottomane tout comme celle du fonctionnement du système parlementaire. En dépit de leur orientation radicalement différente, le contenu de Volkan rejoignait souvent celui des articles de la presse libérale dans sa critique du CUP. Par exemple, l’article de Rıza Nûr s’interrogeant sur la nature du CUP dans l’İkdam fut aussitôt repris dans un éditorial du Volkan qui soulignait l’enthousiasme qu’il avait suscité73. Cependant l’orientation de la critique et son langage différaient sensiblement de la presse libérale, car Volkan empruntait sa tonalité à l’islam. Le journal adoptait un discours simple et fort, comparable aux prêches. Ce style 69
[Derviş Vahdetî :] « Nutuk », no 1er, 11 décembre 1908. Voir S. Akşin : 31 Mart Olayı, p. 21-22. 71 Derviş Vahdetî : « Hüseyin Cahid Bey’e », Volkan, no 1er, 11 décembre 1908. 72 Voir p. ex. « Ey Osmanlılar ! ! ! Hürriyet-i Şahsiyenize Tecavüz Olunuyor ! ! » Volkan, no 71, 7 mars 1909. 73 « Biz de Görüyoruz ki İş Fena Gidiyor ! » Volkan, no 74, 15 mars 1908. Des positions similaires se trouvent dans [Vahdetî :] « İttihad ve Terakki Cemiyeti’ne », no 60, 1er mars 1909. Pour d’autres reprises ou références, voir « İkdam Refikimize », no 7, 17 décembre 1908 ; « Serbesti’den : Menafi-i Milliye Nâmına Bir Davet », no 81, 22 mars 1908. 70
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conféra à Volkan une portée significative, puisqu’il réussit à toucher une population de lecteurs plus diversifiée et plus étendue que les journaux unionistes ou libéraux, qui se disputaient les lecteurs de milieux sociaux assez similaires. Ainsi les élans de cette nouvelle plume répondait-elle à un besoin ressenti par les mécontents du régime constitutionnel. Cependant, ceux-ci n’étaient pas seulement motivés par l’aspect religieux du discours, mais par le fait qu’il leur permettait d’exprimer des mécontentements matériels et une inquiétude quant à leur place dans le nouvel Empire ottoman. Ainsi, Volkan se présentait comme le porteparole d’un groupe comportant des élèves des medrese, des petits bureaucrates, des officiers ou encore des soldats. Pour ceux-ci, le processus de rationalisation engagé à la suite de la révolution jeune-turque posait des questions existentielles. Ce processus supprimait des privilèges, comme l’exonération du service militaire pour les étudiants en théologie, et redéfinissait de nouveaux critères pour la carrière bureaucratique ou militaire, exigeant des compétences modernes comme le diplôme et l’instruction scientifique au lieu du patronage, de l’expérience et de l’ancienneté, qui avaient caractérisé le système hamidien74. Ce nouveau mouvement d’opposition se distinguait ainsi considérablement de l’opposition libérale en ce qu’il s’attaquait à des questions sociales nées de la révolution jeuneturque ou auxquelles la révolution n’avait pas su apporter de réponse75. Le ressentiment islamique, fondé sur le rejet du principe d’égalité entre musulmans et non-musulmans, sur l’attention donnée à la question féminine et sur une liberté de mœurs attribuée à une occidentalisation trop pressante, se doublait ainsi d’une contestation structurelle. De larges couches de la population ottomane, qui voyaient leurs conditions d’existence menacées par le processus de changement social entamé au nom de la rationalisation et de la science, constituaient une opposition latente au régime constitutionnel qui s’exprimait dans un langage islamique. Et le CUP parce qu’il se présentait comme le gardien de la constitution et qu’il avait été l’initiateur de ces changements, attirait inévitablement la colère sur lui, et avec lui, celui qui lui était identifié, Ahmed Rıza.
74 S. Akşin : 31 Mart, p. 19-20, 26-27. N. Sohrabi : Revolution and Constitutionalism, p. 227-229. 75 Par exemple, le journal parlait souvent des problèmes fiscaux chroniques de l’administration et revendiquait l’arrêt du système des arriérés de salaires, présentant le paiement régulier comme un droit. [Vahdetî :] « Maaş-ı Umûmî », Volkan, no 4, 14 décembre 1908 ; Vahdetî : « Kurnaz ! Alışan Can Durmaz yahut Yine Maaş Meselesi », no 37, 6 février 1909.
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Or Ahmed Rıza représentait une cible parfaite pour la propagande islamiste au-delà de son affiliation au CUP, par ce qu’il incarnait et par la nature de son engagement politique. Son identité positiviste et le fait qu’il était parmi les Ottomans l’un des plus occidentalisés avaient divisé déjà au temps de son engagement jeune-turc. Déjà dans les luttes internes du mouvement jeune-turc, le groupe de Mizancı Murad avait attaqué Rıza en l’accusant d’athéisme et en dénonçant sa distance à l’égard du peuple ottoman76. Mizancı Murad, qui avait sombré dans l’indifférence générale après son arrangement avec Abdülhamid et son retour à Istanbul, devint rapidement après juillet 1908 un opposant au CUP par le fait que l’on ne lui accordait pas de place dans le nouveau régime. En partie cela prit à nouveau la forme des luttes internes que les Jeunes Turcs avaient connues, opposant Mizancı Murad et Ahmed Rıza. Il semble bien que ce soit dans le journal Mizan, qui reparut à la fin de juillet 1908, et dans les mémoires de Murad, Mücâhede-i Milliye, publiées à la fin de 1908 que Rıza fut à nouveau dénoncé pour son athéisme (dinsizlik77), et que cette dénonciation fut introduite dans le débat politique de la Seconde Période constitutionnelle78. Cela ouvrit évidemment une brèche dans laquelle la presse islamiste s’engouffra : elle reprit cette vieille accusation de l’époque jeune-turque, si bien que les pamphlets contre Ahmed Rıza y devinrent quasi-obsessionnels. Si dans ses premiers numéros, Volkan avait montré une attitude assez positive à son encontre, célébrant même son élection à la Chambre79, le ton changea radicalement avec l’ascension de l’opposition contre le CUP. Dès la fin de janvier, Volkan commença à attaquer le président de la Chambre, implicitement ou explicitement, notamment après le renvoi du grand vizir Kâmil Paşa et surtout après le meurtre de Hasan Fehmi. Se faisant l’écho des accusations de despotisme de l’époque hamidienne, le journal écrivait qu’Ahmed Rıza, après avoir combattu le despotisme pendant des années, était devenu un despote lui-même80, et qu’il semblait vouloir se venger du pays tout entier pour la vie misérable qu’il avait 76
Voir notre chapitre « Le mouvement et son leader ». Nous avons choisi de traduire ce mot qui peut aussi désigner l’irréligion par athéisme. 78 De la même façon, le livre de Şerafeddin Mağmumi Hakikât-ı Hâl, qui attaquait l’éloignement entre Ahmed Rıza de la société ottomane, sans autant mettre en avant l’aspect islamique, connut une réédition en 1909. 79 « Aziz Kardeşim ! » Volkan, no 6, 16 décembre 1908. 80 « Bu Devir, Ahmaklar Devri Değildir », Volkan, no 103, 13 avril 1909. 77
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vécue à Paris81. Des rumeurs commencèrent à circuler sur sa vie parisienne et les doutes sur sa prétendue indigence laissèrent la place à la dénonciation d’une vie de débauche. On disait aussi qu’il avait obtenu un palais du sultan et que sa sœur Selma était entrée au harem impérial82. Un observateur nota que les leaders de l’opposition le détestaient tellement qu’ils lui auraient préféré le diable83. Vahdetî relata l’histoire selon laquelle, lorsqu’Ahmed Rıza avait été informé du meurtre de Hasan Fehmi par le rédacteur en chef du Serbestî Mevlanzâde, il aurait dit que ce serait le destin réservé à tous ceux qui se livreraient à des attaques personnelles84. Rıza était devenu la cible. Si Ahmed Rıza avait incarné pendant treize ans le jeune-turquisme, il incarnait désormais pour la mouvance islamiste tous les changements négatifs intervenus depuis la révolution jeune-turque, changement que les islamistes attribuaient au déclin de l’islam dans la société ottomane, menant celle-ci vers l’immoralisme et la déchéance. L’un des principaux facteurs d’hostilité était bien entendu l’identité positiviste d’Ahmed Rıza. Ce dernier avait beau insister sur la valeur transitoire de l’islam et sur la valeur positive des principes islamiques, les islamistes ne considéraient son positivisme que comme une opposition à l’islam, voire une manifestation d’athéisme. Le premier coup d’envoi fut donné dans un article qui présentait l’athéisme comme la gangrène de l’Europe, responsable de la misère et de l’immoralisme des femmes, qui risquait de se propager aussi dans l’Empire ottoman85. Ahmed Rıza n’était pas nommé explicitement. Et d’ailleurs, dans la plupart d’articles des mois de janvier/février son nom n’apparaît pas, peut-être par respect pour son passé ou afin d’échapper à une accusation de diffamation ou d’insulte à la personne. Mais il n’est pas difficile de comprendre qui était visé en réalité86. 81
« İttihâd-ı Muhammedî Cemiyeti – La Türki Gazetesi », Volkan, no 98, 8 avril 1909. Ces accusations faisaient écho à la critique exprimée par les libéraux dans Serbstî et İkdam. Cf. « Turkish Internal Affaires. Parties and Politics », Times, 13 avril 1909. 82 Paul Farkas : Palace Revolution and Counterrevolution in Turkey : March-April 1909, éd. Kenneth Kronenberg. Istanbul : Isis, 2005 (1909), p. 19, 42. 83 F. McCullagh : Fall of Abdul-Hamid, p. 139. 84 « Cinâyet », Volkan, no 98, 8 avril 1909. Il faut dire que Mevlânzâde Rıfat lui même ne fit pas allusion à une telle conversation. 85 A. Şehabeddin : « Din », Volkan, no 27, 27 janvier 1909. Voir aussi Vahdetî : « Didarlık – Dinsizlik », no 36, 5 février 1909. 86 Ainsi, en référence aux mémoires de Mizancı Murad S. : « Varaka », Volkan, no 44, 13 février 1909.
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Conscients du potentiel de l’accusation d’athéisme, des journaux qui ne s’inscrivaient pas dans la mouvance islamiste commençaient également à attaquer le positivisme d’Ahmed Rıza, comme le Mizan, ou accusaient les unionistes d’être irréligieux, comme le Serbestî87. En fait, l’attaque contre son positivisme, amorcée dès les années 1890, devint un leitmotiv de la critique sous la Seconde Période constitutionnelle. Même des personnes très proches avec qui Rıza avait collaboré mais qui ne trouvaient pas la place espérée sous le régime constitutionnel, reprirent l’argument antipositiviste pour l’accuser d’athéisme. L’ancien soutien du journal Meşveret/Mechveret, Şerif Paşa, qui rompit dès les premiers mois après la révolution avec le CUP, épinglait également le positivisme de Rıza pour prouver l’incroyance des unionistes88. L’ancien contributeur au Mechveret, Albert Fua, reprit lui aussi les mêmes arguments et il prétendit que lors du banquet des positivistes organisés en son honneur en novembre 1908, Ahmed Rıza avait été chargé officiellement par la société positiviste de la mission de convertir la Turquie au positivisme. Cette allégation s’inscrivait dans la droite ligne des théories du complot, qui émergèrent sous le régime parlementaire et étaient omniprésentes dans la presse islamiste89. Un autre sujet de tension essentiel était la question féminine, dont Ahmed Rıza était devenu un symbole et avec lui sa sœur Selma. L’opposition islamique s’enflamma notamment au sujet d’un projet qui était très cher à Ahmed Rıza, à savoir l’établissement d’un lycée pour filles — la première école publique d’éducation supérieure destinée aux filles. Selma avait proposé en août 1908 dans une interview à Paris, l’ouverture d’une telle école. L’information fut relayée à la fin du mois dans la presse ottomane90. Ahmed Rıza s’était approprié ce projet, qui était en accord parfait avec sa pensée positiviste, et au rôle prépondérant qu’il attribuait aux femmes dans l’instruction positiviste. Aussitôt entré au parlement, il s’était mis à travailler à sa réalisation. Dans ses mémoires, il raconte 87 F. McCullagh : Fall of Abdul-Hamid, p. 58. Quelques années plus tard, le rédacteur du Serbestî allait confirmer, avec un certain regret, que l’accusation d’athéisme avait été un motif important de mobilisation. Mevlânzâde Rıfat : 31 Mart. Bir İhtilâlın Hikâyesi, éd. Berîre Ülgenci. Istanbul : Pınar Yay., 1996 (1912), p. 90, 130. 88 Hülya Küçük-Sevil : İttihad ve Terakki Döneminde İslamcılık Hareketi (1908-1914). Thèse de doctorat, Ankara Üniversitesi, 2005, p. 186-188. 89 Albert Fua : Le CUP contre la Constitution, p. 45-46, 59. Voir aussi idem : Abdulhamid II et Mourad V : masque de fer. Paris : A. Michalon, 1909, p. 7. 90 Nicole A. N. M. van Os : « Kandilli Sultânî-i İnâs : Bir Devlet Adamın Teşebbüs-i Şâhsisi Nasıl Sonuçlandı ? » Tarih ve Toplum, 28/163 (juillet 1997), p. 26.
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avoir sollicité auprès du sultan Abdülhamid l’octroi de l’ancien palais impérial d’Adile Sultan à Kandilli, qu’il connaissait de son enfance, pour y installer le premier lycée public pour filles91. On dit que le sultan se montra aussitôt prêt à accéder à cette requête, conscient que le projet attiserait la haine des traditionalistes. L’annonce du projet fut accueillie avec enthousiasme dans la presse féminine, qui félicita le président de la Chambre pour cette avancée de la condition féminine, contribuant par la même au progrès général de l’Empire92. Quant à la presse islamiste, elle ne manqua pas de réagir comme Abdülhamid semblait l’avoir escompté : au lieu de se soucier de l’état des medrese, le président de la Chambre projetait d’établir un lycée de filles, écrivit Volkan. Pour quoi faire ? Pour apprendre aux filles la danse, le piano, et même pire, des idées politiques93. La presse islamiste visait en particulier Selma, cible parfaite du fait qu’elle était la sœur de Rıza, mais aussi en raison de son engagement dans la cause féminine dès son retour à Istanbul. Selma avait tissé des liens avec les féministes stambouliotes, en particulier avec Emine Semiye Hanım, fille d’Ahmed Cevdet Paşa et sœur de l’une des figures les plus importantes du mouvement féminin, Fatma Aliye. Elle jouissait d’un solide renom auprès de la presse féminine, notamment dans le journal Kadın94, et elle avait aussi fondé un club pour femmes. Autant d’activités qui en firent la cible des attaques répétées de la presse traditionaliste avant même son frère. Ainsi, une interview qu’elle avait accordée à un journal français en septembre 1908 avait, selon les dires de Halide Edib, presque provoqué une « contre-révolution ». Plus que le contenu, ce fut la forme qui attisait la colère des « vieux Turcs » : le journal avait publié une photo de Selma Rıza. Halide Edib demanda à ses amies étrangères de ne jamais utiliser de photos d’elle si elles publiaient des articles relatant ses propos ou évoquant son nom95. Selma était donc le complément féminin parfait de son frère en ce qui concerne la critique d’irréligion, 91
Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 31 ; « Büyük Bir Kız Mektebi », Tanin, 20 janvier 1909. Article du journal Kadın du 4 janvier 1909. Cité d’après Fatma Kılıç : Kadın. A Young Turk Magazine in the Second Constitutional Period (1908-1909). Mémoire de master, Istanbul Boğaziçi University, 2005, p. 60, 177. L’auteur note que Rıza fut une figure éminente de la presse féminine et que ses idées sur l’instruction des filles y étaient souvent commentées positivement. 93 A.T.S. : « Bir Sadâ-yı Muhik yâhud Ulemâ ve Talebe-i Ulûm », Volkan, no 53, 22 février 1909. 94 Cf. F. Kılıç : Kadın, p. 75. 95 American College for Girls Records, Series I, Box 6, F.32 : Roxanna Vivian à Isabel Dodd, Constantinople, 28 septembre 1908. 92
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d’immoralisme et d’occidentalisation. Frère et sœur étaient unis en leur qualité de cibles de la critique islamiste. Volkan décrivait Selma comme une femme sans pudeur, l’appelait « Madam » pour souligner son aliénation à la société musulmane. Selon le journal, elle exhortait les musulmanes à abandonner le voile et elle aurait commandé mille chapeaux de Paris. Elle était ainsi le versant féminin de son frère Ahmed Rıza, ce grand patriote d’autrefois, qui avait développé un fanatisme « européaniste » (frengâne), militant essentiellement pour la substitution du chapeau au fez, si bien qu’il aurait annoncé vouloir traverser le pont de Galata coiffé d’un chapeau haut-de-forme pour choquer les musulmans d’Istanbul96. La rumeur qui, incarnée dans le personnage d’Ahmed Rıza en tant qu’homme incorruptible, avait contribué à la désacralisation du sultanat se retournait contre lui. Dix ans auparavant, le motif du chapeau avait représenté un élément anecdotique du mouvement jeune-turc à Paris. Sous le régime constitutionnel, il était devenu un enjeu politique dangereux. Le CUP, qui avait estimé pouvoir établir un ordre politique apaisé en déposant Kâmil Paşa, s’était lourdement trompé. L’opposition libérale ne désarmait pas et l’attaquait frontalement, lui et ses députés qui contrôlaient la Chambre. La mouvance islamiste, quant à elle, prit bientôt une forme organisationnelle, avec la fondation de la Société de l’Union Mahométane (İttihad-ı Muhammedî Cemiyeti), en février 190997. Vahdetî avait régulièrement appelé avec succès les musulmans à s’unir contre la menace athéiste, portée par le pouvoir occulte du CUP98. Très vite, la Société commença à établir des antennes dans différentes régions de 96 « Kim bilirdi ki, 11 Temmuz mutedîleri milletimize karşı hıyanet rolü oynayarak ihanet edecekmiş, kim zannederdi ki – lâ teşbih lâ temsil – o koca vatanperver Ahmet Rıza köprü ortasında silindir şapka ile arz-ı endam etmek ve vakt-i saadetten beri dinine, diyanetine asla leke sürdürmeyen millet-i İslâmiye’ye şapka giydirmek en büyük emeli imiş. Bu amel de taassub-ı frengânesi iktizasında imiş. Kim bilirdi ki, Madam Selma Müslüman kadınların çarşaf giymesine – hâşâ – zaman ve zemin müsait değildir diyecekmiş. » Lutfi : « Hâl-i Hazır Münasebitiyle, Celâdet-i Askeriyye », Volkan, no 109, 19 avril 1909. Cf. Sans titre, Volkan, no 98, 8 avril 1909 ; M. Tinayre : Notes d’une voyageuse, p. 19. Serbestî accusait aussi les unionistes de vouloir imposer le chapeau au lieu du fez. Voir F. McCullagh : Fall of Abdul-Hamid, p. 58. L’opposition islamiste au chapeau pouvait aussi toucher des opposants au CUP, comme p. ex. Rıza Nur, accusé d’avoir perdu sa religion après s’être fait photographié coiffé d’un chapeau. Feroz Ahmad : « War and Society Under the Young Turks, 1908-1918 », From Empire to Republic, vol. I, p. 255-256. 97 « İttihâd-ı Muhammedî Cemiyeti Nizamnâmesi », Volkan, no 48, 17 février 1909. T. Z. Tunaya : Türkiye’de Siyasal Partiler I, p. 183-198. 98 Vahdetî : « Ulema-yı Kirâmın Nazar-ı İntihâbında », Volkan, no 40, 9 février 1909.
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l’Empire et vit le nombre de ses adhérents s’accroître continuellement, ce qui en fit un concurrent sérieux du CUP, jusque-là seule organisation disposant d’un réseau au niveau national99. L’opposition islamiste prit ainsi un avantage structurel important sur l’opposition libérale, car dotée d’un réseau, elle pouvait mobiliser et canaliser plus facilement le mécontentement populaire. Les semaines suivant sa fondation, l’Union Mahométane eut l’occasion de manifester sa force. Elle multiplia ses appels aux soldats pour priver le CUP de la force qui lui garantissait un statut prépondérant dans la politique ottomane. Et de fait, les efforts de l’Union se soldèrent par un succès indéniable. À l’anniversaire de la naissance du prophète, le 6 avril 1909, d’après son propre témoignage, elle mobilisa rien que dans la capitale une foule de cent mille personnes qu’elle parvint à contrôler parfaitement. Dans de telles manifestations, il s’agissait toujours de contester le CUP, mais le climat politique s’aggrava dans les premiers jours du mois d’avril avec le meurtre de Hasan Fehmi. Vahdetî ne cessait de brandir la menace d’un despotisme unioniste et appelait le peuple et surtout les soldats à s’unir contre cette menace. Le 13 avril 1909 (31 mars 1325, selon le calendrier julien [rumî] en vigueur dans l’Empire), la parole de la rébellion fut entendue. L’insurrection que l’on a nommée « l’événement du 31 mars » (31 Mart Vak’ası) commença. L’incident du 31 Mart : quand un ancien Jeune Turc frôle la mort Les journaux du 13 avril montraient une certaine anticipation des événements qui allaient se passer le jour même, tellement le climat politique était lourd100. Par ailleurs depuis plusieurs jours déjà, de hauts dignitaires s’inquiétaient de la possibilité d’une insurrection. Le 10 avril, le grand vizir Hüseyin Hilmi Paşa avait convoqué une réunion à ce sujet, à laquelle participa Ahmed Rıza101. Sa sœur Selma dit avoir également pressenti les événements et essayé de faire appel à différents membres du CUP pour 99 L’Union Mahométane jouait elle-même sur la concurrence avec le CUP. « Hükümet İçinde Hükümet », Volkan, no 88, 29 mars 1909. L’Union promettait un élargissement à l’ensemble des pays d’islam en dix-huit mois, soit le temps qu’il avait fallu à l’islam pour sa première expansion au VIIe siècle. « Menkâbe-i Celile Hazret-i Mustafavi », no 90, 31 mars 1909. 100 S. Akşin : 31 Mart, p. 28-30. 101 Voir le récit du maréchal Ahmet İzzet Paşa : Feryadım, [1928] éd. Süheyl İzzet Furgaç/Yüksel Kanar. Istanbul : Nehir Yayınları, 1993, vol. 1, p. 62-63. Voir aussi Celâl Bayar : Ben de Yazdım, vol. 1, p. 217-218.
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veiller sur l’état des armées102. Après l’insurrection, qui dura moins de deux semaines, plusieurs organisations et personnalités furent tenues responsables de son éclatement, et notamment le sultan Abdülhamid. Mais en réalité, aucun organe, aucune organisation, ni même aucune institution étatique n’avait à proprement parler préparé cette insurrection, une insurrection très spontanée, qui s’exprima à travers le langage de l’islam, permettant à l’Union Mahométane de se hisser à sa tête103. L’insurrection débuta dans la caserne de la quatrième division de chasseurs, qui par une ironie de l’histoire avait été stationnée dans la capitale pour intervenir en cas de menace contre la Constitution. La mutinerie s’étendit dans d’autres casernes et les soldats investirent la place de Sultanahmet. Aussitôt des groupes divers, composés d’ulema, d’étudiants des écoles coraniques, d’imams, de petits fonctionnaires, les rejoignirent et la mutinerie franchit rapidement un seuil critique pour devenir une insurrection. Aucune instance politique n’était prête à risquer une déstabilisation générale en tentant une répression violente104. Un cahier de doléances recueilli sur la place de Sultanahmet par le şeyhülislam reflétait l’hétérogénéité des insurgés. Le souhait du retour à la charia et du renvoi du gouvernement y côtoyait celui du rétablissement des officiers licenciés au cours du processus de rationalisation de l’armée. Parmi les revendications, il y avait aussi l’appel à la démission de plusieurs leaders du CUP, et, en premier lieu, celle du président de la Chambre, Ahmed Rıza105. Dans ses mémoires, Ahmed Rıza raconte qu’il eut connaissance de l’insurrection et de la menace qui pesait sur lui depuis sa demeure familiale à Makriköy, alors qu’il s’apprêtait à se rendre à la Chambre à Istanbul106. Estimant qu’il était, de par sa fonction, responsable du parlement, il décida d’aller en ville malgré tout. Se précipitant vers le parlement, il fut intercepté par son ancien camarade İbrahim Temo qui lui expliqua la gravité de la situation. Il se rendit alors à la Sublime Porte pour assister à la réunion du cabinet107. Rıza affirme s’y être exprimé contre l’idée de 102
M. Tinayre : Notes d’une voyageuse, p. 317. Cf. N. Sohrabi : Revolution and Constitutionalism, p. 224-226. 104 S. Akşin : 31 Mart, p. 36-40. 105 Certaines sources évoquent aussi un renvoi en exil de Rıza. Yunus Nadi : İhtilâl ve İnkilab-ı Osmanî, 31 Mart-14 Nisan 1325. Hâdisat, İhtisasat, Hakâyik. Istanbul : Matba’ai Cihan, 1325 (1909), p. 36-37. 106 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 36-37. 107 İbrahim Temo’nun Hatıraları, p. 196. 103
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répression de l’insurrection. Cette version est cependant contredite par d’autres sources, selon lesquelles Rıza aurait plaidé en faveur du recours à la force, mais se serait heurté au rejet du cabinet. Il se serait également exprimé contre la décision du gouvernement de démissionner108. Or non seulement le cabinet démissionna mais en plus, il pressa Rıza d’en faire de même afin d’apaiser l’opinion publique. Ahmed Rıza se rangea à son avis et démissionna de la présidence de la Chambre : « Tenant compte du fait que j’ai toujours œuvré pour le bien-être de la patrie et qu’une hostilité s’est manifestée à mon encontre, je considère comme une nécessité le souci patriotique de servir ma patrie en démissionnant de la présidence de la Chambre des Députés. »109 Visiblement, il partageait l’idée qu’il fallait calmer les esprits en cédant en partie aux demandes des insurgés. Mais dans la rue, la situation avait dégénéré. Plus de 25 000 soldats avaient investi la place de Sultanahmet et avaient pénétré à l’intérieur du bâtiment de la Chambre pour formuler encore des demandes, parfois contradictoires110. Alors que les ministres et Ahmed Rıza étaient en train de discuter à la Sublime Porte, ils apprirent que les rédactions des journaux Tanin et Şûra-yı Ümmet avaient été saccagées et que des menaces de mort avaient été proférées à l’encontre de plusieurs personnalités, dont Hüseyin Cahid et Ahmed Rıza111. Sur la place Sultanahmet, l’arrivée d’un groupe de quelques centaines de religieux de Fatih scandant « celui qui voit Hüseyin Cahid ou Ahmed Rıza et ne les tue pas est un mécréant » galvanisa la foule112. Le danger qui planait sur eux était bien réel, comme en témoigne le meurtre du député syrien Emir Arslan, avec qui Rıza avait travaillé à Paris : il fut assassiné par la foule qui le confondit avec Hüseyin Cahid, alors qu’il 108 [Abdurrahman Şeref :] Son Vak’a nüvis Abdurrahman Şeref Efendi Tarihi. II. Meşrutiyet Olayları (1908-1909), éd. Mehmet Ali Ünal/Bayram Kodaman. Ankara : Türk Tarih Kurumu, 1996, p. 153. L’information est appuyée par Marcelle Tinayre : Notes d’une voyageuse, p. 321. 109 « Ömrümü şimdiye kadar vatanın saadetine vakfettiğim gibi, madem ki aleyhimde bir fikir hâsıl olmuştur, Meclis-i Mebûsan riyâsetinden istifâ etmek suretiyle de vatanıma hizmet etmeyi muktezâ-yı hamiyet-i vatanperverîden addederim. » BOA, DH.MKT 2794/59 : Note d’Ahmed Rıza, 14 avril 1909. La note fut lue à la Chambre deux jours plus tard. MMZC, Session 3 Nisan 1325 (16 avril 1909), p. 23. 110 Memoirs of Ismail Kemal, p. 332. 111 « Ahmed Rıza ve Hüseyin Câhid Beyler », Hilâl, 20 avril 1909 ; Abdurrahman Şeref Efendi Tarihi, p. 156. 112 Récit de Halis Özçelik cité d’après Sıddık Yıldız : Çıkışından Bastırılmasına Kadar 31 Mart İsyanı. Mémoire de master, Ankara Gazi Üniversitesi, 2006, p. 92.
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s’apprêtait à se rendre au parlement. La confusion régnait. Quelque temps après, les ministres de la Justice et de la Marine se rendirent au parlement. D’après différents témoignages, par une nouvelle méprise, des soldats prirent le ministre de la Justice Nâzım Paşa pour Ahmed Rıza. Des tirs éclatèrent et le ministre Nâzım Paşa mourut à la place de l’ancien leader jeune-turc113. Le journal Times reporta alors : « La vie d’Ahmed Rıza est en extrême danger »114. Nous ignorons dans quelle mesure Ahmed Rıza eut conscience des détails de la journée à la Sublime Porte. Mais personne ne pouvait ignorer que sa vie était menacée. Par ailleurs, le matin même, le cabinet des ministres avait hésité à le recevoir par crainte de possibles représailles sur ses membres. Après les événements de Sultanahmet, des soldats s’étaient mis à les traquer. D’après certaines sources, ils apprirent que Rıza se trouvait à la Sublime Porte et encerclèrent le bâtiment dans lequel il s’était réfugié, sans oser y pénétrer115. Dans ses mémoires, Ahmed Rıza note que, depuis son retour de vingt ans d’exil, il ne comprenait plus la société ottomane116. Mais aurait-il jamais pu imaginer une telle situation ? Il connaissait le sort qui avait été réservé plus d’un siècle auparavant à son arrière-grand-père Sırkâtip Ali lors du soulèvement de Kabakçı en 1807. Il voyait sans doute aussi dans l’insurrection qui venait de se produire une répétition de ces événements, lorsqu’un soulèvement réactionnaire avait mis fin à l’une des premières tentatives de réforme occidentale dans l’Empire et abouti à la mort de son arrière-grand-père. On peut donc imaginer son effroi, caché dans un bureau tandis que l’insurrection faisait rage à l’extérieur. Il était clair qu’il lui fallait fuir cette agitation. Le plan de regagner le quartier de Péra comme l’avait fait Hüseyin Cahid et celui de se réfugier sur un bateau étranger échouèrent. Il apprit que Talâat et le Dr Nâzım se cachaient dans une maison à Şehzadebaşı. Le voiturier, diligenté par un proche pour le conduire en lieu sûr, prit la fuite. Il dut ainsi attendre la tombée de la nuit avant de sortir le visage dissimulé par des lunettes noires et un mouchoir pour se rendre à la dite cachette en passant par de petites ruelles sans risque. 113 Ali Fuat Türkgeldi : Görüp işittiklerim, p. 29-30 ; C. Bayar : Ben de Yazdım, vol. 1, p. 279-280 ; Yunus Nadi : İhtilâl ve İnkilab-ı Osmanî, p. 42. 114 « Military Revolt in Turkey », Times, 14 avril 1909. 115 Mevlânzâde Rıfat : 31 Mart, p. 81-83 ; Cf. [Şerif Paşa :] « Est-ce la lutte finale », Mècheroutiette, no 3/18, mai 1911. 116 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 42.
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Par ailleurs, sa sœur Selma, également devenue la cible de l’Union Mahométane depuis plusieurs mois n’était pas plus en sécurité. Le club pour femmes, qu’elle avait établi à Istanbul, fut vandalisé par des insurgés et parmi les demandes exprimées par ceux-ci figurait l’abandon du projet du lycée pour filles117. Au cours de la journée, des soldats encerclèrent la demeure familiale des Rıza à Makriköy et professèrent des menaces de mort. Pendant des heures Selma resta barricadée dans la maison, prête à se donner la mort si les soldats venaient à entrer. À la tombée de la nuit, elle s’enfuit par un immeuble désaffecté voisin et se dirigea, déguisée en vieille femme, jusqu’au port de Makriköy où des amis l’attendaient pour l’emmener sur la rive asiatique. Ainsi, frère et sœur échappèrent de justesse à la mort. Selma était en sécurité sur la rive asiatique, peu touchée par les troubles de l’insurrection. Après quelques jours de cache, Ahmed Rıza se rendit, quant à lui, à Ayastefanos où les unionistes et un certain nombre de députés et de sénateurs s’étaient retrouvés pour constituer une assemblée générale118. Ils attendaient l’arrivée depuis Salonique d’un fidèle allié, un soutien de poids du CUP et de la constitution, la IIIe armée ottomane sous le commandement de Mahmud Şevket Paşa, surnommée « l’Armée d’action » (Hareket Ordusu), qui allait mettre fin au soulèvement en quelques jours. La fin de l’insurrection Si différentes instances avaient jugé que les forces militaires liées au CUP à Istanbul étaient trop faibles pour mettre un terme à l’insurrection dès son éclatement, le rapport de force était différent au niveau national. Aussitôt les nouvelles de l’insurrection parvenues en Macédoine, l’armée que le CUP avait infiltrée dès 1906, se prépara à mettre à exécution la menace qu’elle avait brandie contre le sultan en juillet 1908 afin de soutenir le rétablissement de la constitution : marcher sur la capitale. Les insurgés avaient essayé de gagner la confiance de l’armée, en vain119. Contrairement à l’insurrection de Kabakçı, la faction moderniste de l’État ottoman disposait d’une solide force militaire qui était prête à investir la 117 Süleyman Kâni İrtem : 31 Mart İsyanı ve Hareket Ordusu. Abdülhamid’in Selânik Sürgünü, éd. Osman S. Kocahanoğlu. Istanbul : Temel, 2003, p. 115 ; C. Bayar : Ben de Yazdım, vol. 1, p. 281. Cf. Mustafa Ergün : İkinci Meşrutiyet Devrinde Eğitim Hareketleri, 1908-1914. Ankara : Ocak Yay., 1996, p. 338. 118 Süleyman Kâni İrtem : 31 Mart İsyanı ve Hareket Ordusu, p. 163-166. 119 F. Ahmad : Young Turks, p. 44.
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capitale pour sauver la réforme et donc la vie d’Ahmed Rıza. Mais l’armée n’était pas la seule gardienne de la constitution. La Sublime Porte, le palais de Yıldız et la Chambre des députés croulaient sous le poids de télégrammes réclamant la restauration du gouvernement et de l’état des choses d’avant le 13 avril120. Dans ce même dessein, le Dachnaktsoutioun mobilisa des volontaires arméniens dans la région d’Adapazarı pour les envoyer à Istanbul. Confiant en sa capacité de faire mouvoir l’armée de l’Ouest, le CUP avait convoqué les députés à Ayastefanos, où les troupes arriveraient par train pour organiser la résistance. Quelques jours plus tard, l’armée sous le commandement de Mahmud Şevket était opérationnelle pour lancer l’assaut sur la capitale. Dans cet intervalle, la majorité des députés et des sénateurs s’étaient constitués en Assemblée nationale (Meclis-i Umûm-u Millî) à Ayastefanos pour débattre de la situation de l’Empire et défendre la Constitution. À la Chambre à Istanbul, les députés restant écoutaient la lecture des télégrammes venus de l’ensemble du territoire ottoman demandant la restauration de l’ancien cabinet et affirmant leur loyauté à la constitution. Les libéraux, qui les premiers jours de l’insurrection s’étaient révélés bienveillants à l’égard des insurgés, s’étaient aussi ralliés à la cause générale. Une déclaration commune signée par les principales forces politiques de l’Empire, y compris le CUP, les libéraux, le Dachnaktsoutioun et le Hintchakian, affirma le soutien inconditionnel à la Constitution et érigea l’Assemblée nationale en seul corps politique légitime de l’Empire121. C’est aussi grâce à la présence d’Ahmed Rıza que l’Assemblée nationale put se constituer122. Après sa démission officielle de la présidence, la Chambre avait procédé à l’élection d’un nouveau président les 16 et 17 avril, mais les députés à Ayastefanos décidèrent de ne tenir compte ni de l’élection d’un nouveau président, ni de la démission officielle de l’ancien. Ahmed Rıza qui, depuis son élection, avait été un facteur de division au sein de la Chambre retrouva la faveur des députés, qui 120
Yunus Nadi : İhtilâl ve İnkilab-ı Osmanî, p. 57-60. Ibid., p. 75-78. Dès le lendemain du soulèvement, le CUP, le Dachnaktsoutioun et le Hintchakian signèrent une déclaration commune. BOA, DH.MKT 2794/76 : Télégramme à la Sublime Porte, 15 avril 1909. Cf. S. Akşin : 31 Mart, p. 103-104. 122 La presse nota que les gens commencèrent à affluer vers Ayastefanos pour la présence d’Ahmed Rıza. « Ahvâl-i Hazıra », İkdam, 23 avril 1909. Cf. Ayfer Özçelik : Sahibini Arayan Meşrutiyet. Meclis-i Mebusan’ın Açılışı 31 Mart ve 1909 Olayları. Istanbul : Tez Yayınlar, 2001, p. 224. 121
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l’acclamèrent et l’élirent à la tête de l’assemblée avec Said Paşa comme président du sénat. L’insurrection dévoila la formidable popularité dont il jouissait encore en tant que combattant du constitutionalisme et de la liberté. Si Ahmed Rıza était menacé, cela voulait dire que la Constitution l’était aussi. Ahmed Rıza en danger signifiait « une blessure mortelle [portée] à la Constitution »123. Son retour à la présidence de la Chambre constituait, outre la demande de restauration du gouvernement Hüseyin Hilmi, l’essentiel des requêtes des forces opposées à l’insurrection124. Des télégrammes inquiets arrivaient de toutes parts pour s’enquérir de l’état de santé de Rıza. « Vous ne comptez toujours pas défendre notre ami dévoué ? » demanda un télégramme lu à la Chambre125. D’après certaines sources, son arrivée au club de yachting à Ayastefanos, où siégeait l’Assemblée, fut un véritable triomphe. Les députés se précipitèrent pour embrasser leur président et même de vieux députés religieux, portant turban et barbe blanche, lui baisèrent la main en signe de respect126. Sous la protection de la troisième armée ottomane, l’Assemblée nationale assuma l’entière souveraineté des décisions politiques et décida du destin de l’insurrection et du sultan Abdülhamid. Quand l’armée d’action lança l’assaut sur Istanbul dans la nuit du 24 au 25 avril, le sort de l’insurrection n’était plus qu’une question d’heures127. Déjà quelques jours auparavant, l’armée avait annoncé son entrée prochaine dans Istanbul et avait demandé aux soldats stambouliotes, sous la promesse d’amnistie, de ne pas résister et de dénoncer les instigateurs de l’insurrection128. De fait, les troupes ne rencontrèrent presque aucune résistance. Avant le 123
Yusuf Fehmi : La Révolution ottomane, p. 82. Cf. « The Revolution in Turkey – Threat from the Salonica Committee », Times, 17 avril 1909 ; « Intentions of the Committee », 21 avril 1909. 125 « Fedakâr arkadaşımızı hala müdafaa etmeyecek misiniz ? » Télégramme en provenance de Kadıköy (Istanbul). MMZC, Session 5 Nisan 1325 (18 avril 1909), p. 96. Voir aussi Ali Cevad : İkinci Meşrutiyet İlanı ve Otuzbir Mart Hâdisesi, p. 63. Des questions sur le sort d’Ahmed Rıza avaient aussi circulé dans la presse française. « Les événements de Constantinople », L’Humanité, 15 avril 1909 ; « Turquie », Le Petit Parisien, 28 avril 1909. 126 M. Tinayre : Notes d’une voyageuse, p. 32. Ahmed Rıza donne dans ses mémoires une présentation plus nuancée de sa réception. Op. cit., p. 38. Les minutes de la première session de l’assemblée nationale ne nous sont pas parvenues. 127 Yunus Nadi : İhtilâl ve İnkilab-ı Osmanî, p. 193 et suivantes. Les rapports des ambassades étrangères insistent également sur la rapidité de la répression. Voir p. ex. Papers Relating to the Foreign Relations of the US, 1909, no 10044/186 : Rapport de Leishman au Department of State, Constantinople, 27 avril 1909. 128 Yunus Nadi : İhtilâl ve İnkilab-ı Osmanî , p. 150-152. 124
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soir du 25 avril, Mahmud Şevket Paşa télégraphia au président Ahmed Rıza que le palais de Yıldız était pris et désarmé129. L’insurrection du 31 Mart était terminée. De la lutte clandestine à l’Assemblée nationale : la déposition d’Abdülhamid Conformément à la demande du général Şevket Paşa et à la décision prise par le CUP, le jour même de l’entrée de l’armée d’action à Istanbul, la loi martiale fut proclamée130. C’était la base légale pour le grand nettoyage que le nouveau gouvernement entreprit. Plusieurs journaux furent bannis, des organisations interdites, les instigateurs de la mutinerie au sein de l’armée condamnés avec d’autres personnes, parmi lesquels figurait Derviş Vahdetî, mais aussi quelques noms associés au libéralisme. Les principaux instigateurs furent exécutés, d’autres exilés. Deux jours après l’entrée de l’Armée d’action dans la capitale, l’Assemblée nationale prit la mesure qu’elle avait secrètement évoquée les premiers jours de l’insurrection : la déposition du sultan Abdülhamid II. Pour beaucoup, l’insurrection représentait l’occasion pour se débarrasser enfin de celui que les Jeunes Turcs tenaient pour responsable de tous les maux de l’Empire, y compris le soulèvement du 31 mars. Pour autant, rien ne permet d’affirmer que le sultan ait été impliqué à un quelconque degré dans le soulèvement. Son objectif semble avoir été surtout de rétablir l’ordre, et cela afin d’éviter une intervention de la part des grandes puissances — un objectif que le Jeune Turc Ahmed Rıza aurait parfaitement pu partager131. Mais l’insurrection étant un mouvement réactionnaire, elle devait forcément venir des forces occultes de l’Empire, les traditionalistes et celui qui voulait profiter de ce fanatisme pour imposer à nouveau son despotisme, Abdülhamid. Et de fait, cette interprétation était presque unanimement reprise132. Nous l’avons vu, après la révolution constitutionnelle, Ahmed Rıza avait nuancé sa vision du sultan qu’il avait défié pendant plus de dix ans. 129
Abdurrahman Şeref Efendi Tarihi, p. 22. Meclisi Umumî, Session 12 Nisan 1325 (25 avril 1909), p. 27. 131 Voir notamment l’analyse de Nader Sohrabi qui soutient que le grand gagnant de l’insurrection aurait dû être la haute administration de la Sublime Porte. Revolution and Constitutionalism, p. 225-226, 256. 132 Cf. F. McCullagh : Fall of Abdul-Hamid, p. 48-50. L’auteur se montre convaincu que le palais en tant que tel fut impliqué, et notamment certains princes. 130
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Un ancien collaborateur devenu opposant du CUP rapporte que Rıza, pensant pouvoir contrôler le sultan, aurait dit : « Nous avons pensé que devant la vie et son maintien au trône, Abdul-Hamid serait, dans nos mains, un instrument docile et obéissant que nous pourrions manier à notre guise… »133 Ayant d’abord considéré le sultan d’une manière essentiellement tactique, il semblait avoir progressivement développé davantage de bienveillance à son égard, notamment à la suite de l’ouverture du parlement, ce que lui avait d’ailleurs été reproché. Dans ses mémoires, il raconte qu’il avait été impressionné par la galanterie, le savoir, le goût du détail dont le sultan avait fait preuve lors d’une réception donnée au palais à l’occasion de la visite du frère de l’empereur du Japon. Rıza retrouva les mots qu’il avait abandonnés depuis ses premiers lâyiha lorsqu’il dit qu’Abdülhamid aurait été un bon sultan, s’il n’avait pas été affecté d’une « maladie », celle de l’inclination au despotisme et à l’individualisme134. Le 31 Mart en fut la preuve ultime. Avant l’assaut sur Istanbul, l’Assemblée nationale avait hésité à débattre de la destitution d’Abdülhamid II. Mahmud Şevket Paşa avisa Ahmed Rıza en personne qu’une telle décision risquerait de démoraliser les troupes qu’il avait motivées à Salonique en soutenant que la Constitution et la vie du sultan étaient en danger135. Rıza semble avoir acquiescé à ce jugement, redoutant un mauvais accueil populaire si la déposition était prononcée136. Cependant peu de jours après, l’assemblée transférée à Istanbul débattit officiellement de la déposition du sultan et de la question de sa succession137. Ahmed Rıza demanda aux députés de ne pas quitter la salle, compte tenu de l’importance du sujet138. L’essentiel du débat portait sur la question de savoir s’il était plus opportun de déposer le sultan ou le prier de renoncer au trône. Après quelques discussions, l’Assemblée nationale se prononça à l’unanimité pour la déposition du sultan et l’intronisation de son frère Reşad. À la suite du verdict de la Chambre, le şeyhülislam émit une fatwa qui déclarait Abdülhamid inapte au sultanat, l’accusant de pratiques despotiques et lui attribuant la 133
Albert Fua : Abdul-hamid II et Mourad V, p. 7. Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 30. 135 Ibid., p. 38 ; C. Bayar : Ben de Yazdım, p. 339. 136 Ali Cevad : İkinci Meşrutiyet İlanı ve Otuzbir Mart Hâdisesi, p. 70. 137 Les minutes de cette session de l’Assemblée nationale ne nous sont pas parvenues. Pour un résumé du débat sur la déposition du sultan, voir Yunus Nadi : İhtilâl ve İnkilab-ı Osmanî, p. 236-240. 138 Ali Cevad : İkinci Meşrutiyet İlanı ve Otuzbir Mart Hâdisesi, p. 147. 134
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responsabilité de l’insurrection réactionnaire. L’après-midi du 27 avril 1909, une délégation se rendit au palais de Yıldız, que le personnel avait déserté depuis la veille, à la suite de la diffusion dans la presse de la déposition imminente du sultan139. Rien que le vocabulaire politique utilisé montre l’importance historique de l’événement. La délégation de l’Assemblée nationale annonça au sultan Abdülhamid II que la nation (millet), avait décidé de le détrôner, mais que sa vie serait sauve. Abdülhamid nia son implication dans les événements des jours précédents, assura ne pas vouloir se mêler des affaires de l’État et accepter son sort. Il avait une seule requête à la nation : vivre avec sa famille dans le palais de Çırağan, sur la rive européenne d’Istanbul140. Mais la nation n’accéda pas au souhait impérial. Le lendemain matin, Abdülhamid II fut envoyé à Salonique par train, sous escorte de l’Armée d’action141. Le despote décrié avait perdu sa toute-puissance. Il s’avéra plus tard qu’il ne disposait même pas d’une pleine autorité patriarcale au sein de sa propre famille142. En 1892, Ahmed Rıza avait écrit dans son premier lâyiha adressé au sultan : « …il ne fait aucun doute qu’une nation peut vivre heureuse sans monarque, mais que sans le cautionnement des citoyens, un monarque ne pourra rester sur son trône et sera même privé d’exercer son contrôle sur ses enfants et sa famille. »143 Rıza avait anticipé les événements de 1909, du moins dans sa conception du système politique ottoman comme un système défini par des principes démocratiques. Après la décision de déposition du sultan, Ahmed Rıza garda le porte-plume avec lequel le şeyhülislam avait signé la fatwa. Il dit qu’il s’agissait d’un objet historique qu’il aimerait conserver144. L’anecdote est symbolique. Le porteplume qui signa la déposition du sultan entra en possession de celui dont la plume avait insisté sur les méfaits du despotisme, sur la nécessité du contrôle du sultan, sur le principe de la souveraineté du peuple et sur l’existence de la nation comme une entité indépendante de la monarchie. 139 S. Akşin : 31 Mart, p. 183 ; Ayşe Osmanoğlu : Avec mon père le sultan Abdulhamid : de son palais à sa prison. Paris : L’Harmattan, 1991, p. 139-142. 140 Ali Cevad : İkinci Meşrutiyet İlanı ve Otuzbir Mart Hâdisesi, p. 82. 141 Meclisi Umumî, Session 13 Nisan 1325 [sic] [28/29 avril 1909], p. 43. 142 En 1912, il dut demander l’autorisation d’envoyer son fils Mehmed Abid étudier à Istanbul. Cf. A. Osmanoğlu : Avec mon père le sultan Abdulhamid, p. 218-219. 143 « ...bir milletin kralsız yaşayıp bahtiyar olabileceği ; lakin teb’anın iânesi olmazsa metbu’nun o makamda yaşamak değil, çoluk çocuğunu idareden aciz kalacağı şüphesizdir. » Lâyiha, p. 36. 144 Ali Cevad : İkinci Meşrutiyet İlanı ve Otuzbir Mart Hâdisesi, p. 148.
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Dix-sept ans après le premier lâyiha d’Ahmed Rıza, le sultan dut se plier à la volonté de la nation, représentée par une Assemblée nationale. Abdülhamid II fut le neuvième sultan ottoman à avoir été détrôné, mais sa déposition différa radicalement de celle de ses prédécesseurs. Ce ne fut ni l’agitation du palais, ni l’agissement des janissaires ou de la Sublime Porte, ni les tractations d’une conjuration sécrète qui déposa le sultan145, mais une assemblée qui se voulait représentante de la nation. Il est à ce titre significatif que les députés et les sénateurs réunis décidèrent — à l’unanimité — de déposer le sultan, plutôt que de lui proposer de renoncer au trône. La monarchie était détrônée, la nation avait pris le dessus. Après des années de lutte acharnée et des milliers de pages cinglantes contre le sultan-despote, les paroles d’Ahmed Rıza s’étaient converties en actes. Le principe de la souveraineté populaire était devenu la source de la légitimité politique. Après le 31 Mart : leçons et non-leçons d’une insurrection Au lendemain de la fin de l’insurrection du 31 Mart, la presse compara l’entrée de l’armée d’action à la prise de Constantinople par Mehmed II le Conquérant (Fatih) en 1453146. À l’Assemblée nationale, les députés et sénateurs choisissant le successeur d’Abdülhamid II établirent également le lien avec 1453, en comparant Reşad et Mehmed Fatih. Comme l’avait fait Mehmed Fatih, le nouveau sultan ouvrait un nouveau règne, dans lequel l’Empire allait trouver le bonheur et l’union147. C’est d’ailleurs avec ce parallèle en filigrane, que le successeur d’Abdülhamid II, le prince Reşad, fut intronisé, afin de l’inscrire dans la lignée du Conquérant et ouvrir une nouvelle ère d’optimisme. Effectivement, un certain sentiment d’euphorie animait à juste titre l’opinion publique. En étouffant rapidement l’insurrection, l’armée avait démontré sa capacité et affirmé sa loyauté à la constitution, désavouant ainsi les mutins. Le dessein de longue date de s’affranchir du sultan-despote était atteint et un consensus se dessinait autour des forces constitutionalistes. « Et tout le monde était bien content, n’est-ce pas ? » demanda Ahmed Rıza à la visiteuse anglaise Gertrude Bell à propos de la déposition du 145 Sur le développement de la pratique de déposer le sultan, voir B. Onaran : Détrôner le sultan, p. 148. 146 N. Sohrabi : Revolution and Constitutionalism, p. 254. 147 Abdurrahman Şeref Efendi Tarihi, p. 23.
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sultan Abdülhamid148. Il aurait pu se réjouir de ce moment historique qui fut aussi un succès personnel en ce qu’il était aussi la réalisation de ses idées politiques ; mais la victoire fut amère. Sous la question posée à Gertrude Bell et l’optimisme affiché par l’opinion publique se cachait un bilan général bien moins positif. Si la victoire sur la contre-révolution avait été rapide et sans équivoque, elle révélait en même temps la fragilité du processus de réforme engagé et la persistance de problèmes de fond que la marche de l’armée d’action ne suffisait pas à résoudre. En effet, l’incident du 31 Mart parait être la cristallisation de toutes les craintes que les unionistes et Ahmed Rıza ressentaient concernant le statut du régime constitutionnel. Il existait une opposition populaire à la réforme ottomane qui menaçait d’éclater à tout instant et de mettre à mal le projet moderniste. Des forces au sein de la société étaient prêtes à exploiter ce sentiment afin de tenter d’imposer leur propre pouvoir, à l’instar, d’après le CUP, du palais hamidien, incarnation du despotisme et de l’individualisme. Aux antipodes des idéaux d’unité et de fraternité professés à la suite de la révolution constitutionnelle, les conflits interethniques demeuraient actuels et prêts à exploser. Dans une explosion de violence inégalée, qui dépassait de loin ce qui s’était produit à Istanbul, des dizaines de milliers d’Arméniens furent tués à Adana dans des massacres perpétrés pendant plusieurs jours. Cet événement faisait écho aux tueries des années 1890 auxquelles on pensait avoir échappé et soulignait ainsi la réalité du danger qui continuait à planer sur les Ottomans non-musulmans. Pis, aux yeux d’Ahmed Rıza, le peuple s’était montré apathique et avait montré qu’il n’était pas prêt à défendre la Constitution, une Constitution qui, pourtant, lui garantissait des libertés et constituait la condition de son propre bonheur. Loin d’aspirer à l’idéal d’une société consciente de ses droits et devoirs, le peuple ne cherchait qu’à réaliser son propre intérêt en s’accommodant des conditions existantes. Ainsi sous le régime constitutionnel, tout ce qui avait représenté l’époque hamidienne avait resurgi neuf mois après. Le désenchantement L’événement du 31 Mart fut un véritable traumatisme et jeta le doute sur le succès de la révolution jeune-turque. Ahmed Rıza avait toujours 148
Gertrude Bell Archives – Diaries, entrée du 10 juillet 1909.
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considéré que le progrès se réaliserait comme une évolution lente et naturelle, poussée par une préparation graduelle du peuple à travers son éducation, une réforme trop radicale risquant de provoquer une riposte populaire. Le 31 Mart lui montrait que la société ottomane n’était pas prête à suivre le projet de réforme que le CUP avait mis en place. À aucun moment, la dichotomie entre l’élite moderniste et la masse ne fut plus marquée qu’au moment où Ahmed Rıza, caché dans un bureau de la Sublime Porte, était en train de craindre pour sa vie. Si depuis le 23 juillet 1908, celui-ci n’avait jamais pensé que la restauration de la Constitution et de la liberté allait automatiquement provoquer le développement de la société, ainsi que le suggéraient ses lâyiha, cet espoir mourut le 14 avril 1909. Pour mesurer l’impact de ce traumatisme, il suffit de regarder les mémoires des témoins de l’époque : presque tous les récits s’étendent davantage sur la contre-révolution que sur la révolution. De même, il existe bien plus de récits et de témoignages consacrés à avril 1909 qu’à juillet 1908. La contre-révolution fut plus importante que la révolution elle-même. Le même constat peut être fait dans les mémoires d’Ahmed Rıza. Le 31 Mart 1909 y occupe plus de place que 1908, et le ton devient plus sombre avec le récit de l’événement. Rıza décrit sa déception lorsqu’il rentra à Istanbul après l’étouffement du soulèvement. Le peuple avait beau s’être amassé le long du trajet qui le menait au parlement et, euphorique, avoir acclamé le président de la Chambre, seul représentant de la Constitution, en scandant Vive Ahmed Rıza !, pour Ahmed Rıza, ces cris résonnaient comme des cris distants, froids et mensongers. « Une semaine auparavant on avait cherché à me tuer et personne n’était venu à mon secours », dit-il149. Son idéologie reposant sur l’élitisme et le mépris du peuple ne lui permirent pas d’être satisfait de la popularité dont il jouissait visiblement ni d’apprécier l’euphorie autour de l’idée qu’une nouvelle ère s’ouvrait pour un Empire ottoman enfin débarrassé du despotisme. Ainsi, le 31 Mart ne se présenta pas comme un nouveau départ, mais l’événement entraîna de nouvelles réflexions sur les difficultés et les réticences populaires suscitées par la réforme de l’Empire. La société était avide d’une politique plus ferme pour assurer l’ordre et l’indépendance. C’est sans doute aussi la raison pour laquelle la menace d’une réaction islamiste, qui planait toujours sur la tentative de modernisation, s’imposa comme un leitmotiv dans la pensée politique turque. Des études 149
Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 38-39.
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ont suggéré que sans l’événement du 31 Mart, l’Empire ottoman aurait pu prendre un tournant plus libéral150. Il est difficile de contredire cette interprétation. Toutefois il convient de noter, que même après cet incident, l’histoire politique aurait pu connaître une évolution plus progressiste. Mais elle se heurta aux limites de l’idéologie moderniste ottomane, qui considérait les problèmes sociétaux comme des données fixes qu’il fallait gérer, plutôt que de leur apporter des solutions afin d’obtenir à terme, leur résolution et la réalisation de l’idéal de la société unitaire. Dans ces conditions, un changement radical de politique n’était pas envisageable et le CUP commença à s’engager dans la direction autoritaire de sa conception de la politique et de la gouvernance. Si le changement de cap était exclu, quelles étaient alors les leçons politiques à tirer de l’incident du 31 Mart ? La première se rapporte au caractère islamique du soulèvement. Ahmed Rıza avait conceptualisé l’islam comme la composante déterminante de la société ottomane. Se limitant à cette grille de lecture, le CUP avait été prompt à qualifier le corps des insurgés de force religieuse arriérée, en omettant le critère socio-économique comme facteur de l’insurrection. Du reste, les raisons structurelles de la révolte ne s’étaient pas atténuées avec le rétablissement de l’ordre. Au contraire, les purges des fonctionnaires et des officiers ne disposant pas de compétence moderne au sein de la bureaucratie et de l’armée s’intensifièrent151. Or, le CUP estimait devoir s’adapter à ce qu’il considérait être la raison principale de la révolte : la réaction islamiste et le sentiment islamique de la population opposée à la réforme de l’Empire ottoman. Dès la réunion de l’Assemblée nationale, le parlement et le CUP adoptèrent un discours à tonalité islamique pour donner des gages au sentiment religieux — un discours islamique qui, par la suite, n’allait pas perdre de son importance152. Le jour de son intronisation, le sultan Mehmed Reşad accomplit la cérémonie islamique du biat, au cours de laquelle il s’engagea devant les ministres et les députés à rendre compte de ses actions. Le texte du serment fut préparé par Ahmed Rıza en personne153. 150
Voir notamment Erik-Jan Zürcher : « Turning Points and Missed Opportunities in the Modern History of Turkey : Where Could Things Have Gone Differently ? » The Young Turk Legacy, p. 289-290. 151 N. Sohrabi : Revolution and Constitutionalism, p. 226, 269-282. 152 Yunus Nadi : İhtilâl ve İnkilab-ı Osmanî, p. 225-227. 153 Voir Meclisi Umumî, Session 13 Nisan 1325 [sic] (26 avril 1909), p. 39-41. Il doit s’agir de la session du 28 ou du 29 avril 1909.
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Mais le caractère instrumental de la cérémonie se révéla dans son déroulement même. En effet, Ahmed Rıza lui demanda de prêter serment non seulement sur le Coran, mais aussi sur la Constitution, ce qui donna à cet acte islamique une connotation séculière154. La même approche fut adoptée dans la modification de la constitution décidée en août 1909. La Constitution révisée limitait sensiblement les compétences du palais et supprimait d’importantes dérogations que la version de 1876 avait accordées au monarque. Pour beaucoup d’intellectuels ottomans, ces réaménagements ouvraient une véritable époque de liberté dans laquelle le parlementarisme garantirait le bien-être de la société155. Ahmed Rıza partageait cette idée de donner des gages aux tendances islamiques. Toutefois le problème se posait à lui d’une manière différente, en ce qu’il touchait à son identité positiviste et à son idéal de propager le positivisme. Depuis son exil à Paris, il avait développé le concept de la « valeur transitoire » de l’islam, qui permettrait la conversion des musulmans au positivisme. Mais l’impossibilité de transposer cette approche théorique à la pratique politique en montrait les limites. Nous l’avons dit, Rıza était conscient du fait que sa mission de prosélytisme positiviste ne serait pas facile à accomplir et risquerait inévitablement de heurter les sentiments de la population. C’est probablement pour cela qu’il avait renoncé au poste de ministre de l’Instruction publique. Mais l’incident du 31 Mart le confrontait à une menace proprement existentielle et jetait encore plus de doute sur la possibilité de réaliser le projet positiviste. Pourtant, Ahmed Rıza ne perdait pas son identité positiviste ni sa conviction que la société ottomane était disposée au positivisme. Mais après 1909, il se fit beaucoup plus nuancé dans son approche : « [S]i je suis loin de vous, de cœur ne suis-je pas toujours parmi vous, à vos côtés, cultivant les principes qui nous sont chers, regrettant seulement de ne pouvoir encore, au gré de mon désir, vulgariser ici les (…) belles méthodes du positivisme ? », écrivit-il à son ami et directeur du positivisme Émile Corra156. Rıza restait officiellement affilié aux organisations positivistes et connut même une promotion au sein de celles-ci, jusqu’à accéder à la vice-présidence157. Mais ses apparitions publiques en tant 154
Abdurrahman Şeref Efendi Tarihi, p. 28-29. Voir M. Hastaş : Ahmet Samim, p. 27-37. Feroz Ahmad note que le sultan ne figurait même plus dans la Constitution révisée. Young Turks, p. 59. 156 AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 30 août 1909. 157 Voir notre chapitre « La révélation de la doctrine comtienne ». 155
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que positiviste relevaient pratiquement de l’impossible. Il n’était plus possible d’imaginer Ahmed Rıza prononçant un discours du genre de celui du banquet organisé par ses confrères positivistes en novembre 1908, dans lequel il avait affirmé l’enracinement positiviste de la politique de la Jeune Turquie158. Par ailleurs, il était très inquiet lorsque des écrits le décrivaient comme un positiviste. Cela risquait en effet de compromettre sa réputation dans l’Empire ainsi que la mission positiviste qu’il avait endossée159. De même, son projet de lycée pour filles reçut un coup d’arrêt. Dès ses débuts, l’idée avait provoqué des réticences, non seulement de la part des traditionalistes, qui voyaient dans le projet d’instruire des femmes une atteinte à l’ordre islamique, mais aussi de la part des unionistes. Ainsi, le héros de la révolution, Niyazi Bey, avait émis un doute sur la première proposition de Selma en août 1908160. Par contre, le projet rencontra un grand écho auprès de l’opinion publique étrangère, qui se montrait parfois enthousiaste161. Mais Ahmed Rıza n’eut de cesse de se plaindre de l’indifférence de l’administration ottomane et plus généralement des Ottomans eux-mêmes162. Il pouvait facilement comprendre l’opposition au projet de la part des traditionalistes ; mais l’indifférence générale le choquait bien plus. Combiné à l’hostilité latente, ce manque de soutien se traduisit après avril 1909 par le ralentissement du projet, qui avait pourtant commencé avec un grand élan au début de l’année. Selma continuait à y travailler activement, mais elle n’avait plus de visibilité publique, comme d’ailleurs son amie Emine Semiye qui avait soutenu le projet163. Sans doute, son frère et elle-même considéraient-ils qu’elle était trop exposée et qu’elle mettait sa propre personne ainsi que le projet en danger164. 158 Certains disaient que Rıza avait commencé à faire publiquement la prière pour apaiser les esprits. Albert Fua : Le CUP contre la Constitution, p. 59. Cf. Y. H. Bayur : Türk İnkılâbı Tarihi III.4, p. 445. 159 Voir sa lettre à propos des activités de son ancien soutien Şerif Paşa. AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 14 avril 1910. Cf. « Une amende honorable », Mècheroutiette, no 2/7, mai 1910. 160 N. van Os : « Kandilli Sultânî-i İnâs », p. 26 ; S. Çakır : Osmanlı Kadın Hareketi, p. 34. 161 Cf. American College for Girls Records, Subseries II.1, Box 19 : Report of the Year 1910-1911, p. 18 ; Lycée des Jeunes Filles de Versailles à Ahmed Rıza, Versailles, 17 juin 1910. Collection Faruk Ilıkan. 162 Voir p. ex. DH.MUİ 82/61 : Ahmed Rıza à Dâhiliye, Istanbul, 23 mai 1910. 163 Des cahiers concernant le projet dans la collection de Faruk Ilıkan en attestent. 164 Cf. N. van Os : « Kandilli Sultânî-i İnâs », p. 29.
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Les mois suivants l’insurrection, le projet était au point mort. Mais il connut un nouveau souffle vers la fin de l’année 1909. Ayant assumé la responsabilité du projet, Ahmed Rıza forma un comité, le Sultanî-i İnâs Cemiyeti, composé de parlementaires et d’hommes politiques, pour collecter des fonds et mettre en œuvre le projet165. Il sollicita des crédits auprès de la Banque ottomane, fit des démarches auprès des ambassades étrangères et organisa une loterie166. Les travaux de restauration du palais alloué par le sultan à Kandilli furent effectués au cours de l’année 1911 par les célèbres architectes Vedat Tek et Kemaleddin167. Mais avec l’entrée en guerre de l’Empire, d’abord en Tripolitaine puis dans les Balkans, le projet ralentit à nouveau. Le bâtiment nouvellement restauré fut utilisé pour loger des réfugiés. Ce n’est qu’en 1916, soit plus de sept ans après le début, que l’entreprise aboutit enfin, avec l’inauguration du lycée pour filles. Or, le projet avait radicalement changé dans sa teneur qualitative. Conçu au départ comme l’équivalent du Lycée impérial de Galatasaray, avec un enseignement français, le lycée fut dirigé par une Allemande et l’enseignement se fit en allemand168. Dans l’intervalle, Rıza avait perdu tout contrôle sur le projet. Un Comité encore plus autoritaire Dans ses mémoires, Ahmed Rıza dit que le 31 Mart a fait plus de mal à l’Empire ottoman que l’armée du « Moscovite »169. C’est là qu’aurait commencé le malheur de la Seconde Période constitutionnelle. Le CUP avait sincèrement souhaité des réformes et avait lentement travaillé à cette fin. La reconquête de la liberté fut l’essentiel de son succès, mais le peuple se révéla peu disposé à défendre ses propres droits et donc à perpétuer cet élan. Le CUP avait donné la liberté à la nation, nous dit Rıza, mais la nation préféra crier dans les rues, et se livrer à un excès de 165 Voir O. N. Ergin : Türk Maarif Tarihi I, p. 356. M. Ergün : İkinci Meşrutiyet Devrinde Eğitim Hareketleri, p. 186. Cf. Liste des noms de la Société du Lycée Impérial des Jeunes Filles, Collection Faruk Ilıkan ; « Turquie – Enseignement », Revue du Monde Musulmans, 9/11 (novembre 1909), p. 476. 166 « Büyük Bir Kız Mektebi », Tanin, 20 janvier 1909 ; Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 31-33. Pour l’organisation de la loterie, voir les dossiers BOA, DH.MUİ 82/61, 21 juillet 1910 ; İ.MF 1668/6, 2 juillet 1910. 167 M. R. Hâtemi Baraz/Z. Demircan : Çengelköy Tarihi, p. 144 ; N. van Os : « Kandilli Sultânî-i İnâs », p. 31. 168 N. van Os : « Kandilli Sultânî-i İnâs », p. 32. 169 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 42.
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liberté d’opinion. Dans une lettre à son ami positiviste Corra, il écrivit : « Il était de l’intérêt du peuple d’utiliser la liberté pour sa propre amélioration sociale et économique. Il s’en est servi pour calomnier et discréditer ceux qui la lui avaient procurée après tant de souffrance et d’abnégation. Et malgré tout cela, j’aime ce peuple et veux lui consacrer ma vie. »170 Nous y avons déjà fait allusion, Rıza fut sincèrement déçu par la société ottomane. Il avait beau mettre en avant sa disposition au progrès, confrontée à la réalité des conditions de l’Empire, cette disposition se présentait bien différemment. Si l’exil à Paris lui avait permis de se réconcilier avec « son » pays, le retour à Istanbul et l’incident du 31 Mart firent renaître le mépris à l’égard de la société ottomane qui l’avait animé dans sa jeunesse et qui s’était traduit par un sentiment de décalage. C’est à lui, qui avait fondé son identité d’homme moderne et son identité politique d’appartenance à l’élite savante, que revenait l’obligation d’éclairer la nation. Dès 1909 nous retrouvons dans ses propos des plaintes sur la société ottomane, que l’on n’avait plus rencontrées depuis les années 1880. Il partageait le sentiment de décalage que son père avait ressenti lors de son exil à Konya et il se plaignait par exemple, à ses amis en France, qu’il ne pouvait trouver de la main-d’œuvre qualifiée pour équiper sa maison d’un système d’éclairage moderne171. Dans ses mémoires, il dit que dans son pays, personne ne connaissait la notion de ponctualité ou le sens du travail172. L’expérience du 31 Mart le poussa aussi à déménager. La demeure familiale à Makriköy ayant été encerclée par les insurgés, toute la famille s’installa le lendemain de la révolte chez l’un des beaux-frères d’Ahmed Rıza, sur la rive asiatique, le long du Bosphore173. Makriköy était désormais trop exposé. Peu après, Rıza emménagea dans une maison affectée par le nouveau sultan Mehmed Reşad à la présidence de la Chambre à Maçka174. C’est aussi à la suite de l’insurrection, qu’il décida de faire reconstruire la maison familiale de leur çiftlik à Vaniköy, qui avait brûlé au début des années 1890. Sur les collines peu peuplées du Bosphore, la maison était isolée et loin du centre-ville, à l’abri d’une éventuelle menace 170
AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 17 août 1912. Voir les références dans la lettre d’Émile Corra à Ahmed Rıza, Paris, 27 septembre 1909. Collection Faruk Ilıkan. 172 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 41-42. 173 M. Tinayre : Note d’une voyageuse, p. 321. 174 Halid Ziya Uşaklıgil : Saray ve Ötesi. Son Hatıralar. Istanbul : İnkılap ve Aka Kitabevleri, 1965, p. 152. 171
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venant de la foule. L’architecture même de la demeure trahissait ses peurs. Rıza prit soin de faire entourer la maison par de hauts murs, protégés en outre par des gardiens armés albanais, prêts à tirer sur des intrus175. Abdülhamid II s’était réfugié sur les hauteurs du Bosphore en y construisant le palais de Yıldız, après avoir vécu l’expérience de l’assaut de Çırağan mené par Ali Suâvi. Après l’incident du 31 Mart, son opposant historique fit le même choix de s’isoler derrière les murs de son çiftlik. Ceci dit, le sens de l’engagement pour la patrie empêchait Ahmed Rıza de se résoudre à vivre dans l’amertume et l’éloignement. En effet, il décida de perpétuer le choix qu’il avait fait à la suite de la révolution constitutionnelle, à savoir celui d’œuvrer pour la réforme de l’Empire au sein de son meilleur gardien, le CUP. L’incident du 31 Mart confirma deux choses que le CUP avait martelées dès le lendemain de la révolution jeune-turque. Premièrement, l’insurrection montrait qu’il existait un réel danger pour le régime constitutionnel et que l’on devait, par conséquent, rester vigilant face à la menace réactionnaire. Deuxièmement, les événements du 31 Mart témoignèrent de la capacité du CUP à mobiliser, non pas le peuple, mais l’armée pour défendre la Constitution. L’organisation révéla ainsi son double rôle d’instigateur historique et de gardien du régime constitutionnel. Fort de cette confirmation, le CUP, plutôt que de penser réviser ou d’ajuster sa politique aux nouvelles réalités de l’Empire, s’enfonça dans son caractère autoritaire et revendiqua plus que jamais l’autorité exclusive sur la définition de la politique ottomane. L’opposition libérale, ayant depuis décembre 1908 frontalement attaqué le CUP pour avoir gardé un caractère semi-officiel et secret, se trouvait démunie de son meilleur angle d’attaque et sortait affaiblie des événements d’avril. La loi martiale, décrétée sur ordre de Mahmud Şevket Paşa le jour de l’entrée de l’armée d’action dans la capitale, s’accommoda si bien de l’exercice du pouvoir par le CUP, qu’elle fut régulièrement prolongée, couvrant de fait la majeure partie de la Seconde Période constitutionnelle176. 175 İbrahim Hakkı Konyalı : Âbideleri ve Kitâbeleriyle Üsküdar Tarihi. Istanbul : Türkiye Yeşilay Cemiyeti, 1976, vol. II, p. 209. 176 F. Ahmad : Young Turks, p. 48-49. L’auteur conclut que ce régime profitait surtout à l’armée dirigée par Şevket Paşa et que le CUP perdait son contrôle sur l’armée pour être contrôlé à son tour par l’armée. (Voir pour une argumentation similaire aussi N. Turfan : Rise of the Young Turks.) D’autres chercheurs ne nient pas la montée en puissance de l’armée, mais insistent sur sa symbiose organique avec la structure du CUP, ne permettant pas de conclure à un contrôle militaire sur le CUP. N. Sohrabi : Revolution and Constitutionalism, p. 249-250.
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Sous l’influence du CUP, le gouvernement prit des mesures sans précédent visant à contrôler l’expression des opinions concurrentes et à restreindre les libertés civiques177. Le système de censure mis en place était mieux organisé que celui qui avait existé sous Abdülhamid178. Les libéraux et d’autres groupes au sein du parlement continuaient à s’opposer à ces mesures, mais le traumatisme du 31 Mart était encore trop fort pour permettre à ces contestataires de retrouver leur véhémence première179. Sous le choc des violences contre les Arméniens à Adana, le Dachnaktsoutioun décida de continuer son alliance tactique avec le CUP et l’aida à élargir ses structures en Anatolie. Le parti Dachnak n’était pas dupe de l’autoritarisme des unionistes, ni de leur immaturité politique dont il les accusait régulièrement. Mais compte tenu des circonstances dans l’Empire, le CUP lui paraissait comme un partenaire encombrant, certes, mais nécessaire faute d’alternative pour défendre le système constitutionnel180. Quant à Ahmed Rıza, il décida de continuer à occuper le poste de président de la Chambre pour diriger le parlement à l’instar d’un chef d’orchestre, pour faire résonner la voix unioniste. Après l’insurrection du 31 Mart, il avait à nouveau envisagé de démissionner de son poste, craignant une exposition trop forte et avait sollicité l’avis de ses amis positivistes en France. Émile Corra lui répondit que sa démission serait une concession à la « réaction » et l’encouragea à ne pas procéder à une telle démarche. Corra raisonnait en tant que positiviste et Rıza en partie aussi. Toutefois, au vu de la situation politique intérieure de l’Empire et des critiques visant Rıza pour son manque d’impartialité dans l’exercice de ses fonctions, ce choix fut perçu différemment181. La décision d’Ahmed Rıza de rester à la présidence de la Chambre eut en effet de graves conséquences. Car Rıza, enfermé dans les limites de son idéologie, rata une occasion de changer son parcours et continua à agir comme un simple agent du CUP, au lieu de tenter de développer une 177
F. Ahmad : Young Turks, p. 60-61. Cf. E. Frierson : Unimagined Communities, p. 10-11. 179 Dès la lecture de la déclaration de la loi martiale à l’Assemblée nationale, des voix se levèrent pour demander la ratification de la décision par les députés. Meclisi Umumî, Session 12 Nisan 1325 (25 avril 1909), p. 27-33. 180 D. M. Kaligian : Armenian Revolutionary Federation Under Ottoman Constitutional Rule. 181 Pour The Times, sa démission de la présidence fut quasi-certaine compte tenu de cette impartialité. « The Situation in Turkey », 3 mai 1909. Voir aussi « À Salonique », L’Humanité, 30 avril 1909 ; « La crise turque », 4 mai 1909. 178
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activité distincte de celle du pouvoir. Ainsi, il reprit inévitablement ses habituels réflexes de militant du CUP, qui lui avaient déjà attiré la colère de l’opposition. À l’Assemblée nationale d’abord, Ahmed Rıza fut critiqué pour avoir procédé à la cérémonie de serment du nouveau sultan Mehmed Reşad au ministère de la Guerre plutôt qu’au parlement, comme il aurait été souhaitable182. Ensuite, le comportement d’Ahmed Rıza provoquait régulièrement les protestations des députés opposés au CUP. L’un des débats les plus animés à la Chambre fut celui sur l’amendement de la Constitution présenté par Talâat pour permettre aux députés de devenir sous-secrétaires. L’amendement ouvrait aux députés unionistes la voie des ministères, afin qu’ils puissent exercer un meilleur contrôle du pouvoir et encourager les réformes administratives. Lorsque l’opposition, l’avocat Lütfi Fikri en tête, exposa ses objections, Ahmed Rıza endossa le rôle de défenseur de l’amendement, abusant de sa fonction pour réduire les détracteurs au silence. Face au tollé soulevé par le fond et la forme des débats, Talâat dut finalement retirer la motion183. Dans son discours de clôture de l’année parlementaire, Rıza demanda aux députés de l’excuser s’il avait involontairement commis des erreurs, si bien que même Lütfi Fikri chercha à se réconcilier avec le président184. Du début de la consolidation au début de la fin Depuis sa jeunesse, Ahmed Rıza avait été très peu diplomate lorsqu’il s’agissait de formuler des critiques et de pointer des défauts. Durant sa vie de Jeune Turc, sa parole très directe et son sentiment de supériorité bien connu l’avait isolé au sein du mouvement. Sous la Seconde Période constitutionnelle, il n’était pas prêt à changer ses habitudes et s’était vite fait connaître pour sa droiture et sa fierté. Dans ses mémoires, il revendiquait cette fierté, qui pouvait certes facilement heurter ses interlocuteurs, mais qu’il présentait comme une preuve de caractère. Même le sultan Mehmed Reşad se montrait souvent choqué par son comportement, et ne l’appréciait guère185. Toutefois, cette personnalité difficile prit dans les circonstances de la Seconde Période constitutionnelle une connotation 182
Meclisi Umumî, Session 13 Nisan 1325 [sic] [28/29 avril 1909], p. 39-41. Voir Cf. MMZC, Sessions 1 et 4 Haziran 1325 (14 et 17 juin 1909), p. 357 et suivantes. Cf. F. Ahmad : The Young Turks, p. 50-52. 184 MMZC, Session 8 Ağustos 1325 (21 août 1909), p. 628-629. 185 Cf. Halid Ziya Uşaklıgil : Saray ve Ötesi, p. 48-49, 151-153. 183
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particulière, se conjuguant à la critique du CUP comme comité autoritaire semi-officiel. Le président et sa chambre Si Ahmed Rıza put rester à la présidence, ce fut principalement pour trois raisons. D’abord, son poste fut paradoxalement sauvé par l’insurrection d’avril. Décrié par les forces traditionalistes lors du soulèvement réactionnaire, il pouvait continuer à représenter le parlementarisme. Ensuite, il continua à jouir de son renom d’homme incorruptible, qui le suivait depuis les années 1890. Son passé, sa grande taille, sa longue barbe inspiraient malgré tout le respect aux députés. Enfin, malgré son affiliation au CUP, Rıza parvenaient en partie à mener à bien ses fonctions de président de la Chambre. Lorsqu’il ne faisait pas valoir ses propres positions, il savait présider les débats, calmer les esprits, arbitrer entre différentes opinions186. La cloche avec laquelle il essayait de rétablir l’ordre lors des débats les plus ardents devint légendaire. Il organisait des dîners et des réceptions pour donner plus de respectabilité au parlement187. Il travaillait aussi pour faire connaître le parlement ottoman à l’étranger, en se rendant régulièrement chez des ambassadeurs et en sollicitant la visite d’observateurs étrangers188. Confiant dans la possibilité de bâtir avec les États européens un ordre international pacifié, il tissait des liens amicaux avec les parlements européens afin d’intégrer le régime constitutionnel ottoman dans un système international et contribuer ainsi à la coopération internationale. En effet, il semble qu’Ahmed Rıza ait lancé, ou du moins activement contribué, à plusieurs initiatives en ce sens. Il aida à l’organisation du voyage en France et en Angleterre d’une délégation parlementaire ottomane, pour laquelle il semble avoir organisé l’accueil à Paris189. Il tissa également des liens avec les parlements de Serbie et de Bulgarie pour œuvrer à l’entente dans les Balkans et reçut la visite des 186 Voir le brouillon (en français) de sa lettre à deux députés, l’un grec l’autre bulgare, les invitant à avoir une discussion plus calme dans son bureau, probablement concernant une dispute sur des églises grecque-orthodoxes et bulgares en Macédoine. Ahmed Rıza à I… et C… [noms illisibles], Istanbul, 29 juillet 1909. Collection Faruk Ilıkan. 187 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 48-49. 188 Voir Oscar S. Straus : Under Four Administrations. From Cleveland to Taft. Boston/ New York : Hougthon Mifflin, 1922, p. 298-299. 189 Voir les références dans Henri Brisson (président de la Chambre des Députés française) à Ahmed Rıza, Paris, 9 mai 1910. Collection Faruk Ilıkan. Voir aussi les notes des diplomates français de MAE, Nouvelle Série Turquie 180, 44 : Note non-signée, 3 juillet 1909.
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rois de la Bulgarie et de la Serbie à la Chambre, lors de leur séjour respectif à Istanbul190. En 1908, l’Empire intégra officiellement l’Union interparlementaire, où jusqu’alors sa voix n’avait été entendue qu’à travers celle du représentant de la Jeune Turquie, Ahmed Rıza191. Il s’engagea aussi pour obtenir l’amélioration des conditions du travail au parlement. À sa première entrevue en tant que président de la Chambre, il sollicita d’Abdülhamid de nouveaux bâtiments pour la Chambre et le Sénat192. De son successeur Mehmed Reşad, il obtint le palais de Çırağan, à la rénovation duquel il s’investit personnellement193. Après avoir passé, selon ses propres termes, toutes ses vacances au palais pour surveiller l’avancée des travaux, la deuxième année parlementaire pu s’ouvrir en novembre 1909 dans le palais de Çırağan194. En résumé, la présidence d’Ahmed Rıza ne se réduisait pas au despotisme du CUP comme aimaient à le présenter ses adversaires. Au fil des années, Rıza fit preuve de maturité dans l’exercice de ses fonctions. Ses interventions pour mettre les positions du CUP en avant se firent beaucoup plus rares à partir de la deuxième année parlementaire. D’ailleurs, il ne mentionnait plus le nom du Comité dans ses discours d’investiture ou de clôture. La presse étrangère, qui avait souvent critiqué sa partialité, dut concéder qu’il avait fait des progrès au cours de l’exercice de son mandat et que les critiques dont il faisait l’objet étaient parfois injustes195. Du reste, il fut élu à la présidence de la Chambre quatre fois de suite, jusqu’à la dissolution du parlement en janvier 1912. Toutefois, le nombre de vote qu’il obtint lors de ces élections montre qu’il n’est pas possible de dissocier sa présidence du pouvoir du CUP ni de l’opposition qui se manifestait à son encontre. Lors du premier vote en décembre 1908, il fut probablement élu à l’unanimité, et lors du dernier en octobre 1911, Ahmed Rıza obtint difficilement la majorité avec 86 sur les 159 votes
190 Lettre de remerciement, Jamovitch (Cabinet du roi de Serbie) à Ahmed Rıza, Belgrade, 25 mars 1910. Collection Faruk Ilıkan. 191 Voir le discours de clôture de la deuxième année parlementaire. MMZC, Session 15 Haziran 1326 (28 juin 1910), p. 640. 192 MMZC, Session 15 Kânun-i Evvel 1324 (28 décembre 1908), p. 63. 193 Ali Fuat Türkgeldi : Görüp İşittiklerim, p. 41-42. Cf. son discours de clôture de l’année parlementaire MMZC, Session 8 Ağustos 1325 (21 août 1909), p. 627-628. 194 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 46-47. 195 « Turkey. The Parliamentary Situation », 12 décembre 1910 ; « The Turkish Senate. Appointment of Ahmed Riza Bey », 25 janvier 1912.
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exprimés196. Nous pouvons faire un constat similaire pour l’accueil suivant chaque investiture de Rıza. Aux grandes acclamations de décembre 1908 succéda un simple inchallah, après son bref discours d’investiture à l’automne 1911. Nous l’avons dit, Ahmed Rıza avait fait le choix de s’aligner sur le CUP et de promouvoir sa politique à la Chambre ottomane, en dépit de son obligation de neutralité. Chaque montée de la critique avait un double teneur, celle de contestation politique contre les unionistes et de contestation personnelle, dirigée directement contre Ahmed Rıza, au point que Tarık Zafer Tunaya, dans son ouvrage sur les partis politiques en Turquie, estime pouvoir suivre la critique du CUP à travers la figure du président de la Chambre197. En janvier 1910, un incendie probablement causé par un court-circuit ravagea le palais de Çırağan, qui avait été inauguré comme nouveau siège du parlement ottoman deux mois plus tôt. Ahmed Rıza, qui avait activement œuvré à la restauration du bâtiment et pris soin d’installer un système d’éclairage électrique, devint l’objet des sarcasmes de ses opposants. Visiblement, disait-on, sa présidence ne portait pas chance au parlement198. Ahmed Rıza concède lui-même dans ses mémoires, qu’après l’événement du 31 Mart 1909, le CUP devint plus autoritaire et commença à recourir à la force pour imposer ses projets aux groupes dissidents. En conséquence, il éprouva des difficultés à faire accepter sa politique par la population ottomane199. Sa position devint de plus en plus fragile, à mesure de son incapacité à résoudre les problèmes politiques et à ne pas décevoir les espoirs d’une amélioration des conditions politiques. Lorsqu’à partir de 1910, le CUP commença à rencontrer des difficultés dans son fief en Macédoine200, l’opposition l’accusa à nouveau de chercher à rétablir un système despotique : « Est-ce que ce nouveau 196 MMZC, Session 1 Teşrin-i Evvel 1327 (14 octobre 1911), p. 7-8. D’intenses discussions entre le CUP et l’Entente Libérale avaient précédé son élection. « Turkish Parliamentary Situation », 16 octobre 1911. 197 T. Z. Tunaya : Türkiye’de Siyasal Partiler III, p. 186. 198 « Turkish Parliament House Burnt Down », Times, 20 janvier 1910. Par ailleurs, on le tenait responsable de ne pas avoir accepté des offres d’assurance estimant pouvoir décrocher des contrats plus avantageux mais exposant ainsi le bâtiment à des dangers. « The Destruction of the Chiragan Palace. An Outcome of Negligence », 21 janvier 1910. Ahmed Rıza fut affecté au point de ne pas sortir de chez lui pendant plusieurs journées. Des collègues allèrent le voir pour s’assurer de sa santé. MMZC, Session 7 Kanun-i Sani 1325 (20 janvier 1910), p. 569 ; « L’incendie du parlement turc », L’Humanité, 23 janvier 1910. 199 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 42. 200 M. Hacısalihoğlu : Die Jungtürken und die Mazedonische Frage, p. 308-314.
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despotisme pourra disparaître en 60 ans ? » s’insurgea le député Rıza Nûr, lorsqu’Ahmed Rıza rejeta un débat sur la loi martiale proposé par Lütfi Fikri201. Confronté à une opposition grandissante, le CUP essaya d’approcher les forces divergentes pour leur proposer de former une coalition nationale. Mais ces tentatives de rapprochement se soldèrent par des échecs. En effet, les différents courants d’opposition avaient décidé de s’unir pour faire front contre le pouvoir du CUP au parlement et au gouvernement202. L’un des premiers moyens pour revendiquer ce changement politique, c’était de mettre en cause la présidence d’Ahmed Rıza. En octobre 1911, à la veille de l’ouverture de la troisième année parlementaire qui s’annonçait particulièrement difficile, la question de la succession à la présidence fit l’objet de vives discussions. Pour l’opposition, il était exclu que Rıza occupe pour une quatrième fois ce poste203. Mais derrière ce débat se profilait une question de fond : quelle direction le gouvernement ottoman devait-il prendre ? Dans ses tirades contre Ahmed Rıza, Lütfi Fikri proposa de constituer un cabinet de personnalités indépendantes et d’en interdire l’accès aux membres des partis politiques afin d’assurer le bon exercice de la fonction ministérielle en toute neutralité204. Cette proposition, qui se présentait comme un appel au dépassement des clivages, visait en réalité à détruire la base du pouvoir du CUP. Celui-ci décida de maintenir son programme et présenta à nouveau Ahmed Rıza à la présidence. Le 14 octobre 1911, celui-ci recueillit son score le plus faible depuis l’ouverture du parlement. Quelle fut la position d’Ahmed Rıza dans ce débat ? Face à l’agitation de l’Assemblée et aux attaques personnelles répétées, on aurait pu s’attendre à ce qu’il se retire pour calmer les esprits. Dans des circonstances ordinaires, il aurait probablement renoncé à prendre une responsabilité qui lui était si vivement contestée. Mais en octobre 1911, le scénario tant redouté d’une entrée en guerre s’était réalisé : depuis le 29 septembre, l’Empire ottoman se trouvait engagé dans la guerre de Tripolitaine contre l’Italie. Dans cette situation de crise, Ahmed Rıza ne pouvait renoncer à 201
MMZC, Session 3 Mart 1327 (26 mars 1911), p. 92. Ali Birinci : Hürriyet ve İtilâf Fırkası. II. Meşrutiyet Devrinde İttihat ve Terakki’ye Karşı Çıkanlar. Istanbul : Dergâh, 1990, p. 225-226. 203 Ahmet Ali Gazel : İkinci Meşrutiyet Dönemi Siyasî Mücadelesinde Lütfi Fikri’nin Tanzimat’ı. Konya : Cizgi Kitabevi, 2007, p. 134-136. Cf. T. Z. Tunaya : Türkiye’de Siyasal Partiler III, p. 187. 204 Ibid., p. 150-153. 202
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poursuivre la ligne politique du CUP, l’organisation qui représentait pour lui la première force de l’Empire et la seule capable de gérer les affaires de l’État. Le début d’une décennie de guerres : l’éclatement de la guerre de Tripolitaine Le 26 septembre 1911, l’Italie lança un ultimatum à l’Empire demandant la cession sous 24 heures des provinces libyennes. Ainsi, presque jour pour jour, trois ans après l’annexion de la Bosnie-Herzégovine et la déclaration d’indépendance de la Bulgarie, l’Empire était confronté à une nouvelle atteinte à son intégrité. Mais cette fois-ci, la situation était différente en ce que la crise de 1908 avait concerné des territoires qui n’étaient que nominalement sous contrôle ottoman ; leur perte correspondait, comme l’avait dit Aehrenthal, à une situation de fait. Mais l’agression italienne touchait des provinces ottomanes qui étaient intégrées dans la structure administrative de l’Empire et avaient des représentants à la Chambre205. Redoutant une crise diplomatique, le gouvernement ottoman proposa un régime similaire à celui qui était en vigueur en Égypte, celleci étant administrée par la Grande-Bretagne mais faisant nominalement partie de l’Empire. Le gouvernement italien de Giovanni Giolitti refusa et le 29 septembre l’Italie déclara la guerre à l’Empire ottoman. Le CUP fut confronté à un choix difficile entre céder à l’Italie, ce qui serait revenu à une capitulation et aurait fragilisé sa position politique interne, ou s’engager dans une guerre qui s’annonçait difficile. L’annonce de l’ultimatum par l’Italie fut pour Ahmed Rıza probablement une surprise proche de celle qu’il avait éprouvée lors de la crise d’octobre 1908. De fait, c’est tout un monde qui s’écroulait. Il avait toujours affirmé l’orientation pacifique de l’Empire ottoman et son désir d’entretenir des rapports amicaux avec les États voisins comme les grandes puissances. Incapable de comprendre la réalité de l’impérialisme, il était sincèrement convaincu que tous les États européens avaient un intérêt à voir l’Empire ottoman se redresser. Par ailleurs, Rıza entretenait des liens personnels avec des hommes politiques italiens et l’ambassade d’Italie. Durant l’été 1911, il avait collaboré avec l’ambassade pour réaliser son projet de lycée pour filles en demandant un contrôle par des experts 205
Voir Orhan Koloğlu : Osmanlı Meclislerinde Libya ve Libyalılar. Istanbul : Boyut Yay., 2003.
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italiens du bâtiment en construction206. L’année précédente, en réponse à une note à Luigi Luzzatti, qui venait de démissionner de son poste de premier ministre, celui-ci avait répondu par un télégramme qui affirmait l’amitié éternelle entre l’Italie et la Turquie et où il exprimait son respect pour les Turcs qui avaient accompli un « 89 sans 93 »207. Ce sont précisément ces efforts qui étaient remis en question à la fin de septembre 1911. Ce n’était pas seulement l’intégrité de l’Empire ottoman qui était remise en cause, mais aussi le projet de la réforme ottomane, fondement même de la Jeune Turquie. Car Ahmed Rıza savait bien que la réussite de cette réforme, c’est-à-dire du progrès, dépendait de l’ordre et de la stabilité nationaux et internationaux. Il renoua ainsi avec des pensées, qu’il n’avait plus professées depuis 1908. À son ami Émile Corra, il écrivit : « L’Europe (…) qui, au nom de la Civilisation, nous imposait des projets de réformes sous l’ancien régime (…) ne s’est pas crue obligée, depuis trois ans, de prêter son concours, au moins moral, aux patriotes ottomans. (…) Au contraire, elle laisse aujourd’hui un État, prétendu civilisé, se ruer sur nous comme une bête fauve pour briser nos forces morales et matérielles »208
Visiblement pressé d’écrire, il continua dans une autre lettre trois jours plus tard : « Le comité jeune-turc qui tente à faire aimer au peuple oriental l’Occident, à lui faire adopter ses progrès et à jeter, pour ainsi dire, un pont entre l’Occident et le monde musulman, va échouer dans cette tâche par la faute même de l’Europe. »209 En effet, Ahmed Rıza ne parvenait pas à comprendre comment un État européen pouvait s’attaquer à l’Empire ottoman, à un régime constitutionnel, au mépris de tout droit international et de tout devoir moral, en l’occurrence l’aide à un pays moins développé engagé sur la voie du progrès. Il comprenait moins encore l’inertie des autres États européens, pourtant conscients du caractère coupable de l’Italie et des graves conséquences que son comportement pouvait avoir sur le régime constitutionnel ottoman et plus généralement sur les rapports interétatiques. Estimant que sa voix de président de la Chambre ottomane serait mieux entendue que sa voix de Jeune Turc d’antan, il reprit la politique 206 Garbasso (conseiller de l’ambassade d’Italie) à Ahmed Rıza, Constantinople, 7 août 1911. Collection Faruk Ilıkan. 207 Télégramme Luigi Luzzati à Ahmed Rıza, Rome, 8 avril 1910. Collection Faruk Ilıkan. 208 AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 5 octobre 1911. 209 AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 8 octobre 1911.
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qu’il avait abandonnée depuis quelques années et décida d’interpeller l’opinion publique des pays européens sur l’affaire de Tripolitaine. Constatant que dans chaque pays européen la presse socialiste était la plus opposée à l’agression, il était même prêt à chercher le soutien des socialistes qu’il avait jadis décrits comme dangereux. Le 16 octobre 1911, Ahmed Rıza adressa une lettre à Émile Vandervelde, qui l’avait défendu 15 ans plus tôt à la Chambre des représentants belge et qui était désormais président de la Seconde Internationale, pour solliciter son appui contre l’agression italienne210. La lettre fut publiée dans le journal Vorwärts pour affirmer l’opposition des socialistes à la guerre211. Rıza poursuivit cette démarche en adressant une lettre au président du Conseil Poincaré, dans laquelle il conjurait la France de soutenir la Jeune Turquie pour permettre à la civilisation de se diffuser dans les pays musulmans212. De même, il obtint du Comité positif qu’il condamne Italie et l’indifférence des puissances, comme une manifestation d’immoralisme213. Interpeller à nouveau les Européens au nom de l’idéal de civilisation représentait une première réponse de la part de Rıza dans l’affaire libyenne. En décidant de briguer à nouveau la présidence de la Chambre, il manifestait sa volonté d’œuvrer en politique intérieure sous les couleurs du CUP pour chercher à dépasser cette crise. Si l’opposition s’était montrée hostile à la réélection d’Ahmed Rıza à la présidence de la Chambre parce qu’elle redoutait sa partialité, le déroulement de la troisième année parlementaire montra qu’elle avait raison. En effet, Rıza renoua avec ses anciennes méthodes de gestion des débats qu’il avait en partie délaissées durant les années précédentes. Jamais il n’avait usé ni abusé autant de son pouvoir pour orienter les débats. Confronté à une crise qui engageait l’Empire dans une guerre avec une grande puissance et qui risquait de déstabiliser l’ordre intérieur, Ahmed Rıza ne voulait plus laisser libre cours aux débats parlementaires, car ceux-ci risquaient de renvoyer une image de confusion et de fragilité à la tête de l’État. Mais si le CUP avait estimé pouvoir s’imposer face aux opposants entre autres avec la présidence de Rıza à la Chambre, il s’était trompé ; les sessions furent les plus tumultueuses que le parlement ait connues jusque-là, si bien qu’Ahmed Rıza fut plusieurs fois obligé de les 210 Gerhard Haupt : Socialism and the Great War. The Collapse of the Second International. Oxford : Clarendon, 1972, p. 61. 211 « The Porte’s Desire for Mediation », Times, 23 octobre 1911. 212 AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Poincaré, Istanbul, s.d. [brouillon]. 213 AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 11 mai 1912.
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suspendre. Sous sa présidence, mettre de l’ordre dans les débats signifiait avantager les unionistes. Confrontée à l’intransigeance du CUP et du président Ahmed Rıza, l’opposition se regroupa sous la bannière d’un nouveau parti : Hürriyet ve İtilâf Fırkası, Parti de la liberté et de l’unité, aussi nommé l’Entente libérale, parti que Tarık Zafer Tunaya a qualifié de « lac dans lequel s’écoulaient tous les fleuves de l’opposition »214. C’est leur hostilité commune au CUP, souvent représenté par la figure d’Ahmed Rıza, qui permit à ces différentes mouvances de s’unir. Jamais, Rıza n’avait été aussi contesté. Jugeant la situation à la Chambre intenable et craignant la formation d’un gouvernement opposé à leur pouvoir, les unionistes décidèrent de dissoudre le parlement. Toutefois, il fallait d’abord réintroduire dans la Constitution un article sur le droit du sultan de dissoudre le parlement qui avait été supprimé en 1909. Pour ce faire, les unionistes comptaient sur leur président Ahmed Rıza. Pendant plus de dix séances, le CUP défendit l’amendement proposé et Ahmed Rıza intervint régulièrement pour en imposer l’adoption. L’amendement n’ayant pas obtenu les deux tiers des votes requis, le CUP recourut à la ruse et trouva un moyen d’obtenir la dissolution du parlement en trouvant un accord entre le sultan et le sénat, conformément à la constitution en vigueur215. Ainsi le 18 janvier 1912, le premier parlement ottoman de la Seconde Période constitutionnelle fut dissous. L’Entente libérale fut outrée par cette décision, qu’elle comparait à la dissolution du parlement de 1878. L’ancien unioniste Tevfik Fikret écrivit un célèbre poème anti-CUP, dans lequel il dénonçait le retour du despotisme. L’opposition accusait directement Ahmed Rıza d’avoir orchestré la dissolution216. La presse se déchaîna et l’attaqua frontalement, lui attribuant tous les méfaits possibles. Lütfi Fikri tenait même sa partialité pour responsable de la contre-révolution d’avril 1909217. Il était évident que Rıza ne pouvait plus se maintenir à la présidence de la nouvelle Chambre, quelle que fût sa composition. Il y avait même des doutes sur ses chances d’être reconduit en tant que député. Le 23 janvier 1912, Ahmed Rıza fut nommé au Sénat ottoman218. 214 T. Z. Tunaya : Türkiye de Siyasal Partiler I, p. 256. Sur le parti voir la monographie d’Ali Birinci : Hürriyet ve İtilâf Fırkası. 215 F. Ahmad : Young Turks, p. 100-103. 216 A. Birinci : Hürriyet ve İtilâf Fırkası, p. 116-119 ; A. A. Gazel : Lütfi Fikri, p. 240. 217 A. A. Gazel : Lütfi Fikri, p. 330-331. 218 Voir le décret BOA, İ.DUİT 11/22, 3 Sefer 1330 (23 janvier 1912).
CHAPITRE XVIII
RÉORIENTATIONS CONSTITUTIONNELLES Après son père İngiliz Ali Bey en 1877, Ahmed Rıza entrait à son tour au Sénat ottoman. La promotion au Sénat d’une personnalité qui avait occupé le poste de président de la Chambre des députés pendant trois ans aurait pu paraître comme une évidence. D’autant plus que, de par sa stature, sa grande taille, son autorité, son savoir, Rıza inspirait le respect, si bien qu’à l’ouverture du parlement ottoman à la fin de 1908 déjà, on avait souligné son apparence sénatoriale1. Mais au vu de l’hostilité qu’il avait provoquée au cours de ces trois années et en particulier les semaines précédant la dissolution du Parlement, cette décision fut fortement contestée par les opposants au CUP2. Pour Lütfi Fikri, Rıza Nûr et d’autres députés et journalistes qui avaient constamment critiqué Ahmed Rıza, sa promotion au Sénat ne fit que confirmer le nouveau despotisme qui régnait dans l’Empire ottoman3. Ahmed Rıza au Sénat, cela s’annonçait comme la poursuite de la politique unioniste. Le CUP et l’impossibilité de la réforme ottomane En février 1912 eurent lieu les élections de la Chambre ottomane. Le calcul du CUP, selon lequel il aurait un avantage réel en raison de son degré d’organisation, se révéla correct et il sortit grand gagnant du suffrage. Le climat politique n’était pas pour autant près de s’apaiser. Les opposants qualifiaient le scrutin d’« élection au bâton » (sopalı seçim) à cause des pressions exercées par les unionistes. De ce fait, le nouveau parlement qui tint sa première session le 15 avril 1912 ne connut pas la tranquillité que le CUP avait escomptée. La guerre de Tripolitaine continuait et la situation de l’Empire ottoman s’avérait très fragile. Ahmed Rıza avait écrit à plusieurs reprises qu’une 1
F. McCullagh : Fall of Abdul-Hamid, p. 9. A. Birinci : Hürriyet ve İtilâf Fırkası, p. 118 ; A. A. Gazel : Lütfi Fikri, p. 240 ; H. Aliyar Demirci : İkinci Meşrutiyet’te Âyan Meclisi 1908-1915. Istanbul : Bilgi Üniv. Yay., 2006, p. 99-116. 3 « Au parlement », Mècheroutiette, no 4/28, avril 1912. 2
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CHAPITRE XVIII
marine performante était nécessaire pour garantir la sécurité d’un Empire ayant une ligne côtière aussi étendue4. Et de fait, la force militaire ottomane se montrait impuissante face à la supériorité navale de l’Italie, rendant l’approvisionnement de la Libye pratiquement impossible. Par ailleurs, la marine italienne alla jusqu’à occuper des îles égéennes et prit même les Dardanelles d’assaut. Ahmed Rıza n’avait cessé de se plaindre auprès de ses amis français de l’immoralité des puissances européennes, qui ne faisaient rien pour venir au secours d’un Empire ottoman en proie à une attaque barbare5. Celles-ci, à peine sorties de la conflagration générale provoquée par la deuxième crise du Maroc, n’étaient pas prêtes à s’engager dans un conflit qui aurait pu dégénérer en une guerre européenne. Le changement politique dans l’Empire et les premiers doutes sur le CUP Mais la crise de l’Empire n’avait pas uniquement une dimension extérieure. La guerre avec l’Italie faisait en réalité figure de catalyseur pour une série de problèmes internes à l’Empire, qui n’avaient pas été résolus et qui refaisaient surface. Ainsi, le désordre éclata dans plusieurs provinces ottomanes, rapidement canalisé par des mouvements nationalistes. L’un des défis les plus urgents était posé par le renforcement du mouvement d’indépendance dans les régions albanaises. En 1909, Ahmed Rıza était intervenu en tant que président de la Chambre, lorsqu’au cours du débat sur le meurtre du journaliste Hasan Fehmi, le député Müfid Libohova avait apostrophé ses collègues en tant qu’« Ottoman » et « Albanais » contre cet assassinat politique. Rıza avait répliqué en brandissant sa définition de l’ottomanisme : « Ici, il n’y a ni Albanais, ni Arabe. »6 Son intervention avait provoqué le tollé des nationalistes albanais, qui virent dans cette formule la négation de leur identité nationale. La réponse d’Ahmed Rıza était, à plusieurs égards, symptomatique de l’approche des unionistes et de leur incapacité à admettre une définition de l’ottomanisme capable d’incorporer l’expression d’une identité nationale. L’Albanie avait été secouée par des troubles dès 1911, mais c’est à partir de janvier 1912 que débuta un véritable soulèvement dans la région. Rıza avait beau avoir 4
« Kuvve-i Bahriyemiz », Osmanlı, no 13, 1er juin 1898 ; Asker, p. 16. AN, 17AS/1 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 11 mai 1912 ; AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 3 juillet 1912. 6 MMZC, Session 25 Mart 1325 (7 avril 1909), p. 651. Lütfi Fikri accusa Ahmed Rıza d’avoir aliéné les Albanais, ce qui aurait provoqué la rébellion générale. Voir A. A. Gazel : Lütfi Fikri, p. 329-330. 5
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insisté dans Asker sur le rôle de l’armée pour garantir l’intégrité de l’Empire contre les mouvements indépendantistes, le cas albanais montrait qu’une politique de répression n’était plus suffisante pour maintenir l’unité du territoire ottoman. Si l’élite étatique ottomane s’était surtout attendue à voir se développer des tendances indépendantistes des groupes nationalistes chrétiens, l’insurrection en Albanie montra que les appels à l’union islamique n’étaient pas suffisants pour rallier les populations musulmanes de l’Empire à l’idée de l’union ottomaniste. Ainsi, en octobre 1912, les nationalistes albanais, guidés en particulier par l’ancien Jeune Turc İsmail Kemal, déclarèrent l’indépendance de l’Albanie. Confronté à de tels défis à l’intérieur et à l’extérieur du pays, le CUP, pourtant majoritaire à la Chambre, ne pouvait garder son pouvoir intact. Il perdait progressivement le contrôle sur le gouvernement, dont l’objectif devint la dissolution du parlement pour se débarrasser d’une Chambre qui ne reflétait plus ses préférences politiques. Enfin, l’autorité du CUP était directement défiée par la fondation d’une organisation au sein de l’armée, composée d’unionistes réfractaires, les Halâskâr Zabitan. En juillet 1912, sous la menace d’une insurrection, ceux-ci demandèrent par un ultimatum la dissolution du parlement et la démission du gouvernement, suivant presque pas à pas l’exemple du CPU de juillet 1908. Le gouvernement céda à la demande des insurgés et la dissolution de la Chambre fut prononcée au Sénat en août 1912, sur le modèle de la dissolution de la Chambre en janvier de la même année — dont Ahmed Rıza avait été tenu pour responsable. Le manque d’initiative du CUP pour imposer son autorité au Sénat fut l’une des raisons principales de la mise à l’écart des unionistes en 19127. Pourtant, la nomination de Rıza au Sénat s’était inscrite, au moins en partie, dans une politique visant à y renforcer le statut du CUP. Mais en fait, les craintes de l’opposition concernant son rôle au Sénat s’avèrent infondées. Ahmed Rıza suivait attentivement les discussions en cours, mais ses interventions se limitaient à de brefs commentaires, à des demandes de clarification, et elles semblent avoir été plus motivées par un souci de précision que par un programme politique. En tout cas, on est loin de l’image du meneur unioniste qui défendrait la politique du CUP. Comment interpréter ce manque d’engagement ? 7 Ş. Hanioğlu : « The Second Constitutional Period, 1908-1918 », Reşat Kasaba (dir.) : Cambridge History of Turkey, Vol. IV : Turkey in the Modern World. Cambridge : Cambridge University Press, 2008, p. 72.
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Pour commencer, il faut bien prendre conscience du degré d’hostilité qui existait contre lui. Sa présence au Sénat ottoman était loin de faire l’unanimité. Et même s’il ne se mettait plus en première ligne, l’hostilité à son encontre n’était pas prête de retomber. Au contraire, elle s’intensifiait avec la montée du sentiment anti-CUP. Quelques semaines avant la dissolution, il devint même l’objet d’un scandale public lorsque l’opposition l’accusa d’avoir détourné des biens légués par le sultan au patrimoine public quand il quitta le logement affecté à la présidence de la Chambre. Après avoir refusé des milliers de livres en tant que Jeune Turc, Ahmed Rıza aurait volé des objets appartenant au parlement. Suite à la pression publique, la Chambre, dominée pourtant par le CUP, décida d’ouvrir une enquête parlementaire8. Faisant l’objet d’un tel soupçon, Ahmed Rıza pouvait difficilement faire entendre sa voix au Sénat. Il y a cependant une autre raison, beaucoup plus importante, à son manque de combativité : un fossé commençait à se creuser entre le CUP et un Ahmed Rıza qui ressentait des doutes sur le comité et sur son propre rôle en son sein. À force d’être confronté à des crises majeures, Rıza entra dans de profondes réflexions sur l’évolution politique depuis la révolution de 1908. Il attribuait les problèmes à d’autres : au peuple d’abord, qui n’avait pas su utiliser à bien la liberté donnée par le CUP, aux grandes puissances ensuite, qui n’avaient pas voulu apporter leur soutien aux patriotes ottomans et à la réforme de l’Orient, et en filigrane enfin, au CUP qui n’avait pas su remplir son rôle historique dans l’Empire. La méfiance vis-à-vis du peuple et la déception sur le rôle civilisateur des pays les plus développés qui s’était manifestée chez Ahmed Rıza au cours de sa vie jusqu’en 1908, cette méfiance avait resurgi sous le régime constitutionnel. Les jours suivants la dissolution du Parlement en août 1912, Rıza, méditant sur l’échec manifeste du CUP et sur l’impossibilité de la réforme ottomane, devint plus explicite dans des lettres adressées à son ami parisien Émile Corra. Le Comité « n’est pas exempt de fautes », écrivit-il, mais l’échec de la réforme ottomane n’était pas principalement de sa responsabilité. « [Le CUP] avait besoin de calme, d’ordre pour aborder l’œuvre de reconstruction. Or, pour assurer l’ordre, il lui fallait ou les 8 Voir la motion présentée par Süreyya Bey. MMZC, Session 10 Temmuz 1912 (23 juillet 1912), p. 341-343. L’événement fut largement couvert par la presse étrangère. « Procès ouvert contre Ahmed Riza », Le Petit Parisien, 25 juillet 1912 ; « Turquie. La crise intérieure », Le Temps, 27 juillet 1912 ; « La crise turque », La Croix, 27 juillet 1912.
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bonnes dispositions du peuple ou une bonne police et beaucoup d’argent. Il n’y avait ni l’un, ni l’autre. » Confronté aux réalités de l’Empire ottoman, les problèmes structurels se présentaient à Ahmed Rıza bien plus difficilement solubles que ce qu’il avait pu penser depuis son exil à Paris. « En présence d’une institution aussi lamentable qu’exceptionnelle, aucune théorie ou règlement ne pouvait nous servir de guide. Le patriotisme seul nous conduisait à tâtons, nous conseillant de marcher très lentement et prudemment. » Mais confronté à la réticence de la population, qui, envenimée encore par le despotisme des temps hamidiens, se servait de la liberté « pour calomnier et discréditer ceux qui la lui avaient procurée après tant de souffrance et d’abnégation », le CUP était devenu lui-même conservateur « dans les idées et les cœurs » et n’avait pas poursuivi les réformes, aggravant ainsi la situation de l’Empire9. Et lorsque celui-ci faisait face à des défis au niveau international, les puissances civilisées l’abandonnaient, l’enfonçant encore un peu plus dans la crise10. Pour Ahmed Rıza, le CUP, confronté à de tels problèmes, était condamné à l’échec. Mais derrière cette discussion de l’impossibilité de la réforme ottomane se cache aussi une interrogation sur le rôle du CUP, ainsi que sur son propre engagement avec le comité. Il est significatif de voir qu’Ahmed Rıza ne s’engagea pas dans une autocritique. Les arguments présentés à Corra font figure de légitimation de son engagement politique et la critique n’est en réalité pas directement dirigée contre le CUP. C’est avec le temps que Rıza devint de plus en plus hostile envers le Comité et qu’il commença à remettre en question la possibilité pour lui d’influer sur sa ligne politique, s’interrogeant ainsi sur sa propre place au sein du régime constitutionnel et sur ses rapports avec les unionistes. Depuis les années 1890, les rapports entre Ahmed Rıza et ses camarades avaient été marqués par une tension qui lui garantissait une position particulière, mais toujours fragile. Cette tension continua sous la Seconde Période constitutionnelle, dans laquelle la plupart des anciens Jeunes Turcs peinaient à trouver leur place et se trouvaient écartés par un régime politique dominé par la génération des unionistes ayant rejoint le mouvement jeune-turc au cours des deux années précédant la révolution de 1908. Rıza fut le seul à avoir intégré la direction du CUP post-révolutionnaire, mais il n’y jouait pas le rôle qu’il escomptait et l’évolution du Comité prit une direction sur laquelle il avait finalement peu d’influence. 9 10
AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 17 août 1912. AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 11 août 1912.
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Réduit à un rôle d’exécuteur, une rupture devait se manifester tôt ou tard. Effectivement, une réorientation s’imposait si Ahmed Rıza voulait s’en tenir à son identité d’homme moderne. Or, avant qu’il pût prendre une décision pour réinventer encore une fois sa vie et procéder à la rupture définitive avec le CUP, la crise à laquelle l’Empire était confronté prit une dimension encore plus dramatique. Les craintes d’Ahmed Rıza que des troubles risquent de dégénérer en une crise générale, mettant en cause la réforme ottomane, se révélaient vraies. Dans le système d’alliance et la course à l’armement de l’avantguerre, les États balkaniques s’étaient rapprochés depuis 1911 et ils avaient surmonté leurs hostilités réciproques afin de s’unir contre l’Empire ottoman. La performance médiocre de l’armée ottomane en Libye et les conflits en politique intérieure révélaient à la Grèce, au Monténégro, à la Serbie et à la Bulgarie que l’Empire ottoman ne représentait pas une force politique et militaire capable de résister à un assaut conjugué. Au début de l’été 1912, le pacte des pays dirigés contre les dernières possessions européennes de l’Empire ottoman était conclu. Sans doute l’alliance regroupant des États dont les visées d’expansion territoriale étaient souvent antagonistes, était-elle fragile. Mais, de ce fait, la pression pour une action immédiate était grande. La déclaration de guerre intervint le 8 octobre 1912, à un moment où les détails de l’accord n’avaient pas encore été arrêtés11. Depuis les années 1890, le gouvernement ottoman avait pris en compte l’éventualité d’une agression militaire contre la Macédoine ottomane, mais l’alliance balkanique en 1912 le prit de court. L’ancien rival des unionistes Kâmil Paşa, réputé pour sa proximité avec les Anglais, fut nommé grand vizir pour approcher la Grande-Bretagne et essayer de gagner une alliée à l’Empire, mais sans résultat. Le gouvernement ottoman envisagea de céder aux demandes formulées par les États balkaniques lesquels prétextaient la demande de réforme en Macédoine prévue par le Traité de Berlin. Tandis que le gouvernement cherchait en vain une conciliation pour éviter la guerre et écarter ainsi la possibilité d’une autre défaite militaire, le CUP, entré en opposition depuis l’été, mobilisait les foules dans un élan patriotique pour inciter à la résistance. Le début du conflit tourna à la catastrophe pour l’Empire. Engagé depuis près d’un an dans une 11 Richard C. Hall : The Balkan Wars, 1912-1913. Prelude to the First World War. Londres/New York : Routledge, 2000, p. 9-13 ; M. Hacısalihoğlu : Die Jungtürken und die Mazedonische Frage, p. 363-364, 368-369.
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confrontation militaire — la paix avec l’Italie sur la Libye fut conclue la veille de la déclaration de guerre de la coalition balkanique —, l’Empire n’était pas en mesure d’affronter un deuxième conflit qui, par ailleurs, aurait demandé une marine capable d’opérer des mouvements de troupes de l’Anatolie et des pays arabes vers les Balkans. Au bout de quelques semaines, l’armée bulgare se trouvait à moins de 50 kilomètres d’Istanbul. La quasi-totalité des territoires européens de l’Empire ottoman étaient perdus et le sultan déchu Abdülhamid II dut être rapatrié de Salonique à Istanbul. Que fit Ahmed Rıza dans les mois suivant la dissolution du parlement qui virent l’Empire s’enfoncer dans l’une de ses crises les plus existentielles ? Au choc de l’agression italienne s’ajoutait un choc plus important encore. Dans sa vie de Jeune Turc, Ahmed Rıza avait averti contre les velléités expansionnistes des États balkaniques et avait en particulier prévenu contre la menace que représentait une Bulgarie devenue une puissance régionale dans les Balkans12. Il avait d’ailleurs œuvré, dès 1908, à la détente dans les relations entre les États des Balkans. Il fut à l’origine des rapports d’amitié entre les différents parlements balkaniques. Il joua un rôle important dans la visite des rois serbe et bulgare à Istanbul et il faisait régulièrement des déclarations d’amitié à la Grèce. Tous ces efforts étaient reconnus par la presse étrangère13. De fait, les positions de Rıza étaient partagées par plusieurs membres du gouvernement qui, à l’été 1912 encore, estimaient possible de conclure une alliance avec la Grèce14. Mais l’année 1912 montra que tous ces efforts pour préserver l’ordre étaient vains face à l’esprit du temps centré sur l’expansionnisme. En octobre 1912, les derniers espoirs de voir respecter les droits souverains de l’État ottoman et un ordre international libéral s’envolèrent. L’établissement du régime constitutionnel n’avait pu garantir le maintien de la paix et l’Empire se trouvait menacé dans ses fondements. Après avoir vécu dans sa jeunesse la guerre de « 93 » qui avait vu les troupes russes aux portes d’Istanbul et s’était soldée par la perte de la plupart des territoires ottomans européens, Ahmed Rıza voyait l’histoire 12
Voir p. ex. Asker, p. 21. « La Crète », La Croix, 25 décembre 1909 ; « Greece and Turkey. The Reported Understanding », Times, 14 octobre 1910 ; « The Situation in the Balkans. Turkey and the Minor States », 3 novembre 1910. À cause de son engagement dans la politique de détente, on reprochait à Rıza de se comporter en ministre des affaires étrangères. « La politique internationale », Mècheroutiette, no 4/31, mai 1912. 14 Cf. Ahmed İzzet Paşa : Feryadım, vol. I, p. 76-77. 13
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se répéter. La crainte du Jeune Turc des années 1900, s’était réalisée : les Turcs étaient chassés de l’Europe. Le retour d’un ancien Jeune Turc à Paris Quelques jours après l’éclatement des hostilités, à la fin d’octobre 1912, Ahmed Rıza annonça à Émile Corra son arrivée prochaine à Paris15. La ligne ferroviaire étant coupée par la guerre, il prit la même route qu’en 1883 et 1889 et embarqua sur un bateau pour Marseille, d’où il gagna Paris par train au début du mois de novembre16. Quelle fut la motivation de son retour dans la ville qu’il avait quittée quatre ans auparavant ? Ses témoignages sur ce sujet sont assez flous, et il s’agit en outre d’un épisode parfaitement inconnu dont nous n’avons pu trouver trace dans l’historiographie. Mais nous pouvons replacer la décision d’Ahmed Rıza dans le contexte intérieur. Dans les conditions de guerre, la situation politique de l’Empire ne pouvait s’améliorer. Après l’éclatement du conflit, le gouvernement de Kâmil Paşa, profitant de la loi martiale que le CUP avait lui-même instaurée, prit des mesures contre les unionistes. Le journal Tanin fut fermé, mais il réapparut sous différents noms comme l’avaient fait des journaux interdits par le CUP auparavant. Plusieurs unionistes furent exilés loin de la capitale ou hors de l’Empire. Depuis bien longtemps, Ahmed Rıza ne faisait plus partie du cercle dirigeant des unionistes mais il restait parmi ceux qui étaient les plus exposés. Les mesures du gouvernement risquaient donc de le toucher directement. Peut-être, ont-elles aussi contribué à prolonger son séjour, mais en réalité elles n’étaient pas le motif principal de son départ. En effet, il prit la décision de se rendre à Paris avant le début de la répression unioniste et avant même la nomination de Kâmil Paşa au grand vizirat, le 29 octobre 1912. En outre, il convient de souligner que Rıza ne rentra pas lorsque le danger pour le CUP fut évacué. En dépit des mesures prises contre lui, le CUP restait une force politique. Il pouvait mobiliser sur des thématiques comme le mécontentement provoqué par la conduite des opérations militaires et en particulier le siège de la ville d’Edirne — historiquement la deuxième capitale de l’Empire ottoman. Lors des pourparlers 15
AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 28 octobre 1912. Voir AN, 17AS/10 : Dussel à Corra, Paris, 7 (?) novembre 1912 ; lettre d’Ahmed Rıza, adressée depuis Marseille, 6 novembre 1912. Collection Burak Çetintaş. 16
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commencés à Londres, le gouvernement ottoman s’était montré disposé à abandonner Edirne aux Bulgares pour un retour à la paix. Prenant prétexte de la situation d’Edirne, un commando militaire mené par Enver Bey investit le 23 janvier 1913 la Sublime Porte et obligea le gouvernement de Kâmil Paşa à démissionner, un coup d’État nommé Bâb-ı Âli Baskını. Pour la première fois, le CUP prit officiellement la direction de l’Empire ottoman sous un gouvernement dirigé par le héros de l’armée d’action de 1909, Mahmud Şevket Paşa, qui fut nommé grand vizir et ministre de la Guerre. Sous ce nouveau gouvernement, la guerre prit une dimension nouvelle, reposant sur la mobilisation totale de la société, notamment avec la fondation du Comité de la défense nationale (Müadafa’a-i Milliye Cemiyeti)17. D’une certaine manière, cette évolution peut se lire comme la réalisation des mesures qu’Ahmed Rıza avait évoquées dans son traité Asker, en suivant les idées de La Nation armée de Goltz et l’esprit militariste de son temps. Or, Ahmed Rıza lui-même ne profita pas du changement politique pour rentrer dans l’Empire. Au contraire, il resta à Paris jusqu’à l’automne 1913 et rentra bien après que les activités militaires eurent cessé. Si son départ pour Paris fin octobre 1912 n’était pas principalement motivé par la politique de répression contre le CUP, sa décision ne semble pas avoir été nécessairement prise en concertation avec le CUP non plus. Les indices dont nous disposons suggèrent qu’il s’agissait d’une initiative individuelle. Rıza se rendit à Paris sans mandat et sans avoir de fonction spécifique. Il ne coupa pas encore entièrement ses liens avec les unionistes, mais son activité à Paris montre qu’il agissait indépendamment d’eux. En septembre 1912, la France s’était distinguée comme la grande puissance la plus hostile à l’alliance des États balkaniques et avait fermement condamné l’agression contre l’Empire. Le 12 novembre, Rıza eut une entrevue avec Clemenceau et son proche collaborateur Pichon, dans l’opposition depuis 1909, pour demander leur avis sur la guerre des Balkans. Ils lui conseillèrent de s’efforcer à l’ouverture de pourparlers18. Toutefois, dans les mois qui suivirent, son rôle en matière de politique étrangère fut modeste. Il estimait pouvoir œuvrer pour sa patrie depuis 17 Cf. Nadir Özbek : « Defining the Public Sphere During the Late Ottoman Empire : War, Mass Mobilization and the Young Turk Regime (1908-18) », Middle Eastern Studies, 43/5 (septembre 2007), p. 795-809. 18 « The Solidarity of the Balkan Alliance », Times, 13 novembre 1912 ; « La guerre dans les Balkans », Le Temps, 13 novembre 1912.
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Paris en travaillant à gagner l’opinion publique française19. Il poussait ses amis positivistes à adopter des résolutions condamnant les États balkaniques et l’attitude des puissances européennes dans des articles qu’il communiquait au journal unioniste Tanin20. Mais son engagement avec les unionistes ne semble pas avoir été plus important. Ahmed Rıza suivit le déroulement de la guerre et les conflits de politique intérieure dans l’Empire depuis Paris. Il fut témoin à distance du désastre à venir de l’Empire ottoman, car les choses n’étaient pas près de s’arranger après le putsch unioniste en janvier 1913. Rıza approuva la formation d’un nouveau gouvernement unioniste, mais se montra inquiet qu’il ne comporte pas suffisamment de personnes expérimentées. Pour lui, cela risquait de provoquer une dégradation générale, touchant l’État, la politique intérieure et la conduite de la guerre21. Ayant mis la main sur le pouvoir en appelant à la libération d’Edirne, le CUP annula les négociations de paix de Londres et la guerre reprit avec toute sa brutalité22. Mais confrontée à la puissance militaire conjointe des États alliés, l’armée ottomane se montra incapable de résister. Fin mars, les forces armées ottomanes à Edirne capitulèrent. Avec la perte de la ville qui était devenue un symbole pour les deux camps, le gouvernement unioniste dut demander l’arrêt des hostilités. Le Traité de Londres du 30 mai 1913 mit un terme à la guerre et infligea aux Ottomans la perte de l’ensemble des territoires ottomans en Europe, à l’exception d’un cordon à l’ouest de la capitale. Quelques semaines plus tard, une nouvelle guerre éclata. Celle-ci réunissait l’ensemble des États balkaniques et l’Empire ottoman contre la Bulgarie dont les ambitions en Macédoine heurtaient ses anciens partenaires. La deuxième guerre des Balkans permit quelques gains territoriaux aux Ottomans et notamment la reprise d’Edirne qui redevint ottomane en août 1913. Mais ces événements ne purent changer l’image catastrophique à laquelle était confronté l’Empire ottoman. La défaite fut humiliante. 19 Lettre d’Ahmed Rıza à sa famille et à Yusuf Izzettin, Paris, 18 et 21 février 1913, dans Haluk Şehsuvaroğlu : « Balkan Harbi Sırasında Başgösteren Dahili ve Harici Tehlikeler », Akşam, 18 février 1950. 20 MAC, Correspondance des positivistes entre eux : Ahmed Rıza à Dr Hillemand, Paris, 26 janvier 1913 et 31 mars 1913. 21 Lettres d’Ahmed Rıza, Paris, 12 février & 2 avril 1913, dans Haluk Şehsuvaroğlu : « Balkan Harbi Sırasında Başgösteren Dahili ve Harici Tehlikeler », Akşam, 18 février 1950. 22 Pour des analyses minutieuses du déroulement militaire des guerres de Balkans se rapporter aux articles respectifs sur Wikipedia, en particulier les versions allemandes et anglaises.
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L’État ottoman, qui s’était imposé comme un empire dans les Balkans, avait perdu la quasi-totalité de ses possessions européennes et près d’un cinquième de sa population. L’Empire comptait plus de cent mille pertes pour cause de guerre (près de 5 % de sa population totale23). À cela, s’ajouta à l’intérieur du pays les actions de représailles contre les populations chrétiennes. En Anatolie orientale, les violences interethniques s’intensifièrent. Les Grecs anatoliens furent l’objet d’une campagne d’expulsion massive, tandis que des réfugiés musulmans affluaient des Balkans. En septembre 1913, l’Empire ottoman n’était plus le même. L’économie était ruinée. Tout l’optimisme qui s’était manifesté en 1908 s’était envolé. Que faisait l’ancien Jeune Turc à Paris face à l’échec de la Jeune Turquie ? En partant d’Istanbul à la fin du mois d’octobre 1912, Ahmed Rıza n’avait pu imaginer l’ampleur de la crise. Dans les mois suivant son départ, il semble avoir eu l’espoir d’aider à sauver l’Empire par des démarches auprès de ses connaissances françaises. Mais ses espoirs s’envolèrent très vite, tant il était sérieusement atteint par le déroulement de la guerre. La crise de l’Empire avait ainsi un retentissement particulier pour lui, en ce qu’elle se conjuguait avec une crise personnelle. Durant toute l’année 1912, il avait continué à faire l’objet de sévères critiques qui ciblaient sa personne même. On l’a vu à plusieurs reprises, Ahmed Rıza n’était pas homme à céder aux critiques et à changer ses idées et ses comportements quand ceux-ci étaient contestés. Cependant, ces dénonciations contribuèrent sans doute à son départ pour Paris, où il pouvait prendre du recul tout en sortant de la ligne de mire des opposants antiCUP. C’est à Paris, en observant l’effondrement de l’Empire, qu’il trouva le temps de méditer sur les attaques contre sa personne. Et manifestement, s’ajoutant à la crise générale de l’Empire, il fut plus affecté que ce qu’on aurait pu attendre. Dans ses carnets privés, il nota certains commentaires faits à ce sujet. Ceux qui établissaient un lien entre lui et le sultan Abdülhamid attiraient particulièrement son attention24. Sur un portrait de lui paru dans la presse, il dessina des chaînes et des flèches pour symboliser d’une manière figurative l’état de cible et de victime dans lequel il se trouvait. Ainsi, la première décision qu’Ahmed Rıza prit, confronté à la crise ottomane et méditant sur sa réputation publique, fut la réclusion. Dans 23 24
Chiffres basés sur les calculs de R. C. Hall : Balkan Wars, p. 135-136. Voir les notes dans ses carnets et sur des coupures dans AN, 17AS/10.
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ses cahiers, il nota des dizaines de citations sur la solitude. Notamment, il rédigea cette adresse générale qu’il n’a sans doute envoyée à personne, mais qui est révélatrice de son état d’esprit lors de son deuxième exil à Paris : « Ahmed Riza vous prie de vouloir bien le considérer comme mort pour quelques temps. Quand il faudra ressusciter et revenir à la vie publique, il vous renouvellera l’expression de ses sentiments (distingués ou respectueux). » Rıza fut tellement désespéré qu’il était prêt à renoncer à l’engagement politique qui l’avait motivé depuis vingt ans et qui avait fait de lui une figure publique. Dans une lettre, il écrivit avoir envisagé de se retirer entièrement de la vie politique, de renoncer à son siège de sénateur et de rester à Paris25. En effet, il emménagea dans un appartement à la périphérie de Paris et fit imprimer du papier à lettres avec comme adresse le 15 boulevard Victor dans le XVe arrondissement, un quartier relativement nouveau. Il garda cet appartement jusqu’aux années 1920. Cet exil fut interrompu pour quelques mois à la fin de l’été 1913, lorsqu’une étincelle d’espoir apparut à la suite de la deuxième guerre des Balkans. Encouragé par la victoire militaire et quelques notes positives qu’il avait reçues de l’Empire, dont nous ignorons la provenance et la nature, il décida de rentrer en septembre 1913. Le congrès du CUP à la fin du mois se tint officiellement sous sa présidence26. Peut-être, avait-il cru à la possibilité d’un nouveau départ : le pays était sorti de la guerre et se trouvait sous un nouveau gouvernement depuis juin. Mais ses espoirs furent à nouveau déçus. Étant parti d’Istanbul au début de la guerre, il n’en avait pas vécu les effets désastreux. La ville était dévastée par les coûts que la population avait dû payer pour l’effort de guerre. Il n’était pas encore prévu de revenir au régime parlementaire. Quant au CUP, il avait pris une orientation encore plus autoritaire, sous l’effet des guerres et des tentatives de putsch — au cours de l’une d’entre elles, Mahmud Şevket Paşa fut assassiné27. Sur le congrès de 1913, qu’il présidait officiellement, Rıza n’eut aucune influence28. Le climat général n’avait plus rien à voir avec l’euphorie des semaines qui avaient suivi la révolution jeune-turque. Les espoirs d’une ère nouvelle, fondée sur l’entente et la sécurité, s’étaient envolés. 25
BOA, Y.EE 15/218 : Lettre d’Ahmed Rıza, Paris, 29 août 1913. Cf. « Conference Delays in Constantinople – The Committee’s Programme », Times, 22 septembre 1908. 27 R. Kévorkian : Génocide des Arméniens, p. 179-184. 28 MAE, NS Turquie, 230-233 : Ambassade d’Istanbul aux Affaires Étrangères, Péra, 3 novembre 1913. 26
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Le revanchisme et le pessimisme étaient devenus les nouveaux mots d’ordre. Même son cher projet d’école pour filles était touché, écrivit-il à son ami Corra. Le bâtiment avait été détourné de son usage pour servir de refuge à des émigrés des Balkans. En décembre 1913, Ahmed Rıza partit à nouveau pour Paris29. Réorientation constitutionnelle et rupture avec le CUP Si les motifs de son départ à Paris en octobre 1912 ne sont pas très nets, ceux de son départ en décembre 1913 le sont davantage. Ahmed Rıza était dépité par la situation politique à Istanbul. Le bilan des cinq années de régime constitutionnel était catastrophique. Non seulement le projet réformiste était mis en cause, mais sa propre place au sein du régime constitutionnel l’était aussi. Déjà fatigué et abattu lors de son séjour en 1912-1913, son départ d’Istanbul en décembre 1913 eut les allures d’une fuite personnelle et comme une décision d’exil, un exil à la fois géographique et intérieur. Les circonstances à Paris n’étaient pas faites pour améliorer les choses. En effet, quelques semaines après son arrivée, un attentat fut perpétré contre l’opposant Şerif Paşa, son ancien soutien du temps du Mechveret. Dans la presse française, la victime imputa indirectement le crime à Ahmed Rıza, qui était devenu son ennemi de prédilection depuis des années, l’accusant d’avoir demandé sa mort lors d’une réunion sécrète du CUP en 1909, ce qui aurait obligé Şerif à se réfugier en Europe30. Rıza avait beau avoir pris ses distances avec le CUP et ne pas figurer dans le rapport préparé sur les activités du CUP à Paris en janvier 191431, l’étiquette unioniste le poursuivait jusqu’en France. Il sombra à nouveau dans la solitude. Certaines semaines, il ne voyait personne, notèrent ses amis français32. Ahmed Rıza renouait aussi avec son pessimisme des années 1900 et remettait en cause le projet du progrès en tant que tel. L’histoire de l’Empire ottoman constitutionnel était le symbole d’une faillite morale et de 29
AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 2 décembre 1913. « L’attentat de la Rue de la Pompe – Chérif Pacha accuse à nouveau », Le Petit Parisien, 17 janvier 1914 ; « Ahmed Riza a quitté Paris », Le Petit Parisien, 18 janvier 1914. Voir aussi « Paris, Faubourg de Constantinople », Mècheroutiette, no 6/51, février 1914 ; Mehmet Selahattin : Bildiklerim. İttihat ve Terakki Cemiyeti’nın Maksad-ı Teesüs ve Suret-i Teşekkülü ve Devlet-i Aliyye-i Osmaniye’nin Sebeb-i Felâket ve İnkîsamı, éd. Ali Birinci/ Cüneyd Okay [1918]. Istanbul : Vadi Yay., 2006, p. 146-151. 31 MAE, NS Turquie 185, 175 : Rapport de la Sûreté générale, Paris, 31 janvier 1914. 32 Dr Hillemand à Ahmed Rıza, Paris, 29 avril 1914. Collection Faruk Ilıkan. 30
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la défaite de la raison. Le climat de tension en France confortait d’ailleurs ses doutes. Les pays civilisés avaient abandonné les patriotes ottomans, mais eux-mêmes avaient perdu tout sens de la civilisation. La course aux armements, le déchaînement des nationalismes, les conflits politiques — le climat des années 1910 contrastait avec l’optimisme des années 1890 et la croyance dans le progrès. Moins de trois mois avant l’éclatement de la Première Guerre mondiale, Ahmed Rıza écrivit : « J’ai un dégoût de tout excepté des chiens et de la chasse. (…) Tout en conservant ma conception positiviste de la Patrie et de l’Humanité, je suis devenu douloureusement sceptique dans le domaine pratique. (…) je suis porté à croire à la faillite morale de la civilis[ation] actuelle. »33 À 55 ans, à peu près l’âge de son père en exil à Konya, Ahmed Rıza se trouvait à Paris. Les raisons de leur exil respectif n’étaient pas identiques, mais comme son père, sa carrière semblait être derrière lui. Or au lieu de sombrer dans la solitude et accepter son destin, Ahmed Rıza prit la décision de réinventer sa vie encore une fois. Mais pour cela, il devait mener des réflexions sur l’expérience parlementaire, les guerres, l’échec de la Jeune Turquie, le CUP et enfin, son rapport au CUP. Si dans l’opinion publique il représentait l’une des figures de l’unionisme les plus exposées en raison notamment de sa participation à la politique unioniste depuis 1908, Ahmed Rıza se trouva pourtant dans la nécessité de se distinguer d’un CUP en échec patent. Or, n’étant pas prêt à remettre en cause la genèse de la mission du comité, qu’il avait contribuée à définir depuis les années 1890, et ne disposant pas non plus du recul nécessaire pour s’interroger sur sa propre personne, il ne pouvait que concrétiser ses doutes sur le CUP. Les questions que Rıza commençait à se poser sur le CUP n’allaient pas à l’encontre de sa vision de la société, qu’il décrivait comme une société opposée au changement, ayant besoin d’être guidée sur la voie du progrès. Pour lui, le CUP avait échoué dans sa mission historique, parce qu’il n’avait pas su remplir son rôle d’élite pour moderniser la société, à savoir : veiller sur le régime constitutionnel, mettre en marche les réformes de la société, la protéger contre l’ingérence étrangère et avoir recours y compris à la coercition pour réaliser la réforme ottomane. Mais comment expliquer alors l’échec du CUP ? Si sa mission et ses idéaux étaient nobles — la participation d’Ahmed Rıza en fut la preuve —, 33
Ahmed Rıza à Émile Corra, Paris, 22 mai 1914 (brouillon). Collection Faruk Ilıkan. C’est nous qui soulignons.
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la faute de l’échec de leur mise en exécution revenait nécessairement à ceux qui s’en étaient chargés. Cette critique était loin d’être originale et reprenait le concept de devoir et de dévouement de l’individu pour le bien-être de la communauté, ainsi que la dichotomie entre l’élite éclairée et la masse ignorante, sur laquelle Ahmed Rıza avait bâti son identité d’homme moderne. Mais ce clivage devint cette fois-ci un moyen d’opposition politique, par le fait que Rıza l’appliquait à l’organisation qui était au pouvoir dans l’Empire. Pour Rıza, le comité, au lieu d’assumer un rôle directeur, devint au cours des années un groupement de personnes incompétentes, qui l’avaient intégré pour tirer des profits de la nouvelle ère de liberté. La direction du pays se retrouvait ainsi entre les mains de gens incapables et sans expérience. Au fond, cette critique ne se cantonnait pas au CUP, mais se présentait plus généralement comme une critique de la société ottomane. L’idée exprimée dans Lâyiha, selon laquelle la liberté permettrait à chaque catégorie sociale de prendre conscience de sa fonction au sein de la société pour travailler au bien-être général du pays, se révélait fausse et les Ottomans continuaient à poursuivre leurs intérêts particuliers individualistes. Même au parlement, l’institution représentative de la nation, les députés ne prenaient pas leur responsabilité au sérieux. Dans ses mémoires, Ahmed Rıza se plaignait que ses collègues ne travaillaient pas, qu’ils passaient leur temps à siroter du thé et à bavarder au lieu d’assurer leurs devoirs de député — un jugement qu’il partageait avec l’un des députés les plus actifs et reconnus pour son professionnalisme, Krikor Zohrab34. Contrairement à ce que Rıza avait prévu, l’Empire restait, même après la déposition d’Abdülhamid, un pays où les devoirs et les responsabilités n’étaient pas respectés. À certains égards, les positions d’Ahmed Rıza étaient proches des critiques que faisaient certains hommes politiques de l’époque hamidienne, comme Kâmil Paşa, à l’encontre des unionistes, refusant de collaborer avec ceux-ci au motif qu’ils étaient incompétents et ne sauraient mener une politique profitable à l’Empire par manque d’expérience. Sans doute, en tant qu’ancien leader jeune-turc ne pouvait-il se positionner à côté des « vieux » Turcs. Néanmoins, en grande partie, ses positions se 34 Cf. D. M. Kaligian : ARF Under Ottoman Constitutional Rule, p. 23-26. La presse étrangère relatait souvent la colère d’Ahmed Rıza à propos du manque d’assiduité des députés. Voir p. ex. « Chronique de Turquie », La Croix, 26 janvier 1911. Devenu président du Sénat en 1918, il suspendit le salaire de plusieurs sénateurs à ce même motif. MAZC, Session 14 Teşrin-i Sâni 1334 (14 novembre 1918), p. 86-87.
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rapprochaient des leurs. Ainsi, il exprima un regret dans ses mémoires, celui d’avoir contribué à l’émergence de gens incompétents35. Le principal reproche qu’il faisait au CUP était celui d’avoir ouvert les portes du pouvoir à de telles personnes, dépourvues d’expérience, manifestant un dévouement douteux à la patrie qu’ils confondaient avec leurs intérêts personnels. Dans ces conditions, la dérive et l’abus de pouvoir avaient entravé la mission du Comité, celle d’agir en tant qu’élite éclairée, guidant la réforme de la politique ottomane36. D’une certaine façon, Rıza établissait une différence entre les Jeunes Turcs ayant milité pour la cause constitutionnelle depuis l’exil et les unionistes apparus après 1908. Pourtant, il ne se rapprochait pas des anciens militants, comme İbrahim Temo ou Abdullah Cevdet, qui avaient pris des positions hostiles à l’encontre du CUP sous la Seconde Période constitutionnelle. En effet, Rıza ne critiquait pas le CUP d’abord pour son manque d’engagement en faveur des libertés, comme le faisaient certains anciens Jeunes Turcs37. Au contraire, tout en admettant que le CUP après l’incident du 31 Mart avait commencé à recourir à la force, il regrettait que le comité n’ait pas agi plus vigoureusement contre ses opposants, qu’il ait laissé libre cours à la liberté de la presse, qu’il n’ait pas interdit les insultes à la personne38. On voit bien que ses critiques du CUP visaient surtout à disculper sa propre action et que la différence établie entre les anciens militants et les jeunes arrivistes incompétents servait à exalter sa personne, au nom de l’impératif du sacrifice pour la patrie. C’est sur cette base qu’Ahmed Rıza pouvait rationaliser l’échec du projet de la Jeune Turquie et dégager sa responsabilité de l’enchaînement des désastres depuis 1908. La rupture avec le CUP se présentait en 1914 comme un moyen de rompre avec un passé de déception. Si au début de 1914 la réclusion fut la première décision pour manifester cette rupture, à la fin de cette même année il prit une décision encore plus radicale par laquelle il réinventa sa vie. Il décida d’entrer en opposition directe contre l’organisation qu’il avait cofondée près de vingt ans auparavant.
35
Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 35. Ibid., p. 42-43. 37 Voir à ce sujet le titre du livre de Hasan Amca Doğmayan Hürriyet (op. cit.) – « La Liberté qui ne naquit pas ». 38 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 43. 36
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Quand l’ancien Jeune Turc retrouve l’opposition Le 24 juin 1914, quatre jours avant l’attentat contre le successeur au trône des Habsbourg, François-Ferdinand, à Sarajevo, Ahmed Rıza annonça à ses amis français vouloir partir de Paris le 3 juillet pour embarquer le lendemain à Marseille sur un bateau à destination d’Istanbul39. Qu’est-ce qui le poussait à rentrer dans l’Empire ? En premier lieu peutêtre, une contrainte formelle. Contre toute attente, le CUP avait décidé à la fin de 1913 d’organiser des élections législatives pour constituer le sixième parlement ottoman. La session parlementaire s’était ouverte en mai 1914 et formellement, le sénateur Ahmed Rıza avait obligation d’assister aux séances. Mais il faut également souligner que la façon dont il quitta Paris n’avait rien d’un départ définitif. Ses adieux à ses amis positivistes furent modestes, sa vice-présidence à la Société positiviste internationale était maintenue et il gardait même son appartement du boulevard Victor40. Visiblement, il comptait revenir. L’éclatement de la Première Guerre mondiale Ahmed Rıza quitta la France dans les premiers jours de juillet 1914. Alors qu’il se trouvait sur un paquebot à destination d’Istanbul, les 5 et 6 juillet les gouvernements autrichien et allemand décidèrent, à l’insu de l’opinion publique, de provoquer une crise européenne liée à l’assassinat de François-Ferdinand au risque de voir la situation dégénérée en une guerre européenne. À partir de cette date, la tension monta de jour en jour, si bien qu’à la fin du mois, une guerre entre la Triple-Entente et les Empires centraux parut inévitable. Début août, les hostilités éclatèrent et le monde entra dans la catastrophe séminale du XXe siècle. Parti de France juste avant le début des conflits, Rıza observa l’éclatement de la Première Guerre mondiale depuis un pays encore neutre. Lui, qui avait cru au progrès, ne pouvait qu’être stupéfait de la conflagration générale entre les pays civilisés. Toutefois, dans une lettre à son ami positiviste Hillemand à Paris datée de la fin septembre, deux semaines après la première bataille de la Marne, il mettait le début de la guerre mondiale 39 AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Paris, 24 juin 1914. Voir la réservation auprès de la Compagnie des Messageries Maritimes, Paris, 20 juin 1914. Collection Faruk Ilıkan. 40 Cf. A. Sully à Ahmed Rıza, [Lausanne,] 4 mai 1917. Collection Faruk Ilıkan.
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dans son contexte41. Selon lui, les guerres contre l’Empire ottoman, depuis l’agression italienne de la Libye en 1911, avaient en quelque sorte préparé ce désastre général. Ces guerres avaient révélé d’une part, que tout l’idéal noble du droit et de la politique internationale était bafoué et abandonné et d’autre part, que l’influence de la Russie y était pour beaucoup : « C’est la Russie qui a organisé l’alliance offensive serbo-bulgare contre les Turcs, c’est encore elle qui a mis le feu dans les quatre coins du monde civilisé. Nous regrettons vivement que la chère France, ce foyer lumineux du progrès, soit aveuglement traînée vers cette épouvantable catastrophe. (…) Nous avions depuis longtemps prévu et constaté amèrement la décadence morale de l’Europe politique. La rivalité immorale et les intérêts matériels ont été l’unique cause de tout cela. Vous comprenez maintenant cher ami, pourquoi j’ai été ces temps derniers si triste et si dégoûté de tout, surtout des hommes politiques. »
Et dans une naïveté absolue, caractéristique du début de la guerre, il finit cette lettre de mi-septembre par une phrase qui paraît aujourd’hui surréaliste : « Nous nous verrons à Paris au commencement de janvier prochain. » Cette phrase révèle du reste que, pour Ahmed Rıza, une guerre entre l’Empire ottoman et la France était impossible. Il assura à son ami français que l’Empire resterait neutre : « Ne croyez pas à certains journaux entretenus par la Russie, nous ne sommes pas à la remorque des Allemands. » Car la situation mettait les Ottomans devant un véritable dilemme : « Nous ne souhaitons nullement [l]a défaite [de la France], mais nous ne souhaitons pas, non plus, la victoire des Russes », écrivit Rıza. Un mois après cette lettre à son ami parisien, la correspondance était devenue matériellement impossible. L’impensable s’était produit. L’Empire ottoman était entré en guerre aux côtés des Empires centraux et se trouvait en position d’ennemi du pays que Rıza considérait comme sa seconde patrie, la France. Ahmed Rıza avait beau espérer revoir ses amis parisiens en janvier, le gouvernement unioniste avait entamé des négociations secrètes avec l’Allemagne en juillet 1914, qui avaient débouché sur un accord d’alliance le 2 août 1914, quelques jours avant le début des grandes hostilités armées en Europe42. Dans les mois qui suivirent, les négociations entre l’Allemagne et l’Empire continuèrent afin d’inciter les Ottomans à entrer 41 MAC, Correspondance des positivistes entre eux : Ahmed Rıza à Dr Hillemand, Ortaköy, 15 septembre 1914. 42 M. Aksakal : Ottoman Road to War, p. 93-104.
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en guerre, tandis que le gouvernement ottoman essayait de profiter de l’alliance sans nécessairement s’engager militairement. Mais à la fin d’octobre 1914, la décision était prise. Alléguant une attaque russe sur la marine ottomane, les forces armées ottomanes sous le commandement d’Enver Paşa commencèrent leur première opération militaire. Le 10 novembre 1914, l’Empire ottoman déclara officiellement la guerre à la Russie et ses alliés, la France et la Grande-Bretagne43. L’entrée en guerre de l’Empire à côté de l’Allemagne fut généralement accueillie avec stupéfaction44. Encore quelques mois auparavant, l’idée de l’Empire ottoman déclarant la guerre aux deux pays qui avaient représenté pour lui une référence politique et culturelle incontestée depuis près d’un siècle, aurait été inconcevable. La décision ottomane devait beaucoup au hasard et ne se présentait pas comme réfléchie et prédéterminée. En effet, le gouvernement ottoman avait régulièrement sollicité la Grande-Bretagne depuis la première proposition d’alliance faite par Ahmed Rıza et le Dr Nâzım en novembre 1908. Craignant l’isolement depuis le désastre des guerres balkaniques, il avait même approché la Russie pour lui présenter un projet d’alliance45. Son entrée effective en guerre devait probablement beaucoup à l’attente d’une victoire rapide des forces allemandes largement supérieures, comme on le devine même dans la lettre d’Ahmed Rıza adressée au Dr Hillemand. Toutefois, la décision inconsidérée prise par la Sublime Porte fut l’une des décisions les plus cruciales de l’histoire ottomane. L’alliance eut aussi un impact décisif sur le parcours d’Ahmed Rıza et sur sa réorientation constitutionnelle. Alors qu’à la fin septembre, il avait annoncé son arrivée à Paris pour le début du mois de janvier, la déclaration de guerre de l’Empire ottoman à la France mit fin à ce projet — et bouleversa son existence. Un monde s’écroulait pour cet Ottoman qui avait passé la moitié de sa vie à Paris. Se réinventer fut à nouveau une nécessité. « Le parti d’opposition d’une seule personne » : retour à la vie d’opposant Malgré ses appels au désarmement des années 1890 et en dépit de la dimension pacifiste de son idéologie positiviste, Ahmed Rıza ne 43
Ibid., p. 182-183. C. Aydın : Politics of Anti-Westernism, p. 106-107. 45 Feroz Ahmad insiste sur l’importance des crédits allemands qui permirent à l’État ottoman d’échapper à la faillite. « 1914-1918 Savaşı Sırasında Jön Türk Politikasının İkilemleri », M. Ö. Alkan (dir.) : Yadigâr-ı Meşrutiyet, p. 39. 44
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s’opposait pas au principe de la guerre en tant que tel. Entre 1911 et 1913, il avait soutenu sans concession l’Empire ottoman dans les guerres de Tripolitaine et balkaniques et s’était probablement même retenu d’entrer en opposition au CUP pour ne pas nuire à l’effort de guerre. Ces guerres étaient pour lui des « guerre[s] défensive[s] »46 et à ce titre, elles étaient légitimes. En 1914, la situation avait changé. Après la déclaration de neutralité armée du gouvernement ottoman du début d’août 1914, il avait écrit que les mesures de mobilisation nuisaient terriblement à la société déjà exsangue après le désastre des guerres balkaniques47. Après ces guerres, la reconstruction du pays aurait dû être l’objectif principal du gouvernement, écrivit-il dans une lettre de 191648. L’initiative d’entrer en guerre apparaissait dans ce contexte comme la dernière décision à prendre. Elle défiait toute logique positiviste, qu’il avait mise en avant dès le lendemain de la révolution jeune-turque : éviter les conflits internationaux pour garantir l’ordre, d’autant plus que l’Empire se trouvait dévasté par les efforts de guerre précédents. Mais à l’automne 1914, l’État ottoman prit l’initiative d’entrer en guerre aux côtés des Empires centraux. Rıza décida de manifester ouvertement son opposition au gouvernement unioniste qui, après s’être montré inapte à remplir les fonctions d’une élite éclairée, commettait une erreur capitale. Il s’agissait pour lui d’une décision cruciale : après des années passées au centre du pouvoir, Ahmed Rıza faisait le choix de revenir à une vie d’opposant qui avait fait sa gloire avant 1908. Cette décision eut aussi un impact immédiat sur son orientation intellectuelle. En entrant en opposition, Rıza pouvait prendre du recul par rapport à la politique officielle et se mettre dans une position privilégiée pour critiquer la politique unioniste dans son intégralité. Dans l’opposition retrouvée, Ahmed Rıza renoua avec la tendance libérale de sa pensée. Celle-ci trouva son apogée entre 1914 et 1918, non plus en sa qualité de combattant jeune-turc mais en tant que détracteur du CUP. Si l’Empire ne s’était pas trouvé en guerre, il aurait peut-être repris sa vie de journaliste pour manifester son opposition. Mais avec la guerre, la liberté de la presse était fortement limitée par la censure et aussi par le rationnement du papier rendant matériellement impossible de faire 46
AN, 17AS/1 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Paris, 7 mai 1913. MAC, Correspondance des positivistes entre eux : Ahmed Rıza à Dr Hillemand, Ortaköy, 15 septembre 1914. 48 Ahmed Rıza au Şeyhülislam Hayri Bey, s.l., 13 avril 1916. Cité d’après Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 53. 47
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paraître des journaux d’opposition. Il ne restait qu’une tribune à Ahmed Rıza pour faire entendre ses positions : le Sénat ottoman. Les sessions parlementaires reprirent en décembre 1914. Rıza manifesta sa nouvelle attitude dès le 24 décembre 1914, lors de l’une des premières séances à laquelle il assista49. Les sénateurs préparaient une déclaration de soutien à l’adresse du gouvernement et du sultan, exprimant leur conviction que la « politique prévoyante (siyaset-i müdebbirâne) » du gouvernement trouverait sa suite. Ahmed Rıza prit la parole. Après avoir affirmé que le soutien au gouvernement devait être une obligation en situation de crise, il s’opposa à l’utilisation de la formule « politique prévoyante ». Il estimait pour sa part que la politique gouvernementale témoignait au contraire de l’inexistence d’une quelconque conception politique (adem-i siyaset). Par ailleurs, il demanda comment il pouvait être possible de qualifier le gouvernement de prévoyant, dans le mesure où celui-ci n’avait pas justifié sa politique et que celle-ci était donc inconnue du parlement. Le ton de ses interventions pour les années de la guerre était donné. Ahmed Rıza, fils du seul sénateur du Parlement de 1877 à avoir été exilé, commença à contester le gouvernement en place. Rétrospectivement, nous pouvons affirmer que son intervention du 24 décembre 1914 constitue un moment historique. En effet, il s’agissait de la deuxième manifestation d’opposition dans le parlement d’un pays belligérant, après celle du député Karl Liebknecht refusant de voter les crédits de guerre au Reichstag le 2 décembre 1914. Les débuts de l’opposition d’Ahmed Rıza furent encore relativement modestes. Mais au cours de l’année 1915, au vu des effets désastreux d’une guerre dont on ne voyait pas le terme, Rıza devint de plus en plus actif et son attitude de plus en plus agressive. La contestation du gouvernement unioniste avait trouvé un écho au parlement, à travers une figure tout à fait inattendue. Quelques mois auparavant, personne n’aurait imaginé que l’homme, qui pendant des années avait été la bête noire de l’opposition anti-unioniste, allait mener à lui seul une opposition farouche au CUP. Alors que le CUP exerçait un contrôle assez ferme sur la Chambre, c’est depuis une assemblée de vieux dignitaires, le Sénat, qu’un vent nouveau de contestation soufflait. Le rôle d’Ahmed Rıza au Sénat fut tel que, dans son ouvrage sur les organisations politiques ottomanes, Tarık Zafer Tunaya y a consacré un 49
MAZC, Session 11 Kanun-i Evvel 1330 (24 décembre 1914), p. 23-25.
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sous-chapitre entier, intitulé « Le parti d’opposition d’une seule personne au Sénat (Âyan’da Tek Kişilik Muhalefet Fırkası) »50. Effectivement, la formule exprime bien le statut d’Ahmed Rıza au Sénat. Jusqu’à l’automne 1918, Rıza fut de loin celui qui parla le plus. Ses interventions remplissent des centaines de pages dans les volumes regroupant les minutes des débats du Sénat entre 1914-1915 et 1918 et constituent une source majeure de l’histoire politique de l’Empire durant la Première Guerre mondiale. Il importe de souligner que Rıza agissait en parfaite indépendance. Il n’était à la tête d’aucun groupe d’opposition et ne semble pas avoir entretenu de rapports avec les résidus de l’opposition libérale qui agissaient depuis l’étranger51. Au fil du temps, plusieurs sénateurs commencèrent à leur tour à élever leur voix contre le gouvernement, mais leur rôle restait bien en deçà de celui d’Ahmed Rıza. Celui-ci n’avait pas d’équivalent à la Chambre des députés, de sorte qu’à lui seul il dominait de facto l’opposition au parlement, surtout durant les premières années de la guerre. Les sessions auxquelles il n’assistait pas étaient généralement plus courtes et bien moins animées. Sa vie de sénateur durant la guerre contrastait non seulement avec son passé unioniste, mais aussi avec la réclusion qu’il s’était infligée lors de son deuxième exil à Paris. Il s’agissait d’une véritable métamorphose. Rıza renouait avec l’énergie des années du combat jeune-turc. Dans une lettre adressée au CUP, il déclara : « Aujourd’hui aussi il est nécessaire de faire entendre une voix contre le règne de la confusion pour protéger l’honneur et la dignité de la nation. (…) Tel que j’avais jadis défendu l’étendard du constitutionnalisme sans rancune et sans contrepartie, je veux aujourd’hui remplir ce même devoir avec le même sentiment. »52
Ces interventions d’Ahmed Rıza témoignaient de cet héroïsme de la vie moderne consistant à s’engager dans un combat quotidien d’affirmation et de confrontation, dont il s’était éloigné depuis plusieurs années. Cependant, Tunaya a bien noté que, dans ses prises de parole, on sent une certaine 50 T. Z. Tunaya : Türkiye’de Siyasal Partiler III, p. 504-508. Cf. Ahmed Emin [Yalman] : Turkey in the World War. New Haven : Yale University Press, 1930, p. 103-104. 51 Feroz Ahmad : « 1914-1918 Savaşı Sırasında Jön Türk Politikası », M. Ö. Alkan : Yadigâr-ı Meşrutiyet, p. 44-45 ; R. Kévorkian : Génocide des Arméniens, p. 322. 52 « Bugün de idare-i müşevveşe aleyhinde bir seda işitilmesi gene milletin vikaye-i şeref ve haysiyeti için lâzımdır. (…) Vaktile nasıl bilâ[-]gar[a]z ve ıvaz Meşrutiyet bayrağını müdafaa ettimse şimdi de aynı hisle aynı vazifeyi ifa etmek isityorum. » Lettre d’Ahmed Rıza, s.d. Cité d’après Y. H. Bayur : Türk İnkılâbı Tarihi, vol. III/1, p. 432.
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volonté de revanche sur ses anciens camarades unionistes qui avaient accaparé le pouvoir et jeté l’Empire dans le désastre53. Cela résume bien la nature de ses critiques. Déçu par la place qui lui avait été réservée après la révolution jeune-turque, Rıza ne prit pas la tête d’un groupe ; il préféra agir seul, avec un acharnement qui semblait parfois plus satisfaire un besoin personnel de s’affirmer que de proposer une pensée politique. Précisément, la lutte qu’il menait était relativement inoffensive en ce qu’elle ne proposait pas d’alternative politique. Il est le dernier survivant des Jeunes Turcs qui ose affronter le gouvernement, nota un observateur américain, « mais son opposition n’a pas d’aiguillon »54. De fait, ses interventions restaient largement dans les limites de l’idéologie unioniste, à laquelle il avait contribué et dont il demandait une meilleure mise en pratique. Un épisode relaté dans ses mémoires est révélateur à ce sujet. Après que Rıza eut commencé à manifester son opposition au sein du Sénat, il reçut la visite d’une délégation d’unionistes. Accusé de trahir la mission du comité, Rıza répondit que lui, était resté fidèle jusqu’au bout à cette mission et que c’était au contraire les autres qui la trahissaient55. Rıza s’opposait ponctuellement, mais il ne proposait pas de vision politique véritablement différente. Ses positions n’avaient pas la profondeur de l’opposition socialiste intereuropéenne de 1914 à 1918 qui fustigeait les effets désastreux de la guerre. Pour Rıza, qui demeurait assez naïf sur les réalités politico-économiques contemporaines, la catastrophe générale en l’Europe n’était pas le résultat logique de l’impérialisme, du nationalisme militariste, mais le résultat d’une « faillite morale » de la politique et l’effet de choix erronés. Questions de responsabilité dans la guerre Néanmoins, il ne faut pas sous-estimer l’importance de l’opposition d’Ahmed Rıza. S’étant débarrassé de l’affiliation avec le gouvernement, il pouvait faire valoir une interprétation libérale dans sa façon 53
T. Z. Tunaya : Türkiye’de Siyasal Partiler III, p. 505. « He is the last survivor of the original Paris band of Young Turks, now old, and out of sympathy with those in power, and the only one who, in the Senate, has dared to criticize the Committee. But his opposition is without sting. He is still the same honest visionary as before. » Entrée du 4 mai de l’agenda de Lewis David Einstein : Inside Constantinople. A Diplomatist’s Diary During the Dardanelles Expedition. Londres : John Murray, 1917, p. 21-22. Voir aussi Harry Stuermer : Two War Years in Constantinople. Sketches of German and Young Turkish Ethics and Politics. Londres : Hodder, s.d., p. 274. 55 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 45. 54
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d’appréhender la politique. Dans les conditions de la guerre, cela comptait beaucoup. La politique du gouvernement ayant pris une orientation autoritaire et s’étant enfoncée dans le principe de « détruire pour construire »56, la critique libérale de Rıza, même si elle ne proposait pas d’alternative politique, eut effectivement une portée historique. Son engagement fut une véritable leçon de parlementarisme, qui faisait de l’ombre aux actions des députés les plus fringants comme Lütfi Fikri. Dans le contexte tragique de la guerre, ses positionnements prirent, en effet, une forme souvent héroïque. C’est ainsi qu’il s’engageait ouvertement et résolument en faveur de la paix. Si Rıza avait exprimé son opposition à l’entrée en guerre dès sa première intervention, cette position devint au cours du temps encore plus marquée, lorsqu’il s’avéra que la guerre, pensée initialement comme une guerre de quelques semaines, allait en réalité durer et que les capacités militaires et économiques de l’Empire ottoman étaient bien modestes pour faire face à un tel conflit. Ceux qui s’illusionnaient sur la paix comprenaient que la guerre était une catastrophe et que la décision du gouvernement unioniste avait été une grave erreur. En 1915-1916, Rıza se réjouit de la seule grande victoire de l’armée ottomane, la défense des Dardanelles contre l’invasion alliée et la protection des Détroits et de la capitale. Mais même dans l’expression de ses félicitations, il émit un doute sur le gouvernement dont il critiquait l’obscurantisme et le manque de sens politique57. Cette victoire ne pouvait le consoler, ni de l’alliance avec l’Allemagne, ni du déroulement général désastreux de la guerre, ni de l’avancée des armées russe et britannique en Anatolie de l’Est et en Irak. Dès sa première intervention en 1914, il avait demandé que la lumière soit faite sur la décision d’entrée en guerre et que le gouvernement s’explique sur sa politique. Dénoncer l’opacité de la politique du gouvernement devint rapidement un leitmotiv de sa critique. Reprenant les attaques qu’il avait prononcées à l’encontre du despotisme du régime hamidien, il mettait constamment en avant le principe constitutionnel et insistait sur la nécessité du contrôle de la politique par la nation, représentée par le parlement. C’est Rıza qui demandait le plus souvent à ce que les ministres soient interpellés sur la politique d’un gouvernement qui décidait sans consultation et dans une atmosphère générale de secret58. Comme dans 56
R. Kévorkian : Génocide des Arméniens, p. 990. MAZC, Session 31 Kânun-i Evvel (13 janvier 1916), p. 313-314. Ahmed Rıza au Şeyhülislam Hayri Bey, s.l., 13 avril 1916. Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 54. 58 Cf. MAZC, Session 28 Şubat 1331 (13 mars 1916), p. 352. 57
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ses lâyiha au sultan, Rıza établissait une claire distinction entre la nation et le gouvernement, pour critiquer la politique du CUP d’être non seulement injuste, mais aussi opposée à la volonté de la nation. « L’entrée en guerre ne s’est pas faite par la voix et la volonté du peuple. Le gouvernement s’est engagé dans la guerre de par sa propre obstination »59, dit-il, lors d’une interpellation du ministre de l’Intérieur, Talâat pacha, quelques jours après avoir félicité l’armée ottomane pour sa victoire aux Dardanelles. Le chargé d’affaires de l’ambassade américaine à Istanbul écrivit dans son rapport final, quelques jours après l’entrée en guerre des ÉtatsUnis, que plus de la moitié de la classe intellectuelle était opposée au gouvernement et en faveur de l’Entente60. Évidemment, Rıza ne pouvait demander de changer de camp, mais il éleva la voix pour une paix immédiate avec les pays de l’Entente : « Aujourd’hui le désir le plus profond ancré dans le cœur de tout le monde est le désir de paix. »61 Quel était le sens de poursuivre une guerre, si l’on savait qu’à son issue, il ne resterait personne en bonne santé, s’interrogea-t-il62. S’il le faut, la paix devrait être séparée, conclue indépendamment des alliés officiels de l’Empire, l’Allemagne, l’Autriche et la Bulgarie. C’est ce qu’il exprima dans une lettre au şeyhülislam d’avril 1916. Selon lui, il fallait se détourner de la voie prise et chercher la paix immédiatement, car consumer les forces de l’Empire ottoman pour faciliter la victoire de deux États, l’Allemagne et l’Autriche, qui dans le passé n’avaient jamais aidé l’Empire et dont un éventuel appui dans l’avenir était douteux, était une grave erreur63. Quelques temps après, il affirma au Sénat que rien n’empêcherait l’Autriche et l’Allemagne de contracter une paix séparée et d’abandonner l’Empire, si elles estimaient qu’il y allait de leurs propres intérêts64. 59 « Şunu da ilâve etmek iste[rim] ki, harb-i hazır Milletin reyiyle arzusuyla ilân edilmedi. Hükûmet harbe kendi rey-i h[o]dserânesiyle iştirak etti » MAZC, Session 14 Kânun-i Sâni 1331 (27 janvier 1916), p. 397. Rıza demanda que l’on note explicitement que lui n’avait pas approuvé l’entrée en guerre (p. 401). 60 NARA, State Department Records, 867.00/809 : Rapport de Frederick Hirthof au Department of State, Berne, 5 décembre 1917, p. 6. 61 « Bugün hepimizin, hatta bütün dünyanın kalbinde yer tutmuş en derin, en hâr arzu sulh arzusudur » MAZC, Session 15 Teşrin-i Sâni 1333 (28 octobre 1917), p. 52. Peu avant, il s’était exprimé en faveur d’une proposition d’arbitrage du Pape Benoît XV (p. 44). 62 MAZC, Session 17 Teşrin-i Sâni 1333 (17 octobre 1917), p. 56-57. 63 Ahmed Rıza au Şeyhülislam Hayri Bey, s.l., 13 avril 1916. Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 56-57. En 1915, il semble avoir demandé l’arbitrage des États-Unis pour arrêter les hostilités. L. D. Einstein : Inside Constantinople, p. 22. 64 MAZC, Session 15 Teşrin-i Sâni 1333 (28 octobre 1917), p. 45-46.
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Ayant dénoncé la décision du gouvernement unioniste d’entrer en guerre aux côtés des Empires centraux comme étant injuste, anticonstitutionnelle et contraire à la volonté de la nation, il pouvait facilement développer une critique plus générale de la politique unioniste et prendre des positions qui apparaissent souvent comme étant en décalage avec les idées qu’il faisait valoir auparavant. Ainsi, il laissait de côté son élitisme et son mépris du peuple pour porter son attention aux conditions de vie de la population et condamner la politique sociale des unionistes. « Vous le savez bien, ce n’a pas été le peuple qui a déclaré la guerre ; or c’est lui qui fait la guerre. C’est le peuple qui donne sa vie dans les combats, et consume tous ses biens », déclara-t-il au Sénat65. S’insurgeant sur la gestion des finances, il dit que jamais depuis l’époque hamidienne, l’État n’avait connu de problèmes aussi graves dans le paiement des salaires de ses fonctionnaires66. Régulièrement, il attaquait le gouvernement pour son incapacité à approvisionner la population en pain et en céréales, l’accusait de négliger la production agricole et de laisser la population de différentes régions du pays sans nourriture. En 1916, il y eut même des rumeurs selon lesquelles l’engagement de Rıza aurait mené à son arrestation. Il aurait été appréhendé pour avoir dénoncé les abus commis dans la distribution du pain à Istanbul — une tâche qui était sous la responsabilité du préfet unioniste, İsmet Bey67. Suivant attentivement les travaux législatifs et les affaires gouvernementales, il les commentait et posait des questions sur presque chaque sujet inscrit à l’ordre du jour du Sénat. Souvent il fut le seul à s’opposer à des décisions qui étaient prises à l’unanimité excepté une voix, la sienne. Systématiquement, il refusait de voter le budget ou les requêtes spéciales du gouvernement. Il adoptait une attitude intransigeante dès qu’un ministre était invité à répondre aux questions des sénateurs68. Les ministres unionistes se retrouvaient souvent démunis face à l’acharnement de leur ancien camarade, et perdaient souvent patience. Toutefois, le gouvernement n’agissait pas concrètement contre Ahmed Rıza. 65 « Harbi, malûm-u âliniz, millet ilân etmedi ; fakat harp eden millettir. Muharebe canını veren, malını, mülkünü telef eden millettir. » MAZC, Session 17 Teşrin-i Sâni 1333 (17 octobre 1917), p. 56-57. 66 MAZC, Session 29 Kânun-i Evvel 1333 (29 décembre 1917), p. 195. 67 Voir « Ahmed-Riza arrêté », L’Humanité, 24 février 1916 ; André N. Mandelstam : Le Sort de l’Empire ottoman. Lausanne/Paris : Payot, 1917, p. 145-146. 68 Voir p. ex. les échanges avec Talâat et Halil Menteşe. MAZC, Session 15 Şubat 1331 (28 février 1916), Session 22 Şubat 1331 (6 mars 1916), p. 155, 244-245.
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Au vu des très vives accusations qu’il portait contre le gouvernement, cette liberté de ton de Rıza, face à un gouvernement pourtant autoritaire, demande à être expliquée. Nous l’avons dit, la radicalité de son opposition ne résidait pas dans l’orientation de ses conceptions politiques, mais dans le fait qu’il donnait une interprétation libérale de la pensée unioniste. Or, pour beaucoup moins que cela, il arrivait au gouvernement unioniste de déporter des sénateurs et des députés qu’il accusait de trahison. Visiblement, il ne voulut pas poursuivre Ahmed Rıza. Nous pouvons imaginer sans peine le scandale qu’aurait provoqué la décision de s’attaquer au cofondateur du CUP, le héros de la lutte contre le despotisme. Un tel acte aurait sans doute provoqué des divisions au sein du CUP. Mais au-delà d’une crainte de scandale, il faut chercher les raisons de cette liberté politique ailleurs. Lors d’un voyage en Suisse, alors que la guerre battait son plein, Rıza écrivit à Émile Corra qu’il avait été menacé de mort par le gouvernement69. Il ne fut pas le seul parlementaire à être menacé par le gouvernement unioniste. Mais dans son cas, la menace ne fut pas exécutée — contrairement au sort réservé à ses collègues Kirkor Zohrab, Vartkes Serengülyan, Abulhamid al-Zahrawi pour ne donner que trois noms. Au fond, le constat est simple : Ahmed Rıza avait la chance d’être un Turc. Les mots et les choses : un turquiste devant le génocide arménien Depuis le putsch de janvier 1913, le CUP avait gouverné avec un sentiment de suspicion constante envers la population. L’attentat commis contre Mahmud Şevket Paşa et différentes tentatives de coup d’État l’avaient conforté dans son idée de la fragilité de son pouvoir. Mais avec l’éclatement de la guerre, ce qui menaçait son pouvoir et la survie de l’Empire, ce n’était plus, d’après les unionistes, des groupes d’opposition ni des voix discordantes au sein du parlement. C’était toute une population qui était stigmatisée comme menace à l’existence de l’Empire. La paranoïa se trouva renforcée par l’éclatement de la guerre et fut aussi exacerbée par la radicalisation que le concept turquiste avait connue depuis les guerres balkaniques. À la suite de la perte des territoires européens, l’Anatolie apparaissait comme le dernier refuge des Turcs et de l’Empire ottoman. Avec cette conception, la simple existence d’une population chrétienne en Anatolie représentait une menace pour le pouvoir 69
AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Lausanne, 27 juin 1916.
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turc. Avec le prolongement de la guerre, cette menace devint une menace existentielle pour le gouvernement unioniste. L’avancée de l’armée russe en Anatolie orientale, suite à la défaite accablante des troupes ottomanes à la bataille de Sarıkamış durant l’hiver 1914-15 et le débarquement des forces alliées aux Dardanelles en avril 1915 renforcèrent l’impression du gouvernement que l’Empire était au bord de l’implosion. Dans cette situation de crise, le gouvernement décida d’agir pour venir à bout de la menace arménienne70. Les intellectuels et institutions arméniens de la capitale avaient beau répéter que la nation arménienne était loyale à l’égard de l’État ottoman, dans la nuit du 24 au 25 avril 1915, le gouvernement arrêta plus de 200 éminents Arméniens d’Istanbul pour les déporter ensuite en Anatolie. Cette date figure comme le début du génocide arménien. Les arrestations à Istanbul furent le signe précurseur d’un projet général d’extermination mis en place par les autorités ottomanes qui accusaient les Arméniens de comploter avec l’ennemi russe. Par la suite, l’Anatolie vécut l’exécution d’un plan systématique de déportations qui déracina les populations arméniennes, assyrienne et — à une moindre échelle — grecque, les forçant à abandonner leurs propriétés et les contraignant à de longues marches qui les menaient dans le désert syrien. Plus d’un million d’Arméniens, Grecs et Assyriens moururent de violence, de faim, de froid et d’épuisement au cours de ces marches. Des survivants furent massacrés et un nombre inconnu de femmes et d’enfants furent obligés de se convertir à l’islam. La politique unioniste de disperser, massacrer et assimiler les Arméniens changea à jamais le visage de l’Anatolie. Les biens des déportés furent spoliés et redistribués aux Turcs et aux musulmans de l’Empire pour devenir une base de la politique de « l’économie nationale » (millî iktisad). Mais surtout, l’Anatolie se retrouva privée de la majorité de sa population chrétienne. Vingt ans après la marche arménienne de la Sublime Porte, que nous avons présentée comme le point de départ du mouvement jeune-turc, la politique ethnicisée trouva son apothéose dans le génocide arménien. La quête d’homogénéisation engagée par le gouvernement unioniste pour créer un pays mieux disposé à la gouvernance se traduisit en un processus 70 Pour un résumé des questions sur le passage à l’acte dans le génocide arménien voir R. Kévorkian : Génocide des Arméniens, p. 307-309 ; Ronald Grigor Suny : « They Can Live in the Desert but Nowhere Else » : A History of the Armenian Genocide. Princeton, NJ: Princeton University Press, 2015, p. 232-250.
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brutal d’extermination, qui utilisa la différence religieuse comme une différence politique infranchissable et fit de la disparition de la population arménienne en Anatolie une condition de la survie de l’Empire ottoman. À regarder les mesures prises contre les Arméniens et la légitimation donnée par le gouvernement ottoman, on est amené à constater des parallèles avec la pensée turquiste d’Ahmed Rıza, qui présupposait la domination de la conception turque de l’Empire ottoman et définissait les populations chrétiennes comme un problème structurel auquel il fallait s’adapter. C’est lui qui, dans son traité jeune-turc le plus connu Asker, avait écrit en 1907 que les chrétiens « considérés comme des citoyens ottomans » collaboraient avec l’ennemi, et avait demandé : « A-t-on envisagé des solutions à l’intérieur du pays contre cet ennemi caché ? »71 Moins de dix ans après, le gouvernement de la Jeune Turquie prit la décision de procéder à l’anéantissement des Arméniens en référence à la progression des troupes ennemies, à des désertions de soldats arméniens et à des rébellions dans les régions orientales. Pourtant, c’était le même Ahmed Rıza, qui avait appelé à l’unité des Ottomans et à la fraternité universelle, qui avait conçu la nation ottomane comme une valeur universelle, qui, en théorie, se présentait comme une entité abstraite sans attaches religieuses ou ethniques. Confronté à l’ampleur de la catastrophe, Rıza renoua avec son interprétation universaliste. De fait, il fut l’une des rares voix à s’élever contre le génocide et à condamner le gouvernement ottoman. Nous l’avons dit à plusieurs reprises, Ahmed Rıza n’était pas homme à revenir sur ses conceptions et il n’était certainement pas prêt à assumer une quelconque responsabilité quant à la tragédie qui se produisait devant ses yeux. Celle-ci ne pouvait découler des idées ottomanistes à coloration turquiste qu’il avait diffusées avant 1908 et qu’il avait considérées, au contraire, comme un moyen d’éviter les conflits interethniques et de mettre un terme aux carnages qui secouaient l’Empire. Déjà à propos des massacres arméniens de 1895-96, il avait déclaré « leur souffrance est la nôtre »72. En 1915, Rıza se trouvait profondément choqué par les déportations qui furent pour lui une autre preuve du caractère irresponsable du gouvernement unioniste. « La liquidation du monde arménien équivaut à 71 Asker, p. 51. Voir notre chapitre supra « Les Turcs et les non-Turcs : Retour sur l’union ottomaniste jeune-turque. » 72 « Agitation Arménienne », Mechveret, no 42, 1er septembre 1897.
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la destruction de la Turquie », dit le dirigeant hintchakian Paramaz en mai 1915 lors du procès dans lequel il était accusé de trahison avec d’autres têtes du Parti73. Et même si Ahmed Rıza n’était pas prêt à accepter l’existence d’une nation arménienne, car celle-ci interférerait avec celle de la nation ottomane, il aurait pu souscrire à cette phrase de Paramaz. Rıza avait bien une perception turquiste de l’idée de la nation ottomane, mais la destruction de la population arménienne signifiait l’écroulement de son projet d’Empire. D’après le patriarcat arménien, Ahmed Rıza manifesta son opposition dès le début des massacres, en mai 1915, en s’adressant au ministère de l’Intérieur pour faire arrêter les déportations. Ne trouvant pas d’écoute auprès de ses anciens camarades, il demanda ensuite au sultan Mehmed Reşad d’intervenir auprès du gouvernement pour faire cesser les massacres. Même le sultan aurait avoué son impuissance face au fanatisme des unionistes74. Avec l’ouverture du parlement, Rıza retrouva une tribune pour manifester ouvertement son opposition et fit du Sénat un lieu pour la défense de son idéal ottomaniste. La session parlementaire étant écourtée, l’ensemble des mesures de déportation intervint dans les six mois où le Sénat ne siégeait pas. C’est donc à l’ouverture de la session parlementaire à la fin de septembre 1915 que Rıza commença à interpeller le gouvernement sur le traitement réservé aux populations d’Anatolie75. Dès les premières séances, il demanda que le gouvernement soit interrogé sur la politique suivie pendant les six mois de vacances parlementaires et présenta une motion demandant des explications sur « l’affaire arménienne » (Ermeni 73
Cité d’après R. Kévorkian : Génocide des Arméniens, p. 321. R. P. Yervant P’erdahdjian : « Événements et faits observés à Constantinople par le Vicariat [patriarcal] (1914-1916) », [1918] éd. Raymond Kévorkian, Revue d’histoire arménienne contemporaine, 1 (1995), p. 247-287. Rıza semble avoir également manifesté ses sympathies aux épouses des intellectuels arméniens déportés d’Istanbul. Cf. Noémie Kelekian (épouse de Diran Kelekian) à Ahmed Rıza, Péra, 17 janvier 1918. Collection Faruk Ilıkan. 75 À cause de son caractère exceptionnel, l’interpellation d’Ahmed Rıza a fait l’objet de plusieurs études. Voir notamment V. Dadrian : History of the Armenian Genocide, p. 222-225 ; Fuat Dündar : Modern Türkiye’nin Şifresi. İttihat ve Terakki’nin Etnisite Mühendisliği (1913-1918). Istanbul : İletişim, 2008, p. 328-330. L’affaire était rapportée dès 1918 dans des publications de Johannes Lepsius, qui ont longtemps servi de seule documentation d’archives au sujet du génocide. Deutschland und Armenien 1914-1918. Sammlung diplomatischer Aktenstücke. Potsdam : Tempelverlag, 1919, p. 216-218. Les manipulations des documents entreprises par Lepsius pour minimiser le rôle allemand dans le génocide ont fait l’objet de critiques. Se référer en particulier au travail de Wolfgang Gust sur www.armenocide.net. 74
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meselesi)76. À la session suivante, Rıza insista sur sa motion. Mais les sénateurs proposèrent d’ajourner sa discussion. Rıza accepta cette décision mais demanda au président de s’adresser au gouvernement immédiatement étant donné le caractère urgent de l’affaire : « Aujourd’hui, des centaines et des milliers de femmes, d’enfants et de vieillards errent, démunis et misérables, dans les chemins et les montagnes d’Anatolie. Je fais appel au sens de justice et à la sincérité du gouvernement, qu’il permette à ceux-ci de retourner chez eux ou de s’installer où ils le veulent avant le début de l’hiver. »77
Cette fois-ci, les sénateurs donnèrent leur accord pour que le président transmît cette requête au gouvernement. Mais l’initiative de Rıza resta sans suite. Cependant, le principal angle d’attaque de ses interrogations fut la « loi sur les biens abandonnés » (emvâl-i metruke). Cette loi se rapportait aux biens des déportés et cherchait à donner un cadre légal aux spoliations et aux redistributions qui étaient pratiquées depuis avril-mai 191578. Conscient du fait qu’il s’agissait d’un sujet sensible, le gouvernement promulgua la loi deux jours avant l’ouverture de la session parlementaire, en vertu d’une disposition constitutionnelle qui permettait de décréter des lois temporaires. Entre octobre et décembre 1915, Ahmed Rıza attaqua plusieurs fois cette loi pour non-conformité avec la Constitution. À première vue, ses critiques, centrées sur des aspects légaux, paraissent techniques. Mais il semble bien qu’il ait choisi à dessein l’outil législatif comme moyen de critiquer la politique de destruction poursuivie par le gouvernement. Le 11 octobre 1915, Rıza défendit une proposition de modification de la loi sur les biens abandonnés qu’il avait présentée quelques sessions auparavant79. Il proposa de retarder l’entrée en vigueur de la loi jusqu’à 76
MAZC, Session 15 Eylül 1331 (28 septembre 1915), p. 419-420. « Bugün [yüzlerce, binlerce kadın, çocuk ve yaşlı Anadolu yollarında] dağlarında sefil ve sergerdân bir halde sürünüyor. Mevsim-i şitâ husûl etmeden evvel bunların, ya yurtalarına iade edilmesini veyahut menfaatleri nereleri ise oralarda iskân olunmasını Hükümetin nasafet ve adaletinden beklerim. » MAZC, Session 21 Eylül 1331 (4 octobre 1915), p. 434. Le texte entre crochet ne figure pas dans les minutes transcrites consultées et est complété par sa reprise dans J. Lepsius : Deutschland und Armenien, p. 217 (document no 233). 78 En détail sur la loi, voir Uğur Üngör/Mehmet Polatel : Confiscation and Destruction. The Young Turk Seizure of Armenian Property. Londres : Continuum, 2011 ; Taner Akçam/ Ümit Kurt : Kanunların Ruhu. Emval-i Metruke Kanunlarında Soykırımın İzlerini Sürmek. Istanbul : İletişim, 2012. 79 MAZC, Session 28 Eylül 1331 (11 octobre 1915), p. 441 & 21 Eylül 1331 (4 octobre 1915), p. 434. 77
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la fin de la guerre, avançant trois motifs. Premièrement, il n’était pas approprié d’acheter ou de vendre des biens en temps de guerre. Deuxièmement, étant donné que les propriétaires des biens à vendre n’étaient pas sur place, rien ne garantissait des conditions de vente justes. Troisièmement, la loi ayant été adoptée juste deux jours avant l’ouverture du parlement, elle n’était pas conforme à la constitution et devait préalablement passer par le parlement. Une commission parlementaire décida de mettre la proposition d’Ahmed Rıza à l’ordre du jour pour un débat au Sénat, une fois que la loi serait passée par la Chambre des députés. Rıza prit la parole pour demander que la loi passe en urgence : « Le jour où le Sénat débattra sur cette loi, il n’y aura plus de biens et de propriétés. (…) Sur quoi allons-nous discuter ? (…) Il n’est pas légal de qualifier de “biens abandonnées” les biens dont s’occupe la loi en question. Car les propriétaires de ces biens, qui sont les Arméniens, n’ont pas abandonné leurs biens de leur propre gré ; ils ont été éloignés, ils ont été expulsés par la force, violemment. Le gouvernement fait vendre leurs biens par ses fonctionnaires. (…) Si dans ce pays il y a une Constitution et du constitutionalisme, cela ne peut être, cela est un crime. Saisissez-moi, expulsez-moi de mon village, vendez ensuite mes biens — cela n’est légitime en aucun temps. Ni la conscience des Ottomans ni la loi ne peuvent accepter cela. (…) Ce sont nos concitoyens, pourquoi devraient-ils subir l’injustice ? Cela n’est pas conforme ni à la gloire, ni à la dignité de la nation et du gouvernement. »80
Les sénateurs prièrent Ahmed Rıza de garder ses remarques pour le débat qu’ils allaient avoir une fois la loi passée à la Chambre. Mais ce jour n’arriva pas car le gouvernement décida de ne pas présenter la loi sur les « biens abandonnés » à la discussion. Selon un diplomate danois, le gouvernement l’évita pour ne pas se trouver confronté à nouveau à l’opposition d’Ahmed Rıza81. Il est évident que le gouvernement était 80 « Bu Kanun buraya gelip müzakere oluncaya kadar ne mal kalacak, ne mülk. (…) Biz ne müzakere edeceğiz ? (…) Kanunun bahs ettiği emvali [“]Emvâl-i metruke[’] diye tavsif etmek de kanunî bir şey değildir. Çünkü, bu emvalin sahibi olan Ermeniler, mallarını isteyerek terk etmemişler, onlar yerlerinden teb’îd edilmiş, zorla, cebir ile çıkarılmış. Hükûmet onların mallarını memurları vaıstasıyla sattırıyor. (…) / Eğer bu memlekette Kanun-u Esâsi ve Meşrûtiyet varsa bu olamaz, bu bir zulümdür. Beni kolumdan tut, köyümden dışarı at, malımı ve mülkümü de sonra sat ; bu hiçbir vakit de caiz değildir. Bunu ne Osmanlıların vicdanı kabul eder, ne de kanun. (…) / Onlar da bizim vatandaşımızdır. Niye mağdur ve mazlum olsunlar. Bu, ne Milletin, ne de Hükûmetin şan ve şerefine, haysiyetine yakışır derim. » MAZC, Session 30 Teşrin-i Sâni 1331 (13 décembre 1915), p. 133-135. 81 Rapport de Carl Ellis Wandel au minstre danois Erik Scavenius, Constantinople, 4 mai 1916. http://www.armenocide.com/armenocide/armgende.nsf/$$AllDocs-en/1916-05-04DK-001!OpenDocument&Click=
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gêné par ses interventions, non seulement à cause de la pertinence juridique de ses positions, mais aussi, et surtout, parce que celles-ci rappelaient le traitement réservé aux chrétiens d’Anatolie. L’ambassadeur américain Morgenthau rapporta que Talâat Paşa en personne exerça des pressions sur Ahmed Rıza pour lui faire abandonner ses interventions sur le sujet, sans quoi il poursuivrait une politique encore plus sévère à l’encontre des Arméniens82. La politique d’intimidation était une réalité. Selon un autre témoignage, plusieurs sénateurs soutenaient Ahmed Rıza, mais n’osaient pas élever la voix83. Il faut aussi souligner le silence des sénateurs et des députés arméniens, ceux qui avaient échappé à la déportation84. Ce silence contrastait avec l’engagement que Vartkes et Zohrab, entre autres, avaient montré après les massacres d’Adana. Mais entretemps, tous les deux avaient été déportés et assassinés. Dans ce terrible silence se lit le traumatisme des parlementaires arméniens qui, bien qu’ayant connaissance des faits, étaient trop affectés, trop intimidés pour réagir. Ce fut donc Ahmed Rıza, le même que les partis politiques arméniens avaient régulièrement attaqué pour son intransigeance turquiste, qui prit la défense de ses « concitoyens » arméniens. Des missionnaires américains parlèrent de son intervention au Sénat comme d’un J’accuse85. Il est probable qu’Ahmed Rıza céda aux pressions du ministre de l’Intérieur Talâat. Après les sessions de décembre 1915, il n’insista plus avec la même véhémence sur la politique arménienne du gouvernement. La loi en question resta en vigueur avant d’être abrogée par le gouvernement ottoman de l’après-guerre en janvier 1920, puis définitivement remise en vigueur en septembre 1922. Pourtant, Rıza n’abandonna pas entièrement la question et il intervint avec une certaine régularité pour dénoncer le traitement réservé aux chrétiens d’Anatolie, même s’il ne fit plus de propositions à ce sujet. « D’après ce que je comprends, “biens abandonnés” veut dire des biens qui ont été abandonnés. Or, personne n’a 82 Morgenthau au Department of State, 4 novembre 1915. Cité d’après V. Dadrian : History of the Armenian Genocide, p. 224. Voir aussi Y. H. Bayur : Türk İnkılâbı Tarihi, vol. III/3, p. 46-48. 83 R. P. Yervant P’erdahdjian : « Événements et faits observés à Constantinople par le Vicariat [patriarcal] (1914-1916) », p. 270. 84 D’après les mémoires d’Ahmed İzzet Paşa, le sénateur Azaryan protesta contre les déportations avant Ahmed Rıza, mais il n’y en a pas trace dans les minutes parlementaires. Feryadım, vol. I, p. 200-208. 85 Albert Shaw : « World Missions in the Second Year of War », American Review of Reviews, 52 (janvier-juillet 1916), p. 233.
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abandonné ses biens de son propre gré », répéta-t-il par exemple en octobre 191786. Quelques semaines plus tard, il toucha à nouveau à la politique génocidaire en demandant des explications au gouvernement sur le sort des orphelins, enfants des Arméniens et d’autres chrétiens ottomans, tout en critiquant la politique d’assimilation de ces enfants : « [Parmi ces orphelins,] il y a en particulier des Arméniens et des Arabes dont les parents — on ne sait pas comment — ont disparu. Qu’ils soient des Rum ou pas, ce sont toujours les enfants de mes concitoyens. Qu’ils soient Arméniens ou non, je veux savoir quelle éducation morale et religieuse ils reçoivent. J’ai entendu dire qu’on a même changé le nom de certains. »87
Rıza n’était pas prêt non plus à adoucir sa critique générale du gouvernement, ni à ne plus s’insurger contre des actes qu’il considérait comme étant illégitimes et anticonstitutionnels. À la rentrée parlementaire en novembre 1916, le président du Sénat lut une notification du grand vizir Said Halim Paşa sur l’exécution en mai 1916 du sénateur ottoman Abdulhamid al-Zahrawi à Damas, au motif de trahison. Zahrawi avait été accusé d’avoir milité pour la séparation de la Syrie de l’Empire et d’avoir cherché à établir un califat arabe en Égypte sous la protection des Anglais et des Français. Le sénateur et ancien député ottoman avait été un nationaliste arabe important sous la Seconde Période constitutionnelle. En 1911, il avait rejoint l’Entente Libérale et s’était souvent opposé à la présidence d’Ahmed Rıza à la Chambre. Le gouvernement avait probablement décidé de communiquer cette décision pour intimider les sénateurs et en particulier les non-Turcs. À certains égards, les points d’accusation à l’encontre de Zahrawi peuvent se lire comme une copie des phrases qu’Ahmed Rıza avait rédigées dans son Lâyiha en 1892, à propos de la nécessité du gouvernement ottoman d’agir contre les velléités des « Arabe[s] d’établir un gouvernement et un califat en Arabie »88. Pourtant en 1915, ce fut le même Rıza 86 « Benim anladığıma göre, “Emval-i Metruke” terkedilmiş mal ve mülk demektir. Halbuki hiç kimse kendi rızası ile mal ve mülükünü terketmemiştir. » MAZC, Session 29 Teşrin-i Sâni 1333 (29 octobre 1917), p. 105. 87 « Bunların içinde bilhassa ebeveyni nasılsa kaybolmuş Emeniler’de, Araplar’da var. Rum olsun, ne olursa olsun ; bunlar yine vatandaşlarımın evlâdıdır. Ermeni olsun ; bunlar bugün aldıkları ahlâkî dinî terbiye nedir, bilmek isterim. Bunlardan bazılarının isimlerinin bile değiştirildiğini işitiyorum. » MAZC, Session 17 Kânun-i Evvel 1333 (17 décembre 1917), p. 151. Voir aussi Session 27 Şubat 1334 (27 février 1918), p. 490-495. Dans ses prises de parole au Sénat, les mots Rum et Arap font référence aux chrétiens non arméniens déportés. 88 Lâyiha, p. 42.
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qui prit la défense de son collègue exécuté, précisément, pour les raisons qu’il avait évoquées au début de son engagement jeune-turc89. Il déclara qu’aucun des documents fournis comme preuve ne l’avait convaincu de la culpabilité de Zahrawi. La mort du sénateur était un assassinat, contraire à la Constitution90. Si l’engagement d’Ahmed Rıza paraît en désaccord avec le contenu intransigeant de la pensée turquiste, il n’était pas contraire à celle-ci. Mais lui-même n’avait pas le recul nécessaire pour faire le lien entre ses propres idées et les actes du gouvernement unioniste. À ce titre, il importe de noter que sa critique de la politique des unionistes ne signifiait pas l’abandon de sa vision turquiste. Ainsi, on constate nettement dans ses interventions au Sénat un certain paternalisme, qui ne remet à aucun moment en question la domination turque au sein de l’État ottoman mais critique l’exercice du pouvoir. Il ne perdait pas non plus sa méfiance à l’égard des populations chrétiennes, qu’il accusait à nouveau après 1918 d’avoir trahi l’Empire ottoman. Une position qu’il réaffirma dans ses mémoires, sans pour autant qu’il doive en résulter une politique globale visant les Arméniens, simplement parce que ceux-ci étaient des Arméniens91. C’est en reprenant le même argument qu’il attaquait le gouvernement au Sénat, dénonçant le fait d’avoir utilisé l’accusation de trahison comme prétexte pour poursuivre une politique néfaste qui ruinait l’Empire : « Quelques Rums et Arméniens peuvent bien être des traîtres, comme le dit le gouvernement, mais cette disposition peut aussi exister auprès d’individus turcs, kurdes ou arméniens [sic]. »92 Dans une logique similaire, il se demanda au début de l’année 1918 à quoi pouvait servir des informations diffusées par la presse selon lesquelles des bandes arméniennes se livreraient à des massacres d’enfants musulmans. Pour Ahmed Rıza, l’Histoire allait montrer si ces accusations étaient correctes. Mais propager de telles dénonciations dans le contexte de guerre et à une période où la presse était muselée revenait à saper « l’unité ottomane (vahdet-i Osmaniye) »93. 89 MAZC, Session 3 Teşrin-i Sâni 1332 (16 novembre 1916), p. 13. Cf. NARA, State Department Records, 867.4016/283 : Rapport de Philip au Department of State, Istanbul, 21 mai 1916. 90 MAZC, loc. cit. Cf. S. Prätor : Der arabische Faktor, p. 221. 91 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 58. 92 « Bir kısım Ermeniler de, Rumlar da, Hükümetin dediği gibi hainler olabilir, bu mahiyet[-i] niynet eşhas[-ı] Türk’te de vardır, Kürt’te de, Ermeni’de de bulunabilir. » MAZC, Session 29 Teşrin-i Sâni 1333 (29 octobre 1917), p. 105. 93 MAZC, Session 4 Mart 1334 (4 mars 1918), p. 108-109.
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Lorsque Rıza prononçait des propos qu’il aurait difficilement dits quelques années auparavant, il y avait sans doute une volonté de se distinguer de la politique officielle et de son ancienne organisation politique, pour laquelle il avait milité pendant plus de dix ans et dont il avait défini les orientations idéologiques. Peut-être tentait-il aussi de se disculper de toute responsabilité devant les désastres de la guerre et de la purification ethnique. Mais il exprimait aussi des convictions politiques assurément sincères, qui découlaient de la dimension libérale de sa pensée et de la certitude d’avoir œuvré pour l’union ottomaniste et le bien-être de l’ensemble de la société ottomane. Le désastre de la politique du CUP et les atrocités commises contre les chrétiens d’Anatolie permirent à la dimension libérale de sa pensée de resurgir. Ainsi continua la vie d’Ahmed Rıza de 1914 à 1918. Peu à peu, il vit l’Empire ottoman s’écrouler. L’économie et l’agriculture étaient en ruine. Les défaites militaires avaient pour résultat des pertes de territoires les uns après les autres. La politique intérieure néfaste du gouvernement détériorait les conditions de vie des Ottomans et aboutissait à une sensible diminution de la population globale de l’Empire. Aucun autre pays ne subit durant la Première Guerre mondiale une décroissance démographique civile aussi importante que l’Empire ottoman94. Si Rıza n’arrêtait pas de marteler la déchéance des valeurs dans ses interventions au Sénat, c’est en premier lieu la réduction massive de la population qui avait réduit à rien le projet d’une « Jeune Turquie » ottomane qu’il visait. Les millions de victimes de la guerre et de la politique unioniste s’ajoutèrent aux chiffres des pertes déjà subies durant les guerres des Balkans pour laisser une population exsangue et démoralisée. Durant tous ces bouleversements, la vie d’Ahmed Rıza, se passant essentiellement entre sa maison familiale de Vaniköy et le Sénat à Beşiktaş, resta stable. Ayant fondé son parcours durant la guerre sur l’opposition parlementaire au gouvernement unioniste et le gouvernement ayant trouvé un moyen de s’accommoder de cette voix dissonante, rien de majeur n’allait se produire dans son existence quotidienne tant que la guerre continua et que le CUP parvint à se maintenir au pouvoir. Au cours de l’été 1918, le changement commença à s’annoncer. Le gouvernement ottoman n’avait aucune illusion sur le fait que la victoire ottomane dépendrait de la victoire allemande. L’échec de l’offensive 94
Cf. « World War I Casualties » http://en.wikipedia.org/wiki/World_War_I_casualties.
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allemande du printemps 1918 sur le front de l’Ouest signifia ainsi que la guerre était perdue. Les forces alliées continuaient leur avancée en Palestine et en Syrie et ouvrirent un nouveau front en Macédoine suite à l’écroulement de la Bulgarie alliée. Le 8 octobre 1918 le cabinet de Talâat Paşa, grand vizir depuis 1917, présenta sa démission, laissant à ses successeurs la tâche de mettre fin à la guerre. Le 30 octobre, l’Empire ottoman capitula en signant l’armistice de Moudros. Les trois dirigeants du CUP s’enfuirent à bord d’un sous-marin allemand. La tête du CUP ayant pris la fuite et la guerre étant terminée, un nouvel épisode de la vie d’Ahmed Rıza pouvait commencer.
CHAPITRE XIX
DE LA FIN DE LA GUERRE À LA FIN DE L’EMPIRE D’après les mémoires d’Ahmed Rıza, à la veille de leur fuite, Enver et Talâat Paşa allèrent voir leur ancien camarade pour lui proposer de prendre la tête du CUP. Rıza leur répondit qu’il ne pourrait prendre la tête d’une organisation que, lui, avait laissée en bon état et qui était désormais en ruines1. Sa décision de rompre avec le CUP était définitive. Rıza cherchait à se forger une place dans l’après-guerre indépendamment de son ancienne organisation. Ayant passé quatre ans dans l’opposition au gouvernement, il est évident qu’il envisageait un nouveau rôle à l’issue d’une guerre qui avait laissé l’Empire exsangue. En outre, il pouvait capitaliser sur son statut d’opposant au CUP. En dépit du fait qu’il avait tenu le rôle de la bête noire unioniste avant la Première Guerre mondiale, il était devenu de par son engagement anti-unioniste non seulement lavé de tout soupçon, mais il s’était également imposé comme une figure politique majeure. Son opposition au gouvernement unioniste avait attiré l’attention de la presse étrangère dès 19152. Au sortir de la guerre, The Times le décrivait ainsi comme « un libéral (…) qui s’était toujours opposé au CUP »3. Un nouveau départ lui semblait promis. La politique ottomane dans l’après-guerre La conjoncture politique contribuait au nouveau statut d’Ahmed Rıza. L’écroulement militaire de l’Empire à l’été 1918 avait coïncidé avec la mort du sultan Mehmed Reşad. Au vu du désastre pour l’Empire que le règne du CUP avait préparé, le nouveau sultan, Mehmed Vahdeddin, se positionna comme résolument anti-unioniste et fut considéré comme acquis aux idées libérales. Par ailleurs, Ahmed Rıza avait pendant des années entretenu de bons rapports avec le successeur au trône ottoman, 1
Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 66. « L’exode continue », Le Matin, 22 février 1915 ; « Ahmed Riza contre Talaat », Le Matin, 31 octobre 1915. 3 « Turks Talking of Reform. Punishment for Armenian Massacres », Times, 30 novembre 1918. 2
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y compris au niveau familial4. Le sultan et l’ancien Jeune Turc présentaient donc de nombreux points communs. L’ancien Jeune Turc et le nouveau sultan Grâce à ses rapports étroits avec le nouveau sultan, Rıza fut nommé à la présidence du Sénat5. Cette nomination apparaît alors découler de la volonté du sultan de prendre un nouveau départ. En promouvant l’opposant anti-unioniste, le sultan signalait sa rupture avec le passé unioniste. Le ministre unioniste des Finances, Cavid, décrivit la promotion de Rıza à la présidence comme « une claque pour le gouvernement unioniste »6. La promotion avait probablement aussi pour but de tenter de se rapprocher des États alliés. À l’étranger, Rıza disposait en effet d’une bonne réputation en raison de l’opposition dont il avait fait preuve depuis quatre ans au Sénat. À la prise du pouvoir du nouveau cabinet d’Ahmed İzzet Paşa à la suite de la démission de Talâat, la presse étrangère annonça même la nomination d’Ahmed Rıza au ministère des Affaires étrangères7. Pendant quelques mois, Rıza mena sa vie politique en lien étroit avec Vahdeddin. Le sultan continua à recourir à l’ancien Jeune Turc pour pousser à une politique anti-unioniste et pour imposer son propre rôle dans la politique ottomane. Ainsi, il demanda à Ahmed Rıza d’examiner la Constitution pour voir si le sultan avait la compétence pour révoquer le cabinet, en l’occurrence celui d’Ahmed İzzet Paşa qui comportait encore des membres importants du CUP8. Dans ses mémoires, Rıza dit avoir convoqué le Sénat en réunion sécrète pour trancher la question, tandis que d’autres témoignages affirment qu’il prit la décision en concertation seulement avec quelques proches9. La réponse fut favorable au 4 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 69-72. Cf. Sina Akşin : İstanbul Hükümetleri ve Milli Mücadele. Cilt I : Mutlakiyete Dönüş (1918-1919). Istanbul : İş Bankası Yay., 2010, p. 25-27. 5 Pour le décret voir BOA, MV 226/59 & İ.DUİT 10/101, 10 octobre 1918 ; MAZC, Session 10 Teşrin-i Evvel 1334 (10 octobre 1918), p. 2. Pour cause de maladie, Ahmed Rıza ne put assister à la session d’ouverture du parlement. 6 Cité d’après Y. H. Bayur : Türk İnkılâbı Tarihi, vol. III/4, p. 704. Dès l’intrônisation de Vahdeddin en juillet 1918, Ahmed Rıza avait été en contact avec différents hommes politiques pour révoquer le gouvernement unioniste. Ali Fuat Türkgeldi : Görüp işittiklerim, p. 147 ; Ahmed İzzet Paşa : Feryadım, vol. II, p. 11-12. 7 « New Turkish Cabinet. Expression of People’s Desire for Peace », Times, 11 octobre 1918. 8 Cf. E.-J. Zürcher : Unionist Factor, p. 70-71. 9 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 73-74 ; « Rauf Orbay’ın Hatıraları », Yakın Tarihimiz, nos 19, 20 et 21 ; Ahmed İzzet Paşa : Feryadım, vol. II, p. 9-11.
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sultan, et Vahdeddin renvoya Ahmed İzzet un mois après sa prise de fonction pour le remplacer par un homme politique plus proche du palais, Tevfik Paşa10. Pour certains historiens, cet épisode est la preuve qu’Ahmed Rıza était entièrement acquis au sultan Vahdeddin, qui avait l’ambition de rétablir le pouvoir politique du palais. Ayant abandonné les idéaux constitutionnalistes pour lesquels il avait milité, ce geste de Rıza montre, d’après cette lecture, qu’il n’était pas « un homme très intelligent ni visionnaire »11. Toutefois, il serait erroné de croire qu’Ahmed Rıza s’était entièrement aligné avec le sultan. On ne peut faire abstraction du climat de crise qui le poussa à soutenir le renvoi d’Ahmed İzzet Paşa. L’Empire était en effet en ruines, la vie sociale avait été largement atteinte et elle était potentiellement menacée d’une contagion bolchevique : un sultan-calife intègre pouvait représenter un élément important du rétablissement de l’ordre et de la régénération de l’Empire et du monde musulman. Il y avait peut-être aussi chez Ahmed Rıza la volonté d’entretenir de bons rapports avec le sultan pour être prêt à assumer la responsabilité de nouveaux postes. Il est évident qu’il considérait sa promotion à la présidence du Sénat comme une étape. De fait, il songeait, peut-être pour la première fois de sa vie, au poste le plus élevé de l’État : celui de grand vizir. Dans ses mémoires, il dit s’être plaint auprès du sultan du manque d’action du cabinet de Tevfik Paşa. Au cours du mois de novembre 1918, il commença à se considérer comme un sérieux candidat au grand vizirat au point de se consacrer mi-décembre à la constitution de son futur cabinet12. Les préparatifs d’Ahmed Rıza convergeaient avec les ambitions d’un jeune général de brigade (mirliva) qui était rentré du front syrien le 13 novembre 1918 : Mustafa Kemal Paşa, le futur Atatürk. Tout en étant membre du CUP, Kemal était resté à l’écart de la bande dirigeante durant la guerre et s’était bâti un solide renom, en particulier au sein de 10 Voir Metin Ayışığı : Mareşal Ahmet İzzet Paşa. Askerî ve Siyasî Hayatı. Ankara : TTK, 1997, p. 159, 187-192. Cf. « Un nouveau cabinet ottoman », Le Matin, 16 novembre 1918. 11 S. Akşin : Mutlakiyet’e Dönüş, p. 51. 12 Voir l’entrée du 15 décembre 1918. Mareşal Fevzi Çakmak ve Günlükleri, éd. Nilüfer Hatemi. Istanbul : Yapı Kredi Yay., 2002, vol. II, p. 630. Déjà en novembre, les autorités britanniques estimaient que la formation d’un cabinet sous Ahmed Rıza dans lequel Prens Sabahaddin serait ministre des Affaires étrangères était imminent. S. Akşin : Mutlakiyet’e Dönüş, p. 186.
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l’armée13. Par ailleurs, il entretenait depuis 1917 de bons rapports avec Vahdeddin. Dès son retour à Istanbul, il convoita le poste de ministre de la Guerre et commença à travailler pour atteindre ce but. Disposant d’une excellente réputation auprès des officiers de l’armée et d’une certaine fraîcheur due au fait qu’il ne s’était pas mêlé à la politique unioniste depuis 1908, Mustafa Kemal éprouvait visiblement le besoin de se lier à une figure connue pour poursuivre ses nouveaux desseins politiques. Dans un premier temps, il approcha Ahmed İzzet Paşa14. Ensuite, en décembre 1918, il contacta Ahmed Rıza pour évoquer l’idée d’établir un gouvernement d’unité nationale sous la direction de ce dernier15. Entre temps, Vahdeddin semblait en effet avoir envisagé de donner à Rıza la mission de constituer un nouveau cabinet16, tandis que son nom circulait dans la presse pour le poste de grand vizir17. Toutefois, ces préparatifs ne portèrent pas de fruits. Premièrement, il s’avéra que le nouveau cabinet pourrait difficilement recevoir le vote de confiance au Parlement. Lorsque le sultan décida de dissoudre le Parlement ottoman le 21 décembre 1918, des rumeurs circulèrent selon lesquelles cette décision était destinée à soutenir les projets de Rıza et de Kemal18. Deuxièmement, Rıza semble être devenu réticent à l’idée de présenter un cabinet avec un officier comme Kemal et d’autres jeunes hommes politiques qui lui étaient largement inconnus19. Il estimait sans doute que l’Empire avait besoin de gens d’expérience pour affronter la situation exceptionnelle dans laquelle il se trouvait. Depuis l’armistice, il poursuivait une politique à deux volets : rupture avec l’ancienne direction du CUP et établissement de bons rapports avec les États alliés. C’est dans ce sens qu’il décida de se consacrer à ses nouvelles fonctions de président du Sénat ottoman.
13
E.-J. : Unionist Factor, p. 49-67. Gotthard Jäschke : « Mustafa Kemals Sendung nach Anatolien », Franz Taeschner/ Gotthard Jäschke (dir.) : Aus der Geschichte des islamischen Orients. Tübingen, J.C.B. Mohr, 1949, p. 25-26. 15 A. Mango : Atatürk, p. 199-201. Cf. Kâzım Karabekir : İstiklâl Harbimiz. Istanbul : Yüce Yay., 1990, p. 15 ; Mareşal Fevzi Çakmak ve Günlükleri, entrée 15 décembre 1918, vol. II, p. 630. 16 Voir Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 71 ; MAE, E-Levant Turquie 169, 38-39 : Rapport du Haut-commissaire (Fouques Duparc) aux Affaires étrangères, Péra, 11 janvier 1919. 17 S. Akşin : Mutlakiyet’e Dönüş, p. 155-156. 18 Gotthard Jäschke : « Mustafa Kemals Sendung nach Anatolien », p. 26 ; Mareşal Fevzi Çakmak ve Günlükleri, entrée du 23 décembre 1918, vol. II, p. 631. 19 Cf. S. Akşin : Mutlakiyet’e Dönüş, p. 107-108. 14
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Président du Sénat : la quête de justice contre les coupables de la guerre La présidence d’Ahmed Rıza fut marquée par la continuité de son engagement contre le CUP. Le 19 octobre, il prononça au Sénat un discours d’investiture remarqué. Faisant l’éloge du constitutionalisme, il souligna la loyauté de Vahdeddin envers la Constitution. Dans le même temps, il se montra parfaitement confiant dans le nouveau départ que l’Empire était en train de prendre sous le nouveau sultan et dans la réparation des injustices subies sous le règne unioniste : « Son titre majestueux ne sera pas al-Gazi. Son nom impérial sera “Sultan Mehmed Vahdeddin Hân-ı Âdil [le Juste]”. (…) Sous son règne impérial, tous les Ottomans, sans différenciation et sans distinction d’ethnie et de religion, bénéficieront des vertus de la justice et de la liberté. (…) Sa bienfaisance ne laissera pas les enfants et les veuves des Arméniens sauvagement massacrés, des Arabes pendus et expulsés, condamnés à la misère. Il n’y aura plus personne qui pleurera et souffrira en exil. »20
Les propos d’Ahmed Rıza sur le traitement des chrétiens dans son discours d’investiture provoquèrent l’objection de plusieurs sénateurs. Au nom de l’égalité et de la justice, Müşir Osman Paşa objecta à la séance suivante qu’il n’était pas suffisant de parler du traitement réservé aux chrétiens durant la guerre ; il fallait considérer le malheur de l’ensemble de la population ottomane et par conséquent également parler des Turcs et des Kurdes tués par les Arméniens, et se soucier des veuves et des orphelins, qu’ils soient chrétiens ou musulmans21. Ahmed Rıza ne rejeta pas l’objection, et il affirma s’être toujours soucié de l’ensemble de victimes. « Si j’ai évoqué uniquement les Arméniens et les Arabes, je l’ai fait car cette affaire porte une dimension politique particulière. Car cela fut une injustice officielle (resmî haksızlık). »22 20 « Lakabı Şâhaneleri “El-Gazi” olmayacaktır. Unvanı Hümayunları ; “Sultan Mehmed Vahidüttin Hanı Âdil” olacaktır. (…) Devri Şevketlerinde bütün Osmanlılar bilatfriki cins ve mezhep, niâmı adalet ve hürriyetten aynı derece istifade edeceklerdir. Ulûvvi şefkati Hümayunları, o vahşiyane öldürülen Ermenilerin, asılan, sürülen Arapların eytam ve eramilini sefalette makhur bırakmayacaktır. Menfalarda artık ağlayan inleyen kalmayacaktır. » MAZC, Session 19 Teşrin-i Evvel 1334 (19 octobre 1918), p. 8-9. 21 Cf. Ayhan Aktar : « Debating the Armenian Massacres in the Last Ottoman Parliament, November – December 1918 », History Workshop Journal, 64 (automne 2007), p. 261-263. Un débat parallèle était mené à la Chambre des députés (p. 256-261). Voir aussi Vahakn N. Dadrian/Taner Akçam : Tehcir ve Taktil. Divan-ı Harb-i Örfi Zabıtları ve İttihad ve Terakki’nin Yargılanması 1919-1922. Istanbul : Bilgi Üniversitesi Yay., 2008, p. 33-38. 22 « …Yalnız Ermenileri ve Arapları zikirden maksadım, bu cihetin siyasî bir mahiyeti haiz olmasından ileri geliyordu. Çünkü o bir resmî haksızlık idi. » MAZC, Session 21 Teşrin-i Evvel 1334 (21 octobre 1918), p. 29.
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CHAPITRE XIX
Ahmed Rıza évoqua de nouveau le génocide arménien quelques semaines plus tard. Dès ses premières interventions, il fit allusion à la nécessité de juger les personnes coupables de l’entrée en guerre de l’Empire et des calamités qui en résultèrent. La question devint encore plus pressante avec la fuite des dirigeants unionistes début novembre qui provoqua la colère des parlementaires et de l’opinion publique. Le 21 novembre Ahmed Rıza présenta au Sénat une motion proposant l’établissement d’une commission parlementaire pour enquêter sur les « responsabilités politiques » de ceux qui avaient pris la décision d’entrer en guerre et sur « les atrocités commises sous le nom de déportation ». « [D]e nombreux actes criminels et même des meurtres ont été perpétrés contre tous les Ottomans, mais plus particulièrement des injustices sans précédent dans l’histoire ottomane ont été commises à l’encontre de mes concitoyens arabes, arméniens et grecs. »23 Selon lui, il fallait immédiatement identifier les coupables et les juger devant la cour suprême. Les mêmes objections qu’on lui avait opposées à la suite de son discours d’investiture resurgirent et les sénateurs débattirent pendant de longs moments. Pourquoi ne parlait-il pas des Turcs et des malheurs qu’ils avaient connus sous le gouvernement unioniste ? Existait-il une spécificité de la persécution des Arméniens ? Ahmed Rıza ne s’opposa pas au fait que les Turcs avaient souffert eux aussi et il répéta qu’il parlait de « tous les Ottomans ». Une fois que les investigations auraient commencé, chaque crime allait ressortir et être jugé. « Comme le gouvernement était malheureusement un gouvernement turc, je ne me suis pas référé à ce que les Turcs ont souffert. Oui, ils ont souffert aussi. Ce gouvernement n’avait aucune pitié pour les Turcs non plus. »24 Mais il insista sur la spécificité de la politique menée contre les Arméniens et les chrétiens. Cependant, il fit une remarque qui, quelques mois plus tard, allait devenir centrale dans sa référence à la politique génocidaire. Pour lui, la responsabilité de cette politique était bien définie et devait retomber sur des coupables précis. Il refusait d’inculper le CUP en général de ces 23
« tehcir nâmı altında yapılan mezâlim… » « …bilcümle Osmanlılar hakkında birçok ef’al ve cinayât dahi irtikâb edilemiş ve bilhassa Arap, Ermeni, Rum vatandaşlarımıza şimdiye kadar Târih-i Osmanî’de emsâli görülmedik mezâlim icra olunmuştur. » MAZC, Session 21 Teşrin-i Sâni 1334 (21 novembre 1918), p. 117. 24 C’est nous qui soulignons. « Hükümet ise maatteessüf Türk hükümeti olduğu için, Türkün çektiklerini oryta alenen koymadım. Evet, onlar da mazlumdur. O hükümet, Türke de acımamıştır. » Ibid., p. 119.
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crimes. Pour lui, les responsables principaux appartenaient au groupe qui avait été à la tête de l’État durant la guerre : « Je ne reconnais pas le CUP ni aucun autre organe comme l’auteur de ce crime. Je reconnais uniquement le pouvoir exécutif. C’est le pouvoir exécutif qui est responsable de la guerre et des crimes. »25 La motion fut adoptée et moins de trois semaines plus tard, Ahmed Rıza convoqua le ministre de la Justice au Sénat pour l’interroger sur les initiatives prises par le gouvernement. Le Sénat se montra satisfait, mais à la fin du débat, il ressortit que le CUP avait apporté des modifications au code pénal qui avaient verrouillé la possibilité de poursuivre les coupables de la politique d’extermination et les bénéficiaires des expropriations26. Il fallait modifier la loi. Rıza, signalant que l’on avait commencé à condamner les responsables de divers crimes en Allemagne, insista sur le caractère urgent de l’affaire : « Cela reste sur nous comme une tache dégradante. Au nom de tous les Ottomans, nous désirons l’effacement rapide de cette tache et nous attendons justice. (…) Parmi des gens qui se promènent librement chez nous, il y a des assassins, et même des gens qui ont porté atteinte à la sûreté interne et externe de l’État. »27
Ahmed Rıza exprimait ainsi son intention de mener une investigation générale sur le gouvernement unioniste, mais la question des massacres arméniens tenait une importance particulière pour lui. Les atrocités commises étant « sans précédent dans l’histoire ottomane » et se rangeant parmi les méfaits les plus visibles du gouvernement, leur poursuite s’imposait comme une obligation pour rompre avec le passé unioniste. Pendant la guerre, Ahmed Rıza s’était élevé le premier au Parlement contre le traitement fait aux Arméniens et s’était exposé par son audace à de réels dangers. Après la guerre, il était donc parfaitement sincère en défendant la nécessité de faire des investigations à ce sujet. Cependant, une autre dimension est également à prendre en compte. 25 « ben memlekette cinayâtın faili olarak İttihat ve Terakkiyi veyahut diğer bir unsuru tanımam. Yalnız, Kuvve-i İcrâiyyeyi tanırım. (…) Harp’ten, cinayâtten Hükümet-i İcrâiyye mesuldur. » MAZC, Session 21 Teşrin-i Sâni 1334 (21 novembre 1918), p. 119. 26 Voir A. Aktar : « Debating the Armenian Massacres in the Last Ottoman Parliament », p. 263. 27 « Bu bizim üzerimizde bir leke gibi kalıyor. Bu lekenin bir an evvel ref ve izalesini bütün Osmanlılar kemali helecanla arzu ediyoruz, adalet bekliyoruz. (…) Bizde serbest gezenler içinde katiller, hatta sevletin emniyetini ihlal eylemiş adamlar da var. » MAZC, Session 9 Kânun-i Evvel 1334 (9 décembre 1918), p. 171.
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CHAPITRE XIX
Ahmed Rıza savait parfaitement que la question arménienne était une affaire sensible qui pèserait sur le statut international de l’Empire. Il était obligatoire de faire la lumière sur cette affaire et d’en faire juger les coupables pour avoir une approche sereine et empêcher qu’elle soit utilisée par les États vainqueurs contre les intérêts ottomans. L’affaire était d’autant plus sensible que l’article 24 de l’armistice de Moudros réservait aux Alliés le droit de procéder à des occupations en cas de violences dans les provinces arméniennes. Si Rıza semblait sincère dans sa démarche, nous ne pouvons la dissocier de considérations générales qui, au-delà des idéaux d’unité ottomane et de justice, demandaient une approche pragmatique. Au sortir de la guerre, l’affaire arménienne présentait en effet les risques d’une menace d’intervention étrangère, intervention contre laquelle Rıza avait lutté avec toutes ses forces pendant des années en tant que Jeune Turc. Ainsi, il notait bien que « les yeux du monde entier » étaient rivés sur cette question28. Par ailleurs, il paraît évident que d’autres personnes avaient une approche bien plus instrumentale de la question, et demandaient le jugement des auteurs des massacres, non pas par compassion ou par sens de la justice, mais surtout pour gagner un meilleur traitement de la part des forces alliées29. Pour le dire autrement, la question des massacres arméniens et celle de leur jugement était étroitement liée à la position de l’Empire sur la scène internationale et au traitement qu’allaient lui réserver les Alliés. L’année 1919 allait montrer que l’insistance d’Ahmed Rıza sur la nécessité de juger les coupables dépendait de la nature des rapports que les pays européens voulaient entretenir avec l’Empire et les visées qu’ils avaient à son égard. Et au vu des événements de cette année, il paraît évident qu’il allait changer radicalement son appréciation de la question. Mais à la fin de la guerre, en 1918, cela n’était pas encore le cas. Ahmed Rıza était confiant dans le nouveau départ que l’Empire ottoman allait prendre dans un monde qui en avait fini avec les horreurs de la guerre mondiale. Ce départ devait bénéficier selon lui à tous les Ottomans et placer les rapports entre l’Empire et les pays occidentaux sur de nouvelles bases. Cet optimisme qui, d’un point de vue rétrospectif, paraît déplacé fut cependant caractéristique de la période de la fin de guerre pendant quelques mois. 28 « bütun cihanın nazarı altında. » MAZC, Session 21 Teşrin-i Sâni 1334 (21 novembre 1918), p. 117. 29 Cf. T. Z. Tunaya : Türkiye’de Siyasal Partiler II, p. 29-30.
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L’espoir d’un nouvel ordre mondial Au lendemain de l’armistice de Moudros, le soulagement prévalut sur la déception au sein de la population de l’Empire ottoman. La guerre était finie et la vie pouvait revenir à un cours plus paisible. Au niveau politique, les circonstances n’étaient pas désespérantes. Le gouvernement répressif était défait et le nouveau sultan promettait un règne de justice et de liberté. Les conditions même de la capitulation pouvaient susciter un certain optimisme. On pouvait certes relever de nombreux articles douteux dans l’accord de Moudros, ceux notamment accordant aux forces alliées le droit de continuer à occuper des territoires ottomans si elles le jugeaient nécessaire du point de vue de la sécurité. Mais l’armistice garantissait la souveraineté de l’État ottoman et reconnaissait le califat et le sultanat. À la fin de la guerre, l’Empire ottoman se présentait comme le seul partenaire des Empires centraux ayant survécu, et comme le seul empire monarchique qui pouvait continuer à exister. L’année 1917 avait vu la fin des Romanov. Les 9 et 12 novembre 1918, les monarchies Hohenzollern et Habsbourg étaient abolies à leur tour. La dynastie ottomane, elle, sortit indemne du désastre de la guerre et du règne unioniste et elle se vit, de fait, renforcée par l’intronisation d’un nouveau sultan ambitieux, Vahdeddin. Comparé à la Révolution bolchevique en Russie et aux tentatives révolutionnaires des communistes en Autriche et en Allemagne, le bouleversement de la situation politique dans l’Empire paraissait bien modéré. Au niveau international, on pouvait aussi apercevoir des lueurs d’espoir. Les alliés avaient constamment affirmé faire la guerre pour établir un ordre mondial juste, et Rıza, opposé à l’alliance avec l’Allemagne dès le début des hostilités, était prêt à croire à ce discours. L’appel libéral avait reçu une nouvelle importance à la suite de la Révolution bolchevique, qui avait proclamé haut et fort le principe de l’internationalisme et de la fraternité entre les peuples. Le 8 janvier 1918, soit exactement deux mois après l’adoption du Décret de Paix de Lénine par le Soviet, le président des États-Unis Woodrow Wilson « joua la carte nationaliste contre l’appel internationaliste de Lénine »30 et présenta au Congrès américain ses 14 points d’une directive pour une paix durable, fondée sur la démocratie, le libre-échange, la transparence diplomatique et le principe 30
Eric J. Hobsbawm : The Age of Extremes. A History of the World 1914-1991. New York : Vintage, 1996, p. 67.
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CHAPITRE XIX
de « l’autodétermination ». La déclaration de Wilson reçut aussitôt un écho favorable dans un monde traumatisé par l’expérience de la guerre et pris de panique face à la possibilité d’une contagion révolutionnaire par le vent d’idéaux communistes qui soufflait. Elle semblait annoncer une nouvelle diplomatie ouverte et libérale pour contrecarrer l’internationalisme bolchevique et se substituer aussi à l’ancienne diplomatie des systèmes d’alliance ayant mené à la catastrophe de la Grande Guerre31. Dans l’Empire ottoman aussi, les 14 points de Wilson eurent un impact presque immédiat. La déclaration fut reçue comme la promesse de l’établissement d’un nouvel ordre mondial débarrassé des tractations diplomatiques et des arrangements secrets et fondé sur le respect du droit international. Le point 12 garantissant la souveraineté de l’État ottoman se présentait comme l’application locale de cette promesse globale. Grâce à cette promesse, les Turcs étaient prêts à faire abstraction de l’implication que pouvait avoir la deuxième partie du même point, qui accordait aux peuples « sous domination turque » le droit à l’autodétermination. Dès l’été 1918, le gouvernement sollicita l’engagement du président américain pour définir des conditions de paix tandis que l’opinion publique s’intéressait de plus en plus aux principes wilsoniens. La référence à Wilson devint pour les intellectuels et les hommes politiques turcs un moyen d’exprimer leur attente d’un nouveau départ dans les relations internationales. Comme nous le verrons, Ahmed Rıza était également en accord avec cette rhétorique wilsonienne. Mais derrière cet accord se cachait une vision plus générale du monde et de l’ordre international à la fin de l’année 1918. En dépit de la défaite écrasante de l’Empire ottoman, il faisait preuve d’optimisme en imaginant son futur statut international. Certes il fallait faire des concessions, mais après l’épreuve épouvantable de la guerre, la régénération de l’Empire devait s’opérer dans l’intérêt de l’Europe. Au fond, la Grande Guerre avait montré où pouvait mener une politique qui ne se fondait pas sur des valeurs morales et qui violait les droits des États. La guerre de Tripolitaine et celles des Balkans n’avaient pas encore dégénéré en une guerre mondiale, mais elles avaient été des signes annonciateurs d’une catastrophe à venir, où le monde civilisé allait s’entretuer. La guerre se présentait ainsi comme une leçon au monde entier et, en tenant compte de cette douloureuse expérience partagée, un nouveau départ se profilait. Par ailleurs, le règne du CUP était terminé. 31
Le livre de référence reste celui d’Arno J. Mayer : Politics and Diplomacy of Peacemaking. Containment and Counter-Revolution at Versailles. New York : Vintage, 1969.
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La guerre étant imputée à des unionistes corrompus, l’Empire débarrassé de leur régime pouvait s’attendre à un meilleur traitement de la part des grandes puissances et au commencement d’une nouvelle ère. Malgré la défaite de l’Empire, la vision d’Ahmed Rıza se rapprochait de celle qu’il avait eue dans les semaines suivant la révolution jeune-turque. Le régime despotique défait, rien ne pouvait légitimer le non-respect des droits de l’Empire ottoman. C’est dans ce sens que Rıza orienta son action après l’armistice de Moudros. L’inculpation des dirigeants unionistes était pour lui autant une obligation de justice qu’un moyen de marquer la rupture avec le passé unioniste et le pacte avec l’Allemagne afin de se rapprocher des alliés historiques de l’Empire, la France et la Grande-Bretagne. Ahmed Rıza ne devint pas ministre des Affaires étrangères, mais il ne se priva pas de faire appel aux puissances pour exprimer son espoir de la naissance d’un nouvel ordre international dans le monde laissé en ruines par la guerre et plus que jamais sous la menace du spectre du communisme. Cet espoir lui permit même de revenir sur un élément essentiel de son identité politique : l’opposition à l’intervention étrangère. C’est en ce sens qu’il envisagea un mandat étranger pour aider à la régénération de l’Empire ottoman. Vers la fin de la guerre, l’idée d’un mandat étranger sur l’Empire commença à circuler parmi les gouvernements des États alliés et aussitôt après l’armistice il trouva un écho dans la société ottomane. Le mandat d’un pays étranger se présentait en effet comme un moyen de remettre de l’ordre dans l’administration ottomane et de protéger l’Empire contre le risque de son écroulement. En dépit de ses positions anti-interventionnistes qui avaient contribué à sa gloire politique, Ahmed Rıza n’était pas lui non plus opposé à l’idée d’un mandat. Cependant, il faut préciser que sa définition d’un tel mandat était très différente de celle des États étrangers. Pour ces derniers, le mandat signifiait grossièrement une domination coloniale sous le simulacre d’une certaine souveraineté gardée, comme cela a pu être appliqué dans le Moyen-Orient jusqu’à la création des États indépendants en 1948-49. Quant aux Ottomans, ils considéraient le mandat simplement comme une assistance à la réorganisation de l’administration et une garantie d’intégrité devant les défis qui se présentait au pays vaincu. Par ailleurs, l’absence apparente d’une organisation pour assurer l’ordre, comme l’avait fait le CUP après 1908, ne pouvait que renforcer cette idée32. 32
Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 74.
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Au fond, Ahmed Rıza retrouvait l’optimisme qu’il avait éprouvé au début de son activité jeune-turque, avec l’idée qu’il ne pouvait y avoir de divergence d’intérêt entre l’Empire et les pays civilisés. Ainsi, il écrivait dans un article de la fin décembre 1918 : « Je suis intimement convaincu que l’aide, pour un délai déterminé, d’une Puissance soit alliée, soit neutre, comme la Belgique ou la Suisse, nous est indispensable pour réorganiser notre pays (…). Les Puissances Alliées qui ont de multiples intérêts en Orient désirent certainement la réorganisation fondamentale de la Turquie. »33
Parmi les hommes politiques qui envisageaient un mandat, la très grande majorité souhaitait qu’il soit exercé par les États-Unis. Ceux-ci avaient acquis une réputation libérale internationale depuis la déclaration de Wilson. Surtout, ils n’étaient pas suspectés de projeter des gains territoriaux au détriment de l’Empire ottoman34. Quant à Ahmed Rıza, dans un premier temps, il se trouva à contrecourant. Tenant compte de l’impact culturel de la France dans l’Empire, il estimait que ce rôle revenait naturellement à la France. « La France continuera ainsi à remplir en Turquie son rôle traditionnel d’éducatrice »35. Dans une entrevue avec le Haut-commissaire de France à Istanbul début janvier 1919, il parla ouvertement de ses intentions. Il dit que si le sultan lui demandait de former un gouvernement, il travaillerait à l’obtention d’un mandat français. Il voulut s’assurer du soutien du gouvernement français en ce sens36. Quelques temps après, il changea d’avis. La désillusion de l’après-guerre En février 1919, le général français Franchet d’Espèrey entra dans Constantinople sur un cheval blanc, reproduisant le geste de Mehmed II de 1453 pour signaler que la souveraineté ottomane sur la ville était terminée. Peu après, la France et la Grande-Bretagne occupèrent plusieurs provinces en Cilicie et en Anatolie orientale, prétextant des troubles dans ces dernières. En mars 1919, des forces italiennes débarquèrent dans 33
« Ma voix s’élève vers la France », Échos de Turquie, p. 31. Kadir Kasalak : Millî Mücadele’de Manda ve Himaye Meselesi. Ankara : Genelkurmay Basımevi, 1993, p. 75, 95-96. Cf. Laurence Evans : United States Policy and the Partition of Turkey, 1914-1924. Baltimore : Johns Hopkins Press, 1965. 35 « Ma voix s’élève vers la France », Échos de Turquie, p. 32. 36 MAE, E-Levant Turquie 169, 38-39 : Rapport de Fouques Duparc aux Affaires étrangères, Péra, 11 janvier 1919. 34
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le sud de l’Anatolie. Pour finir, en mai 1919, les Alliés permirent à la Grèce d’occuper Izmir, la deuxième ville du pays. Des associations kurdes avaient vu le jour et demandaient l’établissement d’un Kurdistan indépendant, tandis que la politique des Alliés en Anatolie orientale faisait présager la création d’un État arménien. L’optimisme d’un nouveau départ dans les relations internationales s’était évaporé. Nouvelle mise à l’écart dans la politique ottomane Au vu des événements du début de l’année 1919 annonçant le démembrement proche de l’Empire ottoman, Ahmed Rıza dut changer ses plans. L’optimisme de l’après-guerre s’était révélé faux, les puissances alliées étaient bien en train de procéder à la partition de l’Empire, telle qu’elles l’avaient prévue durant la guerre au cours d’arrangements secrets. L’occupation par les puissances européennes pouvait se présenter encore comme un moindre mal, parce que supposée temporaire, mais la perspective de la création des États arménien et kurde en Anatolie orientale ainsi que l’annexion de la région de Smyrne par la Grèce se présentaient au contraire comme une atteinte fatale à la souveraineté ottomane. Ce rapport de forces allait être officialisé par le traité de Sèvres en août 1920, qui limitait la souveraineté de l’État ottoman à une petite région d’Anatolie et à une bande infime autour d’Istanbul. Ayant lié son parcours dès les années 1890 aux rapports entre l’Empire ottoman et l’Occident, Ahmed Rıza avait peu à peu perdu tout espoir dans une politique mondiale juste. La déception quant à la politique internationale de l’après-guerre s’ajouta pour lui à la mise à l’écart de la vie politique ottomane. Au début de l’année, Rıza croyait encore que le sultan pourrait le nommer au Vizirat et le charger de former un cabinet. Le Haut-commissaire français avait commenté cette information d’une façon assez défavorable : « … sa réputation ne semble pas amener à souhaiter qu’il assume le pouvoir à un moment où les circonstances exigent chez les gouvernants ottomans des qualités d’habileté et d’énergie toutes spéciales. »37 Cependant, au cours des mois, les rapports entre Ahmed Rıza et le sultan Vahdeddin s’étaient dégradés38. Dans ses mémoires, Rıza écrit que 37 MAE, E-Levant Turquie 169, 38-39 : Rapport de Fouques Duparc aux Affaires étrangères, Péra, 11 janvier 1919. 38 D’après Lütfi Simavi, le sultan aurait nommé Ahmed Rıza à la présidence du Sénat pour mettre à mal ses ambitions gouvernementales. Cité en note dans Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 69-70.
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le sultan avait été corrompu par certaines personnes après son accession au trône, en particulier le şeyhülislam Mustafa Sabri Efendi39. De son côté, Rıza semble avoir été opposé à la dissolution du parlement en décembre 191840, mais c’est en 1919 que la rupture commença réellement à se manifester. À la fin janvier, Rıza prit l’initiative de créer un rassemblement d’unité nationale de tous les partis pour discuter des lignes de la politique étrangère à suivre41. Quelques jours après, il convoqua le Sénat pour une réunion extraordinaire où les sénateurs discutèrent de l’inaction du gouvernement de Tevfik Paşa. Puis il proposa la convocation d’un conseil impérial (saltanat şûrası) pour faire entendre la voix de la nation au gouvernement en l’absence d’un parlement. Peu après, Ahmed Rıza commença à travailler à l’établissement d’une organisation qui était censée regrouper différentes factions de la vie politique. C’est ainsi qu’il fonda le 6 mars 1919 avec plusieurs dizaines de personnes reconnues et respectées la Ligue de l’Unité Nationale (Vahdet-i Milliye Cemiyeti). La Ligue se voulait être une organisation supra-politique qui ne devait pas prendre la forme d’un parti et mettaient en avant des objectifs politiques assez vagues. Dans le programme écrit par ses soins, Rıza déclarait l’attachement de la Ligue aux principes des Droits de l’Homme et du wilsonisme, représentant la suite logique des principes de la Grande Révolution, insistait sur la défense des droits de tous les Ottomans et demandait le jugement rapide des coupables de la guerre42. Ahmed Rıza avait beau avoir annoncé à Émile Corra que la Ligue rencontrait un grand écho dans l’ensemble du pays43, n’étant pas dotée d’une organisation élaborée, elle restait plus un mouvement d’idées qu’une véritable organisation politique. Mais même sans force organisationnelle, la Ligue représentait aux yeux du gouvernement un danger, principalement parce qu’elle était présidée par celui qui avait fait trembler les unionistes. De fait, Rıza avait conçu la Ligue en tenant compte de l’intérim parlementaire, et elle constituait ainsi effectivement une atteinte à la politique du sultan44. Au début avril, Ahmed Rıza dit aux diplomates américains que Vahdeddin, en qui la nation avait placé de grands espoirs, s’était avéré 39
Ibid., p. 69-71, 72. Ali Fuat Türkgeldi : Görüp İşittiklerim, p. 168-170. 41 T. Z. Tunaya : Türkiye’de Siyasal Partiler II, p. 282, 438-439. 42 Pour son programme voir Proclamation de la Ligue de l’Unité Nationale. Istanbul : Imp. A. İhsan, 1919. 43 AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 5 mai 1919. 44 AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 5 mai 1919. 40
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ne pas être à la hauteur de la situation de l’Empire45. Son jugement était motivé par l’évolution de la politique ottomane. Le 10 mars 1919, quelques semaines après que Rıza eut l’ambition de former un cabinet, le sultan nomma Damad Ferid Paşa au grand vizirat. Dans la dernière année de la guerre, Ferid Paşa en tant que sénateur s’était affirmé comme un opposant au gouvernement unioniste aux côtés d’Ahmed Rıza. Mais ses visées politiques l’avaient finalement poussé à suspendre ses liens avec lui. Ferid Paşa était convaincu qu’il fallait rompre avec les unionistes pour entretenir de bons rapports avec les Alliés, et la GrandeBretagne en particulier. Or, il voyait en Ahmed Rıza quelqu’un qui risquait de renouer avec les unionistes, en dépit de son engagement pendant la guerre, et qui constituait une menace pour ses ambitions politiques personnelles. Ahmed Rıza eut beau rendre visite au nouveau grand vizir quelques jours après sa prise de fonction et lui assurer que la Ligue de l’Unité Nationale serait bénéfique aux travaux du gouvernement, celui-ci continua à le considérer comme un danger réel pour son pouvoir et dénonça la Ligue comme une organisation unioniste déguisée46. Il estimait que l’activité de Rıza, réputé pour sa francophilie, portait atteinte à l’orientation probritannique de son cabinet47. On le soupçonnait aussi de chercher à établir une République48. Au début d’avril, Ferid Paşa obtint du sultan la révocation d’Ahmed Rıza de la présidence du Sénat49. Quelques jours après, Rıza fut même arrêté sur ordres du grand vizir et, d’après ses mémoires, aussi du şeyhülislam Mustafa Sabri Efendi. Mais devant l’indignation que l’affaire provoqua, Rıza fut rapidement libéré et Ferid Paşa interdit à la presse de relater l’affaire50.
45 NARA, State Department Records, 867.00/867 : Rapport de Lewis Heck au Department of State, Constantinople, 2 avril 1919. 46 S. Akşin : Mutlakiyet’e Dönüş, p. 164. D’autres membres du gouvernement étaient plus bienveillants à l’égard de la Ligue. BOA, DH.ŞFR 97/168 : Note du ministre de l’Intérieur Cemal Paşa, 17 mars 1919. Pour les attaques contre Ahmed Rıza et la Ligue dans la presse, voir Bünyamin Kocaoğlu : Mütarekede İttihatçılık. İttihat ve Terakki Fırkasının Dağılması (1918-1920). Istanbul : Temel, 2006, p. 246-249. 47 Ali Fuat Türkgeldi : Görüp İşittiklerim, p. 200-202. 48 AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 5 mai 1919. 49 Akşin indique le 31 mars (Mutlakiyet’e Dönüş, p. 182), une note américaine et le quotidien The Times le 3 avril 1919. NARA, State Department Records, 867.00/868 : Rapport de Lewis Heck au Department of State, Constantinople, 4 avril 1919 ; « Turks Combining Against Peace Terms », Times, 15 avril 1919. 50 Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 80-82.
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Dans les années 1890, Rıza aurait pu tirer profit d’un pareil événement pour imposer sa réputation d’opposant et de combattant pour la liberté. Mais en 1919, la soixantaine passée et l’Empire en ruines, cela n’était plus possible. Les mesures prises contre lui intimidaient ses proches et la Ligue de l’Unité Nationale perdit son élan initial, même si son activité continua encore jusqu’à la fin de l’année51. De fait, Rıza était exclu des circuits officiels de la politique ottomane. Mustafa Kemal et l’ancien Jeune Turc Ahmed Rıza fut profondément affecté par l’évolution des événements et la dégradation de son statut dans la politique ottomane. Les diplomates européens ne manquèrent pas de le souligner : « Il voudrait jouer un rôle et voit au contraire sa situation diminuer de jour en jour », écrivit le Haut-commissaire français52. Avec sa mise à l’écart, il perdit tout espoir dans l’émergence d’un ordre international juste et fut obligé d’emprunter de nouvelles voies. Cependant, cette mise à l’écart de l’ancien jeune-turc toucha sans doute aussi d’autres personnalités de la vie politique ottomane. Au moment où Ahmed Rıza fut révoqué de la présidence du Sénat et arrêté, Mustafa Kemal était en train de prendre des décisions politiques cruciales. Dès la fin de la guerre, l’idée d’une résistance armée à l’occupation de l’Anatolie par les forces alliées avait commencé à circuler auprès des officiers qui avaient été liés au CUP et pouvaient recourir à la structure d’organisation unioniste. Mustafa Kemal faisait partie de ces officiers, mais il était loin d’être convaincu de l’idée d’établir une force politique alternative au gouvernement d’Istanbul en Anatolie. Les occupations successives effectuées par les États alliés changèrent la donne, mais à la fin de mars encore Kemal était d’apparence réticent. D’après Kâzım Karabekir, Kemal nourrissait à ce moment encore des espoirs dans la constitution d’un bon gouvernement à Istanbul et convoitait un portefeuille dans un cabinet d’Ahmed Rıza53. C’est au cours du mois d’avril que Kemal prit finalement la décision de se rendre en Anatolie, c’est-à-dire après les mesures prises par le gouvernement à l’encontre d’Ahmed Rıza. 51
S. Akşin : Mutlakiyet’e Dönüş, p. 250. MAE, E-Levant Turquie 169, 51 : Télégramme de Defrance aux Affaires étrangères, Péra, 18 avril 1919. 53 Kâzım Karabekir : İstiklâl Harbimizin Esâsları. Istanbul : Sinan Matbaası, 1933, p. 34 ; idem : Bir Düello ve Bir Suikast. Istanbul : Timaş Yayınları, 1991, p. 50. 52
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Il n’est pas possible de vérifier le témoignage de Karabekir sur ces projets de Mustafa Kemal54. Mais il n’est pas à exclure que la chute d’Ahmed Rıza fin mars/début avril 1919 ait contribué à pousser le futur Atatürk à considérer que la résistance nationaliste au démembrement du pays ne pourrait se préparer depuis Istanbul55. Le 30 avril 1919, Kemal se fit nommé inspecteur de l’armée orientale, laquelle, grâce à l’accord de Brest-Litovsk, était restée relativement intacte. Le 16 mai 1919, il partit pour l’Anatolie et débarqua à Samsun le 19 mai. Huit ans plus tard, dans son fameux discours sur la lutte de libération nationale (Nutuk), il débuta son récit à cette même date, date qui, depuis, est considérée comme marquant le début de la libération nationale. En quelques semaines, Kemal s’imposa comme le principal dirigeant du mouvement de résistance, qui avait connu un élan à la suite de l’occupation grecque d’Izmir et des débats sur la création des États kurde et arménien en Anatolie orientale56. Le 21 juin 1919, il envoya une lettre à plusieurs personnalités pour leur expliquer que la souveraineté de l’État ne pourrait pas être acquise seulement par des manifestations à Istanbul et qu’il fallait poursuivre la lutte depuis l’Anatolie. Ahmed Rıza faisait partie des gens contactés57. De fait, dans l’objectif de rallier des personnalités importantes à la résistance nationaliste, Kemal informa à plusieurs reprises l’éminence grise du jeune-turquisme de ses desseins58. Et de fait Ahmed Rıza n’était pas sans sympathies pour le mouvement nationaliste. Dès l’été 1919, celui-ci réussit à faire preuve d’une capacité 54 Kâzım Karabekir, étant devenu au cours des années hostile à l’égard de de Mustafa Kemal, ses mémoires et récits ne sont certainement pas dépourvus d’exagérations et d’inexactitudes. Cf. Erik-Jan Zürcher : « Young Turk Memoires as a Historical Source : Kâzım Karabekir’s İstiklâl Harbimiz », The Young Turk Legacy and Nation Building, p. 17-25. 55 À ce titre, ce n’est pas un hasard si, dans deux études importantes sur la période, le nom d’Ahmed Rıza figure sur la page même où il est question de la décision de Kemal de se rendre en Anatolie. Voir S. Akşin : Mutlakiyet’e Dönüş, p. 250 ; E.-J. Zürcher : Unionist Factor, p. 111. 56 Pour un excellent résumé sur la période voir Hasan Kayalı : « The Struggle for Independence », R. Kasaba (dir.) : Cambridge History of Turkey. Cambridge : Cambridge University Press, 2008, p. 112-146. 57 La lettre de Mustafa Kemal à Ahmed Rıza (Havza, 22 juin 1919) est reproduite dans la traduction de La Faillite morale par Ziyad Ebüzziya (op. cit., p. 19-20). Cf. Kemal Atatürk : Nutuk. Ankara : Milli Eğitim Bakanlığı, 1973, vol. III, p. 916-917. 58 Voir T. Z. Tunaya : Türkiye’de Siyasal Partiler II, p. 442 ; S. Akşin : Mutlakiyet’e Dönüş, p. 384, 395. Déjà début 1919, Esad Paşa, collaborateur de Kemal, proposa à Ahmed Rıza de prendre la présidence du Congrès national – Millî Kongre, une société nationaliste fondée sur la structure organisationnelle du CUP. Şeref Çavuşoğlu : « Esat Paşa Neler Yaptı? » Yakın Tarihimiz, no 8, 19 avril 1962, p. 227-228.
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de mobilisation importante et à établir un gouvernement indépendant du gouvernement ottoman officiel d’Istanbul, provoquant l’inquiétude de Ferid Paşa et du sultan Vahdeddin ainsi que des États alliés59. Rıza était au courant des différents congrès tenus en Anatolie sous l’égide de Mustafa Kemal en 1919, au cours desquels les premières orientations du mouvement de libération nationale furent fixées60. En septembre 1919, Ahmed Rıza confirma à l’amiral américain Bristol l’existence d’un gouvernement alternatif en Anatolie, ce qui revenait de sa part à une reconnaissance de la légitimité du mouvement nationaliste anatolien61. Et de fait, il soutenait le mouvement nationaliste. Il circulait même des rumeurs autour d’une arrestation d’Ahmed Rıza en raison de ses liens avec Mustafa Kemal62. Ce soutien apparaît contre-nature car peu de choses rattachaient l’ancien Jeune Turc de Paris aux nationalistes d’Anatolie. Les acteurs du mouvement avaient eux-mêmes un passé jeune-turc et avaient été membres du CUP. Mais ils faisaient presque exclusivement partie des jeunes officiers qui avaient intégré les rangs de l’opposition anti-hamidienne dans les années précédant la révolution constitutionnelle et dont la montée en puissance au sein du mouvement jeune-turc avait entraîné la mise à l’écart des premiers protagonistes du mouvement jeune-turc — au premier rang desquels se trouvait Ahmed Rıza. Les mêmes éléments qui étaient à l’origine de son décalage avec ses camarades unionistes avant et après 1908 se retrouvaient ainsi dans le rapport qu’il entretenait avec les kémalistes. Les kémalistes étaient plus jeunes, d’origine provinciale, issus de conditions sociales plus modestes, et ils étaient aussi plus pragmatiques, moins imprégnés de grands idéaux sociologiques. De même, ils étaient en faveur de la lutte armée et se réclamaient d’un nationalisme qui n’était pas conciliable avec la logique impériale du turquisme d’Ahmed Rıza. Il y avait donc une tension dans les rapports que les kémalistes et Ahmed Rıza pouvaient entretenir. Toutefois, Mustafa Kemal jugea opportun de demander le ralliement de Rıza au mouvement nationaliste, 59 Cf. MAE, E-Levant Turquie 169, 233 : Télégramme de Defrance aux Affaires étrangères, Péra, 19 juillet 1919. 60 King-Crane Commission Digital Archives, Albert H. Lybyer Papers, Box 16, F12 : Notes d’une interview avec Ahmed Rıza, Istanbul, 31 juillet 1919. 61 NARA, State Department Records, 867.00/929 : Télégramme de Bristol au Department of State, 16 septembre 1919. 62 « Dans le Proche Orient – Le mouvement d’Anatolie », Le Temps, 24 août 1919. Cf. Gaston Gaillard : The Turks and Europe. Londres : Thomas Murray, 1921, p. 167.
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et celui-ci soutint les efforts du gouvernement alternatif qui s’installa à Ankara dès l’automne 1919. « Il est superflu de dire que la majorité du peuple et du gouvernement approuvent l’attitude de Mustapha Kemal », déclara Rıza à la presse française en novembre63. Nous ignorons la nature exacte des rapports entre Ahmed Rıza et les kémalistes. Cependant, trois facteurs peuvent expliquer son approbation du mouvement nationaliste. Premièrement, le fait que Rıza ait été écarté de la politique ottomane par le gouvernement de Ferid Paşa et abandonné par le sultan Vahdeddin. Dès lors, il ne pouvait plus faire valoir son influence au sein des circuits de la politique officielle, et il devait chercher d’autres moyens pour poursuivre ses objectifs politiques. Il faut noter aussi qu’au printemps 1919, nul ne savait si le parlement allait se réunir à nouveau. Ce n’est que plusieurs mois plus tard que des élections furent tenues et que les députés et sénateurs du dernier Parlement ottoman se réunirent pour une période de trois mois de janvier à mars 192064. Deuxièmement, le gouvernement ottoman se montrait incapable d’agir contre les atteintes à la souveraineté de l’État ottoman. Ferid Paşa avait défini sa politique sur le principe de la collaboration avec les forces alliées et surtout avec la Grande-Bretagne, mais quand celles-ci se tournèrent vers une politique d’occupation, cette collaboration fut perçue comme une faiblesse et une trahison des intérêts de l’État ottoman. Aux yeux de Rıza, le gouvernement officiel perdait ainsi sa légitimité. Devant cette situation, une structure alternative capable d’assumer la gestion du pays en cas de faillite du gouvernement d’Istanbul semblait nécessaire. Par ailleurs, à côté de l’impuissance du gouvernement et la faiblesse de l’opposition dans la capitale, le dynamisme de la résistance en Anatolie avait de quoi impressionner. Enfin, le dernier point qui poussa Ahmed Rıza à se rapprocher du mouvement nationaliste d’Anatolie fut l’énorme déception qu’il éprouva dans la politique des pays alliés vis-à-vis de l’Empire. Nous l’avons dit, Rıza avait défini sa politique de l’après-guerre en lien avec le traitement que les Alliés allaient réserver à l’Empire ottoman ; mais les événements des premiers mois de l’année 1919 avaient amoindri l’espoir d’une attitude reposant sur le respect des droits de l’État ottoman. Face à cette 63
« Les aspirations de la Turquie d’après Ahmed Rıza Bey », Le Matin, 2 novembre
1919. 64
Nur Bilge Criss : Istanbul Under Allied Occupation 1918-1923. Leyde : Brill, 1999, p. 64-65.
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situation, le mouvement nationaliste, qui insistait sur la souveraineté ottomane et prônait la résistance à toute forme d’occupation étrangère, représentait la mouvance qui semblait le mieux poursuivre les desseins politiques d’Ahmed Rıza. Par ailleurs, il semble que Mustafa Kemal ait essayé de rallier Rıza à la cause nationaliste en tenant compte de ses idées sur la politique ottomane de l’Occident et sur la souveraineté ottomane. Il est évident que Kemal avait été lecteur des articles et des traités d’Ahmed Rıza lorsqu’il était étudiant à l’École militaire impériale, puis jeune officier à Salonique, et ensuite exilé en Syrie pour avoir contribué aux activités d’une organisation secrète65. Il est donc évident qu’il avait connaissance des écrits des années 1900 d’Ahmed Rıza dans lesquels ce dernier développait ses idées pour comprendre la politique de l’Occident vis-à-vis de l’Orient. Dans le contexte de crise de l’après-guerre et d’occupation successive de l’Anatolie, cette pensée antioccidentale prenait du sens pour le combat de la résistance nationaliste. D’autre part, Rıza était réputé fin connaisseur de l’Europe et disposait de rapports avec des hommes politiques importants. Il pouvait ainsi jouer un rôle majeur pour influer sur l’opinion publique des pays alliés et sur leur politique étrangère pour obtenir une attitude plus favorable à l’Empire ottoman. C’est exactement en ce sens que Rıza réorienta ses activités à partir de printemps 1919. En septembre, il se rendit en Europe pour essayer de faire valoir son influence sur l’opinion publique et la politique officielle afin qu’elle change en faveur de l’Empire ottoman. Pour autant, jusqu’à quel point pouvaient s’accorder l’ancien Jeune Turc et le mouvement nationaliste ? En regardant le parcours d’Ahmed Rıza, nous constatons qu’il y avait bien des liens avec le mouvement kémaliste, mais que l’on ne peut pas parler pour autant d’une véritable coopération entre l’ancien Jeune Turc et le gouvernement d’Ankara. Rıza poursuivait une politique qui pouvait être compatible avec celle du mouvement nationaliste, mais en dépit des déclarations de soutien et de sympathie à son égard, il suivait sa voie de manière autonome. Il s’agissait plutôt d’une convergence que d’une adhésion, et il ressort que Rıza prenait ses décisions seul et en suivant sa conviction personnelle, et pas nécessairement pour soutenir le gouvernement d’Ankara. Par ailleurs, il faut souligner que Rıza ne rompit pas entièrement avec Istanbul et qu’il ne perdait pas l’espoir de voir la renaissance du gouvernement central. Cet espoir se faisait sentir en particulier lors des 65
Voir E.-J. Zürcher : Unionist Factor, p. 34-39.
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changements de grand vizir et plus précisément des deux renvois, en octobre 1919 et octobre 1920, de Damad Ferid Paşa qui nourrissait une animosité particulière envers lui66. Ahmed Rıza faisait part de ses réflexions à des hommes politiques d’Istanbul. Dans des lettres adressées à Tevfik Paşa, président du Sénat et dernier grand vizir de l’Empire ottoman, il parlait en termes très positifs du gouvernement d’Ankara et lui demandait de respecter les efforts des nationalistes67. Toutefois, dans une lettre adressée à Tevfik Paşa lorsque celui-ci occupait le poste de grand vizir, il décrivit le mouvement nationaliste comme une « béquille » (matıka) qui pourrait servir à un gouvernement fort, montrant ainsi qu’il gardait l’espoir d’une reprise en main du gouvernement officiel et de l’autorité califale68. En 1922 encore, quelques semaines avant la victoire décisive des kémalistes, il correspondait avec le ministre des Affaires étrangères du gouvernement d’Istanbul69. Rıza écrivit également au sultan des lettres qui allaient probablement dans ce même sens70. Toutefois, il prit soin de garder aussi son indépendance vis-à-vis du gouvernement central. En réponse à un message envoyé au sultan à l’automne 1919, Vahdeddin lui envoya 1000 liras pour couvrir ses dépenses à l’étranger71. En dépit d’une santé dégradée et des 66 En mars 1920, Damad Ferid demanda à la Grande-Bretagne de déporter Ahmed Rıza sur l’île de Malte à côté d’autres unionistes. Sina Akşin : İç Savaş ve Sevr’de Ölüm. Istanbul Hükümetleri ve Milli Mücadele, Cilt III. Istanbul : İş Bankası Yay., 2010, p. 32. En août, il fit fouiller en son absence son domicile à Vaniköy. Ahmed Rıza à Tevfik Paşa, Paris, 21 août 1920, dans Orhan Koloğlu : « Sevr, Kuvayı Milliye ve Damat Ferid Hakkında Ahmet Rıza’nın Tevfik Paşa’ya Üç Mektubu », Tarih ve Toplum, 19/112 (avril 1993), p. 218-221. 67 Voir la reproduction de trois lettres dans Orhan Koloğlu : « Sevr, Kuvayı Milliye ve Damat Ferid Hakkında Ahmet Rıza’nın Tevfik Paşa’ya Üç Mektubu », Tarih ve Toplum, 19/112 (avril 1993), p. 218-221. Il ressort des lettres que Rıza correspondait avec d’autres hommes politiques aussi. À Paris, il était en lien avec la mission diplomatique ottomane. Voir Mission diplomatique de Turquie à Ahmed Rıza, Paris, 3 juillet 1922. Collection Faruk Ilıkan. 68 Ahmed Rıza à Tevfik Paşa, Paris, 26 octobre 1920. 69 ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya : Ahmed Rıza à İzzet Paşa, Paris, 21 Temmuz 1922 (brouillon). 70 Voir sa note (Paris, 9 octobre 1919), adressée au secrétaire privé de Vahdeddin, Ali Fuad, lui demandant de transmettre sa lettre au sultan. BOA, HSD.AFT 10/30, 9 octobre 1919. Voir aussi Y.EE 15/220 ; Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 69. En 1920, il souhaita à « l’Auguste Calife » une bonne fête de Ramadan au nom des musulmans de Paris. AN, 17AS/10 : Télégramme d’Ahmed Rıza au Sultan, 18 juin 1920. 71 BOA, Y.EE 15/219 : Refik Bey (Hazine-i Hassa Şahâne Müdürü) à Ahmed Rıza, Istanbul, s.d. [2 janvier 1920] (brouillon). Au même moment, l’ambassadeur ottoman de Rome demanda au gouvernement ottoman de faire parvenir une somme de 50 à 60 000 francs à Ahmed Rıza pour l’assister dans ses démarches diplomatiques. HR.SYS, 2305/2557 : Rapport de l’ambassade de Rome au Hâriciye, Rome, 12 janvier 1920.
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problèmes d’argent à Paris, il refusa cette somme. « Il est plus important d’agir en s’appuyant sur la force de l’esprit que sur l’argent », écrivit-il depuis Paris, répétant ainsi son attitude de l’époque jeune-turque qui lui avait valu de devenir une légende72. Pour conclure, en tenant compte de tous les éléments, il n’est pas possible de parler d’une adhésion de l’ancien Jeune Turc au mouvement nationaliste anatolien. Au cours de l’année 1919, Ahmed Rıza, animé toujours par la volonté de servir sa patrie et l’État ottoman, décida de réorienter ses activités en toute autonomie et de se rendre en Europe pour améliorer le statut international de l’Empire. Toutefois, il existait des points de convergence entre ses ambitions et la politique des kémalistes. Et pendant quelque temps, il allait se mettre en place des échanges entre le gouvernement d’Ankara et Ahmed Rıza. Le dernier combat en Europe Ahmed Rıza avait prévu de se rendre à Paris dès le début de l’année 1919. Il avait vraisemblablement deux objectifs en tête. D’abord, celui de travailler à l’obtention d’un mandat français sur l’État ottoman pour permettre à l’Empire en ruines de se redresser et à la France de poursuivre ses propres intérêts en Orient, intérêts qui ne devaient pas diverger de ceux de l’Empire ottoman. Toutefois, les autorités françaises ne lui permirent pas de se rendre en France. « Je n’ai pu venir ; les autorités françaises ne me l’ont pas permis — on soutient mal ceux qui sont dévoués à la France », écrivit-il début mai à Émile Corra avec qui il avait repris la correspondance interrompue par les années de guerre73. Dans la même lettre, il annonça aussi une deuxième raison pour laquelle il voulait se rendre en France. Il s’agissait principalement non pas d’influer sur le gouvernement français, mais de contredire publiquement les allégations qui circulaient sur l’Empire dans l’opinion publique et qui compromettait sa situation. De fait, au printemps 1919, les rapports entre l’État ottoman et la France se détériorèrent considérablement. « Si j’avais pu me rendre à temps en France, tout se serait autrement arrangé ! », écrivit Rıza à son ami Corra. 72 « Paradan ziyade ma’nevi kuvvetlere güvenerek iş görmek... » BOA, Y.EE 15/220 : Ahmed Rıza à Refik Bey, Paris, 20 février 1920. Rıza y annonça aussi sa démission du Sénat, renonçant ainsi à un salaire mensuel important, mais il semble que la démission ne soit pas devenue effective. 73 AN, 17 AS 10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Istanbul, 5 mai 1919. Cf. NARA, State Department Records, 867.00/867 : Rapport de Lewis Heck au Department of State, Constantinople, 2 avril 1919.
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Au cours des mois, ce besoin d’influer sur l’opinion publique devint plus pressant. À la Conférence de la Paix de Paris, dans laquelle le gouvernement ottoman et une partie importante de l’opinion publique ottomane avaient mis leurs espoirs dans une paix juste et une interprétation des principes wilsoniens favorable à l’État ottoman, les négociations s’avéraient défavorables à l’Empire. En juin, la délégation ottomane qui avait insisté sur le respect des droits souverains de l’État ottoman fut brusquement renvoyée à Istanbul. Ahmed Rıza envoya une lettre de protestation à sa vieille connaissance Clemenceau, président de la Conférence74. Mais la décision était prise : le sort de l’Empire allait se décider sans concertation avec le gouvernement ottoman75. « La Turquie paie les pots cassés », écrivit Ahmed Rıza à Corra en lui annonçant qu’il avait renouvelé ses démarches auprès des autorités françaises pour se rendre à Paris76 : « Je croyais encore naïvement aux principes qu’on invoquait pendant la guerre “Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes”. (…) Trente années de luttes politiques m’ont assez endurci le cœur pour ne pas avoir foi dans la sincérité des Puissances européennes. Néanmoins, je ne les croyais pas si cruellement injustes envers les Turcs. »
En septembre 1919, il put finalement se rendre en Europe. Toutefois sa première destination ne fut pas la France, sans doute parce qu’il n’avait pas reçu l’autorisation d’y séjourner, mais l’Italie et la Suisse77. Il pouvait enfin essayer d’influer sur les opinions publiques en Europe, comme il l’avait fait auparavant. Cependant, il poursuivait aussi un objectif plus concret de politique étrangère. Cette fois-ci, il s’agissait d’obtenir un mandat américain sur l’État ottoman. En quête d’un mandat À la fin d’août 1919, Ahmed Rıza annonça au diplomate américain Ravndal son départ prochain vers l’Italie et la Suisse. Il disait vouloir travailler à l’obtention d’un mandat américain, afin de contrecarrer les ambitions de la Grande-Bretagne qui prenait la forme d’un nouvel 74 Ahmed Rıza à Georges Clemenceau, Constantinople, 17 juillet 1919. Échos de Turquie, p. 61-62. Voir aussi les brouillons de la lettre ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. 75 Cf. C. Aydın : Politics of Anti-Westernism, p. 128-132. 76 AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 12 juin 1919. 77 Lettre d’Ahmed Rıza, Rome, 16 octobre 1919. Haluk Şehsuvaroğlu : « 1919 Yılında Avrupa’da Bir Türk Siyasîsi », Akşam, 10 juin 1950. Rıza demanda son départ pour la Suisse officiellement pour des raisons de santé. Voir BOA, MF.MKT, 1239/60.
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« impérialisme allemand »78. Le projet d’un mandat américain, manifeste depuis la fin de la guerre, gagnait en popularité dans la politique ottomane chaque fois que les armées alliées occupaient de nouveaux territoires dans l’Empire. L’idée que les États-Unis étaient la seule puissance susceptible de défendre l’intégrité territoriale de l’Empire ottoman semblait se vérifier. En avril 1919, Rıza demanda une nouvelle fois aux autorités françaises de considérer l’option d’un mandat sur l’Empire ottoman, mais il jouait clairement double jeu en s’adressant en même temps aux Américains79. Déjà lors d’une visite chez l’amiral Bristol en avril 1919, il déclara au nom de la Ligue d’Unité nationale que, tenant compte de la situation internationale dangereuse, un contrôle étranger « fort et désintéressé » devait être l’espoir principal de l’avenir ottoman80. Mais suite à l’occupation d’Izmir par l’armée grecque avec l’aval de la France et de la GrandeBretagne, son avis semble avoir penché pour l’option américaine. En juillet, il formula à la commission américaine King-Crane, chargée par le gouvernement des États-Unis de préparer un rapport sur les anciens territoires ottomans, une demande de mandat au nom de la Ligue de l’Unité Nationale81. L’aspiration de Rıza à un mandat américain constituait non seulement une position très répandue au sein de l’opinion publique ottomane, mais convergeait aussi avec celle du mouvement nationaliste. Même Mustafa Kemal, contrairement à ce que l’historiographie officielle a voulu présenter rétrospectivement, semble avoir été en faveur d’un tel mandat82. Les diplomates américains notèrent l’orientation décidément proaméricaine du mouvement nationaliste turc et prirent connaissance des débats internes à ce sujet83. 78
NARA, State Department Records, 763.72119/6452 : Télégramme de Ravndal au Department of State, Constantinople, 30 août 1919 & Télégramme du Department of State à Ravndal, Washington, 4 septembre 1919. Selon nos connaissances actuelles, c’est la première fois que Rıza utilise le terme d’« impérialisme ». 79 MAE, E-Levant Turquie 169, 51 : Télégramme de Defrance aux Affaires étrangères, Péra, 18 avril 1919. 80 NARA, State Department Records, 867.00/867 : Rapport de Lewis Heck au Department of State, Constantinople, 2 avril 1919. 81 King-Crane Commission Digital Archives, Albert H. Lybyer Papers, Box 16, F12 : Notes d’une interview avec Ahmed Rıza, Istanbul, 31 juillet 1919. Cf. Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 76-77. 82 Mine Erol : Türkiye’de Amerikan Mandası Meselesi. Istanbul : İleri Basımevi, 1972, p. 20 ; Gotthard Jäschke : « Ein amerikanisches Mandat für die Türkei? » Welt des Islams, 8/4 (1963), p. 227-229. Cf. L. Evans : US Policy and the Partition of Turkey, p. 182 ; A. Mango : Atatürk, p. 247. 83 NARA, State Department Records, 763.72119.6696 & 6973 : Télégrammes de Bristol au Department of State, Constantinople, 10 septembre 1919 & 12 septembre 1919.
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Mais l’espoir d’une politique américaine dans l’Empire ottoman ne se réalisa pas. Déjà à l’annonce de Rıza de vouloir se rendre en Europe pour travailler en faveur d’un mandat américain, Washington télégraphia à la mission diplomatique en poste à Istanbul de garder une ligne de neutralité et d’« éviter scrupuleusement de conseiller les Turcs ou de donner son opinion »84. Le héros de la nouvelle diplomatie, Woodrow Wilson, eut beau recevoir le prix Nobel de la Paix en 1919, à la fin de l’année, les États-Unis décidèrent de poursuivre une politique d’isolationnisme vis-à-vis de l’Europe et retirèrent leur soutien à la fondation de la Société des Nations, conçue comme l’organisation internationale censée veiller sur la paix dans le monde sur la base des principes wilsoniens. En 1920 encore, Ahmed Rıza écrivit au président Wilson : « Je suis sûr que la grande nation américaine a pris part à la guerre mondiale, non pour la victoire de l’Angleterre et de la France, mais pour le triomphe final du droit et de la justice. »85 Mais en fait, les États-Unis s’éclipsaient comme acteur politique de l’après-guerre ottoman. Plus tard, Rıza allait écrire, non sans amertume, que les États-Unis avaient sacrifié leurs idéaux sur l’autel de leurs intérêts économiques : « [I]ls ont trompé le monde entier et discrédité leur propre pays. »86 Ainsi, le séjour européen d’Ahmed Rıza perdit son objet principal. Parti d’Istanbul le 19 septembre 1919, il arriva dans un premier temps à Rome où il eut des entrevues avec des diplomates américains. Déjà à la fin du mois d’octobre, il semble avoir compris que les États-Unis n’étaient pas prêts à assumer un mandat sur l’État ottoman. C’est ce qu’il exprima à l’ambassadeur français de Rome dans une entrevue sur la question du mandat. Étant donné que les États-Unis ne voulaient pas assumer une telle mission, et que la France était liée par son alliance à la GrandeBretagne, le mandat conviendrait peut-être à un pays dont la culture était proche de celle de la France, par exemple la Belgique 87. À la fin de l’année 1919, Rıza semble avoir abandonné toute idée de mandat, en 84 NARA, State Department Records, 763.72119/6452 : Télégramme de Ravndal au Department of State, Constantinople, 30 août 1919 & Télégramme du Department of State à Ravndal, Washington, 4 septembre 1919. 85 Ahmed Rıza à Woodrow Wilson, [Paris,] 8 mars 1920. Échos de Turquie, p. 33. 86 Failite morale, p. 27. 87 Rapport de l’ambassade de Rome (Barrère) aux Affaires étrangères, Rome, 22 octobre 1919. Cité d’après Sina Akşin : İstanbul Hükümetleri ve Milli Mücadele, Cilt II : Son Meşrutiyet 1919-1920. Istanbul : İş Bankası Yay., 2010 (1992), p. 515-516. Cf. AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Rome, 31 octobre 1919. Autour de la même date, Rıza s’offusqua des rumeurs qui lui attribuaient une position en faveur d’un mandat italien. Ahmed Rıza à
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parallèle avec l’opposition grandissante qu’un tel projet suscitait au sein du mouvement nationaliste. Fin 1919, Ahmed Rıza put enfin se rendre à Paris. Son souci pour l’Empire ottoman était plus pressant que jamais, et il n’avait donc pas le temps de se consacrer à sa vie de positiviste. De retour dans la ville où s’était édifiée sa gloire, il put prendre une certaine distance vis-à-vis des querelles de politique intérieure ottomane qui se développèrent au cours de l’année 1920, généralement au profit des kémalistes. Lors de son séjour en Italie en 1919, le mouvement nationaliste informa Rıza qu’il n’avait pas l’autorisation de parler en son nom. Avec le renforcement de la lutte armée en Anatolie, le rôle d’un ancien Jeune Turc apparaissait bien négligeable. D’autre part, en matière de politique étrangère, Mustafa Kemal réussit dès le début de l’année 1920 à établir sa propre équipe chargée d’établir des relations diplomatiques avec les pays européens au nom du gouvernement d’Ankara. Néanmoins, les liens entre Ahmed Rıza et le gouvernement d’Anatolie se poursuivaient88. Interpeller l’Occident Ainsi, Ahmed Rıza renoua la mission dont il s’était chargé dès le début des années 1890 : interpeller l’opinion publique en Europe et donner une image vraie de son pays afin d’influer sur la politique des États à son égard. Mais cette fois-ci, il ne choisit pas la presse pour faire entendre sa voix. En tant qu’ancien président de la Chambre et du Sénat, il estimait pouvoir s’adresser directement aux dignitaires politiques. Il multiplia ainsi les interventions auprès des hommes politiques de différents pays en leur écrivant et en sollicitant des entrevues auprès d’eux. S’il n’avait plus de mission diplomatique claire, il ressentait plus que jamais la nécessité d’agir. Les craintes qui avaient agité son engagement jeune-turc semblaient toutes s’être réalisées : l’ordre de la société ottomane était détruit et la partition de l’Empire imminent. À la fin de 1920, il prit soin d’éditer la plupart de ses lettres pour les présenter à l’opinion publique dans un livre intitulé Échos de Turquie auquel il ajouta un essai sur le traité de Sèvres89. Selma, Rome, 9 octobre 1919. Haluk Şehsuvaroğlu : « 1919 Yılında Avrupa’da Bir Türk Siyasîsi », Akşam, 10 juin 1950. 88 T. Z. Tunaya : Türkiye’de Siyasal Partiler II, p. 443. 89 Le traité étant préparé en été 1920, nous pouvons conclure que le livre sortit en automne de la même année.
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Retombant dans les analyses qui avaient guidé ses activités pendant des années, Ahmed Rıza estimait que la politique vis-à-vis de l’Empire résultait « simplement » d’une connaissance insuffisante de sa situation. Ainsi, dans sa lettre de protestation concernant le renvoi de la délégation ottomane de la Conférence de la Paix, il écrivit: « [La Conférence] est simplement mal renseignée sur tout ce qui concerne la Turquie. »90 Une nouvelle fois, ses interventions cherchaient à contrecarrer les images qui légitimaient la politique vis-à-vis de l’Empire et à accuser les pays européens de trahir leurs propres valeurs. Mais au cours du temps, de plus en plus déçu par le traitement réservé à l’Empire ottoman, son discours passa de la demande d’une politique plus juste à la dénonciation, c’est-à-dire à l’antioccidentalisme. Et incapable de dépasser les limites posées par son idéologie de Jeune Turc, ce glissement se traduisit par la radicalisation de ses idées politiques, semblable à celle qui s’était produite à partir de 1900. Tandis qu’il suivait les événements de l’Empire depuis Paris, il développa principalement la dimension anti-occidentale de sa pensée qu’il exprima dans son livre manifeste de 1922 La Faillite morale de la politique occidentale en Orient. Cet ouvrage, il faut le noter, ne présentait aucune différence qualitative par rapport à ses écrits des années 1900. Il y reprenait, pour la majeure partie, les arguments qu’il avait déjà fait valoir dans ses articles et livres jeunes-turcs. Si l’on prend en compte cette continuité, les appels qu’il lançait aux pays alliés apparaissent décalés par rapport à la réalité de la guerre et de la défaite de l’Empire. Jusqu’à l’année 1920, il exprimait encore une conviction simple : « [Les grandes puissances] ne prendront certainement pas de décisions de nature à froisser la dignité nationale »91. Au fond, « un peu de bonne volonté, beaucoup de désintéressement » seraient suffisants pour établir des relations avec l’Empire établis sur la justice92. Pour Ahmed Rıza, on ne pouvait juger la nation ottomane entière pour une décision erronée prise par un gouvernement unioniste corrompu, contraire à toute la tradition d’amitié entre l’Empire et la France. Par ailleurs, on ne pouvait abstraire cette question de la politique criminelle que l’Europe avait poursuivie envers la Jeune Turquie93. La faute de son 90 Ahmed Rıza à Georges Clemenceau, Constantinople, 17 juillet 1919. Échos de Turquie, p. 61-62. 91 « Note circulaire aux Délégués de cinq Grandes Puissances à la Conférence de la Paix, 19 avril 1920 », Échos de Turquie, p. 57. 92 Ahmed Rıza à Robert Cecil, Paris, 24 mai 1920. Échos de Turquie, p. 73-75. 93 AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 12 juin 1919.
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entrée en guerre du côté des Empires centraux retombait aussi sur « ses amis héréditaires » qui l’avait « abandonnée » et jetée ainsi dans « les bras de l’Allemagne », répéta-t-il au Premier ministre britannique Lloyd George94. « Son entrée dans la guerre n’est qu’un prétexte fallacieux » pour mépriser sa souveraineté, s’insurgea-t-il, soulignant que la Bulgarie et la Hongrie étaient bien mieux traitées95. Avant la guerre, il avait demandé de soutenir l’Empire au nom des valeurs universelles de la civilisation et pour s’opposer au fanatisme qui risquait d’enflammer les pays musulmans au cas où l’Empire serait maltraité par les pays les plus civilisés, au risque de compromettre l’ordre et le progrès. Après la guerre, il exprimait encore ses craintes d’une déstabilisation d’une population qui avait connu les atrocités de la guerre. Mais les valeurs universelles de la civilisation bourgeoise avaient pris une nouvelle dimension. La menace d’une déstabilisation risquait désormais de prendre la forme d’une contagion bolchevique, bien plus dangereuse que le fanatisme musulman96. Pour Rıza, le désordre interne et externe risquait de faire basculer l’Anatolie martyrisée par dix ans de guerre vers le bolchevisme. En toute logique, la reconstruction de l’Empire devait être l’objectif commun des pays européens. Si ses droits étaient foulés aux pieds par les vainqueurs, la Turquie risquait de basculer vers le bolchevisme, et avec la Turquie le monde musulman tout entier97. Rıza disposait là d’un argument fort, qui correspondait aux préoccupations de la diplomatie européenne. En effet, l’endiguement de l’appel internationaliste de la Révolution bolchevique représentait la doctrine principale des cabinets européens de l’après-guerre. Un jour, se consolait Ahmed Rıza, le monde allait comprendre que, malgré tout, l’Empire avait joué un rôle historique durant la guerre mondiale : celui de s’opposer à la percée des Russes et donc des Bolcheviques. Et cette mission historique n’était pas encore terminée98. C’est en partie pour cela que les pays alliés acceptèrent de réviser radicalement le Traité de Sèvres. Comme le disait 94
Ahmed Rıza à Lloyd George, Paris, 25 décembre 1919. Échos de Turquie, p. 63-64. Faillite morale, p. 24-25. Voir aussi Échos de Turquie, p. 6. 96 King-Crane Commission Digital Archives, Albert H. Lybyer Papers, Box 16, F12 : Notes d’une interview avec Ahmed Rıza, Istanbul, 31 juillet 1919 ; AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Istanbul, 5 mai 1919. 97 AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 5 mai 1919 & 22 juin 1919. Sur la confrontation entre les forces kémalistes et la résistance populaire anatolienne d’inspiration socialiste, voir H. Kayalı : « The Struggle for Independence », p. 132-134. 98 « Quelques réflexions sur le traité de paix turc », Échos de Turquie, p. 83 ; Faillite morale, p. 27. 95
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Franklin-Bouillon, principal architecte du côté français du rapprochement entre la France et les kémalistes, une Turquie forte pourrait représenter « la barrière de Caucase » contre le bolchevisme et éviter ainsi que ne s’enflamment le Moyen-Orient et le monde musulman au détriment des intérêts anglais et français99. En 1921, Rıza déclara aux diplomates français que les Turcs, contrairement aux Arméniens, étaient de par leur religion peu disposés aux idées bolcheviques, mais que le risque d’une infiltration en Anatolie existait néanmoins bel et bien. La France devait assister Mustafa Kemal dans sa propagande contre les communistes. Le gouvernement d’Ankara avait accepté l’aide des Soviétiques faute d’autres partenaires mais les Français feraient bien de lui apporter leur soutien pour permettre à Mustafa Kemal de se détourner des bolcheviques100. Des massacres parmi d’autres : retour sur la question arménienne L’aspect le plus notable de la remontée du discours anti-occidental dans la pensée d’Ahmed Rıza et dans ses interventions publiques se rapporte à sa façon de concevoir le statut des Turcs dans l’Empire ottoman et les massacres des Arméniens. Le sentiment de méfiance vis-à-vis de l’Occident représentant un pilier de son turquisme, ce n’est pas un hasard si ses conceptions turquistes se radicalisèrent au vu de la politique des Alliés vis-à-vis de l’Empire. Et cela, au point d’éclipser le souci dont il avait fait preuve à l’égard des victimes de la politique exercée par le gouvernement turc. Devant les faits, il avait eu le courage de dénoncer la politique génocidaire et de demander le jugement des coupables. Mais lorsque celle-ci était mise en avant par les forces alliées pour légitimer leur politique d’occupation à l’égard de l’Empire ottoman, il tint un discours en décalage avec ses positions durant la guerre et avec sa fonction de président de Sénat. De fait, la situation se présentait comme la réalisation de ce scénario qui l’avait hanté depuis des décennies : sous prétexte de massacres des chrétiens, les grandes puissances justifiaient leur politique d’occupation de l’Empire ottoman. Le point de départ de son nouveau discours était sa conviction que la politique contre les Arméniens avait été la décision d’une bande de 99 MAE, E-Levant Turquie 170, 169-175 : Mémorandum de Henry Franklin-Bouillon, s.d. [décembre 1920]. 100 MAE, E-Levant Turquie 162, 71 et 84-86 : Télégramme et Rapport de Barrère (ambassadeur de Rome) aux Affaires étrangères, Rome, 13 janvier 1921 et 19 janvier 1921.
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criminels. Le débat parlementaire survenu à la fin du mois de novembre 1918 sur la procédure pour poursuivre en justice les principaux meneurs du génocide — débat au cours duquel il s’avéra que des précautions avaient été prises pour empêcher des enquêtes sur cette vaste politique d’anéantissement et d’expropriation — aurait pu lui montrer que le génocide avait été un projet plus vaste, allant au-delà d’un cercle restreint d’initiés. Mais comme cela n’était pas le cas, son appel à juger les coupables devint plus pragmatique. Il s’agissait de disculper les Turcs des allégations qui s’inscrivaient dans la continuité de celles circulant depuis les massacres arméniens de 1894-96 et que les alliés utilisaient pour légitimer leur politique d’expansion. Rıza protesta avec véhémence contre l’idée d’attribuer ces massacres à la nation ottomane entière ou aux Turcs. « Ce serait un autre crime d’accuser la nation toute entière et de la punir pour le délit de son gouvernement », écrivit-il à Corra et il répéta la même position dans différentes lettres adressées à des hommes politiques européens101. Si cette argumentation apparaissait conforme à ses positions antérieures, Rıza finit par développer un discours qui était à l’opposé de sa façon d’approcher la question qu’il avait eue durant la guerre et à la présidence du Sénat. Dans son discours d’investiture et dans sa motion présentée sur la poursuite des coupables de la guerre, il avait souligné au Sénat la spécificité de la politique à l’égard des Arméniens, des Grecs et des Arabes de la part du gouvernement sous lesquels tous les Ottomans, et donc aussi les Turcs, avaient souffert. Au cours de l’année 1919, il abandonna ce positionnement. Lorsque les puissances européennes se mirent à utiliser les massacres commis contre les Grecs et les Arméniens comme prétextes pour procéder à l’occupation, il commença à mettre en avant les attaques perpétrées par des Arméniens contre des Turcs. En novembre 1918, devant l’opposition des sénateurs qui affirmaient que des bandes arméniennes s’étaient livrées à des attaques contre des Turcs, il n’avait pas reculé de ses positions : « [S]i quelques bandes arméniennes ont attaqué des Turcs, le gouvernement aurait dû se charger de cette affaire, il aurait dû les arrêter, les traîner en justice, faire valoir la loi ; mais il ne l’a pas fait. »102 101 AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 12 juin 1919 ; Échos de Turquie, p. 43, 57. 102 « …bazı yerlerdre Ermeni çeteleri Türklere hücum etmişler ise, bunları tutmak mahkemeye sevk ve tecziye etmek, kanunun hükmünü icra etmek, yine Hükümete ait idi. Hükümet bunu yapmamış. » MAZC, Session 21 Teşrin-i Sâni 1334 (21 novembre 1918), p. 120.
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Mais dès mars 1919, dans un mémorandum adressé aux puissances alliées, il demanda l’établissement d’une commission d’enquête sur les déportations des Arméniens, mais aussi sur les massacres commis par des bandes arméniennes à l’encontre des musulmans103. Peu après, il élargit géographiquement son argumentation en évoquant les massacres commis contre des musulmans en Bulgarie et en Russie. Il protesta contre le fait que la Turquie fut le seul pays à être jugé pour des massacres, alors que tous les autres restaient en dehors de telles procédures. Pour lui, c’était la preuve que si les pays alliés s’intéressaient à la question, ce n’était qu’un prétexte pour poursuivre leur politique intéressée104. Au cours des mois, Ahmed Rıza renonça presque complètement à appeler au jugement des coupables des massacres des Arméniens. Le génocide arménien disparut dans une histoire générale de massacres et de tueries réciproques dont les puissances étrangères essayaient de profiter. L’histoire des atrocités commises durant la guerre ne figurait plus comme le point de départ d’une nouvelle conception des rapports entre les communautés et l’Empire ottoman tel qu’il l’avait annoncé dans son discours d’investiture. Premiers signes d’entente entre les kémalistes et la France : la conférence de Rome Quel fut l’impact des efforts d’Ahmed Rıza en Europe ? Au cours de l’année 1920 une opinion davantage bienveillante à l’égard de la Turquie commença à émerger en France, ce que Rıza ne manqua pas d’écrire à Mustafa Kemal105. Toutefois, cela n’était principalement pas dû à ses efforts de communication, mais au fait que, confrontée à la résistance nationaliste en Anatolie, la France déjà épuisée et démoralisée par la Grande Guerre, commença à désirer un désengagement de ce conflit. Dès le printemps 1920, Paris se mit à intervenir sur ce sujet auprès de Londres. Les activités d’Ahmed Rıza s’inscrivaient dans ce climat général de détente et les diplomates français le considéraient comme un intermédiaire valable avec le gouvernement d’Ankara106. 103
Échos de Turquie, p. 25. « Note circulaire aux Délégués de cinq Grandes Puissances à la Conférence de la Paix, 19 avril 1920 », ibid., p. 59 ; AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 5 mai 1919. 105 T. Z. Tunaya : Türkiye’de Siyasal Partiler II, p. 443. 106 Gotthard Jäschke attribue le premier contact entre les kémalistes et la France à Ahmed Rıza. « Mustafa Kemals Sendung nach Anatolien », p. 20. 104
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En janvier 1921, Ahmed Rıza prit l’initiative d’organiser une conférence à Rome pour permettre à la France de négocier avec les kémalistes. Cette initiative faisait partie des préparatifs de la conférence interalliée qui allait se tenir à Londres de la fin février au début du mois de mars 1921 et qui était censée mettre fin à ce qui, pour lui, constituait l’aspect le plus douloureux de la guerre de libération, le conflit entre la France et le gouvernement d’Ankara concernant les régions occupées en Anatolie et en Syrie par les armées françaises. Ahmed Rıza fit valoir ses qualités d’homme politique ottoman et joua de ses contacts avec les deux gouvernements ottomans afin de les réunir autour d’une même table. Pour marquer la rupture avec son passé unioniste et avec les responsables de l’entrée en guerre de l’Empire ottoman, il exclut explicitement Talâat Paşa qui avait cru pouvoir participer à la conférence107. Rıza avait déjà préparé la conférence depuis Paris en s’entretenant avec, entre autres, le Président du Conseil Georges Leygues et son successeur Aristide Briand, nommé au poste durant la conférence de Rome108. D’autre part, avant le début de la conférence, il avait mis en place un comité restreint, auquel participait notamment Cami Bey, représentant d’Ankara, pour discuter des propositions à avancer109. Ahmed Rıza se montra très content des négociations et dit accepter au nom des participants à la conférence les propositions faites par la France pour entamer des négociations. Celles-ci tournaient autour de l’évacuation de la Cilicie et du désengagement militaire contre des concessions économiques à la France110. Les deux côtés se montraient d’accord sur le principe. Ahmed Rıza dit à l’ambassadeur français qu’Ankara était sans doute du même avis, mais qu’il souhaitait s’en assurer en expédiant un télégraphe111. Quelques jours 107 MAE, E-Levant Turquie 162, 67 : Télégramme de l’ambassade de Rome (Barrère) aux Affaires étrangères, Rome, 13 janvier 1921. Dans ses mémoires, Rıza dresse une image bien plus cordiale de leur rencontre et dit que Talâat l’avait impressionné au point de faire oublier sa colère de l’époque de la guerre. Ahmed Rıza Bey’in Anıları, p. 66. 108 MAE, E-Levant Turquie 162, 52 et 79-81 : Télégramme des Affaires étrangères à l’ambassade de Rome, Paris, 5 janvier 1921 & Rapport de l’ambassade de Rome aux Affaires étrangères, Rome, 16 janvier 1921 ; G[alip] Kemali Söylemezoğlu : « Milli Mücadeleyi Avrupalılara Anlatmak İçin Yapılan Roma Toplantası », Yakın Tarihimiz, no 24, 9 août 1962, p. 347. 109 MAE, E-Levant Turquie 162, 59 : Télégramme de Barrère aux Affaires étrangères, Rome, 10 janvier 1921. 110 MAE, E-Levant Turquie 170, 190-191 : Télégramme des Affaires étrangères à l’ambassade de Londres et aux hauts commissaires à Constantinople et Beyrouth, Paris, 14 janvier 1919. 111 MAE, E-Levant Turquie 162, 70 et 72 et 86 : Télégrammes de Barrère aux Affaires étrangères, Rome, 13 et 14 et 19 janvier 1921.
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plus tard, il écrivit une lettre à Mustafa Kemal et pria les diplomates français de l’acheminer à Ankara : il l’informa des préparatifs depuis Paris, du déroulement de la conférence et des dispositions de la France pour négocier un accord séparé avec la Turquie, indépendamment des enjeux qui concernaient l’ensemble des alliés112. À l’issue de la conférence, l’ambassadeur français à Rome, Barrère, dit à Ahmed Rıza qu’il lui appartenait de convaincre le gouvernement d’Ankara de participer à la conférence de Londres. Il lui conseilla aussi de se rendre à Londres pour préparer le terrain, méfiant vis-à-vis de l’attitude que le gouvernement britannique pourrait avoir113. Quelques jours plus tard, Ahmed Rıza se rendit chez Barrère pour lui dire qu’il n’avait reçu aucun télégramme d’Ankara depuis le début de la conférence114. L’annonce provoqua un certain émoi auprès des diplomates français, inquiets de savoir si Ankara ne se serait finalement pas rétracté. Pourtant, la veille de la visite de Rıza, l’ambassade française à Rome reçut un télégramme du gouvernement ottoman d’Ankara annonçant sa participation à la conférence de Londres et revendiquant de représenter seul la Turquie, à l’exclusion du gouvernement d’Istanbul115. Quelques jours plus tard, le ministre des Affaires étrangères du gouvernement d’Ankara, Bekir Sami Bey, était de passage à Rome pour se rendre à la conférence de Londres. Barrère lui demanda pourquoi Ankara n’avait pas répondu aux télégrammes d’Ahmed Rıza. Bekir Sami Bey répondit que les kémalistes préféraient apporter la réponse sans recourir à des intermédiaires et qu’ils étaient parfaitement disposés à conclure un accord avec la France sur les bases mentionnées par Ahmed Rıza116. La conférence de Londres se réunit quelques semaines après celle de Rome, mais sans Ahmed Rıza. À la surprise générale, le grand vizir ottoman Tevfik Paşa céda ses compétences à Bekir Sami qui assuma ainsi la présidence de la délégation turque117. La conférence signifiait la première reconnaissance du gouvernement d’Ankara sur la scène 112 MAE, E-Levant Turquie 162, 89-92 : Ahmed Rıza à Mustafa Kemal, Rome, 19 janvier 1921. Pièce jointe au rapport de l’ambassade de Rome du même jour. 113 MAE, E-Levant Turquie 163, 193 : Rapport de Barrère aux Affaires étrangères, Rome, 30 janvier 1921. 114 MAE, E-Levant Turquie 163, 202 : Télégramme de Barrère aux Affaires étrangères, Rome, 1er février 1921. 115 MAE, E-Levant Turquie 163, 196 : Télégramme de Barrère aux Affaires étrangères, Rome, 30 janvier 1921. 116 MAE, E-Levant Turquie 164, 18 : Rapport de Barrère aux Affaires étrangères, Rome, 18 février 1921. 117 A. Mango : Atatürk, p. 308-309.
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internationale. À cause du blocage de la Grande-Bretagne, elle ne déboucha sur aucun changement effectif. Pourtant, la France et l’Italie indiquèrent qu’elles étaient disposées à chercher des accords bilatéraux. Quatre jours après la fin de la conférence de Londres, les kémalistes signèrent un accord d’amitié avec l’Union soviétique et mirent ainsi fin à l’hostilité avec l’une des puissances principales de l’Europe, le successeur de l’ennemi héréditaire de l’Empire ottoman. La conclusion de cet accord avec les bolcheviques précipita la volonté des pays européens de pousser au rapprochement avec le gouvernement d’Ankara. En octobre 1921, une délégation française conduite par Franklin-Bouillon signa à Ankara un accord reprenant largement les points déjà avancés par Ahmed Rıza lors de la conférence de Rome au début de l’année. Comment interpréter cet épisode de Rome et des rapports entre Ahmed Rıza et les kémalistes ? La déclaration faite par Bekir Sami est révélatrice de la confiance que le mouvement kémaliste avait développée et de l’autorité politique qu’il commençait à faire valoir. Inévitablement, ce développement marginalisa quelqu’un comme Ahmed Rıza qui n’avait pas entièrement adhéré au mouvement nationaliste et poursuivait un parcours autonome. De retour en Europe, Ahmed Rıza était resté à l’écart des évolutions qui redéfinissaient la politique de ce qui restait de l’Empire ottoman. Au cours de l’année 1920, le groupe de Mustafa Kemal s’était imposé comme la principale force politique. En même temps, Kemal parvint à se faire reconnaître comme la figure politique principale et commença à revendiquer l’autorité politique exclusive. Dans la droite ligne unioniste, il estimait que le destin du pays dépendait de sa propre autorité politique. En même temps, les kémalistes commencèrent à couper les liens avec les représentants de ce qui était en train de devenir l’ordre ancien. La position d’Ahmed Rıza se trouva donc fortement compromise. En Europe, il était loin du centre du pouvoir, et ses activités diplomatiques ne pouvaient avoir qu’une importance restreinte dans la lutte de libération nationale. De surcroît, même si son action allait dans le même sens, elle risquait néanmoins de porter atteinte à l’autorité des kémalistes, venant de quelqu’un qui agissait par trop d’après ses propres convictions et qui représentait fortement la politique ottomane d’autrefois que les kémalistes cherchaient à dépasser. À partir du début de l’année 1921, les évolutions s’accélérèrent. Au niveau national, le gouvernement d’Ankara imposa son autorité politique et militaire vis-à-vis des forces locales discordantes. Au niveau
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international, il réussit, après avoir défait l’armée de la jeune République d’Arménie à l’automne 1920, l’exploit de transformer une situation militaire et diplomatique complexe en une guerre de libération des Turcs contre l’occupation grecque, profitant habilement des problèmes diplomatiques auxquels étaient confrontés les pays alliés de l’après-guerre. En septembre 1921, l’armée nationaliste sous le commandement de Mustafa Kemal lui-même infligea aux forces grecques une défaite décisive à la bataille de Sakarya, bataille que l’on a présentée comme la fin du recul ayant commencé avec l’échec du siège de Vienne en 1683118. L’assaut final fut donné l’année suivante et l’occupation grecque s’écroula avec la prise d’Izmir le 9 septembre 1922. Le 11 octobre 1922, un armistice signé à Mudanya qui mit fin aux combats et officialisa la fin des hostilités avec les puissances alliées. Que faisait Ahmed Rıza au cours de ces 18 mois décisifs qui suivirent la conférence de Rome ? Il semble avoir maintenu un minimum de contact avec le gouvernement d’Ankara, mais il n’y a pas de doute que l’attitude des kémalistes lors de la conférence de Rome, qui ressemblait à une manœuvre, avait scellé sa mise à l’écart de la politique de libération nationale. De ce fait, Rıza disposait de temps pour écrire son ouvrage le plus long, La Faillite morale qui, rappelons-le, représentait aussi une étude sur les croisades, préparée à partir de recherches approfondies. À part quelques phrases dans l’introduction, dans lesquelles il fustige l’Europe pour n’avoir jamais cherché à assister l’Empire et l’accuse de mener une politique visant à sa ruine, sous prétexte de son entrée en guerre, des massacres commis contre les chrétiens et du fanatisme musulman, on ne trouve aucune référence à la condition de l’Empire après 1918. On ne trouve pas non plus dans ce livre de signes d’optimisme à propos de la lutte engagée par les forces nationalistes. Centré uniquement sur l’accusation des pays européens, ce livre ne servait qu’accessoirement le combat nationaliste qui se concentrait de plus en plus sur l’expulsion des forces grecques. Le livre parut durant l’été 1922119, au moment où l’armée de libération nationale se préparait à l’assaut final contre les forces grecques.
118
Voir H. Kayalı : « The Struggle for Independence », p. 138. Fin août 1922 déjà, il était question d’une traduction en arabe de La Faillite, réalisée la même année. Voir AN, 17AS/10 : Sayed Kamil à Ahmed Rıza, Le Caire, 27 août 1922 et Mohammed Bourguiba à Ahmed Rıza, Tunis, 9 octobre 1922. 119
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En septembre 1922, Ahmed Rıza se trouva confronté à une nouvelle situation. Comme en juillet 1908, lorsqu’il avait observé depuis Paris les événements de Macédoine qui avaient abouti à la restauration de la Constitution, c’est aussi depuis Paris qu’il suivait la libération de l’Anatolie. Avec la fin de la guerre et le rétablissement d’un certain ordre en Anatolie se profilait la promesse d’un nouveau départ dans la destinée de l’Empire ottoman. Le vieux Jeune Turc décida alors de rentrer à Istanbul, visiblement confiant dans le fait qu’il avait encore un rôle à jouer dans la nouvelle ère qui s’ouvrait. Quelques jours après la prise d’Izmir, Ahmed Rıza se trouvait déjà à Sofia, sur le chemin du retour à Istanbul, et il donna à la presse son avis sur les conditions territoriales de la paix avec la Grèce, pratiquement identique avec celles qu’exigeait le gouvernement d’Ankara120. Mais il ne se doutait pas de la radicalité des changements qui déjà se profilaient.
120
« Thrace and the Straits – A Turkish Proposal », Times, 14 septembre 1922 ; « On mande de Sofia », Le Temps, 15 septembre 1922.
LE VIEUX JEUNE TURC ET LA RÉPUBLIQUE DE TURQUIE : ÉPILOGUE Le 1er novembre 1922, la Grande Assemblée Nationale à Ankara adopta une loi présentée par Mustafa Kemal visant à séparer le califat et le sultanat et à abolir ce dernier. Le lendemain, Abdülmecid, fils du sultan de l’époque des Tanzimat Abdülaziz, fut nommé calife, mais il n’occupait plus le trône d’Osman. Le dernier gouvernement ottoman sous Tevfik Paşa démissionna le 4 novembre. Quelques jours plus tard, le sultan déchu Vahdeddin quitta Istanbul. De fait, l’Empire ottoman cessa d’exister. Quelques jours plus tard, les alliés et la délégation turque, menée par le général İsmet Paşa, entamèrent des négociations à Lausanne pour œuvrer à un nouveau traité de paix censé remplacer le traité de Sèvres de 1920. À l’issue de discussions qui durèrent plusieurs mois, la Turquie reçut la garantie internationale de sa souveraineté étatique en contrepartie de limitations à sa souveraineté économique. Le gouvernement turc assumait l’intégralité des dettes de l’Empire ottoman, concédait le contrôle de ses tarifs douaniers pendant quelques années mais réussissait à obtenir l’abrogation définitive de toutes les capitulations. Le 29 octobre 1923, la proclamation de la République de Turquie officialisa la fin de l’Empire ottoman. La nouvelle configuration territoriale résultant de la guerre de libération nationaliste et des négociations diplomatiques correspondait aux idées qu’Ahmed Rıza avait développées après 1918. S’étant approprié les principes wilsoniens, les notions de « majorité » et de « minorité » avaient fait leur entrée dans son discours politique pour influer sur sa conception des frontières de l’Empire ottoman, officialisées par le traité de Lausanne et correspondant donc, à quelques modifications près, au contour de la République de Turquie actuelle. Il avait ainsi abandonné l’idée de la souveraineté de l’Empire ottoman sur les régions arabes ou de la reconquête des régions du Caucase1. Mais Ahmed Rıza était profondément inquiet des orientations que le gouvernement d’Ankara avait prises. 1
« Les aspirations de la Turquie d’après Ahmed Riza Bey », Le Matin, 2 novembre 1919.
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Après l’expérience du gouvernement unioniste durant la guerre, Rıza n’imaginait probablement pas que Mustafa Kemal allait tout mettre en œuvre pour imposer un régime autocratique afin de contrôler la transition de l’Empire à la République2. Loin de « l’ivresse de la liberté » qui avait suivi la révolution de 1908, le climat répressif se fit ressentir dès la victoire des kémalistes. Dans ces conditions, il était impossible à Ahmed Rıza d’assumer un rôle dans la politique turque. Dès le mois de décembre 1922, il écrivit à son ami Corra : « L’état des choses actuel (…) absorbe tout mon temps et (…) m’énerve d’autant que je reste inactif comme un simple spectateur devant les événements qui bouleversent les institutions fondamentales de l’Empire. (…) Mais j’espère que ce désordre n’est qu’un passage à un ordre nouveau et que les événements révolutionnaires, qui ressemblent à ceux de la Convention nationale de 1792, ne finiront pas par donner naissance à un Bonaparte. »3
Le déroulement des événements conforta les craintes exprimées par Rıza. Après la victoire contre les alliés et la Grèce, Mustafa Kemal renforça son autorité et décida d’abolir le califat susceptible de représenter une instance de ralliement à l’opposition. À compter du 1er mars 1924, la République de Turquie s’engagea dans un processus radical de sécularisation. Dans une lettre à Corra, Rıza présenta la dissociation du califat de l’État comme la conséquence de la laïcisation entamée depuis la restauration de la constitution en 1908, mais s’interrogea sur l’utilité de son abolition4. Il était alors confiant dans le fait que ses idées politiques avaient encore du poids et que lui-même avait encore un rôle patriotique à jouer. Dans la même lettre, il écrivit cependant : « Le centre d’action est à Angora, bien loin d’ici. C’est ce qui m’empêche d’être en contact avec les dirigeants. » Quelques semaines plus tard, il fut plus explicite et fit part d’une véritable opposition à l’encontre du nouveau régime. Dans une lettre qui a la valeur d’un testament il écrivit : « Ma maladie d’un côté et la terreur de l’autre côté [sic], m’empêche [sic] de remplir mon devoir patriotique. Je vous écris ces quelques lignes à mon risque et péril. (…) Le gouvernement actuel — la Grande assemblée nationale — dictature soit disant du prolétariat — ne fait que singer les mauvaises politiques de votre Convention et Directoire ultra-révolutionnaire en 2 Voir à ce sujet l’étude détaillée de Mete Tunçay : Türkiye Cumhuriyeti’nde Tek-Parti Yönetimi’nin Kurulması (1923-1925). Istanbul : Tarih Vakfı, 1999 (1983). 3 AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Çengelköy, 25 décembre 1922. 4 AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Çengelköy, 20 mars 1924.
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y ajoutant quelques nouveautés bolcheviques. Les changements radicaux et brusques déplaisent au peuple. Le mécontentement et le vice pénètrent de plus en plus en toutes les classes de la population. On ne fait rien pour veiller et contribuer à l’amélioration morale ; aucune vénération pour le passé ; l’unité mentale et morale des Ottomans est parfaitement ébranlée. »5
Ses commentaires montrent bien que le vieux Jeune Turc était attentif aux transformations considérables qui se mettaient en place sous Mustafa Kemal. Mais quelle pouvaient être les conséquences à en tirer ? Ahmed Rıza ne semble pas s’être engagé contre le nouveau régime avec lequel il était pourtant en désaccord. D’un autre côté, le régime kémaliste n’ignorait sans doute pas non plus ce que pouvait représenter ce vétéran jeune-turc de la lutte pour la liberté qu’était Ahmed Rıza. Or, dans leur quête du monopole de la politique, les kémalistes avaient supprimé le sultanat et le califat pour écarter une figure potentielle de ralliement de l’opposition. Ils ne pouvaient rester indifférents à la possible présence sur la scène politique d’un homme dont la réputation était fondée sur le principe d’opposition, qui avait contribué à discréditer deux régimes et qui avait incarné la contestation de la figure du monarque. Cette éventualité aurait donc pu représenter une menace pour leur politique. D’autant plus que plusieurs anciens unionistes commençaient à s’organiser contre le régime kémaliste. Ainsi, contrairement à d’autres figures du mouvement jeune-turc, Ahmed Rıza ne reçut aucun poste au sein de l’administration ou du parlement. En outre, il est vrai que Rıza ne se serait pas contenté d’un simple mandat de député. Son envergure était trop importante pour permettre son intégration. Ahmed Rıza se retrouva ainsi à nouveau mis à l’écart par les bouleversements de l’époque sur lesquels il n’exerçait aucune influence. Au fond, l’expérience de la mise à l’écart n’était pas nouvelle pour lui, qui depuis sa jeunesse, avait ressenti un décalage entre ses attentes et ses expériences réelles concernant son propre statut politique. Toute sa vie avait été rythmée par des ruptures qui l’obligeaient régulièrement à changer ses habitudes pour faire valoir son influence et assumer un rôle qu’il estimait sociétal. Mais cette fois-ci, la situation était particulière. Il ne sentait plus l’énergie nécessaire pour réinventer encore une fois sa vie. Ayant passé l’âge de soixante ans, il souffrait considérablement de différentes maladies devenues chroniques et n’avait physiquement plus
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AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Çengelköy, 14 avril 1924.
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la force de s’engager dans de nouvelles activités6. Il était privé des ressources qu’il avait eues au titre des différentes fonctions qu’il avait occupées depuis 1908 et avait dépensé ses économies durant ses activités en Europe, pour lesquelles il semble avoir refusé toute aide financière. Il dut se contenter d’un salaire de retraité qu’il demanda en 19237. Au cours de ces années, il vendit ses livres et ses biens pour pouvoir financer son train de vie qu’il décrivait pourtant comme modeste8. Son affaiblissement physique et ses problèmes financiers se révélaient comme l’expression physique de l’impossibilité à donner un sens à son existence dans un pays qui changeait radicalement de nature. L’invention de la Turquie entraîna pour le vieux Jeune Turc l’impossibilité de se réinventer. Privé d’influence sur les transformations du pays, il perdit son identité d’homme moderne. Exit Ahmed Rıza de la vie publique. En 1925, il se rendit en France, pour se soigner mais aussi pour s’éloigner de la Turquie dont le développement ne lui plaisait pas9. De fait, son séjour à Paris prit une nouvelle fois la forme d’un exil. Probablement, il eut la chance de partir en France à temps. En juin 1926 eut lieu une tentative d’assassinat contre Mustafa Kemal, préparée par plusieurs anciennes personnalités importantes du CUP. Le régime utilisa l’affaire pour procéder à une épuration générale des anciens unionistes et condamna à mort plusieurs têtes du CUP, y compris l’ancien secrétaire de Rıza de l’époque parisienne, le Dr Nâzım, et l’économiste Cavid Bey, quoique l’implication de plusieurs d’entre eux ait été fort douteuse10. Les leaders du CUP « rendirent leur dernier souffle dans l’histoire turque en tant que coupables », ainsi que le résuma l’écrivain Şevket Süreyya Aydemir11. L’ancien Jeune Turc Ahmed Rıza se trouvait alors à Paris et ne fut pas inculpé par le régime de Mustafa Kemal. Rıza ne rentra qu’à l’été 1927, peut-être aussi pour voir les choses se calmer12. Au printemps 1928, il prévoyait à nouveau de se rendre dans les mois suivants à Paris : « J’irai probablement à Paris, c’est là que je 6 De fait, ses réflexions sur la politique devinrent très marginales à partir de 1922. Ses correspondances font surtout état de maladie et de visites médicales. 7 T. Z. Tunaya : Türkiye’de Siyasal Partiler II, p. 449. 8 Cf. AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 29 mai 1928. 9 Il passa l’été 1925 dans un établissement thermal au Mont-Dore (Puy-de-Dôme). Il est possible qu’il ait passé l’hiver 1923/24 en France aussi. 10 A. Eyicil : Dr Nâzım Bey, p. 223-275. 11 Suyu Arayan Adam, p. 297. 12 Ses amis positivistes lui organisèrent un pot de départ. AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Paris, 28 mai 1927.
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trouve, sinon la santé physique, du moins une satisfaction morale. »13 Il avait probablement prévu de vivre entre les deux villes, comme il l’avait fait en 1914. Mais cette fois-ci, ce ne fut pas une guerre qui l’empêcha de poursuivre son plan, mais sa santé. Son asthme s’aggrava, un mutisme le saisit, il souffrait des yeux, ce qui l’empêchait souvent de lire14. Il fréquenta de moins en moins de gens. Sa correspondance avec ses amis parisiens se fit de plus en plus rare et ceux-ci commencèrent à s’inquiéter sérieusement15. Il dut passer l’hiver de 1928/29 chez sa sœur Fahire à Kızıltoprak, mais il refusa de se rendre chez sa famille l’année suivante. Au début de l’année 1930, il tomba dans l’escalier de la maison de ferme de ses parents à Vaniköy et se brisa la hanche. Après une période de maladie et d’affaiblissement à l’hôpital de Şişli, Ahmed Rıza mourut le 26 février 1930. Les funérailles prises en charge par la ville d’Istanbul eurent lieu le lendemain. On disait qu’il aurait exprimé son souhait d’être inhumé sur le site du monument de la liberté (Abide-i Hürriyet) dans le quartier de Şişli, inauguré pour commémorer la révolution constitutionnelle et les morts de l’insurrection du 31 mars16. Finalement, le positiviste Ahmed Rıza fut enterré selon le cérémonial islamique au cimetière de Kandilli le 27 février 193017. Les jours suivants, quelques anciens camarades et pratiquement tous les journalistes et les hommes de lettres importants de la jeune République écrivirent des nécrologies. Tous rendirent hommage au grand homme, au héros de la liberté, à son caractère incorruptible pour lequel il était célèbre, à son intégrité. Ceux qui l’avaient connu personnellement, c’est-à-dire la grande majorité, relatèrent quelques anecdotes à son propos. Le reportage le plus conséquent fut donné dans le journal Resimli Ay, de Zekeriya et Sabiha Sertel. Le mensuel consacra tout un numéro à la mort du héros, exaltant sa lutte pour la liberté à côté de celle de Nâmık Kemal18. Visiblement, le renom du Jeune Turc Ahmed Rıza n’était pas 13
AN, 17AS/23 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 29 mai 1928. AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 27 juillet 1927. 15 Voir les différentes notes et interrogations de Corra des années 1928 et 1929. AN, 17AS/10. 16 Sabiha Zekeriya : « Ahmet Rıza Öldü », Resimli Ay, no 7/2, mai 1930. 17 Sa sœur Selma mourut en octobre 1931 à l’âge de 58 ans et fut enterrée à ses côtés. Moins de cinq personnes auraient assisté à ses funérailles. Taha Toros : « İlk Türk Kadın Gazeteci Selma Rıza », p. 19. 18 Resimli Ay, no 7/2, mai 1930. Dans le numéro précédant déjà, le journal avait annoncé la préparation d’un numéro spécial. « Ahmet Riza [sic] Nushası », no 7/1-2, mars-avril 1930. 14
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sans importance pour un magazine qui s’opposait au programme du parti de Mustafa Kemal auquel il reprochait de monopoliser l’expression politique. Le magazine fut interdit par le régime kémaliste quelques mois plus tard. Dans l’ensemble des nécrologies, la référence à Ahmed Rıza se nourrissait de l’énorme notoriété qui était la sienne dans ses années de combattant contre le despotisme hamidien, lorsque son nom était synonyme de désir de liberté. Le cas du Resimli Ay, qui faisait le lien entre ce renom, l’idéal de liberté et sa signification pour la période actuelle, fut une exception. Les récits faisaient référence au vétéran de la liberté, mais ils abordaient uniquement sa vie d’exilé jeune-turc à Paris. Son parcours sous la Seconde Période constitutionnelle apparaissait à peine, aussi peu que son engagement — positivement ou négativement — avec le régime unioniste. Quant à son rôle après 1918, pas un seul article n’y faisait référence. Il n’y avait pas non plus de renvois à ses idées politiques, sociales ou culturelles. On ne discutait pas de son rôle historique, de l’importance de ses activités ou de l’influence de ses idées. C’était uniquement son caractère incorruptible, travailleur, idéaliste qui était cité en exemple. De fait, c’est un quotidien français qui lui attribua explicitement un rôle historique : « Avec lui disparaît l’une des personnalités qui ont joué dans l’histoire de la Turquie l’un des rôles les plus importants. »19 Tous les articles semblaient converger sur le fait qu’Ahmed Rıza était un personnage d’un passé déjà lointain. Il paraît évident que le régime kémaliste n’avait pas grand intérêt à faire revivre le représentant par excellence du jeune-turquisme. Le quotidien officiel, le Hakimiyet-i Milliye, se contenta de deux brefs articles sur sa mort20. Moins de 70 personnes assistèrent aux funérailles — et pas une seule femme, nota son ancien compagnon jeune-turc Abdullah Cevdet, ajoutant qu’à Paris ses obsèques auraient facilement attiré une foule de 2 000 personnes21. Après les dernières nécrologies, le nom Ahmed Rıza disparut de la presse turque. On le cita parfois dans des mémoires publiés en feuilleton. Cependant, il serait erroné de voir dans cette marginalité une tentative consciente du régime de mettre à l’écart l’ancien Jeune Turc. De fait, il n’y a pas de doute que 22 ans après la révolution constitutionnelle et huit 19
« Turquie – Mort d’Ahmed Riza Bey », Le Temps, 1er mars 1930. « Ahmet Rıza B. Öldü » et « Ahmet Rıza Beyin Cenaze Merasimi », Hakimiyet-i Milliye, 27 & 28 février 1930. 21 « Ahmet Riza [sic] Bey », İçtihad, no 293, 15 mars 1930. 20
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ans après la fin de la dynastie ottomane, le personnage du Jeune Turc Ahmed Rıza apparaissait déjà dépassé et anachronique. Comme l’exprima le romancier Yakup Kadri, Ahmed Rıza fut une personnalité malheureuse (bed-baht) qui avait assisté dans une « stupeur douloureuse et amère (elîm, acı bir hayret) » à son propre enterrement parce qu’il était déjà mort lorsqu’il mourut22. Ahmed Rıza lui-même avait écrit en 1928 : « Quant à la vie que je mène, je peux dire qu’elle ne me sourit plus. (…) Je végète. »23 Ce décès avant sa mort paraît étrange, compte tenu du fait que la réforme kémaliste se basait sur les principes intellectuels qui avaient été développés par le mouvement jeune-turc. En effet, plusieurs anciens camarades d’Ahmed Rıza de Paris pouvaient considérer l’avènement de la République de Turquie comme la réalisation des visions sociétales qu’ils avaient exposées dans les colonnes de leurs publications clandestines des années 1890 et 190024. Pour Ahmed Rıza lui-même, ce ne fut pas le cas. Pour comprendre quels éléments lui ont fait ressentir un décalage entre ses propres conceptions et l’orientation prise par le régime kémaliste, il importe de s’arrêter sur les parallèles et les similitudes entre ses idées et l’idéologie de la République de Turquie, en donnant un récapitulatif des traits généraux de son parcours et de sa pensée. En premier lieu, il semble y avoir eu une concordance dans les objectifs politiques entre Ahmed Rıza et les kémalistes. Nous l’avons dit, le mouvement de libération nationale s’était formé dans un contexte qui se présentait comme la réalisation des pires craintes d’Ahmed Rıza : l’occupation étrangère de l’Empire sous prétexte de la protection des chrétiens et la mise en question du pouvoir turc en Anatolie. Cependant, le mouvement kémaliste réussit parfaitement à affronter cette situation. Il fit reconnaître la souveraineté de l’État vis-à-vis des pays européens et obtint une sécurité des frontières que l’Empire ottoman n’avait pas connue. La menace posée par les populations non-musulmanes qui avait hanté Ahmed Rıza était évacuée. Les droits des chrétiens d’Anatolie, réduits dans les faits à des « minorités », étaient sacrifiés sur l’autel de la diplomatie internationale. Les non-musulmans ne disposaient plus de ces 22 Yakup Kadri : « Bir Cenaze Alayı », Milliyet, 28 février 1930. Voir aussi la nécrologie de Peyami Safa, selon laquelle Rıza put faire parler de lui juste par son décès. « Ahmet Rıza », Cumhuriyet, 28 février 1930. 23 AN, 17AS/23 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 29 mai 1928. 24 Cf. Ş. Hanioğlu : Opposition, p. 216.
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privilèges qui, pour Rıza, avaient fait d’eux des agents des grandes puissances. Le changement de statut du nouvel État par rapport à l’Empire apparaît clairement dans l’ignorance générale que les pays européens manifestèrent à l’égard des actions répressives menées à partir des années trente contre les Grecs, les Arméniens et les Juifs demeurés dans les frontières de l’État, et aussi dans leur indifférence complète à l’égard de grandes révoltes kurdes qui secouèrent l’Anatolie dans les années 1920 et 1930. Le but de Rıza de garantir la souveraineté de l’État contre l’ingérence constante des étrangers sous prétexte de protection des chrétiens semblait atteint. La Turquie restait affectée par des crises et se présentait toujours comme un espace fragile. Néanmoins ces crises et cette fragilité étaient d’une nature bien différente de celles que l’Empire ottoman avait connues depuis l’enfance d’Ahmed Rıza. L’impression d’urgence, qui avait animé le mouvement jeune-turc et qui avait créé une tension infranchissable entre l’insistance d’Ahmed Rıza à mettre en place un long processus d’éducation et la nécessité ressentie d’agir rapidement pour sauver l’Empire, était évacuée. Le nouveau régime pouvait se consacrer bien plus paisiblement à la réforme de la société. En effet, l’orientation idéologique de cette réforme semblait s’accorder avec la pensée d’Ahmed Rıza. Il serait vain de chercher à déterminer l’« influence » de ses idées sur les kémalistes, mais il est évident que Rıza eut sa place dans la chaîne des idées ayant préparé le climat idéologique propice à l’émergence de la République de Turquie. Pour beaucoup, le fondement idéologique de la République se présente véritablement comme le reflet à peine déformé de la pensée d’Ahmed Rıza. Dès 1924, les kémalistes érigèrent le scientisme comme fondement du nouvel État et le prirent comme principe pour la transformation de la société dans une mesure que les unionistes n’avaient pu se permettre. La Turquie avait enfin compris l’importance des sciences et la nécessité de s’adapter aux lois naturelles pour rendre possible le progrès du pays. Le gouvernement lança un vaste programme de scolarisation, qui trancha par son étendue avec les mesures entreprises sous le régime hamidien et la Seconde Période constitutionnelle. Parallèlement à ce projet ambitieux, les kémalistes engagèrent le pays dans un processus radical d’occidentalisation qui visait à changer la nature de la société turque pour la rapprocher des normes des pays occidentaux. Les étapes de ces réformes sont bien connues et faisaient l’objet d’éloges non déguisés de la part des observateurs européens qui voyaient dans ces mesures la volonté du régime d’intégrer la Turquie à l’Europe.
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Parmi celles-ci, on peut citer l’adoption des unités de mesures européennes, le passage à l’alphabet latin, ou encore la définition des écoles modernes comme seuls établissements d’enseignement. L’une de ces mesures, la réforme du couvre-chef, pouvait même constituer une sorte de revanche pour Ahmed Rıza. Dès les années 1890, celui-ci avait été attaqué parce qu’il portait un chapeau européen au lieu du fez. Le chapeau avait évolué d’un accessoire apparemment banal en un signifiant de l’occidentalisation et en 1909 il était devenu la cible de l’opposition islamiste au régime unioniste, qui visait alors aussi Ahmed Rıza. Fin 1925, le gouvernement kémaliste passait une loi qui abandonnait le fez et rendit obligatoire le port du chapeau. L’ensemble de ces réformes, tantôt radicales tantôt symboliques, exprimait la volonté de mettre en place une structure étatique moderne et efficace, conforme à la conception totalisante de la société et à l’idée que les rapports sociétaux pouvaient être définis à partir de critères abstraits et rationnels. Aussi ces réformes se faisaient-elles en référence à un concept de civilisation qui se présentait à la fois comme un idéal à atteindre et une perception permettant de comprendre le monde et le statut de la Turquie au sein du monde. Les kémalistes partageaient ainsi les mêmes concepts de civilisation et de progrès qui avaient été sousjacents à l’engagement politique d’Ahmed Rıza ainsi qu’à sa façon de percevoir le monde et sa propre place dans le monde25. Les réformes entreprises par le régime kémaliste se firent au nom de la civilisation, partagée comme un idéal par l’humanité entière et dans laquelle la nation turque avait désormais trouvé sa place. Les kémalistes partageaient aussi avec Ahmed Rıza l’idée qu’il ne pouvait y avoir de conflit de fond entre la Turquie et les pays européens, censés représenter le stade le plus élevé du progrès. L’idée d’une civilisation commune dans laquelle les intérêts des pays ne pouvaient diverger prenait le pas sur la réalité économique et géopolitique. Une fois l’occupation étrangère terminée et la souveraineté de l’État reconnue, les conflits entre la Turquie et les pays européens n’avaient plus aucune raison d’être. Durant les guerres de libération, le gouvernement d’Ankara avait mobilisé les réseaux panislamistes et avait multiplié l’appel à la civilisation asiatique contre l’occupation occidentale, de la même façon que Rıza avait évoqué dans les années 1900 Africains, Polonais et Juifs, tous réunis en leur qualité de victimes de la politique 25
Pour Mustafa Kemal voir A. Mango : Atatürk, p. 322.
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agressive de l’Occident26. Les appels au soutien à la lutte de libération turque avaient résonné dans différents recoins de l’Asie et de l’Afrique. Mais dès que les hostilités militaires avec les pays européens cessèrent, Ankara mit fin à la dynamique internationaliste de la guerre de libération et aussi à l’appel panislamiste, au point d’abolir — à la grande surprise des observateurs occidentaux — le symbole de cette mobilisation panislamiste, le califat, alors que celui-ci se trouvait à l’apogée de son prestige mondial27. Malgré une méfiance constante à l’égard des pays européens, le discours anti-occidental chez Ahmed Rıza et les kémalistes ne se mua jamais en un anti-impérialisme et n’entraîna pas une rupture avec le concept de civilisation commune reliant l’Empire ottoman/la Turquie et l’Occident. En tant que pensée de crise, une fois passés les périls pesant sur l’État, il pouvait céder à un programme radical d’occidentalisation. À ce titre, il n’est pas étonnant que les kémalistes et Ahmed Rıza aient partagé avec les Européens la même perception de l’Empire et de la Turquie comme un pays arriéré qu’il fallait civiliser à tout prix. L’élite turque avait la même perception colonialiste que les Européens quant à la nécessité de transformer une société primitive, à ceci près qu’elle revendiquait, en tant qu’élite endogène, la légitimité de guider cette transformation. Cette revendication de légitimité se basait forcément sur une conception dichotomique entre l’élite éclairée disposant des qualités nécessaires pour comprendre les besoins du progrès et le peuple ignorant qu’il fallait guider vers la civilisation. Ahmed Rıza et les kémalistes s’inscrivaient dans la même conception de l’élite comme le moteur nécessaire de l’évolution de la société. Pour autant, cette approche ne se fondait pas sur un concept d’inégalité, mais se présentait au contraire dans la tradition démocratique de la pensée bourgeoise. Le rapport entre élite et peuple ressort comme un aspect de la conception de la société et de la politique essentiellement démocratique et égalitaire. L’existence d’une élite visait à garantir le bon fonctionnement de la société moderne et éviter les débordements que l’idée de progrès pouvait engendrer, en particulier dans un pays ravagé par une longue décennie de guerres et de conflits interethniques ayant sévèrement décimé la population. 26 Hadiye Yılmaz : Kurtuluş Savaşımız ve Asya-Afrika’nun Uyanışı. Hâkimiyet-i Milliye Yazılarıyla. Istanbul : Kaynak, 2007. 27 C. Aydın : Politics of Antiwesternism, p. 450-451.
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En cela, la Turquie kémaliste, en dépit du fait qu’elle s’établit sur l’expérience d’une décennie de conflits atroces, se distinguait essentiellement des régimes fascistes qui émergeaient en même temps en Europe28, de la même façon que le positiviste Ahmed Rıza se différenciait du positiviste Charles Maurras. Malgré l’autoritarisme indéniable de la jeune République de Turquie, le régime kémaliste était loin des conceptions totalitaristes de ces régimes dans lesquels l’inégalité, la négation de la raison, la violence et la mort étaient érigées en principes de la révolution de la société29. À l’instar d’Ahmed Rıza, le régime kémaliste restait ancré dans la raison et dans le projet des Lumières de l’émancipation humaine. Il s’inscrivait dans cette dimension libérale de la notion de progrès qui s’était exprimée dans la pensée jeune-turque depuis les lâyiha de Rıza : la croyance dans l’automatisme de la marche de l’Humanité qui ne pouvait qu’évoluer vers le meilleur une fois les conditions de son développement garanties. Les kémalistes partageaient ainsi avec Ahmed Rıza la conception universaliste du monde pris dans un processus de progrès continu. Cette conception universaliste se reflétait aussi dans l’idée du caractère essentiellement unitaire de la société, fondée sur la négation de l’existence de contradictions structurelles. Cette idée rendait impossible la reconnaissance des contradictions sociales réelles au sein de la société comme point de départ d’une politique visant leur dépassement. Elle se traduisait dans la définition d’une politique nationale censée servir les intérêts de l’ensemble de la société. Dans cette pensée bourgeoise, la nation se présentait non pas comme une construction idéologique mais comme l’environnement naturel de l’existence humaine. C’est dans ce contexte que se situait aussi le concept de la souveraineté de la nation. Les kémalistes transformèrent l’idée de la souveraineté populaire, déjà présente dans la pensée politique de Rıza, en la légitimité politique de leur pouvoir. Le mot millet reçut dans leur vocabulaire aussi la connotation de « populaire ». La souveraineté nationale/populaire (Hakimiyet-i Milliye) que Rıza avait définie dans ses écrits comme la référence de sa pensée politique, et qui avait été sous-jacente à l’expérience 28 La Marche sur Rome de Mussolini eut lieu entre le 22 et le 29 octobre 1922, c’està-dire entre l’armistice de Mudanya (11 octobre) et l’abolition du sultanat (1er novembre). 29 Cf. Fikret Adanır : « Kemalist Authoritarianism and Fascist Trends in Turkey During the Inter-War Period », S. Ugelvik Larsen (dir.) : Fascism Outside Europe. The European Impulse Against Domestic Conditions in the Diffusion of Global Fascism. Boulder, CO : Social Science Monographs, 2001, p. 313-361.
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constitutionnelle de l’Empire ottoman, devint le fondement officiel de l’État turc. Et paradoxalement l’existence d’une élite éclairée distincte de la masse ignorante, censée savoir ce qui était bon pour la société, se présentait comme la condition de l’exercice de cette souveraineté. Pour conclure, la jeune République de Turquie développa un concept de citoyenneté qui apparaît souvent comme le reflet des idées positivistes qu’Ahmed Rıza avait présentées dans sa série Vazife ve Mesuliyet et qui mettait constamment l’accent sur le volet des devoirs et non pas sur celui des droits. Des positivistes félicitèrent leur confrère turc pour les réformes courageuses entreprises et que l’historiographie qualifie de « Révolution turque »30. Quant à Ahmed Rıza, il ne partageait pas cet avis. En 1928, il fit remarquer à son ami Corra que la diffusion de la doctrine de Comte était très limitée mais il terminait avec une lueur d’espoir : « L’avenir nous appartient ; il n’y a pas de doute. »31 Cet apparent optimisme est cependant trompeur. Au fond, Ahmed Rıza fuyait le présent pour se réfugier dans l’avenir, comme il l’avait fait en tant que Jeune Turc. Mais à l’opposé de son engagement jeune-turc, il ne pouvait plus s’inscrire dans une mouvance qui anticipait l’avenir. Lors d’une visite aux thermes de Bursa, il croisa son ancien camarade et fondateur de la première cellule du CUP, İbrahim Temo. Après un bref échange sur l’état des choses du pays, il lui demanda : « Oh mon ami Temo Bey, est-ce que c’est cela, ce pour quoi nous avons travaillé, ce pour quoi nous avons usé notre santé ? Est-ce cela ce que nous attendions ? »32 Comment interpréter ce cri de lamentation ? Pour le comprendre, il est utile de revenir aux lettres qu’il écrivit à Émile Corra en décembre 1922 et avril 1924, dans lesquelles il confiait ses impressions sur le nouveau régime, « qui ne fai[sai]t que singer les mauvaises politiques de [la] Convention et [du] Directoire ultra-révolutionnaire en y ajoutant quelques nouveautés bolcheviques » et qui risquait de « donner naissance à un Bonaparte »33. La radicalité du régime kémaliste, qui impressionnait les 30
Voir p. ex. la lettre d’un positiviste chilien. AN, 17AS/10 : Juan Enrique Lagarrique à Ahmed Rıza, Santiago du Chili, 14 février 1924. 31 AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Constantinople, 9 avril 1928. 32 « Eh Temo Bey arkadaş, biz bunun için mi çalıştık, vücut yıprattık, bu neticeyi mi bekliyorduk ? » İbrahim Temo’nun Anıları, p. 254. 33 AN, 17AS/10 : Ahmed Rıza à Émile Corra, Çengelköy, 25 décembre 1922 et 14 avril 1924.
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observateurs occidentaux, s’inscrivait en effet à contre-sens de l’orientation conservatrice du positiviste Ahmed Rıza. Ayant toujours insisté sur la nécessité de garantir une évolution graduelle de la société, afin d’éviter les débordements de l’énergie révolutionnaire et de chercher à être conforme aux lois naturelles, la rapidité des changements étaient de nature à le choquer, si bien qu’il les jugeait dans la lignée de la Terreur et les qualifiait de « bolcheviques ». Ahmed Rıza exprimait aussi son dégoût du tournant autoritaire que le mouvement de libération nationale avait pris au cours des années de guerre. En 1919, celui-ci avait recueilli un soutien important et consensuel de différentes factions politiques et avait gardé dans un premier temps une hétérogénéité qui permettait aux différentes personnalités de s’y reconnaître. Au cours des années et au fil des succès militaires remportés, le cercle de Mustafa Kemal commença à monopoliser l’expression politique et à neutraliser les groupes politiques et militaires divergents. C’est dans ce contexte que Rıza, en tant que fin connaisseur de 1789 et 1792, sentit dès la fin de 1922 le danger de l’avènement d’un nouveau Bonaparte et le risque de la Révolution « dévorant ses enfants », 27 ans après s’être lancé dans la politique ottomane sous la bannière de La Patrie en danger, pour reprendre l’intitulé du premier tract du CUP de septembre 1895 faisant écho à la déclaration rédigée par Vergniaud. En effet, les purges entreprises par le régime kémaliste, la persécution conséquente des opposants, la répression féroce des révoltes kurdes, le culte de la personnalité autour du nouveau président de la Turquie, l’absence d’élections libres en Turquie avant les années 1950, semblent confirmer les positions de celui qui avait combattu le despotisme hamidien et unioniste. Il ne faut pas mettre en cause la sincérité des anxiétés qu’Ahmed Rıza exprimait à l’égard de la précipitation et de la radicalité des réformes de la société ainsi que de l’orientation de plus en plus autoritaire du régime kémaliste. Toutefois, ses doutes ne s’expliquent pas entièrement par ses convictions politiques mêlant conservatisme et libéralisme. Ils révèlent aussi l’impossibilité ressentie par Ahmed Rıza de se réinventer dans un environnement qui avait radicalement changé de nature, pour rester fidèle à son identité d’homme moderne et faire valoir son influence sur la mutation de son pays. Au-delà de son âge avancé et des maladies qui lui empoisonnaient la vie, sur quoi se fondaient cette impossibilité à un engagement politique actif et l’impression d’être déjà mort vivant ? Pour répondre à cette
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question, il est encore une fois utile de revenir sur les deux lettres écrites à Émile Corra. Plus que l’expression de ses craintes sur l’évolution de la Turquie, l’aspect le plus étonnant de ces lettres est peut-être le fait qu’Ahmed Rıza y parle de l’Empire et des Ottomans. Avec l’émergence du mouvement nationaliste turc et l’établissement de la République de Turquie, ces deux qualificatifs étaient devenus tout simplement obsolètes. De fait, avec l’abolition du sultanat le 1er novembre 1922 par la Grande Assemblée Nationale, la fin de l’Empire ottoman avait été rétrospectivement datée au 20 janvier 192134. Au fond, cet anachronisme, à première vue banal, comme une habitude langagière, est révélateur de l’impossibilité d’Ahmed Rıza de se situer, voire de se retrouver, dans le processus de changement du pays et de donner un sens à son existence. Dès son adolescence, il avait lié ses attentes particulières quant à son parcours et son statut au sein de la société aux attentes générales qu’il avait par rapport à l’Empire ottoman, conçu comme une nation et donc comme un espace d’incertitudes, mais aussi de possibilités, ouvert à l’action des hommes éclairés. Les bouleversements entraînant le triomphe du mouvement nationaliste turc et la fondation de la République de Turquie affectèrent ainsi les attentes particulières et générales que Rıza avaient liées entre elles. Ils aboutirent non seulement à l’écroulement de l’Empire ottoman comme entité politique et administrative, mais aussi à la perte de la logique de référence, qui avait défini la pensée et l’action d’Ahmed Rıza depuis son adolescence, compromettant inévitablement son identité politique et la promesse de l’émancipation individuelle qu’il avait conjuguée avec celle de la nation ottomane. D’autres Jeunes Turcs réussirent à transposer la vision qu’ils avaient à l’égard de l’Empire ottoman sur la nouvelle entité politique de la République de Turquie. Ahmed Rıza n’y parvint pas. Comme le dit dans ses mémoires le poète Yahya Kemal, Ahmed Rıza était resté « trop Ottoman » : « Bien qu’il n’eût pas fait sien le mot Turc et fût resté trop Ottoman, il nourrissait, inconsciemment, l’amour de la nation. (…) Ahmed Rıza Bey était né pour être dirigeant ; or on était désormais entré dans une époque de fer et de feu où l’idée se manifestait entièrement dans l’action. Pour être dirigeant à cette époque, il fallait des qualités bien différentes que celles d’avoir vécu Place Monge une opposition calme et une vie de prudence, en faisant paraître tous les quinze jours un petit journal. Ahmed 34
Il s’agit de la date de promulgation par le parlement d’Ankara de la nouvelle Constitution déclarant la souveraineté populaire (Teşkilat-ı Esâsiye Kanûnu).
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Rıza Bey pouvait toujours rendre quelques services. Mais il n’y avait plus de place pour lui. »35
Yahya Kemal a saisi avec une extrême lucidité la situation dans laquelle se trouvait Ahmed Rıza avec l’émergence du mouvement de libération nationale. Arrêtons-nous en premier lieu sur la référence à son intellectualisme. Il ressort des passages cités que les propos de Yahya Kemal se rapportent au statut particulier d’Ahmed Rıza au sein du mouvement jeune-turc d’avant 1908. C’est essentiellement par sa qualité de savant érudit suivant sa passion de jeunesse que Rıza avait su s’ériger en leader jeune-turc et avait défini l’orientation du mouvement comme un groupe politique dont la méthode principale était la publication de journaux et la diffusion d’idées dans le but de préparer la population ottomane, à travers un long processus d’éducation, au renversement du régime hamidien. Mais l’évolution du mouvement à partir de 1906 d’un groupement de rêveurs éparpillés en une force politique, mettant sa priorité sur l’organisation politique et l’action, marginalisa Ahmed Rıza tant dans son leadership jeune-turc que dans son concept, inspiré du positivisme, d’élite scientifique censée veiller sur les évolutions de la société. L’idée devait désormais se manifester dans l’action, comme l’exprimait Yahya Kemal, et dans ce contexte le rôle que pouvait avoir un intellectuel était bien limité. Ce que Yahya Kemal ne dit pas, c’est que, au-delà de cette dimension intellectuelle, il y avait aussi un facteur sociopolitique dans sa mise à l’écart au sein du mouvement jeune-turc et de sa disparition conséquente dans les années 1920 avec l’émergence du mouvement kémaliste, en parallèle à la disparition de l’Empire ottoman. Dès les débuts de son engagement politique, l’âge et les origines géographiques et sociales d’Ahmed Rıza avaient été en décalage avec celles de son entourage. Descendant d’une famille au service de l’État depuis le XVIIIe siècle, dont les membres avaient occupé les postes les plus élevés dans l’administration ottomane, Rıza était aussi d’au moins dix ans l’aîné de ses collaborateurs. Il avait reçu son éducation essentiellement à travers des cours privés, grandi sur les collines du Bosphore dans une culture de la haute 35
« Türk kelimesini benimsememekle ve fazla Osmanlı olmakla berâber, gayr-ı şuûrî olarak, milliyetperverlik güderdi. (…) Ahmed Rızâ Bey reîs olmak için doğumuştu, halbuki artık fikrin tamâmıyle fiil hâlinde tecellî ettiği bir demir ve ateş devrine girmiştik. Bu devirde reîs olacak bir insana Monge Meydanı’nda yirmi sene sâkin bir mukaavemetten, ihtiyatkârâne bir yaşayıştan, onbeş günde bir, küçük bir gazete çıkarmaktan çok başka meziyetler lâzımdı. Ahmed Rızâ Bey’in görebileceği bâzı hizmetler vardı. Yalnız işgaal edebileceği mevkî kalmamıştı. » Yahya Kemal : Siyasi ve Edebi Hatıralarım, p. 208-209.
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bourgeoisie stambouliote. Il partageait peu de choses avec les Jeunes Turcs et les kémalistes. Cette dissimilitude lui permit dans un premier temps de s’imposer comme la figure incontournable du jeune-turquisme. Toutefois, les rapports entre Ahmed Rıza et les Jeunes Turcs furent marqués par une tension, qui s’exprimait dans des conflits autour du personnage et de sa personnalité difficile dont ses camarades se plaignaient et qui l’isolait souvent de son entourage. Ainsi, sa position au sein du mouvement était-elle délicate, en raison de ses positions idéologiques, mais aussi des différences socio-structurelles qui existaient entre lui et les autres Jeunes Turcs. Ces différences furent accentuées par la montée d’un nouveau groupe de Jeunes Turcs encore plus jeunes que les premiers camarades de Rıza dans les années précédant la révolution de 1908, qui changea radicalement la nature du mouvement. Ahmed Rıza se trouva dépassé par le mouvement qu’il avait incarné. La tension entre son entourage et lui se traduisit par sa mise à l’écart. Rıza devint l’éminence grise des Jeunes Turcs, certes hautement respectée, mais qui avait, en fin de compte, peu d’influence sur les décisions politiques du comité. Jeune Turc le plus âgé, il n’avait plus rien de jeune. Son prestige lui valut la présidence de la Chambre des députés après la révolution de 1908, mais contrairement au président de la Grande Assemblée Nationale de Turquie de 1920, Mustafa Kemal, il ne put imposer son autorité politique. Son échec à s’imposer sous la Seconde Période constitutionnelle et sa décision en 1914 d’entrer en opposition avec l’organisation qu’il avait cofondée se présentent, au-delà de leur dimension intellectuelle, comme l’expression de la fragilité de son statut au sein du mouvement qui s’était hissé à la tête de l’Empire ottoman. L’avis que son ancien collaborateur, le Dr Nâzım, exprima à son égard en 1921 est à ce titre assez révélateur et rejoint parfaitement le jugement porté par Yahya Kemal et que l’on retrouve dans de nombreuses nécrologies : « Concernant Ahmed Rıza Bey, j’ai une conviction intime. Le pauvre Ahmed Rıza Bey aurait dû mourir à la suite de la [restauration de la] Constitution. Il aurait laissé un renom remarquable. »36 Le développement de la lutte de libération nationale dans l’Anatolie de l’après-guerre créa une nouvelle référence, plus compatible avec la 36 « Ahmet Rıza Bey hakkında bende tessüs etmiş bir kanaat vardır. Zavallı Ahmet Rıza Bey keşke (…) Meşrutiyeti müteakip ölseydi. Pek muhterem bir nam bırakmış olurdu. » Dr Nâzım à Cavid Bey, 11 mai 1921. Hüseyin Cahit Yalçın : İttihatçı Liderlerin Gizli Mektupları, éd. Osman Selim Kocahanoğlu. İstanbul : Temel, 2002, p. 123-124.
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symbolique du combat pour la liberté et celle du dévouement patriotique que ce qu’Ahmed Rıza avait incarné dans sa vie d’exilé à Paris. Ayant acquis le pouvoir par la guerre, les kémalistes avaient une légitimité politique différente. Dans la jeune République de Turquie, il n’y avait plus de place pour un vieux Jeune Turc. Lors de la conférence de Rome, les kémalistes avaient fait comprendre à Ahmed Rıza qu’ils ne comptaient pas sur un ancien Jeune Turc âgé pour réaliser leur politique de libération. Pourtant, l’amertume de Rıza n’aurait pas changé même si les kémalistes avaient pris plus de soin à l’intégrer. Car au-delà de la volonté de le marginaliser en tant qu’individu, l’épisode révélait la mise à l’écart d’Ahmed Rıza en tant que représentant d’un système. Le mouvement jeune-turc avait été la première expression politique à grande échelle des transformations sociopolitiques déclenchées par le processus de modernisation de l’Empire ottoman, qui avaient entraîné l’ascension sociale de nouvelles couches de la société aspirant à la reconnaissance. Issus de la même mouvance que les Jeunes Turcs, les kémalistes concrétisèrent la revendication du pouvoir de nouvelles couches, dont la montée du CUP avait été le premier signe. En accédant au pouvoir à travers un engagement militaire de plusieurs années fondé sur la mobilisation populaire, ils purent définitivement rompre avec les anciens cadres, formés au service de l’État ottoman, et donc avec les anciennes structures du pouvoir, dont Ahmed Rıza était, de par ses origines, un représentant. Avec le développement de la lutte de libération nationale et la fondation de la République de Turquie, le décalage entre Ahmed Rıza et son entourage devint, en dépit des similitudes idéologiques, infranchissable. Le gouvernement d’Ankara mit fin non seulement à l’Empire ottoman, mais aussi à ses structures sociales de pouvoir. Le régime kémaliste basait son pouvoir, d’une part, sur la camaraderie en recourant à des cadres ayant activement contribué à son avènement, et d’autre part, sur l’intégration de nouvelles couches dans le projet de modernisation, qui, par l’expérience de l’ascension sociale et de la reconnaissance symbolique, pouvaient être fidélisées au régime. Ahmed Rıza, en tant que descendant d’une famille ottomane au service de l’État depuis des générations, n’avait plus de place au sein de cette nouvelle configuration politique. Cette transformation sociopolitique, entamée par le CUP et finalisée par les kémalistes dans les années 1920, se présente comme la toile de fond de la mise à l’écart d’Ahmed Rıza de la vie politique et l’impossibilité qu’il éprouva à se reconnaître dans les réformes de la République de Turquie qui entraînaient la perte de sa logique de référence. C’est aussi
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sur ce fond que s’exprimaient ses divergences idéologiques avec le projet kémaliste — en dépit des similitudes évidentes entre les deux pensées modernistes et le rôle que Rıza avait joué dans l’émergence de l’idéologie de la République de Turquie. La fin de l’Empire ottoman représenta la rupture dans la continuité familiale du service de l’État et aussi une rupture dans sa conception de la nation, de la politique de réforme nécessaire et de sa propre place au sein de la nation et de la politique. Dès l’automne 1922, les étapes de cette rupture se manifestèrent progressivement par le démantèlement des institutions de l’Empire ottoman, à commencer par l’abolition du sultanat. Les kémalistes étaient animés par le désir d’effacer le passé de l’Empire ottoman, qui, à leurs yeux, avait perdu toute légitimité du fait de son écroulement depuis la révolution de 1908, et de créer une tabula rasa sur laquelle l’avenir de la Turquie moderne serait inscrit. Pour les kémalistes, l’abolition des anciennes institutions de l’Empire et des éléments attachés à sa mémoire constituait une condition indispensable au nouveau départ et à la réalisation du projet de réforme moderniste. Cette approche radicale ne pouvait que choquer le positiviste Ahmed Rıza. Pour lui, la volonté de rupture était une idée contraire au principe de base de toute évolution naturelle qu’il avait élaboré dans l’ensemble de ses écrits jeunes-turcs : celui de la continuité. Dans sa pensée réformiste, la continuité se présentait comme la condition sine qua non pour la réussite de la transformation de la société dans l’ordre, et plus généralement pour le progrès de l’Humanité. Ce principe se trouvait radicalement mis en cause par le régime kémaliste. Pour Ahmed Rıza, l’Histoire avait été un moyen de créer la continuité dans un temps de bouleversement. Cette continuité contrecarrait l’expérience des ruptures marquant l’ensemble de son parcours personnel et l’évolution de l’entité nationale ottomane à laquelle il l’avait lié. C’est à travers l’Histoire qu’il avait mis en valeur la nation ottomane et qu’il avait pu faire abstraction de l’état désastreux de l’Empire en se référant à ses temps de gloire, preuve pour lui de sa disposition « positive » à se redresser d’un présent lamentable. Le projet kémaliste d’abolir les références ottomanes était ainsi contraire à une histoire qui, dans le discours politique de Rıza, avait représenté, de fait, le seul moyen de mettre en valeur la nation. Par ailleurs, cette histoire avait une profondeur particulière et une portée géographique plus large par le fait que le passé ottoman s’inscrivait dans la lignée du passé islamique. Ainsi, pour Ahmed Rıza, les mesures prises par les kémalistes rompaient avec une histoire millénaire, et par cela aussi, avec le projet
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de réforme de l’Empire centré sur la valeur transitoire de l’islam. Dans sa pensée politique, la disposition historique et théorique de l’Empire ottoman au progrès devait permettre à la société ottomane de passer directement du stade « religieux » au stade « positif », sans être obligée de passer par le stade intermédiaire « métaphysique », tel que le stipulait la loi des trois états développée par Auguste Comte. L’enjeu pour l’Empire était tout simplement d’être à nouveau à la tête du progrès de l’Humanité. Les réformes kémalistes mettaient ainsi en cause la supériorité potentielle de la nation ottomane vis-à-vis de l’Occident qu’Ahmed Rıza lui avait attribuée. Autrement dit, elles détruisirent la référence nationale d’Ahmed Rıza. Lorsqu’il se plaignait en 1924 auprès de son confrère positiviste Corra du fait qu’il n’y avait « aucune vénération pour le passé », cela signifiait donc plus qu’un simple regret : c’était la fin de sa référence nationale. C’est ici que se manifeste la différence idéologique cruciale entre Ahmed Rıza et les kémalistes — différence qui l’empêcha, en dernière instance, de se reconnaître dans le projet de la République de Turquie et qui marqua son jugement sur les réformes, en dépit de toutes les similitudes idéologiques qui existaient entre le vieux Jeune Turc et les kémalistes dont la majorité avait certainement lu les articles et les livres de Rıza dans les années 1900. Les kémalistes avaient substitué à la référence nationale ottomane d’Ahmed Rıza la référence nationale turque. Le projet de réforme de la société, l’exaltation de la nation, le sentiment de supériorité ne s’exprimaient pas par rapport à la nation ottomane, mais par rapport à la nation turque. Au début du siècle, Ahmed Rıza fut parmi les idéologues ayant le plus contribué à la diffusion des idées turquistes. Mais l’attractivité de son discours turquiste résidait à cette époque dans le fait qu’il donnait au « Turc » un sens au sein d’une logique d’Empire et au sein d’une pensée impériale qui amalgamait l’islam, l’Empire ottoman et le Turc. Dans sa pensée, le Turc se présentait comme un terme géopolitique par rapport à la perception de la double menace pesant sur l’Empire : celle de la mise en question de la souveraineté ottomane par les grandes puissances et par les peuples ottomans non-turcs, et chrétiens en particulier. Le Turc reçut un sens politique en tant que colonne vertébrale de l’Empire ottoman et victime de l’impérialisme européen. Pour autant, il resta pour le vieux Jeune Turc qu’était Ahmed Rıza essentiellement une non-identité, qui faisait sens uniquement au sein d’une constellation géopolitique et n’avait pas de connotation nationaliste, culturelle ou ethnique. C’est pour cela
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que le turquiste Ahmed Rıza n’était pas affecté par le turquisme culturel qui commençait à faire son chemin vers la fin du XIXe siècle. C’est pour cela aussi qu’il utilisait, dans ses écrits en ottoman, très peu le terme « türk », et toujours subordonné au mot ottoman. Son insistance sur la langue turque ou son appel à la protection des Turcs se faisaient par rapport à l’objectif de rationalisation étatique et au sein d’une logique d’Empire. Les éléments turquistes de sa pensée se présentaient ainsi paradoxalement comme un moyen pour réaliser l’idéal universaliste de l’union de tous les Ottomans et celui d’une citoyenneté abstraite détachée de toute identification particulière. En situant le terme Turc dans le contexte d’impérialisme et de crises internes ottomanes, Ahmed Rıza lui avait donné une pertinence politique forte à travers laquelle l’élaboration nationaliste pouvait s’exprimer sous la Seconde Période constitutionnelle. Mais à la suite de la perte des provinces occidentales ainsi que de la majorité de la population ottomane chrétienne dans les guerres balkaniques, le turquisme se présenta pour la première fois non pas comme une façon de percevoir l’Empire ottoman mais comme une option politique qui devait guider la politique de l’État au détriment de l’idéal officiel d’ottomanisme. C’est à partir de ce moment qu’un seuil quantitatif et qualificatif fut franchi et que le « Turc » commença à être élaboré en termes nationalistes. La référence au Turc commença à guider l’élite étatique non pas comme une façon de percevoir la réalité de l’Empire ottoman, mais comme un moyen d’influer sur celle-ci. Dans les années 1920, l’option politique du nationalisme turc s’imposa comme la force politique dominante. Le nationalisme turc se présenta comme une idéologie qui correspondait à la transformation radicale de ce qui restait de l’Empire ottoman et qui permettait à l’élite kémaliste de conceptualiser les nouvelles conditions marquées par la perte des provinces arabes et la restructuration massive de l’Anatolie à la suite de la politique d’extermination durant la Première Guerre mondiale. Mais en même temps, il se présenta comme un idéal politique. Au vu de ces évolutions, Yahya Kemal avait raison de dire que Rıza « n’avait pas fait sien le terme Turc » et était resté « trop Ottoman » tout en nourrissant « inconsciemment l’amour de la nation ». Ahmed Rıza avait « inconsciemment » préparé le développement de l’idée de la nation turque en donnant au terme « Turc » une pertinence géopolitique dans le contexte de la fin de l’Empire ottoman. Mais l’amour de la nation devait se référer pour lui à la nation ottomane, comprise comme une nation universelle et abstraite dans laquelle la nation turque était une parmi
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d’autres. Pour lui, le potentiel du nationalisme inhérent à sa compréhension du Turc en termes géopolitiques ne se traduisait pas en un nationalisme turc. Pour le descendant d’une grande famille ottomane, le Turc restait une non-identité et de ce fait, il ne pouvait pas se présenter comme le point de départ d’élaborations politiques. C’est sur cette base que Rıza s’opposait durant la Première Guerre mondiale aux déportations et aux massacres des Arméniens, alors qu’il avait participé en tant que Jeune Turc à établir la référence aux Arméniens comme des traîtres et des collaborateurs potentiels des forces étrangères, et avait ainsi contribué à préparer les références conceptuelles de la paranoïa ayant mené à l’extermination des populations chrétiennes de l’Anatolie. C’est sur cette base aussi qu’il ne pouvait se retrouver dans le régime kémaliste qui rompit avec le passé ottoman afin d’ériger la nation turque comme la légitimité politique immaculée de la nouvelle formation étatique. Le sens du terme Turc avait évolué. Il ne se présentait plus comme un terme faisant sens pour comprendre une situation géopolitique mais comme un idéal politique qui devait guider le projet de modernisation de l’État succédant à l’État ottoman. L’objectif d’Ahmed Rıza de créer la nation ottomane s’était converti en objectif des kémalistes de créer la nation turque. À la fin de sa vie, Ahmed Rıza se trouva confronté à un dilemme. Le mouvement qu’il avait représenté avait ruiné l’Empire ottoman et la force politique qui était sortie de ce mouvement, avait officialisé sa fin, détruisant ainsi la logique de référence de son engagement politique et de sa pensée sociétale ainsi que son passé familial lié à l’Empire. Toutefois, il ne tenait pas pour responsables de l’écroulement de l’Empire ottoman uniquement les acteurs de la scène politique ottomane et turque depuis 1908. Pour Ahmed Rıza, la responsabilité de l’effondrement de l’Empire revenait aussi à l’Europe qui n’avait pas soutenu la réforme ottomane et qui avait ainsi failli dans sa mission historique d’aider les pays moins développés à se redresser sur l’échelle universelle de la civilisation. Le parcours de la famille Rıza avait évolué, depuis des générations, en lien avec le processus de réforme de l’Empire et en particulier avec l’occidentalisation de la société ottomane. Le personnage d’Ahmed Rıza fut entièrement un produit de ce processus d’occidentalisation. Dès son plus jeune âge, il avait construit son identité sur les pensées, les valeurs et les modèles de l’Occident. L’épistémologie occidentale représentait pour Ahmed Rıza le seul système de vérité pour conceptualiser le monde
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du XIXe siècle, ainsi que pour comprendre son propre statut au sein de ce monde. Fasciné par l’histoire de la France et les philosophes du XVIIIe siècle, il avait assimilé le projet des Lumières qui se présentait d’abord comme une promesse d’émancipation personnelle, lui permettant de développer un parcours qui dépendrait de son propre effort et de sa propre volonté, tout en s’inscrivant dans un processus universel d’émancipation humaine. Ahmed Rıza suivait ainsi le discours de la philosophie des Lumières sur elle-même, comme une pensée universelle de progrès, et contribuait à donner au projet des Lumières européen une connotation universaliste en se l’appropriant comme un idéal qui guidait ses pensées et ses actions. Mais au-delà de la dimension individuelle, cette inscription dans le projet des Lumières permit à Ahmed Rıza de se considérer comme appartenant à la « famille » des gens désirant le progrès et le triomphe de la raison37. Le « champion chevaleresque de la civilisation générale »38 se voyait comme un membre de la communauté internationale, dont dépendait le bien-être de l’Humanité et qui était dans la trame de l’Histoire. Cette conviction fut confirmée par son intégration dans la communauté positiviste de Paris où il était estimé pour ses positions et son dévouement à la cause du progrès universel. L’assimilation de l’idéal du progrès et des valeurs occidentales lui permit ainsi de s’inscrire dans un monde commun et de faire sien l’universalisme bourgeois du XIXe siècle. Cependant, l’importance politique de cet universalisme résidait dans le fait qu’il ne se limitait pas, pour Ahmed Rıza, à une dimension personnelle, mais revêtait aussi une importance nationale. Très tôt, Rıza commença à conjuguer la promesse particulière d’émancipation de l’individu avec la promesse nationale de résurgence de l’Empire par son inscription dans le progrès universel sous l’égide de l’Occident. Ainsi, il définit son projet politique avec la certitude que l’Europe allait soutenir la réforme de l’Empire ottoman, et donc Ahmed Rıza et les Jeunes Turcs, en tant qu’acteurs de cette transformation. Rıza était convaincu que, le progrès représentant un projet universel, il ne pouvait y avoir de divergences de fond entre les hommes qui désiraient sincèrement le progrès et que, par conséquent, les pays européens devaient avoir, naturellement, un intérêt 37 Nous suivons la présentation de Peter Gay (The Enlightenment, p. 4) des philosophes des Lumières comme une famille. 38 Qualificatif utilisé par Émile Corra : « La Révolution turque », Revue positiviste internationale, 3/6 (1er août 1908), p. 194.
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à voir l’Empire ottoman se redresser. C’est sur cette conviction qu’il établit son parcours politique. Les premières années de son engagement à Paris et en Europe semblaient confirmer l’idée d’un combat commun pour la justice, la liberté et les valeurs de la civilisation universelle, partagées par les hommes éclairés des pays européens et ceux de l’Empire ottoman représentés par le Jeune Turc Ahmed Rıza. Son activité jeune-turque reçut un grand écho auprès de l’opinion publique de différents pays et mobilisa des centaines d’hommes politiques illustres de la fin de siècle, qui assimilèrent leur soutien à Ahmed Rıza à une lutte mondiale pour la liberté et la justice. Le Jeune Turc prit part à l’émergence de la nouvelle culture d’engagement politique, qui trouva son point culminant dans la naissance du concept d’« intellectuels » et dans l’affaire Dreyfus, et qui se présentait donc, non seulement comme un événement interne aux sociétés européennes mais aussi comme une évolution globale prenant son sens au sein d’une conception universaliste du monde du XIXe siècle. Ces expériences firent croire à Ahmed Rıza que le monde était pris dans un processus continu d’évolution vers le meilleur et que lui-même et l’Empire ottoman, qu’il représentait, auraient une place au sein de ce monde réuni par l’objectif commun de civilisation. Rıza définit ainsi son engagement sur la conviction que la renaissance de l’Empire ottoman, comme grande puissance respectée, serait la suite logique de son action politique. Or, dans les faits, cette illusion de l’objectif du progrès commun partagé se trouvait défaite par la réalité de l’impérialisme qui visait à garder l’Empire ottoman au mieux comme un pays périphérique. Ahmed Rıza ne pouvait ignorer ce fait et se trouvait encore confronté à un dilemme. Dans son traité de 1897, Quel héritage renions-nous ?, Lénine dit que l’homme des Lumières est condamné à croire aux processus sociaux du présent, parce qu’il n’est pas capable de saisir les contradictions qui leur sont sous-jacentes. La même année, Ahmed Rıza exprima sa certitude que la cause du renouveau de l’Empire ottoman représentait la cause commune de la civilisation et de l’Humanité. Effectivement, Ahmed Rıza ne saisissait pas les contradictions inhérentes à l’ordre du monde du XIXe siècle auquel il participait lui-même et n’arrivait pas à comprendre que l’universalisme bourgeois était dans les faits en profonde rupture avec les idéaux sur lesquels il se fondait. Dès 1900, il développa un discours sévèrement critique de l’Occident qui s’imposa comme un leitmotiv de sa pensée. Mais celui-ci s’exprimait en termes moraux, sous le coup d’une déception à l’égard de la politique
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des pays européens, qu’il jugeait contraire à la mission qui leur revenait en tant que pays à la tête du progrès universel. Il n’était pas possible à Ahmed Rıza de revenir sur l’idée selon laquelle, fondamentalement, les intérêts de l’Empire ottoman et ceux des pays européens ne pouvaient être divergents. C’est pourquoi il continua à définir son parcours politique en fonction de la conviction que l’Europe, et en particulier sa deuxième patrie la France, soutiendrait l’Empire ottoman. Suite à la révolution constitutionnelle de 1908, il continua ainsi à entreprendre des démarches pour gagner le soutien des pays européens, en particulier de la Grande-Bretagne et de la France, à la cause de la réforme ottomane, et à être déçu chaque fois que les considérations géopolitiques, imposées par la réalité de l’impérialisme, primaient sur les devoirs moraux des pays européens. Même après la Première Guerre mondiale, qui avait opposé l’Empire ottoman aux pays qu’il considérait comme ses partenaires naturels, Rıza exprimait son espoir d’une paix fondée sur les principes de justice et de voir se mettre en place de bons rapports avec les alliés pour permettre à l’Empire ottoman de se reconstituer. Mais la politique de l’Europe se présentait au contraire comme la réalisation des craintes qui l’avaient hanté depuis 1900. C’est sous cette impression qu’il rédigea son traité sur la Faillite morale de la politique occidentale, politique qui avait échoué à remplir sa mission historique d’aider l’Empire ottoman à se réformer. La disparition de l’Empire à la fin de 1922, quelques semaines après la parution du livre, acheva de détruire toute l’attente et l’espoir qui pouvait encore subsister dans quelques pages de l’ouvrage. Sur son lit de mort encore, il aurait parlé de l’Europe qui avait abandonné l’Empire ottoman39. Pour la nouvelle élite kémaliste, la République de Turquie réalisa le but d’intégrer le « concert européen », qui avait motivé les hommes politiques ottomans tout au long du XIXe siècle. Mais pour Ahmed Rıza, ce but n’avait plus ni sujet ni objet. La disparition de l’Empire ottoman signifiait non seulement la perte de sa référence nationale, mais aussi la faillite finale de l’Occident, c’est-à-dire l’écroulement non pas d’une entité géopolitique mais d’un projet universel de civilisation, qu’il avait lui-même incarné. Il s’agissait donc de la fin d’une conception du progrès, qui était à la base de la doctrine d’Auguste Comte et à partir de laquelle Rıza avait défini son propre parcours dès son adolescence. 39
A. D. [Abdullah Cevdet] : « Ahmet Riza [sic] Bey », İçtihad, no 293, 15 mars 1930.
LE VIEUX JEUNE TURC ET LA RÉPUBLIQUE DE TURQUIE
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Pour Ahmed Rıza, les années 1920 signifièrent non seulement la fin d’un projet de nation et la mise à l’écart d’un descendant d’une grande famille ottomane, mais aussi la fin de l’illusion bourgeoise d’une marche continue vers le meilleur, qui était à la base d’un universalisme qui ne pouvait comprendre la modernité comme un temps fragile, marqué par des contradictions et définie par une profonde tension. Ancré dans l’universalisme bourgeois du XIXe siècle, Rıza n’était pas en mesure de conceptualiser les contradictions inhérentes à son projet de progrès, et par conséquent de comprendre comment l’Europe avait pu abandonner l’Empire ottoman et entraîner ainsi sa disparition. La fin de l’universalisme bourgeois se cristallisa dans celle de l’Empire ottoman. Et Ahmed Rıza, aux prises avec les contradictions du siècle bourgeois qu’il n’arrivait pas à dépasser, disparut avec. L’idée universaliste se manifestait désormais dans d’autres projets politiques. À l’instar d’Auguste Comte, Ahmed Rıza appartient au XIXe siècle.
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Figurent uniquement les journaux ayant fait l’objet d’une lecture élargie. Consulté à partir de l’édition Prens Sabahaddin : Gönüllü Sürgünden Zorunlu Sürgüne. Bütün Eserleri, éd. Mehmet Ö. Alkan. Istanbul : Yapı Kredi Yay., 2007. 5 Consulté à partir de l’édition Volkan Gazetesi, 1908-1909. Yeni Harflerle Aynen Neşir, éd. M. Ertuğrul Düzdağ. Istanbul : İz Yayıncılık, 1992. 4
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